L'invention De La Ville : Banlieues, Townships, Invasions Et Favelas
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l'invention de la vIII nli ue, 'NTl hips, InVd 1 n f v Id 1 1 1 L'invention de la ville Banlieues, townships, invasions et favelas L'invention de la ville Banlieues, townships, invasions et favelas Michel Agier éditions des archives contemporaines Copyright © 1999, OPA (Overseas Publishers Association) N.V. Publié sous licence par éditions des archives contemporaines, membre du groupe Gordon and Breach. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit (électronique, mécanique, photocopie, enregistrement, quelque système de stockage et de récupération d'information) des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans autorisation écrite de l'éditeur, est interdite. Imprimé en France. Amsteldijk 166 1st Floor 1079 LH Amsterdam Pays-Bas Couverture: en vignette, une rue du quartier Liberdade, Salvador, Brésil. Photographie de Wilson Besnosik, avec la permission du journal A Tarde. Introduction Citadins sans ville UR la route des vacances, la visite obligée est celle de la « Vieille Ville », Au pied des remparts de Carcassonne, dans S la presqu'île de la Petite France à Strasbourg, sur les places de Sienne ou de Heidelberg, la famille se promène parmi ce qui a dû être autrefois - pense-t-on - un vrai lieu de convivialité: rues pié tonnières, vieux pavés et briques neuves i bancs publics, fontaines et réverbères i places, envahies par les terrasses de café et de restau rant. lei ou là, des saltimbanques ou des mimes attirent les passants, qui se retrouvent un instant plus proches les uns des autres, au coude à coude, esquissent un sourire, échangent quelques mots, tout en rêvant peut-être aux artistes de rue dont les tableaux de Bruegel ont reproduit l'image. Mais ces poètes, baladins ou dessinateurs sont nos contemporains, bien vivants, contractuels de la municipalité ou chômeurs du spectacle. Qu'importe. En cet après-midi d'été, le par cours qui conduit les touristes de place en place par des ruelles étroites leur donne par moment l'impression de découvrir la trace d'une convivialité encore palpable. Assis sur le pas de leur porte, deux ou trois vieillards au sourire énigmatique les regardent passer. Les visiteurs d'un jour vont repartir, en voiture ou en cam ping-car, vers leur grand ensemble et leur banlieue, certains d'entre eux rêvant d'un pavillon qui les préserverait à la fois de l'anonymat et des voisinages envahissants (les fuites d'eau du dessus, le télévi seur du voisin, les portes qui claquent). 6 L'INVENTION DE LAVILLE Trop ou trop peu de solitude? Ce malaise et ces désirs incertains traduisent ce que depuis une vingtaine d'années les spécialistes de la ville annoncent: en France et en général dans le monde développé, il n'y a plus de ville. Qu'est-ce que cela signifie? Que notre vie est scandée au jour le jour par les flux tendus des voies de circulation rapide des êtres, des choses et des images; qu'une part dominante de l'activité humaine aujourd'hui passe par les canaux hertziens, les autoroutes, les lignes aériennes et les voies ferrées. Rien de grave en soi dans ce processus, si ce n'est que, en envahissant toute notre vie, ces moyens et ces flux rapides imposent des formes matérielles et des temporalités qui contredisent tout espoir de convivialité, de créati vité et de quiétude. Ils semblent rendre caduque l'idée même de ville. Pour les urbanistes, c'est l'absence de couture entre les espaces, les trajets, les temporalités, qui explique la fin des villes. Tout le monde s'accorde aussi sur la nécessité de repenser l'urbain. Mais la tendance dominante est passéiste, comme nous le sommes nous,mêmes dans nos visites touristiques des vieilles villes et des centres historiques - musées urbains dont, paradoxalement, le suc' cès économique récent repose sur la mise en spectacle d'une mémoire urbaine largement réinventée, ce qui devrait nous inciter à rechercher le sens actuel de ces fictions plutôt que de nous y aban donner en feignant la nostalgie. « Notre époque n'a plus de vision de la ville et, en matière d'urbanisme, marche à reculons » lance l'ar, chitecte Christian de Portzamparc. Et, selon la philosophe Françoise Choay, un « monde post-urbain » se forme déjà, dont l'aménage, ment est fondé sur le principe exclusif du « grand maillage ", c'est-à, dire d'un territoire continu de communications qui s'étend bien au-delà des limites de la ville. L'urbanisme de contact - celui qui en Europe est né avec les villes médiévales et qui organisait la vie en ville selon des proximités successives - a disparu, et dans les plans urbains l'échelle locale s'efface progressivement: c'est aujourd'hui l'ère de la « non-ville ", explique encore Françoise Choay. Dans le même esprit, aménageurs et chercheurs soulignent l'urgence d'ima giner la « troisième ville" (ni la ville classique dans son enceinte, ni