La littérature aux marges du ʾadab Sous la direction de Iyas Hassan La notion de ʾadab est très importante dès lors qu’on aborde le monde arabe dans sa période dite classique. Le terme est généralement traduit par « littérature », mais à l’origine il recouvre un sens plus large, davantage lié à un savoir-être courtois et urbain, La littérature comprenant notamment la maîtrise de la prose par des auteurs aux marges du ʾadab qui furent en premier lieu de hauts fonctionnaires œuvrant aussi bien à l’administration qu’aux domaines juridiques et religieux. Regards croisés sur la prose arabe classique C’est principalement leurs écrits narratifs ou ceux renvoyant à la morale et à l’éthique que la tradition académique a retenus comme étant le noyau dur à partir duquel se sont développés les canons du ʾadab. Mais qu’en est-il de la riche production qui existe en dehors de ces domaines ?

Le présent ouvrage s’inscrit dans une nouvelle orientation des études arabes visant à redessiner les frontières du littéraire dans le domaine des sources arabes. Le parti pris est ainsi de s’intéresser aux écrits classiques dont on considère, à tort ou à raison, qu’ils ne relèvent pas de ce registre. Neuf contributions issues des études littéraires, islamologiques et historiques sont rassemblées ici afin de permettre à des textes, pourtant différents par leur nature, leur genre ou leurs origines intellectuelles, d’entrer en interaction, révélant ainsi des territoires dont l’approche par des outils littéraires L ITTERATURE

est encore rare, voire inédite. A L ʾ a DU MARGES AUX d a b

Iyas Hassan est agrégé d’arabe et chercheur à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo)

ISBN 979-10-97093-00-6 Prix : 24 € Presses de l’ Diacritiques Éditions / yas Hassan (dir.) I yas Institut français du Proche-Orient

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Sources et histoire des sources

Collection dirigée par Pascal Burési et Iyas Hassan

Diacritiques Éditions — 2017 Ouvrage réalisé avec le soutien du bureau Moyen-Orient de l’Agence universitaire de la francophonie, de l’UMR 5191 ICAR (CNRS, université Lumière-Lyon 2 et ENS de Lyon) et du LabEx ASLAN (université de Lyon).

Conception graphique François Marcziniak

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© Diacritiques Éditions, 2017 ISBN 979-10-97093-00-6 © Presses de l’Ifpo, 2017 (PIFD 814) ISBN 978-2-35159-728-6 La littérature aux marges du ʾa d a b

Regards croisés sur la prose arabe classique

Sous la direction de

Iyas Hassan

Presses de l’

Remerciements

Les contributions réunies dans le présent ouvrage sont issues des réflexions portées par le programme GenèR (Ifpo). Je tiens à remercier ici Bruno Paoli pour tout ce que ce programme lui doit. GenèR a bénéficié lors de la réalisation de sa première étape des précieux conseils d’Ahyaf Sinno, de Mohammad Ali Amir-Moezzi, d’Anne-Marie Eddé et de Georges Bohas ; ces derniers, ainsi que Bruno Paoli, ayant contribué à l’évaluation des contributions ici présentées. Qu’ils en soient remerciés très chaleureusement. Mes remerciements vont aussi à Eberhard Kienle, directeur de l’Institut français du Proche-Orient, et Frédéric Imbert, directeur du département d’études arabes, médiévales et modernes de l’Ifpo, pour leur infaillible soutien dans mes diverses démarches. Je tiens à exprimer ma gratitude envers le Père Salim Daccache, recteur de l’université Saint-Joseph, le Père Michel Scheuer, vice- recteur, et le Père Salah Abou Jaoudé, directeur de l’Institut des lettres orientales, pour l’accueil bienveillant qu’ils ont toujours réservé aux initiatives émanant du programme GenèR. GenèR doit aussi beaucoup au travail de suivi d’Isabelle Mermet-Guyennet et Cyril Roguet dont l’aide m’a été précieuse dans la réalisation de cet ouvrage. Enfin, je souhaite remercier Cécile et Yves Gonzalez-Quijano, pour le temps qu’ils ont bien voulu consacrer à la relecture de ce volume et pour leurs conseils judicieux dans la réalisation de l’ouvrage, Manuel Sartori pour sa relecture minutieuse et sa rigueur dans l’application des normes de translittération, ainsi que Thierry Quinqueton pour le temps précieux qu’il a généreusement accordé à la finalisation de ce volume. Translittération de l’arabe

Le système de translittération suivi par Diacritiques Éditions est celui de la revue Arabica. Le cas échéant, les translittérations alternatives ont été conservées dans les titres d’ouvrages et les citations. En dehors de ces cas, l’alphabet arabe est translittéré comme dans le tableau suivant. L’a r t ic le al‑ est lié par un trait d’union au mot déterminé et il n’est pas assimilé par les « solaires ». L’article est systématiquement translittéré al- à moins qu’un préfixe monolitère arabe ne lui soit appliqué (bi-l-... ; li-l-... ; wa-l-...) La hamza est systématiquement notée, même en initiale de mot, sauf s’il s’agit d’une hamza dite de liaison (hamzat al‑waṣl) dite aussi « hamza instable ». Les termes arabes les plus courants, comme « », « minbar » ou « madrasa », et les noms de lieux qui font l’objet d’une entrée dans les dictionnaires français (dictionnaire Robert, encyclopédie Larousse, Trésor de la langue française) sont indiqués sous leur forme francisée, sans italiques et sans majuscule dans le cas des noms communs.

Bibliographies

Les ouvrages, sources et études, sont présentés par ordre alphabétique d’auteur. Pour les noms arabes translittérés, l’article al- n’est pas pris en compte, et les lettres transcrites sont placées après la même lettre sans point diacritique, dans l’ordre alphabétique des lettres arabes correspondantes (h puis ḥ puis ḫ, g puis ǧ puis ġ, etc.). Le ʿ (ʿayn) et la ʾ (hamza) ne sont pas pris en considération dans l’ordre alphabétique. Pour les sources, dans le cas où plusieurs éditions d’un même texte ont été mises à contribution, ces dernières sont distinguées par un chiffre arabe placé à la suite du titre abrégé (Buḫārī Taʾrīḫ1, Taʾrīḫ2, etc.). Transcription Lettre arabe Transcription Lettre arabe

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ـِ i ط ṭ La littérature aux marges du ʾadab

Introduction La littérature arabe ancienne et son corpus. Questions disciplinaires

Iyas Hassan

Institut français du Proche-Orient, Beyrouth La littérature arabe ancienne et son corpus 11

e Au cours du xx siècle, les études arabes et islamiques ont vu le développement d’une frontière disciplinaire entre les études islamologiques et les études dites littéraires. Entre autres facteurs ayant favorisé l’installation progressive de cette dichotomie, on observe une évolution arborescente dans chacun de ces domaines. Au fil du temps, de nouvelles perspectives qui s’ouvraient parallèlement à l’élargissement des corpus appelaient à davantage de spécialisation et permettaient de mener des recherches plus ciblées, nécessitant des outils méthodologiques de plus en plus e spécifiques. C’est ainsi que vers la fin du xx siècle, il n’était plus possible, dans une démarche respectueuse des usages académiques dans ce domaine, d’aborder la Sīra d’Ibn Hišām et les récits du Livre des avares d’al-Ǧāḥiẓ avec les mêmes outils ni dans une même perspective. Mais cette frontière n’est pas le seul produit d’une évolution scientifique. Elle est en partie héritée d’une conception islamique savante qui distinguait depuis l’époque médiévale deux domaines du savoir, le ʿilm et le ʾadab, le premier désignant les savoirs religieux et tout ce qui s’y rattache, le second un large panel de connaissances 1 profanes indispensables à la formation intellectuelle de la haute 2 société, dont la prose littéraire . Alors que la recherche occidentale a depuis toujours marqué sa différence avec les thèses et méthodes adoptées par les savants

1 J’utilise le terme « profane » par commodité pour désigner les sources ne relevant pas immédiatement de la religion en tant que telle, ni du domaine de sa pratique, de son enseignement et de sa transmission. Il convient en effet d’utiliser ce qualificatif avec précaution étant donné qu’à la période qui intéresse les travaux présentés ici « l’interpénétration du religieux et du profane était si totale […] qu’il est totalement anachronique de vouloir les séparer de manière aussi nette » (Cheikh-Moussa 2013, § 62). 2 Une liste représentative a été très tôt établie par ʿAbd al-Hamīd b. Yaḥyā (m. 750) dans sa célèbre épitre composée à l’attention des secrétaires de chancellerie (ʿAbd al-Ḥamīd Kuttāb, p. 172-175). 12 La littérature aux marges du ʾadab

musulmans dans l’approche de leurs textes fondateurs et de leurs sources, les usages académiques ont paradoxalement consacré ce clivage entre sources relevant du ʿilm, devenus la spécialité des islamologues, et d’autres relevant du ʾadab, réservées, elles, aux autres philologues (linguistes, historiens des textes, historiens des sciences, etc.) Ainsi, en dehors de quelques exceptions confirmant cette règle, les textes constituant le socle du ʿilm dans la tradition islamique, tels le Coran, les corpus de ou la Sīra, sont restés pendant de longues années l’apanage des islamologues et historiens des religions dont le dessein est de comprendre la naissance, le développement et l’expansion d’un système religieux, à travers une approche critique de ses sources fondamentales. Ces mêmes chercheurs se sont finalement peu intéressés aux textes destinés autrefois à la formation profane des lettrés. En revanche, un fablier comme Kalīla wa-Dimna adapté par Ibn al-Muqaffaʿ (m. v. 756), des œuvres biographiques comme al-Šiʿr wa-l-šuʿarāʾ d’Ibn Qutayba (m. 887) ou encore des anthologies poético-narratives comme le Kitāb al-ʾaġānī de ʾAbū al-Faraǧ al-ʾIṣfahānī (m. 967) sont restés le domaine de prédilection des spécialistes de littérature ou d’histoire littéraire, probablement parce que ces derniers constituaient un domaine, voire le seul domaine parmi les savoirs scripturaires, où les interrogations sur l’élaboration d’une vision esthétique du monde étaient autorisées. Dans ce paysage académique, faut-il le noter, le Coran a néanmoins toujours constitué une exception de par sa double appartenance. Bien qu’il représente l’un des principaux champs d’investigation de l’islamologie qui lui a consacré ses propres problématiques et mis en place ses propres outils La littérature arabe ancienne et son corpus 13

3 historico-critiques , ce corpus a toujours été évoqué comme faisant partie de la littérature arabe. Les différentes catégories génériques qu’il renferme, l’appartenance d’une partie de ses textes à la forme saǧʿ, la place qu’occupe le narratif en son sein et bien d’autres aspects esthétiques ont fait que l’histoire de la littérature arabe ne pouvait faire l’économie de ce corpus crucial. Or le statut particulier dont jouissait le Coran n’a guère eu d’effet sur la frontière disciplinaire dont il est ici question. Le fait que le Coran a pu se déplacer entre les deux disciplines ne signifie pas que ces dernières aient été nécessairement ouvertes l’une à l’autre. On note à cet égard que ce que les islamologues appellent « approche littéraire » du Coran (De Prémare 2004, p. 29-46) s’apparente en réalité à une approche textuelle, par opposition à l’approche historique, convoquant un ensemble d’outils d’analyse provenant de différentes disciplines (Boisliveau 2013, p. 155-160). Le qualificatif « littéraire » renvoie ainsi très rarement à une approche qui envisage le texte comme partie intégrante de la littérature arabe et qui l’aborde prioritairement sous un angle 4 esthétique . Les problématiques que l’on peut considérer comme proprement littéraires (formes d’expressions, styles, genres littéraires, narration, structuration rhétorique des sourates, etc.) ne croisaient guère celles relevant de l’islamologie classique (formation du corpus ; conflit entre recensions ; Qurʾān oral versus mušḥaf écrit ; vulgate et guerre civile ; développement des lectures canoniques ; les sources sur l’histoire du Coran et leurs contradictions, etc.). En d’autres termes, une approche littéraire du Coran l’abordait en effet davantage dans un état statique, comme un produit achevé ayant ses caractéristiques internes,

3 Sur l’approche historico-critique, voir le bref et très complet exposé fait par Amir-Moezzi dans l’introduction du Dictionnaire du Coran, notamment sa bibliographie (Amir-Moezzi 2007, p. XVII-XX). 4 L’adjectif « littéraire » sera désormais employé ici sous cette seule acception. 14 La littérature aux marges du ʾadab

tandis que l’approche islamologique se souciait de l’observer et 5 de le décrire prioritairement comme un objet muable . Entre autres exemples illustrant cet écart, nous pouvons évoquer deux travaux emblématiques de Régis Blachère, son Introduction aux Coran (Blachère 1947) et le chapitre qu’il consacre en 1964 au « fait coranique » dans son Histoire de la littérature arabe (Blachère 1990, p. 187-241). De par le choix des thèmes abordés et l’angle d’approche choisi dans l’une et l’autre, ces deux études donnent l’impression d’être le produit de deux réflexions fondamentalement différentes. Alors qu’il continue bel et bien à exister de nos jours, ce clivage est aujourd’hui bien moins prononcé qu’il ne l’a été au e cours de la plus grande partie du xx siècle. Depuis les années 1980 notamment, plusieurs travaux novateurs ont pu le mettre en cause. Mais, selon qu’elles émanent de l’un ou l’autre de ces champs, les transgressions de la frontière disciplinaire ne s’exerçaient toutefois pas de la même manière ni n’affichaient les mêmes objectifs. Du côté de l’islamologie, c’est un renouvellement des outils qui est visiblement à l’origine de cette ouverture disciplinaire. Des travaux comme ceux d’Alfred-Louis de Prémare ou de Claude Gilliot, pour citer deux exemples représentatifs, ont activement contribué à doter l’approche islamologique d’outils traditionnellement réservés aux approches littéraires. Toutefois, le fait d’armer l’approche islamologique de la sémiotique ou de la narratologie ne modifiait en rien ses perspectives disciplinaires. Analyser avec l’outil narratologique les ʾaḫbār relatant la collecte du Coran et la constitution de la vulgate officielle (De Prémare 2005) visait en définitive une meilleure compréhension de la

5 Ce constat est resté dans une large mesure valable jusqu’à l’affirmation de l’approche rhétorique dans les années 2000, notamment avec le succès qu’ont connu les travaux de Michel Cuypers. Ce dernier adopte l’analyse rhétorique par apposition à la méthode historico-critique. Voir à titre d’exemple son analyse de la sourate al-Māʾida [Co. 5] dans Cuypers 2007, préfacé par Mohammad-Ali Amir-Moezzi, p. I-IV. La littérature arabe ancienne et son corpus 15

manière dont une génération musulmane a recréé l’histoire de son livre saint et des enjeux de ce processus. De même, décrire et décomposer le mythe d’Ibn ʿAbbās tel qu’il est raconté dans les ouvrages biographiques (Gilliot 1985) visait à mettre en exergue et à analyser la manière dont une société donnée a produit ses récits fondateurs et dépeint en personnages types les protagonistes de ces récits. Cette évolution dans le champ islamologique représentait néanmoins un grand avantage pour les études littéraires arabes. Elle a montré indéniablement que certaines sources traitées jusqu’alors sous leurs seules identités théologique, historiographique ou même juridique, pouvaient, dès lors qu’on leur appliquait les outils adaptés, se comporter comme des œuvres littéraires et révéler ainsi des aspects esthétiques et fictionnels complexes, voire minutieusement élaborés. Tout en situant leur objectif scientifique ailleurs, ces approches islamologiques innovantes ont de facto déplacé la frontière du littéraire dans le champ des sources arabes classiques, et, par cet aspect, ont pu rejoindre les approches littéraires ou, à tout le moins, suggérer un rapprochement avec elles. Ces dernières ont abordé la question autrement. Alors que l’islamologie se renouvelait en se dotant de nouveaux outils empruntés en partie à la littérature, les études littéraires arabes, elles, ont ouvert de nouvelles perspectives en empruntant à l’islamologie son corpus. Or, s’il est indéniable que la frontière disciplinaire en question a été franchie de ce côté aussi, les incursions en ce domaine ont rarement été revendiquées comme telles, et sont restées pour ainsi dire diffuses. Des approches observant les passerelles entre le conte et le hadith (Chraïbi 2007) ou, à travers le cas des hadiths apocryphes (Hassan 2009), analysant les mécanismes de transformation d’une matière narrative religieuse en matière littéraire ont sans doute su mettre en valeur la dimension littéraire de ces textes religieux et la porosité des 16 La littérature aux marges du ʾadab

frontières cloisonnant traditionnellement l’un et l’autre corpus. Cependant, le contraste entre, d’un côté, l’aisance avec laquelle certains chercheurs en littérature arabe ancienne abordent aujourd’hui les sources religieuses, et, de l’autre, l’absence quasi totale d’un discours scientifique assumant pleinement la littérarité de ce corpus, mérite d’être soulignée. De même, il faut relever l’absence d’un tel questionnement, en France comme dans les pays arabes, dans les modules d’enseignement universitaire destinés à la littérature arabe ancienne. Par traditionalisme ou en raison d’un nombre de contributions encore insuffisant pour permettre à cette problématique d’être portée sur le plan pédagogique, les enseignements restent fidèles aux usages consacrés durant le siècle dernier, consistant à diviser la littérature arabe classique en poésie et prose, et à traiter la prose à travers des textes relevant presque exclusivement du champ du ʾadab. C’est de ce questionnement qu’émane le programme GenèR (Genèse et évolution du récit littéraire arabe. Nouvelles perspectives) initié à l’Institut français du Proche-Orient de Beyrouth (Ifpo) à la fin 2014 et dans le cadre duquel le présent ouvrage a été élaboré. Situé au croisement de l’histoire de la littérature arabe et des études islamologiques, il a pour objectif de fournir à cette orientation disciplinaire de nouvelles contributions aptes à mieux mettre en valeur la dimension littéraire des sources arabes conçues et transmises en dehors du champ exclusif du ʾadab. Ce programme souhaite par ailleurs examiner les continuités et ruptures entre ʾadab et autres domaines de l’écriture arabe médiévale. Il vise par là même à réviser les frontières du corpus littéraire arabe et à fournir des éléments permettant, à moyen terme, de mieux comprendre le rôle des sources religieuses et parareligieuses dans l’évolution de la prose narrative arabe classique. La première étape de GenèR avait pour objectif d’amorcer un nouveau corpus qui constituerait le noyau dur pour des approches futures. Pour ce faire, des spécialistes traitant de problématiques La littérature arabe ancienne et son corpus 17

diverses relavant à la fois de la littérature arabe, de l’islamologie et de l’histoire, ayant comme dénominateur commun le fait de mener leurs recherches à partir de sources prosaïques arabes médiévales, étaient appelés à échanger autour de leurs corpus respectifs, ainsi que de leurs problématiques et méthodes. Le but était, dans un premier temps, de mettre en contact des textes hétéroclites dont l’approche littéraire est encore inédite ou rare, de révéler entre ces textes les points de contact qu’une approche littéraire pourrait exploiter et valoriser. Cela pour parvenir enfin à suggérer, lors des étapes suivantes du projet, une approche méthodologiquement harmonisée et davantage ancrée dans l’histoire de la littérature arabe à proprement parler.

* * *

Les neuf contributions que rassemble ce volume sont issues de cette première étape. Sept d’entre elles ont été présentées lors 6 d’un colloque organisé en 2015 à Beyrouth . Cette démarche a effectivement permis à des textes de natures, de genres et d’origines intellectuelles variés d’entrer en interaction. Au-delà de l’arsenal de sources classiques mobilisé par l’ensemble des contributions, les textes sur lesquels portaient directement les travaux représentent un corpus de plus de vingt titres appartenant au hadith canonique, au hadith apocryphe (mawḍūʿāt) et judaïca (ʾisrāʾīliyyāt), aux récits eschatologiques, à la tradition ascétique, au Coran et à l’exégèse coranique chiite et sunnite, à la gnose

6 « Aux sources de la tradition narrative arabe. Les frontières du littéraire et le e e rôle des genres religieux, biographiques et historiographiques (vii -x siècles apr. J.- C.) », colloque organisé par l’Ifpo, sous la direction de Bruno Paoli et Iyas Hassan, en partenariat avec l’université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ), tenu les 20 et 21 mai 2015 à l’Institut des lettres orientales de l’USJ. 18 La littérature aux marges du ʾadab

chiite, à l’exégèse poétique et à l’historiographie orientale et maghrébine. Ces travaux s’inscrivent de manières différentes dans les perspectives de GenèR et répondent à ses attentes chacun avec ses problématiques et outils propres. Quatre travaux portent sur l’imaginaire religieux, le cadre narratif qui le structure et les œuvres qui le véhiculent. Abordant la question à trois échelles différentes, en interrogeant un genre (Soulami, Hamza et Sinno), une œuvre (Sinno et Soulami) ou la structure d’un récit en particulier (Zarrouk), chacune de ces approches se distingue par son corpus original et se présente de facto comme un complément aux autres. Ces quatre contributions forment ensemble une ouverture d’un grand intérêt sur la littérature de hadith et révèlent un panel de problématiques littéraires. Ancrée dans la tradition philologique et dans ses usages stricts, la contribution d’Ahyaf Sinno jette la lumière sur une œuvre de ʿAbd Allāh b. al-Mubārak (m. 797) et ouvre des perspectives d’un grand intérêt pour l’étude d’un genre narratif 7 religieux. Elle retrace le parcours du Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq avec une abondante documentation dont la grande précision mérite d’être soulignée. En évoquant d’autres sources traitant du même thème, cette contribution présente le Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq comme un terrain potentiel pour l’étude d’un genre littéraire éponyme qui demanderait à être exploré plus avant. Un extrait traduit et annoté de cet ouvrage est donné en annexe. Dans une démarche similaire et en s’appuyant sur le Kitāb al-fitan de Nuʿaym b. Ḥammād (m. 843 ou 844), Jaafar Ben El Haj Soulami interroge les récits eschatologiques dans la tradition narrative arabe et tente de les définir comme un genre à part

7 Pour éviter toute redondance, les références des sources ne sont pas mentionnées dans cette introduction. Le lecteur les trouvera dans les bibliographies des travaux qui en traitent. La littérature arabe ancienne et son corpus 19

entière, ayant sa propre histoire, ses propres sources et ses caractéristiques intrinsèques. Ce travail, qui s’inscrit dans une réflexion plus large que mène le chercheur sur la notion de mythe dans la littérature arabe (Ibn al-Ḥāǧǧ Sulamī 2003 ; 2006 ; 2015), propose de situer cette littérature dans le paysage intellectuel islamique médiéval. Il fournit un exposé sur la position de l’institution religieuse vis-à-vis de ce genre et propose de délimiter les thèmes et motifs récurrents dans ces récits arabo-islamiques de la fin du monde. Dans la même veine, l’approche de Mohamed Hamza présente en quelque sorte une démarche inverse. Plutôt que de chercher à définir un genre, l’auteur s’appuie sur un genre prédéfini dans la littérature religieuse arabe, à savoir les apocryphes (mawḍūʿāt), pour le déconstruire et interroger à travers sa déconstruction l’imaginaire dont il émane. En définissant un sous-genre, « le récit des vertus » (ḥikāyat al-faḍāʾil), et en l’abordant des deux côtés du hadith, le canonique et l’apocryphe, Hamza démontre qu’il n’y a pas d’imaginaire propre aux apocryphes, malgré le fait que ces traditions occupent une catégorie particulière dans les sources islamiques. Les motifs qui définissent ces traditions relèvent d’un imaginaire commun qui use d’un ensemble de thèmes et représentations qui intéressent une société donnée à un moment de son histoire. Cette contribution montre que le statut de canonique ou d’apocryphe n’a guère d’impact sur l’identité littéraire de ces textes. Ce statut ne relève pas d’éléments intrinsèques à cet imaginaire et à ses textes, mais est dû à « l’institution de l’imaginaire » (Hassan 2009, p. 224-226 ; 243-244) qui consacre des textes et en élimine d’autres selon des critères répondant à des problématiques non littéraires. C’est ainsi que l’auteur montre la pertinence d’une démarche qui, en se détachant de certains faux genres consacrés par la tradition, parvient à définir les genres littéraires sur la base de critères esthétiques, abstraction faite de leur appartenance à telle ou telle catégorie de sources. 20 La littérature aux marges du ʾadab

Dans une perspective similaire, et bien que focalisée sur un seul hadith, la contribution de Mohamed Zarrouk s’apparente plutôt à une approche théorique. Ce travail porte sur le récit extraordinaire (ʿaǧīb) de l’Espionne, dans les deux Ṣaḥīḥ de Buḫārī et de Muslim, en lien avec la tradition eschatologique abordée par Soulami. En portant le regard sur un récit en particulier (dont le texte arabe et la traduction française sont cités en annexe), le chercheur tente de poser un ensemble de questions théoriques sur le statut du locuteur dans le hadith en général. Là encore, l’outil narratologique permet d’aller au-delà des catégories établies dans la tradition islamique et donne au récit de l’Espionne sa pleine dimension littéraire. Au-delà de son corpus, les ouvertures théoriques que suggère l’approche de Zarrouk sont d’une grande importance pour les études littéraires arabes. En effet, en analysant le statut du locuteur dans ce type de textes, le chercheur observe la transformation en des procédés textuels de phénomènes de voix dus à l’origine orale des textes et à leur transmission des générations durant. Ces « effets de la voix » (Cheikh-Moussa 2006), que j’ai ailleurs proposé de voir comme l’empreinte de « l’homme qui récite », ou de « l’esprit du rāwī » dans un texte écrit (Hassan 2016), sont omniprésents dans la littérature arabe médiévale, tous genres confondus. Paradoxalement, rares sont encore les travaux qui en tiennent pleinement compte, et plus rares encore sont ceux qui cherchent à leur attribuer un statut théorique. Trois autres études sont consacrées à la littérature exégétique arabe. Ma propre contribution s’inscrit dans une perspective d’histoire littéraire et porte sur l’exégèse poétique (šarḥ). Ce travail aborde la démarche exégétique comme un élément culturel qui joua durant les trois premiers siècles de l’hégire un rôle crucial dans la transmission de récits et dans le développement esthétique de la prose littéraire arabe. Alors que dans d’autres travaux j’avais interrogé la place de l’exégèse coranique (tafsīr) dans ce paysage littéraire (Hassan 2011), je me penche ici sur un type de textes La littérature arabe ancienne et son corpus 21

similaires, les gloses poétiques, en envisageant sous un angle commun le développement des deux genres. À travers des sources fixées comme des points de repères, cette contribution tente d’analyser le processus à travers lequel le genre šarḥ prend forme e dans le domaine poétique durant le ix siècle dans les œuvres de ʾAṣmaʿī (m. après 828), d’Ibn Sallām al-Ǧumaḥī (m. 846), d’Ibn al-Sikkīt (m. 858) et de Sukkarī (m. 888). De l’autre côté de l’exégèse arabe, le tafsīr est au centre de deux études islamologiques qui n’en révèlent pas moins des pistes littéraires passionnantes. Seizième d’une série d’études consacrées 8 à l’imamologie duodécimaine , le travail de Mohammad-Ali Amir-Moezzi s’intéresse particulièrement au phénomène qu’il 9 nomme « l’exégèse personnalisée » à travers al-Durr al-ṯamīn attribué à Raǧab al-Bursī. Ce phénomène qui existe dans la littérature paracoranique en général prend une grande ampleur dans les sources chiites. Il consiste à désigner expressément les protagonistes de passages narratifs du Coran, que la vulgate canonique choisit de laisser anonymes. Cette appropriation du texte fondateur s’effectue dans une perspective tantôt politique (Qui appartient au camp des justes ? Qui en sont les adversaires ? Qu’en dit la parole divine ?), tantôt théologique, intégrant les personnages saints du chiisme dans la texture coranique. Alors que le chercheur s’intéresse à l’exégèse personnalisée en tant qu’aspect de l’imamologie duodécimaine, il révèle, en retour, une interface extrêmement fertile où se superposent une relecture de l’Histoire et une réécriture du Coran mais aussi d’épisodes historiques qui prennent des allures hagiographiques. Dans cette intrication entre relecture et réécriture, tout en s’alimentant l’une

8 Le lecteur trouvera les références des quinze travaux précédents dans l’article d’Amir-Moezzi. 9 Ce thème est assez présent dans les travaux du chercheur portant sur l’exégèse chiite. Voir à titre d’exemple Amir-Moezzi 2009 ; 2011. 22 La littérature aux marges du ʾadab

de l’autre, s’affrontent l’autorité du texte fondateur et celle de son commentateur qui en conteste implicitement la complétude, tout en le vénérant et en puisant dans son pouvoir symbolique. De ce mécanisme complexe naissent enfin des procédés textuels qui, soumis à un strict examen narratologique, pourraient révéler des aspects littéraires encore inédits dans le domaine des études arabes. Ces interrogations sur le personnage dans le récit coranique et sur son investissement dans l’écriture exégétique sont également présentes dans l’article de Catherine Pennacchio. Son étude s’intéresse à la figure d’Abraham dans le Coran et aux transformations qu’elle subit une fois passée dans la littérature islamique postérieure, successivement dans des traditions exégétiques attribuées à ʿAbd Allah Ibn ʿAbbās (m. 687) puis dans le Tarīḫ al-rusul wa-l-mulūk d’Ibn Ǧarīr al-Ṭabarī (m. 923), plus communément nommé en français les Chroniques. Tout en 10 s’inspirant d’une démarche islamologique aujourd’hui consacrée , cette étude met le doigt sur un mécanisme d’élaboration de la prose littéraire arabe. En croisant les trois sources qu’elle convoque, son approche interroge deux manières dont les auteurs arabes classiques se sont approprié les textes arabes antiques, dont le corpus coranique. À la suite de Claude Gilliot, la chercheure souligne à juste titre que « le tafsīr n’est pas seulement une explication du Coran, mais il constitue une étape dans la construction de l’histoire musulmane collective et de ses récits », ajoutons ici, et de sa tradition littérataire. L’exégète investit en effet l’espace du commentaire pour intégrer dans le socle de la littérature arabe des éléments narratifs d’origines diverses et variées. Le

10 Voir à titre d’exemple la monographie que consacre De Prémare (1989) à la figure de Joseph entre Coran et exégèse ou la contribution de Gilliot (1987) dans laquelle l’approche diachronique d’éléments de la légende abrahamique lui sert de fil conducteur dans sa lecture de l’évolution de l’exégèse coranique. La littérature arabe ancienne et son corpus 23

verset coranique que le commentateur est censé compléter par sa prose est en fin de compte un prétexte à l’élaboration de nouveaux textes ayant leurs traits esthétiques propres qui rompent avec les 11 canons littéraires de l’Antiquité arabe . L’évolution vers la forme des chroniques, ou vers ce qu’on peut voir comme une « prose plus libre », est à son tour mise en avant. Une fois le récit intégré par le Ṭārīḫ de Ṭabarī, l’origine coranique revendiquée ne jouera plus, sur le plan textuel, qu’un rôle de légitimation. Dans ce cas de figure, ce n’est plus l’exégète qui écrit en marge du Coran, mais c’est ce dernier qui est mobilisé pour appuyer la prose de l’historiographe. Et l’espace textuel se transforme encore pour donner davantage d’importance à ce dernier, à son style et à son projet d’écriture, projet inscrit dans son présent et qui assume de fait sa rupture esthétique avec le passé. Le dialogue entre genres et époques littéraires n’est pas le seul angle sous lequel la prose historiographique est convoquée dans cet ouvrage. Le travail de Chafik T. Benchekroun la soumet à une tout autre démarche. En confrontant dans une perspective e e historique les narrations zaydites des ix et x siècles et celles e mérinides du xiv siècle, au sujet de ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh et de la dynastie maghrébine qui portera son nom, cette contribution met en valeur des sources jamais abordées par les historiens de la littérature. En effet, si une œuvre comme Maqātil al-ṭālibiyyīn de ʾAbū al-Faraǧ al-ʾIṣfahfānī (m. 967), que Benchekroun sollicite à plusieurs reprises, est aujourd’hui assez fréquentée, les études littéraires arabes ne connaissent pas al-ʾAnīs al-muṭrib bi-rawḍ al-qirṭās fī ʾaḫbār mulūk al-Maġrib wa-tārīḫ madīnat Fās, plus communément appelé Rawḍ al-qirṭās, d’Ibn ʾAbī Zarʿ (m. v. 1310), et moins encore ʾAḫbār Faḫ wa-ḫabar Yaḥyā b. ʿAbd Allāh wa-ʾaḫī-hi ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh de l’auteur zaydite Ibn Sahl al-Rāzī (m. v. 936). Au-delà de l’intérêt qu’a cette étude

11 L’attitude de l’exégète et les enjeux de sa démarche sur le plan de la création d’une nouvelle prose littéraire ont été analysés dans Hassan 2011, p. 311 et suiv. 24 La littérature aux marges du ʾadab

dans sa propre discipline et des nouvelles données qu’elle apporte au sujet du personnage historique de ʾIdrīs b. ʿAbd Allah, les deux extraits tirés des deux ouvrages (que l’auteur traduit et annexe à sa prose) montrent l’intérêt indéniablement littéraire de ces er sources. Le premier extrait dû à Ibn Sahl relate l’arrivée de ʾIdrīs i au Maghreb et la constitution de son premier groupe de fidèles parmi les locaux, puis le début de son règne. Le second évoque le choix du site de la ville de Fès par le même personnage de ʾIdrīs. Les ressemblances entre ce dernier extrait et d’autres récits de fondation de grandes cités de l’ médiéval sont intéressantes. Sur le plan narratif, on trouve par exemple des éléments identiques dans le récit de la fondation de Bagdad selon Qazwīnī (m. 1283) (Qazwīnī ʾĀ ṯ ā r, p. 314). Quiconque fréquente les littératures arabes biographiques et géographiques constate sans difficulté que certains éléments dans des deux extraits s’apparentent à des motifs littéraires, avant même d’être des informations historiques. Pour une approche littéraire approfondie, des thèmes comme « la fondation de la future capitale » ou « l’ascension d’une figure de leader » mériteraient en effet d’être analysés à partir de sources similaires à la fois orientales et maghrébines. La définition de motifs littéraires dans des sources a priori non littéraires est enfin la préoccupation de la contribution élaborée par Leonardo Capezzone. L’auteur s’intéresse ici à trois sources qui se trouvent au cœur de son activité de recherche sur le chiisme imamite (voir Capezzone 1995 ; 1999 ; 2002), à savoir ʾUmm al-Kitāb, Kitāb al-haft wa-l-ʾaẓilla et Kitāb al-ṣirāṭ que l’ont fait remonter au cinquième et sixième imams chiites, Muḥammad al-Bāqir et Ğaʿfar al-Ṣādiq en les attribuant à des proches disciples comme Ǧābir b. ʿAbd Allāh al-ʾAnṣārī, Ǧābir b. Yazīd al-Ǧuʿfī et al-Mufaḍḍal b. ʿUmar al-Ǧuʿfī. Le chercheur essaie de remonter aux origines d’un thème gnostique consacré dans la littérature chiite tardive, celui de la préexistence des âmes de la famille du Prophète. Il trace les principales étapes que traverse ce thème à La littérature arabe ancienne et son corpus 25

er e travers les i et ii siècles de l’hégire et observe sa cristallisation, durant la transmission, comme un thème littéraire. Ce faisant, il additionne à son tour de nouvelles sources à notre corpus, tout en suggérant un angle d’approche adapté, opérationnel dans un large panel de textes arabes classiques potentiellement littéraires.

* * *

Mises ainsi en dialogue, ces contributions révèlent de nombreux points communs à la fois entre leurs corpus et leurs démarches. Elles offrent en outre des pistes passionnantes qui pourraient permettre enfin de dépasser le stade de la transgression discrète pour contribuer désormais méthodiquement au développement d’un discours scientifique faisant de la redéfinition des frontières du littéraire dans le champ des sources arabo-islamiques classiques sa problématique centrale. Mais alors que ce mélange se révèle extrêmement riche, complexe et prometteur, sa fertilité demande à être encore méthodologiquement canalisée pour que l’aspect diffus que j’ai évoqué plus haut s’atténue au profit d’une démarche mieux définie, assumée et reconnue. Des problématiques proprement littéraires peuvent cependant être d’ores et déjà formulées à partir du travail accompli ici. Problématiques qui, tout en maintenant une approche transversale, ne se borneraient plus à révéler l’identité littéraire des sources étudiées, mais se donneraient pour mission d’analyser en profondeur cette identité, dans une perspective narratologique et/ou inscrite dans l’histoire de la littérature. Une première perspective pourrait concerner les procédés et mécanismes de réécriture au sein de la littérature arabe classique. Sans en être forcément le thème principal, cet élément est déjà présent dans la plupart des contributions présentées ci-dessus. Qu’il s’agisse d’exégèse à proprement parler, religieuse 26 La littérature aux marges du ʾadab

ou profane (Amir-Moezzi, Pennacchio et Hassan), de phénomènes d’intertextualité, de transmission et de réemploi de schémas et de motifs littéraires (Capezzone et Benchekroun), de variations sur les archétypes (Hamza) ou de la création de nouveaux éléments textuels issus de la transmission orale (Zarrouk), ces contributions révèlent un univers littéraire qui, pour se développer, s’est en partie nourri de ses propres textes et s’est régénéré en les réinventant. Dans cette perspective, on s’intéresserait ainsi aux pratiques exégétiques, au-delà des typologies génériques, dans l’acception fondamentale de l’acte de commenter, à savoir la relecture, dans un contexte nouveau, d’un texte provenant d’un passé révolu ; relecture dont résulte une actualisation à la fois de la forme et du sens de l’œuvre commentée, donc une réécriture. On interrogerait ainsi la manière dont une société donnée, à un moment donné de son histoire, canonise des textes puis les reformule et les réemploie pour envisager son présent et imaginer son avenir, générant ce faisant des narrations porteuses de cet imaginaire et reflétant une sensibilité esthétique renouvelée. Le corpus convoqué pourrait couvrir aussi bien l’exégèse coranique que les gloses poétiques, mais aussi tout un panel de textes religieux relevant des champs du hadith ou de la sīra, ou de textes profanes relevant du ʾadab dans lesquels les procédés de réécriture peuvent être observés et analysés à différentes échelles. Un second axe de réflexion est issu d’une autre interrogation que suggère la lecture du présent volume. Plusieurs contributions montrent par exemple que les divisions génériques traditionnelles cessent d’être pleinement opérationnelles dès lors qu’on les sort de leur perspective religieuse. Est-il alors possible, pour aller au-delà d’une telle perspective, de définir des genres littéraires transversaux provenant des trois premiers siècles de l’hégire ? On peut observer dans ces contributions plusieurs éléments, figures ou motifs susceptibles de nous mener vers la définition de tels genres. C’est notamment le cas du personnage qui occupe, La littérature arabe ancienne et son corpus 27

directement ou un directement, une place centrale dans plusieurs de ces travaux : intégrer de nouveaux personnages dans le récit à travers la réécriture exégétique (Amir-Moezzi) ; définir des personnages types dans le récit des vertus (ḥikāyat al-faḍāʾil) (Hamza) ; évolution de l’investissement des personnages bibliques dans un projet théologique islamique (Pennacchio) ; élaboration d’une figure de chef dans la littérature historiographique (Benchekroun). Ce lieu d’investissement de la recherche n’est pas sans rappeler par ailleurs certains travaux de Claude Gilliot, notamment ses réflexions autour de la littérature onomastique qu’il aborde dans une perspective culturelle globale et non seulement en tant que genre religieux (Gilliot 2002) ou encore sa démarche consistant à étudier des genres à travers l’analyse de personnages emblématiques (Gilliot 1985 ; 1987). Cela nous suggère un autre poste d’observation potentiel, le récit de vie. Celui-ci fut parmi les premiers ayant pris place dans le corpus littéraire arabe à travers la vie et les expéditions du Prophète (sīra wa-maġāzī), genre auquel fut destinée une partie importante des premiers écrits islamiques. Omniprésents dans la littérature arabe ancienne, les éléments biographiques ou hagiographiques peuvent constituer une solide passerelle à l’intérieur du corpus. Il s’agit en effet d’éléments transgénériques structurants qu’il convient d’observer aussi bien dans des écrits de ʾadab (vie des poètes, des notables, etc.), de sīra (vie du Prophète), de ṭabaqāt et tarāǧim (vie des Compagnons) ou d’histoire (vie des califes, des chefs, des rois, etc.). Il va de soi qu’on ne s’intéresserait pas là prioritairement à l’historicité des personnages ni à la part de réalité et de légende dans les faits relatés dans les sources, mais qu’on viserait plutôt une description des matériaux à partir desquels l’historiographe, le biographe ou le traditionniste compose son récit ainsi que de la manière dont il le structure, afin de révéler des personnages et des récits types, de décrire des motifs littéraires généraux et d’en établir une typologie. 28 La littérature aux marges du ʾadab

Loin d’être exclusives, ces quelques pistes permettront sans doute de faire un pas supplémentaire dans l’appropriation des sources religieuses, historiographiques ou biographiques par les tenants d’une démarche plus strictement littéraire.

Bibliographie

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La littérature aux marges du ʾadab

Le Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq de ʿAbd Allāh b. al-Mubārak (m. 181/797)

Ahyaf Sinno

Université Saint-Joseph, Beyrouth Le Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq 33

Il y a longtemps, Régis Blachère faisait remarquer que la prédication du prophète Muḥammad avait enrichi la littérature narrative arabe, en la dotant d’un élément nouveau : la tradition islamique (sunna, hadith). En effet, celle-ci occupera une place importante dans la littérature narrative des débuts de l’islam, et, tout comme les « récits coraniques » (qaṣaṣ al-Qurʾān) qui, eux, se fondent généralement sur un fonds arabe commun antérieur à l’islam, viendra grossir la littérature narrative et aura droit de cité à côté des données historico-biographiques parmi lesquelles figurent des récits légendaires, aussi bien que des récits semi- historiques (Blachère 1966, p. 796-799). A-t-on besoin de rappeler que cette tradition a été à la base des commentaires coraniques et de l’élaboration de la Sīra (biographie de Muḥammad), et que, pour tout cela, elle a dû exercer son influence sur la littérature arabe ? C’est à partir d’un genre particulier de traditions, al-zuhd wa-l-raqāʾiq, que l’on s’est proposé de faire la part du narratif dans l’un des ouvrages les plus anciens du genre, celui de ʿAbd Allāh b. al-Mubārak (m. 181/797). À cet effet, nous examinerons quelques données terminologiques du genre, en guise de point de départ, puis nous attirerons l’attention sur quelques repères qui permettront de suivre son évolution, avant d’étudier la contribution d’Ibn al-Mubārak en ce domaine, et son intérêt pour l’étude de la tradition narrative arabe.

Éléments de terminologie

Deux termes méritent que l’on s’y arrête un petit instant : d’abord, le terme « zuhd » qui est assez commun, ensuite celui de « raqāʾiq » qui l’est beaucoup moins. L’idée de base rattachée à la racine ZHD est « qillat al-šayʾ », la petite quantité de la chose, l’exiguïté, la paucité, la rareté, d’où le sens de privation volontaire, d’abstention, de continence, ce qui mène à une vie ascétique 34 La littérature aux marges du ʾadab

dans le but de se vouer à Dieu. C’est pourquoi, al-Ḫalīl b. ʾAhmad rattache le zuhd à la religion particulièrement (Ibn Fāris Maqāyīs, t. II, p. 376-377 ; Ibn Manẓūr Lisān, t. III, p. 196-198). Il peut s’agir, donc, d’un détachement, d’un renoncement aux choses de ce monde, ou d’un ascétisme dans le sens d’une privation, d’une mortification, imposée au moi charnel (nafs) (Gobillot 2002, p. 559-560). La racine ZHD ne figure qu’une seule fois dans le Coran, dans un sens profane, et elle est appliquée à Joseph vendu par ses frères qui ne lui attachaient aucune valeur. Le Coran emploie des termes comme « ʿābid » (voué à l’adoration de Dieu) et « nāsik » (ascète, ce qui suppose des sacrifices et des pratiques 1 déterminées) . Notons, au passage, que le champ lexical du zuhd est assez développé : à ce champ appartiennent des termes comme « bukāʾ » (pleurs, larmes), « ḏamm al-dunyā » (blâmer l’ici- bas), « faqr » (pauvreté), « iǧtihād fī al-ṭāʿa » (zèle dans l’obéissance à Dieu), « ḫumūl » (effacement de soi), « muḫālafat al-nafs wa-l- hawā » (opposition au moi charnel et aux passions), « qanāʿa » (se contenter de peu de choses), « qaṣr al-ʾamal » (mettre des limites à l’espérance), « raqāʾiq » (voir infra), « taqaššuf » (mortification de la chaire), « taqwā » (crainte révérencielle de Dieu), « taṣawwuf » (dans son sens ancien de zuhd), « ʿuzla » (isolement), « waraʿ » (scrupule 2 pieux) …, malgré les nuances et les différences entre ces termes. Quant au pluriel « raqāʾiq » (sing. raqīqa), l’idée de base rattachée à sa racine RQQ est la finesse, la douceur, la délicatesse, l’attendrissement (riqqa), bref, tout ce qui est contraire au « ǧafāʾ » (dureté) (Ibn Fāris Maqāyīs, p. 30-31 ; Ibn Manẓūr Lisān, t. X, p. 121- 125). Ainsi, le terme raqāʾiq se trouve employé pour indiquer, en matière de tradition islamique (sunna, hadith), ce qui contribue

1 Pour le détail et les renvois au Coran, voir Gobillot 2002, p. 560. 2 Selon l’ordre alphabétique. Le Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq 35

à adoucir le cœur, le caractère, le comportement, bref, ce qui 3 est de nature à mener à une délicatesse spirituelle ou morale .

Repères historiques

er e Dès la première moitié du i /vii siècle, la présence du zuhd est manifeste dans la société islamique. Avant al-Ḥasan al-Baṣrī 4 (110/728) déjà, il y a « al-zuhhād al-ṯamāniya » (les huit qui vivaient 5 6 dans le renoncement) auxquels ʿAlqama b. Marṯad (120/738) 7 consacrera un livre transmis par Ibn ʾAbī Ḥātim al-Rāzī (327/938) , et qui seront mentionnés par ʾAbū Nuʿaym al-ʾIṣfahānī, dans sa Ḥilya (ʾIṣfahānī Ḥilya, t. II, p. 79-98 ; 102-161). Ils sont qualifiés de « nussāk » (ascètes), « zuhhād » (ceux qui vivent dans le renoncement), « ʿubbād » (voués à l’adoration de Dieu), « bakkāʾūn » (pleureurs)… On mentionne aussi de cette époque une Ṣaḥīfa fī al-zuhd de Zayn 8 al-ʿĀbidīn ʿAlī b. al-Ḥusayn (92/710) . Mais dès le milieu du e e ii /viii siècle, on voit apparaître des ouvrages consacrés au zuhd (renoncement). Il est aussi des ouvrages en rapport avec le zuhd, que l’on désigne sous des titres divers comme : « mawāʿiẓ »

3 À ce propos, voir l’explication donnée par ʿAsqalānī Fatḥ, t. XI, Livre 81, p. 233. 4 Voir à son sujet Ibn al-Ǧawzī ʾĀ d ā b. 5 Il s’agit de Harim b. Ḥayyān (après 26/647), ʾUways b. ʿĀmir al Qaranī (37/657), ʿĀmir b. ʿAbd Allāh b. Qays (avant 60/680), ʾAbū Muslim ʿAbd Allāh b. Ṯawb al-Ḫawlānī (62/682), al-Rabīʿ b. Ḫuṯaym (62/682), Masrūq b. al-ʾAǧdaʿ (63/683), al-ʾAswad b. Yazīd al-Naḫʿī (75/694), et al-Ḥasan al-Baṣrī (Sezgin 1991, t. IV/I, p. 92-93). 6 Il s’agit de ʾAbū al-Ḥāriṯ ʿAlqama b. Marṯad al-Ḥaḍramī al-Kūfī considéré, en matière de tradition islamique, comme un homme digne de confiance (ṯiqa), sûr (ṯabt), et, pour le moins, bon, sans défaut (ṣāliḥ). Voir Rāzī Ǧarḥ, t. III/I, p. 406 ; Ḏahabī Siyar, t. V, p. 206 ; ʿAsqalānī Tahḏīb, t. VII, p. 279-280 ; ʿAsqalānī Taqrīb, p. 398. Son livre a été édité sous le titre : Zuhd al-ṯamānya min al-Tābiʿīn ; voir Ibn Marṯad Zuhd. 7 Corriger Sezgin 1991, t. I/IV, p. 93, n. 72, et t. I/I, p. 354, n. 7, qui attribue à Ibn ʾAbī Ḥātim al-Rāzī ce livre d’Ibn Marṯad. 8 Cette courte Ṣaḥīfa se trouve dans Kulaynī Kāfī, t. VIII, p. 12-14. 36 La littérature aux marges du ʾadab

(exhortations, sermons), « ḫuṭab » (prônes, oraisons), « waṣāyā » (recommandations), « qaṣaṣ » (histoires, récits), « masāʾil » (questions) (Sezgin 1991, t. I/IV, p. 91-93)… Dès le début de la période abbasside, on assiste à une augmentation de la production d’ouvrages consacrés au zuhd. Ces ouvrages rapportent les dires des zuhhād, et décrivent leurs actes de dévotion, sans oublier les bienfaits (barakāt) qui leur sont attribués, et dont ils comblent les croyants. Il est intéressant de noter que la littérature relative au zuhd sera cultivée spécialement par des traditionnistes (muḥaddiṯūn) ; la même remarque peut être faite pour le chiisme, tout en tenant compte des différences techniques dans la transmission du ḥadīṯ qui le séparent du sunnisme. Sezgin mentionne à propos du rôle joué par les traditionnistes dans le domaine du zuhd, un ancien ouvrage de traditions, le Ǧāmiʿ de Maʿmar b. Rāšid (153/770), qui comporte des chapitres consacrés 9 au zuhd . En même temps, des ouvrages entiers traitent du zuhd, et parmi les plus anciens, on peut citer le Kitāb al-zuhd de Ṯābit b. Dīnār al-Kūfī (150/767) d’obédience chiite, et le Kitāb al-zuhd wa-l- raqāʾiq de ʿAbd Allāh b. al-Mubārak (181/797). Cette production se e e développera davantage encore à partir du iii /ix siècle (Sezgin 1991, t. I/IV, p. 105). Pour la période qui nous intéresse, c’est-à-dire e e jusqu’à la fin du iv /x siècle, on peut mentionner au moins 23 auteurs ; au-delà de cette période, on peut avancer facilement 10 le triple de ce nombre .

9 Sezgin 1991, t. I/IV, p. 105 ; Le Ǧāmiʿ de Maʿmar b. Rāšid a été publié en annexe du Muṣannaf de ʿAbd al-Razzāq b. Hammām al-Ṣanʿānī. Voir Maʿmar Ǧāmiʿ, t. X., p. 379 sqq. et t. XI. Le Ǧāmiʿ et le Muṣannaf qui le contient méritent une étude particulière. 10 Les index de Brockelmann 1977 et de Sezgin 1991 sont révélateurs à ce propos. Des données utiles se trouvent dans l’introduction de Ḥabīb al-Raḥmān al-ʾAʿẓamī (Ibn al-Mubārak Zuhd, p. 14-16 ; voir note infra), dans les introductions de ʿAbd al- Raḥmān b. ʿAbd al-Ǧabbār al-Faryawāʾī au Kitāb al-zuhd de Wakīʿ b. al-Ǧarrāḥ (Ibn al-Ǧarrāḥ Zuhd, p. 144-153) et à celui de Hannād al-Kūfī (Zuhd, p. 6-8), ainsi que dans l’introduction de ʿĀmir ʾAḥmad Ḥaydar au al-Zuhd al-kabīr de Bayhaqī (Zuhd, p. 47-56). Le Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq 37

On notera, en passant, qu’une ressemblance entre les corpus des traditionnistes et ceux des mystiques peut être relevée, mais il y a lieu de rappeler que le renoncement (zuhd) n’implique pas nécessairement le mysticisme (taṣawwuf), bien que des zuhhād aient pu être considérés comme des mystiques (Ḏū al-Nūn al-Miṣrī, al-Fuḍayl b. ʿIyāḍ, etc.), et que les termes zuhd et taṣawwuf aient pu, à une période relativement ancienne, être considérés comme 11 synonymes . Rappelons aussi que la pratique du zuhd diffère, dans le degré de renoncement qu’elle atteint, selon les auteurs, 12 les groupes de zuhhād et les époques . L’intérêt pour le zuhd glissera rapidement vers les grands recueils de traditions : celui de Buḫārī (256/870) comporte un long chapitre intitulé « Bāb mā ǧāʾa fī al-riqāq wa-ʾan lā ʿayša ʾillā ʿayšu al-ʾāḫira » (Chapitre sur ce qui a été rapporté en matière de raqāʾiq, et comme quoi il n’y a de vie [véritable] que celle de l’autre monde) (Buḫārī Ṣaḥīḥ, t. VIII, p. 109-151 ; Bokhâri Traditions, t. IV, p. 271 sqq.) ; et celui de Muslim (261/875) comprend deux chapitres, l’un intitulé « Kitāb al-riqāq » (Le Livre des riqāq) (Muslim Ṣaḥīḥ, t. XVII, p. 52-58), et l’autre « Kitāb al-zuhd » (Le Livre du renoncement) (Muslim Ṣaḥīḥ, t. XVIII, p. 93-151). Chose intéressante, le ʾadab, lui, sera rapidement contaminé : Ǧāḥiẓ (255/869) consacrera, dans al-Bayān wa-l-Tabyīn un long chapitre au zuhd (Ǧāḥiẓ Bayān, t. III, p. 125- 202) ; Ibn Qutayba (276/889) en fera de même dans ʿUyūn al-ʾaḫbār (Ibn Qutayba ʿUyūn, t. II, p. 261-376) ; il sera imité, au sens propre du terme, par Ibn ʿAbd Rabbih (328/940), dans le chapitre « Kitāb al-zumurruda fī al-mawāʿiẓ wa-l-zuhd » (Ibn ʿAbd Rabbih ʿIqd, t. III,

11 Un Kitāb al-zuhd a été attribué à tort à Bišr al-Ḥāfī (227/841) ; exemple dans Sezgin 1991, t. I/IV, p. 110-111. Voir la rectification par ʿAbd al-Ḥakīm al-ʾAnīs 2015. 12 Il est bien connu que le hanbalisme, d’une façon générale, s’est plu à relever les excès de « dévôtisme » et d’un certain mysticisme ; voir Ibn al-Ǧawzī Talbīs, p. 150- 161 (contre les ʿubbād et les zuhhād), et p. 161-378 (contre les mystiques) ; Ibn Taymiyya Fatāwā, t. XI (en entier). 38 La littérature aux marges du ʾadab

p. 75-161) ; n’oublions pas al-Mubarrad (286/899) qui parsèmera son Kāmil, de nombreux passages traitant du zuhd aussi (Mubarrad 13 Kāmil, t. I, p. 116, 150, etc.) .

Le témoignage d’Ibn al-Mubārak et de son livre

Quelques données biographiques d’Ibn al-Mubārak nous éclairerons 14 sur l’archéologie du livre et sa genèse .

Données biobibliographiques ʿAbd Allāh b. al-Mubārak, de son nom complet ʾAbū ʿAbd al-Rahmān ʿAbd Allāh b. al-Mubārak b. Waḍiḥ al-Ḫurāsānī al-Tamīmī (par clientélisme), est né à Marw, en 118/736, de père turc et de mère kwârizmienne. Il a eu d’éminents maîtres dont Mālik b. ʾAnas, Sufyān al-Ṯawrī, Šuʿba, ʾAwzāʿi, al-Layṯ b. Saʿd… Notons que son père était en relation avec ʾAbū Ḥanīfa (150/767). Ses disciples, comme Sufyān b. ʿUyayna, Yaḥyā b. Saʿīd al-Qaṭṭān, ʾAbū Bakr b. ʾAbī Šayba, al-Ḥasan b. ʿArafa, Yaʿqūb al-Dawraqī figureront parmi les grands traditionnistes de l’époque. On savait qu’il était riche, et qu’il avait un important revenu qu’il distribuait aux nécessiteux. Il maîtrisait plusieurs disciplines : les traditions (ḥadīṯ), le droit (), la grammaire et la lexicographie arabes (al-ʿarabiyya), et les récits historiques (ʾayyām al-nās). Il jeûnait continuellement, participait à la guerre

13 Voir la table des matières. 14 Sources principales : Buḫārī Tārīḫ, t. III, p. 212 ; Baġdādī Tārīḫ, t. XI, p. 388-409 ; Nawawī Tahḏīb, t. I, p. 285 ; Mizzī Tahḏīb, t. XVI, p. 5-25 ; Ḏahabī Siyar, t. VIII, p. 378- 421 ; Ḏahabī Taḏkira, t. I, p. 274-279 ; ʿAsqalānī Tahḏīb, t. V, p. 382-387. Sezgin 1991, t. I/I, p. 175-176 et t. I/IV, p. 93, 105 ; Robson 1971 (article maigre). Le Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq 39

légale (ǧihād) contre les byzantins et cultivait la solitude. Deux jugements portés par ses contemporains achèveront de nous le faire connaître : « Ibn al-Mubārak occupait parmi les traditionnistes, disait-on, un rang égal à celui qu’occupe le prince des croyants 15 [entendre le calife] parmi les gens . » (Baġdādī Tārīḫ, t. XI, p. 393, lig. 1-7) Quant à Nuʿaym b. Ḥammād, il décrit ainsi la piété de son maître : « Lorsqu’Ibn al-Mubārak lisait Le Livre des riqāq, il devenait semblable à un animal que l’on abat [litt. à un taureau ou une vache que l’on égorge], tellement il sanglotait. Personne n’osait alors s’approcher de lui, ou lui poser une question, sans qu’il ne 16 le repoussât . » (Baġdādī Tārīḫ, t. XI, p. 406, l. 5-9) Pour compléter ce portrait, assez rapide du reste, on devra ajouter qu’Ibn al-Mubārak, contemporain de ʾAbū Ḥanīfa, était un adversaire de l’école du raʾy, mais plus encore et particulièrement de quatre sectes – le kharijisme, le chiisme, le murjisme, et les partisans du libre arbitre (qadariyya) – auxquelles il y a lieu d’ajouter les ǧahmiyya ; évoquons aussi son acharnement contre les innovations blâmables (bidʿa) ; c’était encore un militant très engagé en faveur du califat et de l’islam (Laoust 1965, p. 87, 449-450 ; Laoust 1958, p. 57-60). On comprend ainsi sa pleine appartenance au sunnisme traditionaliste. Ibn al-Mubārak nous a laissé quatre ouvrages (Brockelman 1977, p. 56, comp. Brockelmann 1937, p. 256 ; Sezgin 1991, t. I/I, p. 175-176) : —— Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq, qui a fait, l’objet de deux éditions originales. Nous y reviendrons ci-après ; —— Kitāb al-ǧihād, édité aussi par Nazīh Ḥammād ; —— un Musnad (recueil de hadiths – bien que, contrairement à l’appellation qui a prévalu par la suite, les traditions ne soient

15 كان ابن املبارك يف أصحاب الحديث مثل أمري املؤمنني يف الناس. 16 كان ابن املبارك إذا قرأ كتاب الرقاق يصري كأنّه ثورَ منحور أو بقرة منحورة من البكاء، ال يجرتىء َأحد أن يدنو منه أو يسأله عن يشء إالّ دَفعه. 40 La littérature aux marges du ʾadab

pas ici classées selon les autorités qui les ont transmises d’après le Prophète, c’est-à-dire les Compagnons) qui a été édité à deux reprises par Ṣubḥī al-Badrī al-Sāmarrāʾī puis par Muṣṭafā ʿUṯmān Muḥammad. —— Kitāb al-birr wa-l-ṣila (Le Livre des bonnes actions et des bienfaits), édité à deux reprises aussi, à la suite du Musnad mentionné ci-dessus (Ibn al-Mubārak Musnad2). On lui doit aussi un Dīwān édité par Muǧāhid Muṣṭafā Bahǧat. À côté de genres courants en poésie arabe (panégyrique, satire et thrène), on y trouve de nombreuses pièces sur le renoncement, les fins dernières, l’éthique islamique, le ǧihād… L’étude des manuscrits du Kitāb al-zuhd nous permettra de déceler la structure de l’ouvrage.

Des manuscrits aux éditions

Les manuscrits Nous disposons de plusieurs manuscrits (Sezgin 1991, t. I/I, p. 175-176), mais les éditions actuelles se sont fondées sur deux, principalement : e e —— un premier manuscrit antérieur au vii /xiii siècle : la transmission des données d’après Ibn al-Mubārak est faite par al-Ḥusayn b. al-Ḥasan al-Marwazī (m. 246/860-861), puis par une série de transmetteurs jusqu’à la date du manuscrit en question. Il s’agit, ici, d’une version dite des Orientaux (mašāriqa). Dans cette version, le texte est subdivisé en onze parties (ǧuzʾ), et cinquante chapitres ; —— un deuxième manuscrit datant de 466/1073-1074 : la transmission d’après Ibn al-Mubārak est faite par Nuʿaym Le Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq 41

17 b. Ḥammād al-Ḫuzāʿī al-Marwazī , et, par la suite, par des transmetteurs maghrébins ou andalous. D’importantes différences distinguent cette version, en particulier les traditions ajoutées par Nuʿaym b. Ḥammād, mais ne remontant pas à Ibn al-Mubārak ou non rapportées par lui. Le texte qui nous est parvenu comporte 177 chapitres ; —— on peut ajouter un troisième manuscrit datant de 606/1209- 1210 : la transmission est faite par ʿUmar b. Muḥammad Ibn Ṭabarzad (607/1210), d’après ʾAbū Ġālib ʾAḥmad b. al-Ḥasan b. al-Bannāʾ (527/1132-1133), qui rejoint la chaîne de transmission du premier manuscrit. Ce dernier manuscrit présente d’importantes lacunes, en particulier du début du texte jusqu’au dernier feuillet de la neuvième partie.

Les éditions Quatre éditions ont vu le jour : —— l’édition de Ḥabīb al-Raḥmān al-ʾAʿẓamī (Ibn al-Mubārak Zuhd1) ; —— l’édition de Dār al-kutub al-ʿilmiyya (Ibn al-Mubārak Zuhd2) ; —— l’édition de Dār ʿUmar b. al-Ḫaṭṭab (Ibn al-Mubārak Zuhd3) ; —— l’édition de ʾAḥmad Farīd (Ibn al-Mubārak Zuhd4).

17 Rappelons que les avis sont partagés sur la probité de Nuʿaym b. Ḥammād en matière de traditions islamiques : certains le considèrent comme digne de confiance (ṯiqa) et sincère (ṣadūq) ; pour d’autres, il passe pour avoir transmis des traditions d’après des personnages à qui l’on ne peut pas faire confiance, ce pour quoi ils le qualifient de faible ḍaʿīf( ), et attirent l’attention sur les traditions inconnues ou appuyées sur l’autorité d’un seul transmetteur (munkar, pl. manākīr) qu’il a pu rapporter ; certains faisaient remarquer, enfin, qu’il se trompait, mais reconnaissait sa faute quand on lui faisait remarquer l’erreur commise. Il est connu, par ailleurs, pour avoir été un adversaire de ʾAbū Ḥanīfa et des ǧahmiyya (comprendre : muʿtazila). Il était en Égypte lorsqu’il fut convoqué pour subir la miḥna. Il meurt en prison, en er 227/841-842, Ǧumāda 1 228/février 843, ou encore en 229/843-844. Voir, pour le détail : Mizzī Tahḏīb, t. XXIX, p. 466-481 ; Ḏahabī Siyar, t. X, p. 595-612 ; Ḏahabī Taḏkira, t. II, p. 418-420. 42 La littérature aux marges du ʾadab

Seules, la première et la dernière éditions méritent attention : —— l’édition de Ḥabīb al-Rahmān al-ʾAʿẓamī a été faite à partir de la transmission d’al-Ḥusayn b. al-Ḥasan al-Marwazī – à laquelle Yahyā b. Muḥammad b. Ṣāʿid (318/930) a ajouté des traditions qui ne remontent pas à Ibn al-Mubārak ou qui ne sont pas transmises par lui – et à partir de celle de Nuʿaym b. Ḥammād. Cette édition comporte en tout 1 627 traditions (celles transmises par Marwazī et celles ajoutées par Ibn Ṣāʿid) et 436 traditions ajoutées par Nuʿaym et placées à la fin de l’édition ; —— l’édition de ʾAḥmad Farīd d’où ont été exclus les ajouts d’Ibn Ṣāʿid et de Nuʿaym ; elle comporte 1 203 traditions toutes d’Ibn al-Mubārak. Pour l’étude de Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq, ces deux éditions devront être utilisées simultanément : la première pour le texte établi et l’apparat critique relatif aux variantes des manuscrits utilisés ; la deuxième – bien qu’elle reprenne le texte de l’édition précédente et qu’elle supprime les premières autorités qui rapportent les traditions d’après Ibn al-Mubārak – reste utile pour ses notes de bas de page. Comme l’étude des manuscrits et des éditions du livre nous a permis d’en dégager la structure, il nous sera plus facile maintenant d’en étudier le contenu.

Contenu de l’ouvrage

Le livre d’Ibn al-Mubārak se fonde sur les paroles et les actes du Prophète qui est considéré comme un modèle en la matière, de ceux de ses Compagnons, de leurs Successeurs et de personnages importants comme al-Ḥasan al-Baṣrī (110/728), mais aussi de paroles attribuées à des prophètes, comme Moïse, David, Salomon, Le Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq 43

18 Jean-Baptiste et Jésus . Plus tard, ces prophètes occuperont une place plus importante dans les livres de zuhd, comme celui d’Ibn Ḥanbal (241/855) (Ibn Ḥanbal Zuhd, p. 74-175). La lecture du Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq d’Ibn al-Mubārak et de l’extrait que nous proposons ci-après au lecteur avec une traduction et un court commentaire nous éclairent davantage sur le livre et nous permettent de mieux mesurer l’intérêt du genre zuhd en général et du livre d’Ibn al-Mubārak en particulier dans l’étude des origines de la tradition narrative arabe. 19 À la lumière de ce texte, et d’autres textes narratifs du livre , on est autorisé à se poser un certain nombre de questions. On se limitera à deux d’entre elles, car elles ont l’intérêt d’être des questions préalables. D’abord, quelle est la place des traditions narratives dans le Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq ? D’une façon générale, les traditions islamiques sont des textes courts qui énoncent des jugements, des ordres, des prohibitions, des conseils… à adopter comme des règles de vie. Mais, il n’est pas rare de tomber sur des textes narratifs, souvent d’une certaine longueur. Dans le recueil d’Ibn al-Mubārak les traditions narratives sont relativement nombreuses, et il est souvent facile de les repérer formellement (selon la longueur) avant de les soumettre à un examen de contenu. Ensuite, quelle est l’attitude prévalant envers le zuhd dans la tradition islamique en général, et particulièrement envers le réel et l’imaginaire dans les traditions narratives ?

18 La table des matières du livre d’Ibn al-Mubārak permet de se rendre compte des principaux thèmes traités. 19 On peut se reporter, à titre d’exemple, aux textes suivants (le premier numéro renvoie aux traditions visées dans Zuhd1, le second à leurs équivalents dans Zuhd4) : 64 = 55, 99 = 89, 105 = 95, 133 = 122, 166 = 154, 220 = 207, 221 = 208, 225 = 212, 228 = 214, 237 = 223, 431 = 407, 435 = 411, 469 = 444, 506 = 467, 621 = 576, 694 = 646, 863 = 812, 865 = 814… Voir aussi, Zuhd1, p. 161-171 = Zuhd4, p. 406-418. 44 La littérature aux marges du ʾadab

Dans la tradition islamique d’une façon générale, et plus particulièrement dans le domaine propre au zuhd, il y a eu, de tout temps, des « troubles-fête » qui sont venus critiquer une chaîne de garants (ʾisnād) par ci, un contenu peu convainquant par là, ou qui sont allés plus loin encore pour dénoncer ou réfuter entièrement des ouvrages consacrés au zuhd. L’attitude d’un important théologien et jurisconsulte comme Ibn Taymiyya est à ce propos révélatrice : malgré la grande estime qu’il a pour Ibn al-Mubārak, il dénonce les traditions faibles (wāhiya = débiles) que son livre contient (Ibn Taymiyya Fatāwā, t. XI, p. 315 ; t. XVIII, p. 43-44 ; t. XXXVI, p. 414 index à l’entrée ʿAbd Allāh b. al-Mubārak). Mais il n’a pas fallu attendre Ibn Taymiyya pour agir de la sorte, et, selon Goldziher (1898 ; Gobillot 2002, 560), des restrictions n’ont pas manqué d’être apportées, concernant l’attitude envers le zuhd, par les premières traditions, les plus sûres au niveau de l’authenticité. Le Coran, lui-même, a renforcé ces restrictions, en appelant à la modération [Co. 25, 67 ; 28, 77] ; d’où le recours aux traditions forgées pour contrecarrer cette tendance. Cependant, si l’on admet que l’on n’a senti qu’un peu tard le besoin d’une autorité subsidiaire au Coran, donc une autorité sûre – et al-Šāfiʿī y était pour beaucoup – on ne s’étonnera plus devant le laxisme primitif en matière de traditions, et devant la multitude de traditions fondées sur l’imaginaire et le merveilleux, surtout si l’on se souvient que les Arabes anciens n’avaient point notre conception de la propriété littéraire, et que les tribus arabes ne répugnaient pas à modifier des poèmes ou bien à s’adonner à une élaboration poétique commune. J’ajouterais que les traditions merveilleuses n’avaient pas une portée dogmatique ou juridique, mais plutôt une fin édifiante, morale, eschatologique…, ce qui explique le laxisme, mentionné ci-dessus, de nombreux docteurs à l’égard des traditions narratives, où il est de règle – qu’il s’agisse du livre d’Ibn al-Mubārak, ou d’autres ouvrages de zuhd – que l’on n’établisse aucune ligne de démarcation entre le réel et Le Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq 45

l’imaginaire ou le merveilleux, le tout représentant, aux yeux du narrateur comme de l’auditeur ou du lecteur « anciens », la vérité et rien que la vérité. En tout cas, le rigorisme des docteurs orthodoxes n’aura que facilité l’émigration du zuhd, de ses protagonistes, et de ses traditions narratives vers la littérature de ʾadab, domaine où le profane occupe une place de choix.

* * *

Quel bilan peut-on faire à partir de ces données ? Ce qui est sûr, c’est que l’on ne saurait mésestimer l’importance de l’ouvrage d’Ibn al-Mubārak, et cela pour plusieurs raisons. On peut évoquer la personnalité de l’auteur, signaler le point de départ du genre que l’ouvrage constitue, mentionner le nombre et l’étendue des traditions narratives qu’il contient, mais aussi sa destinée en tant que livre représentatif du genre, sans oublier l’épanchement de ses textes dans les livres de ʾadab, comme ceux d’Ibn Qutayba. Mais, malgré les limites de notre exposé, on peut voir tout l’intérêt que représentera l’établissement d’un corpus général des traditions figurant dans les ouvrages de zuhd, de tradition islamique, et de ʾadab, mais aussi l’inventaire des traditions narratives appartenant à ce domaine, en vue d’en étudier les thèmes, la part de l’imaginaire et du merveilleux qu’elles contiennent, les techniques narratives qu’elles mettent en œuvre, ainsi que leur présence dans les grands ouvrages de ʾadab. Il me semble que l’étude des origines de la tradition narrative arabe ne pourrait que s’en féliciter.

Annexe

« Ṣila b. ʾAšyam »

Extrait du Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq d’Ibn al-Mubārak 48 La littérature aux marges du ʾadab

النــاس قــد ذهبــوا. قــال : ّإنهمــا خفيفتــان. فدعــا، ثــ ّم قــال : اللهــ ّم إ ّن أقســم عليــك أن ت ّــرد إ ّيل بغلــي وثقلهــا. فجــاء حــ ّى قامــت بــني يديــه. قــال : ف ّلمــا ِلق ْينــا ّالعــدو حمــل هــو وهشــام بــن عامــر، فصنعــا بهــم صني ًع ــ ا رضبًــا وقتــ ًا ، ف كــرا ذلــك ّالعــدو. وقالــوا : رج ــان مــن العــرب صنعــا بنــا ه ــذا، فكي ــف لــو قاتلونــا ؟ فأعطــوا املســلمني حاجته ــم. فقي ــ ل أل ب ــي هريــرة : ّإن هش ــ ام بــن عامــر – وكان يجالســه – ألقــى بي ــ ده إىل التهلكــة. وأخــره خــره. فقــال أبــو هريــرة : كل، ّولكنــه التمــس هــذه اآل ي ــة : } َو ِم َــن ّالن ِــاس َم ْــن ي َ ــ ْ ِري نَ ْف َس ُــه ْاب ِتغ َــاء َم ْرض ِــاة الل ِـــه، والل ُـــه َر ُؤو ٌف 5 بِالْعِبــادِ{ .

5 [Co. 2., 207] Kitāb al-Zuhd wa-l-Raqāʾiq 49

] صِلة بن أشيَم وهشام بن عامر [

َ 1 أخب ك ــم أبــو عمــر بــن َح ُّي و ي ــة قــال : ّحدثنــا يحــى قــال : ّحدثنــا الحســني قال : أخبنــا عبــد هلل بــن املبــارك قــال : أخبنــا ُمســت ِلم بــن س ــ عيد الواس ــ ّطي قــال : أخبنــا حمّــاد بــن جعفــر بــن زيــد – أراه قــال العبــديّ – أنّ أبــاه أخ ــره قــال : خرجنــا يف غــزوة إىل ُكابــل ويف الجيــش صلــة بــن أشــيم. قــال : فنــزل النــاس عنــد العتمــة، فقلــت : َأل ُرم ّقــن عملــه فأنظــر مــا يذكــر النــاس مــن عبادتــه. فصــ ّى العتم ــة ، ث ــم اضط ج ــع. فالتم ــس غفل ــة النــاس حــ ّى إذا قل ــ ُت قــد ه ــ د أت العي ــ و ن و ث ــب، فدخ ــ ل َغيض ــة ًقريبــا ّمنــا. ودخل ــ ُت يف إثــره. فتو ّض ــ أ ، ث ــ ّم قــام يصــ ّي، فافتتــح الصــاة. قــال : وجــاء أس ــ ٌد ح ــى دنــا منــه. فصعــدت 2 شــجرة. ]أفل ــم ي ــ ره أم ّعــده ج ــ ر ًوا[ ، ث ــ ّم س ــ ّلم وقــال : ّأيهــا الســبع، اطل ــب الرزق مــن مــكان آخــر. فــو ّىل، ّوإن لــه لزئ ــ ًريا ؛ أقــول : ت ّصــد ُع الجبــال منــه. فم ــ ا زال كذلــك يصــ ّي، حــ ّ ىملّــا كان الصبــح جلــس، فحمــد هلل بمحامــد لــم أســمع بمثلهــا إال مــا ش ــ ا ء هلل . ث ــ ّم قــال : الله ــ ّم إ ّن أس ــ أ لك أن ت جــ رين مــن النــار ؛ أ َ َو ِم ث ــي يجــرتئ أن يســألك ّالجنــة ؟ ث ــ ّم رج ــع، فأصبــح ّكأنــه بــات ع ــى الحشــايا، 3 وأصبحــت وبــي مــن الفــرتة ]يشء[ هلل بــه أعل ــم. ف ّلمــا دنــا مــن أرض ّالعــدو، قــال األمــري : ال يَ ُشــ َّذ َّن أحــد مــن العســكر. 4 فذهبــ ْت بغلتــه بِ ِث ْقلهــا . فأخــذ يصــ ّي. وقالــوا لــه : ّإن النــاس قــد ذهبــوا. فمــى، ثــ ّم قــال لهــم : دعــون أصــ ّي ركعتــني. فقالــوا لــه : ّإن

1 Les ajouts et les propositions de lecture ont été placés entre crochets droits. Pour ce texte, l’édition de base est celle de ʾAʿẓamī (p. 295-296 ; comp. l’édition de Farīd, p. 652-653), mais nous avons fait de notre mieux pour améliorer la présentation et la compréhension du texte, non seulement en reprenant la vocalisation, la ponctuation, et la subdivision en paragraphes, mais aussi en adoptant certaines lectures grâce à d’autres sources ; et en ajoutant les notes nécessaires, tant au texte arabe qu’à la traduction française. sic), avec la remarque) أَ َف َرتاه عذبه حردا : Le texte retenu par ʾAʿẓamī et Farīd donne 2 .(p. 296, n. 1) عذبه أي طرده، وقوله : أَ َف َرتاه استفهام إنكار : suivante de ʾAʿẓamī est absent chez ʾAʿẓamī et Farīd, avec une variante dans l’édition de « يشء » Le 3 ,p. 296, n. 4). Comp. ʾIṣfahānī Ḥilya, t. II) وأصبحت بي من الفرتة يشء هلل به عليم : ʾAʿẓamī est « ما » p. 240 ; Ibn al-Ǧawzī Ṣifa, t. III, p. 217 ; Ibn Qudāma Riqqa, p. 292. Notre emprunté à Ibn al-Ǧawzī et Ibn Qudāma. .( َمتاع املُ ِسافر) ce qui signifie : bagages ,بِ َث َق ِلها : On peut lire 4 50 La littérature aux marges du ʾadab

Traduction

Ṣila b. ʾAšyam 6 7 Vous tenez la tradition suivante de ʾAbū ʿUmar b. Ḥayyūya , 8 9 d’après > Yaḥyā > al-Ḥusayn > ʿAbd Allāh b. al-Mubārak > 10 11 Mustalim b. Saʿīd al-Wāsiṭī > Ḥammād b. Ǧaʿfar b. Zayd [al-ʿAbdī] 12 (m’a-t-il semblé l’avoir entendu dire) > le père de Ḥammād :

6 Il s’agit du verbe ʾaḫbara : faire savoir, apprendre quelque chose à quelqu’un. La formule de transmission serait généralement dans un cas pareil : ʾAbū ʿUmar b. Ḥayyūya nous a fait savoir (ʾaḫbara-nā, à la première personne du pluriel) ; or ici, il s’agit de ʾAbū ʿUmar b. Ḥayyūya vous a fait savoir (ʾaḫbara-kum, à la deuxième personne du pluriel). Dans cette transmission, le disciple (qui lit un texte ou le récite), au lieu de prononcer les paroles mêmes de son maître, commence par s’adresser à lui puis rapporte la suite de la chaîne de transmission, ce qui convient bien à la situation du disciple par rapport à son maître. Un exemple est donné par Ibn al- Ṣalāḥ ʿUlūm, p. 41). 7 Muḥammad b. al-ʿAbbās b. Muḥammad, ʾAbū ʿUmar al-Ḫazzāz, connu sous le nom d’Ibn Ḥayyūya (295-908/382-992) est jugé communément comme digne de confiance (ṯiqa) ; mais l’on signale chez lui aussi un certain manque de rigueur (tasāmuḥ) (Baġdādī Tārīḫ, t. IV, p. 205-206 ; Ibn al-ʿImād Šaḏarāt, t. III, p. 104). 8 Yaḥyā b. Muḥammad b. Ṣāʿid b. Kātib, ʾAbū Muḥammad (228-318/842 [843]-930), considéré comme digne de confiance (ṯiqa) (Ḏahabī Siyar, t. XIV, p. 501-507). 9 Al-Ḥusayn b. al-Ḥasan b. Ḥarb al-Sulamī al-Marwazī, ʾAbū ʿAbd Allāh (246/860- 861), considéré comme digne de confiance (ṯiqa), sincère (ṣādiq), ou véridique (ṣadūq) ; il est qualifié de « compagnon d’Ibn al-Mubārak » (ṣāḥib Ibn al-Mubārak) (Mizzī Tahḏīb, t. VI, p. 361-363 ; Ḏahabī Siyar, t. XII, p. 190-191). 10 Mustalim b. Saʿīd al-Ṯaqafī al-Wāsiṭī est considéré, par Ibn Ḥanbal, comme digne de confiance (ṯiqa), mais d’autres trouvaient seulement « qu’il n’était pas mal » (lā baʾsa bi-hi) (Mizzī Tahḏīb, t. XXVII, p. 429-432 ; ʿAsqalānī Tahḍīb, t. X, p. 104). 11 Ḥammād b. Ǧaʿfar b. Zayd al-ʿAbdī (de ʿAbd al-Qays), homme digne de confiance (ṯiqa), à ne pas confondre avec Ḥammād b. Ǧaʿfar al-Baṣrī qui semble ne pas partager cette qualité (Mizzī Tahḏīb, t. VII, p. 229-231 ; ʿAsqalānī Tahḍīb, t. III, p. 5-6). 12 Ǧa‏far b. Zayd al-ʿAbdī, père du précédent, et digne de confiance d’après Ibn ʾAbī Ḥātim al-Rāzī ; il rapporta des traditions d’après ʾAnas b. Mālik (Buḫārī Tārīḫ, vol. II, t. I, p. 191 ; Rāzī Ǧarḥ, vol. I, t. I, p. 480). Kitāb al-Zuhd wa-l-Raqāʾiq 51

Nous entreprîmes une campagne contre Kaboul. Avec 13 l’armée, se trouvait Ṣila b. ʾAšyam . À la tombée de la nuit, les gens descendirent de leurs montures pour établir un camp. Je me dis : « Je ne manquerai pas de regarder furtivement ce que fera Ṣila b. ʾAšyam ; je verrai ainsi ce que l’on raconte à propos du culte qu’il voue à Dieu. » Ṣila fit la prière du soir, puis il se coucha, guettant le moment où les gens manqueront d’attention. Dès que les regards se furent dissipés, Ṣila bondit et entra dans un marais tout proche de nous, couvert de roseaux. Je le suivis. Il fit ses petites ablutions, puis se leva pour prier, et entama sa prière. Alors, un lion arriva et avança jusqu’à ce qu’il fut tout près de lui. Je grimpai sur un arbre. « Eh donc ! A-t-il vu le lion, ou l’a-t-il pris pour un lionceau ? » Il en fut ainsi jusqu’à ce que Ṣila se prosterna en priant. Je me dis : « Maintenant, le lion va le dévorer ! » Mais il n’en fut rien. Ṣila s’assit en priant, puis il fit la double salutation. Ensuite, il dit : « Ô bête féroce [lion], vas ailleurs chercher la subsistance que Dieu t’a octroyée. » Le lion se détourna de Ṣila b. ʾAšyam et rugit. Oh ! quel rugissement ! Les montagnes devaient se fendre, tellement le rugissement était fort. Ṣila ne cessa de prier ainsi, jusqu’à l’aube. Alors, il s’assit, adressa des louanges à Dieu dont je n’avais jamais rien 14 entendu de pareil, hormis ce que Dieu voulut . Puis, Ṣila b.

