Ce Document Est Extrait De La Base De Données Textuelles Frantext Réalisée Par L'institut National De La Langue Française (Inalf)
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Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (InaLF) [La] tentation de Saint-Antoine [Document électronique] : [version de 1849] / Gustave Flaubert I p205 Messieurs les démons, laissez-moi donc ! Messieurs les démons, laissez-moi donc ! mai 1848. -septembre 1849. G Flaubert. Sur une montagne. à l' horizon, le désert ; à droite, la cabane de saint Antoine, avec un banc devant sa porte ; à gauche, une petite chapelle de forme ovale. Une lampe est accrochée au-dessus d' une image de la sainte vierge ; par terre, devant la cabane, corbeilles en feuilles de palmiers. Dans une crevasse de la roche, le cochon de l' ermite dort à l' ombre. Antoine est seul, assis sur le banc, occupé à faire ses paniers ; il lève la tête et regarde vaguement le soleil qui se couche. Antoine. Assez travaillé comme cela. Prions ! Il se dirige vers la chapelle. Tout à l' heure ces lianes tranchantes m' ont coupé les mains... p206 quand' ombre de la croix aura atteint cette pierre, j' allumerai la lampe et je commencerai mes oraisons. Il se promène de long en large, doucement, les bras pendants. Le cel est rouge, le gypaète tournoie, les palmiers Livros Grátis http://www.livrosgratis.com.br Milhares de livros grátis para download. frissonnent ; sur la crotte de porc voilà les scarabées qui se traînent ; l' ibis a fermé son bec pointu et la cigogne blanche, au sommet des obélisques, commence à s' endormir la tête passée sous son aile ; la lune va se lever. Demain le soleil reviendra, puis il se couchera, et toujours ainsi ! Toujours ! Moi, je me réveillerai, je prierai, j' achèverai ces corbeilles que je donne à des pasteurs chaque mois pour qu' ils m' apportent du pain ; ce pain, je le mangerai ; l' eau qui est dans cette cruche, je la boirai ; ensuite je prierai, je jeûnerai, je recommencerai mes prières, et toujours ainsi ! Toujours ! Oh ! Mon dieu ! Les fleuves s' ennuient-ils à laisser couler leurs ondes ? La mer se fatigue-t-elle à battre ses rivages ? Et les arbres, quand ils se tordent dans les grands vents, n' ont-ils pas des envies de partir avec les oiseaux qui rasent leurs sommets ? Il regarde l' ombre de la croix. Encore la largeur de deux sandales, et ce sera le moment de la prière. Il le faut ! ... mais pourquoi, dès que j' ai quitté le travail, ne commencerais-je pas mes exercices ? Une tortue s' avance entre les rochers. Puisque je suis libre cependant, pourquoi ne ferais-je pas un peu ce que je veux ? Ne convient-il pas d' établir un intervalle entre les occupations manuelles et les spirituelles ? Et d' autant qu' en travaillant je suis toujours occupé de quelque sainte pensée, je peux bien me reposer une minute et donner à mon corps un peu de soulagement dont j' ai tant besoin. La tortue reste immobile, Antoine la considère. Vraiment cet animal est fort joli. Mais je n' ai rien por toi, pauvre mignonne ! ... c' est drôle ! On dirait qu' elle va parler... non, elle s' éloigne, la voilà qui se dandine sur ses pattes... ah ! Elle s' arrête... tiens ! Elle s' endort... je suis bien fatigué, ce soir, mon cilice me gêne. Comme il est lourd ! Il soupire et étend les bras. Cela fait bien de ne rien faire du tout. Quelle vie que la mienne ! Les jours sont longs pour celui qui p207 vieillit dans la pénitence ! Il avait raison le vieil anachorète mon maître, qui me disait de chercher plutôt le martyre ! Je l' ai cherché, les bourreaux ont ri et ils m' ont rejeté à la face cette existence misérable que je m' ingéniais à leur offrir. Alors j' ai quitté les villes, j' ai remonté les montagnes et je me suis enfermé dans cette vieille citdelle de Colzim, où les nuits je m' éveillais au bruit des vipères et à la clameur des spectres qui arrivaient comme de la neige par les créneaux délabrés. Comment mes os n' ont-ils pas fondu sous leurs haleines ? Comment mon sang ne s' est-il pas gelé de terreur, lorsque, flottant dans les vertiges, je sentais la mort m' envahir ! Je me roulais sur les épines des aloès, les ongles de fer de ma discipline ne dérougissaient plus, la faim me boyait le ventre ; mais quelque chose d' indomptable riait quand je pleurais, chantait à travers mes sanglots, dansait dans mon sommeil. Soupçonnant enfin qu' il y avait peut-être de l' orgueil dans ces combats, j' ai quitté ces abominables lieux et je suis venu ici. Les premiers tems, il est