LE 7 MARS 1936

On s'explique mal que l'histoire courante, même quand" elle nous est contemporaine à une génération près, comme celle des dernières années de la IIP République, puisse abriter certaines lé­ gendes qu'un simple examen des faits et des dates suffit pourtant à dissiper. y Une des plus tenaces, dans l'opinion moyenne, a trait à l'oc­ cupation par Hitler de la zone démilitarisée de la Rhénanie, en mars 1936, et à l'attitude du gouvernement dans cette circonstance mémorable. Il est peu de Français, parmi ceux qui s'intéressent encore à la politique, qui ne s'en tiennent, de très bonne foi, à la version suivante : A la nouvelle, le samedi 7 mars, que la Wehrmacht vient d'en­ trer en Rhénanie neutre et de s'y installer, , pré­ sident du Conseil, prend sur lui de faire diffuser, le jour même, une déclaration de bravoure : « Nous ne laisserons pas Stras­ bourg sous les canons allemands !... » Mais Voici que, le lende­ main, les ministres réunis à l'EJysée, après une discussion ora­ geuse où quelques-uns d'entre eux — les « durs » — poussent à une action de force immédiate, tandis que les autres, et notam­ ment le ministre de la Guerre, n'entendent recourir aux armes que si l'on est prêt à décréter la mobilisation générale, décident à ta majorité de s'abstenir de toute intervention, désavouant ainsi le chef du gouvernement et mettant la dans une posture d'autant moins honorable que le succès d'une opération militaire eût été, en l'occurrence, assuré.

Or il n'est rien, ou presque rien, dans ce récit, qui ne soit loin d'une réalité très aisément vérifiable. Si l'on prend la peine de se référer aux mémoires, tous concor­ dants à cet égard, de Georges Bonnet, de Pierre-Etienne Flandin, dé "Camille Chaùtemps, dû général Gàmèlîn, cdmnïen aussi aux 182 LE 7 MARS 1936

procès-verbaux de la commission d'enquête réunie, il y a une quinzaine d'années, pour établir les responsabilités de l'entrée en guerre de la France en 1939, ou enfin, plus simplement encore, à la presse quotidienne du moment, on se convaincra sans peine que l'affaire s'est déroulée de toute autre façon que ne se l'imagi­ nent les faiseurs de romans ou les détracteurs obstinés de la 111° République. Récemment d'ailleurs, une controverse courtoise s'est élevée à ce sujet entre Georges Bonnet et Paul Boncour, lesquels appar­ tenaient tous deux au cabinet d'alors. S'il est permis à l'un de ceux qui siégeaient à leurs côtés de faire, à son tour, appel à ses souvenirs, voici comment je me crois en mesure d'affirmer que les choses se sont passées.

Samedi 7 mars. — On est au début de l'après-midi. Je m'ap­ prête à quitter le ministère de la Marine pour me rendre à je ne sais quelle réunion, lorsque mon chef de cabinet, le contre- amiral Odend'hal, lui-même alerté par la présidence du Conseil, m'apprend que plusieurs unités de la Wehrmacht, en violation du traité de Locarno, ont envahi la zone rhénane démilitarisée. Je téléphone à Albert Sarraut qui, après m'avoir confirmé la nou­ velle avec quelque émotion, me fait savoir que le Conseil est convoqué à l'Elysée pour le lendemain, dimanche, à neuf heures, et que les départements « militaires * — dont le mien — sont in­ vitas à étudier sur-le-champ les mesures propres à faire face à la situation.