13 Ṣila b. ʾAšyam al-ʿAdawī est un Successeur (Tābiʿ) dont on vante la dévotion, le renoncement (zuhd) et le scrupule pieux (waraʿ). Il fut tué avec son fils dans un combat qui a opposé les musulmans aux Turcs, dans le Siǧistān, soit en 62/681, soit au début de l’émirat d’al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf (40-95/660-714) sur l’Iraq ; il est à noter qu’al-Ḥaǧǧāǧ ne fut nommé gouverneur de Baṣra et de Kūfa que plus tard en 75/694-695. Voir Ibn Saʿd Ṭabaqāt, t. IX, p. 134-137 ; comp. Ḏahabī Siyar, t. III, p. 497- 500 ; t. IV, p. 509. 14 Le thème du lion occupe une place de choix dans la culture arabe. Voir, par exemple, l’étendue de l’article « ʾA s a d » (Lion), dans le dictionnaire de Damīrī ; sans tenir compte de l’ordre alphabétique, l’auteur commence l’ouvrage par le vocable en question (Damīrī Ḥayāt, t. I, p. 32-65). M. Ḥusayn ʿAbd al-ʾAmīr Marʿašī (université de 52 La littérature aux marges du ʾadab

ʾAšyam dit : « Ô mon Dieu ! Je te supplie de me protéger du feu ; quelqu’un comme moi, ose-t-il te demander de le destiner au Paradis ? » Puis il revint à son premier état, comme s’il avait passé la nuit sur des matelas confortables. Moi, j’étais abattu ; Dieu seul pouvait savoir combien j’étais épuisé. Lorsque nous fûmes proches du territoire ennemi, le commandant [l’émir] nous dit : « Que personne ne s’éloigne de la troupe. » Or la mule de Ṣila b. ʾAšyam s’en était allée, emportant avec elle toute sa charge. Alors Ṣila se mit à prier. Des gens lui dirent : « Tout le monde est déjà parti ! » Alors, il s’en alla. Puis il leur dit : « Laissez-moi faire une prière en deux prosternations [rakʿa]. » Ils lui dirent : « Mais les gens sont partis déjà ! » Il dit : « Deux prosternations, c’est peu de chose ! » Alors, il invoqua Dieu, puis dit : « Ô mon Dieu ! je te conjure de me rendre ma mule et sa charge. » La mule revint, et se tint devant lui. Lorsque nous rencontrâmes l’ennemi, Ṣila lui-même, et 15 Hišām b. ʿĀmir l’attaquèrent impétueusement et lui infligèrent une défaite, à force de coups d’épées et de combattants tués. Des ennemis dirent alors : « Voilà ce que deux hommes ont fait de nous ; qu’en aurait-il été si, eux tous, nous avaient combattus ! Donnez aux musulmans ce qu’ils veulent. »

Téhéran) a bien voulu attirer mon attention sur la place occupée par le lion dans la littérature chiite imamite relative aux grands imams, et sur la référence suivante : Maǧlisī Biḥār, t. XLVIII, p. 300, n° 17 ; t. XLIX, p. 124, n° 16 ; t. L, p. 313, n° 30. Pour la tradition chrétienne orthodoxe, voir Hiéromoine Macaire de Simonos-Petras (1991) – texte aimablement mis à ma disposition par Sœur Bénédict Cauchois (Sœur Moubarakah). 15 Hišām b. ʿĀmir b. ʾUmayya al-ʾAnṣārī, des Banū al-Ḥāriṯ, des Ḫazraǧ, compagnon de Muḥammad ; il s’établit à Baṣra, et mourut, semble-t-il, sous le gouvernorat de Ziyād b. ʾAbīh (m. 53/673) ; celui-ci fut nommé gouverneur de Baṣra en 45/665-666, et de Kūfa en 50/670 (Ibn Saʿd Ṭabaqāt, t. V, p. 367 – notice très courte ; ʿAsqalānī ʾIṣāba, t. XI, p. 223 et note ; t. V, p. 492-493 notice relative à son père). Kitāb al-Zuhd wa-l-Raqāʾiq 53

16 On dit à ʾAbū Hurayra : « Hišām b. ʿĀmir – qui lui tenait 17 compagnie –, s’est exposé à sa perte de ses propres mains , et on lui raconta ce qu’il avait fait ». ʾAbū Hurayra dit alors : « Non, mais il a cherché à mettre en application le verset suivant : { [Toutefois], parmi les Hommes, il en est qui vouent leur personne [à la cause d’Allah], recherchant l’agrément d’Allah. Allah est bienveillant 18 envers Ses serviteurs . } »

Observations

—— Le récit est fait par un seul narrateur qui a participé aux événements relatés. —— Le texte est composé de trois séquences : 1 - Ṣila b. ʾAšyam et le lion ; 2 - Ṣila b. ʾAšyam et la mule ; 3 - Ṣila b. ʾAšyam et Hišām b. ʿĀmir contre l’ennemi. —— Dans les deux premières séquences, un appel est lancé à Dieu qui intervient ; ce qui n’est pas le cas dans la troisième séquence ; et l’on perçoit une critique du comportement audacieux de Hišām ; mais ; à la fin du texte, il y a une consécration de ce comportement par ʾAbū Hurayra, compagnon du Prophète.

16 ʾAbū Hurayra al-Dawsī, compagnon de Muḥammad, mort en 58/678 ou 59/679 ; il a transmis un grand nombre de traditions. Ibn Saʿd Ṭabaqāt, t. II, p. 312-314 ; t. V, p. 230-258 ; Robson 1960, p. 129. 17 [Co. 2., 195]. Trad. R. Blachère. 18 [Co. 2., 207]. Trad. R. Blachère. 54 La littérature aux marges du ʾadab

Bibliographie

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——— Musnad2 = ʿAbd Allāh b. al-Mubārak b. Wāḍiḥ al-Ḥanẓalī al-Marwazī, Musnad al-ʾimām ʿAbd Allāh b. al-Mubārak suivi de Kitāb al-birr wa-l-ṣila, éd. Muṣṭafā ʿUṯmān Muḥammad, Beyrouth, Dār al-Kutub al-ʿilmiyya, 1411/1991. ——— Zuhd1 = ʿAbd Allāh b. al-Mubārak b. Wāḍiḥ al-Ḥanẓalī al-Marwazī, Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq, éd. Ḥabīb al-Raḥmān al-ʾAʿẓamī, 1386/1967. ——— Zuhd2 = ʿAbd Allāh b. al-Mubārak b. Wāḍiḥ al-Ḥanẓalī al-Marwazī, Kitāb al-zuhd wa-yalī-hi kitāb al-raqāʾiq, s.e., Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, s.d. ——— Zuhd3 = ʿAbd Allāh b. al-Mubārak b. Wāḍiḥ al-Ḥanẓalī al-Marwazī, Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq, éd. Ḥabīb al-Raḥmān al-ʾAʿẓamī, Alexandrie, Dār ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb, s.d. [édition reprographiée]. ——— Zuhd4 = ʿAbd Allāh b. al-Mubārak b. Wāḍiḥ al-Ḥanẓalī al-Marwazī, al-Zuhd wa-l-raqāʾiq, éd. ʾAḥmad Farīd, Riyad, Dār al-miʿrāǧ al-dawliyya, 1415/1995. Ibn Qudāma, Riqqa = Muwaffaq al-Dīn ʿAbd Allāh b. ʾAḥmad b. re Qudāma, Kitāb al-riqqa wa-l-bukāʾ, 1 édition, éd. Muḥammad Ḫayr Ramaḍān Yūsuf, Damas/Beyrouth, Dār al-qalam/al-Dār al-šāfiya, 1415/1994. Ibn Qutayba, ʿUyūn = ʿAbd Allāh b. Muslim b. Qutayba al-Dīnawarī, ʿUyūn al-ʾaḫbār, Le Caire/Beyrouth, al-Hayʾa al-ʿāmma li-l- kitāb, s.d. [reproduction de l’édition du Caire, Dār al-kutub al-miṣriyya, 1343-1349/1925-1930]. Ibn Saʿd, Ṭabaqāt = ʾAbū ʿAbd Allāh Muḥammad b. Saʿd b. Manīʿ re al-Baṣrī al-Hāšimī, Kitāb al-ṭabaqāt al-kabīr, 1 édition, éd. ʿAlī Muḥammad ʿUmar, Le Caire, Maktabat al-Ḫānǧī, 1421/2001. Ibn al-Ṣalāḥ,ʿUlūm = ʾAbū ʿAmr ʿUṯmān b. ʿAbd al-Raḥmān Ṣalāḥ al-Dīn al-Šahrazūrī, ʿUlūm al-ḥadīṯ, éd. Nūr al-Dīn al-ʿItr, Beyrouth/Damas, Dār al-fikr al-muʿāṣir/Dār al-fikr, 1406/1968. 58 La littérature aux marges du ʾadab

Ibn Taymiyya, Fatāwā = Taqī al-Dīn ʾAḥmad b. ʿAbd al-Ḥamīd b. ʿAbd al-Salām b. Taymiyya, Maǧmūʿat al-fatāwā, éd. ʿAmir al-Ǧazzār et ʾAnwar al-Bāz, al-Manṣūra/Riyaḍ, Dār al-wafāʾ/ Maktabat al-ʿubaykān, 1418/1997. ʾIṣfahānī, Ḥilya = ʾAbū Nuʿaym ʾAḥmad b. ʿAbd Allāh al-ʾIṣfahānī, Ḥilyat al-ʾawliyāʾ wa-ṭabaqāt al-ʾaṣfiyāʾ, Le Caire/Beyrouth, Maktabat al-ḫānǧī/Dār al-fikr, 1416/1996. Kūfī, Zuhd = Hannād b. al-Sarī b. Muṣʿab al-Kūfī, Kitāb al-zuhd, re Koweit, 1 édition, éd. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd al-Ǧabbār al-Faryawāʾī, Dār al-ḫulafāʾ li-l-kitāb al-ʾislāmī, 1406/1985. Kulaynī, Kāfī = ʾAbū Ǧaʿfar Muḥammad b. Yaʿqūb al-Kulaynī, al-Kāfī. Kitāb al-rawḍa, Beyrouth, Manšūrāt al-faǧr, 8 vol., 1428/2007. Maʿmar, Ǧāmiʿ = Maʿmar b. ʾAbī ʿAmr Rāšid al-ʾAzdī, al-Ǧāmiʿ, éd. Ḥabīb al-Raḥmān al-ʾAʿẓamī, dans al-Ṣanʿānī Muṣannaf =ʿAbd al-Razzāq b. Hammām al-Ṣanʿānī, al-Muṣannaf, Johannesbourg/ Beyrouth, al-Maǧlis al-ʿilmī/al-Maktab al-ʾislāmī, 1390-1392, e 2 édition, 12 vol., vol. X-XI , 1983 [1970-1972]. Mizzī, Tahḏīb = Ǧamāl al-Dīn Yūsuf b. ʿAbd al-Raḥmān al-Mizzī, re Tahḏīb al-kamāl fī ʾasmāʾ al-riǧāl, 1 édition, éd. Baššār ʿAwwād Maʿrūf, Beyrouth, Muʾassasat al-risāla, 1413/1992. Mubarrad, Kāmil = ʾAbū al-ʿAbbās Muḥammad b. Yazīd al-maʿrūf bi-l-Mubarrad, al-Kāmil, éd. Muḥammad ʾAbū al-Faḍl ʾIbrāhīm, Le Caire, Dār nahḍat Miṣr, s.d. Muslim, Ṣaḥīḥ = ʾAbū al-Ḥasan Muslim b. al-Ḥaǧǧāǧ al-Qušayrī al-Nīsābūrī, al-Ṣaḥīḥ bi-šarḥ al-Nawawī, Beyrouth, Dār ʾIḥyāʾ al-turāṯ al-ʿarabī, 1392/1972 [reproduction de l’édition de Muḥammad Muḥammad ʿAbd al-Laṭīf, Le Caire, al-Maṭbaʿa al-miṣriyya, 1347/1929]. Nawawī, Tahḏīb = Muḥyī al-Dīn Yaḥyā b. Šaraf al-Nawawī, Tahḏīb al-ʾasmāʾ wa-l-luġāt, s.e., Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, s.d. [reproduction de l’édition du Caire, ʾIdārat al-ṭibāʿa al-munīriyya, s.d.]. Kitāb al-Zuhd wa-l-Raqāʾiq 59

Rāzī, Ǧarḥ = ʾAbū Muḥammad ʿAbd al-Raḥmān b. ʾAbī Ḥātim Muḥammad b. ʾIdrīs b. al-Munḏir b. Dāwid b. Mahrān al-Rāzī, al-Ǧarḥ wa-l-taʿdīl, s.e., Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, s.d. re [reproduction de la 1 édition de Hayderabad, Dāʾirat al-maʿārif al-ʿuṯmāniyya, 1371/1952-1373/1953].

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La littérature aux marges du ʾadab

Les mythes eschatologiques arabes

De la négligence religieuse à la reconnaissance littéraire

Jaafar Ben El Haj Soulami

Université ʿAbd al-Malik al-Saʿdī, Tétouan

Traduction : Rémy Gareil Les my thes eschatologiques arabes 63

Bien que « le mythe arabe » (al-ʾusṭūra al-ʿarabiyya) soit un genre extrêmement riche qui recouvre un grand nombre de catégories littéraires, on ne lui a accordé dans le monde arabe que peu d’intérêt en tant que récit littéraire et invention humaine aussi symbolique que significative, car il a longtemps été négligé et considéré comme tombé en désuétude. Ses différentes catégories, comme « le mythe fondateur » (al-ʾusṭūra al-takwīniyya), « le mythe fantastique » (al-ʾusṭūra al-ʿaǧāʾibiyya al-ġarāʾibiyya) et « le mythe des prodiges de saints » (al-ʾusṭūra al-karrāmiyya), sont les formes les plus visibles des mythes arabes. Il y a pourtant dans le récit arabe d’autres catégories qui ne leur cèdent en rien du point de vue de la légitimité littéraire et que nous avons étudiées dans nos travaux précédents. L’étude de leur littérarité reste pourtant complètement négligée, malgré leur humanité, leur universalité, leur invention débordante et leur capacité, tantôt à charmer le lecteur, tantôt à l’effrayer. Parmi les plus intéressantes de ces catégories négligées se trouvent les mythes « eschatologiques » (al-ʾasāṭīr al-ʾuḫrawiyya), comme les appellent les Occidentaux, c’est-à-dire ceux dont la caractéristique principale est de prédire ce qui va se passer « à la fin des temps » (ʾāḫir al-zamān) ou « dans la dernière demeure » (fī al-dār al-ʾāḫira), pour reprendre une formulation islamique. Ces mythes souffrent d’avoir toujours été pris en étau : d’une part, ils ne sont en général pas vraiment acceptés, ou ne sont crédités que d’une faible fiabilité religieuse par les oulémas sunnites ; de l’autre, les critiques littéraires et les théoriciens ne leur reconnaissent pas les caractéristiques de la littérarité, partant du principe qu’au Moyen Âge la question littéraire arabe était liée à la question culturelle, et que celle-ci était liée à la question politico-religieuse, ce qui a provoqué leur oubli total. Face à un tel désintérêt, largement irréfléchi, il est du devoir du spécialiste de l’étude littéraire 64 La littérature aux marges du ʾadab

des mythes de tout faire pour établir la littérarité des mythes eschatologiques et montrer qu’ils méritent d’être étudiés du point de vue de la théorie littéraire en général, et de la théorie de la narration en particulier. Il lui revient de prouver qu’ils doivent être rattachés au genre des mythes arabes, en tant que variation originale au sein d’un genre littéraire précis et défini dont aucune branche ne doit rester oubliée, négligée et délaissée, et il convient donc de mettre en lumière les éléments constitutifs de cette sorte de mythe, ses signes distinctifs, sa rhétorique et ses problèmes. Nous ne prétendons pas dans cette étude épuiser la question de la littérarité du mythe eschatologique ni élaborer une théorie critique homogène et complète. Nous cherchons simplement à attirer l’attention sur l’existence d’un genre de mythe trop négligé, sur sa richesse et sa littérarité, ainsi que sur la position des sources sunnites à son égard, dans l’espoir que les chercheurs, arabes ou non, travailleront à la construction d’une théorie critique relative à ce genre, et reprendront les concepts anciens utilisés pour décrire ces textes, conditionnés à l’origine par des attitudes idéologiques, pour les traduire en une formulation critique arabe actuelle efficace. Notre étude va se fonder sur les recueils de traditions apocryphes des premiers siècles de l’hégire qui ont été compilés par les transmetteurs sunnites, en les considérant comme des textes de littérature mythique eschatologique arabe. Nous nous pencherons plus précisément sur Le Livre des troubles (Kitāb al-fitan) de Nuʿaym b. Ḥammād (m. 229/843-844), en raison de l’abondance du matériau qu’il contient et de son ancienneté. Nous laissons de côté les recueils non sunnites, car ils ont leur propre statut et méritent d’être étudiés à part. Les my thes eschatologiques arabes 65

I/ Mythe et mythe eschatologique : définition du concept

Le mythe est un concept qui, incontestablement, ne manque pas d’ambiguïté, étant donné que la majorité des spécialistes partent du modèle grec, et qu’il leur est par conséquent difficile de reconnaître la spécificité du mythe arabe, sans parler de concevoir l’existence de catégories de mythes très riches et très significatifs dans les sources arabes, tels que les mythes fantastiques et les mythes des prodiges de saints. Par « mythe », nous entendons pour notre part toute histoire ou récit sacré qui relate des évènements extraordinaires survenus dans le temps primordial, le temps fabuleux des « commencements », pour reprendre l’expression de Mircea Eliade (1988, p. 16), évènements qui surviennent maintenant, ou qui vont inévitablement survenir – pour ceux qui croient à ces mythes – dans le « temps sacré » final, juste avant ou juste après la fin des temps. C’est ce genre de mythes qui nous intéresse ici. Il est très présent dans le patrimoine arabe, sous la forme de hadiths attribués au Prophète – source de sainteté pour les musulmans –, à ses Compagnons, ou même plus largement à la « génération sainte », celle des « pieux prédécesseurs » (al-salaf al-ṣāliḥ). Nous ne trouvons pas dans les sources arabes de terme général pour désigner ce que nous appelons les « mythes eschatologiques ». On emploie les concepts de « troubles » (fitan, sing. fitna), de « massacres » (malāḥim, sing. malḥama), de « signes de la fin des temps » (ʾašrāṭ al-sāʿa), etc. Du point de vue théorique, ce genre de mythes correspond à ce que les Occidentaux appellent « l’eschatologie ». Le dictionnaire Larousse la définit ainsi : « Ensemble de doctrines et de croyances portant sur le sort ultime de l’homme après sa mort (eschatologie individuelle) et sur celui de l’univers après sa disparition (eschatologie universelle). » Ce terme est 66 La littérature aux marges du ʾadab

composé de deux mots grecs, « eschatos », qui signifie « ultime », et « logos », qui signifie « la science ». Il s’agit donc, du point de vue de la langue grecque, de la science de la fin. Mais la simple compréhension étymologique, même si elle est importante, ne suffit pas à cerner le concept d’eschatologie. On trouve dans le dictionnaire anglais Merriam-Webster : « 1. Une branche de la théologie qui traite des évènements finaux dans l’histoire du monde ou de l’humanité. 2. Une croyance concernant la mort, la fin du monde, ou la destinée ultime de l’humanité. » On lit par ailleurs dans le dictionnaire espagnol Espasa Calpe : « Ensemble des théories, croyances et doctrines se rapportant à la vie dans l’Au-delà. » Nous considérons comme eschatologique tout mythe qui prédit le sort inéluctable assigné à l’homme et à l’univers, dans son ensemble ou en partie, à la fin des temps, ou dans « la dernière demeure » (al-dār al-ʾāḫira). Le Livre des troubles de Nuʿaym b. Ḥammād, qui rassemble deux mille quatre textes, est très représentatif des recueils de mythes eschatologiques arabes, bien qu’il contienne des textes qui, tout en étant des récits, ne relèvent pas du mythe, au sens strict de la critique contemporaine – c’est-à-dire qu’ils ne présentent pas les caractéristiques du mythe et ses spécificités et qu’ils ne se rattachent pas à ce genre. La plupart de ces textes à caractère mythique, de forme ramassée dans l’ensemble, sont au sens propre des textes mythiques eschatologiques. Parmi les savants religieux, les transmetteurs les écartent, parce qu’ils ne les considèrent généralement pas comme des textes religieux sacrés. Les critiques littéraires, quant à eux, en évitent l’étude, par crainte d’enfreindre les « interdits religieux ». C’est là la raison pour laquelle on a jusqu’à présent négligé de découvrir leur évidente littérarité. Les my thes eschatologiques arabes 67

II/ La genèse du mythe eschatologique dans les sources arabes

En réduisant à néant les mythes sacrés antéislamiques au point de jeter la plupart d’entre eux dans l’oubli, l’Islam a provoqué l’apparition de nouveaux mythes qui les ont remplacés. Au lieu d’attaquer frontalement le « mythe islamique », c’est-à-dire développé dans le contexte de la culture islamique naissante, comme elle l’avait fait avec les mythes antéislamiques, la culture religieuse a entrepris de l’intégrer, de sorte qu’il s’est ancré en elle. Elle a même été jusqu’à l’assimiler et à métamorphoser sa forme et ses contenus. Deux groupes de personnes ont travaillé à la création de ces mythes. Le premier est un groupe cultivé et savant, appelé dans les sources les zanādiqa (sing. zindiq, « irréligieux »). Il s’agit dans l’ensemble d’un groupe composé de l’élite des savants rationalistes de tendance philosophique, apparus au second siècle de l’hégire et au début du troisième, savants qui ne partageaient pas la conception du monde, religieuse et réformiste, développée par l’école de la sunna, voire la rejetaient totalement, et ne partageaient pas non plus le rationalisme mis au service de la religion par les mutazilites, dont ils étaient même en réalité profondément éloignés. Leurs écrits étant perdus, à l’exception d’une petite partie d’entre eux, il est difficile de se faire une idée de leur pensée et de sa nature. Ibn Qutayba (m. 276/889-890), penseur de la transformation sunnite au troisième siècle de l’hégire, et auteur le plus proche chronologiquement de Nuʿaym b. Ḥammād (m. 229/843-844), lui-même auteur du plus ancien (ou presque) recueil consacré aux mythes eschatologiques, à savoir Le Livre des troubles, énumère les raisons qui ont conduit à la falsification du hadith, et décrit 68 La littérature aux marges du ʾadab

les milieux responsables de la production et de la diffusion de ce phénomène à la fois culturel et religieux, mais aussi littéraire :

Parmi eux se trouvent les zanādiqa qui ont corrompu l’islam et l’ont abâtardi en y instillant des hadiths abominables et altérés […], et notamment Ibn ʾAbī al-ʿAwǧāʾ le zindīq et Ṣāliḥ b. ʿAbd al-Quddūs l’athée. (Ibn Qutayba Taʾwīl, p. 404-405)

منها الزنادقة واحتيالهم لإلسلم، وتهجينه ّبدس األحاديث املُستش َنعة واملستحيلة ]...[ منهم ابن أبي َالعوجاء الزنديق، وصالح بن عبد ّالقدوس الدهريّ.

Et bien que ces sources sunnites portent une violente attaque contre ce milieu qu’elles tiennent pour responsable de la composition de traditions apocryphes – c’est-à-dire de récits mythiques, pour employer le vocabulaire de la critique littéraire contemporaine –, elles ne donnent pas d’éléments suffisamment concrets sur le rapport entre ces textes et ce groupe de lettrés. Elles condamnent des auteurs qu’elles jugent déviants mais pas des textes précis qui donneraient à voir la nature de l’invention 1 mythique de ce milieu . Le second groupe est celui des « sermonnaires » (quṣṣāṣ, sing. qāṣṣ), des « prédicateurs » (wuʿʿāẓ, sing. wāʿiẓ) et des 2 « prêcheurs » (muḏakkirūn, sing. muḏakkir) . Ceux-là ne se posaient pas en adversaires des précédents, mais constituaient un groupe populaire, ou plus populaire, adoptant une position loyaliste

1 À propos du groupe des zanādiqa au début de l’époque abbasside et de la persécution politique dont ils ont été victimes – persécution dont témoignent la création d’un « bureau des zanādiqa » et la dénomination de « chef des zanādiqa » –, voir par exemple ʾAmīn 1972, t. I, p. 137-161, Brockelmann 1974, p. 183-185, Ǧumʿa 2007, p. 13-30. 2 À propos du phénomène des sermonnaires dans les sources arabes, voir Ibn al-Ǧawzī Quṣṣāṣ, al-Rūbī 1991 et al-Naǧm 1972. Les my thes eschatologiques arabes 69

envers la culture islamique et vivant de la diffusion du récit mythique grâce à l’aumône des gens du peuple. Ce faisant, ils sont allés si loin, quémandant de quoi vivre en échange de récits, mythiques ou non, qu’Ibn al-Ǧawzī les décrit comme des « mendiants » (šaḥḥāḏūn, sing. šaḥḥāḏ). Il dit d’eux :

Les mendiants : certains sont des sermonnaires, d’autres pas. Certains forgent des traditions apocryphes, et la plupart d’entre eux les apprennent. (Ibn al-Ǧawzī Mawḍūʿāt, t. I, p. 32)

الش ّحاذون : فمنهم ُق ّصاص، ومنهم غري ّقصاص. ومن هؤالء من يضع، وأغلبهم يحفظ املوضوع.

Il s’agit dans l’ensemble d’un groupe (ou de groupes) de lettrés populaires, héritiers des commentateurs et des traditionalistes dont ils ont retravaillé les textes à leur façon, en utilisant abondamment des traits merveilleux, fantastiques et extraordinaires. C’est ce à quoi s’en prend vivement Ibn Qutayba :

Le sermonnaire transmet aux gens des hadiths réprouvés et leur raconte des choses qu’il n’aurait pas racontées s’il avait senti l’odeur du savoir, si bien que ces gens-là sortent de chez lui et étudient entre eux des faussetés. Si un savant leur donne tort, ils répondent par : « On nous a rapporté que... », ou « On nous a transmis que... ». Combien de personnes les sermonnaires ont-ils corrompues par des traditions apocryphes ! (Ibn al-Ǧawzī Mawḍūʿāt, t. I, p. 8)

والقا ّص يروي للعوا ّم األحاديث املُ َنكرة، ويذكر لهم ما لو ّشم ريح العلم ما ذكره، فخرج العوا ّم من عنده يتدارسون الباطل. فإذا أنكر عليهم عال ِم قالوا: قد سمعنا هذا بأخبنا ّوحدثنا. فكم قد أفسد ّالقصاص من الخلق باألحاديث املوضوعة.

Il insiste avec force sur l’imagination fertile des sermonnaires dans leurs textes, et sur les signes de l’exagération et du manque 70 La littérature aux marges du ʾadab

de rationalisme dans leurs récits, dont Ibn Qutayba donne aussi des exemples :

Les sermonnaires existent depuis les temps anciens, ils s’attirent la sympathie du peuple, et abreuvent les gens en hadiths réprouvés et étranges, et en hadiths mensongers. Les gens passent du temps chez le sermonnaire, que ses récits soient extraordinaires et dépassent ce qu’admet intuitivement l’entendement, ou attendrissants au point d’affliger les cœurs et de faire pleurer abondamment. S’il parle du Paradis, il dit que s’y trouvent des houris de musc ou de safran, dont les croupes se balancent […]. Et plus il en rajoute dans cette veine, plus l’émerveillement est grand, plus le temps passé auprès de lui est long, et plus les mains se tendent vers lui pour lui faire des dons. (Ibn Qutayba Taʾwīl, p. 404-405)

ُالق ّصاص عل قديم األ ّيام. فإ ّنهم ُيميلون وجوه العوا ّم إليهم، ّويستدرون ما عندهم باملناكري والغريب واألكاذيب من األحاديث. ومن شأن العوا ّم القعود عند القا ّص، ما كان حديثه عجي ًبا خار ًجا عن ِف َطر العقول، أو كان رقي ًقا ُيحزن القلوب ويستغزر العيون. فإذا ذكر ّالجنة، قال : فيها الحوراء من مسك أو زعفران، وعجيزتها ميل يف ميل ]...[ وك ّلما كان من هذا أكرث، كان العجب أكرث، والقعود عنده أطول، واأليدي بالعطاء إليه أرسع.

Il nous semble que ce second groupe de lettrés populaires, qui tenaient des séances de récits imaginaires dans les mosquées, les marchés et les assemblées, était plus actif dans la production, le développement et la diffusion de mythes eschatologiques que le premier, car il était issu du peuple et s’adressait à lui. Il satisfaisait ainsi son besoin d’extraordinaire, d’étonnant, de merveilleux et de fantastique, et était en harmonie avec le contexte culturel abbasside, à l’inverse du groupe des zanādiqa, qui était d’orientation philosophique, très fortement élitiste, hautain vis-à-vis du « peuple » et séparé de lui. Ce « faux » (bāṭil), pour reprendre l’expression d’Ibn Qutayba, qui renvoie là au registre théologique, se sert d’un critère Les my thes eschatologiques arabes 71

spécifique pour délimiter le mythique, à savoir l’exagération pour dévaloriser le sens commun et sa propension à l’imagination. Celle-ci va tellement à l’encontre de la réalité, de la raison et de sa faculté de représentation qu’elle atteint le stade de ce qui est « impossible » (muḥāl) au sens ancien du terme. C’est dans cet art que les sermonnaires lettrés sont passés maîtres.

III/ La position sunnite à l’égard du Livre des troubles

Nuʿaym b. Ḥammād n’était pas du tout considéré comme faisant partie des zanādiqa, et n’a donc jamais été attaqué par les historiens sur ce point. Il n’appartenait pas non plus au milieu des « sermonnaires » (quṣṣāṣ, sing. qāṣṣ) ou des « mendiants » (šaḥḥāḏūn, sing. šaḥḥāḏ), pour reprendre l’expression d’Ibn al-Ǧawzī. Au contraire, il ne manquait pas de garanties qui l’élevaient au rang des « transmetteurs fiables ». Il avait rapporté un hadith à propos du « trouble » (fitna) des « gens de l’opinion » (ʾahl al-raʾy), qui mettait les transmetteurs dans l’embarras et les contraignait à lui reconnaître de bonnes raisons et à lui prêter des excuses, sans le placer dans la catégorie des transmetteurs « faibles » (ḍuʿafāʾ, sing. ḍaʿīf) ou « délaissés » (matrūkūn, sing. matrūk), ni dans celle des zanādiqa ou des sermonnaires, ce qui serait revenu à mettre en cause son savoir ou sa foi, ou bien à abaisser son rang.

Muḥammad b. ʿAlī b. Ḥamza a dit : « J’ai interrogé Yaḥyā b. Maʿīn à ce sujet, et il a dit : “Il n’y a pas de fondement à cela, et Nuʿaym est fiable.” J’ai dit : “Comment un transmetteur fiable peut-il 72 La littérature aux marges du ʾadab

transmettre une tradition fausse ?” Il a dit : “Il a confondu le faux et le vrai.” » (Ḏahabī Siyar, t. X, p. 600, n° 209)

قال مح ّمد بن ع ّل بن حمزة : سأل ُت يحي بن َمعني عن هذا، فقال: ليس له أصل. ونُعَيم ثقة. قلتُ: كيف يحدّث ثقةٌ بباطل؟ قال : شُبّه له.

Nuʿaym a tout d’abord été muʿtazilite, c’est-à-dire rationaliste, théoriquement opposé à l’école de la sunna, comme mentionné chez Ḏahabī (m. 748/1347-1348) (Ḏahabī Siyar, t. X, p. 597, n° 209). Puis il est passé du côté de l’école de la sunna. Nous ne savons pas si cela a eu lieu dans sa jeunesse ou une fois qu’il avait atteint un âge mûr, ni pourquoi et comment il a opéré ce changement. Il apparaît que ce passage d’une école rationaliste vers une école traditionaliste a eu une très grande influence sur lui, l’empêchant de maîtriser « l’art du hadith » (ṣināʿat al-ḥadīṯ). Pour cette raison, une tempête de critiques s’est levée contre lui, lui reprochant ses nombreuses transmissions de traditions apocryphes et « rejetées ». Ḏahabī rapporte par exemple à son propos : « Il transmettait le hadith de mémoire, et il s’y trouvait beaucoup de traditions 3 rejetées que l’on n’accepte pas . » (Ḏahabī Siyar, t. X, p. 605, n° 209) Et il précise encore qu’Ibn Maʿīn « a été interrogé à son sujet et a répondu : “Il n’est rien en matière de hadith mais il est porteur 4 de la Tradition.” » (Ḏahabī Siyar, t. X, p. 605, n° 209) Le fait qu’il soit passé au sunnisme après avoir été muʿtazilite, au moment où l’école de la sunna avait particulièrement besoin de personnes venant renforcer ses rangs, quel que soit le prix de ce soutien, et alors que les mutazilites étaient au sommet de la toute-puissance politique – au point de faire torturer les savants de l’école de la sunna comme Ibn Ḥanbal (m. 241/855-856), de les éliminer et de les opprimer violemment –, a été le meilleur rempart contre les accusations d’« irréligiosité » (zindiqiyya) ou d’« activité de sermonnaire » (qāṣiyya), et ce malgré les traditions

3 كان ّيحدث من ِحفظه، وعنده مناكري كثرية ال يتابَع عليها. 4 ُسئل عنه، فقال : ليس يف الحديث بيشء، ولكنّه صاحب سنّة. Les my thes eschatologiques arabes 73 réprouvées qu’il avait rassemblées dans son Livre des troubles. Sa mort en prison (Ḏahabī Siyar, t. X, p. 611, n° 209), lors de la grande 5 inquisition qui a affligé l’école de la sunna , l’a immunisé contre toute accusation dès lors qu’il était mort en martyr pour cette école. Ce sacrifice de sa vie, pour des motifs à la fois politiques et religieux, explique que l’on ait fermé les yeux sur son cas. D’après Ibn Ḥaǧar al-ʿAsqalānī (m. 852/1448-1449), qui cite des sources sunnites, « il était vérace, et s’est souvent trompé. Il rapporta, à propos des massacres, des hadiths réprouvés qu’il 6 était le seul à rapporter . » (ʿAsqalānī Tahḏīb, t. V, p. 637, n° 8130) Et chez Ḏahabī : « Nuʿaym est un des plus grands puits de savoir, 7 mais on ne peut se fier à ses transmissions . » (Ḏahabī Siyar, t. X, p. 600, n° 209) À cette position complaisante qui, selon la terminologie traditionniste, valide Nuʿaym (taʿdīl), fait écho celle qui consiste à le réfuter (ǧarḥ) violemment. Cette réfutation met en cause la fausseté de son propos, considérant que ses divagations et ce qu’il transmet au sujet des « troubles » contiennent de nombreuses erreurs, néanmoins innocentes et involontaires, et peut aller jusqu’à l’accusation d’avoir délibérément forgé des hadiths, sans que cela touche en rien à sa croyance sunnite, ni que cela nuise à son statut au sein de l’école de la sunna. Parmi les positions intermédiaires à son sujet, on trouve celles que rapporte volontiers Ḏahabī : « ʾAbū Zurʿa al-Dimašqī a dit : “Il présentait comme ininterrompues des traditions qui 8 s’arrêtaient aux Compagnons.” » (Ḏahabī Siyar t. X, p. 599, n° 209) « Ibn Yūnus a dit : “Il rapportait des traditions réprouvées d’après 9 des autorités fiables.” » (Ḏahabī Siyar, t. X, p. 611, n° 209) Ou encore

5 Voir par exemple al-Ǧābirī 2008, p. 65-115. 6 كان َصدوقًا، وهو كثري الخطأ. وله أحاديث منكرة يف امل َلحم انفرد بها. 7 نعيم من أكب أوعية العلم، هلكنّ ال تركن النفس إىل رواياته. 8 قال أبو زُرعة الدمشق ّي : يصل أحاديث يوقفها الناس. 9 قال ابن يونس : وروى مناكري عن الثقات. 74 La littérature aux marges du ʾadab

« Yaḥyā l’a blâmé, et a dit : “Il rapporte d’après d’autres autorités 10 que des autorités fiables.” » (Ḏahabī Siyar, t. X, p. 597, n° 209) Ḏahabī lui-même semble parfois adopter cette position : « J’ai dit : “Il ne convient à personne d’argumenter à l’aide de ce qu’il a transmis. Il a composé le Livre des troubles, et y a inclus des récits 11 merveilleux et réprouvés.” » (Ḏahabī Siyar, t. X, p. 609, n° 209) Mais il arrive aussi qu’il renvoie à des positions plus virulentes : « Ibn Ḥammād a dit : “[…] Il forgeait des traditions pour renforcer 12 la sunna.” » (Ḏahabī Siyar, t. X, p. 609, n° 209) La situation de Nuʿaym était ambiguë. Il comptait parmi les « plus grands puits de savoir » et les plus « orthodoxes » des savants, et appelait à soutenir la sunna et œuvrait ardemment dans ce sens, au point d’en devenir un des martyrs, en même temps qu’« il présentait comme ininterrompues des traditions qui s’arrêtaient aux Compagnons », qu’« il rapportait des traditions réprouvées d’après des autorités fiables » et qu’« il rapportait d’après d’autres autorités que des autorités fiables ». Ses transmissions ont conduit les transmetteurs à adopter une position médiane à son égard. Ils acceptent ainsi le savant en tant que tel, mais rejettent ses transmissions à propos des « troubles » et d’autres sujets. C’est ce que veut dire un transmetteur lorsqu’il déclare : « J’ai entendu ʾAbū 13 ʿArūba dire : Nuʿaym b. Ḥammād était obscur . » (Ibn ʿAdī Kāmil, t. VIII, p. 251, n° 1959) Sa situation s’est obscurcie en effet, car il était sunnite, a consacré sa vie à l’école de la sunna, et l’a sacrifiée au cours de la grande fitna, mais s’est ensuite comporté comme les « sermonnaires » et les zanādiqa qui forgent des traditions, ou comme les « transmetteurs faibles » et « abandonnés », en rapportant d’après d’autres autorités que les autorités fiables,

10 ّذمه يحي، وقال : يروي عن غري الثقات. 11ق ُلت : ال يجوز ألحد أن يحت ّج به. وقد صنّف » كتاب الفنت « فأيت فيه بعجائب ومناكري. 12 قال ابن ح ّماد : كان يضع الحديث يف تقوية السنّة. 13 سمع ُت أبا َعروبة يقول : كان نعيم بن ح ّماد ُمظلِم األمر. Les my thes eschatologiques arabes 75

ou en rapportant des traditions réprouvées d’après des autorités fiables. Cela nous conduit à nous interroger sur l’identité de l’auteur du Livre des troubles : Nuʿaym est-il l’auteur de ses deux mille quatre hadiths, tantôt courts et tantôt longs, ce qui est un nombre absolument considérable, ou bien les a-t-il entièrement transmis d’après des forgeurs de traditions parmi les zanādiqa et les sermonnaires, ou bien y a-t-il un peu des deux, de sorte qu’on y trouve à la fois des éléments qui sont de son invention, et des éléments qui ont été inventés par d’autres que lui ? Peut- être cette dernière solution est-elle la plus plausible. Ce Livre des troubles ressemblerait alors plutôt à un recueil compilant des mythes, eschatologiques ou non, et d’autres types d’« anecdotes » (ʾaḫbār, sing. ḫabar). Quoi qu’il en soit, d’une façon générale, l’école de la sunna a complètement rejeté Le Livre des troubles en tant que livre d’« usages » (sunan, sign. sunna) et de traditions valides. Ḏahabī a écrit ainsi : « Il ne convient à personne d’argumenter à l’aide de ce qu’il a transmis. Il a composé Le Livre des troubles, et y a inclus des récits 14 merveilleux et réprouvés . » (Siyar, t. X, p. 609, n° 209) Au-delà de ce texte, cette réprobation portait sur l’ensemble du genre littéraire et religieux de la transmission et du récit qu’il représente, c’est-à-dire le genre des « massacres », pour nommer le tout par la partie ou ce qui y est associé, ainsi que deux autres types de récits qui en sont proches et qui contiennent d’autres genres de mythes, pour la plupart des mythes fondateurs et merveilleux. Ibn Taymiyya (m. 728/1327) dit en effet :

Il est bien connu que la plupart de ce qui est rapporté dans le commentaire est comme ce qui est rapporté dans les récits des guerres et des massacres. C’est pourquoi l’imam ʾAḥmad a dit : « Trois [types de] pratiques n’ont pas de chaîne de garants : le

14 ال يجوز ألحد أن يحت ّج به. وصنّف كتاب الفنت، فأيت فيه بعجائب ومناكري. 76 La littérature aux marges du ʾadab

commentaire, les récits des massacres et celui des guerres. » On dit : « Ils n’ont pas de fondement », c’est-à-dire de chaîne de garants, car la plupart d’entre eux ne mentionnent pas un Compagnon précis. (Ibn Taymiyya Muqaddima, p. 58-59)

ومعلوم أن املنقول يف التفسري أكـرثه كاملنقول يف املغازي وامللحم. ولهذا قال اإلمام أحمد : ثلثة أمور ليس لها إسناد : التفسري وامللحم واملغازي. ُويروى : ليس لها أصل، أي إسناد، ألنّ الغالب عليها املراسيل.

Avant lui, al-Ḫaṭīb al-Baġdādī (m. 463/1070-1071) a commenté les paroles de l’imam ʾAḥmad, comme le rappelle Qārī :

Paroles d’al-Maymūnī : « J’ai entendu ʾAḥmad b. Ḥanbal dire : “Trois livres n’ont pas de fondements : les récits des guerres, ceux des massacres et le commentaire.” » Al-Ḫaṭīb spécifie dans son Compendium que cela se rapporte à des livres spécialisés dans ces trois domaines, auxquels on ne se fie pas, en raison du manque d’intégrité de ceux qui les rapportent, et des ajouts qu’y ont faits les sermonnaires. Quant aux livres de massacres, ils sont tous ainsi. N’est valide en ce qui concerne les massacres annoncés ou les troubles prévus qu’un petit nombre de hadiths. (Qārī ʾAsrār, p. 382)

قول امليمو ّن : سمع ُت أحمد بن حنبل يقول : ثلثة كتب ليس لها أصول، املغا زيوامللحم والتفسري. قال الخطيب يف جامعه : وهذا محمول عل كتب مخصوصة يف هذه املعان الثلثة غري معت َمد عليها، لعد عدالة ناقليها، وزيادات ُالق ّصاص فيها. ّفأما كت بامللحم، فجميعها بهذه الصفة. وليس يص ّ حيف ذكر امللحم املرتقَبة والفنت املنت َظرة غري أحاديث يسرية.

ʾAḥmad b. Ḥanbal visait-il un autre livre sur les troubles et les massacres que celui de Nuʿaym b. Ḥammād, alors qu’il s’agit, avec ses qualités et ses défauts, du plus ancien ouvrage de ce genre compilé par l’école de la sunna dont l’auteur était par ailleurs un de ses contemporains et son compagnon d’infortune durant l’inquisition ? Il ne fait aucun doute que Nuʿaym a été le premier à écrire sur les troubles et les massacres, avant même Les my thes eschatologiques arabes 77 al-Buḫārī (m. 256/869-870) puis Muslim (m. 261/874-875) qui ont cherché à recueillir une version épurée de l’authentique tradition, ainsi qu’à séparer la connaissance religieuse sacrée des textes des sermonnaires et des zanādiqa, ou encore des transmetteurs faibles et des transmetteurs abandonnés, lesquels ont falsifié les textes religieux sacrés à une époque où les hadiths, et en particulier des hadiths de troubles et de massacres, n’étaient pas recueillis selon des critères rigoureux. Nous reviendrons sur ce point.

IV/ De la littérarité des mythes eschatologiques

Bien entendu, notre travail n’est pas le premier à proposer une critique du contenu et de la structure des mythes eschatologiques. Les auteurs anciens ont abordé la question du contenu à l’aide de concepts critiques qui méritent d’être mis à profit dans le cadre d’une critique actuelle des mythes eschatologiques. Il est vrai que, pour les transmetteurs, cette critique provenait du plus profond de la conception religieuse sunnite, c’est-à-dire d’une conception idéologique, mais il n’en reste pas moins qu’elle nous offre des « matériaux critiques » utiles pour décrire les mythes eschatologiques du point de vue de la théorie littéraire en général, et de la théorie de la narration en particulier.

1/ L’impossible Ce qui domine dans les textes des mythes eschatologiques, c’est ce qu’Ibn al-Ǧawzī a appelé « l’impossible » (muḥāl. Ibn al-Ǧawzī Mawḍūʿāt, t. I, p. 44). C’est une forme d’irrationnel, qui constitue une caractéristique technique dont nous pouvons tirer le plus grand profit pour décrire ce genre mythique, une fois qu’on en a écarté la dimension idéologique. « Le mot muḥāl désigne ce qui 78 La littérature aux marges du ʾadab

a été détourné de son sens. Et une parole impossible est [aussi 15 dite] muḥāl . » (Farāhīdī ʿAyn, t. I, p. 374) Ce qui est impossible est ce qui renferme des contradictions du point de vue de la raison, comme on le voit chez Kafawī (m. 1094/1683-1684) : « Ce qui implique la corruption de tout sens, comme l’association du mouvement et du repos dans une même chose au même moment 16 […] . » (Kafawī Kulliyyāt, p. 733) Dominante dans le texte, cette dimension impossible équivaut au « faux » (bāṭil) ou au « presque faux » (šibh bāṭil), comme l’a appelé Ibn Manẓūr (m. 711/1311-1312) que nous avons étudié précédemment (Ibn al-Ḥaǧǧ al-Sulamī 2003, p. 60-61). Ce qui est « impossible », c’est aussi ce que les Anciens qualifient de « à tort et à travers » muǧāzafāt( , sing. muǧāzafa), c’est- à-dire ce que n’accepte pas l’entendement causal. Cet « impossible », à savoir ce que la raison trouve absurde et n’accepte pas, ou ces passages « à tort et à travers », est attribué au hadith que « dément l’observation » (yukaḏḏibu-hu al-naẓar), pour reprendre l’expression d’Ibn Qutayba (Taʾwīl, p. 403) dans le récit (qissa) de ʿŪǧ b. ʿInāq, ou au hadith « dont les arguments justes 17 démontrent la fausseté », selon les termes de Qārī (ʾA s rār, p. 425). C’est ce que, dans notre vocabulaire moderne, nous appelons le « mythe » de ʿŪǧ b. ʿInāq. Ces « arguments justes », ou encore l’« observation », sont les « arguments » de la résistance de l’esprit ancien face à la domination du mythe.

2/ L’histoire (al-tārīḫ) Peu courante, l’utilisation de l’histoire n’est pas une caractéristique générale des mythes eschatologiques. Présente dans certains

15 وامل ُحال من الكلم : ما ُحوَّل عن وجهه. وكلم مستحيل : محال. 16 ما اقتض الفساد من ّكل وجه، كاجتماع الحركة والسكون يف يشء واحد، يف حالة واحدة ]...[. 17 تقوم الشواهد الصحيحة عل بُطلنه. Les my thes eschatologiques arabes 79

hadiths, elle est un signe de leur falsification, et une cause de rejet catégorique de la part des transmetteurs. Qārī les appelle « les hadiths des histoires à venir » (ʾaḥādīṯ al-tawārīḫ al-mustaqbala. ʾA s rār, p. 450), et considère que « les hadiths de cette sorte ne sont que mensonges calomnieux » (ʾaḥādīṯ hāḏā al-bāb, kullu-hā kaḏib muftarā. Qārī ʾA s rār, p. 418). Prenons l’exemple des « hadiths des histoires à venir » comme dans le texte suivant, justement tiré du Livre des troubles :

Nuʿaym nous a rapporté : « Rušdīn nous a rapporté à propos de Muʿāwiyya b. Ṣāliḥ : “Un cheikh nous a rapporté que le Prophète (pbsl) a dit : ‘Lorsque ma communauté atteindra cent vingt-cinq ans, des massacres surviendront, accompagnés de tout ce qui doit arriver à la fin des temps.’” » (Ibn Ḥammād Fitan, p. 501, n° 1945)

ّحدثنا نعيم، قال : ّحدثنا ُرش ِدين عن معادية بن صالح، قال : ّحدثين بعض املَ َشيخة ّأن رسول هلل )ص( قال : إذا أيت عل ّأمت خمس وعشون ومئة سنة، كانت امللحم، وكلّ ما يُذكَر يف آخر الزمان.

En réalité, il arrive que les mythes des « histoires à venir » (Qārī ʾA s rār, p. 450) parlent moins de ce qui va se passer à la fin des temps, que de ce qui adviendra au commencement de la « fin des temps ». Lorsqu’ils évoquent le passé, des troubles et des massacres qui ont eu lieu, c’est d’une certaine manière de l’avenir dont ils parlent. Dans le cas qui précède, le mythe eschatologique qui annonce l’avenir reflète manifestement le début de l’effondrement de la dynastie omeyyade. Si le mythe eschatologique, celui « qui annonce l’avenir », n’est pas daté à l’année et encore moins au jour près, il se donne néanmoins comme une estimation exacte. On trouve ainsi :

Nuʿaym nous a rapporté : « Rušdīn nous a rapporté d’après Ibn Luhayʿa, d’après Qays b. Šurayḥ, d’après Ḥanaš al-Ṣanʿānī, d’après Ibn ʿAbbās : “Le terme de la communauté de Muḥammad (pbsl) 80 La littérature aux marges du ʾadab

viendra au bout de trois cents ans, comme pour les Fils d’Israël.” » (Ibn Ḥammād Fitan, p. 507, n° 1976)

ّحدثنا نعيم، قال : ّحدثنا رشدين عن ابن ُل َهيعة عن قيس بن ُ َشيح عن َح َنش َ الصنعا ّن عن ابن ّعباس، قال : أ َجل ّأمة مح ّمد )ص( ثلث مئة سنة، كبين إرسائيل.

Cela signifie qu’on estime que la disparition des musulmans ou leur destruction surviendra au premier jour de la trois centième année, à compter de l’hégire, de la mission du Prophète ou de sa mort.

3/ Le trouble : concept central du mythe eschatologique L’idée de corruption associée au temps, centrale dans la culture islamique, implique que le meilleur des temps ait été le temps sacré, le temps de la Prophétie et des pieux ancêtres, avant une dégradation provoquée par le passage du temps, jusqu’à une époque souillée par de nombreux troubles et les massacres qui les accompagnent. Doivent ensuite arriver les héros promis comme « signes avant-coureurs de la fin des temps » ʾašrāṭ( al-sāʿa al-ṣuġrā), tels al-Mahdī et al-Sufyānī, suivis des « marques de la fin des temps » ʿalāmāt( al-sāʿa al-kubrā) ou de ses « signes » (ʾašrāṭ) mentionnés dans le Coran et dans d’autres textes, comme la sortie de la Bête [de la Terre] et de Gog et Magog, suivis de la fin des temps. Celle-ci ne surviendra que par la multiplication des troubles, ce qui explique que Nuʿaym leur ait consacré un livre à part. Pour ʿAbd al-Ruʾūf al-Munāwī (m. 952/1031-1032), le trouble est « une calamité, un processus qui fait apparaître les choses cachées, comme l’a mentionné al-Ḥarāllī. Et al-Rāġib de dire : “C’est ce qui permet de faire apparaître ce qu’il y a de bien ou de 18 mal dans l’Homme.” » (Munāwī Tawqīf, p. 549) Le Livre des troubles est en réalité le livre des calamités et des souffrances dont on attend

18 البَليّة. وهي معاملة تُ ِظهر األمور الباطنة. ذكره الحرايلّ. وقال الراغب : ما يتب ّني به حال اإلنسان من خري أو ّش. Les my thes eschatologiques arabes 81 qu’elles adviennent à la fin des temps, avant qu’apparaissent les signes de la Fin des temps, c’est-à-dire des évènements très violents et brutaux. Dans Les Concepts universels (al-Kulliyyāt), Kafawī examine le concept de trouble selon sa référence coranique, et en trouve seize définitions. Il dit :

[…] Le trouble : c’est ce qui permet de faire apparaître ce qu’il y a de bien ou de mal dans l’homme […] et le trouble est aussi l’idolâtrie 19 (« Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition »), le fourvoiement (« Ils recherchent la discorde »), le meurtre (« [par crainte] d’être surpris par les incrédules »), la mise à l’écart (« Prends garde qu’ils n’essayent de t’écarter »), l’égarement (« Celui que Dieu veut exciter à la révolte »), la sentence (« Cela n’est qu’une épreuve de ta part »), le crime (« Ne sont-ils pas tombés dans la révolte ? »), la maladie (« Chaque année ils sont tentés de se révolter »), l’avertissement (« Ne permets pas que nous devenions une occasion de scandale »), le pardon (« Qu’une tentation ne les atteigne »), l’avertissement (« Oui, nous avons éprouvé ceux qui vécurent avant ceux-ci »), la torture (« Ils considèrent l’épreuve venue de la part des hommes comme un châtiment de Dieu »), le supplice du feu (« Ils seront éprouvés par le feu »), la folie (« Quel est celui d’entre vous qui est tenté »). Il est dit dans Ses paroles, qu’il soit exalté : « La sédition est pire que le meurtre » ; il veut dire par fitnale bannissement de sa terre. (Kafawī Kulliyyāt, p. 583)

]...[ الفتنة : ما يتب ّني به حال اإلنسان من الخري وال ّش. والفتنة أي ًضا ال ِّشك : » ح ّت ال تكون فتنة «. واإلضلل : » ابتغاء الفتنة «. والقتل : » أن يفتنكم الذين كفروا «. ّوالصد : » واحذروهم أن يفتنوك «. والضللة : » ومن ُي ِرد هلل فتنته «. والقضاء : » إن هي إال فِ ُتنتك «. واإلثم : » أال يف الفتنة سقطوا «. واملرض : » ُيف َتنون يف ّكل عام «. والعِبة : » ال تجعلنا فتنة «. والعفو : » أن تصيبهم فتنة . « واالختبار : » ولقد ّفتنا الذين من قبلهم «. والعذاب : » َج َعل فتنة الناس كعذاب هلل «. واإلحراق : » هم عل النار ُيف َتنون «. والجنون :

19 [N. d. T.] Pour tous les passages coraniques, nous avons repris la traduction de Denise Masson. 82 La littérature aux marges du ʾadab

» ّبأيكم املَفتون «. قيل يف قوله تعاىل : » والفتنة أش ّد من القتل «، ّإن املراد النفي عن البلد.

Beaucoup de ces concepts partiels sont présents de manière frappante dans les mythes eschatologiques du Livre des troubles, en particulier le fourvoiement, le meurtre, la sentence, le crime, la maladie, l’avertissement, l’épreuve, la torture, le supplice du feu, la folie et le bannissement. Entre autres exemples, al-Sufyānī et l’Antéchrist mettent à l’épreuve les gens en égarant leurs partisans, puis en tuant les croyants par un meurtre général, complet et fulgurant. Leur épreuve est une sentence et un destin inéluctable, que les croyants le veuillent ou non. Les meurtres ou « massacres » qu’ils commettent, entre autres crimes et formes de corruption qu’ils propagent sur terre, représentent un avertissement pour les croyants. C’est une mise à l’épreuve de leur patience face aux grands malheurs que Dieu peut leur infliger ici-bas, avant même de les envoyer à l’autre monde. Ils sont ainsi meurtris. Ils subissent le supplice du feu. Les moins éprouvés d’entre eux se voient bannis de chez eux. Le concept de trouble qui revient régulièrement comprend un concept plus particulier qui y renvoie systématiquement. En effet, tout massacre est un trouble, mais tout trouble n’est pas nécessairement un massacre, car « le massacre est la guerre au 20 cours de laquelle on tue » (Farāhīdī ʿAyn, t. IV, p. 77), « l’énorme 21 affrontement pendant le trouble » (Ibn Manẓūr Lisān, t. XII, 22 p. 537), et « le combat pendant le trouble » (Rāzī Muḫtār, 280). Il arrive que le concept de massacre soit utilisé comme synonyme de « trouble » eschatologique. On trouve chez Ibn Ḥanbal : « Trois livres n’ont pas de fondements : les récits des guerres,

20 امللحمة : الحرب ذات القتل. 21 الواقعة العظيمة يف الفتنة. 22 القتال يف الفتنة. Les my thes eschatologiques arabes 83

23 les récits des massacres et le commentaire . » (Qārī ʾA s rār, p. 382) De la même manière, al-Ḫaṭīb al-Baġdādī dit : « Seul un petit nombre de hadith est valide en ce qui concerne les massacres 24 annoncés ou les troubles prévus . » (Qārī ʾA s rār, p. 382) Le terme est souvent employé à la forme plurielle, comme ici par Nuʿaym 25 b. Ḥammād : « Il restait un seul des massacres » (Ibn Ḥammād Fitan, p. 180, n° 617). Ou encore : « Damas est la forteresse des 26 musulmans contre les massacres . » (Ibn Ḥammād Fitan, p. 202, n° 717) On emploie parfois un synonyme du terme trouble, à savoir le « chaos » (harǧ). Il s’agit du « trouble et [de] la confusion […] que le Prophète (pbsl) a interprétés, à propos des signes de 27 la fin des temps, comme correspondant au meurtre . » (Rāzī Muḫtār, p. 325) Et chez Nuʿaym b. Ḥammād, malgré la rareté de ce terme, nous trouvons : « Malheur à eux, quel chaos gigantesque 28 les attend ! » (Ibn Ḥammād Fitan, p. 166, n° 556) Le concept de trouble, et ce qu’il recouvre de massacres et de chaos, s’insère dans le concept plus large et plus général de « signes de la fin des temps » (ʾašrāṭ al-sāʿa). Nuʿaym b. Ḥammād rapporte : « Lorsque tu vois les Arabes se désintéresser de Qurayš […], alors tu es 29 entouré des signes de la fin des temps . » (Ibn Ḥammād Fitan, p. 198, n° 700)

23ثلثة كتب ليس لها أصول : املغازي وامللحم والتفسري. 24 وليس يص ّ حيف ذكر امللحم امل ُرت َقبة والفنت املنت َظرة غري أحاديث يسرية. 25 بقيت من امللحم واحدة. 26 ِلمعق املسلمني من امللحم دمشق. 27 الفتنة واالختلط ]...[ وف ّسه النيبّ )ص( يف أشاط الساعة بالقتل. 28 ويل لهم من َه ْرج عظيم األجنحة. 29 إذا رأي َت العرب تهاونت بأمر قريش ]...[ فقد َغشيتْ َك أشاط الساعة. 84 La littérature aux marges du ʾadab

V/ Du mythe eschatologique au mythe divinatoire et oraculaire

L’énorme activité des transmetteurs dans la mise par écrit du hadith, et le grand soin qu’ils ont mis à l’authentifier et à y distinguer les catégories de « valide » (ṣaḥīḥ), « bon » (ḥasan), « faible » (ḍaʿīf) et « apocryphe » (mawḍūʿ), explique le coup d’arrêt mis au développement des mythes eschatologiques, du moins e e en apparence, au début du iii /ix siècle. La logique des choses impliquait en effet que le hadith prophétique ait été rassemblé et authentifié, tout comme l’« héritage des ancêtres », et que l’on ne puisse plus rapporter d’autres « hadiths de trouble » que ceux qui étaient entre les mains des transmetteurs, comme les auteurs des Six Livres, et des auteurs spécialisés dans les « traditions apocryphes » comme Ibn al-Ǧawzī, qui les avait intégralement e e rassemblés dans un recueil au vi /xii siècle et un peu après. De plus, le mouvement des zanādiqa avait été défait au cours de ce même siècle, par la victoire qu’avait remportée sur eux, ainsi que sur les mutazilites, l’école de la sunna, de sorte que seuls les sermonnaires étaient encore en activité. En outre, les traditionnistes de l’école de la sunna ont vivement critiqué les livres des troubles. Ainsi, Ibn Diḥya al-Sabtī (m. 633/1235-1236) s’en est pris au Livre des troubles de ʾAbū ʿAmr al-Dānī, le célèbre « récitateur » (muqriʾ) (m. 444/1052-1053), et a dit :

Le livre des traditions rapportées mentionnées dans les troubles et leurs malheurs, dans les temps et leur corruption, et dans la fin du temps et ses signes [avant-coureurs] est un volume dans lequel l’auteur a mélangé le valide et le faible, et où l’aigle n’est pas distingué de l’autruche. Il y expose des traditions apocryphes, et Les my thes eschatologiques arabes 85

se détourne de ce qui a été établi comme valide et attesté. (Qurṭubī Taḏkira, t. II, p. 293)

كتاب السنن الواردة بالفنت وغوائلها واألزمنة وفسادها والساعة وأشاطها، وهو مج ّلد مزج فيه الصحيح بالسقيم، ولم يف ّرق فيه بني نس و َظلِيم، وأىت باملوضوع، وأعرض عمّا ثبت من الصحيح املسموع.

Cette vive critique traditionaliste annonçait la ruine de cet e e ancien genre de récit arabe apparu à partir de la fin du i /vii siècle. On voit ainsi l’auteur, ʾAbū ʿAmr al-Dānī, y être attaqué pour avoir inclus :

[...] des massacres, des évènements passés et à venir, et [rassemblé] ce qui s’exclut et se contredit mutuellement entre le lézard et la baleine ; et parmi ses exagérations, il y a celles qui relèvent de l’extravagance et de la folie. Il contient des traditions apocryphes dont la fin dément le début et qu’il est impossible au commentateur de commenter, ainsi que des arguments servant aux zanādiqa à démentir le Véridique et l’Approuvé, Muḥammad (pbsl). (Qurṭubī Taḏkira, t. II, p. 291-292)

]...[ من امللحم وما كان من الحوادث وسيكون، وجمع فيه التنايف والتناقض بني ال َّض ّب والنون، وأغ َرب فيما أغرب يف روايته عن رضب من ال َه َوس والجنون. وفيه من املوضوعات ما ُيك ِّذب آخرها ّأولها، ويتع ّذر عل ِّاملتأول لها تأويلها، وما يتع ّلق به جماعة الزنادقة من تكذيب الصادق املصدوق، مح ّمد ص ّل هلل عليه و ّسلم.

Dans sa critique du mythe de la Bête et de Gog et Magog (Qurṭubī Taḏkira, t. II, p. 294), de l’histoire des troubles (Qurṭubī Taḏkira, t. II, p. 311) et des « détails faux et des récits mensongers 30 à propos des signes de la fin des temps » (Qurṭubī Taḏkira, t. II, p. 310), Sabtī dénonce encore les traits relevant de l’« extravagance » (ʾiġrāb) et de la « contradiction » (tanāquḍ).

30 التفاصيل الباطلة، واألحاديث الكاذبة يف أشاط الساعة. 86 La littérature aux marges du ʾadab

Cependant, le déclin de ce genre de mythes sous sa forme originale annonçait sa réapparition et sa résurrection dans un autre genre qui allait le remplacer, à savoir le genre des mythes « divinatoires oraculaires » (al-ʾasāṭīr al-ǧafriyya al-ḥidṯāniyya). Relevant lui aussi du récit mythique, il ressemble aux mythes eschatologiques dont il est issu. Il en constitue une branche, que nous avons précédemment étudiée dans notre article intitulé « La littérature de divination, de massacres et de troubles conçue comme un sous-genre mythique : introduction aux contenus implicites de son discours » (Ibn al-Ḥaǧǧ al-Sulamī 2015). Selon Ibn Ḫaldūn :

[le livre de divination] trouve son origine dans le fait que Hārūn b. Saʿīd al-ʿIǧlī, chef des zaydites, possédait un livre contenant des récits qu’il fait remonter à Ǧaʿfar al-Ṣādiq, dans lequel se trouvait la connaissance de ce qui allait arriver à la famille du Prophète (ʾahl al-bayt) en général, et à certains d’entre eux en particulier […]. (Ibn Ḫaldūn Muqaddima, t. II, p. 828-829)

كان أصله ّأن هارون بن سعيد ِالعج ِ ّل، وهو رأس الز ّيدية، كان له كتاب يرويه عن جعفر الصادق، وفيه علم ما سيقع ألهل البيت عل العموم، ولبعض األشخاص منهم عل الخصوص ]...[

Néanmoins, le mythe divinatoire s’est développé à partir de son fondement chiite, pour devenir un mythe sunnite prédisant l’avenir sous de nombreuses formes :

La plupart de ce à quoi sont attentifs les princes et les rois et qu’ils recherchent dans ce genre [de textes] concerne la durée de leur règne. C’est pourquoi les gens de savoir pouvaient s’y intéresser. On trouve chez toutes les nations un discours de ce type tenu par un devin, un astrologue ou un saint. Ces paroles leur prédisent un règne auquel ils aspirent, ou un grand État dont ils rêvent, les guerres et les massacres qu’ils vont connaître, la durée d’existence Les my thes eschatologiques arabes 87

de leur dynastie, le nombre de ses souverains et l’exposé de leurs noms ; on appelle cela ḥidṯān. (Ibn Ḫaldūn Muqaddima, t. II, p. 822)

وأكرث ما يعتين بذلك ويت ّطلع إليه األمراء وامللوك يف آماد دولتهم. ولذلك انرصفت العناية من أهل العلم إليه. ّوكل ّأمة من األمم يوجد لهم كلم من كاهن أو ِّمنجم أو و ّيل يف مثل ذلك، من ُم ٍلك يرتقبونه أو دولة ّيحدثون أنفسهم بها، وما يحدث لهم من الحرب وامللحم، ّومدة بقاء الدولة، وعدد امللوك فيها، والتعرّض ألسمائهم، ويُسمّى ذلك الحِدْثان.

La source d’inspiration du mythe divinatoire s’est progressivement déplacée de la famille du Prophète (ʾāl al-bayt) et de ce que ses membres possèdent de sainteté dans l’esprit des musulmans sunnites aussi bien que chiites, vers les « astrologues » (munaǧǧimūn, sing. munaǧǧim) et ce qu’ils possèdent de science de l’avenir. Ibn Ḫaldūn (m. 808/1405) dit à leur égard :

Après les notables de la communauté, lorsque les gens ont commenté les sciences et les termes techniques, et que les livres des philosophes ont été traduits en arabe, la plupart s’appuyaient sur le discours que tenaient les astrologues au sujet du règne, des états, et de l’ensemble des évènements généraux d’après les conjonctions, et qu’ils tenaient au sujet des naissances et des questions, et de tous les évènements particuliers d’après leurs ascendants. (Ibn Ḫaldūn Muqaddima, t. II, p. 823)

ّاوأم بعد صدر امل ّلة، وحني ع ّلق الناس عل العلوم واإلصلحات، و ُترجمت كتب الحكماء إىل اللسان العرب ّي، فأكرث ُم َعت َمدهم يف ذلك كلم ّاملنجمني يف املُلك والدول، وسائر األمور ّالعامة من القِرانات، ويف املواليد واملسائل، وسائر األمور الخاصّة من الطوالع لها.

Par cette métamorphose du mythe eschatologique, le mythe divinatoire et oraculaire a remplacé le mythe de trouble, mais son contenu n’a pas changé. En effet, les mythes ne disparaissent pas ni ne s’effacent, ils se transforment. 88 La littérature aux marges du ʾadab

Bibliographie

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La littérature aux marges du ʾadab

Les traditions apocryphes Questions littéraires, questions de société

Mohamed Hamza

Université de Sousse

Traduction : Farah Cherif Zahar Les traditions apocryphes 93

Nous nous proposons d’étudier un type de textes religieux islamiques, ceux de la tradition prophétique (al-ḥadīṯ al-nabawī), en respectant les exigences scientifiques modernes, dans la mesure où celles-ci permettent de dépasser les limites du champ des textes officiels, tout en ménageant une place à l’étude des textes narratifs issus de la culture populaire. Elles contribuent aussi à dépasser la vision traditionnelle qui a longtemps accompagné la lecture de ces textes et leur compréhension, pour parvenir à une méthodologie critique qui voit dans les textes religieux – indépendamment de la place qui leur est réservée dans la conscience religieuse – des propositions à explorer, à déconstruire et à comprendre. Cette méthodologie permet aussi d’y voir des discours invitant à s’interroger sur l’opération intellectuelle qui les a sélectionnés, de même qu’elle appelle à renouveler leur lecture, aussi bien sur le plan des significations qu’ils contiennent que sur celui des fonctions qu’ils remplissent. À travers cet objectif, nous entendons contribuer à repousser les limites traditionnelles du champ littéraire en explorant de nouvelles dimensions, esthétiques et narratives, de textes au contenu religieux qui sont longtemps restés la chasse gardée des spécialistes de ce domaine. Seuls ces derniers se considéraient à même de comprendre ces textes et de faire le tri entre ceux d’entre eux qui étaient valides (ṣaḥīḥ) et recevables (maqbūl) d’une part, et apocryphes (manḥūl) et réfutables (mardūd) de l’autre. Notre lecture du hadith apocryphe (al-ḥadīṯ al-mawḍūʿ) peut aussi être définie comme « compréhensive », ne visant ni l’éloge ni le blâme. Elle utilise les méthodes modernes permettant de révéler les conditions historiques qui façonnent en leur sein le texte religieux, et ainsi de comprendre les formes de contrôle, d’exclusion, de domination, et de coercition du réel, de même que les penchants humains et l’influence politique, partisane et confessionnelle qui ont entouré ces textes anciens dans leur ensemble. 94 La littérature aux marges du ʾadab

Ce qui donne à cette lecture sa légitimité, c’est qu’elle permet de mettre en évidence le processus complexe en vertu duquel la 1 place de la sunna prophétique a été fixée et au cours duquel elle s’est transformée, d’un texte ouvert aux ajouts et à l’invention, en un corpus clos que l’on a appelé « les [livres] Authentiques » (al-Ṣiḥāḥ). Après que les différents acteurs ont contribué, dans toute la diversité de leurs positions sociales, de leurs courants politiques et de leurs orientations culturelles, à la constitution de ce texte ouvert et à la fixation de ses règles, les Authentiques (al-Ṣiḥāḥ) ont commencé à être protégés par une loi qui les a exemptés de toute critique ou tout questionnement. L’élaboration d’une loi d’« exemption de la tradition prophétique » est le résultat d’un parcours complexe déterminé par la situation historique et psychologique dans laquelle se trouvait la communauté musulmane. Elle a été rendue nécessaire par la construction d’un héritage religieux jouissant d’un minimum de solidité, de cohérence et de résistance face au combat politique et confessionnel. Notre recherche se divise en trois parties : les deux premières tiennent lieu d’introduction, tandis que la troisième constitue le cœur de notre travail. Nous commencerons par définir les traditions apocryphes du point de vue de l’institution religieuse, en fonction des principes qui ont façonné sa conception des catégories de

1 C’est Šāfiʿī qui a le mieux exprimé cette tendance textuelle qui établit un lien entre la vie humaine et une indication existant nécessairement dans le texte sous une forme concrète ou discursive. « Tout ce qui a été révélé à un musulman contient un jugement (ḥukm) nécessaire ou une indication (dalāla) vers le chemin de la vérité ; s’il contient en lui-même un jugement, il revient au musulman de s’y conformer, et s’il n’en contient pas en lui-même, il revient au musulman de chercher une indication sur le chemin de la vérité grâce à l’interprétation personnelle (iǧtihād) et à l’interprétation par analogie (iǧtihād al-qiyās) (Šāfiʿī Risāla, p. 477). ّكل ما نزل بمسلم ففيه حكم الزم، أو عل سبيل الح ّق ففيه داللة موجودة، وعليه إذا كان فيه بعينه حك ٌم اتّ ُباعه، وإذا لم يكن فيه بعينه ُطلب الداللة عل سبيل الح ّق فيه باالجتهاد، واالجتهاد القياس. Les traditions apocryphes 95

hadiths en général, et de hadiths apocryphes en particulier. Nous aborderons ensuite les traditions apocryphes du point de vue de la critique moderne, et exposant les conséquences méthodologiques et scientifiques auxquelles conduit la déconstruction des principes qui sous-tendent la lecture qui en est traditionnellement faite. Enfin, nous consacrerons notre troisième partie à l’analyse du discours des traditions apocryphes, et à l’élargissement de la réflexion aux aspects narratifs et artistiques qu’elles révèlent. Nous rechercherons les facteurs communs, sensibles et imaginaires, et les réalités sociales que construisent les textes canoniques admis par la culture officielle, tout comme les textes marginaux qui ont longtemps été rejetés et considérés comme un discours apocryphe et mensonger.

I/ Les traditions apocryphes du point de vue de l’institution religieuse

Lorsque le chercheur entend examiner le point de vue traditionnel, il dépend, pour ce qui est de la connaissance des problèmes liés à 2 3 la tradition prophétique en général et à la tradition apocryphe en particulier, des savants traditionnels spécialistes du hadith. Ces derniers ont en effet considéré qu’ils étaient les plus aptes à examiner les textes attribués au Prophète, à les trier, et à y distinguer le vrai de l’apocryphe. Inévitablement, ils se sont également estimés comme les mieux placés pour comprendre

2 Sur l’histoire de la tradition prophétique d’un point de vue classique, voir ʿAbd al-Ḫāliq 1986, al-Ṣāliḥ 1988, ʾAbū Zahū 1988, al-Sibāʿī 1985, ʿAǧāǧ al-Ḫaṭīb 1963 et 1984, Ḍiyāʾ al-ʿUmarī 1972, ʿAtar 1981, al-Ḥassanī 1978 et Ḥamāda 1987. 3 Sur la forgerie dans la tradition prophétique, voir Falāta 1981, al-Ašqar 2012, al-Ḏahabī 1985, Naʿnāʿa 1970 et ʾAbū Šahba s.d. 96 La littérature aux marges du ʾadab

le texte islamique (al-naṣṣ al-ʾislāmī) et, d’une manière générale, l’interpréter. Leur travail représente dans l’histoire une pratique herméneutique, à l’intérieur d’une structure mentale particulière et d’une position linguistique unique vis-à-vis du texte et de sa signification, posture fondée sur des références précises et respectant des conditions interprétatives particulières. C’est dans ce contexte qu’ont été rassemblés les éléments approuvés par la communauté des interprètes, mais aussi exclus ceux qui étaient incompatibles avec sa vision sociétale, politique et doctrinale, c’est-à-dire ceux qui ont été relégués dans la catégorie qualifiée d’interprétation corrompue et fausse. C’est ainsi que sont apparus les commentaires officiels et reconnus qui ont eu la chance d’être admis et bien reçus. En contrepartie, se sont développés des commentaires marginaux qui sont restés limités à des cercles contestataires, avec leurs partisans, leurs règles de déduction et leurs propres outils destinés à élaborer leur sémantique. Les savants ont utilisé cette même pratique pour la tradition prophétique, à travers l’examen des hadiths, leur tri et leur 4 sélection, et leur compilation dans des livres dits Authentiques . Ils ont condamné comme invalide le reste de ces hadiths, et les ont rassemblés dans ce qu’on a appelé les livres d’« apocryphes ». Dans la plupart des cas, la culture officielle, soumise au regard de l’institution religieuse, a décidé de la marginalisation et de l’exclusion de ce qui ne lui convenait pas dans les hadiths. Pour cela, elle a suivi les mêmes principes que ceux qui ont présidé à e sa catégorisation des hadiths. Depuis le début du xx siècle, ces principes n’ont cessé de faire l’objet de nombreuses contestations. Celles-ci portent en premier lieu sur la définition du hadith mensonger (al-ḥadīṯ al-makḏūb) telle qu’elle a été approuvée par les

4 Il s’agit, pour les sunnites, de six recueils dont les deux plus importants sont le Ṣaḥīḥ d’al-Buḫārī et le Ṣaḥīḥ de Muslim. Parmi les sources chiites, nous pouvons évoquer Kulaynī Kāfī et Ṭūsī Man. Les traditions apocryphes 97

savants religieux, à savoir ce qu’ils considèrent comme inventé et faussement attribué à l’envoyé de Dieu. Le terme « apocryphe » (mawḍūʿ) est le participe passé (ʾism mafʿūl) du verbe waḍaʿa, qui signifie « déposer », ou encore « jeter bas ». Ce qui est posé mawḍūʿ( ), c’est ce qui est accolé. On dit : « il a accolé untel à untel », c’est-à- dire « il les a liés ». Le terme est utilisé pour désigner la forgerie créée, par dérivation du sens premier, car sa place est d’être rejetée en un lieu qui ne mérite pas du tout d’être élevé (rafʿ), ou par dérivation du second sens, car il est accolé au Prophète (pbsl) (voir Ibn ʿIrāq Tanzīh, Introduction). Il y a donc là un jugement sur le statut inférieur de la tradition apocryphe, ce qui apparaît à 5 travers la comparaison entre le hadith élevé (marfūʿ) et le hadith apocryphe (mawḍūʿ). Le fait d’admettre le caractère mensonger et diffamatoire de ce matériau est commun aux critiques du hadith qui partagent cette position vis-à-vis du phénomène de la forgerie (waḍʿ) et du hadith apocryphe (mawḍūʿ), comme en témoignent les titres sous lesquels sont parus les livres de traditions apocryphes. Ce qu’ils affichent en façade, il convient de le lire avec un œil critique, car s’y exprime implicitement une position vis-à-vis du hadith apocryphe, et même souvent une vision doctrinale et idéologique évidente pour le lecteur, comme dans les exemples suivants : La Purification de la šarīʿa élevée des traditions infâmes apocryphes (Ibn ʿIrāq Tanzīh) ; Les Perles forgées dans les traditions apocryphes (Suyūṭī al-Laʾāliʾ) ; Avertissement des élites contre les mensonges des sermonnaires (Suyūṭī Taḥḏīr). Les principes qui se cachent derrière ces titres révèlent la vision qu’a le critique du hadith du rôle qu’il doit jouer pour avertir, purifier et conserver. C’est lui qui garde fidèlement les hadiths du Prophète, qui les protège ; lui qui décide de les discréditer et de les dénoncer ; lui qui juge de leur inanité pour le bien de la

5 [N. d. T.] Un hadith est dit « élevé » (marfūʿ) lorsque sa chaîne de garants remonte jusqu’au Prophète. 98 La littérature aux marges du ʾadab

šarīʿa. Telle est sa responsabilité. Une conception fondée à partir d’un hadith attribué au Prophète et rapporté par ʾAbū Hurayra : « Pour Dieu, à chaque innovation par laquelle on a intrigué contre 6 l’islam, un de ses saints défend sa foi . » (Suyūṭī Taḥḏīr, p. 71) Les oulémas ont fini par émettre une fatwa stipulant que les traditions apocryphes n’ont pas de fondement, qu’elles sont fausses (bāṭila) et qu’il est illicite de les rapporter et de les mentionner « en particulier devant les gens ordinaires, le bas peuple et les 7 femmes » (Suyūṭī Taḥḏīr, p. 72). On peut remarquer ici l’assurance avec laquelle le savant religieux traite de la forgerie (waḍʿ) et de ceux qui en usent. Si ces gens-là instillent leur poison et prêtent au Prophète des propos qu’ils ont inventés, le critique de hadith préserve les croyants de leur nuisance, parce qu’il passe les hadiths au crible et les trie avec attention. On trouve même souvent des images évoquant le travail héroïque qu’accomplit le critique de hadith. De là vient sa similarité avec l’essayeur (nāqid al-ʿumla) qui peut distinguer les faux dirhams de ceux qui sont authentiques, en dépit de leur éclat trompeur (voir Suyūṭī Laʾāliʾ, p. 114). Mais quelles sont les caractéristiques du hadith apocryphe et à quoi le reconnaît-on ? Les critiques de hadiths considèrent que les traditions apocryphes possèdent des caractéristiques qu’un œil perçant est en mesure de déceler. Parmi celles-ci, il y a tout d’abord le fait que le forgeur reconnaisse lui-même sa forgerie. Il y a là un parallèle clair entre le cas où quelqu’un s’accuse d’avoir commis un péché ou un crime entraînant nécessairement un châtiment et le cas où le menteur reconnaît son mensonge. Les critiques de hadiths n’éprouvent ainsi aucune gêne à comparer celui qui forge une tradition au voleur ou au fornicateur, prenant soin de qualifier de crime le mensonge au sujet du Prophète (voir

6 ّإن هلل عند ّكل بدعة كِي َد بها اإلسلم وليًّا من أوليائه يذ ّب عن دينه. 7 وخ ً اصوص بني العوام ُّوالس ْوقة والنساء. Les traditions apocryphes 99

Ibn ʿIrāq Tanzīh, Introduction, p. 4). Nous trouvons également de nombreux témoignages relatifs à des transmetteurs qui ont admis leur mensonge et reconnu avoir forgé des hadiths à propos de ceci ou contre cela. Les « vertus du Coran » (faḍāʾil al-Qurʾān) en constituent l’archétype. Ainsi, dans le témoignage relatif à Maysara b. ʿAbd Rabbihi, il est mentionné que le forgeur, poussé par la piété, et trouvant que les gens s’étaient détournés du Coran, a forgé des hadiths vantant les vertus de celui-ci, verset par verset, sourate par sourate, afin de susciter chez les gens l’envie de lire le Livre saint. La position politique et confessionnelle du rapporteur de tradition joue également un rôle. Ainsi, parmi les caractéristiques du hadith apocryphe figure, d’après Ibn al-Ǧawzī, le fait « que 8 le rapporteur soit un rafidite et que le hadith vante les mérites 9 de la famille du Prophète, ou blâme ceux qui l’ont combattue » (Ibn ʿIrāq Tanzīh, Introduction, p. 4). Ce critère de sélection du hadith a, sur l’opération de collecte de la tradition apocryphe, des conséquences sur le plan doctrinal et politique. Nous y reviendrons dans la suite de cet article. Parmi les caractéristiques du hadith apocryphe, d’après ses critiques, figure également la faiblesse de la formulation rakākat( al-lafẓ). On suppose là implicitement que le hadith énoncé par le Prophète est lui-même le critère pour invalider le hadith. Il en résulte que les savants parviennent :

[…] en raison de leur pratique assidue des paroles du Prophète à posséder une complexion mentale et une aptitude solide leur permettant de savoir ce qui est recevable comme parole de la prophétie et ce qui ne l’est pas. Ainsi, on a demandé à l’un d’eux : « Comment sais-tu que le šayḫ est un menteur ? » — « S’il rapporte :

8 [N. d. T.] Rāfiḍī, pl. rawāfiḍ, terme par lequel l’école sunnite désigne les chiites. 9 أن يكون الراوي راف اضيًّ والحديث يف فضائل آل البيت وذ ّم من حاربهم. 100 La littérature aux marges du ʾadab

“Ne mangez pas la courge avant de l’avoir égorgée”, tu sais qu’il est menteur. » Certains se sont appuyés, pour le montrer, sur le propos du Prophète (pbsl) qui dit : « Si lorsque vous entendez le hadith vos cœurs le reconnaissent, qu’à l’écouter vos cheveux et vos peaux s’adoucissent, et que vous voyez qu’il est proche de vous, alors je suis le premier d’entre vous à l’agréer ; mais, lorsque vous entendez le hadith à mon sujet, vos cœurs le renient, qu’à l’écouter vos cheveux et vos peaux se hérissent, et que vous voyez qu’il est loin de vous, alors, d’entre vous, je suis le plus éloigné de 10 lui . » (Ibn ʿIrāq, Tanzīh, p. 4.)

