Bertrand Blier, Cruelle Beauté
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Hommes-femmes : mode d’emploi « Suivait, juste après, un autre film qui, lui, a très mal vieilli : Les Galettes de Pont-Aven (1975), avec Jean-Pierre Marielle dans le rôle de Jean-Pierre Marielle, c’est-à-dire du mâle franchouillard moustachu en détresse millésime seventies, mais des seventies ni joyeuses ni libertaires ni gauchistes ni surtout féministes, non : les seventies bien rances, réactives, réactionnelles, réactionnaires, celles de Bertrand Blier, celles des faussement rebelles Valseuses, du pathétique Calmos (avec Marielle, encore, justement), celles aussi du grotesque Sex shop de Claude Berri (avec Marielle, toujours !). »* Si Pierre Tevanian n’évoque que de manière indirecte le cinéma de Bertrand Blier, ce petit extrait donne la mesure d’une tendance de plus en plus prégnante dans la critique d’aujourd’hui consistant à juger les œuvres du passé à l’aune de nos critères idéologiques actuels. Par ailleurs, il s’agit dans la lignée des cultural studies américaines** et plus particulièrement des gender studies de « déconstruire » un regard prétendument « dominant » au sein de la culture (au choix, celui des blancs, des hommes ou encore des hétérosexuels). Sans entrer dans des détails qui nous entraîneraient fort loin de l’objet de notre étude, une théoricienne comme * tevanian, Pierre. « De quoi Pierre Richard est-il le nom ? » Op. cit. ** Voir da silva, David. Cultural Studies et Hollywood : le passé remanié. Éditions Lettmotif, 2020 288 vincent roussel Geneviève Sellier souligne que les « gender studies prennent pour objet les identités et les rapports de sexe en tant que constructions socioculturelles » puis, s’appuyant sur les recherches de Laura Mulvey dans le domaine du cinéma, reprend à son compte l’idée d’« une critique du cinéma hollywoodien comme instrument de la domination patriarcale, à travers l’analyse des codes du cinéma narratif classique. À partir des concepts de fétichisme et de voyeurisme dans leur acception freudienne, Mulvey analysait le cinéma dominant comme un dispositif construit sur et par un regard masculin — celui du cinéaste derrière la caméra, relayé par celui des personnages masculins dans la fiction — transformant le corps féminin en objet morcelé. »* Certaines vont plus loin, faisant du cinéma un véhicule privilégié pour une présumée « culture du viol » : « de tous les arts qui ont illustré cette culture du viol impliquant la subordination des femmes à l’ordre patriarcal, le cinéma offre l’exemple le plus spectaculaire — à tous les sens du terme. […] Et il ne s’agit pas seulement du machisme de Rhett Butler, de James Bond, d’Indiana Jones ou de n’importe quel super-héros, mais bien du cinéma dit d’auteur. De Blow- Up (Michelangelo Antonioni, 1969) à Elle (Paul Verhoeven, 2016) en passant par Orange mécanique (Stanley Kubrick, 1971), Le Dernier Tango à Paris (Bernardo Bertolucci, 1972), Les Valseuses (Bertrand Blier, 1974), Breaking the Waves (Lars von Trier, 1996), Irréversible (Gaspard [sic] Noé, 2002) ou Parle avec elle (Pedro Almodóvar, 2002), d’Alfred Hitchcock à Woody Allen et de Jean-Luc Godard à Federico Fellini, le * sellier, Geneviève. « Gender Studies et études filmiques. » Les mots sont importants, 23/09/2005. [en ligne] Hommes-femmes : mode d’emploi 289 canon du cinéma occidental offre une remarquable continuité dans sa vision des femmes et son impuissance à leur accorder une place en tant que sujets actifs. »* Même si son œuvre échappe encore plus ou moins aux fourches caudines de cette nouvelle manière d’appréhender la question du « genre » au cinéma, le regard porté sur la gent féminine par Blier fut vivement critiqué dès ses débuts. Avec Les Valseuses, il acquiert la réputation de cinéaste misogyne et la virulente charge anti-mlf (Mouvement de Libération des Femmes) qu’est Calmos n’arrange pas les choses, contrairement à ce que peut en dire Anne Diatkine qui se désole qu’aucune voix discordante ne se soit élevée dans le concert de louanges qui a accueilli Les Valseuses (parlant d’une critique plus hostile, elle écrit : « Elle ne dit pas que le film est raté, elle explique pourquoi il est difficile à voir. Pourquoi les traces de cette dissension face à l’unanimité sont-elles recouvertes ? Est-ce parce qu’à l’époque, les voix de l’opinion sont essentiellement masculines ? »**). Or nous l’avons vu, si le film a été un triomphe public, la critique fut beaucoup plus mitigée et Blier essuya de nombreuses critiques (son film fut même, rappelons-le, qualifié de « décharge publique » et « d’authentiquement nazi »), notamment celle relative à la misogynie***. Depuis, l’épithète lui * murat, Laure. Une révolution sexuelle ? Réflexions sur l’après-Weinstein. Stock, Puissance des femmes, 2018 ** diatkine, Anne. « Les Valseuses échappe à la censure. » Libération, 9/07/2013. [en ligne] *** « Non, non, tout a commencé avec Les Valseuses, en 1974. On était en plein mlf et il y a eu des manifestations devant les cinémas. Des