Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

Les Lettres françaises du 2 septembre 2006. Nouvelle série n° 29. « Je chante pour passer le temps...» Louis Aragon Une enquête sur la chanson

Lithographie de Valerio Adami, 1981.

Entretien avec Jean Ferrat SOMMAIRE ÉDITORIAL

Jean Ristat : À nos lecteurs (Éditorial). Page II Dossier : Jean-Pierre Siméon : Avant la parole. Page III Alexandre Bergamini : L’air du temps. Page III À nos lecteurs Jean Lacouture : Une affaire de couple. Page III Jean-Noël Jeanneney : Clio et les chansons. Page III Chantal Golovine : Des faiseurs de mots. Page IV Armand Mélies : Entre les lames. Page IV Par Jean Ristat Lia Loria : Cécibon pour . Page IV Roger Grenier : Tout ce que j’ai écrit pour une chanson. Page IV Claude Schopp : Chemins buissonniers. Page V a composition de ce numéro des Lettres l’un des fondateurs de France Culture. Il Jean-Jacques Viton : Fond sonore. Page V françaises demande quelques explica- m’avait permis de travailler à France Culture, Christiane Baroche : Je t’attendrrrai... Page V Daniel Arsand : Souvenirs, souvenirs. Page V Ltions. Nous avions prévu de publier dans dans un atelier de création radiophonique, au Nicola L. : Ma vie en chansons. Page VI notre livraison d’été les textes d’un grand début des années soixante-dix. On a raison de Démosthènes Davvetas : Du latin cantio... Page VI Olivier Barbarant : Du gris que l’on prend dans sa voix. nombre d’écrivains, de poètes, d’artistes, d’in- souligner l’extraordinaire espace de liberté que Page VI tellectuels, en réponse à notre questionnaire sur fut l’ACR : liberté d’inventer, de jouer, de tra- Éric Dussert : D’un air qui n’en a pas l’air. « De quoi ? la chanson : « Quand on dit le mot chanson, à vailler le son comme un matériau inépuisable. Y’a pas de pourquoi ! » Page VII Benoîte Groult : Pour Léo. Page VII quelles chansons pensez-vous ? Quels souvenirs, En 1977, les exigences de l’Audimat lui sem- Raphaël Boccanfuso : Des chèvres au pays des 300 fromages. quels sentiments, quelles émotions, quelles sen- blent insupportables et il quitte Radio France. Page VII sations éveillent-elles en vous ? » Trente ans plus tard, Alain Beuve-Méry s’in- Shoshana Rappaport-Jaccottet : Composer. Page VII François-Marie Banier : Confidences. Page VIII On le sait, l’Humanité connaît de graves dif- terroge dans le Monde sur la place de la littéra- Serge Fauchereau : La culture est une. Page VIII ficultés financières et, par mesure d’économie, ture sur les chaînes de télévision : « Où sont pas- Roger Somville : Un certain air. Page VIII n’a pas paru les samedis d’août. Il n’était, évi- sées les émissions littéraires ? » Christophe Mercier : Pierre Perret et moi. Page IX À bâtons rompus avec Jean-Louis Murat. Page IX demment, pas question pour nous de ne pas Alain Trutat fut le secrétaire de Paul Eluard, Patricia Reznikov : Une chanson signée K. Page IX nous associer à cette mesure. Aussi avons-nous l’ami de Michaux et d’Artaud : il aimait les écri- José Moure : Le génie cinématographique de la chanson. Page X décidé de reporter en septembre ce fort dossier, vains et les poètes, et sa générosité était pro- aujourd’hui proposé à votre lecture. fonde, pudique. Nombreux sont ceux à qui il a Claude Schopp : Journal d’un cinémateur (chronique). 30 août. tendu la main, qu’il a encouragés, aidés. Ne Page XI Gaël Pasquier : Du film social au film noir. Page XI Je viens d’apprendre le mort d’Alain Trutat, l’oublions pas. Jean-Pierre Han : Avignon et son futur. Page XII Jean-Pierre Han : Mimos, en attendant le vingt-cinquième anniversaire. Page XII Françoise Hàn : Voyages et quêtes (chronique). Page XIII Claude Glayman : Promenades musicales estivales. Page XIII Marianne Lioust : La poésie de Marguerite Duras, les vérités de l’historien. Page XIV François Eychart : Un intellectuel engagé. Page XIV Gérard-Georges Lemaire : À la recherche des avant-gardes perdues. Page XV Franck Delorieux : Les songes véridiques de Claude Lévêque. Page XV Jean Ferrat, Jean Ristat, Franck Delorieux : Conversation à Antraigues avec la montagne pour témoin. Page XVI Mahfouz Naguib Mahfouz a quitté le Café des Miroirs, Retrouvez les Lettres françaises où il avait ses le premier samedi de chaque mois. habitudes, le vieux Prochain numéro : le 7 octobre 2006. quartier de Gamaliyya où il est né en 1912, la ville du Caire qu’il a aimée superlativement Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI et dont il a magnifié dans l’Humanité du 2 septembre 2006. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan. la vie dans ses romans. Directeurs : Aragon puis Jean Ristat. De Passage Directeur : Jean Ristat. des miracles au Palais Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han. Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), du désir, ce conteur Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), hors pair va encore Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), longtemps rester Jean Ristat (savoirs). Conception graphique : Mustapha Boutadjine. présent avec Correspondants : Gerhard Jacquet (Marseille), des œuvres liant Fernando Toledo (Colombie), Olivier Sécardin (USA), la mythologie du petit Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie). 32, rue Jean-Jaurès, 93928 Saint-Denis CEDEX. monde cairote Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. et la vision d’une E-mail : [email protected]. Copyright Les Lettres françaises, tous droits réservés. culture arabe