Dimanche 8 mars. — Le Conseil est réuni à l'heure dite. Le Président de la République laisse apparaître, comme de juste, une préoccupation qui nous est à tous commune, devant un évé­ nement dont les suites s'annoncent comme d'une extrême gravité. On ignore trop souvent qu'à cette époque il n'était tenu aucun procès-verbal des séances du Conseil et que, d'autre part, il n'y était jamais procédé à ce qu'on peut appeler un scrutin ou un voté, la solidarité ministérielle excluant, par principe, que les décisions y fussent prises autrement qu'à l'unanimité, sans pré­ judice, bien entendu, du débat, purement interne, que pouvait soulever une question de pareille importance. Dès l'abord, une épreuve de force s'avère comme inéluctable. Mais il n'y va point sans certaines objections. Déat, ministre de l'Air, fait valoir l'insuffisance de ses escadrilles de combat, alors LE 7 MAHS 1936 183 en pleine réorganisation. Le général Maurin, ministre de la Guerre, déclare pouvoir se passer du concours de l'aviation, mais tient pour nécessaire de mobiliser pour le moins cinq ou six classes, de façon à parer à toute riposte un peu sérieuse. A la vérité, dans un premier exposé de la question, le ministre de la Guerre s'était bien prononcé pour une mobilisation générale; mais, après un assez long entretien échangé par téléphone avec la rue Saint-Dominique, il nous informe qu'en fin de compte, le rappel de quelques classes de réservistes lui apparaît comme suffisant... Mon rôle, comme ministre de la Marine, est plus clair : je m'en remets à ce qu'on exigera des unités navales, dont la supé­ riorité sur celles de l'Allemagne est écrasante, en dépit de l'impru­ dent accord anglo-allemand conclu en juin 1935, lequel, au mépris des traités, permettait à nos voisins de tripler, ou presque, le tonnage de leur flotte et les avait amenés déjà à mettre fiévreuse­ ment en chantier des cuirassés et des sous-marins. A ce moment, Mandel, qui est assis à mon côté, pose une question : — Comment se fait-il que le ministre de la Guerre estime avoir besoin de mobiliser, alors que celui de la Marine ne formule point la même exigence ? Je n'ai pas de peine à répondre que la flotte est toujours prête à appareiller et à agir ; que son effectif embarqué, alors entièrement composé d'engagés volontaires, ne nécessite aucun recours à des formations de réserve, celles-ci se bornant à com­ pléter le personnel à terre par un rappel sur place qui peut s'ef­ fectuer après coup, en deux ou trois jours. Honnis cet échange d'observations, je puis affirmer que rien n'a divisé le Conseil, qu'aucune divergence de vues n'en a séparé les membres, si bien qu'à l'issue de la séance, le communiqué officiel suivant, approuvé sans la moindre objection, paraissait, le soir même, dans le Temps et, le lendemain matin, dans toute la presse : « Le Conseil des ministres... a décidé de saisir sans délai la Société des Nations et autorise, d'ores et déjà, les ministres de la Guerre, de la Marine et de l'Air à préparer toutes mesures excep­ tionnelles que commandent les circonstances. M. Sarraut, prési­ dent du Conseil, fera aujourd'hui, à 19 heures 30, une déclaration radio-diffusée ». Ainsi donc, c'est 1° en plein accord avec tout le Cabinet ; 2* le soir même de la séance du Conseil et non la veille, qu'Albert Sarraut fait la fameuse déclaration/ dont tant de gens croient encore qu'elle lui aurait été dict*- par une impulsion personnelle 184 LE 7 MAKS 1936 et qu'elle se serait heurtée « le lendemain » à la désapprobation tacite de ses collègues. Tout au plus peut-on considérer que le président du Conseil, emporté par son tempérament et l'ardeur de son patriotisme, aurait peut-être mieux fait d'employer une formule moins tran­ chante, dans l'ignorance où il était du résultat d'une démarche que Pierre-Etienne Flandin était invité à faire aussitôt à Londres, pour informer nos alliés anglais des résolutions prises et leur demander leur appui intégral auprès de la Société des Nations. Or c'est ici, et non ailleurs, que les difficultés vont surgir,

Le lendemain, 9 mars, la journée se passe à étudier, dans les départements « militaires », les mesures qu'il convient d'adopter. L'amiral Durand-Viel, chef d'état-major général, me soumet un programme d'une exécution immédiate facile : occupation de l'île d'Héligoland, saisie des bateaux de commerce allemands naviguant à proximité des côtes, dispositif de combat pour le cas improbable d'une contre-attaque navale... Je téléphone au président du Conseil que je me tiens à sa dis­ position pour l'en informer dans le détail.