banderoles… La cinéaste Chantal Akerman allait de salle en salle en apostrophant les futurs spectateurs : “N’allez pas voir cette merde, c’est une insulte envers les femmes.” Et, dans Le Figaro — Le Figaro de l’époque, le vrai, le pur, le dur —, le professeur Debray- Ritzen demandait carrément l’interdiction du film. C’était extravagant… » Bertrand Blier : « Pour moi, il n’y a plus de cinéma ». Op. cit. 290 vincent roussel colle à la peau il est régulièrement utilisé à la sortie de chacun de ses films. Est-ce à dire que le cinéma de Blier est devenu aujourd’hui anachronique, « inacceptable » (pour reprendre le terme utilisé par Laure Murat dans une tribune consacrée à Blow-Up*) et qu’il a définitivement réalisé des films « comme on n’en fera plus »** ? Avant de répondre à cette question et d’analyser le rapport aux femmes qu’entretient le cinéma de Blier, il convient de faire quelques remarques préliminaires sur ce que j’appelle cette vision idéologique du cinéma et sur la confusion qu’elle draine. À titre d’exemple, il faut citer cette ahurissante tribune de Daniel Schneidermann dénonçant dans un même mouvement les agissements d’Harvey Weinstein, les défenseurs de Roman Polanski et de pures œuvres de fiction : « Et s’il n’y avait que les blockbusters hollywoodiens. Mais cette insupportable esthétisation d’un viol, chez Almodóvar (Parle avec elle) ; mais Bébel harcelant Jean Seberg chez Godard (À bout de souffle) ; mais cette solidarité de mecs autour de Polanski ; et les petites starlettes de Cannes, cette vieille mythologie française. Tout le cinéma sent la testostérone. Le cinéma, depuis sa création ? Des hommes qui regardent des femmes, fantasment sur elles, les vénèrent, les subliment, les posent sur l’étagère, les maltraitent, les jettent, les chosifient. Passons en revue nos * murat, Laure. « Blow Up, revu et inacceptable. » Libération, 12/12/2017. [en ligne] ** Allusion à un texte consacré par Daoud Boughezala à Beau-père sur le site Causeur. Il convient néanmoins de mettre un bémol à cette idée récurrente qui voudrait qu’« on ne pourrait plus faire un film comme ça aujourd’hui » et qui s’apparente un peu trop au bon vieux « c’était mieux avant ». S’il est évident que les mœurs ont évolué et que certains sujets apparaissent plus délicats à traiter, cela n’empêche pas des films audacieux et singuliers d’éclore et je ne suis pas certain, par exemple, qu’un film comme L’Inconnu du lac (Alain Guiraudie, 2012) eût pu être tourné dans les années 1970. Hommes-femmes : mode d’emploi 291 films cultes. Peu échappent à cette lecture ravageuse. »* Si l’on résume schématiquement, ce sont Godard ou Almodóvar qui, par leur promotion d’une certaine « culture du viol » (auxquels on pourrait adjoindre, selon Laure Murat, Antonioni, Hitchcock, Kubrick et Blier), auraient participé à l’éclosion d’affaires de mœurs sordides dont Weinstein et Polanski furent les exemples les plus polémiques. Dans ce cas, il est permis de s’étonner qu’il existe encore une seule personne vivante sur cette planète alors que le cinéma, par l’intermédiaire du western, du film noir et d’action, ne cesse de promouvoir les as de la gâchette et les tireurs justiciers ! Plus sérieusement, on s’étonnera de trouver chez des intellectuels, journalistes ou universitaires censément progressistes une rhétorique qui rappelle celle de l’office catholique d’autrefois mettant en garde les fidèles contre les dépravations et idées dangereuses véhiculées et exaltées par le cinéma, notamment lorsqu’il s’agissait d’œuvres fantastiques ou « sexy »**. Là encore, un long développement nous mènerait trop loin de notre sujet mais ce regard moralisateur, expression parfaite d’un certain puritanisme anglo-saxon, ne fait que remettre au goût du jour cette vieille antienne sur les répercussions néfastes des images sur les esprits, que ça soit celles du cinéma et de ces films qui inciteraient à la violence (comme le Tueurs-nés d’Oliver Stone), de l’animation * schneidermann, Daniel. « Harvey Weinstein en surimpression. » Libération, 29/10/2017. [en ligne] ** Citons pour la bonne bouche le fameux jugement de Gilbert Salachas sur Le Cauchemar de Dracula de Terence Fisher : « Le cinéma qui est un art noble, est aussi, hélas une école de perversion : un moyen d’expression privilégié pour entretenir ou même créer une génération de détraqués et d’obsédés. » 292 vincent roussel (se souvenir des diatribes séniles de Ségolène Royal contre les dessins animés japonais) ou encore des jeux vidéo. D’autre part, cette approche par le biais de la question du genre me paraît tendancieuse dans la mesure où il s’agit d’apposer des grilles préétablies sur des œuvres en mettant en exergue tout ce qui fait la complexité, l’ambiguïté et la singularité de celles-ci. On peut bien sûr s’offusquer que des films comme Le Livre d’image de Godard ou Duel dans le Pacifique de John Boorman échouent au « test de Bechdel »* mais cela n’a aucun sens puisque l’enjeu de ces films n’a strictement rien à voir avec les questions de genre.