Germanica

23 | 1998 Le roman historique dans les pays scandinaves au XXe siècle

Elena Balzamo (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/germanica/1243 DOI : 10.4000/germanica.1243 ISSN : 2107-0784

Éditeur Université de Lille

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 1998 ISBN : 0984-2632F ISSN : 0984-2632

Référence électronique Elena Balzamo (dir.), Germanica, 23 | 1998, « Le roman historique dans les pays scandinaves au XXe siècle » [En ligne], mis en ligne le 27 janvier 2012, consulté le 06 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/germanica/1243 ; DOI : https://doi.org/10.4000/germanica.1243

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SOMMAIRE

Présentation Elena Balzamo

De l’histoire au roman l’expérience danoise Jean Renaud

Le roman historique récupéré par le modernisme ? Quelques exemples de la littérature danoise Merete Stistrup Jensen

Gunnar Gunnarsson et le « roman du peuplement de l’Islande » Einar Már Jónsson

Les Frères jurés (extrait) Gunnar Gunnarsson

Gobi de Tor Åge Bringsværd. Histoire(s), Histoire, Historia : de la fascination de raconter Régis Boyer

Eyvind Johnson ou le bon usage de l’histoire Philippe Bouquet

« On a tiré sur le roi ! » Elena Balzamo

L'écho du champ de bataille. La Saga de Gösta Berling comme roman impérial Vivi Edström

Carl-Henning Wijkmark : où commence l'histoire ? Elena Balzamo

Parallèles

L’histoire comme farce ou la déconstruction de l'histoire dans Turlupinde Leo Perutz Jean-Pierre Chassagne

L’Histoire revisitée À propos du roman historique romantique de Ricarda Huch Georges Ueberschlag

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Présentation

Elena Balzamo

1 Lorsque le roman historique apparaît au XIXe siècle, il traduit la conscience naissante de la durée historique, de la diversité des époques et de la spécificité de chacune d’entre elles. Au XIXe, le genre se propose de retrouver et d’explorer le temps passé, mais assez vite les motivations changent, d’autres ambitions se greffent sur le projet initial : le « passé » du roman historique est de plus en plus contaminé par le « présent ». A l’aube du XXe siècle, le roman historique est déjà très différent de sa forme classique, mais il ignore encore les grandes mutations qu’il aura à subir au cours du nouveau siècle. Mutations liées, en premier lieu, aux changements de la science historique, de l’idée même que l’homme moderne se fait du passé, des rapports qu’il entretient avec lui. Mais aussi des mutations d’ordre proprement littéraire, déterminées par l’évolution de l’ensemble des « belles lettres », régies par des lois générales, mais aussi différentes selon les pays et les littératures...

2 Le propos du présent numéro de Germanica,consacré au roman historique dans les pays Scandinaves, n’est pas d’établir une typologie du genre, ni même de faire un bilan de son développement, fût-il provisoire, mais d’esquisser quelques approches possibles, en fournissant un certain nombre d’échantillons de réflexions sur le genre bigarré et hétérogène qu’est le roman Scandinave « traitant de l’histoire » – on ose à peine le terme de « roman historique ». En effet, que peut-il y avoir de commun entre une épopée romantique de Selma Lagerlöf et un roman d’introspection de Carl-Henning Wijkmark ? Entre les aventures hautes en couleurs des personnages de Gunnar Gunnarsson et les histoires fragmentées de Peer Hultberg ? Une pareille diversité de matériau exige beaucoup de souplesse dans le traitement et qui sait si le principe de mosaïque, implicite à tout numéro thématique n’est pas, en fin de compte, l’approche la plus adéquate ?

3 Des constantes dans l’évolution du genre existent, certes, et elles ne doivent pas être ignorées. C’est précisément de les dégager que se propose M. Renaud, en brossant un panorama du roman historique danois dans l’article qui ouvre le volume. Sa réflexion est reprise et développée par Mme Stistrup-Jensen qui se livre à une analyse détaillée de quelques auteurs danois contemporains.

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4 M. Jonsson fait la même chose pour le roman historique islandais, en l’occurrence l’œuvre de Gunnar Gunnarsson et ses « romans du peuplement de l’Islande ». L’auteur s’efforce tout particulièrement de mettre en évidence les rapports qui existent entre l’écriture romanesque et l’évolution de la science historique de l’époque en question. Pour mieux illustrer son propos, nous faisons suivre son article d’un extrait du roman analysé, dans une traduction inédite de M. Boyer, pour enchaîner ensuite sur l’étude d’un type très différent du roman historique norvégien, celui de T.A. Bringsvaerd, dont l’auteur est le même M. Boyer qui a troqué ici sa veste de traducteur pour celle d’historien de la littérature.

5 En quittant l’Islande et la Norvège, nous voici en Suède, avec un article de synthèse, bien que consacré à un seul auteur, de M. Bouquet : il s’agit de l’œuvre charnière dans l’évolution du roman historique suédois, celle du Prix Nobel de littérature E. Jonsson. Et dans la même optique, une étude sur un auteur contemporain, lui aussi fasciné par l’histoire, Ch. Wijkmark (par Mme Balzamo). En restant toujours dans le domaine suédois, on trouve l’étude d’une œuvre qui n’est pas considérée habituellement comme un roman historique stricto sensu,la célèbre Saga de Gösta Beding,dont l’auteur, Mme Edström, démontre les liens intimes avec l’histoire. Une autre approche possible de l’étude du roman historique est esquissée dans l’article On a tiré sur le roi !dont l’auteur, Mme Balzamo, analyse les différentes « habillages » littéraires du même événement historique, en l’occurrence l’assassinat du roi Gustave III lors d’un bal masqué à Stockholm.

6 Et pour terminer, deux articles consacrés aux auteurs de langue allemande, respectivement L. Perutz et R. Huch, dus à MM. Chassagne et Uberschlag, qui suggèrent des parallèles intéressants avec le corpus principal, celui des textes Scandinaves. A la fin de ce rapide tour d’horizon, on s’aperçoit que l’on a parcouru une distance non négligeable : un siècle d’écriture, centrée sur la représentation du passé, en plusieurs langues, sur plusieurs modes. N’est-ce pas une invitation à rêver à ce que le genre deviendra au XXIe siècle ?

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De l’histoire au roman l’expérience danoise Von der Geschichte zum Roman: das dänische Modell

Jean Renaud

e 1 Au début du XIX siècle, les romantiques danois prêchent, entre autres, le retour aux sources. Parmi eux, B.S. Ingemann (1789-1862), célébrant le culte des héros du passé national, publie entre 1826 et 1836 toute une série de romans historiques : Valdemar Seier(« Valdemar le Victorieux »), Erik Menveds Barndom(« L’enfance d’Erik Menved »), Kong Erik og de Fredløse(« Le roi Erik et les proscrits ») et Dronning Margrethe(« La reine Margrethe »). Dans la seconde moitié du siècle, les romans de Carit Etlar (pseudonyme de Carl Brosbøll, 1816-1900) ou de H.-F. Ewald (1821-1908) sont populaires auprès de toutes les couches sociales. Mais bientôt le roman historique danois change de caractère : l’intérêt psychologique devient primordial, comme l’illustre Fru Marie Grubbe(« Madame Marie Grubbe ») que publie, en 1876, J.-P. Jacobsen (1847-1885). Outre la richesse des détails historiques et la langue colorée d’expressions propres au XVIIe siècle, J.-P. Jacobsen montre en cette noble Jutlandaise une femme qui a le courage de vivre selon les lois de sa propre nature, face à tous les préjugés. Dès lors qu’il a brisé son carcan, que devient le roman historique au XXe siècle ?

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2 Un frère et une sœur le marquent chacun de son empreinte au cours des premières décennies : Johannes et Thit Jensen.

3 Kongens Fald(« La chute du roi »), publié en 1900-1901, est conçu par Johannes V. Jensen (1873-1950) en réaction contre le symbolisme. Le roi en question est Christian II qui, au début du XVIe siècle, rêve de refaire du Danemark une grande puissance, mais qui, oublieux des réalités politiques, échoue dans sa tentative et finit ses jours en prison. L’autre personnage essentiel du roman, Mikkel Thøgersen, au terme d’une existence de mercenaire, finit par partager la déchéance du roi dont il devient le geôlier. Le roman

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mêle l’histoire et la fiction en une fresque portée par un sens réel des grands ensembles littéraires et par une prose robuste et dynamique. Jamais encore la pénétration psychologique n’avait été mise au service d’un tel sens de l’histoire et de l’épopée, vivifiée par un sentiment métaphysique.

4 Ensuite, de 1908 à 1922, Johannes V. Jensen publie les six volumes de son œuvre monumentale, Den lange Rejse(« Le long voyage »), basée sur la théorie (historiquement insoutenable) qui fait des Goths les ancêtres du monde entier en général et de Christophe Colomb en particulier. Mais, au delà de cette théorie, Den lange Rejseretrace la lente ascension de l’homme vers la lumière depuis le fond de la nuit des temps. L’auteur a voulu ainsi embrasser l’histoire de l’humanité par le biais de la fiction.

5 Thit Jensen (1876-1957), pour sa part, après avoir posé avec beaucoup d’intensité et d’indignation la situation des femmes dans un monde dominé par les hommes, entame à partir de 1928 une série de romans historiques. Dans Jørgen Lykke,en 1931, elle présente cette grande figure de la Renaissance, qu’elle revêt de toute son imagination. Stygge Krumpen,en 1936, met en scène le neveu de l’évêque d’Ålborg, Niels Stygge, alors que sonne le glas du catholicisme au Danemark. Puis Thit Jensen se tourne vers le Moyen Age et elle écrit, entre 1940 et 1953, les quatre volumes de Kong Valdemar Atterdag og Dronning Helvig(« Le roi Valdemar Atterdag et la reine Helvig »). Cette chronique est à la fois l’histoire du royaume de Danemark de 1328 à 1375 et celle d’un couple profondément amoureux.

6 La vision de Thit Jensen est foncièrement différente de celle des historiens de son temps. Elle n’a pas non plus le style extrêmement brillant de son frère. Mais s’il est facile de critiquer ses manquements à l’histoire et sa prose assez peu raffinée, il est difficile de ne pas succomber à la puissance de son évocation colorée et chaleureuse du monde médiéval. Ses romans grouillent d’hommes et de femmes en chair et en os, dont elle suit pas à pas les destinées mirifiques, et ils connaissent un immense succès auprès des lecteurs.

7 Autre grand nom de l’éclosion du roman historique en ce début de siècle, Nis Petersen (1897-1943) laisse également une profonde impression sur ses contemporains grâce à un superbe ouvrage paru en 1931 : Sandalmagernes Gade(« La rue des sandaliers »). Il n’a pour but ni d’opposer l’ancien monde au nouveau, ni de mêler le passé et le présent ; mais il brise l’illusion et s’adresse par delà les siècles aux hommes de l’époque de Marc- Aurele, à laquelle se situe le récit. D’ailleurs certains anachronismes conscients de langage montrent que l’auteur avait sa propre époque à l’esprit en écrivant. Marcellus, le personnage principal, intelligent mais faible, tombe amoureux d’une jeune chrétienne, Cæcilia. Elle l’introduit dans sa communauté, où il est pris dans une rafle et tué par erreur. Le roman fait une description solidement étayée de la vie quotidienne à Rome, avec toute une galerie de portraits de personnages secondaires. Il illustre le caractère sacré de la vie, que l’homme est incapable de dominer.

8 Nis Petersen est aussi l’auteur de Spildt Mælk(« Lait renversé »), paru en 1934. Mais ce second roman, mélange de mythe et de réalité révolutionnaire, qui décrit la guerre civile en Irlande en 1922, n’a pas connu le succès du précédent.

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9 Avec la Seconde Guerre mondiale et l’occupation du Danemark le 9 avril 1940, les données littéraires changent de manière radicale et le roman historique s’avère

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particulièrement bien adapté à la lutte idéologique : il permet d’établir sans peine des parallèles entre le passé et le présent, sans que l’orientation ne soit trop évidente.

10 Kelvin Lindemann (né en 1911) publie, en 1943, Den kan vel Frihed bære(« Il peut bien supporter la liberté »), un roman qui prend pour thème les guerres entre le Danemark et la Suède. Mogens Klitgaard (1906-1945) s’essaie également au genre historique, mais c’est Martin A. Hansen (1909-1955) qui apporte la plus belle contribution. On peut lire Lykkelige Kristoffer(« Heureux Kristoffer »), paru en 1945, comme la contrepartie de Kongens Fald,qui traite de la mort et de l’homme immuable, alors que le roman de Martin A. Hansen traite de la mort à laquelle on se prépare et du martyre. C’est aussi le contraire de Sandalmagernes Gade,où la mort est le fait du hasard.

11 Le jeune noble Kristoffer, en quittant sa province de Halland, est une sorte de Don Quichotte qui veut venir au secours des gens désemparés de son époque. Il se bat en Scanie, il s’amourache d’une jolie fille de Copenhague et, lorsqu’enfin il atteint la capitale, il périt au cours de la guerre civile qui oppose les protestants et les catholiques et rend chaotique le passage du Moyen Âge à la Renaissance. Or on y voit le germe d’une culture nouvelle et Martin A. Hansen conçoit assurément un parallèle entre l’histoire et le présent.

12 Cependant la guerre continue de susciter l’écriture. En 1949, (1900-1991) publie Den sorte Gryde(« La marmite noire »). Cette « marmite » n’est autre qu’un port des Féroé occupé par les Anglais, où les riches armateurs tirent honteusement profit du courage des marins féroïens qui bravent les mines allemandes et rapportent d’immenses bénéfices à leurs employeurs. Mais William Heinesen s’échappe de son cadre historique et de sa critique sociale pour conférer à son œuvre un caractère intemporel, marqué par l’opposition cosmique entre les forces de la vie et celles de la mort.

13 En 1955, H.-C. Branner (1903-1966) publie un des romans les plus importants sur la société danoise pendant l’occupation : Ingen kender natten(« Nul ne connaît la nuit »). Deux jeunes gens se libèrent de leurs conflits personnels et s’allient pour sauver un groupe de réfugiés des griffes de la Gestapo. Et même s’ils périssent, le roman est porté par un optimisme très fort et montre que l’homme est capable de se surpasser pour devenir invincible.

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14 Dans les années 60-70, l’intérêt qu’on porte à l’histoire en tant que telle fait partiellement évoluer le roman historique dans une nouvelle direction : à côté du genre traditionnel, un genre documentaire apparaît, à mi-chemin entre l’histoire et le reportage, qui traite de conditions et de faits réels mais les arrange et les commente de telle sorte qu’ils donnent l’impression d’être fictifs.

15 L’écriture traditionnelle est influencée par la personnalité des auteurs, qui en ont chacun une conception propre. Det gode håb(« La bonne espérance »), autre roman de William Heinesen, paru en 1964, évoque les Féroé au XVIIe siècle, alors qu’elles sont tombées sous la coupe de Christoffer Gabel, conseiller du roi de Danemark Frédérik III. Le livre est écrit sous la forme d’un journal, celui d’un pasteur danois qui tente de mettre fin à l’oppression et à l’injustice, et dont les efforts, en définitive, seront

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récompensés. Le lecteur a de ce fait l’impression d’un témoignage direct, dont l’authenticité est accrue par la langue volontairement archaïsante.

e 16 Très différent, S,de Frank Jæger (1926-1977), paru en 1973, se situe également au XVII siècle. Il dépeint la vie à la cour danoise au temps de Struensee, telle que la voit une femme de pasteur originaire du Holstein, Sardorine. Celle-ci est guérisseuse et sorcière, et ses activités font s’emballer l’histoire.

17 Quant à l’écriture « documentaire », elle est représentée essentiellement par Thorkild Hansen (1927-1989) et Ebbe Kløvedal Reich (né en 1940).

18 Pour Thorkild Hansen, le fait historique authentique doit prendre tout son éclat tout en servant de base de réflexion. Det lykkelige Arabien(« L’Arabie heureuse » – ou « Mort en Arabie » dans la traduction française), paru en 1962, est le récit d’une expédition danoise au Yémen entre 1761 et 1767, aventure aux multiples péripéties scientifiques et dramatiques. Jens Munk,en 1965, évoque l’expédition malheureuse de cet explorateur en baie d’Hudson en 1619. Et Thorkild Hansen a également consacré trois volumes à l’histoire de la traite des esclaves. Dans le premier, Slavernes kyst(« La côte des esclaves »), paru en 1967, il décrit leur capture en Afrique ; le second, Slavernes skibe(« Les navires des esclaves »), en 1968, raconte la traversée vers les Antilles ; et le troisième, Slavernes øer(« Les îles des esclaves), en 1970, dépeint leurs conditions dans les Antilles danoises. Fort de ses recherches minutieuses, Thorkild Hansen donne aussi une image actuelle des lieux, autre procédé qui vise à rendre l’histoire vivante. Il se place à la limite du reportage et repousse la simple fiction.

19 Ebbe Kløvedal Reich écrit, dans les années 70, des romans qui s’inscrivent dans une double polémique : il s’oppose à l’entrée du Danemark dans l’Union Européenne et à la gauche matérialiste. Il publie, en 1972, Frederikqui fait, dans cette optique, le portrait de N.F.S. Grundtvig, le Danois qui s’est sans doute le plus battu en faveur de l’identité nationale et culturelle danoise. Rejsen til Messias(« Le voyage vers le Messie »), paru en 1974, fait graviter autour d’un héros fictif, le juif errant Josef Lazarus, une foule d’eminentes figures du XVIIesiècle, hommes politiques, philosophes et artistes. Avec Fæ og frænde(« Bêtes et gens »), en 1977, il remonte au début de notre ère pour y ancrer la « danité ». Et dans Festen til Cœcilie(« La fête de Cécile »), qui date de 1979, il explique le meurtre du roi Erik Klipping en 1286 de façon inattendue, mais conforme à son idéologie, dans un contexte européen.

20 Le roman documentaire danois se démarque de l’histoire factuelle par l’utilisation répétée des moyens traditionnels de la fiction, notamment le jeu des points de vue à des fins littéraires. Ebbe Kløvedal Reich met en scène des personnages fictifs, tandis que Thorkild Hansen va jusqu’à inventer des sources (dans Jens Munk).Mais en dépit d’une ressemblance formelle, ces deux auteurs sont foncièrement différents : Thorkild Hansen, marqué par son expérience de l’après-guerre et l’existentialisme, est opposé à l’engagement social dont Ebbe Kløvedal Reich se fait le porte-parole en donnant une vision populaire et nationaliste du passé danois pour la défense de l’identité danoise.

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21 Les romans des années 80-90 proposent volontiers une alternative à la réalité quotidienne triste et désespérante. Le nombre impressionnant de romans historiques

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parus depuis bientôt vingt ans est la preuve évidente du besoin de s’évader du quotidien et de se pencher sur le passé pour donner un sens au présent.

22 Quelques auteurs s’appliquent à réaliser de vastes fresques. C’est le cas de Jørn Riel (né en 1939) qui, avec les trois volumes de Sang for livet(« Le chant pour qui désire vivre »), retrace toute l’histoire inuit : Heq,paru en 1983, décrit la migration des familles inuit depuis l’Alaska il y a mille ans ; Arluk,en 1984, évoque le Groenland du XVIe siècle ; et Soré,en 1985, débat de l’identité groenlandaise de nos jours.

23 Mais la plupart s’intéressent à telle ou telle période. Eva Hemmer Hansen (1913-1983) brosse, dans Den lykkelige hustru(« L’épouse heureuse ») en 1982 et Den trofaste hustru(« L’épouse fidèle ») en 1983, un tableau intime de la vie à la cour sous Christian IV puis Frederik III. Jørgen Sonne (né en 1925) publie, en 1983, Natten i Rom(« La nuit à Rome ») : vers 1800, un peintre danois fait, à Rome, l’expérience d’une époque riche en bouleversements sociaux et politiques. Svend Åge Madsen (né en 1939), en écrivant Syv aldres galskab(« La folie des sept âges ») en 1994, se sert de la vie de Hans Skonning, imprimeur et écrivain mort à Århus en 1641, pour aller au-delà de l’histoire à partir de ses extraordinaires visions.

24 Certains auteurs y mettent une pointe d’humour. Le roman de Knud H. Thomsen (1921-1990) intitulé Mændene og skibet(« Les hommes et le bateau ») se déroule à la fin de l’époque viking : mais les membres de l’équipage n’ont rien des redoutables guerriers auxquels on s’attendrait et l’humour de Knud H. Thomsen consiste à gratter la dorure de l’image historique. D’autres y mettent une pointe de fantastique. Ib Michael (né en 1943) écrit ainsi Troubadurenslærling(« Le troubadour et la fille du vent » dans la traduction française) en 1984, un récit qui commence en Sicile et suit la progression de la peste, la mort noire, vers le Nord à la fin du Moyen Âge.

25 Beaucoup s’attachent aussi à retracer la biographie de personnages célèbres, pour eux- mêmes ou pour le milieu qui les entoure.

26 Helle Stangerup (née en 1939) publie en 1985 Christine,biographie romancée de la fille du roi Christian II, belle et douée, qui se fait la complice de Peder Oxe, un noble danois qu’on retrouve dans un autre de ses romans historiques, Sankt Markus nat(« La nuit de la St-Marc »), paru en 1992, gage de son attrait pour le XVIe siècle. Anne Marie Ejrnæs (née en 1946), dans Som svalen(« Comme l’hirondelle »), paru en 1986, choisit de retracer la vie de l’écrivain Thomasine Gyllembourg (1773-1856), ou encore dans Thomas Ripenseren(« Thomas de Ribe »), en 1996, l’extraordinaire destinée d’un fils de marchand de la ville danoise de Ribe au début du XIIIe siècle.

27 Dans Præludier(« Préludes »), en 1989, Peer Hultberg (né en 1935) présente l’enfance du compositeur Frédéric Chopin, prélude d’une vie d’artiste mais aussi prélude de la bourgeoisie dont il est issu et dont il finira par s’émanciper. Juliane Preisler (née en 1959), donne pour sa part, dans Kysse-Marie(« Baise-Marie »), en 1994, une version toute personnelle de la vie de Marie Grubbe. Se démarquant délibérément du roman de J.- P. Jacobsen, elle choisit de s’écarter à grands pas de la réalité, afin de donner plus de force aux scènes violentes ou érotiques. Maria Helleberg (née en 1956) se fonde sur une recherche sérieuse pour retracer la vie de grands personnages féminins qui la fascinent. Dans Mathilde, magt og maske(« Mathilde, le pouvoir et le masque »), publié en 1991, il s’agit de la reine Caroline Mathilde (1761-1775) et de ses rapports avec J.- F. Struensee ; dans Valeria,en 1995, c’est Valeria Messalla, épouse du dictateur Sulla, dans la Rome antique.

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28 Il faudrait encore citer bien des noms : en voici un dernier, celui de (née en 1940). Elle décrit dans Marie,paru en 1983, la vie de femme et d’artiste de Marie Tussaud dans la France de Louis XVI et de la Révolution et, pour finir, en Angleterre où elle fonde son célèbre musée de cires. Le roman donne la vision d’une femme moderne bien avant la date. Puis Klædt i purpur(« Vêtue de pourpre »), en 1990, est bâti autour de l’impératrice Theodora qui, sur son lit de mort, nous offre sa version de sa vie, qui commence dans les bas-fonds de Constantinople au VIesiècle. Bangenfin, en 1996, retrace l’existence de l’écrivain danois Herman Bang (1857-1912), selon un procédé similaire : une série de retours en arrière sur son enfance, la découverte de son homosexualité, le scandale de son premier roman, la persécution de ses compatriotes, son exil assorti de succès et de sacrifices, de gloire et d’humiliation. Dorrit Willumsen apporte au roman biographique une intensité rarement égalée, tant par le raffinement et la sensualité de sa langue que par sa connaissance de l’être humain. Elle recrée, à partir de données authentiques patiemment accumulées, le milieu et l’atmosphère indispensables, et insuffler la vie à ses personnages dans toute sa logique et sa puissance émotionnelle.

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29 L’histoire est matière et prétexte à faire œuvre littéraire et le roman historique est composé à partir d’une relation entre le temps passé et le présent. C’est dans cette relation que se situe la vision de l’histoire. Le roman historique veut montrer comment une époque donnée se conçoit elle-même et comment elle est ancrée dans le passé. Il ne traite pas seulement de ce qui n’est plus, mais tout autant de ce qui existe encore. Au Danemark, les dernières décennies du XXe siècle ont connu une véritable explosion du roman historique, du récit réaliste au documentarisme et à la biographie. L’historicité, au bout du compte, c’est l’image du passé reflétée sous divers angles dans un miroir que chaque auteur interprète à sa façon.

RÉSUMÉS

En écrivant Kongens Fald (« La chute du roi »), au tournant du siècle, Johannes V. Jensen donne définitivement au roman historique danois ses lettres de noblesse. Sa sœur, Thit Jensen, en fait ensuite une lecture populaire. La guerre et l'occupation allemande marquent un premier tournant de son évolution : à l'intérêt psychologique s'ajoute celui de l'idéologie. Martin A. Hansen et H.-C. Branner le manient avec brio. Dans les années 60 et 70, le roman historique se tourne en partie vers le genre documentaire, avec Thorkild Hansen et Ebbe Kløvedal Reich. Et l'intérêt croissant pour l'histoire aidant, les années 80 et 90 connaissent une véritable explosion du genre, auquel s'essayent des auteurs toujours plus nombreux, comme Helle Stangerup ou Dorrit Willumsen qui, pour leur part, favorisent le roman biographique. L'histoire, au Danemark, est plus que jamais matière et prétexte à faire œuvre littéraire.

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Mit dem Roman Kongens Faid («Der Sturz des Königs») nobilitierte Johannes V. Jensen um die Jahrhundertwende unwiderruflich den historischen Roman in Dänemark. Seine Schwester Thit Jensen machte anschließend daraus einen beliebten Lesestoff. Der Krieg und die deutsche Besetzung markierten eine Wende in der Entwicklung des historischen Romans, zum bisher priviligierten psychologischen Aspekt trat nämlich der ideologische hinzu. Martin A. Hansen und H-C. Branner beherrschten dies meisterlich. In den 60er und 70er Jahren entdeckte der historische Roman mit Thorkild Hansen und Ebbe Kløvedal Reich das Dokumentargenre. Mit dem immer größer werdenden Interesse an der Geschichte in den 80er und 90er Jahren erlebte der historische Roman einen regelrechten Boom; immer zahlreicher wurden die Autoren, die sich daran versuchten, wie z. B. Helle Stangerup und Dorrit Willumsen, letztere mit einer Vorliebe für das Biographische. So bietet die Geschichte heute mehr denn je den Stoff und den Anlaß für literarische Werke.

AUTEUR

JEAN RENAUD Université de Caen

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Le roman historique récupéré par le modernisme ? Quelques exemples de la littérature danoise Wird der historische Roman vom Modernismus vereinnahmt ? Einige Beispiele aus der dänischen literatur

Merete Stistrup Jensen

En ce qui concerne le récit du Singe, je deviens comme presque toujours lorsqu’un lecteur me demande le sens d’une histoire, très mal à l’aise, car il me semble que la seule vraie réponse serait : « il n’a pas de sens »1

1 Le terme « histoire » recouvre un sens ambigu, car il s’applique d’une part à un ensemble d’événements réels, dits historiques, significatifs de tel ou tel pays, culture, époque, etc. ; d’autre part, il renvoie à une façon de représenter la réalité, au fait de raconter une histoire, qu’elle soit « réelle » ou non, si bien que l’« histoire » désigne à la fois un fait littéraire et un fait réel (ce dernier sens se laisse d’ailleurs souvent distinguer par le recours à la majuscule : l’Histoire).

2 Or, ce sens ambigu ne relève pas tout à fait d’un accident linguistique, car il existe une longue tradition littéraire qui repose sur l’idée qu’une « bonne histoire » contient un début, un milieu et une fin bien délimités dont les péripéties – ou le suspens – sont dosées un peu à l’image de la grande Histoire qui est, elle aussi, bien mouvementée et inattendue. Dans une « bonne histoire », il y a donc un plan, on écrit sur quelque chose, dans un rapport mimétique à la réalité, et pour que le lecteur ne s’ennuie pas, il faut qu’il y ait des événements, des drames, de l’action. S’il est un genre littéraire qui s’inscrit pleinement dans cette double acception du mot « histoire », c’est vraiment le roman historique – du moins à ses débuts.

3 Bien qu’il existe aussi des récits historiques antérieurs, on situe traditionnellement2 l’avènement du roman historique à la première moitié du XIXe siècle où Walter Scott fonde le genre (Waverley, 1814 ; Ivanhoe, 1820) et où paraissent également des œuvres

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phares comme par exemple Notre-Dame de Paris (1831) de Victor Hugo ; / promessi sposi. Storia milanese del secolo xvn (1825-27) d’Alessandro Manzoni ; et au Danemark, entre 1824 et 1836 les nombreux romans historiques de B.S. Ingemann, notamment Valdemar Seier (1826), mais aussi Brudstykker af en landsbydegns dagbog (Les fragments du journal d’un bedeau de campagne, 1824) de St. Blicher.

4 L’éveil national qui se manifeste un peu partout en Europe vers 1800 se traduit en effet par l’intérêt pour l’ancienne littérature nationale (légendes, mythes, l’Histoire), la poésie populaire (les chansons du moyen âge) et la tradition orale, censées refléter l’« âme du peuple »3, occultée pendant une longue période, mais transmise par l’histoire et à découvrir dans celle-ci.

5 Mais la conscience historique apparaît également comme liée à une sécularisation plus globale, entamée dès la Renaissance et accentuée à l’époque des Lumières. Au « plan » divin succède en quelque sorte le « plan » de l’Histoire, l’idée que l’Histoire se déroule selon une logique inhérente ou conformément à certaines lois. Ainsi des philosophes aussi différents que Voltaire, Condorcet, Kant, Hegel, Marx, Proudhon, Comte, partagent tous plus ou moins l’idée que l’Histoire se forme comme une progression linéaire vers de plus en plus de connaissance, de bonheur, de liberté et d’humanité. Cette notion de progrès continu se fonde d’abord sur l’évolution évidente des sciences naturelles dont les modèles de cause et effet restent à découvrir, de façon équivalente, dans l’Histoire.

6 Sur le plan littéraire, avant même que le roman historique fasse son apparition, c’est notamment le Bildungsroman (Wilhelm Meister, 1795-96) qui va refléter cette nouvelle conscience historique ; elle se traduira par deux grands types de récits qui, selon les termes de J.-F. Lyotard4, sont le récit spéculatif et le récit d’émancipation. Le premier type de récit correspond au héros qui évolue vers une plus grande connaissance (harmonie intérieure, adaptation sociale), le deuxième au héros qui s’émancipe vers une plus grande liberté (souvent équivalente d’une ascension sociale).

7 C’est dans ce contexte que le roman historique s’inscrit au départ. Il est vrai que de nombreux romans historiques contiennent aussi des éléments archaïsants, empruntant l’intrigue aux romans d’aventure (conflit, épreuve, dénouement) et utilisant le passé plutôt comme un décor historique, ou tournés vers l’idée d’un âge d’or dont les principes universels semblent faire retour dans une évolution cyclique et non pas linéaire. Au-delà de ces éléments archaïsants, il convient sans doute de considérer, comme le fait G. Lukacs5, le roman historique comme précurseur du grand roman réaliste du XIXesiècle, qui s’efforce de peindre la société dans sa totalité historique. Aussi, l’importance du roman historique est liée à sa capacité, non seulement de décrire des événements et des personnages d’une manière historiquement exacte, mais aussi d’établir une perspective totale de l’histoire qui comprend le moment où se déroule l’action et le moment où le récit s’écrit. Le roman historique représente donc une étape vers le roman réaliste, vers une description plus « objective », vers un « pacte référentiel »6 dont le but n’est pas la simple vraisemblance mais la vraisemblance au vrai, à une réalité extérieure au texte, enfin vers un panorama social et historique plus large, qui se reflète également dans la variété des formes énonciatives (le roman incorporant non seulement des parlers des plus populaires aux plus précieux mais aussi des lettres, de la poésie, des coupures de presse, des documents, des textes scientifiques, religieux, etc. – enfin ce que M. Bakhtine qualifie de « polyphonie » du roman7).

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8 Si le roman historique fournit en quelque sorte le modèle idéal pour la « bonne histoire » en général et le roman réaliste en particulier, c’est aussi que son seul trait générique distinctif – l’histoire doit avoir lieu à un moment clairement défini comme du passé – convient bien, grâce à l’écart temporel, à une conception de l’histoire qui voit la fin comme déterminante pour le début de l’histoire et qui ajuste le suspens en fonction de cette fin.

9 Ce n’est pas le propos ici de retracer l’évolution du roman historique, mais plutôt de s’interroger sur un point précis, à savoir sa rencontre, si rencontre il y a, avec le courant moderniste qui traverse le XXesiècle. A la différence du roman historique, le roman « moderne » semble caractérisé par une certaine carence de l’événementiel au profit de la description de la vie intérieure et son « courant de conscience ». Il semble, en partie, renoncer à présenter son histoire en fonction d’un point de vue final et selon une perspective cohérente ou centrale. Il traduit souvent une perte de sens, d’identité, une sorte d’évanouissement de l’histoire qui s’entend aussi comme la perte de la grande Histoire. A sa place, il privilégie un certain rapport à l’absence, à l’aphasie et au trou de mémoire devenu presque emblématique du roman moderne8.

10 La période du « Nouveau Roman », qui a aussi laissé ses traces ailleurs qu’en France, radicalise cette attitude anti-romanesque. On parle, à juste titre, de son écriture « blanche », repliée sur elle-même, sur le matériau du langage et son énonciation même, sur « l’écrivain qui se regarde écrire ». On invoque sa narration « grise » et fragmentaire sans véritable histoire autre que celle qui relève de quelques événements banals et quotidiens, dont il revient au lecteur d’assembler les morceaux. Enfin, ses personnages apparaissent comme diaphanes, anonymes, privés d’un caractère affirmé, complexe ou intéressant. Attachée aux questions formelles, à une révolte esthétique dirigée contre les conventions narratives, la période du « Nouveau Roman » s’inscrit dans une vision d’avant-garde qui, à coup sûr, récuse le passé et le roman historique en particulier, prototype même du roman classique.

11 De manière générale, on peut dire que les romans qui se voient appartenir à une tradition moderniste s’attachent moins à écrire sur quelque chose qu’à écrire dans l’absolu, dans l’inconnu – voire dans le vide. Parallèlement, l’Histoire se pose plutôt comme un problème herméneutique : comment l’interpréter ? N’est-il pas impossible de « dire » l’Histoire telle qu’elle a été ? Comment arriver à l’Histoire ? A-t-elle, en somme, un sens ? Cette problématique s’exacerbe à partir de la deuxième guerre mondiale qui vient prouver en quelque sorte les limites du progrès social et scientifique.

12 Si le courant moderniste apparaît en France au milieu du XIXe siècle et que son apogée européenne peut être située entre les années 1910-1930, il ne connaîtra, au Danemark, une véritable percée (du moins dans la littérature en prose9) que dans les années 1950 et 196010. A cette époque, le roman historique se voit pratiquement rayé du paysage littéraire. Si on s’intéresse à l’Histoire, c’est à l’Histoire contemporaine ou proche dans le temps, notamment la période de l’Occupation. Ainsi l’effondrement de 1940 constitue dans plusieurs romans11 le prisme où se reflète des questions ultérieures, une sorte de « trou noir » qui ne cesse d’être prospecté, interrogé, sans pour autant livrer de réponses fiables. A titre d’exemple, on peut citer les deux séries de romans que Tage Skou-Hansen (né en 1925) publie entre 1957 et 1991.

13 La première série, composée de cinq romans12, est centrée sur le personnage de Holger Mikkelsen, résistant pendant la deuxième guerre mondiale, et dont le parcours

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ultérieur sera profilé par cette époque décisive de sa vie. La deuxième série, composée de quatre romans13, est consacrée à un groupe de personnages plus large, jeunes pendant l’Occupation, et qui se retrouvent vingt-cinq ans plus tard pour fêter leur jubilé de baccalauréat. Le personnage central autour duquel gravite cette série est absent : c’est Aksel, le jeune lycéen doué, séduisant, passionné de musique et de poésie, qui exige un sens à sa vie ; aussi adhère-t-il au nazisme et il périt sur le front Est.

14 A part Les arbres nus, la deuxième série est de loin la plus intéressante, à la fois plus succincte et dense dans le style, mais aussi parce que l’écart14 temporel permet de faire retour sur des moments obscurs qui brillaient par leur absence dans la première série. Si la lumière en sort, c’est par bribes différées, et sans jamais livrer une vision complète ou une fin éclairante. Au contraire, la composition en plusieurs romans, chacun focalisé sur un personnage différent du groupe, souligne la précarité d’une vue globale. Chaque roman accentue, à sa façon, l’aspect subjectif de l’interprétation de l’Histoire.

15 Axé sur l’histoire quasi contemporaine, le roman « historique » continue en gros à s’inscrire dans une tradition réaliste. Or, à partir des années 1970-1980 apparaît une nouvelle vague de romans historiques qui semblent brouiller cette image. Certes, dans ce nouvel élan, des romans perpétuent plus ou moins l’écriture réaliste, comme par exemple ceux d’Ebbe Reich15, de Henrik Stangerup16 ou d’Anne Marie Ejrnæs. Mais on voit aussi surgir des romans historiques qui renouent avec la tradition fantastique, par exemple certains romans d’Ib Michael17, de Hanne Marie Svendsen18 ou de Peter Høeg19 ; enfin d’autres romans encore renouent, de façon insolite, avec la tradition moderniste. On peut considérer ces derniers romans comme plus novateurs dans la mesure où ils transgressent les frontières entre tradition et modernité : entre, d’un côté, la référence « réaliste », fidèle à une conception mimétique de la réalité et à une certaine composition de l’histoire, et, de l’autre, la réflexivité « moderniste », qui affiche son caractère de fiction, joue avec le statut du narrateur, laisse flotter les déictiques ou comporte des réflexions métatextuelles. Il s’agit d’ailleurs souvent d’auteurs dont les débuts littéraires ou une partie importante de l’œuvre s’inscrivent dans la tradition moderniste. Parmi ces auteurs qui rénovent en quelque sorte le roman historique20, on ne retiendra ici que Dorrit Willumsen et Peer Hultberg.

16 Dorrit Willumsen (née en 1940) publie son premier recueil de nouvelles Knagen (Le portemanteau) en 1965 ; suit une vingtaine de livres (romans, nouvelles, poèmes, pièces radiophoniques), dont deux romans historiques : Marie (1983) et Bang (1996).

17 Marie21est une biographie romancée de Madame Tussaud, connue pour son musée de cires à Londres. Bien qu’il soit fondé sur des éléments historiques précis de l’époque de la Révolution française, le roman se distingue cependant, sur plusieurs points, d’un roman historique traditionnel. Composé en treize tableaux qui décrivent des moments distincts entre 1767 et 1850, le texte forme une série d’instantanés, dont les années clefs sont associées à des lieux géographiques (Bern, Paris, Versailles, Londres, Edimbourg, Birmingham, Liverpool). Il s’agit donc d’une construction spatiale plutôt que d’une histoire se déroulant selon une causalité temporelle. Aussi, les tableaux restent dissociés, même si le lecteur peut en partie compléter les « lacunes » par son savoir historique. Au niveau de la composition, les attentes génériques sont plutôt déçues : les stations de la vie de Marie Tussaud sont bien là, mais aucune ne semble privilégiée par rapport aux autres ; reliées par un fil mince, elles ne nourrissent aucun véritable suspens.

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18 Cette approche « impressionniste » qui prive l’histoire d’une direction, voire d’un sens, se retrouve dans la vision du monde du roman. Marie part à l’étranger, en Angleterre, afin d’obtenir la richesse, la célébrité et la maîtrise de son art. Mais elle ne « rentre » pas (comme dans le modèle classique du Bildungsroman danois : départ du foyer – « exil » – retour au foyer) ; elle reste ailleurs, étrangère à elle-même. Ainsi la notion de formation, de croissance personnelle, n’est pas envisagée dans la perspective d’une évolution qui progressivement va élever Marie à un niveau supérieur et l’amener vers une compréhension plus profonde d’elle-même. Aucune récompense ne l’attend au bout de tous ses efforts, et à la fin du roman elle constate simplement : Je ne sais pas dans quelle mesure je décidais moi-même. J’avais l’impression d’être submergée par les événements comme par des vagues. Il y a peut-être des choses que j’aurais dû faire autrement. Mais je ne regrette pas, même si souvent je reste éveillée la nuit. [...] Quand je me réveille, je sens mon corps fragile comme un œuf d’oiseau ou un fil de soie bleue. Mais il n’y a aucune angoisse véritable. Seuls les anges innocents me font peur (pp. 261-62/235-36).

19 L’une des métaphores obsédantes qui parcourt le texte est celle du « trou » : comme un miroir, elle renvoie le JE à ce qui « est » et « n’est pas » en même temps. Il y a le trou dans la ligne de vie de la main de Marie (p. 25/21), le trou de son âme, cette lacune affective qu’elle cherche à combler par son art (p. 241/218), le trou vert à Ivry-sur- Seine où Marie se sent emprisonnée dans le bonheur familial (p. 194/176), il y a le trou dans ses gants, sur-interprété comme une lésion scindant l’image de poupée parfaite qu’elle souhaite avoir d’elle-même (p. 127/114), il y a le trou laissé dans l’exposition d’une vitrine lorsque Marie s’achète une image de martyre (p. 222/201), etc. Tout au long du roman, le « trou » est donc sujet à plusieurs interprétations, et de façon plus générale, métaphore d’un univers troué, image des affres modernes, sans valeurs absolues, sans repères stables. Ce leitmotiv a également un statut métadiscursif, car il correspond, au niveau de la composition, aux grosses lacunes qui existent dans cette biographie et qui ouvrent, elles aussi, à plusieurs interprétations.

20 A la différence de la plupart des romans historiques qui sont écrits à la 3e personne, conformément à une tradition qui associe cette personne à un type de récit plus « objectif », Marie pratique un mode d’écriture qui fait alterner des passages à la 3e personne avec des passages à la 1ère personne – et, à de rares moments, avec des passages à la 2e personne. S’il est peu courant d’avoir recours à la voix a priori hétérodiégétique du JE biographe, il est encore plus insolite de voir décrit le personnage principal, tantôt à la 3e, tantôt à la 1ère personne.

21 Au début, cette alternance est motivée, car la 1ère personne est introduite dans le récit à la 3e personne sous forme de discours direct, cité entre guillemets, et dans l’insertion d’une lettre, mais à partir de la page 60/52, le JE s’installe « librement », et à mesure que le texte avance, les alternances rapprochées et de courte durée se font plus audacieuses : Elle lui achètera le pistolet qui va avec l’épée, et elle achètera de nouveaux vêtements, pour Joseph aussi. Encore une fois ces couleurs. Ivoire, bleu huître, abricot, et des décolletés profonds comme tout. Des robes presque comme à Paris. Mais mes bras ne sont plus jeunes. La peau de mon cou commence à se relâcher. Et ne vais-je pas m’empâter si je reste assise aussi longtemps tous les jours ? Mais on peut essayer. On peut toujours essayer. Marie tourne et retourne devant la glace et devant une femme aux doigts chargés de bagues en or et aux cheveux blonds filasse, plus foncés à la racine (p. 215/194).

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22 Quant au personnage de Marie, deux facettes de sa personne semblent se confronter dans la structure énonciative même de la 3e et de 1ère personne. D’une part, Marie est vue comme une tierce personne, une « non-personne », parfois un objet à l’instar des marionnettes, des poupées ou des figures de cire, une femme pour qui l’essentiel consiste à être décorative, à plaire à son entourage, en somme à paraître. D’autre part, dans les passages à la 1ère personne, Marie devient sujet, autonome, critiquant du coup l’effacement de sa personne.

23 C’est notamment après le départ pour l’Angleterre que la confrontation entre la structure énonciative de la 3e et de la 1ère personne devient très perceptible. Le reste du livre couvre la période de 1802 à 1850, période pendant laquelle Marie s’affirme en tant qu’artiste et devient la femme célèbre qu’on connaît. Il est symptomatique, mais conforme à la logique énonciative du livre, qu’à partir de 1802 le roman soit écrit presque exclusivement à la 1ère personne (les dernières 55 pages) : Marie est devenue « réelle ». Künstlerroman qui décrit l’avènement à l’art, mais également roman d’émancipation d’une femme qui parvient à dépasser sa condition historique. Les deux processus vont de pair. Leur accomplissement progressif est marqué d’un point de vue énonciatif par l’emploi de la 1ère personne, faible au début, prédominant à la fin.

24 Si Marie arrive à appréhender son identité, à construire sa propre personne, elle reste néanmoins consciente de la fragilité et de la précarité d’une telle démarche. N’existe-t- il pas toujours plusieurs points de vue, plusieurs versions d’une histoire ? Emprisonnée, Marie considère sa vie dans la perspective de la guillotine : Comment savoir si je suis coupable ou innocente ? Deux points de vue, deux éclairages d’une même personne. Celui de l’accusation et celui de la défense. Deux histoires. Je n’arrive pas à voir ma petite vie limitée sous quelque jour bien défini. Ni le rose des héroïnes, ni le bleu des voleuses. Comment l’expliquer ? Moi qui étais une enfant précoce, je suis maintenant une adulte ignorante. Elle fronce les sourcils et passe la main dans ses cheveux (p. 145/131).

25 Par le passage de la 1ère personne à la 3e personne, cet extrait, dans son énonciation même, projette des lumières obliques sur ce qu’est une « personne ».

26 Vers la fin de sa vie, la problématique s’exacerbe. Le JE qu’elle s’est forgé est sans doute consistant mais l’identité qui en ressort ne recouvre pas une unité. C’est à ce moment que la 3e personne, enfouie depuis quelque temps, réapparaît sur scène : En haut de l’escalier, je croise la figure de cire que j’ai faite de moi-même. Marie Tussaud contemple la galerie. Son regard est attentif et lumineux, comme si elle voyait une suite logique dans ses tableaux. [...] Elle est trop vieille pour danser le menuet. Assez jeune pour compter l’argent. Peut-être sourit-elle. Mais tout en souriant elle garde une certaine distance. Et même en pleine lumière, elle semble un peu à l’écart. Mais ma voix me semble étrangère (pp. 261-62/235-36).

27 Il est vrai que la 3e personne est justifiée ici par la référence à la figure de cire. Cependant, l’image éternisée de « Marie » est relativisée par l’écart temporel avec lequel Marie regarde cette image. Aussi, l’image reste réfractaire à une unité quelconque. Admettre à la fin du livre que « Seuls les anges innocents me font peur », équivaut à accepter une faille dans le sujet qu’elle a formé, faille qui se traduit notamment par le retour de la 3e personne.

28 Finalement, par le jeu entre la 3e et la 1ère personne, apparaît l’image d’un sujet « moderne », clivé, décentré, contrebalançant la notion de l’individu qui agit de ses

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propres forces, identique, malgré tout, à lui-même, comme on le connaît dans le roman historique traditionnel22.