La rédaction décline toute responsabilité JACQUES ROBERT/GALLIMARD ressuscitée. quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre 2006) . II CHANSONS

Pour célébrer la rentrée en chantant, les Lettres Françaises ont demandé à des artistes, poètes, romanciers, historiens, critiques, peintres, plasticiens, etc... d’évoquer les chansons qui avaient jalonné leur vie. Avant la parole Une affaire de couple

La chanson ? Pour beaucoup, c’est affaire de jeunesse, de bandes, de militantisme, d’aventure. Pour moi – je devrais dire nous –- c’est affaire de couple. Ma femme chante juste, sans voix. Moi, faux, avec voix. Dans Aux marches du palais, nous étions, un peu avant minuit, incomparables. Dans la Mauvaise Réputation, il ne nous a manqué que les applaudissements de Brassens, le cher Georges que nous aimions. Le Temps des cerises, c’était quand nous revenions de voter… Jean Lacouture, grand reporter, écrivain

Aux marches du palais Aux marches du palais Y a une tant belle fille lon la, Y a une tant belle fille. Elle a tant d’amoureux Elle a tant d’amoureux, Qu’elle ne sait lequel prendre lon la, Qu’elle ne sait lequel prendre.

Dessin de Gianni Burattoni. Clio magine-t-on un monde sans chan- est le corps lyrique de la parole. Et toute Il faudrait, certes, regarder de près sons ? Non. Pas même, à en croire chanson (même la plus niaise) la mani- mais je parierais volontiers que, parmi les et les chansons IPrimo Levi, dans le monde effondré festation de l’extension à l’infini de cette chansons qui durent, qui nous durent et d’Auschwitz. Là même il arriva qu’on se origine lyrique. Voilà pourquoi assuré- nous entêtent, il n’en est pas une qui ne ’avoue un effet de ma vocation d’historien : tout le regroupât, hagards, autour de la flamme ment, quant à la chanson et au rebours du soit d’une manière ou d’une autre fondée plaisir, grand, que je tire des chansons prend sa pleine mourante d’un chant. « Ce dont on ne poème, l’élaboration de la langue et du sur l’émotion d’une absence, l’aveu du Jdensité grâce au recul que crée le mouvement de la pen- peut plus parler, il faut le chanter » disait discours valent moins, in fine, que l’ex- vide : attente et appel d’amour ou ressas- sée lorsqu’elle s’attache à restituer le paysage politique et so- Heiner Müller (1). Peut-être même fau- pression au plus vrai, au plus juste, de sement de la perte, toute chanson (de Que cial spécifique où sont nées les paroles et les mélodies qui ont drait-il dire : ce dont on ne peut pas en- l’émotion native dont le souffle, la voix, sont mes amis devenus… à Où est passée porté de la sorte. core parler, on le chante. Car chanter, la sueur du corps et de l’âme sont des ré- Mirza ?) est à notre cou une écharpe de Considérez, par exemple, pour l’entre-deux guerres fran- avant même d’être le recours ultime de la vélateurs décisifs. De là, je crois, l’adhé- nostalgie pour l’hiver. Comment échap- çais, Damia, Fréhel, Marie Dubas, la môme Piaf, Léo Mar- parole exténuée de son impuissance, est sion par exemple d’Elsa Triolet au phé- per à ça, échapper à nos chansons ? jane, Gilles et Julien, Lucienne Boyer, Mireille et Jean Sa- sans doute la condition première de sa nomène Hallyday. De là l’universalité Nous portons tous en nous, tous autant blon, le premier Chevalier, le premier Trenet, tant naissance. On a dû chanter avant de par- de l’emprise d’Édith Piaf. De là le bou- que nous sommes, un-soir-qui-attend- d’autres… et laissez surgir ce qu’à la ronde suscitent ces ler : le souffle et le son qui en vient, inar- leversement prévisible de qui écoute, Madeleine-qui-ne-viendra-pas. Made- vieux disques qui tournent, les tensions, les formes uniques ticulé, balbutiant, sans syntaxe – sans lo- sans y rien comprendre, Vissotsky, Yu- leine : la femme à Godot. Et plus vaste et pérennes du bonheur et du malheur. Rien qui protège gos – en traversant le corps-instrument, panqui ou Conte. La chanson est