]...[ لكـرثة مزاولة ألفاظ الن ّيب ًهيئة نفسان ّي ًة َوم َلك ًة ّقوي ًة يعرفون بها ما يجوز من ألفاظ النبوّة وما ال يجوز. كما ُسئل بعضهم : كيف ت عرف ّأن الشيخ ك ّذاب ؟ قال : إذا روى ال تأكلوا َالق ْرعة ح ّت تذبحوها، علمت ّأنه ك ّذاب. ق ُلت : وقد استأنس بعضهم لذلك بخب ّأن الن ّيب )ص( قال : إذ سمعتم الحديث ت عر ف ه قلوبكم وتلني له أش ُع ُركم وأبشاركم، وترون ّأنه منكم قريب، فأنا أوالكم به. وإذا سمعتم الحديث ع ّين تنكره قلوبكم وتنفر منه أشعاركم وترون ّأنه منكم بعيد، فأنا أبعدكم منه.

On rapporte aussi un autre critère que les critiques de hadiths ont placé dans la bouche du Prophète :

Ce qui vous a rapporté comme hadith à mon sujet et auquel vous répugnez, ne le croyez pas, parce que moi je ne dis pas ce à quoi l’on répugne et je ne suis pas des gens qui le pratiquent. (Ibn ʿIrāq, Tanzīh, p. 5)

ما حُدّثتم ع ّين ممّا تنكرونه فل تأخذوا به، ف ّ إنال أقول املنكر ولس ُت من أهله.

Dans la même veine, on attribue également au prophète Muḥammad l’éclaircissement suivant :

10 Comme l’a rapporté Ibn Ḥanbal dans son Musnad. Les traditions apocryphes 101

Le hadith possède une lumière que tu reconnais, pareille à celle du jour, et une obscurité que tu renies, pareille à celle de la nuit. (Ibn ʿIrāq, Tanzīh, p. 5)

إنّ للحديث ضوء كضوء النهار تعرفه وظلمة كظلمة الليل تنكرها.

En mettant ici dans la bouche du Prophète l’énonciation de tels critères, les critiques de hadiths n’ont pas réalisé qu’ils reconnaissaient de fait que la forgerie existait de son vivant et qu’il en avait connaissance, alors même qu’ils avaient nié catégoriquement que le mensonge existât parmi les Compagnons. Parmi les éléments qui invalident le hadith, il y a le fait qu’il contredise le Coran, ou un hadith valide (ṣaḥīḥ), ou encore les faits qu’accepte un esprit sensé (Ibn ʿIrāq Tanzīh, Introduction, p. 5). Néanmoins, ces caractéristiques qui suggèrent qu’un hadith a été forgé sont curieusement celles-là même que les ʾahl al-raʾy ont reproché aux traditionistes, à savoir qu’ils véhiculent le mensonge, la contradiction et la divergence contre les déclarations du Coran. Ce sont de telles accusations qu’a rapportées Ibn Qutayba (Taʾwīl, p. 16-27) de la bouche de ses adversaires muʿtazilites. Néanmoins, l’examen des expressions employées par les critiques de hadiths révèle que les critères des muʿtazilites dans leur propre critique du hadith ont été manipulés. En effet, le hadith qui contredit les exigences de la raison ne peut être écarté que si son interprétation est impossible et que lui est attaché un élément que les sens, l’observation ou l’habitude rejettent, comme son incompatibilité avec l’indication tranchante du Livre (munāfātu-hu li-dalālat al-kitāb al-qaṭʿiyya), la sunna notoire (mutawātira) ou le consensus absolu (al-ʾiǧmāʿ al-qaṭʿī) (Ibn ʿIrāq Tanzīh, Introduction, p. 6). La faiblesse du sens (rakākat al-maʿnā) du hadith, elle aussi, est un critère. Et Ibn ʿIrāq écrit à cet égard :

Cherchez le sens faible, là où vous le trouvez, c’est la marque de l’apocryphe, qu’elle soit associée ou non à une expression faible. 102 La littérature aux marges du ʾadab

Cette religion est tout entière faite de bonnes actions, et la faiblesse renvoie à la bassesse, de sorte qu’il y a entre elle et les buts de la religion une grande différence. La seule faiblesse de la langue ne suffit pas à indiquer la forgerie, car on peut supposer que le transmetteur a rapporté le hadith en préservant le sens, et s’est exprimé dans une langue qui n’est pas éloquente mais n’en a pas déformé le sens. (Ibn ʿIrāq Tanzīh, p. 6)

واملدار عل ر ّكة املعىن، فحيث َأين ُو ِجد ْت ّدلت عل الوضع، س ٌواء ان ّضم إليه ا ر ّكة اللفظ أم ال. فإ ّن هذا الدين ك ُّله محاسن، ّوالركة ترجع إىل الرداءة، فبينها وبني مقاصد الدين ُمباينة. ّوركة اللفظ وحدها ال تد ّل عل ذلك، الحتمال أن يكون الرواي رواه باملعىن، فع ّب بألفاظ غري فصيحة من غري أن يخلّ باملعىن.

Parmi les manifestations d’une telle faiblesse du sens, d’après les critiques de hadiths, figurent notamment :

[…] l’usage immodéré du serment solennel à propos d’une chose insignifiante et la promesse considérable concernant une action de faible importance. Cela arrive souvent dans les hadiths des sermonnaires [quṣṣāṣ]. Ibn al-Ǧawzī a dit : « J’ai honte de ce que certaines personnes ont forgé : “Qui a prié de telle manière aura soixante-dix maisons, dans chacune des maisons, soixante-dix mille pièces, dans chacune des pièces, soixante-dix mille lits, sur chacun des lits, soixante-dix mille servantes” [...] Même si Sa toute- puissance n’en est pas incapable, il s’agit d’une confusion hideuse. » (Ibn ʿIrāq Tanzīh, p. 6)

اإلفراط بالوعد الشديد عل األمر الصغري، أو بالوعد العظيم عل الفعل اليسري. وهذا كثري يف أحاديث ُالق ّصاص. قال ابن الجوزي : وإ ّن ألستحي من وضع أقوام َوضعوا : من ص ّل كذا فله سبعون ًدارا، يف ّكل دار سبعون ألف بيت، يف ّكل بيت سبعون ألف رسير، عل ّكل رسير سبعون ألف جارية ]...[ وإن كانت القدرة ال تعجز، ولكنّ هذا تخليط قبيح.

Dans le même passage, et toujours pour illustrer ce genre d’immodération, Ibn ʿIrāq mentionne par exemple : Les traditions apocryphes 103

Celui qui a jeûné un jour reçoit la récompense de mille personnes accomplissant le ḥaǧǧ et de mille personnes faisant la ʿumra, et il aura la récompense de Job. (Ibn ʿIrāq Tanzīh, p. 6)

مَن صام يومًا كان كأجر ألف حاجّ وألف معتمر وكان له ثواب أيّوب.

De son point de vue, cela fausse les critères d’évaluations des œuvres (maqādīr mawāzīn al-ʾaʿmāl). Parmi ces caractéristiques figure aussi le fait que le transmetteur mente délibérément. Les collecteurs de hadiths ont défini comme étant apocryphe « le hadith créé, forgé, qui ment au sujet du messager de Dieu de manière intentionnelle ou 11 par erreur ». Cependant, cette définition ne fait pas consensus parmi les savants : certains l’ont restreinte à l’intention sans y inclure la simple erreur et ont donné à celle-ci le nom de ce qui est incorrect (bāṭil), tandis que d’autres spécialistes sont allés jusqu’à généraliser la forgerie à celui qui la réalise intentionnellement et à celui qui la réalise par erreur (Falāta 1981, t. I, p. 107 ; ʾAbū Rayya 1957, p. 119). On peut considérer que cette question est au cœur de la définition du hadith apocryphe, en se fondant sur un célèbre hadith : « Celui qui a menti à mon propos intentionnellement, 12 qu’il se prépare à prendre place en enfer . » Ce hadith a été repris 13 maintes fois, à la lettre ou non , en dépit des problèmes qu’il soulève à propos de la connaissance. En effet, sa récurrence est trompeuse car, dans certaines versions de ce hadith, on ne trouve pas le terme « intentionnellement » (mutaʿammidan) : « Ne mentez pas à mon sujet. Qui ment à mon sujet, qu’il se prépare à prendre 14 place en enfer. » À l’opposition de certains savants à l’expression

11 الحديث املختلق املصنو عاملكذوب عل رسول هلل عم ًدا أو خطأً. 12 من كذب علّ متع ّم ًدا فلي ّتبوأ مقعده من النار. 13 Quatre-vingt-dix-huit compagnons l’ont rapporté parmi lesquels les dix à qui a été annoncé le paradis, ainsi qu’Ibn Masʿūd et Ubayy b. Kaʿb. 14 Ibn Ḥanbal l’a rapporté dans son Musnad : ال تكذبوا ع ّل، ومن كذب ع ّل فلي ّتبوأ مقعده من النار. 104 La littérature aux marges du ʾadab

« intentionnellement » insérée dans le contenu du hadith, s’ajoute la déclaration d’al-Dāraqṭanī : « Par Dieu, il n’a pas dit 15 “intentionnellement” et vous, vous dites “intentionnellement”. » (al-Suyūṭī Taḥḏīr, p. 78) Le problème est d’importance, car cet ajout dans le contenu du hadith a une influence directe sur la manière dont les savants se sont représenté la forgerie (waḍʿ), puisqu’ils ont considéré que le mensonge criminel découle seulement de l’intention du rapporteur. En revanche, ce qui a été introduit dans le hadith de bonne foi, et relève de l’erreur, de la négligence ou de l’oubli, n’est pas criminel. On pourrait croire que les transmetteurs de hadith ont été terrifiés à l’idée du destin qui risquait de les conduire, eux aussi, en enfer, ce qui a justifié l’ajout du mot « intentionnellement ». Le plus important est que le texte du hadith montre implicitement que le Prophète savait ce qui se produirait par la suite et avait conscience du fait que le mensonge à son propos allait se répandre ; le menteur se voit alors promettre l’enfer éternel. Pour introduire une nouvelle perspective dans le traitement de ces textes dont certaines recensions sont jugées fiables et donc acceptées, ou au contraire, invalides et donc rejetées, il convient d’adopter une nouvelle approche ; c’est ce que permet la perspective critique moderne.

II/ Le hadith apocryphe dans la conception critique moderne

De nombreuses études entendent présenter une nouvelle lecture de l’histoire du hadith prophétique et des problèmes posés par

15 وهلل ما قال : متع ّم ًدا، وأنتم تقولون متع ّم ًدا. Les traditions apocryphes 105

les paroles attribuées au Prophète. Depuis le début du siècle 16 dernier, elles se sont progressivement développées , multipliant les comparaisons critiques et les résultats. Néanmoins, ces 17 études, arabes ou occidentales , sont dominées par la méthode historique, de sorte qu’il est nécessaire de la compléter pour déconstruire ces savoirs par rapport au système dans lequel ils se sont développés selon la conception traditionnelle, et pour introduire une lecture nouvelle qui ne se limite pas à la critique des méthodes des traditionistes, mais cherche aussi à proposer une critique alternative. Que l’on se penche sur les introductions des recueils de hadiths apocryphes, sur le répertoire des forgeurs de hadiths ou encore sur la structure de ces ouvrages, la lecture critique moderne montre qu’il y a des motivations religieuses derrière l’énergie mise par les critiques de hadiths à la collecte des traditions apocryphes. Cette lecture fait aussi apparaître l’enjeu idéologique assumé par l’institution religieuse lorsqu’elle s’est employée, du point de vue sunnite, à exclure une partie des hadiths attribués au Prophète, ou, si l’on préfère, à les marginaliser en mettant en garde les croyants contre leur caractère apocryphe. Une certaine confusion dans les critères d’acceptation et de refus est facilement observable chez des critiques de hadiths, tels que Ibn al-Ṣalāḥ al-Šahrazūrī, lequel a considéré que le hadith apocryphe faisait partie du hadith faible (ḍaʿīf) et en possédait les tares, mais sans le mettre dans une catégorie à part (voir

16 Sur la question du hadith prophétique d’un point de vue critique renouvelé, voir ʾAmīn 1975, s.d. et 2011, ʾAbū Rayya 1957 et 1993. Sur l’étude du hadith prophétique d’un point de vue historique moderne, voir Ḥamza 1999a, 1999b et 2015. 17 Voir les références en langues non arabes relatives à l’histoire du hadith prophétique et à l’histoire politique des musulmans et son rapport avec la question de la forgerie : Abbott 1983, Djaït 1989, Encyclopédie de l’Islam, Encyclopaedia of the Qur’an, Fierro 1989, Goldziher 1950, Juynboll 1969 et 1985, Khoury 1987, Kohlberg 1983 et Schacht 1950. 106 La littérature aux marges du ʾadab

Šahrazūrī ʿUlūm, p. 96). Nous devons nous demander pourquoi les savants spécialistes du hadith n’ont pas voulu renoncer à cette catégorie. Multiplier les catégories et les sous-catégories n’avait-il pas pour but de trouver acceptables un plus grand nombre de hadiths rapportés d’après le Prophète ? L’étude critique moderne montre que beaucoup de ces principes qui ont servi de critères aux spécialistes pour accepter une partie du hadith ou au contraire en écarter une autre sont historiques et hypothétiques. Nous avons l’exemple de dizaines de sortes de hadiths qui ont été admis et inclus dans la catégorie du hadith faible (ḍaʿīf), sans être 18 jugés apocryphes. C’est ainsi le cas du hadith mursal , du hadith 19 20 mudallas , du hadith mudraǧ , de l’ajout de la part de transmetteurs 21 fiables ziyādat( al-ṯiqa) , et d’autres encore. Cela nous permet de relativiser ces critères d’acceptation et de refus, et de considérer qu’ils sont conditionnés par l’environnement cognitif dont ils sont issus. La lecture critique moderne montre que, jusqu’à sa fixation dans des recueils, le texte du hadith est resté ouvert et pouvait être augmenté. Tous les acteurs religieux et sociopolitiques l’ont utilisé pour conférer à leurs opinions une légitimité religieuse. On a considéré comme évident un principe qui ne s’est établi que progressivement, à savoir l’idée de frontières nettes entre le hadith accepté et le hadith rejeté. En effet, le

18 Le hadith mursal est le hadith dont le nom du Compagnon qui l’a rapporté a disparu de sa chaîne de garants (ʾisnād). Voir Šahrazūrī ʿUlūm, p. 51. 19 Le hadith mudallas est le hadith rapporté par un transmetteur qui prétend l’avoir entendu de la bouche d’une personne qu’il a rencontrée, alors qu’il ne l’a pas entendu. Les savants ont considéré qu’il s’agissait d’une catégorie apparentée à celle du mensonge (kiḏb). Voir Šahrazūrī ʿUlūm, p. 73. 20 On parle de hadith mudraǧ lorsque les propos de l’un des transmetteurs ont été insérés dans un hadith prophétique. Voir Šahrazūrī ʿUlūm, p. 95. 21 Šahrazūrī ne définit pas l’ajout de la part d’un transmetteur fiable et se contente d’en faire la description. Il considère que si l’ajout est fait par un transmetteur fiable (al-muḥaddiṯ al-ṯiqa), il est recevable (maqbūl). Voir Šahrazūrī ʿUlūm, p. 85. Les traditions apocryphes 107

premier a aujourd’hui ses recueils et ses références distincts de ceux du second. Le hadith rejeté constitue un corpus contenu dans des volumes entre les pages desquels les gens considèrent qu’il n’y a que mensonges, calomnies et propos inventés au sujet du Prophète. Mais ce que le discours du critique de hadith passe sous silence, ce sont les autres recueils qui concurrencent ces textes anciens valides, comme Le Livre suffisant au sujet des fondements (Kitāb al-kāfī min al-ʾuṣūl) d’al-Kulaynī ou Le Recueil valide (al-Ǧāmiʿ al-ṣaḥīḥ) de Rabīʿ b. Ḥabīb. Ces recueils font-ils eux aussi partie de la catégorie du hadith apocryphe qu’il a en ligne de mire ? Pour examiner cette question, il faut comparer les recueils de hadith sunnites, chiites et , ainsi que les chaînes de garants (ʾisnād) invoquées par les parties opposées, et enfin les contenus de ces textes concurrents. En effet, les livres de hadiths apocryphes e les plus importants ont été fixés au ix siècle de l’Hégire, et ils doivent beaucoup à un noyau central assemblé par al-Ǧawzī, et après lui par al-Suyūṭī, et qu’est venu achever le livre d’Ibn ʿIrāq al-Kanānī. Une conception doctrinale et morale s’est établie au sujet du hadith apocryphe, qualifié de mensonge au sujet du Prophète. En conséquence, il a été défini à partir de l’intention du forgeur de hadiths, et non de la falsification que subit le propos. Il s’agissait d’une première étape pour exonérer la première génération de musulmans de l’accusation de mensonge, ainsi que pour innocenter certains responsables de la forgerie et en blâmer d’autres. Nous souhaitons attirer ici l’attention sur deux points : le premier est le caractère relatif des critères employés par les critiques de hadiths pour juger de leur validité, de leur faiblesse ou de leur fausseté, critères sur lesquels ils s’appuient lors du jugement de la qualité du hadith d’après des critères de validation principalement fondés sur la chaîne de garants (sanad). Le second point est le caractère limité de l’approche consistant à aborder le 108 La littérature aux marges du ʾadab hadith apocryphe dans une perspective exclusivement doctrinale et morale, en enfermant ses problématiques dans le carcan de la science du hadith. Il est nécessaire d’examiner avec précision l’origine de certains hadiths, la façon dont ils ont fonctionné dans la réalité historique et dans l’imaginaire collectif, ainsi que la nature des fondements théoriques et scientifiques qu’ont cherché à élaborer les jurisconsultes, les juges, les théologiens spéculatifs (mutakallimūn) et les hommes politiques. Notre avertissement vise aussi le fait que ce qui a été rejeté a pu l’être non pas en raison de son contenu (matn) mais de l’accusation qui pèse sur sa chaîne de garants. Ainsi, une partie de ce que l’on voit dans les livres de hadiths apocryphes se trouve aussi dans les Authentiques, formulé à l’identique, ou avec de légères modifications, ou parfois avec une chaîne de garants différente. Comme nous venons de le voir, les savants ont distingué entre le hadith valide (ṣaḥīḥ) et le hadith apocryphe en fonction de l’intention mensongère attribuée au rapporteur. Mais ils n’ont pas examiné cette question du point de vue de ce que l’on peut laisser entendre de dires et d’actions indignes du Prophète, ou comme représentations qui n’existent que dans l’esprit du transmetteur ou dans ses objectifs, conscients ou inconscients. Sur le plan scientifique, et en laissant de côté l’idéologie, nous considérons qu’il est nécessaire d’adopter un autre angle de vue pour comprendre les divergences entre les savants à propos de la définition du hadith apocryphe. Il ne s’agit pas de se placer du côté du mensonge relatif au Prophète, volontaire comme involontaire, comme le font les critiques de hadiths traditionnels, mais d’envisager le fait que le hadith est transmis par le sens, et que la mémoire a une capacité limitée à retenir ce qu’elle entend. Il faut pour cela analyser le témoignage de certains des compagnons du Prophète, et notamment celui de ʿImrān b. Ḥaṣīn qui déclare : Les traditions apocryphes 109

Par Dieu, si je le voulais, je rapporterais des histoires sur l’envoyé de Dieu (pbsl) pendant deux jours entiers, mais ce qui me retient, c’est que certains des compagnons de l’envoyé de Dieu (pbsl) ont entendu comme j’ai entendu, et ont vu de leurs yeux comme j’ai vu des miens, et je crains de me fourvoyer comme ils se sont fourvoyés. Je t’apprends qu’ils se trompaient, sans en avoir l’intention. (Ibn Qutayba Taʾwīl, p. 40)

وهلل إ ّن لو شئت ّلحدثت عن رسول هلل )ص( يومني متتابعني، ولكن ب ّطأن عن ذلك أن رجاالً من أصحاب رسول هلل )ص( سمعوا كما سمعت وشهدوا كما شهدت وأخاف أن ُيش َّبه يل كما ُش ِّبه لهم، فأعلمك ّأنهم كانوا يغلطون ال ّأنهم كانوا يتعمّدون.

Nous en arrivons là au fait que les critiques de hadiths ont cherché à conformer le hadith apocryphe à une position idéologique manifeste, en lui assignant une identité particulière qui lui refuse le droit d’exister. Ainsi, le hadith apocryphe est un hadith dans l’esprit de celui qui l’énonce, mais, fondamentalement, il n’en est pas un. Ils ont aussi défini l’identité de celui qui le rapporte : l’auteur de forgerie fait partie de ceux qui ne croient pas au jour du Jugement (al-zanādiqa, sing. zindīq) ou des personnes qui se détournent de la religion véritable. La volonté de les identifier est allée jusqu’à la consignation des noms des forgeurs que les critiques de hadiths, avec leur ingéniosité sans limites, ont couverts d’opprobres, et ce en dépit du fait que les auteurs de forgeries n’ont généralement pas agi dans l’intention de tromper. Dès lors, il n’y a plus à craindre les hadiths apocryphes et ceux qui les forgent, démasqués malgré la parole sainte derrière laquelle ils s’abritent, tandis que leurs textes sont confinés dans des ouvrages spécifiques. Les critiques de hadiths reprennent souvent des témoignages ou des confessions dans lesquels l’auteur de forgerie révèle sa mauvaise intention et l’ignominie de son action, comme le reconnaît ici l’un d’eux, laissant apparaître clairement son absence de scrupule, y compris pour des objectifs futiles : « Quand nous désirions quelque chose, nous en faisions 110 La littérature aux marges du ʾadab

22 un hadith . » (al-Sāliḥ 1988, p. 118) Parmi ces hadiths, on raconte qu’un homme dont le précepteur avait frappé le fils a dit, pris de colère :

Par Dieu, forgeons un hadith à leur sujet. Untel m’a rapporté que l’envoyé de Dieu (pbsl) a dit : « Les pires personnes dans ma communauté sont les enseignants. » (ʾAbū Zahū 1988, p. 143)

وهلل ألضعنّ فيهم حديثًا : أخين... أنّ رسول هلل قال : شار أمّت مع ّلموهم.

Les savants religieux portent indéniablement une partie de la responsabilité dans le phénomène de forgerie. N’ont-ils pas suggéré aux forgeurs l’idée d’inventer des propos et de les attribuer au Prophète en faisant de la tradition prophétique, la sunna, un second texte fondateur qui vient juste après le Coran en dignité ? Ne déclaraient-ils pas que le Prophète pouvait connaître ce qui allait advenir après sa mort ? À partir de là, la base du hadith s’est élargie après la mort du Prophète, jusqu’à devenir une construction pyramidale dont le sommet correspond au nombre de hadiths datant de la période de la prophétie, et dont la base s’élargit à mesure qu’on s’éloigne de la première époque islamique, alors même que, sur le plan historique, c’est le contraire qui devrait se produire. Le hadith valide provenait d’un imaginaire religieux et social officiel sur lequel veillait l’institution religieuse sunnite ; il définissait le domaine de ce qu’il était permis ou non de croire. Cet imaginaire officiel était comme une forteresse imprenable contrant tout imaginaire licencieux qui aurait pu menacer l’islam sunnite, dès lors relégué dans la catégorie de ce qui est refusé (marfūḍ), apocryphe (manḥūl) et faux (bāṭil). C’est de cette manière qu’a été banni l’imaginaire soufi. Celui-ci professait en

22 كنّا إذا هوينا ًأمرا ص ّريناه ًحديثا. Les traditions apocryphes 111

effet l’unité de l’existence et l’unicité, et faisait l’éloge de hadiths détruisant la chaîne de garants. Il est bien connu que les soufis ne reconnaissaient que les hadiths divins (qudsī) dans lesquels Dieu s’adresse à l’humanité sans intermédiaire. Il faut évoquer ici l’antagonisme fondamental entre savants de la vérité (ʿulamāʾ al-ḥaqīqa) et savants de la Loi (ʿulamāʾ al-šarīʿa). En effet, les soufis accusent leurs adversaires d’être des savants de la transmission figée, dotés d’un savoir mort, lui-même issu de la mort, alors que leur savoir à eux provient du Vivant qui ne meurt pas (voir ʾAbū Ṭālib al-Makkī Qūt, p. 207). Et le soufi concurrençait souvent la prophétie en prétendant réaliser des miracles et des prodiges que les livres consacrés à la vie du Prophète (sīra) attribuaient à celui-ci. Comme avec le soufisme, l’imaginaire chiite a vu progressivement l’élaboration des grands traités au sujet du testament du Prophète, de la supériorité de sa famille (ʾahl al-bayt) et de l’ de l’imam, de son retour et de l’avènement du Messie attendu :

Quand les gens du Paradis s’y établirent, celui-ci dit : « Mon Dieu, ne m’as-tu pas promis que tu m’embellirais de deux de tes piliers ? » Il dit : « Ne t’ai-je pas embelli avec al-Ḥasan et al-Ḥusayn ? » Alors le Paradis se balança de tout son corps comme la jeune mariée.

إذا اس ّتقر أهل ّالجنة يف ّالجنة قالت ّالجنة : يا ّرب أيس وعدتين أن تز ّينين بركنني َ من أركانك ؟ قال : أ َولم أز ّينك بالحسن والحسني ؟ فماست ّالجنة مي ًسا كما تميس العروس.

Il y avait aussi l’imaginaire des sermonnaires (quṣṣāṣ, sing. qāṣṣ) qui a concurrencé la culture savante, et dont les tenants charmaient la foule avec des récits extraordinaires et étranges, ainsi qu’on l’a mentionné. Comme d’autres, les sermonnaires n’avaient aucun scrupule à attribuer des propos étranges au Prophète et à mentir en liant sa personne à des textes eschatologiques ainsi 112 La littérature aux marges du ʾadab

qu’à des créatures miraculeuses telles qu’on en trouve dans les récits à propos d’Adam et de sa taille gigantesque ou dans ce récit de plus de trois pages à propos d’un coq fantastique (voir Suyūṭī Taḥḏīr, p. 74 sq.). Parmi ce qui a été exclu, bien qu’à un degré moindre, se trouve l’imaginaire écrit non conforme, dit israélite, qui a été admis en partie en vertu d’un hadith prophétique tenu comme un critère : « Ne croyez pas les gens du Livre, et ne dites pas qu’ils mentent. » Nous voyons ici la pensée islamique partagée entre l’acceptation et le refus des textes juifs et chrétiens antérieurs à l’islam. Ainsi, les principes juifs introduits par les Compagnons ont été admis, tandis que ceux qui ont été introduits par d’autres qu’eux étaient en règle générale abordés avec un préjugé défavorable. Enfin, l’imaginaire sunnite officiel a banni l’idéologie adoptée par les « gens de l’opinion » (ʾahl al-raʾy). C’était l’idéologie la plus dangereuse du point de vue des gens du hadith (ʾahl al-ḥadīṯ), en particulier en ce qui concerne l’affirmation du caractère créé du Coran. Cela explique le fait que le chapitre (bāb) de l’unicité divine vienne en tête des autres dans les recueils de hadiths apocryphes. Y sont rassemblés les hadiths que les gens de l’opinion ont attribués au Prophète, et que le transmetteur sunnite, appartenant aux gens du hadith, considérait comme une menace pour le discours sunnite. Ces éléments nous conduisent à adopter une nouvelle approche, capable d’étudier le phénomène de la forgerie (waḍʿ) en tenant compte de son historicité, et en sortant du cadre du corpus clos que l’on a appelé « hadiths apocryphes ». Il s’agit de dépasser la vision traditionnelle, fondée sur une séparation tranchée entre le valide et l’apocryphe. Il est pour cela nécessaire d’adopter une vision ouverte qui abolit les frontières entre ce qui est valide et ce qui ne l’est pas, et évolue vers un champ lexical alternatif, construit autour de la notion de recevabilité (maqbūl) et de réfutation (mardūd). C’est à cette approche qu’il revient d’examiner les Les traditions apocryphes 113

principes établis à propos des forgeurs de hadiths. Et il n’y a pas que celui qui énonce un propos et l’attribue au Prophète qui est responsable d’une forgerie ; cela peut être aussi l’institution religieuse ainsi que la mentalité qui, à partir du texte religieux, ont défini pour le croyant un horizon d’attente par rapport aux problèmes que peut rencontrer le croyant dans sa vie, et qui ont choisi de faire du texte un espace légitimateur de son propos. Ce sont elles qui ont accepté d’ôter au Prophète ses caractéristiques humaines, qui l’ont rapproché du Très-Haut et lui ont attribué des miracles, imitant ce qui avait été transmis au sujet d’autres prophètes. C’est ainsi qu’il est devenu admis, dans la culture arabe, que le Prophète éclaire le mystère divin (al-ġayb) et connaît ce qui va advenir.

III/ Du hadith apocryphe à son discours : une histoire des vertus

En passant du champ du hadith apocryphe à celui du discours des forgeries, nous nous proposons de partir d’un principe auquel nous avons fait allusion dans ce qui précède et qui consiste pour l’essentiel à envisager les forgeries comme des textes équivalents aux textes jugés valides, aussi importants qu’eux si nous les lisons en dehors du système doctrinal. Nous soutenons même que ce sont des textes remarquables, qui ouvrent d’immenses domaines de recherche et d’étude. Ce qui importe dans les hadiths apocryphes, c’est ce qu’ils ont en commun avec d’autres types de hadiths : l’expression d’une tendance générale dans la vision du monde ; le concept de religion véritable, et la position vis-à- vis de l’innovation blâmable (bidʿa, pl. bidaʿ) qui advient dans la communauté (milla) ; les chemins du salut qu’il est nécessaire de suivre ; la manière dont les nations sont organisées ; la place 114 La littérature aux marges du ʾadab

du musulman à l’intérieur du monde... Souvent, les hadiths apocryphes constituaient un prolongement de hadiths considérés comme valides sur le plan de la nature de la vision du monde et des questions sociales. Celui qui forge le discours cherche à se réclamer du sacré, c’est-à-dire du pouvoir du Prophète, dans le dessein d’inciter le récepteur à croire son propos. Cela signifie que l’opération consistant à forger un hadith n’a pas de sens sans une structure cognitive et rationnelle incitant à connaître ce que dit le texte religieux à propos de tous les aspects de l’existence et acceptant pleinement que le Prophète soit source d’information sur les différents accomplissements de la vie, sur les détails de l’existence, et les conditions du devenir. La méthodologie philosophique moderne souligne la nécessité d’ancrer la vérité dans l’histoire et l’obligation de rechercher, pour toute vérité, l’histoire qui la distingue et qui définit son type particulier d’existence. Ainsi, l’histoire devient seule capable de nous faire comprendre comment une réalité, un texte ou un recueil ont pu acquérir une place prépondérante et pourquoi des réalités qui ne sont peut-être pas moins importantes ont été écartées et oubliées. Cela nous conduit à considérer que ce que nous appelons un texte porteur de vérité est en fait le produit d’un rapport de force, et que la connaissance qui s’est maintenue est le résultat de l’adaptation du groupe à l’époque et aux exigences de la vie en société. Les hadiths apocryphes reflètent ainsi une expérience religieuse remarquable et une représentation particulière du monde et de ses composantes, qu’il est possible de soumettre à l’analyse anthropologique pour comprendre la relation qu’entretient cette expérience avec le sacré, le tissu social, les cadres culturels, la pratique rituelle et les questions morales, sociétales, économiques et politiques. Il faut par conséquent se livrer à l’analyse d’échantillons de ces hadiths apocryphes où se mêlent le politique, le social et le doctrinal. Nous nous intéressons ainsi au thème des vertus qui Les traditions apocryphes 115

s’est développé comme un chapitre à part entière dans les livres de hadiths, valides comme apocryphes. Ce thème, présent dans le corpus de hadith, est inclus au sein d’un vaste domaine de la culture arabe qui aborde les vertus des individus, des groupes, de certains lieux et des éléments naturels. Certains auteurs sont même allés jusqu’à consacrer des chapitres aux vertus d’animaux comme les loups et les oiseaux, et aux vertus de certains arbres et de certains fruits. Dans les livres de hadiths apocryphes, le discours sur les vertus apparaît comme une construction qui repose sur une représentation axiologique du monde et de ses composantes. Cette construction doit beaucoup à la conscience que le Coran a enracinée dans le for intérieur des croyants. Ce discours a ainsi façonné l’ensemble des représentations centrales effectives et fondatrices relatives à la manière dont l’homme se représente Dieu, le monde et la place qu’il y occupe. Elles sont inséparables de la raison d’où sont issues des visions embrassant l’existence dans son ensemble et liées à des valeurs tribales enracinées dans la conscience collective. Ces valeurs utilisent comme point de référence les coutumes antéislamiques fondées sur l’orgueil tiré de son lignage et de la noblesse de son rang et, à l’opposé, sur la construction d’une image de l’autre à l’intérieur de la catégorie des déshonneurs. Les vertus créent un monde spécifique, riche en symboles. On y recycle ces formes hiérarchiques du monde en se focalisant sur la période de la prophétie. Il n’est pas étrange, dans ces conditions, que les collecteurs de hadiths soient désireux de ranger les hadiths des vertus, dans les livres de hadiths valides comme dans les livres de hadiths apocryphes, suivant une méthode qui part des vertus du Prophète pour aller vers les vertus des Quraysh, parvenant alors aux vertus des Compagnons. Le chapitre des vertus des Compagnons se divise à son tour en sous-chapitres qui sont organisés de telle sorte que la partie consacrée aux vertus 116 La littérature aux marges du ʾadab

des Émigrants (muhāǧirūn) est suivie par celles des Auxiliaires (ʾanṣār). Ces chapitres respectent à leur tour une organisation interne : à l’intérieur de la catégorie des Émigrants arrivent en première place les vertus des quatre califes, puis celles de certains Compagnons éminents, partie qui se divise elle-même entre les vertus des hommes et celles des femmes. Cet ordre qui révèle une vision morale de la société des Compagnons est également fondé sur un système social pyramidal avec, au sommet, l’homme, suivi de la femme, de l’homme esclave, de la femme esclave, puis de l’enfant et du fou. Étant donné que le texte officiel reflète un système hiérarchique que rien ne doit perturber, les hadiths apocryphes sont souvent rejetés parce qu’ils y introduisent une perturbation, en dépit du fait qu’ils en préservent la structure même. C’est là la raison de leur bannissement. Les hadiths concernant le mérite des Persans, des Byzantins ou des Sabéens et qui sont en contradiction avec ce système sont ainsi éliminés et rejetés. De même pour les nombreux hadiths signalant les mérites de ʿAlī b. ʾAbī Ṭālib, le concurrent de ʾAbū Bakr pour le califat, retirés de la catégorie des hadiths recevables (maqbūl) et rejetés dans le domaine du réfuté (mardūd). Ainsi observés, les textes des hadiths apocryphes nous aident à comprendre comment ils pouvaient semer la confusion sur des questions concernant les compagnons du Prophète, en principe 23 résolues en particulier après la profession de foi d’al-Qādir . Celle-ci a en effet établi des limites à ce qu’il était permis ou interdit de dire, et à ce qu’il était nécessaire de croire et d’adopter, imposant de n’évoquer qu’en bien les Compagnons, et mettant un terme

23 La profession de foi d’al-Qādir (al-bayān al-qādirī) est la profession de foi qu’a publiée le calife abbasside al-Qādir bi-l-Lāh à Bagdad, capitale du califat, en l’année 1077 de l’Hégire. Les imams l’ont proclamée sur leurs chaires et les jurisconsultes devaient s’y référer. Elle comprenait l’ensemble des règles auxquelles il fallait adhérer et précisait ce qu’il convenait de dire dans le domaine social, politique et doctrinal. Les traditions apocryphes 117

aux querelles, pardonnant à tous, ceux qui s’étaient mêlés à la sédition comme ceux qui s’en étaient abstenus. C’est ainsi que fut écarté tout ce qui ne sacrifiait pas au devoir de glorifier les Compagnons du Prophète, et supprimé toute controverse à propos d’un grand nombre d’entre eux, qu’il s’agisse de la légitimité de leur prise de pouvoir, des limites de leur droit à la succession, ou encore de l’étendue de leur responsabilité dans les événements vécus par les musulmans après la mort du Prophète, tels que la mort de ʿUmar, de ʿUṭmān, de ʿAlī, de Ḥasan et de Husayn, ainsi que celle de centaines de Compagnons au cours des événements de la Dissension (fitna). De même, il est nécessaire de s’arrêter sur la signification des hadiths – valides ou apocryphes – qui interdisent d’insulter les compagnons du Prophète :

N’insultez pas mes Compagnons car si l’un d’entre vous donnait en aumône l’équivalent du Mont ʾUḥud en or, cela n’équivaudrait même pas à une poignée ni à une demi-poignée d’une de leurs 24 aumônes .

ُ َ ال ت ّسبوا أصحابي فلو ّأن أحدكم أنفق مثل أ ُح ٍد ذه ًبا ما بلغ ُم َّد أ َحدهم وال نَصيفَه.

La pensée sunnite avait un grand besoin de construire une image magnifiée des Compagnons, avec ce que cela implique d’absence d’attaques à l’encontre de leur personne et de non- approfondissement du passé des musulmans. La rectification de l’histoire exigeait des suppressions, des purifications, des bannissements, des reconstructions, impliquant une nouvelle image du passé des musulmans, dotée de caractères spécifiques. Premièrement, la disparition de toutes les formes de violence

24 Voir ʾAbū Dāʾūd Sunan, « Livre de la sunna », chapitre sur l’interdiction d’insulter les compagnons du Prophète (pbsl), p. 124. 118 La littérature aux marges du ʾadab

physique et de contraintes, ainsi que l’oblitération de tous les récits qui allaient dans ce sens, pour asseoir une idée que l’on 25 trouve formulée dans la bouche de ʿUmar : « Saqīfa était une 26 dissension [fitna] et Dieu a préservé les musulmans de son mal » (Suyūṭī Taʾrīḫ, p. 51.). Deuxièmement, l’affirmation de la légitimité politique, en rattachant les faits historiques à ce qu’il convenait qu’il soit ou qu’il arrive du point de vue de cette légitimité. Quant à ce qui contredisait ce point de vue ou en défendait un autre, on le rejetait et on l’éliminait, à l’image de cet exemple frappant que 27 l’on trouve dans la biographie (sīra) du Compagnon Saʿd b. ʿUbāda , surnommé « le parfait » (al-Kāmil), « assassiné » puis exclu de tous les chapitres consacrés aux vertus dans les recueils de hadiths en raison de sa vive opposition au fait que les Émigrants prennent la succession du Prophète. Troisièmement, la recherche d’un équilibre capable de préserver la dignité des Compagnons dans la conscience collective, tout en évitant de se ranger à la vision chiite dans laquelle la famille du Prophète (ʾāl al-bayt) concentre toutes les vertus et en détient le monopole. Préserver les personnalités historiques de toute atteinte en les plaçant dans une forteresse utile pour la construction de l’histoire islamique et pour la

25 [N.d.T] Saqīfat banī Sāʿida, préau où se tinrent en 11/632, suite à la mort du prophète Muḥammad, les longues et acerbes négociations qui menèrent à la désignation de ʾAbū Bakr comme successeur à la tête de la jeune communauté musulmane. 26 كانت السقيفة فتنة وقى هلل املسلمني ّشها. 27 Saʿd b. ʿUbāda al-ʾAnṣārī al-Sāʿidī al-Ḫazraǧī. Il était chef des Banū Ḫazraǧ avant l’islam. Il fait partie des Compagnons qui se sont convertis précocement à l’islam. Il assista au serment d’allégeance d’al-ʿAqaba et vécut aux côtés du prophète Muḥammad (voir Ḏahabī Siyar, biographie du compagnon Saʿd b. ʿUbāda). Peut-être Saʿd b. ʿUbāda se distingue-t-il de l’ensemble des Auxiliaires (ʾanṣār) par la place particulière qu’il occupait auprès du Prophète en raison du soutien matériel et littéraire qu’il a apporté à sa prédication. Néanmoins, son refus de faire allégeance à ʾAbū Bakr a conduit les savants sunnites à le bannir et les historiens à vouloir oublier sa présence dans les premiers temps de l’islam. Les traditions apocryphes 119

légitimation du pouvoir en place passait bien souvent par ces figures symboliques, devenues les références obligées d’un pouvoir politique qui a donc cherché à construire un imaginaire collectif susceptible d’enraciner l’identité du patrimoine sunnite. Nous remarquons aussi un nombre considérable de hadiths dans lesquels le Prophète évoque le destin de sa communauté après lui et des dissensions entre les musulmans après sa mort. Ils viennent étoffer le noyau central exclusif qu’a incarné la tradition du groupe survivant (ḥadīṯ al-firqa al-nāǧiya), tradition qui a été amplifiée et a fait l’objet d’imitations. L’idée du noyau est essentielle parce qu’elle nous montre que beaucoup de ce qui est considéré comme inventé ou mensonger est une récupération de ce qu’a fabriqué la culture officielle. Cette récupération s’en est détachée sensiblement au moyen de l’imaginaire des sermonnaires et des narrateurs et de qui détenait le pouvoir de la parole, et ce grâce à de nombreux outils tels que l’exagération, le retournement et la modification. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer narrations « valides » et apocryphes à propos du hadith de la division de la communauté. En effet, on lit dans les premiers :

Ma communauté se divise en soixante-et-onze groupes qui iront tous en enfer sauf un. On dit : « Lequel, ô envoyé de Dieu ? » Il dit : « Le groupe de ceux qui suivront la même voie que moi et mes 28 Compagnons . »

تفرتق ّأمت عل إحدى وسبعني فرقة ك ّلها يف النار إال واحدة. قيل : من هي يا رسول هلل ؟ قال : هي ما عليه أنا وصحيب.

Quant aux récits rapportés qui sont classés dans les recueils de hadiths apocryphes, ils se présentent selon le même schéma, mais dans des rapports complètement inversés :

28 En dépit de sa popularité, al-Buḫārī et Muslim n’intègre pas ce hadith à leurs Ṣaḥīḥ-s. Beaucoup l’ont rapporté, parmi lesquels al-Tirmiḏī, Ibn Ḥibbān, al-Ḥākim. 120 La littérature aux marges du ʾadab

Ma communauté se divisera en soixante-et-treize groupes qui iront tous au paradis sauf un. On dit : « Lequel ô envoyé de Dieu ? » Il dit : « Les athées [zanādiqa] qui sont les qadirites. » (Suyūṭī Laʾāliʾ, t. I, p. 227)

تفرتق ّأمت عل ثلث وسبعني فرقة كلها يف ّالجنة إال فرقة واحدة. قيل : من هي يا رسول هلل ؟ قال : هم الزنادقة وهم القدريّة.

Le hadith apocryphe est l’autre face du hadith recevable (maqbūl), tandis que la raison qui rassemble et sélectionne les deux types de hadiths est une seule et même raison. La plupart du temps, ces hadiths sortent de l’étroite position sectaire pour construire une conception aux marques évidentes qui juge le monde et l’organisation de la civilisation en son sein. Il n’est pas étonnant dès lors que l’on y retrouve les mêmes parties et le même ordre, en dépit des changements dans le contenu et les objectifs, et quand bien même on rejette dans la catégorie du hadith apocryphe tout ce qui entre en contradiction avec la vision politique et doctrinale officielle. Présent, le politique a une influence déterminante dans la construction d’une image spécifique des héros du passé et l’élaboration de récits qui établissent le mérite et la légitimité de certaines parties aux dépens d’autres, en se réclamant du pouvoir prophétique et de ses paroles. L’implication des collecteurs dans une vision sunnite qui cherche à rendre légitimes les événements politiques à la suite de la mort du Prophète est évidente. Elle se traduit par le nombre bien plus grand de mentions des vertus des Émigrants par rapport à celles des Auxiliaires et par l’énorme quantité de hadiths attribués au Prophète dans lesquels il exalte le mérite de ses Compagnons, et en particulier des quatre Compagnons. Implicitement ou explicitement, ces récits indiquent que ʾAbū Bakr a la prééminence pour le pouvoir, tandis que les autres califes se succèdent au pouvoir en fonction de leur rang et de leur proximité avec le Prophète. Ces hadiths Les traditions apocryphes 121

cherchent à justifier ce qui a eu lieu historiquement ou à l’évaluer en invoquant le monde de l’au-delà qui a souvent constitué un espace où se reflétait la hiérarchie sociale et religieuse dont on souhaitait l’établissement dans le monde d’ici-bas. Les hadiths à contenu eschatologique montrent que le Paradis et l’Enfer étaient des espaces symboliques dont les groupes politiques et confessionnels concurrents se disputaient le monopole. Ceux-ci se les disputaient en attribuant au Prophète des hadiths dans lesquels il annonçait à ses Compagnons le Paradis ou promettait à d’autres l’Enfer. C’est le cas dans ce hadith sur l’éminence de ʾAbū Bakr : « Dieu se révèle dans tout son éclat aux hommes en général et il se révèle dans tout son éclat à ʾAbū Bakr 29 en particulier . » (Suyūṭī Laʾāliʾ, t. I, p. 287) Concernant la hiérarchie entre les califes, on trouve également ce hadith :

ʿAlī b. ʾAbī Ṭālib a dit : « Ô envoyé de Dieu, qui sera jugé le premier le jour du Jugement dernier ? » Il dit : « ʾAbū Bakr al-Ṣiḍḍīq. » Il dit : « Et ensuite ? » Il répondit : « ʿUmar. » Il dit : « Et ensuite ? » Il répondit : « Toi, ô ʿAlī. » Je dis [sic] : « Ô envoyé de Dieu, où est ʿUṯmān ? » Il dit : « J’ai demandé à ʿUṯmān b. ʿAffān un service en secret et il l’a exécuté en secret. J’ai donc demandé à Dieu qu’il ne soit pas jugé. » (Suyūṭī Laʾāliʾ, t. I, p. 288)

قال ع ّل بن أبي طالب : يا رسول هلل، َمن ّأول من يحا َسب يوم القيامة ؟ قال : أبو بكر ّالصديق. قال : ث ّم ؟ قال : عمر. قال ث ّم ؟ قال : ث ّم أنت يا ع ّل. ق ُلت : يا رسول هلل، أين عثمان ؟ قال : إ ّن سألت عثمان بن ع ّفان حاجة ًّرسا فقضاها ّرسًا، فسألت هلل أن ال يحاسَب عثمان.

De même, un grand nombre de hadiths considérés comme apocryphes ont mis à profit l’imaginaire religieux admis par la

29 ّإن هلل يتج ّل للناس ّعامة ويتج ّل ألبي بكر خ ّاصة. 122 La littérature aux marges du ʾadab

culture arabo-islamique, dont l’élément central est ce rêve, devenu voyage réel, que le Prophète aurait fait lors de son ascension nocturne vers le Ciel. L’histoire du voyage (ʾisrāʾ) et de l’ascension nocturnes (miʿrāǧ) a été mise à contribution dans le combat politique, d’où le grand nombre de récits liés à cette histoire, et leur recoupement avec de nombreux textes littéraires centraux dans la culture arabe (voir Bencheikh 1988) :

Lorsqu’il me fit voyager, j’ai vu dans le ciel des chevaux dressés, harnachés, bridés qui ne défèquent pas, n’urinent pas, ne transpirent pas, dont les têtes sont de rubis, les sabots d’émeraude et les corps ailés et d’or pur. Je dis : « Pour qui sont ces chevaux ? » 30 Gabriel dit : « Pour mes amis, ʾAbū Bakr et ʿUmar. » (Suyūṭī Laʾāliʾ, t. I, p. 303-304)

ملّا أُ َرسي بي رأيت يف السماء خي ًل موقوفة مسجة ملجمة، ال تروث وال تبول وال تعرق. رأسها من الياقوت األحمر، وحوافرها من الز ّمرد األخرض وأبدانها من العقيان األصفر، ذوات أجنحة، فقلت : ملن هذه ؟ قال جبيل : ملح ّيب أبي بكر وعمر.

Nous voyons ainsi que des personnes se sont transformées dans les recueils de hadiths apocryphes en créatures légendaires merveilleuses dont la fonction est de construire la légende de la période de référence, celle de « l’islam véritable » (al-ʾislām al-ḥaqq), et l’histoire officielle des Compagnons. Ainsi le hadith apocryphe, bien que marginal, a lui aussi construit l’histoire officielle, en creux, c’est-à-dire par le rejet de ce qui n’était pas adapté au discours officiel. Le hadith prophétique, valide et apocryphe, a donc été une arme efficace pour fabriquer la mémoire collective des musulmans par la relecture de l’histoire islamique et le renouvellement

30 Le lecteur trouvera en annexe neuf autres textes sur le thème des faḍāʾil. Les traditions apocryphes 123

de l’ordonnancement de ses éléments épars. C’est comme si la conscience collective avait voulu dresser une barrière devant un passé inquiétant et troublant pour la conscience islamique, marqué par le conflit autour d’un pouvoir temporel. Il faudra un nombre considérable de textes apocryphes pour masquer le caractère humain et intéressé de ce conflit, et lui donner une légitimité religieuse. Ainsi, en amplifiant toujours davantage la thématique des vertus, il s’agissait de trouver une réponse pratique pour construire des symboles hautement respectables dans l’imaginaire islamique. Il est vrai que les hadiths apocryphes ne manquent pas d’exagération et d’hyperbole, mais, étonnamment, ils renferment un noyau narratif unique que nous retrouvons dans le discours des hommes de lettres comme dans celui et des interprètes et des jurisconsultes (fuqahāʾ), dans celui des hadiths valides comme dans celui des hadiths apocryphes, indépendamment de l’authenticité des chaînes de garants ou de leur faiblesse. Ce noyau est aussi présent, sous une forme plus ou moins massive, dans le texte coranique qui nourrissait, dans la conscience des musulmans, une conception déterminée de l’univers et de la place de l’homme en son sein. C’est un texte riche de significations potentielles, sur lequel l’interprète peut s’appuyer pour aller dans des directions déterminées, pour lui faire endosser ses visions et ses positions. Ce sont ces significations potentielles qu’ont investies activement la plupart des interprètes et des savants comme des jurisconsultes et des sermonnaires tout au long de l’histoire islamique, afin d’enraciner, en la dotant d’un caractère religieux, une vision du monde qui concerne l’univers, ainsi que les relations sociales entre l’homme et la femme, le musulman et le non-musulman, les hommes libres et les esclaves. 124 La littérature aux marges du ʾadab

En guise de conclusion

Si notre analyse du discours des hadiths apocryphes s’est concentrée sur des questions liées à l’histoire des musulmans, la même approche permet d’aborder d’autres contenus ou d’explorer d’autres aspects de l’imaginaire islamique au Moyen Âge et des préoccupations qu’avaient en tête les musulmans et le pouvoir temporel et religieux. Le chercheur peut s’appuyer sur ces textes pour connaître le mode de vie des gens, leurs attitudes et même leur alimentation. Ce sont des champs féconds pour les études anthropologiques comme pour l’analyse psychologique. On n’y distingue pas le valide de l’apocryphe, si ce n’est dans la mesure où le valide s’est emparé de l’espace du texte officiel aux dépens du texte marginal, tenu à l’écart. Nous pouvons ainsi tourner notre attention vers un modèle de hadiths apocryphes qui évoque la vie quotidienne et le vécu, et nous informe sur la vie des classes populaires, sur ce qui circulait sur les marchés et sur les denrées que s’échangeaient les commerçants, au travers des louanges ou de blâmes mis dans la bouche du Prophète à propos de certains fruits, dattes et mets. On trouve ainsi : « Vous devez manger des lentilles car 31 les lentilles ont été consacrées par soixante-dix prophètes . » Ou 32 encore : « Respectez le pain, car Dieu Tout-Puissant l’a respecté . » (Suyūṭī Laʾāliʾ, t. I, p. 181) Cet imaginaire répondait aussi à la soif des musulmans de connaître ce qu’ils étaient désireux de savoir sans sortir des normes doctrinales dont les limites étaient fixées par l’institution religieuse. La démarche adoptée par cette dernière a permis de fournir des réponses aux croyants en assimilant la connaissance qui était aux mains de l’Autre, le juif et le chrétien, à l’intérieur

31عليكم بالعدس فإنّه ُق ِّدس من سبعني نيبّ. 32 أكرموا الخبز فإ ّن هلل عزّ وج ّل أكرمه. Les traditions apocryphes 125

de ce qu’on appelle les judaïca (al-ʾisrāʾīliyyāt). Cette connaissance se trouve établie dans les livres d’exégèse (tafsīr) et dans les livres de hadiths selon leurs différents degrés d’authenticité. La culture savante a adapté cette connaissance et l’a intégrée dans des cadres doctrinaux et sociaux admis. Les textes de cet imaginaire inclus dans les textes officiels sont l’autre face des récits apocryphes. Ils méritent d’être étudiés parce qu’ils donnent à voir cet espace de création partagé qui dépasse toute catégorisation religieuse ou institutionnelle. C’est le cas dans ce hadith valide (ṣaḥīḥ) rapporté par ʾAbū Ḏar :

Il a été rapporté de lui cette parole : « Par Celui qui tient mon âme entre ses mains, le soleil ne s’est pas levé avant que soixante-dix mille anges l’y incitent en lui disant : “Lève-toi ! Lève-toi !” Le soleil dit : “Je ne me lève pas sur un peuple qui m’adore sans adorer Dieu.” Un ange vient vers lui et il s’allume pour les fils d’Adam, puis un diable vient vers lui cherchant à le détourner de la prosternation ; il disparaît alors entre ses cornes et Dieu brûle le diable sous lui. Al-Ṭabrānī rapporte, d’après ʾAbū ʾUmāma : “Dieu a chargé neuf anges de jeter tous les jours de la neige sur le soleil et s’ils ne le faisaient pas, tu ne pourrais 33 voir une seule chose que le soleil n’aurait pas brûlée.” »

ُورو َي عنه قوله : والذي نفيس بيده ما طلعت الشمس ق ّط حت ينخسها سبعون ألف َم َلك، فيقولون لها : اطلعي، اطلعي ! فتقول : ال أطلع عل قوم يعبدونين من دون هلل. فيأتيها ملك فتشتعل لضياء بين آدم. فيأتيها شيطان فرييد أن ّيصدها عن السجود، فتغرب بني قرنيه فيحرقه هلل تحتها. وروى الطبان عن أبي أمامة : ّإن هلل َو َّكل بالشمس تسعة أملك يرمونها بالثلج ّكل يوم، ولوال ذلك ما أتت عل يشء إال َأحرقتْه.

On peut conclure que les textes des hadiths apocryphes sont des textes narratifs particulièrement créatifs, indépendamment

33 Rapporté par al-Buḫārī (Wensinck 1969, t. III, p. 174). 126 La littérature aux marges du ʾadab

de la question de leur authenticité religieuse qui relève de critères institutionnels. Ils offrent au lecteur de riches contenus, de même qu’ils permettent d’esquisser l’identité et les caractéristiques de ceux qui les ont énoncés et créés. Beaucoup d’entre eux se situaient en dehors de la culture savante. Une nouvelle approche de ces apocryphes nous informe avant tout sur la raison qui commandait le processus de sélection des hadiths dits Authentiques, et qui a conduit au rejet d’un autre corpus. C’est une approche qui nous permet de relativiser les principes de l’authenticité et de la forgerie. En effet, les limites entre ce qui est valide et ce qui est apocryphe s’estompent, voire s’évanouissent, lorsque nous cessons de nous intéresser à l’authenticité de l’attribution du hadith au Prophète pour nous concentrer sur les caractéristiques qui leur sont communes, ainsi que sur les fonctions sociales que remplissent ces textes. Cette approche nous place devant un nouveau défi scientifique consistant à considérer le hadith prophétique comme une représentation a posteriori de ce que le Prophète a pu dire ou prononcer, déplaçant ainsi l’attention depuis l’étude des catégories du hadith vers celle du discours du hadith. Une grande partie de ce que l’on a considéré comme forgé, en le supposant tel, n’est que l’écho des polémiques et des disputes qu’a intégrées la conscience religieuse et qu’elle a inscrites dans des textes qui imitent le texte sacré. C’est une image fidèle des questions de civilisation qui s’imposaient au croyant, rendant nécessaires des solutions qui, pour être crédibles, n’avaient pas d’autres moyens que de se réclamer du sacré et d’imiter son modèle, en transformant la parole humaine en parole prophétique. Les traditions apocryphes 127

Bibliographie

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Hadiths choisis sur le thème des « faḍāʾil » 132 La littérature aux marges du ʾadab

1/ Le Prophète dit à ʾAbū Bakr : « Veux-tu que je t’annonce la plus grande satisfaction de Dieu ? » Il dit : « Oui, ô envoyé de Dieu. » Il dit : « Dieu se révèle dans tout Son éclat aux gens en général et à toi en particulier. »

قال الرسول ألبي بكر : أال أب ّشك برضوان هلل األكب ؟ قال : بل يا رسول هلل. قال : إن هلل يتج ّل للناس عامّة، ولك خاصّة.

2/ ʿᾹʾiša a raconté : « Je passais la nuit avec l’envoyé de Dieu (pbsl). Quand nous nous trouvâmes tous deux au lit, je dis : “Ô Envoyé de Dieu, ne suis-je pas la meilleure de tes épouses ?” Il dit : “Si.” Je dis : “Parle-moi d’une vertu qu’avait mon père.” Il dit : “Gabriel m’a raconté que Dieu le Très-Haut, quand il créa les âmes, choisit parmi elles celle de ʾAbū Bakr. Il la créa à partir de la terre et de l’eau éternelle du Paradis. Il prit une perle blanche dont il fit un château pour ʾAbū Bakr au Paradis. Les pièces de ce palais étaient faites d’or et d’argent. Dieu le Très-Haut jura de ne pas le dépouiller d’un bienfait et de ne pas lui demander de compte pour un méfait. Et moi, j’ai pris garantie auprès de Dieu, comme Dieu a pris garantie auprès de lui-même, qu’il n’y ait pas de personne allongée dans ma tombe, ni de compagnon dans ma solitude, ni de successeur dans ma communauté après moi en dehors de ton père. Michaël et Gabriel se sont soumis à cette décision. Une bannière blanche est venue sceller son accès à ma succession. Son étendard a été levé sous le Trône. Dieu le Très-Haut dit aux anges : ‘Vous agréez ce que j’agrée pour mon serviteur.’ Cela a suffi à ton père comme motif de fierté que lui prêtent allégeance Gabriel et Michaël et les anges du Ciel, et une partie des diables qui habitent la mer. Ainsi celui qui n’accepte pas cela ne fait pas partie de ma communauté et je ne fais pas partie de la sienne.” ʿᾹʾiša dit : “Je l’ai embrassé sur le nez et sur Les traditions apocryphes 133

le front.” Il dit alors : “Cela ne te suffit-il pas, ô ʿᾹʾiša ? Celui dont tu n’es pas la mère, par Dieu, je ne suis pas son Prophète. Celui qui veut désavouer Dieu, qu’il te désavoue ô ʿᾹʾiša.” » (Suyūṭī Laʾāliʾ, t. I, p. 288)

ّحدث ْت عائشة قالت : كانت ليلت مع رسول هلل )ص(، ف ّلما ّضمين ّوإياه الفراش قلت : يا رسول هلل، ألس ُت أكرم أزواجك عليك ؟ قال : بل. ق ُلت : ِّحد ْثين عن أبي بفضيلة. قال : ّحدثَين جبيل ّإن هلل تعاىل ملّا خلق األرواح اختار روح أبي ٍبكر من بني األرواح، فجعل ترابها من ّالجنة، وماءها من الحيوان، وجعل له ق ًرصا يف ّالجنة من ّدرة بيضاء، مقاصريها من الذهب وال ّفضة. ّوإن هلل تعاىل آىل أال يسلبه حسنة وال يسأله عن ّسيئة. وإ ّن ضمنت عل هلل، كما ضمن هلل عل نفسه، أن ال يكون يل ضجي ً اع يف حفريت، وال أني ًسا يف وحديت وال ًخليفة عل ّأمت من بعدي إال أبوك. بايع عل ذلك ميكائيل وجبيل، ُوعقدت خلفته براية بيضاء، ُوعقد لواؤه تحت العرش. قال هلل تعاىل للملئكة : رضيتم ما رضيت لعبدي. فكفى بأبيك فخ ًرا أن يبايع له جبيل وميكائيل وملئكة السماء وطائفة من الشياطني يسكنون البحر. فمن لم يقبل هذا فليس م ّين ولست منه.قالت عائشة : ّفقبلت أنفه وما بني عينيه. فقال : حسبك يا عائشة، فمن لس ِت ّبأمه فَوَهلل ما أنا نبيّه. فمن أراد أن يتبّأ من هلل فليتبّأ منك يا عائشة.

3/ Un juif s’adressa à ʾAbū Bakr et lui dit : « Je t’aime, ô ʾAbū Bakr. » Et ʾAbū Bakr ne se tourna pas vers lui. Alors Gabriel descendit en disant à Muḥammad : « Dis au juif qui a dit à ʾAbū Bakr “je t’aime” que Dieu a éloigné de lui en Enfer deux peines ; ne l’expose ni aux fers ni aux chaînes, parce qu’il aime ʾAbū Bakr. » (Suyūṭī Laʾāliʾ, t. I, p. 291)

ك ّلم يهود ّي أبا بكر وقال له : إ ّن ّأحبك ! وأبو ٍبكر ال يلتفت إليه. فنزل جبيل قائ ً لملح ّمد : قل لليهود ّي الذي قال ألبي بكر إ ّن ّأحبك ّإن هلل قد أحاد عنه يف النار ّخلتني، ال توضع األنكال يف عنقه وال األغلل يف عنقه لحبّه أبا بكر. 134 La littérature aux marges du ʾadab

4/ L’envoyé de Dieu (pbsl) a dit : « ʾAbū Bakr a pris, au plus haut des hauteurs, un dôme en saphir blanc, suspendu par la puissance, que traversent les vents de la miséricorde. Le dôme a 4 000 portes ; on y voit Dieu le Très-Haut sans voile. » (Suyūṭī Laʾāliʾ, t. I, p. 292)

قال رسول هلل )ص( : ا ّتخذ أبو ٍبكر يف أعل ع ّليني ّقبة من ياقوتة بيضاء مع ّلقة بالقدرة، تخرتقها رياح الرحمة. لل ّقبة أربعة أالف باب، ُين َظر إىل هلل تعاىل بل حجاب.

5/ Au jour du Jugement dernier, Dieu Tout-Puissant ordonne que l’on dresse un minbar pour Abraham le bienaimé, un pour moi, et un pour toi, ô ʾAbū Bakr. Et le Seigneur se montre dans tout Son éclat, une fois au visage d’Abraham en souriant, une fois à mon visage en souriant et une fois à ton visage, ô ʾAbū Bakr, en souriant. (Suyūṭī Laʾāliʾ, t. I, p. 287)

إذا كان يوم القيامة، يأمر هلل ع ّز وج ّل ف ُي َنصب إلبراهيم الخليل منب، ويل منب، ولك يا أبا بكر، فيتج ّل ّالرب ّةمر يف وجه إبراهيم ض ًاحكا، ّةومر يف وجهي ض ًاحكا، ومرّة يف وجهك يا أبا بكر ضاحكًا.

6/ Le premier qui recevra son registre de la main droite le jour du Jugement dernier sera ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb et il sera entouré de rayons pareils à ceux du soleil. On dit : « Et où sera ʾAbū Bakr ? » Il dit : « Les anges le conduiront aux jardins. » (Suyūṭī Laʾāliʾ, t. I, p. 302)

ّأول من ُيعطى كتابه بيمينه يوم القيامة عمر بن ال ّخطاب، وله شعاع كشعاع الشمس. قيل : فأين يكون أبو بكر ؟ قال : تزفّه امللئكة إىل الجنان.

7/ Le Prophète était adossé à ʿAlī b. ʾAbī Ṭālib. ʾAbū Bakr et ʿUmar passèrent alors et il dit : « Aimes-tu ces deux cheikhs ? » Il dit : « Oui, Les traditions apocryphes 135

ô envoyé de Dieu. » Il dit : « Aime-les et tu entreras au Paradis. » (Suyūṭī Laʾāliʾ, t. I, p. 305)

كان الرسول ّمتك ًئا عل ع ّل بن أبي طالب، فم ّر أبو بكر وعمر. فقال : يا ع ّل ! أتحبّ هذين الشيخني ؟ قال : نعم يا رسول هلل. قال : أحببهما تدخل الجنّة.

8/ Quand Il me fit voyager de nuit vers le Ciel, et que je parvins au quatrième ciel, une pomme est tombée sur mes genoux. Je la pris dans ma main, elle s’ouvrit et il en sortit alors une houri aux grands yeux noirs qui riait aux éclats. Je lui dis : « Parle. » Elle dit : « Pour celui qui est mort en martyr, ʿUṯmān b. ʿAffān. » (Suyūṭī Laʾāliʾ, t. I, p. 312)

ملّا أُ ِرسي بي إىل السماء فرصت يف السماء الرابعة، سقط يف حجري ّتفاحة. فأخذتها بيدي، فانفلقت. فخرجت منها حوراء تقهقه. فقلت لها : تك ّلمي ! قالت : للمقتول شهيدًا. عثمان بن عفّان.

9/ D’après Ibn ʿAbbās – Il dit : « Je vis l’envoyé de Dieu (pbsl) sur un cheval aux pieds blancs jusqu’aux genoux. Je m’approchai de lui. Il portait un turban de lumière, et des sandales vertes aux lacets de perles tendres. Il tenait dans sa main une branche verte du Paradis. Il me salua et je lui rendis son salut. Je dis : “Ô envoyé de Dieu, tu m’as beaucoup manqué. Où es-tu ?” Il dit : “ʿUṯmān vient de se marier au Paradis et j’ai été invité à sa noce.” » (Suyūṭī Laʾāliʾ, t. I, p. 318)

عن ابن ّعباس قال : رأيت رسول هلل )ص( عل بِ َرذون أبلق. فدنوت منه، وعليه عمامة من نور، ويف رجليه نعلن خرضاوان شاكهما من لؤلؤ َر ِطب، بك ّفه قضيب من قضبان ّالجنة أخرض. فس ّلم ع ّل، فرددت عليه وقلت : يا رسول هلل، قد اش ّتد شوقي إليك فأين أنت ؟ قال : ّإن عثمان أصبح عرو ً اس يف ّالجنة، وقد ُدعيت إىل عرسه. La littérature aux marges du ʾadab

L’image du locuteur dans le qaṣaṣ du hadith prophétique D’après le modèle du « récit de l’Espionne »

Mohamed Zarrouk

Sultan Qabus University, Mascate

Traduction : Farah Cherif Zahar et Rémy Gareil L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 137

Les traditions du prophète Muḥammad soulèvent un certain nombre de problèmes liés au fait que la parole rapportée a été transmise sur une longue période de temps, puis canonisée et mise par écrit. Ces diverses étapes sont intervenues après que la domination islamique s’est étendue, que d’autres idiomes se sont mêlés à la langue arabe et que des racines diverses ont été introduites au cœur du processus historique de constitution intellectuelle, linguistique, historique et doctrinale de la culture arabomusulmane. En effet, le Prophète, avec la dimension sacrée qui lui a été attachée par la suite, à lui et à ses paroles, a constitué le point d’appui sur lequel se sont fondés les « forgeurs de traditions » (wāḍiʿū al-ʾaḥādīṯ, sing. wāḍiʿ al-ḥadīṯ), ceux qui prenaient avec ces paroles des libertés dans des buts différents, ceux qui avaient besoin de rendre licite, de justifier, de convaincre et de légiférer, et ceux qui recherchaient le seul plaisir d’une parole. Ainsi, une partie des transmetteurs arabes de l’époque de la collecte (ǧamʿ) et de la consignation par écrit (tadwīn) maîtrisaient l’art de la falsification et de la forgerie, et ont acquis avec le temps une capacité à modifier les textes et à en produire des versions interpolées. Dès lors, ils ont façonné des poèmes de façon plus ou moins heureuse, ont forgé des sermons et des « propos éloquents » (al-ʾaqwāl al-ḥisān, sing. al-qawl al-ḥasan), et ont composé des traditions conformes à leurs buts et à leurs désirs. Les auteurs se sont ainsi détachés de leurs propres écrits pour les attribuer à des noms imaginaires ou réels, ou les ont parfois laissés errer sans maître. D’où la difficulté à analyser l’image du locuteur et de sa place dans le hadith prophétique en général et dans les récits 138 La littérature aux marges du ʾadab

1 de qaṣaṣ en particulier. En effet, nous sommes en présence de voix enchevêtrées, hétérogènes. Nous connaissons celles qui sont en bout de chaîne (ruʾūs, sing. raʾs) et les transmetteurs (nāqilūn, sing. nāqil), mais nous ignorons qui est l’émetteur principal de cette parole. De multiples noms forment ainsi une chaîne de garants, composée de « traditionnistes » (muḥaddiṯūn, sing. muḥaddiṯ) ou non, dans laquelle l’un d’entre eux est effectivement le transmetteur du hadith. Cependant, pour les besoins de la transmission, seuls la cohérence de sa chaîne de garants et le rang des hommes qui en font partie sont examinés, ce qui, dans ce mouvement, nous fait manquer l’éventuel statut de l’émetteur de l’information. Ainsi les situations se mêlent et les voix s’entrelacent. Et dans cette parole rapportée, l’une d’elles est pourtant celle du « focalisateur » (nāẓir), qui l’authentifie et la débarrasse de ce qui en elle n’est pas conforme, confrontant le hadith au hadith, le propos au propos et la narration à la narration pour parvenir à l’« énoncé » (lafẓ) de sa composition et au sens véhiculé. Qui est alors le focalisateur ? Qui est l’énonciateur (al-qāʾil) ? Qui est à l’origine de cette parole ? Le prophète Muḥammad a pratiqué ce que le texte fondamental, le Coran, a pratiqué avant lui. Il s’est lui-même appuyé sur des récits (qiṣaṣ, sing. qiṣṣa) pour informer, convaincre et influencer. C’est la raison pour laquelle les récits ont représenté une grande partie des paroles qu’il a formulées et qu’on lui a attribuées, en différentes situations. Il s’est appuyé sur le Coran et y a puiser certaines histoires qu’il a repris fidèlement dans certains de ses propres récits, mais dont il s’est éloigné dans d’autres. Il a ouvert un nouveau champ de mise en œuvre du récit, religieux,

1 [N. d. T.] Désignant dans un premier temps la partie narrative du Coran, la notion a été étendue à tout récit à caractère religieux, pour ne plus concerner plus tard qu’une catégorie spécifique de récits religieux, notamment ceux pratiqués par les « sermonnaires » (quṣṣāṣ) (Pellat et al. 1986, p. 183-184). L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 139

qui consacre les bases des principes généraux de l’islam, exhorte à les appliquer, ou qui suscite l’étonnement et manifeste une connaissance universelle de ce qui a été et de ce qui sera. Il n’y a rien de neuf à déclarer que ces récits attribués au prophète Muḥammad – comme c’est le cas pour l’ensemble des hadiths prophétiques – sont porteurs de visions enchevêtrées. Ils nous renseignent ainsi davantage sur la crise qui a éclaté parmi 2 les générations ultérieures que sur l’époque de la prophétie . De même, il est bien connu qu’ils portent l’héritage de cultures antérieures et de représentations qui associent le religieux, le narratif et le divinatoire. Cette imbrication est rendue encore plus complexe par l’accumulation de nombreux transmetteurs qui diffèrent par leurs positions, leurs sujets et leurs liens avec l’écriture, la transmission, la narration et la divination. De par la complexité de leur structure de transmission, les récits du prophète Muḥammad diffèrent de l’ensemble des récits contemporains et ultérieurs. Tandis que la chaîne de garants joue un rôle dans la plupart des anciennes traditions narratives arabes – parce qu’elle leur sert d’appui, d’ornement, de moyen de se conformer à l’usage courant, ou encore de fondement du savoir et de l’enseignement –, les récits du Prophète, quant à eux, relèvent d’autres domaines où, du point de vue de leur composition, on a rivalisé dans la forgerie et où, pour ce qui est de la transmission, l’accent est mis sur le tri et l’épuration.

2 Cette image sacralisée (taqdīsī) du Messager a été forgée après la disparition des Compagnons et de leurs Suivants, et après que les musulmans se sont trouvés éloignés de plusieurs siècles du temps du Messager. Plus le temps les éloigna de cette période originelle, plus son image se transforma, d’une image humaine établie par le Coran (il mange de la nourriture, va dans les marchés : Co. 8, 67 ; 9, 43) à celle appartenant au monde du sacré et du mythe. Cette sacralisation progressive doit beaucoup à la pratique consistant à rapporter les dires du Messager, à établir des chaînes exactes de rapporteurs des paroles prophétiques, et à mettre par écrit ses actions, ses états, ses caractéristiques et ses prières (voir al-Ǧamal 2005, p. 54). 140 La littérature aux marges du ʾadab

D’une manière générale, la construction de la « chaîne des garants » (sanad) du hadith prophétique ou d’autres propos impliquant une chaîne de garants d’où provient le texte principal 3 (matn) nous place face à trois lieux différents : celui de la « source » (maṣdar) qui est présenté à la fin de la chaîne des garants – dans le hadith prophétique, il s’agit généralement du prophète Muḥammad ; celui des « transmetteurs principaux » (al-ruwwāt al-ruʾūs), qui sont au bout de la « chaîne de transmission » (ruʾūs al-riwāya) et ont la capacité d’affirmer et de nier, de renforcer et d’affaiblir, de modifier et de transformer ; et enfin celui des transmetteurs qui rapportent ou des canaux qui rallongent la chaîne des garants mais ne représentent pas des centres actifs dans le jugement, la distinction, le choix et la formulation du hadith. Deux raisons nous ont incité à nous limiter à une seule partie du hadith prophétique, à savoir le qaṣaṣ, et à nous intéresser à la place qu’y occupe le locuteur. La première est la complexité de la question du locuteur dans le hadith, en raison du grand nombre de transmetteurs dotés d’une autorité d’authentification, considérés du point de vue de la cohérence de leur position au sein de la chaîne de garants mais aussi parce que ces personnes apparaissent comme dignes de foi ; la seconde tient au développement des études narratives, et à leur évolution vers l’étude des marques des « locuteurs » (mutakallimūn, sing. mutakallim) et de leurs rôles dans la construction du qaṣaṣ. Ces récits attribués au Prophète, par leur complémentarité avec le qaṣaṣ coranique, contribuent à créer un domaine religieux pour les textes narratifs. Celui-ci a influencé

3 [N. d. T.] Le hadith est composé de deux parties : la première, appelée sanad, correspond à la chaîne de garants, c’est-à-dire à l’ensemble des personnes qui ont rapporté le propos ; la deuxième, appelée matn, désigne le contenu transmis. Dans la mesure où il n’existe pas en français de traduction satisfaisante pour rendre compte de ce dernier terme, nous le laissons tel quel dans la suite de cet article. L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 141

à des degrés divers le qaṣaṣ ultérieur en permettant notamment d’en rattacher une partie aux récits des « prédicateurs » (wuʿʿāẓ, sing. wāʿiẓ), des « mystiques » (ʿārifūn, sing. ʿārif), des soufis et des faiseurs de miracles, et d’en écarter une autre, pour former le point de départ de stéréotypes narratifs populaires que le fiqh islamique et la critique arabe ancienne ont rejetés, réprouvés et même parfois interdits. Plusieurs raisons nous ont amené à retenir parmi les nombreux récits prophétiques celui de l’Antéchrist (al-Daǧǧāl), connu sous 4 le nom de « récit de l’Espionne » (qiṣṣat al-Ǧassāsa. Muslim Ṣaḥīḥ, p. 1346, n° 2942) : tout d’abord parce c’est un récit que le Prophète attribue, dans sa chaîne de garants, à Tamīm al-Dārī, une des plus grandes sources de qaṣaṣ à l’époque antéislamique ; ensuite, parce que les locuteurs y occupent des places diverses et variées ; et enfin, en raison du caractère insolite de ce récit et de sa résonnance avec un espace cognitif et imaginaire général.

Le statut des récits dans le hadith prophétique

On attribue au prophète Muḥammad un corpus considérable de récits dans lequel le discours narratif coranique est reproduit – par exemple dans le récit de Ḫaḍir ou dans celui de Gog et Magog –, ou dans lesquels sont évoqués des récits paraboliques exhortant à l’observance des principes apportés par l’islam – par exemple dans le récit du lépreux, du chauve et de l’aveugle, ou celui de la grotte, ou encore celui du magicien, du garçon et du moine. Pour le Prophète, recourir aux récits était conforme au

4 [N. d. T.] La créature, dans les îles, qui fait l’espionnage pour le compte de l’Antéchrist. 142 La littérature aux marges du ʾadab

modèle de la Parole divine qui employait la narration pour la démonstration, l’allégorie et l’information. Cela correspondait également aux recommandations divines qui lui étaient adressées, l’encourageant à se tourner vers la narration en raison de son effet sur les auditeurs. Mais ce recours a soulevé un certain nombre de problèmes au cours de la carrière du Prophète, problèmes qui furent à l’origine de confusions dans la définition même du qaṣaṣ dans la culture arabomusulmane. Le fait est que la revivification des récits anciens et leur reproduction à la manière islamique ont produit un amalgame entre le qaṣaṣ du Prophète et les récits des « sermonnaires » (quṣṣāṣ, sing. qāṣṣ), qui étaient tantôt en phase avec le récit prophétique, ce qui constituait un facteur d’élévation au rang de Compagnons, tantôt en contradiction avec lui, ce qui s’est avéré une source d’opprobre, notamment lorsque certains tentèrent de révéler les sources de ces récits, ce qu’ils payèrent de leur vie (ʾIbrāhīm 2008, t. I, p. 113). Ainsi en fut-il d’al-Naḍar b. al-Ḥāriṯ b. ʿAlqama b. Kalda b. Manāf b. ʿAbd al-Dār b. Quṣay, conteur antéislamique qurayšite contemporain du Messager, qui s’opposait à son appel et à son qaṣaṣ. Rivalisant avec lui, il rapportait les « histoires » (ḥadīṯ) et les « anecdotes » (ʾaḫbār, sing. ḫabar) des Perses, des juifs, des chrétiens, affirmant :

Muḥammad n’est pas meilleur que moi pour les histoires, et les siennes ne sont composées que de légendes anciennes qu’il a mises par écrit, comme je l’ai fait moi-même. (Ibn Hišam Sīra, t. I, p. 358)

ما محمّد بأحسن م ّين حديثًا، وما حديثه إال أساطري األوّلني اكتتبها، كما اكتتبتُها.

Cet opposant, ce contestataire et concurrent, devint ainsi une cible à abattre, et le Messager dirigea ainsi contre lui huit versets destinés à répondre à ses accusations. À titre d’exemple, nous retiendrons ici : « Ils disent : “Ce sont des contes d’Anciens L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 143

5 qu’on écrit pour lui ; on les lui dicte matin et soir.” » [Co. 25, 5, tr. Masson] Ou encore : « Il dit, lorsque Nos versets lui sont lus : 6 “Voici des histoires racontées par les Anciens !” » [Co. 68, 15, tr. Masson] Dans le même temps, le Messager sélectionna parmi les narrateurs, comme soutien et appui, le converti à l’islam Tamīm al-Dārī, rapporteur du récit que nous analysons dans la présente étude. Tamīm al-Dārī rapportait en réalité la même chose qu’al- Naḍar, mais il se distinguait de lui en ce qu’il se conformait à la nouvelle religion, de sorte qu’on lui a trouvé une place et une position qui conduisirent le Prophète lui-même à rapporter des récits et anecdotes d’après cette source. Cela même lorsque le hadith portait des traces évidentes de création, de fabrication et de fiction.