29 En 1996, Dorrit Willumsen revient au gerne historique, en publiant Bang23, une biographie romancée sur la vie de Herman Bang (1857-1912), pour lequel elle obtiendra le grand prix littéraire du Conseil Nordique. Dans ce portrait de Bang, l’écrivain impressionniste par excellence dans la littérature danoise, Dorrit Willumsen utilise à peu près les mêmes procédés littéraires que dans Marie. La composition est toujours formée comme une série d’instantanés mais établie dans une chronologie inversée, si bien que le roman ouvre sur les derniers jours de Bang, lorsque fatigué et malade, il sillonne les Etats-Unis, s’essoufflant entre chambres d’hôtel, wagons de train et lectures publiques de ses livres. A partir de ce voyage, Dorrit Willumsen laisse défiler, dans un mouvement rétrospectif, des images de la vie de Bang.

30 Dans ce roman qui décrit également le personnage principal tantôt à la 3e, tantôt à la 1 ère personne, l’alternance semble plus motivée, car les passages à la 1ère personne se limitent exclusivement aux nombreux extraits de la correspondance de Bang. Dans son ensemble, Bang paraît plus classique que Marie, plus historiographique dans son approche très documentée, parce qu’il laisse justement une place très importante à la correspondance même.

31 Si Dorrit Willumsen a renouvelé le roman historique, notamment avec Marie, Peer Hultberg (né en 1935) fait de la transgression même du genre son principe poétique. Son écriture très systématique se plie, en fait, à un certain nombre de contraintes dont les plus évidentes sont une composition en fragments et un mélange impressionnant des voix narratives.

32 Après avoir publié deux romans (1966, 1968) passés presque inaperçus, Peer Hultberg revient, après une pause de 17 ans, sur la scène littéraire avec une œuvre monumentale : Requiem (1985). Ce livre fait entendre 537 voix différentes, distribuées sur un nombre équivalent de fragments. Le livre est censé représenter une foule de personnes qui vient à la rencontre du lecteur, susceptible d’« entendre » ce qui se passe à l’instant même dans la tête de chacune. Les voix se présentent respectivement à la 3e, à la 2e et à la 1ère personne, sans que ce procédé n’entraîne aucune différence entre elles (modification du climat narratif, du champs de vision, etc.). Il s’agit, en somme, de voix anonymes – de « personnes » plutôt que de « personnages ».

33 On retrouve ce principe dans ses deux romans historiques : Præludier24 (Préludes, 1989) et Byen og verden25 (La ville et le monde, 1992). Ce dernier roman retrace dans une centaine de textes, tous écrits à la 3e personne, autant de « destins humains », des personnages épingles à un moment crucial, frappés par un événement quelconque, rattrapés par le passé ou appréhendés à travers une obsession, un conflit moral ou social, etc. Le point commun, faisant s’entrecroiser les sorts de tous ces personnages, est la ville de Viborg. Le roman est donc organisé en fonction des histoires dont un lieu est habité, et l’aspect historique apparaît seulement dans la mesure où ces histoires sont situées sur une échelle temporaire qui va du début du XXesiècle jusqu’à sa fin. Si les comportements ont changé – et le roman excelle dans la précision historique des normes étriquées d’une ville de province – il ne se dégage aucune vision globale de l’Histoire du XXesiècle dans ces histoires qui restent des fragments.

34 Pour La ville et le monde, Peer Hultberg obtient le grand prix littéraire du Conseil Nordique. Ce livre représente donc, tout comme Bang pour Dorrit Willumsen, une

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consécration de son œuvre. Cependant, il me semble que son premier roman historique, Préludes, est plus intéressant, plus audacieux, dans sa forme. Aussi, je m’arrêterai ici plus longuement sur ce livre.

35 Préludes est un roman qui raconte une enfance à Varsovie dans la seconde décennie du XIXe siècle. C’est à la fois une enfance ordinaire et celle d’un garçon hors du commun, car il s’agit du petit « Fryc », l’enfant précoce de la famille Chopin. Le roman se présente à la fois comme une « fausse » biographie et un roman historique qui joue avec la référence « réaliste ». D’abord, le roman n’est pas une biographie normale, retraçant intégralement une histoire de vie ; il se contente d’exposer un fragment de vie, c’est-à-dire la période qui commence un ou deux ans après la naissance de Fryc et finit lorsqu’il a onze ans. Cette enfance est décrite en 373 fragments, qui font entendre, dans des bribes de monologue, différentes voix, entre autres celle de Fryc, de ses parents, de Baska (la bonne), de Madame Kolberg (une voisine), de Zywny (le professeur de piano), du Docteur Malcz et de Monsieur Linde (un collègue du père).

36 Le peu de choses qu’on sait sur l’enfance de Chopin26 sont rapportées fidèlement dans ce roman : son talent de mimique et d’imitation, les quelques anecdotes – après son premier concert public à l’âge de huit ans, sa mère, trop émue pour y assister, lui demande ce qu’on a apprécié, et lui de répondre : « Mon col blanc, maman » –, sa rencontre avec la célèbre cantatrice Angelica Catalani qui lui fait cadeau d’une montre en or, ses bonnes manières, son éducation presque « princière » dans un milieu plutôt modeste, car son père est professeur de français, et sa mère orpheline d’une famille aristocrate ayant perdu ses biens. Mais le récit est transposé dans un cadre moderne qui empiète largement sur le « tableau » historique, si bien que sous la critique implicite des principes éducatifs de l’époque, par exemple, on entend résonner une critique tout à fait moderne, contemporaine du moment de l’écriture du roman.

37 Quant à la fin du roman, elle reflète une image étonnante du sujet moderne décentré, très éloignée de la notion d’individu, identique à lui-même, dominante à l’époque où l’histoire du roman a lieu. Le roman quitte Chopin lorsqu’à onze ans il doit préparer son concours pour entrer au lycée. Ses parents lui font alors comprendre que la musique doit céder la place aux occupations plus sérieuses, qu’il doit penser à faire des études en vue d’un vrai métier. Le dernier fragment montre Chopin assis devant le piano, observant les gouttes de pluie sur une vitre. Il ferme les yeux, en se disant que la première goutte qu’il verra, en ouvrant les yeux, sera la sienne, et si elle descend directement vers le bas, en captant d’autres gouttes, et arrive majestueusement jusqu’au fond, il sera musicien, pianiste, compositeur – et célèbre. L’instant suivant, il rouvre les yeux, et sa goutte descend comme il le souhaite, en absorbant d’autres gouttes et finissant par devenir la goutte la plus puissante sur la vitre. Mais à mi- chemin, elle s’arrête brusquement, reste clouée sur place comme une grosse bulle trop remplie. A ce moment, elle se brise et part dans tous les sens, disparaît dans de multiples filets d’eau impossibles à suivre du regard.

38 Le roman conclut donc sur une vision fracturée et un parcours de vie éclaté, contredisant en quelque sorte la réalité historique, car on sait que le vœu de Chopin se réalise, malgré tout, que son nom reste associé, dans l’Histoire, à l’accomplissement d’un destin unique. Il est donc significatif que si Préludes s’écrit d’une part dans les traces du Künstlerroman (enfant très sensible, mal compris de son entourage, en proie à des angoisses de mort que Peer Hultberg accentue en inventant l’histoire d’un frère mort dont Fryc occupe la « place », comme si l’« artiste » naissait à la place d’un

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« absent »), le roman défait, d’autre part, le mythe de l’artiste et l’idée du génie proéminent que fait valoir, en particulier, le XIXesiècle, en concluant sur le parcours d’une simple goutte de pluie, à la fois banale et singulière.

39 La majorité des fragments sont composés comme des monologues de différentes personnes et bien que le contexte historique soit respecté dans les détails précis et significatifs (maisons sans eau courante, latrines, crachoir, la punition au rotin, les cols à dentelles, les maladies, les superstitions, etc.), la tonalité reste tout à fait moderne. Cependant, une minorité de fragments, typographiquement séparés par des vignettes, tranchent avec cette tonalité, car ils exposent, dans un style du XIXesiècle, des exemples d’exercice et d’apprentissage scolaire, des fables et des histoires édifiantes de l’époque, des extraits de l’histoire nationale de la Pologne. La plupart de ces textes relèvent du domaine moral et soulignent des valeurs sûres comme la tempérance (pp. 74-75), la générosité (p. 197), le désintéressement (pp. 202-3), l’amour de Dieu (pp. 69,112, 190-91), l’ordre et l’obéissance (pp. 234-35). A titre d’exemple, on peut citer un début de fragment sur la piété : Il est important que les parents gravent aussitôt que possible des sentiments pieux dans l’âme de l’enfant. Nous sommes pleinement convaincus que ces sentiments ne peuvent pas être inculqués assez tôt et afin que l’enfant ressente l’entière force de l’idée de Dieu, il ne doit se souvenir d’aucun temps où il ne nourrissait pas une telle idée. Celle-ci doit être imprimée en établissant le rapport de la religion aux divers objets sensoriels, à tout ce que l’enfant voit, à tout ce qu’il entend, à tout ce qui paraît prodigieux et admirable à son jeune esprit (p. 216).

40 En contrepoint, d’autres textes érigent des épouvantails : deux garçons aiment faire des farces, mais leur étourderie va peut-être provoquer la mort de leur père (pp. 122-24) ; un garçon aime trop le sucre : aussi devient-il, pour satisfaire son envie, voleur et échoue à la fin comme un exilé loin de sa patrie (pp. 133-34) ; l’oisiveté, mère de tous les vices, amène un autre garçon à sombrer dans le jeu de cartes et l’alcool si bien qu’il meurt à trente ans (p. 144), etc. Des scènes exemplaires sont destinées à honorer la trinitésacrée de la famille, de la patrie et du travail, souvent hantées, d’ailleurs, par l’image de la mère agonisante (p. 210-11) ou par la figure de l’orphelin sans père, ni patrie (pp. 257-58). Enfin, dans de nombreux fragments se glisse l’ombre envahissante de la Vanitas (en particulier, pp. 244-45), emblème « historique » au sens où il rappelle la fuite du temps.

41 Tous ces fragments évoquent certes le passé par leur contenu, mais ils augmentent aussi l’« effet de réel » historique tant par leur style ancien que par le recours à des textes non-fictionnels (écrits éducatifs, religieux, moraux), dont on peut par ailleurs se demander si Peer Hultberg est l’auteur ou non. Parallèlement, ils produisent un effet d’artefact, dans la mesure où ils sont dissociés des autres fragments, à la fois par des vignettes et par leur forme dénonciation qui tranche avec la tonalité moderne du texte principal. Au lieu d’être incorporé dans la biographie même, l’essentiel du contexte historique est littéralement présenté comme intertexte. Loin de former un tressage entre passé et présent, ce roman affiche donc un écart historique, voire une dissonance entre le passé de l’histoire et le présent de l’écriture. Rayés d’une certaine illisibilité, ces fragments dissociés font plutôt valoir que l’unité (ou le progrès) de l’histoire est une illusion. Coupé du présent, le passé n’est envisageable que sous forme de fragments.

42 Sur le fond de ces fragments « historiques » ressort le texte principal qui est le récit d’enfance de Chopin. Comme tous les récits d’enfance, Préludes est confronté au problème de la « double voix », c’est-à-dire la superposition de la voix enfantine et de

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celle du narrateur adulte. Comment obtenir une voix « enfantine » vraisemblable et convaincante ? D’une part, Peer Hultberg a recours aux procédés habituels : écriture au présent qui laisse les deux voix dans un « flou » énonciatif, alors que le prétérit les aurait d’emblée séparées ; mode d’énonciation à la 1ère personne, privilégiant l’identification avec le personnage ; langage oral, souvent associé à un style « spontané » et « naturel », susceptible de représenter l’univers de l’enfant. Ainsi les premiers fragments exploitent excessivement les marques de l’oralité – répétitions, ellipses, structure parataxique très rudimentaire : Gros soleil rouge et de l’odeur et pas de lait et du laiteux et du bleu et du hurlement et ça hurle et du hurlement et gros soleil rouge et bleu et être debout et tu te tiens soutenu et maman est chaude et ses mains les mains dures et elles chauffent car elles sont douces et rouges comme le soleil et elles hurlent comme le lait et sentent le soleil rouge et pas laiteux et puis bleu et du hurlement et du bruissement et des montres faisant tic tac et profondément je tombe (p. 5).

43 De la même manière se poursuit la connaissance du monde par l’apprentissage des différentes couleurs, l’usage des sens, la distinction entre l’animal et l’homme, etc.

44 D’autre part, Peer Hultberg invente un tressage de voix, incorporant dans la voix de Fryc des locutions et des mots du monde adulte affichés comme du discours entendu stricto sensu, c’est-à-dire sans la transposition pronominale relative à une voix qui assume le discours rapporté. Ce procédé est utilisé de façon systématique dès le quatrième fragment (les trois premiers sont écrits à la 1ère personne), bouleversant complètement la perspective narrative. L’exemple suivant illustre ce procédé inhabituel, auquel on s’habitue finalement assez vite : C’est la fourrure, car l’hiver arrive un jour, et quand c’est l’hiver il faut avoir une fourrure, c’est la doublure de fourrure de ma mère, et celle-là est à mon père, et quand Fryc sera grand, il aura aussi de la doublure de fourrure, mais pour le moment Fryc est un garçon, un petit garçon, et nous devons faire attention que la doublure ne soit pas attaquée par des mites, car les mites mangent les fourrures, et peut-être un col de fourrure, peut-être que tu auras un col de fourrure l’hiver prochain, peut-être que tu seras assez grand à ce moment, et je pose la paume contre la fourrure, et elle est lisse, et elle est raide, et je laisse glisser le doigt contre elle, et elle est plus rude que le chat, et les poils sont plus longs, et elle sent, et où est Fryc, et elle sent et elle sent, et des lavandes, et elle est chaude et pourtant fraîche dans l’été, et où est Fryc, où est Fryc, et il a dû se cacher dans les fourrures, Fryc s’est caché dans les fourrures, et sors de là mon garçon, ça va pas la tête à mon garçon, tu aurais pu t’étouffer (p. 11).

45 Si le tressage des voix paraît motivé au début, susceptible de produire l’effet d’un langage enfantin, il l’est beaucoup moins par la suite. Or, en utilisant systématiquement ce procédé tout au long du livre, Peer Hultberg en vient à créer un style, fondé en somme sur cette figure d’énonciation qu’on appelle, dans la rhétorique classique, l’énallage de la personne. Selon Fontanier27, il existe trois figures d’énallage, l’énallage de temps, l’énallage de nombre et l’énallage de la personne. L’énallage consiste donc dans l’échange exceptionnel d’un temps, d’un nombre ou d’une personne, contre un autre temps, un autre nombre, ou une autre personne (par exemple « il » à la place de « tu » : « Monsieur, prend-il son chocolat ? »). Seulement, dans la littérature classique, cette figure est plutôt rare et considérée comme une anomalie. Hultberg en fait le principe même de son texte, autant dans les monologues de Fryc que dans ceux des autres personnages. A la différence des fragments « historiques » où l’emploi des pronoms personnels est conforme à la grammaire (la 1ère personne est celle qui parle, la 2e est celle à qui l’on parle, la 3e est la personne, l’objet ou la notion dont on parle),

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c’est-à-dire qu’il renvoie à une personne « stable », à l’unicité du sujet parlant, le texte principal détruit en quelque sorte cette notion classique de l’individu pour faire apparaître, dans sa pratique de l’énallage, un sujet moderne, une personne perméable, fluctuante, traversée par plusieurs voix.

46 Enfin, par la pratique de l’énallage, Préludes souligne son caractère de fiction, car si le système référentiel normal de la « personne » est fondé sur le langage ordinaire, le texte littéraire entretient un rapport beaucoup plus libre et complexe avec ce système. Si on pose la question de qui parle dans un texte littéraire, force est de constater que les différents sujet parlants comprennent l’auteur, le/les narrateur(s), les personnages et les énonciateurs du discours rapporté, mais toutes ces voix sont imbriquées les unes dans les autres. Cette propriété de la fiction, qui se fait à peine remarquer dans la plupart des œuvres littéraires, car elle est d’une évidence aveuglante, Préludes l’affiche ouvertement.

47 En guise de conclusion, on pourrait poser quelques questions sur la réécriture du roman historique dans des textes comme Marie et Préludes. Est-elle due à l’incapacité du modernisme à créer de la fiction proprement dite, à produire le grand souffle des « bonnes histoires » avec de vrais personnages en chair et en os ? Se penche-t-on sur des personnages historiques, parce qu’ils permettent de libérer, à nouveau, l’imaginaire ? Est-ce parce que les grands récits sont morts aujourd’hui qu’on se retourne vers le passé pour en extraire quelques reliques ? S’agit-il d’un recyclage de vieux produits qui ont su résister à l’épreuve du temps ? S’agit-il, en somme, de récupérer le sens de l’histoire qu’on avait perdu ?

48 On pourrait en partie répondre par l’affirmative à ces questions. D’autre part, il est évident que ces romans ne se contentent pas seulement d’exhumer l’histoire. Ils représentent, par rapport aux romans historiques du début du XIXesiècle, une vision du monde très différente, fragmentaire, et qui, quant à la description de la personne humaine, tient moins à une conquête de soi qu’à une déperdition.

49 Le fait que l’Histoire se pose, dans ces romans, plutôt comme une affaire de langage, d’écriture – comment écrire l’histoire ? – n’est pas inintéressante à une époque où la société est saturée de communication, de « mise en relation » permanente. Face à une culture de communication où tout doit communiquer (sans que rien ne communique au fond), la place du langage et de l’écriture est centrale, et le « modernisme » pourrait, avec son expérience de ce qui ne communique pas, de ce qui ne « colle » pas, avoir une fonction d’antidote.

50 Enfin, on peut se demander si la notion générique, y compris celle du roman historique, est encore valable aujourd’hui. La notion de genre, n’est-elle pas devenue complètement diluée ? Peut-on classer la littérature actuelle en fonction de tel ou tel gerne ? L’une des particularités de la prose actuelle semble bien être de soustraire l’écriture à des appartenances génériques bien affirmées. A leur place sont valorisés, comme le souligne D. Combe « le mélange, l’intertextualité, le métissage des cultures » 28. Aussi, il se peut bien que les Préludes de Hultberg soit, en somme, des postludes du roman historique.

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NOTES

1. Lettre de Karen Blixen du 21 février 1960 à Ingeborg Buhl, Karen Blixen i Danmark, Breve 1931-62, I-II, udgivet af F. Lasson og T. Engelbrecht, Gyldendal, 1996, II, p. 434 (c’est moi qui traduis la citation). 2. Cf. par exemple, O. Birklund Andersen, Den faktiske sandheds poesi, Aarhus Universitetsforlag, 1996. 3. Cf. la notion de « Volksgeist » de J.-H. Herder (1744-1803). 4. J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne, Minuit, 1979. 5. G. Lukacs (sous la dir. de), Le Roman historique, Payot, 1965. 6. Selon l’expression qu’utilise P. Lejeune dans Le pacte autobiographique, Seuil, 1975, p. 36. 7. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978. 8. Voir par exemple, A. Nadaud (sous la dir. de), Où en est la littérature ? L’infini, 19, 1987. 9. Quant à la poésie, par exemple, le modernisme y apparaît bien avant. 10. Cf. P. Dahlerup, « Hvad er modernisme ? » Kritik 94, 1991, p. 102 ; voir aussi à ce propos J. Vosmar (réd.), Modernismen i dansk litteratur, Fremad, 1967. 11. Par exemple, la trilogie d’Erik Aalbæk Jensen qui comprend Perleporten (La porte de perles, 1964) ; Sagen (L’affaire, 1971) ; Kridtstregen (La ligne à la craie, 1976) ; ou bien Processen mod Hamsun (Le procès de Hamsun, 1978) de Thorkild Hansen. 12. T. Skou-Hansen, De nøgne træer (Les arbres nus, 1957) ; Tredje halvleg (Troisième mi-temps, 1971) ; Medløberen (Le suiveur, 1973) ; Den hårde frugt (Le fruit dur, 1977) ; Over stregen (Franchir la ligne, 1980). 13. T. Skou-Hansen, Springet (Le saut, 1986) ; Krukken og stenen (La cruche et la pierre, 1987) ; Det andet slag (Le deuxième coup, 1989) ; Sidste sommer (Dernier été, 1991). 14. E. Reich, Frederik (1972) ; Rejsen til Messias (Le voyage vers le Messie, 1974) ; Fæ og frænde (Bête et alliés, 1977) ; Festen for Cæcilie (La fête pour Cæcilie, 1979). 15. H. Stangerup, Lagoa Santa (1981, en trad. fr. Lagoa Santa, Mazarine, 1985) ; Det er svært at dø i Dieppe (1985, en trad. fr. Le séducteur, Mazarine, 1987) ; Broder Jakob (1991, en trad. fr. Frère Jacob, Olivier, 1992). 16. A.-M. Ejrnas, Som svalen (Comme une hirondelle, 1986). 17. I. Michael, Troubadurens lærling (1984, en trad. fr. Le troubadour et la fille du vent, Actes sud, 1989). 18. H.-M. Svendsen, Guldkuglen (1985, en trad. fr. La boule d’or, Julliard, 1989). 19. P. Høeg, Forestilling om det tyvende århundrede (1990, en trad. fr. L’histoire des rêves danois, Seuil, 1994). 20. Par exemple, I. Christensen, Det malede værelse (1976, en trad. fr. La chambre peinte, Arcane 17, 1986) ; P. Seeberg, Dinosaurusens sene eftermiddag (L’après-midi tardif du dinosaure, 1974). Dans ce dernier cas, il s’agit en fait d’un recueil de nouvelles, dont seulement certaines sont « historiques ». Cependant, le recueil est atypique dans la mesure où Seeberg crée de la fiction à partir de nécrologies, inscriptions sur des pierres tombales ou généalogies qui remontent jusqu’au XVe siècle. 21. D. Willumsen, Mane, Vindrose Paperbacks, København, 1985 (1983) ; Marie, Gallimard, Paris, 1989 (traduit du danois par Jean Renaud). Les paginations indiquées par la suite sont successivement celles de la traduction française et du texte original. 22. Pour une analyse plus détaillée de Marie, je renvoie à ma thèse de doctorat, Les voix entre guillemets. Problèmes de renonciation dans quelques récits français et danois contemporains, notamment chapitre I, pp. 86-113. Cette thèse a été soutenue à l’Université Lumière Lyon II, en 1996. 23. D. Willumsen, Bang, Gyldendal paperback, 1996.

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24. P. Hultberg, Præludier, Gyldendals Bogklubber, 1989. Le roman est traduit en allemand (par Ursula Schmalbruch) : Präludien, Residenz, 1989. Dans les exemples cités, les paginations réfèrent au texte original, et c’est moi qui traduis les citations. 25. P. Hultberg, , Lindhardt og Ringhof, 1992. Le roman est traduit en allemand (par Ursula Schmalbruch) : Die Stadt und die Welt, Residenz, 1994. 26. Voir par exemple, G. de Pourtalès, Chopin ou le poète, Gallimard, 1946 ; B. Gavoty, Chopin, Grasset, 1974. 27. Fontanier, Les Figures du discours, Flammarion, 1977 (1821-27), p. 93. 28. D. Combe, Les Genres littéraires, Hachette, 1992, p. 150.

RÉSUMÉS

S'il est fréquent de situer le roman « moderniste » aux antipodes du roman « historique », la littérature contemporaine, qu'elle soit nordique ou non, témoigne aujourd'hui d'un certain rapprochement entre les deux traditions. L'article se propose de montrer dans quelle mesure cette rencontre est possible, et comment elle s'articule concrètement dans des exemples de la littérature danoise, en particulier dans Marie (1983) de Dorrit Willumsen (née en 1940) et dans Préludes (1989) de Peer Hultberg (né en 1935). Dans ces deux biographies romancées, la première sur Madame Tussaud, la seconde sur Chopin, le « roman historique » semble, en effet, non seulement récupéré, mais aussi renouvelé par le modernisme, grâce à l'écriture fragmentaire et la mise en scène surprenante des voix narratives.

Wenn der « moderne » Roman häufig als Gegenteil des « historischen » Romans betrachtet wird, so zeugt die zeitgenossische Literatur – ob es sich nun um die skandinavische handelt oder um eine andere – von einer gewissen Annäherung dieser beiden Traditionen. Der Artikel will an zwei Beispielen der dänischen Literatur, den Romanen Marie (1983) von Dorrit Willmsen (geboren 1940) und Préludes (1989) von Peer Hultberg (geboren 1935), zeigen, inwieweit dieses Zusammentreffen möglich ist und wie es konkret zum Ausdruck kommt. In diesen beiden romanhaften Biographien, die erste über Madame Tussaud und die zweite über Chopin, scheint der « historische Roman » von der Moderne nicht nur für sich beansprucht, sondern durch sie auch erneuert zu werden, nämlich durch eine fragmentarische Schreibweise und eine überraschende Verwendung verschiedener Erzählerperspektiven.

AUTEUR

MERETE STISTRUP JENSEN Université de Lyon III

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Gunnar Gunnarsson et le « roman du peuplement de l’Islande » Gunnar Gunnarsson und der « Roman der Bevölkerung Islands »

Einar Már Jónsson

1 S'il y a aujourd'hui un grand écrivain islandais au purgatoire, c'est bien Gunnar Gunnarsson. On peut se demander s'il n'a pas été victime d'une situation paradoxale qui l'avait pourtant favorisé au début : être un auteur islandais fortement attaché à ses origines et puisant toute son inspiration dans sa terre natale, mais vivant au Danemark et écrivant en danois. On peut également se demander si le discrédit dans lequel est tombée la mouvance littéraire à laquelle on peut le rattacher, qu'on désigne généralement par l'expression allemande « Blut und Boden », n'a pas rejailli sur lui. En tout cas le fait est là. Malgré son immense réputation dans les années vingt et trente, lorsqu'il était parmi les auteurs Scandinaves les plus lus et les plus traduits, en tout cas dans l'Europe du Nord, et une personnalité culturelle très en vue, il a maintenant disparu au Danemark, sans laisser de traces, et les Islandais, qui possèdent ses œuvres dans des traductions plus ou moins bonnes, le connaissent sans vraiment le lire. Curieusement, les seuls signes d'intérêt pour Gunnar Gunnarsson ces dernières années viennent de la France : l'accueil très positif que la critique et le public français ont récemment fait à deux de ses romans, Le berger de l’Avent et Les oiseaux noirs, indique qu'ils ont passé le test du temps et que vis-à-vis de cet écrivain il y a peut-être une grande injustice à réparer.

2 Dans l'œuvre très variée de Gunnar Gunnarsson, la partie la plus méconnue est certainement ses cinq romans historiques, qui forment un ensemble et représentent en fait moins de la moitié d'un grand projet que l'auteur n'a pas réussi à mener à bien. Né dans l'est de l'Islande en 1889 et arrivé au Danemark à l'âge de 18 ans, fermement décidé à devenir écrivain, Gunnar Gunnarsson a formé tôt dans sa carrière le projet d'écrire une série de romans historiques couvrant toute l'histoire de l'Islande depuis l'origine jusqu'à l'époque contemporaine1. Dans son esprit, cette série devait porter le titre d'ensemble « Landnám » (ce mot, qui signifie littéralement « prise des terres », est le terme consacré désignant le peuplement de l'Islande, entre 874 et 930, mais l'auteur

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le comprenait dans un sens beaucoup plus large) et compter une douzaine d'œuvres. Le roman qui inaugurait cette série, Les frères jurés (Edbrødre), est sorti en 1918 : il racontait l'histoire du premier colon norvégien qui s'est installé en Islande en 874, et formait donc véritablement le début de cette fresque romanesque. Ensuite Gunnar Gunnarsson s'est détourné de ce projet pendant une douzaine d'années, pour se consacrer, entre autre, à sa série autobiographique L’église de la montagne (Kirken på bjerget), avant de le reprendre dans les années trente. Bousculant l'ordre chronologique, il publia alors, en 1930, Jon Arason, sur l'époque de la réforme luthérienne et la lutte du dernier évêque catholique contre les autorités danoises en Islande. Puis il revint au Moyen âge avec Terre (Jord), en 1933, qui forme une suite des Frères jurés et raconte la fondation de la république islandaise médiévale, Le Christ-blanc (Hvide-Krist), en 1934, sur la christianisation de l'Islande, et finalement Graamand, en 1936, situé au XIIe siècle, sur le début des guerres civiles qui devaient avoir des effets catastrophiques pour le pays.

3 Ces cinq romans correspondent donc à une partie du projet initial de Gunnar Gunnarsson. Parfois il a pensé inclure d'autres de ses romans dans cette série, notamment Les oiseaux noirs (Svartfugï), publié en 1929. Mais si cette dernière œuvre est « historique » en ce sens que l'action se passe au début du XIXe siècle et qu'il s'agit de personnages et d'une affaire criminelle bien réels, elle se distingue pourtant très clairement des cinq autres romans : les événements y ont un caractère purement privé et l'auteur s'intéresse surtout à la psychologie des personnages et à la question philosophique de l'innocence et de la culpabilité, tandis que les cinq romans précédemment cités sont chacun centré autour d'un épisode important et dramatique de l'histoire nationale islandaise, envisagé sous un angle historique. Il vaut donc mieux partir du premier projet de l'auteur et regarder ces cinq romans comme un groupe distinct de ses autres œuvres. Cependant on est obligé de constater que ces œuvres historiques n'ont pas d'unité de ton et de thématique qui les rapprocherait et qui en ferait un véritable cycle romanesque : le style et la technique narratifs sont très différents d'un roman à l'autre et on ne trouve pas de grandes idées d'ensemble dans cette série. C'est peut-être cette absence de véritable projet idéologique, autant que les changements dans la vie de l'auteur, qui l'ont amené à abandonner le genre des romans historiques : après avoir quitté définitivement le Danemark en 1939 et s'être installé en Islande, Gunnar Gunnarsson s'est tourné vers d'autres œuvres, et il a surtout consacré la dernière partie de sa longue vie (il est mort en 1975) à traduire en islandais ses romans écrits en danois.

4 Ce que nous avons dit sur l'ensemble des romans historiques de Gunnar Gunnarsson ne vaut cependant pas pour les deux œuvres, Les frères jurés et Terre, auxquelles nous allons spécialement porter notre attention dans la présente étude. Certes, le style de ces œuvres, séparées d'une quinzaine d'années, est extrêmement différent, on pourrait même dire opposé, mais outre le fait que Terre se présente explicitement comme une suite des Frères jurés et qu'ensemble ces deux romans traitent d'une seule période capitale de l'histoire de l'Islande, la période du peuplement, ces deux œuvres sont unifiées par la même thématique qui les traverse du début jusqu'à la fin. Par rapport à cette puissante unité, on a même l'impression que ces romans ressemblent à une œuvre musicale en deux mouvements qui développeraient la même matière musicale dans des tempos différents, rapide et lent...

5 La thématique des Frères jurés et de Terre est purement historique, liée à cette période précise où des colons venus de Norvège ont peuplé l'Islande et créé un système

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politique, et il est donc nécessaire de l'étudier du point de vue de l'histoire. Pour cela il est intéressant de voir d'abord les principales théories sur Thistoriographie au Danemark, au moment où Gunnar Gunnarsson formait son projet romanesque, et, peut- être surtout, les théories sur les rapports entre celle-ci et le roman historique.

6 En 1911, l'année avant que Gunnar Gunnarsson ne fasse son entrée sur la scène littéraire danoise, un des plus importants historiens du pays, Kristian Erslev, grand spécialiste de l'époque de la reine Marguerite, publia un petit livre intitulé Ecriture de l’histoire2, où il exposait ses conceptions de l'historiographie. Cette œuvre correspondait sans doute à « l'esprit du temps » – la révolte contre le positivisme en histoire qui devait plusieurs années plus tard contribuer à la naissance du « mouvement des Annales » en France – et elle eut une très forte influence sur toute une génération d'historiens danois, et même plus. Contrairement aux positions fondamentales des principaux théoriciens positivistes de l'histoire, tels que Bernheim en Allemagne et Langlois et Seignobos en France, Erslev voulait établir une distinction radicale entre la science historique et l'historiographie : au lieu d'être une simple mise en forme de la science historique et une présentation de ses résultats, comme l'avaient pensé ces théoriciens, l'historiographie est, selon lui, une discipline indépendante qui a son propre but et suit ses propres lois. La science historique a pour objet l'étude d'un document ou d'un groupe de documents, l'établissement d'un fait précis, une nouvelle interprétation de faits connus etc., et elle aboutit généralement à un article dans une revue savante ou une publication érudite, qui obéissent à des règles rigoureuses. Si l'historiographie s'appuie nécessairement sur la science historique, son but est en revanche tout à fait différent : elle cherche à décrire le passé ou un aspect du passé, à en donner une image aussi vivante et vraie que possible. Pour ce faire, l'historiographie a des règles particulières qui n'appartiennent qu'à elle. Erslev ne les étudie pas spécialement en détail, mais il en évoque quelques éléments :

7 – L'historiographe utilise les résultats de la science historique comme matériau, mais il choisit toujours – sinon l'image du passé serait une confusion dépourvue de sens – et il établit ce choix en fonction du tableau qu'il est en train de faire. En général il omet de rendre compte des recherches ou des arguments qui ont abouti à ces résultats, mais il peut choisir de le faire si cela peut contribuer à compléter ou enrichir le tableau. – Quel que soit le choix, le matériau que l'historiographe a à sa disposition est toujours lacunaire, et, en tant que tel, il est mort. Il faut que l'historiographe lui-même le rende vivant par sa propre intuition et par son imagination. – En construisant l'image du passé, l'historiographe suit souvent un chemin diamétralement opposé à celui de la science historique et établit des relations tout à fait différentes entre les détails qu'il décrit. – Pour que son travail ait quelque valeur, il faut que l'historiographe se laisse guider par des idées fondamentales, par une théorie ou une « vision » historique. Quand il compose son tableau du passé, il a ensuite à sa disposition de nombreux artifices de style et de présentation, qui n'ont rien à faire avec la science historique proprement dite mais qui font partie intégrante de l'historiographie. Mais ces artifices ne doivent jamais être gratuits : il faut qu'ils découlent naturellement de l'idée fondamentale derrière l'œuvre.

8 Cette définition de l'historiographie et de ses règles a des conséquences peut-être inattendues : entre l'historiographie ainsi définie et le roman historique il y a plus que des ressemblances, il y a en fait des parallélismes stricts, car les deux sont des images

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du passé qui obéissent à des règles analogues. Ces conséquences, Erslev ne cherche aucunement à les éviter ; au contraire, il insiste sur le rapprochement entre les deux genres. Il souligne ainsi que l'auteur de romans historiques n'est pas le seul à avoir recours à l'imagination ; l'historiographe le fait aussi, et beaucoup plus que ne le croient les gens en général. De même, le romancier est beaucoup moins libre qu'on le pense, car il ne peut rien mettre dans son œuvre qui soit en contradiction avec nos connaissances historiques. Erslev ne reconnaît finalement qu'une seule différence entre l'historiographie et le roman historique : on accorde au romancier, et à lui seul, le droit d'inventer des personnages fictifs à côté des personnages historiques et d'inventer des incidents, mettant éventuellement en jeu des personnages réels, que les sources ne connaissent pas. Mais aussitôt après avoir admis cette différence il s'applique à en minimiser la portée : le romancier ne peut rien inventer qui n'entre pas dans le cadre historique strict de la période qu'il envisage, tandis que l'historiographe peut de son côté extrapoler très librement à partir de ses sources. Ainsi, l'historien Erslev met le roman historique pratiquement au même niveau que l'historiographie, et ce rapprochement est fondamental : si l'on maintient que l'artiste et le poète s'occupent de ce qui est individuel et le scientifique de ce qui est général, dit-il, l'historien fait résolument partie des artistes. Et il se demande si les historiens accepteraient de reconnaître que le romancier a certains atouts qu'ils n'ont pas : par exemple l'intuition psychologique et la connaissance de l'homme.

9 Telle était donc l'atmosphère intellectuelle qui entourait Gunnar Gunnarsson lorsqu'il commençait à écrire sa série de romans historiques. Mais quelle était la situation de ces œuvres par rapport aux définitions de Kristian Erslev ? La principale forme de romans historiques au XIXe siècle était celle que Walter Scott avait créée. Dans cette « formule », si l'on peut dire, le centre du roman est occupé par un personnage fictif, souvent assez médiocre en lui-même et peu intéressant (comme par exemple Waverley dans le roman du même nom) mais qui a la possibilité de passer d'un camp à un autre, dans une intrigue également fictive, et de réunir sous son regard différents aspects d'une situation historique. Celle-ci est en général un vaste mouvement venu des profondeurs du peuple, tel que le conflit entre la société clanique écossaise et la société « moderne » dans Waverley. Autour du personnage central gravitent d'autres personnages, beaucoup plus intéressants, qui prennent position et agissent mais qui restent dans leurs camps. Les grands personnages historiques apparaissent finalement à la périphérie et leur rôle se limite à leur véritable action historique, mais leur présence se fait sentir beaucoup plus que leurs apparitions ne le laissent penser3. C'est probablement à cette formule (utilisée entre autre, mais avec des modifications, par Johannes V. Jensen dans son célèbre roman La chute du roi, 1900-1901) que pensait Erslev lorsqu'il insistait sur la liberté du romancier de créer des personnages et des incidents. Il était entendu que ces fictions servaient essentiellement à mettre en valeur le contenu historique des romans, comme Walter Scott lui-même l'avait si bien fait.

10 Mais Gunnar Gunnarsson préférait suivre d'autres voies. Au lieu de mettre des personnages et des événements fictifs au centre de ses romans, il prenait des personnages historiques réels comme héros et utilisait comme trame ce que les sources nous apprennent sur les événements. Si l'on en croit Georges Lukâcs, c'est une gageure, car selon le philosophe hongrois il est quasiment impossible de mettre en scène dans un roman un véritable personnage historique de façon convaincante. Mais dans ses romans sur le Moyen âge, en tout cas, les sources sont suffisamment limitées pour permettre à Gunnar Gunnarsson de combiner un strict respect des faits et des

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personnages historiques et une grande liberté de création et d'interprétation. Dans Terre, où les sources dont il dispose sont tellement pauvres qu'il est obligé d'y suppléer en inventant des épisodes, il utilise d'ailleurs une formule originale qui remplace celle de Walter Scott : une grande partie des événements est vue par le regard d'un jeune enfant. Ainsi, les romans historiques de Gunnar Gunnarsson sont donc moins « romanesques », pourrait-on dire, que les romans inspirés par la formule de Scott et encore plus proches de l'historiographie selon les définitions d'Erslev.

11 Pour écrire les deux romans en question, Les frères jurés et Terre, Gunnar Gunnarsson s'est très bien documenté. Dans Les frères jurés, où l'élément culturel joue un grand rôle, on voit que l'auteur connaît parfaitement tout ce qui avait été écrit à cette époque sur la civilisation des vikings. S'il prend plus de liberté dans Terre, nous savons que dans ce roman il a été fortement inspiré par une œuvre historico-philosophique, très connue à l'époque mais aujourd'hui tombée dans l'oubli : Notre peuple dans les temps anciens de Vilhelm Grønbech4. Mais plutôt que de voir les détails de sa documentation, il nous paraît important de voir ce qu'il a pu faire des « atouts » du romancier par rapport à l'historien, comme le disait Erslev. Après sa grande percée au Danemark avec le cycle romanesque L'histoire de la famille de Borg (1912-1914) et les romans « contemporains » qui suivaient, Gunnar Gunnarsson pouvait sans doute légitimement penser qu'il possédait la technique du roman, et on ne peut lire les deux romans historiques en question sans être frappé par sa capacité de dépeindre la psychologie des personnage et par sa qualité de visionnaire pour une période reculée. Mais il nous semble qu'il visait plus loin et qu'il voulait utiliser un autre « atout » du romancier que Kristian Erslev ne nomme pas mais qui est pourtant bien réel : celui d'envisager des problèmes que l'historien ne peut pas étudier, que ce soient les documents qui manquent ou la technique historique qui fasse défaut. C'est justement ce qu'il fait dans Les frères jurés et dans Terre et qui détermine la thématique de ces deux romans.

12 Gunnar Gunnarsson n'était pas le premier à soulever le problème qu'il traite dans ces deux romans. Cela avait été fait deux ans avant la publication des Frères jurés, mais d'une façon qui n'avait guère convaincu les historiens. En 1916, l'écrivain et l'historien norvégien Hans E. Kinck publia un article intitulé : « A propos des sagas. Des personnages qu'elles ne comprenaient pas »5. La théorie qu'il propose dans ce texte célèbre est en soi peu défendable. Hans E. Kinck est convaincu que les sagas des Islandais, mises par écrit au XIIIe siècle mais dont l'action se situe entre le IXe et le début du XIe siècle, racontent des événements historiques qu'on peut encore cerner même si ceux-ci ont été déformés par des générations de conteurs ou « sagnamenn ». L'une des raisons de ces déformations est, selon Kinck, l'interaction entre le public, qui veut des lignes claires et simples dans la narration, et le conteur qui observe les effets de son histoire sur l'auditoire placé devant lui et n'hésite pas à adapter le récit au goût de celui-ci. Du coup Kinck pense que certains personnages de sagas ont été mal compris ou déformés par les conteurs, qui ont mal interprétés leur caractère et leur actions, mais qu'il est possible de regarder derrière les textes et de découvrir la vérité. Parmi ces « personnages que les sagas ne comprenaient pas », il cite notamment Grímur-le- chauve et son fils Egill dans la Saga d'Egill. Selon lui, leur comportement violent et leur besoin incessant d'activité s'expliquaient par le déracinement d'une famille de chefs qui avait été brutalement arrachée à sa patrie et obligée de s'installer ailleurs, et si la saga ne le dit pas, c'est parce que le conteur ou les générations de conteurs estimaient

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que le public ne comprendrait pas une telle explication et préféraient donc insister sur l'avidité des personnages et sur les exploits extérieurs6.

13 En expliquant des épisodes importants de certaines sagas par l'improvisation d'un conteur qui cherche à plaire à son auditoire, Hans E. Kinck fait parfois preuve d'une curieuse incompréhension pour la structure littéraire des textes qu'il a devant lui : on pourrait en effet lui reprocher d'ignorer les sagas telles qu'elles existent et d'inventer à leur place des romans de son propre cru. Même si les sagas proviennent probablement d'une longue tradition orale, tout leur contenu est intégré dans des élaborations complexes et un historien ne pourrait guère utiliser ces textes pour en tirer une quelconque conclusion sur des personnages réels au IXe ou au Xe siècle. Mais il n'en va pas de même pour le romancier qui peut suivre d'autres voies que celles qu'il trouve directement dans les textes. Gunnar Gunnarsson avait probablement lu l'article de Hans E. Kinck – la description qu'il fait de Grímur-le-chauve et d'Egill dans Terre est tout à fait conforme à la théorie de l'écrivain norvégien – et là il pouvait justement trouver une question qui devait l'intéresser beaucoup, car elle était intimement liée à l'essence du mouvement « Blut und Boden », et qu'il avait peut-être déjà formulée : comment était-il possible pour des paysans norvégiens au IXe siècle, qui, malgré les expéditions viking, étaient fortement enracinés dans la terre de leurs ancêtres qu'ils connaissaient intimement et où ils avaient leurs lieux sacrés, de quitter brutalement cette terre et s'installer dans un pays neuf et inconnu, différent de tout ce qu'ils avaient connu auparavant et auquel rien ne les attachait ? Et comment pouvaient-ils ensuite s'enraciner dans le nouveau pays ?

14 Si Gunnar Gunnarsson choisit comme sujet des deux romans Les frères jurés et Terre, un vaste mouvement populaire, en accord avec la formule classique du roman historique, c'est-à-dire le peuplement d'un pays entier qui s'échelonne sur un demi-siècle, on trouve à la base de son projet littéraire ces deux questions, qui sont incontestablement pertinentes mais que l'historien est condamné à ignorer, et ce sont celles-ci qui déterminent la forme de ces œuvres. Ainsi, Gunnar Gunnarsson ne décrit pas le mouvement lui-même, – il ne fait que l'évoquer et n'explique qu'en passant les raisons politiques derrière toute cette émigration7. Même s'il souligne la continuité entre les deux romans en reprenant au début de Terre, mais sous un autre angle, un des épisodes finaux des Frères jurés, il concentre son attention pour ainsi dire exclusivement sur deux moments : le début et la fin du peuplement. Avec le début, l'arrivée du premier colon norvégien en Islande, il peut étudier la première question, celle du départ du pays ancestral et du déracinement, car c'est le moment où celle-ci se pose avec la plus grande clarté : le premier colon part pour des raisons d'ordre privé, il ne fait pas partie d'un mouvement (qui n'a pas encore commencé), il est donc pour ainsi dire seul et il arrive dans un pays inconnu et vide. Avec la fin, la création d'un parlement en Islande, l'auteur peut étudier la deuxième question, celle d'un nouvel enracinement.

15 Pour le premier moment, Gunnar Gunnarsson peut s'appuyer sur un passage du « Livre du peuplement », Landnámabók, qui raconte d'une façon très succincte l'histoire du premier colon, Ingólfur Arnarson, et de son frère juré, Leifur, la raison de leur départ de la Norvège, leur arrivée en Islande, l'assassinat de Leifur par ses esclaves irlandais, et finalement l'installation d'Ingólfur à Reykjavík (l'endroit même où se trouve maintenant la capitale du pays)8. Ce texte, qui date sans doute du XIIIe siècle, lui fournit la trame des Frères jurés. Il le suit d'assez près, en brodant simplement sur les événements, les expéditions viking, les batailles etc., mais il ajoute deux choses : des

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éléments importants de l'histoire culturelle concernant la vie, la religion etc., et, surtout, la psychologie des personnages. Celle-ci est basée sur des indications données par les textes médiévaux, mais pour la souligner et la mettre en valeur, l'auteur ajoute des épisodes de son invention. La structure du roman est très claire, il est divisé en trois parties égales qui contiennent chacune douze chapitres.

16 1) La première partie, qui raconte l'enfance d'Ingólfur et de Leifur, est la plus originale. Sur cette partie de leur vie, le Landnámabók n'a rien à dire, ce texte explique simplement la parenté entre les deux personnages et précise qu'ils étaient aussi des « frères jurés ». L'auteur saisit cette idée de « fraternité jurée », il essaie d'imaginer les événements et les raisons psychologiques qui ont amené Ingólfur et Leifur à faire ce pas, et il termine par une superbe description d'une cérémonie religieuse païenne, lors de laquelle les deux amis deviennent des « frères jurés ». 2) C'est dans la deuxième partie que l'histoire commence réellement et là l'auteur suit Landnámabók de très près. Il raconte l'expédition viking d'Ingólfur et Leifur avec les trois fils du jarl Atli en Angleterre et en Irlande, la brouille qui suit, lorsqu'un des fils du jarl convoite Helga, la sœur d'Ingólfur et future femme de Leifur, l'expédition viking de Leifur seul l'été suivant, et la guerre ouverte entre les frères jurés et les fils d'Atli. Cette partie se termine par la condamnation à l'exil des frères jurés. 3) La troisième partie suit également le Landnámabók, mais avec quelques ajouts importants. L'auteur raconte d'abord le voyage d'exploration des deux frères jurés en Islande, qui vient d'être découverte et où ils ont décidé de s'installer, et leur retour en Norvège l'été suivant pour préparer leur départ définitif. Ensuite il raconte l'expédition viking de Leifur seul en Irlande, où il capture des esclaves et obtient une épée magnifique, mais sur l'acquisition de l'épée il invente une longue et importante histoire, très différente de celle qu'on trouve dans le Landnámabók. Après cela il décrit la navigation d'Ingólfur et Leifur vers l'Islande et leur séparation en mer, qu'il explique par un épisode de son invention. Sur l'assassinat de Leifur, l'auteur suit de nouveau le Landnámabók de près. Le roman se termine par l'installation d'Ingólfur et de sa famille à Reykjavik.