Mardi 10 mars. — Albert Sarraut a convoqué à son domicile, avenue Victor-Hugo, en présence du ministre des Affaires étran­ gères, les trois ministres, de la Guerre, de la Marine et de l'Air, avec leurs chefs d'état-major. Chacun de nous rend compte de ses préparatifs. Déat, non sans raison, souligne une fois de plus la faiblesse de l'aviation. Le général Maurin déclare à nouveau que la mobilisation de quelques classes de réserve lui apparaît comme indispensable. Pour ma part, je confirme que la Marine est prête à toute mission qui lui serait assignée, mais j'appuie mon collègue de la Guerre dans les exigences très normales qu'il formule. Il est toujours imprudent de sous-estimer l'adversaire et de croire qu'il n'a pas pris ses précautions...

11 mars. — Flandin se rend à Londres pour informer Baldwin, Premier ministre, des décisions prises et se concerter avec lui sur les suites diplomatiques qu'elles pourront comporter, restant entendu que la France se dispose à agir seule, sans demander à notre alliée un concours armé dont elle n'a aucun besoin. Toute l'affaire va se jouer dans cette entrevue.

Dès le 12 au soir, — j'en ai connaissance par un coup de téléphone de la présidence du Conseil, — Flandin, de Londres, a fait savoir à Albert Sarraut qu'il s'est vainement débattu, au- LE!7 MARS 1936 185 près du cabinet anglais, contre une opposition très vive. Baldwin, non content de nous désapprouver, a laissé entendre à notre mi­ nistre des Affaires étrangères que l'Angleterre ne pouvait, sous aucun prétexte, envisager le risque d'un acte de guerre, fût-on cer­ tain du succès d'une opération dont il lui a été représenté pour­ tant, suivant les dépêches reçues de notre ambassade de Berlin, qu'elle ne se traduirait sans doute par aucune épreuve de force, les troupes allemandes ayant déjà l'ordre secret de se retirer dans le cas où elles se heurteraient à l'intervention des nôtres. Le Reich n'aurait eu en vue, semblait-il, que de tirer de cette équipée un moyen de chantage pour l'ouverture de pourparlers nouveaux. Toujours est-il que les choses en demeurèrent là. Il ne fut pas tenu de nouveau Conseil des ministres avant le 19 mars, pour entendre Flandin nous faire le récit de son entrevue avec Baldwin, dont il narre les curieux détails dans ses mémoires. La résistance du cabinet anglais à notre projet avait été telle que, suivant le Premier minisire, l'alliance franco-britannique eût été positive­ ment compromise par l'action militaire que nous étions résolus à entreprendre, et elle se serait traduite, notamment, par le rappel immédiat des officiers anglais en observation avec les nôtres sur le Rhin. ' *

Ainsi, et contrairement à l'opinion qui s'est faite, peu à peu, dans un public mal informé et assez prompt, en pareille matière, à s'en prendre à une prétendue faiblesse du gouvernement fran­ çais de l'époque, il ne faut point chercher ailleurs que dans l'atti­ tude plus que Téticente du gouvernement anglais les motifs d'une abstention aussi regrettable. Je fus, parmi mes collègues, un des moins surpris du compor­ tement presque hostile de nos amis d'outre-Manche, et j'eus l'oc­ casion de m'en entretenir longuement avec Albert Sarraut qui avait, comme ancien ministre de la Marine, les mêmes raisons de s'y attendre. Tout au long de rentre-deux-guerres, et jusqu'à la veille de celle de 1939, où une fièvre belliqueuse devait, à l'instigation de Churchill, s'emparer du gouvernement britannique, celui-ci ne s'était pas fait faute d'appuyer en toute occasion, contre nos in­ térêts ou nos préparatifs, les incessantes doléances du Reich. Dans l'ordre financier, faut-il rappeler, après plusieurs réduc­ tions successives de la dette de guerre allemande, la conférence de 1931 tenue à Londres sur le moratoire Hoover? En matière d'armement, faut-il oublier la conférence navale de 1930, qui li­ mitait notre effort naval, déjà fremé par ceHê de Washington M 186 LE 7 MARS 1936