Circonstances du récit

La genèse du récit de l’Antéchrist est liée à deux circonstances. La première, évidente, est liée au fait qu’al-Šaʿbī, une des autorités les plus importantes dans la transmission du hadith, a demandé à Fāṭima qu’elle lui raconte un hadith qu’elle était la seule à connaître pour l’avoir tenu directement du Messager. Elle le lui rapporta donc elle-même, circonstance qui donne naissance à l’histoire de l’Antéchrist. La seconde résulte du fait que l’idée de l’Antéchrist obsédait le Messager et suscitait en lui de l’effroi : sa rencontre avec Tamīm al-Dārī lui avait ainsi offert une preuve narrative de ce que racontaient les gens à son sujet. Pour rendre compte de l’importance que revêtait l’idée de l’Antéchrist aux yeux du Prophète, les transmetteurs ont ainsi

5 وقالوا أساطري األوّلني اكتتبها فهي تُمل عليه بُكرةً وأصيلً. 6 وإذ تُتل عليه آياتنا قال أساطري األوّلني. 144 La littérature aux marges du ʾadab créé tout un univers dédié à l’idée du Malin fourbe, divinité trompeuse qui domine le Paradis et l’Enfer. Et ils ont façonné tout un récit autour de l’apparition de l’Antéchrist, de ses caractéristiques, de ses partisans, de sa résurrection et de son anéantissement.

Il est dit dans le hadith d’al-Nawās b. Samʿān, que Dieu l’agrée, à propos de l’Antéchrist, que les Compagnons ont dit : « Ô messager de Dieu et combien dure son séjour sur terre ? » Il a dit : « Quarante jours ; un jour comme une année, un jour comme un mois, un jour comme une semaine, et le reste des jours sera comme les vôtres […]. » Ils ont dit : « Et quelle est la vitesse de son déplacement sur terre ? » Il a dit : « Comme le nuage chargé de pluie abondante poussé par le vent. Alors il ira trouver les gens, les appellera, et ils croiront en lui en répondant à son appel. Il ordonnera alors au ciel de pleuvoir, et à la terre de faire pousser de la végétation. Alors leurs troupeaux iront paître loin d’eux librement et reviendront, leurs bosses plus hautes que jamais, leurs mamelles chargées de lait et leurs ventres distendus par la réplétion et l’abondance de nourriture. Puis il ira trouver d’autres gens et les appellera, mais ils refuseront son appel et il s’éloignera d’eux. Ils n’auront alors plus de terre fertile ni plus aucun de leurs biens entre les mains. Il se déplacera sur le lieu des ruines et lui dira : “Livre tes trésors !” Alors ses trésors le suivront comme les reines des abeilles. Puis il appellera un homme replet, jeune, et le frappera de son épée, le taillera en deux, puis l’appellera. Il viendra alors vers lui le visage radieux et souriant. » (Muslim Ṣaḥīḥ, p. 1342, n° 2137)

جاء يف حديث النواس بن سمعان ريض هلل عنه يف ذكر الدجال، ّأن الصحابة قالوا : يا رسول هلل، وما َلبثه يف األرض ؟ قال : أربعون ًيوما ؛ يوم كسنة ويوم كشهر ويوم كجمعة، وسائر ّأيامه ّكأيامكم ]...[. قالوا : وما إرساعه يف األرض ؟ قال : كالغيث استدبَ َرته الريح. فيأيت عل القوم فيدعوهم فيؤمنون به ويستجيبون له، فيأمر السماء فتمطر، واألرض فتنبت، فرتوح عليهم سارحتم – املاشية – أطول ما كانت ُذ ًرا – األعايل واألسنمة - أس َب َغ ُه ُرض ًوعا، َوأم َّده خوارص – كناية عن االمتلء وكرثة األكل. ث ّم يأيت القوم فيدعوهم ّفريدون عليه L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 145

َقوله فينرصف عنهم، فيصبحون ُمم ِحلني ليس بأيديهم يشء من أموالهم، ويم ّر بالخربة فيقول لها أخرجي ُكنوزك فتتبعه كنوزها كيعاسيب النحل. ث ّم يدعو رج ًل ممتلئا شبابًا فيرضبه بالسيف فيقطعه َجزلتني رم َية ال َغ َرض، ث ّم يدعوه ف ُي ِقبل ويت ّهلل ووجهه يضحك.

L’Antéchrist possède des caractéristiques qui dépassent celles de l’homme et de l’ange. Sa fourberie effraie les prophètes et les épouvante jusque dans leurs rêves, et les rapporteurs ont longuement décrit les caractéristiques de cet Antéchrist au point de se contredire et de diverger. Ils se sont donc appliqués à rendre compte de la portée de ses actes, de son apparence, de la violence de ses actes, et ont forgé, à partir du noyau que le Messager a utilisé, des récits dont certains seulement lui sont attribués.

D’après ʿAbd Allāh b. ʿUmar, que Dieu les agrée tous deux, il a dit : « Le messager de Dieu (pbsl) a dit : “Alors que je dormais, je me suis vu déambuler autour de la Kaʿba. Arrive alors un homme à la peau brune, aux cheveux plats, debout entre deux hommes, de l’eau ruisselant de sa tête. J’ai demandé de qui il s’agissait. Ils ont dit : ‘C’est le fils de Marie.’ Je suis parti et, en me retournant, je vis un homme au teint rouge, bien bâti, aux cheveux frisés, borgne de l’œil droit, l’œil pareil à un grain de raisin qui flotte. J’ai demandé de qui il s’agissait. Ils ont dit : ‘C’est l’Antéchrist. La personne qui 7 lui ressemble le plus est Ibn Qaṭan .’” » (ʿAsqalānī Fatḥ, t. XII, p. 435, n° 7026)

عن عبد هلل بن عمر ريض هلل عنهما قال : قال رسول هلل )ص( : بينا أنا نائم رأيتين أطوف بالكعبة فإذا رج ٌل أد ُم سبط الشعر بني ر ُجلني ين ُطف رأسه ًماء، فق ُلت : من هذا ؟ قالوا : ابن مريم. فذهب ُت ألت ُفت فإذا رج ٌل أحمر جسيم، جعد الرأس أعور العني اليمىن، ّكأن عينه ِع َنبة طافية. قلت : من هذا ؟ قالوا : هذا الدجّال، أقرب الناس به شبها ابن قَطن.

7 Ibn Qaṭan est un homme de la famille des Banū al-Mustaliq de Ǧazāʿa. 146 La littérature aux marges du ʾadab

Ainsi est établie l’apparence du Malin, à la constitution corrompue (borgne), source d’illusion, de sorte que son Enfer est le Paradis, et son Paradis, l’Enfer, bouleversant les éléments et inversant leur nature. Il est capable de ressusciter les morts comme d’étendre ses bienfaits, il est l’opposé de la divinité, ou la divinité trompeuse.

ʾAbū Bakr b. ʾAbī Šayba nous a raconté, Yazīd b. Hārūn nous a raconté d’après ʾAbī Mālik al-ʾAšǧaʿī, d’après Ribʿī b. Ḥirāš, d’après Ḥuḏayfa : « Le messager de Dieu (pbsl) a dit : “Je suis celui qui sais le mieux de quoi l’Antéchrist sera muni : il aura deux fleuves qui couleront, l’un d’eux apparaîtra à l’œil comme de l’eau cristalline et l’autre comme un feu ardent. Si l’un de vous les aperçoit, qu’il s’approche du fleuve qui lui apparaît comme de feu et qu’il ferme les yeux, qu’il baisse ensuite la tête et boive de son eau, car c’est de l’eau fraîche. L’Antéchrist a un œil mutilé, recouvert d’une épaisse membrane et, entre ses deux yeux, il porte la marque ‘mécréant’ que chaque croyant peut lire, qu’il sache lire ou qu’il soit illettré.” » (Muslim Ṣaḥīḥ, p. 1340)

ّحدثنا أبو بكر بن أبي شيبة، ّحدثنا يزيد بن هارون عن أبي مالك األشجعي، عن َ ربع ّي بن ِحراش، عن حذيفة قال : قال رسول هلل )ص( : ألنا أع َلم بما مع الرجال منه، معه نهران يجريان، أحدهما رأ َي العني، ٌماء أبيض، واآلخر، رأي العني، ٌنار تأجّج، فإمّا أَدرَكنّ أحدٌ فليأت النهر الذي يراه ًنارا ول ُي ّغمض، ث ّم ِليطأطئ رأسه فيشب منه، فإ ّنه ماء بارد، ّوإن الد ّجال ممسوح العني، عليها َظفرة غليظة، مكتوب بني عينيه كافر، يقرؤه كلّ مؤمن، كاتب وغري كاتب.

Ainsi, le récit de l’Antéchrist est un récit dont le cadre est déjà posé, dont le début, les protagonistes et la fin sont fixés. Et une partie des hadiths attribués au Messager tourne autour de cette figure effrayante, divine, effroyable, à laquelle Tamīm al-Dārī, le premier, a aménagé une place pour forger un récit au sein de l’espace général consacré aux conceptions du Messager concernant les signes de la fin du monde. L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 147

L’histoire de l’Espionne entre bien dans ce cadre de la composition du récit de la fin du monde. Et nous considérons en outre qu’elle constitue la circonstance situationnelle la plus importante pour la fabrication de l’image d’un locuteur qui perçoit l’avenir dans toutes ses caractéristiques.

8 Ce que dit la chaîne de garants

Point d’appui pour ceux qui étudient le hadith prophétique, la chaîne de garants constitue leur critère fondamental pour établir l’intégrité du hadith, sa validité ou sa faiblesse, son « caractère 9 notoire » (tawātur) et « isolé » (ʾifrād), et ce en raison du statut du Messager chez les musulmans et de la sacralité qu’a acquise avec lui le hadith a posteriori. En effet, les paroles du Messager n’ont acquis leur caractère sacré que par l’éloignement du temps de la prophétie, des compagnons du Messager et des Suivants. C’est la raison pour laquelle se sont formées des « générations » (ṭabaqāt) de transmetteurs. Différents par leur position et leur statut dans la chaîne de garants, leur travail consiste à rapporter la parole transmise, ou à la diffuser et à en vérifier la fidélité chez chaque transmetteur, ou à la réviser, l’épurer et invalider ses sources, ses rapporteurs ainsi que ses transmetteurs.

8 Nous considérons que, dans l’organisation formelle des « récits » (ʾaḫbār), nous nous trouvons, pour ce qui est du contenu, face à deux parties constitutives du discours narratif. La partie de la chaîne de garants, ou le sanad, qui, à travers des noms qui évoluent, interagissent et dialoguent, relate le voyage effectué par le récit, et qui aboutit au matn, seconde partie,qui renferme le récit en tant que tel, c’est-à- dire la version de l’histoire que rapportent les transmetteurs une fois cette dernière fixée et établie. 9 Est considéré comme « notoire » (mutawātir) un hadith qui est rapporté par un grand nombre de transmetteurs, de sorte qu’il serait absurde d’envisager qu’ils soient tous tombés d’accord sur un mensonge. 148 La littérature aux marges du ʾadab

Tout comme le matn, la chaîne de garants, a une histoire, mais elle est encore plus complexe et problématique. Ainsi, sans nous arrêter aux opinions des savants de hadith et des spécialistes de « la réfutation et de la validation » (al-taǧrīḥ wa-l-taʿdīl), nous étudions la chaîne de garants sous l’angle de l’imbrication et de l’accumulation d’un grand nombre de personnalités qui transmettent, et contribuent par degrés à définir l’ensemble des points de vue et à en fixer les contours et les limites. Ainsi tous les noms présents dans la chaîne de garants constituent à des degrés divers des regards qui observent les propos ou des actes qui font apparaître une position donnée. Dans la chaîne de garants, une autre histoire s’ajoute à celle attribuée à son auteur, à savoir celle de la manière dont le récit ou sa chaîne de garants remonte à la source qui l’a révélé. C’est cela qui nous importe, c’est l’histoire de ce voyage à travers les temps et les esprits. La chaîne de garants que nous avons choisie comme exemple est, cela dit, différente, et se prête à plusieurs directions de lecture : —— le messager Muḥammad s’y transforme en transmetteur ; —— le point de départ du récit est une femme connue pour avoir rapporté deux hadiths, tous deux plus sujets à la mise en doute et au démenti qu’à l’approbation et à l’assentiment ; —— la chaîne de garants contient le récit de la situation, et une deuxième histoire sans lien avec le cœur du récit principal, si ce n’est que le rapporteur a un lien avec le Messager.

Le récit est énoncé par Fāṭima bt. Qays qui en est la source. Elle est la seule à le rapporter. Nous ne connaissons pas sa relation avec la personne à qui elle relate le récit, al-Šaʿbī, en dehors de quelques éléments qu’apporte le récit-source qui expose la situation générale préparant le terrain pour narrer le récit principal. Ce récit- source est l’histoire de la répudiation et du remariage de Fāṭima : rejetée par son époux, elle se réfugie auprès de Muḥammad à qui L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 149

elle demande conseil. Après lui avoir choisi un nouvel époux, il l’envoie passer sa période de viduité d’abord à la maison de ʾUmm Šarīk, une notable de Qurayš, puis se ravise et l’envoie chez son cousin. C’est dans ces circonstances que Fāṭima entendra le récit principal de la bouche de Muḥammad. Cette rencontre est ainsi décrite comme ayant eu lieu entre celui qui transmet le récit, le narrateur intradiégétique, en l’occurrence Fāṭima, et le Prophète, transmetteur du récit. Une deuxième rencontre a lieu au sein de la chaîne de garants, entre le Messager et Tamīm al-Dārī, personnage qui parvint à l’émerveiller avec ses histoires. Ainsi, Muḥammad, dont les moindres gestes ont fait l’objet de longs commentaires narratifs (les hadiths), devient ici le transmetteur d’un récit dont il n’est pas lui-même la source. Avant l’islam, Tamīm al-Dārī était une personnalité très prolixe en histoires, un bon connaisseur des récits des Anciens, des prophètes et des messagers ; chrétien sincèrement converti à l’islam, il s’est efforcé d’être en accord avec le nouvel ordre, et de raconter des récits qui s’y conformaient. La chaîne de garants définit des aspects qui ne se limitent pas à la transmission et à la narration, mais qui concernent aussi le cœur de l’histoire. Tamīm al-Dārī est l’origine du récit, son émetteur et créateur. Le messager Muḥammad s’en est emparé, alors qu’il est le focalisateur du récit de Tamīm : il donne son accord à ce qui y est rapporté, s’en étonne, ne rectifie pas ce qui y est présenté, et ne conteste pas ce qui s’est passé. Bien plutôt, il le transmet tel quel, et confirme qu’il a bien eu lieu. Ainsi, d’après la logique narrative, nous avons différentes perspectives qui focalisent la parole transmise et la conjuguent à leur guise, en la modifiant ou en la falsifiant. On trouve au début de la chaîne l’auteur de l’énonciation, naturellement présenté comme le dernier transmetteur, tandis que les rapporteurs précédents sont des interprètes, garants de la signification du récit, mais pas de son texte littéral. 150 La littérature aux marges du ʾadab

Ainsi les histoires s’imbriquent les unes dans les autres et s’introduisent dans la chaîne de garants avant même que l’on atteigne le récit du matn. Nous nous trouvons ainsi face à la gradation suivante : —— désir du conteur (al-Šaʿbī) de remporter l’enjeu narratif, en rapportant un récit inédit : son lien avec Fāṭima ; —— histoire de Fāṭima avec le Messager ; —— histoire de la conversion de Tamīm à l’islam ; —— histoire de l’Espionne.

À mesure que la chaîne de garants se modifie, des éléments clés se modifient aussi dans la construction de la narration, bien que la chaîne de garants, à la différence des canaux de transmission, remonte à une origine unique. Il s’agit de l’auteur de l’histoire, al-Šaʿbī, celui qui l’a reçue en premier, en a été le rapporteur fondamental, en a demandé le récit, celui qui a recherché l’information (ḫabar) et l’a obtenue. La chaîne de garants a donc une histoire que révèlent la situation du hadith et l’existence de noms d’autorités effectives qui rapportent la parole transmise d’après le Messager. Rapporter un ḫabar dépasse le seul acte de transmission pour inclure l’exposé des causes et des circonstances ainsi que la mise en place, au sein de la narration, de seuils qui ont un impact profond sur le discours transmis par le Messager, et lui confèrent ainsi un caractère insolite et unique.

Ce que dit le matn

La narratologie, en particulier énonciative et pragmatique, a tourné son attention vers le locuteur, dans sa forme discursive et son autorité référentielle ; ainsi, le sujet parlant dans la plupart de ces perspectives est devenu un élément énonciatif interne à la situation du récit. En effet, le récit renferme nécessairement le point de vue L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 151

du sujet et l’image d’un locuteur donné dont l’interaction varie avec les événements et les personnages. Ainsi, d’après Kerberat- Orecchioni (1980), tout extrait de discours renferme, à des degrés variables, l’empreinte de son énonciateur. Selon ScaPoLine (théorie scandinave de la polyphonie linguistique), tout énoncé renferme 10 aussi au moins un point de vue minimal . C’est pour cette raison 11 que le locuteur, avec ses différentes ramifications , établit une position qui lui est propre et une vision qui peut constituer un sujet d’étude. Pour toutes ces raisons, les hadiths du Prophète offrent une construction difficile à analyser, du moment qu’elle conjugue la simplicité du narré qui correspond à la définition minimale du récit, avec l’accumulation de rapporteurs répartis en strates qui traversent les époques. Le matn commence par la narration de Tamīm al-Dārī que transmet le prophète Muḥammad. En résumé, Tamīm al-Dārī était en voyage en mer avec un compagnon lorsqu’ils furent ballotés par les flots et échouèrent sur une île où ils trouvèrent une bête très poilue, une espionne qui leur parla d’un homme dans un monastère qui attendait leur venue. Lorsqu’ils entrèrent chez lui, ils trouvèrent un homme énorme, enchaîné. Il les interrogea sur le Prophète et sa prédication et les informa qu’il était le Messie et que le temps de sa mission était proche. L’histoire recoupe la plupart des légendes qui se concentrent sur une première action, la sortie, élément perturbateur qui change la trajectoire du personnage. Tamīm al-Dārī est dans

10 « Chaque énoncé contient au moins un point de vue simple dont le contenu sémantique est posé » (Nølke et al. 2004, p. 34-35). 11 Se référer principalement à la division des positions des locuteurs présentée dans Ducrot (1984, p. 171-237). Il avance ainsi la division suivante : la personne locutrice, c’est-à-dire l’être historique réel en dehors de l’énonciation ; le locuteur, être de discours qui assume la responsabilité de la parole ; celui qui parle ou énonciateur, auxiliaire du discours auquel se réfèrent les positions et les opinions. Sa composition est similaire à celle du personnage dans les catégories narratives. 152 La littérature aux marges du ʾadab

cette histoire le narrateur et le focalisateur qui voit l’ensemble des événements de son point de vue, et se focalise sur des personnages qu’il a choisis. Ces évènements sont : le changement de trajectoire du bateau ; le débarquement sur l’île et la rencontre avec la bête ; la rencontre avec le Messie. Ce dernier événement, à savoir la rencontre des voyageurs égarés en mer avec le Messie, est l’occasion d’un changement de perspective narrative, de sorte que c’est le Messie qui prend en charge le récit, qui interroge, qui annonce la bonne nouvelle et avertit, qui informe de ce qui va arriver dans le temps futur, avec le caractère inéluctable et prochain de sa propre sortie – et le changement qui en résultera dans la nature de l’univers –, et déclare, enfin, que le Prophète est véridique et qu’il est donc nécessaire de le suivre. De par la nature de l’histoire, il est certes possible de rendre compte du point de vue de Tamīm al-Dārī, le narrateur intradiégétique, qui recherche l’étrange et l’extraordinaire pour tenir en haleine le récepteur-auditeur. Mais il est aussi possible d’adopter le point de vue du Prophète et d’affirmer ainsi la véracité de ce qui est dit au sujet de l’avènement de l’Antéchrist. Et c’est cette deuxième option – s’inscrivant dans un ordre de compréhension plus général – qui, selon nous, a été adoptée et reprise dans tout un genre de récits brodant sur les caractéristiques de l’Antéchrist, ses actions et ses ambiguïtés. On peut ainsi souligner le nombre des hadiths se rapportant à l’Antéchrist, la peur qu’en a le Messager, ainsi que l’introduction d’histoires abordant ce sujet et dont la plus importante est peut- être celle du Messager observant Ibn Ṣayyād en pensant qu’il s’agit de l’Antéchrist. Cette dernière est rapportée dans le Ṣaḥīḥ de Muslim :

ʿAbdān nous a raconté, ʿAbd Allāh nous a rapporté d’après Yūnus d’après al-Zuhrī : Sālim b. ʿAbd Allāh m’a dit : « Ibn ʿUmar, que Dieu L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 153

les agrée tous deux, lui a dit que ʿUmar marchait avec le Prophète (pbsl) en compagnie de quelques personnes ; il est allé en direction d’Ibn Ṣayyād qu’ils ont trouvé en train de jouer avec de jeunes garçons devant le fort des Banī Maġāla. Ibn Ṣayyād était alors au seuil de l’adolescence et il n’a pas perçu [la présence de ces gens], jusqu’à ce que le Prophète (pbsl) tape dans ses mains. Puis il a dit à Ibn Ṣayyād : “Attestes-tu que je suis le messager de Dieu ?” Ibn Ṣayyād le regarde et dit : “J’atteste que tu es le messager des ‘gens sans Écriture’ [ʾummiyyūn]”. Ibn Ṣayyād dit au Prophète (pbsl) : “Est- ce que tu attestes que je suis le messager de Dieu ?” Il a refusé et ajouté : “J’affirme que je crois en Dieu et en ses messagers.” Il lui dit : “Quelles visions as-tu ?” Ibn Ṣayyād dit : “Ils m’en viennent de vraies et de mensongères.” Le Prophète (pbsl) lui dit : “Les choses sont embrouillées pour toi.” Puis le Prophète (pbsl) lui dit : “J’ai caché pour toi un secret.” Ibn Ṣayyād dit : “C’est de la fumée.” Il dit : “Tombe dans le mépris et l’avilissement, tu ne dépasseras pas les limites de ta capacité.” ʿUmar, que Dieu l’agrée, a dit : “Ô messager de Dieu, laisse-moi lui trancher la tête.” Alors le Prophète (pbsl) a dit : “S’il s’agit de lui [l’Antéchrist], tu ne pourras pas te rendre maître de lui, et s’il ne s’agit pas de lui, tu ne gagneras rien à le tuer.” » Sālim a dit : « J’ai entendu Ibn ʿUmar, que Dieu les agrée tous deux, dire : “Après cela, le messager de Dieu (pbsl), avec ʾUbayy b. Kaʿb, s’est rendu dans la palmeraie où se trouvait Ibn Ṣayyād, et il s’est caché pour entendre quelque chose sans qu’il le voie. Le Prophète (pbsl) l’a vu immobile dans sa couverture à motifs. La mère d’Ibn Ṣayyād vit le messager de Dieu (pbsl) en train de se cacher derrière les troncs de palmiers et dit alors à Ibn Ṣayyād : ‘Ô Ṣāf [c’est le nom d’Ibn Ṣayyād], c’est Muḥammad (pbsl).’ Ibn Ṣayyād 154 La littérature aux marges du ʾadab

bondit et le Prophète (pbsl) dit : ‘Si cette femme l’avait laissé, il nous 12 aurait montré clairement [qui il était].’” » (Muslim Ṣaḥīḥ, p. 1337)

ّحدثنا َعبدان : أخبنا عبد هلل، عن يونس، عن ال ُّزهري قال : أخين سالم بن عبد هلل، ّأن ابن عمر ريض هلل عنهما أخبه، ّأن عمر انطلق مع الن ّيب )ص (يف رهط ُ ِق َب َل ابن ص ّياد، ح ّت وجدوه يلعب مع الصبيان عند أ ُطم بين َمغالة. وقد قارب ابن ص ّياد ُالح ُلم فلم يشعر ح ّت رضب الن ّيب )ص( عليه بيده ث ّم قال البن ص ّياد : ُ تشهد أ ّن رسول هلل ؟ فنظر إليه ابن ص ّياد، فقال : أشهد ّأنك رسول األم ّيني. ٰ فقال ابن ص ّياد للن ّيب )ص( : أتشهد إ ّن رسول هلل ؟ فر فضه، وقال : آمن ُت بالـ ّله ُوبر ُسله. فقال له : ماذا ترى ؟ قال ابن ص ّياد : يأتيين صادق وكاذب. فقال الن ّيب )ص( : ُخ ِّلط عليك األمر. ث ّم قال له الن ّيب )ص( : إ ّن قد خ ّبأت لك خب ًيئا. فقال ابن ص ّياد : هو ُّالد ّخ. فقال : اخسأ ! فلن تعدو قدرك. فقال عمر ريض هلل عنه : دعين يا رسول هلل أرضب عنقه. فقال الن ّيب )ص( : إن يَ ُك ْن ُه فلن ُتس َّلط عليه، وإن لم يكنه فل خري لك يف قتله. وقال سالم : سمعت ابن عمر ريض هلل عنهما ُ يقول : انطلق بعد ذلك رسول هلل )ص( وأب ّي بن كعب إىل النخل الت فيها ابن ص ّياد وهو يَ ْخ ِتل أن يسمع من ابن ص ّياد ًشيئا، قبل أن يراه ابن ص ّياد. فرآه الن ّيب )ص( وهو مضطجع، يع ينيف قطيفة له فيها َرمزة أو َزمرة، فرأت أ ّم ابن ص ّياد رسول هلل )ص( وهو ّيتقي بجذوع النخل، فقالت البن ص ّياد : يا صا ِف – وهو اسم ابن صيّاد – هذا محمّد )ص( ! فثار ابن صيّاد. فقال النيبّ )ص( : لو تركَتْه ب ّ ني.

L’histoire de l’Antéchrist a dépassé le domaine particulier de la perception et de la conscience pour entrer dans ce qu’Alain Rabatel appelle la « perception représentée », c’est-à-dire un processus à travers lequel, non seulement on annonce une perception, mais où il faut aussi que cette perception soit un processus d’aspectualisation au cours duquel le focalisateur, soit détaille différents aspects de sa perception initiale prédiquée, soit en commente certaines caractéristiques (al-ʿImāmī 2011, p. 25). Le locuteur principal dans l’histoire est Tamīm al-Dārī. Néanmoins, ce n’est pas lui qui détient la voix ni le point de vue général dans le discours fictionnel. Certes, il assume, dans certaines narrations, le rôle du personnage principal témoin

12 Voir le « Chapitre concernant Ibn Ṣayyād » dans son intégralité, qui tourne autour de ce sujet, p. 1335. L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 155 des événements, mais il est utilisé comme instrument pour transmettre les propos tenus. En réalité, c’est le point de vue du Prophète qui l’emporte dans le recours au récit que Tamīm al-Dārī a composé pour lui, selon un modèle conforme à ses désirs. En effet, le Prophète apporte du crédit à l’histoire, la commente et l’utilise pour confirmer des propos épars qu’il a tenus au sujet de l’Antéchrist. À cet égard on note que certains récits périphériques ont encore accentué la diminution du rôle de Tamīm al-Dārī et l’affaiblissement de son image. Ainsi, de sa place centrale, il a parfois été relégué au rang de transmetteur n’ayant pas assisté aux événements, mais en ayant seulement eu connaissance et les ayant transmis. Qui est alors le locuteur qui dirige le mouvement des personnages et oriente les événements ? Qui est le responsable du déroulement de l’histoire, de l’information, de l’ordre, de l’arrangement et de la fabrication des personnages ? Est-ce le Prophète, détenteur de l’autorité divine, que le Coran a caractérisé en disant qu’« il ne prononce rien sous l’effet de la passion » (wa-mā yanṭiqu ʿan al-hawā) [Co. 53, 3, tr. Masson] ? Est-ce Tamīm al-Dārī, le conteur qui s’est converti à l’islam et dont la foi a été sincère ? Fāṭima, qui a entendu un hadith que nul autre qu’elle n’avait entendu – en dépit du fait qu’elle était dans une réunion collective ? Est-ce al-Šaʿbī qui demande un hadith que personne d’autre n’a entendu ? Ou bien encore, est-ce les nombreux transmetteurs ? Les personnages narrateurs ont un référent dans la réalité et une ombre qui appartient aux « effets de réel » selon la définition de Roland Barthes, ou aux « personnages-référentiels », selon la catégorie de Philippe Hamon. Ce sont des personnages qui assument à la fois l’acte de la narration et de la transmission. De cette position, ils se déplacent vers celle de l’action et de la contribution à l’accomplissement des actions. La chaîne de garants se transforme en situation narrative dans laquelle interviennent des parties proches ou non du Prophète, parties qui apparaissent 156 La littérature aux marges du ʾadab

dans la parole transmise oralement et constituent une différence en apparence minime, mais qui, dans la profondeur discursive du récit, fait entrer le ḫabar dans la catégorie de l’imagination narrative que maîtrise Tamīm al-Dārī. Les voix se mêlent les unes aux autres alors que le focalisé est unique : ainsi la parole de Tamīm al-Dārī – vérité ou illusion – est la parole d’un personnage interne au mouvement du récit, mouvement que le Prophète perçoit ; c’est aussi un auxiliaire du récit qui occupe la première place dans la transmission de l’histoire en la dotant de ce qui la fait entrer dans son ordre religieux et prophétique ; à quoi s’ajoutent des commentaires qui servent à rattacher l’imaginaire au domaine du subjectif. Ainsi :

Par Dieu, je ne vous ai réunis ni pour vous faire plaisir ni pour vous faire peur. Mais je vous ai réunis parce que Tamīm al-Dārī, qui était chrétien avant de faire allégeance et de se convertir à l’islam, m’a relaté un récit qui confirme ce que je vous racontais sur l’Antéchrist. 13 (Muslim Ṣaḥīḥ, p. 1346, n° 2942)

إ ّن وهلل ما جمعتكم لرغبة وال لرهبة، ولكن جمعتكم أل ّن ًتميما الدار ّي كان رج ًل نرصان ًّيا، فجاء فبايع وأسلم، ّوحدثين ًحديثا وافق الذي كن ُت ّأحدثكم عن مس ٍيح الدجّال.

Dans ce propos, les marques du sujet apparaissent de façon évidente (le moi, maintenant, ici) : l’image du locuteur dans le pronom personnel qui est attribué à celui qui tient le discours et raconte (le Prophète), le temps (la prière du vendredi), le lieu (la mosquée) et la situation (la corroboration par le hadith de ce que le Prophète a relaté auparavant). Le sujet apparaît aussi dans le mouvement du prophète narrateur, dans ses propos et son commentaire sur ce qu’il perçoit

13 [N. d. T.] Toutes les citations suivantes proviennent de la même source. Il s’agit du récit de l’Espionne dont le lecteur trouvera en annexe une traduction intégrale. L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 157

du récit. De même, l’indécision quant au lieu d’où part l’Antéchrist fait apparaître une intrusion manifeste et complète du sujet dans le propos narratif pour dominer la vision et achever de l’orienter vers le contexte voulu par le Prophète. Le doute concernant les propos du récit fait apparaître le sujet et assure son existence.

L’envoyé de Dieu dit en frappant de son bâton sur le minbar : « C’est Ṭība, c’est Ṭība, c’est Ṭība, c’est-à-dire Médine. Ne vous avais-je pas dit cela ? » Les gens ont dit : « Oui. » « Ce qui m’a plu dans l’histoire de Tamīm, c’est qu’elle concorde avec ce que je vous ai dit à son sujet, et au sujet de Médine et de La Mecque. N’est-il pas dans la mer de Šām ou du Yémen, et non du côté du Levant ? Et non du côté du Levant ? Et non du côté du Levant ? » Et il montrait de sa main la direction du Levant.

قال رسول هلل، وطعن بمخرصته يف املنب : هذه ِطيبة ! هذه طيبة ! هذه طيبة ! – يعين املدينة – أال هل كنت ّحدثتكم عن ذلك ؟ فقال الناس : نعم. ]قال :[ فإ ّنه أعجبين حديث تميم ّأنه وافق الذي كنت ّأحدثكم عنه وعن املدينة ّومكة، أال ّإنه يف بحر الشأم أو بحر اليمن، ال بل من ِقبل املشق ما هو. من قبل املشق ما هو. وأومأ بيده إىل املشق.

Cette image donne à voir le Prophète focalisant l’histoire, mettant en avant sa position et son point de vue, la faisant entrer dans son espace religieux. Dans une autre strate de la narration, le Prophète est un personnage focalisé, décrit, puisque le personnage de Fāṭima bt. Qays le regarde de son point de vue à elle, en manifestant ses actes et ses états à elle, de sorte que les rôles sont inversés et que le Prophète passe du côté de celui qui est regardé, celui dont les autres personnages de la narration observent le moindre mouvement et guettent la moindre parole :

Lorsque ma période de viduité fut terminée, j’entendis la voix du crieur qui appelait au nom du Prophète à la prière collective. Alors 158 La littérature aux marges du ʾadab

je suis sortie en direction de la mosquée et j’ai prié avec l’envoyé de Dieu (pbsl). J’étais dans le rang des femmes, juste derrière celui des hommes. Lorsque l’envoyé de Dieu (pbsl) termina sa prière, il s’assit sur le minbar et dit en riant : « Que chacun reste à sa place. » Puis il dit : « Savez-vous pourquoi je vous ai réunis ? » Ils répondirent : « Dieu et son prophète savent mieux ». Il dit : « Je ne vous ai réunis ni pour vous faire plaisir ni pour vous faire peur […]. »

ف ّلما انقضت ِع ّديت سمع تنداء املنادي، منادي رسول هلل ينادي : الصلة جامعة. فخرجت إىل املسجد فص ّليت مع رسول هلل، فكنت يف ص ّف النساء الت تل ظهور القوم، ف ّلما قض رسول هلل صلته، جلس عل املنب وهو يضحك فقال : ِل ْيلزم ّكل إنسان مص ّله، ث ّم قال : أتدرون ِلم جمعتكم ؟ قالوا : هلل ورسوله أعلم. قال : إ ّن وهلل ما جمعتكم لرغبة وال لرهبة ]...[.

Fāṭima bt. Qays est elle-même un personnage regardant et regardé, qui voit et qui est vu, qui raconte et qui est raconté. En effet, elle était sous le regard d’al-Šaʿbī, le transmetteur qui a suscité l’histoire et s’est appuyé sur elle afin d’entendre un hadith étrange, extraordinaire, que nul n’a raconté :

ʿĀmir b. Šarāḥīl al-Šaʿbī [des Šaʿb Hamadān] m’a raconté qu’il a demandé à Fāṭima bt. Qays, sœur d’al-Ḍaḥḥāk b. Qays et qui faisait partie des premiers émigrants : « Rapporte-moi un hadith que tu as entendu du messager de Dieu (pbsl), et que tu n’attribues à personne d’autre qu’à lui. » Elle dit : « Si tu le désires, je le ferai. »

ّحدثين عامر بن شاحيل الشع ّيب – شع َب همدان – ّأنه سأل فاطمة بنت قيس، أخت الض ّحاك بن قيس، وكانت من املهاجرات ا ُأل َول، فقال : ّحدثيين ًحديثا سمعتيه من رسول هلل ال تسنديه إىل أحد غريه. فقالت : لنئ شئتَ ألفعلنّ.

Et dans une autre version, avec une chaîne de transmission différente, la rencontre dure, la demande est modifiée et la séance de narration se prépare :

Yaḥyā b. Ḥabīb al-Ḥāriṯī nous a dit : Ḫālid b. al-Ḥāriṯ al-Haǧīmī ʾAbū ʿUṯmān nous a dit : Qurra nous a dit : Sayār ʾAbū al-Ḥakam L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 159

nous a dit : al-Šaʿbī nous a dit : Nous sommes allés auprès de Fāṭima bt. Qays, et elle nous a offert des dattes appelées dattes d’Ibn Ṭāb et nous a servi une boisson à base d’orge. Je l’ai interrogée à propos de la femme répudiée trois fois et de l’endroit où elle doit observer le délai de viduité. Elle a dit : « Mon mari m’a répudiée trois fois, et le Prophète (pbsl) m’a autorisée à observer le délai de viduité dans ma famille […]. »

ّحدثنا يحي بن حبيب الحار ّيث، ّحدثنا خالد بن الحارث ال َهج ّيمي أبو عثمان، ّحدثنا َق ّرة، ّحدثنا َس ّيار أبو الحكم، ّحدثنا الشع ّيب قال : دخلنا عل فاطمة بنت قيس فأتحفتنا ُبر َطب يقال له رطب ابن طاب، وأسقتنا َس ْويق ُس ْلت، ُفسألتها عن امل َّطلقة ثلثًا، أين ت ّعتد ؟ قالت : ّطلقين بعل ثلثًا، فأذن يل الن ّيب أن ّ أعتديف أهل ]...[.

Nous sommes par conséquent face à trois ou quatre strates de narration, selon les versions, qui font apparaître l’accumulation des locuteurs qui transmettent l’histoire et qui y sont focalisateurs. Ces narrateurs focalisent les trois personnages et les font parler : le personnage de la créature, le personnage de l’Antéchrist – qui est dans un état d’enchaînement, de séquestration et d’interdiction, qui croit dans le destin et dans le message de Muḥammad, appelle les gens à le croire et qui a, en même temps, la puissance de détruire la création et de perdre les gens et qui attend qu’on le libère – et le personnage du prophète Muḥammad qui abandonne, au début du récit et à sa fin, sa situation de transmetteur et qui, à travers ses états et ses actes, devient l’objet du regard des focalisateurs. Le regard du locuteur Tamīm al-Dārī embrasse doublement l’histoire. Il donne à voir le niveau de l’extraordinaire, à travers la création d’un espace légendaire pour des personnages insolites sur lesquels il se concentre en tant que focalisateur. Il s’agit là du personnage de l’espionne et de l’Antéchrist que décrit Tamīm al-Dārī en sa double qualité de témoin et de transmetteur du ḥabar : 160 La littérature aux marges du ʾadab

Ils ont pénétré dans l’île. Ils ont alors rencontré une créature très velue dont ils ne pouvaient différencier l’avant de l’arrière tant elle avait de poils. Ils ont dit : « Malheur à toi, qu’es-tu ? » Alors elle a dit : « Je suis l’espionne. » Ils ont dit : « Qu’est-ce que l’espionne ? »

فدخلوا الجزيرة فلقيتهم ّدابة أهلب كثري ال َّشعر، ال يدرون ما ِق َبله من دبره من كرثة الشعر، فقالوا : ويلك ! ما أنت ؟ فقالت : أنا ّالجساسة. قالوا : وما الجسّاسة ؟

Cependant, aucune réponse ne définit le sens d’« espionne », ni son caractère, ni sa nature, ni son rôle, à part le fait qu’elle a pour fonction de changer leur trajectoire et de les orienter vers la rencontre avec le Messie. On lui ajoute une aura légendaire : c’est ainsi une bête énorme, très poilue, dont on ne distingue pas l’avant de l’arrière. Le Prophète, en tant qu’il est un personnage qui transmet, ne se concentre pas, quant à lui, sur cet auxiliaire narratif, mais le dépasse rapidement pour en venir à l’arrivée du groupe auprès de l’Antéchrist, incarnation directe de l’idée de séquestration, au sens d’interdiction, préalable à l’idée de délivrance :

Alors nous nous sommes empressés d’entrer dans le couvent. Il y avait là l’homme le plus grand que nous ayons jamais vu, et le plus solidement enchaîné. Ses mains étaient attachées à son cou, depuis les genoux jusqu’aux chevilles, avec une chaîne de fer.

قال فانطلقنا رس ًاعا ح ّت دخلنا الدير فإذا فيه أعظم إنسان رأيناه ق ّط َخل ًقا، وأشدّه وثاقًا، مجموعة يداه إىل عنقه ما بني ركبتيه إىل كعبيه بالحديد.

Le Prophète rapporte le dialogue qui a lieu entre l’Antéchrist et le groupe de Tamīm al-Dārī, comme s’il en faisait partie. C’est un dialogue d’importance dans la construction du récit, car celui-ci a été composé en vue d’y parvenir : il comporte des signes de l’avènement de l’Antéchrist ainsi qu’une invitation à croire dans le prophète Muḥammad. L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 161

Conclusion Nous concluons ce travail en soulignant la complexité qu’il y a à délimiter les marques qui indiquent un sujet locuteur unique dans le discours prophétique du qaṣaṣ. Ainsi, la répartition de la parole transmise oralement entre plusieurs agents producteurs a permis à la production littéraire de passer de sa position savante à une position populaire. Nous percevons cela à travers l’existence d’un nombre de voix qui interviennent dans la fabrication de l’histoire, qui changent le cœur de la construction du récit (dans l’histoire, la narration du témoin passant à celle de l’absent). Le hadith de l’Espionne, en dépit de sa validité et du fait qu’il a été établi par Muslim dans son Ṣaḥīḥ, sort de la véracité évènementielle pour entrer dans le qaṣaṣ fictionnel dans lequel s’est distingué Tamīm al-Dārī. Les nombreuses strates narratives de ce récit ont pour but de le doter d’une crédibilité. Mais elles ont également rempli une autre fonction puisque l’accumulation des transmetteurs et l’abondance de leurs points de vue ont confirmé l’appartenance du discours au domaine du qaṣaṣ. Le prophète Muḥammad est passé de sa position habituelle dans la chaîne de garants, où il est l’initiateur principal de ses propres propos, à une position de narrateur transmetteur d’un récit fictionnel, chose rare dans la transmission des hadiths prophétiques, comme nous l’avons remarqué. Il y a peut-être là un lien direct avec la transmission du qaṣaṣ extraordinaire. Avec ses deux parties – celle qui suit le Coran et celle qui s’en détache – le qaṣaṣ du Prophète utilise des récits qui émanent de sources connues pour leur capacité à transmettre et à raconter, 162 La littérature aux marges du ʾadab

14 comme Ḫurāfa ou Tamīm al-Dārī, tout en laissant place à des anecdotes variées au sujet des commerçants du Šām. Il a ainsi permis de réunir un grand nombre de récits qui constitueront une source pour les sermonnaires, dans toute la diversité de leurs orientations. L’histoire prophétique est ainsi entrée dans le qaṣaṣ populaire et dans le qaṣaṣ soufi, et il se pourrait même qu’elle ait eu une influence sur bien d’autres histoires puisque l’histoire de Tamīm n’est pas sans relation avec celles de Sinbad dans la version arabe des Mille et Une Nuits.

Bibliographie

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14 [N. d. T.] Les sources arabes renvoient par le terme ḫurāfa, qui désigne aujourd’hui le conte extraordinaire ou plus généralement tout récit invraisemblable, à un personnage légendaire des Banū ʿUḏra qui portait ce nom. Après un séjour dans le monde des djinns, raconte une tradition attribuée au prophète Muḥammad, Ḫurāfa rapporta aux Arabes des récits extraordinaires dont il aurait été le témoin (Ibn al- Ǧawzī ʿIlal, t. I, p. 61-63). L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 163

Études Ducrot, Oswald (1984), Le Dire et le dit, Paris, Les Éditions de Minuit. Al-Ǧamal, Bassām (2005), ʾAsbāb al-nuzūl, Beyrouth/Casablanca, al-Muʾassasa al-ʿarabiyya li-l-taḥdīṯ al-fikrī/al-Markaz al-ṯaqāfī al-ʿarabī. ʾIbrāhīm, ʿAbd Allāh (2008 [2005]), Mawsūʿat al-sard al-ʿarabī, Beyrouth, al-Muʾassasa al-ʿarabiyya li-l-dirāsāt wa-l-našr. Al-ʿImāmī, Muḥammad Naǧīb (2011), al-Ḏātiyya fī al-ḫiṭāb al-sardī, Tunis, Dār Muḥammad ʿAlī li-l-našr. Kerberat-Orecchioni, Catherine (1980), L’Énonciation : de la subjectivité dans le langage, Paris, Librairie Armand Colin. Nølke, Henning et al. (2004), ScaPoLine, La théorie scandinave de la polyphonie linguistique, Paris, Kimé. Pellat, Charles et al. (1986), « Ḳiṣṣa », Encyclopédie de l’Islam, Nouvelle Édition, t. V, Leyde/Paris, Brill/G.-P. Maisonneuve et Larose S.A., p. 183-204.

Annexe

« Le récit de l’Espionne »

D’après le Ṣaḥīḥ de Muslim 166 La littérature aux marges du ʾadab

« Le recit de l’Espionne »

ʿAbd al-Wāriṯ b. ʿAbd al-Ṣamad b. ʿAbd al-Wāriṯ et Ḥaǧāǧ b. al-Šāʿir, tous les deux d’après ʿAbd al-Ṣamad, la formulation étant de ʿAbd al-Wāriṯ b. ʿAbd al-Ṣamad, ont rapporté : Mon père nous a raconté, d’après mon grand-père, d’après al-Ḥusayn b. Ḏakwān, Ibn Barīda nous a raconté, ʿĀmir b. Šarāḥīl al-Šaʿbī [des] Šaʿb Hamadān m’a raconté qu’il a demandé à Fāṭima bt. Qays, sœur d’al-Ḍaḥḥāk b. Qays, qui faisait partie des premiers émigrants (muhāǧirūn) : « Rapporte-moi un hadith que tu as entendu du messager de Dieu (pbsl), et que tu n’attribues à personne d’autre qu’à lui. » Elle a dit : « Si tu le désires, je le ferai. » Il lui a dit : « Assurément, raconte-moi. » Elle a dit : « J’ai épousé Ibn al-Muġīra, qui était alors un des plus nobles jeunes de Qurayš, et qui a été blessé lors du premier combat aux côtés du messager de Dieu (pbsl) ; une fois divorcée de lui, ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAwf m’a demandée en mariage par l’intermédiaire d’un groupe parmi les compagnons du messager de Dieu (pbsl), et le messager de Dieu (pbsl) a demandé ma main pour son serviteur (mawlā-hu) ʾUsāma b. Zayd. On m’avait rapporté que le messager de Dieu (pbsl) disait : “Qui m’aime doit aimer ʾUsāma.” Alors, lorsque le messager de Dieu (pbsl) m’a parlé, j’ai dit : “Mon destin est entre tes mains, alors donne-moi pour époux qui tu souhaites.” Il a dit : “Va chez ʾUmm Šarīk !” ʾUmm Šarīk était une femme riche, parmi les Auxiliaires, qui dépensait beaucoup d’argent dans la voie de Dieu, et accueillait beaucoup d’hôtes. J’ai dit : “Je ferai ainsi.” Il a dit : “Ne fais pas ainsi, car ʾUmm Šarīk est une femme chez qui se trouvent de nombreux hôtes, et je répugne à ce que ton voile tombe ou que tes vêtements découvrent tes jambes et que les gens voient ce que tu n’aimes pas dévoiler. Va plutôt chez ton cousin ʿAbd Allāh b. ʿAmr b. ʾUmm Maktūm”. » Celui-ci est un homme des Banī Fahr de Qurayš et appartient à la fraction de la tribu dont elle était issue. L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 167

] ّقصة الجساسة [

ّحدثنا عبد الوارث بن عبد الصمد بن عبد الوارث ّوحجاج بن الشــاعر، كلهمــا عــن عبد الصمد، واللف ــظ لعبد الوارث بن عبد الصمد ؛ ّحدثنا أبي عن ج ّدي عن الحســني بن َذكوان ؛ ّحدثنا ابن بريدة ؛ ّحدثين عامر بن شاحيل الش ــ ع ّيب - ش ــ ع َب همدان - ّأنه س ــ أل فاطمة بنت قيس أخت الضحّــاك بــن قيس، وكانت من املهاجرات األُوَل، فقال : ّحدثيين حديث ًا س ــمعتيه من رس ــ ول هلل )ص(، ال تسنديه إىل أحد غريه. فقالت : لنئ ش ــ َئت ألفع َل ّن. فقــال لها : أجل حدّثيين.

فقالت : » نكحت ابن املغرية وهو من خيار شــباب قريش يومئذ. فأصيب يف أوّل الجهاد مع رس ــ ول هلل )ص(، فلما تأيّمت خطبين عبد الرحمن بن عو فيف نفر من أصحاب رس ــ ول هلل )ص(، وخطبين رس ــ ول هلل )ص( عل مواله أس ــ ا مة بن زيد. وكنت قد ُح ِّدثت ّأن رس ــ ول هلل )ص( قال : من أحبّين فليحبّ أس ــ ا مة. ف ّلما ك ّلمين رس ــ ول هلل )ص(، قلت : أمري بيدك، ِفأنكحين من ش ــئت. فقــال : انتقــي إىل أمّ َ شي ــك. وأمّ شيك امرأة غنيّة من األنصار، عظيمة النفقة يف س ــ بيل هلل ينزل عليها الضيفان. فقلت : سأفعل. فقال : ال تفعل. إنّ أمّ شي كامرأة كثرية الضيفان، فإن أكره أن يســقط عنك خمارك أو ينكش ــف الثوب عن س ــ ا قيك فريى القوم منك بعض ما تكرهــني، ولكــن انتقــي إىل ابن عمك عبد هلل بن عمرو بن أمّ مكتوم. « وهو رجل من بين فهر، فهر قريش وهو من البطن الذي هي منه. 168 La littérature aux marges du ʾadab

« Alors j’ai emménagé chez lui, et lorsque ma période de viduité fut terminée, j’entendis la voix du crieur qui appelait au nom du Prophète à la prière collective. Alors je suis sortie en direction de la mosquée et j’ai prié avec l’envoyé de Dieu (pbsl). J’étais dans le rang des femmes, juste derrière celui des hommes. Lorsque l’envoyé de Dieu (pbsl) termina sa prière, il s’assit sur le minbar et dit en riant : “Que chacun reste à sa place.” Puis il dit : “Savez- vous pourquoi je vous ai réunis ?” Ils répondirent : “Dieu et Son prophète savent mieux”. Il dit : “Je ne vous ai réunis ni pour vous faire plaisir ni pour vous faire peur, mais je vous ai rassemblés parce que Tamīm al-Dārī était un homme chrétien, qui a prêté allégeance et s’est converti à l’islam, et m’a rapporté un hadith conforme à ce que je vous avais rapporté concernant l’Antéchrist. Il m’a rapporté qu’il avait pris la mer dans un navire avec trente hommes de Laḫm et de Ǧuḏām, et qu’ils furent ballottés par les flots pendant un mois, puis qu’ils ont accosté sur une île au coucher du soleil et se sont installés près du navire. Ils ont pénétré dans l’île. Ils ont alors rencontré une créature très velue dont ils ne pouvaient différencier l’avant de l’arrière tant elle avait de poils. Ils ont dit : ‘Malheur à toi, qu’es-tu ?’ Alors elle a dit : ‘Je suis l’espionne’. Ils ont dit : ‘Qu’est-ce que l’espionne ?’ Elle a dit : ‘Ô gens, allez voir cet homme dans le couvent, car il est impatient d’avoir de vos nouvelles.’ [Tamīm] a dit : ‘Lorsqu’elle a dit un homme, nous avons eu peur qu’elle soit un démon. Alors nous nous sommes empressés d’entrer dans le couvent. Il y avait là l’homme le plus grand que nous ayons jamais vu et le plus solidement enchaîné. Ses mains étaient attachées à son cou, depuis les genoux jusqu’aux chevilles, avec une chaîne de fer. Nous avons dit : Malheur à toi, qui es-tu ? Il a dit : Vous avez pu être renseignés sur moi, alors informez-moi sur vous.’ Ils ont dit : ‘Nous sommes des Arabes qui avons embarqué sur un navire quand les flots se sont déchaînés et nous ont fait dériver pendant un mois. Puis nous avons accosté sur ton île, nous nous sommes installés à proximité et avons pénétré dans l’île, et là nous avons été confrontés à une bête velue, dont nous ne pouvions pas différencier l’avant de l’arrière tant elle était chevelue. Nous lui avons dit : Malheur à toi, qu’es-tu ? Elle a dit : Je suis l’espionne. Nous avons dit : Qu’est-ce que l’espionne ? Elle a dit : Dirigez-vous vers l’homme qui est dans ce couvent, il est impatient d’avoir de vos nouvelles. Alors nous nous sommes empressés de te L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 169

» فانتق ُلت إليه. فلما انقضت ّعديت س ــمعت نداء املنادي، منادي رس ــ ول هلل )ص(، ينادي : الصلة جامعة. فخرجت إىل املســجد، فص ّليت مع رس ــ ول هلل )ص(، فكنت يف ص ّف النســاء الت تل ظهور القوم. فلما قض رس ــ ول هلل )ص( صلته، جلس عل املنب وهو يضحك، فقال : ليلزم ّكل إنســان مص ّله. ث ــم قال : أتدرون ل ِم جمعتكم ؟ قالوا : هلل ورسوله أعلم. قــال : إ ّن وهلل مــا جمعتكم لرغ ب ــة، وال لرهبة. ولكن جمعتكم ألنّ تميمًا الداريّ كان رج ًل نرصان ًّيا فجاء فبايع وأس ــلم ّوحدثين ًحديثا وافق الذي كنت ّأحدثكم عن مســيحٍ الد ّجال. ّحدثين ّأنه ركب يف س ــفينة ّبحرية مع ثل ثني رج ًل من لخم وجذام، فلعب بهم املوج ش ــه ًرا يف البحر، ث ّم أرس ــ و ا إىل جزيرة يف البحر حت مغرب الش ــمس. فجلســوا يف أقرب الســفينة. فدخلوا الجزيرة فلقيته ــم ّدابــة أهلب كثري الشــعر، ال يدرون ما ِق َبله من دبره من كرثة الشــعر. فقالوا : ويلك ! ما أنت ؟ فقالت : أنا ّالجساسة. قالوا : وما ّالجساسة ؟ قالــت : أيّهــا القــوم، انطلقوا إىل هذ ا ا لرجل يف الدير، فإنه إىل خبكم باألشواق. قال : لـــ ّما ّسمت لنا رج ًل، فرقنا منها أن تكون شيطانة. قــال : فانطلقنــا رس ًاعا حت دخلنا الدير، فإذا فيه أعظم إنســان رأيناه ق ــ ّط خل ًقا، وأش ــ ّده ًوثاقا، مجموعة يــداه إىل عنقه ما بني ركبتيه إىل كعبيه بالحديد. قلنــا : ويل ــك ! مــا أنت ؟ قال قد َقدرتم عل خبي، فأخبون ما أنتم. قالــوا : نحــن أناس من العرب، ركبنا يف س ــفينة بحرية، ْفصادفنا البحر حني اغتلم، فلعب بنا املوج ش ــه ًرا ثم أرفأنا إىل جزيرتك هذه، فجلســنا يف أقربها، فدخلنــا الجزيــرة، فلقيتنا ّدابة أهلب كثري الشــعر ال ُيدرى ما قبله من دبره من كرثة الشــعر، فقلنا : ويلك ! ما أنت ؟ فقالت : أنا ّالجساسة. قلنا : وما ّالجساسة ؟ قالت : اعمدوا إىل هذا ا لر لج يف الدير، فإ ّنه إىل خبكم باألشــواق. 170 La littérature aux marges du ʾadab

rejoindre et nous avons eu peur d’elle, et nous avons craint qu’elle soit un démon. Il a dit : Parlez-moi de la palmeraie de Bīsān. Nous avons dit : De quoi veux-tu que nous parlions ? Il a dit : Je vous demande si elle donne des fruits. Nous lui avons dit : Oui. Il a dit : Mais elle est sur le point de ne plus en donner. Il a dit : Parlez-moi du lac de Tibériade. Nous avons dit : De quoi veux-tu que nous parlions ? Il a dit : Est-ce qu’il s’y trouve de l’eau ? Nous avons dit : Il est plein d’eau. Il a dit : Mais son eau est sur le point de disparaître. Il a dit : Parlez-moi de la source de Zaġr. Ils ont dit : De quoi veux-tu que nous parlions ? Il a dit : Est-ce qu’il y a de l’eau dans la source et est-ce que les gens de la région l’utilisent pour leurs cultures ? Nous lui avons dit : Oui, elle est abondante en eau, et les gens de la région l’utilisent pour leurs cultures. Il a dit : Parlez-moi du Prophète des gens sans Écritures, qu’a-t-il fait ?’ Ils ont dit : ‘Il est parti de La Mecque et se trouve maintenant à Yaṯrib. Il a dit : Est-ce que les Arabes l’ont combattu ? Nous avons dit : Oui. Il a dit : Comment a-t-il agi avec eux ? – Il a remporté la victoire sur les Arabes des alentours, et ils lui obéissent. Il a dit : Il en est ainsi pour eux ? Nous avons dit : Oui. Il a dit : Il vaut mieux pour eux qu’ils lui obéissent. Quant à moi, je vais vous parler de moi. Je suis le Messie, et je suis sur le point d’avoir l’autorisation de sortir. Alors je vais sortir, et j’irai par la terre, et je ne laisserai aucune ville sans y faire halte durant quarante nuits, sauf La Mecque et Ṭība, car elles me sont toutes deux interdites. Chaque fois que je voudrais y pénétrer, un ange tenant en main un sabre dégainé m’accueillera pour m’en interdire l’accès, et à chaque brèche se dressent des anges qui la protègent.’” » Elle a dit : « le messager de Dieu (pbsl) a dit en frappant le minbar de son bâton : “C’est Ṭība, c’est Ṭība, c’est Ṭība”, c’est-à-dire Médine. “Ne vous avais-je pas dit cela ?” Les gens ont dit : “Oui.” – “Ce qui m’a plu dans l’histoire de Tamīm, c’est qu’elle concorde avec ce que je vous ai dit à son sujet, et au sujet de Médine et de La Mecque. N’est-il pas dans la mer de Šām ou du Yémen, et non du côté du Levant ? Et non du côté du Levant ? Et non du côté du Levant ?” Et il montrait de sa main la direction du Levant. » Elle a dit : « J’ai appris cela du messager de Dieu (pbsl). » L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 171

فأقبلنــا إلي ــك رس ًاعا، وفزعنا منها ولم نأمن أن تكون ش ــيطانة. فقال : أخبون عن نخل بيســان. قلنا : عن أ ّي ش ــ أ نها تستخب ؟ قال أســألكم عن نخلها، هل يثمر ؟ قلنا له : نعم. قال : أما ّإنه يوش ــك أن ال تثمر. قال : أخبون عن بحرية الطبيّة. قلنا عن أ ّي ش ــ أ نها تســتخب ؟ قال : هل فيها ماء ؟ قالوا هي كثرية املاء. قال أما ّإن ماءها يوشك أن يذهب. قــال : أخبون عن عني ُزغَر. قالوا : عن أ ّي ش ــ أ نها تستخب ؟ قــال : هــل يف العني ماء ؟ وهل يزرع أهلها بماء العني ؟ قلنــا له : نعم ه ــي كثرية املاء، وأهلها يزرعون من مائها. قــال : أخ ــرون عن نــيبّ األميّني، ما فعل ؟ قالوا قد خرج من مكّة ونزل يرثب. قال : أَقاتَله العرب ؟ قلنا : نعم. قــال : كي ــف صنع بهم ؟ فأخبنــاه أنه قد ظهر عل من يليه من العرب، وأطاعوه. قــال لهم : قد كان ذلك ؟ قلنا : نعم. قال : أما إنّ ذاك خري لهم أن يطيعوه. وإ ّن م خبكم عينّ. إنّ أنا املســيح. وإ ّن أوش ــ ُك أن َيؤذن يل يف الخروج، فأخرج، فأســري يف األرض فل أدع قرية إالّ هبطتهــا يف أربعــني ليلة غري مكّة وطي ب ــة، فهما ّمحرمتان ع ّل كلتاهما. ك ّلما أردت أن أدخل واحدة أو ًواحدا منهما اســتقبلين َم َلك بيده الســيف صَلْتًــا يصــدّن عنها. وإنّ عل كل نَقْب منها ملئكة يحرس ــ و نها. « قالت : » قال رسول هلل )ص( - وطعن بمخرصته يف املنب : هذه طيبة، هذه طيبة، هذه طيبة ! يعين املدين .ة أال هل كنت ّحدثتكم ذلك ؟ فقال الناس : نعم. ]قال[ : فإنّه أعجبين حديث تميم ّأنه وافق الذي كنت ّأحدثكم عنه وعن املدينة ومكّة. أال هإنّ يف بحر الشأم أو بحر اليمن، ال بل من ِق َبل املشق، ما هو من ِق َبل املشق، ما هو من ِق َبل املشق، ما هو... وأومأ بيده إىل املشق «. قالت : » فحفظت هذا من رسول هلل )ص(. « 172 La littérature aux marges du ʾadab

Yaḥyā b. Ḥabīb al-Ḥāriṯī nous a dit : Ḫālid b. al-Ḥāriṯ al-Haǧīmī ʾAbū ʿUṯmān nous a dit : Qurra nous a dit : Sayār ʾAbū al-Ḥakam nous a dit : al-Šaʿbī nous a dit : « Nous sommes allés auprès de Fāṭima bt. Qays, et elle nous a offert des dates appelées dattes d’Ibn Ṭāb et nous a servi une boisson à base d’orge. Je l’ai interrogée à propos de la femme répudiée trois fois et de l’endroit où elle doit observer le délai de viduité. Elle a dit : “Mon mari m’a répudiée trois fois, et le Prophète (pbsl) m’a autorisée à observer le délai de viduité dans ma famille.” Elle a dit : “Alors, on a appelé les gens à la prière dans la grande mosquée.” Elle a dit : “J’y suis allée avec les gens qui s’y rendaient.” Elle a dit : “J’étais au premier rang des femmes, juste derrière le dernier rang des hommes.” Elle a dit : “J’ai entendu le Prophète (pbsl) déclarer du haut du minbar : ‘les cousins de Tamīm al-Dārī ont navigué sur les mers’”, et la suite du hadith est la même, mais il ajoute qu’elle a dit : « “C’est comme si je voyais le Prophète (pbsl), laisser tomber son bâton par terre et dire ‘c’est Ṭība’, c’est-à-dire Médine. ” » Al-Ḥasan b. ʿAlī al-Ḥalwānī et ʾAḥmad b. ʿUṯmān al-Nawfalī nous ont dit : Wahb b. Ǧarīr nous a dit : mon père a dit : J’ai entendu Ġaylān b. Ǧarīr parler d’al-Šaʿbī d’après Fāṭima bt. Qays, elle a dit : « Tamīm al-Dārī s’est présenté auprès du messager de Dieu (pbsl) et a informé le messager de Dieu (pbsl) qu’il naviguait en pleine mer, lorsque son navire s’est perdu et a échoué sur une île. Ils s’y sont déplacés en quête d’eau, et ils ont rencontré un homme dont les cheveux trainaient. Et il rapporte le hadith. Et il y dit : “Ensuite, si on m’avait permis de sortir, j’aurais parcouru toute la terre, sauf Ṭība.” Le messager de Dieu (pbsl) présente alors [Tamīm al-Dārī] à la foule, et il leur raconte le hadith, et il dit : “C’est Ṭība et c’est l’Antéchrist.” » ʾAbū Bakr b. ʾIsḥāq m’a raconté : Yaḥyā b. Bakīr nous a raconté : al-Muġīra, c’est-à-dire al-Ḥizāmī nous a raconté d’après ʾAbī al-Zanād d’après al-Šaʿbī d’après Fāṭima bt. Qays que le messager de Dieu (pbsl) s’est assis sur le minbar et a dit : « Ô vous, Tamīm al-Dārī m’a rapporté que des gens de sa tribu naviguaient en mer sur un navire, et celui-ci s’est brisé, et certains d’entre eux se sont raccrochés à une des planches du bateau, et sont arrivés à cette île », et le reste du hadith est le même. L’image du locuteur dans le qaṣ aṣ 173

حدّثنــا يحــى بــن حبي ــب الحــاريثّ، ّحدثنــا خالــد بــن الحــارث ال ُه َجيم ــي أبــو عثمــان، حدّثنــا قُــرّة، حدّثنــا س ــيّار أبــو الحكــم، حدّثنــا الش ــ عيبّ قــال : دخلنا عل فاطمة بنت قيس، فأتحفتنا ُبر َطب يقال له رطب ابن طاب، وأسقتنا ُسوَيق ُسلْت، فسألتها عن املطلّقة ثلثًا، أين تعتدّ ؟ قالت : ّطلقين بعل ثلثًا، فأذن يل الن ّيب )ص( أن ّ أعتديف أهل. قالت : فنودي يف الناس ّإن الصلة جامعة. قالت : فانطلق ُت فيمن انطلق من الناس. قالت : فكنت يف الص ّ ف َّاملقدم من النساء، وهو يل املؤ َّخر من الرجال. قالت : فسمعت الن ّيب )ص( وهو عل املنب يخطب. فقال : إن بين عمّ لتميم الدار ّي ركبوا يف البحر... وساق الحديث، وزاد فيه. قالت : ّفكأنما أنظر إىل الن ّيب )ص(، وأهوى بمخرصته إىل األرض وقال : هذه طيبة. يعين املدينة. وحدّثنا الحسن بن عل الحلوان وأحمد بن عثمان النوف ّل قاال : ّحدثنا وهب بن جرير، حدّثنا أبي قال : سمعت غيلن بن جرير يحدّث عن الشعيبّ عن فاطمة بنت قيس قالت : قدم عل رسول هلل )ص( تميم الداريّ، فأخب رسول هلل )ص( أنه ركب البحر، فتاهت به سفينته، فسقط إىل جزيرة، فخرج إليها يلتمس املاء، فلقي إنسانا ّيجر شعره. واقت ّص الحديث، وقال فيه، ثم قال : أما إنّه لَوَقد أُذن يل يف الخروج، قد وطئت البلد كلّها غري طيبة. أخرجه رسول هلل )ص( إىل الناس، ّفحدثهم قال : هذه طيبة، وذاك الدجّال. حدّثين أبو بكر بن إسحق، حدّثنا يحي بن بُكَري، ّحدثنا املغرية يعين الحِزاميّ، عن أبي الزناد، عن الشعيبّ، عن فاطمة بنت قيس، أن رسول هلل )ص( قعد عل املنب فقال : أيّها الناس ! حدّثين تميم الداريّ ّأن أنا ً ا سمن قومه كانوا يف البحر يف سفينة لهم، فانكست بهم، فركب بعضهم عل لوح من ألواح السفينة، فخرجوا إىل جزيرة يف البحر. وساق الحديث. La littérature aux marges du ʾadab

Šarḥ ou gloses poétiques Considérations sur le développement d’un genre prosaïque arabe

Iyas Hassan

Institut français du Proche-Orient, Beyrouth Šarḥ ou gloses poétiques 175

La réflexion qui sous-tend cette contribution est née d’un échange avec le professeur Abdallah Cheikh-Moussa, au sujet de la formation des genres exégétiques en langue arabe, qui a eu lieu lors de la soutenance de ma thèse de doctorat en 2011 à Paris. En proposant d’observer l’évolution de la littérature narrative arabe non plus à travers le seul prisme des écrits de ʾadab, mais en tenant compte de la formation des écrits religieux, cette thèse avait pour but de démontrer que l’apparition du premier commentaire complet et entièrement écrit du Coran, le Tafsīr Muqātil b. Sulymān, e e marquait, vers le milieu du viii /ii siècle, un point de rupture dans la conception esthétique du récit dans cette littérature. Privilégiant les aspects esthétiques du discours coranique d’un point de vue prioritairement culturel, cette thèse examinait l’impact sur l’élaboration du discours narratif de la forme d’expression rapportée à son contexte oral. Ma démarche m’a ainsi conduit à mettre en parallèle, en plusieurs endroits, la poésie métrique arabe et le saǧʿ, prose rimée et rythmée ancrée dans la culture arabe antique et à laquelle s’apparente en grande partie 1 le Coran . Je m’étais ainsi intéressé au parcours que suivent l’une et l’autre forme d’expression dans leur processus de canonisation, et particulièrement à la place qu’occupent les commentaires dans ce processus. J’avais en effet pu constater que commenter e un vers de poésie ou un verset coranique à partir du ii siècle de l’hégire relevait en définitive d’une même démarche. Celle-ci convoquait dans les deux cas des outils et procédés linguistiques, philologiques, narratifs et rédactionnels similaires (Hassan 2011, p. 153-175). En mettant l’accent sur le statut culturel des formes d’expression, à savoir sur ce que représente culturellement la forme rythmique, plutôt que sur leur fonction sociale immédiate,

1 Sur les liens entre ces formes rythmiques voir Paoli 2008, p. 335 et suiv. 176 La littérature aux marges du ʾadab

cette réflexion débouchait sur une approche de l’exégèse coranique et des gloses poétiques appréhendées comme un seul et même genre littéraire, abstraction faite de l’aspect sacré ou profane de la matière commentée. Une question qui relève de l’histoire de la littérature et qui concerne la chronologie de l’apparition des genres restait toutefois en suspens. Ma thèse supposait, de manière intuitive, que les gloses poétiques découlaient historiquement de l’exégèse coranique ou, pour le moins, les suivaient chronologiquement. Cela s’appuyait sur une observation. Alors que les commentaires e 2 du Coran prennent une forme aboutie dès le milieu du viii siècle , les commentaires similaires en matière de poésie n’apparaîtront que plus d’un siècle plus tard. Mais que dire alors de toutes les mentions de gloses poétiques antérieures à cette date, qu’on trouve dans les ouvrages bibliographiques comme le Fihrist ? Que penser des exemples de commentaires concrets qu’on relève dans e e des œuvres non exégétiques du viii ou du début du ix siècle ? À quelle date remontent les prémices des gloses poétiques ? À partir de quel moment peut-on parler d’un « genre mûr » ? Au long des pages qui suivent, ces questions me permettront d’examiner d’autres aspects de cette littérature exégétique, toujours en l’envisageant comme partie intégrante des sources de la littérature prosaïque arabe. Pour autant, cette contribution ne saurait en aucun cas se présenter comme une « histoire du šarḥ ». Comme j’essayerai de le montrer, en dehors du domaine coranique, les contours des genres exégétiques arabes sont très peu clairs. Les frontières des commentaires de la poésie empiètent sur le terrain d’autres genres, et leur étude n’a guère intéressé les spécialistes de littérature. Écrire l’histoire des gloses poétiques arabes ne pourra en effet se faire en dehors d’une histoire générale de l’exégèse dans

2 Concernant le développement du genre tafsīr, voir Gilliot 1990, p. 82-100 ; Versteegh 1993, p. 63-95. Šarḥ ou gloses poétiques 177

la littérature arabe. Il s’agit là d’une vaste entreprise qui dépasse l’ambition de cette modeste contribution qui aspire néanmoins à souligner l’importance d’une telle approche et à préparer le terrain à d’autres travaux.

Tafsir et šarḥ : une étymologie

édifiante et non opérationnelle

ŠRḤ Dans son sens premier, la racine ŠRḤ renvoie à une idée d’élargissement, notamment dans le but de contenir. Le Kitāb al-ʿayn d’al-Ḫalīl b. ʾAḥmad al-Farāhīdī (m. vers 790), donne tout 3 d’abord ce sens, en faisant référence à la sourate al-Zumar :

1/ Le šarḥ est l’élargissement. Le Tout-Majestueux, l’Omnipotent, 4 dit : « Celui dont la poitrine a été, par Allah, ouverte à l’islam » [Co. 39, 22], c’est-à-dire que [Dieu] l’a élargie de sorte qu’elle puisse contenir la bonne parole.

الشح : السعة. قال هلل ع ّز وج ّل : } أفمن شح هلل صدره لإلسلم {، أي و ّسعه فاتّسع لقول الخري.

On compte cinq occurrences du verbe šaraḥa dans le corpus coranique, dont celle-ci. On note que le verbe est utilisé cinq fois avec la même signification « ouvrir, élargir », et avec le même

3 Les dictionnaires et commentaires du Coran cités dans l’article ont été consultés sous forme numérique sur www.alwaraq.net pour les premiers, et, pour les seconds, sur www.altafsīr.com, site de Muʾassasat ʾĀl al-Bayt li-l-fikr al-ʾislāmī. Je ne renvoie de ce fait pas à une pagination, mais à des entrées pour les dictionnaires, et des numéros de versets pour les commentaires du Coran. 4 Traduction de Régis Blachère. 178 La littérature aux marges du ʾadab

complément d’objet direct, à savoir la poitrine (ṣadr) [Co. 6, 125 ; 16, 106 ; 20, 25 ; 39, 22 ; 94, 1]. Aucune des autres significations qui seront évoquées ci-dessous n’y apparaît. Al-Ḫalīl donne ensuite le sens « éclaircir » ou « expliciter », encore d’usage de nos jours, à travers le nom d’action (maṣdar) de la première forme, à savoir šarḥ :

2/ Le šarḥ est l’éclaircissement ; išraḥ, veux dire : explicite !

والشح : البيان. اشح، أي ب ِّ ْني.

Avec les noms d’action de la première et de la deuxième forme, šarḥ et tašrīḥ, al-Ḫalīl mentionne une autre signification assez éloignée des deux premières, mais tout à fait intéressante dans le cas que nous étudions, celle de « désosser » un morceau de viande. Une fois séparé de son os et découpée, la viande s’appelle šarḥa, terme encore vivant dans l’arabe contemporain et qui désigne une tranche de viande, souvent amincie :

3/ Šarḥ et tašrīḥ veulent-dire détacher la viande de l’os en y effectuant des découpes. On appelle le morceau de cette viande : šarḥa.

والشح والتشيح : قطع اللحم عن العظام قطعًا، والقطعة منه : َ ْشحَة.

La notice que consacre Ibn Manẓūr (m. 1311) à l’entrée ŠRḤ dans Lisān al-ʿArab quelques cinq siècles plus tard, commence en situant la racine dans ce même champ sémantique, avec l’évocation des mêmes noms d’action šarḥ et tašrīḥ dans le sens de « désosser », mais aussi de « dépecer » : Šarḥ ou gloses poétiques 179

4/ Šarḥ et tašrīḥ veulent-dire détacher de la viande [du reste] d’un membre en y effectuant des découpes. On appelle le morceau [de cette viande] : šarḥa et šarīḥa.

الشح والتشيح : قطع اللحم عن العضو قط ًعا، وقيل : قطع اللحم عل العظم قطعًا، والقطعة منه َشْحة و َشِيحة.

Dans la foulée apparaît le « morceau de viande aminci » :

5/ On a également rapporté que šarīḥa désigne la tranche de viande amincie.

وقيل : ال َّ ِشيحة القطعة من اللحم املُ َّرققة.

Immédiatement après, nous retrouvons les sens de « dévoiler », puis d’« expliciter » un propos, une question ou un problème :

6/ Le šarḥ est le dévoilement ; quand on utilise šaraḥa avec pour complément un propos, cela veut dire qu’on rend clair ce dernier. Quand le complément est un propos problématique, šaraḥ veut dire expliciter.

َ والشح : الكشف ؛ يقال : شح فلن َأمره، أي أو َضحه، وشح مسألة ُمش ِكلة : بيّنها.

À ces mêmes significations s’adjoint le sens d’« ouvrir ». La première forme šaraḥa veux ainsi dire « ouvrir un objet pour le rendre explicite et en dévoiler le contenu », d’où l’usage du même verbe pour l’ouverture des huitres perlières et pour l’explication du sens d’un fait ou dire énigmatique :

7/ Šaraḥa pour un objet, avec pour inaccompli yašraḥu et pour nom d’action šarḥ, tout comme šarraḥa, veulent dire ouvrir, expliciter et dévoiler. On l’utilise aussi pour toute sorte d’huitres perlières qu’on 180 La littérature aux marges du ʾadab

ouvre. On dit également šaraḥa pour un [fait ou un dire] énigmatique quand il s’agit de l’interpréter.

وشح اليشء يشحه ش ًحا، و ّشحه: فتحه وب ّينه وكشفه ّوكل ما ُفتح من الجواهر فقد ُشح أيضًا. تقول : َشَحْتُ الغامض إذا فسّته.

Il est à souligner qu’il s’agit là de la seule occurrence de fassara (interpréter) dans cette notice. Il n’est pas anodin qu’Ibn Manẓūr l’utilise pour expliquer le sens de šaraḥa dans le seul cas où son objet est « un [fait ou dire] énigmatique ». Je reviendrai un peu plus loin sur cette spécificité. Après des variations sur les significations évoquées jusqu’ici, Ibn Manẓūr en vient au verset 22 d’al-Zumar [Co. 39, 22], en lui attribuant la même signification que celle donnée par son prédécesseur al-Ḫalīl (voir supra). Il ajoute deux autres significations très éloignées des autres, mais, encore une fois, fort intéressantes pour notre propos. Il s’agit, pour la première, de « la sentinelle » ou « gardien des champs » dans le participe actif de la première forme, šāriḥ, uniquement dans le parler du Yémen, selon le lexicographe qui appuie cette signification par un vers anonyme :

8/ Dans le parler du Yémen, le šāriḥ est celui qui garde les champs pour les préserver des oiseaux et autres [fléaux].

والشارح يف كلم أهل اليمن : الذي يحفظ الزرع من الطيور وغريها.

Quant à la deuxième, totalement inattendue, elle se situe dans le champ érotique et renvoie une fois aux organes génitaux de la femme, une autre au coït et une troisième à la défloration. Ainsi, le sexe féminin est désigné par le nom d’instrument (ʾism al-ʾāla) mišraḥ, ou par le diminutif šurayḥ : Šarḥ ou gloses poétiques 181

9/ Mišraḥ veut dire le sexe de la femme. On l’appelle parfois šurayḥ ; il s’agirait là, à mon avis, d’un diminutif avec retranchement d’une lettre servile.

واملَ ْشَح : متاع الـمرأة ؛ وربّما ُسمّي ُ َش ْيحًا، وأراه عل ترخيم التصغري.

En ce qui concerne le verbe šaraḥa, il désigne dans ce cas-là une position de coït, nommée communément aujourd’hui position du missionnaire. La signification est appuyée par un dire attribué au père décidément emblématique de l’exégèse coranique, ʿAbd Allāh b. al-ʿAbbās qui utilise le verbe šaraḥa dans ce sens au sujet de la position favorite des chrétiens et juifs :

10/ On dit šaraḥa, avec « sa femme » pour complément, lorsqu’on l’allonge sur le dos puis qu’on la pénètre. D’après Ibn ʿAbbās : « les gens du Livre n’accomplissaient l’acte de chair avec leurs femmes que sur le bord [de la couche]. Les hommes de ce clan de Qurayš pratiquaient le šarḥ avec les femmes ; on utilise le verbe šaraḥa pour dire prendre sa femme alors qu’elle est allongée sur le dos. »

وشح ج َاريته إذا سلقها عل قفاها ث ّم َغ ِش َيها ؛ قال ابن ّعباس : كان أهل الكتاب ال يأتون نساءهم إ ّال عل َح ْرف، وكان هذا الح ّي من قريش يشحون النساء ش ًحا ؛ شح جاريته إذا وطئها نائمة عل قفاها.

Enfin, plus précis encore dans ce même champ sémantique, on trouve le sens de déflorer, retenu par Ibn Manẓūr d’après Ibn al-ʾAʿrābī (m. 845) :

11/ Šarḥ, pour les pucelles, est la défloration

الشح االفتضاض لألبكار.

FSR La racine FSR n’apparaît qu’une seule fois dans le corpus coranique, dans le nom d’action tafsīr, au verset 33 de la sourate al-Furqān : 182 La littérature aux marges du ʾadab

[Les infidèles] ne te proposent aucun exemple sans que Nous t’apportions la vérité[pour y répondre] et mieux [que cet exemple] comme commentaire. [Co. 25, 33]

وال يأتونك بمَثَل إالّ جئناك بالحقّ وأحسنَ تفسريًا

Sa signification dans ce verset ne peut toutefois être saisie sans l’aide d’une œuvre de tafsīr ! Pourtant, le terme ne semble pas avoir posé de problème pour les exégètes qui, toutes écoles confondues, se montrent unanimes quant à sa signification dans ce verset. Ils mentionnent ainsi comme signification l’explicitation (tibyān), le fait de détailler (tafṣīl) et le dévoilement (kašf). Les deux lexicographes évoqués ici se trouvent dans la même ligne, comme s’ils se conformaient à la définition donnée par l’exégèse. Ils spécifient deux domaines où la racine FSR est opérationnelle : la langue et la médecine. Le premier, al-Ḫalīl, note les verbes de première et de deuxième formes, fasara et fassara, ainsi que leurs noms d’action respectifs, fasr et tafsīr, qui veulent tous deux dire « expliciter, en détaillant » :

Le fasr est la même chose que le tafsīr, il s’agit d’expliciter un écrit et de le détailler.

ال َف ْس التفسري، وهو بيان وتفصيل للكتاب.

Une nuance est ensuite introduite avec le substantif féminin tafsira qui désigne l’échantillon d’urine que le médecin examine pour diagnostiquer une maladie :

La tafsira est le nom de [l’échantillon] d’urine que regardent les médecins pour reconnaître une maladie dans le corps [du patient].

َّوالتفْ ِ سَة : اسم للبول الذي ينظر فيه األطبّاء، يُستدلّ به عل مرض البدن.

Al-Ḫalīl termine en élargissant cette définition et en précisant que la tafsira est toute chose permettant de déduire la signification (tafsīr) d’une autre : Šarḥ ou gloses poétiques 183

Tout ce qui permet d’interpréter quelque chose est appelé tafsira.

وكلّ يشء يُعرف به تفسري اليشء فهو التفسة.

Sans guère développer davantage, Ibn Manẓūr mentionne ces mêmes significations d’« expliciter », « rendre clair », 5 « diagnostiquer » et « déduire » . Il y ajoute pourtant le sens de « dévoiler », absent chez al-Ḫalīl, à travers le non d’action fasr :

Le fasr est le dévoilement de ce qui est couvert.

ال َف ْس : كشف الـمُ ّغطى.