17 En elle-même cette histoire, que le Landnámabók racontait en quatre pages et que Gunnar Gunnarsson développe en quelque 200 pages, ne fournit aucune réponse à la question qui préoccupe l'auteur, à savoir comment il était possible de s'arracher à la terre des ancêtres, sans être déraciné, et de s'installer dans un nouveau pays. Mais un détail que donne le Landnámabók sans aucune explication met l'auteur sur la piste de la réponse. Leifur ne voulait jamais sacrifier aux dieux, alors qu'Ingólfur était très pieux, et après la mort de Leifur Ingólfur dit : « Il en va ainsi de quiconque ne veut pas faire des sacrifices ». Pour que l'émigration puisse commencer, estime l'auteur, il fallait des conditions historiques particulières, à savoir la collaboration entre un « esprit d'aventure » et un « esprit d'enracinement », et il entreprend d'explorer dans le roman ces deux « esprits », leur coopération et leur destin, à partir du détail donné par le Landnámabók et à travers les deux personnages d'Ingólfur et de Leifur.

18 La personnalité d'Ingólfur apparaît très clairement dans les premières pages du roman. Dès son plus jeune âge il est fasciné par les images sculptées des dieux sur les montants du haut-siège : Odin avec ses corbeaux et Thor avec le marteau. Il croit en ces dieux et il les voit revivre le soir dans la lueur du feu du foyer. Si les statues dans le temple sont plus belles, ces images sculptées sont le centre de la famille, le signe visible de la continuité du lignage. Il sait que sur le haut-siège où son père est maintenant assis, il y

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avait son grand-père et ses ancêtres avant lui, et il sait aussi que plus tard il y sera assis à son tour, et ainsi de suite jusqu'au « crépuscule des dieux ». Ingólfur a un grand sens des responsabilités dès sa jeunesse, et il respecte toujours ses promesses. Lorsque son père vieillissant lui transmet l'administration des biens de la famille, il devient un dirigeant habile. Dans les expéditions vikings il est prudent et avisé.

19 La personnalité de Leifur est tout à fait à l'opposé. Il déteste les dieux, il ne croit pas en eux, il trouve les mythes stupides et, de plus, les sacrifices l'écœurent. Il est irresponsable et irréfléchi. S'il a une idée, il est obligé de la réaliser immédiatement et sans réflexion, quelle que soit l'absurdité de l'action. Il est incapable de tenir une promesse, car dès qu'il a une nouvelle idée il l'oublie. Sans arrêt il lui arrive des mésaventures de toutes sortes, et souvent il se met dans de graves dangers, – mais il s'en tire toujours. Lorsqu'on lui transmet l'administration des biens de sa famille, il s'en occupe bien pendant un moment mais il cesse de le faire lorsque cela ne l'amuse plus, de telle sorte qu'Ingólfur est obligé tacitement de prendre en charge ce travail. La vie quotidienne, ordinaire, ennuie profondément Leifur, et il prend les expéditions viking comme une sorte de libération. Dans les combats il est hardi mais imprudent. Ingólfur est obligé de le diriger, mais il peut aussi tirer profit de sa hardiesse.

20 Malgré cette profonde différence de caractère et des heurts occasionnels, Ingólfur et Leifur sont inséparables. Après leur condamnation à l'exil, Leifur ne peut plus penser à autre chose qu'à leur nouvelle destination. Il se demande sans arrêt où ils pourraient aller : tantôt il veut s'installer en Angleterre, tantôt en Irlande, aux Iles Féroé, en Shetland ou aux Orcades. Finalement il se souvient de ce pays qu'on vient de découvrir, l'Islande ; il s'enflamme aussitôt pour cette idée, et il réussit à transmettre son enthousiasme à Ingólfur. Celui-ci est réceptif, car après la condamnation à l'exil, il a une nouvelle compréhension de sa situation. Il se rend maintenant compte que cet exil n'est pas totalement injuste : il avait guerroyé dans des pays étrangers et participé au pillage de gens contre lesquels il n'avait aucun grief. Ainsi il avait commis un crime contre ce qu'il y a de plus sacré, la Terre. Il comprend maintenant que la guerre est un mal, et il comprend aussi que le lignage qui n'a pas de terre où il peut pousser est condamné au malheur et à l'anéantissement. Il décide de ne plus utiliser son épée que pour se défendre.

21 Leifur a l'enthousiasme, mais il n'a pas cette nouvelle compréhension. Il se trouve bien le premier hiver en Islande, mais dès qu'il est en mer la vieille agitation le reprend et il continue les expéditions viking. Il capture des esclaves, des hommes innocents qui sont arrachés à leur propre pays, et il vole une épée magnifique à un ermite qui lui avait sauvé la vie. Ainsi, il a en fait prononcé sa propre condamnation. Mais il y a un dernier épisode capital. En s'approchant de l'Islande, Ingólfur veut que ce soit les dieux qui choisissent le lieu de sa ferme future : de cette façon uniquement il peut s'enraciner dans le nouveau pays. Il jette donc les montants du haut-siège à la mer en disant qu'il veut s'installer là où il les trouvera échoués. Jusqu'ici, le récit est conforme au Landnámabók, mais l'auteur ajoute une suite : Leifur réagit très violemment à ce qu'il estime être un acte de superstition stupide et il refuse de laisser des morceaux de bois décider de sa résidence. Les frères jurés se séparent donc et passent l'hiver dans des endroits séparés. Leifur est mal en point : il estime que ce séjour avec les esclaves irlandais, sans aucun espoir de nouvelles aventures, est vide de sens. Au printemps il est assassiné avec l'épée volée.

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22 Ainsi l'histoire est arrivée à son terme. Seul, Ingólfur ne serait jamais allé s'installer en Islande, et, seul, Leifur aurait été incapable de prendre la décision de se fixer définitivement dans un endroit. Pour que le peuplement de l'Islande puisse commencer il fallait la coopération des deux. Mais maintenant le rôle de Leifur est terminé. C'est lui qui a amené Ingólfur en Islande, mais en s'opposant à la décision d'Ingólfur de se soumettre à la volonté des dieux, il refuse en fait l'enracinement dans le nouveau pays, en tout cas l'enracinement que cherche Ingólfur. Sa mélancolie après le débarquement en Islande est symptomatique. Leifur doit disparaître, et il disparaît comme il a vécu. C'est ce qu'Ingólfur comprend à sa façon : il considère que Leifur était le véritable premier colon d'Islande mais que les dieux l'ont demandé en sacrifice. C'était un grand sacrifice, pense-t-il, mais ce n'est pas à lui de contester les décisions des dieux.

23 Après cela le peuplement de l'Islande peut commencer. Ingólfur trouve les montants du haut-siège dans la baie qu'il appelle Reykjavik et y établit sa ferme. Ainsi le pays n'est plus sauvage et vide, et d'autres peuvent suivre, bientôt poussés par les changements politiques en Norvège. Parmi eux il y a le dernier survivant des trois fils du jarlAtli, exilé à son tour par le roi Haraldur à la belle chevelure, qui est maintenant pleinement réconcilié avec Ingólfur.

24 Le roman Terrecommence par l'un des derniers épisodes des Frères jurés,l'arrivée d'Ingólfur à Reykjavik, qui est donc raconté ici pour la deuxième fois, et décrit ensuite les premières années de la famille dans ce nouveau lieu. Mais le lecteur voit ces événements de l'extérieur et d'une certaine distance : l'auteur ne décrit que ce qui est visible, et les personnages n'ont pas de nom et pas d'histoire antérieure. C'est comme si on décrivait les manifestations purement biologiques de la population, la seule force vitale. La véritable histoire commence ensuite au deuxième chapitre. Thorsteinn, le fils d'Ingólfur, est devenu un homme adulte, et sa femme est en train de donner naissance à leur premier fils. Ingólfur, très âgé, porte le nouveau-né dans le temple où il lui donne le nom de Thorkell Máni. Ensuite il transmet la charge de « prêtre principal » à son fils Thorsteinn et meurt cette même nuit. Thorsteinn commence aussitôt à préparer l'enterrement de celui qui est maintenant considéré comme le père du pays et il réunit ses nombreux amis dans toute cette partie sud de l'Islande, dont le lecteur fait maintenant connaissance.

25 Devenu le chef du lignage, Thorsteinn considère que c'est désormais son rôle de parachever l'œuvre que son père avait commencée, en réunissant les habitants du nouveau pays sous une loi unique et autour d'un parlement général. Les efforts qu'il fait pour cela fournissent la trame globale du roman, mais autour de ce sujet central se greffent beaucoup d'autres histoires plus ou moins bien développées, qui sont parfois rendues assez mystérieuses par le fait que de nombreux épisodes sont vus à travers le regard du jeune garçon Thorkell Máni.

26 Pour décrire les événements qui aboutirent à la fondation du parlement islandais à Thingvellir en 930, l'auteur n'a que des sources lacunaires, et la plupart des épisodes sont donc inventés par lui. Mais derrière le sujet politique central, il y a un autre thème encore plus profond : c'est la réponse à la deuxième question citée plus tôt, l'enracinement dans le nouveau pays. Ce thème central est présenté dès le début de l'histoire. Avant de mourir, Ingólfur dit à son deuxième fils : « Ne fais jamais confiance à un homme qui piétine la terre comme de la saleté – quelque haut qu'il pose son regard, Fils ! Odin l'a embrassée et il l'embrasse toujours ! Elle est féconde par sa grâce ! »9. Lorsque Thora, la femme de Thorsteinn, voit comment Ingólfur meurt

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lorsque son petit-fils est né, elle a une nouvelle compréhension de la continuité de la vie, et elle cesse d'avoir peur de la mort.

27 A partir de là le thème se développe : c'est la terre et la vie humaine dans ce nouveau pays, en contact étroit avec la nature. Les habitants considèrent qu'ils forment une unité vitale avec la terre, ils ne sont pas les maîtres de la nature mais en forment une partie. Ainsi ils ont des facultés qui paraissent surnaturelles : trois frères, surnommés « les morses », peuvent par exemple attraper des oiseaux avec les mains et n'utilisent pas d'autres flèches que leur regard, un autre personnage, Björn-le-bouc, a fait alliance avec un être surnaturel vivant dans une falaise qui l'aide entre autre pour la pêche, etc. Le symbole de cette vie est la « danse de la forêt » de Thrasi qui imite la nature et les saisons10. Mais lors de l'enterrement d'Ingólfur, un autre personnage, Hrólfur à la barbe rousse, qui a trop bu, a une vision terrible qu'il exprime dans des vers du style de la « Prophétie de la voyante » (Völuspá).Ceux qui l'entendent n'y comprennent rien du tout, mais un lecteur du XXe siècle devine qu'il a pu entrevoir la ville moderne à travers les vapeurs éthyliques...11

28 Lorsque Thorsteinn propose de créer un parlement général, il rencontre cependant une méfiance assez forte, et ses tentatives pour tenir un parlement régional ne réussissent pas très bien. Il a en effet des adversaires, qui sont cependant ses amis, et qui préfèrent une vie différente de celle que mènent Thorsteinn et ses voisins : ce sont les gens de Borg, Grímur-le-chauve et son fils Egill. Ils n'ont pas réussi à s'enraciner dans la nouvelle terre, ils ont rompu la loi du sang, sans arrêt inquiets, ils ne peuvent pas rester en place. Ce sont des poètes, des hommes de la parole, mais désorientés. Thorkell máni est horrifié par les descriptions de batailles que fait Egill. Parfois il ne peut pas s'empêcher de l'admirer, mais il sait une chose : s'il était comme Egill il mourrait à coup sûr.

29 Finalement, en faisant alliance avec des hommes qui ont la même idée que lui et en tirant astucieusement profit d'événements qui font apparaître la nécessité d'avoir une loi et des tribunaux, Thorsteinn réussit à accomplir l'œuvre de sa vie : la création d'un parlement général à Thingvellir. L'enracinement est devenu parfait. A la fin du roman, Thorkell Máni, dont on sait qu'il deviendra un chef politique important dans le pays, épouse une femme chrétienne : ainsi l'auteur annonce-t-il l'épisode suivant de l'histoire du pays, la christianisation, qu'il va décrire dans le roman Le Christ blanc.

NOTES

F0 1. Cf. Halla Kjartansdóttir: « Í leit a eilífum sannindum. Um sögus ED n Gunnars Gunnarssonar », Andvari, Reykjavík, 1993, pp. 129-138. 2. Kristian Erslev: Historieskrivning. Grundlinier til nogle kapitler af historiens théorie, Copenhague, 1911. 3. La formule de Walter Scott, ou comme on dit « la forme classique du roman historique » a été analysée en particulier par Georges Lukács dans son étude Le roman historique, Paris, 1965.

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4. Vilhelm Grønbech: Vorfolkeœt i Oldtiden, Copenhague, 1909-1912. Cf. aussi l'article de Halla Kjartansdóttir (supra, n. 1). 5. Hans E. Kinck: « Et par ting om Ættesagaen. Skikkelser den ikke forstod », réimprimé dans Else Mundal: Sagadebatt, Oslo, 1977, pp. 164-186. 6. Ibidem, pp. 175-176. 7. Les sources médiévales expliquent ce mouvement d'émigration par les troubles provoqués par l'unification de la Norvège sous un roi unique, Haraldur à la belle chevelure, à la fin du IXe siècle. Les historiens modernes ont parfois mis en doute cette explication, mais Gunnar Gunnarsson l'acceptait comme le faisaient les historiens de son époque. 8. Des extraits importants du Landnámabók ont été traduits par Régis Boyer : Le livre de la colonisation de l'Islande (Landnámabók), Paris, 1973. Le passage sur Ingólfur et Leifur se trouve pp. 5-7. 9. Gunnar Gunnarsson : Jord, Copenhague, 1933, p. 25. 10. Ces descriptions sont influencées par les théories de Vilhelm Grønbech. Cf. Thröstur Helgason : « Eining og sundrung. Hinn form arfur í verkum Gunnars Gunnarssonar », Lesbók Morgunbladsins, Reykjavík, 8 février 1997. 11. Gunnar Gunnarsson : Jord, Copenhague, 1933, p. 55-56.

RÉSUMÉS

L'article étudie deux romans historiques de l'écrivain islandais de langue danoise Gunnar Gunnarsson (1889-1975), Les frères jurés (Edbrødre, publié en 1918) et Terre (Jord, publié en 1933). Malgré la différence de style et d'esprit, ces romans forment un tout et traitent d'une période particulièrement importante dans l'histoire de l'Islande : la période du peuplement entre 874 et 930. L'auteur ne décrit pas ce mouvement dans son ensemble, il s'intéresse avant tout à deux moments : le début, avec l'installation du premier colon norvégien, qu'il décrit dans les Frères jurés, et la fin, avec l'établissement d'une société organisée, soumise à un parlement et une législation, qu'il décrit dans Terre. Pour illustrer le contexte intellectuel dans lequel ces deux romans furent écrits, l'article rappelle les théories de l'historien danois Kristian Erslev, publiées en 1911 : elles revendiquent l'autonomie de l'historiographie par rapport à la science historique et mettent le roman historique presqu'au même niveau que l'historiographie. Selon elles, le romancier historique a même des atouts que l'historien n'a pas. Les deux romans de Gunnar Gunnarsson paraissent tout à fait conformes aux théories d'Erslev, et les atouts du romancier ici consistent à envisager des problèmes historiques que l'historien est condamné à ignorer. Le problème qui intéresse Gunnar Gunnarsson avait déjà été posé indirectement par l'écrivain norvégien Hans E. Kinck en 1916 : c'est celui du déracinement des colons norvégiens, obligés de quitter brutalement la terre de leurs ancêtres, et leur enracinement dans un pays neuf. Dans ces deux romans, Gunnar Gunnarsson donne sa réponse : pour que le mouvement d'émigration fût possible il fallait une coopération particulière entre esprit d'aventure et esprit d'enracinement, l'un et l'autre personnifiés dans le premier roman par les deux frères jurés.

Im vorliegenden Aufsatz werden zwei historische Romane des isländischen Schriftstellers dänischer Sprache Gunnar Gunnarsson (1889-1975) untersucht, Eidbrüder (Edbrødre, erschienen 1918) und Erde (Jord, erschienen 1933). Trotz der Unterschiede in Stil und Geisteshaltung bilden die beiden Romane eine Einheit und behandeln einen für die Geschichte Islands besonders

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wichtigen Zeitabschnitt: die Periode der Besiedlung zwischen 874 und 930. Der Autor beschreibt diese Bewegung nicht in ihrer Gesamtheit, sondern er interessiert sich vor allem für zwei Zeitabschnitte: Den Beginn, mit der Ansiedelung des ersten norwegischen Siedlers, den er in Eidbruder beschreibt, und das Ende, gekennzeichnet durch die Errichtung einer organisierten Gesellschaft, in der die Gesetzgebung in einem Parlament erfolgt, das er in Erde beschreibt. Zur Beleuchtung des geistigen Hintergrunds dieser beiden Romane werden im Artikel die 1911 publizierten Theorien des dänischen Historikers Kristian Erslev angeführt: dieser fordert darin die Autonomie der Geschichtsschreibung gegenüber der Geschichtswissenschaft und stellt den historischen Roman fast auf dieselbe Ebene wie die Geschichtsschreibung. Demnach ist der Verfasser historischer Romane in gewissen Bereichen im Vorteil gegenüber dem Historiker. Die beiden Romane Gunnar Gunnarssons entsprechen offensichtlich ganz den Theorien Erslevs, und die Stärke des Autors scheint hier die Berücksichtigung einer historischen Problematik zu sein, die der Historiker nicht beachten kann. Die Probleme, für die sich Gunnar Gunnarsson interessiert, wurden indirekt schon vom norwegischen Schriftsteller Hans E. Kinck 1916 behandelt, nämlich die Entwurzelung der norwegischen Siedler, die plötzlich das Land ihrer Ahnen verlassen müssen und ihre Verwurzelung in einem neuen Land. Gunnar Gunnarsson gibt in diesen beiden Romanen seine Antwort darauf: eine Auswanderungsbewegung ist nur durch das Zusammenspiel von Abenteuerlust und Bodenständigkeit möglich, beide personifiziert im ersten Roman durch die zwei Eidbrüder.

AUTEUR

EINAR MÁR JÓNSSON Université de Paris IV

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Les Frères jurés (extrait)

Gunnar Gunnarsson Traduction : Régis Boyer

Ingolf et Leif les futurs premiers colonisateurs de l’Islande, sont encore de jeunes garçons qui habitent Dalsfjord, dans le sud de la Norvège, la ferme d'Ørn, père d'Ingolf

X

1 Arriva à la ferme un mendiant.

2 Un vieil homme voûté, vêtu de hardes crasseuses et de peaux en loques, entra un soir dans la halle et trouva une place auprès du feu tout au bout du banc. Il resta là, à réchauffer ses doigts crochus bleuis de froid, tout en louchant à la ronde de ses yeux délavés et sournois. Assis de la sorte, sa barbe jaune où s'enchevêtraient diverses choses indéfinies, lui pendait entre les jambes. Ses cheveux gris descendaient en mèches le long de son dos. Mais c'était tout de même ses puissants sourcils que l'on remarquait le plus. Gris et touffus, ils cachaient presque les yeux lorsqu'ils s'abaissaient, et l'homme avait coutume ou bien de les lever tous les deux très haut d'un seul coup, ou bien de les soulever légèrement l'un après l'autre, ce qui donnait à son visage une expression étrangement changeante et presque animale.

3 On lui demanda les nouvelles qu'il avait à dire du nord, mais il ne savait que peu de choses. Dès qu'il fut évident qu'il n'était pas en état de fournir des renseignements corrects, il eut la permission de rester en paix pour se réchauffer. Une fois qu'il eut passé un moment à se chauffer les mains, il enleva les haillons qui lui couvraient les jambes et tendit les pieds vers le feu. Ces pieds étaient un spectacle rare d'ossements noueux et de saletés. Il avait l'air transi.

4 On lui apporta, dans une auge, quelques reliefs du repas du soir. Il prit l'auge avec un grognement, la posa sur ses genoux et entreprit de manger. Les mains ardentes, il chercha d'abord les meilleurs morceaux, agrippant la nourriture, renversant alentour le contenu de l'auge, mâchant de toute la tête. Pour manger, il savait manger.

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5 Ingolf et Leif avaient cherché une place dans son voisinage, ils le regardaient avec attention.

6 – Je crois qu'il peut s'en fourrer dans la gueule autant qu'une vache, murmura Leif, saisi... Et il mâchonne absolument comme quand une vache rumine. Où la ! tu parles d'un vieux cochon !

7 Le mendiant vida l'auge de façon que, seuls, les os rongés restèrent. Puis il rota de bien- être et se soulagea de ses vents. Après quoi il tomba dans un agréable assoupissement tandis que la nourriture se tassait. Il resta ainsi quelque temps, on aurait presque dit qu'il dormait. Mais soudain, il leva les sourcils, les deux en même temps, et regarda autour de soi de ses yeux délavés et ronds.

8 Ingolf et Leif étaient alors parvenus tout à côté de lui, ils étaient en train de le contempler minutieusement, l'un, ses jambes, l'autre, son visage. Ils avaient rarement vu rien de semblable. C'était, ma parole, une curiosité, tant par en haut que par en bas !

9 Il resta un moment à les regarder sans rien dire, passant de l'un à l'autre, les examinant attentivement et prenant tout son temps.

10 – Estoc et taille, dit-il enfin d'une voix bourdonnante de basse. – Quand l'estoc se brise, les exploits sont passés... Mais alors, toi, tu es là où tu dois ! dit-il soudain en se tournant vers Ingolf et en lui scrutant le visage de ses yeux écarquillés.

11 Puis il rejeta la tête en arrière et émit un gros rire, comme provoqué par ses propres pensées.

12 Les garçons furent sur le point de croire qu'il divaguait. Ils restèrent immobiles, à le contempler. – Leif, bouche entr'ouverte. – Drôle de type ! pensait il, et il en avait le ventre qui frémissait de plaisir.

13 Le vieux resta assis quelque temps encore, regardant soigneusement, et un rien malicieusement de l'un à l'autre. Leurs airs attentifs ne semblaient pas l'affecter.

14 – Vais-je vous raconter quelque chose ? demanda-t-il enfin, de sa voix rocailleuse, en clignant de ses yeux délavés d'un air qui en disait long. – Faut-il que je vous parle du pays nouveau ?

15 D'un air interrogateur, il tourna son visage aux sourcils haut levés et en passant rapidement de l'un à l'autre.

16 En face d'une adresse aussi directe venant de ce phénomène ridicule, les garçons se trouvèrent aussitôt un peu décontenancés. Ils se regardèrent furtivement et restèrent assis, têtes penchées et doigts tâtonnants.

17 – Bon, si vous ne daignez pas entendre, je ne daigne pas vous raconter ça non plus, grogna le vieux bougon, qui se secoua, baissa les sourcils et rentra en lui-même.

18 Les garçons levèrent la tête, le regardèrent puis se dévisagèrent, ils étaient soudain devenus curieux.

19 Ingolf fit un signe de tête à Leif pour qu'il intervienne. Et Leif dit sans réfléchir :

20 – On écoute, vieux.

21 Le mendiant leva lentement les sourcils. Pas pour les regarder, toutefois. On eût dit qu'il les avait oubliés et qu'il n'avait pas entendu ce que Leif avait dit. Il continua de regarder devant soi, dans le feu, d'un regard lointain de ses vieux yeux si étrangement délavés.

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22 – Oui, oui, bon ! dit-il enfin comme s'il ne dominait qu'avec peine le caractère indicible de ce qu'il voulait laisser entendre.– Peu importe, d'ailleurs. Et pourquoi vous raconter ça, en fait ? – Personne n'échappe à son destin.

23 D'un énorme bâillement bruyant, il leur montra un puissant gosier derrière des dents jaunes. Puis il ferma son clapet et resta silencieux un moment. On aurait dit qu'il pesait à part soi dans quelle mesure il daignerait ouvrir encore la bouche ce soir-là.

24 Quand il parut à Leif que cela durait trop longtemps, il s'enhardit.

25 C'est d'un pays nouveau que tu devais nous parler, dit-il, persuasif. Et comme le vieux ne faisait pas attention à ses propos, il ajouta d'un ton inquisiteur pour, si possible, le réveiller de son mutisme pensif :

26 On a découvert un nouveau pays ?

27 Vous ne le savez pas ? demanda rapidement le vieux. – Vous ne le savez pas encore ? reprit-il, incrédule.

28 Les garçons firent, de la tête, un mouvement de dénégation.

29 – Alors, il n'est pas trop tôt pour que vous l'appreniez, on dirait. Quoi ! vous ne savez pas même ça ! – Oh ! vieilles Nornes !1 Comme vous pouvez filer ! Vous prenez soin de votre tissage sans défaillance – même quand le fil bariolé est teint de sang... Peut-être que le voyant devrait se taire... Bon ! un jour, il faudra bien que vous le sachiez. – Vous n'avez rien entendu dire du pays nouveau ?

30 Après un nouveau signe de tête négatif des garçons, il poursuivit :

31 – Vers la fin de l'été, il y a quelques années, le viking Naddod devait naviguer de Norvège aux Féroé. Mais les dieux ne lui accordèrent pas bon vent, que ce soit parce qu'il avait négligé de leur faire des sacrifices ou qu'il se soit brouillé d'une autre façon avec Odin et Njord2. Ils lui envoyèrent une tempête et le firent dériver si loin vers l'ouest que, pour finir, il se crut tout près du Ginnungagab où les mers se précipitent dans Helheim3. Au lieu de cela, il arriva à un grand pays. Il gravit une haute montagne pour voir s'il pourrait trouver des signes que ce pays était habité. Mais on ne voyait nulle part de fumée non plus que d'autres signes disant que ce pays était habité par des humains. Lorsqu'il repartit de ce pays, il tomba beaucoup de neige sur les montagnes. Aussi l'appela-t-il Sneland4. Lui et ses gens dirent que c'était un bon pays. Quelque années passèrent sans que l'on n'entende plus parler de ce nouveau pays. Alors, il y eut un Suédois, il s'appelle Gardar Svavarsson et a des propriétés au Danemark, qui partit à la voile de Sjælland pour aller chercher l'héritage paternel de sa femme, dans les Hébrides. Alors qu'il doublait le Pettlandsfjord, il essuya une tempête et dériva. Lui aussi dériva vers l'ouest et arriva au nouveau pays. Il continua de cingler le long de ses côtes et découvrit que c'était une île. Il bâtit des maisons dans une baie qu'il appela Husevig5 et passa là l'hiver.

32 Quand il repartit au printemps suivant, la tempête détacha une barque qu'il avait en remorque. Dans cette barque il y avait un esclave qui s'appelait Natfare et une serve. Peut-être sont-ils parvenus à débarquer et se sont-ils logés sur place. Gardar loua fort ce nouveau pays. Il disait qu'il était couvert de forêts de la lande à la mer et qu'il avait des pâturages luxuriants. Il lui donna le nom de Gardarsholm6. Ce nom-là, on le conserva jusqu'à ce que Floke Vilgerdsson eut été là. Floke, qui est un puissant viking, s'équipa en Rogaland7 pour se rendre à Gardarsholm. Il chargea son bateau dans le Smørsund. Avant de mettre à la voile, il organisa un grand sacrifice au cours duquel il

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accrut par magie la force de trois corbeaux. C'est pour cela que, depuis, on l'appelle Floke-aux- Corbeaux. Un cairn fut érigé à l'endroit où avait eu lieu ce sacrifice, on l'appelle Cairn-de-Floke. Il se trouve à la limite entre Hordaland et Rogaland. Floke- aux-Corbeaux cingla d'abord jusqu'aux Shetland et jeta l'ancre dans une crique qui reçut le nom de Crique-de-Floke. Aux Shetland, sa fille Geirhild périt dans un lac qui, ensuite, fut appelé Lac-de-Geirhild. Des Shetland, il cingla jusqu'aux Féroé où il maria l'une de ses filles. De là, il prit la haute mer, emportant ses trois corbeaux. Lorsqu'il eut navigué un jour et une nuit, il lâcha le premier corbeau. Celui-ci s'envola de l'arrière et disparut dans la direction d'où ils étaient venus. Floke fit encore un jour et une nuit de navigation. Puis il lâcha le second corbeau. Celui-ci s'envola droit en l'air puis revint au bateau. Un jour et une nuit encore, Floke navigua. Puis il lâcha le troisième corbeau. Celui-ci vola de l'avant et disparut. Et en poursuivant la navigation dans la direction où il avait disparu, ils trouvèrent le pays qu'ils cherchaient. Floke avait sur son bateau un homme qui s'appelait Faxe. Alors qu'ils arrivaient à un vaste fjord, Faxe prit la parole et dit : « Assurément, c'est un grand pays que nous avons trouvé – il y a de larges fleuves ici. » C'est pour cela que ce fjord reçut le nom de Faxemunding8. Floke-aux-Corbeaux ne s'engagea pas dans ce fjord. Il doubla un cap où se trouvait une grande montagne couverte de neige et traversa un large golfe aux nombreux récifs et îles. Il atterrit dans un fjord sur le côté nord de ce golfe, qu'il appela Vandfjord. Pour le littoral, il l'appela Bardestrand. Ce fjord était plein de poisson. A cause de ce riche butin, ils oublièrent de récolter du foin et donc, les moutons et les bovins qu'ils avaient emportés moururent en hiver par manque de fourrage. Le printemps fut passablement froid. Floke gravit une haute montagne, par un jour de printemps, il vit vers le nord un fjord tout plein de glace de haute mer. Voilà pourquoi il rebaptisa le pays et l'appela Islande9. Il voulait repartir cet été-là mais avant qu'ils aient été prêts à naviguer, ce fut l'automne et le temps se fit orageux. Floke avait sur son bateau deux paysans, Thorolf et Hærjolf. Lorsqu'ils furent enfin prêts à naviguer et qu'ils furent sortis du fjord, le vent leur arracha leur barque et dans celle-ci, il y avait Hærjolf. Celui-ci parvint à atterrir en un endroit auquel il donna son nom et qu'il appela Hærjolfshavn10. Floke-aux-Corbeaux qui ne voulait pas naviguer sans Hærjolf, revint vers la côte et amena son bateau indemne dans un fjord auquel il donna le nom de Havnefjord11. Sur un banc de sable au bord de ce fjord, ils trouvèrent une baleine échouée à terre. Hærjolf aussi avait éventé cette baleine : c'est là qu'ils se rencontrèrent. Ils appelèrent le banc de sable Hvaløre12, ainsi, il avait un nom. Ils repartirent de là et hivernèrent dans un fjord que Floke-aux- Corbeaux, qui en avait assez maintenant de ce pays, ne daigna pas baptiser. L'été suivant, ils cinglèrent jusqu'à la Norvège. Lorsqu'à leur arrivée chez eux on les questionna sur ce nouveau pays, Floke n'avait que du mal à en dire. Hærjolf, en revanche, le louait avec modération, mentionnait ses avantages sans taire ses manques. Mais Thorolf raconta que le beurre dégouttait de chaque brin d'herbe, dans ce pays qu'ils avaient découvert, aussi fut-il appelé Thorolf le beurre. – Je ne vois pas davantage à vous dire de ce nouveau pays, conclut le mendiant un peu brusquement et en s'agitant, gêné – maintenant, c'est à vous de voir – !

33 Une fois qu'il se fut tu, Ingolf et Leif restèrent un moment à le regarder fixement.

34 – Et pourquoi cela ? demanda enfin Ingolf. Nous n'avons pas dans l'idée de changer de lieu de résidence.

35 A cela, le vieux ne répondit rien. Leif restait pensif. Quand enfin il parla, sa voix était étouffée et absente :

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36 – Il pourrait quand même être amusant de voir ce pays-là un jour.

37 – Toi, tu le verras, grogna le vieux, et il y avait un étrange triomphe méchant dans sa grosse voix – tu le verras bien assez tôt, je veux dire !

38 Soudain, il s'anima, de nouveau, et sa voix devint mielleuse et insistante.

39 – Si vous me procurez un pichet de bière, je vais vous en raconter bien davantage – vous montrerai un morceau de la toile des Nornes, ouh ! ouh ! Un joli morceau ! Elles ont tordu les fils à un point que vous n'imaginez pas ! – Apportez-moi la bière, vous allez en entendre !

40 Ingolf domina alors un poids étrange et inhabituel qu'il avait dans le corps, il se leva rapidement. Son humeur avait soudain chaviré, il se sentait mal à l'aise.

41 – Tu vas avoir de la bière, répondit-il, sec et froid. – Mais je crois que nous en avons entendu assez pour ce soir. Viens, Leif.

42 Leif se leva un peu à contrecœur. Il pouvait se faire, tout de même, que le vieux en ait encore à raconter sur ce nouveau pays. Pourquoi ne pas l'entendre jusqu'à la fin, même s'il racontait des sornettes de temps en temps. Mais puisque Ingolf ne voulait pas, cela n'avait pas d'importance. Il pourrait méditer tout seul sur cette île là-bas dans la mer et discuter de plus près toutes ces choses avec Ingolf.

43 On apporta une cruche de bière au mendiant, il la vida par petites gorgées comme pour en épuiser tout le goût.

44 Puis il se coucha auprès du feu, se roula en boule et dormit. Il resta couché là toute la nuit.

45 Le lendemain matin, il poursuivit sa marche.

46 Quand Leif le chercha pour l'interroger davantage, il était parti.

47 Leif essaya de parler à Ingolf de ce nouveau pays. Mais Ingolf était toujours occupé à autre chose quand Leif commençait à parler de l'Islande. Leif ne se rendait pas compte que Ingolf repoussait délibérément toute conversation là-dessus.

48 Ingolf ne parvenait pas à se délivrer d'une certaine angoisse de voir Leif être trop absorbé par la découverte de ce pays dont leur avait parlé le mendiant. Cela aurait bien ressemblé à Leif de se mettre soudain à dresser des plans pour faire le voyage, peut-être déménager pour ce pays et s'y fixer. Il ne fallait pas que cela se produise car Leif s'obstinait facilement quand il avait eu une idée, surtout si c'était une idée un peu extraordinaire. Non, Ingolf souhaitait rester à Dalsfjord, dans la ferme de ses pères. Tout ce qui avait le goût du changement et de l'aventure, il était profondément contre, dans son for intérieur.

49 A sa sage façon, Ingolf amena bientôt Leif à oublier ce nouveau pays.

XI

50 L'hiver tirait à sa fin.

51 Après Goi venait Enemaaned13 et puis – en pleine éclosion du printemps – la harpe inaugura, un jeudi sacré, le premier mois de l'été.

52 Dans cette région du pays, le premier jour de l'été était célébré par un grand sacrifice de trois jours et trois nuits aux Gaular.

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53 Ce jour-là se réunissaient à la résidence du jarl14 des chefs et des paysans allodiaux venant de vastes territoires, chacun avec son escorte de domestiques et chacun apportant quelques provisions ainsi que d'abondantes quantités de bière. Ceux, particulièrement, qui préparaient des expéditions vikings cet été-là, ne devaient pas rester à l'écart s'ils souhaitaient avoir chance et victoire dans leur voyage.

54 Dès le matin, très tôt, la contrée se mit à s'animer. De toutes parts, on voyait approcher de grands groupes. Le soleil scintillait sur les armes récemment fourbies et brillait sur les boucliers bariolés. Les domestiques étaient, comme d'habitude, vêtus de costumes de bure grise tissée à la maison, mais les paysans allodiaux et leurs fils arrivaient en habits magnifiques faits d'étoffes étrangères. On voyait dans chaque compagnie des manteaux rouges, bleus, verts et bariolés.

55 Toute la journée, des groupes continuèrent à se rassembler dans la ferme. Et cette journée-là se passa à dresser les tentes, à se préparer pour la fête, à rendre visite aux amis et connaissances, à passer des accords pour l'été et régler diverses transactions.

56 Le jarl Atle fut invisible ce jour-là. Seuls, ses plus proches amis et les gens qui venaient le voir pour des affaires importantes furent conduits à la chambre où il s'était caché, affairé comme il était à organiser ou à mettre de l'ordre dans ses affaires comme dans celles des autres.

57 Parmi les gens qui vinrent lui rendre visite ce jour-là et obtinrent audience, il y avait Ørn Bjørnulfsson. Leur entretien fut très bref et le résultat fut que le jarl Atle fit appeler son fils aîné, Haasten. Celui-ci ne passa qu'un instant chez son père. Ses frères, Hærsten et Holmsten, attendaient dehors pendant ce temps-là. Haasten ne leur dit rien de sa conversation avec son père. Et comme il ne disait rien spontanément, ses frères ne le questionnèrent pas.

58 Haasten, Hærsten et Holmsten circulaient, souhaitant la bienvenue à tout chef récemment arrivé. Ils portaient de magnifiques habits, de coûteuses armes et de précieux bijoux. Chacun des frères avait sur les épaules une longue cape de soie superbe, Haasten, une rouge, Hærsten, une bleue et Holmsten, une verte. C'étaient tous les trois de beaux hommes, grands et solidement bâtis, les cheveux blonds, de nobles traits et une allure paisible. Tels qu'ils allaient là, souhaitant la bienvenue, côte à côte, Haasten toujours à l'extrême droite, Holmsten à l'extrême gauche, peu de gens se rappelaient avoir vu d'aussi beaux hommes d'un seul coup. Ils étaient très aimés, la plupart recherchaient leur amitié, rares étaient ceux qui devenaient leurs intimes.

59 Parmi ces derniers, il y avait Ingolf et Leif. Haasten ne chercha absolument pas à dissimuler sa joie lorsqu'il salua les deux parents. Ce fut tout de même Ingolf en particulier qu'il entoura de sa chaude amitié. Il y admettait Leif parce qu'il était inséparable de son parent et parce qu'en dépit de tout, il lui plaisait bien, il admirait à part soi son intrépidité.

60 Constamment, les trois frères revenaient à l'endroit où Ingolf et Leif surveillaient l'installation des tentes tandis que leurs pères avaient déjà disparu. Ils avaient obtenu une place d'honneur dans la halle où l'on recevait certains invités, et étaient en train de goûter au breuvage de la ferme en discutant des dernières nouvelles avec d'autres personnes animées des mêmes sentiments qu'eux.

61 Ingolf finit par remarquer que Haasten lui voulait quelque chose de particulier ce jour- là et il s'arrangea pour qu'ils se trouvent seuls un moment.

62 Haasten alla droit au fait.

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63 – J'apprends, Ingolf, que toi et Leif voulez vous lier, demain, de fraternité jurée. Je m'étais attendu à ce que l'on en vienne là un jour, mais cela se produit quand même un peu plus tôt que je ne me l'étais imaginé...

64 Ingolf l'interrompit quoiqu'il ait bien compris qu'il n'avait pas dit tout ce qu'il voulait. Il relata brièvement, mais sans rien cacher, le retour chez eux après la dernière visite aux Gaular. Il laissa entendre que Leif et lui avaient assurément besoin, tous les deux, d'être unis par des liens à toute épreuve.

65 – Tu connais Leif, conclut-il – Tu sais comme il est imprudent et a besoin de protection. Le bouclier qui le défendra aura des éraflures. Mais il lui faut un bouclier. Ce bouclier, je veux, moi, l'être.

66 – Crois-tu qu'il serait exclu que Leif ait en même temps plusieurs boucliers ? demanda calmement Haasten.

67 Ingolf pâlit légèrement, chose qui n'échappa pas à Haasten.

68 Un moment, ils restèrent à se regarder droit en face. Il régnait un silence tellement étrange entre eux. Tous deux sentaient que maintenant, leur destin se résolvait.

69 Finalement, Ingolf tendit la main à Haasten.

70 – Haasten, mon ami, dit-il très bas, – j'espère que nous, nous resterons toujours côte à côte tant lorsqu'il s'agira d'amitié que lorsque les armes parleront. Mais un rempart de boucliers, je crois que Leif ressentirait cela comme une prison.

71 Haasten resta là, silencieux, la main de son ami dans la sienne, à le regarder dans les yeux. Le regard de l'un et de l'autre était affligé.

72 Puis Haasten dit tranquillement :

73 – Tu as parlé, et autant dire que cela ne peut être autrement. Que chacun de nous prenne soin de ses frères. J'ai le pressentiment que de cela, il pourra être besoin.

74 Il imprima une ultime pression à la main d'Ingolf et la lâcha. Ils revinrent en silence aux tentes, où Leif conversait amicalement et joyeusement avec les frères de Haasten. Il avait sorti le couteau de Holmsten et montrait en gesticulant et avec grand enjouement comment il s'était comporté pour abattre le cheval.

75 – La ceinture est payée, Holmsten ! conclut-il joyeusement. – Ton couteau qui était censé me ravir la vie, l'a sauvée. Si tu as une hache, donne m'en un coup et fais m'en cadeau après ! J'ai besoin d'une hache, mais père ne veut pas m'en offrir une. Il a peur que j'en fasse un peu trop pour éprouver son utilité, à ce qu'il dit ! J'ai essayé de lui en voler une, mais il a enfermé ses armes dans un coffre que je ne parviens pas à ouvrir.

76 Leif s'arrêta lorsque survinrent Ingolf et Haasten. Un rapide coup d'œil le convainquit que quelque chose s'était passée entre eux. Ils étaient tellement silencieux. D'un claquement, il remit le couteau au fourreau et redressa involontairement son corps dégingandé.

77 Peu après, Haasten s'éloigna avec ses frères. Haasten alla tout droit à son père.

78 – Tout est en ordre ? demanda le jarl Atle.

79 – Non, je me suis ravisé, répondit Haasten qui n’avait pas envie d’éclairer complètement son père, – j’ai peur que la fraternité avec Leif Rodmarsson nous cause trop de difficultés.

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80 – Bien possible, répondit le jarl Atle. – Mais Ingolf est un homme si bon, il va hériter de grands biens. Cette famille-là a beaucoup d'amis, elle constituerait un bon soutien dans des temps agités ;

81 – Mon amitié avec ces parents est indépendante du fait qu’ils se lient de fraternité jurée.

82 – Peut-être, répondit sèchement le jarl. – Tu es maître de tes actes, en tout cas. Mon avis n'était qu'un avis, j'espère seulement que tu ne regretteras jamais de ne pas l'avoir suivi.

83 Haasten, qui voyait que son père était fâché, ne répondit pas, il salua respectueusement et s'en fut.

84 Il était affligé et empli de lourds pressentiments, mais il chercha à le cacher de son mieux.

85 La journée tirait à sa fin.

86 Le jarl Atle avait veillé à ce que tout fût en ordre pour le sacrifice. Les animaux à sacrifier n'avaient pas été lâchés ce jour-là. Les beaux chevaux vigoureux qui allaient être offerts à Odin piaffaient impatiemment dans l'écurie. Un groupe de moutons qui devaient semblablement adoucir l'esprit du Père Universel, se reposaient, patiemment abandonnés à leur sort, dans un parc, la tête de l'un reposant sur le dos d'un autre, ruminant les derniers restes du contenu de leur estomac, n'agitant que de temps à autre les oreilles d'un air légèrement insatisfait. Des bœufs et des taureaux gras à lard qui, à une exception près, devaient également être sacrifiés en l'honneur d'Odin, mugissaient sur tous les tons et donnaient des coups de cornes aux poutres de leurs stalles. Dans une dépendance gisaient dix esclaves et malfaiteurs, les mains liées derrière le dos. Ils allaient pendiller pour entrer dans la chasse sauvage du dieu de la tempête. Aujourd'hui, c'était Odin qui recevrait les offrandes. Il y aurait pourtant aussi un petit divertissement pour Thor. Dans un coin de la dépendance où les esclaves attendaient la corde pour les pendre, gisait un ballot en haillons. C'était la serve Trude, qui avait volé, et qui, puisque, tout de même, elle allait perdre la vie, pourrait aussi bien servir d'offrande à l'auteur des fracas du tonnerre.

87 Lorsque le doux crépuscule eut posé son voile léger sur le décor, adouci les lignes aiguës pour les transformer en vagues contours d'ombres, les gens commencèrent à s'attrouper autour du temple. Ils avaient laissé toutes les armes sous surveillance dans leurs tentes.

88 Le temple des Gaular était un temple majeur, ancien, qui avait été érigé longtemps avant que la ferme devînt résidence de jarls. La dignité de godi15 du temple était passée en héritage de père en fils depuis des temps immémoriaux et le jarl Atle le mince en avait, donc, hérité.

89 Le temple était un grand bâtiment spacieux, avec de grosses poutres, une entrée dans l'un des murs longitudinaux, tout près du pignon. Des flambeaux de poix, brûlants et fumants, étaient suspendus aux murs dans de gros anneaux de fer, chacun gardé par un esclave. Lorsque l'on entrait, on n'entrevoyait qu'indistinctement, dans la lumière vacillante, les dieux siégeant sur leurs socles derrière une cloison basse, à l'extrémité opposée du temple. Au delà de la cloison, le commun des mortels n'osait pénétrer, seuls le pouvaient le godi et ses acolytes consacrés à cette fin, ses assistants pour les offrandes et les sacrifices. Les dieux étaient disposés en un vaste demi-cercle. Il y en avait beaucoup, tant masculins que féminins. La plupart étaient magnifiquement vêtus,

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certains, même, parés d'anneaux d'or et de pierres précieuses. Mais l'attention était surtout attirée par les trois dieux principaux, Odin, Thor et Frey qui siégeaient au milieu du demi-cercle. Au centre trônait Thor, ici, comme en maints autres lieux de Norvège, c'était lui qui était le plus vénéré. Il était assis dans son char de tonnerre attelé de boucs peints, aux cornes d'or. Ces boucs étaient montés sur roues, prêts à être tirés pour une procession solennelle aux fêtes de Thor. Dans la dextre, il tenait son marteau à manche court, haut levé. Son allure inspirait la crainte. Juste devant lui, il y avait une mince dalle, un bord aigu vers le haut et disposée de chant.

90 A droite de Thor siégeait Odin, dans un char qui était à la fois plus grand et plus magnifique que celui de Thor, mais sans attelage. Odin était assis sur un siège décoré de runes et de signes sacrés. Il tenait dans la main une longue lance et regardait tout droit, fixement, de son œil unique.

91 A gauche de Thor siégeait Frey. Son socle était une grosse pierre couverte d'un tapis bariolé. A l'inverse des autres dieux, Frey était nu, exhibant un énorme signe de fécondité et levant haut la corne de cerf qui était sa seule arme.

92 Au milieu de l'espace formé par ce demi-cercle, sur un socle particulier, se tenait le récipient destiné à recevoir le sang sacrificiel, une grande vasque de pierre. S'y trouvaient les baguettes que l'on employait à brasser ce sang puis à asperger à la ronde. Sur ce socle il y avait en outre l'anneau sacré, un énorme anneau d'or orné de signes sacrés et ouvert sur lequel on prêtait tous les serments.