1921 ; le mémorandum de 1934, repoussé par nous, qui tendait à doubler les effectifs autorisés de la Wehrmacht ; et surtout, plus récemment, l'incroyable traité germano-britannique de 1935, passé sans notre consentement, et qui, en permettant à l'Allemagne de tripler ses forces maritimes, nous avait contraints à mettre sur cale nos cuirassés de 35 000 tonnes et à dénoncer l'accord de Washington ?.., Observons, à ce propos, que la force de notre flotte a toujours été, par tradition, en dépit de la grande supérioté de la sienne, une des hantises de l'amirauté anglaise... La fameuse entrevue de , en 1938, n'avait-elle pas été, enfin, projetée et organisée sur l'initiative pressante du cabinet Chamberlain ? Y ajouterai-je un témoignage très personnel ? En 1930, à Lon­ dres, où se tenait la conférence navale, je me trouvais, dînant chez lady G..., à côté de Churchill. J'ai le souvenir précis d'une discus­ sion amicale où celui-ci soutenait avec vivacité que le gouverne­ ment français avait grand tort de ne point rechercher avec l'Al­ lemagne un terrain d'entente et de concorde, au lieu de s'obstiner à lui faire grise mine en toute occasion... . C'était donc, une fois encore, lors de l'affaire de la zone mili­ tarisée, qui a fait l'objet de ces lignes, à l'opposition de l'Angle­ terre que nous nous heurtions et non point à la timidité et à l'inertie de nos chefs militaires, lesquels, comme on vient de le voir, étaient d'accord avec Albert Sarraut et l'unanimité de son Cabinet pour procéder à une opération armée immédiate. Si d'autres versions ont été données de cet événement consi­ dérable et ont pu prévaloir dans l'opinion courante, il faut les attribuer soit aux défaillances de mémoire de certains de ceux qui s'y sont trouvés mêlés/soit à un parti pris de dénigrement contre le personnel politique alors au pouvoir et qu'on s'est attaché tendancieusement à rendre responsable de la débâcle de 1940. •

Il est permis de se demander, avec le recul dont l'histoire a toujours besoin pour atteindre à la vérité, si Hitler, en s'aven- turant dans la guerre, trois ans après, ne nourrissait pas le secret espoir, sinon que la Grande-Bretagne s'abstînt d'y entrer ou s'empressât d'en sortir, du moins qu'elle tentât un nouvel effort pour en écarter la menace ou pour en hâter l'issue. A cet égard, l'attitude qui avait été la sienne en mars 1936 et qui, selon l'expression dont se sert Flandin dans ses mémoires, nous faisait manquer « la dernière occasion » de conjurer le péril allemand, ne pouvait qu'encourager ce joueur audacieux à miser sur un concours qui, en 1939, allait lui être refusé. LE 7 MARS 1936 187

A s'en tenir aux dates, cette occasion était assurément la « dernière », mais je garde la conviction que la « meilleure » nous avait été offerte, un an plus tôt, lorsque Hitler s'avisa brus­ quement de décréter en Allemagne le service militaire obligatoire. J'avais, à ce moment-là, appelé avec quelque insistance l'atten­ tion du gouvernement, dont je faisais déjà partie comme ministre de la Marine, sur l'importance d'une décision qui ne pouvait s'expliquer autrement que par l'attente, sinon par la volonté, d'une guerre prochaine. L'événement, je ne sais pourquoi, n'eût qu'une très faible ré­ sonance dans les chancelleries et l'opinion européenne. Sa gravité n'avait pourtant échappé ni à la vigilance de notre ambassadeur à Berlin, André François-Poncet, ni au jugement de Pierre-Etienne Flandin, alors président du Conseil. Mais ici encore un sondage discrètement tenté auprès du cabinet britannique n'avait guère laissé de doute sur la répugnance de nos alliés anglais à s'aven­ turer dans ce qu'ils considéraient comme de nature à provoquer un conflit dont ils tenaient obstinément à écarter la menace. Il ne saurait être question, certes, de méconnaître le concours réellement vital que, par deux fois, en moins d'un quart de siècle, la Grande-Bretagne nous a apporté, en mêlant le sang de ses fils à celui des nôtres. De pareilles dettes de gratitude ne se prescri­ vent point et rien ne saurait les éteindre. Il est seulement permis d'observer que, dans la période qui a séparé la première guerre mondiale de la seconde, la politique du cabinet anglais, avec les meilleures intentions du monde, a certainement manqué de ce sens de la prévision faute duquel, en croyant conjurer les désas­ tres, on aboutit à les précipiter. FRANÇOIS PIÉTRI.