Il marque par ailleurs une différence entre les noms d’action tafsira et tafsīr, tous deux renvoyant au sens d’interpréter : il généralise le sens du premier, comme le fait al-Ḫalīl (voir supra), qui signifie « l’interprétation de toute chose », et spécifie celui du second qui renvoie à l’interprétation dans le domaine du langage et signifie « dévoiler le sens d’un énoncé équivoque » :

Le tafsīr est le dévoilement de la signification d’un énoncé équivoque.

التفسري كشف الـمراد عن اللفظ الـمُشكِل.

Il est notoire que, contrairement à ŠRḤ, le champ sémantique de FSR est extrêmement étroit, comme en témoignent les deux notices extraites du Kitāb al-ʿayn et du Lisān. Dans l’une comme dans l’autre, l’entrée FSR est sensiblement plus courte que ŠRḤ. On relève également l’absence de différence notable entre les définitions d’al-Ḫalīl et Ibn Manẓūr ce qui suggère que le verbe et ses dérivés n’ont guère connu d’évolution durant cette période, contrairement à la racine ŠRḤ qui, comme des centaines d’autres de la langue arabe, a gagné au fil des siècles de nouvelles significations et s’est vue destinée à de nouveaux usages. Cette particularité

5 Inutile de citer ici ces extraits quasi identiques à ceux du Kitāb al-ʿayn et que le lecteur trouvera aisément dans l’entrée FSR du Lisān. 184 La littérature aux marges du ʾadab

est d’autant plus surprenante que la racine, en dehors de son unique usage dans le Coran, semble absente des sources arabes connues de l’époque, notamment de la poésie préislamique et des premières décennies de l’islam. Une recherche dans al-Mawsūʿa al-šiʿriyya qui contient un million et demi de vers de poésie arabe permet de relever, en tout et pour tout, 35 occurrences de cette racine sous la forme verbale fassara ou nominale tafsīr, dont deux e occurrences seulement remontent au viii siècle. La première se situe avant le milieu de ce siècle, c’est-à-dire à une époque où la discipline du tafsīr commençait déjà à prendre forme, dans un vers d’al-Kumayt b. Zayd al-ʾAsadī, mort probablement en 744, décrivant son propre poème :

Épuré et clair, [il révèlera] à ses ultimes mots, au lendemain, la pleine signification de son propos

ُم َه َّذبَ ٌة َغ َّر ُاء يف ِغ ِّب َق ْو ِلها َغ َد َاة َغ ٍد تَ ْف ِس ُري َما قا َل ُم ْج ِم ُل

La seconde apparition du terme est un peu plus tardive et renvoie directement au tafsīr au sens technique du terme, dans un vers d’al-Sayyid al-Ḥimyarī, mort en 789, qui évoque deux personnages clés de l’histoire du tafsīr, à savoir Ibn ʿAbbās et Muqātil b. Sulaymān :

C’est ainsi que Muqātil l’a interprété tenant son commentaire d’un [homme] de foi sincère C’est Ibn ʿAbbās que je désigne, homme d’exégèse qui savait révéler [le sens]

ُم َقاتِ ٌل َف َّس َهذا َكذا تَ ْف َسري ِذي ِص ْد ٍق َوإيم ِان ً ْأع ِين ْاب َن َع ّب ٍاس وكان ْام َرأ صاح َب تَ ْف ٍسري وتِ ْبي ِان

Quant au sens « diagnostiquer », il n’apparaît qu’au siècle suivant dans un vers d’Abū Tammām (m. 845). Bien qu’il soit impossible de le vérifier, il est légitime de se demander si la racine Šarḥ ou gloses poétiques 185

FSR était utilisée dans l’arabe antique pratiqué au Hedjaz puis a gagné son sens spécifique connu dans le domaine religieux (comme c’est le cas de ŠRḤ), ou s’il s’agit du contraire. Par la rareté de leur usage en dehors du champ religieux durant plus d’un siècle, leur apparition tardive dans la poésie, leur champ sémantique extrêmement limité et leur aspect figé, les termes forgés à partir de cette racine se comportent en effet comme des mots arabisés, alors que rien n’indique de manière tranchante l’appartenance de la racine, à l’origine, à une langue autre que l’arabe. La philologie laisse ainsi voir une frontière subtile mais claire entre šarḥ et tafsīr. Le second renvoie précisément à une idée de déduction ou de dévoilement du sens d’un énoncé peu explicite, ce qui ne correspond qu’en partie au sens du premier. La projection des significations portées par la racine ŠRḤ sur le travail de l’exégète révèle d’autres dimensions et met en valeur une démarche textuelle complexe. En effet, l’éventail de significations auxquelles renvoie cette racine donne une image tout à fait intéressante, et dans une large mesure fidèle, de l’approche exégétique telle qu’elle se révèle dans un commentaire marginal du Coran ou dans une glose en marge de vers de poésie métrique, comme chez un Ibn al-ʾAnbārī (m. 940) ou un Ibn al-Naḥḥās (m. 949), dans leurs commentaires respectifs des Muʿallaqāt (Ibn al-ʾAnbārī Šarḥ ; Ibn al-Naḥḥās Šarḥ). Cette approche ne consiste pas seulement à « révéler le sens d’un énoncé » ou à rendre celui-ci plus clair (citations 2 ; 6), mais revient avant tout à modifier la structure d’un texte, tout en l’expliquant et en le commentant. C’est une approche « anatomique » qui, concrètement, consiste à opérer des découpes dans le texte commenté (citations 3 ; 4). Le commentateur en dissocie les composantes et les réorganise selon les besoins de son interprétation. Déconstruit pour être recomposé, le texte commenté est pénétré par un nouveau texte composé par le commentateur, pour reprendre la signification attribuée 186 La littérature aux marges du ʾadab

au père de l’exégèse coranique (citations 10, 11). Sa structure est élargie pour contenir les nouveaux éléments explicatifs qui en augmentent le volume (citation 1). J’y ajouterais, enfin, que, dans le cas de la tradition exégétique arabe, le commentateur tient lieu de gardien (citation 8) à la fois du texte commenté dont il annonce de facto détenir les secrets, et d’une tradition orale qu’il contribue à fixer par écrit en l’employant dans son projet 6 exégétique . Bref, du point de vue étymologique, si on peut imaginer le tafsīr comme un acte pratiqué sur le texte, qui en libère un nouveau sens, le šarḥ serait une sorte de dispositif qui contient cet acte et qui l’applique de façon répétitive, une sorte de machine à produire du sens, en recomposant le texte. Aussi proches qu’ils soient, les deux termes sont donc loin d’être des synonymes. Le dictionnaire ne fait toutefois pas la langue. Aussi édifiante soit cette comparaison, on est vite déçu dès lors qu’on examine les emplois de l’un ou de l’autre terme dans un contexte discursif. En effet, si la plupart des commentaires du Coran portent dans 7 leurs titres le terme tafsīr , la démarche textuelle pratiquée au sein d’un tafsīr telle qu’elle se révèle dans les œuvres exégétiques phares relève d’une approche que j’ai appelée « anatomique », et s’apparente indéniablement au šarḥ tel qu’il a été défini plus haut. Paradoxalement, on constate l’extrême rareté de la racine ŠRḤ et de ses dérivés dans la terminologie adaptée au domaine

6 Ces aspects ont été étayés dans ma thèse de doctorat, alors que ma démarche ne tenait pas compte de la racine ŠRḤ et de sa charge sémantique. Voir les deux derniers sous-chapitres : « Raconter par écrit, raconter en prose », Hassan 2011, p. 353 et suiv. ; « Le potentiel concrètement. Vers une narrativité de la kitāba », Hassan 2011, p. 361-409. 7 J’écarte à dessein le binôme tafsīr/taʾwīl, souvent souligné quand on aborde la terminologie de l’exégèse coranique. Les aspects théologiques auxquels renvoient la comparaison de ces deux termes et de leur champ opérationnel n’ajoutent a priori rien à la description de la démarche textuelle qui fait l’objet de ma réflexion. Šarḥ ou gloses poétiques 187

coranique à l’époque médiévale. Faut-il y voir une réticence vis-à- vis de ce terme qui, en raison des aspects intrusifs qu’il évoque, serait du point de vue théologique inapplicable à la parole divine ? L’hypothèse est tentante mais elle est difficilement soutenable, aucun discours normatif n’ayant à ma connaissance été formulé par les exégètes médiévaux au sujet de cette terminologie. Par ailleurs, si le šarḥ est absent des titres des commentaires du Coran, il est tout à fait courant dans ceux des commentaires des corpus de ḥadīṯ. La statistique que propose Claude Gilliot à ce sujet peut davantage éclairer cet aspect, cela à plus d’un titre. Gilliot observe que parmi 96 titres contenant le terme tafsīr dans le Fihrist d’Ibn al-Nadīm (m. après 990) seulement 40 occurrences renvoient à une exégèse coranique proprement dite. Toutefois, quand on regarde de plus près les autres cas, seulement 8 des 56 titres restants renvoient à des gloses poétiques, alors que 25 des titres (ce qui équivaut à plus de la moitié des commentaires du Coran désignés par le terme tafsīr) sont ceux d’ouvrages philosophiques ou scientifiques, traduits pour la plupart d’entre eux, et 9 autres renvoient à des commentaires de l’Ancien et du Nouveau Testaments (Gilliot 1997, p. 317). Une recherche dans les titres disponibles sur une bibliothèque numérique aussi fournie qu’al-waraq.net ou encore al-Shamila confirme en effet la remarque de Gilliot quant à l’usage du terme tafsīr. On constate que le choix de ce terme dans un titre informe sur la nature de l’œuvre objet du travail de l’exégète, plutôt que sur la démarche suivie (interpréter ou expliquer). De même, une telle recherche montre que, hormis le domaine coranique qui constitue une exception, le terme šarḥ est utilisé pour désigner un commentaire, tous domaines confondus. On trouve ce terme aussi bien dans les titres d’ouvrages de ḥadīṯ, de sīra, de ʾadab, de rhétorique, de philologie, de poésie, de médecine, etc. Ainsi, si l’on pouvait dire que le tafsīr désigne principalement un commentaire coranique, ou un texte impliquant un effort 188 La littérature aux marges du ʾadab

d’interprétation (textes sacrés judéo-chrétiens, ou textes philosophiques ou scientifiques traduits), le šarḥ, lui, ne renvoie à aucun genre en particulier, et n’est en aucun cas spécifique à la poésie, domaine qui intéresse cette contribution, bien qu’il figure dans les titres des grands commentaires de poésie préislamique, comme les différents Šarḥ al-Muʿallaqāt. Mais l’absence d’un terme spécifique désignant le genre ne signifie pas pour autant l’absence du genre lui-même. Les commentaires de la poésie arabe existent bel et bien, et sous différentes formes qu’il convient à présent d’examiner.

Le développement d’un genre anonyme

La démarche consistant à citer un vers de poésie en le commentant plus ou moins brièvement est très ancienne. Elle est attestée dans e les premiers écrits lexicographiques du viii siècle, qu’illustre le Kitāb al-ʿayn d’al-Ḫalīl déjà cité, mais aussi, dans les écrits exégétiques de la même période où la poésie fait partie du matériel mobilisé par les commentateurs du Coran. Les citations poétiques que l’on trouve par exemple chez Muqātil relèvent, nous dit la tradition islamique, d’une pratique fondée déjà par l’illustre Ibn ʿAbbās. Nombreuses sont les traditions où l’on voit ce dernier en train d’interpréter un verset coranique en s’appuyant sur Šarḥ ou gloses poétiques 189

8 un vers de poésie qui lui sert d’outil philologique . Les aspects légendaires qui enrobent le portrait d’Ibn ʿAbbās ont largement été mis en avant et analysés (Gilliot 1985). Il convient sans doute de lire avec prudence les récits relatant les faits concernant ce personnage, notamment ceux en lien avec le domaine exégétique, d’autant plus que le recours à la citation poétique probante (šāhid, pl. šawāhid) n’est attesté que plusieurs décennies après la mort du père de l’exégèse (Versteegh 1993, p. 71). Mais, quoi qu’il en soit de leur véracité, l’existence de ces récits indique que la question du recours à la poésie dans l’exégèse coranique a été très tôt posée, et que la poésie, de ce fait, faisait déjà partie, ne serait-ce que par ricochet, de l’univers exégétique. Mais si l’on peut considérer que les vers de poésie sont ainsi « accidentellement » commentés à des fins lexicographiques ou religieuses, à partir de quelle date peut-on évoquer l’existence des gloses poétiques comme un genre ayant ses propres ouvrages et ses propres auteurs ? En quoi consistent concrètement ses prémices et quand commence-t-il à prendre forme ? 9 Les différentsLivres des pionniers qui recensent, souvent de manière légendaire, des personnages et événements fondateurs

8 Voir, parmi de nombreux autres exemples, les récits le mettant en scène questionné par Nāfiʿ b. al-ʾAzraq au sujet du raria du Coran, mentionnés par al-Suyūṭī, où il évoque un vers d’al-ʾAʿšā pour interpréter le verset [Co. 2, 7] (Suyūṭī Durr, t. I, p. 65) et un autre de ʿAbīd b. al-ʾAbraṣ pour commenter le verset [Co. 7, 199] (Suyūṭī Durr, t. III, p. 631). Sur la question du statut de la poésie dans la tradition islamique, voir Gilliot 2001. 9 Kitāb al-ʾawāʾil, titre de plusieurs ouvrages attribués à de nombreux auteurs dont Ibn al-Kalbī (m. 819), al-Ḥasan b. Maḥbūb al-Sarrād (m. 839), ʿAlī b. Muḥammad al-Madāʾinī (m. 840), ʾAḥmad b. ʾAbī ʿAbd Allāh al-Barqī (m. 887 ou 893), ʾAbū ʿArūba al-Ḥarrānī (m. 930), ʾAbū al-Qāsim Sulaymān b. ʾAḥmad al-Ṭabarānī (m. 971), ʾAbū Hilāl al-ʿAskarī (m. 1005), et d’autres. Sont cités dans la bibliographie ceux qui ont été édités et que j’ai consultés dans le cadre du présent travail. Sur le genre ʾawāʾil, ses auteurs et ses catégories, voir Rosenthal 1975, p. 781. 190 La littérature aux marges du ʾadab

ayant initié telle ou telle pratique, ou supposés avoir accompli pour la première fois tel ou tel acte ne disent rien au sujet des commentaires de poésie. On sait que ces ouvrages mentionnent aussi bien « le premier ayant désobéi à Adam » (Ṭabarānī ʾAwāʾil, p. 25) que « le premier ayant commencé un texte par “Au nom de Dieu” » (ʿAskarī ʾAwāʾil, t. I, p. 156), et peuvent même mettre à l’honneur le « premier ayant fait un seul nœud de lacet à ses semelles [au lieu de deux] » (Ḥarrānī ʾAwāʾil, p. 161). « L’invention » des gloses poétiques semble en effet moins intéresser les auteurs des ʾawāʾil que d’autres faits liés à la poésie arabe et à son histoire, 10 comme « le premier ayant composé des poèmes en qaṣīd » (ʾAwwal man qaṣṣada al-qaṣāʾid), « le premier ayant composé une longue pièce en raǧaz » (ʾAwwal man ʾaṭāl al-raǧaz), « le premier ayant pleuré la demeure abandonnée [de sa bien-aimée] » (ʾAwwal man waqafa ʿalā al-diyār wa-bakā), ou encore « les premiers vers composés après l’avènement de l’islam » (ʾAwwal šiʿr qīla fī al-ʾislām) (ʿAskarī ʾAwāʾil, p. 194 ; 195 ; 197 ; 184). Il en va de même pour le théoricien de la qaṣīda tripartite, Ibn Qutayba (m. 887), qui ne mentionne rien à ce sujet dans ses écrits consacrés à la poésie, et pas davantage dans le chapitre qu’il consacre à son tour aux « pionniers » dans son Maʿārif (Ibn Qutayba Maʿārif, p. 551-558). C’est dans les écrits à caractère biographique (ṭabaqāt et tarāǧim) qu’apparaissent les premiers éléments à ce sujet, et ce à travers une citation récurrente concernant ʿAdb al-Ḥamīd b. ʿAbd

10 Il est difficile de traduire fidèlement l’expression « qaṣṣada al-qaṣāʾid » (ou qaṣṣada al-qaṣīd), le domaine que recouvre le terme qaṣīd n’étant pas défini avec précision. On sait qu’il s’agit de poème en vers doubles, composé sur l’un des mètres longs (essentiellement ṭawīl, basīṭ, kāmil et wāfir), ayant ainsi une forme opposée au raǧaz, plus court, plus simple, moins ordonné et moins exigent du point de vue métrique et dont l’apparition précéderait chronologiquement le qaṣīd. Il faut ajouter que le qaṣīd peut sous-entendre une notion d’élaboration d’un thème, opposée à son tour à l’improvisation qu’implique le raǧaz. Voir à ce sujet l’introduction de Paoli 2008, notamment p. 281-293. Voir également Choukr et Paoli 2010. Šarḥ ou gloses poétiques 191

al-Maǧīd ʾAbū al-Ḫaṭṭāb, plus connu sous le nom de al-ʾAḫfaš al-ʾAkbar. Ce philologue du deuxième siècle de l’hégire, mort en 793, ou 20 ans auparavant, serait « le premier ayant interprété la 11 poésie vers par vers ». On indique à la même occasion que d’autres pratiques exégétiques existaient auparavant dans ce domaine. Il est intéressant que la démarche pionnière qu’on lui attribue soit désignée par le verbe « fassara » et non pas « šaraḥa » :

Il est le premier à avoir interprété les poèmes [en intégrant ses gloses] en dessous de chaque vers. On ne procédait pas de la sorte avant qu’il ne l’eût fait. On avait plutôt coutume de citer le poème 12 dans son intégralité puis de l’expliquer . (Suyūṭī Buġya, t. II, p. 74)

هو ّأول من ف ّس الشعر تحت ّكل بيت. وما كان الناس يعرفون ذلك قبله، ّوإنما كانوا إذا فرغوا من القصيدة فسّوها.

Quant à savoir depuis quand on interprétait un poème arabe « après l’avoir cité dans son intégralité », la question reste en suspens. Rien a priori n’indique les débuts de cette pratique. À croire que, comme pour le tafsīr dont la tradition fait remonter les prémices au prophète de l’islam, le fait de commenter la poésie n’a pas de début. On peut imaginer que cette pratique naît avec les poèmes : depuis qu’il y a eu de la poésie, il a fallu l’expliquer, d’une manière ou d’une autre, et très certainement à l’oral avant de commencer à consigner ces interprétations par écrit. La pratique dont l’initiateur serait al-ʾAḫfaš al-ʾAkbar n’en demeure pas moins cruciale. Car elle indique une prise de conscience de l’acte de commenter et marque le début d’une nouvelle manière sophistiquée d’aborder le texte poétique en le déstructurant et, ce faisant, en se l’appropriant dans un cadre

11 C’est moi qui souligne. 12 On trouve cette citation quasiment à l’identique dans de nombreuses autres sources. 192 La littérature aux marges du ʾadab

prosaïque. Par ailleurs, cette démarche, telle qu’elle est décrite plus haut, en rappelle inévitablement une autre, introduite selon les sources islamiques par Muqātil b. Sulaymān et qui consiste à commenter le Coran « mot par mot et lettre par lettre ». La pratique initiée par ce dernier dans le domaine coranique représente, elle, un tournant dans l’histoire de l’exégèse et, indirectement, dans 13 celle du texte coranique en tant que tel . Le parallèle entre cette manière de commenter le Coran et d’expliquer la poésie métrique est évident. À en croire les sources qui sont à notre disposition, le commentaire anatomique de la poésie naît, sinon à la même époque, du moins peu de temps après celui du Coran, les deux auteurs, Aḫfaš et Muqātil, ayant vécu à la même période, dans la même ville, Bassora. Toutefois, un tel constat, aussi cohérent qu’il puisse être, est en définitive invérifiable. Comme pour la plupart des savants de son époque, aucune œuvre écrite d’al-ʾAḫfaš al-ʾAkbar ne nous est parvenue. On ne peut esquisser son portrait scientifique qu’à partir de citations éparses provenant d’œuvres plus tardives. La citation objet de cette réflexion comporte par ailleurs une certaine ambiguïté et laisse planer le doute sur la nature de l’invention même d’al-ʾAḫfaš : doit-on imaginer sa démarche comme une pratique scripturaire, étant donné qu’on précise qu’il commentait « en dessous de chaque vers » (taḥta kulli bayt) ? Ou bien s’agit-il simplement d’une manière d’enseigner oralement la langue et la poésie, qui consiste à dire un vers puis de l’expliquer ? Quelle proportion doit-on voir dans sa démarche, comparée notamment à l’œuvre de Muqātil ? Le seul moyen d’apporter un début de réponse à cette question serait de prendre ce philologue comme point de repère

13 J’ai abordé cette question dans Hassan 2011, p. 330 et suiv. Sur l’attribution de cette pratique novatrice à Muqātil, voir Mizzī Tahḏīb, t22, p. 440. Voir également les observations de ʿAbd Allāh Maḥmūd Šaḥata dans Muqātil Tafsīr, t. V, p. 62. Šarḥ ou gloses poétiques 193

chronologique et de tenter de détecter chez ses contemporains et successeurs les traces d’un commentaire « vers par vers ». Il est sans doute inutile d’envisager cette recherche du côté des aînés d’al-ʾAḫfaš al-ʾAkbar, comme ʾAbū ʿAmr b. al-ʿAlāʾ (m. vers 770), supposé être son maître. Malgré le fait qu’on trouve fréquemment dans les commentaires de poésie plus tardifs des bribes de commentaires philologiques qui lui sont attribués, aucun de ses écrits ne nous est parvenu. Du côté des successeurs, on en compte trois qui se sont illustrés dans l’univers poétique. Il s’agit d’Abū ʿUbayda Maʿmar b. al-Muṯannā (m. vers 825), al-Ḫalīl b. ʾAḥmad et Sībawayhī (m. 796). Il est sans doute aisé de relever chez ces auteurs une approche anatomique du vers. Aucun d’entre eux ne « citait l’ensemble du poème avant de le commenter ». Mais il n’est pas anodin que les commentaires et analyses que pratiquaient ces auteurs aient été inscrits dans des perspectives philologiques, grammaticales, lexicographiques ou métriques, disciplines alors en plein essor. En aucun cas ces écrits qui traitaient de poésie, directement ou indirectement, ne visaient le commentaire du vers en tant que tel, ni ne le suggéraient en tant que genre. L’œuvre de deux autres auteurs clés de la même période donne d’autres éléments. Il s’agit du koufien al-Mufaḍḍal al-Ḍabbī (m. entre 775 et 787), contemporain d’al-ʾAḫfaš al-ʾAkbar et probablement son élève, et du basrien al-ʾAṣmaʿī, auquel les sources attribuent une remarquable longévité pour le faire mourir après 828, probablement en 831. Il s’agit là de deux auteurs ayant laissé des anthologies poétiques à proprement parler. Celle d’al-Mufaḍḍal connue sous le titre d’al-Mufaḍḍaliyyāt est la plus ancienne qui nous soit parvenue, 194 La littérature aux marges du ʾadab

même si l’on mentionne d’autres recueils attribués à d’autres 14 auteurs-collecteurs, qui auraient existé auparavant . Le recueil d’al-Mufaḍḍal ne comporte pas le moindre commentaire, tout comme celui d’al-ʾAṣmaʿī, à quelques exceptions 15 près . L’intérêt des deux auteurs se situe clairement ailleurs, l’un et l’autre étant visiblement davantage intéressés par la conservation de poèmes jugés de bonne facture que par le fait de les commenter. Il n’est pas anodin que les deux auteurs qui connaissaient et pratiquaient indéniablement le commentaire s’abstiennent de mettre en application ce savoir-faire dans leurs œuvres destinées spécifiquement à la poésie. En effet, l’œuvre attribuée à al-Mufaḍḍal compte bien un Kitāb maʿānī al-šiʿr (Les Significations de la poésie) qui ne nous est pas parvenu, mais qui, comme son titre le laisse supposer, renfermerait des observations diverses, grammaticales, philologiques ou sémantiques sur la poésie. On peut en dire autant d’al-ʾAṣmaʿī. Rien de ce que nous connaissons de l’œuvre de ce dernier ne s’apparente à un véritable šarḥ. Il y a certes son al-Qaṣāʾid al-sitt (Les Six Poèmes), mentionné, entre autres bibliographes, par Ibn al-Nadīm, et qui serait le maillon manquant entre la recension des Muʿallaqāt supposée avoir été faite par Ḥammād et les recueils suivants de ces odes antéislamiques. Mais là encore, on ne sait pas de quoi était composée cette recension, ni si elle contenait, outre les poèmes, des commentaires. Le fait que tous les commentateurs postérieurs citent al-ʾAṣmaʿī

14 On évoque souvent un recueil perdu qui aurait été collecté par Ḥammād dit al-Rāwiya ou le Grand Transmetteur (m. 771 ou 772) et ayant servi de base aux recueils plus tardifs des Muʿallaqāt. Sur cette phase de collecte et de transmission de la poésie arabe, voir Blachère 1980, t. I, p. 96 et suiv. 15 Il s’agit principalement d’une intervention d’ordre narratif au début de l’ouvrage en marge du premier vers choisi de Suḥaym b. Waṯīl (ʾAṣmaʿī ʾAṣmaʿiyyāt, p. 17-18), puis d’une autre en tête des cinq vers d’Abū Mahdiyya al-Kilābī (ʾAṣmaʿī ʾAṣmaʿiyyāt, p. 123). Šarḥ ou gloses poétiques 195

comme étant à l’origine de tel ou tel commentaire philologique, ou de tel ou tel développement prosaïque plus ou moins long, a 16 pu pousser d’aucuns à lui attribuer des recueils commentés ou à croire que Les Six Poèmes est un commentaire des Muʿallaqāt, et 17 qui serait alors le premier šarḥ de poésie antéislamique . Toutefois, alors qu’il est indéniable qu’al-ʾAṣmaʿī pratiquait le commentaire de poésie (voir infra), rien ne permet de lui attribuer une œuvre de commentaire en bonne et due forme. Au vu de la présentation de son al-ʾA ṣmaʿiyyāt (voir supra), il est tout à fait plausible qu’al-Qasāʾid al-sitt soit également un recueil non commenté, tout comme les nombreux recueils de poèmes qu’Ibn al-Nadīm lui attribue en évoquant la base à partir de laquelle un commentateur plus tardif, ʾAbū Saʿīd al-Sukkarī que j’aborderai 18 plus loin, a construit son œuvre . L’œuvre connue d’al-ʾAṣmaʿī demeure tout à fait intéressante de ce point de vue, car, à côté de son, ou de ses recueils, plusieurs de ses écrits thématiques, comme le Kitāb al-ʾibil (Livre des chameaux), Kitāb al-ḫayl (Livre des chevaux), Kitāb al-wuḥūš (Livre de la faune) ou encore le Kitāb ḫalq al-ʾinsān (Livre de la création de l’Homme), s’apparentent dans une large mesure à des commentaires de poésie, sans l’être concrètement ni vraisemblablement chercher à l’être. La structuration de ces traités où domine l’aspect philologique mérite d’être soulignée, du fait qu’elle représente une forme embryonnaire d’une pratique qui marquera les écrits de ʾadab, dont les šurūḥ,

16 C’est le cas de ʿAbd al-Sattār ʾAḥmad Farrāǧ qui attribue à al-ʾAṣmaʿī une part importante de cette œuvre composite (Sukkarī Huḏaliyyīn, t. I, p. 5-6). 17 Voir l'introduction de Šarḥ al-qaṣāʾid al-tisʿ d’Ibn al-Naḥḥās faite par ʾAḥmad Ḫaṭṭāb qui mentionne al-ʿAṣmaʿī comme étant le premier commentateur des Muʿallaqāt, se basant sur le fait qu’Ibn al-Naḥḥās le cite pas moins de cent cinquante fois. Ibn al-Naḥḥās Šarḥ, p. 51. 18 Il s’agit de plus de vingt renvois qu’on trouve au début du chapitre « ʾAsmāʾ ruwāt al-qabāʾil wa-ʾašʿār al-šuʿarāʾ al-ǧāhiliyyīn wa-l-ʾislāmiyyīn ». Ibn al-Nadīm Fihrist, consulté sur al-waraq.net. 196 La littérature aux marges du ʾadab

grands commentaires de poésie. En effet, les traités d’al-ʾAṣmaʿī s’intéressent à la fois à ce qu’il faut savoir sur un thème donné, en l’occurrence les bêtes pour les trois premiers titres cités et le corps humain pour le quatrième, ainsi qu’à la terminologie appropriée à chaque thème, qu’il puise dans la poésie arabe. En même temps, et bien qu’ils ne soient pas dominants, des ʾaḫbār illustratifs prennent leur place côte à côte avec les annotations philologiques pour faire de ces traités un mélange de poésie, de commentaires linguistiques et de développement narratifs, à l’instar de ce qu’on trouve dans le domaine paracoranique. La description d’un passage du Kitāb al-ḫayl permet de se faire une idée de cette structure composite qui deviendra peu de temps 19 après une norme : après avoir évoqué plusieurs termes en lien avec le domaine équestre, en les commentant à partir de citations poétiques, l’auteur en vient à commenter le verbe ǧarā, « fournir la carrière », et évoque ensuite un récit illustrant la puissance et la vitesse d’un célèbre étalon dénommé Aʿwaǧ ; il enchaîne avec un autre récit comparant bâtards et races pures, avant d’évoquer la généalogie de Ḏāʾid, un autre célèbre pur-sang. Après un paragraphe insistant sur les qualités des meilleurs chevaux sur les plans comportemental et morphologique, intervient un récit mettant en scène le sixième calife omeyyade, al-Walīd b. ʿAbd al-Malik (m. 715), recevant le maître d’un cheval arabe et discutant avec lui à son sujet. Ce récit se termine par trois vers qui viennent clore ce cycle. Un nouveau cycle s’ouvre avec un vers attribué à un certain Maysara, cité pour illustrer l’expression « ḏū ḍarīr », à savoir « qui peine à galoper », et ainsi de suite. L’œuvre attribuée à al-ʾAṣmaʿī compte un autre écrit d’une importance première portant sur les poètes cette fois-ci et qui vise à en recenser les plus éminents (fuḥūl, sing. faḥl). Le Kitāb

19 Il serait trop long de citer ici un extrait dans son intégralité. Je me contente d’en résumer un passage. Le lecteur trouvera ce texte dans ʾAṣmaʿī Ḫayl, p. 26-29. Šarḥ ou gloses poétiques 197

20 fuḥūlat al-šuʿarāʾ comporte des argumentaires qui, tantôt sont mis directement dans la bouche de l’auteur, cité ainsi comme source ou comme autorité dictant le texte (qāla al-ʾAṣmaʿī…), tantôt prennent la forme d’un dialogue entre lui et le philologue basrien ʾAbū Ḥātim al-Siǧistānī (m. entre 863 et 870), son disciple et transmetteur présumé du texte qu’il aurait composé d’après l’enseignement de son maître, du vivant de celui-ci ou, plus vraisemblablement, après sa mort. Des poètes sont évoqués, leur talent poétique est évalué positivement ou négativement à l’appui de leurs vers qui se trouvent cités par ce biais. Cet écrit ne renferme pas de commentaires philologiques comme c’est le cas dans les autres traités d’al-ʾAṣmaʿī évoqués plus haut, et c’est peut-être sa caractéristique la plus importante. C’est un texte parfaitement prosaïque où la poésie n’occupe textuellement qu’une place infime. On compte en effet, dans les douze pages qui constituent l’édition consultée, vingt- et-une citations poétiques, en tout et pour tout. Pour beaucoup d’entre elles, l’auteur ne cite qu’un seul hémistiche. Toutefois, ces citations constituent le noyau autour duquel se tisse la prose. Cette dernière ne commente pas les vers dans ce cas de figure mais, la plupart du temps, les introduit. Le vers est en quelque sorte sa destination, sa raison d’être. Ce court argumentaire sur « l’éminence des poètes » prend une importance particulière une fois mis en perspective avec une œuvre postérieure portant sur le même thème, largement plus fournie et différemment organisée. Il s’agit de Ṭabaqāt al-šuʿarāʾ, plus couramment connu aujourd’hui sous le titre de Ṭabaqāt fuḥūl al-šuʿarāʾ. Cette œuvre d’Ibn Sallām al-Ǧumaḥī (m. 846), bien connue aujourd’hui des spécialistes, et qui a suscité de

20 A été consultée l’édition de Charles Torrey faite en 1911, rééditée et introduite par Ṣalāḥ al-Dīn al-Munaǧǧid en 1980. 198 La littérature aux marges du ʾadab

21 nombreuses études et fait l’objet de plusieurs éditions , fait partie, comme le souligne à juste titre Blachère, des premières véritables anthologies de la tradition prosaïque arabe (Blachère 1980, t. I, p. 139-40). Ouvrage à visée à la fois biographique, historiographique et anthologique, le Ṭabaqāt d’Ibn Sallām représente une forme aboutie du court texte attribué à al-ʾAṣmaʿī, le Fuḥūlat al-šuʿarāʾ, tout en proposant sur le plan structurel une synthèse des procédés qu’on peut relever dans d’autres de ses traités. Il s’inscrit par ailleurs pleinement dans un genre alors en cours de formation, les ṭabaqāt dont plusieurs œuvres avaient déjà été composées dans le domaine religieux. Bien que ce ne soit pas le propos de cet article, il convient de souligner le désaccord entre les spécialistes concernant les débuts du genre ṭabaqāt et le rôle des textes religieux dans sa formation (Gilliot 2002, p. 8. Sur le genre Ṭabaqāt, voir Hafsi 1976 ; 1977). Quoi qu’il en soit des œuvres fondatrices, je suis tenté de croire que, comme le résume magistralement Gilliot, « le fait […] qu’al-Ǧumaḥī (m. 232-846) ordonna ses Ṭabaḳāt al-shuʿarāʾ selon un ordre qui n’a rien à voir avec le mérite religieux, à peu près à la même époque où Ibn Saʿd (m. 230- 22 845) composait son propre ouvrage , donne à penser que le genre en ses débuts participait d’un souci global des savants en divers domaines : donner à une société ses canons de transmission du

21 Je me base ici sur l’édition de Joseph Hell faite à Leyde en 1916 (réédition en 2001 à Beyrouth). Je fais l’économie d’une comparaison entre d’un côté cette version courte et celle de ʿAǧǧān al-Ḥadīd al-Kutubī qui la suit quatre ans plus tard au Caire, et, de l’autre, la version « augmentée » due à Maḥmūd Muḥammad Šākir, parue en 1956, également au Caire. Une telle comparaison est en définitive indispensable pour une analyse fine qui puisse placer l’œuvre dans le contexte de sa composition, mais elle déborde le cadre de ma contribution. Sur les problématiques concernant la composition des Ṭabaqāt d’Ibn Sallām, je renvoie aux introductions de Hell : Ibn Sallām Ṭabaqāt a, p. 5-12, et de Šākir : Ibn Sallām Ṭabaqāt b, p. 5-36. 22 C’est moi qui souligne. Šarḥ ou gloses poétiques 199

savoir, qu’il fût religieux ou profane, et ce notamment par la voie de l’outil onomastique. » (Gilliot 2002, p. 8) Créé dans une perspective anthologique et à travers une démarche onomastique, le Ṭabaqāt d’Ibn Sallām n’en demeure pas moins une œuvre d’exégèse poétique. Son introduction offre, à travers la manière dont elle a été structurée, une vision 23 globale de l’ouvrage . Elle peut être divisée, schématiquement, en quatre sections. La première avance quelques critères pour évaluer et apprécier la « bonne poésie » et pose le problème de la transmission et de la diffusion de poèmes de mauvaise facture (Ibn Sallām Ṭabaqāt1, p. 26-28). La deuxième s’intéresse aux origines de la poésie arabe et à sa transmission jusqu’à l’époque de l’auteur (Ibn Sallām Ṭabaqāt1, p. 28-29). La première citation poétique apparaît à la fin de cette section. Vient ensuite une longue troisième section portant sur la naissance des sciences philologiques et grammaticales arabes (Ibn Sallām Ṭabaqāt1, p. 29-33). Cette section contient des ʾaḫbār anecdotiques qui viennent par endroits illustrer le propos. Elle renferme par ailleurs plusieurs citations poétiques et se termine sur un passage concernant les licences. Les citations sont ici plus systématiques, et se trouvent par ailleurs être commentées du point de vue de leur correction grammaticale. Le thème et les objectifs du livre ainsi que l’annonce de la méthode d’organisation de ses contenus n’apparaissent qu’à la quatrième section qui évoque les premiers poètes arabes (ʾawāʾil al-šuʿarāʾ) et insiste sur la rareté de ce qui a été transmis de leurs pièces jusqu’à l’époque de l’auteur (Ibn Sallām Ṭabaqāt1, p. 33-40).

23 Mes observations à travers l’introduction visent à mettre en avant les aspects exégétiques de cette anthologie, sans pourtant les analyser en profondeur. Il va de soi qu’une analyse exhaustive du Ṭabaqāt al-šuʿarāʾ dépasse le cadre de cette réflexion ; une telle approche, qui aborde ce texte prioritairement comme une œuvre de commentaire, reste à faire. 200 La littérature aux marges du ʾadab

Cette quatrième section qui abonde en citations poétiques offre également une sorte de critique d’une version de l’histoire de la poésie arabe, jugée erronée, et s’arrête sur le phénomène d’interpolation (al-naḥl) et de ses protagonistes. Cette anthologie vise sans doute une classification des poètes, mais, davantage que ces derniers, son objet concret n’en est pas moins le vers de poésie en tant que tel. La critique de la « bonne poésie » occupe une partie prépondérante de cette introduction. L’accent est mis sur les critères déterminant la bonne qualité du vers, du point de vue de la correction linguistique et de l’authenticité. Les vers cités sont commentés linguistiquement, introduits ou mis en contexte à travers des récits parallèles. Les deux extraits ci-après, tirés de la quatrième section de l’introduction et se rapportant aux « premiers poètes », sont assez représentatifs, sans être exclusifs, et montrent la place centrale du vers dans le discours du Ṭabaqāt d’al-Ǧumaḥī. Le premier passage concerne al-Mustawġir b. Rabīʿa b. Kaʿb. Pour affirmer que ce poète a vécu très longtemps, trois vers qui lui sont attribués et qui évoquent son âge centenaire sont cités immédiatement après. Le troisième vers présentant un usage rare de la racine BQY, à travers le verbe baqā, l’auteur commente ce verbe, en expliquant son sens, en l’occurrence le même que baqiya (demeurer, rester) et en l’attribuant au parler de la tribu de Ṭayyiʾ. Et comme par enchaînement logique, il évoque un autre verbe similaire utilisé dans ce même parler, fanā qui veut dire faniya (périr, disparaître, mourir, tarir), et l’illustre par un vers de Zuhayr b. ʾAbī Sulmā (m. v. 609 ?) observant un gibier, comme s’il profitait de « l’occasion philologique » pour évoquer un autre poète des ʾawāʾil, ayant à son tour vécu longtemps : Šarḥ ou gloses poétiques 201

Parmi eux al-Mustawġir b. Rabīʿa b. Kaʿb b. Saʿd qui déclamait après avoir vécu de très longues années :

Oh de cette vie et de sa longueur je m’ennuie ! Les années, en provision, des centaines j’en ai pris Une centaine, après elle deux m’ont été données Et des mois, j’ai puisé [l’équivalent] de plusieurs années Ce qui m’est resté sera-t-il différent que ce que j’ai laissé derrière moi : Un jour qui revient sur ses pas, et une nuit qui, devant elle, me conduit ?

Par « baqā » il veut dire « baqiya » qui, tout comme « fanā », relève du parler de Ṭayyiʾ. Il arrive que les [autres] Arabes les prononcent ainsi, mais ils sont plus fréquents dans ce parler. C’est ainsi que Zuhayr b. ʾAbī Sulmā dit :

Au printemps il élut demeure à Ṣāra jusqu’à ce que flaques et étangs y tarissent

(Ibn Sallām Ṭabaqāt1, p. 36-37)

ومنهم املُ َستو ِغر بن ربيعة بن كعب بن سعد، وبقي بقاء طوي ًل ح ّت قال :

َو َل َق ْد َس ِئ ْم ُت ِم َن َالح َي ِاة و ُط ْو ِلَها َوا ْز َد ْد ُت ِم ْن َع َد ِد ِّالس َنني ِمئي َنا َ َمائَ ٌة أتَ ْت ِم ْن بَ ْع ِد َها َمائ َت ِان ِ ْ يل َوا ْز َد ْد ُت ِم ْن َع َد ِد ال ُّش ُه ِور ِس ِن ِي َنا َه ْل َما بَ َقى إ ّال َك َما َق ْد َفاتََنا يَ ْو ٌم يَ ُك ُّر َول ْي َل ٌة تَ ْح ُد ْونَا

قوله بَ َقى يريد بَ ِق َي، َوف َىن، وهما لغتان ل ّطيء. وقد تك ّلمت بهما العرب وهما يف لغة ّطيء أكرث. وقال زهري بن أبي ُسلمى :

تَ َربَّ َع َصار ًة َح ّت إذا َما َف َىن ُّالد ْحل ُن َع ْن ُه وا َإلض ُاء

L’évocation du « premier ayant composé un poème en qaṣīḍ », al-Muhalhil b. Rabīʿa (m. vers 530 ?), et de la raison pour laquelle il le fit est à son tour l’occasion de faire une pause philologique pour un bref commentaire du surnom du poète, de juger de la qualité de ses pièces, mais aussi d’introduire un autre vers, d’al- Nābiġa (m. vers 605 ?) cette fois, pour illustrer ce commentaire : 202 La littérature aux marges du ʾadab

Le premier ayant composé des vers en qaṣīd et y ayant évoqué les batailles est Muhalhil b. Rabīʿa al-Taġlibī. Il le fit pour évoquer la mort de son frère Kulayb b. Wāʾil, assassiné par les Banū Šaybān. Muhalhil s’appelait à l’origine ʿAdī. Son surnom, Muhalhil, est dû à la fragilité de sa poésie, semblable à un léger tissu, froissé et entremêlé, d’où le vers d’al-Nābiġa : Le voici qui t’apporte un propos légèrement tissé, mensonger.

(Ibn Sallām Ṭabaqāt1, p. 36-37)

وكان ّأول من ّقصد القصائد وذكر الوقائع الـ ُم َه ِلهل بن ربيعة َّالت ِغل ّيب يف قتل أخيه ُك َليب بن وائل، قتلته بنو َش ْيبان. وكان اسم املهلهل َع ِد ّيًا، ّوإنما ُس ّمي مهله ًل لهلهلة شعره كهلهلة الثوب، وهو اضطرابه واختلفه. من ذلك قول النابغة :

أتَاكَ بِقَولٍ َه ْل َهلِ َالنّ ْسجِ ِكاذبٍ

Le Ṭabaqāt d’Ibn Sallām associe le thème poétique au commentaire anatomique, en usant à la fois de l’outil philologique et de supports narratifs. Les récits investis sont souvent d’ordre contextuel. Ce sont des « récits de poèmes » qui situent le vers dans ce qui est supposé être le contexte originel de sa composition 24 ou de sa première déclamation . Ce qui a été dit du Fuḥūlat al-šuʿarāʾ d’al-Siǧistānī d’après al-ʾAṣmaʿī est encore plus pertinent ici : dans cet ouvrage, le vers est la raison d’être d’une prose qui prend quantitativement une place de plus en plus prépondérante. Diffusés au milieu de cette prose, les morceaux poétiques y sont à la fois une fin et un moyen. Le vers y prend la fonction du gardien de la langue, de ses racines et de sa mémoire. Mais il est surtout l’énergie qui déclenche la prose, qui la nourrit, qui la relance et qui lui assure à la fois sa légitimité et son harmonie interne, sa cohérence.

24 La munāsaba ou « circonstances de la composition du poème » est un topos dans la littérature arabe classique. J’ai abordé certains de ses aspects fonctionnels et fictionnels dans Hassan 2011, p. 159 et suiv. Šarḥ ou gloses poétiques 203

Commentaire et corpus poétique

Sur le plan formel, au niveau des outils engagés, de la démarche suivie et du rapport entre forme rythmique (vers) et prose libre (commentaires et récits), la « première anthologie » due à Ibn Sallām n’est pas sans rappeler l’univers du tafsīr. Toutefois, rien dans cette œuvre n’annonce ni même ne revendique un quelconque statut exégétique. L’angle d’approche onomastique représente en fait un obstacle empêchant la démarche exégétique, aussi développée fut-elle, d’accoucher d’une œuvre exégétique. Cette perspective implique par définition la multiplication des poètes cités. Elle se structure chez Ibn Sallām autour de plusieurs critères de classification : le critère chronologique, dominant ; le critère thématique, comme pour la classe réservée aux poètes qui se sont distingués par leurs thrènes (šuʿrāʾ al-marāṯī) ; le critère géographique, comme dans le cas des « poètes des [cinq] cités arabes » (šuʿarāʾ al-qurā al-ʿarabiyya) ; ou enfin le critère métrique, étant donné l’existence d’une classe réservée à des poètes connus spécifiquement pour leurs poèmes en raǧaz (al-ruǧǧāz). Compte tenu de ses priorités et critères, l’approche d’Ibn Sallām n’autorise pas la constitution en œuvre commentée des vers cités tout au long de l’ouvrage, non plus qu’elle vise à le faire. Et cela va de soi : une œuvre de commentaire ne peut exister en dehors d’une œuvre à commenter. Dans le Ṭabaqāt, comme dans les écrits thématiques d’al- ʾAṣmaʿī, tout en pratiquant le commentaire, l’auteur ne définit à aucun moment une œuvre de départ. Cet aspect nous renvoie à une question d’ordre chronologique : le grand intérêt que portaient à la poésie les savants de la langue et de la tradition e arabes jusqu’au milieu du ix siècle permettait-il de traiter celle-ci comme un corpus définitif ? Constituer un recueil revient à délimiter une œuvre poétique qui se veut close, jouissant de sa propre cohérence basée sur 204 La littérature aux marges du ʾadab

des critères subjectifs (les poèmes choisis par al-Mufaḍḍal, par exemple) ou objectifs (les plus anciens poèmes arabes, rassemblés dans le prétendu recueil de Ḥammad). Cette pratique est sans doute attestée avant Ibn Sallām. Mais quelle ampleur avait-elle ? Quelle importance représentait-elle à côté d’autres savoirs qui plaçaient la poésie en leur centre, sans qu’elle ne soit leur finalité, comme la philologie, la grammaire, la lexicographie ou la métrique ? Le même Ṭabaqāt d’Ibn Sallām montre, dès son introduction et à travers son plaidoyer contre la « fausse poésie », que les corpus étaient loin d’être clos. Sa prudence vis-à-vis des faussaires et l’intérêt qu’il porte aux véritables connaisseurs de la poésie des Arabes permettent de voir que le débat sur l’authenticité d’une e partie de la poésie transmise jusqu’au début du ix siècle, et sur la légitimité des initiatives visant à la conserver et à la transmettre, était encore ouvert. Une mise en recueil systématique apparaîtra vraisemblablement peu de temps après, comme en témoigne l’œuvre de Yaʿqūb b. al-Sikkīt (m. 858) et de son successeur ʾAbū Saʿīd al-Sukkarī (m. 888), deux noms emblématiques dans l’histoire de la transmission de 25 la poésie arabe et de la formation de son corpus . On doit à l’un comme à l’autre un nombre important de dawāwīn (sing. diwān), recueils de poèmes d’un seul poète, dotés d’appareil exégétique. On attribue par exemple au premier un grand commentaire réservé 26 à la poésie de ʾAbū Nuwās (m. 813 ou 815) , en plus de 800 feuilles qui ne nous sont pas parvenues. L’état de ce qui a été édité des écrits d’Ibn al-Sikkīt permet difficilement de décrire sa démarche avec justesse, la transmission

25 On évoque dans ce processus d’autres maillons essentiels dans cette transmission, comme Ibn Ḥabīb (m. après 859) ou al-Ṭūsī (m. 864). Sur cette phase de la transmission, voir Blachère 1980, t. I, p. 112 et suiv. 26 Mentionné par Ibn al-Nadīm dans la notice consacrée à ʾAbū Nuwās. Ibn al- Nadīm Fihrist, consulté sur alwaraq.net. Šarḥ ou gloses poétiques 205

ayant laissé ses traces sur ses recueils commentés. Par exemple, le 27 titre du manuscrit du Dīwān Qays b. al-Ḫaṭīm (m. vers 620) annonce qu’il contient des pièces de ce poète, « d’après Ibn al-Sikkīt et d’autres ». Cela pousse l’éditeur à s’interroger à juste titre sur l’identité de ces « autres » et notamment sur la part de leurs interventions (Ibn al-Sikkīt Ḫaṭīm, p. 21-22). S’agit-il des quelques simples et brèves mentions de philologues antérieurs comme al-ʾAṣmʿī, qui seraient du fait d’Ibn al-Sikkīt lui-même, ou bien s’agit-il encore dans ce cas de figure d’ajouts ultérieurs à l’auteur, donc d’une œuvre composite ? ʾAnīs al-ǧulasāʾ fī šarḥ diwān al-Ḫansāʾ (m. 645 ou peu avant), édité à Beyrouth en 1895 par Louis Cheikho, est augmenté d’éléments issus de plus de 40 sources, dont un seul d’Ibn al-Sikkīt, le Tahḏīb 28 al-ʾalfāẓ . Il en est de même, dans une moindre mesure, du Diwān Ṭarafa b. al-ʿAbd, composé par ʾAḥmad al-ʾAmīn al-Šanqīṭī à Kazan en 1909, « organisé selon Yaʿqūb b. al-Sikkīt » (Šanqīṭī Ṭarafa) mais où les gloses de celui-ci en croisent d’autres plus tardives. Au-delà de ces réserves qui méritent un examen minutieux, on peut observer que les gloses attribuées à Ibn al-Sikkīt suivent globalement des schémas semblables à ceux décrits à partir des œuvres antérieures, d’al-ʾAṣmaʿī ou d’Ibn Sallām. Les interventions d’Ibn al-Sikkīt en marge des vers du Diwān Ṭarafa ou encore du Dīwān ʿUrwa b. al-Ward (m. après 600 ?), édité à Alger en 1926 par Édouard Champion, révèlent généralement un schéma composé d’une introduction souvent – mais pas systématiquement – concise, sous forme de mise en contexte, suivie de la citation poétique en tant que telle – d’un ou de plusieurs vers –, elle-même suivie d’un commentaire linguistique et/ou sémantique et, par endroits, de développements narratifs. Des ʾaḫbār relatifs au poète objet

27 Édité à Leipzig en 1914 par Thaddäus Kowalski et réédité par Nāṣir al-Dīn al- ʾAsad à Beyrouth en 1976. C’est cette dernière qui a été consultée. 28 Voir la bibliographie de Cheikho 1895, p. 5-6. 206 La littérature aux marges du ʾadab

du recueil peuvent également être mentionnés en dehors de ce schéma exégétique. Les gloses d’Ibn al-Sikkīt invitent par ailleurs à ne pas prendre à la lettre le descriptif de la démarche inventée, selon les biographes, par al-ʾAḫfaš al-ʾAkbar (voir supra). Car un peu plus d’un demi- siècle après ce denier, on ne commentait toujours pas stricto sensu « vers par vers », démarche qui sera davantage consacrée au siècle suivant, comme on peut le constater à partir du Šarḥ d’Ibn al-Naḥḥās ou d’Ibn al-Anbārī. Encore à la génération d’Ibn al-Sikkīt, les interventions du commentateur peuvent être extrêmement brèves et ne semblent prétendre à aucune exhaustivité. Il peut par ailleurs laisser défiler plusieurs vers sans la moindre intervention de sa part, ne considérant pas qu’ils nécessitent une explication. Les écrits d’al-Sukkarī en la matière présentent, quant à eux, un double intérêt. D’une part ils cristallisent un savoir exégétique transmis sans doute depuis la génération d’al-ʾAṣmaʿī et, d’autre part, ils contiennent des commentaires très probablement composés par al-Sukkarī lui-même (Leder 1997). Signe d’une évolution notoire dans la formation du genre, le fait que l’auteur ne fait pas remonter systématiquement ses annotations et explications jusqu’aux savants du siècle précédent éveillera la e méfiance de certains spécialistes du xx siècle en quête de gloses 29 « authentiques » qui soient le plus proche possible de la source . Les observations sur la méthode d’Ibn al-Sikkīt sont en grande partie valables pour son successeur. En effet, entre sa recension commentée du diwān d’al-ʾAḫṭal (m. vers 710) et celle du Diwān de ʾAbū al-ʾAswad al-Duʾalī (m. vers 688), on relève des gloses plus ou moins brèves, des séries de vers non commentés et la prédominance du commentaire linguistique au détriment des outils narratifs. Il

29 Voir les réserves émises par Nāṣir al-Dīn al-ʾAsad à son sujet dans Ibn al-Sikkīt Ḫaṭīm, p. 19-20. Šarḥ ou gloses poétiques 207

en va autrement pour ses commentaires des poèmes de la tribu de Huḏayl, rassemblés dans le Kitāb šarḥ ʾašʿār al-Huḏaliyyīn et classés par chapitres onomastiques. Ici, les gloses sont nettement plus fournies et mélangent une reformulation en prose du propos du vers à des explications philologiques ou morphosyntaxiques avec d’autres citations poétiques ou coraniques intégrées dans les commentaires, et qui peuvent être commentés à leur tour.

Conclusion : le processus inversé

Le fait de s’intéresser à la poésie et de posséder le savoir-faire technique pour la commenter ne suffisait visiblement pas à eux seuls pour engager ce savoir-faire dans des œuvres adéquates. Aussi développé qu’il soit sur le plan technique, et aussi présent dans les écrits relevant de différentes disciplines, dès la première e moitié du ix siècle, époque où Ibn Sallām a composé son Ṭabaqāt, le šarḥ ne semble pas en définitive avoir constitué un domaine comparable au tafsīr. Il ressemble davantage aux ramifications de ce dernier, à ce « souffle exégétique » qui imprégnait l’écriture religieuse de l’islam médiéval, tous genres confondus. Une transition entre le « genre anonyme » et les œuvres de commentaires commence à devenir discernable avec la génération suivante. Le pas qui séparait les travaux antérieurs du statut des écrits exégétiques est en effet franchi à la seconde moitié e du ix siècle. Nombreux sont les écrits qui dénotent désormais le souci de consacrer à tel ou tel poète ou poétesse un recueil commenté, autrement dit à fixer des œuvres et à développer une littérature parallèle en rédigeant des šurūḥ en leur marge. Cela n’a rien d’étonnant du moment que la littérature arabe était e encore durant la première partie du ix siècle dans une phase de collecte, de tri et de validation de la poésie antique et des débuts e de l’islam. Ce n’est qu’à partir du début du x siècle que « la mine 208 La littérature aux marges du ʾadab

[sera] épuisée et [que] l’attention achève[ra] de se concentrer sur l’étude des matériaux ainsi accumulés » (Blachère 1980, t. I, p. 114). Les œuvres seront en effet fixées d’une manière quasi définitive. Certes le débat sur l’authenticité de la poésie transmise et en partie inventée par la génération de Ḥammād ne disparaîtra pas définitivement, mais les doutes concernant l’origine de ce corpus ne constitueront plus un obstacle à sa classification ni à sa consécration en tant que passé littéraire officiel des Arabes. La périodisation de Blachère s’avère encore une fois pertinente de ce point de vue. Car c’est en « épuisant la mine » que les contours du corpus commencent à se dessiner, et c’est à partir du corpus délimité que l’élaboration d’œuvres exégétiques devient possible. Les commentaires – tels le Šarḥ al-Mufaḍḍaliyyāt d’al-Qāsim al-ʾAnbārī (m. 816 ou 817), probablement revu par son fils ʾAbū Bakr b. al-ʾAnbārī (m. 940), ou les différents commentaires successifs des Muʿallaqāt que j’ai évoqués plus haut – marquent un nouvel âge de ce genre prosaïque, et ce grâce à la complétude de leur matériel exégétique, au large éventail d’outils mobilisés et à la maturité de leur organisation interne. Plus développés, plus détaillés, plus précis et plus fournis, ces ouvrages revendiqueront pleinement le statut d’œuvre de commentaire ne serait-ce que par leurs titres contenant désormais le terme šarḥ de manière systématique, et non plus diwān au sens de « diwān commenté », terme par ailleurs dominant chez la génération précédente pour désigner des œuvres similaires. L’apparition des gloses poétiques dans la littérature arabe renvoie ainsi à deux questions complémentaires mais parfaitement distinctes : celle de la naissance et du développement de pratiques et de méthodes exégétiques dans le domaine de la poésie métrique, et celle de la naissance et du développement d’un genre prosaïque basé sur l’interprétation des œuvres poétiques. Pour la première, la naissance de la pratique peut être située approximativement à la même période où le commentaire Šarḥ ou gloses poétiques 209

coranique prit forme, à savoir durant la première moitié du e viii siècle, ou très peu de temps après. Le processus qui sera déclenché à cette période vit le jour dans le domaine des sciences de la langue. Quant à la seconde, elle se situe durant la deuxième e moitié du ix siècle, et aboutira à sa forme la plus complète au e x siècle. Alors que ces deux processus sont complémentaires, du fait que les outils développés dans le premier seront légués au second et en constitueront la charpente, la naissance du šarḥ comme genre ne semble pas être le seul fruit du développement de pratiques exégétiques dans le domaine de la poésie. J’ai ainsi essayé de montrer plus haut que ce qui détermine l’apparition du genre est moins la maturation des outils que la consécration d’un corpus poétique clos. Prendre en considération ce facteur permet par ailleurs de comprendre l’opposition apparente entre les processus de formation du tafsīr coranique et du šarḥ poétique. En effet, le premier apparaît très tôt, forme rapidement un genre littéraire puis développe ses outils et ses écoles, tandis que le second ne semble former un genre qu’à une période où ses outils ont été largement élaborés et expérimentés. C’est à partir du statut de « corpus fondateur » que ce processus inversé peut être compris. Ce statut fut accordé à la poésie préislamique longtemps après la consécration du Coran comme texte fondateur ; ce processus de canonisation compte, parmi ses longues phases, l’apparition d’une littérature exégétique qui « iconise » l’œuvre, mettant fin à son évolution et la déclarant de facto close, figée et désormais apte à générer une littérature parallèle (Hassan 2011, p. 344-348). e Le Coran a connu cette phase cruciale dès la fin du vii siècle avec ce qu’on peut appeler les « tentatives exégétiques », à savoir les 30 commentaires partiels et/ou semi-écrits ; le genre tafsīr verra le

30 Sur cette phase primitive de l’exégèse coranique, voir Gilliot 1990, p. 85-90. 210 La littérature aux marges du ʾadab

jour moins d’un demi-siècle plus tard. Ce processus s’est accompli dans un court laps de temps étant donné le volume réduit du corpus coranique si on le compare au corpus poétique. Cela est sans doute dû par ailleurs au fait que la constitution du corpus coranique en œuvre définitive a représenté très tôt un grand enjeu, voire une urgence à la fois identitaire et politique pour les premières générations de musulmans. Enfin, établir un lien univoque entre tafsīr et šarḥ, pour présenter le second comme étant le produit naturel ou l’avatar du premier, reviendrait à occulter tout un contexte culturel et un ensemble de processus alors en pleine interaction. La « thèse de subordination », encore répandue et qui présente spontanément les savoirs et savoir-faire paracoraniques comme le noyau dur à partir duquel se générèrent tous les savoirs arabes de l’époque, peut être tentante dans le cas des gloses poétiques. La poésie a en effet été très tôt investie par les exégètes pour commenter le raria du Coran. La mobilisation de tous les savoirs et matériels e disponibles dès la fin du vii siècle dans la formation de la discipline du tafsīr ne doit pas cependant être renvoyée au seul aspect sacré du texte fondateur de l’islam. Avant d’être un genre littéraire relevant du domaine du sacré, le tafsīr est notamment une fenêtre sur le passé fondateur d’un groupe naissant. Il relève d’un souci de relire ce passé et de se l’approprier en l’actualisant. Le fait que le corpus coranique fut le premier à cristalliser ce processus de relecture et d’appropriation ne saurait réduire au rôle d’auxiliaires les autres matériaux culturels, issus de ce même passé fondateur, dont la poésie. Ceux-là prendront progressivement et de diverses manières leur place dans le présent du groupe. Le cas des gloses poétiques, dont je viens d’examiner certains aspects, en est l’illustration. Šarḥ ou gloses poétiques 211

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La littérature aux marges du ʾadab al-Durr al-ṯamīn attribué à Raǧab al-Bursī

Un exemple des « commentaires coraniques personnalisés » shi’ites (Aspects de l’imamologie duodécimaine XVI)

Mohammad-Ali Amir-Moezzi

École pratique des hautes études , Paris al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 219

Brèves notes sur Bursī et son ouvrage majeur Mašāriq al-ʾanwār

e e e e Aux viii et ix siècles de l’hégire / xiv et xv siècles de l’ère chrétienne, la pensée ésotérique shi’ite connut un enrichissement 1 considérable . Cette époque compte en effet, parmi les grandes figures qui l’ont marquée, Sayyid Ḥaydar ʾĀmolī (m. vers 790/1388), artisan d’une grande synthèse entre le shi’isme et un soufisme profondément marqué par Ibn ʿArabī, ou bien Faḍlallāh ʾAstarābādī (m. 796/1394), fondateur de l’école ḥurūfiyya ou encore Ibn ʾAbī Ğumhūr al-ʾAḥsāʾī (838-906/1434-1501), maître de la synthèse entre le soufisme, la philosophie avicennienne et la théosophie 2 shi’ite . Ce Moyen Âge finissant a été également le temps de notre auteur al-Ḥāfiẓ Raǧab al-Bursī (vivant en 813/1410-1411). Important penseur mystique, Bursī a été introduit dans la recherche académique occidentale – une fois n’est pas coutume – par Henry Corbin, notamment grâce aux séminaires de celui-ci pendant les années 1968 à 1970 à l’École pratique des hautes études 3 en Sorbonne . La traduction partielle de l’opus magnum de Bursī, les Mašāriq al-ʾanwār, faite à l’occasion de ces séminaires, fut publiée de manière posthume en 1996, excellemment éditée et introduite par 4 Pierre Lory . Entre temps, B. Todd Lawson consacra à cet ouvrage

1 Cet article est le seizième d’une série consacrée à l’imamologie duodécimaine. Les dix premiers sont réunis maintenant dans Amir-Moezzi 2006a, La Religion discrète, chapitres 3 et 5 à 14 ; les suivants se trouvent en bibliographie. Les références de cet article renvoient systématiquement à cet ouvrage. 2 Sur Ḥaydar ʾĀmolī, voir par exemple Corbin 1972b et 1980 ; Antes 1971 ; Kohlberg 1989 ; Ḥamiyya 1425/2004. Sur Faḍlallāh ʾAstarābādī voir maintenant Bashir 2005 ; Mir-Kasimov 2015. Sur Ibn ʾAbī Ǧumhūr voir par exemple Madelung (1978) 1985 ; Schmidtke 2000 et 2009. 3 Voir maintenant Corbin 1980, p. 104-107 et p. 111-118. 4 Rajab Borsi, Les Orients des Lumières (voir Corbin 1996). 220 La littérature aux marges du ʾadab

capital une première monographie contenant d’utiles pages sur la vie et l’œuvre de Bursī (Lawson 1992). En dehors des langues occidentales, les études les plus substantielles sur notre auteur et son œuvre restent celles, en arabe, de Kāmil Muṣṭafā al-Šaybī dans ses deux ouvrages fondamentaux, injustement négligés quoique aujourd’hui quelque peu dépassés, sur les relations entre le soufisme et le shi’isme (al-Šaybī [1963-1966] 1982, t. II, p. 224- 256 ; 1966, p. 254 sqq.). Malgré l’importance et la portée de sa pensée, la vie de Raǧab al-Bursī demeure presque inconnue ; la quasi-totalité des informations à son sujet doit être conjuguée au conditionnel, et ce malgré le nombre relativement élevé de notices consacrées à lui et ses écrits dans différentes sortes d’ouvrages prosopographiques, 5 bibliographiques ou doctrinaux . Raḍī al-Dīn Raǧab b. Muḥammad b. Raǧab al-Ḥillī al-Bursī est surtout connu grâce à son célèbre ouvrage déjà mentionné, Mašāriq al-ʾanwār ou plus précisément Mašāriq ʾanwār al-yaqīn fī ḥaqāʾiq ʾasrār ʾamīr al-muʿminīn (« les Orients des lumières de la certitude concernant les vérités des secrets du Commandeur des croyants »,

5 Par exemple (par ordre alphabétique) ʾAfandī/Efendī al-Ǧīrānī Riyāḍ, t. II, p. 304 sqq. (la notice la plus fournie) ; ʾAmīn ʾAʿyān, t. XXXI, p. 193 sqq. ; ʾAmīnī Ġadīr, t. VI, p. 33 sqq. et t. VII, p. 50 sqq. et index s.n. ; Baḥrānī Ḥilyat, surtout t. II, p. 128 sqq., etc. (lorsque toutes les pages ne sont pas indiquées, se référer à la table des matières ou à l’index de l’ouvrage sub Bursī ou Mašāriq) ; Id. Madīna, t. I, p. 228, 230, et 253 ; Burūǧirdī Ṭarāʾif ; Daylamī ʾIršād ; Fayḍ al-Kāšānī Kalimāt ; Ḥasanī Mawḍūʿāt, p. 293 sq. ; Ḥurr al-ʿĀmilī ʾAmal, t. II, p. 44 et 117 sqq. ; Id. ʾIṯbāt ; Id. Ǧawāhir, p. 30, 195, 526 sqq. ; Id. Wasāʾil ; Ǧazāʾirī ʾA nwār ; Kafʿamī Maqām ; Id. Miṣbāḥ, p. 46, 78, 91 sqq. ; Kantūrī Kašf, p. 479 sqq. ; Ḫuwānsārī Rawḍāt, t. III, p. 327-345 ; Ḫāqānī, Šuʿarāʾ al-ḥilla ; Maǧlisī Biḥār, surtout « al-Madḫal », t. I, p. 10 sqq. ; Maʿṣūm Ṭarāʾiq, t. II, p. 114 sq. ; Mudarris Rayḥānat, t. II, p. 11 ; Qummī Fawāʾid, p. 178 sqq. ; Id. Kunā, t. II, p. 305 sqq. ; Ṭihrānī Ḏarīʿa (plusieurs notices rédigées sous les différents titres des ouvrages de notre auteur). Je vais essayer de faire la synthèse la plus brève des informations fournies par ces sources tout en complétant, sur certains points, les recherches modernes déjà mentionnées sur Bursī. al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 221

i.e. ʿAlī b. ʾAbī Ṭālib) qui, comme son titre l’indique, est un ouvrage consacré à la figure de ʿAlī (m. 40/661), premier imam et imam par excellence des shi’ites, considéré ici en tant qu’Homme Parfait (notamment en accord avec la pensée d’Ibn ʿArabī) et le 6 plus haut lieu de manifestation de Dieu . C’est dans ce livre que l’auteur s’y nomme lui-même « Raǧab al-Ḥāfiẓ » i.e.( « Raǧab le traditionniste », « Raǧab, expert en hadith »), « al-Ḥāfiẓ al-Bursī » 7 ou encore « al-Ḥāfiẓ » . Il serait né dans le village de Burs au cœur des terres shi’ites d’Irak, entre Ḥilla et Kūfa, autour de l’an 743/1342, peut-être dans une famille d’origine iranienne d’après al-Šaybī. Il aurait fait ses études à Ḥilla avant d’émigrer en Iran, vers 780/1378, probablement lassé des pressions de ses coreligionnaires trop « exotéristes », pour se réfugier dans le Ḫurāsān, auprès de l’éphémère État shi’ite « hétérodoxe » des Sarbedārs. Il se serait ensuite installé à Ṭūs/Mašhad auprès du mausolée du huitième imam des duodécimains, ʿAlī b. Mūsā al-Riḍā (m. 203/818), pour s’adonner totalement à une vie de piété, de méditation et d’écriture. D’après al-Ḥurr al-ʿĀmilī, Bursī aurait rédigé une première version de ses Mašāriq en 773/1371-72 et une seconde et 8 définitive version, d’après ʾAfandī/Efendī, en 813/1410-11 . Il serait

6 À ce sujet voir les études de Corbin et de Lawson déjà citées, notamment dans e les notes 3 et 4. Depuis la fin du xix siècle, le livre a été édité des dizaines de fois, notamment en Inde, en Iran et au Liban. Les dernières éditions sont celles faites par ʿAlī ʿĀšūr (Beyrouth, 1419/1999) et par ʿAbd al-Ġaffār ʾAšraf al-Māzandarānī (Qom, 1426/2005). J’utilise, ici, l’édition de Beyrouth parue en 1379/1959. 7 Bursī, Mašāriq, p. 5 et 14 et dans les poèmes de l’auteur, édités en annexe, p. 240, 246 et 247. 8 Respectivement : ʾAmal, t. II, p. 117 et Riyāḍ, t. II, p. 307. Il est cependant à noter que dans le Fihrist-e nusḫa hā-ye ḫaṭṭī-ye ketābḫāne-ye markazī-ye dānešgāh-e Tehrān (nombreuses éditions), vol. 12, le manuscrit n° 2598 des Mašāriq, considéré (à tort ?) comme étant un autographe, est daté de 815 de l’hégire. Voir al-Šaybī 1966, p. 258 et notes, qui parle d’un manuscrit autographe datant de 768/1367, écrit sous le règne du dernier souverain sarbedār, ʿAlī al-Muʾayyad. 222 La littérature aux marges du ʾadab

donc mort après cette date, de mort naturelle. Le rapport sur son assassinat ne semble en effet nullement crédible. Sa tombe se trouverait à Ṭūs, selon la plupart de ses biographes, mais, d’après al-Ḫuwānsārī, le mausolée censé appartenir à un certain Ḥāfiẓ Raǧab à Ardestān au nord d’Isfahan en Iran central serait en fait celui de notre auteur (Rawḍāt, t. III, p. 330 ; voir al-Qummī Fawāʾid, p. 380). Raǧab al-Bursī est compté par Henry Corbin parmi les plus grands représentants de la gnose métaphysique shi’ite duodécimaine. Ses Mašāriq contiennent en effet de profondes spéculations théologiques, philosophiques et numérologiques sur les plus anciennes doctrines imamologiques, par un fin connaisseur des sciences occultes islamiques (notamment la science des lettres) et de divers courants soufis allant de l’école de Naǧm al-Dīn Kubrā en Orient musulman aux œuvres d’Ibn ʿArabī en Occident d’une part, du néoplatonisme islamique d’al-Fārābī et d’Avicenne à al-Suhrawardī d’autre part. Se présentant comme étant aussi éloigné des shi’ites exotéristes (ʾahl al-tafrīṭ, littéralement : « les gens de la réduction ») que des ésotéristes extrémistes (ʾahl al-ʾifrāṭ, littéralement : « les gens de la démesure », i.e. les ġulāt), Bursī se range parmi les fidèles duodécimains appartenant à « la voie médiane » (al-namṭ al-ʾawsaṭ) qu’il identifie aux gens de la Connaissance, de la gnose salvatrice (al-ʿārifūn, Mašāriq, p. 198 et 213-215). Pourtant, il est pleinement conscient que sa pensée ne sera pas tolérée par un grand nombre de musulmans, y compris des shi’ites, et qu’il sera taxé, à cause de ses écrits, d’une forme ou d’une autre d’hérésie (Mašāriq, p. 14 et 42). Sa position doctrinale explique l’attitude ambiguë d’un certain nombre d’auteurs imamites à son égard. Par exemple, ses Mašāriq sont cités et exploités, déjà quelques décennies après sa mort, par un auteur aussi important que le traditionniste et théologien Taqī al-Dīn ʾIbrāhīm al-Kafʿamī vers les années 890/1484-85 ou encore plus tard par le philosophe traditionnaliste al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 223

e e 9 Fayḍ Kāšānī au xi /xvii siècle . Pourtant, il faut attendre trois siècles après sa mort pour qu’une notice bio-bibliographique lui soit consacrée, en l’occurrence par Ḥurr al-ʿĀmilī (m. 1104/1693) et ʾAfandī/Efendī al-Ǧīrānī (m. 1130/1718). Ḥurr, justement, cite assez fréquemment et avec admiration Bursī et ses écrits dans ses Ǧawāhir al-saniyya et son ʾIṯbāt al-hudāt mais n’hésite pas à souligner, dans son ʾAmal al-ʾāmil et ses Wasāʾil, que certains ont perçu dans les Mašāriq des doctrines relevant de l’extrémisme shi’ite, al-ġulūw, et que Bursī ne peut être considéré comme un transmetteur de hadiths digne de confiance ʾAmal( , t. II, p. 117 ; Wasāʾil, t. XXX, p. 159-160). Maǧlisī présente la même attitude dans ses Biḥār (t. I, p. 10 et t. XLII, p. 300-301). D’autres, en revanche, ont défendu « l’orthodoxie » shi’ite de notre auteur tout en soulignant une certaine originalité chez lui (ʾAmīnī Ġadīr, t. VII, p. 33-34 ; Burūǧirdī Ṭarāʾif, t. II, p. 162). Enfin, une autorité comme Ḫuwānsārī s’inscrit violemment en faux contre ceux qui abusent de l’accusation d’extrémisme en rejetant des doctrines qui font partie des articles de foi indispensables du shi’isme et décrit Raǧab al-Bursī avec les titres les plus gratifiants des plus 10 grands maîtres spirituels . En fait, les arguments techniques des experts en hadith contre la crédibilité de Bursī en tant que transmetteur de traditions, concernent surtout certains hadiths rapportés par lui, notamment dans les Mašāriq, qui ne se trouvent nulle part ailleurs ; ce qui est notamment le cas de plusieurs sermons attribués à ʿAlī, comme la ḫuṭbat al-ʾiftiḫār ou la ḫuṭbat al-taṭanǧiyya, où ce dernier déclare son identité théophanique

9 Nombreuses citations dans Miṣbāḥ et Maqām du premier et dans les Kalimāt du second. 10 Rawḍāt, t. III, p. 337 sqq. : al-mawlā al-ʿālim… al-muršid al-kāmil… al-quṭb al-wāqif… al- ʿārif al-qudsī… (« le grand maître sage… le guide spirituel parfait… le pôle solidement établi… le gnostique saint… » ; passage cité également par Lawson 1992, p. 263, note 8). 224 La littérature aux marges du ʾadab

11 avec Dieu . Tout cela semble prouver encore une fois, s’il en était besoin, qu’en ce qui concerne les doctrines imamologiques fondamentales, la distinction entre un shi’isme « modéré » et un 12 shi’isme « extrémiste » s’avère artificielle . On a déjà signalé le grand nombre d’éditions des Mašāriq (ci-dessus note 6). L’ouvrage a eu en effet une grande et rapide popularité surtout dans les milieux mystiques et philosophiques de l’Iran shi’ite. Il en existe une monumentale paraphrase persane commentée intitulée Maṭāliʿ al-ʾasrār et composée par un certain al-Ḥasan al-Ḫaṭīb al-Kirmānī (dit également al-Sabziwārī ou encore al-Mašhadī), écrite en 13 1090/1680 sur ordre du souverain safavide Šāh Sulaymān . Il en existe également un résumé inédit en persan écrit en 1286/1869 par un certain Muḥammad Zamān ʿĀrif dit « Sāqī », apparemment 14 inconnu par ailleurs . Enfin, il est à noter que certains manuscrits des Mašāriq semblent porter d’autres titres comme ʾAsrār al-ʾaʾimma, 15 ʾAsrār al-ḥurūf ou Ḫafī/ʾAḫfā al-ʾasrār .

11 Sur ces sermons de ʿAlī et leur ancienneté, tout au moins pour ce qui est leur contenu, voir Amir-Moezzi 1996. 12 J’ai examiné cette question selon plusieurs perspectives et dans différentes publications ; voir par exemple Amir-Moezzi (2007 [1992]), index s.v. ghâlî, ghulât, ghuluww ; 2006, index s.v. ghuluww ; 2011, index s.v. ghuluww. 13 Ṭihrānī Ḏarīʿa, t. IX/2, p. 660 ; t. XIV, p. 65 ; t. XXI, p. 141. Corbin cite à plusieurs reprises cet auteur – qu’il appelle al-Ḥasan al-Ḫaṭīb al-Qāriʾ al-Mašhadī – et son ouvrage resté à l’état de manuscrit (Corbin 1993, séminaires EPHE des années 1968- 1969 et 1969-1970 et Corbin 1972, vol. 4, p. 212). 14 Ṭihrānī Ḏarīʿa, t. VII, p. 233. Le même Ṭihrānī signale une qaṣīda d’un certain Sinǧārī dans l’éloge des Mašāriq de Bursī (Ḏarīʿa, t. IX/2, p. 472). 15 Fihrist-e nusaḫ-e ḫaṭṭī-ye… ketābḫāne-ye mellī (nombreuses éditions), vol. 9, p. 496 ; Fihrist… ketābḫāne-ye āyatollāh Marʿašī (nombreuses éditions), vol. 16, p. 159. al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 225

D’autres ouvrages et le commentaire coranique al-Durr al-ṯamīn

Le livre Mašāriq ʾanwār al-yaqīn est le seul ouvrage dont l’attribution à Raǧab al-Bursī ne semble pas poser problème. Les autres écrits qui lui sont attribués ne sont pas encore dûment identifiés ni même retrouvés pour certains. Par ailleurs, il est à noter que ceux qui sont connus comme étant plus ou moins certainement 16 les siens sont tous en arabe . À cet égard, les informations, fournies aussi bien par la tradition manuscrite que par les notices prosopographiques et bibliographiques, sont des plus confuses : des titres différents peuvent désigner un même livre et des écrits différents ont parfois des intitulés presque identiques. Même le nom de l’auteur est indiqué avec de grosses variantes sur les 17 manuscrits . Le croisement des différentes listes dressées dans les catalogues de manuscrits ou par divers bio-bibliographes de Bursī aboutit au résultat suivant, sans doute provisoire (dans l’ordre alphabétique) : —— (Kitāb) al-ʾAlfayn fī waṣf sādat al-kawnayn, dont il existerait au 18 moins un manuscrit . —— al-Durr al-ṯamīn : ce commentaire coranique centré sur la figure de ʿAlī constitue le sujet de la présente étude. J’y reviendrai plus loin.