93 Lorsque les gens se furent rassemblés dans le temple, le jarl Atle le mince entra, suivi de ses acolytes.

94 Il portait des vêtements blancs à liserés rouges. Ses acolytes aussi étaient vêtus de blanc.

95 Lorsqu'il entra, une hache à long manche et à fer large sur l'épaule, la tête et les épaules plus haut que le plupart des personnes présentes, mince et élancé comme le tronc d'un sapin débarrassé de ses branches, il y eut un halètement dans plus d'une jeune poitrine et même de vieux vikings endurcis sentirent un léger frisson leur chatouiller le dos. En cet instant, cet homme faisait un pacte avec les dieux. Ils étaient là pour l'ineffable. Il se fit un silence de mort dans le temple.

96 Le jarl Atle avança dignement entre les groupes humains massés de part et d'autre de lui. A la cloison, ses acolytes s'arrêtèrent provisoirement, seul, le godi pénétra. Il se débarrassa de sa hache près du socle où se trouvait le récipient pour le sang. Puis il salua les trois dieux principaux d'une lente et digne génuflexion devant chacun d'eux, puis une encore pour les autres ensemble. Ensuite, il revint sur ses pas, marmonnant des formules conjuratrices, ôta de sa place l'anneau sacrificiel et se le passa au bras droit, saisit de la main gauche sa hache et leva le bras droit en un geste de commandement. C'était un signe pour le veilleur à la porte.

97 La plus magnifique de toutes les bêtes sacrificielles, un bœuf d'un noir de charbon, à la peau brillante et aux grandes cornes recourbées, fut amenée par des esclaves et accueillie, à la cloison, par d'autres esclaves, habillés en auxiliaires sacrificiels et consacré pour ce service.

98 Simultanément, deux des acolytes du godi s'avancèrent, levèrent le récipient sacrificiel de son socle et le déposèrent à quelque distance devant eux.

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99 Le bœuf avait été amené sous forte résistance et en mugissant de colère. Il écumait de rage et montrait le blanc de ses yeux.

100 Le jarl Atle avait le pied gauche avancé et la hache levée à deux mains. Au moment précis où le bœuf se trouva à l'endroit voulu, la hache s'abattit en un coup puissant et exercé sur le cou de la bête. Celle-ci poussa un beuglement et s'effondra sur les genoux. Immédiatement, les esclaves furent sur elle, avec leurs longs couteaux. Une piqûre à la nuque, deux ou trois entailles dans les artères du cou – puis il tomba à la renverse, la vasque sacrificielle fut apporté pour que le précieux sang du sacrifice ne se perdît pas. Pendant ce temps, l'un des assistants remuait constamment le sang dans la vasque avec le rameau, afin que le sang ne se coagule pas.

101 Lorsque le sang du bœuf se fut déversé jusqu'à la dernière goutte dans la vasque, les assistants soulevèrent le corps mort avec des cordes et le portèrent de l'autre côté de la cloison. Là, il fut accueilli par d'autres esclaves qui le portèrent dehors et entreprirent aussitôt de le dépouiller.

102 Une par une, les bêtes furent avancées. Une par une, elles furent abattues et leur sang, versé dans la vasque. Mais leurs carcasses ne furent pas sorties ensuite, comme celle du bœuf. Elles furent jetées de côté, on leur permit d'attendre que le sacrifice fût terminé.

103 Un taureau pie fut offert à Frey. Tous les autres animaux furent offerts à Odin, le dieu du combat, afin qu'il donne chance et victoire aux expéditions vikings à venir cet été- là.

104 Pour finir, on amena l'unique sacrifice fait à Thor, la serve Trude. Deux esclaves la traînèrent jusqu'à la cloison où deux des assistants l'accueillirent et la dépouillèrent de ses haillons. L'assemblée attendait, retenant son souffle. Mais la serve Trude n'émit pas un gémissement, pas une plainte. Elle fut traînée par les cheveux devant le brandisseur de marteau, levée en l'air et son dos mince posé en travers du rebord aigu de la pierre. Le jarl Atle fit alors le signe du marteau sur l'offrande et les esclaves appuyèrent. Un incroyable cri de peur déchira l'air et mourut en un gémissement glaçant, qui se mua en un râle doux. Le dos brisé, la serve Trude gisait en travers de la pierre sacrificielle de Thor.

105 La vasque au sang sacrificiel, emplie jusqu'au bord, fut alors remise sur son socle par les assistants. Le jarl Atle ôta l'anneau sacrificiel de son bras, le frotta de sang puis le repassa à son bras. Il saisit alors le rameau et se mit à asperger de sang fumant. D'abord, il le fit sur Odin, puis sur Thor, puis sur Frey et ensuite sur chacun des dieux. Il aspergea de même de sang protecteur les murs, le plafond et le sol. Lorsqu'il en eut terminé de ce côté de la cloison, les assistants soulevèrent la vasque et, aspergeant à droite et à gauche, le jarl Atle marcha le long du temple, suivi de ses acolytes.

106 La vasque sacrificielle ne fut pas rapportée et remise en place avant qu'elle n'ait été vidée jusqu'à la dernière goutte.

107 Par là, toutefois, le rite sacrificiel n'était pas terminé.

108 Le char d'Odin fut sorti du temple et attelé de deux superbes chevaux blancs. Là-dessus, s'avança un esclave qui, en raison de sa taille gigantesque avait reçu cette mission, revêtu de la peau du bœuf avec ses cornes et ses sabots pendants et couverts de clochettes pendantes et tintinnabulantes.

109 La procession sacrificielle jusqu'au bosquet d'Odin s'organisa avec le jarl Atle en tête, portant la hache ensanglantée sur l'épaule. Derrière lui venait l'esclave portant la peau

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du bœuf et les sonnailles. Puis Odin dans son char, tiré par les chevaux blancs et entouré des assistants vêtus de blanc. La foule formait cortège.

110 Silencieusement, si bien que les craquements et les sonnailles tintinnabulantes du char résonnaient solitaires dans la nuit claire, la procession progressa jusqu'au bosquet d'Odin. Là attendaient déjà les neuf esclaves et malfaiteurs qui, une fois pendus et jouets du vent, devaient apaiser le dieu de la tempête, chacun lié à son arbre de mort.

111 Le char d'Odin fut mené en un lieu ouvert encadré de pierres pointues. N'osaient pénétrer dans ce cercle de pierres que le godi et ses assistants consacrés. Lorsque le char d'Odin fut arrivé en place et que la foule se fut rangée, les acolytes se rendirent, deux par deux, jusqu'aux victimes en attente. L'un arrangeait la corde et s'assurait qu'elle était solide, de même que la branche, l'autre défaisait les liens de la victime. L'un des esclaves se lamentait et implorait qu'on lui laisse la vie. Il ne rencontra que des regards pleins de mépris, il reçut coups de pied et horions des assistants. Comme il ne voulait pas se taire, ils lui coincèrent une pierre dans la bouche.

112 Lorsque le jarl Atle vit que ses acolytes en avaient fini avec leurs préparatifs, il fit un signe. A l'instant même, les victimes furent pendues, toutes en même temps.

113 Elles n'avaient pas encore fini de frétiller qu'un bruissement résonna par la forêt. Une rafale de tempête imprima un mouvement de balancement aux corps pendillants.

114 Un tremblement de satisfaction méditative traversa les cœurs de l'assistance :

115 Odin avait accepté l'offrande !

116 Lentement, la procession repartit du bosquet d'Odin.

117 Lorsqu'elle atteignit le temple, les corps des bêtes sacrifiées avaient déjà été emportés par les esclaves pour être dépouillés et découpés.

118 Le cadavre de la serve Trude avait été emporté aussi. On l'avait plongé dans la source sacrée auprès du pignon du temple. Ce n'était pas la première victime que cette source engloutissait.

119 Odin fut reconduit à sa place à droite de Thor.

120 Le jarl Atle retira l'anneau sacrificiel de son bras et le posa sur le socle à côté de la vasque sacrificielle.

121 Par là, la première partie de la fête du sacrifice – la nuit de l'abattage était achevée.

122 Les gens se rendirent à leurs tentes et se coulèrent sous leurs peaux pour dormir un peu.

123 Le jour précoce de printemps pointait déjà à l’est.

NOTES

1. Des divinités du Destin dans la religion Scandinave ancienne ; c'étaient des filandières, comme les Parques grecques. 2. Deux dieux majeurs dans la mythologie du Nord.

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3. Selon l'auteur, le monde de Hel (déesse des enfers) ou Helheim serait au fond du Vide-Béant (ou Ginnungagab) dont serait sorti le monde. 4. Littéralement : Pays de la Neige. 5. Islandais Husavik : Baie-des-Maisons. 6. Ilot de Gardar. 7. Une province de Norvège, comme le Hordaland dont il est question plus loin. 8. Baie-de-Faxe, islandais Faxafloi. 9. Pays-de-la-glace. 10. Le port de Hærjolf. 11. Le fjord-au-port. 12. Banc-de-sable-de-la-Baleine, islandais Hvalseyrr. 13. Goi et einmanudr (en vieux norois, ils sont ici donnés sous leur forme danisée, comme, d'ailleurs, à peu près tous les noms propres ou typiques) sont en effet les noms de deux mois situés, le premier de la mi-février à la mi-mars, le second de mi-mars à mi-avril. 14. Jarl est un titre nobiliaire très ancien dans le Nord. 15. Le prêtre-sacrificateur de cette religion.

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Gobi de Tor Åge Bringsværd. Histoire(s), Histoire, Historia : de la fascination de raconter Gobi de Tor Åge Bringsværd. Geschichte(n), Historia : faszinierendes Erzählen

Régis Boyer

1 Permettez-moi d'ouvrir ce petit essai par deux réflexions, accordées l'une à l'autre, au demeurant.

2 La première est qu'un bon Scandinave est premièrement un narrateur, un conteur, un raconteur. Statistiquement, si l'on ose dire, car cet adverbe est toujours d'une manipulation dangereuse, le Nord a écrit beaucoup plus de prose narrative que de poésie ou de théâtre, sans parler d'essais. Si la liste de ses grands auteurs compte des noms de tout premier ordre comme L. Holberg, A. Strindberg ou H. Ibsen (qui ne furent pas que des dramaturges, tant s'en faut), si, Dieu merci, les poètes de haut vol ne manquent pas, les romanciers, auteurs de nouvelles, conteurs, tiennent, et de fort loin, le haut du pavé. Après tout, Andersen est Danois, Selma Lagerlöf, Suédoise, et , Norvégien. Quant aux sagas, elles sont à peu près exclusivement islandaises. Comme si l'inspiration Scandinave tendait à se résoudre, de préférence, avec une nette alacrité, en prose narrative. Et j'y ajoute tout de suite une précision capitale pour la présente réflexion : dans leur immense majorité, ces nouvelles, ces romans relèvent à des degrés divers du genre dit historique. Je veux dire par là que toute la gamme imaginable d'attitudes en face du donné de l'Histoire se rencontre avec une profusion remarquable, de la simple incitation à l'application à coïncider, si faire se peut, avec ce que put être la « réalité ». Je me suis toujours demandé pourquoi, même dans ce domaine que privilégie le présent ouvrage, la fantaisie débridée, la fiction pure, l'analyse psychologique en soi, l'étude attentive des élans du cœur, l'autobiographie romancée destinée à illustrer un cas d'espèce, la réflexion philosophique traduite par des arguments et des personnages fabriqués à cette fin, l'application à dominer une certaine conception de la temporalité, etc. sont finalement si peu au rendez-vous. Tant elles sont écrasées soit par l'Histoire au sens « scientifique » du terme, ou par des

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mythes (Don Juan par exemple), des images (tout l'arrière-plan conventionnel de l'aventure viking), des légendes (Ahasvérus dont il est surprenant de voir le succès qu'il a connu dans le Nord, de Kierkegaard à Lagerkvist) et ainsi de suite. Gratuité, démesure, irréalité sont très rarement au rendez-vous de ces inspirations.

3 En second lieu, je ne suis pas sûr d'avoir raison lorsque je dis que ce prétexte (puisqu'en somme, tel est bien le sens de ce que je propose ici) historique est indispensable et, donc, premier. Je parlais de narration, de conte : j'ai toujours été frappé du fait que, même dans la vie courante, au hasard des conversations, un bon Scandinave est premièrement un homme qui raconte. Qui illustre ses pensées ou ses sentiments par une anecdote bien troussée, une réminiscence vivante si possible, l'évocation d'un fait plus ou moins vécu. Et c'est également l'impression que j'emporte presque à coup sûr en lisant quelque grand texte en prose du Nord : voilà l'auteur parti, il tient son argument, il entreprend de le développer. Il se peut qu'il suive un fil chronologique rigoureux ou qu'il soit fidèle à un modèle qu'il s'est donné ; il arrive que l'idée-force qui le mène (je pense à Johannes V. Jensen ou à Sigrid Undset) dicte la progression de son œuvre, serait-elle considérable ; ou qu'un temps au moins, une idéologie, quelle qu'elle soit, entende s'incarner dans les personnages que l'on nous donne à voir et leurs heurs et malheurs. Mais, sauf exceptions, cela ne dure qu'un temps. A un moment donné, la verve, le bonheur d'écrire, la passion de raconter qui sont la marque propre de tout écrivain Scandinave l'emportent sur le possible argument, et le voilà parti. Digression ici, long développement adventice là, écarts apparemment incongrus dans toutes sortes de domaines où l'Histoire avec majuscule se perd (je songe aux grands romans romantiques flamboyants, et prétendument historiques, de CJ.L. Almquist) et nous sommes pris, il n'y a aucun moyen de résistance, nous n'échapperons pas à cette étrange fascination.

4 C'est un aspect que j'ai beaucoup étudié chez Knut Hamsun. Comme on le sait, une partie non négligeable de son œuvre part d'un prétexte plus ou moins historique, lorsqu'il fait la satire de la société capitaliste et de ses prétendus idéaux qu'il oppose aux vertus saines et primitives de la vie à l'ancienne. Et je consens sans peine qu'il y a une satire souvent féroce de nos idéaux modernes, sociaux aussi bien qu'économiques, moraux comme religieux, derrière de vastes fresques comme le diptyque Enfants de leur temps – La ville de Segelfoss.Cela, toutefois, ne nous est pas dit avec la clarté ou la brutalité qui viennent de dicter la phrase précédente : cela nous est communiqué, à l'indirecte, à la Knut Hamsun, par son fameux personnage de vagabond-qui-n'accepte- pas-la-condition-humaine-telle-qu'on-nous-1'inflige. Et ce qu'il a de prodigieux, ce Knut Pedersen ou Johan Nagel ou Tomas Glahn ou August (August surtout, en vérité, qui pèse du même poids fondamental que le « je » de Faim),c'est qu'il parle, parle, raconte, raconte. Paraphrasons un bref passage d’August.L'intarissable hâbleur, phraseur, vantard est reparti dans l'une de ses inénarrables histoires et ses auditeurs ne peuvent s'empêcher de s'écrier (en substance) : « Parle ! Parle encore, August ! Nous savons bien que tu mens{c'est moi qui souligne}, mais tu parles comme un journal, parle, parle encore ! » Je ne m'interrogerai pas ici sur les possibles justifications de pareilles attitudes, il est clair qu'elles peuvent fort bien ressortir à des vérités d'ordre social ou psychologique (la fameuse « timidité », à laquelle je ne crois pas, au demeurant, qui, par compensation, amènerait une pareille prolixité – mais pourquoi, alors, dans le genre narratif et appliqué à des arguments plutôt historiques ?), mais mon propos n'est pas de saisir l'occasion pour faire de l'ethno-psychologie. Je redis simplement que l'une des raisons de l'évidente fascination qu'exercent sur nous les littératures Scandinaves tient

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à leur pouvoir souverain de raconter des histoires, ou à faire de l'Histoire, romancée ou non. En d'autres termes, que, derrière tout bon romancier du Nord, il y a en dernière analyse une voix, un ton, des accents tout à fait caractéristiques, et que c'est premièrement cette voix-là qui nous attache, nous retient et justifie notre dilection.

5 Je prendrai argument, pour illustrer ce qui m'a toujours paru une évidence, des romans de Tor Age Bringsværd (écrivain norvégien né en 1939) intitulés Gobi,qui furent, dès l'origine, conçus comme une œuvre à reprises (elle en est aujourd'hui à son volume V) et qui, d'une part ont obtenu dans le Nord un éclatant succès, d'autre part illustrent parfaitement les vues que je soumets ici au lecteur. Je ne m'intéresserai qu'au premier tome de la série, sous-titré La lune de l’enfance,que j'ai traduit ainsi que le volume II sous-titré Gengis Khan1.Mais en me concentrant sur le tout premier livre, qui fut une manière de « percée » personnelle de Bringsværd et où il s'est efforcé moins qu'ensuite de dissimuler ses clefs, je pense parvenir plus près de sa réalité, bien que le volume II ait été, à ce jour, le mieux accueilli en Norvège.

***

6 Le thème central de cette série – en précisant tout de suite que Bringsværd s'est intéressé à bien d'autres sujets et que c'est un auteur très prolifique, notamment en matière de parodie de la religion nordique ancienne – revient à une méditation sur le désert de Gobi et surtout sur la fantastique épopée de Gengis Khan (XII-XIIIe siècle) dont nous savons le fracassant succès qu'elle connaît en ce moment partout en Occident. Voici donc les cinq volumes parus à ce jour et qui, tous, ont en sur-titre Gobi(avec, en premier sous-titre : « L'un de plusieurs livres »), le second sous-titre, qui donne sa coloration propre à chaque volume, étant :

7 1) La lune de l’enfance, 1985, Barndommens måne 2) Gengis Khan, 1987 3) La peau et les os du diable, 1989, Djevelens skinn og ben 4) Mon prince 1994, Min Prins 5) Baghdad 1997

8 Je précise que ces ouvrages ont obtenu toutes sortes de prix littéraires en leur pays (mais pas le Prix du Conseil Nordique pour lequel, pourtant, la série a été proposée officiellement à deux reprises) et que si le lecteur était intéressé par l'étude de la possible genèse de ces ouvrages, l'auteur a consacré de nombreuses pages, en fin de chaque volume, et en tout petits caractères, à la mention d'une bibliographie qui prouverait qu'il est allé se documenter aux bonnes sources, à des indications de type « technique » pour montrer qu'il n'est pas ignorant des composantes factuelles de son sujet et à de longs développements sur les circonstances précises de ses recherches et de la composition de son œuvre. Ainsi, il pourrait sembler nous fournir toutes les garanties requises à l'appréciation d'un bon roman de type historique. Tout en tirant son épingle du jeu puisque ces pages entendent certainement introduire une distance entre cet auteur et son sujet. Et nous donner à comprendre que le parti-pris de départ relève réellement de la (re)composition. Comme c'est là tout mon propos, on comprendra que j'aie été particulièrement sensible à cette attitude, surtout en matière de roman prétendument historique.

9 Ce qui m'a immédiatement frappé – et l'on admettra que ce soit là un réflexe banal de traducteur qui se doit de tenir un fil à suivre s'il veut que sa traduction présente une

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unité recevable –, c'est l'extrême diversité des thèmes abordés. Il est tout à fait clair que Gengis Khan, en tant que personnage historique, n'aura été qu'un prétexte (pré- texte si l'on est lacanien) à l'entreprise de création de Bringsværd. Celui-ci a saisi une occasion qui lui a paru vraiment propice pour donner libre cours, comme je m'en suis déjà ouvert, à sa passion de conter, de raconter. Le conquérant mongol n'aura été, dans ce premier volume, que le fil directeur vaguement suivi. Or il est manifeste que Bringsværd, cet amateur d'antiquités et/ou de Moyen Age passablement exotique, avait été fasciné, depuis bien avant 1985, par toutes sortes de récits, légendes, contes, anecdotes plus ou moins étranges mais qui pouvaient, tous, fort bien avoir un soubassement d'ordre historique. Je ne prendrai que quelques exemples : a réellement eu lieu, au XIIe siècle, une croisade des enfants qui a lamentablement échoué en raison de la cupidité et des malversations opérées en l'occurrence par les organisateurs de la chose. Mais voilà un thème extraordinaire qui ne pouvait pas ne pas attirer l'attention d'un bon romancier en mal d'affabulation ! Ou encore : tout le monde connaît la légende du fameux preneur de rats de Hameln qui, dépité de n'avoir pas été payé selon les conventions passées par les échevins de la ville de Hameln qu'il venait de délivrer d'une invasion de rats, s'est vengé en emmenant pareillement les jeunes enfants de la ville et en les faisant disparaître. Et je n'ai pas besoin d'insister sur le formidable prestige qu'exercent, depuis huit bons siècles, Karakoroum, le désert de Gobi, la sagesse orientale, et la Horde d'Or qui parvint jusqu'à Vienne au moins !

10 Donc, une masse de matière narrative puisée à toutes sortes de sources et qu'il conviendrait d'organiser autour d'un axe central appelé Gengis Khan (ou le désert de Gobi dont il ne doit pas être indifférent que l'auteur l'ait privilégié, se réservant d'introduire le conquérant prestigieux en sous-titre seulement) : une fantastique collection d'images (nous sommes dans les deux dernières décennies du XXe siècle, il ne faut jamais plus omettre de prendre en considération l'influence patente que le cinéma exerce sur les inspirations romanesques à caractère historique) avec une complaisance visible sur les aspects mystérieux, « policiers », d'une affaire qui n'a toujours pas trouvé d'élucidation réellement satisfaisante.

11 Cela donne un texte curieux, « à découpage » selon les précisions qui vont suivre.

12 Je veux dire que l'auteur a entendu mener, non pas exactement de front, mais à tour de rôle, avec accent plus ou moins fort porté sur tel ou tel élément, et en se réservant le droit de revenir dessus autant de fois qu'il le juge nécessaire, une série de grands thèmes qu'il aime visiblement. Je les affecte d'un numéro de 1 à 6. Je les appelle centraux parce qu'ils sont indispensables à la progression interne de l'action. Si on en supprime un, une manière de déséquilibre s'introduit dans l'ensemble, qui donne une narration boiteuse en quelque sorte. Voici leur nomenclature, en précisant, car la chose est d'importance, que mes découpages ne sont pas arbitraires, ils répondent à un jeu très subtil mais visiblement conscient de blancs, doubles ou triples interlignes, ou d'astérisques ou autres signes convenus qui morcellent le cours du récit :

13 1) Le personnage principal, qui fut un jeune garçon de Hameln et dit se prénommer Wolfgang, qui a pris part à la croisade des enfants, qui est maintenant plus ou moins prisonnier à Karakorum dans le domaine de Gengis Khan, sous la férule d'un grand sage appelé Ye-Liu-Chutsai, et qui serait poursuivi par d'invisibles ennemis tandis que – nous l'apprendrons peu à peu – il est surveillé par d'énigmatiques espions aux responsabilités étendues, confie à un rouleau de soie (car il sait écrire) le récit de sa vie. Il médite, ce faisant, sur sa propre histoire qui a voulu qu'il fût longtemps jongleur ou

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bouffon, sur ses amitiés d'enfance (un certain Mika), ses amours, etc. Ce thème 1 concerne donc directement Wolfgang. 2) Ici, et presque dès le début du livre, nous avons à faire à Gengis Khan, plutôt à travers sa légende ou son environnement que pour lui-même (ce sera le thème du volume II dont je ne m'occupe pas ici). L'approche n'est pas directe, au contraire, elle se fait par éclairages de biais qui contribuent fortement à mettre en relief sa légende. La volonté est très nette, chez notre auteur, de dédoubler, magnifier, diluer un soubassement historique acceptable en pratiquant, comme par système, toutes sortes d'ouvertures ou glissements vers la légende, le mythe, voire la religion ou, en tout cas, une philosophie qui se voudrait orientale. 3) Ce thème est important car il justifie l'ensemble de l'ouvrage. On pourrait l'appeler Karakoroum tout court, ou bien Karakoroum et ce qui s'y passe, ouvertement et en secret, notamment autour du Lac de la Demi-Lune qui constitue une sorte de point géographique central (et dont le nom a pu suggérer le sous-titre du volume, bien que le prétexte apparent soit un poème d'un certain Li Po/ VIIIe siècle / et précisément intitulé « La lune de l'enfance »). 4) Pourrait rentrer dans 1, supra,mais il est tellement important, et si souvent abordé que je le mets à part : il revient aux mille et une allusions incitant à convaincre le lecteur que Wolfgang est bien espionné, poursuivi, que sa vie n'est pas du tout en sécurité. Qui sont ces espions, pour quelles autorités travaillent-ils, quelles fins poursuivraient les gens qui en veulent à la vie du héros, bien entendu, nous ne le savons pas. Cet élément est réellement moteur : il a pour visible fin d'exciter la curiosité du lecteur et de tenir l'ensemble de la narration en vie. 5) Il s'agit ici du thème, majeur en vérité en raison de ses retentissements et historiques et moraux, du preneur de rats de Hameln, directement couplé à celui de la croisade des enfants puisque, c'est là que joue à plein l'imagination de Bringsværd, les enfants en question sont les mêmes, en grande partie, que ceux qui ont été ravis à Hameln par le preneur de rats. 6) Et justement, un thème en soi s'applique au personnage de moine appelé Nicolas – mais il peut tout aussi bien s'agir du fameux preneur de rats – qui à la fois ravit et effraie les enfants car il est aussi bien leur guide que celui qui les pervertira de maintes façons, notamment en Egypte.

14 A partir de ces grands motifs qui, visiblement, sont les axes majeurs de la narration, l'auteur introduit fréquemment ce qu'il faut appeler des digressions – j'entends par là des développements qui n'interviennent qu'une seule fois – mais qui jouent souvent un rôle actif dans la progression de l'action comme dans le développement de la réflexion. Soit :

15 7) Le récit passablement baroque et de valeur inégale concernant « les zizis » du Diable. 8) La mention de rêves ou de cauchemars dont la fonction est notoirement de faire progresser l'action par anticipations, récapitulations ou redoublements. 9) L’image des Rois Mages et de leurs fabuleux trésors. 10) Inévitablement, dirai-je, la mention de la Nef des Fous et de son sort mystérieux. 11) Trois histoires différentes de Mort destinées à intensifier une atmosphère déjà passablement morbide. 12) La présentation détaillée du roi des rats. 13) La mention de la tour aux souris de Bingen et de la légende qui s'y attache.

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14) Un conte kabyle expressément donné pour tel. 15 et 16) Deux contes chinois différents.

16 Cette division, dont j'ai déjà noté qu'elle n'avait rien d'arbitraire puisqu'elle est justifiée en typographie, courrait risque de dispersion ou de bric-à-brac si le récit, impeccablement dominé comme il l'est, n'avait vu l'écueil et n'y avait veillé en proposant une sorte de tissu conjonctif sous forme d'une image (ou une série d'images apparentées) encore : celle du rat, des rats ou des souris, du roi des rats, du nœud de queues de rats, la valeur symbolique de cet animal n'appelant pas d'élucidation supplémentaire. La polysémie de ce symbole, toutefois, ne doit pas être rapidement escamotée. Invasion de rats, invasion de Mongols ; peste maléfique transmise par les rats, infection morale et religieuse due aux fausses religions ; trahisons des clercs véhiculée par les « rats de bibliothèque », on n'en finirait pas de définir les échos que peut susciter cette figuration.

17 N'importe. Je voudrais simplement faire valoir la science très élaborée de la composition de ce livre, de sa structure si l'on veut.

18 Le livre est divisé en 12 sections bien marquées par autant de renvois à la page. Ces sections sont de longueurs à peu près égales, sauf la section n°4 (jusqu'à laquelle, inclusivement, j'irai dans ce qui va suivre) qui est considérablement plus longue parce qu'elle est la plus riche de matière, et la toute dernière section, de conclusion, qui ne couvre que trois pages.

19 Voici, en fonction des numéros qui ont été affectés, plus haut, aux thèmes majeurs ou secondaires, comment se présentent les quatre premières sections :

20 A) 1-2 (ensemble) / 3/ 4/3/1/3/4/1/5 B) 1-5 (ensemble) / 3/ 5/1/4/3/1 C) 1 / 3+2 (ensemble) D) 5/6/5/7/5/6/1/3/1/4/1/4/8/1/5/6/2/6/5/1/3/1/4/9/1/5/1

21 Arrêtons-nous là : il ne s'agit pas de proposer au lecteur je ne sais quelle grille ésotérique, mais simplement de lui faire prendre conscience de l'étrange jeu auquel se livre l'auteur qui pourrait, donc, passer pour avoir adopté une démarche sautillante et instable, puisqu'il semble ne pas pouvoir se fixer plus de deux ou trois pages sur un motif donné. Évidemment, il y a un « je » qui s'exprime constamment, c'est Wolfgang devenu jongleur puis mémorialiste à Karakoroum, et cela seul peut servir d'agent de liaison. Mais il me paraît clair que Bringsværd a voulu faire consciemment un travail extrêmement subtil où diverses incitations narratives ont tendu à constituer un tout multiface. En fait, rien n'est gratuit dans cette savante décomposition-recomposition : non seulement une sorte d'image « globale » finit par s'imposer où les enfants de la croisade, ceux de Hameln, les esclaves à Alexandrie, les cavaliers de la Horde d'Or et les sages de Karakoroum constituent une vaste symphonie, mais encore une large fresque s'établit, qui finira par constituer l'arrière-plan sur lequel s'enlèvera la prestigieuse aventure de Gengis Khan. En somme, et en un sens, il est permis de penser que Bringsværd s'est attaché, consciemment semble-t-il, à reconstituer une époque, un regard, un contexte historique qui permettent de mieux appréhender l'extraordinaire événement. Admettons, la chose est devenue quasi banale ces dernière décennies, que l'Histoire « objective », en soi, n'existe pas, que seul ait du sens le regard si possible documenté que nous jetons sur la conjoncture envisagée, que ce n'est pas l'Histoire qui est,mais notre regard, donc, pour nous en tenir à notre sujet précis, qu'il n'y pas de Gengis Khan ni de Gobi, mais notre, mon Gengis Khan, notre, mon Gobi : ce travail

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auquel se livre l'auteur va bien dans le sens de cette possible substitution à l'impossible et souvent dérisoire prétention à l'objectivité (à la « réalité »), de notre vérité présente et située : ce qui explique que l'Histoire doive être récrite à intervalles plus ou moins réguliers, et que les histoires, au pluriel et avec minuscule, vaillent peut-être mieux que l'Histoire, au singulier et avec majuscule ?

22 On répondra, mais l'objection s'inscrit, en fait, exactement dans le fil de la démarche que je suis présentement, que nous avons affaire ici au déconstructivisme/ reconstructivisme cher à Derrida et que l'exemple de Bringsværd témoigne, une fois de plus, de l'attention extrême que l'on porte, dans le Nord, à tout ce qui se fait de nouveau en matière artistique ou littéraire dans le reste du monde. Et d'invoquer des exemples tout à fait similaires comme celui de Per Odensten le Suédois, avec Gheel, la ville des fous(1981), ou de Per Hultberg le Danois dans Requiem(1985), ou de Thor Vilhjalmsson l'Islandais écrivant La mousse grise brûle2(1986) – sans parler, pour ne donner qu'une illustration française, de Jean d'Ormesson rédigeant son Histoire du Juif errant.Tous ces ouvrages, et bien d'autres, dans le Nord ou ailleurs, relèveraient du même type d'analyse. Et, sans aucun doute, témoignent du même regard sur le réel. A des littératures qui ont commencé par les sagas islandaises (XIIIe siècle) et qui, donc, sont dès les origines totalement intoxiquées d'Histoire (d'histoires ?), cette aperception moderne de l'événement dit passé ne peut paraître révolutionnaire.

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23 Car, et c'est là que la question me paraît vraiment passionnante, le réflexe – si j'ose dire – de Bringsværd non seulement n'est pas nouveau, non seulement n'a pas besoin de Derrida et aliapour se justifier, mais encore trouve des modèles Scandinaves (islandais en fait) dès le XIIe ou XIIIe siècle.

24 Il s'agit des sagas islandaises, déjà évoquées, qui, elles aussi, prétendent faire de l'Histoire, elles aussi, ne résistent à peu près jamais au pur plaisir de vous raconter une belle et bonne histoire, et ne peuvent en aucun cas passer, elles non plus, pour innocentes ou gratuites. Je ne reprendrai pas ici la longue démonstration3 qui fait que, partie de la théorie dite de la Freiprosaqui aurait voulu, Romantisme oblige, que les sagas fussent spontanément nées de l'inspiration populaire et eussent livré une fidèle relation historique dûment transmise par tradition orale, la recherche a fini par adopter le point de vue radicalement opposé en voyant bien que les sagas sont des œuvres littéraires, d'auteurs parfaitement conscients des buts visés et obéissant à toutes sortes de théories – ce qui interdit de les prendre pour des documents historiques recevables4. C'est la théorie dite de la Buchprosapour laquelle j'aurai beaucoup milité depuis trente ans !

25 Or il se trouve que l'un des arguments majeurs qui m'ont comme obligé à renoncer à toute théorie de type populaire-spontané, tient précisément à une étude très attentive de la composition des grandes íslendingasögur.Là non plus, je ne vais pas ennuyer le lecteur par une reprise de démonstrations en forme que j'ai faites il y a maintenant plus de deux décennies. Mais si l'on regarde de près un superbe texte comme Eyrbyggja saga (La Saga de Snorri le godi)ou la non moins réussie, bien que relevant d'une autre catégorie (konungasagaou saga royale), Saga de Haraldr VImpitoyable (Haralds saga Sigurdarsonar,dans la Heimskringlade Snorri Sturluson)5, on aboutit à la conclusion comme inéluctable que chacun de ces deux textes est l'œuvre d'un écrivain de haut vol

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(inconnu dans le premier cas, tout à fait célèbre dans le second) parfaitement maître de ses techniques, ayant organisé avec le plus grand soin sa matière en fonction d'effets très précis à créer, bref, le contraire exact d'un improvisateur. Le premier (Eyrbyggja)travaille par thèmes et sous-thèmes, le thème A appelant un thème B avec, dans l'intervalle, élaboration plus ou moins rapide ou épisodique d'un sous-thème A (lequel peut fort bien, à son tour, engendrer un motif N, etc.) selon un schéma idéal du type :

26 A––––––––––––––––B––––––––––––––––C

F0 27 E0 A’––––––A"

F0 28 E0 N…….

29 De la sorte, et non sans surprise, on constate que tel motif qui est apparu au chapitre III (par exemple) et paraît n'avoir rien donné ensuite, ressurgit au chapitre XVI,le thème A, pour sa part, courant comme un fil rouge d'un bout à l'autre du récit. Si l'on y tient, j'appellerai Histoire (avec majuscule) la série A-B-C-etc..., histoires (avec minuscules) les sous-séries. Dans Haralds saga Sigurdarsonar,le procédé est encore plus subtil puisque l'on peut parler, là, de symphonie concertante ou de thèmes et variations : la série majeure appelle des digressions closes, ainsi :

30 A’ B’

31 Peu importent ces schémas, l'essentiel est que le ou les auteurs n'ont pas écrit au hasard ni suivi leur seule fantaisie. Leur travail est organisé, concerté, pesé. Et c'est un point que j'aimerais souligner un peu : ce type de rédaction relève de l'artisanat, au plus beau sens du terme. On est tenté de parler de mosaïque, ou de marqueterie, ou de tissage par entrelacement (j'évoquais le fil rouge tout à l'heure) : Péguy aurait appelé tapisserie cette façon de créer des textes, et je ne le contredirai pas. C'est le lieu de rappeler que les Scandinaves, en matière d'art comme dans tous les autres secteurs de l'activité humaine, ne sont pas tant de grands créateurs que de parfaits techniciens, habiles à pousser au maximum les possibilités matérielles du support (bois comme dans les sculptures médiévales, métal dans les bijoux de l'époque viking – mais aussi, de façon bien plus abstraite, organisation de la société, juridiction, règles de facture de la poésie scaldique, notamment) qu'ils sont en train de travailler. On se plaît aujourd'hui à les définir comme des peuples d'ingénieurs. Pourquoi pas ? Le mot smidrqui, au Moyen Age, s'appliquait à un artisan (quelle que fût sa spécialisation, en vérité, il n'en avait pas nécessairement, c'était un homme à tout faire) était hautement élogieux, à telle enseigne que l'un des fils de l'Homme Libre, dans la Rigsthula(l'un des poèmes les plus commentés de l’Edda)s'appelle proprement Smidr !

32 Je ne trouve donc pas surprenante la prédilection que manifestent, aujourd'hui encore, les écrivains Scandinaves pour ce genre d'élaboration de leur matériau. Les histoires viennent en renfort de l'Histoire (dont j'ai déjà dit ce qu'il était possible de penser) afin d'autoriser une mise en forme, un achèvement réel du genre traité.

33 Mais il y a davantage. Je notais tout à l'heure que l'Histoire ne saurait être un genre innocent – et il y a une surprenante naïveté dans la prétention à dire, à restituer la vérité, en soi. La réflexion qui, malheureusement, ne s'est guère exercée sur des thèmes proprement historiques, d'un , serait la bienvenue ici –, je suis en ce

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moment au Moyen Age et parle des sagas islandaises que je vois comme des textes infiniment travaillés. Est-ce uniquement à des fins artistiques ? Non, je ne le pense pas. Les sagnamenn(auteurs de sagas) étaient à peu près tous des clercs ou des hommes ayant reçu une formation tout à fait cléricale, on ne le niera pas. Et donc, ce qu'ils écrivaient n'était pas de l'Histoire selon notre acception du terme, c'était de l’historia: comprenons un récit qui n'existe pas en soi, qui se doit à toute fin d'avoir une raison d'être, laquelle est exemplaire, ne peut pas ne pas l'être. Il n'y a pas de littérature profane à ces époques-là. Le lecteur doit toujours pouvoir (et l'auteur doit toujours donner matière à) « attraire à moralité », comme on disait alors. Il s'ensuit que le motif doit être arrangé, remodelé, « repensé » en fonction de l'objectif visé et que dans ces conditions, il devient un peu dérisoire de vouloir à tout prix parler de vérité historique ou de fidélité à la réalité.

***

34 Suis-je en train de suggérer que l'art de Tor Åge Bringsværd rejoindrait celui de Snorri Sturluson, entre autres ? Oui. Ce sont historiens dans la mesure où ils entendent nous restituer leur propre image (leur ou celle que leur ont inculquée leurs divers maîtres, quels que soient leurs noms, mais la distinction n'est-elle pas spécieuse ?) d'un donné dont – cela, nous le savons, aujourd'hui – personne, jamais ne pourra avoir la prétention d'affirmer l'identité avec le modèle « réel ».

35 Et d'ailleurs, lisez d'un peu plus près l'auteur de Gobi: je me suis proposé, dit-il, d'écrire ce livre : « Je contemplerai les images que j'ai dans la tête », (op.cit., p. 12). Et encore : histoires ou Histoire ? Voici : « J'aime les histoires de faits merveilleux. Mais cela ne signifie pas que je croie tout ce que je vois et entends » (ibid.,p. 95) – avec cette manière de confession désespérée : « Il y a tant d'histoires que j'aimerais bien raconter. Et pas seulement les miennes propres... » (ibid.,p. 99), et cette sorte de cri du cœur qui pourrait bien servir d'exergue à mes modestes propos présents : il veut, nous dit-il, nous rapporter une « belle histoire. Si belle qu'il faut lui permettre de vivre. Car cette nuit, je veux y croire... » (ibid.,p. 108).

36 Et puis... je suis parti de la passion de raconter qui m'a toujours paru posséder, au sens fort du verbe, un bon écrivain Scandinave. Histoire, histoire(s) : elles reviennent toutes à raconter, n'est-ce pas ? Or relisons une dernière fois Tor Åge Bringsværd : « Mais je m'éloigne de ce que je voulais écrire. Je ne parviens pas à repousser mes pensées. Je vagabonde. Je raconte comme un jongleur qui court après une balle : chaque fois qu'il se penche pour l'attraper, il lui donne involontairement un nouveau coup de pied. Et chaque fois, il est tout aussi surpris. Voilà comme il court... encore et encore... dans une interminable quête de l'impossible. » (ibid.,pp. 169-170).

37 C'est peut-être cela, cet impossible fascinant, qui est l'Histoire, qui suscite les histoires, que prétendait déjà cerner l’historia...

38 La Varenne, 14 avril 1998

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NOTES

1. Pour le volume I chez Arcane 17, Saint-Nazaire, 1991, pour le volume II, chez Joseph K, Nantes, 1995. 2. Le roman de Per Odensten a été traduit en français (Arcane 17) en 1991, celui de Thor Vilhjamsson (Actes Sud) également. Celui de Per Hultberg attend toujours un traducteur. 3. Elle existe, en grand détail, dans Régis Boyer : Les sagas islandaises, Paris, Payot, 1978, 3e éd. 1992, chap. 3 et 4. 4. Bilan de la question dans Régis Boyer : « Les sagas islandaises sont-elles des documents historiques ? » dans Recueil d'études en hommage à Lucien Musset. Cahiers des Annales de Normandie n°23, Caen, 1990, pp. 109-126. 5. L'une et l'autre existent en français : la Saga de Snorri le godi chez Aubier, 1973 (reprise dans Sagas islandaises, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, 3e éd. 1994), la Saga de Haraldr l’Impitoyable chez Payot, Payot-Poche, 1979. Les renvois iraient aux pages où l'analyse de la composition de l'une et de l'autre a été faite, avec schémas à l'appui, soit, pour Eyrbyggja saga, pp. 37 ssqq. ; pour Haralds saga, pp. 26 et sq.

RÉSUMÉS

L'auteur part d'une double constatation : le genre narratif, notamment roman ou surtout nouvelle, a toujours, semble-t-il, été une sorte de spécialité Scandinave ; la passion de conter, de raconter paraît faire partie des composantes inaliénables du génie nordique. En sorte que prétendre faire de l'Histoire, avec majuscule, désir dont nous savons aujourd'hui la vanité, revient ici avec constance à vouloir raconter des histoires. Cette opinion est étayée par une analyse rapide de Gobi, la lune de l'enfance, du romancier norvégien actuel Tor Åge Bringsværd, ce livre, premier d'une série parvenue aujourd'hui à son cinquième volume, étant finalement une méditation autour de l'extraordinaire destinée de Gengis Khan. Il n'est pas difficile de montrer que ce roman est composé autour d'une demi- douzaine de thèmes principaux, tous fondés sur des légendes ou réminiscences plus ou moins historiques, qui engendrent volontiers des sous-thèmes provisoires, thèmes et sous-thèmes apparaissant, reparaissant, interférant selon une technique consciente et fort élaborée, un peu comme un travail hautement artisanal de marqueterie ou de mosaïque ou de tapisserie. C'est le lieu de faire remarquer que les Scandinaves, depuis que nous les connaissons, ont toujours été, dans tous les domaines, d’ornementateurs, de décorateurs, des artisans au plus noble sens du terme, ardents à pousser les possibilités d'expression du matériau qu'ils travaillent à une sorte de point de perfection. Or cette conception s'applique parfaitement aux sagas islandaises (XIIIe siècle), par lesquelles la « littérature » a débuté, avec un éclat nonpareil, dans le Nord. La continuité, ici saisie à travers l'œuvre d'un écrivain donné (mais il serait tout à fait facile de prodiguer d'autres exemples) est patente. Or les sagas islandaises, œuvres de clercs, entendaient « attraire à moralité », c'est-à- dire que le genre de l’historia (évoquer le passé pour en tirer une leçon) dictait et l'éventuel souci

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d'écrire de l'Histoire, et la passion de narrer des histoires. Il semble que ce soit sous cet angle que le roman dit historique puisse être envisagé avec le plus de fruit dans le Nord...

Der Autor geht von einer doppelten Feststellung aus: Die erzählende Gattung, vor allem der Roman und die Novelle, war immer, so scheint es, eine skandinavische Spezialität. Die Leidenschaft zu berichten, zu erzählen, ist offensichtlich Teil des unverwechselbaren Genies der nordischen Länder, so daß Geschichte machen zu wollen, ein Wunsch, von dem wir heute wissen, wie nichtig er ist, hier ständig als Wunsch, Geschichten zu erzählen, wiederkehrt. Diese Meinung stützt sich auf eine kurze Analyse von Gobi, der Mond der Kindheit, des zeitgenössischen norwegischen Romanciers Tor Åge Bringsgærd. Dieses Buch, das erste einer Reihe, die heute schon aus fünf Bänden besteht, ist schließlich eine Betrachtung über das außergewöhnliche Schicksal von Dschingis-Khan. Es ist nicht schwer aufzuzeigen, daß dieser Roman um ein halbes Dutzend Hauptthemen angelegt ist, die alle mehr oder weniger auf historischen Legenden oder Erinnerungen basieren und die absichtlich vorläufige Unterthemen hervorbringen: Themen und Unterthemen erscheinen und überlagern sich nach einer bewußten und gut ausgearbeiteten Technik, ein bißchen wie eine kunsthandwerkliche Intarsien- Mosaik- oder Tapisseriearbeit. Es muß hier gesagt werden, daß die Skandinavier, solange wir sie kennen, immer und in allen Bereichen Verzierer, Dekorateure, also Handwerker im besten Sinne des Wortes waren, mit dem sehnlichen Wunsch, die Ausdrucksmöglichkeiten des Materials, das sie bearbeiten, zur Perfektion zu bringen. Nun ist diese Konzeption sehr gut auf die Islandische Saga (13. Jahrhundert) anzuwenden, die die « Literatur » in den nordischen Ländern sofort zu einer Blüte ohnegleichen geführt hat. Die Kontinuität, hier aufgezeigt am Werk eines bestimmten Autors (doch es wäre nicht schwer, das auf andere Beispiele auszudehnen) ist offenkundig. Nun beabsichtigen die isländischen Sagas, Werke von Klerikern, « zur Sittlichkeit hin zu erziehen », das heißt, daß die Gattung der historia (die Vergangenheit heraufbeschwören, um daraus eine Lehre zu ziehen) sowohl das mögliche Bemühen, Geschichte zu schreiben, als auch die Leidenschaft, Geschichten zu erzählen, bestimmte. Es scheint, daß der sogenannte historische Roman in Nordeuropa unter diesem Aspekt am fruchtbarsten betrachtet werden kann...

AUTEUR

RÉGIS BOYER Université de Paris IV – Sorbonne

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Eyvind Johnson ou le bon usage de l’histoire Eyvind Johnson oder der gute Umgang mit Geschichte

Philippe Bouquet

1 Extrait d’une interview imaginaire :

2 Question : Comment se fait-il que, vous qui n’aimez pas le roman historique, ayez traduit deux romans1 d’Eyvind Johnson, le grand maître du gerne en Suède ?

3 Réponse : C’est une excellente question et je vous remercie de me l’avoir posée (air connu). Il serait possible d’y répondre très simplement en disant que ce sont des textes remarquables, dus à l’un des grands écrivains de ce siècle. Mais ce ne serait pas amusant ; je vais donc faire tout mon possible pour me comporter comme un universitaire (c’est vraiment pour moi un rôle de composition, mais je promets que ce sera la première et dernière fois) et tout compliquer à plaisir en disant que tous les romans de la fin de l’œuvre de Johnson possèdent un caractère historique, même quand ils n’en ont pas l’air, et que ceux qui se donnent pour tel le sont de façon assez paradoxale.