un est le manque, plus il y a de chansons. mieux contre les dangers de l’anachronisme, tant sont c’est l’origine du langage, n’est-ce pas ? universel humain parce que même dans Or il n’y a sûrement jamais eu autant de uniques sur ces sillons, chaque instant, chaque souffle, La modulation, donc d’un cri intérieur ses avatars les plus particuliers ou, par chansons par le monde qu’aujourd’hui. chaque inflexion ; mais rien non plus qui défende mieux, à mû hors de la bête humaine et qui fait ailleurs, les plus dénués d’art, voire les Le jour où il n’y aura plus ni livres, ni l’inverse, contre l’exagération de l’inédit et l’oubli des per- soudain entendre un état (de la chair, puis plus vulgaires, quelque chose nous par- théâtres, ni musées, ni concerts, ni écrans, manences qui sous-tendent en profondeur les émotions de de la conscience, puis de ce qu’il faut bien vient à travers les âges du pouls d’un il y aura encore des chansons. Nous au- la surface, tant perdurent, chez les hommes, et sur le long appeler « âme ») voilà par quoi tout, je monde premier, cette pulsation du vivant rons toujours ad libitum des chansons terme, de continuités. l’imagine, a commencé. C’est-à-dire contraint de marcher là où il se perd, pour aimer, des chansons pour pleurer, et En somme, Clio, de note en note, de refrain en refrain, quoi ? Une émotion portée hors du corps entre le désir et l’angoisse. Cette pulsa- ces chansons à boire qui sont chansons s’épanouit sur ces rivages. Chaque samedi, sur France Cul- qui l’éprouve et dans ce hors-là, existant tion première, primale, du désir et de d’oubli… ture, illustrant grâce aux chansons les multiples rebonds soudain pour soi, objet neuf et séparé l’angoisse comme origine du chant, c’est Jean-Pierre Siméon entre le passé et le présent, j’ai la chance de pouvoir, dans (bientôt en effet sacré) qui donne à en- ce qui explique pour moi que nul ne peut Juin 2006 ce champ précieux, retrouver et célébrer l’allégresse de ma tendre une présence, une vie. Cri, gémis- être indemne de la chanson et qu’elle ne poète, romancier Muse. sement ou râle : jazz, rock, fado et mélo- nous lâche pas quand elle nous prend. Jean-Noël Jeanneney pée étaient là déjà. Expectoration-repré- Quelle que soit votre rage de fredonner (1) Cité dans De la parole aux chants, historien, président de la BNF sentation de l’émotion de vivre. D’où, malgré vous la plus ultime niaiserie de Actes sud-Papiers brièvement, on peut déduire que le chant Claude François, vous n’en pouvez mais. Ah la la la, la belle histoire. Y a trente gars dans le bastion, Torse nu, rêvant de bagarres, L’air du temps Ils ont du vin dans leurs bidons, imer les chansons que trice dans le même néant me d’Apollinaire, d’Aragon, de qu’aux Leçons de ténèbres de Des vivres et des munitions. tout le monde aime – fait horreur. Je n’aime pas Baudelaire chantés par Léo Couperin et de Carlo Ge- Ah la la la, la belle histoire. Aces chansons de varié- les chansons de variétés. Ferré. Quelques ballades sualdo. Allez savoir pourquoi. Là-haut sur les murs du bastion, tés creuses et superficielles Aucune ne m’est essentielle. poétiques de Bashung L’air du temps ? » Dans le soleil plane la gloire que l’on est obligé d’en- Je préfère le silence. m’empoignent. Alexandre Bergamini Et dans le vent claque un fanion. tendre tout le temps et par- Mon néant m’appar- Mais quand je pense aux romancier C’est le fanion de la légion ! tout – c’est sans doute n’être tient, mon sombre chaos, chansons, je songe à la voix Autopsie du sauvage, personne. Se dissoudre dans mes ténèbres lumineuses et d’Alfred Deller chantant Éditions Dumerchez. l’air du temps. Se confondre ma solitude lointaine me Henry Purcell Ô Solitude ou Retourner l’infâme, Le Fanion de la légion, chanson de Marie Dubas (1936), avec la masse consomma- font aimer les poèmes Music for a While, ainsi Éditions Zulma. paroles de Raymond Asso, musique de Marguerite Monnot.