16 Sauf peut-être un traité en persan attribué à Bursī et intitulé Risālat al-Lamʿa ou Lamʿa-ye kāšif (notamment sur les secrets ésotériques des noms divins et des lettres) ; voir Ḏarīʿa, vol. 18, p. 354 et Kaḥḥāla, Muʿǧam al-muʾallifīn, vol. 4, p. 153. 17 De ce point de vue, les hésitations du grand savant allemand Carl Brockelmann dans son célèbre Geschichte der arabischen Literatur (1943-1949) sont significatives. Notre auteur y est en effet nommé sous trois formes différentes : Bursī (GAL, suppl. 2, p. 204), Birsī (GAL, suppl. 3/2, p. 1266) et Brussawī (GAL, suppl. 2, p. 660). 18 Maǧlisī a eu à sa disposition un exemplaire de cet ouvrage (Biḥār, t. I, p. 10) ; voir aussi Ṭihrānī Ḏarīʿā, t. II, p. 299 et GAL, suppl. 2, p. 204. 226 La littérature aux marges du ʾadab

—— Lawāmiʿ ʾanwār al-tamǧīd wa-ǧawāmiʿ ʾasrār al-tawḥīd (fī ʾuṣūl al-ʿaqāʾid) ; présenté par son auteur comme une introduction aux Mašāriq, cet écrit est publié dans la quasi-totalité des éditions de ce dernier ouvrage. Il contient un condensé des doctrines 19 théologiques et mystiques de l’auteur . —— Mašāriq al-ʾamān wa-lubāb ḥaqāʾiq al-ʾīmān, dont le contenu est assez proche de celui des Mašāriq ʾanwār al-yaqīn. Il s’agit de développements ésotériques plus ou moins longs sur une sorte de miscellanées de thèmes importants du shi’isme, allant de la science des lettres aux commentaires du Coran et des hadiths, en passant par toutes sortes de sujets eschatologiques, théologiques et magiques. Une édition récente de l’ouvrage 20 est parue au Liban . —— Tafsīr sūrat al-ʾIḫlās/al-Tawḥīd, commentaire philosophique de la sourate 112 du Coran, ne présentant aucune spécificité shi’ite. 21 Il a été deux fois édité en Iran . —— (Risāla fī) Ziyārat (li-) ʾamīr al-muʾminīn, manifestement un traité sur la visite de la tombe de ʿAlī et les prières qu’il convient d’y réciter (selon les deux sens du terme ziyāra : visite de la tombe d’un saint et les prières effectuées pendant cette visite). ʾAfandī/Efendī al-Ǧīrānī, qui l’a apparemment eu entre les mains, déclare, à son sujet, qu’il est très long et très célèbre

19 Sur le rapport entre ce texte et les Mašāriq ʾanwār al-yaqīn, voir Kantūrī, Kašf, p. 481 et Ṭihrānī Ḏarīʿa, t. XVIII, p. 362. Dans l’édition que j’utilise (Beyrouth, 1379/1959), l’ouvrage occupe les pages 5 à 13. 20 Par ʿAbd al-Rasūl Zayn al-Dīn, Beyrouth, 1430/2009. Selon ʾAfandī/Efendī (Riyāḍ, t. II, p. 305), il s’agit d’un des derniers ouvrages de Bursī ; voir Kantūrī Kašf, p. 521. On ne sait pourquoi, malgré la pluralité des manuscrits de l’ouvrage (voir Ṭihrānī Ḏarīʿa, t. XXI, p. 33 ; Fihrist… Marʿašī, t. V, p. 163), l’édition a été effectuée sur la base d’un seul et très tardif manuscrit. 21 Respectivement par Ḥasan Ḥasanzādeh ʾĀmolī, Waḥdat az dīdgāh-e ʿārif va ḥakīm, « Annexe » ; et par Muhammad Ḥusayn Derāyatī, dans la revue Āfāq-e nūr, 2, p. 25- 34 (le second éditeur ignore apparemment la première parution). Aucune des deux éditions n’est critique. al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 227

pour sa beauté et ses subtilités (Riyāḍ, t. II, p. 310 et p. 342 et t. XII, p. 78). —— Un certain nombre de poèmes sont attribués à notre auteur. Ils sont tous au sujet de divers aspects de la sainteté des différents membres de la famille du Prophète (ʾahl al-bayt) et reflètent le véritable culte que voue notre auteur à leur égard. Ils ont été 22 publiés à la fin de la plupart des éditions des Mašāriq . —— D’autres écrits dont on ne sait rien sont mentionnés par les sources ; on ignore même s’il en existe des manuscrits (les multiples variantes des titres ne sont pas indiquées ici) : ʾA s rār al-nabī wa-Fāṭima wa-l-ʾaʾimma, Faḍāʾil ʾamīr al-muʾminīn, al-nabī wa-ʿAlī wa-Fāṭima, Risāla fī kayfiyyat al-tawḥīd wa-l-ṣalāt ʿalā al-rasūl wa-l-ʾaʾimma, Risāla fī al-ṣalawāt ʿalā al-nabī wa-ʾālihi al-maʿṣūmīn, al-Risālat al-muḫtaṣara fī al-tawḥīd (ces trois derniers sont-ils 23 identiques ?) . Revenons maintenant au commentaire coranique attribué à Raǧab al-Bursī et principalement connu sous le titre suivant : al-Durr al-ṯamīn fī ḫams miʾat ʾāyat nazalat fī ʾamīr al-muʾminīn, « la Perle précieuse sur 500 versets coraniques révélés au sujet du Commandeur des 24 croyants [i.e. ʿAlī] » . Il a été édité, de manière non critique,

22 Mašāriq, p. 225-247 ; voir aussi Daylamī ʾIršād, p. 446 ; Qummī Kunā, t. II, p. 306 (le taḫmīs de Faḫr al-Dīn al-ʾAḥsāʾī sur un poème de Bursī) ; ʾAmīnī Ġadīr, t. VII, p. 33 sqq. ; Ḫāqānī (1951, t. II, p. 371-379). 23 Voir par exemple ʾAfandī/Efendī Riyāḍ, t. II, p. 305 et p. 307-308 ; Ḥurr al-ʿĀmilī ʾAmal, t. II, p. 117 ; Fihrist… Āstān-e Quds (nombreuses éditions), t. XI, p. 682. 24 Variantes les plus fréquentes : al-Durr al-ṯamīn fī ḏikr ḫams miʾat ʾāyat nazalat fī mawlā-nā ʾamīr al-muʾminīn (bi-ittifāq ʾakṯar al-mufassirīn min ʾahl al-dīn) et al-Durr al-ṯamīn fī ʾasrār al-ʾanzaʿ al-baṭīn ; voir par exemple ʾAfandī/Efendī Riyāḍ, t. II, p. 306 ; Ṭihrānī Ḏarīʿa, t. VIII, p. 64. Sur al-ʾanzaʿ al-baṭīn (« le chauve ventru ») comme qualificatifs de ʿAlī voir Naǧāḥ Ṭāʾī, Šamāʾil-e amīr al-muʾminīn, p. 36-37 et 53 sqq. (ouvrage apologétique mais qui s’appuie sur un grand nombre de sources dont certaines très anciennes). 228 La littérature aux marges du ʾadab

25 par ʿAlī ʿĀšūr à Beyrouth en 1424/2003 . S’agit-il d’un ouvrage indépendant comme semble le prétendre ce dernier à la suite de plusieurs bio-bibliographes anciens ? Ou bien a-t-on affaire, comme le déclarent ʿAbdallāh ʾAfandī/Efendī al-Ǧīrānī et ʾĀġā Bozorg al-Ṭihrānī d’un résumé des commentaires coraniques de Bursī dans ses Mašāriq ʾanwār al-yaqīn, fait par un certain Taqī al-Dīn ʿAbdallāh al-Ḥalabī ? Il est vrai que le texte édité, loin d’être identique aux parties correspondantes des Mašāriq, présente pourtant des similitudes évidentes avec elles. Mais le même genre de remarque peut être fait au sujet des parallélismes et des ressemblances entre les Mašāriq al-ʾamān et les Mašāriq ʾanwār al-yaqīn. On peut raisonnablement penser qu’à partir des mêmes matériaux, notre auteur (ou quelqu’un se réclamant de ses idées ?) a rédigé plusieurs ouvrages plus ou moins similaires. Le chiffre 500 du titre semble symbolique car aucun comptage des versets abordés ne conduit en définitive à ce total. Les chapitres du livre sont consacrés à 35 sourates sur les 114 du Coran, avec la répétition de trois d’entre elles, à savoir al-Kahf, al-Nūr et al-Furqān. Cependant, à l’intérieur de chaque chapitre, beaucoup d’autres versets appartenant à d’autres sourates, sont utilisés pour corroborer les propos de l’auteur. L’objectif du livre est de révéler ce que ce dernier considère comme des mentions explicites, des allusions présumées ou des significations secrètes de ces versets concernant ʿAlī, ses relations avec Muḥammad, les membres de sa famille, ses fidèles ou ses ennemis.

25 L’ouvrage occupe les pages 19-219 du volume et est suivi (p. 224-317) de la reproduction d’un chapitre des ʾUṣūl min al-Kāfī de Kulaynī concernant la mention de ʿAlī et d’autres membres de la famille de Muḥammad ainsi que celle de leur walāya dans le Coran (Bāb fī-hi nukat wa-nutaf min al-tanzīl fī al-walāya). La question touche évidemment la question shi’ite du « Coran intégral originel » et la version falsifiée de la vulgate ʿuṯmānienne. Sur ce chapitre de Kulaynī, ainsi que d’autres textes similaires, voir maintenant Amir-Moezzi 2014b. al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 229

Malgré son aspect qui rappelle quelque peu un bloc-note, al-Durr al-ṯamīn appartient pleinement à un genre exégétique particulièrement important dans le shi’isme que j’ai appelé 26 ailleurs « les commentaires personnalisés » . Avant de traduire quelques extraits de l’ouvrage et les commenter sommairement, essayons de voir de quel genre littéraire il s’agit. La genèse et le développement de ce genre de commentaire coranique dans le shi’isme semblent intimement liés aux doctrines shi’ites anciennes concernant la succession du Prophète et une des conséquences majeures de celle-ci, à savoir la falsification (taḥrīf) de la version officielle du Coran qu’on appelle la vulgate ʿuṯmānienne. Selon ces doctrines, à la mort du Prophète (en l’an 11/632 selon la tradition) et à la suite d’un complot longuement préparé à l’avance, ses ennemis prirent le pouvoir. Ceux-ci, principalement menés par le clan des Omeyyades, étaient passés à l’islam, contraints et par opportunisme cynique, surtout après leur cuisante défaite à la bataille de Badr (2/624). Juste après le décès de Muḥammad, ils imposèrent à sa succession, par un véritable « coup d’État », le califat de ʾAbū Bakr et ensuite celui de ʿUmar, écartant violemment du pouvoir le seul successeur légitime du Prophète, ʿAlī, et en réprimant la sainte Famille prophétique (ʾahl al-bayt), notamment Fāṭima, fille de Muḥammad et épouse de ʿAlī. Une des premières implications de ce coup de force a été l’élaboration d’une version falsifiée du Coran et la tentative de son imposition à toute la communauté des fidèles. C’est que la version originelle intégrale du Coran, trois fois plus volumineuse que le Coran officiel étatique, mentionnait, explicitement ou allusivement, d’abord ʿAlī, comme le successeur divinement désigné de Muḥammad, et ensuite d’autres membres de la Famille prophétique, leurs vrais amis et leurs vrais ennemis.

26 Amir-Moezzi (2009, p. 3-23). Repris et développé dans Le Coran silencieux et le Coran parlant (Amir-Moezzi 2011, p. 118 sqq.). 230 La littérature aux marges du ʾadab

Or, ces ennemis étaient maintenant au pouvoir et une de leurs premières tâches ne pouvait être que de supprimer ou altérer les passages compromettants du Livre saint. C’est effectivement ce qu’ils firent, rendant par là même de nombreux passages du 27 texte sacré difficilement intelligibles .

Le Coran est révélé en quatre quarts [ʾarbaʿat ʾarbāʿ] : un quart nous concerne [nous, les gens de la Famille prophétique], un autre quart est au sujet de nos adversaires, un troisième au sujet du licite et de 28 l’illicite et un dernier concerne les devoirs et les préceptes .

Personne n’égale ʿAlī dans le livre de Dieu quant à ce qui a été révélé 29 en son honneur .

Soixante-dix versets ont été révélés exclusivement au sujet de ʿAlī 30 auxquels personne d’autre ne peut être associé .

Selon plusieurs traditions, le Coran originel contenait explicitement les noms de plusieurs dizaines des membres éminents de la tribu de Quraysh, ainsi que les noms de leurs 31 pères, présentés comme les ennemis de Muḥammad . Ce sont justement ces versets ou ce qui constituait leur centre de gravité, c’est-à-dire les noms des personnages historiques précis au sujet desquels ils ont été révélés, qui ont été censurés par les califes et leurs hommes, donnant au Coran cet aspect fragmentaire, souvent difficilement compréhensible : « Si on

27 Sur ces sujets, voir maintenant Kohlberg et Amir-Moezzi 2009 et Amir-Moezzi 2011, passim. 28 Tradition attribuée souvent à ʿAlī mais aussi au Prophète ; voir Ḥibarī Tafsīr, tradition n° 2, p. 233 ; Furāt al-Kūfī Tafsīr, p. 45 sq. ; Ḥākim al-Ḥaskānī Šawāhid, t. I, p. 40 sqq., n° s 57 sqq. 29 Tradition attribuée à Ibn ʿAbbās ; Ḥākim al-Ḥaskānī Šawāhid, t. I, p. 39 sqq. 30 Tradition remontant à Muǧāhid ; Ḥākim al-Ḥaskānī Šawāhid, vol. 1, p. 43. 31 Voir par exemple Kulaynī, ʾUṣūl, « Kitāb faḍl al-Qur’ān », “bāb al-nawādir”, t. IV, p. 440-441, n° 3570 ; Nuʿmānī Ġayba, chapitre 21, n° 5, p. 452. al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 231

avait laissé le Coran comme il fut révélé, aurait dit l’imam Ǧaʿfar al-Ṣādiq (m. 148/765), nous y aurions trouvé nos noms [nous, les gens de la Famille prophétique] comme y sont nommés ceux qui sont venus avant nous [i.e. les personnages saints des religions 32 antérieures] . » Le même imam aurait également déclaré : « Si le Coran pouvait être lu comme il fut révélé, même deux personnes n’auraient divergé à son sujet. » (Sayyārī Qirāʾāt, tradition n° 8 et texte anglais, p. 58) Les ouvrages shi’ites, en particulier duodécimains, notamment les compilations anciennes de hadiths, à commencer par la e e monographie d’al-Sayyārī (première moitié du iii /ix s.) sur la question de la falsification, contiennent en effet de très nombreuses traditions où sont cités des passages du Coran contenant des noms des personnages historiques contemporains du Prophète, notamment ʿAlī (passages qui ne figurent donc pas dans le Coran 33 connu de tous) . L’articulation entre la Famille prophétique et le Coran est clairement exprimée dans la fameuse tradition des « Deux Objets Précieux » (ḥadīṯ al-ṯaqalayn) attribuée à Muḥammad où celui-ci dit en substance qu’il laisse derrière lui pour sa communauté deux « objets précieux » indissociables, à savoir sa famille et le 34 livre de Dieu . Pour les shi’ites, la trahison des adversaires de Muḥammad, qui usurpèrent les droits de ʿAlī, de Fāṭima et de leurs descendants, consistait justement en la rupture du lien unissant ces deux éléments, défigurant ainsi la mission du Prophète. Ils

32 Sayyārī Qirāʾāt, tradition n° 9, texte arabe, p. 8 ; pour d’autres sources, voir les commentaires, texte anglais, p. 59. 33 Voir Sayyārī Qirāʾāt, Amir-Moezzi 2011 ainsi que Amir-Moezzi 2007 (1992), p. 200- 227 et Bar-Asher 1993, p. 39-74. 34 Sur ce hadith, ses variantes et ses sources voir maintenant l’ouvrage collectif anonyme Kitāb allāh wa-ʾahl al-bayt fī ḥadīṯ al-ṯaqalayn ; voir aussi Bar-Asher 1999, p. 93-98. 232 La littérature aux marges du ʾadab

violentèrent en effet la Famille prophétique et falsifièrent le Livre divin. Dans une tradition remontant au Prophète et transmis par les shi’ites, celui-ci met en garde sa communauté : « […] Il vous sera demandé des comptes sur ce que vous avez fait subir aux Deux Objets Précieux que je vous laisse après moi, à savoir le livre de Dieu et ma famille. Prenez garde, quant au Livre, ne dites pas que nous l’avons altéré et falsifié [ġayyarnā wa-ḥarrafnā] et quant à ma famille, n’allez pas dire que nous l’avons abandonnée et tuée. » (Ibn Bābūya al-Ṣadūq ʾA m āl ī [ou Maǧālis], « majlis » 47, n° 9, p. 280) Dans une lettre attribuée à l’imam Mūsā al-Kāẓim (m. 183/799) et adressée à un disciple, on lit : « Ne cherche pas à embrasser la foi de ceux qui ne nous suivent pas [littéralement : ceux qui ne sont pas nos shi’ites »], n’aiment pas leur religion car ce sont des traîtres qui ont trahi Dieu et son Envoyé en trahissant leurs Dépôts [ʾamānāt]. Sais-tu comment ils trahirent ces saints Dépôts ? Le livre de Dieu leur était confié et ils l’ont falsifié et altéré. Leurs vrais dirigeants [i.e. ʿAlī et ses descendants] leur étaient désignés mais ils se détournèrent d’eux. » (Kulaynī Rawḍa, t. I, p. 181) Comme on l’a dit, selon les premiers écrits shi’ites, les principaux éléments censurés du Coran étaient surtout des noms de personnes, notamment ceux des membres de la famille du Prophète et leurs ennemis ; censures qui ont rendu le Coran difficilement compréhensible. D’où la nécessité de l’exégèse, de l’herméneutique. La falsification a rendu le Coran un livre ou un guide muet, silencieux (kitāb/ʾimām ṣāmit). Sa parole, son sens, lui est rendu par l’imam et son enseignement, appelé pour cette raison le Coran parlant (kitāb/Qurʾān nāṭiq) (Ayoub 1988, p. 177- 198 ; Amir-Moezzi 2011, passim). Dès ses plus anciennes sources, le shi’isme se définit comme une religion herméneutique dont l’objectif est de révéler le sens caché du Coran. L’imam porte ainsi le titre du « maître » ou du « combattant de l’exégèse spirituelle » (ṣāḥib/muqātil/muǧāhid al-taʾwīl, Amir-Moezzi 2011, p. 104 sqq.). C’est la raison pour laquelle une des formes les plus anciennes al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 233

d’exégèse coranique dans le shi’isme consiste en l’identification 35 de ces personnes . Ainsi, « le commentaire personnalisé », sans doute la plus ancienne modalité de l’exégèse ésotérique shi’ite, consiste à dévoiler le sens caché du Coran – car perdu par la falsification –, son vrai esprit recouvert par la lettre altérée, en identifiant les personnes au sujet desquelles la Parole a été révélée. Pour différents courants shi’ites, surtout dans la tradition qui va aboutir à l’imamisme duodécimain, l’importance des personnes et de leurs rôles dans l’Histoire constitue le centre de gravité de la foi ; cela ne pouvait donc pas ne pas figurer explicitement dans le texte de la Révélation. Dans une lettre à son disciple intime al-Mufaḍḍal al-Ǧuʿfī, le sixième imam Ǧaʿfar al-Ṣādiq insiste lourdement sur le fait que la véritable foi, la vraie religion consiste en la connaissance des personnes (ʾinna al-dīn huwa maʿrifat al-riǧāl), que la connaissance des personnes est la religion de Dieu (maʿrifat al-riǧāl dīn Allāh) et que ces personnes sont les amis de Dieu, notamment le Prophète, ʿAlī, les imams de sa descendance et leurs fidèles d’une part, les ennemis de Dieu, c’est-à-dire les adversaires des imams et leurs partisans, d’autre part. Le fondement de la foi consiste par conséquent à reconnaître les alliés de Dieu et leurs adversaires, c’est-à-dire les adversaires de Dieu (Ṣaffār Baṣāʾir, section 10, chapitre 21, p. 526 sqq.). Parmi les personnages ainsi identifiés, ʿAlī se taille, et de loin, la part du lion. J’y reviendrai. Le « commentaire personnalisé » se retrouve également chez les auteurs non shi’ites, il est vrai dans des proportions beaucoup plus réduites, et surtout dans le contexte des « circonstances de la révélation » (ʾasbāb al-nuzūl). Mais il devient très tôt un véritable

35 C’est, semble-t-il, un peu plus tard que le Coran sera considéré comme un texte à plusieurs niveaux dont l’herméneutique de l’imam en révélera le ou les sens cachés ; e voir Amir-Moezzi 2011, et ici-même, la 4 partie. 234 La littérature aux marges du ʾadab

genre littéraire particulièrement prisé dans le shi’isme. Citons quelques exemples dans l’ordre chronologique : e e —— Au iii /ix siècle : Mā nazala min al-Qurʾān fī ʾamīr al-muʾminīn d’Ibrāhīm b. Muḥammad al-Ṯaqafī (m. 283/896), auteur 36 du célèbre Kitāb al-ġārāt (Naǧāšī Riǧāl, p. 12 ; Ṭihrānī Ḏarīʿa, t. XIX, p. 28) ; le Tafsīr d’al-Ḥusayn b. al-Ḥakam al-Ḥibarī 37 (m. 286/899) . e e —— Au iv /x siècle : le Tafsīr de Furāt al-Kūfī (m. vers 300/912), 38 disciple d’al-Ḥibarī ; Kitāb al-tanzīl fī al-naṣṣ ʿalā ʾamīr al-muʾminīn (connu également sous d’autres titres) d’Ibn ʾAbī al-Ṯalǧ (m. 322/934 ou 325/936-937, voir Kohlberg 1992, p. 355, n° 594) ; ʾAsmāʾ ʾamīr al-muʾminīn min al-Qurʾān d’Ibn Šammūn ʾAbū ʿAbdallāh al-Kātib (m. vers 330/941-942, voir Naǧāšī Riǧāl, p. 52 ; Ṭihrānī Ḏarīʿa, t. II, p. 65) ; Mā nazala fī al-ḫamsa (« Ce qui été révélé au sujet des Cinq » – i.e. les Cinq du Manteau : Muḥammad, ʿAlī, Fāṭima, al-Ḥasan et al-Ḥusayn) et Mā nazala fī ʿAlī min al-Qurʾān de ʿAbd al-ʿAzīz al-Ǧalūdī al-Baṣrī (m. 332/944, voir Naǧāšī Riǧāl, p. 180 ; Ṭihrānī Ḏarīʿa, t. XIX, p. 28 et 30) ; Taʾwīl mā nazala min al-Qurʾān fī ʾahl al-bayt (avec des variantes dans ce titre) de Muḥammad b. al-ʿAbbās al-Bazzāz dit Ibn al-Ǧuḥām (vivant 39 en 328/939-940, voir Kohlberg 1992, p. 369-371, n° 623) ; Mā nazala min al-Qurʾān fī ṣāḥib al-zamān (« Ce qui a été révélé dans le Coran au sujet du Maître du temps – i.e. le ; titre avec des variantes) d’Ibn ʿAyyāš al-Ǧawharī (m. 401/1010), auteur du Muqtaḍab al-ʾaṯar (Naǧāšī Riǧāl, p. 67 ; Ibn Šahrāšūb Maʿālim al-ʿulamāʾ, p. 20 ; Ṭihrānī Ḏarīʿa, t. XIX, p. 30).

36 L’ouvrage semble aujourd’hui perdu ; d’une manière générale, cela serait le cas lorsqu’une édition du texte en question n’est pas annoncée. 37 Voir ci-dessus note 28. 38 Idem. 39 De cet ouvrage, il ne reste que des fragments dans les sources postérieures. Ces fragments sont réunis maintenant dans Ibn al-Ǧuḥām Taʾwīl. al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 235

e e —— Au v /xi siècle : ʾĀy al-Qurʾān al-munazzala fī ʾamīr al-muʾminīn ʿAlī b. ʾA b ī Ṭāli b d’al-Šayḫ al-Mufīd (m. 413/1022, voir Kohlberg 1992, 40 p. 132, n° 83) ; deux livres d’al-Ḥākim al-Ḥaskānī (m. après 470/1077-1078), à savoir Ḫaṣāʾiṣ amīr al-muʾminīn fī al-Qurʾān (voir 41 Ibn Šahrāšūb Maʿālim, p. 78) et Šawāhid al-tanzīl (Kohlberg 1992, 42 p. 330-331, n° 542) . e e —— Au vi /xii siècle : Nuzūl al-Qurʾān fī šaʾn ʾamīr al-muʾminīn de Muḥammad b. Muʾmin al-Šīrāzī (dates exactes inconnues, voir Kohlberg 1992, p. 307, n° 488) ; Ḫaṣāʾiṣ al-waḥy al-mubīn fī manāqib 43 ʾamīr al-muʾminīn d’Ibn al-Biṭrīq al-Ḥillī (m. 600/1203-1204) . e e —— Au viii /xiv siècle : l’ouvrage que nous examinons ici, al-Durr al-ṯamīn fī ḫams miʾat ʾāya nazalat fī ʾamīr al-muʾminīn de Bursī. e e —— Au x /xvi siècle : Taʾwīl al-ʾāyāt al-ẓāhira fī faḍāʾil al-ʿitrat al-ṭāhira 44 de Šaraf al-Dīn al-ʾAstarābādī . e e e e —— Aux confins des xi /xvii et xii /xviii siècles : deux ouvrages de Hāšim b. Sulaymān al-Baḥrānī, al-Lawāmiʿ al-nūrāniyya fī 45 ʾasmāʾ ʾamīr al-muʾminīn al-qurʾāniyya et al-Maḥaǧǧa fī mā nazala fī al-qāʾim al-ḥuǧǧa (« Large voie vers ce qui a été révélé au sujet du 46 Qāʾim de la Preuve – i.e. le Sauveur eschatologique) . e e —— Au xiii /xix siècle : al-ʾĀyāt al-nāzila fī ḏamm al-ǧāʾirīn ʿalā ʾahl al-bayt (« Les versets révélés pour dénoncer les injustes à l’égard de la Famille prophétique ») de Ḥaydar ʿAlī al-Šīrwānī (Ṭihrānī Ḏarīʿa, t. I, p. 48) ou encore al-Naṣṣ al-ǧalī fī ʾarbaʿīn ʾāya fī šaʾn ʿAlī

40 Sur la position d’al-Mufīd à l’égard de la question de la falsification, voir maintenant Amir-Moezzi 2014b. 41 L’appartenance doctrinale de Ḥākim al-Ḥaskānī n’est pas certaine. Il semble avoir été un sunnite ḥanafite avec de fortes sympathies shi’ites ou encore plus probablement un crypto-shi’ite pratiquant la taqiyya (le devoir de la garde du secret). Voir Kohlberg 1992, p. 150-151 42 Sur l’édition du livre voir ci-dessus note 28. 43 Éd. al-Maḥmūdī, Téhéran, 1406/1986. 44 Éd. al-Ustād Walī, Qom, 1417/1996. 45 Édité à Qom, 1394/1974-1975. 46 Éd. al-Mīlānī, Beyrouth, 1413/1992. 236 La littérature aux marges du ʾadab

d’al-Ḥusayn b. Bāqir al-Burūǧirdī (Ṭihrānī Ḏarīʿa, t. XXIV, 47 p. 172) .

Notons enfin que la rédaction de ce genre d’ouvrages continue encore 48 de nos jours dans les milieux shi’ites, surtout duodécimains .

Extraits annotés d’al-Durr al-ṯamīn

Comme on va le voir dans les exemples ci-dessous, l’auteur d’al- Durr al-ṯamīn, fidèle à la longue tradition des « commentaires personnalisés », peuple le texte coranique avec différents personnages, souvent censés avoir été supprimés par les falsificateurs du texte de la Révélation, en en modifiant complètement la trame narrative et donc l’intelligibilité.

[Co. 1, al-Fātiḥa] : la Basmala [i.e. la formule : Au nom de Dieu, le Clément le Miséricordieux] « […] Il s’agit du rappel [ḏikr] de Dieu l’Unique qui comporte 19 lettres, c’est-à-dire le total des lettres des cinq silhouettes [al-ʾašbāḥ al-ḫamsa] que Dieu inscrivit avec la lumière, par son Dextre de puissance, dans le monde de la Lumière avant la Création des années et des siècles… Ils constituent l’origine de la

47 L’ouvrage a été édité à Téhéran, 1320/1902-1903 (non vu). Il faut noter que des auteurs sunnites, aux sympathies shi’ites, ont également composé ce genre d’ouvrages, mais beaucoup moins souvent bien entendu. Citons comme exemples le promystique ʾAbū Nuʿaym al-ʾIṣfahānī (m. 430/1038) dans son Mā nazala min al-Qurʾān fī ʾamīr al-muʾminīn (Ḏarīʿa, vol. 19, p. 28 ; les fragments, rapportés par d’autres sources, de cet ouvrage ont été édités par al-Maḥmūdī dans al-Nūr al-muštaʿal al-muqtabas min kitāb Mā nazala min al-Qurʾān fī ʾamīr al-muʾminīn) ; Ibn al-Faḥḥām al-Nīsābūrī (m. 458/1066), auteur d’al-ʾĀyāt al-nāzila fī ʾahl al-bayt (Ibn Ḥaǧar, Lisān al-mīzān, Beyrouth, 1407-8/1987- 1988, vol. 2, p. 251) ou encore al-Ḥākim al-Ǧušamī al-Bayhaqī (m. 494/1100-1101), de tendance muʿtazilite, dans son Tanbīh al-ġāfilīn. 48 Voir par exemple l’ouvrage monumental en persan du savant religieux M. Ḥusaynī Bahārānčī, ʾĀyātal-faḍāʾil yā faḍāʾil-e ʿAlī dar Qurʾān, 1380 solaire/2002. al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 237

Création et sa fin ; le secret de l’Être et son sens profond. » (al-Durr 49 al-ṯamīn, éd. ʿĀšūr, p. 22-23)

Les « cinq silhouettes » sont les entités métaphysiques préexistentielles des Cinq Impeccables (maʿṣūm), les gens du Manteau (ʾahl al-kisāʾ), c’est-à-dire Muḥammad, ʿAlī, Fāṭima, al-Ḥasan et al-Ḥusayn dont le total des lettres (i.e. des consonnes) des noms est de 19 (M-Ḥ-M-D, ʿ-L-Y, F-Ā-Ṭ-M-H, Ḥ-S-N, Ḥ-S- Y-N), tout comme le nombre des lettres/consonnes de la formule bi ʾ-smi llāhi(al-)raḥmāni (al-)raḥīm. Selon la science des lettres, particulièrement prisée par Bursī, les lettres composant un nom (ʾism) contiennent l’essence de la réalité du Nommé (musammā). C’est dire que tout comme la basmala ouvre « le monde » qu’est le Coran, c’est par les Cinq Impeccables que s’ouvre l’Être. Ils sont l’alpha et l’omega ainsi que le sens ultime de la Création. Le chapitre se poursuit avec des hadiths sur la préexistence des entités lumineuses de Muḥammad et de ʿAlī lesquels sont « humains extérieurement et divins intérieurement » (ẓāhiru- humā bašariyya wa-bāṭinu-humā lāhūtiyya). Ils ont été manifestés dans des corps/temples humains (hayākil nāsūtiyya) afin que les hommes puissent supporter leur vision, car ils occupent le rang du Seigneur des deux mondes (fa-humā maqāmay rabb al-ʿālamayn) et ils sont les voiles du Créateur des créatures (ḥiǧābay ḫāliq al-ḫalāʾiq). Ainsi, les Impeccables, plus singulièrement Muḥammad et ʿAlī, sont les lieux de manifestations de Dieu, le premier représentant

49 Dorénavant Dṯ. Dans ma présentation, le texte coranique est en italique et les commentaires de Dṯ en romain et entre guillemets. Par ailleurs, je renonce à identifier les passages parallèles aux textes traduits deDṯ dans les Mašāriq ʾanwār al-yaqīn et les Mašāriq al-ʾamān. Ils sont très nombreux et dispersés tout le long de ces ouvrages, avec des variantes plus ou moins importantes. 238 La littérature aux marges du ʾadab

la dimension exotérique et le second la dimension ésotérique de 50 la théophanie divine (Dṯ, p. 23-24) .

[Co. 1, al-Fātiḥa, 6] : Guide-nous sur la Voie droite. « Dieu fit de ʿAlī la Voie droite [al-ṣirāṭ al-mustaqīm] au sujet de laquelle les gens tombèrent dans la divergence. ʿAlī est le Livre explicite [al-kitāb al-mubīn ; expression coranique récurrente] et la religion de Dieu [dīn Allāh] en 51 dehors de laquelle rien n’est agréé des serviteurs. » (Dṯ, p. 28)

[Co. 1, al-Fātiḥa, 7] : La voie de ceux que Tu as gratifiés « C’est-à-dire les descendants de Muḥammad. » non pas celle de ceux qui subissent ton courroux et celle des égarés « Cette sage sentence possède deux significations. Selon le sens exotérique [rapporté par les exégètes], les premiers désignent les juifs et les seconds les chrétiens ; mais le sens ésotérique concerne ceux qui ont eu la démarche des juifs et des chrétiens [dans notre communauté]. […] Comme l’a dit l’envoyé de Dieu au sujet de ʿAlī : “Tu vas être le centre des conflits car il y a en toi quelque chose de similaire à Jésus. Les juifs détestèrent Jésus au point de calomnier sa mère et les chrétiens exagérèrent à son égard au point de le prendre pour Dieu…” Les cibles du courroux de Dieu

50 La lecture ʿālamayn (les deux mondes, i.e. l’ici-bas et l’au-delà, le monde visible – ʿālam al-šahāda – et le monde invisible – ʿālam al-ġayb) au lieu de celle, plus habituelle, de ʿālamīn (des mondes) correspond mieux, me semble-t-il, au couple Muḥammad/ʿAlī qui occupe le centre de la tradition et qui explique d’ailleurs l’emploi des autres duels du texte. Par ailleurs, il faut noter qu’ici les chaînes de transmetteurs des traditions ne sont pas indiquées ; cependant, le croisement avec d’autres sources montre clairement qu’il s’agit dans la quasi-totalité des cas de traditions shi’ites. remontant aux imams et souvent rapportées par de nombreuses compilations de hadith. Sur les entités préexistentielles des Impeccables et les mondes métaphysiques d’avant le monde voir Amir-Moezzi 2007 (1992) (partie II, « La pré-existence de l’Imam », surtout p. 73-111) et 2014c. Sur les Lumières préexistentielles de Muḥammad et de ʿAlī, voir les travaux fondamentaux de Rubin (1975 et 1979). 51 Voir Qummī Tafsīr, t. I, p. 57. ʿAlī est le Chemin, la Voie et la Vérité à laquelle mène ce Chemin, à savoir la vraie religion de Dieu. Les résonances « christiques » du propos sont à souligner. al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 239

dans cette communauté sont ceux qui se détournent de l’amour [ḥubb] de ʿAlī ; ils sont les « métamorphosés » de cette communauté [musūḫ hāḏih al-ʾumma] et les égarés sont ceux qui exagèrent dans leur 52 amour de ʿAlī [al-mufriṭūn]. » (Dṯ, p. 29-30)

L’auteur procure aux lecteurs une véritable clé exégétique pour les passages du Coran qui parlent de manière négative des juifs et des chrétiens. Ces derniers termes ne sont que des symboles, dans le sens étymologique du terme, c’est-à-dire des signes de reconnaissance des groupes particuliers de musulmans : des « sunnites » farouchement hostiles à ʿAlī et à sa famille, les nāṣibī, pl. nawāṣib, et des shi’ites exagérants, extrémistes, les ġālī, pl. ġulāt.

[Co. 2, al-Baqara, 1-4] : […] Cet Écrit que n’entache aucun doute « L’Écrit 53 [kitāb] c’est ʿAlī, exotériquement et ésotériquement » est une guidance pour les pieux « C’est-à-dire pour les gens de la walāya et de 54 la piété véridique qu’est l’amour de ʿAlī » ceux qui croient en l’Invisible « L’Invisible désigne trois choses : l’avènement du Résurrecteur [al-qāʾim], le jour de la Résurrection et le jour du Retour [yawm al-

52 Sur ces points voir aussi Sayyārī, Kitāb al-qirāʾāt, n° 33, p. 14 (texte arabe) et p. 69 (texte anglais) pour d’autres sources ; Furāt al-Kūfī Tafsīr, p. 51, n° 10 ; ʿAyyāšī Tafsīr, t. I, p. 22, n° 17. Sur les « métamorphosés », c’est-à-dire des ennemis de la Famille prophétique transformés, soit avant leur mort soit après, en bêtes méprisables et maléfiques, voir Amir-Moezzi2007 (1992), index sub maskh. Sur les notions de métempsycose et de réincarnation en islam voir Monnot 1980 ; Freitag 1985, p. 128- 159 ; Rubin 1997 ; Schmidtke 1999. 53 Voir aussi Qummī Tafsīr, t. I, p. 59-60 ; ʿAyyāšī Tafsīr, t. I, p. 26, n° 1 ; Ḥākim al-Ḥaskānī Šawāhid, t. I, p. 86, n° 106. Sur l’application du terme kitāb à l’Homme Parfait, voir Fayḍ al-Kāšānī Ṣāfīn, t. I, p. 92 sq. Dans de nombreux autres passages de Dṯ, ʿAlī est identifié au kitāb coranique. 54 Voir aussi ʿAyyāšī Tafsīr, t. I, p. 26, n° 1 ; Ibn Bābūya Kamāl al-Dīn, p. 18 et 340. 240 La littérature aux marges du ʾadab

55 raǧʿa] » et accomplissent la prière « La prière véridique, c’est l’amour des Impeccables ; le reste n’est que métaphore. Car une prière accomplie en l’absence de leur amour et de leur souvenir n’est ni 56 enregistrée ni agréée. La prière, c’est leur amour » et offrent de ce que Nous leur avons attribué « Le véritable don c’est l’enseignement que procurent les initiés sur les vertus des Descendants de Muḥammad, [i.e. les imams] [taʿlīm al-muʾminīn faḍāʾil ʾāl Muḥammad] 57 et la présentation de leurs qualités » et ceux qui croient en ce qui t’a été révélé et ce qui a été révélé à ceux qui sont venus avant toi « C’est-à-dire ce qui a été révélé au sujet de ʿAlī et de la signification de ʿAlī [fī ʿAlī wa-fī 58 maʿnā-hu] . » (Dṯ, p. 32 sqq.)

Toute cette séquence insiste fortement sur le fait que sans l’amour des amis ou des alliés de Dieu, des hommes et des femmes qui manifestent sur terre les noms et attributs de Dieu et accomplissent la volonté divine, sans leur walāya donc, point de véritable religion. Par ailleurs, en tant que symbole suprême de la walāya, de l’homme divin, de la déification de « l’Homme Parfait » ou de l’humanisation de Dieu, ʿAlī constitue le centre de gravité, le sens et l’objectif ultime de toutes les révélations.

[Co. 2, al-Baqara, 138 et 22] : Une onction de Dieu. Qui peut mieux oindre que Dieu ? « ʾAbū ʿAbdallāh [i.e. l’imam Ǧaʿfar al-Ṣādiq] a déclaré : “[l’onction] désigne notre walāya et l’amour à notre égard [i.e. nous

55 Voir ʾAstarābādī Taʾwīl, p. 33, n° 1 ; Maǧlisī Biḥār, t. XXIV, p. 352, n° 69. Sur la notion eschatologique shi’ite de raǧʿa (retour à la vie d’un certain nombre de personnes avant la Résurrection universelle), voir Kohlberg, EI2 et Amir-Moezzi, Encyclopaedia Iranica, s.v. 56 Sur la nécessité de l’amour/walāya dans l’accomplissement des devoirs canoniques par le fidèle et leur acceptation par Dieu, voir « Notes à propos de la walāya imamite » (Amir-Moezzi 2006a, chapitre 7, p. 183-186). 57 Sur les sens techniques proprement shi’ite des termes ʿilm/taʿlīm et ʾīmān/muʾmin, voir Guide divin et Religion discrète, index, s.v. 58 Sur la walāya et ʿAlī, symbole suprême de la walāya, comme objectifs ultimes des révélations divines, voir Amir-Moezzi (2006a, note 77). al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 241

les Impeccables]. Ceci est la lumière de l’initié dans ce monde et 59 dans l’au-delà .” […] Dieu a considéré ceux qui aiment ʿAlī comme de vrais monothéistes puisqu’Il a dit : “Ne donnez pas d’associés à Dieu.” L’associé signifie semblable. Celui qui donne à ʿAlī un associé donne en fait un égal à Dieu. Or Dieu n’a pas d’égal ; de même ʿAlī, en tant qu’allié de Dieu, n’a pas de semblable. Malheur à ceux qui le comparent à Zurayq et Ġudar [i.e. ʿUmar et ʾAbū Bakr] ; malheur à ceux qui, à la place du Guide de la Vérité, ont choisi Pharaon et 60 Hāmān [i.e. ʾAbū Bakr et ʿUmar]. » (Dṯ, p. 53-54)

ʿAlī, l’allié théophanique de Dieu, ne peut être comparé à quiconque. Il est l’élu de Dieu et de Muḥammad. Ceux qui ont usurpé sa place et leurs partisans ont en fait rompu avec la vraie religion de l’unité divine, en écartant de la direction de la communauté le seul vrai initié à la religion de Muḥammad et 61 donc son seul successeur légitime .

59 Le mot ṣibġa, deux fois utilisé dans ce verset et que j’ai traduit par « onction » (son sens littéral est plutôt « la teinture »), est un hapax et la compréhension de sa signification a posé énormément de problèmes aussi bien aux exégètes musulmans qu’aux orientalistes et islamisants. 60 Sur le hadith de Ǧaʿfar, voir aussi ʿAyyāšī Tafsīr, t. I, p. 62, n° 109. Les appellations méprisantes Zurayq, Ġudar et les rebelles contre Dieu que sont Pharaon et son mauvais conseiller Hāmān, désignent ici ʾAbū Bakr et ʿUmar, le second étant souvent présenté comme le manipulateur du premier (cependant l’ordre des appellations péjoratives désignant les deux personnages n’est pas toujours clair). Sur ces noms péjoratifs et d’autres, désignant les ennemis historiques de ʿAlī et des alides/shi’ites et sur la pratique de sabb al-ṣaḥāba (« injurier les Compagnons du Prophète »), voir Goldziher 1970 (repris dans Gesammelte Schriften, vol. 4, p. 291-305) ; Tritton 1947, p. 27 sqq. ; Arazi 1987 ; Bar-Asher 1999, index s.v. ṣaḥāba, « vilification of- » ; et surtout l’excellente étude monographique de Kohlberg (1984), article tiré de la thèse de doctorat de l’auteur : The Attitude of the Imāmī Shīʿīs to the Companions of the Prophet, Oxford University, 1971. 61 Voir aussi Dṯ, p. 56-57, les commentaires des versets 208, 211, 256 et 257 de la sourate II. 242 La littérature aux marges du ʾadab

[Co. 3, ʾĀl ʿImrān, 2] : Il n’y a de Dieu si ce n’est Lui, le Vivant, le Subsistant. « Cette sourate vise ʿAlī qui est le livre et le voile de Dieu, son Nom suprême menant à Lui, mystérieux, son Ordre efficace, son Symbole le plus noble, son Annonce solennelle, son Verbe le plus 62 grandiose . » (Dṯ, p. 59-60)

ʿAlī est ici clairement présenté dans sa dimension théophanique divine (lāhūt), en tant que lieu de manifestation des noms de Dieu (maẓhar, maǧlā). Il est le livre de Dieu, œuvre divine qui guide vers l’Auteur, le voile qui cache et révèle en même temps, le nom suprême aux pouvoirs illimités menant 63 au Nommé, l’Ordre divin qui régit l’univers . Il est qualifié, comme dans la quasi-totalité des commentaires shi’ites, par des expressions coraniques telles que « l’auguste symbole » (al-maṯal al-ʾaʿlā [Co. 16, al-Naḥl, 60]), « l’annonce solennelle » (al-nabaʾ al-ʿaẓīm [Co. 78, al-Nabaʾ, 2]) et enfin « le Verbe » al( -kalima [nombreuses occurrences]) qui, très souvent, est associé à Jésus. Ces assertions audacieuses sont notamment illustrées par un certain nombre de sermons attribués à ʿAlī où celui-ci déclare, dans de longues successions d’affirmations, son identité avec Dieu, sermons qui ne sont pas sans rappeler les « propos paradoxaux » (šaṭaḥāt) des mystiques et qui sont particulièrement prisés par Bursī dans 64 ses Mašāriq .

[Co. 3, ʾĀl ʿImrān, 61] : [...] Venez ! Appelons nos fils et vos fils, nos épouses et vos épouses, nos personnes et les vôtres et livrons-nous à une ordalie [littéralement une imprécation réciproque] « Les fils sont al- Ḥasan et al-Ḥusayn ; par “les épouses” est désignée Fāṭima et par “personne” ʿAlī. C’est par eux que le Prophète défia ses ennemis

62 wa-l-murād fī hāḏihi al-sūra ʿAlī kitābu-hu wa-ḥiǧābu-hu wa-ʾismu-hu wa-l-ʾaʿẓam al- marmūz al-maknūz wa-ʾamru-al-nāfiḏ wa-maṯalu-hu al-ʾaʿlā wa-nabaʾu-hu al-ʿaẓīm wa-kalimatu- hu al-kubrā. 63 Sur le nom suprême de Dieu, voir Amir-Moezzi 2006a, index s.v. al-ʾism al-ʾaʿẓam, al-ʾism al-ʾakbar ; sur l’Ordre, voir Amir-Moezzi (sous presse). 64 Amir-Moezzi 1996 ; Lawson 1992, p. 269 sqq. al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 243

par ordalie. Or, les fils sont les fils de ʿAlī, l’épouse est celle de ʿAlī et la personne, ʿAlī lui-même. C’est lui qui embrasse la totalité du verset de l’Ordalie [ʾāyat al-mubāhala]. C’est par lui que Dieu défie ses ennemis, qu’Il prouve la véracité de sa Parole, qu’Il rectifie ce qui 65 est dévié dans sa Religion . »

Pour l’auteur, le verset de l’Ordalie ne concerne pas tant l’ensemble des Cinq du Manteau, comme le veut la quasi-totalité de la tradition exégétique musulmane aussi bien shi’ite que sunnite d’ailleurs, mais plutôt ʿAlī. Autrement dit, c’est ce dernier qui concentre en lui la sacralité de la sainte Famille prophétique.

[Co. 3, Āl ʿImrān, 106] : Le jour où certaines faces deviendront éclatantes et certaines autres ténébreuses. Quant à ceux qui auront la face noircie : « Vous avez dénié après avoir cru » « Vous avez dénié ʿAlī après avoir cru en sa walāya le jour de Ġadīr et après lui avoir prêté serment de fidélité. […] Le Prophète a déclaré au sujet de ce verset : “le jour de la Résurrection, ma communauté reviendra à la vie et s’avancera sous cinq bannières. Un premier groupe s’avancera sous la bannière du Veau (ʿiǧl ; allusion au Veau d’or biblique repris, avec d’importants écarts, par le Coran) de cette communauté [i.e. ʾAbū Bakr ou ʿUmar]. Je lui demanderai : ‘qu’avez-vous fait avec les Deux Objets Précieux [al-ṯaqalayn] que je vous avais confiés ?’ [voir ci-dessus note 34 et le texte afférent] Ils diront :‘ Quant au plus grand Objet Précieux [i.e. le Coran], nous l’avons mis en pièce et falsifié [mazzaqnā-hu wa-ḥarrafnā- hu] et le plus petit [i.e. la Famille prophétique], nous l’avons haï et pris pour ennemi.’ [voir citation d’Ibn Bābūya al-Ṣadūq « […] Il vous sera demandé des comptes sur ce que vous avez fait subir aux Deux Objets Précieux »] Je leur rétorquerai alors : ‘Éloignez-vous, partez

65 Dṯ, p. 63 ; Voir Ḥibarī Tafsīr, p. 247, n° 12 ; ʿAyyāšī Tafsīr, t. I, p. 176 sq. Sur ce verset voir Ballanfat et Yahia ; sur la notion voir Schmucker (1993). 244 La littérature aux marges du ʾadab

assoiffés [allusion à la soif qui est l’épreuve caractéristique du jour de la Résurrection] et avec des faces ténébreuses.’” »

Le dialogue continue ainsi avec le groupe des partisans du « Pharaon de cette communauté », c’est-à-dire soit ʾAbū Bakr soit ʿUmar, ceux du Samaritain de la communauté (Sāmirī ; le 66 corrupteur des fils d’Israël dans le Coran ), c’est-à-dire soit ʿUṯmān soit Muʿāwiya, et enfin ceux des kharidjites. Ils disent tous avoir trahi le Coran, détesté et assassiné les membres de la famille de Muḥammad et ils sont renvoyés par ce dernier, terrassés par la soif et faces noircies. Et le hadith prophétique se termine ainsi :

« “Ensuite, s’avanceront vers moi les gens de la bannière du guide des pieux, du sceau des Légataires [i.e. les imams de tous les temps], du seigneur des initités [ʾimām al-muttaqīn wa-ḫātim al-waṣiyyīn wa- sayyid al-muʾminīn, i.e. ʿAlī] et je leur demanderai : ‘Qu’avez-vous fait avec les Deux Objets Précieux que je vous ai laissés après moi ?’ Ils répondront : ‘Le plus grand [le Coran], nous lui avons obéi et suivi ; quant au plus petit [la Famille prophétique], nous l’avons chéri et défendu jusqu’à notre mort’. Je leur dirai alors : ‘Désaltérez-vous en 67 paix, avec des faces éclatantes de blancheur.’” » (Dṯ, p. 66-68)

[Co. 4, al-Nisāʾ, 167, 168 et 170] : Ceux qui dénient et dressent des obstacles sur le chemin de Dieu « Selon Ibn ʿAbbās, le Chemin c’est ʿAlī. » Ceux qui dénient et sont injustes à l’égard des droits des descendants de Muḥammad « Selon

66 Voir [Co. 20, Ṭāhā, 85 sqq.] 67 Voir Qummī Tafsīr, t. I, p. 109 ; Maǧlisī Biḥār, t. XXX, p. 240 sq. Sur le jour de Ġadīr ou l’évènement de Ġadīr Ḫumm où, selon les shi’ites, Muḥammad désigna explicitement ʿAlī comme son successeur voir la somme de ʾAmīnī Ġadīr ; aussi Veccia Vaglieri (1991) ; Dakake et Kazemi Moussavi, « Gadīr Komm », Encyclopaedia Iranica, vol. 10, p. 246-249 ; Amir-Moezzi, « Ghadīr Khumm », EI3. al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 245

68 Ibn ʿAbbās c’est ainsi que le verset a été révélé . Puis [Dieu] identifie la walāya de ʿAlī à la Vérité [du verset suivant]. » Hommes ! L’Envoyé vous apporte la Vérité de la part de votre Seigneur. Croyez-y, mieux vaut pour vous et si 69 vous déniez « C’est-à-dire croyez à la walāya de ʿAlī. » (Dṯ, p. 74)

[Co. 6, al-ʾAnʿām, 160] : Qui apportera une bonne action en gagnera dix fois plus […] « La bonne action [al-ḥasana], c’est la profession de foi “pas de dieu si ce n’est Dieu”, la foi en Muḥammad et l’amour de la Famille prophétique [ḥubb ʾahl al-bayt]. Et la mauvaise action [al-sayyiʾa] c’est dénier leur walāya… D’où le hadith du Prophète : “l’amour de ʿAlī est une bonne action qu’aucune mauvaise ne pourra altérer et la haine de ʿAlī est une mauvaise action qu’aucune bonne ne pourra 70 racheter.” » (Dṯ, p. 98)

[Co. 7, al-ʾAʿrāf, 181] : Parmi ceux que Nous avons créés, il y a une communauté qui guide dans le vrai et se montre juste grâce au vrai « L’envoyé de Dieu a déclaré : “Ma communauté se divise en soixante-treize branches dont soixante-douze sont condamnées au Feu [de l’enfer]. Une seule parmi ces branches se dirige vers le Jardin [du paradis] et c’est celle formée par toi, ô ʿAlī, et tes fidèles [littéralement‘ tes shi’ites’ (šīʿatu-

68 L’expression « c’est ainsi que le verset a été révélé » (hākaḏā nazalat) signifie qu’il s’agit d’une version différente du Coran officiel : ici effectivement la phrase « à l’égard des droits des descendants de Muḥammad » (ʾāl Muḥammad ḥaqqa-hum) est un ajout par rapport à la vulgate ; voir aussi Sayyārī Kitāb al-qirāʾāt, n° 138, p. 39 (texte arabe), p. 106 (texte anglais, pour d’autres sources). L’auteur de Dṯ cite à plusieurs reprises ce « Coran originel » (par exemple sub [Co. 2, 90] p. 52-53 ; [Co. 4, 65] p. 76). Voir aussi Bar-Asher 1993, p. 56. 69 Chez Sayyārī, l’expression qui termine la séquence, à savoir fī walāyat ʿAlī, fait partie du verset (Qirāʾāt, n° 139, p. 39 du texte arabe ; p. 106-107 du texte anglais pour les nombreuses autres sources qui rapportent la tradition). Voir Bar-Asher 1993, p. 56. 70 Voir aussi Ibn Šāḏān Miʾat, p. 96 ; Qundūzī Yanābī, t. II, p. 75 ; Maǧlisī Biḥār, t. CVIIII, p. 99. 246 La littérature aux marges du ʾadab

ka)], car tu n’es jamais séparé du vrai et tes fidèles jamais séparés de 71 toi. Ils sont donc dans le vrai.” » (Dṯ, p. 99)

[Co. 7, al-ʾAʿrāf, 143 : [Et lorsque Moïse vint à notre lieu de rencontre et que son Seigneur lui parla, Il dit :] « Mon Seigneur, fais-moi voir, que je puisse te contempler » [Dieu répondit : « Tu ne me verras point, mais regarde la montagne, si elle reste en place, alors tu pourrais me voir. »] Alors son Seigneur se manifesta [sur la montagne et Il la mit en miettes] « Le Coran déclare ainsi que l’Essence sainte de Dieu [ḏāti-hi al-muqaddasa] ne peut être objet de vision oculaire ni à la portée des pensées ; en même temps le Livre parle de la manifestation. Or, il y a manifestation lorsqu’il y a forme [hayʾa] et aspect [maṯāl]. Alors comment peut-on parler de la vision de ce qui ne peut être objet de vision ? La solution de l’énigme se trouve dans l’emploi du mot « Seigneur » [rabb] qui peut désigner des entités différentes et dont les qualificatifs sont ici sous-entendus : ce qui se manifesta [à Moïse sur la montagne] a été la lumière [nūr] de son Seigneur, la grandeur [ʿaẓama] et l’éclat [ǧalāl] de son Seigneur. Or, Muḥammad et ʿAlī représentent la Grandeur et l’Éclat. C’est pour cette raison que le Commandeur des initiés a dit : “C’est moi celui qui parla à Moïse du milieu du buisson [littéralement ‘l’arbre’ (al- šaǧara)]. Je suis cette Lumière qui se manifesta à lui […]” » (Dṯ, p. 102- 103)

Ce que perçoit Moïse dans la montagne et à travers le buisson ardent n’est pas Dieu dans son essence transcendantale mais sa face immanente manifestée à travers l’homme divin dont les symboles par excellence sont les Muḥammad et ʿAlī métaphysiques. Nous sommes ici au cœur de la théologie shi’ite de la figure de l’Imam en équilibre entre l’agnosticisme (taʿṭīl) et l’assimilationnisme

71 Selon l’auteur, le verset coranique, loin de parler de la communauté musulmane dans sa totalité comme le veut l’exégèse « orthodoxe », ne vise qu’une minorité au sein d’elle, à savoir les fidèles de l’Alliance divine walāya( ) que représente par excellence ʿAlī. al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 247

72 (tašbīh) . L’essence de Dieu (ḏāt) ne peut être que l’objet d’une théologie apophatique car elle est, de manière absolue, au-delà de toute compréhension, toute intelligence, toute perception. Dimension à jamais cachée de Dieu, elle est l’Inconnaissable. Mais si les choses en restaient là, aucune relation, aucune re-connaissance n’auraient été possibles entre Dieu, retranché dans son insondable abscondité, et les créatures abandonnées devant une béance métaphysique. La théologie ne serait alors qu’un agnosticisme et la foi qu’une vacance. Mais Dieu possède un autre niveau ontologique, celui de Ses noms et attributs (ʾasmāʾ wa-ṣifāt) qui, pour intervenir effectivement dans l’Être, se manifestent dans des organes théophaniques (main, face, côté, langue de Dieu), tels que mentionnés par le Coran. Il ne s’agit plus ici d’un Dieu inconnaissable mais inconnu qui aspire à être connu. Or, c’est justement pour cette raison que, loin de tout assimilationnisme faisant de Dieu un existant semblable à l’homme, ces organes sont dits être des métaphores de ce qui manifeste de la façon la plus éclatante ce qui peut être révélé en Dieu, à savoir l’Imam dans son sens cosmique, « l’Homme parfait spirituel », « le Guide de Lumière » dont Muḥammad et encore plus souvent ʿAlī sont les noms, aussi bien dans l’univers spirituel que dans le monde sensible. Cette « Guidance de Lumière », véhicule du Dieu révélé et appelée, entre autres, la walāya, est toujours présente sur terre et traverse les âges en s’incarnant dans les alliés ou les amis de Dieu (walī, pl. ʾawliyāʾ) ou en se manifestant à eux, leur permettant de connaître et de faire connaître ce qui peut être connu en Dieu. Les imams, ou plus généralement les amis de Dieu, ce sont des hommes et des femmes qui, par leur existence et leurs actes, prouvent concrètement l’existence et l’intervention de Dieu dans l’univers. D’où leur titre de « preuve

72 Voir sur ce sujet les réflexions profondes de Corbin (1972a), passim, et de Jambet 2011, partie III, chapitres 6 à 8. 248 La littérature aux marges du ʾadab

de Dieu » (ḥuǧǧa, pl. ḥuǧaǧ Allāh). Sans eux, Dieu n’est qu’une abstraction, objet de pures spéculations intellectuelles ou de spiritualités théoriques. D’où la présence de ʿAlī, seigneur de la walāya et Imam des imams, dans un nombre infini de textes shi’ites, en tant que le lieu de manifestation par excellence des attributs divins. Il constitue ainsi le pivot autour duquel gravite une théologie de la théophanie qui se présente comme un antidote de ce que Corbin appelle le « monothéisme arithmétique », la religion d’un dieu abstrait, purement spéculatif, dont le culte ne peut être 73 qu’illusoire (Corbin 1981, passim) . Le shi’isme se veut la religion d’un dieu vivant, concret ; un dieu qui intervient effectivement dans la vie de tous les jours pour apporter transformation et salut pour celui qui cherche à Le connaître. Pour être aussi proche de ses fidèles, ce dieu se manifeste dans son ami, dans l’Imam, avec sa double dimension spirituelle divine (lāhūt) et matérielle humaine (nāsūt). Quelqu’un demanda à ʿAlī s’il pouvait voir Dieu qu’il priait. Il répondit : « Je n’adorerais pas un dieu que je ne verrais pas [mā kuntu ʾaʿbud rabban lam ʾara-hu] » et d’ajouter ensuite : « Cependant les yeux de la chair ne peuvent L’atteindre par leur regard. Ce sont les cœurs qui Le voient par les réalités de la foi. » (Kulaynī ʾUṣūl, « Kitāb al-tawḥīd », t. I, p. 131, chapitre 9, n° 6 ; Ibn Bābūya Tawḥīd, chapitre 8, n° 6, p. 109) On sait maintenant que cette face de Dieu, celle qui s’est manifestée à Moïse, est l’Imam, le ʿAlī de lumière, qui s’incarne dans « l’Ami divin » terrestre pour le transformer en modèle spirituel et horizon mystique du fidèle.

Un disciple dit à l’imam Ǧaʿfar al-Ṣādiq : « Informe-moi si, au jour de la Résurrection, les fidèles initiés (muʾminūn) pourraient voir Dieu. »

73 Voir aussi les réflexions subtiles d’Ayada sur le sujet (2010, passim et surtout les chapitres 2 à 4 de la première partie). al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 249

Ǧaʿfar répondit : « Oui, mais ils l’ont déjà vu bien avant l’avènement de ce Jour… lorsque Dieu leur demanda : “Ne suis-pas votre Seigneur et ils répondirent certes” [Co. 7, al-ʾAʿrāf, 172] ». Le disciple rapporte qu’ensuite son maître resta silencieux pendant un long moment puis déclara : « Les fidèles initiés Le voient déjà dans ce monde-ci avant le jour de la Résurrection. Ne Le vois-tu pas toi-même en ce moment précis [devant toi, en ma personne] [ʾa-lasta tarā-hu fī waqti- ka hāḏā] ? » Le disciple : « Puissé-je te servir de rançon, est-ce que je peux rapporter cet enseignement sous ton autorité ? » Ǧaʿfar : « Non, car un négateur, ignorant le sens profond de ces mots, l’utilisera pour nous accuser d’assimilationisme et d’infidélité ; la vision par le cœur n’est pas semblable à la vision oculaire. » (Ibn 74 Bābūya Tawḥīd, chapitre 8, n° 20, p. 117)

Le message des « commentaires personnalisés »

Y a-t-il un enseignement secret contenu dans les « commentaires personnalisés » en général et dans le Durr al-ṯamīn attribué à Bursī plus singulièrement ? Existe-t-il un « message subliminal » que les auteurs de ce genre littéraire tentaient d’insinuer aux fidèles ? Il est évident que les personnages, positifs ou négatifs, directement visés, voire explicitement cités par la Parole divine (selon les tenants de la thèse de la falsification), acquièrent, aux

74 Il est intéressant de noter que ces traditions sont rapportées au sein du chapitre concernant le monothéisme, l’unicité de Dieu (tawḥīd). Sur la vision de l’Imam par le cœur voir Amir-Moezzi (2007 [1992], p. 112 sqq.), l’excursus « La vision par le cœur » et Amir-Moezzi (2006a, p. 253-272), « Visions d’imams en mystique duodécimaine moderne et contemporaine ». 250 La littérature aux marges du ʾadab

yeux des fidèles, une dimension paradigmatique, emblématique, polarisée respectivement de manière positive ou négative. Lorsque Dieu daigne parler des membres de la sainte famille du Prophète, de leurs amis ou de leurs adversaires, toutes ces personnes deviennent les protagonistes d’une histoire sainte de portée universelle : les acteurs du combat cosmique entre le Bien et le Mal. Les personnages historiques se hissent ainsi au niveau de symboles marquant ce champ de bataille qu’est l’Histoire. Ils répètent et réactualisent, comme ne cesse de le rappeler d’ailleurs le Coran, le combat qu’ont dû mener tous les prophètes et saints du passé contre l’injustice et l’ignorance de leurs adversaires. Or, la lettre du Coran (tanzīl), tout au moins dans sa version connue de tous, ne permet pas la pleine compréhension de cette vérité fondamentale. C’est l’herméneutique (taʾwīl) de l’imam qui permet sa perception. Forces du Bien et forces du Mal d’une part, la lettre et l’esprit du Livre d’autre part, ces deux conceptions doctrinales fondant la littérature de « l’exégèse personnalisée » semblent marquer le passage vers une évolution religieuse capitale : la première forme, encore élémentaire, de ce que j’ai appelé ailleurs la double vision du monde caractéristique du shi’isme, la vision dualiste et la vision duelle, distinctes et néanmoins indissociables et complémentaires (Amir-Moezzi et Jambet 2014 (2004), p. 27-40 ; Amir-Moezzi 2011, chapitre 3). À cette étape, la première vision semble se résumer à une conception dualiste de l’humanité. Selon celle-ci, l’univers est un vaste champ de combat où s’affrontent, tout le long de la Création, les gens du Bien et ceux du Mal, autrement dit les différents alliés de Dieu (walī, pl. ʾawliyāʾ, i.e. prophètes, imams, saints de tous les temps) et leurs fidèles d’une part, leurs adversaires et les partisans de ces derniers d’autre part. Adam et ʾIblīs, Abraham et Nemrod, Moïse et Pharaon, Muḥammad et ʿAlī et ʾAbū Bakr et ʿUmar sont les protagonistes de la longue histoire de ce combat. Ce dualisme se développe autour d’une « théorie des opposés » (ḍidd, pl. ʾaḍdād) al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 251

illustrée par des « couples » fondamentaux comme Imam/ennemi de l’Imam (ʿadūw al-ʾimām), gens de la droite / gens de la gauche (ʾaṣḥāb al-yamīn / ʾaṣḥāb al-šimāl), guides de la Lumière / guides de l’Obscurité (ʾaʾimmat al-nūr / ʾaʾimmat al-ẓalām) ou encore walāya/ barāʾa, c’est-à-dire l’amour sacré à l’égard des alliés de Dieu et la dissociation sacrée à l’égard de leurs ennemis (Amir-Moezzi 1998). Les adversaires de la walāya, les puissances ténébreuses visées par la barāʾa, ne sont pas forcément des païens et des incroyants. Les israélites qui trahirent Moïse en se vouant au culte du Veau d’Or, ou encore les compagnons du Prophète qui le trahirent en rejetant ʿAlī, le seul successeur désigné de ce dernier, ne sont pas des non-israélites ou des non-musulmans, mais ceux qui refusent le message essentiel du fondateur de la religion, ce que le shi’isme appelle la walāya, l’amour et l’autorité de l’allié de Dieu en tant qu’être théophanique. Ces ignorants vident ainsi la religion de ce qu’elle a de plus profond et la transforment en un instrument de pouvoir et de violence. En effet, dans la période islamique, les adversaires, les ennemis (ʿadūw, pl. ʾaʿdāʾ), sont ceux qui rejetèrent la walāya de ʿAlī et, par la suite, celle des imams de sa descendance. Il s’agit en l’occurrence de la quasi-totalité des compagnons du Prophète, en particulier les trois premiers califes, les Omeyyades, les Abbassides et d’une façon générale ceux que les shi’ites appellent « la majorité » (al-ʾakṯar) ou « la masse » (al-ʿāmma), c’est-à-dire ceux que l’on finira par appeler 75 « les sunnites » . Cette conception dualiste, très ancienne dans les milieux alides, appelés progressivement les shi’ites, est bien entendu véhiculée par les « commentaires personnalisés » dont celui de Bursī, héritier d’une longue tradition textuelle dont la constante

75 Cette attitude des shi’ites à l’égard de leurs adversaires est surtout cristallisée dans la notion de sabb al-ṣaḥāba (« injurier les Compagnons ») ; voir ci-dessus, note 59. 252 La littérature aux marges du ʾadab

doctrinale et les procédés narratifs à travers les siècles sont remarquablement cohérents. Comme on l’a vu, les sentences et concepts négatifs du texte coranique sont quasi systématiquement reliés aux adversaires, réels ou idéologiquement supposés, de Muḥammad et de ʿAlī, tout comme les discours et notions positifs sont associés, dans la quasi-totalité des cas, à ʿAlī, les membres de sa famille ou ses adeptes. L’une des couches ésotériques de ce genre de commentaire coranique consiste donc à justifier et à maintenir la conception dualiste de l’humanité dans l’esprit des fidèles en l’inscrivant dans la trame même du Livre saint. Or, une autre couche semble jouer exactement le même rôle à l’égard de la seconde conception : la conception duelle de la parole de Dieu. Selon celle-ci, la Révélation est composée de deux niveaux : la lettre, sa dimension obvie, littérale, exotérique, et l’esprit, sa dimension cachée, secrète, ésotérique. Les prophètes législateurs, les envoyés (nabī, pl. ʾanbiyāʾ ou plus souvent rasūl, pl. rusul), sont les porteurs de la lettre de la Parole divine destinée à une majorité de fidèles, alors que leurs imams sont les messagers de l’esprit de la même parole, enseigné à une minorité d’initiés. Cette dialectique, fondée sur les couples complémentaires du Prophète et de l’Imam, de la nubūwa (statut de la prophétie) et de la walāya (statut de l’Alliance divine, de l’imamat), de la lettre de la révélation et son herméneutique spirituelle (tanzīl/taʾwīl), se trouve au centre d’une vision duelle de l’Écriture sainte selon laquelle toute Parole divine comporte au moins deux niveaux : un niveau manifeste, exotérique (ẓāhir) lequel cache un niveau secret et ésotérique (bāṭin), le caché donnant sens à l’apparent. Comme on vient de le voir, depuis les plus anciens ouvrages exégétiques shi’ites, les tafsīr-s personnalisés – et l’ouvrage attribué à Bursī appartient à cette tradition – l’essentiel de l’ésotérique du Coran réside dans l’identification des personnages historiques auxquels le texte révélé fait explicitement ou implicitement allusion. al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 253

À cet égard, on pourrait émettre une autre hypothèse aussi : il se peut que cette conception duelle de la Parole divine ait été une conséquence de la croyance en la falsification et la censure du Coran. Le texte originel, intégral de celui-ci, contenant les noms de la totalité des protagonistes conservés aux endroits originels de la Révélation, était assez clair pour ne pas avoir besoin de commentaire. Rappelons-nous la tradition déjà citée de Ǧaʿfar al-Ṣādiq : « Si le Coran pouvait être lu comme il fut révélé, même deux personnes n’auraient divergé à son sujet. » (Sayyārī Qirāʾāt, tradition n° 8 et texte anglais, p. 58) À cette étape, la lettre et l’esprit n’étaient pas séparés et ils n’existaient donc pas en tant que tels : la lettre était l’esprit et l’esprit la lettre. La clarté de la lettre et l’éclat de l’esprit constituaient une même et unique lumière, perceptible par tous. C’est la falsification qui rompt cette unité du texte et rend le commentaire nécessaire. La conception duelle de l’Écriture, faisant du hadith le commentaire du Coran, serait ainsi consécutive à la thèse de la falsification. On peut raisonnablement penser que les deux points de vue – à savoir le Coran rendu inintelligible par la falsification (conception probablement plus ancienne) et donc ayant besoin d’herméneutique et le caractère énigmatique intrinsèque du Coran nécessitant organiquement l’herméneutique – circulaient tous les deux et e e dans une large mesure dans les milieux shi’ites du iii /ix siècle ; on peut même raisonnablement penser que la popularité de ces points de vue était le résultat de leur ancienneté. Cependant, avec le temps et la marginalisation progressive de la thèse de la falsification à partir de l’époque buwayhide, le premier point de 76 vue sera peu à peu écarté et deviendra minoritaire . Il est à noter que dans ce contexte doctrinal, la figure de ʿAlī, émergeant dans un nombre impressionnant de versets, dépasse le personnage

76 J’ai consacré de nombreuses études au tournant buwayhide de l’imamisme ; voir en dernier lieu Amir-Moezzi 2014b, première partie. 254 La littérature aux marges du ʾadab

historique pour symboliser aussi bien la figure de l’Imam par excellence, représentant souverainement tous les guides de tous les temps, que la nature et la fonction de ceux-ci, à savoir l’Alliance divine (walāya). Nous avons déjà vu quelle relation organique relie la Révélation à la figure de l’Imam qui, messager de l’esprit, est la langue du Livre sans laquelle celui-ci reste « muet ». Sans l’explication de l’Imam, l’Écriture sainte ne demeure que lettre close puisqu’inintelligible et par conséquent inapplicable. ʿAlī est le symbole de ce « maître de l’herméneutique » (ṣāḥib al-taʾwīl) qu’est le walī/Imam, conception que viennent illustrer d’innombrables traditions. De plus, le premier imam des shi’ites est également le symbole suprême et la personnification de la walāya, notion qui, avec le temps, 77 prendra de plus en plus de densité . Les deux conceptions sont ainsi intimement liées. L’Écriture possède un niveau caché. La révélation de ce niveau met en lumière le combat entre le Bien et le Mal en identifiant les personnages antagonistes, les alliés de Dieu et leurs ennemis. Ainsi, une nouvelle relation est établie entre l’exégèse coranique, le hadith, l’éthique et la théologie. Ici, il est utile de rappeler une évidence : l’islam est né et s’est développé dans la violence, dans une ambiance multiséculaire de guerres civiles. Les premières réflexions théologiques en islam sont par conséquent nées dans cette ambiance. Les interminables discussions entre shi’ites, murji’ites, qadarites, muʿtazilites, jabrites, etc. tournent principalement autour de questions aussi vitales que les suivantes : pourquoi nous battons-nous sans cesse entre nous ? Qu’est-ce qui se trouve à l’origine de ces violences : volonté divine ou actes des hommes ? Qu’est-ce que c’est qu’une autorité légitime ? Celle-ci tire-t-elle son origine du vouloir de Dieu ou bien du choix des

77 Amir-Moezzi (2006a, p. 183-186). al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 255

hommes ? Autrement dit : déterminisme ou libre-arbitre ? Qui est le guide juste ou le dirigeant injuste ? Qui est croyant et qui est incroyant ? Quels sont les critères de la véritable foi, de l’apostasie, de l’incroyance ? Quelles sont les solutions à ces 78 problèmes, etc. ? La pensée doctrinale shi’ite prend forme dans la même ambiance et ses réponses à ce genre de questions sont fondées dans sa perception des événements historiques des débuts de l’islam et ses implications : trahison à l’égard du prophète Muḥammad et son message, conspiration contre son successeur ʿAlī, défiguration de sa religion et falsification de son Livre rendu ainsi insaisissable dans sa lettre, nécessité de l’herméneutique comme moyen d’atteindre l’esprit et donc l’intelligibilité du texte révélé.

Bibliographie

Ouvrages édités de Bursī (ou attribués à lui) Bursī = Raḍī al-Dīn Raǧab b. Muḥammad b. Raǧab al-Ḥillī al-Bursī a l-ʾA šʿār, publiés à la fin de la quasi-totalité des éditions des Mašāriq ʾanwār al-yaqīn. Dṯ = al-Durr al-ṯamīn fī ḫams miʾat ʾāya nazalat fī ʾamīr al-muʾminīn, éd. ʿA. ʿĀšūr, Beyrouth, Muʾassasat al-ʾaʿlamī li-l-matbūʿāt, 1424/2003. Lawāmiʿ ʾanwār al-tamǧīd wa-ǧawāmiʿ ʾasrār al-tawḥīd, édité comme l’introduction des Mašāriq ʾanwār al-yaqīn. Mašāriq al-ʾamān wa-lubāb ḥaqāʾiq al-ʾīmān, éd. ʿAbd al-Rasūl Zayn al-Dīn, Beyrouth, Dār al-maḥaǧǧa al-bayḍāʾ, 1430/2009.

78 Le panorama le plus complet de ces discussions dans leur phase la plus ancienne est offert par Van Ess (1991-1997) et maintenant dans la nouvelle somme du même savant (2011). 256 La littérature aux marges du ʾadab

Mašāriq = Mašāriq ʾanwār al-yaqīn, s.e., Beyrouth, s.l., 1379/1959. Mašāriq, éd. ʿA. ʿĀšūr, Beyrouth, Muʾassasat al-ʾaʿlamī li-l-matbūʿāt, 1419/1999. ———, éd. ʿAbd al-Ġaffār ʾAšraf al-Māzandarānī, Qom, al-Maktaba al-ḥaydariyya, 1426/2005 (il existe de très nombreuses autres éditions). Tafsīr sūrat al-ʾIḫlāṣ/al-Tawḥīd, éd. Ḥ. Ḥasanzādeh ʾĀmolī, dans Waḥdat az dīdgāh-e ʿārif va ḥakīm, Téhéran, Našr-i Tābān, 1362 solaire/1984, p. 212-225. ———, éd. M. Ḥ. Derāyatī, dans la revue Āfāq-e nūr, 2 (Pāyīz va zemestān-e 1384 solaire [= automne-hiver 2006]), p. 25-34. Voir infra Corbin 1996.

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Ḫuwānsārī, Rawḍāt = Muḥammad Bāqir b. Zayn al-ʿĀbidīn al-Ḫuwānsārī, Rawḍāt al-ǧannāt fī ʾaḥwāl al-ʿulamāʾ wa-l-sādāt, s.e., Beyrouth, s.n., 1411/1991 (rééd. de Téhéran, 1970-1972). Ibn Bābūya al-Ṣadūq, ʾA m āl ī = Muḥammad b. ʿAlī b. al-Ḥusayn b. Mūsā b. Bābūya al-Qummī al-maʿrūf bi-l-Ṣadūq, ʾA m āl ī (ou Mağālis), éd. M. B. Kamareʾī, Téhéran, s.n., 1404/1984. ——— Kamāl al-Dīn = Muḥammad b. ʿAlī b. al-Ḥusayn b. Mūsā b. Bābūya al-Qummī al-maʿrūf bi-l-Ṣadūq, Kamāl al-Dīn wa-tamām al-niʿma, éd. ʿA. ʾA. Ġaffārī, Qom, s.n., réimp. 1405/1985. ——— Tawḥīd = Muḥammad b. ʿAlī b. al-Ḥusayn b. Mūsā b. Bābūya al-Qummī al-maʿrūf bi-l-Ṣadūq, Kitāb al-Tawḥīd, éd. al-Ḥusaynī al-Ṭihrānī, Téhéran, s.n., 1398/1978. Ibn al-Ǧuḥām, Taʾwīl = Muḥammad b. al-ʿAbbās Ibn al-Ǧuḥām, Taʾwīl mā nazala min al-Qurʾān al-karīm fī al-nabī wa-ʾāli-hi, éd. F. Tabrīziyān, Qom, Našr al-hādī, 1420/1999. Ibn Šāḏān, Miʾat = Muḥammad b. ʾAḥmad b. ʿAlī b. al-Ḥasan Ibn Šāḏān, Miʾat manqaba, éd. N. R. ʿUlwān, Qom, s.n., 1413/1993. Ibn Šahrāšūb, Maʿālim = Muḥammad b. ʿAlī b. Šahrāšub al-Māzandarānī, Maʿālim al-ʿulamāʾ, éd. M. Ṣ. ʾĀl Baḥr al-ʿulūm, Najaf, s.n., 1380/1961. ʾIṣfahānī, Mā nazala = ʾAbū Nuʿaym al-ʾIṣfahānī, Mā nazala min al-Qurʾān fī ʾamīr al-muʾminīn, éd. M. B. al-Maḥmūdī dans al-Nūr al-muštaʿal al-muqtabas min kitāb Mā nazala min al-Qurʾān fī ʾamīr al-muʾminīn, Téhéran, s.n., 1406/1985. Kafʿamī, Maqām = Taqī al-Dīn ʾIbrāhīm b. ʿAlī al-Kafʿamī, al-Maqām al-ʾasnā fī tafsīr al-ʾasmāʾ al-ḥusnā, s.e. Qom, s.n., 1412/1992. ——— Miṣbāḥ = Taqī al-Dīn ʾIbrāhīm b. ʿAlī al-Kafʿamī, al-Miṣbāḥ, s.e., Téhéran, s.n., 1321/1903. Kantūrī, Kašf = ʾIʿǧāz Ḥusayn Kantūrī, Kašf al-ḥuǧub wa-l-ʾastār ʿan ʾasmāʾ al-kutub wa-l-ʾasfār, s.e., Qom, s.n., 1409/1988. ——— Kitāb Allāh wa-ʾahl al-bayt fī ḥadīṯ al-ṯaqalayn, s.e., Qom, s.n., réimp. 1388/2009. al-Durr al-ṯ amī n attribué à Raǧ ab al-Bursī 259

Kulaynī, Rawḍa = ʾAbū Ǧaʿfar Muḥammad b. Yaʿqūb b. ʾIsḥāq al-Kulaynī, al-Rawḍa min al-Kāfī, éd. et traduction persane par H. Rasūlī Maḥallātī, Téhéran, s.n., 1386/1966. ——— ʾUṣūl = ʾAbū Ǧaʿfar Muḥammad b. Yaʿqūb b. ʾIsḥāq al-Kulaynī, al-ʾUṣūl min al-Kāfī, éd. Ǧ. Muṣṭafawī, Téhéran, 4 vol., s.d., avec e traduction persane (le 4 vol. traduit par H. Rasūlī Maḥallātī date de 1386/1966). Maǧlisī, Biḥār = Muḥammad Bāqir al-Maǧlisī, Biḥār al-ʾanwār, s.e., Téhéran/Qom, s.n., 1376-1392/1956-1972. Maʿṣūm, Ṭarāʾiq = ʿAlī Šāh Maʿṣūm, Ṭarāʾiq al-ḥaqāʾiq, éd. M. Ǧ. Maḥǧūb, Téhéran, s.n., 1345 solaire/1967. Mudarris, Rayḥāna = Muḥammad ʿAlī Mudarris, Rayḥānat al-ʾadab, s.e., Téhéran, s.n., 1967-1970. Naǧāšī, Riǧāl = ʾAbū al-ʿAbbās ʾAḥmad b. ʿAlī b. ʾAḥmad b. al-ʿAbbās al-Naǧāšī, Kitāb al-Riğāl, éd. M. al-Šubayrī al-Zanǧānī, Qom, s.n., 1407/1987. Nuʿmānī, Ġayba = Muḥammad b. ʾIbrāhīm b. Ğaʿfar al-Nuʿmānī, Kitāb al-Ġayba, éd. ʿA. ʾA. Ġaffārī, Téhéran, s.n., 1397/1977. Qummī, Tafsīr = ʿAlī b. ʾIbrāhīm al-Qummī, Tafsīr al-Qummī, éd. Ṭ. al-Mūsawī al-Ǧazāʾirī, Beyrouth, s.n., réimp. 1411/1991. Qummī, Fawāʾid = al-Šayḫ ʿAbbās al-Qummī, al-Fawāʾid al-riḍawiyya fī ʾaḥwāl ʿulamāʾ al-maḏhab al-ğaʿfariyya, s.e., Téhéran, s.n., 1327 solaire/1949. ——— Kunā = al-Šayḫ ʿAbbās al-Qummī, al-Kunā wa-l-ʾalqāb, s.e., Téhéran, s.n., 1397/1976. Qundūzī, Yanābīʿ = Sulaymān b. ʾIbrāhīm al-Qundūzī, Yanābīʿ al-mawadda, s.e., Najaf, s.n., 1384/1965. Sayyārī, Qirāʾāt = ʾAḥmad b. Muḥammad al-Sayyārī, Kitāb al-Qirāʾāt, voir ci-dessous E. Kohlberg et M.-A. Amir-Moezzi (2009). Ṣaffār, Baṣāʾir = Muḥammad b. al-Ḥasan al-Ṣaffār al-Qummī, Baṣāʾir al-daraǧāt al-kubrā fī faḍāʾil ʾĀl Muḥammad, éd. M. Mīrzā Kūčebāġī, Tabriz, s.n.n.d. (vers 1960). 260 La littérature aux marges du ʾadab

Ṭihrānī, Ḏarīʿa = ʾĀġā Bozorg al-Ṭihrānī, al-Ḏarīʿa ʾilā taṣānīf al-šīʿa, s.e., Téhéran/Najaf, s.n., 1353-1398/1934-1978.

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Catalogues de manuscrits (il existe plusieurs éditions de chacun de ces ouvrages avec les mêmes paginations)

Brockelmann, Carl, Geschichte der arabischen Literatur, Leyde, Brill, 1943-1949. Fihrist-e alifbā’ī-ye kutub-e ḫaṭṭī-ye ketābḫāne-ye markazī-ye Astān-e Quds-e Riḍawī, M. ʿĀ. Fekrat (dir.), Mashhad, 1369 solaire/1990. Fihrist-e nusḫa hā-ye ḫaṭṭī-ye ketābḫāne-ye… āyatollāh Marʿašī, S. M. Marʿāšī (dir.), Qom, Marʿašī, 1411/1991. Fihrist-e ketābḫāne-ye markazī-ye dānešgāh-e Tehrān, vol. 1-2, éd. ʿA. N. Munzawī, Téhéran, Astān-e Quds, 1330-1332 solaire/1951-1953 ; vol. 3-18, éd. M. T. Dāneshpažūh, Téhéran, Dāneshgāh-e Tehrān, 1332-1364 solaire/1953-1985. Fihrist-e nusaǧ-e ḫaṭṭī-ye… ketābḫāne-ye mellī, éd. ʿA. N. Munzawī, Téhéran, Ketābḫāne-ye Mellī, 1348-1353 solaire/1969-1974.