4 Soulignons d’abord un paradoxe dans la fortune littéraire de Johnson en France. Il se trouve, en effet, qu’il a eu le curieux privilège de voir l’un de ses premiers romans paraître en traduction française avant l’original suédois2. Cet insigne faveur n’a malheureusement pas été de bon augure et l’édition française a su, depuis, se venger de lui comme il le fallait. On peut affirmer sans crainte d’être démenti que Johnson est l’une des gloires mondiales les plus scandaleusement traitées par la France (et pourtant, la concurrence est rude sur ce plan). Non seulement l’essentiel de son œuvre, l’une des plus européennes qui soit, reste inconnu ici, mais lorsque les éditions Stock (c’était à la grande époque de Lucien Maury) ont eu la bonne idée de s’attaquer à son chef-d’œuvre, Le roman d’Olofelles se sont arrêtées au premier volume (sur les quatre composant le roman dans sa totalité). Elles ont même ajouté l’insulte à la désinvolture puisque, lorsque Johnson a obtenu le prix Nobel en 1974, tout leur hommage a consisté à ressortir ce seul volume (jusque-là intitulé Olof) sous le titre de Le roman d’Olof qui était une escroquerie puisqu’il laissait supposer qu’il regroupait la totalité de l’œuvre et

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non pas le quart seulement. Depuis, il n’est paru que quatre volumes de lui (les deux derniers chez de petits éditeurs courageux) et l’on ignore toujours non seulement la suite du Romand’Olof (qui est pourtant l’un des grands textes fondateurs du XXesiècle, mais il est vrai qu’il illustre un genre, le roman prolétarien, qui n’a pas droit de cité dans notre république des lettres), mais aussi les romans « gidiens » des années 20, les œuvres antinazies des années 30, la trilogie Krilon, véritable épopée de la démocratie au plus noir des années 40, et les grandes œuvres historiques de la fin de sa vie. Chez nous, Johnson reste un iceberg dont on ne voit que la neuvième partie.

5 Dans les années 50, on a heureusement pu se faire une petite idée de ses dons dans le domaine historique grâce à deux publications un peu oubliées maintenant : Heureux Ulysse et De roses et de feu3.C’est une bonne base d’analyse. En effet, le premier adopte, a propos d’Ulysse, une démarche parallèle à celle de Joyce, mais de sens inverse en quelque sorte : au lieu de moderniser L’Odysséeen la situant dans le cadre de l’Irlande contemporaine, Johnson s’attache à nous faire comprendre la permanence du mythe en projetant sur lui, tel qu’il se présente originellement, la lumière des acquis récents dans le domaine des sciences humaines. C’est le comportement humain qui est sondé et non le cadre dans lequel se situe l’histoire. Cela vaut cependant au lecteur quelques surprises notoires. Disons que, de façon générale, le divin s’y réduit au quotidien (ce qui n’est peut-être pas très infidèle à la mythologie grecque, après tout, car les dieux s’y conduisaient souvent de façon fort humaine), mais l’héroïque aussi (ce qui l’est sans doute bien plus, en fait). La plupart des actes et des ruses y reçoivent des explications puisées dans le genre de motivations mises à nu par la psychologie moderne. L’un des exemples les plus intéressants est celui de Pénélope et de la fameuse tapisserie. Si la femme d’Ulysse défait la nuit ce qu’elle a fait le jour, ce n’est pas, nous fait comprendre Johnson, sous le coup d’une inexplicable lubie ou pour berner son monde. Non, Pénélope est simplement prise entre sa crainte de devoir opérer le choix tant redouté parmi les Prétendants et le désir de tout un chacun de voir son œuvre progresser. La piètre ruse d’Homère devient ici l’expression de l’ambiguïté fondamentale de l’être humain. Comme on le voit, l’historique s’efface ici devant l’analyse du comportement – au point que l’on oublie vite que l’histoire se déroule quelques siècles avant notre ère. Les tenants du roman historique « en costumes », avec reconstitution minutieuse (bien que souvent très imaginaire) de l’emploi du temps et du menu des personnages, risquent de ne pas y trouver leur compte.

6 Dans De roses et de feu,Johnson adopte une démarche assez analogue, qui nous incite sans cesse à lire les événements (rappelons qu’il s’agit de l’histoire des Possédées de Loudun) à la lumière de l’histoire contemporaine. Il ne modernise pas vraiment le cadre ni l’intrigue, mais procède par allusions à la politique (en donnant par exemple au couple Minet-Barrot une silhouette à la Goebbels), à la psychologie (notamment quant à la libido) et à la sociologie modernes (à propos des groupes de pression et du règne des absolus). Le tableau d’ensemble se trouve de ce fait dépouillé de presque tout pittoresque, mais cela ne fait que lui conférer une portée bien plus vaste quant à des phénomènes tels que l’intolérance et l’oppression. Le tableau est saisissant et le lecteur ne peut éviter de tirer les enseignements qui s’imposent quant à la période contemporaine et à sa propre vie : pensons ici au comportement de Drouin, qui incarne en quelque sorte le citoyen moyen de tous les temps, homme moyen sensuel, certes, mais aussi moyennement courageux, c’est-à-dire lâche. Le monde a toujours fourmillé de Drouin et en grouillera sans doute longtemps encore. Johnson, pour sa part, a

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compris qu’il faut parfois savoir mettre l’histoire entre parenthèses pour mieux en extraire la substantifique moelle.

7 Et c’est bien ce à quoi il s’attache dans les deux romans récemment parus en français, bien que de façon différente et, pour tout dire, complémentaire. Écartez le soleilse présente sous des dehors qui ont dû déconcerter la presse française, puisqu’elle s’est dans sa quasi-unanimité dispensée de commenter sa parution. C’est une sorte de jeu d’ombres sous la lumière des alpages. Dans ce chalet de montagne, qui s’avère bientôt être une scène de théâtre (All the world is a stage, disait déjà un certain Shakespeare), s’agitent un certain nombre de personnages, dont une sorte de révolutionnaire professionnel, Janus présenté tantôt sous le prénom de Frédéric, tantôt sous le nom de Gallo, trois femmes qui n’en font peut-être qu’une seule, au contraire, un contrebandier qui n’est pas forcément le plus mauvais de tous et un curieux personnage de spectateur-témoin-acteur (les trois rôles de l’être humain au regard de la dramaturgie). Tout ce petit monde cherche à échapper à un danger de nature politique qui les menace de deux côtés à la fois, et leur seule issue passe par un couloir d’avalanches où certains d’entre eux laisseront la vie. De prime abord, l’histoire paraît singulièrement absente et on peut être tenté de qualifier ce roman de tout sauf d’historique. Pourtant, la curieuse apparition de Churchill, seul personnage réel au milieu de toute cette fiction, pour incarner l’esprit de résistance (rappelons que le livre a été écriten 1951, mais qu’il a fallu attendre près d’un demi-siècle pour qu’il paraisse en France) nous incite ensuite à réviser notre jugement et à faire retour sur ce roman d’aventures, d’idées, d’amour, etc. (Denis Ballu, l’un des rares dans notre pays à s’être intéressés à ce livre parle de « roman du doute »4) pour nous rendre compte qu’il nous parle au fond de notre Europe et de l’impossible neutralité face au mal et à une oppression qui ne cesse de renaître, même sous les pas des révolutionnaires les mieux intentionnés. Le curieux théâtre de l’action ne peut dès lors manquer de paraître symbolique, surtout quand on sait que Johnson a vécu plusieurs années en Suisse. Et ce lieu de neutralité qui se résume à une frontièren’est au fond que le fil d’un rasoir d’où il faut bien, tôt ou tard, basculer d’un côté ou de l’autre. Sous tous ses « peut-être », ce roman est donc sans aucun doute un roman historique au plus haut niveau, un de ceux qui s’élèvent bien loin au-dessus d’elle pour en tirer les leçons et fournir aux hommes l’occasion d’une réflexion sur leur passé, certes, mais aussi et surtout sur leur avenir collectif. Car quelle peut être l’utilité de l’histoire, si ce n’est pour en tirer des enseignements qui se projettent fatalement dans le futur ? Dans le cas contraire, elle se réduit à une variété bien vaine d’art pour l’art. Pour Johnson comme pour tous les grands historiens, le lieu véritable de l’histoire est le futur : le recul vers le passé n’est que l’élan nécessaire pour propulser la pensée humaine vers l’avant.

8 Dans Les nuages sur Métaponte,Johnson joue cette fois à fond la carte de l’historicité. Mais ne serait-ce pas pour mieux brouiller les cartes, une fois de plus ? Le roman se déroule sur deux plans temporels : d’une part la Syracuse de l’Antiquité, à l’époque de Xénophon et de l’expédition des Dix mille, et d’autre part l’Europe des camps de concentration, ou est détenu J.-P. Lévy, archéologue qui a particulièrement étudié la Grande-Grèce. Le lien entre les deux est constitué par un élément postérieur, un Suédois du nom de Klemens Decorbie, qui a connu Lévy pendant la guerre et part sur ses traces sur les lieux mêmes de ses fouilles. Après l’épisode des Latomies de Syracuse, on ne tarde pas à comprendre que le thème profond du livre est la captivité sous ses deux visages, ancien et moderne, et que l’histoire, ici, n’est pas celle des manuels ou de ces romans auxquels « il ne manque pas un seul bouton de guêtres ». Thémistogène,

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personnage historique peut-être fictif (ce qui fait de lui une sorte de héros de roman à l’envers) incarne en fait l’humanité pourchassée de tous les siècles. II se survit en Lévy, puis en Decorbie, et se survivra en d’autres hommes que l’histoire n’a pas encore appelés. Les enfants de Decorbie, surpris par l’histoire, ont pour toujours six et huit ans, comme le jour de leur mort dans les flots glacés de la mer du Nord, après le torpillage de leur navire. Les hommes sont pris dans cette immense masse temporelle qu’est l’histoire, passé, présent et avenir indissociables, fondus l’un dans l’autre. Quand cette force immense, puissante et subtile se déchaîne – ou fait seulement un caprice – les hommes peuvent tout au plus faire le gros dos, comme sous l’orage. Mais elle est au fond telle les nuages qui passent sur Métaponte. Car si, même à la lecture de ce roman, elle peut nous donner l’impression d’un éternel recommencement, le livre est justement là pour nous convaincre du contraire. Les nuages sur Métaponte sont toujours semblables, ils ne sont jamais identiques.L’autonomie de l’événement existe bel et bien et l’homme doit y puiser des raisons d’espérer. Tel était d’ailleurs, le message que J.-P. Levy tentait de faire passer auprès de ses compagnons de captivité : Parfois (murmura le professeur Levy), quand on est las, on peut être tenté de penser que tout est déjà arrivé dans tous les endroits ou l’on est passé. On peut penser que tout est terminé en tant qu’événement. On peut penser que tout est consommé. Mais ce n’est pas vrai, chers camarades. Chaque événement est parfaitement autonome. C’est pour cette raison qu’il y a encore de la vie. Et c’est ce qui fait que nous pouvons tous espérer5.

9 C’était aussi ce que disait déjà, en 1940, l’alter ego préféré de Johnson à l’époque, Marten Torpare : C’est une force pour l’homme de pouvoir voir les choses historiquement, cela donne toujours, d’une façon ou d’une autre, des raisons d’espérer6.

10 On voit maintenant en quoi Johnson se distingue du romancier historique tel qu’on le conçoit en France, ou ce genre littéraire jouit d’une faveur supérieure à celle de tous les autres réunis, pour la seule raison qu’il permet de fuir le présent et, en fait, l’histoire, en la recouvrant de détails futiles qui la masquent, comme les arbres la forêt. Johnson ne vise à rien d’autre qu’à nous la rappeler sans cesse, au contraire, afin d’empêcher que l’on oublie ses leçons. Ce n’est pas pour rien qu’il se réfère à Gibbon, dans Ecartez le soleil.L’histoire doit être une constante mise en garde servant à dissuader l’humanité de commettre sans cesse les mêmes folies et les mêmes crimes. Cet espoir a certes été toujours floué, comme le démontre bien l’histoire humaine, justement. Mais, contrairement à tous ces écrivaillons bouffés de certitudes, Johnson veut nous enseigner le scepticisme et la vigilance. Pour lui, le roman historique ne peut donc être un but en soi, mais seulement « un raccourci vers une sorte de vérité sur soi-même, sur l’époque dans laquelle je vis7 ». D’où le sous-titre quelque peu provocant de Heureux Ulysse (« roman sur le temps présent »), et celui, plus audacieux encore, de Krilon : « roman sur le vraisemblable ». Mais aucun autre n’aurait pu être plus juste et plus roboratif à la fois car, en ces années 1941 à 1943, Johnson ne tentait rien d’autre qu’une sorte d’histoire... du futur, celle de la survie de la démocratie. Sa conception du temps est globale. Dans Les nuages sur Métaponte,le temps n’est pas retrouvé,il est au contraire aboli.C’est l’homme qui est replacé au centre de cette masse temporelle, a charge pour lui de s’y orienter. S’il arrive donc à Johnson de s’attarder à évoquer pour nous tel ou tel événement du passé, c’est pour mieux nous projeter dans l’avenir, au prix d’une démarche véritablement dialectique, « un peu comme un homme à l’esprit historique, philosophique et pétri de culture peut voir la Rome, la Ninive ou la Gomorrhe

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modernes à travers des négatifs à demi transparents de la Rome, la Ninive ou la Gomorrhe passées, disparues, ensevelies sous la terre » fait-il dire à l’un de ses personnages8. Dans ces conditions, l’archéologie elle-même est essentiellement une méthode d’exploration de l’âme humaine et l’histoire rivalise au fond avec la conscience : « Dans la littérature, tu ne peux avoir la simultanéité, mais dans la conscience [...] dans la conscience, le passé et le présent sont là, l’un à côté de l’autre », dit Crofter Brace9.

11 Avec Écartez le soleil,Johnson a mis la technique du nouveau roman au service d’une sorte de roman total, de roman collectif de l’humanité tout entière (au moins dans sa variante européenne). Il s’est apparemment écarté de tout point de vue historique pour mieux nous donner une leçon d’histoire. Dans Les nuages sur Métaponte,il a procédé de façon inverse : il s’est enfoncé dans l’historique jusqu’au cou pour mieux nous en montrer la relativité et nous inciter à le dominer. Une telle conception de l’histoire allie ce que la littérature prolétarienne peut nous apporter de meilleur (ce « courage » que Crofter Brace nous souhaite au début comme à la fin d’Ecartez le soleil),aux enseignements de l’humanisme traditionnel. C’est évidemment beaucoup pour les petits-maîtres de la presse et du monde culturel parisiens, trop occupés à surveiller leur lookdans le fenestron. Ils risqueraient une fatale indigestion, s’ils ouvraient des livres de ce genre.

12 L’INTERVIEWER : Je vous remercie de toutes ces explications. Malheureusement, il ne sera peut-être pas possible de les publier. Vous vous êtes égaré dans des considérations qui n’ont rien à faire dans une revue scientifique et notre comité de lecture est très strict sur ce point. C’est dommage, car vous êtes l’un des premiers à répondre à notre appel.

13 L’INTERVIEWÉ : Oh, il suffira de faire semblant d’avoir égaré vos notes. Cela n’aura rien pour me surprendre. Je n’ai pas oublié les enseignements de mon histoire personnelle. Mais il m’intéresse de voir si elle se répétera vraiment ou si Johnson a raison quant à « l’autonomie de l’événement », même en ce qui concerne ce tout petit bout de la lorgnette que je représente.

NOTES

1. Écartez le soleil, éditions Manya, 1992, 357 pages, et Les nuages sur Métaponte, éditions Esprit ouvert, 1995, 340 pages. 2. Il s'agit de Lettre recommandée, paru dès 1927 aux éditions Kra et seulement en 1928, sous le titre Stad i ljus, en Suède. 3. Respectivement : Gallimard, 1950 et Stock, 1956. 4. Nouvelles du Nord, n°l, Nantes, 1993, p. 20. 5. Écartez le soleil, p. 261. 6. Soldatens återkomst, p. 266. 7. Röster i radio, 1960, n°52, p. 14. 8. Krilons resa, p. 84. 9. Lägg undan solen, p. 55.

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RÉSUMÉS

L’article se propose de décrire la vision de l’histoire d’E. Johnson telle qu’elle apparaît à l’analyse de ses romans. Tout d’abord, c’est le comportement humain qui est sondé et non le cadre dans lequel se situe l’histoire, de sorte que l’historique s’efface devant l’analyse du comportement. L’auteur ne modernise pas le cadre ni l’intrigue mais procède par allusions à la politique. Le tableau d’ensemble se trouve de ce fait dépouillé de presque tout pittoresque, mais cela ne fait que lui conférer une portée plus vaste. Pour Johnson, le lieu véritable de l’histoire est le futur : le recul vers le passé n’est que l’élan nécessaire pour propulser la pensée humaine vers l’avant. Les hommes sont pris dans l’immense masse temporelle qu’est l’histoire, passé, présent et avenir indissociables, fondus l’un dans l’autre. L’être humain est replacé au centre de cette masse temporelle, à charge pour lui de s’y orienter, car l’autonomie de l’événement existe bel et bien, et l’homme doit y puiser des raisons d’espérer. L’histoire étant une constante mise en garde, le roman historique ne peut être un but en soi, mais seulement « un raccourci vers une sorte de vérité sur soi-même, sur l’époque dans laquelle je vis ».

Der Artikel beabsichtigt, Eyvind Johnsons Vision von Geschichte zu beschreiben, so wie sie bei der Analyse seiner Romane erscheint. Zuallererst wird das menschliche Verhalten erforscht und nicht der Rahmen, in dem die Geschichte situiert ist, so daß das Historische hinter die Analyse des Verhaltens in den Hintergrund tritt. Der Autor paßt weder den Rahmen noch die Handlungen der neuen Zeit an, sondern arbeitet mit Anspielungen an die Politik. Deshalb wird in den Romanen alles Malerisch-Pittoreske ausgespart, doch verleiht ihnen das nur eine größere Tragweite. Für Johnson ist der echte Ort der Geschichte die Zukunft: Der Rückzug in die Vergangenheit ist nur der notwendige Schwung, um das menschliche Denken voranzutreiben. Die Menschen sind in der riesigen zeitlichen Masse der Geschichte gefangen, Vergangenheit, Gegenwart und Zukunft sind untrennbar ineinander verschmolzen. Der Mensch wird ins Zentrum dieser zeitlichen Masse gestellt, um sich dort zu orientieren, denn die Eigenständigkeit des Ereignisses existiert sehr wohl und daraus muß der Mensch Hoffnung schöpfen. Da die Geschichte eine ständige Warnung ist, kann der historische Roman kein Ziel an sich sein, sondern nur « eine Abkürzung zu einer Art Wahrheit über sich selbst und über die Epoche, in der ich lebe ».

AUTEUR

PHILIPPE BOUQUET Université de Caen

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« On a tiré sur le roi ! » «Es wurde auf den König geschossen!»

Elena Balzamo

« ... Un coup de pistolet retentit depuis les coulisses. Amanda vit son amant tomber dans les bras de son compagnon. Sa cape vénitienne prit feu, et une haute flamme jaillit vers le plafond. Évanouie, la jeune fille s'effondra. – "On a tiré sur le roi ! Fermez toutes les portes, ôtez tous les masques !" – La malheureuse n'entendit pas ces appels... » C.J.L. Almquist, Le Joyau de la reine, 1834 « Un groupe de personnes en tenue sombre se forma autour du roi [...]. Ce fut alors que je vis un de ces dominos sortir un pistolet de dessous de sa cape. D'autres, vêtus de la même façon, l'entourèrent. L'homme leva le pistolet, visa le dos du roi et appuya sur la gâchette. » N. Rådström, Retourne ton sablier, 1992 « "Je suis blessé... arrêtez-le !" fit Gustave d'une voix ferme, en arrachant son masque. – On entendit le cri : "Au feu !" [...] La plupart des invités se précipitèrent vers la sortie ; d'autres s'agglutinèrent autour du roi. – Un cri (du baron von Essen) : "Qu'on ferme toutes les portes !" – Un autre (du général Klingspor) : "Qu'on les surveille toutes !" – Un troisième (du baron Armfelt) : "Que tout le monde ôte les masques !" – Tumulte et confusion. » M.-J. Crusenstolpe, Le Maure, 1844

1 Il existe des événements historiques qui possèdent une intensité et une plénitude telles que génération après génération des artistes y reviennent, se les remémorent,

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éprouvent le besoin de les faire revivre pour leur public et les prennent pour le point de départ de leur œuvre. Propriété de la mémoire collective, ils sont si bien connus qu'il suffit de les nommer pour mettre en branle toute une harmonique associative, et en même temps, ils recèlent un mystère, un noyau opaque, dû peut-être à la frustration née de leur unicité (on a beau connaître dix versions de l'événement, on ne sera jamais sûr qu'il s'est déroulé d'une façon et non d'une autre). Avec le temps, ces événements deviennent de véritables mythes, chargés de détails et de sous-entendus, tels des bateaux dont la coque n'est plus visible, dissimulé derrière les couches de mollusques et de coquillages qui se sont collés durant les décennies et les siècles. Au point qu'on ne sait même plus ce qui importe le plus : retrouver l'événement dans sa nudité historique ou laisser le regard errer sur la carapace bigarrée d'interprétations qui le recouvrent... L'assassinat du roi de Suède Gustave III lors du bal masqué qu'il donna à l'Opéra de Stockholm dans la soirée du 16 mars 1792 fut un de ces événements mythiques.

2 Pour les Suédois, ce jour fait partie des jalons de leur histoire nationale, comme le procès de Jeanne d'Arc ou l'assassinat d'Henri IV pour les Français. Perçu au début de son règne comme un monarque « progressiste », ami et protecteur des Lumières, Gustave III ne tarda pas à décevoir ses partisans et à attiser la haine de ses adversaires par l'inconséquence et la légèreté de sa politique (aussi bien extérieure qu'intérieure), ses caprices et ses coups de tête. Si la paysannerie, le clergé et le tiers état se contentaient d'observer d'un œil désapprobateur, mais en silence, les extravagances de Sa Majesté, la noblesse se sentit vite appelée à intervenir. Non que l'aristocratie suédoise pût se prévaloir d'un programme politique plus cohérent que celui du roi – loin de là, mais c'était une noblesse individualiste et frondeuse, habituée à faire entendre sa voix et qui n'avait pas entièrement oublié l'heureuse époque où les rois de Suède se faisaient élire.Lorsqu'en s'appuyant sur les états rivaux, Gustave III avait fait adopter le fameux Acte d'Union et de Sécurité(1789), légitimant ainsi le pouvoir quasi absolu du monarque, il avait franchi des limites qu'il n'aurait jamais dû franchir. Affolée, la noblesse lui avait envoyé un fanatique, le capitaine Ankarström, muni de deux pistolets et d'un couteau à barbe... Mortellement blessé, le roi mourut quelques jours plus tard, en connaissant déjà les noms de son assassin et des principaux conjurés qui avaient été vite arrêtés.

3 L'attentat contre Gustave III semble démentir la thèse selon laquelle l'esprit humain est attiré par le mystérieux et l'inconnu. Cet événement n'a jamais eu rien de mystérieux ni d'inconnu. A la différence de l'assassin d'Olof Palme qui court toujours, le meurtrier de Gustave III fut arrêté très vite (la police suédoise était-elle plus efficace il y a deux cents ans ?) et la documentation sur l'affaire abonde : les aveux du coupable, des procès-verbaux, des interrogatoires, toutes sortes de dépositions. L'affaire fit couler beaucoup plus d'encre que de sang, même si la dose versée par le roi lui fut fatale et si le supplice infligé au meurtrier, Ankarström, fut proprement atroce. Très tôt naît le besoin de coucher cette histoire sur papier : paraîssent – en français – une Lettre d'un voyageur à son ami, contenant une relation de l'assassinat commis sur la personne du roi de Suède, la nuit du 16e au 17e mars 1792,brochure anonyme publiée à Linköping en 1792, puis, toujours en français, une Histoire de l'assassinat de Gustave III, roi de Suède. Par un officier polonais témoin oculaire(1797) d'un certain A.-F. Artaud de Montor1. Parallèlement, se propagent les récits de témoins (et Dieu sait s'ils étaient nombreux : le « tout Stockholm » assista au malheureux bal masqué !), les traditions se créent, le mythe est en passe de naître. Mais il faudra attendre plus de trente ans pour que

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l'actualité bouleversante devienne du passé fascinant et que l'événement politique donne naissance à un chef-d'œuvre de la littérature européenne du XIXesiècle : Le Joyau de la reine (Dronningens juvelsmycke)de CJ.L. Almquist2.

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4 Almquist naquit en 1793, un an après la mort du roi Gustave. En 1833, lorsqu'il travaillait sur Le Joyau de la reine,quarante ans le séparaient des événements décrits. Et précisément ces années-là virent paraître un nombre de travaux historiques consacrés au règne et à la mort de Gustave III : Le régicide (Konungamördaren), un « récit historique du temps de Gustave III » (historiska berättelse från Gustaf III : jes tidehvarf),1833, plusieurs publications consacrées à Ankarström, un essai sur le duc Reuterholm qui fut le régent après le décès du roi3. Almquist prend connaissance de l'abondante documentation qu'il enrichit grâce à ses propres recherches : il consulte les archives, étudie les dépositions des conjurés, les actes d'accusation, il lit et recopie les aveux de l'assassin qu'il incorporera tels quels dans le texte de son roman.

5 Pourtant, ce passé si bien archivé continuait de vivre et de faire partie du présent, dans la mesure où il était véhiculé par la mémoire des vivants. Une bonne partie des sources d'Almquist, qu'une génération seulement séparait des événements décrits, était orale : sa grand-mère avait assisté au bal masqué fatal ; le précepteur d'Ankarström, un certain Björkegren, était un ami de la famille ; le grand-père maternel d'Almquist, l'éditeur et écrivain Cari Christoffer Gjörwell, était à lui seul, selon la formule d'un historien « un bureau d'information incomparable, pour tout ce qui touchait à la cour, à la politique et au théâtre »4... Gustave III était mort, mais le récit de sa mort vivait encore. D'où l'extrême ambiguïté des rapports qu'Almquist entretenait avec la « tranche de vie » qu'il avait entrepris de décrire. D'où, entre autres, le besoin de recourir aux différents types de narration, selon le degré de véracité attribué à chacun. Ce sont – par ordre décroissant de fiabilité – d'abord les passages « documentaires », ensuite les parties épistolaires (les lettres donnant l’impressiond'authenticité), suivis de dialogues dramatiques (« vrais » propos de personnages transcrits « tels quels ») et enfin les passages narrés à la troisième personne par le narrateur placé dans le récit- cadre, le gentleman-farmerRichard Furumo, qui accentue le mode conditionnel de son récit par ses commentaires.

6 L'auteur était certainement conscient que les faits dont il se servait étaient transparents, et afin de rendre l'affaire plus énigmatique il y introduisit le personnage fictif du mystérieux androgyne, Tintomara, dont il feint de rechercher les traces dans les annales du pays : Me voici, donc, dit le narrateur dans l'épilogue du roman, attelé à la pénible besogne d'examiner, encore et toujours, les feuilles éparses, sources de mes renseignements, complaisamment mises à ma disposition, de déchiffrer même celles, parmi elles, qui semblaient presque illisibles. J'ai consulté dans des bibliothèques des ouvrages consacrés à cette période de l'histoire suédoise ; j'ai lu tout ce que j'ai pu trouvé sur la régence de 1792-1796. Ni Azouras Lazuli Tintomara [l'androgyne], ni sa mort ne sont mentionnées nulle part [...]. Mais nul n'ignore combien l'histoire secrète des époques récentes est obscure ; souvent, des siècles doivent passer avant que surgissent – des archives privées et publiques – des documents et des pièces à conviction qui l'éclairent. Tel précisément semble être le cas de Tintomara. [...] Pour le reste, la plupart des événements évoqués dans ce récit sont bien documentés, comme j'ai pu m'en rendre compte, même si j'ai noté ici et là

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quelques menus détails anachroniques. A ma grande joie, presque tout ce qui concerne la mort de Gustave III a été attesté dans les ouvrages publiés ; en revanche, aucune allégation ou presque, au sujet de Reuterholm ne put être confirmée, etc5.

7 Tout en déplorant la maigreur d'informations sur son androgyne, l'auteur en profite pour faire connaître au lecteur le degré d'authenticité de son récit, en indiquant clairement les points qui relèvent de la fabulation et en insistant sur la conformité des autres aux sources historiques. Le Joyau de la reines'inscrit dans la tradition du roman historique classique et sa parenté avec les œuvres de Walter Scott et de Hugo ne fait pas de doute ; cependant, Almquist semble être bien plus conscient que ses maîtres des problèmes d'authenticité, des rapports entre l'histoire et le présent – tout un complexe thématique qu'il soulève à plusieurs reprises au cours de la narration et qui se trouvera au centre de la réflexion sur le roman historique des écrivains et des critiques au XXe siècle.

8 Par ailleurs, le récit est construit selon les règles les plus strictes du roman historique classique. Les personnages font un avec leur époque, qui, bien que peu éloignée dans le temps, est déjà perçue comme révolue et close. Le livre s'ouvre, d'ailleurs, sur des considérations mélancoliques à propos de la différence des codes moraux du « temps des duels et des chassés-croisés jaloux, le temps des aventures piquantes, des cheveux en bataille et des cœurs en feu6 » qui est celui des personnages, d'une part, et l'époque moderne, celle du narrateur fictif, de l'autre. La psychologie des protagonistes, historiquement déterminée, est reliée aux tendances historiques et aux forces sociales en œuvre. L'auteur perçoit clairement le conflit en termes de classes : c'est la noblesse tout entière qui en veut à Gustave III, pour avoir porté atteinte à ses privilèges. Cependant, il veut montrer que le roi est bien moins le maître du jeu que ne le croient ses adversaires. Almquist dénie à Gustave III un quelconque programme politique à long terme, et même si, à une occasion, le roi menace de « porter un coup de grâce » à « cette misère de la Suède » qu'est la noblesse, il agit bien plus en homme privé qu'en homme public. La rancune personnelle contre tel ou tel aristocrate reste le mobile principal de sa politique : « La noblesse suédoise eût-elle été comme toi, dit-il à son Grand Écuyer, je ne lui eusse pas brisé l'échiné et elle m'eût aimé comme tu m'aimes, toi7. » C'est pourquoi, aux yeux d'Almquist, sa mort n'influe pas, au fond, sur le destin de l'Etat. Le segment historique en question ne s'arrête pas à la disparition du roi, et ce n'est pas pour rien qu'elle est placée au début du roman : le fait historique sert d'essor à une intrigue romanesque et, pour le faire mieux sentir, l'auteur avertit le lecteur du déplacement des accents, en indiquant que le sort de ses personnages « sera celui de la plupart des personnages principaux, à savoir qu'au cours de la narration, par suite de l'entrée sur la scène de caractères plus importants [...], ils se verront relégués au rang de personnages tout court [...]8 », et que lui-même continuera à « retordre le fil bleu de l'histoire » pour montrer les conséquences du meurtre. En apprenant la grandeur humaine du roi qui, sur son lit de mort, demande au régent la grâce de tous les conjurés, deux d'entre eux échangent les propos que voici : « La volonté de Gustave III ! – Contre lequel nous avons comploté. – Grand Dieu ! Pourquoi l'avons-nous fait ?9 » La question reste sans réponse. Voir l'homme derrière le monarque, comme le fait Almquist, ne signifie nullement évacuer l'histoire de la narration, bien au contraire : la mort de Gustave III est, pour ainsi dire, la conséquence de son inconséquence, car au moment où la fonction publique qu'il incarne est menacée, il se comporte en homme privé : par bravade, il décide d'ignorer le billet d'avertissement qui lui avait été envoyé la veille du bal masqué et tombe sous les balles de son assassin.

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9 Le roman d'Almquist pesa lourd dans la formation de la mythologie collective en Suède ; il écrivit un chef-d'œuvre, vite reconnu comme tel et consacré, en plus, à un des personnages les plus hauts en couleur de l'histoire suédoise : avec Gustave Vasa et Charles XII, Gustave III est celui parmi les rois de Suède qui ont le plus marqué l'imaginaire collectif. Il a aussi, d'une certaine façon, épuisé le sujet : en avance sur son temps, il souleva une foule de questions auxquelles ses contemporains n'avaient pas les moyens de répondre et bloqua ainsi l'exploitation du thème pour des décennies à venir, en obligeant ses successeurs à se situer autant par rapport à ce texte de fiction que par rapport à l'événement lui-même et la documentation qui le concerne.

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10 La tentative la plus intéressante pour passer outre le barrage élevé par Almquist, fut entreprise par son contemporain, Magnus Crusenstolpe (1795-1865) dans l'énorme roman – qualifié par son auteur de « tableaux d'époque historiques » (historiska tidsbilder) – Le Maure ou la dynastie des Holstein-Gottorp en Suède (Morianen eller Holstein- Gottorpiska huset i Sverige),dont les six volumes parurent entre 1840 et 1844 (l'auteur était à l'époque emprisonné à la forteresse de Vaxholm, circonstance qui explique sans doute l'ampleur de l'ouvrage). C'est un récit décousu et informe qui suit la progression linéaire et chronologique des événements depuis le milieu du XVIIIe jusqu'à la mort de Charles XIII en 1818, qui semble tout ignorer du principe de concentration romanesque, et selon lequel « le véritable roman historique se réduit à deux cents pages dans lesquelles il y a deux cents événements », pour reprendre la formule de Balzac10, principe dont les grands auteurs ses contemporains étaient parfaitement conscients. La documentation de Crusenstolpe est sans doute plus riche que celle d'Almquist, car c'était un collectionneur de manuscrits passionné, qui y puisait volontiers des détails pour sa narration et qui encore plus volontiers le faisait savoir à l'aide de notes en bas de pages : chaque réplique authentique y était signalée, avec des références exactes. Pourtant, l'essor romanesque de Crusenstolpe n'a rien à voir avec l'histoire. Comme l'indique le titre, le cerveau du complot contre le souverain suédois est un Noir, Badin, un personnage certes réel et qui faisait partie du joyeux entourage de Gustave III, mais qui n'a jamais joué le moindre rôle politique. Ainsi les authentiques détails historiques viennent ici cautionner une version des événements tout à fait invraisemblable et tendancieuse, car les romans de Crusenstolpe sont des gigantesques règlements de comptes avec ses adversaires politiques (quand ce n'est les enfants et les petits enfants de ceux-là)11. Gustave III meurt assassiné parce qu'il n'a pas su bien choisir ses amis et qu'il avait accordé sa confiance à des personnes indignes – c'est à cela que se résume la vision des événements de Crusenstolpe. Le roman historique, qui se confond facilement avec le pamphlet, constitue, aux yeux de l'auteur, une arme pour mener le combat dans le présent, en offrant une version « juste » des faits passés (le roman se substitue ainsi à l'histoire). Mais c'est une arme des plus rudimentaires : un dénigrement de l'adversaire pur et simple, sans la moindre tentative d'analyse des forces et des enjeux historiques.

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11 La seconde moitié du XIXe en Suède marque l'essor puissant de l'historiographie. La fin du règne de Gustave III fut abondamment traitée dans les ouvrages historiques, mais

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n'eut pas de corollaire dans la littérature. Le roman historique de la fin du siècle, fruit du Néo-romantisme, avec son culte du passé national, préfère des figures plus monumentales, des héros plus archaïques, porteurs des valeurs nationales. Gustave III, un roi frivole, suspect par sa francophilie notoire et qui s'entourait volontiers d'étrangers, acquiert, dans l'imaginaire collectif, un côté exotique qui le rend plus étranger même que Bernadotte, ce Gascon devenu roi de Suède, qui n'a jamais réussi à apprendre la langue de ses sujets. Le roi poète, le roi metteur en scène, le roi comédien fait piètre figure dans la rangée des grands guerriers chantés par V. von Heidenstam dans Les Carolins (Karolinerna,1897-98) ou dans Les Suédois et leurs chefs (Svenskar och deras hövdingar,1908-1910), œuvres représentant la version littéraire officielle de l'histoire nationale. Et tant pis pour l'incontestable fait que, quels que fussent ses goûts personnels, ce roi contribua plus que tout autre à l'épanouissement de la culture nationale.

12 Ce fut Strindberg qui, de nouveau, porta le personnage sur le devant de la scène, moins par l'intérêt qu'il éprouvait à son égard que parce qu'il souhaitait couvrir toute l'histoire nationale, en consacrant à chacun des régents suédois une nouvelle ou une pièce de théâtre. Gustave III eut droit même aux deux ; la pièce se nomme Gustave III(1903) et la longue nouvelle est intitulée Une Révolution royale (En kunglig revolution, vers 1904) ; elle fait partie de Nouveaux destins suédois (Nya svenska öden),recueil de nouvelles historiques publié en 1905. Comme tant d'autres personnages de Strindberg qui, à l'époque, était obsédé par les problèmes historiosophiques, et notamment par celui du rôle de l'individu dans l'histoire (plus particulièrement de l'homme investi du pouvoir), le roi est caractérisé par le manque total de prise sur le réel. Ce Gustave est un comédien qui confond la scène et la vie. Persuadé qu'il gouverne, il évolue en réalité sur un tout autre plan, et sa conduite oscille entre le pathétique et le grotesque, flottement qui a pour conséquence une paralysie du gouvernement, d'autant plus grande que l'entourage du monarque se compose d'imbéciles et de profiteurs, exactement comme chez Crusenstolpe. Dans la pièce et dans la nouvelle, le roi fait figure de danseur sur une corde suspendue au-dessus de l'abîme dont il ignore la profondeur. Il sait qu'un complot se trame, mais il croit en tenir les ficelles, alors que – c'est le leitmotiv de la pièce – d'autres « puissances » sont déjà entrées enjeu. Le point de vue de Strindberg est clair : l'assassinat de Gustave III fut un acte providentiel, puisque le Très-Haut ne peut pas laisser longtemps les destins du pays entre les mains d'un individu incapable de s'élever jusqu'au niveau exigé de l'homme d'État.

13 Le découpage chronologique dans ces deux textes est extrêmement intéressant : le dénouement est « mis en abîme » d'une façon proprement géniale. A deux reprises, Strindberg décrit le temps qui précède le meurtre, montrant le mûrissement du complot, les efforts du roi pour le déjouer – il se croit toujours le seul metteur en scène –, les tentatives avortées des conjurés pour abattre le souverain – tout cela afin de démontrer le rôle capital joué par la Providence dans le cours des événements historiques. Le final de la pièce est une variation sur le thème évangélique « pas un cheveu ne tombera de votre tête sans la volonté du Seigneur » ; dans cette scène, l'assassin, introduit dans les appartements du roi, le tient en joue, mais chaque fois qu'il veut appuyer sur la gâchette, la reine se place involontairement entre le roi et l'assassin, mouvement qui se réitère à plusieurs reprises et qui a pour fond un duel verbal entre les époux. Le récit ne peut prendre sa vraie signification que si on le rattache – comme est supposé de le faire le lecteur/spectateur suédois – à l'épisode de

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la mort du roi, qui, sans être décrit ou évoqué, constitue la référence principale et indispensable. L'escamotage de la scène de l'assassinat indique également que l'épisode du bal masqué fait partie de l'imaginaire collectif : on n'a pas besoin de décrire ce que tout le monde connaît. Cela présuppose en outre un certain consensus interprétatif : le meurtre de Gustave III n'est pas un événement controversé, et l'auteur n'éprouve pas le besoin d'en donner sa version.

14 Les deux textes de Strindberg consacrés au roi Gustave offrent une excellente illustration de la thèse de Lukacs12 sur la différence entre le roman historique et le drame historique : le premier répugne à prendre comme protagoniste un grand personnage historique, tandis que le second le place volontiers au centre de l'action. En effet, dans la nouvelle, les personnages agissants – tous des contemporains du roi historiquement attestés – sont fort nombreux, et le roi est un personnage secondaire qui n'apparaît qu'à des moments critiques. Dans le drame, il est le protagoniste, constamment au centre de l'action, placé sous différents éclairages. Mais quel que soit le mode de narration choisi par Strindberg, il y a une constante : les deux textes sont axés sur l'histoire et constituent des éléments de la réflexion de l'auteur sur les mécanismes des événements, le rôle de l'individu, les possibilité de connaître les desseins de la Providence et de les infléchir13. Comme pour son prédécesseur Crusenstolpe, la littérature est pour Strindberg une arme et l'écriture n'est jamais gratuite, mais à la différence de l'atrabilaire auteur du Maure,Strindberg prend soin à la fois de ressusciter l'époque, en en faisant respirer le parfum, et de rendre le côté intemporel des conflits. Mais entendons-nous : son propos ne consiste jamais à dire que, quelle que soit l'époque, les conflits sont les mêmes (il se serait alors agi de ce que Lukacs appelle « modernisation », cette malformation congénitale du roman historique sur le déclin), mais à rappeler que tout conflit est multidimensionnel et possède un plan supérieur où des valeurs éternelles sont en jeu. Cette vision des choses fait de Strindberg un maître inégalable (même si parfois inégal) du genre et – n'en déplaise aux lukacsiens – appartenant à l'âge classique du genre historique dont il fut, probablement, le dernier grand représentant.

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15 L'après-guerre en Suède fut marqué par des changements importants dans le paysage du roman historique. Par réaction au Néo-romantisme nationaliste des auteurs comme Heidenstam, et sensibles à l'idéologie social-démocrate égalitaire et volontiers pacifiste, qui a honte des rois guerriers, les auteurs suédois évitent de traiter le passé national. Le « populisme » du jeune Strindberg (que lui-même renia sur ses vieux jours) qui, aux début des années 1880 partait en guerre contre la célèbre thèse de Geijer : « l'histoire de la Suède est l'histoire de ses rois », avait définitivement triomphé. Outres les raisons locales, d'autres facteurs semblent avoir pesé : la littérature suédoise évoluait au rythme de la littérature européenne où l'on pouvait observer deux processus pour ainsi dire parallèles. D'une part, le roman historique était de plus en plus associé à la littérature de divertissement, à mesure que Dumas et Walter Scott se trouvaient relégués dans les bibliothèques d'enfants ; les auteurs de la littérature de cape et d'épée « revisitée » puisaient volontiers dans le passé très éloigné chronologiquement ou extrêmement exotique ; ils pouvaient ainsi faire ce qu'ils voulaient avec l'histoire qui ne fournissait plus que des éléments du décor ; Frans G. Bengtson (1894-1954) avec ses romans sur Orme le rouge ou sur Charles XII est représentatif de cette voie. D'autre

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part, les écrivains « sérieux », choisissaient les mêmes tranches géo-historiques, mais pour des raisons opposées : non pour fuir les problèmes de l'actualité, mais pour les « habiller ». Qu'il s'agisse d'Eyvind Johnsson ou de Pär Lagerkvist, il est toujours question d'une littérature engagée au plus haut point, où l'histoire sert de déguisement et où le matériau historique est nettement secondaire par rapport au « contenu idéologique ». Ce sont, au fond, des romans-paraboles, à lourde charge symbolique (surtout chez Lagerkvist) ; la « modernisation psychologique », pour reprendre le terme lukascien – et qu'on pourrait même appeler ici « stylisation psychologique » – annule la profondeur historique et fait de l'époque décrite « un monde de costumes et de décors historiquement exacts, rien de plus qu'un cadre pittoresque, au sein duquel se déroule un processus purement moderne14. » Tout au plus, l'histoire sert-elle de caution de pérennité aux conflits dépeints. De ce point de vue, plus l'époque et le pays sont lointains, mieux c'est : une enveloppe aussi vague peut recevoir toute sorte de messages. Par conséquent, l'histoire nationale offre une matière beaucoup moins gratifiante, car elle est à la fois trop connue et trop chargée ; elle risque constamment de provoquer des associations non désirées par l'auteur et – surtout – elle est trop controversée, jamais perçue de la même façon par l'ensemble des lecteurs. Cette histoire-là ne se contente pas d'être un simple décor.

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16 Les années 60 et 70 en Suède se passent sous le signe de la littérature non seulement engagée, mais militante, qui affiche ses liens avec l'actualité, et qui de ce fait privilégie le présent et se permet d'ignorer le passé. On n'a plus besoin d'« habiller » les conflits, on n'a cure de démontrer leur nature éternelle : leur importance se mesure à l'aune d'aujourd'hui. L'histoire peut tout au plus offrir une matière pour un pastiche signé, par exemple, S. Delblanc. Quant au roman historique de divertissement (B.-Th. Sparre, E. Rydsjö, L. Widding, E. Lundström, V. Olsson..., ou – sur un registre plus élevé – P.- A. Fogelström et G.-E. Sandgren), qui puise indistinctement dans le passé suédois, groenlandais, égyptien, il suit son petit bonhomme de chemin, définitivement relégué à l'arrière-cour de la Littérature ; du reste, les traductions en assurent une part toujours croissante.

17 A partir des années 80, le roman historique est de retour en Suède, main dans la main avec la biographie, de plus en plus à la mode. L'histoire nationale, solidement oubliée, n'est plus un tabou, et voici le mythologème de l'assassinat de Gustave III qui refait surface en 1991 avec Retourne ton sablier (Vänd ditt timglas)de Niklas Radström. Ce livre est un témoignage éclairant de la distance parcourue par le genre en question depuis ses débuts et, par là, des rapports que les Suédois d'aujourd'hui entretiennent avec leur passé. Le cas de Radström (né en 1953) est représentatif à plusieurs égards : c'est un écrivain de qualité, un poète talentueux, qui, sans être un conformiste, a toujours travaillé dans les genres « porteurs » (récit autobiographique, par exemple), se trouvant ainsi dans le courant principal du roman contemporain, dont il partage les forces et les faiblesses. Son livre évoquant le fatidique bal masqué appelle quelques remarques qu'on peut espérer valables pour l'ensemble du genre.

18 A première vue, Retourne ton sabliersuit fidèlement le modèle du roman historique classique. Chronologiquement, la narration couvre les semaines qui précèdent l'attentat et celles qui suivent. Avec une minutie extrême, l'auteur s'applique à recréer

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le parfum de l'époque, l'aspect des maisons, les ustensiles, les habitudes vestimentaires, le gestuel etc. (les critiques furent, d'ailleurs, unanimes à saluer ses efforts). Une pareille attention semble attester une grande sensibilité historique. Or, le croyant, on se tromperait, car il y a une substitution : ce n'est pas d'histoire dont se soucie Radström – c'est d'ethnographie. L'histoire, quant à elle, est soigneusement évacuée15. La dimension historique de l'épisode qu'il met au centre de son roman ne l'intéresse pas, au fond, c'eût été n'importe quel fait divers de la chronique criminelle, ça n'aurait rien changé16. Cela devient évident si on songe au choix du protagoniste : Radström met sa narration dans la bouche d'un enfant de treize ans. C'est lui qui, par hasard, devient témoin de l'assassinat et qui, également par hasard, reconnaît un des conjurés dans le groupe qui entoure le roi afin de créer une bousculade et de pouvoir, au besoin, seconder le meurtrier. Le garçon essaie de retrouver cet homme et, y ayant réussi, se met à l'espionner. Son enquête est absolument inutile du point de vue pratique, puisque le régicide est arrêté, les listes de ses complices établies, et le personnage lui- même le sait. Son comportement est gratuit et ludique ; il n'empêche qu'il débouche sur une découverte personnelle très importante : l'homme qu'il pourchasse se révèle être son père. Ce choix du protagoniste n'est pas innocent : l'auteur prend un enfant, celui qui ne comprend rien à rien et qui, au fond, ne cherche pas à comprendre. Une comparaison avec Almquist est à cet égard instructive : chez lui aussi, la scène de l'attentat est décrite du point de vue d'un personnage non-initié, mais aussi bien la jeune fille en question que sa sœur (qui prend le relais narratif après son évanouissement) possèdent une conscience historique : pour elles, Gustave III est avant tout un monarque, elles sont parfaitement capables de recomposer le tableau, de mettre l'événement en perspective et d'en saisir la dimension historique. Rien de tel chez Radström : l'épisode de l'assassinat est complètement escamoté déjà dans la scène suivante, un dialogue entre le héros et son meilleur ami (qui – soit dit entre parenthèses – n'est autre que le fils de Badin, le Maure maléfique de Crusenstolpe !) sur... les relations père-fils. Le mot est lâché : le thème principal de ce roman n'a rien à voir avec l'histoire – c'est tout simplement la énième variation sur le thème de la quête du père, qui a pour décor la Suède gustavienne, mais qui aurait pu tout aussi bien se dérouler au XXesiècle dans n'importe quel pays17.