vrai, j' ai été plus calme ; peu à peu cependant une langueur a surgi : c' était une impuissance désespérante à rappeler ma pensée, qui m' échappait malgré les chaînes dont je l' attachais ; comme un éléphant qui s' emporte, elle courait sous moi avec des hennissements sauvages ; parfois je me rejetais en arrière, tant elle m' épouvantait à la voir, ou, plus hardi, je m' y cramponnais pour l' arrêter. Mais elle m' étourdissait de sa vitesse et je me relevais brisé, perdu. Un jour, j' entendis une voix qui me disait : travaille ! Et depuis lors je m' acharne à ces occupations niaises qui me servent à vivre, le seigneur le veut ! Il se retourne et aperçoit tout à coup l' ombre de la croix qui a dépassé la pierre. Ah ! Misérable ! Qu' ai-je fait ? Allons vite, vite, en prières ! Eh bien, je jeûnerai deux jours de suite, je resterai à genoux jusqu' à la nuit close. Allons ! Allumons la lampe, compagne de mes prières nocturnes ; elles veillent à sa lueur et, comme elle, finissent seulement le matin venu, alors que sa mèche pâlit dans l' huile, et qu' alourdie de fatigue, ma tête roule sur ma poitrine. Il va dans sa cellule chercher deux cailloux qu' il frappe l' un contre l' autre, enflamme une feuille sèche et allume la petite lampe qu' il raccroche à la muraille. La nuit est presque venue. Quelquefois j' ai éprouvé des délectations ineffables à rester à cette place sans bouger, sentant pleuvoir sur moi les rafraîchissements célestes... il y a des gens qui prient pour prier, sans songer à leur salut, qui s' humilient pour s' humilier ; mais moi, p208 est-ce par besoin ou par devoir ? Je sais bien que je le dois, que ce serait un crime si je ne le faisais, et pourtant... assez ! Assez ! Assez ! Plus de ces réflexions ! à genoux ! Il s' agenouille dans sa chapelle et fait plusieurs signes de croix. Donnons d' abord à la mère du sauveur les prémices de la veillée. Il ouvre son missel et regarde l' image de la vierge. La voilà celle qui a porté dans ses flancs le sauveur du monde. Tressaillais-tu en sentant le Dieu qui grandissait se nourrir de ta vie ? Quand tu le berçais sur tes genoux et qu' il se suspendait à ta mamelle, ses vagissements joyeux te isaient-ils quelque chose des mélodies séraphiques qu' il avait quittées pour toi, pour ton sourire ? Salut, Marie, pleine de grâce ! Il contemple l' image. Oh ! Que je t' aime ! Il contemple l' image de plus en plus. L' eprit incréé seul pouvait naître de toi. Est-ce lui qui, en passant, a laissé sur ton front ce doux reflet d' étoiles ? Tu as la tendresse des mères avec quelque chose de plus encore. Que n' ai-je pu, dans la poussière de la route, suivre ton long voile bleu flottant, quand, au pas cadencé de l' âne voyageur, il se levait comme un dais derrière toi et disparaissait sous les platanes ! Salut, Marie, pleine de grâce, salut ! Antoine s' interrompt. La tortue s' avance derrière lui, le cochon se réveille. Cette figure ! Je la connais pourtant ! J' ai compté un à un tous les coups de pinceau qui la colorent, j' ai suivi pendant des heures tous les contours qui la dessinent, et c' est pourtant comme si jamais je ne l' avais vue ; je voudrais qu' elle fût plus grande ! Une Voix presque indistincte murmure : bien haute, n' est-ce pas ? En relief pour qu' on la puisse bien toucher, la saisir ? Une statue vivante avec des vêtements ? Des vêtements qui tombent bas et qui font frais lorsqu' elle marche ? p209 Antoine reprenant sa prière. N' es-tu pas l' amour de ceux qui n' ont pas d' amour, la consolation des affligés ? La Voix. Qu' elle est belle la mère du sauveur ! Qu' ils sont doux ses longs cheveux blonds épanchés le long de son pâle visage ! Regarde-la ! Regarde-la ! Qu' elle est belle ! Antoine soupire. Oh ! Bien belle ! La Voix. Regarde donc ses cils fins abaissés, qui font sur sa joue les ombres d' un réseau ! ... et ses mains plus blanches que les hosties ! Antoine. Au père on n' ose parler ; l' esprit, on l' ignore ; le fils souffre trop ; mais elle ! ... La Voix. Oui, elle écoute, attentive et suave. Cet enfant qu' elle berce, c' est le coeur de l' homme tout malade dont elle apaise le chagrin avec le lait des espérances. Antoine la considérant toujours. Oh ! Je sens que je t' adore ! Tu parfumes le ciel, tu embellis l' éternité, c' est pour te voir que je la désire ; assise sur des nuages, les pieds posés sur le croissant de la lune, tu souris à ceux qui t' aiment. Antoine lève les yeux au ciel. La Voix reprend : et tu l' aimes ! Regarde-la donc ! p210 Antoine lève la tête.