La littérature aux marges du ʾadab

Abraham et les idoles de son père

Une lecture postcoranique

Catherine Pennacchio

Institut national des Langues orientales (INALCO), Paris Abraham et les idoles de son pè re 269

La personnalité d’Abraham dans le Coran nous est aujourd’hui connue. Il n’est pas la stricte réplique du Patriarche biblique, père du monothéisme et fondateur du peuple juif. Le Coran se l’est approprié pour en faire une figure islamique, le modèle de la foi monothéiste originelle. Le récit sur Abraham et les idoles de son père a lui-même fait l’objet de nombreuses investigations (Moubarac 1958). Cependant, un point de vue a été peu examiné, c’est le lien entre l’exégèse du Coran et l’historiographie arabe. Entre le texte sacré et la littérature, comment exégètes et historiographes ont- ils contribué à façonner un récit et un personnage islamisés ? L’objectif de cette contribution est de s’interroger sur la façon dont est présenté le personnage d’Abraham dans deux textes de la tradition arabe de périodes et genres différents : le Tanwīr al-miqbās min tafsīr Ibn ʿAbbās, un commentaire du Coran qui se rattacherait à la période fondatrice, peut-être à Ibn ʿAbbās, bien que son authenticité soit douteuse, mais aussi l’un des commentaires les plus populaires et l’un des moins étudiés pour son contenu, et Tārīḫ al-rusul wa-l-mulūk (Les Chroniques, histoire des Prophètes et des rois) de Ṭabarī, un ouvrage historique, qui relate l’histoire du e monde depuis sa création jusqu’au iii siècle de l’hégire. Les sources musulmanes ont été beaucoup discutées ces dernières années, car elles sont vues comme peu fiables, enfermant les études coraniques sur elles-mêmes (Reynolds 2010 ; Dye et Nobilio [dir.] 2011). La recherche actuelle favorise les investigations sur le contexte (Reynolds 2008 ; 2011 ; Neuwirth, Sinai et Marx [dir.] 2011) des Révélations, d’un point de vue historique et littéraire, au détriment de la tradition arabe. Mais n’ayant à notre disposition aucune trace matérielle de ce milieu coranique des origines (Chabbi 1996, p. 189), si ce n’est un flot de paroles que la tradition arabe a consigné dans divers genres : commentaires, vie du Prophète, dires du Prophète, historiographie, etc., même avec quelques siècles de décalages, ne pouvons-nous pas, malgré tout, les prendre en considération, en connaissance de cause, sachant qu’elles 270 La littérature aux marges du ʾadab

ont été embellies et adaptées aux besoins de la société qui les a produites (Gilliot 1993) ? Nous montrerons les apports de chacun de ces textes à la construction d’un récit arabe islamisé à travers la figure d’Abraham selon le plan suivant : 1 – Rétrospective des travaux sur les récits bibliques dans le Coran ; 2 – Présentation du corpus, la forme et l’enjeu de ces textes ; 3 – L’apport du Tafsīr d’Ibn ʿAbbās ; 4 – L’apport des Chroniques de Ṭabarī.

I/ Rétrospective des travaux sur les récits bibliques dans le Coran

Chez les orientalistes, les premiers portraits des Prophètes bibliques dans le Coran nous viennent de travaux réalisés dans le cadre de recherches sur les sources du Coran. Le premier à initier ce domaine a été Abraham Geiger (1810-1874) avec son œuvre fondatrice, Was hat Mohammed aus dem Judenthum aufgenommen ? (1833), où il présente les idées, les concepts et les histoires qui ont été empruntés au judaïsme. Sans tomber dans la paraphrase ou la simple comparaison, il analyse le rôle de chaque personnage et rapporte de nombreuses sources bibliques et midrachiques. Mais là où il est dépassé, c’est qu’il reproche au Coran ses inexactitudes et ses lacunes à propos des sources juives, qu’il voit comme des erreurs qu’il attribue aux juifs de Médine eux-mêmes. Pour A. Geiger, le judaïsme, et principalement la littérature rabbinique, a été l’une des sources d’inspiration du Coran et le texte coranique lui- même contient de nombreux passages qui peuvent l’attester. Il ne réduisait pas pour autant les sources du Coran au judaïsme seul et invitait ses collègues à des recherches sur les sources chrétiennes. Il a été repris par tous ceux qui lui ont succédé et demeure, encore aujourd’hui, une référence. Abraham et les idoles de son pè re 271

e Dans le dernier quart du xix siècle, des savants de disciplines diverses tels que Ignaz Goldziher, Julius Wellhausen, Louis Cheikho et Tor Andrae « se sont avisés de l’importance du christianisme en Arabie à l’époque de Mohammed » (Gaudefroy-Demombynes 1933, p. 90), sans toutefois nier le rôle du judaïsme. La recherche prend alors une nouvelle orientation. Elle ne va plus se restreindre à la comparaison textuelle, mais elle va s’étendre à d’autres domaines. Elle va s’occuper de relever les éléments chrétiens qui ont pu influencer l’islam. Le premier du genre est l’ouvrage de Louis Cheikho (1912), qui fait appel à toutes les sources disponibles : la numismatique, l’épigraphie, l’archéologie, l’Écriture sainte, le Coran, le hadith (dires du Prophète), l’onomastique, le vocabulaire, la poésie, les maximes et les proverbes, ainsi que les documents historiques grecs, arabes et syriaques (Hechaïmé 1986, p. 51). Il est suivi par Tor Andrae (1926), qui souligne l’importance des faits chrétiens à la période du prophète de l’islam. Les légendes bibliques y trouvent encore leur place. Le dernier de cette série, bien qu’à contre-courant, est celui de Charles Cutler Torrey (1933), où il déclare qu’il est temps de revenir aux origines juives du Coran. C’est à cette période que le volet sur la vie des Prophètes se sépare de la question des sources pour devenir un objet d’investigations à part entière (Pennacchio 2014, p. 31-36). La première véritable étude consacrée aux légendes bibliques dans le Coran est celle de Gustav Weil (1845). La question des sources, à savoir comment ces matériaux sont parvenus au prophète Muḥammad, reste la principale interrogation de l’auteur. Son livre s’organise autour des personnages de la Bible hébraïque et du Nouveau Testament. Il effectue une compilation des sources arabes pour présenter la figure islamique de ces Prophètes, tout en mentionnant les références midrachiques. Il est suivi par des recherches sur les éléments rabbiniques dans le Coran, telles que celles de Hartwig Hirschfeld (1878 et 1902) et d’Israel Schapiro (1907), où les récits des Prophètes sont toujours 272 La littérature aux marges du ʾadab

au centre des investigations. L’ouvrage qui fait référence est celui de David Sidersky (1933). Selon la thèse de l’auteur, « c’est dans les Apocryphes de l’Ancien et du Nouveau Testament, ainsi que dans la Aggadah juive, que les informateurs de Mahomet avaient puisé leurs renseignements » (p. vii). On peut également citer, Heinrich Speyer (1931), qui consacre un chapitre aux premiers Prophètes bibliques : ʾᾹdam, les fils de Ᾱʾ dam, Nūh, ʾIbrāhīm, Yūsuf, Mūsā, Ṭālūt, Dāʾūd, Sulaymān, en conservant leurs noms arabes. Maurice Gaudefroy-Demombynes (1957), fait figurer un chapitre sur les Prophètes et présente l’une des premières descriptions d’Abraham qui sort de la méthode comparatiste. Il classe les épisodes de la vie du Patriarche en deux : la période mecquoise et la période médinoise. Dans la première phase, figurent les thématiques : des idoles de son père, l’annonce de la naissance, ses deux fils, la résurrection, Nimrod et le sacrifice. Dans la deuxième, Abraham, l’ami de Dieu, est peu à peu devenu pour les besoins de Muḥammad « le grand ancêtre de l’Islam », « le fondateur de la Kaʿba et des rites sacrés du Hedjaz » avec son fils Ismaël. C’est également sur la chronologie que s’appuie Youakim Moubarac (1958), auteur de la première étude entièrement dédiée à Abraham, après Snouck-Hurgronje dans ses travaux sur le pèlerinage à La Mecque (Blachère 1959, p. 94). La première partie se rapporte à l’histoire d’Abraham dans le Coran et la deuxième, à la critique textuelle et à l’exégèse. L’auteur félicite la chronologie des sourates qui révèle « une singulière progression ». Il montre que le récit d’Abraham suit la carrière de Muḥammad. Dans son chapitre sur les sources et ses exploitations par la tradition, il souligne qu’il « manque à la présentation coranique les récits aggadiques, très développés chez les Chroniqueurs », qui « sont relatés sans aucun luxe de détails, contrairement toujours aux Chroniqueurs » (Moubarac 1958, p. 11). Il mentionne très Abraham et les idoles de son pè re 273

justement qu’il y a « une différence capitale entre les récits coraniques et les exploitations postérieures des Chroniques quant à leurs relations respectives aux sources ». L’ouvrage de Roberto Tottoli (2002) est le plus exhaustif puisqu’il offre un panorama complet sur la question. Il examine le thème des Prophètes bibliques dans le Coran et dans la littérature musulmane. Il présente bien plus qu’une histoire de ce genre littéraire puisqu’il en répertorie tous les aspects : les conteurs (quṣṣāṣ) et les convertis, l’exégèse coranique, les dires de Muḥammad, l’historiographie, les sermons, les récits des Prophètes (qiṣaṣ al-ʾanbiyāʾ), la littérature médiévale et moderne. Ses portraits des Prophètes sont en revanche très brefs. Jacqueline Chabbi (2008), aborde la question des Prophètes bibliques du point de vue de l’histoire. Elle commence par rappeler la mission de Muḥammad et le déroulement de la prédication. Dans la société tribale mecquoise, pour être entendu il fallait « obtenir une caution ». Issu d’un des clans les plus pauvres de Quraysh et ayant perdu très tôt ses seuls vrais protecteurs, son oncle ʾAbū Ṭālib et son épouse Khadija, c’est vers les grandes figures bibliques, Noé, Abraham, Moïse que Muḥammad va se tourner : « C’est sans doute ainsi que débuta la carrière des thèmes et figures bibliques que le Coran intégra à son discours » (Chabbi 2008, p. 258), nous dit l’auteur. Elle insiste particulièrement sur la chronologie du texte, car il ne peut y avoir d’approche historique si on ne lie pas le texte au temps. Du reste son ouvrage sépare bien les périodes mecquoises et médinoises par des chapitres distincts. Cette spécialiste du Coran est la première à parler de « coranisation » (Chabbi 2008, p. 41) des récits et des personnages bibliques. Cette terminologie claire, que nous allons emprunter, montre le processus mis en place par Muḥammad, son dessein étant de se trouver des devanciers pour confirmer sa propre mission. Ces dernières années, les sciences coraniques ont vu émerger de nombreux travaux sur les Prophètes bibliques sous l’angle de 274 La littérature aux marges du ʾadab

l’intertextualité qui renouvellent le domaine (Firestone 1990 et 1991 ; Reeves [dir.] 2003 ; Segovia 2015), ainsi que des prises de positions méthodologiques, notamment la monographie de Gabriel Said 1 Reynolds , qui considère que le Coran est constitué d’un « sous- texte biblique », et, par conséquent, qu’il ne devrait pas être lu à partir de ce qui lui est postérieur (le tafsīr) mais à partir de ce qui lui est antérieur (la littérature biblique). D’autres sont plus nuancés, comme Guillaume Dye et Fabien Nobilio (2011, p. 27) :

S’il est discutable d’étudier le Coran en se fondant essentiellement sur une littérature qui lui est postérieure de plusieurs siècles, il est en revanche souhaitable d’étudier la littérature musulmane pour elle-même, [...] ce qu’elle dit, ce que croit, tel ou tel courant de l’islam, à propos de telle ou telle figure biblique.

Cette nouvelle génération de chercheurs entend se démarquer des méthodes anciennes qui s’appuyaient exclusivement sur l’exégèse coranique et la Sīra (la biographie du Prophète). Cette mise à l’écart des sources musulmanes ne fait pas non plus l’unanimité et c’est bien dans ce sens que nous allons les envisager.

II/ Présentation du corpus : la forme et l’enjeu de ces textes

Notre corpus est constitué de deux ouvrages de périodes et genres différents. Le premier, leTanwīr al-miqbās min tafsīr Ibn ʿAbbās, est un commentaire du Coran (tafsīr). L’interprétation du Coran a commencé avec le prophète Muḥammad lui-même. Elle a été suivie par celle des Compagnons et des suivants. À l’époque du

1 « The Qur’ān – from a critical perspective at least – should not be read in conversation with what came after it tafsīr( ) but with what came before it (Biblical literature). » (Reynolds 2010, p. 2) Abraham et les idoles de son pè re 275

Prophète, certains Compagnons s’étaient révélés experts en matière d’interprétation, mais malgré cela, la tradition musulmane considère que ʿAbd Allāh b. ʿAbbās (m. 68/687) est le fondateur de l’exégèse coranique. Proche parent du Prophète, sa vie et son enfance sont auréolées de légendes. Un grand nombre de dires et faits du Prophète lui sont attribués, de nombreuses chaînes de transmissions aboutissent à lui, son seul nom étant aux yeux de la Tradition la garantie d’une fiabilité certaine. Il s’est même vu attribuer un commentaire complet du Coran le Tanwīr al-miqbās min tafsīr Ibn ʿAbbās, ou simplement Tafsīr Ibn ʿAbbās alors qu’il n’aurait rien écrit de sa main. Cette œuvre a connu plusieurs publications, sous ces différents titres. Elle est problématique car l’identité de son auteur est incertaine. Certains l’attribuent à l’auteur du al-Qāmūs al-muḥīṭ, Fīrūzābādī (m. 817/1415), d’autres simplement à Ibn ʿAbbās. Qui en est l’auteur ? Apparemment, ce ne serait pas al-Fīrūzābādī et il s’agirait encore moins d’Ibn ʿAbbās, car la chaîne des transmetteurs est décrite par les spécialistes du hadith comme une chaîne de « menteurs ». Il contient des anachronismes, des mentions et des références qui rendent également sa paternité improbable (Tafsīr Ibn ʿAbbās, p. v ; Rippin e e 1994, p. 41-42). Il remonterait au iv /x siècle, selon Andrew Rippin et Claude Gilliot (Rippin 1994 ; Gilliot 1990a), qui ont discuté son authenticité. Mais, par ses caractéristiques, il appartient aux commentaires des premières générations. Le Tafsīr Ibn ʿAbbās « est très populaire » encore aujourd’hui (Gilliot 1990a, p. 87) et reste un travail central pour les études d’exégèse coranique. Mokrane Guezzou, l’auteur de la toute récente traduction anglaise, rapporte que les traditions attribuées à Ibn ʿAbbās qui sont au cœur de 2 ce travail en font un ouvrage pionnier de l’exégèse . Ce recueil est un exemple type de tafsīr bi-l-riwāya (par transmission) car

2 Tafsīr Ibn ʿAbbās, Introduction, p. ii. Voir aussi dans http://www.altafsir.com ; pour le texte arabe, voir http://shamela.ws/browse.php/book-12877/page-6316 276 La littérature aux marges du ʾadab

il contient des explications remontant au Coran, au Prophète ou à un Compagnon, dans ce cas Ibn ʿAbbās. Il ne contient pas d’explications théologiques ou philosophiques élaborées, ni les explications techniques grammaticales que l’on trouve couramment dans d’autres commentaires. Il n’utilise pas de chaînes de transmissions (ʾisnad). Si le personnage d’Ibn ʿAbbās a 3 « réellement existé », il reste un « mythe » , et les traditions qui lui sont attachées sont donc à prendre avec prudence. Le deuxième, Les Chroniques, histoire des Prophètes et des rois, de Ṭabarī (History ; Tārīḫ ; History1 ; History2), est un texte historiographique (tārīḫ). Ṭabarī (m. 310/923), savant hors pair en théologie et sciences coraniques, est aussi l’auteur d’une deuxième œuvre monumentale : un commentaire du Coran. Les Chroniques se situent dans la continuité de la Sīra, consacrée à la vie du Prophète, autre genre aux prémices de la littérature. Selon la légende, le calife al-Manṣūr (m. 158/775) aurait demandé à Ibn ʾIsḥāq (m. 150/767) de composer un livre qui raconte l’histoire du monde depuis sa création jusqu’aux Abbassides. Cette œuvre fut reprise et remaniée par Ibn Hišām (m. 213/828 ou 218/833) qui l’a limitée à la biographie du Prophète, d’où son titre Sīra al-nabawiyya ou Sīrat Ibn Hišām. La Sīra marque un tournant dans l’historiographie :

Les traditions du Prophète étaient certes partout en circulation, notamment à Médine et à La Mecque, reposant sur toutes sortes d’autorités, mais il y manquait l’artisan qui modèlerait ces riches matériaux pour leur donner une certaine unité. Il devrait s’appuyer sur le Coran, les inclure dans la tradition préislamique et islamique

3 « Certes, ces aḫbār nous parlent aussi d’un individu ayant réellement existé, mais en projetant sur lui un certain nombre de pratiques et de représentations culturelles d’époques diverses ; c’est pourquoi, il est licite de parler à propos d’IA de “portrait mythique”. » (Gilliot 1985, p. 179) Abraham et les idoles de son pè re 277

et s’entendre, ce faisant, à ne pas négliger l’héritage juif, chrétien et autres. Autrement dit, il fallait une histoire qui apportât la preuve d’une ligne directe d’Adam à Muḥammad, en passant par Moïse et Jésus, mais qui intégrât en même temps le passé arabe 4 païen dans l’orbe de l’histoire universelle .

Cent ans après Ibn Hišām, Ṭabarī reprend cette colossale entreprise de relater l’histoire du monde depuis sa création, en passant par l’histoire des personnages bibliques, la vie du prophète Muḥammad jusqu’aux débuts de l’islam. Pourquoi mettre en relation le Tafsīr d’Ibn ʿAbbās et les Chroniques de Ṭabarī ? Parce que le tafsīr n’est pas seulement une explication du Coran, mais constitue aussi une étape dans la construction de l’histoire musulmane collective et de ses récits : « L’exégèse naissante 5 ou en évolution n’est pas indépendante de l’historiographie . » Le tafsīr est l’un des maillons de cette chaîne, l’un des premiers, les autres en découlent. Ces textes se sont construits les uns sur les autres. Ils ont chacun apporté leur couche en allant puiser dans le fonds préexistant afin de composer un récit propre à l’islam. Le personnage d’Abraham est un bel exemple d’appropriation par le Coran et par l’islam. Il n’a plus rien à voir avec le premier des trois pères, Abraham, Isaac et Jacob. Contrairement à la

4 « Sellheim (Rudolf), “Prophet, Chalif und Geschichte. Die Muhammed- Biographie des Ibn Ishaq”, Oriens, 18-19 (1965-66), p. 38 ; l’ensemble de cet art., p. 33-91, demeure ce qu’on a écrit de meilleur sur l’entreprise d’Ibn Isḥāq. » (Gilliot 1990a, p. 91, n. 84) 5 « Trop souvent encore dans les études, l’exégèse musulmane est isolée du mouvement général de l’histoire musulmane. Or il ne s’agit pas seulement de comprendre “le Livre de Dieu”, mais aussi d’élaborer la représentation qu’un groupe humain a de lui-même, de son origine, de son devenir, non seulement par rapport à soi-même, mais aussi au regard des autres avec lesquels l’islam/Islam est entré en concurrence (“paganisme” arabe, juifs, chrétiens, Persans, Byzantins, etc.). » (Gilliot 1990a, p. 91) 278 La littérature aux marges du ʾadab

Bible hébraïque, le Coran ne détaille pas son chemin jalonné d’étapes et de renouvellements de l’alliance divine. De nombreux épisodes sont ignorés pour donner un rôle nouveau à Abraham/ ʾIbrāhīm : celui de « modèle » et d’ancêtre fondateur de l’islam. La construction du personnage d’Abraham se divise en deux 6 phases : la période mecquoise et la période médinoise . L’h i s toi re d’Abraham et des idoles de son père appartient à cette première phase, précisément dans la deuxième période de La Mecque. Cet épisode est rapporté à cinq reprises : (Mecque 2) sourate 37, 83-100 ; sourate 26, 69-104 ; sourate 19, 42-47 ; sourate 43, 26-39 ; sourate 21, 59-67. Nous y avons rattaché les versets 6, 76-79 (Mecque 3) et 2, 258 (Médine). La fréquence de cette histoire pour une même période témoigne de la centralité de ce thème. Le récit-cadre est le suivant : Abraham interroge son père et son peuple sur leurs idoles. Il leur demande : pourquoi vénérer des statues fabriquées de leurs mains et pas le Créateur du ciel et de la terre ? Un jour, alors qu’il se trouvait seul avec les idoles, il les brise. Les gens accourent et le jettent au feu. Le récit coranique présente certaines variantes et reste très laconique au niveau des noms propres et des détails. Inexistant dans la Bible hébraïque, il vient entièrement du Midrach (Midrach Rabba, p. 392-394) Genèse e Rabba 38, 13, dont la mise par écrit daterait du vi siècle, bien avant le Coran : Teraḥ fabriquait des idoles. Il demande à Abraham de les vendre dans son échoppe. Un jour, Abraham les brise et met la faute et le bâton dans les mains de la plus grande figurine. Son père le livre à Nimrod qui l’interroge et le fait jeter au feu. Dieu le sauve des flammes.

6 Nous suivons la chronologie de Régis Blachère. Le classement des sourates donne une vision historique du texte qui aide à comprendre les différentes phases de la prédication de Muḥammad. Il se présente comme un outil de travail à prendre avec beaucoup de réserves, car il ne s’agit là que d’une hypothétique reconstruction. Abraham et les idoles de son pè re 279

III/ L’apport du Tafsīr d’Ibn ʿAbbā s

Ce qui distingue le Tafsīr d’Ibn ʿAbbās, c’est l’originalité de sa composition : des explications à l’intérieur du texte sacré. Le Coran et le commentaire sont imbriqués l’un dans l’autre, ils se lisent alternativement. Cette structure s’explique par son mode de transmission oral, où il devait y avoir alternance de la récitation et du commentaire. Il est du type « paraphrastique » (Gilliot 1990a, p. 92), c’est-à-dire que l’auteur apporte un synonyme ou une explication qui donne le sens obvie du texte. Là où le Coran est muet, le commentaire apporte des éléments empruntés aux sources juives, en rétablissant des éléments de la narration. Le Tafsīr restitue ainsi le nom du père d’Abraham, 7 8 ʾᾹzar , là où le Coran dit « son père » [Co. 37, 85 ; 26, 70 ; 19, 42 ; 43, 26 ; 21, 52]. Les commentateurs arabes savaient que son nom dans la Bible était Teraḥ, et de nombreuses suppositions ont été émises pour expliquer cette variante. Selon l’hypothèse la plus plausible, rapportée par Arthur Jeffery, Ᾱʾ zar viendrait de l’hébreu Elīʿezer et serait dû à une confusion dans l’histoire d’Abraham. On aurait donné au père d’Abraham le nom de son fidèle serviteur Elīʿezer, où le morphème el aurait été pris pour l’article arabe al-. De même, le commentaire rend à ce récit son cadre mésopotamien en citant Nimrod. À l’origine, dans le Midrach, il s’agissait d’un dialogue entre le père et le fils. Voyant qu’il n’avait plus d’autorité sur Abraham, Teraḥ le livre à Nimrod, qui n’intervient qu’à la fin. Ainsi, dans la dernière mouture du Coran de cette histoire et la plus complète [Co. 21, 52-69], le commentaire fait de Nimrod

7 Son nom est donné dans le Coran [Co. 6, 74]. Voir Geiger 1896 ; Jeffery 1938, p. 54-55 ; Dvorak 1885, p. 502 ; Calder 1993, p. 102. 8 Les versets du Coran sont entre guillemets. La traduction est celle de Masson 1967 ; les phrases en italique correspondent au Tafsīr d’Ibn ʿAbbās, traduction par nous-même. 280 La littérature aux marges du ʾadab

l’interlocuteur d’Abraham et ignore son père [Co. 21, 52] : « II dit 9 à son père et à son peuple » Nimrod fils de Canaan et ses alliés. Même quand le Coran emploie le pluriel « Ils dirent » (qālū) [Co. 21, 62] le Tafsīr interprète Nimrod lui dit. Le Tafsīr sait également que Nimrod était roi, il le mentionne à plusieurs reprises [Co. 21, 64 ; 21, 68] : « et ils dirent » et leur roi Nimrod lui dit. Nimrod est connu comme roi de Babylone. Par deux fois Abraham discute avec Nimrod. La première, le commentaire le tourne en dérision, comme le Coran [Co. 21, 65] : « Ils firent ensuite volte-face : “Tu sais bien que ceux-ci ne parlent pas” » les idoles ne parlent pas et c’est pour cela que tu [Abraham] les as cassées. Tout comme le Midrach, qui fait dire les mêmes aberrations au père d’Abraham : « Tu te moques de moi, dit Téraḥ, elles ne comprennent rien ! Abraham répondit : “Que tes oreilles entendent ce que dit ta bouche !” » Nimrod est identifié une seconde fois par le Tafsīr dans le fameux passage où Abraham discute avec un « puissant » à propos de Dieu [Co. 2, 258] : « N’as-tu pas vu » n’as-tu pas été informé « celui » de celui « qui a discuté » qui se disputa « avec Abraham, au sujet de son Seigneur » sur la religion de son Seigneur, « parce que Dieu lui avait donné la royauté » c’est Nimrod, fils de Canaan. « Abraham lui dit : “Mon Seigneur est celui qui fait vivre et qui fait mourir” » il redonne la vie par la résurrection [al-baʿṯ] et cause la mort en faisant cesser la vie dans ce monde. « Il [le puissant] répondit : “C’est moi qui fais vivre et qui fais mourir !” Abraham dit : » Donne-moi une preuve de ce que tu dis. Nimrod apporta alors deux prisonniers, il en tua un et épargna l’autre : voilà ma preuve. Quand il vit cela, Abraham dit : « Dieu fait venir le 10 soleil de l’Orient, » de l’Est « fais-le donc venir de l’Occident ! » de l’Ouest « Celui qui ne croyait pas fut confondu » l’impie garda

9 « Nimrod fils de Canaan » (Ginzberg 1913, p. 190). Dans Gn. 10, 6-10, Nimrod est fils de Kush, fils de Ḥām, fils de Noé. Canaan est aussi un fils de Ḥām, fils de Noé. 10 Une histoire similaire figure dans le Midrach haGadol 11, 28, dont la rédaction e daterait du xiv siècle, voir Sidersky 1933, p. 34-35. Abraham et les idoles de son pè re 281

le silence en absence d’argument « Dieu ne dirige pas » vers le bon argument « le peuple injuste » les incroyants, c’est-à-dire Nimrod. Pourquoi insister sur Nimrod alors que le Coran ne le nomme pas ? D’abord pour rétablir le contexte littéraire du récit, et ensuite, symboliquement, parce que Nimrod, est le prototype du puissant, du tyran, qui prétend être plus grand que Dieu, et ne veut pas se soumettre au dieu d’Abraham. Et comme le Coran, le Tafsīr veut montrer le triomphe d’Abraham, et de Dieu, puisque il est sauvé du feu [Co. 21, 71]. Mais ce qui ressort du Tafsīr d’Ibn ʿAbbās, c’est qu’il va surtout dans le sens de la « coranisation » des récits et du personnage d’Abraham, voire d’une surenchère dans sa détermination à rattacher les versets à son contexte mecquois. Ceci est visible aux éléments qui sont introduits, telles que des références locales. D’abord, il indique clairement que les gens de « Quraysh », la principale tribu de La Mecque à laquelle Muḥammad appartient, sont les réceptionnaires réels du message [Co. 26, 69] : « Raconte- leur l’histoire d’Abraham » récite à ton peuple Quraysh l’histoire d’Abraham dans le Coran. Cette tribu polythéiste, attachée au culte des idoles dans la Kaʿba, n’était pas du tout réceptive à l’appel de Muḥammad. Le ton des premières sourates mecquoises montre son acharnement, coûte que coûte, à signifier aux hommes de sa tribu qu’ils sont dans l’erreur en refusant d’adorer le Dieu unique. Nous avons là un témoignage de la double fonction des récits bibliques dans le Coran que l’on peut qualifier d’« apparente » et de « réelle ». Leur fonction apparente, étant de rappeler des histoires anciennes, empruntées, vraisemblablement connues, afin de marquer l’imagination de l’auditoire, comme le souligne le Coran lui-même [Co. 25, 5] « ce sont des contes d’Anciens » (ʾasāṭīru al-ʾawwalīna). Leur fonction réelle étant de servir d’exemple au prophète Muḥammad. Chaque prophète a été envoyé à son peuple, pour transmettre un message, celui du monothéisme, et il vient l’avertir de la récompense et du châtiment qui lui sont 282 La littérature aux marges du ʾadab

destinés s’il ne suit pas le droit chemin. Noé, Loth, Abraham, chaque prophète a été envoyé à son peuple. Muḥammad a été envoyé aux Mecquois pour les enjoindre de croire en son Dieu. Comme le souligne Jacqueline Chabbi, « celui qui donne ainsi l’alerte est normalement issu du groupe qui doit être averti. Ce thème est à l’origine de nature purement tribale : vouloir sauver les siens si le péril menace » (Chabbi 2008, p. 116). Ensuite, le commentaire cite « les Mecquois » : [Co. 43, 29] « J’ai accordé à eux et à leurs pères » aux Mecquois et à leurs ancêtres. Il ne manque pas de nous signaler que « les gens de La Mecque » sont bien visés ici. Il semble rapporter des conversations que Muḥammad a dû avoir avec ses opposants : [Co. 43, 30] « Nous n’y croyons pas ! » en Muḥammad et dans le Coran ! Le Tafsīr renvoie également des versets à leur contexte mecquois en apportant des matériaux du genre ʾasbāb al-nuzūl, les circonstances des révélations : [Co. 43, 31] « Ils dirent encore : […] » les Mecquois : al-Walīd et ses compagnons « […] “Si seulement on avait fait descendre ce Coran sur un personnage important de 11 l’une de ces deux cités !” » c’est-à-dire al-Walīd Ibn al-Muġīra et ʾAbū Masʿūd al-Ṯaqafī, de La Mecque et Ṭāʾif respectivement. Le commentaire cite deux contemporains de Muḥammad : al-Walīd Ibn al-Muġīra (Zettersteen 2015), un membre puissant du clan des Maḫzūm de La Mecque et ʾAbū Masʿūd ʿAmr b. ʿUmayr al-Ṯaqafī, de la tribu des Ṯaqīf qui avant l’islam contrôlait la ville fortifiée d’al-Ṭāʾif (Lecker 2015). Selon la Tradition, al-Walīd aurait dit : « Dieu envoie des

11 Les opinions divergent concernant le nom de ces deux villes. Muḥammad Ḥamidullah et Jacques Berque notent qu’il s’agit de « La Mecque et Taïf ». Tandis que pour Kazimirski, Régis Blachère et Denise Masson ce sont « La Mecque et Médine ». Pourquoi Médine ? Les commentateurs sont-ils vraiment « incapables de comprendre des éléments de base du Coran » comme le soutient Reynolds ? (2010, p. 19) : « The problem with this view is that the mufassirūn, even the earliest mufassirūn, are unable to understand basic elements of the Qur’ān. » Abraham et les idoles de son pè re 283

révélations à Muḥammad et m’ignore, moi, alors que je suis le chef de Quraysh et qu’Il ne dit rien non plus à ʾAbū Masʿūd ʿAmr b. ʿUmayr al-Ṯaqafī, le chef des Ṯaqafī, alors que nous sommes 12 les deux grands de La Mecque et de Taʾif ? » Il en est de même au niveau de la figure d’Abraham. Le Tafsīr le relie clairement à Muḥammad et à sa religion. Là où le Coran dit simplement [Co. 37, 83] : « Abraham appartenait à sa communauté », le Tafsīr précise : À la communauté de Noé, et à la communauté de Muḥammad, car Abraham avait la même religion et les mêmes coutumes [manāhiǧ] que Noé, et Muḥammad avait la même religion et les mêmes coutumes qu’Abraham. Le Coran stipule en plusieurs endroits qu’Abraham est un prophète, dans la lignée des autres Prophètes, Noé l’a précédé, et Muḥammad vient sceller cette chaîne [Co. 33, 40]. Le Tafsīr ajoute qu’ils ont la même religion. Il fait sans doute référence aux versets 3, 65 et 3, 67, sans les nommer, qui justifient comment le Coran s’est attribué le personnage d’Abraham. Il représente un état de religion antérieur, celui des origines, puisque « la Torah et l’Évangile sont venus après lui ». Le Coran démantèle tous les liens d’Abraham avec les religions préexistantes pour le gratifier d’un statut qui correspond à ses propres règles : « Abraham n’était ni un Juif, ni un Chrétien, c’était un ḥanīf, soumis, ce n’était pas un idolâtre ». Il était ḥanīf, adepte du pur culte de Dieu, muslim, soumis à Dieu. De surcroît, le Tafsīr mentionne que Muḥammad et Abraham ont les mêmes coutumes. Il fait sans doute référence aux versets II, 125-127 qui instituent Abraham et son fils Ismaël comme les fondateurs de la Kaʿba, du rite du pèlerinage et de la prière. Aussi, le Tafsīr lie distinctement Abraham à l’islam lorsqu’il veut convertir son père au monothéisme [Co. 19, 42] : « Ô mon

12 « Does Allah send down revelations to Muḥammad and ignore me, the greatest chief of Quraysh, to say nothing of Abū Mas‘ūd ‘Amr ibn ‘Umayr al-Thaqafī, the chief of Thaqīf, we being the great ones of Ṭā’if and ? » (Guillaume 1955, p. 164) 284 La littérature aux marges du ʾadab

père ! Pourquoi adores-tu » en dehors de Dieu « ce qui n’entend pas, » ta prière « ce qui ne voit pas, » ton adoration « ce qui ne te sert à rien ? » contre le châtiment de Dieu ? Si le Coran se montre ici concret, le Tafsīr agit comme une exégèse, malgré sa concision. En quelques mots, il pose des concepts religieux : la prière, la vénération de Dieu et la crainte du châtiment divin. Puis, Abraham somme son père de le suivre [Co. 19, 43] : « Ô mon père ! J’ai reçu » de Dieu « une Science » claire « qui ne t’est pas parvenue » Qui ne t’est pas parvenue puisque tu adores d’autres dieux, Dieu te punira avec le feu. « Suis-moi : » dans la religion [dīn] de Dieu « je te dirigerai sur une voie droite. » Je te dirigerai vers un chemin juste qui satisfait Dieu, et qui est l’islam. Le 13 Tafsīr utilise ici le mot ʾislām , rare dans le Coran dans le sens de religion de l’islam. La coranisation d’Abraham est également ostensible au niveau du rôle nouveau que lui donne le Coran, celui d’avertisseur, qu’il n’a pas du tout dans le livre de la Genèse. Le Tafsīr ne manque pas de le souligner. Ainsi, du dialogue entre Abraham et son père, le Coran a fait une adresse d’Abraham à son père et « à son peuple », que le Tafsīr commente successivement par [Co. 37, 85] les adorateurs d’idoles, [Co. 26, 70] les idolâtres, [Co. 43, 26] auprès de qui il a été envoyé. Le Tafsīr donne ici clairement à Abraham un statut d’envoyé venu délivrer un message à son peuple à l’image du prophète Muḥammad, qui a été envoyé aux Mecquois. Comme l’avait déjà noté A. Geiger (Geiger 1896, p. 98), Abraham devait apparaître comme un prêcheur public, pour qu’il puisse servir de modèle à Muḥammad. Le Coran montre son combat contre les polythéistes qui ne pouvaient s’empêcher de suivre la religion de leurs pères, d’abord verbalement, en tentant de les raisonner. Le Tafsīr relève le thème de l’imitation des anciens cher à la société tribale préislamique (Chaumont 2007, p. 50-51) [Co. 26, 74] : « Non !

13 8 fois : Mecque 3 [Co. 39, 22] et [Co. 6, 125], Médine [Co. 3, 19], [Co. 3, 85], [Co. 61, 7], [Co. 49, 17], [Co. 9, 74], [Co. 5, 3]. Abraham et les idoles de son pè re 285

Mais nous avons trouvé… » mais nous avons trouvé « nos pères adonnés à leur culte » ils les adorent et nous les adorons, nous les avons imités ; [Co. 21, 53] « Nous avons trouvé nos pères adonnés à leur culte » donc, nous les adorons aussi. Abraham leur dit [Co. 21, 54] « Vous étiez sûrement, vous et vos pères, … » avant vous « dans un égarement manifeste », dans la méprise et dans l’erreur. Ces conversations rapportées au style direct où Abraham admoneste les gens sont sans doute celles que le prophète Muḥammad a lui-même vécues avec les Mecquois. Puis, le Tafsīr raconte sa lutte physique contre le paganisme quand il détruit leurs sculptures [Co. 37, 93 ; Co. 21, 58] en ajoutant des 14 détails : avec une hache (Ginzberg 1913, p. 197) . Enfin, conformément à la théorie de l’impeccabilité des Prophètes selon laquelle un prophète ne peut commettre aucune erreur, le Tafsīr d’Ibn ʿAbbās veille à présenter un Abraham sans défaut. De nombreux commentateurs se sont inquiétés quand Abraham « a regardé les étoiles », cela s’est produit à deux reprises. La première fois, [Co. 37, 88] « il regarda attentivement les étoiles », le Tafsīr explique qu’Abraham regarda vers [ʾilā] les étoiles, on dit qu’il réfléchit attentivement, alors que le Coran utilise bien « dans » (fī) les étoiles. La deuxième se situe dans le fameux passage où Abraham cherche Dieu en regardant la lune, les étoiles et le soleil [Co. 6, 76-79]. Le Tafsīr apporte un élément nouveau, « Vénus » (al-zuhara). Claude Gilliot explique que pour certains : « il regarda donc par l’entrée de la tanière au début de la nuit et vit Vénus, sa clarté et sa brillance, et il savait qu’il avait un maître visible ; or il n’avait encore rien vu d’aussi brillant, ce pour quoi il dit : “Voici mon Seigneur !” » (Gilliot 2003, p. 41). Le Tafsīr ajoute ensuite une longue explication, contrairement à son habitude, probablement pour lever le voile sur l’attitude d’Abraham [Co. 6, 78] : […] On dit qu’Abraham a dit : « C’est mon Seigneur » pour se moquer de son peuple, qui

14 Les légendes juives parlent aussi d’une « hache » ; pour le Midrach, il s’agit d’un « bâton ». 286 La littérature aux marges du ʾadab

adorait le soleil, la lune et les étoiles. Il désavoua leur culte et se moqua d’eux. 15 Quand il est sorti de sa tanière et se rendit chez son peuple, il était alors âgé de 17 ans, il regarda le ciel et la terre et dit : mon Seigneur est Celui qui a créé ceci. Il a ensuite procédé ainsi jusqu’à ce qu’il trouve son peuple prosterné devant leurs idoles « Ô mon peuple ! Je désavoue ce que vous associez à Dieu » les divinités. Le Tafsīr explique donc qu’Abraham a raconté cette histoire, pour se moquer de son peuple. Il n’a jamais « vénéré » les astres. En précisant son âge, le Tafsīr cherche encore à le disculper et à prouver qu’il n’avait pas atteint l’âge de maturité. Selon la tradition arabe, Abraham aurait menti trois fois 16 (Gilliot 1997, p. 39). Le Coran n’en mentionne que deux . Pour le Tafsīr d’Ibn ʿAbbās, quand Abraham annonce [Co. 37, 89] « Je suis malade », c’est parce qu’il a mis en place une ruse : c’est pour que les gens s’éloignent de lui. [Co. 37, 90] « Les gens lui tournèrent le dos » ils le laissèrent pour aller à leurs festivités. Abraham aurait feint quelque maladie, peut-être contagieuse, afin que les gens aient peur et le laissent seul. Quant à la deuxième [Co. 21, 63] : « Il dit : “Non ! C’est le plus grand d’entre eux…” » celui qui a la hache sur l’épaule « Interrogez-les donc s’ils peuvent parler ! » s’ils peuvent parler pour vous expliquer qui les a cassées. Pour le Tafsīr, il s’agit bien de se moquer des polythéistes et de montrer l’aberration de leur culte, comme le fait d’ailleurs le Midrach, la moquerie étant le motif central de cette histoire. À aucun moment, il ne prend Abraham pour un menteur. Si le Tafsīr d’Ibn ʿAbbās montre un désir de rattacher l’histoire sacrée et Abraham à son contexte mecquois et à Muḥammad, tout en s’appuyant sur les sources antérieures, nous allons voir que pour Ṭabarī, l’enjeu est l’islam.

15 Selon la traduction de sarab par Claude Gilliot (2003, p. 36). 16 Le troisième mensonge a eu lieu lorsqu’il se trouve en Égypte avec sa femme Sara, quand il dit au roi « elle est ma sœur » pour avoir la vie sauve. Abraham et les idoles de son pè re 287

IV/ L’apport des Chroniques de Ṭabarī

Ṭabarī fait un usage manifeste des sources juives, puisque le début des Chroniques repose sur la Bible hébraïque. Les personnages bibliques font partie de son histoire du monde : Adam, Noé, Abraham, Isaac, Ismaël, Jacob, Joseph, Moïse, David, Salomon, etc., ont leurs propres chapitres qui s’intercalent entre les Prophètes arabes et les rois perses. Cette démarche semble tenir davantage au désir d’inscrire le Coran dans l’histoire du monde plutôt qu’un choix délibéré d’emprunter au judaïsme, son but étant « de produire une histoire unifiée de la révélation qui doit culminer dans la révélation musulmane et dans l’histoire du califat » (Gilliot 1993, p. 279). Mais, le plus notable est la dépendance des Chroniques à la tradition arabe. La source principale de Ṭabarī est Ibn Isḥāq, auquel il ajoute d’autres références. En scientifique, Ṭabarī cite les chaînes de garants, comme dans son commentaire du Coran. En historien, il présente le récit sur Abraham et les idoles de son 17 père (p. 252-265 ) en respectant la chronologie : la naissance, la sortie de la grotte, la vente des idoles, la destruction des statues, la confrontation avec Nimrod, Abraham jeté au feu puis sauvé des flammes par Dieu. Il « historicise ces légendes » comme le souligne Franz Rosenthal (Ṭabarī, The History of al-Ṭabarī, vol. 1, Introduction, p. 158), en ancrant les personnages dans le « réel », en mentionnant leur généalogie et leur lieu de naissance : 18 Abraham est fils de Tāraḥ , fils de Nāḥūr, fils de Sārūġ, fils de ʾArġū, fils de Fālaġ, fils de ʿEber, fils de Šālaḫ, fils de Qaynān, fils de ʾArfaḫšad, fils de Sām, fils de Nūḥ, conformément à

17 Selon la pagination de l’édition de Goeje (Ṭabarī History). 18 En hébreu le taw /t/ de Teraḥ est vocalisé avec un ségol /e/, mais la première fois où il apparaît, Gn. 10, 24, en fin de verset, à la pause, il est vocalisé avec un qamaṣ, un /a/ long, Tāraḥ. 288 La littérature aux marges du ʾadab

Gn. 10, sauf « Qaynān », qui est en trop (p. 253). Ṭabarī connaît le nom biblique du père d’Abraham, mais il utilise sa forme islamisée ʾᾹzar. Nimrod a plusieurs généalogies, dues aux différents avis. Il est une première fois fils de ʾArġū et sous une autre autorité fils de Canaan. De même, Ṭabarī explique dans un long paragraphe, les désaccords des savants à propos de la ville d’origine d’Abraham, qui serait Suse pour certains, Babylone pour d’autres ou Ḥarrān (p. 253). Si la trame du récit sur Abraham vient du Midrach, les versets du Coran sont au cœur de la narration et de la préoccupation de 19 l’auteur . C’est le récit qui vient se mettre en adéquation avec les versets, pour remplir le vide, et non le contraire. Certains matériaux sélectionnés par Ṭabarī ont subi l’influence de l’islam en intégrant des éléments propres à la culture arabe. Quand Abraham se trouve au sommet du bûcher et qu’il va être la proie des flammes, dans le Talmud, traité Pessahim 118a, Gabriel demande à Dieu s’il peut « refroidir » le feu et sauver Abraham. Dieu répondit : « Je suis seul dans l’univers et Abraham est seul dans son monde, je vais le sauver. » Ṭabarī présente deux versions de ce passage. Dans la première, qui est sous l’autorité d’Ibn ʾIsḥāq, ce n’est plus Gabriel qui s’adresse à Dieu pour tenter de sauver 20 Abraham, mais al-ṯaqalayn (au duel), c’est-à-dire « les hommes et les ǧinn-s », ces derniers étant des créatures surnaturelles qui renvoient à la mythologie arabe préislamique. Tandis que la

19 « Or l’historiographie, tout comme la mythologie, est aussi une entreprise de “bricolage” ; elle travaille sur des souvenirs lointains, sur des fragments, sur des récits contradictoires, sur des versions, des variantes qui sont utilisés pour construire, vaille que vaille, une représentation unifiée de l’histoire, conforme à l’imaginaire global de la société dont on se réclame. » (Gilliot 1993, p. 286) 20 « Les cieux, la terre et toutes les créatures qu’ils contiennent en dehors des humains et des djinns (al-ṯaqalayn) crièrent à Dieu qu’Abraham, le seul sur terre qui l’adorait, allait être brûlé à cause de sa dévotion pour Lui » (Ṭabarī History, p. 263). Dieu dit : [Co. 21, 69] « Fraîcheur et paix pour Abraham ! » Abraham et les idoles de son pè re 289

deuxième version, qui vient de Mūsā b. Hārūn (Gilliot 1990b, p. 29-30), suit la source rabbinique, puisqu’elle fait intervenir les « anges » et « Gabriel », le messager qui a pour rôle d’apporter aux Prophètes les ordres divins (p. 263-264). Les thématiques restent fidèles à la tradition arabe, notamment celle du « merveilleux » qui se mêle au récit. Ṭabarī raconte les aspects miraculeux de la naissance d’Abraham : sa venue annoncée et sa croissance surnaturelle. Les astrologues avaient informé Nimrod qu’un enfant nommé Abraham allait naître dans sa capitale et briserait ses divinités. Nimrod demanda à ce que l’on tue tous les nouveau-nés. La mère d’Abraham le mit au monde dans une grotte où elle put le cacher (p. 254-255). Dieu avait mis dans le doigt qu’il suçait de quoi le nourrir. Aussi, Abraham grandissait de façon spectaculaire : un jour était pour lui comme un mois, et un mois comme une année. Il resta quinze mois dans la caverne et quand il sortit c’était un jeune homme (p. 255). Toujours dans le respect de la tradition arabe, Ṭabarī ne manque pas de souligner qu’Abraham était irréprochable. À sa sortie de la grotte, quand il cherche Dieu auprès des corps célestes et déclare que son maître est le créateur du ciel et de la terre et qu’il n’est pas idolâtre [Co. 6, 76-78], Ṭabarī tient à l’innocenter de toute suspicion d’idolâtrie en soulignant « qu’il avait reconnu son Seigneur et qu’il n’avait rien à voir avec la religion de son peuple » (p. 255-256). De même quand Abraham dit « je suis malade », le chroniqueur explique qu’il avait attrapé une maladie. Les gens s’enfuirent quand ils entendirent cela, alors qu’Abraham avait seulement l’intention de les éloigner pour pouvoir aller briser leurs idoles (p. 256). Enfin, Ṭabarī présente des variantes à ces récits qui relèvent de l’anecdote. Ainsi, quand Abraham sort de la caverne, n’ayant connu que ses parents, il interroge son père sur les animaux qu’il voit : « C’est un chameau, c’est une vache, c’est un mouton, 290 La littérature aux marges du ʾadab

c’est un cheval » dit son père. « Il faut bien qu’ils aient un maître [rabb] » dit Abraham. Puis, il regarde le ciel et voit une étoile : « c’est Jupiter [al-muštarī] » dit-il (p. 258). Dans d’autres versions et dans le Coran, il s’agit simplement d’une étoile (p. 255). Selon certains, Abraham demande aux idoles pourquoi elles ne « mangent » pas. Dans la version d’Ibn ʾIsḥāq, lorsque Abraham essayait de vendre les idoles, après avoir crié à tue-tête qu’elles ne servaient à rien, il les amenait à la rivière, leur mettait la « tête » dans l’eau et leur disait « buvez ! », « afin de se moquer de son peuple et de montrer qu’il était dans l’erreur », précise Ṭabarī (p. 256). Quand son père l’invite à aller à une fête pour qu’il apprenne à aimer sa religion, en chemin, Abraham dit [Co. 21, 74] : « Je suis malade », Ṭabarī se référant à Ibn ʿAbbās rapporte qu’il avait mal « au pied » (p. 259). 21 Le plus spectaculaire est le revirement final de Nimrod , le mécréant, l’antithèse d’Abraham. Dans la version d’Ibn ʾIsḥāq, Nimrod voit Abraham assis au milieu du bûcher en compagnie de Gabriel, alors qu’il l’imaginait en train de brûler. Nimrod lui demande de sortir du feu et l’interroge sur celui qui se tient à ses côtés. « C’est l’ange de l’ombre que mon Seigneur m’a envoyé pour rester avec moi dans le brasier et me réconforter. Pour moi, Il en a fait “fraîcheur et paix” » lui dit Abraham (p. 265), en référence au Coran [Co. 21, 69]. Nimrod lui dit alors qu’il veut offrir un sacrifice de quatre mille bêtes à la gloire et à la puissance de Dieu. Abraham lui répond qu’Il ne l’agréera point s’il ne renonce pas à ses divinités. Nimrod ne veut pas abandonner la royauté, mais honore malgré tout sa promesse d’oblation. Ainsi, même le tyran finit par se soumettre et l’islam par triompher. Ce passage

21 « C’est tout le peuple qui se soumet au dieu d’Abraham. » (Ginzberg 1913, p. 202-203) Abraham et les idoles de son pè re 291

22 est à mettre en parallèle avec le verset 10, 90, où Pharaon finit lui aussi par reconnaître le dieu de Moïse, juste avant de se faire engloutir dans la mer des Joncs, alors qu’il tente de rattraper les Fils d’Israël. Pour conclure, nous avons montré comment le Tafsīr d’Ibn ʿAbbās et les Chroniques de Ṭabarī ont participé à l’élaboration d’un message islamisé. Le Tafsīr, bien que concis et paraphrastique, restitue le contexte du récit, précise le nom des personnages, des circonstances des révélations, là où le Coran est laconique à partir des sources juives. Il ramène surtout cette histoire à son cadre mecquois. D’abord, en apportant des repères locaux, en notant que cette histoire s’adresse à Quraysh. Puis, en rattachant clairement Abraham au prophète Muḥammad. Dans les Chroniques, Ṭabarī présente ce récit en scientifique, en donnant plusieurs versions, en citant ses référents et en adoptant une méthode chronologique. Il se repose d’abord sur la tradition arabe, et principalement sur Ibn ʾIsḥāq. Comme le Tafsīr d’Ibn ʿAbbās, il vient combler les vides en allant puiser aux sources juives, au niveau des généalogies, du contexte littéraire des récits et du déroulé de la narration dans le but de rattacher l’islam à l’histoire du monde. Son discours repose sur les versets du Coran qui viennent corroborer ses propos. La figure d’Abraham y est décrite à la manière de la Sīra, en y ajoutant du merveilleux, comme sa naissance miraculeuse ou sa croissance étonnante, la mention des ǧinn-s ou encore son sauvetage des flammes par Dieu. En décrivant un Abraham parfait dans son rôle de défenseur du Dieu unique, Ṭabarī fait valoir les valeurs de l’islam en historien et en « musulman fidèle », comme le note Franz Rosenthal (Ṭabarī History1, Introduction, p. 160).

22 « Cette idée est vraisemblablement empruntée à la littérature rabbinique (Pirqé de Rabbi Eliezer, chapitre 42/43), où Pharaon échappe à la noyade et devient roi de Ninive, en Perse. » (Pennacchio 2015, p. 76-77) 292 La littérature aux marges du ʾadab

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La littérature aux marges du ʾadab

Écriture et réécriture de l’histoire des Idrissides

Entre la littérature historique e e zaydite des ix -x siècles et l’historiographie mérinide malékite e e des xiii -xiv siècles

Chafik T. Benchekroun

Université de Toulouse Jean Jaurès L’histoire des Idrissides 299

La réécriture de l’histoire des Idrissides à l’époque mérinide est une vieille antienne historienne. Bernard Rosenberger affirmait déjà que « Les historiens marinides, loin d’être indépendants du pouvoir, s’avèrent être des faussaires. » (Rosenberger 1991, p. 184) Le regain d’intérêt pour l’histoire des débuts de la dynastie idrisside e (172-213/788-828) durant le xiv siècle mérinide suscita en effet un élan historiographique qui est demeuré pendant des siècles la principale source d’informations sur l’histoire des Idrissides. La confrontation de ces textes mérinides avec la littérature historique e e chiite zaydite des ix -x siècles, dans laquelle le fondateur de la dynastie idrisside ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh occupe une place de choix en tant que célèbre figure zaydite, pourrait ainsi se révéler d’un grand intérêt. Cette entreprise permettrait notamment de relever les erreurs de narration diffusées par certains auteurs mérinides. À l’exemple d’Ibn al-Ḫaṭīb qui préfère faire descendre ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh b. al-Ḥasan b. al-Ḥasan b. ʿAlī b. ʾAbī Ṭālib d’al-Ḥusayn b. ʿAlī envers et contre tous les autres témoignages, ou qui prétend que ʾIdrīs ne s’est pas enfui de La Mecque avec son frère Yaḥyā mais avec son autre frère Mūsā, ou encore qui présente son autre frère Muḥammad b. ʿAbd Allāh (100-145/717-762) comme le meneur alide de la bataille de Faḫ en 169/786 (alors qu’il s’agit sans l’ombre d’un doute d’al-Ḥusayn b. ʿAlī al-Faḫī, le fils d’un cousin de ʾIdrīs) (Ibn al-Ḫaṭīb ʾAʿm āl, p. 372), e on peut également ajouter d’autres figures du xiv siècle mérinide véhiculant des erreurs similaires, à l’image d’Ibn ʿIḏārī, d’al- Ḥimyarī et d’Ibn Ḫaldūn qui font arriver Sulaymān b. ʿAbd Allāh à Tlemcen pour l’y faire gouverner au nom de son frère ʾIdrīs 1 pendant quelques années , alors que diverses sources orientales

1 Voir Ibn ʿIḏārī Bayān, t. I, p. 210 ; Ḥimyarī Rawḍ, p. 135 ; Ibn Ḫaldūn ʿIbār, t. IV, p. 21 ; Benchekroun 2014, p. 15-16, n. 28. Sulaymān et ʾIdrīs (ainsi que ʿĪsā) avaient la même mère : ʿĀtika (prénom de la tante paternelle de Mahomet). Voir al-Saʿdānī 1980- 1981, p. 8 et ʾAṣfahānī Maqātil, p. 243. 300 La littérature aux marges du ʾadab

antérieures (aussi bien chiites qu’abbassides) affirment bien que Sulaymān est mort à Faḫ en 169/786 (ʾAṣfahānī Maqātil, p. 225 ; Masʿūdī Murūğ, t. III, p. 309), et que la numismatique n’atteste que la présence de son fils Muḥammad b. Sulaymān à Tlemcen (Eustache 1971, p. 137). Mais les auteurs mérinides ne furent pas les seuls à relayer des versions erronées sur les Idrissides. Des auteurs orientaux avancèrent aussi des récits assez déroutants. Masʿūdī (m. 345/956 ?) et ʾAšʿarī (260-324/874-936) prétendirent ainsi que ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh serait arrivé au Maghreb comme propagandiste de son frère Muḥammad al-Nafs al-Zakiyya et y aurait été assassiné sous l’ordre du calife al-Manṣūr, lui-même mort en 158/775. Cette version ne doit pas être retenue, car si ʾIdrīs est mort à l’époque d’al-Manṣūr, donc avant 158/775, comment expliquer que toutes les monnaies conservées de lui datent d’entre 172/789 et 179/797 2 (Masʿūdī Murūğ, t. III, p. 279 ; Beck 1989, p. 38) ? Toutefois, l’ambition de la présente étude n’est pas seulement d’égrener pareilles erreurs. Car il serait plus intéressant de mettre l’accent sur la possible complémentarité de la littérature e e historique chiite zaydite des ix -x siècles avec l’historiographie e e mérinide sunnite malékite des xiii -xiv siècles. Si la première a l’avantage d’appartenir à la même tendance politico-religieuse 3 que le fondateur de la dynastie idrisside , la seconde a le tout aussi

e 2 La question de ces propagandistes envoyés au Maghreb tout au long du viii siècle n’a pas encore reçu d’étude spécifique et éclairante. Il s’agit tantôt de propagandistes zaydites, muʿtazilites, voire ismaéliens. Pour cette dernière occurrence, se reporter par exemple à Daftari 1999, p. 29-31. 3 Les avantages historiographiques de ces affinités idéologiques ne doivent pas être négligés. Ainsi, le fait que l’auteur andalou Ibn al-Abbār soit le seul andalou ou maghrébin à rappeler le nom de la mère de ʾIdrīs (ʿĀtika bint ʿAbd al-Malik b. al- Ḥāriṯ al-Maḫzūmiyya) est sûrement à mettre en relation avec son inclination pour le chiisme. Et son penchant pour le chiisme peut tout aussi bien expliquer son intérêt pour l’histoire des Alides. Voir Ghedira 1957 ; Ibn al-ʾAbbār Ḥulla, t. I, p. 53. L’histoire des Idrissides 301

apparent avantage d’appartenir au même territoire que celui dirigé par cette même dynastie. Chacune des deux historiographies est ainsi susceptible d’avoir conservé des récits historiques sur les Idrissides à travers des canaux différents. En effet, si la littérature e e historique chiite zaydite des ix -x siècles se fonde sur des chaînes de transmission d’informations (ʾisnād) remontant souvent à des témoins oculaires des événements, l’historiographie mérinide e e sunnite malékite des xiii -xiv siècles s’appuie sur des ouvrages historiques maghrébins perdus. Mais, ainsi qu’il sera démontré, l’une de ces deux historiographies est plus trompeuse que l’autre. Car, si la littérature e e historique chiite zaydite des ix -x siècles apporte des informations inédites et crédibles, l’historiographie mérinide sunnite malékite e e des xiii -xiv siècles se révèle suspecte à plus d’un égard.

Le prisme déformant de la perspective mérinide sunnite malékite

Il faut reconnaître tout d’abord que les auteurs mérinides ne furent pas les premiers à diffuser des récits suspects sur les Idrissides. Il est ainsi étonnant de voir l’auteur andalou al-Bakrī (m. 487/1094) présenter ʿAlī b. Muḥammad b. Sulaymān al-Nawfalī 4 (m. 204/819) comme un lettré maghrébin ayant ses entrées auprès e de personnages idrissides du x siècle et ayant été un témoin privilégié des affrontements entre Fatimides et Omeyyades au Maghreb de l’époque (Bakrī Masālik, t. II, p. 306 ; Beck 1989, p. 22-23 et 26), alors que de nombreuses sources orientales du e début du x siècle le situent unanimement un siècle plus tôt.

4 La date de décès d’al-Nawfalī (204/819) est donnée par Sebastian Günther (2002, p. 151), bien qu’il n’indique pas sa source. 302 La littérature aux marges du ʾadab

Le fait qu’al-Bakrī, qui adopte clairement dans son récit une perspective sunnite malékite pro-Omeyyades et qui n’hésite pas à encenser un personnage idrisside ouvertement affidé au califat 5 de Cordoue , prête faussement à l’auteur chiite zaydite al-Nawfalī des passages sur les Idrissides démontre déjà la possibilité d’une réécriture idéologique de l’histoire de la dynastie. Cependant, malgré ce précédent, l’entreprise de « reprise en main » idéologique de l’écriture de l’histoire des Idrissides est clairement à situer à l’époque mérinide. On peut l’attribuer plus particulièrement à Ibn ʾAbī Zarʿ (m. « dans les années 710/1310 » ?, Ibn al-ʾAḥmar Buyūtāt, p. 64), imam et prédicateur (ḫaṭīb) de la Qarawiyyīn (Ibn al-ʾAḥmar Buyūtāt, p. 63), dans son ouvrage intitulé al-ʾAnīs al-muṭrib 6 bi-rawḍ al-qirṭās fī ʾaḫbār mulūk al-Maġrib wa-tārīḫ madīnat Fās .

5 Bakrī Masālik, t. II, p. 278, 281, 313-314 et 351. Il appelle le calife omeyyade « ʾamīr al-muʾminīn » et le calife fatimide simplement « ʿUbayd Allāh al-Shīʿī ». 6 On préfèrera ici l’appellation de Rawḍ al-qirṭās à celle d’al-ʾAnīs al-muṭrib, car ce dernier début de titre a été repris par un auteur postérieur, Muḥammad b. al-Ṭayyib al-ʿAlamī, dans un de ses ouvrages. Voir Ibn ʾAbī Zarʿ, ʾA nī s, p. 5 et al-ʿAmrānī 2013, p. 196. L’ouvrage a été maintes fois traduit et publié dans les principales langues occidentales. D’abord en français, aux alentours du 28 novembre 1693 par François Pétis de la Croix (1653-1713), qui occupa la chaire d’arabe du Collège royal de France de 1692 à sa mort, après avoir notamment travaillé quelque temps comme secrétaire de l’ambassadeur de France au Maroc. Puis, vient la traduction en allemand, en 1797 par Franz von Dombay, puis en portugais, en 1828 par le père Joze de Santo Antonio Moura, puis en latin, en 1845 par Carlos Juan Tornberg, à nouveau en Français, en 1860 par le Marseillais Auguste Beaumier, et enfin en espagnol, en 1918 par Ambrosio Huici Miranda. Quant aux éditions marocaines, elles sont évidemment tardives (l’imprimerie ayant été tardivement introduite dans le pays). Chronologiquement, les premières éditions lithographiées datent des années 1303/1885, 1305/1887, 1313/1895. L’édition de Muḥammad al-Hāšimī al-Filālī (1353/1936) est quelque peu meilleure que ces dernières. Datant de 1975, celle de ʿAbd al-Wahhāb b. Manṣūr est aujourd’hui la plus répandue (elle est cependant épuisée depuis bien longtemps, malgré une réédition en 1999), et c’est à cette dernière que nous référons dans le présent article. La lecture Rawḍ al-qirṭās a été préférée à Rawḍ al-qarṭās car la première est de loin la plus usitée. À ce propos, voir tout de même Kably 1986, p. xxv. L’histoire des Idrissides 303

7 Plus communément appelé Rawḍ al-qirṭās , l’ouvrage a suscité un enthousiasme presque immédiat dans la sphère fassie, avant de remporter un succès pérenne et profond dans la culture populaire marocaine (Zamāma 1980, p. 281). Mentionné pour la première fois par un anonyme en 729/1329, le Rawḍ al-qirṭās est à nouveau très largement utilisé par ʿAlī al-Ǧaznāʾī en 765/1365 dans son Ǧany zahrat al-ʾās fī bināʾ madīnat Fās. À la même époque à peu près, des auteurs très célèbres comme Ibn al-Ḫaṭīb et Ibn Ḫaldūn reprendront les assertions d’Ibn ʾAbī Zarʿ. À l’époque de l’apogée saʿdienne, précisément en 1003/1594 (Ibn al-Qāḍī al-Maknāsī Ǧaḏwa, t. I, p. 57), Ibn al-Qāḍī (960/1562-1025/1616) rédige une histoire de Fès, elle aussi apparemment fortement appuyée sur Ibn ʾAbī Zarʿ (Lévi-Provençal 1923, p. 22). Tous les auteurs postérieurs calqueront par la suite leurs récits sur celui d’Ibn ʾAbī Zarʿ, lequel restera une autorité pendant de longs siècles. En atteste un auteur tel que Muḥammad b. Qāsim b. Zākūr (m. 1120/1708) qui écrira un ouvrage résumant en même temps le Rawḍ al-qirṭās et la Rawḍat al-nisrīn : al-Muʿrib al-mubīn ʿammā taḍammana-hu al-ʾAnīs al-muṭrib wa-Rawḍat al-nisrīn (Ibn Zākūr ʾAzāhir, p. 24. Voir également Zayānī Turğumāna, p. 47), cela alors qu’Ibn ʾAbī Zarʿ avait lui-même vécu près de quatre siècles après les faits qu’il raconte. Pour leur part, des historiens comme Évariste Lévi-Provençal (2001, p. 19), ʿAbd al-Ḥamīd Saʿd Zaġlūl (2003, p. 52) et ʿAbd al-Wahhāb b. Manṣūr (Ibn ʾAbī Zarʿ ʾA nī s, p. 54) s’étonnaient déjà dans leurs recherches du fait qu’Ibn ʾAbī Zarʿ prétende emprunter des informations à des auteurs comme al-Bakrī et l’anonyme

7 Le titre Rawḍ al-qirṭās est d’ailleurs peut-être une version estropiée de Rawḍ al- Farṭās, al-Farṭās étant, d’après l’auteur des Mafāḫir al-barbar, le surnom de Zīrī b. ʿAṭiyya e al-Maġrāwī qui dirigea Fès à la fin du x siècle et y fit construire un jardin appelé à devenir célèbre et auquel fait vraisemblablement allusion le titre de l’ouvrage d’Ibn ʾAbī Zarʿ. Voir Zamāma 1980, p. 283 et Ibn ʾAbī Zarʿ ʾA nī s, p. 5. 304 La littérature aux marges du ʾadab

de l’Istibṣār, alors qu’elles sont introuvables dans l’œuvre de ces deux auteurs. Mais ces historiens préféraient considérer les manuscrits disponibles aujourd’hui d’al-Bakrī et de l’Istibṣār comme incomplets, malgré l’évidence du contraire. Entre autres exemples des assertions d’Ibn ʾAbī Zarʿ, l’auteur cite aussi à deux reprises le premier volume aujourd’hui disparu d’al-Mann bi-l-ʾimāma d’Ibn Ṣāḥib al-Ṣalāt dans son récit de l’histoire 8 du Mahdī almohade . Ces citations invérifiables sont à ajouter à plusieurs autres qu’Ibn ʾAbī Zarʿ prétend tirer d’auteurs et d’ouvrages aujourd’hui disparus ou inconnus (Ibn Ġālib, ʿAbd al-Malik al-Warrāq, Ibn Ǧannūn, al-Burnuṣī, Ibn Maṭrūḥ, al-Muṭrib fī mulūk al-Maġrib, etc.). L’historien égyptien Maḥmūd ʾIsmāʿīl fut finalement l’un des premiers à sous-entendre une malhonnêteté d’Ibn ʾAbī Zarʿ dans ses citations (ʾIsmāʿīl 1989, p. 11). Il avait néanmoins déjà été précédé en cela par des historiens tels que le Néerlandais Reinhart Dozy (Edrîsî Description, p. 17), le Britannique John Francis Price Hopkins (1958, p. xiii, 34, 79 et passim), l’Espagnol Ambrosio Huici Miranda (Ibn ʾAbī Zarʿ Rawḍ, p. 20), et le Saoudien ʿIzz al-Dīn Mūsā (2003, p. 42 et 174), qui avaient déjà montré du doigt Ibn ʾAbī Zarʿ à cause de versions suspectes données d’événements almoravides ou almohades. Ambrosio Huici Miranda allait même jusqu’à consacrer, en 1960, un article entier, une véritable charge, voire un pamphlet, à ce qu’il appelle « errores y fantasias », ou encore « invenciones y juegos literarios » du Rawḍ al-qirṭās (Huici Miranda 1960, p. 514 et 517). Sans aller jusque-là, la présente étude voudrait quand même montrer que les critiques de ces derniers historiens envers les parties du Rawḍ al-qirṭās consacrées aux Almoravides et aux

8 Mahdī almohade qui, il faut le noter, est présenté comme d’ascendance idrisside, voir Ibn Tūmart ʾAʿa z z u, p. 20. Ibn ʾAbī Zarʿ ʾA nī s, p. 236 et 240. L’histoire des Idrissides 305

Almohades peuvent très bien être étendues aux parties consacrées aux Idrissides. Ainsi, alors qu’aucun auteur avant Ibn ʾAbī Zarʿ ne cite d’autres noms de membres de l’entourage politique de ʾIdrīs II que celui de 9 ʾAbū Ḫālid Yazīd b. ʾIlyās , il est le premier à avancer que ʾIdrīs II aurait eu comme vizir (bras droit) ʿUmayr b. Muṣʿab al-ʾAzdī, comme kātib (secrétaire) ʾAbū al-Ḥasan ʿAbd Allāh b. Mālik – al-Mālikī est même parfois rajouté par des sources postérieures (Ibn al-Qāḍī al-Maknāsī Ǧaḏwa, t. I, p. 25 et 161) – al-Ḫazraǧī al-ʾAnṣārī, et comme qāḍī (juge) ʿĀmir b. Muḥammad b. Saʿīd al-Qaysī, un faqīh 10 malékite précise-t-il . Cela revient à dire que le sunnisme malékite aurait été le courant adopté et suivi par les premiers Idrissides, contrairement à tous les témoignages orientaux les rattachant à la tendance chiite zaydite. Les auteurs mérinides préféraient en effet user de l’euphémisme prestigieux d’Alides (descendants de ʿAlī) pour qualifier les Idrissides plutôt que celui de chiites dont ils se servent volontiers pour évoquer les Fatimides (Mafāḫir, p. 93). La numismatique idrisside atteste encore une inclination chiite évidente, l’inscription « ʿAlī » étant une caractéristique des monnaies idrissides dont certaines portent même la devise « ʿAlī ḫayru al-nās baʿda al-nabī kariha man kariha wa-raḍiya man raḍiya » (Eustache 1971, p. 186, 238, 252-255, 283 et 337) (ʿAlī est le meilleur des hommes après le Prophète, que cela plaise ou déplaise).

9 Selon Berthes (1939, p. 77), on possède peut-être un dirham frappé à son nom (« ʾAbū Ḫālid ») à Volubilis en 187/803, Eustache (1971, p. 264) n’arrivant quant à lui pas à deviner ce même nom sur le dirham en question. Notons encore qu’il existe un autre ʾAbū Ḫālid Yazīd, lequel fut gouverneur d’al-ʾIfrīqiyya (154-170/772-787), dont on possède des dirhams frappés à Tudġa en 163, 164, 165 et 166, quelques années à peine avant que cette ville ne frappe des monnaies idrissides (voir Eustache 1971, p. 135). Dans ce contexte, il paraît délicat de conjecturer qu’il s’agisse de la même personne, « transfuge » abbasside passé côté idrisside. 10 La traduction de ce passage est donnée en annexe du présent article. 306 La littérature aux marges du ʾadab

Néanmoins, le chiisme des Fatimides était d’un tout autre genre que celui des Idrissides. L’imam Mālik était même une figure proche et un sympathisant des Alides à l’époque de ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh, rapportant même par l’intermédiaire du père de ce dernier (ʿAbd Allāh al-Kāmil) des paroles de Mahomet dans son célèbre ouvrage al-Muwaṭṭaʾ (Collectif 2009, p. 34). Il serait donc anachronique d’essayer de distinguer courants chiites et sunnites e au viii siècle de la même manière qu’aux siècles suivants. Cependant, l’intérêt de la critique de l’apport d’Ibn ʾAbī Zarʿ réside plus dans les détails qui apparaissent sous sa plume que dans sa perspective globale. Ibn ʾAbī Zarʿ peut ainsi rajouter que le « secrétaire » de ʾIdrīs II, qui a conclu pour lui l’acte immensément symbolique de vente des terres de la future Fès, s’appelait ʿAbd Allāh b. Mālik al-Ḫazraǧī al-ʾAnṣārī (Ibn ʾAbī Zarʿ ʾA nī s, p. 39). On ne peut qu’être frappé par une telle ascendance, Mālik n’étant autre que le fondateur du malékisme et al-Ḫazraǧī et al-ʾAnṣārī renvoyant aux ʾAnṣār, c’est-à-dire les deux tribus (al-ʾAws et al-Ḫazraǧ) qui ont accueilli le Prophète à Médine. Ibn ʾAbī Zarʿ poursuit en prétendant que la tribu berbère qui a vendu ses terres à ʾIdrīs II s’appelait Banū al-Ḫayr (les enfants du Bien, voir al-Tāzī 1972, p. 45). Autant de détails inédits, plus nobles les uns que les autres, et œuvrant à l’établissement d’un histoire idéalement sunnite et malékite de la dynastie idrisside. De même, le prétendu vizir ʿUmayr b. Muṣʿab al-ʾAzdī, et le prétendu qāḍī ʿĀmir b. Muḥammad b. Saʿīd al-Qaysī portent respectivement le nom d’une tribu d’Arabie du Sud et d’une autre d’Arabie du Nord, chacune comptant parmi les plus prestigieuses. Pourtant, à l’époque, les Arabes du Sud et du Nord se vouaient réciproquement une haine sanguinaire qui déstabilisait souvent les frêles édifices politiques, tant chez les Omeyyades d’al-ʾAndalus et les Aghlabides d’al-ʾIfrīqiyya que chez les Abbassides d’Orient. N’est-ce pas là une volonté d’Ibn ʾAbī Zarʿ de symboliser le pouvoir unificateur et sacré de ʾIdrīs II, choisissant comme vizir un illustre L’histoire des Idrissides 307

Arabe du Sud, comme qāḍī un illustre Arabe du Nord, et surtout comme « secrétaire », sous la plume duquel se trouve acté l’achat des terres de la future Fès, un ʾAnṣārī (descendant des compagnons du Prophète) qui porte le plus innocemment du monde le nom de Mālik, figure tutélaire de la dynastie mérinide sous laquelle écrit Ibn ʾAbī Zarʿ et pour laquelle il travaille ? Autre détail plus spectaculaire, le prétendu vizir ʿUmayr 11 b. Muṣʿab évoque Muṣʿab b. ʿUmayr , l’un des plus célèbres compagnons du Prophète. La chose est encore plus déroutante à l’établissement d’un parallèle entre l’envoi par ʾIdrīs II de ʿUmayr b. Muṣʿab vers le lieu qui devait devenir Fès où ce dernier rencontrera les autochtones berbères pour les convaincre d’y accueillir ʾIdrīs II, et l’envoi par le Prophète de Muṣʿab b. ʿUmayr vers le lieu (Yaṯrib) qui devait devenir Médine où ce dernier rencontrera 12 les autochtones arabes pour les convaincre d’y accueillir Mahomet . Le même procédé a été utilisé par Ibn ʾAbī Zarʿ pour transporter la Fāṭima al-Fihriyya rapporteuse de ʾaḥādīṯ (au sujet de la situation financière de la femme isolée) de l’époque de Mahomet à l’époque idrisside pour en faire la femme solitaire fondant la Qarawiyyīn avec l’argent dont elle aurait hérité (Benchekroun 2011, p. 184- 188). De même, il a déjà été démontré qu’alors qu’aucun auteur avant lui ne donne de dates précises, Ibn ʾAbī Zarʿ plaçait tous les événements idrissides importants durant le mois de rabīʿ al-ʾawwal, vraisemblablement pour épouser la symbolique de ce même mois dans la Sīra (Benchekroun 2014, p. 9-10).

11 Ibn al-Qāḍī al-Maknāsī (Ǧaḏwa, t. I, p. 27 ; t. II, p. 415) rajoute même dans un ouvrage écrit en 1003/1594 que le père de ʿUmayr b. Muṣʿab était un grand guerrier ayant bravement combattu les chrétiens aussi bien en ʾIfrīqiyyā qu’en ʾAndalus, avant de préciser plus loin que ʿUmayr b. Muṣʿab était arrivé au sein de l’armée de Mūsā b. Nuṣayr en 710... 12 Voir Yaʿqūbī Tārīḫ, t. II, p. 38. Il s’agit de Yaʿqūbī dont l’arrière-grand-père n’est autre que le Wāḍiḥ qui fut crucifié par Hārūn al-Rašīd pour avoir aidé ʾIdrīs à fuir d’Égypte. 308 La littérature aux marges du ʾadab

Cette réécriture de l’histoire originelle des Idrissides a donc peut-être été réalisée sous l’égide des plus hautes sphères politico- religieuses du pays. Rappelons qu’Ibn ʾAbī Zarʿ, imam et ḫaṭīb de 13 la Qarawiyyīn à une époque où le poste aurait été « “étatisé” par le pouvoir » (Kably 1986, p. 265), l’une des plus importantes personnalités religieuses du pays, a dédié son ouvrage au sultan mérinide. Cela semble indiquer que la rédaction du Rawḍ al-qirṭās a pu être effectuée sous une férule politique. L’historien marocain Mohamed Kably parle même pour l’époque d’une « consignation par écrit du discours historiographico-officieux » (Kably 1986, p. 126- 127), entreprise qui est à rapprocher, toutes proportions gardées, de celle menée par la dynastie voisine et rivale des Mérinides, les 14 Zayyanides , dont le sultan ʾAbū Ḥammū Mūsā (r. 1353-1389/754- 791) confiera à son secrétaire (le frère d’Ibn Ḫaldūn) la rédaction d’un ouvrage consacré à l’histoire de sa dynastie. Ouvrage dans lequel ʾAbū Zakariyyāʾ Yaḥyā b. Ḫaldūn affirme que son sultan descend en ligne directe de ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh, quoique précisant 15 plus loin qu’il est d’origine zénète berbère . Mais, l’entreprise d’Ibn

e 13 Bien qu’un auteur tardif (xvii siècle) tel qu’al-Ḥalabī affirme qu’il fut simplement notaire à Fès, voir Ǧannūn, s.d., p. 212. 14 À l’époque, à la fois Hafsides de Tunis, Zayyanides de Tlemcen et Mérinides de Fès revendiquent l’héritage almohade et se prétendent comme les légitimes successeurs de la prestigieuse dynastie. 15 Ibn Khaldoûn Histoire des Beni ʿAbd el-Wâd, p. 78 et 89. L’insistance de cet auteur sur une narration longue et détaillée de l’histoire idrisside après avoir mentionné l’ascendance idrisside du sultan zayyanide permet de revendiquer l’héritage idrisside à l’instar de la dynastie rivale mérinide (Tlemcen, la capitale zayyanide, ayant fait partie du territoire idrisside). Il est possible que cet auteur se soit procuré un manuscrit d’Ibn ʾAbī Zarʿ vu la ressemblance de son récit avec celui du chroniqueur fassi, et vu l’utilisation contemporaine de ce même manuscrit par son frère dans son Kitāb al-ʿIbār. Sur la confusion entre la descendance à la fois idrisside et zénète des Abdelwadides, l’auteur essaie tant bien que mal de s’expliquer un peu plus loin (p. 101). L’histoire des Idrissides 309

ʾAbī Zarʿ est de loin plus gigantesque, par son enrichissement, voire sa transformation, de l’histoire du Maroc.