19 Ce genre de quête, par définition très intime, se passe d'habitude du contexte historique et social. Effectivement, de la société de l'époque on ne trouve ici que les accessoires plus au moins pittoresques. Aucune vision de la société : le milieu dépeint est celui du petit peuple (la mère du personnage est une serveuse dans une taverne), dont on nous décrit ici la vie privée, avec ses petites joies et petits soucis, sans le moindre rapport avec l'Histoire. De personnages historiques, point, à l'exception du roi lui-même, du poète Bellman et du sénéchal Liljensparre, le redoutable chef de la police sous Gustave III qui a conduit l'enquête sur le régicide. Ce dernier est présenté comme un vulgaire tortionnaire et une brute (qu'il n'était pas), dans une scène sans importance ; Bellman, qui apparaît à plusieurs reprises pour jouer aux échecs avec le jeune héros, est en revanche peint avec beaucoup de sympathie et pour cause : son génie poétique et son amabilité légendaire en font une des figures les plus attachantes du Parnasse suédois...

20 Le portrait de Gustave III que brosse l'auteur montre bien qu'il lui manquent les moyens nécessaires pour appréhender le personnage. C'est un échec total : l'homme qui entre sur la scène quelque instants seulement avant de succomber aux balles, l'homme qui

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prononce la réplique authentique Aïe, je suis blessé en français, comme il se doit, l'homme dont les souffrances font l'objet d'une description minutieuse, cet homme fait certes pitié comme n'importe quelle autre victime d'attentat, mais il n'a de Gustave III que le nom – et pour un roman historique c'est fort peu. Mon garçon, qu'est-ce que tu fais ici ?demande le roi en français au narrateur. Celui-ci ne comprend pas la question et se tait. Et moi ?murmure t-il « sur un ton interrogateur18 ». En effet, ce roi-là ne semble pas bien comprendre ce qui lui arrive. Dans une autre réplique que lui fait prononcer l'auteur, il dit espérer que ses ennemis ne soient pas des Suédois, et fait savoir que ses soupçons se portent sur un comédien français. Ces phrases montrent clairement que ce n'est pas seulement le roi qui se méprend sur le sens de l'attentat, mais aussi celui qui le fait parler de la sorte. Ou plus exactement que le sens politique de l'événement n'a plus aucune importance : « Ce n'est que de la politique ! », dit la mère du héros dans l'unique passage où l'actualité politique est mentionnée au détour d'une phrase. Voilà qui est grave. Car le roman historique, écrit Lukacs et sa remarque n'a rien perdu de sa pertinence, présuppose, de la part de l'auteur, non seulement un intérêt pour l'histoire, mais une sorte d'historicité au carré, une double distance : d'une part, la perception de soi et de son époque comme immergés dans l'histoire et, d'autre part, la perception de la période décrite comme éloignée et différente. L'intérêt qu'on peut éprouver pour le passé n'est jamais gratuit : ce sont toujours les problèmes contemporains qu'on cherche à résoudre, en analysant les formes qu'ils revêtaient à telle ou telle période historique. Un lien donc, une filiation subtile, et non pas une transposition des conflits modernes, qui comprime la durée historique et qui réduit l'époque lointaine à un simple décor.

21 C'est précisément ce qui se passe dans le roman de Radström. Il est certainement conscient de l'altérité de l'époque dépeinte (d'où le souci ethnographique), mais, visiblement, il y a une coupure entre cette époque et la sienne : pour lui, il n'y plus moyen (ni besoin) de tirer des leçons de ce passé-là, probablement parce que, à ses yeux, ni lui-même ni sa propre époque ne font partie de l'histoire. C'est pourquoi le point de vue dominant reste celui d'un particulier et c'est pourquoi le conflit central du roman est un conflit strictement privé : un personnage en quête du père et le père qui se dérobe, car il veut vivre sa vie et ne se sent pas le courage de s'occuper de son fils. Or, la problématique d'autoréalisation et de l'hédonisme, si caractéristique de notre époque, est ici d'un anachronisme flagrant que l'authenticité du décor ne fait qu'accentuer. Le solipsisme moderne défigure la mentalité de l'époque – d'où l'impression d'un porte à faux constant que donne le livre.

22 L'amnésie qui va de pair avec le « devoir de mémoire » incessamment claironné n'a rien d'étonnant. Lukacs opposait jadis le roman historique classique né d'une sensibilité historique accrue et de la conscience qu'avait l'homme du XIXesiècle de faire partie du processus historique, d'une part, et, d'autre part, le roman historique décadent traduisant le sentiment de l'absence de toute prise sur l'histoire, qui s'imposa progressivement dans les pays occidentaux. Ce dernier représenterait ainsi une fuite dans le passé et une tentative – impossible – d'éluder les problèmes d'actualité. Nous savons également qu'au stade suivant le roman historique se distingua par ses efforts de transposer les problèmes d'actualité dans le passé afin de les « légitimer » en quelque sorte et de montrer leur pérennité. Il semble qu'aujourd'hui – avec des textes tels que Retourne ton sablier – nous soyons arrivés au point où le présent se substitue au passé et l'efface, en imposant sa façon de voir, de sentir et de penser comme la seule

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possible. Le « droit à la différence » ne concerne désormais que l'espace, dans le temps l'heure est à l'uniformité.

NOTES

1. K.E. Sjödén, C.J.L. Almquist et le Romantisme français (thèse dactylographiée), Université de Strasbourg, 1960, p. 89 sq. 2. C.J.L. Almquist, Le Joyau de la reine, trad. E. Balzamo, Editions José Corti, 1996. 3. O. Holmberg, C.J.L. Almquist, Från Amorina till Colombine, Stockholm, 1922, pp. 279 sq. 4. O. Holmberg, op.cit., p. 281. 5. C.J.L. Almquist, Le Joyau de la reine, p. 426. 6. C.J.L. Almquist, op.cit., p. 21. 7. C.J.L. Almquist, op.cit., p. 104. 8. C.J.L. Almquist, op.cit., p. 175. 9. C.J.L. Almquist, op.cit., p. 237. 10. Cité dans G. Lukacs, Le Roman historique, Payot 1965, p. 43. 11. Schück & Warburg, Svensk illustrerad litteraturhistoria, vol. VI, Efterromantiken, 3e upplaga, 1985, p. 149. 12. Peut-on avoir des raisons de se fier à un guide fou ? Dante aurait-il suivi un Virgile ivre, qui se fourvoie, qui avance par zigzags, mais qui, en fin de compte, réussit à vous donner une idée de la géographie de l'au-delà ? On ne peut éluder ces questions en prenant Georges Lukacs pour Virgile pour visiter le royaume du roman historique. Son étude, publiée à Moscou en 1937, écrite par un léniniste pur et dur, peut-elle encore servir ? Hélas, oui – comme on a dit « Hugo, hélas ». Bien qu'il ne soit pas possible de séparer le bon grain de l'ivraie, bien que la base idéologique soit aussi désuète qu'absurde, ce livre reste – paradoxalement – le meilleur guide dans ce royaume, grâce à l'incroyable sensibilité, à une intuition hors pair et à une excellente connaissance des textes analysés. 13. Cf. E. Balzamo, August Strindberg : visages et destin, ch. 1 (« Strindberg et l'histoire ») – à paraître aux Editions Viviane Hamy en 1999. 14. Lukacs, op.cit., p. 221. 15. La documentation de l'auteur sur cet aspect est très solide ; il fait des recherches dans les Archives royales afin de retrouver les traces de tous les locataires de la maison qu'habite son héros ; en revanche, pour ce qui est des études d'histoire politique, il dit avoir puisé dans « les sources habituelles ». (Lettre à E. Balzamo du 14 mai 1998). 16. « …la réalité historique ne faisait absolument pas partie de mes préoccupations principales, je l'utilise uniquement comme décor et comme accessoires », avoue du reste Niklas Rådström (Lettre citée) et il ajoute : « Le roman fut commencé quelques années après le meurtre d'Olof Palme ; un parallèle entre le Stockholm contemporain, lieu de l'assassinat du premier ministre, et celui du XVIIIe au lendemain de la mort de Gustave III fut pour moi une source d'inspiration. » (ibid.) 17. L'auteur lui-même qualifie son roman de « récit intime [personlig berättelse] de sa propre expérience en tant que père, qui semblait digne d'intérêt ». (Lettre citée). 18. N. Rådström, Vänd ditt timglas, Stockholm, 1992, p. 99.

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RÉSUMÉS

Le point du départ du présent article est un fait historique marquant de l'histoire nationale des Suédois : l'assassinat du roi Gustave III lors du bal masqué à l'Opéra en 1792. Cet événement devint vite une composante importante de l'imaginaire collectif et se révéla très fécond dans le domaine de la littérature. L'article se propose d'examiner le traitement dont l'épisode en question bénéficie dans les plus importants parmi les textes littéraires qui s'en inspirent et, à partir de là, d'essayer de décrire les rapports que leurs auteurs entretiennent avec l'histoire, d'une part, et avec le schéma du roman historique « classique » du type lukacsien, de l'autre. La distanciation progressive par rapport au passé historique apparaît comme le trait le plus important de l'évolution du genre.

Ausgangspunkt des vorliegenden Aufsatzes ist ein historisches Ereignis, das die schwedische Nationalgeschichte prägte: das Attentat auf König Gustav III. beim Maskenball in der Oper im Jahre 1792. Dieses Ereignis wurde schnell ein wichtiges Thema im kulturellen Schaffensprozeß und erwies sich im Bereich der Literatur als sehr fruchtbar. In diesem Aufsatz soll untersucht werden, wie dieses obengenannte Ereignis in den dadurch angeregten wichtigsten literarischen Texten gestaltet wurde und davon ausgehend soll er einerseits beschreiben, in welcher Beziehung deren Autoren zur Geschichte stehen und andererseits, wie sie sich zum Schema des « klassischen » historischen Romans situieren, so wie Lukács ihn definiert. Die allmähliche Verfremdung gegenüber der historischen Vergangenheit erscheint als das wichtigste Kennzeichen in der Entwicklung dieser Gattung.

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L'écho du champ de bataille. La Saga de Gösta Berling comme roman impérial1 Das Echo des Schlachtfeldes Gösta Berlings Saga als Roman des Empire

Vivi Edström

1 La Saga de Gösta Berling (Gösta Berlings saga),livre par lequel Selma Lagerlöf débuta dans la littérature, parut en 1891. Ce roman rompt avec le réalisme des années 1880, avec son engagement social et son intérêt pour l'époque contemporaine. Les écrivains de la décennie suivante, celle des années 1890, se tournent vers le passé. C'est dans le Moyen Age, la Renaissance et le Romantisme qu'ils cherchent la matière susceptible de nourrir les émotions et d'inspirer des élans poétiques. La distance prise par rapport au présent se prête plus facilement à l'emphase, à l'exaltation de sentiments, à la nostalgie et au mélodrame.

2 La Saga de Gösta Berlingest un livre de la bravade et de l'hyperbole. L'existence autour du long lac Löven est présentée par Selma Lagerlöf comme riche en aventures et en personnages hauts en couleur. Tout est poussé à l'extrême. Dans le grand domaine Ekeby se déroule « la plus magnifique des fêtes ». « Où ailleurs pouvait-on voir des parquets aussi brillants, des hommes aussi courtois, des femmes aussi belles ? » Le héros et le Don Juan du roman, le pasteur défroqué Gösta Berling, est présenté comme « un roi parmi les hommes ». La jeune Marianne Sinclaire, une des femmes qui lui ont inspiré de l'amour, est décrite comme « la plus belle de toutes les belles femmes », comme « une souveraine ».

3 Tous ces superlatifs conviennent à merveille au rythme intense de l'action. Tout est en mouvement dans ce livre ; on est constamment en train de traverser les étendues du lac gelé ou bien de parcourir ses bords en traîneau. Un mouvement qui correspond aux trépidations incessantes de l'âme entre le ravissement et la souffrance.

4 Cette atmosphère exaltée est mise en relation avec une époque bien précise, celle des années 1820, du Romantisme tardif. La houle des guerres révolutionnaires venait alors d'atteindre les côtes de la Suède. Nous avons même eu un nouveau monarque venu de

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l'Europe dynamique : Charles XIV Jean, Bernadotte de son vrai nom et général de l'armée de Napoléon. Le nom de ce roi est étroitement associé à une esthétique : pour les Suédois, le « style Charles Jean » est le synonyme du style Empire. La même sensibilité est dépeinte dans La Saga de Gösta Beding2.

5 L'Empire se caractérise par une prédilection pour la symbolique martiale. Les rideaux et les baldaquins de lit, les canapés et les glaces portent des emblèmes guerriers : des pointes de lance, des pistolets croisés, des casques, des aigles et des boulets de canon dorés. Un parfait exemple du style Empire suédois est Rosendal, château de chasse de Charles XIV Jean, qui s'élève à Djurgården à Stockholm. Au Musée National de Stockholm on peut voir un grand portrait du roi, en tenue militaire, portant des bottes, au milieu d'une multitude d'objets de valeur, entouré d'une aura de toute-puissance ; dans le fond, se devine un portrait de Napoléon lui-même3.

6 Ce « goût pour le pouvoir » est également présent dans La Saga de Gösta Beding, en commençant par le portrait du protagoniste, tel qu'on le trouve dans l'introduction. Gösta Beding est décrit à la fois comme un génie « aux yeux profonds de poète » et comme une statue de guerrier antique. « Sa tête eût-elle été coiffée d'un heaume et son torse revêtu d'une armure, on aurait pu le sculpter en marbre et donner à cette image le nom du plus beau des Athéniens. » Lorsque, du haut de sa chaire, il regarde les paroissiens, son attitude rappelle celle d'un chef militaire, et les gens se sentent « curieusement subjugués » en présence de leur pasteur.

7 Mme la commandante, patronne d'Ekeby, « la dame la plus puissante du Värmland4 » est, à l'instar de Charles Jean, une usurpatrice. S'étant emparée du pouvoir par sa propre force, elle tient sous sa houlette même les notables locaux. « Si je lève un doigt, le gouverneur accourt, si j'en lève deux, l'évêque en fait de même, et si j'en lève trois, alors aussi bien le chapitre que les conseillers, ainsi que tous les propriétaires terriens du Värmland se mettent à danser la polonaise sur la place de Karlstad », confie-t-elle à Gösta Berling. Derrière cette raillerie lourde de menaces se devine le mépris de cette femme forte à l'égard des messieurs poltrons. Ceux-là même qui n'oseront pas lever le petit doigt pour la défendre le jour où son trône vacillera.

8 Nous faisons la connaissance de la commandante, revêtue « de la splendeur et de la magnificence » de son rang dans le chapitre intitulé « Le Repas de Noël ». Elle est entourée de notables ; « sa robe de soie froufroute, ses bras nus sont chargés d'or, des perles rafraîchissent sa poitrine blanche. » Elle « se rengorge » d'être placée entre le doyen de Bro et le comte de Borg – et son triomphe a quelque chose de cette « hybris » qui, depuis l'antiquité, amène immanquablement la chute des fortes personnalités, au moment même où elles se trouvent à l'apogée du succès. Une seule erreur suffit pour que le pouvoir s'écroule.

9 L'erreur de la commandante consiste à avoir manqué d'égards envers la bande de « chevaliers » qui vivent comme des piques-assiettes chez elle à Ekeby. Ces derniers enragent de se voir traités avec dédain lors du magnifique dîner à Ekeby. A table, ils ont été placés trop loin du centre du pouvoir et de la splendeur. « Ah, pourquoi a-t-elle placé les chevaliers à une table obscure, dans un coin ! » s'écrit le narrateur avec angoisse. Cette offense est à l'origine de leur révolte contre celle qui a été leur bienfaitrice et leur souveraine. Une révolte qui causera sa chute et la perte de son pouvoir.

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10 L'excès d'orgueil éprouvé lors d'une représentation officielle précède également la chute du pasteur le jour où, au début des années 1820, il gravit enfin les marches d'une chaire dans « une paroisse reculée à l'ouest du Värmland ». La datation de l'événement dans le chapitre d'introduction est assez précise. Ensuite, Gösta Beding passe sept ans chez la commandante à Ekeby, dans l'aile du manoir, qui abrite les « chevaliers », avant de s'emparer, avec ses onze camarades, des sept domaines qui appartiennent à la dame. Certes, nous avons affaire à un conte – le nombre magique, « sept », l'indique clairement –, mais ce conte a ses racines dans l'histoire.

11 Au début, le lien entre les événements décrits et la réalité historique avait été marqué encore plus nettement. Dans une des ébauches du chapitre « La Nuit de Noël », on peut lire que « l'année des chevaliers » débuta à Noël, en 18305. Selma Lagerlöf dut certainement comprendre que cette année exceptionnelle et miraculeuse n'a rien à voir avec la chronologie normale. Dans la version publiée, l'auteur se contente de dire – dans « Le pays », qui est un chapitre d'introduction et de mise en place – que l'action se déroule dans les années 1820.

12 La Saga de Gösta Bedingne correspond pas exactement à ce qu'il est convenu d'appeler « roman historique ». Cependant, la problématique historique y est parfaitement perceptible. En outre, ici comme dans plusieurs autres romans de Lagerlöf, l'air du temps joue un rôle primordial.

13 A l'instar de Thomas Carlyle dans La Révolution française,livre dont elle s'était inspirée pour peindre le panorama social dans La Saga de Gösta Beding, Selma Lagerlöf présente la succession d'événements comme une « culbute générale »6. Un historien de la littérature, Gunnar Brandell, a remarqué que ce bouleversement n'a pas d'analogies dans la réalité historique des années 1820. Durant la décennie décrite dans le livre, la situation économique de la région est restée parfaitement stable7.

14 La période marquée par les convulsions, lors desquelles l'agriculture de la région périclita et le Värmland devint une province pauvre, se situe en réalité beaucoup plus tard, dans la seconde moitié des années 1870, pendant l'enfance et l'adolescence de Selma Lagerlöf (née en 1858). Cette crise est décrite dans la seconde partie de l'autobiographie, Mémoires d'un enfant / Ett barns memoarer(1930), où elle est incorporée au récit de l'enfance de l'héroïne. Dans le chapitre « Tremblement de terre », l'auteur évoque le sentiment d'angoisse devant la ruine qui menace : « Je ferme les yeux et je vois la terre trembler : les grands manoirs s'effondrent, l'un après l'autre. Voici Rottneros qui tombe, et après lui Skarped ; Öjervik n'est plus qu'un amas de ruines, de même que Stöparfors, Lövstafors, Gylleby, Helgeby. Herrestad est déjà tombé, et Gårdsjö s'ébranle. »

15 C'est ce bouleversement qui se reflète dans La Saga de Gösta Berling.Le sentiment de l'existence qui s'écroule, éprouvé quand Mårbacka8, lui aussi, fut touché par le tremblement de terre, est à l'origine de la montée de l'inquiétude qui porte cette œuvre de jeunesse de Selma Lagerlöf. Une expérience mouvementée qu'elle relègue dans le passé et qu'elle associe aux années 1820.

16 Pourquoi le fait-elle ? La raison principale est certainement dans le fait que l'époque choisie, celle du Romantisme tardif, offre une possibilité de dépeindre les choses en grand, qu'elle permet une intensification et une condensation émotionnelles dont il a été question au début cet article. Considérez, par exemple, l'épisode du voyage en traîneau de Gösta Berling et d'Anna Stjärnhök, dans le chapitre « Gösta Berling, poète »,

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où d'un geste significatif, conformément à l'esprit de l'époque, le protagoniste jette à la meute de loups Corinnede Madame de Staël, afin de distraire les fauves ! En rattachant sa narration aux années 1820, Selma Lagerlöf réussit à créer une aura de splendeur et de puissance autour de ses personnages.

17 Le parfum héroïque émane avant tout des « chevaliers ». Dans le chapitre « La cachucha », ils sont décrits d'une façon allégorique comme des destriers que la trompette appelle sans cesse à de nouveaux exploits. Ensemble, ils forment une confrérie de douze héros ou de douze dieux que l'on rencontre fréquemment dans la littérature et la mythologie. Mais La Saga de Gösta Berlingse distingue par le fait que l'éclat martial y est fortement estompé. Au cours de la narration, les « chevaliers » sont décrits comme une bande de militaires à la retraite : le colonel Beerencreutz, le commandant Fuchs, « redoutable chasseur d'ours », le capitaine Bergh, le lieutenant Aquilon, l'enseigne von Ömeclou et ainsi de suite jusqu'au petit tambour Ruster – le grade du personnage est toujours indiqué avec précision.

18 La coterie comprend également « cousin Christopher », chef militaire énigmatique, ayant servi dans l'armée de Napoléon, avant d'avoir trouvé refuge parmi les « chevaliers » à Ekeby. Son emblème est l'aigle, symbole évident du pouvoir impérial et de l'Empire. Lorsqu'il s'apprête à demander la main de Marthe, comtesse de Borg, il revêt son uniforme militaire brodé d'or. Et plus tard, en voyant son rêve de beauté s'évanouir, il se transforme en un pauvre oiseau mortellement blessé.

19 Le dynamisme martial, caractéristique de l'esprit de l'époque, se manifeste à plusieurs niveaux. Chez le personnage de Marthe Dohna, la soif de vie effrénée tourne au sadisme. Cette coquette admirée, qui se trouve toujours au centre des événements, dont les plaisanteries furent à l'origine des hostilités et qui avait joué à l'écarté avec les trônes comme enjeu, représente dans le roman le courant néfaste d'autodestruction. Son destin reçoit son atroce épitaphe dans le chapitre « La sorcière du Dovre » où les pies, ces envoyées de la Nemesis, se ruent sur elle.

20 Les vents provenant des champs de bataille européens se font sentir dans l'univers riche en aventures du Värmland, à travers les personnages du cousin Christopher et de Marthe Dohna. Mais Marianne Sinclaire n'appartient-elle pas, elle aussi, à la bouillonnante « jet society » continentale, au sein de laquelle elle évolue, ne daignant que rarement honorer de sa présence le Värmland, ce « pays d'ours » ? Grâce à elle, la thématique héroïco-militaire envahit le domaine des sentiments. Marianne fait partie de ces « belles » dont « l'éclat du nom » rehausse la « gloire du Värmland ». « Les récits de ses victoires remplissaient le pays. On dénombrait les couronnes comtales prêtes à se poser sur sa tête, les millions qui avaient été jetés à ses pieds, les épées de soldats et les couronnes de poètes dont la magnificence l'avait attirée ».

21 L'attrait qu'exerce le pouvoir et le vide qu'il recèle se reflètent dans La Saga de Gösta Bedingde diverses façons. Lorsque les « chevaliers » prennent possession des propriétés de la commandante, ils deviennent les rois de la contrée. Ils emploient leur pouvoir à dilapider le capital et à ruiner la confiance qui va avec, tout en brûlant – à un niveau héroïco-parodique – du désir ardent de « défendre l'éclat et l'honneur d'Ekeby ».

22 Le domaine d'Ekeby, foyer de la gaieté, fait davantage penser à une propriété skanienne ou à celle du Sörmland9 qu'à un domaine värmlandais. En fait, on ne nous dit pas grand- chose sur l'aspect extérieur de l'imposant manoir (et on ne peut que s'étonner que le critique ait qualifié le roman d'un magasin de meubles !). Dans le chapitre intitulé « Les vieux véhicules », où la commandante s'introduit en cachette

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dans son ancienne maison, il est question de grands et larges sofas, de « dalles fraîches, soutenues par des griffons dorés, sur lesquelles reposaient les glaces ornées d'un trio de déesses dansantes ! » – un style Empire typique qui adorait se voir refléter dans les hautes glaces rehaussées de dorure et de marbre.

23 Dans le chapitre « Madame Musica », on retrouve les « griffons dorés des tables en marbre blanc ». D'autres détails renvoient également à la représentation traditionnelle du style Empire : « Les déesses blanches dansaient sur la surface sombre au-dessus des miroirs ». A la même occasion sont mentionnées les chaises tapissées de tissus fleuris, caractéristiques du style en question.

24 Le propre de Selma Lagerlöf est de choisir un petit nombre de détails raffinés et de les placer là où il faut, pour réussir à recréer le parfum de l'époque d'une façon parfaitement naturelle – tandis que son amie Sophie Elkan10 ruinait souvent l'effet de ses romans historiques en surchargeant le décor et en insistant trop lourdement sur la couleur de l'époque.

25 La composante historique dans La Saga de Gösta Berlingparticipe de la création de l'atmosphère spécifique du roman. Dans le chapitre « Madame Musica », les chevaliers forment un orchestre et jouent du Haydn « avec lenteur et avec une douceur envoûtante ». Mais l'illusion du doux classicisme est anéantie par l'irruption d'un élément irrationnel. L'épisode central du chapitre est celui où le « chevalier » égaré, Löwenborg (faut-il y voir une allusion à Swedenborg ?) joue du Beethoven sur le clavier dessiné sur une table en bois. Aucun son ne se fait entendre, tout se joue dans la tête du malheureux personnage. Mais l'émotion est là, les sentiments inhibés font leur irruption, ici comme à maints autres endroits du roman. Du reste, Beethoven est précisément lecompositeur de l'Empire, celui qui a exprimé la soif des exploits et de la beauté, l'auteur de l'« élan terrible »11, de la musique pour héros, telle La Bataille de Vittoriaou la Symphonie héroïque,dédiée à Napoléon.

26 La musique de Löwensborg est un rêve qui ne supporte pas le contact avec la réalité. Il en va de même pour l'illusion héroïque tout court. Sa corde est si tendue que, inévitablement, elle se rompt. La chute et la déchéance guettent l'être humain. Ce thème est introduit dès le premier chapitre, dans lequel le pasteur se voit déchu de sa fonction de représentant du Très-Haut. Il déchoit également du point de vue social. Le fonctionnaire se transforme en un mendiant voleur. Lorsqu'il renonce au suicide et qu'il trouve refuge à Ekeby comme chevalier servant de la commandante, il devient un exclu, vomi par Dieu et rejeté par les hommes.

27 La chute de la commandante est encore plus pathétique. Lorsque les rênes du pouvoir lui échappent et qu'au terme de sa déchéance elle devient une pénitente avec « sac de mendiant et bâton de pèlerin », cet événement est lourd de conséquences pour toute la contrée. « Car qui restera debout si moi je suis tombée », s'écrie-t- elle dans la scène où elle quitte Ekeby dans le chapitre « Le repas de Noël ». Elle et Gösta Berling sont les prototypes de tous ceux qui, par la suite, seront attirés par la « chasse effrénée aux aventures » menaçant de détruire l'ordre social établi.

28 La chute et l'humiliation constituent le prix à payer pour les instants de triomphe, le prix de la splendeur et du pouvoir. Marianne Sinclaire ne vaut guère mieux qu'une « esclave châtiée » lorsque, dans le chapitre « Le Bal à Ekeby », elle se retrouve dehors, dans la nuit glaciale, après que son père, ivre et fou de rage, lui ferme la porte de la demeure. La créature adulée, courtisée par des aristocrates et des militaires couverts de gloire, elle, qui avait été jadis la prunelle des yeux de son père, se voit condamnée par

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lui comme une femme déchue pour avoir embrassé Gösta Berling, son chevalier servant. La scène qui montre Marianne vêtue de sa robe de velours noir, étendue sur la neige, constitue l'apogée théâtral du roman. Elle présente d'une façon condensée l'idée de la vanité fondamentale du pouvoir et de la splendeur (de l'Empire !) qui sont méthodiquement discrédités au cours de la narration.

29 A la fin, le caractère autosuffisant du gai royaume est aboli, lui aussi, et son centre – Ekeby – périt dans les flammes. Gösta Berling renonce à la posture héroïque, à la richesse et à la gloire. Il n'a pas la moindre envie de devenir un propriétaire terrien12, emploi qui, dans le vocabulaire social de Selma Lagerlöf, désigne une place très enviable sur l'échelle hiérarchique.

30 Non, son projet est bien plus modeste : vivre dans une cabane de paysan et apprendre aux gens à cultiver les pommes et à chanter des chansons. Cela modifie considérablement l'atmosphère du roman. La paix, la simplicité, le souci démocratique remplacent désormais la « chasse effrénée », ce mouvement révolutionnaire et destructeur qui se manifestait à travers la multitude des symboles de l'Empire.

31 Si, dans le premier chapitre du roman, Gösta Berling fait surtout penser à quelqu'un comme Tegnér13 – l'incarnation même du poète de l'Empire – dans le chapitre qui clôt la narration, il fait figure d'un Atterbom14 ou d'un Almqvist15 de la première période. Le Romantisme a vaincu l'Empire.

NOTES

1. Traduit par Elena Balzamo. 2. Dans ma thèse Livets stigar. Tiden, handlingen och livskänslan i Gösta Berlings saga / Sentiers de la vie. Le temps, l'action et l'atmosphère dans La Saga de Gösta Berling (1960), je fais un examen détaillé de diverses composantes temporelles du roman. Dans le présent article, j'essaie d'esquisser une approche différente, en accentuant les liens avec l'empire. 3. L'empire constitue l'objet de plusieurs essais dans Empiren i Sverige. Bildkonst, konsthantverk och inredningar 1800-1844 / L'Empire en Suède. Arts plastiques, artisanat et décoration 1800-1844, catalogue de l'exposition au Musée National du 15 octobre 1991 au 29 mars 1992. 4. Province suédoise, région natale de Selma Lagerlöf. N.d.T. 5. Cf. Livets stigar, p. 1, Note 3. 6. En français dans le texte. N.d.T. 7. Gunnar Brandeli, Revolt i dikt och andra studier / La révolte dans la littérature et autres essais, Stockholm 1977, p. 38. 8. Maison natale de Selma Lagerlöf. N.d.T. 9. La Scanie et le Sörmland (Södermanland) sont les provinces suédoises caractérisées par un climat plus clément et une nature moins austère que le Värmland. N.d.T. 10. (1853-1921), amie de S. Lagerlöf, auteur, entre autres, de romans historiques. N.d.T. 11. En français dans le texte. N.d.T. 12. Littéralement « maître de forges » (brukspatron), terme qui fait davantage allusion à la position clé de la personne dans l'économie de sa région qu'elle n'indique son emploi véritable. N.d.T.

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13. Esaias Tegnér (1782-1846), célèbre poète suédois. N.d.T. 14. Per Atterbom (1790-1855), poète romantique et historien de la littérature. N.d.T. 15. Carl Johan Love Almqvist (1793-1866), écrivain suédois, romantique à ses débuts, réaliste par la suite. N.d.T.

RÉSUMÉS

L'objectif de l'article consiste à analyser le roman La Saga de Gösta Berling à la lumière de l'esthétique de l'Empire. A cette fin, l'auteur s'attache à relever les attributs du style qui opèrent à différents niveaux de la narration, avant de procéder à leur classement et à leur analyse. On se trouve ainsi en présence d'un télescopage de plusieurs époques : il apparaît que, dans son roman, Selma Lagerlöf recourt à la signalétique de la période du Romantisme tardif pour dépeindre les processus qui, en réalité, sont postérieurs de plusieurs décennies (et qui en outre relèvent de son expérience personnelle). Cette technique lui permet à la fois d'élucider certains mécanismes à l'œuvre durant la période mise à contribution et, en même temps, d'atteindre l'effet esthétique voulu, en utilisant dans sa narration divers procédés de l'écriture romantique tout en prenant ses distances par rapport à ces derniers.

Das Ziel dieses Artikels besteht darin, den Roman Gösta Berlings Saga unter dem Aspekt der Ästhetik des Empire zu analysieren. Deswegen beschäftigt sich der Autor damit, auf die stilistischen Merkmale einzugehen, die auf verschiedenen Ebenen der Erzählung wirksam werden, bevor er sie bewertet und analysiert. So steht man einem Aufeinandertreffen von verschiedenen Epochen gegenüber: Es wird sichtbar, daß Selma Lagerlöf in ihrem Roman sich der Stilmerkmale der Spätromantik bedient, um Ereignisse zu schildern, die in Wirklichkeit mehrere Jahrzehnte später stattfinden (und die außerdem aus ihrem persönlichen Erfahrungsbereich stammen). Diese Technik erlaubt es ihr, am Werk gewisse Mechanismen aus der herangezogenen Epoche zu erhellen und gleichzeitig die gewollte ästhetische Wirkung zu erreichen, indem sie in ihrer Erzählung verschiedene romantische Schreibtechniken verwendet und sich gleichzeitig von ihnen distanziert.

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Carl-Henning Wijkmark : où commence l'histoire ? Carl-Henning Wijkmark: wo Fängt die Geschichte an

Elena Balzamo

1 L'œuvre du romancier suédois contemporain Carl-Henning Wijkmark (né en 1934) est relativement peu abondante et à première vue assez hétéroclite. Sa célébrité date de 1983, l'année de la publication de La Draisine (Dressinen) paru en français en 1986, réputation qui fut confirmée par le roman Sista dagar (littéralement Derniers jours), paru en traduction française sous le titre 1962 et consacré à la guerre d'Algérie. Il écrivit également des pièces de théâtre, des essais ainsi qu'un curieux « roman d'anticipation » qui est en réalité un essai à peine déguisé, centré sur le thème de la mort dans les sociétés occidentales (La Mort moderne / Den moderna döden, 1978 (1997 pour la traduction française). Dans sa production plus récente, on doit surtout signaler Da capo (Dacapo), roman paru en 1994 (1996 pour la traduction française) dont l'action se passe en Europe, principalement en Allemagne, sur fond d'effondrement des régimes communistes. Enfin, en 1997, il fait paraître un texte court et dense, un petit roman intitulé Toi qui n'existes pas (Du som ej finns), fait de va-et-vient entre l'époque contemporaine et le début des années 1940 : la guerre de Finlande. Wijkmark n'a donc rien du profil type d'un auteur de romans historiques, et, visiblement, il ne se soucie guère de donner à son œuvre une unité thématique ou une homogénéité générique. Il va où le portent ses goûts et la logique interne de sa réflexion, et il serait peut-être lui- même le premier surpris si on lui disait que l'histoire est l'essence même de ce qu'il écrit. Dans les quelques pages qui suivront nous tenterons de prouver que c'est bien le cas.

La Draisine : l'histoire comme prétexte

2 La Draisine raconte les aventures d'un jésuite, empli de la foi en sa mission éducatrice, qui s'embarque pour l'Amérique latine en compagnie de singes... dont il veut faire des hommes. L'aventure tourne au désastre : la « culture » ne peut pas grand-chose contre

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la « nature » ; et le héros est amené non seulement à constater l'échec de son entreprise, pour ce qui concerne les singes, mais aussi à assister, en témoin impuissant et dégoûté, à une sorte d'évolution à reculons chez ses semblables, émigrés européens débarqués en Amérique latine. Les échafaudages de la Culture se révèlent extrêmement fragiles ; inévitablement, la bête en nous prend le dessus quelle que soit la pédagogie déployée pour la contenir. Ce roman parabole, drôle et bien plus riche que ce qu'un résumé laisse deviner, semble n'avoir rien en commun ni avec l'histoire ni avec le roman historique. Néanmoins, paradoxalement, là est son origine.

3 Le livre a bel et bien été conçu comme un roman historique : « Au début, raconte son auteur dans un interview, j'avais envie d'écrire quelque chose sur les Suédois du Norrland qui avaient émigré à Misiones, dans le nord de l'Argentine. C'étaient des ouvriers et des paysans, dont les deux vagues d'émigration de Norrbotten datent l'une des années 1890, l'autre d'après la grève générale [de 1909 – E.B.] Ces familles d'orientation socialiste souffraient de l'ostracisme des employeurs et n'avaient aucun chance de survivre dans leur région. Ils arrivèrent à Misiones où l'on leur avait promis des terres et où ils espéraient pouvoir mener une vie tranquille dans des conditions climatiques agréables. Or, ces dernières se révélèrent extrêmement rudes, et il fut pratiquement impossible de tirer le moindre profit du maté, la culture principale. Les colons tombèrent dans une misère pire que celle dans laquelle ils avaient vécu chez eux, et furent broyés par leurs malheurs et par l'environnement hostile. Ils avaient perdu tout le bagage qu'ils avaient apporté de leur pays : des hommes normaux et intelligents s'étaient transformés en une sorte d'animaux sauvages. J'ai vu là un triste exemple de la facilité avec laquelle la « loi de la jungle », sous différentes formes, peut anéantir une civilisation. Dans La Draisine ce thème est plutôt secondaire. De plus en plus, je m'étais laissé entraîner par la pensée qu'on devait pouvoir en faire une représentation symbolique de l'idée même de l'évolution.1 Ce fut effectivement le cas. Le roman historique tourna au conte philosophique, avec Voltaire comme point de départ et comme aboutissement. Un court passage, au milieu du livre, résume admirablement l'attitude de l'auteur à l'égard de l'histoire : nous sommes à l'été 1914 ; le jésuite (d'origine belge) est en train de traverser l'Atlantique au bord de sa draisine, en compagnie de ses trois singes ; il a compris que la guerre vient d'éclater, mais il est extrêmement embarrassé quant à l'identité respective des adversaires et s'abîme dans des conjectures de toutes sortes : « ... Quels pouvaient bien être les belligérants ? Les Allemands, très probablement. Mais qui d'autres ? [...] La France était-elle de la partie ? Et la Belgique ? »2 Ce refus de discerner la moindre logique, la moindre nécessité objective dans l'enchaînement des événements est très significatif. L'histoire, qui relève ainsi du pur hasard, est remplacée dans ce roman par l'Évolution qui, elle, relève du destin, et d'une certaine façon, abolie. Visiblement, pour l'auteur – du moins, à cette époque – peu importe la tranche chronologique choisie : les mécanismes à l'œuvre sont toujours les mêmes, ceux de la « loi de la jungle ».

1962 : l'histoire comme toile de fond

4 1962 fut écrit en 1986, par un écrivain parfaitement francophone, fin connaisseur de l'histoire et de la littérature françaises, et qui avait passé de longues années en France en tant que correspondant de divers périodiques suédois. Il s'y trouvait notamment au début des années 1960, au moment du drame algérien. De toute évidence, sa

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connaissance de la situation ne le cédait en rien à celle des Français eux-mêmes, et il possédait tout l'équipement intellectuel nécessaire pour écrire un livre sur ce sujet. Pourtant, Wijkmark attendit vingt ans avant de transposer ses impressions sous forme romanesque, un retard qui ne peut manquer de paraître surprenant. On en trouve une explication (à moins que ce ne soit une fausse piste) dans le texte du roman où le protagoniste, porte-parole de l'auteur (journaliste, comme Wijkmark lui-même l'était à l'époque) dit de lui-même qu'il « n'a rien d'un faucon, quand il s'agit de l'actualité, mais [qu'il est] doué pour la conceptualisation à posteriori »3, et il ajoute : « J'ai besoin de temps pour pénétrer l'essence des choses, c'est pourquoi je n'ai jamais pu être un bon journaliste »4, avant de conclure : « j'aurais dû continuer ma carrière d'historien »5. On ne peut se tromper sur le sens de cette remarque : si l'écrivain attend vingt ans avant de proposer sa version de la crise algérienne, c'est parce qu'il veut que l'actualité devienne de l'histoire. Mais peut-on dire pour autant qu'il a écrit un roman historique et même qu'il avait l'intention de le faire ? Rien n'est moins sûr. « On trouve, dans 1962, une formation politique, l'attentat contre de Gaulle et l'actualité politique française, mais ce n'est qu'une toile de fond. Un autre niveau existe, celui du débat idéologique et moral. Et au-dessous de tout cela, il y a ce qui a été mon véritable mobile ; ce qui m'a poussé à écrire ce livre, c'est le jeu psychologique et existentiel entre les deux personnages principaux6. » Ce commentaire, tiré d'un interview donné par l'auteur peu de temps après la sortie du livre, en dit long sur l'ambiguïté de sa position. Essayons de voir en quoi elle consiste.

5 Au moment où Wijkmark écrit son roman, la guerre d'Algérie fait déjà partie du passé ; c'est une époque close, bien plus close, par exemple, qu'aujourd'hui, quand elle a été réactualisée par la guerre civile qui fait rage dans ce pays et qui est une conséquence directe de l'indépendance. Au début des années 1980 il s'agissait en revanche de reconstituer une époque révolue, de faire passer dans la lecture la tension des passions politiques qui secouèrent la France durant les années en question – bref, de faire un « roman historique ». Il s'agissait aussi de donner une leçon d'histoire, destinée non pas aux Français, mais aux compatriotes de l'auteur. Il s'agissait de démontrer au public suédois l'absurdité de la vision manichéenne du processus historique, de dénoncer le mythe du combat pour la libération et la décolonisation mené par les forces progressistes contre l'alliance obscurantiste des forces de la droite fascisante. « Dans ce livre j'ai voulu montrer que dans les deux camps on pouvait trouver toutes sortes de gens »7, explique-t-il au cours de l'interview déjà cité.

6 En faisant cela en 1986, l'écrivain enfonçait-il des portes ouvertes ? Pas du tout, car la vision manichéenne continuait à avoir cours vingt ans après les événements décrits : « C'est précisément cela que j'ai souvent ressenti comme une carence du climat culturel en Suède, parfois assez indigent. On n'apprend même pas à connaître ces [différents] points de vue, perçus comme exotiques et incongrus8. » En effet, Wijkmark fut le seul écrivain suédois qui ait osé peindre sous un jour favorable les adversaires de l'indépendance algérienne et notamment les auteurs de l'attentat manqué contre le général de Gaulle. L'intéressant, ici, est le fait qu'il se lance dans cette entreprise non pas par sympathie pour leur idéologie, mais pour montrer qu'une action politiquement condamnable peut avoir des racines humaines parfaitement nobles et qu'au contraire la lutte progressiste, qui recueille l'approbation générale, a bien souvent des raisons inavouables, fondées sur les calculs les plus bas et les plus répugnants. « Il existait – ce qu'on ignore chez nous en Suède – un groupe important parmi les partisans de l'Algérie

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française dont les mobiles étaient humanistes et démocratiques. [...] Je ne pense pas qu'on puisse gagner des pays et des nations à la démocratie par les moyens qu'avaient utilisés les Français, mais on devrait du moins comprendre que des gens raisonnaient ainsi sincèrement et en toute bonne foi »9.

7 De ce fait, 1962 apparaît avant tout comme une dénonciation de tout activisme politique. Le politique est suprahumain ; inévitablement, l'individu qui s'y engage se trouve dépassé ; il est incapable de prévoir ou de modifier les conséquences de ses actions qui échappent à son contrôle et le poussent à commettre des actes qui constituent pour sa personne humaine autant de traumatismes ineffaçables. Le roman décrit une série d'engrenages où divers personnages se laissent prendre, en commençant par le héros, une sorte d'alter ego de l'auteur, journaliste suédois en poste à Paris. Conformément à la déontologie de son métier, il s'efforce de ne jamais faire entrer dans ses choix des critères d'ordre politique. Il n'admet que ses intérêts privés (rapports avec les amis, les femmes etc.) et ses intérêts professionnels (son obligation de fournir à ses employeurs une information de qualité) ; il refuse sincèrement de prendre position dans l'affaire algérienne et fait de son mieux pour rester neutre. Ce qu'il ne comprend pas – ou qu'il comprend trop tard – c'est que la politique n'est pas un niveau auquel on est libre de se placer ou non, mais une substance diffuse qui pénètre partout et qui investit l'existence de l'individu, quelle que soit la sphère d'activité choisie. Cette politisation totale, propre à notre siècle, constitue le sujet principal de la réflexion. Les choix ne concernent pas – ou plus – la Cause, ils ne semblent concerner que des individus isolés, mais ils n'impliquent pas moins des prises de position et des choix politiques. L'Histoire dans ce roman a le visage du Fatum. Dès qu'on pénètre dans une zone où elle est en marche, on est pris dans le tourbillon et la neutralité n'existe plus ; pour la retrouver, on est obligé de sortir de l'histoire, en occurrence, revenir en Suède, comme le protagoniste le fait à la fin du livre.

8 Dans ce roman, le pays natal de l'auteur semble être absent, mais d'une façon implicite il est là, car il constitue le point de départ du raisonnement de l'auteur en même temps que son aboutissement. 1962 est, entre autres, une tentative de faire connaître aux Suédois une certaine droite française à un des moments critiques de son histoire : « Il s'agit également, dit-il à propos de ce roman, du déclin d'une couche sociale, celle qu'on appelle la classe moyenne cultivée. [...] Le journaliste français qu'on voit dans le roman, est un spécimen de la génération que j'ai eu l'occasion d'observer en France au début des années 1960. Ce qui est intéressant c'est que son homologue suédois nous apparaît comme radicalement incapable de professer ce genre d'idées, mais cela tient uniquement au fait qu'une telle situation ne s'est jamais présentée. Chez nous, cette classe a été écartée d'une façon bien plus discrète10 ». Mais, répétons-le, si l'auteur déplore le déséquilibre de la vie politique suédoise du fait du vide causé par l'absence d'une droite digne de ce nom, il le fait moins parce qu'il souscrit à son programme politique que parce que son esprit dialectique ne conçoit pas un fonctionnement normal de la société sans le dialogue de ses extrêmes. Vision des choses très cartésienne, au fond.

9 N'empêche que, malgré son ancrage dans l'actualité politique de son époque, l'objet de la réflexion de Wijkmark reste davantage l'histoire en général (son caractère diffus et total, ses interférences avec le destin individuel, etc.) que la situation historique concrète – c'est là, peut-être, la deuxième raison du décalage entre les événements eux- mêmes et leur transcription littéraire. De toute évidence, Wijkmark ne s'intéresse pas à

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l'histoire de la France de l'époque, dans la mesure où il ne cherche pas à comprendre le rôle exact de la période décrite dans l'évolution ultérieure du pays. Ce qu'il veut analyser c'est l'interaction entre l'individu et l'histoire à une époque historique donnée, les limites de la liberté, la portée de ses actions, l'importance de ses choix personnels. L'histoire est ici une toile de fond, un décor de théâtre ; son importance est capitale, mais dans l'optique de l'œuvre, sa fonction reste subordonnée au « plus essentiel » : la psychologie individuelle et les rapports entre les êtres. Pour reprendre la formule de l'auteur, « 1962 est avant tout un roman psychologique sur la recherche du père et une sorte de gémellité »11.