l'utopie urbanistique des grands ensembles), de retrouver une « échelle du quotidien ", d'apprendre à donner un sens aux « non,lieux ", ou encore de nous préparer à devenir nous,mêmes des « cyborgs ", armés de compétences et d'équipements cybernétiques incorporés grâce auxquels, peut-être, un jour, nous saurons circuler dans des territoires urbains sans lieu ni bornes'. Pour mieux saisir la portée de ces diagnostics convergents, il est intéressant d'élargir l'horizon de notre regard sur les villes. Alors INTRODUCTION 7 que sur le vieux continent on constate la fin des villes et cherche des modèles de convivialité perdue, dans les pays du Sud, d'urbani sation plus récente, les villes sont le plus souvent mort-nées. Des politiques d'aménagement s'inspirent des modèles les plus actuels des pays riches, en faisant se multiplier les autoroutes de ville, les grands centres commerciaux, les ghettos résidentiels de luxe. Une minorité privilégiée bénéficie de ces aménagements: bien branchée sur les systèmes de consommation globaux, elle est retranchée loca lement sur ses propres espaces sécuritaires, alors que la grande masse des citadins se trouve sans ville. Les townships d'Afrique du Sud, les favelas de Rio de Janeiro, les ranchos de Caracas, les quartiers spon tanés d'Abidjan, Lomé ou Douala, les invasions de Salvador de Bahia et de Cali, représentent le mode d'urbanisation, informel, précaire ou illégal, de la grande majorité des citadins dans le monde. Fortes ségrégations sociales et raciales, inégalité des ressources matérielles disponibles en ville, iniquité des politiques d'aménage ment de l'espace, violences quotidiennes : des phénomènes de ghetto et d'exclusion rendent impossible la complétude de la ville en tant que lieu d'échanges, de contacts ou coutures entre les espaces et les circulations des habitants. Dans les parcours comme dans les représentations, la fragmentation domine, comme un déni du principe de ville. D'une part, une chaîne articulée de formes urbaines de plus en plus mimétiques constitue à l'échelle planétaire ce que Rem Koolhaas a appelé la « ville générique " : fractale, elle reproduit à l'infini le même modèle de circulations, d'élasticité matérielle et de consommations (l'aéroport en est un quartier, si ce n'est le centre) j « post-ville" sans histoire et sans identité, « son principal attrait est son anomie ,,2. D'autre part, en creux ou en marge de cette sphère territoriale fonctionnant en réseau autour du globe, des pratiques urbaines se développent, plurielles, autant locales que circulatoires, et représentent l'expérience majoritaire de la citadinité aujourd'hui. D'énormes « trous" de la ville globale ou générique apparaissent ainsi, où l'on voit naître d'autres inventions de la ville, non indépendantes de celle-là, pouvant la croiser, s'en inspirer, s'y opposer parfois, mais construisant, au bout du compte, d'autres relations et d'autres expériences de la citadlnité. Plus encore, des formes inédites d'urbanisation sont en train de voir le jour dans le monde et représentent des défis extrêmes, autant sur le plan théorique que politique. Il s'agit, par exemple, de certains camps de réfugiés, en Afrique de l'Est, dont la population finit par se sédentariser à force d'être bloquée depuis une dizaine d'années entre les pays d'origine qui ne peuvent ou ne veulent pas assurer 8 J}INVENTION DE LA VILLE son retour, et des pays d'accueil qui refusent de la prendre vérita blement en charge. Se développant presque sans équipements ni voiries, les camps de réfugiés sont en train de devenir les plus grosses « villes » (hors capitales) de ces petits pays, pouvant atteindre la centaine de milliers d'habitants. Les tentes du HCR (Haut Commissariat aux Réfugiés) sont toujours là, mais des baraques en auto'construction, une économie informelle, de la prostitution, de la délinquance juvénile, des partis et des leaders, se développent et forment des agglomérations de citadins à défaut de faire des villes', Notre planète est, au tournant du siècle, majoritairement urbaine: 75 % de la population vit dans les villes en France, 78 % dans l'ensemble des pays dits développés, 79 % au Brésil et 77 % dans toute l'Amérique latine, 43 % en Afrique. Mais la grande majorité de cette majorité se trouve dans les favelas, les townships, les banlieues populaires et les invasions". Dans les capitales et les métropoles d'Afrique et d'Amérique latine, très souvent million, naires, tout un monde de mal lotis, de déguerpis, de chômeurs, au mieux de travailleurs en ascension sociale précaire, compose une masse citadine apparemment inerte, invisible, et sans espoir. En fait, ce monde ébauche une citadinité sans ville, au jour le jour, nous enseigne les formes de la survie, du lien social minimal et de la création culturelle, en l'absence d'institutions et de formes urbaines stabilisées, et en partie à l'écart des grands circuits plané, taires.