De la nécessité de recourir aux sources zaydites antérieures

Les sources mérinides manquant ainsi de crédibilité, il est plus que nécessaire de recourir à des sources antérieures privilégiant e des perspectives différentes. Les sources zaydites du x siècle représentent une excellente échappatoire à la « mainmise » mérinide sur l’histoire des Idrissides. Bien que l’ossature principale des divers récits livrés par l’historiographie mérinide sur l’histoire des Idrissides provienne de l’auteur chiite zaydite al-Nawfalī (204/819 ; voir Günther 2009, p. 246-248), dont l’ouvrage, aujourd’hui perdu, traitait vraisemblablement de l’histoire arabo-musulmane 16 des deux premiers siècles de l’Hégire . ʿAlī b. Muḥammad b. Sulaymān al-Nawfalī y aurait raconté les événements relatés par son père, contemporain des faits et membre haut placé de l’administration judiciaire abbasside. Mais, il faut avoir à l’esprit que ʾAsfahānī, de tendance chiite zaydite également, le considère comme une source peu fiable aveuglée par son chiisme, qui aurait déformé les informations, tout en soulignant que son père (dont toutes les informations provenaient) vivait à al-Baṣra où il ne pouvait être témoin oculaire des événements racontés qui se déroulèrent principalement dans le Ḥiǧāz et à al-Kūfa (ʾAṣfahānī Maqātil, p. 89-91, 243-244 et 252-253). Cette critique intrazaydite est révélatrice de la minutie avec laquelle ces auteurs rapportaient leurs informations. En effet, ils

16 Masʿūdī (Murūğ, t. I, p. 14 et t. III, p. 26 et 80-84) affirme utiliser cet ouvrage. 310 La littérature aux marges du ʾadab

prétendent souvent faire remonter leurs chaînes de transmission jusqu’à des témoins oculaires des événements. Il en est ainsi pour le récit de la bataille de Faḫ où l’on remonte à des témoignages attribués à des témoins oculaires racontant que ʾIdrīs fut maintes fois blessé durant les combats, touché par des jets de pierres et 17 de flèches (Ibn Sahl al-Rāzī Faḫ1/2, p. 157) . Le récit d’Ibn Sahl al-Rāzī sur les débuts des Idrissides, qui s’appuie à la fois sur des sources écrites aujourd’hui perdues et sur des témoignages directs de descendants des Alides en question (Ibn Sahl al-Rāzī Faḫ1/2, p. 24-27), nous renseigne très bien sur la fin de cette bataille de Faḫ et sur la fuite de ʾIdrīs en Égypte puis au Maghreb (Benchekroun 2011, p. 175-178. Benchekroun à paraître). Ce récit apporte de nombreux détails complémentaires à celui diffusé par l’historiographie de l’Occident musulman médiéval. Il a pratiquement pour seule différence d’introduire l’assassin de ʾIdrīs plus tôt dans l’histoire, en affirmant qu’il fut envoyé contre le descendant alide dès que Hārūn al-Rašīd sut sa présence en Égypte. D’ailleurs, partant du fait que certaines sources appellent l’assassin de ʾIdrīs I simplement al-Šammāḫ et d’autres Sulaymān b. Ǧarīr (Ibn ʿIḏārī Bayān, t. I, p. 83), Najam Haider a essayé récemment de démontrer que certains auteurs zaydites réécrivirent l’histoire de la mort de ʾIdrīs I en y introduisant un étrange personnage : Sulaymān b. Ǧarīr, un agent abbasside envoyé secrètement d’Orient auprès de ʾIdrīs I pour l’approcher et l’assassiner. Mais son étude sur le sujet n’évoque pas le témoignage crucial d’al- Nawfalī (m. 204/819) qui a pourtant irrigué tous les récits que Najam Haider se propose de critiquer. Soulignons en outre que

17 Après cette première édition s’appuyant sur trois manuscrits (le plus ancien e datant de 638/1240), la découverte de deux nouveaux manuscrits du xvii siècle, respectivement aux États-Unis et en Iran, a poussé Māhir Ǧarrār à publier une deuxième édition en 2011 à Tunis, voir Ibn Sahl al-Rāzī Faḫ2, p. 7-8 et 125-126. L’histoire des Idrissides 311

les écrits des deux auteurs chiites zaydites les plus importants, Ibn Sahl al-Rāzī et ʾAsfahānī, ne corroborent pas sa théorie. Le premier ne mentionnant aucunement Sulaymān b. Ǧarīr et le second semblant même croire à l’existence de deux personnages distincts : Sulaymān b. Ǧarīr et al-Šammāḫ (ʾAṣfahānī Maqātil, p. 244). De plus, l’étude de Najam Haider ne prend en compte les historiographies maghrébine et andalouse qu’à travers un passage 18 d’Ibn Ḫaldūn (Haider 2008, p. 472) . Or ces historiographies ne sont pourtant pas à négliger. L’auteur kairouanais sunnite e 19 malékite al-Raqīq (qui écrit vers le milieu du xi siècle ), qui ne semble utiliser aucune source chiite zaydite et qui ne s’appuie à ce sujet que sur des ouvrages historiques maghrébins aujourd’hui perdus, mentionne clairement Sulaymān b. Ǧarīr en tant que 20 véritable assassin de ʾIdrīs I (Raqīq ʾIfrīqiyya, p. 179) . La lecture de Najam Haider n’arrive donc pas à emporter mon adhésion. Avant d’entrer aussi tragiquement dans l’histoire, Sulaymān b. Ǧarīr, une des principales figures du zaydisme batrite (ʾAṣfahānī 21 Maqātil, p. 244 et al-Saʿdānī 1980-1981, p. 28-29) , aurait été appelé à la cour de Hārūn al-Rašīd pour être opposé à un certain Hišām b. al-Ḥakam dans une joute intellectuelle fameuse sur l’imamat (Bakrī Masālik, t. II, p. 304). Sulaymān b. Ǧarīr aurait été un

18 Maḥmūd ʾIsmāʿīl affirme que Sulaymān b. Ǧarīr ne peut être chiite zaydite, « car un vrai zaydite ne peut commettre pareil acte » (ʾIsmāʿīl 1989, p. 119). Voir aussi al-ʿArabī 1983, p. 68. 19 Il rapporte le décès du calife abbasside al-Qādir en 423/1032 et affirme écrire sous son successeur al-Qāʾim (r. 423-467/1032-1075). Voir Raqīq Quṭb, p. 514. 20 Raqīq utilise des sources chiites zaydites telles ʾAsfahānī et ʿAlī b. Muḥammad b. Sulaymān al-Nawfalī dans un autre de ses ouvrages consacré au vin dans la société musulmane, voir Raqīq Quṭb, p. 265-267, 357, 360-361, 424 et suivantes. 21 « al-zaydiyya al-batriyya » se distingue du zaydisme classique en apostasiant (takfīr) le troisième calife ʿUṯmān b. ʿAffān durant ses dernières années de règne, tout en reconnaissant donc la légitimité de son califat durant ses premières années comme celle de ses deux prédécesseurs. 312 La littérature aux marges du ʾadab

22 mawlā de Yaḥyā b. Ḫālid al-Barmakī (le vizir de Hārūn al-Rašīd), ou plus vraisemblablement de l’ancien calife abbasside al-Mahdī (r. 159-169/775-785) (Raqīq ʾIfrīqiyya, p. 179. Voir Ibn Ḫaldūn ʿIbār, t. IV, p. 16), ou encore d’un certain Ṣāliḥ b. ʾAbī Ǧaʿfar (Ibn Sahl al-Rāzī Faḫ1/2, p. 325). Hārūn al-Rašīd lui aurait promis, selon les versions, entre une centaine de milliers de dirhams et cinq cent mille dirhams pour accomplir cette mission (Ibn Sahl al-Rāzī 23 Faḫ1/2, p. 325 et 327) . Les autorités abbassides essayaient depuis longtemps de recruter dans les rangs chiites et le calife al-Manṣūr aurait même envoyé secrètement un émissaire à ʿĪsā b. Zayd b. ʿAlī (le fils de la figure éponyme du zaydisme) pour le convaincre d’agir contre ʾIbrāhīm b. ʿAbd Allāh (frère de ʾIdrīs) avec lequel il venait de se brouiller (ʾAṣfahānī Maqātil, p. 203). Cela dit, loin de ces conciliabules de sérail, nous nous intéresserons plutôt ici à la partie du récit d’Ibn Sahl al-Rāzī consacrée à l’arrivée au Maghreb de ʾIdrīs et de son mawlā Rāšid. Car il y est question d’une perspective tout à fait originale sur 24 l’installation de ʾIdrīs au Maghreb . 25 S’il est clair qu’al-ʾIfrīqiyya semble avoir été évitée par ʾIdrīs , la suite de son voyage maghrébin vers Volubilis prête plus à

e 22 Le terme « mawlā » utilisé dans les sources alides du x siècle à propos de l’Arabie e du viii siècle semble souvent renvoyer à une signification d’ancien esclave récemment affranchi et demeuré encore fidèle. Voir par exemple ʾAsfahānī Maqātil, p. 79. 23 Selon une autre version, il aurait plutôt été récompensé en recevant le poste de « maître des postes » d’Égypte, voir ʾAṣfahānī Maqātil, p. 244 et Ḥarakāt 2009, t. I, p. 97. 24 La traduction du passage en question est donnée en annexe. 25 Quelques rares chiites zaydites auraient tout de même vécu dans cette ʾIfrīqiyya de l’époque, à l’image des ancêtres du dāʿī fatimide Ibn al-Hayṯam (voir Madelung 1999, p. 97). Selon Raqīq (ʾIfrīqiyya, p. 140), le gouverneur abbasside d’al- ʾIfrīqiyya lors de la venue de ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh devait être Rawḥ b. Ḥātim b. Qabīsa b. al-Muhallab. Ibn ʿIḏārī (Bayān, t. I, p. 82) pense pour sa part que ce fut plutôt Yazīd b. Ḥātim. L’histoire des Idrissides 313

confusion. Si les historiographies maghrébine et andalouse font directement arriver ʾIdrīs à Volubilis, Ibn Sahl al-Rāzī, quant à lui, s’étend davantage sur les péripéties d’Idrīs au Maghreb central. Il donne un aspect décisif à la rencontre de ʾIdrīs avec des ḫariǧites et des muʿtazilites dans les environs d’al-ʾIfrīqiyya. Rāšid, le compagnon de ʾIdrīs, qui aurait été un muʿtazilite savant et éloquent 26 originaire d’al-Baṣra , serait entré en contact avec des Berbères de la région et aurait rapidement convaincu certains d’entre eux de s’allier à la cause de ʾIdrīs. Est-ce à cette époque qu’il faut situer la fondation d’al-Masīla (M’sila, à environ 250 kilomètres au sud- est d’Alger), ʾIdrīsī affirmant qu’elle fut fondée par un certain ʿAlī b. al-ʾAndalusī à l’époque de ʾIdrīs b. ʿAbd-Allāh (ʾIdrīsī Nuzha, p. 254 ; Edrîsî Description, p. 85 ; Idrîsî Première Géographie, p. 160) ? Ce ʿAlī b. al-ʾAndalusī fut-il un de ces chefs berbères qui rallièrent ʾIdrīs via l’activisme de Rāšid ? Chose difficile à dire, mais cette popularité soudaine de ʾIdrīs parmi des Berbères du Maghreb central serait parvenue au gouverneur abbasside d’al-ʾIfrīqiyya, Rawḥ b. Ḥātim, lequel aurait rapidement envoyé des troupes contre ʾIdrīs. Des combats se seraient déroulés entre les tout récents alliés de ʾIdrīs et ces troupes abbassides faisant de nombreux morts, mais ʾIdrīs aurait réussi à se réfugier dans les montagnes des Naffūsa, des Berbères ḫariǧites, dont l’imam rustumide ʿAbd al-Wahhāb b. ʿAbd al-Raḥmān b. Rustum aurait dit : « Notre cause (daʿwa) s’est imposée grâce aux épées des Naffūsa. » (Jadla 2014, p. 13)

26 Maḥmūd ʾIsmāʿīl (1989, p. 54), suivant les conclusions de ʿAbd al-Laṭīf al-Saʿdānī, lie bien zaydisme et muʿtazilisme à l’époque. Il faut en effet avoir à l’esprit que les zaydites et les duodécimains furent de ceux qui alimentèrent et animèrent le plus le ʿilm al-kalām. Ibn al-Nadīm (m. 380/990, Fihrisit, p. 5-8), lui-même à la fois chiite et muʿtazilite, le montre bien dans sa classification des principaux contributeurs au ʿilm al-kalām. Mais, il affirme tout de même que les zaydites considèrent les muʿtazilites comme des fussāq (des déviants du droit chemin), ne voulant ni les traiter de mécréants comme le font les ḫarijites ni les intégrer à la communauté des croyants comme le font les murjites (p. 282). 314 La littérature aux marges du ʾadab

Le gouverneur d’al-ʾIfrīqiyya, sachant que ces Berbères étaient sous l’emprise (au moins symbolique) des Rustumides, aurait alors envoyé une lettre dans laquelle il aurait mis en garde ʿAbd al-Wahhāb b. ʿAbd al-Raḥmān b. Rustum du danger que représentait ce descendant du Prophète contre la stabilité de son « royaume ». Celui-ci, prenant en effet conscience qu’un homme comme ʾIdrīs constituait un rival très sérieux sur ses propres terres, demanda aux Berbères Naffūssa de le lui livrer. Ces Berbères n’osant peut-être trahir aussi vilement un descendant du Prophète, ou n’ayant pas le courage de tenir tête aux Rustumides, auraient alors décidé d’emmener ʾIdrīs dans un endroit sûr qu’il se choisirait (Ibn Sahl al-Rāzī Faḫ1/2, p. 173-175). ʾIdrīs paraît ainsi avoir accepté ce compromis (bien qu’il ne puisse avoir été qu’obligé) à un moment où il avait déjà envoyé des lettres de propagande à différentes tribus berbères du Maghreb situées plus à l’ouest, notamment les habitants de Tāhart, les Zanāta, et les Zuāġa (Ibn Sahl al-Rāzī Faḫ1/2, p. 175). Toute cette version est bien entendu inédite et originale, mais aucune autre version ne vient la contredire, car tous les auteurs éludaient le passage de ʾIdrīs par le Maghreb central, n’ayant sûrement pas assez d’informations sur le sujet. Néanmoins, Ibn ʿIḏārī al-Murrākušī (vers 712/1312) affirmait déjà que ʾIdrīs était arrivé dès 170/786-7, et non en 172/788-9 comme le rapportent toutes les autres sources (Ibn ʿIḏārī Bayān, t. I, p. 211-212). Durant une partie de cet intervalle, ʾIdrīs peut très bien avoir vécu les événements rapportés par Ibn Sahl al-Rāzī au Maghreb central. Au contraire, loin de contredire cette version, certaines sources la sous-entendaient même, à l’image d’al-Ṭabarī qui faisait même arriver ʾIdrīs directement à Tāhart, d’al-Masʿūdī qui affirmait que Tāhart faisait partie du territoire de ʾIdrīs (Aillet 2011, p. 60), ou encore du chiite zaydite ʾAbū al-ʿAbbās al-Ḥasanī (m. 352/964) qui affirmait dans son Kitāb al-maṣābīḥ que Muḥammad b. Sulaymān gouvernait Tāhart et sa région au nom de son oncle ʾIdrīs (Ibn Sahl L’histoire des Idrissides 315

al-Rāzī Faḫ1/2, p. 324). De surcroît, des monnaies idrissides frappées à Tāhart viennent corroborer ces témoignages historiographiques (Benchekroun et Lietard 2015). Ces monnaies idrissides frappées à Tāhart sont très importantes, car elles sont du même style et de la même métrologie que celles frappées dans la même ville par le chef ḫariǧite ʿAbd al-Wahhāb b. ʿAbd al-Raḥmān b. Rustum qui lutta contre ʾIdrīs 27 avant qu’il ne s’installe à Volubilis . ʾIdrīs fut en effet emmené par les Naffūsa à Malyāna, un village se trouvant peut-être à l’est de Tlemcen, qu’on lui conseilla de fortifier pour mieux se protéger des assauts prévisibles de ʿAbd al-Wahhāb b. ʿAbd al-Raḥmān b. 28 Rustum . Une fois à l’intérieur de cette ville, toujours selon Ibn Sahl al-Rāzī, le Rustumide vint à de nombreuses reprises pour en découdre avec ʾIdrīs durant des batailles qui auraient causé beaucoup de morts. ʾIdrīs aurait alors fini par se retirer vers l’ouest, en se dirigeant vers le Maghreb occidental, vers Volubilis, où il aurait prétendument rencontré des gens qui l’auraient vu combattre à Faḫ et qui se seraient tout de suite ralliés à sa cause (Ibn Sahl al-Rāzī Faḫ1/2, p. 181). Gérard Dangel, dont la thèse sur les Rustumides date de 1977, ne pouvait bien entendu être au courant de cette nouvelle source qu’est ʾAḥmad b. Sahl al-Rāzī. Malgré cela, il signalait déjà que les Idrissides avaient fortement contribué à déstabiliser l’entité rustumide (Dangel 1977, p. 86). Il faut aussi rappeler que Masʿūdī parlait déjà d’un autre fugitif alide qui serait venu trouver refuge

27 Le même atelier a peut-être été utilisé lors du passage de la ville des mains de ʿAbd al-Wahhāb à celle de ʾIdrīs. 28 Ḥimyarī (Rawḍ, p. 545) raconte l’histoire de la venue de ʾIdrīs au Maghreb à deux reprises dans son ouvrage. Une fois en parlant de la ville de Walīla (Volubilis) et une fois en parlant de la ville de Malīla (Melilia). Il s’agit bien entendu d’une confusion. Cette remarque est faite ici car Malīla aurait pu être estropiée en Malyāna par un Oriental tel ʾAḥmad b. Sahl al-Rāzī, et conduire à croire que ʾIdrīs se serait en fait tout simplement réfugié dans la ville de Melilia. 316 La littérature aux marges du ʾadab dans la région de Tāhart (« bilād Tāhart al-suflā »), apparemment au e début du ix siècle. Il s’agissait de Muḥammad b. Ǧaʿfar b. Yaḥyā b. ʿAbd Allāh b. al-Ḥasan b. al-Ḥasan b. ʿAlī (donc, le petit-fils du plus célèbre frère de ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh), figure alide peu connue qui aurait réussi tout de même à fédérer des Berbères autour de son aura avant de finir empoisonné (Masʿūdī Murūğ, t. III, p. 326). Le souvenir d’Alides s’implantant en territoires rustumides n’est donc pas à négliger. Une fois à Volubilis, à en croire ʾAḥmad b. Sahl al-Rāzī, ʾIdrīs I aurait connu un grand prestige au Maghreb. Ainsi, ceux qui se révoltèrent contre le gouverneur muhallabide de Kairouan, al-Faḍl b. Rawḥ, auraient pensé à prêter allégeance (bayʿa) à ʾIdrīs I dans le cas où le calife abbasside Hārūn al-Rašīd avait dû condamner leur acte (Ibn Sahl al-Rāzī Faḫ1/2, p. 183). Chose logique, car ces révoltés semblent avoir été menés par un chiite zaydite, ʿAbd Allāh b. al-Ǧārūd, dont le nom semble bien renvoyer à al-Ǧārūdiyya (un des courants zaydites qui était peut- être suivi par Yaḥyā b. ʿAbd Allāh, frère aîné de ʾIdrīs et disciple de Ǧaʿfar al-Ṣādiq, Haider 2008, p. 466). Puis, peu de temps après, les opposants de ces derniers, se révoltant à leur tour contre eux, auraient eux aussi voulu contacter ʾIdrīs I pour lui prêter allégeance (Ibn Sahl al-Rāzī Faḫ1/2, p. 185). Cet éloignement géographique du cœur du califat abbasside permettait ainsi de telles manifestations politiques, alors que ʾIdrīs avait dû lui- même être témoin quelques années plus tôt, et notamment à al-Kūfa, des difficultés qu’avait connues son père à convaincre de la validité du serment d’allégeance prêté à son fils Muḥammad 29 al-Nafs al-Zakiyya (ʾAṣfahānī Maqātil, p. 108) .

29 De surcroît, le père de ʾIdrīs aurait, selon certaines versions (ʾAṣfahānī Maqātil, p. 128 pour des versions contraires), prétendu que son fils Muḥammad al-Nafs al- Zakiyya était le mahdī, ce qui rendait l’acceptation de la bayʿa encore plus délicate. Voir Traini 1964 (p. 773-798) et Elad 2015. Il faut noter à ce sujet qu’une monnaie idrisside frappée à Tahlīṭ (au sud-est de Larache) présente ʾIdrīs II comme mahdī (Eustache 1971, p. 140). S’agit-il d’une résurgence de cette revendication ? L’histoire des Idrissides 317

Conclusion

e e La littérature historique chiite zaydite des ix -x siècles apporte donc de très instructifs éclairages sur les débuts de la dynastie idrisside. Le fait que des témoignages numismatiques accréditent les menées de ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh sur les terres des Rustumides de Tāhart démontre bien que les auteurs chiites zaydites étaient très bien informés et que leurs propos ne doivent pas être négligés. Mais, il faut reconnaître que ces auteurs ne peuvent être utilisés que pour la vie de ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh, car ils ne semblent pas s’intéresser au devenir de sa dynastie au Maghreb. Même son « règne » à Volubilis leur échappe quelque peu. En effet, Ibn Sahl al-Rāzī devient relativement vague et paraît comme incapable de dire ce que ʾIdrīs réalisa dans sa dernière retraite au Maghreb occidental. De plus, tout ce que racontent les sources maghrébines postérieures au sujet des conquêtes de ʾIdrīs lui est totalement étranger. Dans un désordre d’informations relatives à la révolte qu’avait menée ʿAbd Allāh b. al-Ǧārūd contre Kairouan, Ibn Sahl al-Rāzī dit laconiquement que ʾIdrīs fut empoisonné par 30 31 des émissaires envoyés par Hārūn al-Rašīd en 179/795 , après avoir eu comme ambition d’étendre ses conquêtes plus à l’est. Quoi qu’il en soit, la tradition narrative chiite zaydite demeure d’un grand secours pour l’historien des Idrissides, voire du Maghreb de l’époque. Et seul un large faisceau de perspectives (zaydite, andalouse, mérinide, etc.) peut permettre une vue plus claire sur cette délicate transition politique appelée à une grande influence sur les structures politiques aussi bien que sur les mentalités marocaines.

30 Le calife al-Manṣūr s’est déjà illustré en ayant fait empoisonner une autre prestigieuse figure alide (Ǧaʿfar al-Ṣādiq en 148/765). Le scénario historiographique se répète : un tout-puissant calife abbasside contre un héroïque résistant alide. 31 Ibn Sahl al-Rāzī est le seul auteur à proposer cette date. Toutes les autres sources mentionnent soit 175/791, soit 177/793. 318 La littérature aux marges du ʾadab

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Annexe 1

Le passage de ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh au Maghreb central selon Ibn Sahl al-Rāzī Extrait de ʾAḫbār Faḫ wa-ḫabar Yaḥyā b. ʿAbd-Allāh wa-ʾaḫī-hi ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh 326 La littérature aux marges du ʾadab

Ibn Sahl al-Rāzī – ʾA ḫ b ā r (p. 173-182)

Ils arrivèrent en ʾIfrīqiyya, où les ḫariǧites et les muʿtazilites étaient majoritaires. L’un des deux hommes qui accompagnaient 1 ʾIdrīs était un éloquent orateur muʿtazilite originaire d’al-Baṣra , dans le sillage de son frère ʾIbrāhīm b. ʿAbd Allāh. ʾIdrīs leur écrivit et le Bassorien leur parla car il était un bon rhéteur. Les gens s’empressèrent alors de rejoindre ʾIdrīs. Ces nouvelles arrivèrent à Rawḥ b. Ḥātim b. Qabīsa b. al-Muhallab qui envoya contre lui une expédition. ʾIdrīs s’enfuit alors à cheval et se réfugia dans les montagnes des Naffūsa, lesquels étaient des Berbères ḫariǧites. Ils le protégèrent contre l’expédition envoyée par Rawḥ. Une bataille acharnée s’ensuivit qui causa nombre de morts. Le chef de l’expédition en informa Rawḥ qui décida alors de contacter ʿAbd al-Wahhāb b. Rustum. Rawḥ sensibilisa ce dernier sur la dangerosité des menées de ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh sur ses terres. Après avoir lu la lettre de Rawḥ, ʿAbd al-Wahhāb b. Rustum écrivit à son tour aux Naffūsa pour leur ordonner de le [ʾIdrīs] lui livrer ligoté afin d’apaiser le conflit. ʾIdrīs avait appelé les Naffūsa à le reconnaître et leur avait démontré l’erreur de se distancer de ʿAlī b. ʾAbī Ṭālib. Certains avaient répondu favorablement à son appel, mais la plupart ne s’étaient pas laissé convaincre. C’est pourquoi, lorsqu’ils reçurent la lettre de ʿAbd al-Wahhāb, les avis divergèrent. Ceux qui avaient répondu à l’appel de ʾIdrīs dirent : « Comment livrer le fils du Prophète de Dieu, que la paix et la bénédiction de Dieu soient sur lui, à un démon rebelle alors qu’il nous a demandé l’asile ? Non, nous ne pouvons nous permettre pareille chose ! » Les plus savants d’entre eux, craignant que ces dissensions prennent de l’ampleur, préférèrent opter pour un juste milieu en proposant

1 Il s’agit bien entendu ici du fameux Rāšid qui prendra le pouvoir après la mort de ʾIdrīs pour le conserver pendant une douzaine d’années. L’histoire des Idrissides 327

à ʾIdrīs de choisir l’endroit où ils l’emmèneraient. ʾIdrīs accepta ce compromis. ʾIdrīs avait auparavant écrit aux tribus de Š.l.f, Tāhart, 2 Zanāta, Zwāǧa, Ṣ.n.mā, Ṣanhāǧa, et L.wāta . Ces tribus lui avaient répondu favorablement et lui avaient promis de combattre à ses côtés jusqu’à la mort. La lettre qu’il leur avait envoyée est la suivante, ainsi que l’a rapportée al-Ḥasan b. ʿAlī b. Muḥammad b. al-Ḥasan b. Ǧaʿfar b. al-Ḥasan b. al-Ḥasan b. ʿAlī b. ʾAbī Ṭālib : « Au nom de Dieu celui qui fait miséricorde le Miséricordieux. Louange à Dieu qui accorde la victoire à ceux qui le suivent, et qui punit ceux qui se détournent de lui. Il n’y a d’autre divinité que Dieu qui a l’apanage de l’unicité. Les preuves de cela se voient dans les manifestations de Sa sagesse et de Sa bonne direction des choses. Il ne peut être perçu qu’à travers Ses signes et Ses réalisations. Il est exempté dans Sa magnificence de l’injustice des Hommes, du mal et du péché “Rien n’est semblable à lui ! 3 Il est celui qui entend et qui voit parfaitement !” [Co. 42, 11] Que Dieu bénisse Muḥammad, Son serviteur, Son Prophète, le meilleur représentant de Sa création. Il l’a sélectionné et guidé, choisi avec satisfaction. Que les bénédictions soient sur lui et sa famille entière. Cela dit, je suis ici en train de vous convier au livre de Dieu et à la Sunna de son Prophète, que Dieu le bénisse, à la justice parmi les sujets et à l’égalité dans la division, à la lutte contre les injustices et à la protection de l’opprimé, à la revivification de la Sunna et à l’anéantissement de l’hérésie, à l’application des enseignements du Livre à ceux qui sont proches autant qu’à ceux

2 Les vocalisations de certains noms de tribus sont diverses. Je préfère ne pas influencer le lecteur. 3 Pour les traductions coraniques, j’ai choisi celles de Denise Masson à la « Bibliothèque de La Pléiade ». 328 La littérature aux marges du ʾadab

qui sont éloignés. Priez Dieu contre les rois qui se sont conduits en tyrans et qui ont violé la confiance portée en eux, qui n’ont pas honoré les promesses faites à Dieu, qui ont tué les fils de son Prophète. Je vous demande de vous en remettre à Dieu au sujet des veuves éplorées, des orphelins abandonnés, des lois rendues caduques, du sang versé injustement. Ils ont rejeté le Livre et l’islam comme s’ils ne s’en rendaient pas compte, de sorte qu’il ne reste de l’islam que son nom et du Coran que son écriture. Sachez, serviteurs de Dieu, que Dieu demande à ceux qui Le reconnaissent de lutter avec l’acte et la parole contre ceux qui se dressent contre Lui. Avec la parole, il faut prier Dieu, conseiller et aviser, montrer le droit chemin et écarter du vice, dissuader de tout ce qui déplaît à Dieu. Il faut appeler autour de soi au bien, à la patience, à la clémence et à la sympathie, tout en dénonçant tout ce qui est péché devant Dieu. Il faut éduquer et aider ceux qui répondent à l’appel de Dieu, jusqu’à ce qu’ils gagnent en sérénité et en foi, qu’ils se réunissent en un groupe solide et uni. Une fois unis contre la corruption, prêts à lutter contre les oppresseurs, à écraser le vice comme le joug, ils pourront se manifester au grand jour, prêcher parmi la population, lutter contre les oppresseurs, et s’interposer entre les pécheurs et le péché, car il perd celui qui le commet. Ne perdez pas espoir en voyant le peu de gens droits autour de vous, car le Prophète, que Dieu le bénisse, a commencé seul, comme les autres prophètes avant lui. Les hommes bons deviennent plus nombreux par la suite, gagnant la fierté après l’humiliation. Il s’agit ici d’une preuve claire, et d’une démonstration évidente. Dieu, qu’Il soit glorifié, a dit : “Dieu vous a cependant secourus à Badr, alors que vous étiez humiliés.” [Co. 3, 123] Il a aussi dit : “Oui, Dieu sauvera ceux qui l’assistent. Dieu est, en vérité, fort et puissant.” [Co. 22, 40] Dieu a ainsi apporté la victoire à Son prophète, a multiplié Son armée, manifesté Son parti, accompli Sa promesse. En récompense de Dieu le Très-Haut, et en reconnaissance de L’histoire des Idrissides 329

ses actions, sa patience, son inclination à obéir à Dieu, son amour pour ses serviteurs, sa clémence, sa propension à agir avec justice et justesse à l’égard de ses ouailles, à combattre ses ennemis, à se priver de ce dont Dieu lui a demandé de se priver et de se permettre ce que Dieu lui a permis, de rester aux côtés de ses compagnons, de ses bonnes manières, éduqué qu’il fut par Dieu afin que les fidèles suivent son exemple, parangon de vertu qu’il fut. Car, s’ils se comportent ainsi, Dieu leur donnera ce qu’Il leur a promis ainsi qu’Il l’a dit : “Si vous aidez Dieu, il vous secourra et il affermira vos pas.” [Co. 47, 7] Il a également dit : “Encouragez-vous mutuellement à la piété et à la crainte révérencielle de Dieu. Ne vous encouragez pas mutuellement au crime et à la haine.” [Co. 5, 2] Il a également dit : “Oui, Dieu ordonne l’équité, la bienfaisance et la libéralité envers les proches parents. Il interdit la turpitude et l’acte répréhensible.” [Co. 16, 90] Il dit également en les louant et les félicitant : “Vous formez la meilleure Communauté suscitée pour les hommes : vous ordonnez ce qui est convenable, vous interdisez ce qui est blâmable, vous croyez en Dieu.” [Co. 3, 110] Dieu le Très-Haut a également dit : “Les croyants et les croyantes sont amis les uns des autres.” [Co. 9, 71] Dieu, qu’il soit glorifié, a institué qu’on doive ordonner le convenable et interdire le blâmable, rajoutant cela au fait de croire en Lui et de reconnaître Son existence. Il a également ordonné de combattre en Son nom et de diriger les prières vers Lui en disant, qu’il soit glorifié : “Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu et au Jour dernier ; ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son Prophète ont déclaré illicite ; ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la vraie Religion.” [Co. 9, 29] Il a également institué de combattre ceux qui s’entêtent contre la Vérité et qui s’en écartent parmi ceux qui ont cru en Lui et accepté Son Livre jusqu’à ce qu’ils reviennent dans Son giron et qu’ils croient en Lui. Comme il a institué de combattre ceux qui ont refusé de Le suivre et empêché ceux qui voulaient Le suivre 330 La littérature aux marges du ʾadab

jusqu’à ce qu’ils croient en Lui et reconnaissent Sa religion et Ses lois. Il a dit : “Si deux groupes de croyants se combattent, rétablissez la paix entre eux. Si l’un d’eux se rebelle encore contre l’autre, luttez contre celui qui se rebelle, jusqu’à ce qu’il s’incline devant l’Ordre de Dieu.” [Co. 49, 9] Voici le testament que Dieu vous a laissé, vous enjoignant de vous entraider dans l’accomplissement des bonnes œuvres et de la piété et non dans le péché et la transgression. Il s’agissait d’une obligation divine incontestable. Alors, au Nom de Dieu, où allez-vous ? Allez-vous vous détourner, alors que les tyrans ratissent la terre à l’Orient et à l’Occident, et qu’ils répandent sur terre la corruption, le Mal et l’injustice ? Car les gens n’ont plus ni refuge ni espoir auprès de leurs assaillants. Alors, pourvu que vous soyez, vous nos frères berbères, la main protectrice qui se mettra entre nous et l’injustice, ceux qui défendront le Livre et la Sunna, ceux qui redresseront les torts des opprimés fils des prophètes. Soyez alors, que Dieu vous prenne en Sa clémence, de la stature de ceux qui ont combattu et vaincu aux côtés des prophètes. Sachez, peuples berbères, que je suis arrivé chez vous alors que je suis l’opprimé affamé, le fugitif misérable et effrayé à la famille massacrée par nombre d’assassins, et que peu se proposent d’aider. Je suis aussi celui dont les frères, le père, le grand-père et les proches ont été tués. Répondez donc à l’appel de celui qui s’en remet à Dieu et qui vous prie d’en faire de même. Dieu a dit : “Celui qui ne répond pas à l’Apôtre de Dieu ne peut réduire Dieu à l’impuissance sur la terre. Il n’y a pas de maître en dehors de lui. – Voici des hommes manifestement égarés !” [Co. 46, 32] Que Dieu nous garde de l’égarement, et qu’il nous éclaire sur la bonne voie. Je suis ʾIdrīs b. ʿAbd Allāh b. al-Ḥasan b. al-Ḥasan b. ʿAlī b. ʾAbī Ṭālib. Le Prophète de Dieu, que la paix et la bénédiction de Dieu soient sur lui, et ʿAlī b. ʾAbī Ṭālib, que Dieu soit satisfait de lui, sont mes deux grands-pères. Ḥamza, le maître des martyrs, et Ǧaʿfar, qui vole au Paradis [sic], sont mes L’histoire des Idrissides 331

deux oncles. Ḫadīǧa la Véridique et Fāṭima bint ʾAsad qui prit soin du Prophète de Dieu sont mes deux grands-mères. Fāṭima la fille du Prophète de Dieu, reine des femmes de l’univers, et Fāṭima fille d’al-Ḥusayn, reine des filles de la progéniture des prophètes, sont mes deux mères. Al-Ḥasan et al-Ḥusayn les deux fils du Prophète de Dieu sont mes deux pères. Muḥammad et ʾIbrāhīm fils de ʿAbd Allāh, et al-Mahdī et al-Zākī sont mes frères. Voici donc mon appel juste et sans écarts. Quiconque y répond fait de moi son obligé et de lui le mien. Quiconque s’y oppose faute, et Celui qui connaît l’inconnu et la vie après la mort [Dieu] verra bien que je n’ai pas fait verser son sang et que je n’ai pas mis à sac ses biens. Je Vous en fais témoin, ô plus Grand des témoins, et j’en fais témoin Gabriel et Michel que je suis le premier à avoir répondu à l’appel. Je réponds à Ton appel, ô Dieu, j’y réponds, Celui qui pousse les nuages et vainc les clans, qui fait des montagnes gigantesques des mirages, je Te prie d’apporter la victoire au fils de Ton Prophète, car Tu en es capable. » Il a dit : Un millier de Naffūsa partirent avec lui [ʾIdrīs] jusqu’à une ville à Šilf appelée Malyāna. Les gens de cette ville répondirent à son appel et les plus savants d’entre eux lui y dirent : « Il vaut mieux que tu fortifies la ville, car, si tu parviens à concrétiser ton objectif, il n’y aura eu nul mal à l’avoir fortifiée, mais si tu es vaincu tu pourras t’y réfugier . » Il en fit ainsi et ʿAbd al-Wahhāb b. Rustum s’empressa de l’attaquer. Les combats durèrent longtemps et causèrent des milliers de morts. À chaque fois que ʿAbd al-Wahhāb était vaincu, il pouvait toujours compter sur les populations vivant sur ses terres, car elles étaient du même courant que lui, mais, à chaque fois que ʾIdrīs était vaincu il ne pouvait compter que sur ceux qui s’étaient repliés avec lui pour continuer à résister. Voyant cela, ʾIdrīs gagna la Tingitane [laḥiqa bi-Ṭanǧa] et arriva à une ville appelée Walīla [Volubilis]. Les populations de Tingitane et du Sūs extrême, qui étaient de tendance ṣufrite et 332 La littérature aux marges du ʾadab

muʿtazilite, répondirent à son appel et lui prêtèrent allégeance. Certains d’entre eux l’avaient vu combattre à Faḫ [près de La Mecque en 169/786] aux côtés d’al-Ḥusayn, jusqu’à ce que son habit en devienne ensanglanté. Lorsqu’ils le reconnurent, ils se joignirent aussitôt à lui et témoignèrent qu’il s’agissait bien de ʾIdrīs qui avait combattu les Abbassides [al-Musawwida] aux côtés de ses frères et demi-frères jusqu’à leurs morts. Ils se réunirent alors autour de lui et lui confièrent le pouvoir. Il les gouverna à la manière des gens bons et justes, s’entourant d’âmes vertueuses et ne décidant jamais seul sans consulter son entourage. Il était un homme modeste, dévot, qui priait beaucoup, qui s’adonnait à la psalmodie du Coran aussi bien de jour que de nuit. Sa personnalité les ravit et ils le hissèrent à leur tête avec beaucoup d’enthousiasme. ʿĪsā b. ʾIdrīs m’a informé d’après son père, d’après ʾIsḥāq, 4 5 d’après Rāšid leur affranchi : « Lorque ʾIdrīs vit le désir de ses compagnons de combattre, il les incita à combattre les ḫariǧites de ʿAbd al-Wahhāb b. Rustum, ambitionnant de combattre les Abbassides par la suite. Ils acquiescèrent. Cela se passa après qu’il eut passé sept années en Tingitane. »

4 Certains manuscrits donnent « ʾIsḥāq b. Rāšid » (ʾIsḥāq fils de Rāšid) et d’autres « ʾIsḥāq ʿan Rāšid » (ʾIsḥāq d’après Rāšid). La deuxième lecture est beaucoup plus probable. 5 Il s’agit bien entendu ici du fameux Rāšid qui prendra le pouvoir après la mort de ʾIdrīs pour le conserver pendant une douzaine d’années. L’histoire des Idrissides 333

Annexe 2

Récit de la fondation de Fès selon Ibn ʾAbī Zarʿ

Extrait de Al-ʾanīs al-muṭrib bi-rawḍ al-Qirṭās fī ʾaḫbār mulūk al-Maġrib wa-tārīḫ madīnat Fās 334 La littérature aux marges du ʾadab

Ibn ʾAbī Zarʿ – ʾAnīs (p. 37-39)

L’imam ʾIdrīs [II], que Dieu soit satisfait de lui, demeura ainsi jusqu’à ce que le mois de muḥarram inaugure l’an cent quatre- vingt-onze [807]. Il sortit un jour pour chasser et chercher en même temps un endroit où bâtir sa ville... Il finit par revenir à Volubilis bredouille. Il demanda alors à son vizir ʿUmayr b. Muṣʿab al-ʾAzdī d’aller lui trouver un endroit pour y bâtir sa ville. ʿUmayr partit mener cette quête à la tête de plusieurs de ses compagnons. Il traversa en long et en large la région, étudiant aussi bien le sol que les cours d’eau avant d’arrêter son choix sur la région de Faḥṣ Sāys [sud-ouest de Fès ?] où il trouva un terrain aplani, un climat agréable et de l’eau à foison. Cela lui plut et il s’installa auprès d’une source arrosant des prairies plantureuses. Il y fit ses ablutions avec ses compagnons et ils effectuèrent sur place la prière d’al-ẓuhr [prière de la mi-journée]. Il pria alors Dieu de lui faciliter sa quête, et de le guider vers un endroit où il puisse être satisfait de son adoration. Il embarqua pour longer le cours d’eau et demanda à ses compagnons de ne pas quitter la source jusqu’à son retour. Cette source fut alors nommée ʿAyn ʿUmayr d’après lui, et c’est ainsi qu’on l’appelle jusqu’à aujourd’hui. Et ce ʿUmayr est l’ancêtre des Banū al-Malǧūm, une des grandes familles de Fès. ʿUmayr suivit le cours d’eau en traversant Faḥṣ Sāys jusqu’à arriver aux sources d’où provient la rivière de la ville de Fès. Il vit alors plus de soixante sources arroser les terres aux alentours. Il vit aussi autour des sources plusieurs sortes d’arbres : des tamaris, des ṭaḫš, des genévriers, des kalḫ et bien d’autres espèces. Il s’abreuva à la source et trouva l’eau très bonne. Il pensa avoir trouvé un endroit doté d’une eau claire et d’un climat agréable, encore plus luxuriant que les terres environnant la rivière Sbū. Il longea à nouveau le cours d’eau jusqu’à arriver à l’endroit qui allait devenir Fès. Il finit par apercevoir entre les deux montagnes un marais couvert d’arbres et traversé par plusieurs L’histoire des Idrissides 335

sources et rivières. Quelques parties du marais étaient habitées par des tribus zénètes connues sous les noms de Zwāġa et Banū Yazġitan qui y vivaient dans des tentes en poils. ʿUmayr finit par revenir auprès de ʾIdrīs et lui décrivit positivement l’endroit qu’il avait découvert, lui parlant de l’eau abondante qui s’y trouve, de la bonne qualité de sa terre, et de son air agréable... ʾIdrīs fut conquis par une telle description et voulut en savoir plus sur les populations qui occupaient l’endroit. On lui dit qu’il s’agissait de membres de la tribu de Zwāġa connus sous le nom de Banū al-Ḫayr [les enfants du Bien]. ʾIdrīs répondit : « Il s’agit ici d’un heureux présage. » Il leur envoya alors des émissaires et leur acheta leurs terres pour six mille dirhams. Il leur paya cette somme, les en fit témoins et commença à bâtir la ville. […] L’on dit aussi qu’il acheta l’endroit de l’actuelle rive des Andalous [l’une des deux rives de Fès] en payant deux mille cinq cents dirhams aux Banū Yazġitan. Il leur paya cette somme et l’acte de vente fut rédigé par son secrétaire le faqīh ʿAbd Allāh b. Mālik al-Ḫazraǧī al-ʾAnṣārī. Cela se passa en cent quatre-vingt-onze. ʾIdrīs s’y installa alors et commença à bâtir les murailles... La littérature aux marges du ʾadab

Pre-Existence and Shadows A Gnostic Motif or a Literary One ?

Leonardo Capezzone

Sapienza – Università di Roma Pre-Existence and Shadows 337

The doctrine of pre-existence of the Twelve Shiite Imams in the form of incorporeal shadows, or reflections of divine light ʾaẓilla( , or ʾašbāḥ) is one of the main narrative focuses of three Gnostic texts : ʾUmm al-kitāb ( = ʾUmm), Kitāb al-haft wa-l-ʾaẓilla ( = Haft) and Kitāb al-ṣirāṭ ( = Ṣirāt). It is based on the transmission of the exegetical word of Muḥammad al-Bāqir and Ǧaʿfar al-Ṣādiq, the fifth and the sixth Shiite Imams, by some of their most intimate disciples, like Ǧābir b. ʿAbd Allāh al-ʾAnṣārī, Ǧābir b. Yazīd al-Ǧuʿfī and Mufaḍḍal b. ʿUmar al- Ǧuʿfī (fl. between the first/seventh and the third/ninth centuries). The authenticity of these texts, whose original drafts seem to go back to a period between the second/eighth and the 1 fourth/tenth century , and the reliability of their transmitters have raised a long history of criticism and censorship (and, finally, 2 rehabilitation in the modern Age) among Imamite scholars . Such a view, which implies the Gnostic notion of a genealogy marked by the presence of a particle of divine light, also encompasses the souls of the muʾminīn, who recognized the salvific message of the Imams’ word. Since the fourth/tenth century, Imamite Shiism deemed those sources dangerous forgeries, and the outcome of a heterodox hermeneutical trend. Nonetheless, the most ancient collections of Shiite traditions (al-Kulaynī, al-Ṣaffār al-Qummī) prove to have included a disturbing, although fragmentary, reverberation of that doctrine. Furthermore, besides transmitters who were censured for transmitting traditions related to the doctrine of ʾaẓilla (including Mufaḍḍal b. ʿUmar al-Ǧuʿfī up to the enigmatic al-Šalmaġānī), other lost versions of a Kitāb al-ʾaẓilla (whose title lets us easily understand the traditions gathered in these texts), that were collected by representatives of the Imami

1 For these texts (ʾUmm, Haftand Ṣirāṭ), see Tidjens 1977 ; Halm 1978 ; Halm 1981 as well as Halm 1982, p. 113-199 and p. 240-74 ; Ṣirāt, p. 295-317 ; Capezzone 2002 ; Turner 2006 ; Anthony 2011 and Asatryan 2015. 2 Examples of such debates are in Capezzone (forthcoming) ; Capezzone 2000. 338 La littérature aux marges du ʾadab

school of Qumm, do not seem to have undergone any censorship (see Capezzone [forthcoming]). Most likely drawing on these sources, early Imamite heresiographers (e.g. al-Nawbaḫtī, al-Qummī), when giving a narrative shape to the spread of heterodoxy during the first- second century H., use the basic, descriptive elements of this ‘genealogical’ doctrine, placing its evocative image —a clear sign of deviance— alongside with the notion of transmigration (intiqāl, tanāsuḫ) of the genealogical charisma into the soul of a false imam. Besides the impact of Gnostic contents on religious themes 3 that support ġulāt claims , is it possible to detect, and to determine the gradual transition of a specific, genealogical motif, based upon the powerful Gnostic images of pre-existence (apparently going back to the Prophet Muḥammad according to some sources, Masʿūdī and Kumayt in this case), from the literary realm, right up to the early Shiite doctrinal laboratory, until it becomes, conversely, capable of providing a descriptive device to narratives about heterodoxy ?

* * *

3 For a discussion on the real presence of Gnosticism in the heterodox panorama of the period, see Bayhom-Daou 2003. Pre-Existence and Shadows 339

1. A long passage by Masʿūdī (d. 345/956) describes an overview of Shiite heterodoxy on the eve of the of the Twelfth Imam. In fact, this passage is a digression (as often occurs with this author). The opportunity is provided by the citation of some verses in praise of the Prophet Muḥammad, wherein the Prophet’s genealogy acquires an element (the pre-existence of the Prophet in the form of shadow) which, despite its fragmentary appearance, sounds like a clue of the spread, in seventh century Arabia, of the Gnostic motif of shadows of light as attested, for example, in some texts of the Nag Hammadi Library (fourth 4 5 century) . Thus Masʿūdī writes Murūǧ( , t. III, p. 262-268) :

Many of those who exaggerate in religious devotion, departing from reason and common sense, [...] get their arguments for their doctrines [...] from the verses that al-ʿAbbās [b. ʿAbd al-Muṭṭalib, the Prophet’s uncle] composed in praise of the Prophet. According to Quraym b. ʾAws b. Ḥāriṯa b. Lām al-Ṭāʾī, [when al-ʿAbbās] paid

4 In the treatise called On the Origin of the World, we read : “And the shadow comes from a product that has existed since the beginning. It is, moreover, clear that it existed before chaos came into being, and that the latter is posterior to the first product. […] Now the eternal realm (aeon) of truth has no shadow outside it, for the limitless light is everywhere within it. But its exterior is shadow, which has been called by the name ‘darkness’. From it, there appeared a force, presiding over the darkness. And the forces that came into being subsequent to them called the shadow ‘the limitless chaos’. From it, every kind of divinity sprouted up [...] together with the entire place, so that also, shadow is posterior to the first product. It was the abyss that it (shadow) appeared, deriving from the aforementioned Pistis” (Robinson 1990, p. 161). In the Apocryphon of John, Adam “was revealed because within him dwelt the shadow of light” (Davies 2015, p. 111). I would like to thank Alberto Camplani for pointing out these texts. See also Asatryan et Burns (2016). 5 On Masʿūdī’s heresiographic competence, and the religious landscape observed by this author, see Van Ess 2011, p. 587-595. 340 La littérature aux marges du ʾadab

homage to the Prophet converting to Islam, he said : – O Prophet of God, let me recite your praise. – Speak the Prophet said may God never silence your tongue. – And he recited :

Until now, you existed in the form of shadow (fī ẓilāl) in places in paradise where leaves covered bodies. Then you came down on earth, not even in human form, flesh and blood, but a drop wandering on a drifting vessel, risking shipwreck. A drop passing (tanqalu) from the loins to the womb When a world ended and another one began. When you were born the earth lit up, and your light cleared the horizon. How could we, in the middle of your light, divert liars from your path ?

Sectarians are obstinate, when they say that these verses were quoted by all the chroniclers, who preserved the memory of the Prophet’s joy in hearing al-ʿAbbās as he declared this panegyric. But this faction of extremists (ṭāʾifa min al-ġulāt) drew from these verses arguments in favor of their allegorical tenets (dalāla fī bawāṭin iddaʿū- hā), and forced interpretations that led them away from reason and common sense. This error was supported by many of their authors, and also by the most subtle of their theologians, who belonged to the muḥammadiyya, ʿilbāniyya or even to other sects. Among these, we should remember ʾIsḥāq b. Muḥammad al-Naḫaʿī, called al- ʾAḥmar, well-known for his book entitled Kitāb al-ṣirāṭ (See Ṣirāṭ, p. 303). [...] We have already had [elsewhere] the opportunity to talk about muhammadiyya, ʿilbāniyya, the muġīriyya and all the other heterodox doctrines, such as those of the entrustment (tafwid), or the mediation (waṣāʾiṭ) ; we have already refuted them all and also the ones who preach the transmigration of souls (tanāsuḫ al- ʾarwāḥ) in animal species, whether they are Muslims or wise men Pre-Existence and Shadows 341

from ancient Greece, or India, or they are dualist, Zoroastrians, or 6 Christians .

We already gave our arguments against the heretics who have preceded us or who live in our time, in the year 322/933-934. I want to mention here only those who, continuing to speculate on the principles of the previous doctrines, expressed similar propositions, around which they built their beliefs. [...] But let’s now go back to the story of ʿAbd al-Muṭṭalib, from which we drifted with our digression.

From the point of view of the history of mentality, the inference that brings Masʿūdī to connect an ‘orthodox’ homage to the Prophet, based on a shared (though not yet canonical) literary motif, to expressions of Shiite sectarianism of his time is extremely interesting. The concept of a prophetic entity that is transmitted in Muḥammad in the form of a spermatic quiddity that traces back to Ishmael and Abraham, and then to the series of biblical patriarchs up to Adam, has already been expressed in the first-second centuries H., and the related traditions reflect an adherence to the cultural model of genealogy, which is confirmed in both the Prophet’s standard biography and in later 7 Sunni sources . The transfer of this prophetic entity regards the spermatic substance that is transmitted, and it is perceived and expressed in the context of a natural vision, in the order of ideas of reproduction : in many ḥadīṯ, Muḥammad pre-exists in the loins of Adam (Rubin 1975, p. 67 ff., 81 ff.). In these verses, genealogical praise is enriched by a descriptive element : fī ẓilāl that provides a fleeting but clear Gnostic valence to the literary image. Only a century later, that valence would

6 On metempsychosis, see Walker 1991. 7 Sīra, p. 3 ff. The issue of prophetic genealogy has been extensively studied by Rubin 1975 (for the verses quoted from Ibn Qutayba, see p. 90) ; Rubin 1979 ; EI2, s.v. “nū r mu ḥ a m m ad ī”. 342 La littérature aux marges du ʾadab

give birth to a doctrine which, in turn, would be illustrated (or rather : narrated ?) in texts by a range of heterodox Shiites trends : Masʿūdī —and, in a more detailed fashion, third-fourth/ninth- tenth century heresiography— give an account of those trends. Actually, the heavenly shadow evoked by the poet, the form in which the Prophet existed before creation, heavily recalls the Gnostic theory, preached by heterodox texts, of shadows (ʾaẓilla) of light in which the descendants of Muḥammad, through ʿAlī and Fāṭima, existed since before the creation of the world. The connection established by Masʿūdī is evidently the clue of a 8 continuity (invoked by sectarians, as Masʿūdī admits ) between the earliest formulation of the nūr muḥammadī and the subsequent Shiite reworking. Let’s now read two verses of the poet Kumayt (d. 125/743), 9 addressed to the Prophet :

When the name of your ancestors is pronounced the tree of your descent blooms from Eve to ʾĀmina, your mother. From generation to generation to you were transmitted, and from ʾĀmina you took, white silver and gold.

Even in this case, the verses reflect the order of ideas in which the prophetic profile of Muḥammad was acknowledged : the praise of his descent, the transmission of genealogical virtue, attention to the female line, and eventually a symbolic mention

8 It is interesting that in Masʿūdī’s report, there is memory only of Kitāb al-Ṣirāṭ and its presumed author. As a matter of fact, ʾUmm al-Kitāb (that according to Halm 1981, p. 35-36, is the most ancient text from Kufan ġulūw) seems to have disappeared from bibliographic and heresiographical Shiite repertoires, whilst many versions of a Kitāb al-ʾaẓilla are present in Imamite ʿilm al-riǧāl literature ; for the censorship that struck some of these versions (or rather, some of the transmitters of a text named as such) see Capezzone (forthcoming). 9 Kumayt Hāšimiyyāt, p. 84. See Rubin 1975, p. 91 ; Amir-Moezzi 1992a, p. 110. The poet was a well-known supporter of the kaysāniyya. Pre-Existence and Shadows 343

of light in the metaphor of silver and gold. I would like to focus on the words with which these things are expressed : in the first hemistich of the translated second verse, in order to express ‘transmission’, the poet uses tanāsuḫ (qarnan fa-qarnan tanāsaḫū-ka, la-ka / al-fiḍḍata min-hā bayḍāʾa wa-l-ḏahab). Translating these verses, with an inference which in many ways reminds the one of Masʿūdī, Ignaz Goldziher thought he had found a reference to the transmigration of souls (Goldziher 1908, p. 335) ; I rather think that Kumayt was ‘simply’ talking about the prophetic substance of Muḥammad that passed through his ancestors. It is interesting to compare the linguistic use of the verb, transitive also in this case, tanāsaḫa in a source that is above any suspicion of heresy as Ibn ʾAbī al-Ḥadīd. Here, the verb expresses the same concept, already developed by Shiism in favor of Ḥusaynid descent : tanāsuḫ stands for the transmission of genealogical virtue (tanāsaḫat-hum karāʾim al-ʾaṣlāb), which transits in the best vicars (as in the case of the Prophet’s father, ʿAbd Allāh) eventually to settle in the right depositary (Ibn ʾAbī al-Ḥadīd, Šarḥ, t. II, p. 180). Exactly like Goldziher did in translating Kumayt’s verses, heresiographers of the third/fourth century H. gave the term tanāsuḫ the meaning of metempsychosis, transmigration of souls ; they saw it as a peculiar term of the heterodox lexicon. We are facing an ambivalence in the relationship between word and thing : when a source of the fourth/tenth century like Masʿūdī speaks about forms of pre-existence of the Prophet, even in the figurative sense of a genealogical virtue, the result is a consequential discourse that induces the author to digression and inference, leading him to talk about heresies. Nonetheless, behind these apparent misunderstandings, or inferences, probably a late antique cultural and religious background is at work, providing a common root first to the emersion of the literary motif, celebrating the genealogical virtues of Muḥammad, then to the expansion of the same motif in a Gnostic, sectarian 344 La littérature aux marges du ʾadab

10 theme aiming at magnifying his own descendants . We shall try to outline the historical context in which such elaboration has been consummated, and to identify who was responsible for this transformation, starting from a fact inherent to the early history of Shiism, as early heresiography narrated it : the disclosure and the deceitful use of Gnostic doctrines by the impostor ʿAbd Allāh b. Ḥarb.

* * *

2. The uprisings that preceded the Abbasid revolution —not only the one of Muḫtār in , but also the gigantic revolt led by ʿAbd Allāh b. Muʿāwiya, son of a son of a brother of ʿAlī from 127/774 to 129/746— shed a light on some peculiar elements of a complex parental horizon, from which claims of legitimacy could spring. As to this revolt, still in the sixth/twelfth century Šahrastānī could write that

[…] there was a deep fracture on the issue of the Imamate between the followers of ʿAbd Allāh b. Muʿāwiya and those of Muḥammad b. ʿAlī (the Abbasid) ; each of them claimed to be the executor of ʾAbū 11 Hāšim’s will, despite its groundlessness .

The alleged will may have been without grounds, yet at the time it had a big impact on collective consciousness (and on the mechanisms of political propaganda, which was not exempt from using false news as a resource), since it was deemed necessary in giving legitimacy to whoever aspired to it. In such an order

10 Amir-Moezzi’s translation of the term with métemphotose, i.e. “déplacement de la lumière prophétique” sounds very relevant to the connection of the word tanāsuḫ with the memory of a Gnostic background. See Amir-Moezzi 1992a, p. 109, 313. 11 Šahrastānī Milal, t. I, 113 ; Moscati 1952. On the revolt of ʿAbd Allāh b. Muʿāwiya : al-Qāḍī 1974, p. 239-57 ; Shaban 1971, p. 161, 63 ; Tucker 1980. Pre-Existence and Shadows 345

of ideas on power and its transmission, the perception of an authority that transcends the real exercise of power begins to spread ; this authority is not yet sacred, but from sacrality it borrows the ineffable character of consensus. The concept of transfer of authority is loaded with a new charisma, and it is developed through unusual channels : the line of transmission, according to the kaysāniyya trend —architect, with Muḫtār, of sacral infusion, hanging in the balance between messianism, gnosis and antinomianism— proceeds from the Prophet (who is the bearer of a sublime solitude : an orphan with no male progeny) ; passes on to the husband of his daughter, that also has a brother, Ǧaʿfar, from which ʿAbd Allāh b. Muʿāwiya descends (and sources let us suppose that his revolt, antagonist of the Abbasid one, was another claim in the dynamic of family rights given for granted) ; it then continues with Ḥasan, with his first brother Ḥusayn, and at last with his second brother Muḥammad b. al-Ḥanafiyya. Obviously, this same line would imply the succession of the latter’s son, ʾAbū Hāšim. On one hand, we have Shiites that support the rights of Husayn’s son, Zayn al-ʿĀbidīn, against the followers of Muḫtār’s claim (later perceived as heterodox) in the name of Muḥammad b. al-Ḥanafiyya. In this way, they radically innovate the system of authority transfer in a family, developing a vision that, step by step, narrows down from the Banū Hāšim (the Prophet) to the 12 Talibites (ʿAlī) to the Alides (Ḥasan and Ḥusayn) to the Ḥusaynids . On the other hand, Abbasid demagogy accepts the premises of the kaysāniyya discourse (religiously heterodox, but politically pertinent to the parental order of the time), claiming the validity of the alleged testament of the son of ʿAlī’s third son. Then, that same demagogy shifts the balance from one branch of the family to

12 For the first emergence of a line of twelve Imams in early Imamite heresiography, see Kohlberg 1976. 346 La littérature aux marges du ʾadab

another one, inserting a non Alid element in a genealogical order that however originates from ʿAlī (or at least passes through ʿAlī). ʿAbd Allāh b. Muʿāwiya claims his right to ʾAbū Hāšim’s legacy as he is the son of a son of ʿAlī’s brother, whose grandfather was ʿAbd al-Muṭṭalib. Therefore, it is from the inheritance of the Prophet’s uncle that the net of kindred unfolds, all inside the Banū Hāšim clan, within which one could think of claiming any right. However, the infrastructure, with all its religious implications, behind the structural fact of a political-genealogical dispute, highlights a cultural attitude that is beginning to consider, in the concept of power that is being developed and disputed, the transfer of a sacred charisma that now characterizes this power. It is the marginal and peripheral voice of ʿAbd Allāh b. Ḥarb, that from al-Madāʾin would join ʿAbd Allāh b. Muʿāwiya’s adventure. After the death of the Talibite leader, although completely out of any genealogical association, he would claim that he was invested of the Imamate’s transmission (al-waṣiyya wa-l-ʾimāma), and that 13 ʾAbū Hāšim’s soul had passed into himself (taḥawwalat fī-hi) . ʿAbd Allāh b. Ḥarb’s pretension seems to be the first of a long list of deviant claims, coming from the heterogeneous Shiism between the first/seventh and the second/eighth centuries, by personalities that declare, outside of any genealogical logic, they are the true heirs of ʾAbū Hāšim. The first heresiographical report on ʿAbd Allāh b. Ḥarb come from ps. al-Nāšiʾ al-ʾAkbar (dating no later than 230/843-844), in which we see him propagate his doctrine only after ʿAbd Allāh b. Muʿāwiya’s death and follow a recurring type : he is only the propagandist of a charismatic leader. In the doctrinal vision of ʿAbd Allāh b. Ḥarb’s sect, loaded with Gnostic elements deduced from a particular exegesis of the Qur’an, the Prophet is invested of the Holy Spirit (rūḥ al-quds), which he then

13 al-Qummī Maqālāt, p. 40 ; Nawbaḫtī Firaq, p. 30 : here he is called al-Ḥāriṯ. See Capezzone 2006. Pre-Existence and Shadows 347

passes on to ʿAlī ; from ʿAlī the Holy Spirit is transferred (intalaqat) in Ḥasan and Ḥusayn, then in Muḥammad b. ʿAlī (that is Ibn al-Ḥanafiyya), then in ʾAbū Hāšim and at last in ʿAbd Allāh b. Muʿāwiya. The source closes the long passage on this sect, called ḥarbiyya, with the following remarks :

With their doctrines they corrupt the divine word ; furthermore, they declare that a believer, when he knows (ʿarafa) his imam, is authorized to suspend the observance of religious precepts (farāʾiḍ). This is a common opinion among those who exaggerate the concept of the Imamate ; the difference between them lies in the person whom, among the lineage of ʿAlī, they recognize as the Imam ([ps.] al-Nāšiʾ al-ʾAkbar Niḥal, p. 36-40).

Twelver heresiographers such as Qummī and Nawbaḫtī are particularly committed in distancing themselves from the exaggerations of those Shiite trends, while facing the spread of some heterodox doctrines (that ʿAbd Allāh b. Ḥarb misused to legitimize his mission), and of some disturbing texts that claim to contain the exegetical knowledge of imam Ǧaʿfar al-Ṣādiq, transmitted to his most intimate disciples. Such doctrines, and such texts, in that period, evidently sounded heterodox and 14 dangerous for the safety of the Imamite community . In these

14 Madelung 1967 proved that the treatises of Nawbaḫtī and Qummī depended on common sources, such as Kitāb al-radd ʿalā al-ġulāt by Yūnus b. ʿAbd al-Raḥmān ; the two writers seem to depend on this source especially when passages of their writings reveal a refutative style. Yūnus, close to the imams Mūsā al-Kāẓim and ʿAlī al-Riḍā, had the chance to study the quality of the sectarians’ allegorical exegesis while refuting their heresies, and he clearly realized that these doctrines developed from a bold Koranic exegesis. In fact, Yūnus met a group of Shiite followers of the imam al-Bāqir (waǧadtu bi-hā qiṭʿa min ʾaṣḥāb ʾAbī Ǧaʿfar) in Iraq ; he brought with him their texts, and submitted them to the eighth Imam’s judgement. The Imam invalidated as false the majority of traditions that were attributed to his predecessors : see Kaššī Iḫtiyār, p. 146. 348 La littérature aux marges du ʾadab

two heresiographical sources, ʿAbd Allāh b. Ḥarb is presented as a fraud, filling the vacuum left by ʿAbd Allāh b. Muʿāwiya :

The partisans of ʿAbd Allāh b. Muʿāwiya, called muʿāwiyya, believed that souls transmigrated (tatanāsaḫū), and that the Spirit of God, by this rule, was in Adam, as some Christian sects said. Prophets had a divine nature, their succession corresponding to the one of the Spirit, arriving to the Prophet Muḥammad, continuing with ʿAlī, Muḥammad b. al-Ḥanafiyya, his son ʾAbū Hāšim and finally with ʿAbd Allāh b. Muʿāwiya. They believe that the world is eternal, and that adultery and sodomy are legitimate. When ʾAbū Muslim killed ʿAbd Allāh b. Muʿāwiya in prison, his followers split in several groups : one recognized the imamate of ibn Ḥarb, keeping alive the heresy of the transmigration of souls (tanāsuḫ), of the pre-existence of souls as shadows (ʾaẓilla) and of the cycles of existence (dawr), declaring that those were the doctrines transmitted by Ǧābir b. ʿAbd Allāh al-Anṣārī and Ǧābir b. Yazīd al-Ǧuʿfī, to whom the whole school traced back (maḏhab) (Qummī 15 Maqālāt, p. 43 ; Nawbaḫtī Firaq, p. 31) .

Both writers are describing a very uncertain and politically confused historical moment after the failure of ʿAbd Allāh b. Muʿāwiya’s revolt (“... one group believed that ʿAbd Allāh b. Muʿāwiya died without leaving a clear will indicating the imam. The perplexed members of this group passed from one Shiite group to another without referring to a specific imam...”, Qummī writes, Maqālāt, p. 44.). In fact, Qummī recognizes in the disconcert of the perplexed people the last traces of kaysāniyya, by now declining, and the emergence of the muġīriyya current (Qummī Maqālāt, p. 44). In this source we see the attempt of describing an ideological line that, after experimenting an

15 On Ǧābir b. ʿAbd Allāh al-ʾAnṣārī and Ǧābir b. Yazīd al-Ǧuʿfī see the relative entries in EI2 ; we shall come back to them further on. Pre-Existence and Shadows 349

eccentric course, is returning towards a centre. Mentioning muġīriyya, the heresiographer evokes Muġīra b. Saʿīd, the leader of a group named after him, loyal to the imam Muḥammad al-Bāqir (therefore to the Ḥusaynid line). He belongs to the same heresiological type of ʿAbd Allāh b. Ḥarb : individuals who declare the divine nature of the imam they support, and then claim the chrism of prophecy for themselves (See Tucker 1975 ; Halm 1982, p. 89-96 ; Wasserstrom 1985). But this centre, to which the model of the heterodox drift seems to return, in the meantime is burdened, or enriched, by the baggage that drift has picked up during its wandering : it is inside this front that the heresiographical myth of sabāʾiyya reappears, naming a group that speculates on certain religious themes (takallamū fī al-ʾaẓilla wa-l- tanāsuḫ fī al-ʾarwāḥ, Qummī Maqālāt, p. 44 ; Nawbaḫtī Firaq, p. 35). Moving away from the chronological anxiety of heresiographers, we can observe the persistence of a core of doctrines (that later on Shiism would consider heterodox) whose tenets —divine light transmitted from Adam to the prophets and imams, pre- existence in the form of shadows— are formalized by means of a transmission routed by individuals close to the exegetic knowledge of the fifth and the sixth Imam. This stream of transmission begins to take the form of texts (which the versions of ʾUmm, Haft, Ṣirāṭ that have reached us presumably depend on), from which heresiographers clearly draw on ; as such, these tenets must be refuted ([ps.] al-Nāšiʾ al-ʾAkbar Niḥal, p. 36-40).

* * *

3. The heterodox drifts that we have looked upon adopt, more or less always, the kaysāniyya religious language and its messianic functions, but they are structured on the controversial affair of ʾAbū Hāšim’s testament. On this fact, overloaded with a spiritual valence tending to the sovereign’s sacralization, parental ideology 350 La littérature aux marges du ʾadab

—not only pro-Alid but specifically pro-Husaynid— inserts itself. Pro-Alid Shiism needs arguments that could be capable of going beyond the contingency of tradition, and do not limit themselves to legalize but also to legitimize. Pro-Husaynid Shiism, instead, needs to create a superstructure of values with a highly emotional profile (to which the tragic passion and death of Ḥusayn is not unrelated), that is to elaborate a new culture of genealogical transmission. Possibly in this historical moment, when Muḥammad al-Bāqir’s majority age places him at the head of the Ḥusaynid branch of the Alid family, the earlier step of the Shiite doctrine of nūr muḥammadī starts to develop. A light coming from Adam is genealogically transmitted to the Prophet, and it shapes the intimate essence of the connection between ʿAlī and his lineage, and then transmitted from father to son. Fāṭima’s role is quite evident in this parental strategy ; but the concept takes its substance from the cultural and overwhelming concept of prophecy, and its cyclical incidence on time : an active factor, capable of contrasting the merely legalist discourse. The divine light particle, infused in the Prophet’s genealogy starting from ʿAbd al-Muṭṭalib, grandfather of Muḥammad and ʿAlī, and from them transmitted to his descendants in equal parts, is the keystone of a system of boundaries of sacrality from a familiar point of view. From Muḥammad al-Bāqir on, a corpus of traditions starts developing. These would be collected in the great Imamite 16 repertoires (Kulaynī above all) , that would then be globally inserted in the eleventh/seventeenth century in the encyclopaedic Biḥār al-ʾanwār by Maǧlisī. A unifying topic is the feature of such a corpus, that is the divine light from which Muḥammad and ʿAlī were created : a light that has been transmitted to them by

16 On him see Amir-Moezzi et Ansari 2009. Pre-Existence and Shadows 351

their common ancestors, enclosed in the genealogy of prophets of the Judaeo-Christian tradition that traces back to Adam (Maǧlisī Biḥār, t. XI, p. 33-34 ; t. XXIII, p. 39, 57 ff.). The prophetic light gives substance to the idea of waṣī, which provides a new shape to the parental order : an ancient idea, that already appeared in Muḫtār’s messianic propaganda when he defined Muḥammad b. al-Ḥanafiyya as al-mahdī ibn al-waṣī (Balāḏurī ʾA n s āb, t. V, p. 218, quoting ʾAbū Miḫnaf). Including the discourse on heritage in the order of prophetic genealogy, nevertheless, two modalities of transmission are distinguished between ʾawṣā and dafaʿa (Maǧlisī Biḥār, t. XI, p. 41 ; t. XXIII, p. 57-59) ; the distinction actually outlines a qualitative difference between the act of ‘infusing’ waṣiyya and the one of ‘pushing it’. If Muḥammad receives prophetic light from his father, this happens through the simple transposition of the peculiar element of prophecy, by which the father is a mere receptacle ; indeed in ʿAlī there is a real proper infusion, that makes him the actual embodiment of a long chain of ʾawṣiyāʾ in the religious history, common to Israelites and Muslims. Therefore, light is the fundamental substance of prophetic heritage ; it is the building block of the doctrine of incarnation of the spirit of eternal light in the earthly bodies of the Imams. The expansion of this article of faith embraces the pre-existence, before creation, of Muḥammad, ʿAlī, and Fāṭima and of their first two descendants : it has all the features of an emanation theory, in which the light, as intimate substance of this pentad, proceeds from the same light of God’s throne, and the world generates from these five lights (in short, this is the doctrine of the tafwīḍ). Even the names of the Five are emanations of the attributes of God, reflecting a theological speculation on divine name and faculty. The Five pre-exists, before creation, in the form of ʾašbāḥ and ʾaẓilla, immaterial containers of divine 352 La littérature aux marges du ʾadab

light thought of as shadows of light (Maǧlisī Biḥār, t. XI, p. 41 ; 17 t. XXIII, p. 57-59) .

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4. The corpus of traditions on which early Shiism developed its own discourse on nūr muḥammadī, and on the pre-existence of the Prophet’s Family in the form of shadows of light, allow us to isolate and to date some doctrines connected to the religious circle of the fifth Imam Muḥammad al-Bāqir. The transmission of this set of traditions is a practice that continues up to the last imam of the Husaynid line : al-Ṣaffār al-Qummī (d. 290/902-903), contemporary to the tenth and eleventh Imam, would collect 18 them in his Baṣāʾir al-daraǧāt, aiming at systemizing them . With all likelihood this source is the last work —or, at least, among those which have reached us— which gathers in such a systematic manner traditions that are also dear to heterodoxy. It seems to be the terminal outcome of an age of Shiite religious thought that is about to end, on the eve of the of the Twelfth Imam. A clue of the slight suspicion this text would later arise comes from the doubts the fifth/eleventh century Imamite bio-bibliographer al-Naǧāšī expressed, not so much about the author’s reliability, as about the uncertain origin of 19 traditions he sometimes collects . In al-Ṣaffār al-Qummī’s work,

17 On the pre-existence of Muḥammad, see Maǧlisī Biḥār, t. XXIII, p. 310-11, 319 ; on ʾašbāḥ, t. XI, p. 118, 175 ; XV, p. 25 ; on ʾašbāḥ/ʾaẓilla of the Prophets’ Family created before Adam, t. XI, p. 114, p. 116, 117-118, 164-165, 172-174 ; XV, p. 6, 8-9, 10, 18-19, 23, 24 ; on the creation of the world by emanation of light from the Five, t. XV, p. 10-11, 27 ss. ; t. XXIII, p. 320. 18 On this text and its author see Amir-Moezzi 1992a and Amir-Moezzi 1992b, p. 73-154 on the pre-existence of the Imams ; Amir-Moezzi 2011, p. 127-158 ; Newman 2000, p. 67-93, 113-147. 19 Naǧāšī Riǧāl, t. II, p. 252 : kāna waǧhan… ṯiqa, ʿaẓīm al-qadr… qalīl al-saqṭ fī al-riwāya. Pre-Existence and Shadows 353

one can verify the recurrence of the same terms featuring some heterodox expressions (particularly the muḫammisa-mufawwiḍa currents), even when these trends, expanding the Gnostic vision of the pre-existence of Muhammad and his lineage, elaborate the emanation theory of tafwīḍ, the ‘mandate’ by which God entrusts the Prophet and his Family (Fāṭima, ʿAlī, Ḥasan and Ḥusayn) the demiurgic function of creating the world (Kulaynī ʾUṣūl, t. I, p. 265-68). While al-Ṣaffār al-Qummī’s text seems to have reached us in its integrity, another source of the same period, that over time became canonical —the Uṣūl min al-Kāfī by Kulaynī, one of al-Ṣaffār’s pupils (d. 328/940-41)— raises some concerns : in fact, a disproportion stands out between the profusion of traditions related to this topic that, in the seventeenth century, Maǧlisī recollects from the ʾUṣūl in his Biḥār (Balāḏurī ʾA n s āb, t. V, p. 218, quoting ʾAbū Miḫnaf ; Maǧlisī Biḥār, t. XI, p. 41 ; t. XXIII, p. 57-59), and the relatively small number of traditions on the same topic that have reached us from al-Kulaynī’s source. A meaningful clue of Imamite censorship, that may have affected this fundamental source for the history of Shiite doctrines, comes indirectly from al-Naǧāšī. In the biographical note that he dedicates to Isḥāq b. al-Ḥasan b. Bakrān al-ʿUqrānī, a transmitter from Kulaynī (Naǧāšī Riǧāl, t. II, p. 291-292), Naǧāšī describes him as a weak transmitter (ḍaʿīf), and writes about him :

I saw him in Kufa […]. He has been transmitting Kulaynī’s text [after having received it] from him (wa-kāna yarwī kitāb al-Kulaynī ʿan- hu). In that time, it was a heresy, and I never heard anything from him (wa-kāna fī hāḏā al-waqt ġuluwwan fa-lam ʾasmaʿ min-hu šayʾan).

The historical value of this sentence is highly controversial : was there a period during which transmitting Kulaynī’s text (or some sections of it) was considered to be a deviation from a criterion of orthodoxy ? Naǧāšī’s testimony brings us back to the 354 La littérature aux marges du ʾadab

first decades of the major occultation (the same period in which al-Masʿūdī described his heterodox landscape), when Kulaynī’s work had already gained its authoritativeness, as well as an established redactionary shape —from which, likely, ʿUqrānī may have diverged. Actually, the modern source of Māmaqānī (d. 1933) is enlightening : ʿUqrānī was not ġālī, yet the fact of transmitting some passages of Kulaynī’s work, concerning some particular issues related to the Imams, at that time, was considered an act of ġulūw (Māmaqānī Tanqīh, t. I, p. 114). Elsewhere I have showed that materials, that would later be considered heterodox, may have passed into the ʾUṣūl by means of one of Kulaynī’s teachers, Sahl b. Ziyād (Capezzone [forthcoming], p. 182-190). Many of the ʾisnād that connect this scholar to his important pupil prove Sahl b. Ziyād’s dependence on names that result connected with the transmission of a version of a Kitāb al-ʾaẓilla. And it is al-Naǧāšī himself that reminds us that Sahl b. Ziyād was expelled from Qumm because he was accused of having joined ġulūw (Naǧāšī Riǧāl, t. I, p. 417-418). In the most ancient repertoires of Shiite traditions, Etan Kohlberg traced some unusual cases of transmission of religious knowledge concerning the imam Muḥammad al-Bāqir. In these sources one can find a limited number of ḥadīṯ in which the fifth Imam quotes a saying of the Prophet without any additional passage in between the two authorities ; or, in some cases, he receives it through a single transmitter who therefore joins him to the Prophet. The second case is evidently an anomaly, as the knowledge of every Imam is the charismatic sign of his genealogy, and cannot be derived from the teaching of others (Kohlberg 1975) ; this anomaly can also be observed in the transmission of traditions on the pre-existence of the Prophet’s family members. For obvious chronological reasons, the fifth Imam could not have known the Prophet ; he therefore needed someone who connected him to the Prophet. The mediation between al-Bāqir Pre-Existence and Shadows 355

and Muḥammad is supplied by Ǧābir b. ʿAbd Allāh al-ʾAnṣārī (d. around 77-78/696-97), and it emerges in a chain of transmissions that connect all the eminent disciples to whom the Imams al-Bāqir and al-Ṣādiq passed on the Gnostic teachings that would converge in the later redactionary development of the ʾUmm, Haftand Ṣirāṭ (Muḥammad b. Sinān – Mufaḍḍal b. ʿUmar al-Ǧuʿfī – Ǧābir [b. Yazīd] al-Ǧuʿfī – a man (raǧul) – Ǧābir b. ʿAbd Allāh al-ʾAnṣārī 20 – Muḥammad) . In other words, there is a name that historically provides the connection between the living voice of the Prophet and Muḥammad al-Bāqir : it was the long-lived Ǧābir b. ʿAbd Allāh al-ʾAnṣārī who guaranteed the continuity of this specific element of Gnostic knowledge. Clearly, the waiver, or anomaly (since only the Imam should be the source), is unavoidable when the content of the transmission is quite relevant ; we must not forget that, in al-Bāqir’s time, debating against the imamate of Muḥammad b. al-Ḥanafiyya and his son’s alleged testament was of capital importance. Extremely relevant to our study is a tradition recorded by Maǧlisī, in which Ǧābir b. ʿAbd Allāh al-ʾAnṣārī asks the Prophet : – What are the ʾašbāḥ ? Muhammad answers : – They are shadows of light, luminous bodies without soul (qāla : ẓill al-nūr, ʾabdān 21 nūraniyya bi-lā ʾarwāḥ) . Maǧlisī takes this tradition from Kulaynī, but in the ʾUṣūl not a single trace appears of this sentence coming directly from the Prophet ; nevertheless, another tradition with the same content survives, in which it is not Ǧābir b. ʿAbd Allāh

20 Quoted in Kohlberg 1975, p. 147. The generic ‘man’, behind whom, according to the scholar for taqiyya reasons, the fifth Imam is concealed, is meaningful. 21 Maǧlisī Biḥār, t. XV, p. 25 ; see Rubin 1975, p. 99. 356 La littérature aux marges du ʾadab

al-ʾAnṣārī, but Ǧābir b. Yazīd al-Ǧuʿfī who hears it from the fifth 22 Imam and then transmits it . The sources of Nawbaḫtī and Qummī, concerning ʿAbd Allāh b. Ḥarb’s heresy and the doctrine of tanāsuḫ, now acquire great documentary value : they identify in the two companions of the fifth and sixth Imam the connecting links between the most ancient formulation of certain Gnostic doctrines and their subsequent spreading and divulgation —or distortion, as in the case of ʿAbd Allāh b. Ḥarb’s fraud, matured in the heterogeneous environment of al-Madāʾin. We may conclude remarking that the original elements of what would become the Shiite doctrine of pre-existence and prophetic light would be transmitted from an individual, Ǧābir b. ʿAbd Allāh al-ʾAnṣārī, whose historicity is certain. He was a very young companion of the Prophet, then an aged follower of a young fifth Imam, to whom he transmits an embryonic stage of an Islamic Gnostic concept of prophetic genealogy. All this seems to be another little detail arising from a wider Late Antiquity landscape, whose influence on rising Islam, for the most part, is still hidden, and still to be detected.

22 Kulaynī ʾUṣūl, t. I, p. 442 (al-Ḥusayn [ʿan Muḥammad] b. ʿAbd Allāh – Muḥammad b. Sinān – al-Mufaḍḍal – Ǧābir b. Yazīd qāla : qāla ʾAbū Ǧaʿfar : yā Ǧābir ʾinna Allāh ʾawwal mā ḫalaqa ḫalaqa Muḥammad wa-ʿitratu-hu al-hudāt al-muhtadīn fa-kānū ʾašbāḥ nūr bayn yaday Allāh. qultu : wa-mā al-ʾašbāḥ ? qāla : ẓill al-nūr ʾabdān nūrāniyya bi-lā ʾarwāḥ). See Halm 1982, p. 96-112, p. 109-10. It is worth mentioning the presence, in this ʾisnād, of al-Mufaḍḍal (b, ʿUmar al-Ǧuʿfī) and Muḥammad b. Sinān, whom the transmission of Ṣirāṭ and Haft depend on. Pre-Existence and Shadows 357

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Table des matières

Introduction. La littérature arabe ancienne et son corpus. Questions disciplinaires Iyas Hassan...... 10 Le Kitāb al-zuhd wa-l-raqāʾiq de ʿAbd Allāh b. al-Mubārak (m. 181/797) Ahyaf Sinno...... 32 Les mythes eschatologiques arabes. De la négligence religieuse à la reconnaissance littéraire Jaafar Ben El Haj Soulami...... 62 Les traditions apocryphes. Questions littéraires, questions de société Mohamed Hamza...... 92 L’image du locuteur dans le qaṣaṣ du hadith prophétique. D’après le modèle du « récit de l’Espionne » Mohamed Zarrouk...... 136 Šarḥ ou gloses poétiques. Considérations sur le développement d’un genre prosaïque arabe Iyas Hassan...... 174 al-Durr al-ṯamīn attribué à Raǧab al-Bursī. Un exemple des « commentaires coraniques personnalisés » shi’ites (Aspects de l’imamologie duodécimaine XVI) Mohammad-Ali Amir-Moezzi...... 218 Abraham et les idoles de son père. Une lecture postcoranique Catherine Pennacchio...... 268 Écriture et réécriture de l’histoire des Idrissides. Entre la littérature e e historique zaydite des ix -x siècles et l’historiographie mérinide e e malékite des xiii -xiv siècles Chafik T. encheB kroun...... 298 Pre-Existence and Shadows. A Gnostic Motif or a Literary One ? Leonardo Capezzone...... 336

La littérature aux marges du ʾadab Sous la direction de Iyas Hassan La notion de ʾadab est très importante dès lors qu’on aborde le monde arabe dans sa période dite classique. Le terme est généralement traduit par « littérature », mais à l’origine il recouvre un sens plus large, davantage lié à un savoir-être courtois et urbain, La littérature comprenant notamment la maîtrise de la prose par des auteurs aux marges du ʾadab qui furent en premier lieu de hauts fonctionnaires œuvrant aussi bien à l’administration qu’aux domaines juridiques et religieux. Regards croisés sur la prose arabe classique C’est principalement leurs écrits narratifs ou ceux renvoyant à la morale et à l’éthique que la tradition académique a retenus comme étant le noyau dur à partir duquel se sont développés les canons du ʾadab. Mais qu’en est-il de la riche production qui existe en dehors de ces domaines ?

Le présent ouvrage s’inscrit dans une nouvelle orientation des études arabes visant à redessiner les frontières du littéraire dans le domaine des sources arabes. Le parti pris est ainsi de s’intéresser aux écrits classiques dont on considère, à tort ou à raison, qu’ils ne relèvent pas de ce registre. Neuf contributions issues des études littéraires, islamologiques et historiques sont rassemblées ici afin de permettre à des textes, pourtant différents par leur nature, leur genre ou leurs origines intellectuelles, d’entrer en interaction, révélant ainsi des territoires dont l’approche par des outils littéraires L ITTERATURE

est encore rare, voire inédite. A L ʾ a DU MARGES AUX d a b

Iyas Hassan est agrégé d’arabe et chercheur à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo)

ISBN 979-10-97093-00-6 Prix : 24 € Presses de l’ Diacritiques Éditions / yas Hassan (dir.) I yas Institut français du Proche-Orient

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