Da capo : l'histoire comme objet

10 Da capo est un roman ambitieux et complexe. Il raconte les tribulations d'un photographe suédois qui, après trente ans d'absence, revient à Munich où il a passé une partie de sa jeunesse et laissé une partie de son âme, pour tenter de recommencer sa vie à partir du point où, selon lui, elle a « dévié » par rapport à ce qu'elle aurait dû ou pu être. Du fait de cette décision, sinon formulée, du moins ressentie d'une façon plus ou moins nette, il se trouve dans un état de disponibilité quasi totale, se laisse entraîner dans diverses aventures et devient – involontairement – témoin d'un des plus grands bouleversements de l'histoire de notre siècle : la fin du communisme. A Munich ou à Berlin, quand ce n'est pas à Prague ou à Vienne, il note les symptômes, enregistre les changements, assiste en observateur à la « révolution de velours », à l'écroulement du Mur...

11 La lecture de ce roman produit un curieux effet. Dès les premières pages, on sent que l'auteur est fasciné par l'histoire, aussi bien politique que culturelle, qu'il ne pense qu'à elle et qu'en fin de compte, le destin de son héros l'intéresse relativement peu ; en même temps – et c'est là la cause du malaise et la faiblesse principale du livre – il ne parvient pas à faire partager son intérêt à son héros. Malgré tous ses efforts, son photographe reste un observateur extérieur et, au fond, indifférent, à la fois parce qu'il est davantage préoccupé par ses problèmes personnels quasi insolubles (on ne recommence pas sa vie da capo sans avoir à en payer le prix), mais aussi parce qu'il ne trouve pas le mode d'engagement qui serait véridique et psychologiquement convainquant. Certes, à un moment donné, il lui arrive de faire sortir du pays une jeune Tchèque désireuse de passer à l'Ouest, mais il est évident – et l'auteur en est sans doute conscient – que cette aventure relève davantage des « faits divers » que de la « politique internationale », sans parler de l'Histoire avec un grand « H ». Et il s'agit moins d'une faiblesse de l'auteur ou d'un défaut d'écriture que d'un état de choses parfaitement objectif : de nos jours, n'est pas acteur de l'histoire qui veut, du moins pour ce qui concerne l'Occident. L'histoire se fait pour ainsi dire hors des frontières européennes : elle se fait à l'Est, elle se fait en Afrique, elle s'apprête à se faire en Chine... Ce n'est pas pour rien que, dans ce roman, les aventures du personnage se déroulent sous le signe d'un projet auquel il participe en sa qualité de photographe et qui consiste à faire l'état des lieux de l'Europe des cimetières. L'Europe-nécropole, l'Europe-sarcophage, qu'on ne peut plus faire bouger sans la briser et gâter d'une façon irréparable tout ce qui jadis constituait sa richesse et sa valeur, tel est le leitmotiv du livre. L'homme occidental ne peut plus appréhender l'histoire autrement qu'en observateur. S'il s'engage pour une cause quelconque, cela risque de nuire à la qualité

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de l'observation, car son horizon se rétrécit inévitablement. Mais si, au contraire, il reste un témoin impartial, c'est encore pire, car il est alors définitivement privé d'accès à cette histoire-là, comme c'est le cas du protagoniste de Da capo. Ne pouvant ni vivre dans l'histoire ni en sortir, il est condamné à passer son temps à faire l'inventaire des cimetières européens, tout en sachant que l'histoire continue, ailleurs... Ainsi, tout en se trouvant au centre de la narration, l'histoire se dérobe et refuse de constituer un axe d'action pour le héros– faute de quoi, elle ne peut pas avoir de consistance romanesque, car, en littérature, pour acquérir droit de cité, une réflexion doit nécessairement être réfractée par la conscience d'un ou de plusieurs personnages, la bonne volonté et les commentaires de l'auteur n'étant pas suffisants. Tout comme jadis 1962, Da capo s'achève sur un « repli stratégique », le retour du héros en Suède ; seulement, cette fois-ci, il ne s'agit pas d'un plongeon dans le néant, mais d'un retour à la seule réalité où l'action est encore possible : « Il avait fait l'école buissonnière, au lieu de vivre, et avait bien failli être renvoyé. Maintenant, il rentrait chez lui et les répétitions de la normalité commençaient.12 » Résignation qui n'a rien d'une figure littéraire, mais qui reflète parfaitement la position existentielle de l'auteur : « on devrait essayer – dans une situation apparemment sans espoir – de s'accrocher à un minimum moral aussi longtemps que faire se peut »13. Les possibilités de l'action individuelle sont infiniment réduites, mais afin qu'elles soient efficaces, il faut bien choisir le champ de leur application et – surtout ! – se débarrasser des illusions de pouvoir faire les choses en grand, car l'histoire (le Fatum) continue sa marche implacable : « ... après tout, on œuvre dans le présent. La perspective plus longue, pessimiste, ne doit pas paralyser les débats concrets portant sur une durée de quelques années. Plus une action gagne en durée, mieux c'est, mais qu'un véritable tournant se produise, j'ai du mal à y croire »14.

Toi qui n'existes pas : l'histoire comme sujet

12 Après l'orchestre symphonique de Da capo, Wijkmark se tourna vers la musique de chambre, registre où il dut se sentir bien plus à l'aise, et écrivit Toi qui n'existes pas, un livre de cent soixante-dix pages où, par un véritable tour de magie, l'histoire reprend ses droits et devient matière romanesque.

13 L'action du roman se déroule en France, à l'époque contemporaine ; il n'y a aucun décalage chronologique entre cette partie de la narration et aujourd'hui. Le narrateur, un peintre âgé d'une cinquantaine d'années, se rend dans une petite ville sur la côte atlantique où vit un vieux couple de retraités, l'ex-vice-consul de Finlande et sa femme. Son but consiste à les questionner sur les circonstances de la mort de son père, parti comme volontaire en Finlande au début de la guerre et porté disparu en 1944. Il a de bonnes raisons d'espérer obtenir des renseignements : le mari avait été le meilleur ami de son père et (peut-être) le témoin de sa mort, et la femme sa maîtresse. A son arrivée, il est accueilli par les époux, et, trois jours durant, il s'entretient avec eux. A tour de rôle, car, visiblement, les discussions à trois ne marchent pas, le sujet étant trop épineux. Les conversations progressent lentement, et peu à peu, le passé – et l'histoire – commence à surgir. Le protagoniste obtient la permission de lire quelques lettres adressées par son père à la femme de son hôte, les entretiens avec le mari lui font revivre la retraite de l'armée finlandaise pendant l'été 1944, il se fait une idée de plus en plus nette des rapports entre les trois personnes en question, mais le voile qui recouvre la mort de son père ne se lève pas pour autant. Accident ? Suicide ? Meurtre ?

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Rien n'est exclu. Lorsque le narrateur reprend le train pour retourner chez lui, il ne dispose toujours pas de l'explication absolument univoque de l'événement, et néanmoins, sa quête a abouti : il possède enfin une image du père qu'il n'a presque pas connu, image dont l'absence (sa mère ne lui en parlait jamais) l'avait fait souffrir durant de longues années. Quant à l'équivoque concernant sa mort, elle trouve ses racines dans la spécificité de l'époque, le caractère schizophrène de la situation qui était celle des soldats finlandais obligés d'abandonner les positions conquises, car sachant qu'à la longue la guerre était perdue et qu'au fond ils risquaient leur vie non pas pour remporter une victoire sur l'ennemi, mais pour négocier la défaite : « On se replie, en trébuchant sur des cailloux et des souches [...] à travers des forêts interminables, vers la frontière. Une fois là-bas, on ne pourra plus reculer. Et si on n'obtient pas la paix, ce sera l'effondrement [...]15 ». Pris dans cette contradiction, les personnages ou bien perdent jusqu'à l'envie de vivre au moment où tout dépend de leur vitalité, ou bien, au contraire, cèdent aux instincts de conservation primaires, précisément lorsqu'on mise, chez eux, sur d'autres qualités, plus « élevées »... Dans ce no mans land moral, l'homme peut aussi bien devenir assassin que héros, parfois même sans le vouloir ni s'en rendre compte.

14 L'histoire racontée n'a rien de très original, et pourtant, le livre de Wijkmark diffère des innombrables romans faits sur le même modèle et les surpasse de loin précisément parce que la composante historique est intégrée ici d'une façon convaincante et habile. A la différence des « quêtes » (de soi, d'un proche disparu, d'un parfait étranger...) qui pullulent aujourd'hui dans la littérature, la sienne n'est ni gratuite ni inutilement surchargée : ce n'est pas un prétexte derrière lequel se cache une « quête de soi » (les données initiales recèlent une énigme qui la justifie et le suspens est habilement entretenu tout au long du récit), mais une honnête tentative pour ressusciter un passé bien concret, historiquement déterminé, comprendre l'état d'âme de ceux qui ont pris part à l'un des événements les plus pathétiques de l'histoire de ce siècle (la lutte entre la minuscule Finlande et le monstre soviétique), de la comprendre pour elle-même, et non pas comme un préalable à l'analyse de l'époque contemporaine. L'épineux problème observation impartiale / engagement est ici résolu grâce à un choix judicieux du narrateur : l'épisode peu connu – du public français – de la seconde guerre mondiale est raconté par la bouche d'un Suédois, fils d'un volontaire qui avait combattu dans les rangs de l'armée finlandaise, quelqu'un qui n'était pas partie prenante dans le conflit, mais un voisin et, pour ainsi dire, un témoin oculaire. Très habilement, le passé et le présent se trouvent liés, d'une façon organique et naturelle, comme si un demi-siècle ne les séparait pas. Le narrateur reste le personnage dont les traits sont le moins nettement dessinés, et sans doute ce flou est voulu par l'auteur : cet effacement est ce qui différencie le héros de Wijkmark de la plupart de ses homologues, incurablement narcissiques. Grâce à quoi l'histoire reprend ses droits et, « en récompense », fournit un essor puissant à la narration : « Le passé recouvrit le présent d'une pellicule couleur ivoire, mais, l'instant suivant, c'est le présent, avec ses sons, ses couleurs et ses mouvements, qui prit le dessus »16, lit-on dans le prologue du roman, formule qui résume bien sa dialectique.

15 « D'un côté, la vie privée, la couverture tirée par dessus la tête, la bourgeoisie poussée dans ses derniers retranchements, se cramponnant aux miettes qui lui restent, ou bien des rats, déjà. De l'autre côté, la locomotive bruyante de l'histoire, qui fonce, chargée d'espérances et de projets avortés. La vie privée et l'histoire se sont-elles jamais souciées l'une de l'autre ?17 » – tel est le thème central de ce petit roman, mais cette

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phrase est emblématique de l'œuvre de Wijkmark dans sa totalité. Quant à la réponse... Elle ne peut être que provisoire, et nous sommes obligés de nous en contenter : « Le passé, les morts, semblaient observer avec attention ma descente dans le puits du temps, pendant que, heureux, je me dirigeais vers l'endroit où la perspective se renversait, me permettant de regarder le présent avec leurs yeux »18. Une belle phrase qu'on pourrait mettre en exergue de tout roman historique digne de ce nom.

NOTES

1. C.H. Wijkmark, Litteratur och människovärde, Stockholm 1988, pp. 186-187. 2. C.H. Wijkmark, La Draisine, Actes Sud 1986, p. 225. 3. C.H. Wijkmark, Sista dagar, Trondheim 1988, p. 13. 4. Ibid. 5. Ibid. 6. C.H. Wijkmark, Litteratur och människovärde, Stockholm 1988, pp. 193. 7. Ibid., p. 192. 8. Ibid., p. 191. 9. Ibid., p. 192. 10. Ibid., p. 194. 11. Ibid., p. 194. 12. C.H. Wijkmark, Da capo, trad. Ph. Bouquet, Belfond 1996, p. 293. 13. C.H. Wijkmark, Litteratur och människovärde, p. 195. 14. Ibid., p. 197. 15. C.H. Wijkmark, Du som ej finns, Stockholm 1997, p. 102. 16. Ibid., p. 10. 17. Ibid., pp. 10-11. Signalons ici l'article de Tornbjörn Elensky « Historien som självbiografi. En essä runt, genom och mellan Carl-Henning Wijkmarks fyra romaner » (dans : Res Publica n°30, 1995), dont l'auteur, au terme d'une analyse très différente, aboutit à une conclusion semblable. 18. Ibid., p. 1.

RÉSUMÉS

L'article se propose d'examiner la vision de l'histoire chez Carl-Henning Wijkmark, auteur suédois contemporain. En procédant à l'analyse de quatre romans, nous essayons de dégager sa philosophie de l'histoire, pour ensuite étudier la fonction de celle-ci au sein du tissu romanesque. Il apparaît que, bien que la vision de l'histoire de l'auteur soit restée grosso modo inchangée durant la période en question, le rôle que l'histoire joue dans chacun des romans considérés est très différent. Nous essayons de rendre compte de ce phénomène et d'en esquisser la dialectique.

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Das Ziel des vorliegenden Aufsatzes ist, das Geschichtsbild im Werk des zeitgenössischen schwedischen Autors Carl-Henning Wijkmark zu untersuchen. Durch die Analyse von vier Romanen versuchen wir, seine Geschichtsphilosophie herauszuarbeiten und dann ihre Funktion innerhalb der Romanstruktur aufzuzeigen. Es zeigt sich, daß die Geschichte in jedem seiner Romane eine sehr unterschiedliche Rolle spielt, obwohl sein Geschichtsbild wahrend des behandelten Zeitabschnitts im großen und ganzen gleich geblieben ist. Wir versuchen dieses Phänomen zu klären und seine Dialektik zu skizzieren. Pour ma part, je crois en une prédisposition objective, chez l'être humain, non pas à faire du bien, mais à éviter d'agir d'une façon manifestement mauvaise. C.-H. Wijkmark

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Parallèles

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L’histoire comme farce ou la déconstruction de l'histoire dans Turlupin1de Leo Perutz Die Historie als Posse oder die Dekonstruktion der Historie in Turlupin von Leo Perutz

Jean-Pierre Chassagne

1 Ce n'est pas chose aisée que de dégager la spécificité du roman historique pérutzien par rapport aux modèles du genre antérieurs et contemporains car il ne se laisse pas appréhender à travers les critères habituellement retenus pour l'analyse de cette tradition littéraire. En effet, Perutz n'envisage l'histoire ni comme la préhistoire du présent,2ni comme un refuge contre une actualité décevante, pas plus qu'il ne l'investit d'une dimension messianique. Précédant A. Döblin selon lequel le roman historique, c'est d'abord du roman, et deuxièmement ce n'est pas de l'histoire3,il entretient avec le passé historique une relation extrêmement irrévérencieuse et distanciée. Ce faisant, il délimite le territoire spécifique de la littérature comme un espace de jeu avec des signifiants multiples. Ce jeu questionne l'histoire, tout en refusant de lui donner un sens univoque. Le roman Turlupinillustre de façon exemplaire le traitement ludique de l'histoire. Par ailleurs, il manie l'ironie comme un outil de déconstruction visant aussi bien les pratiques prétendument infaillibles de l'historiographie que l'interprétation téléologique et rationaliste de 1'historicisme.

La parodie de l'enquête historiographique

2 L'action du roman est située en France sous le règne de Louis XIII. L'intrigue évoque le conflit qui oppose le cardinal de Richelieu à la noblesse française prête à tout pour sauvegarder ses privilèges menacés. La fable du roman débute par l'annonce d'un événement qui doit survenir le 11 novembre 1642 et bouleversera profondément le visage de la France. Richelieu projette en effet le massacre de l'aristocratie afin de doter son pays d'une république. Or, comme chacun sait, la Révolution française n'aura

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lieu qu'en 1789. Aussi la tâche du romancier consiste-t-elle à nous expliquer comment un simple perruquier parisien nommé Turlupin a pu retarder de 147 ans le cours de l'histoire.

3 Par le choix du sujet étranger à l'univers de référence germanique, Perutz se démarque de nombre de ses prédécesseurs ou de ses contemporains qui puisaient le plus souvent dans le passé national la matière susceptible d'illustrer leur vision conservatrice ou progressiste du monde. On pourrait même considérer le recours à l'Histoire de France, et la date du 11 novembre, cinq ans après la défaite de 1918, comme une forme de provocation, atténuée il est vrai, par le ton adopté qui est celui de la comédie burlesque.

4 Dans le premier chapitre, la dérision préside à l'exposition des sources historiographiques. Tel un historien consciencieux et qualifié, le narrateur mène son récit sur le mode de l'enquête qu'il étaye par de multiples documents de diverses origines. Il feint ainsi d'éclairer les événements du 11 novembre 1642 qui ont, dit-il, agité la capitale française. La première source citée relate une anecdote qui constitue le point d'entrée dans l'histoire. Le récit s'ouvre par un incident paradoxal : le formidable éclat de rire d'un condamné, ancien greffier de tribunal, auquel on vient d'annoncer la lourde sentence de onze ans de galère et de six cent livres d'amende. Curieusement, ce procès ne constitue que l'entrée en matière : le condamné Michel Babaut disparaît de la diégèse4 aussi vite qu'il était apparu. Son cas n'est en fait qu'un prétexte pour installer le référent pseudo-historique et introduire la date du 11 novembre 1642 qui constitue le pivot de toute l'intrigue. Néanmoins le mystère reste entier sur les raisons de la désinvolture du condamné. Suit l'évocation de la rumeur publique qui, par anticipation, prête à cette date-clé une signification inconnue, ce qui ne fait qu'accroître le suspense en installant le lecteur dans l'attente de la révélation des faits indispensable à la compréhension de l'énigme.

5 Le récit affirme avec insistance sa prétention à l'exactitude et à la rigueur scientifique en citant des sources dont la diversité et la complémentarité ne sont pas sans rappeler, du moins en apparence, le travail rigoureux de l'archiviste historiographe soucieux d'atteindre à l'objectivité par la juxtaposition de différents points de vue. Les documents cités sont de triple nature : certains ont une fonction proleptique5, d'autres sont contemporains de l'événement, toujours inconnu, auquel ils sont immédiatement liés, les derniers sont de nature analeptique6 et retracent les différentes étapes de la réception du 11 novembre 1642 à des époques ultérieures.

6 Cette apparente exhaustivité instaure une complicité entre le lecteur et le narrateur. En effet, en citant des documents d'archives, ce dernier feint de divulguer la parole officielle et la mémoire d'un peuple habituellement inaccessibles au grand public. Par ailleurs, ces sources épuisent toutes les pistes possibles que peut suivre un chercheur. A un premier niveau de lecture, elles installent le lecteur dans l'illusion que toute la vérité va lui être révélée sur les faits survenus le 11 novembre 1642. Aussi le référent de fiction se donne à lire comme un référent historique. L'importance exceptionnelle de cette date est attestée tour à tour par un pamphlet, un document précieusement conservé aux Archives Nationales, les mémoires d'un contemporain, enfin par des extraits de presse de l'époque. Cependant l'accumulation des sources, la surenchère d'informations et le zèle avec lequel le narrateur suggère la scientificité de sa démarche finissent par alerter le lecteur attentif. Les soupçons de celui-ci s'avèrent justifiés lorsqu'il découvre le contenu on ne peut plus sibyllin de ces sources. Loin de le

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renseigner sur la nature des faits qui auraient dû transformer le visage de la France le jour de la Saint-Martin (à la date du calendrier, le narrateur substitue discrètement le saint patron plus pittoresque et moins officiel) les témoignages cités renforcent sa perplexité et sa curiosité, dans la mesure où ils ne font que reprendre la rumeur publique qui incita la population à placer tous ses espoirs dans le Jeu de volant du 11 novembre 1642. La juxtaposition de la parole populaire, constituée de rumeurs incertaines et anonymes, et de témoignages de personnages illustres est un pied de nez à l'historiographie des sources.

7 Le narrateur joue par ailleurs avec la méfiance, et la curiosité du lecteur, en restant muet sur les faits qui vont bouleverser le cours de l'histoire lors du Jeu de volant auquel un certain monsieur de Saint- Chéron a convoqué ses amis. Les « informations » contenues dans les sources dissimulent plus qu'elles ne révèlent la signification capitale de cet événement. L'amateur de roman historique ne peut alors qu'être dérouté par une telle entrée en matière qui se montre plus soucieuse de provoquer le rire et de créer le suspense que d'installer le lecteur dans l'atmosphère d'une époque. La rétention de l'information essentielle à la compréhension procède de la déconstruction dans la mesure où elle diffère le sens en un point ultérieur au présent du texte7. Le lecteur se voit donc privé d'un savoir partagé par tous les personnages de la diégèse, ce qui ne peut qu'augmenter son impatience d'apprendre enfin la vérité. Or, un texte répertorié aux Archives Nationales ne s'avère pas plus instructif qu'un pamphlet signé Etienne qui dit tout,mais qui ne fait que confirmer ce que les Parisiens savaient déjà8: [...] un certain Pierre Lamin [...] avait constaté (Archives Nationales, E XIX, a 134) que les gens déclaraient « les uns et les autres, comme s'ils s'étaient donné le mot », qu'ils n'avaient point d'argent chez eux. (Trad. p. 8, Ed. all. p. 8)

8 Dans cet exemple, la voix du narrateur relègue au second plan celle du témoin, ce qui illustre la dilution du sens lors de son colportage et de son filtrage par différentes sources d'information. Il faut par ailleurs noter l'effet hautement comique du passage cité entre guillemets, alors que sa teneur en information est nulle. Suit le récit d'une aristocrate, madame d'Ouchy, qui relate le départ précipité de sa famille résignée à fuir la capitale le 11 novembre 1642. D'une part, ce témoignage n'apporte rien de nouveau, puisqu'il émane d'une personne ignorant les faits qui ont provoqué ce départ, d'autre part il ne constitue qu'une mince anecdote, elle-même en partie abrégée et résumée par l'éditeur de ces mémoires rédigés vingt ans après les événements relatés. En outre, ce texte fut publié, nous dit-on, en 1892, soit deux cent trente ans après sa rédaction. Ce double décalage temporel est de toute évidence une mise en cause du travail des historiens dont les méthodes d'investigation sont tournées en dérision. Non seulement le narrateur souligne le caractère anecdotique de ce témoignage, qui est d'autant plus sujet à caution que les « papiers personnels » de madame d'Ouchy ont fait l'objet d'une sélection par leur éditeur, et ne constituent donc pas une source directe et intégrale, mais il se rit aussi de la vulgarisation de l'histoire au XIXe siècle : l'engouement du public, et des auteurs, pour l'autobiographie ou la petite histoire anecdotique sont ainsi tournés en dérision.

9 L'accumulation incongrue de toutes ces références se lit a posteriori comme la chronique d'un non-événement annoncé à grand renfort de moyens, mais dont on ignore toujours la nature.

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[...] car la Saint-Martin était passée et rien ne s'était produit (Ibid., p. 9, Ed. all. p. 7)

10 La révélation différée des faits aboutit donc à une vacuité du sens. Le lecteur est confronté à un récit, qui s'autodétruit dans la mesure où il annonce un non-événement. Mais sa curiosité est paradoxalement maintenue en éveil par ce qui s'avère être un non- récit et il brûle de savoir pourquoi les événements annoncés, quels qu'ils soient, n'ont pas eu lieu.

11 Le narrateur présente ensuite une nouvelle série de sources qui atteste du non- événement tel qu'il fut enregistré par ses contemporains. Une fois encore, la prétention à l'objectivité est simulée par la juxtaposition de coupures de presse destinées aux deux classes antagonistes de la société française d'alors, à savoir la Gazette de la courpour la noblesse et la Gazette de Francepour le Tiers-Etat. Or, si l'on se réfère aux faits rapportés dans les chapitres suivants du roman, on s'aperçoit qu'aucun des deux journaux ne permet à ses lecteurs de comprendre le sens des événements évoqués, lesquels sont traités comme de simples faits divers. La Gazette de la cour mentionne bien une émeute aux abords de l'hôtel Lavan, mais ne dit mot sur les deux victimes, ni sur l'enjeu de ce soulèvement populaire. En outre, elle met l'incident sur le même plan qu'un duel entre deux aristocrates, chose fort courante à l'époque. Ce faisant, elle le banalise. Quant à la Gazette de France,elle satisfait le goût du roturier pour la sensation en relatant des faits divers, mais elle ne fait aucune allusion au soulèvement avorté du peuple de Paris dont elle veut, de toute évidence, ménager la susceptibilité, à moins que la censure ne lui ait imposé le silence. Le narrateur pousse la dérision jusqu'à relativiser l'intérêt des sources citées qui n'ont pas rempli leur fonction et ne rapportent que des incidents mineurs qui faisaient partie, dans le Paris de Richelieu et de Louis XIII, des choses quotidiennes(p. 9, Ed. all. p. 7).

12 L'historiographe amateur ne s'avoue pas pour autant vaincu et va, dans un troisième mouvement, orienter sa recherche vers la réception du non-événement aux époques qui lui ont succédé. C'est la mémoire populaire qui va garantir une longue vie au souvenir de la Saint-Martin 1642 et assurer son entrée dans la légende grâce aux chansons de rue, aux feuilles imprimées, ou aux impromptus de comédiens ambulants. Le narrateur note, non sans ironie, les mutations de sens subies au fil du temps par cette date, qui devint au XVIIIe siècle la Saint-Glinglin,jusqu'à sa dernière évocation dans les Mémoires, correspondance et ouvrages inédits, Paris, 1830de Diderot. La référence à ce nom illustre est de nature à légitimer la curiosité du lecteur qui sera cependant, une fois de plus, abusé par un narrateur plus enclin à brouiller les pistes qu'à se livrer à une analyse scientifique de la source proposée. L'âge du philosophe permet de déduire que le document cité date de 1738, c'est-à-dire d'une époque à laquelle Diderot n'avait encore rien publié ! Pour un lecteur non-spécialiste, cette date n'a certes rien de choquant et renforce l'effet de vraisemblance. Le lecteur cultivé peut-il conclure à la négligence de l'auteur ? Non, car Perutz fait preuve ici d'une désinvolture affichée en suggérant une date dont il sait qu'elle s'effondrera après vérification. Donc, ce référent historique se donne a posteriorià relire comme un piège à retardement, comme une source inauthentique historiquement fausse. Il s'agit du commentaire qu'inspira à Diderot l’exécution barbare de l’assassin Saulnier (p. 10, Ed. all. p. 8) et dans lequel l'évocation de la Saint-Martin prend une dimension prophétique : cette date, que l'écrivain projette dans le futur, devient en effet pour lui symbole de liberté

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d'expression et de justice, ce qui autorise le lecteur à voir dans les réflexions du philosophe des Lumières une allusion à la Révolution Française de 1789 : Que puis-je faire d'autre que d'attendre une nouvelle Saint-Martin qui devra nécessairement se produire un jour et qui transformera le monde de fond en comble, (p. 10, Ed. all. p. 8)

13 Tout en remettant en cause, comme nous le verrons plus tard, la pertinence d'une telle mise en perspective de l'histoire, le narrateur illustre la dissémination du sens d'un signe, ici la date du 11 novembre 1642, à travers sa réinterprétation à différentes époques. Ce que Diderot déplore, face à la barbarie de son temps, c'est justement l'avènement différé de ce que représente pour lui la Saint-Martin. Le sens dont il investit cette date renvoie à la fois au passé, dont il tire sa substance, et à un avenir meilleur censé l'enrichir d'une nouvelle charge sémantique. Le lecteur, pour sa part, reste totalement étranger à ces spéculations. Elles demeurent sibyllines pour lui dans la mesure où il ne connaît ni les acteurs, ni les faits auquel renvoie sans arrêt le récit. Il n'en reste pas moins que la référence d'un précurseur illustre de la Révolution française à ce qui est déjà identifié comme un non-événement relève de la dérision.

14 Puis arrive l'instant tant attendu par le lecteur où la signification du 11 novembre 1642 va lui être enfin révélée. Le narrateur se plaît cette fois à évoquer en passant, et sans les citer textuellement, des sources sérieuses ou des travaux scientifiques dont il souligne la banalité alors qu'ils sont les seuls à faire toute la lumière sur le complot de Richelieu contre la noblesse de France : Des documents qui dormaient depuis des siècles dans l'obscurité des Archives ont été mis à jour [...]. Il n'est pas nécessaire de renvoyer aux études de d'Avenel, de R. Perkins et de D. Rocas. (pp. 10-11, Ed. all. p. 8)

15 Le narrateur se distancie donc avec ostentation de l'historiographie officielle dont les travaux ont consisté, selon lui, à démontrer une évidence. Ce faisant, il précise les limites de la fiction historique qui se situe à l'écart de l'activité scientifique et n'est pas soumise à l'obligation de vérité. En nommant enfin le cardinal de Richelieu comme le commanditaire de la révolution avortée, le récit laisse entendre à son décrypteur que l'information tant attendue va enfin lui être révélée. Cependant la déconstruction poursuit son œuvre en différant à nouveau le sens dans un ailleurs du texte. Le narrateur reprend le jeu subversif de l'énumération des sources fictives. Celles-ci sont censées confirmer la thèse du projet sanguinaire du cardinal puisqu'elles émanent des proches de l'ecclésiastique qui ont été initiés au « secret des Dieux ». Or, comme précédemment, le lecteur est frustré car les « témoins », muselés par l'obligation de discrétion, ou anéantis par la cruauté d'un tel complot, se contentent d'allusions évasives et laconiques qui sont cependant citées littéralement. En vérité, ces sources masquent plus qu'elles ne dévoilent. Elles nimbent le projet de Richelieu d'un halo d'irréalité et de légende qui est aussi celui de la fiction littéraire en gestation. Après avoir simulé l'enquête dans toutes les couches sociales, puis à différentes époques, le récit feint de toucher finalement au cœur de la vérité en recueillant l'information à la source première, à savoir sous la plume du cardinal. Et cette parole ne saurait d'autant moins être mise en doute qu'elle est inscrite dans la bible du prélat :

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« Je ne vois pas d'autre chemin que celui-ci. Quel qu'en soit le résultat, fortune ou adversité, je veux en prendre ma part. » Ces mots se trouvent en marge du vingtième verset du Livre des Juges qui raconte l'extermination des descendants de Benjamin. (p. 13, Ed. all. p. 10)

16 Or, l'exégèse d'une annotation aussi évasive que celle-ci, par le recours à un passage de la Sainte Ecriture, ne va pas sans poser quelque problème. Il est en effet malaisé de déterminer après coup quel texte éclaire l'autre, d'autant plus qu'une annotation manuscrite est habituellement le commentaire du texte imprimé auquel elle est juxtaposée, et non l'inverse. Le mystère reste donc entier, ce qui n'empêche pas le narrateur de réitérer son interprétation du non-événement de la Saint-Martin comme l'échec de la première tentative de révolution en France. Le repérage du sens à partir des divers documents insignifiants dévoile l'intention parodique du roman qui se rit de la pratique hypertextuelle de l'historiographie. L'accumulation de sources, dont chacune illustre un point de vue différent et subjectif sur un même fait, ne contribue pas à faire toute la lumière sur les événements évoqués. Elle matérialise la dissémination du sens. Par ailleurs, celui-ci est constamment différé d'un moment à l'autre de l'histoire de France, ainsi que vers un avenir du texte de façon à suggérer au lecteur que le message du roman et la vérité sur le 11 novembre 1642 vont lui être révélées par l'intrigue qui se noue au chapitre deux.

L'opacification de l'histoire

17 L'exposition du plan de Richelieu en fin de chapitre 1 permet de faire entrer en scène les actants de l'intrigue et de préciser le rôle de la fiction par rapport à l'histoire. Il est clair que Perutz congédie d'entrée de jeu l'histoire telle qu'elle est relatée par l'historiographie. Le projet paradoxal du cardinal, qui nous est présenté ici, se nourrit certes du conflit permanent, attesté par les textes, entre l'homme politique et la noblesse française de l'époque, mais Perutz s'autorise quelque liberté par rapport aux faits : transformer en champion du républicanisme celui qui a lutté toute sa vie pour renforcer la monarchie absolue a, en effet, de quoi heurter les esprits rationalistes épris de vérité historique. Celle-ci importe peu pour Perutz qui la remet en question en greffant la fiction sur les zones d'ombre de l'histoire : C'est un des grands mystères de l’évolutionde l'humanité que la Révolution française n'ait éclaté qu'en 1789. (p. 13, Ed. all. p. 10, souligné par nous J.-P. C.)

18 L'écrivain délimite son territoire en marge de l'histoire officielle. En rapprochant différentes époques et différents faits qui n'ont apparemment rien en commun, il précise sa conception du roman historique : celui-ci devient un terrain d'expérimentation avec les données de l'histoire, un jeu de déconstruction des signifiés habituellement projetés sur celle-ci.

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19 L'annonce du dénouement de l'intrigue en début de roman s'inscrit dans cette stratégie qui sape les fondements de toutes les certitudes : le mystérieux échec des idées révolutionnaires de Richelieu remet en question la conception téléologique de l'histoire comme processus évolutif, et transforme cette dernière en énigme que seul le roman peut résoudre en nous révélant les causes du non-événement. On peut donc enregistrer un déplacement de l'intérêt du lecteur programmé par le texte : il ne s'agit plus de savoir, comme dans un livre d'histoire, ce qui s'est produit, mais de comprendre pourquoi l'histoire ne s'est pas déroulée autrement qu'elle ne l'a fait. Perutz s'installe donc dans un carrefour narratif de son récit9. Celui-ci ne se donne plus à lire comme une reconstitution historique, mais comme une fiction qui s'épanouit dans un repli de l'histoire.

20 Dès le deuxième chapitre, l'anecdote supplante la « Grande Histoire » et passe au premier plan. Le personnage fictif de Turlupin, un modeste barbier, occupera le devant de la scène jusqu'à la conclusion du récit. Fait d'autant plus significatif que ce bouffon de comédie, que rien ne prédestinait à entrer dans l'histoire, va infléchir le destin de la France, sans le savoir. Comme toujours chez Perutz, l'histoire échappe à ses prétendus acteurs, c'est à dire à ses « héros », et s'accomplit en marge du pouvoir. Ce sont donc les petits faits, comme l'ambition sociale d'un pauvre roturier, et ses efforts désespérés pour se faire admettre dans le grand monde, qui parasitent l'histoire pour alimenter la fiction. Il n'est donc pas étonnant que le roman se termine par l'évocation de petites gens, comme le voleur Jacques Maugeret, et la veuve Sabot dont la vie quotidienne renvoie à celle qu'aurait pu mener Turlupin, et n'a en rien été modifiée par l'avortement de la révolution. L'échec des projets du titan Richelieun'est que l'écume des choses. Néanmoins les aventures du barbier ne sont pas de nature à donner un sens à ce chapitre trouble de l'histoire.

21 Plus le lecteur avance dans le récit focalisé sur Turlupin, plus il est confronté à des énigmes, car son degré de savoir et de compréhension des faits n'excède pas celui du personnage principal à l'esprit borné qui est aveuglé par sa subjectivité. La reconstitution de la vérité n'est donc pas secondée par une instance de narration auctoriale qui pourrait confirmer ou infirmer la version des faits de Turlupin. Aussi le lecteur tâtonne de question en question : de qui célèbre-t-on les obsèques dans l'église où Turlupin s'est rendu par erreur ? Pourquoi madame de Lavan fixe-t-elle le barbier avec insistance ? Est-elle vraiment sa mère ? Turlupin parviendra-t-il à se faire reconnaître comme son fils illégitime ? Tout comme le premier chapitre l'avait laissé entendre, le « roman d'histoire » se mue en roman à suspense dont les péripéties maintiennent la curiosité du lecteur en éveil. Cette irrévérence à l'égard du roman historique classique ne fait pas pour autant du texte pérutzien un pur produit de la Trivialliteratur. Les énigmes et le suspense sont mis au service de la déconstruction. Cette dernière remet en question les théories préconçues qui président à l'interprétation de l'histoire.

22 Loin de renforcer les certitudes, le roman pérutzien cultive l'ambiguïté et joue sur la confusion et le malentendu. Turlupin commet sa première erreur lorsqu'il se méprend sur l'identité de celui dont on célèbre les obsèques en l'église des Trinitaires. Alors qu'il est persuadé d'assister aux funérailles d'un mendiant auquel il n'a pas fait l'aumône avant sa mort, il croit identifier en la duchesse de Lavan, l'épouse du défunt, sa mère qui le regarde fixement parce que, s'imagine-t-il, elle reconnaît en lui le fils illégitime qu'elle aurait abandonné à sa naissance. Ce malentendu sera à l'origine de tous les

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événements ultérieurs. Aussi peut-on dire que la Révolution française a été retardée de cent quarante sept ans parce que Turlupin s'est mépris sur le nom d'un défunt dont on célébrait les funérailles. Par ailleurs, l'identité des actants de l'intrigue est sujette à des fluctuations : parce qu'il refuse ses basses origines, Turlupin se persuade qu'il est l'enfant illégitime d'une aristocrate. Pour parvenir à ses fins et s'introduire dans l'hôtel de Lavan, il usurpe l'identité d'un gentilhomme dont on vient de lui apprendre la mort. Quant à Saint-Chéron, le chef de la rébellion qui défend les intérêts de Richelieu, il se fait lui-aussi passer pour un autre et fréquente le salon du barbier sous le nom de monsieur Gaspard. La tranche d'histoire relatée dans ce roman est donc présentée comme une mascarade : chacun se dissimule à son adversaire et ne l'identifie pas clairement, de telle sorte que les enjeux de l'affrontement des deux camps adverses ne sont pas nettement repérables ni repérés.

23 L'antihéros Turlupin incarne à ses dépens l'aveuglement qui préside à la marche de l'histoire. Contrairement au personnage du roman réaliste, il ne possède aucun des attributs du héros moyen (mittlerer Held)défini par Lukács10. Le barbier n'est en effet ni un type, ni un résumé d'histoire. C'est un être sans identité stable qui traverse les événements sans les comprendre, puis meurt dans l'anonymat. Il ne représente aucun groupe social. Il n'agit qu'au nom de ses intérêts personnels qui sont contraires à ceux de sa classe. Le clivage de son moi le rend prisonnier de ses rêves de gloire et substitue à la réalité un monde chimérique dans lequel il croit accéder à la reconnaissance sociale en levant tous les obstacles qui le séparent de l'aristocratie. Cependant le double programme narratif11 dans lequel il est engagé condamne son agir à l'échec. L'action conjonctive de Turlupin (assurer la victoire au camp révolutionnaire qui représente les intérêts de sa classe) est contrecarrée par sa motivation personnelle (être reconnu comme aristocrate de naissance). Le passage d'un programme narratif à un autre entraîne une inversion de l'Adjuvant et de l'Opposant sur l'axe secondaire du pouvoir : sur le plan des intérêts individuels, le barbier est secondé par la noblesse (son Adjuvant) et menacé par Saint-Chéron (son Opposant) qui sert la cause de la plèbe. Sur le plan politique, Turlupin, qui se fait passer pour monsieur de Josselin, devient l'allié de Saint-Chéron pour espionner les aristocrates dans l'hôtel de Lavan. Donc, le perruquier pourrait choisir entre la rébellion, dont le triomphe rendrait caduque son ambition sociale, ou la contre-révolution au prix d'une trahison des intérêts de sa classe. Or, l'ironie du récit réside dans le fait que Turlupin ne fait aucun choix lucide dans la mesure où ses actes ne sont pas dictés par une conscience politique, mais par l'opportunité du moment. L'enjeu de l'histoire n'est donc pas de nature idéologique, et ce n'est pas la quête d'un sens qui préside au devenir historique. Perdant quelle que soit l'issue de l'affrontement des forces en présence, Turlupin se condamne à l'échec, il meurt pour rien comme il a agi pour rien : la duchesse de Lavan, qui est aveugle depuis son enfance, ne l'identifie pas comme son fils. Cependant sa cécité ne l'empêche pas de voir la vérité avec ses mains : celles-ci détectent, en explorant les traits du défunt Turlupin, un visage bien commun (p. 180, Ed. all. p. 149). qui ne peut être celui d'un gentilhomme. Un voyant aveuglé, une aveugle voyante, tels sont les ambiguïtés et les paradoxes avec lesquels s'écrit l'histoire, mais qu'aucune dialectique ne permet de dépasser.

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L'histoire comme turlupinade

24 Le traitement de l'histoire dans Turlupinéquivaut à une fin de non recevoir pour le rationalisme qui, au cours du siècle précédent, s'est efforcé de détecter un sens et d'isoler une vérité à partir de l'observation du devenir historique. Par son refus de la conceptualisation, Perutz fait œuvre de déconstruction de l'histoire qu'il ne considère pas comme une totalité homogène de signifiés. Sa stratégie narrative prend le contre- pied de 1'historicisme qui avait fait du progrès et de la causalité les deux notions-clés de son activité herméneutique.

25 A l'idée de progrès, Perutz oppose celle de stagnation en multipliant les attaques contre la conception d'une histoire en marche vers un monde meilleur. Comme dans tous ses « romans historiques », l'action se situe à un moment de crise de l'histoire. Elle a pour cadre le déclin du pouvoir de Richelieu fragilisé par les intrigues de l'aristocratie. Le parallèle audacieux avec un épisode antérieur, la Saint-Barthélémy (p. 10, Ed. all. p. 8), et une étape ultérieure de l'histoire de France, la Révolution (p. 13, Ed. all. p. 10) ôte toute dimension de progrès à la Saint-Martin de l'année 1642. La comparaison avec la Saint-Barthélémy, pour justifiée qu'elle soit, évoque davantage une recrudescence du despotisme barbare de l'état qu'un bon en avant vers la démocratie républicaine. Quant à l'évocation de la Révolution de 1789, et à l'étude circonstanciée des similitudes entre les deux époques, elles suggèrent l'interchangeabilité des acteurs de l'histoire et l'éternel recommencement inscrit dans le devenir historique : En 1642, la France était mûre pour la grande révolution. La conjonction de personnes, d'idées et de circonstances particulières qui on conduit à la chute de la royauté à la fin du XVIIIe siècle existait dès 1642. (p. 13, Ed all. p. 11)

26 Cette phrase est une construction en miroir. Elle effectue une boucle qui se referme sur elle-même avec, comme point aveugle, un non-événement. Le piétinement de l'histoire est ainsi suggéré. D'autre part, affirmer que la Révolution française aurait pu avoir lieu 147 ans avant la date connue, car toutes les conditions étaient réunies pour cela, revient à dire que le cours des événements est livré au hasard. Autrement dit, la Révolution française aurait tout aussi bien pu ne pas avoir lieu en 1789. Mais le travail de sape orchestré par Perutz est encore plus subversif qu'il n'y paraît à la première lecture. Par le jeu des comparaisons et de la dissémination du sens, deux épisodes, que les historiens ont coutume de situer aux antipodes l'un de l'autre, à savoir la Saint- Barthélémy et la Révolution française, se voient juxtaposés et évalués, voire dévalués par ce rapprochement. L'écriture de Perutz suggère des parallèles, fait circuler et évoluer le sens d'une époque à l'autre, elle crée de nouveaux réseaux de signification afin de mettre en évidence l'ambivalence de tout processus historique.

27 L'évocation du représentant de la pensée rationaliste qu'est Diderot relève du même esprit : l'idéalisme naïf du philosophe des Lumières est mis à la dure épreuve de la réalité : Si Diderot avait pu se douter du mystère effrayant que cachait cette tournure, il n'eût certainement pas écrit ces mots, lui qui rêvait d'un renouveau sans effusion de sang, d'une révolution des esprits, (p. 10, Ed. all. p. 8)

28 Cette phrase est une mise en abyme12 de tout le roman : Diderot évoque le renouveau auquel il aspire sans se douter que celui-ci ne se manifestera pas sous la forme souhaitée. De la même façon, le récit qui annonce un non-événement se clôt sur lui- même et se prive de tout avenir. Perutz se sert du représentant d'un optimisme et

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d'une foi dans le progrès, qu'il ne partage pas, pour dénoncer les violences de la Révolution française. Il met en évidence l'opacité de la langue qui se traduit par l'ébranlement de l'identité du mot « révolution » lors de son utilisation dans des contextes hétérogènes. Le cheminement de l'histoire de France entre la Saint- Barthélémy et la Révolution de 1789 n'illustre donc pas le processus dialectique qui conduit à l'actualisation de l'esprit au sens hégélien, mais plutôt l'éternel retour de la volonté de puissance qui se dissimule sous l'apparence du progrès.

29 D'autre part le moment décisif que représente le 11 novembre 1642 pour l'avenir du peuple français n'est pas chargé de la signification messianique que prêtent Nietzsche et Benjamin13 à l'instant historique. En effet, l'irruption de Turlupin dans l'histoire ne correspond pas à une prise de conscience des virtualités illimitées de l'instant, pas plus qu'elle ne signifie une rupture radicale avec le passé. Elle pérennise au contraire l'ordre établi, garant de la monarchie absolue, qui présidera au destin de la France pendant encore un siècle et demi.

30 Pas plus que l'histoire témoigne du progrès de l'humanité, elle n'est régie par les lois de la causalité. Dans Turlupinl'enchaînement des événements échappe à toute logique préétablie selon laquelle le présent résulterait du passé et serait une transition vers l'avenir par une relation de cause à effet. L'acte « héroïque » du barbier n'est pas la conséquence logique des événements qui l'ont précédé, pas plus qu'il n'illustre la continuité du sens et sa circulation d'une époque à l'autre. Comme nous l'avons vu, c'est un quiproquo, non sa lucidité, qui a conduit Turlupin dans l'église des Trinitaires où son destin a basculé. Par ailleurs, ce n'est pas une conscience politique ancrée dans son époque qui déclenche le processus historique : tandis que l'aristocrate Saint- Chéron choisit le camp de la rébellion, le roturier Turlupin devient l'artisan de la contre-révolution. Si le perruquier ne trahissait pas lui aussi la cause de sa classe, le combat de son adversaire pourrait être interprété comme allant dans le sens de l'histoire. Or le chassé-croisé annule cette lecture. L'inversion des rôles va à l'encontre de toute logique de l'histoire, d'autant plus que l'aveuglement préside à l'affrontement des deux camps : Ils se reconnurent. Et pourtant, ils ne se reconnurent pas. Le vicomte de Saint-Chéron voyait le perruquier Turlupin qui lui rasait la barbe toutes les semaines, sans se douter qu'il avait en face de lui la noblesse d'épée de France [...]. Turlupin, lui, voyait le commis d'un marchand de tissu de la rue des Apôtres, monsieur Gaspard [...] et il ne savait pas qu'avec l'homme dont son poignard frappait la poitrine s'effondrait aussi la révolution qui ne se relèverait que cent cinquante ans plus tard. (p. 178, Ed. all. pp. 147-148, souligné par nous, J.-P. C.)

31 Le sort d'une nation est ici entre les mains d'acteurs qui n'identifient pas l'adversaire et ignorent les tenants et les aboutissants du combat. Non seulement l'acte « héroïque » de Turlupin n'est que la conséquence d'une méprise, mais il est en réalité dicté par la peur d'être reconnu par monsieur Gaspard qui pourrait faire échouer son projet personnel. La déconstruction de la notion d'« héroïsme » s'opère à un triple niveau : la non-identification de l'adversaire, la dichotomie du voir et du savoir ainsi que l'immobilisation de l'histoire ôtent tout pathosà cette scène et font basculer l'action de Turlupin dans le grotesque. Comme le remarque monsieur Coquereau en conclusion :

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Dieu, à l'instar des grands seigneurs, s'est peut-être offert une bonne journée aux dépens d'un simple d'esprit (p. 184, Ed. all. p. 153). L'assimilation du « héros » à un histrion fait écho au commentaire introductif du narrateur à la fin du chapitre un. L'épisode d'histoire qui vient de nous être conté se résume donc à la « victoire » d'un bouffon sur le titan Richelieu.Les événements échappent à ceux qui sont censés les maîtriser. Ils deviennent le jouet d'un destinqui n'est rien d'autre qu'un mot creux plaqué sur l'absurde pour masquer le non-sens de l'histoire : Le destin en décida autrement. Le destin suivait son propre chemin. La vieille France, vouée à la mort, devait une fois de plus triompher des idées d'un temps nouveau. Le monde n'allait pas être frustré de l'éclat du règne du Roi-Soleil. (p. 16, Ed. all. p. 12)

32 La définition du destin présupposée par cette assertion bat en brèche les notions métaphysiques de nécessité et de finalité pour s'annuler elle-même : le destin invoqué ici par le narrateur n'obéit pas à une logique qui orienterait le cours des événements. Si l'évolution historique condamne l'Ancien Régime au profit de la modernité de la pensée révolutionnaire, le destin œuvre à contre-courant. De la même façon, la victoire de la monarchie absolutiste de droit divin sur les idées progressistes est un anachronisme dans l'histoire mondiale(p. 13, Ed. all. p. 10). Aussi le vocable de destin relève ici d'une imposture de langage. Celle-ci dissimule que l'histoire n'obéit à aucune loi, mais qu'elle est livrée à un hasard aveugle. Dans cette même perspective, la Révolution française aurait pu avoir lieu 147 ans plus tôt, comme elle aurait pu ne pas avoir lieu du tout. Le règne de Louis XIV n'est qu'un accident de l'histoire quoi qu'en pensent ceux qui le considèrent comme l'aboutissement et l'apogée du système monarchique français.

33 Si la contingence préside au devenir du monde, quels enseignements peut-on tirer de l'histoire ? De toute évidence, la date-clé du 11 novembre n'a pu qu'induire des rapprochements avec le 11 novembre 1918 dans les esprits des contemporains de Perutz. On sait que le romancier lui-même fut séduit un bref instant par l'expérience social-démocrate qui marqua les premières années de la République autrichienne. Or, lorsque Perutz écrit Turlupinen 1923, la social-démocratie est écartée du pouvoir depuis trois ans et la crise économique, qui secoue l'Autriche, n'est pas encore maîtrisée par Seipel. L'échec de la révolution de 1918 ne serait-il donc qu'une répétition de la révolution avortée de 1642 ? Le ton grotesque du roman et le libre jeu avec les données de l'histoire incitent le lecteur à la prudence et le dissuadent de pousser trop loin la comparaison. Néanmoins le choix de la date n'est pas innocent et la stratégie déconstructioniste du roman prend également pour cible l'histoire récente par le biais du parallèle suggéré. Cependant, contrairement à ses prédécesseurs ou à ses contemporains, Perutz ne présente pas l'étude du passé comme un moyen d'orientation dans le présent. Comme nous venons de le voir, l'histoire n'a, selon lui, aucun message à délivrer. Pas plus que le présent ne se nourrit du passé, il ne constitue, par rapport à lui, une étape signifiante vers un avenir meilleur. La mise en perspective de l'histoire par la référence aux idéaux républicains de 1789 et le triple niveau de temporalité du roman (1642/1789/1918) font apparaître le scepticisme de l'auteur quant à la perfectibilité des institutions humaines.

34 L'originalité et l'attrait de la pensée sceptique à l'œuvre dans Turlupinréside dans le ton de la farce. Celle-ci utilise le rire comme arme contre les certitudes et le dogmatisme qui président à l'analyse des faits historiques. La démarche déconstructioniste de

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Perutz prend trois aspects de l'activité herméneutique pour cible : l'étude des sources, le repérage des idéologies et des enjeux politiques, la philosophie de l'histoire. La juxtaposition de sources diverses illustre davantage la subjectivité des acteurs de l'histoire que la fiabilité et la teneur en informations de leurs témoignages. Ce constat aboutit à un resserrement du texte sur l'anecdote qui est censée révéler le sens caché d'une énigme historique. Or, l'intrigue du roman met en évidence les intérêts personnels qui priment sur les enjeux politiques et président à la marche aveugle de l'histoire vers un avenir indéterminé. Aussi, toutes les interprétations proposées par la philosophie de l'histoire deviennent caduques dans la mesure où l'évolution historique n'est régie par aucune loi, mais présente les signes caractéristiques d'une bouffonnerie.

35 La stratégie narrative de Perutz prend les allures d'une farce qui consiste à différer la révélation du sens, pour finalement nier la présence de celui-ci. Ainsi notre auteur s'insurge par le rire contre l'herméneutique totalisante en quête de sens ultime. Il plaide, par ailleurs, pour une lecture qui met au jour le contexte, c'est à dire les coulisses ou la périphérie de l'histoire, ainsi que les signifiés hétérogènes qui se dissimulent sous l'apparente transparence des faits et de leur interprétation.

NOTES

1. Il parut tout d'abord simultanément dans la Vossische Zeitung à Berlin et dans l'édition du soir de la Neue Freie Presse à Vienne de décembre 1923 à février 1924. Il fut ensuite publié en 1924 aux Editions Langen à Munich. 2. Cf. H. Aust, Der historische Roman, Metzler, Stuttgart, 1994, p. 65. 3. Cf. A. Döblin, Der historische Roman und wir (1936) 7, in Ausgewählte Werke in Einzelbänden, Bd 26, Walter Verlag, Ölten, 1989, p. 299. 4. Cf. G. Genette, Figures III, Seuil, Paris, 1972, pp. 105-115. La diégèse est l'univers spatio- temporel du récit. 5. Cf. Genette, pp. 105-115. Une prolepse est une anticipation du récit, l'annonce d'un fait à venir. 6. Ibid., pp. 90-105. L'analepse est l'évocation rétrospective d'un événement antérieur au présent du discours. 7. Cf. Jacques Derrida, La différence in Marges de la philosophie, Minuit, Paris, 1972, pp. 3-29. Le sens n'est jamais présent dans le signe. Celui-ci renvoie sans cesse aux significations antérieures et postérieures à son occurrence. 8. Nous nous référons dans cet article aux éditions suivantes : L. Perutz, Turlupin, Rowohlt, Hamburg, 1988. Traduction française de J.-C. Capèle, Le Livre de Poche, Biblio, Paris 1995. Trad. p. 8, Ed. all. p. 6. 9. Cf. C. Bremond, Logique du récit, Seuil, Paris, 1973. 10. Cf. G. Lukács, Der historische Roman, Probleme des Realismus, III, Luchterhand, 1965 et Balzac et le réalisme français, Maspero, Paris, 1969. Lukács définit le héros réaliste comme un type, c'est-à-dire un résumé d'histoire qui réunit en lui les caractéristiques de son époque et incarne les aspirations de la classe moyenne.

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11. Cf. A.-J. Greimas, Sémantique structurale, Larousse, 1966 et Du sens. Essais sémiotiques, Seuil, 1970. 12. Cf. L. Dällenbach, Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Seuil, Paris, 1977. 13. Cf. F. Nietzsche, Considérations inactuelles II, De l’utilité et des inconvénients de l'histoire, Gallimard, Coll. Folio/Essais, pp. 93-169. W. Benjamin, Über den Begriff der Geschichte in Illuminationen, Ausgewählte Schriften, Suhrkamp, Frankfurt/Main, 1977. Pour les deux philosophes, l'instant peut se muer en éternité. Pour qui sait déceler l'être qui se manifeste en lui. Ceci implique pour Nietzsche une attitude non-historique, c'est-à-dire l’art et la faculté d'oublier et de s'enfermer dans un horizon limité, ainsi qu'une démarche supra-historique par laquelle les sujets détournent le regard du devenir et le portent vers ce qui donne à l'existence un caractère d'éternité et de stabilité (p. 166). Pour Benjamin, on peut déceler dans l'instant le signe d'un arrêt messianique du devenir, d'une révolution potentielle dans la lutte pour le passé opprimé, (p. 260).

RÉSUMÉS

La modernité du roman Turlupin de Leo Perutz réside dans le traitement irrévérencieux et la mise en énigme de l'histoire. Sur le mode ludique, l'auteur déconstruit les systèmes interprétatifs qui prétendent fixer le sens de l'évolution historique. La stratégie narrative démonte les mécanismes de l'enquête historiographique : l'accumulation des sources dissimule paradoxalement plus qu'elle ne révèle. Les faits annoncés ne s'étant pas produits, la fiction romanesque relaye l'histoire et apporte la lumière sur l'avortement inexpliqué de la Révolution française de 1642. Le bouffon Turlupin traverse les événements sans comprendre les enjeux du conflit dans lequel il intervient par mégarde : ce sont les intérêts personnels, la confusion et l'aveuglement qui président à la marche de l'histoire. Perutz ne considère pas cette dernière comme une totalité homogène de signifiés. Il fait œuvre de déconstruction en prenant le contre-pied de l'historicisme et en opposant aux notions de progrès et de causalité celles de stagnation et de hasard. La mise en perspective de l'histoire fait apparaître l'éternel retour de l'identique. C'est une série de malentendus qui propulsent Turlupin au cœur de l'action et lui font inverser le cours des événements. Ceci réfute la théorie finaliste du devenir. Par ailleurs, l'intrigue du roman dément l'interprétation métaphysique qui fait du destin le moteur de l'évolution historique. Elle désigne l'absurde comme maître souverain du jeu et tourne en dérision tout décodage du sens de l'histoire.

Die Modernität des Romans Turlupinvon Leo Perutz liegt in der respektlosen Behandlung der Geschichte, die er als undurchschaubares Rätsel vorführt. Auf spielerische Weise dekonstruiert der Verfasser die Deutungssysteme, die den Sinn der geschichtlichen Entwicklung festzulegen meinen. Die Erzählstrategiezerlegt die Mechanismen der historiographischen Untersuchung: die angehäuften Quellen verschleiern paradoxerweise mehr, als sie enthüllen. Da die angekündigten Ereignisse ausbleiben, löst die Romanfiktion die Geschichte ab und bringt Licht ins unerklärte Scheitern der französischen Revolution von 1642.

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Der Narr Turlupin steht im Mittelpunkt des Geschehens, er versteht aber nicht, worauf der Konflikt hinauslauft, in den er aus Versehen eingreift: Eigennutz, Verwirrung und Verblendung bestimmen den Lauf der Geschichte. Perutz betrachtet letztere nicht als eine homogene sinnstiftende Ganzheit. Er betreibt Dekonstruktion, indem er den Historismus widerlegt und an die Stelle von Fortschritt und Kausalität Stillstand und Zufall setzt. Die perspektivische Darstellung der Geschichte bringt die ewige Wiederkehr des Gleichen zum Vorschein. Infolge einer Reihe von Mißverständnissen wird Turlupin ins Zentrum der Ereignisse gestoßen, von wo aus er den Handlungsverlauf in die diametral entgegengesetzte Richtung umlenkt. So wird die teleologische Auffassung von der Entwicklung widerlegt. Außerdem straft die Romanhandlung die metaphysische Deutung Lüge, nach der das Schicksal den geschichtlichen Prozeß vorantreibt. Sie verweist auf das Absurde als den souveränen Spielmeister. Damit wird jedwede Auslegung der Geschichte zur Lächerlichkeit.

AUTEUR

JEAN-PIERRE CHASSAGNE Université de Grenoble III

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L’Histoire revisitée À propos du roman historique romantique de Ricarda Huch Uber Ricarda Huchs romantische Geschichtsromane

Georges Ueberschlag

1 Les romantismes se tournent volontiers vers le passé, vers le monde qui fut et vers ses héros. Cela leur permet de trouver ailleurs des raisons d’espérer, de rendre moins hypothétique leur quête d’un nouvel âge d’or. L’histoire leur est donc à la fois un refuge et une école, un réservoir d’images et d’événements instructifs qui sollicitent l’imagination de celui qui cherche à reconstituer le passé.

2 Ricarda Huch, dont l’œuvre se situe dans le sillage du néo-romantisme allemand, n’a pas échappé à cette fascination de l’histoire. A cause d’un amour impossible et scandaleux, auquel elle ne voulait ni ne pouvait renoncer – elle était tombée éperdument amoureuse de son cousin et beau-frère Richard Huch, bel homme et avocat séduisant, de quatorze ans son aîné, mari de sa sœur Lily, un amour encouragé par un Richard dominateur, ils avaient même esquissé une fuite à deux vers d’improbables horizons sud-américains – elle est obligée par sa famille de s’exiler à l’âge de 23 ans.

3 Elle quitte donc le havre familial de Braunschweig et la relative opulence d’une famille patricienne, bien que sur le déclin, pour aller s’installer à l’étranger, à Zurich. Elle s’y inscrira aussitôt à l’université pour y faire des études d’histoire. C’était une étudiante à l’esprit critique, comme elle le souligne elle-même dans ses souvenirs «Frühling in der Schweiz», pleine d’admiration pour des professeurs dont elle ne partageait cependant pas toujours la façon de concevoir l’histoire. Les cours d’histoire du Moyen Age du professeur Meyer von Knonau, un aristocrate conservateur, et ceux d’histoire moderne du professeur Alfred Stern l’intéressaient particulièrement. Elle restera en relations avec ce dernier, bien qu’il fût un disciple de Ranke, que Huch récuse expressément, car, dit-elle, ce Ranke n’accordait d’importance en histoire qu’au « dessus du panier ». Plus tard, lorsqu’elle se documentera pour ses ouvrages ou ses romans historiques, il lui arrivera plus d’une fois de demander les conseils du professeur Stern. A l’âge de 27 ans, le 18 juillet 1891, elle passe son doctorat d’histoire en ayant choisi comme sujet « La Neutralité de la Confédération helvétique pendant la guerre de succession d’Espagne », devenant ainsi la première femme allemande à obtenir ce titre universitaire envié.

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4 Dès cette époque il est clair pour elle qu’elle deviendra écrivain, non seulement pour sublimer un amour dont elle continue à entretenir la flamme, mais aussi parce qu’elle ressent un besoin incoercible de créer. Pour gagner sa vie elle accepte d’abord de travailler à la Bibliothèque municipale de Zurich, où elle se familiarise avec les vieux documents, y trouvant une nourriture idéale pour sa passion de l’histoire.

5 Ses premières publications témoignent déjà de la double polarité entre laquelle évoluera toute son œuvre : fiction et histoire. «Ich liebte die Geschichte, écrit-elle, als den Stoff, in den meine Phantasie hineingriff1». Deux petites œuvres de jeunesse, «Der Bundesschwur» (1891), publié sous le pseudonyme de Richard Hugo, et «Evoë» (1892), présentent sous forme dramatique des sujets historiques tirés du Moyen Age et de la Réforme. Elles sont immédiatement suivies d’une nouvelle historique, «Die Hugenottin», (1893), dont l’action se passe au début du XVIIIe siècle.

6 L’histoire lui fournit des thèmes passionnants, des illustrations de cet abîme entre les êtres qu’elle vit dans sa chair et qu’elle cherche également à exprimer dans ses œuvres de fiction, dans ses poèmes, et en premier lieu dans le roman autobiographique de sa passion amoureuse «Erinnerungen von Ludolf Ursleu dem Jüngeren» (1892). Ce fut son premier grand succès. Mais la page de l’aventure avec Richard ne sera pas tournée pour autant2. Cependant, comme elle l’écrit à son mentor littéraire, l’écrivain suisse Josef Viktor Widman, au lieu de se contenter d’un amour platonique et lointain pour son cousin, elle préfère trouver une compensation dans l’art et la science3.

Une « nécessité intérieure »

7 Le roman historique sera-t-il alors une sorte de dédommagement, de remède pour une vie où les sentiments exaltants sont condamnés à couver en secret ? Pour justifier sa création, R. Huch ne s’est jamais souciée de considérations théoriques, et elle écrit encore moins pour suivre une mode. En effet, dans les années 1890, le roman historique était assez peu prisé. Après avoir connu quelques éloges avec Conrad Ferdinand Meyer notamment, il se trouvera relégué pour de longues années dans le domaine de la Unterhaltungsliteratur et de la Heimatkunst4.

8 Dans le choix de ses sujets, Ricarda Huch s’est toujours réclamée d’une sorte de « nécessité intérieure » – eine innere Notwendigkeit und Berufung – tout en sachant très lucidement que celle-ci aussi pouvait avoir des motivations et des causes très extérieures et très concrètes. Il y en a au moins deux, en l’occurrence, qui expliquent pourquoi Huch s’est tournée vers l’histoire. En premier lieu son besoin de trouver un ancrage dans la vie et une certaine stabilité après les ballottements de la jeunesse. «Ich sah auf einmal, écrit-elle à la première page de l’Ursleu Roman, dass es nichts und gar nichts gibt, was im Leben einen festen Stand hat. Das Leben ist ein grundloses und uferloses Meer; ja, es hat wohl auch Ufer und geschützte Häfen, aber lebend gelangt man dahin nicht. Leben ist nur auf dem bewegten Meer, und wo das Meer aufhört, hört auch das Leben auf... Häfen sind am Ufer, das ist das Jenseits5». Ce roman, qui est l’histoire d’une passion exclusive et le récit de la décadence d’une grande famille patricienne, est une catharsis pour échapper aux tortures et aux incertitudes d’une subjectivité exacerbée.

9 Dépassant son égocentrisme, Huch cherche à approfondir ses études d’histoire, à la rencontre d’un monde auquel se raccrocher, et c’est un deuxième facteur d’explication

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de cette nécessité intérieure dont elle se réclame. Celle-ci la pousse à se ressourcer au contact de personnalités entières et achevées, mais ses héros et leurs « gestes » – starke Gebärden – elle ne les trouvera pas dans le présent. D’où son manque d’intérêt pour la politique durant toute la première moitié de sa vie. Elle les trouvera, en revanche, dans le passé, dans un certain passé.

10 S’étant mariée, par sympathie affectueuse, avec un Italien, le Dr Ermanno Cecconi, dont la beauté latine la séduit, elle s’installe à Trieste, où la vie lui paraît bien monotone, « intellectuellement insipide », malgré la vivacité et la gaieté naturelle de la population. Elle se plonge donc dans l’étude de l’histoire de l’Italie moderne, encouragée par son ancien professeur de Zurich, Alfred Stern. Et là, elle trouve ce à quoi son cœur aspire, des formes d’existence qui répondent à l’idéal qu’elle porte en elle. Entraînée par le bonheur de cette découverte, elle se met à écrite les «Geschichten von Garibaldi» (1906, 1907), un récit épique de la lutte pour l’unité italienne dont Garibaldi est le guide et le héros. Ce récit, intitulé « roman », s’en tient assez fidèlement à la documentation historique, aux sources. Il n’y a aucune intrigue fictive ou romanesque autour de laquelle viendraient se greffer les faits et gestes des héros de l’indépendance. Lorsque certains critiques et éditeurs lui reprocheront que son livre n’est pas assez « divertissant et romanesque », au sens de la Unterhaltungsliteratur, bref pas assez populaire, Huch se montre très déçue, rétorquant qu’elle n’avait pas du tout eu l’intention d’écrire un vrai roman, ou un roman divertissant. Le mot roman figure cependant effectivement, de par la volonté de l’éditeur, en sous-titre sur la couverture du livre. Et il en sera de même pour son ouvrage suivant consacré à un autre héros du Risorgimento, «Das Leben des Grafen Federigo Confalonieri». Dans cette biographie romancée – présentée encore comme un roman – la fidélité aux événements de l’histoire est tout aussi rigoureuse que dans « Garibaldi ».

11 Le jeune et beau comte milanais Confalonieri avait été le chef de la rébellion contre l’Autriche. Pris dans les filets de la police, il fut condamné à mort. Au dernier moment sa peine est commuée en prison à perpétuité, et le martyre semble perdre son aura. Il passera onze années derrière les barreaux. Mais ce sont ces années-là, plus que son acte héroïque de résistance, qui donnent un sens à sa vie. Lui, l’homme d’action, est condamné à une inactivité totale. Il se livre alors à la dernière des batailles, la seule possible encore, celle qui consiste à se vaincre soi-même. Et le roman de Huch retrace fidèlement son évolution psychologique, l’histoire d’une âme, pour ainsi dire, qui va vers sa rédemption. Lorsqu’il est enfin libéré, il est devenu étranger au monde et à la vie, et passe parmi les siens comme un mort vivant. Mais la jeunesse italienne finira par se reconnaître dans son exemple, qui lui enseigne qu’aucune résistance n’est brisée tant que le cœur n’est pas brisé.

12 Cet ouvrage aurait pu prendre la forme d’un monologue dramatique, mais Huch a choisi le dialogue, non seulement pour donner vie à son récit, mais aussi parce que face à Confalonieri il y a les représentants du Mal, le juge d’instruction et surtout l’ombre du tyrannique empereur François I. A-t-elle donné ainsi une image authentique de son héros ? Ce problème-là, celui de la vérité historique, ne se pose pas pour elle en des termes très classiques, tout comme le souci de la bonne intrigue. Sa démarche consiste à présenter sciemment au lecteur une image de Confalonieri qui lui soit personnelle, découlant d’une conviction intérieure, et à la lui faire partager.

13 Bien sûr, elle n’ignorait pas le doute, ni parfois le découragement devant son entreprise. Etait-il possible, en fait, de saisir, de décrire la personnalité d’un être qui a

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vécu dans le passé, de reconstituer les événements qui l’ont entouré ? Elle rappelle qu’il y a de nombreuses représentations de grands génies comme Napoléon ou Goethe, et qu’aucune, ou presque, ne ressemble à l’autre. Car chacune correspond à la conception que l’artiste avait de son modèle, à l’influence qu’il en a subie. De sorte qu’il n’y a pas à vrai dire d’image objective possible. Le processus créateur dans le roman historique, c’est la poétisation d’une réalité donnée pour en saisir la finalité profonde, et non pas une imagination débridée à l’œuvre. Il serait donc faux de croire que Huch ne se sert de l’histoire que comme d’un prétexte ou d’un tremplin, à l’image de ce que Goethe disait un jour à Eckermann à propos du drame « Il comte di Carmagnola » (1820) de Manzoni : «Für den Dichter ist keine Person historisch, es beliebt ihm seine sittliche Welt darzustellen, und er erweist zu diesem Zweck gewissen Personen aus der Geschichte die Ehre, ihren Namen seinen Geschöpfen zu leihen.»

14 Telle n’est pas sa perspective, elle ne cherche jamais à faire « honneur » et encore moins à faire violence à l’histoire, par respect pour ce qu’elle est. Il faut chercher le sens au plus profond des événements, et non pas l’apporter comme un a priori. Herausdeuten, et non pas hineindeuten.

Le roman-tableau

15 La conversion à l’histoire s’est confirmée chez Huch au cours de son séjour à Trieste. Lorsqu’elle divorcera avec son premier mari pour épouser – enfin, et à sa grande et rapide désillusion ! – le bel amour de jeunesse, le cousin Richard, elle continuera à chercher un refuge dans la fréquentation du passé.

16 Cette fois-ci, c’est vers le Saint Empire Romain Germanique qu’elle se tourne, avec ses structures sociales en lutte et en devenir permanents. Mais assez curieusement elle choisit de décrire ce corps gigantesque dans sa phase de décomposition, dans un ouvrage monumental, «Der grosse Krieg in Deutschland».

17 C’est un des sommets de sa création littéraire, un livre de plus de 1200 pages qui comporte trois volumes intitulés : Das Vorspiel, Der Ausbruch des Feuers et Der Zusammenbruch. Il est classé, lui aussi, par l’éditeur et par les critiques, dans la catégorie du roman historique. Même Wilhelm Emrich, qui a dirigé l’édition des œuvres complètes de Ricarda Huch, présente l’ouvrage comme un roman. Huch cependant, qui se méfiait des étiquettes, avait prudemment évité ce terme. Son ouvrage comportait en sous-titre : «dargestellt von Ricarda Huch». Il s’agit donc dans son esprit d’une Darstellung, d’une présentation, d’un tableau. Et en effet, elle nous donne une peinture colossale sous forme de mosaïques, une symphonie époustouflante qui couvre un demi- siècle d’histoire allemande.

18 Son idée fondamentale en s’attaquant à cet ouvrage, elle l’a maintes fois répété, a été de donner une image de la fragilité et de l’inconstance de la vie, une autre image que celle de «Ludolf Ursleu». Mais dans l’un et l’autre, la conviction est la même : «es gibt nichts, was im Leben einen festen Stand hat». Pour illustrer cette idée, elle entreprend de nous donner une reconstitution poétique d’une catastrophe historique gigantesque, la décadence du Saint Empire. Ce n’est donc pas l’Empire dans son glorieux épanouissement qui séduit sa plume, mais l’Empire dans la phase tragique de son histoire.

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19 Le thème de la guerre de Trente Ans est évidemment très attractif pour un écrivain. Il avait déjà été traité par Schiller dans sa «Geschichte des Dreissigjährigen Krieges», et il sera repris après Ricarda Huch par Döblin et Golo Mann. Certes, il pourrait être tentant de comparer et de rapprocher ces œuvres. Mais tel n’est pas notre propos ici. Signalons simplement que Schiller, tout comme Huch, traite son sujet en poète. Mais son récit suit un tracé linéaire, comme dans un drame, alors que Huch l’aborde en poète épique, multipliant les détails pour ressusciter la vie. Il n’y a dans le livre de Huch – faut-il l’appeler roman, tableau ou épopée ? Ou les trois à la fois ? – ni ordre linéaire ni même ordre chronologique. Le récit fait d’ailleurs fi de la chronologie officielle de la guerre de Trente Ans. Il commence déjà en 1585 et ne se termine qu’en 1650, illustrant ainsi le fait que l’auteur ne décrit pas une guerre, mais la vie d’un peuple dans une époque de désintégration sociale.

20 «Der grosse Krieg in Deutschland» ne présente, à vrai dire, aucune intrigue, ni même de fiction véritable. L’auteur s’appuie exclusivement sur ses documents historiques, en leur donnant une forme romanesque6. Il n’invente aucun personnage. D’après son propre témoignage dans son essai «Geschichte und Gegenwart» (1932), Huch voulait renouveler au xxe siècle l’exploit des anciennes épopées – «ein historisches Geschehen auf moderne Art, aber im Sinne der alten Epen zu schildern, nämlich mit Hervorhebung der volkstümlichen Motive und eingebettet in die allgemeinen Vorstellungen des Volkes, also sagenhaft und mythisch7». Cet argument, donné a posteriori et avec la distance de l’âge, ne rend cependant pas compte de l’intention immédiate au moment où elle écrivait. S’il fallait conjurer le passé, c’était dans un but pédagogique, mais en aucun cas en l’actualisant, c’est-à-dire en prenant position dans les conflits politiques présents. Cette attitude d’engagement ne prévaudra, notons-le, que dans la troisième phase de sa création littéraire, à partir de 1933. Elle prendra alors clairement position, dans divers essais et dans sa monumentale «Deutsche Geschichte», mais jamais sous la forme allusive, déguisée ou romanesque. Ce qu’elle aura à dire alors, elle ne chargera pas des tiers de le dire.

21 Pour bien camper son sujet, Ricarda Huch nous raconte en ouverture de «Der grosse Krieg in Deutschland» la tragique histoire de Jakobe von Baden, jeune princesse catholique mariée contre son gré au duc protestant Jan Wilhelm von Jülich-Cleve, un homme dégénéré qui sombrera dans la folie. Enchaînée à un homme qu’elle détestait, cette femme, forte et « belle comme l’aurore », qui n’a pas pu donner d’héritier à la famille, se trouve au centre d’intrigues pour la succession et finit par être torturée et assassinée. L’intention de l’auteur est claire, il s’agit de montrer que la décomposition du monde commence par la décomposition des liens au sein du microcosme qu’est la famille, et que la femme en est la première et principale victime. Tout le livre est une longue succession de scènes historiques prises dans toutes les couches de la population, diverses et vivantes, d’où n’émerge aucun héros principal qui serait une sorte de garant de l’unité du récit. Il est donc à peu près impossible de le résumer, et le reproche d’excessif endettement que lui feront des critiques est sans doute assez facile, mais ne va pas au fond des choses.

22 Le véritable centre autour duquel gravitent tous les épisodes de ce roman-tableau, c’est la guerre elle-même, ou plutôt le peuple allemand qui en souffre et qui en est la victime, paysans affamés, bourgeois affolés, enfants ballottés, femmes battues et violées, soldats mourants. La pauvreté, matérielle ou morale, est leur commun dénominateur, et le récit de ces destins sacrifiés soulève la lancinante question de la

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justice sur terre. Les événements suivent une logique qui échappe à l’homme. La vie est un paradoxe, et les polarités exacerbées ne sont prêtes à aucun compromis.

23 Ce sont les idéaux « masculins » qui, aux yeux de Huch, rendent la guerre inévitable, la fidélité de l’homme à des principes abstraits ou à sa propre soif de puissance, alors que la femme apparaît rarement comme mauvaise. Même lorsqu’elle commet des crimes, on découvre que le mobile secret en est un amour excessif ou contrarié. Et surtout, la religion n’est ni son domaine spécifique, ni son apanage. La guerre n’est devenue guerre de religion qu’à cause de l’appétit de pouvoir des princes. Le refus de Huch d’une société menée par des idéaux qu’elle qualifie de masculins, explique d’ailleurs son antipathie viscérale pour le Reich bismarckien, honni et détesté comme «undeutsch».

24 Très peu de personnages de ce roman-tableau sont capables de s’élever au-dessus de la mêlée, surtout pas les princes. Huch nous en décrit trois, l’astronome Kepler, le compositeur Schütz et le poète Spee. Ils sont porteurs des intentions profondes du récit. Kepler refuse d’abandonner ses frères protestants et de se convertir au catholicisme pour de simples avantages matériels. Il sait que le Bien ou le Mal ne s’identifient pas à l’un ou à l’autre camp. Schütz, le musicien des dissonances qui se résorbent, sait que chaque note a son importance et peut trouver sa justification aussi bien dans la lumière d’une dominante qu’à son ombre. Quant au poète catholique Spee, il est l’apôtre d’un sentiment humanitaire qui dépasse les partis. «Il savait, écrit Huch, que Dieu était avec lui lorsqu’il soignait ceux qui souffrent et empêchait de nuire ceux qui torturent».

25 On peut évidemment se demander si la description compatissante des destinées tragiques qui jalonnent tout l’ouvrage, est compatible avec la nécessaire distance de l’historien qui veut faire vrai. Certes, il est toujours difficile de concilier le cœur et l’objectivité. Mais Huch la protestante ne s’identifie à aucun camp et cherche vraiment à donner une image honnête des divisions politiques, confessionnelles ou sociales de l’Allemagne du xviie siècle. Elle laisse le lecteur seul face au récit, et ne dispense ses sympathies que dans les nuances. Faire vrai, certes, mais que signifie ce précepte ? La description de la mort atroce d’une femme brûlée comme sorcière lui semble à ce propos plus révélateur de la réalité historique que celle de Wallenstein, par exemple.

26 La description de ce chaos événementiel qu’était la guerre de Trente Ans, courait évidemment le risque de devenir elle-même chaotique. Huch a su éviter cet écueil, autant que faire se peut pour un esprit romantique, grâce à son art de la composition et grâce à son style. Son art de la composition face à une telle montagne de documents historiques revêt un caractère musical. Dès le début elle crée un rythme du récit qu’elle maintient tout au long des pages, tout en y introduisant des variantes. Ce rythme réunit entre elles les phases du récit, aucune dominante ne s’impose vraiment, aucun personnage, tout est en devenir, et les notes résonnent à travers de longues pages. L’importance symbolique du simple fait divers par lequel débute le récit, le mariage de Jakobe von Baden en 1585 dans le château de Düsseldorf, n’apparaîtra que bien plus tard, sans qu’il soit nécessaire pour l’auteur de la souligner ou de l’expliciter.

27 Comme il s’agit d’événements historiques authentiques, le récit ne se perd pourtant jamais dans l’inconsistance. Des images d’une plasticité parfaite y foisonnent, et l’on a pu comparer la peinture – ou le tableau – que donne Ricarda Huch de la guerre de Trente Ans avec celle de Jacques Callot dans « Les misères de la guerre ». Callot est d’ailleurs un des rares Français, artistes ou hommes politiques, auquel Huch se soit intéressée.

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28 La langue de Huch atteint dans ce livre un des sommets de son art et concourt à lui conférer son unité de ton. Celle des chroniques anciennes, celle de Luther et de Grimmelshausen, celle du baroque de cour et celle du peuple lui ont fourni une foule d’expressions et de tournures dont elle use avec bonheur. Les personnages, lorsqu’elle leur donne la parole, parlent vrai. Wallenstein, Bernhard von Weimar, Gustav-Adolf laissent éclater leur tempérament propre, leur individualité, à travers les mots qu’ils utilisent. Et cela vaut tout autant pour le simple curé de campagne ou l’artisan de la ville. Ainsi naît une certaine illusion historique, ainsi le style domestique ce que les matériaux ont de fougueux et d’intempestif.

Les sources sont des textes

29 Si le récit historique se construit dans la fidélité aux sources, il faut bien admettre aussi qu’il n’y a pas d’Histoire sans littérature, c’est-à-dire sans narration ou représentation des événements. Les sources aussi sont des textes, dont il ne faut pas perdre de vue la dimension littéraire. Il ne peut y avoir de séparation stricte entre Histoire et littérature. L’intuition et l’imagination sont aussi nécessaires que la connaissance des faits, si l’on veut faire revivre le passé pour qu’il serve de leçon au présent. Huch ne pense pas qu’il suffise d’aligner des bribes d’information que les chercheurs peuvent glaner ça et là, pour faire un récit. Il faut en trouver le sens, en forger un tout qui puisse renaître sous les passions et aux yeux des vivants.

30 «Der grosse Krieg in Deutschland» est, certes, une réaction au phénomène de décadence spirituelle du monde moderne. L’évocation d’un passé révolu peut être instructive par elle-même, car en histoire il n’y a pas de cassure. L’histoire « globale » que Huch envisage, suppose, dans la perspective hégélienne, une cohérence et une continuité du monde que seul l’historien intuitif, le poète, peut découvrir et décrire. Que le monde ou que l’histoire puissent être absurdes, voilà une idée qui ne l’effleure même pas. La tentation de l’absurde, du nihilisme, à laquelle elle reproche à l’époque moderne de succomber, est justement celle contre laquelle elle s’élève avec le plus de constance.

31 L’intuition ne saurait évidemment construire sur du vide, elle exige une profonde familiarité avec les événements, les personnalités, une analyse objective, afin de faire apparaître dans la reconstitution, la Darstellung, les motivations cachées, le processus obscur qui donne vie à l’histoire. Si l’historien est un visionnaire, l’intuition ne lui tombe pas du ciel, ce n’est pas une inspiration, et Polymnie n’est pas Clio. Comme le souligne Golo Mann dans sa belle étude sur Ricarda Huch : «Sie sah Geschichte ; in den Dokumenten, den Chroniken und den Lebensbüchern erfasste sie das Wesentliche, schaute es an, gab es wieder, ohne lange danach zu fragen, warum es denn das Wesentliche sei8». Ce disant il ne fait que confirmer ce que Huch avait dit elle-même à propos des héros du Risorgimento et de la guerre de Trente Ans : «Ich suchte das Poetische in den geschichtüchen Vorgängen, also das Ewige9». Elle est convaincue que les vérités éternelles – car il y en a – tracent leur sillon à travers le cours de l’histoire, et que la vérité dite historique ne peut se trouver que dans le tout, chez le peuple et non pas les «Oberen Zehntausend».

32 Le véritable héros de ses écrits ou « romans » historiques, c’est donc le peuple, répétons-le. Sa représentation du passé est une conception alternative de la tradition allemande, à l’encontre de celle de l’historiographie officielle. Mais elle récuse aussi

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l’optique socialiste, parce qu’il manque au socialisme cette unité intérieure, ce noyau autour duquel s’organise le tout. Le Saint Empire l’avait trouvé en la personne de l’empereur, et ce n’est pas la lutte des classes qui peut en occuper le trône devenu vacant. Pour justifier son point de vue, elle distingue très judicieusement entre une « liberté de la personne », qu’elle qualifie de « germanique » et qui trouve ses fondements dans l’unité organique d’une communauté, et une « liberté politique », appelée aussi « française » parce que née de la Révolution française, qui expose l’individu à l’arrogance des possédants et des détenteurs du pouvoir. L’interrogation nietzschéenne «Freiheit wovon und Freiheit wozu?» est évidemment sous-jacente à cette conception.

33 Il n’y a donc dans l’historiographie poétique huchienne aucune servilité possible vis-à- vis des faits. D’où l’orgueilleuse et étonnante distance qu’elle manifeste face aux conceptions des historiens de son temps. Elle les avait superbement ignorées à l’époque où elle écrivait ses ouvrages historiques romanesques. Ce n’est qu’après 1918 qu’elle va se sentir plus directement interpellée par une prise de position critique face à sa création.

Que le sens en surgisse

34 L’occasion de cette prise de position critique lui est fournie par une conférence de Ulrich von Wilamowicz, professeur à l’université de Berlin, faite le 16 décembre 1917 devant le Akademischer Hilfsbund10. Face aux horreurs de la guerre dont on commence à découvrir l’ampleur, il se demande si à l’avenir il se trouvera, à côté des nombreux chercheurs et fureteurs du détail auxquels il fallait s’attendre, un écrivain-poète capable d’en donner une image d’ensemble.

35 Il appelle donc de ses vœux une « saga de la grande guerre » en tant que mémoire vivante d’un peuple. Car il croit à la supériorité, sub specie aeternitatis, de cette forme de Geschichtsmythisierung sur 1’historicisme rationaliste. Et de rappeler la continuité récente de cette histoire mythique dans les romans historiques d’écrivains comme Walter Scott, Willibald Alexis, le Suédois Werner von Heidenstam, ou encore Ricarda Huch. Meine Freude war daher gross, dit-il, als Ricarda Huch, unsere vornehmste Dichterin, das Epos vom Dreissigjährigen Kriege in die Form Heidenstams kleidete. Sie gibt uns das Wesentliche, was der Deutsche sich aus jener furchtbaren Zeit einprägen soll11.

36 Ricarda Huch, qui n’avait pas assisté à la conférence, eut connaissance du manuscrit dès avant sa publication, et elle réagit immédiatement. Dans une lettre écrite à Berne, où elle séjournait alors, elle avoue d’abord assez ingénument qu’elle ne connaît malheureusement pas Werner von Heidenstam12. Puis elle ajoute qu’elle partage absolument avec Wilamowicz sa conception de l’historiographie, tout en ne souscrivant pas du tout à son patriotisme prussien. Mir scheint, écrit-elle, es kommt aus einem richtigen Gefühl, dass Dichter und Historiker erst dann ein Ereignis behandeln, wenn es durch eine gewisse Zeitspanne von ihnen entfernt ist. In jedem Geschehnis ist ein inneres Ziel, das sich mit ihm entwickelt... Die Perle einer Fabel ist ihr Sinn. Ich habe verschiedene Schilderungen aus dem jetzigen Krieg gelesen, aber so reichhaltig sie auch an Tatsachen sind, ich kann sie nicht eigentlich ergreifend finden, weil kein tieferer Sinn dahinter steht. Ohne Konflikt ist nichts lebendig, ich meine ohne inneren Konflikt... Tatsachen an

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sich sind nichts, blosse Kieselsteine, und je mehr auffallende Tatsachen aneinandergereiht werden, desto mehr kommt es mir vor, als würden einem Kieselsteine an den Kopf geworfen. Das Durchsichtige und von innen heraus Glühende macht den Edelstein13.

37 Le type de récit historique dont Huch se réclame ici, est aussi éloigné des conceptions positivistes de Ranke, ce pape de l’événement au ras du sol, que de la phobie du George- Kreis, par exemple, pour le positivisme scientifique. Des membres de ce cercle, qui courtisaient Ricarda Huch, avaient commencé à écrire des « mythographies », tel le Frédéric II Barberousse de Ernst Kantorowicz. Huch, qui se méfiait des allures aristocratiques du George-Kreis et s’en est toujours tenue à distance, a récusé ces livres comme relevant de l’hagiographie et non pas de l’histoire. Elle avait compris que les faits historiques s’imposent aussi comme un absolu, mais que leur nécessaire présentation, donc interprétation, reste un processus éminemment subjectif et poétique.

38 La double problématique du roman historique s’est posée à Huch sans qu’elle cherche à la résoudre autrement qu’en écrivant, qu’en créant. Que ses « romans-tableaux » se situent en marge des lois du genre, ou ailleurs encore, lui est secondaire. L’artiste souverain qu’elle voulait être se crée ses modes d’expression propres, il est « original » et par là même vrai. Ses livres que la critique a rangés, pour la commodité de la chose, dans la catégorie du roman historique, transcendent les frontières entre histoire et littérature et lui permettent de forger les symboles qui expriment le sens qu’elle décèle derrière les événements.

39 La conception de l’histoire de Ricarda Huch a évolué, il est vrai, allant vers une imbrication plus consciente entre passé et présent, donc vers un engagement de l’auteur dans les conflits de son temps. Mais cette évolution s’est accompagnée d’un abandon progressif du genre romanesque au profit de l’essai14. Si la forme et l’habit changent, le but reste néanmoins le même : montrer le pourquoi des choses.

40 Qui du poète visionnaire ou de l’historien scientifique en est le plus capable ? Sans doute n’est-ce pas trop demander à l’historien d’être aussi quelque peu poète, c’est-à- dire créateur, et de voir derrière l’alignement des faits les forces en œuvre, éternelles ou passagères.

41 Surtout que le journaliste déjà, ce spécialiste du « au jour le jour », en entrevoit la nécessité lorsqu’il écrit à propos d’un récent procès, le plus long de l’après-guerre en France : « On attend de l’événement que le sens en surgisse15 ».

NOTES

1. R. Huch, Frühling in der Schweiz, Gesammelte Werke (G.W.) 11 : 168. 2. Après un premier mariage R. Huch divorcera pour se marier avec Richard, pour une pénible et insupportable cohabitation de quelques années. 3. In J.-V. Widman : Briefwechsel mit Henriette Feuerbach und Ricarda Huch, p. 216. 4. R. Huch, Frühling in der Schweiz, G.W. 11 : 161.

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5. R. Huch, G.W. 1 : 14. 6. Parmi les sources historiques principales de R. zHuch il faut citer la Erzgebirgische Kriegschronik du Magister Christian Lehman, et les 12 volumes des Annales Ferdinandei, 1578-1626, du comte F.-Ch. Khevenhüller, à côté, bien sûr, de la Geschichte des Dreissigjährigen Krieges de Schiller et du Simplizissimus de Grimmelshausen. 7. R. Huch, Geschichte und Gegenwart, G.W. 11 : 445. 8. Golo Mann : Ricarda Huch, in Der Friede und die Unruhestifter, Frankfurt/Main 1973 : 20. 9. R. Huch, G.W. 5 : 824. 10. Le texte fut publié dans la Internationale Monatsschrift für Wissenschafl, Kunst und Technik, 1918 : 12. 11. Id., p. 374. 12. Heidenstam avait pourtant reçu le Prix Nobel de littérature en 1916 et son ouvrage sur les « Carolins », auquel Wilamowicz faisait allusion, était particulièrement bien connu. Cela confirme le fait que Huch n'a jamais cherché à s'inspirer d'une mode. «Sie ging ihren Königs weg allein», écrit son amie et biographe Marie Baum. 13. La correspondance entre Huch et Wilamowicz a été publiée pour la première fois et brièvement commentée par William M. Calder et A. Kosenina dans Ricarda Huch, Studien zu ihrem Leben und Werk 3, Braunschweig, 1991. 14. Il faut lire notamment ses essais Entpersönlichung (1921), Deutsche Tradition (1931) et Geschichte und Gegenwart (1932), où elle développe des idées qui sont déjà présentes en filigrane dans les œuvres romanesques antérieures. 15. F. Dufay : « Faut-il condamner Papon ? » in Le Point, n°1330, p. 52.

RÉSUMÉS

R. Huch fut la première femme allemande à obtenir le diplôme de doctorat en histoire. Devenue écrivain, son œuvre évoluera donc entre une double polarité : fiction et histoire. Poussée par une « nécessité intérieure » pour découvrir des formes d’existence qui répondent à son idéal, elle part à la rencontre d’un monde de héros auquel se raccrocher. L’image qu’elle en présente dans ses récits «Geschichten von Garibaldi» et «Der grosse Krieg in Deutschland» découle autant d’une stricte documentation historique que d’une conviction intérieure quant à la vérité de ses personnages. Le processus créateur ici, c’est la poétisation d’une réalité donnée pour en saisir la finalité profonde. «Herausdeuten», et non pas «hineindeuten». Huch veut représenter les événements historiques dans des récits proches des anciennes épopées. Elle les qualifie de «Darstellungen», alors que le terme de roman n’apparaît que par la volonté de l’éditeur. La description compatissante de destinées tragiques rend, certes, difficile la nécessaire distance de l’historien. Mais accumuler des faits ne sert cependant à rien, les faits en eux-mêmes ne sont que de simples cailloux, écrit-elle. Seul l’écrivain-poète lui semble capable de donner une image d’ensemble d’où surgisse le sens de l’Histoire. Huch avait compris que si les faits historiques s’imposent aussi à l’écrivain comme un absolu, leur nécessaire présentation reste un processus éminemment subjectif.

R. Huch war die erste Frau Deutschlands, die den Doktortitel in der Geschichtswissenschaft erhielt. Ihr Werk als Schriftstellerin reflektiert diese Vorliebe für Geschichte und entwickelt sich

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innerhalb einer doppelten Polarität: Dichtung und Wahrheit, die es zu versöhnen gilt. Durch eine «innere Notwendigkeit» gedrungen, sucht sie in der Geschichte eine Welt heldenhafter Persönlichkeiten, die ihrem Lebensideal entsprechen. In ihren Werken «Geschichten von Garibaldi» und «Der grosse Krieg in Deutschland» entwirft sie uns das epische Bild einer vergangenen Zeit, das ebenso sehr auf einer festen historischen Dokumentation beruht, wie auf der inneren Überzeugung, die Helden in ihrer tieferen Wahrheit erfassen zu können. Der Schaffensprozess bedeutet hier Poetisierung objektiver Tatsachen, ein Verfahren des Herausdeutens und nicht des Hineindeutens. Huch stellt ihre historischen Dichtungen in die Nähe der alten, für das Volk geschriebenen Epen. Sie nennt sie «Darstellungen», die Bezeichnung «Roman» wurde allein vom Verleger hinzugefügt. Gewiss, die mitfühlende Darstellung tragischer Schicksale erschwert die notwendige Distanzierung. Aber eine blosse Anhäufung von Tatsachen ist ihrerseits sinnlos, denn «Tatsachen an sich sind nichts, blosse Kieselsteine». Allein der Dichter vermag ein Gesamtbild zu entwerfen, aus dem der Sinn der Geschichte herausleuchten kann. Huch hat instinktmässig verstanden, dass die notwendige Darstellung und Interpretierung historischer Tatsachen, selbst wenn diese sich auch dem Dichter unbedingt aufzwingen, ein eminent subjektiver Vorgang bleibt. Tatsachen an sich sind nichts, blosse Kieselsteine...

AUTEUR

GEORGES UEBERSCHLAG Professeur émérite

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