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre 2006) . III CHANSONS Entre les lames Des faiseurs de mots C’est entre les lames de jalousie Que passent a chanson fait un très libre usage de Les défunts palabres d’avant la l’expression aujourd’hui. Et, parce débâcle Lque pour l’essentiel elle est voix, Le vent, vieil ami, a comblé elle apparaît dans une expression des Hélas plus communicatives. C’est là peut-être D’un geste sûr sa différence d’avec l’écriture, maniée et Ta trace articulée quant à elle dans le silence de la Mais un jour sur deux voix intérieure. La chanson a une am- Tu reviens plitude telle qu’elle est directement assi- Mais un jour sur deux milable par tous, reproductible à souhait, Tu reviens et ce quelle que soient la ou les langues C’est entre les lames de jalousie qui sont les siennes. Source d’échanges Que passent multiples entre ceux qui l’écoutent, qui Les antiques fantômes d’avant la font leur sa rythmique et s’y réfèrent, crevasse allant jusqu’à en apprendre le texte Le ressac complice a gommé pour la chanter à toute occasion, la Hélas chanson se montre ainsi comme inter- D’un geste sûr règne. Appréciée ainsi, chacun la re- Ta trace commande à l’écoute aux autres. La Mais un jour sur deux chanson est si directement accessible Tu reviens qu’on en vient à croire qu’elle est faite Mais un jour sur deux pour une oreille ourdie par la voix. Tu reviens D’où la joie du partage qu’elle procure. En vain, en vain. Mieux qu’une poésie qu’on se récite à Arman Mélies, chanteur soi ou aux autres, la chanson porte l’immédiateté de notre assentiment in- CD de référence : les Tortures volontaires. térieur. Elle entre subrepticement en nous, se love dans notre mémoire tel un fredon, porté à nos lèvres comme à Cécibon notre insu. Nous sommes réceptifs à la chanson, et c’est une réceptivité toute pour Yves Montand particulière qui nous émeut. Tantôt son message, tantôt ses vocalisations, Ces mots savoureux : « Cécibon, cécibon ». Qui est Céci- tantôt son phrasé : nous ne nous las- bon ? Le petit disque tourne. sons d’entendre et de nous murmurer C’est un Français qui chante. Pourquoi est-ce que je ris de la chanson dans nos propres mises en plaisir en pensant à ce mystérieux Cécibon ? scène quotidiennes. Une phrase peut Et tout à coup notre institutrice m’a regardée avec pitié et alors nous avoir frappés, et pas seule- m’a dit à haute voix : ment comme un simple refrain : il – Toi, Lia Loria, sors et ne chante jamais. Tu chantes faux. s’agit pour nous du point nodal d’un Et le monde à l’entour s’est effondré sur moi. monde en chanson qui nous parle. Et Dessins de Gianni Burattoni. La chorale de ma classe chantait, sans moi. c’est toute une performance littérale, praticables qu’elle en vient à indiquer et son retour en France. Les chansons Et le temps a passé. latérale aussi puisqu’elle nous traverse quelles issues pour lui. Rien pourtant ne sont donc pas « désarmées » quand Je ne suis plus la petite Lia de dix ans. Je suis une grande, l’esprit et nous transporte avec légè- d’une sortie d’un labyrinthe mais une elles revendiquent et portent haut et grande, grande Lia. reté de tous côtés. Une telle évasion du manière de dire le monde, qui nous re- fort de telles valeurs sûres. J’ai chanté toute ma vie. Je chante bien. J’ai une voix en- sens en nous, la chanson a naturelle- quiert et nous guide. Bien entendu, vous me direz que je voûtante, je le sais. Ne le dites à personne. On ne le soupçonne ment son sens de prédilection dans la Les anciens chansonniers tout n’ai pas évoqué la chanson comme on pas. Je chante en moi-même, très, très, très bas, pour qu’on ne métaphore filée. De cette façon, la comme les jeunes auteurs de chansons l’entend le plus couramment : comme m’entende pas. chanson est entière, d’un seul tenant, sont aujourd’hui tels qu’Alain Sou- chanson d’amour. Ce n’est pas ce qui J’ai appris le français pour comprendre Cécibon. Je le com- une œuvre composée qui nous reven- chon se qualifie lui-même de « faiseurs m’intéresse le plus. Dans mon adoles- prends maintenant, je le chante toujours et je ris de plaisir. dique comme ses repreneurs et ses col- de mots ». Et rien de plus itinérant, de cence par exemple, j’ai aimé la chan- C’est si bon. porteurs. Ainsi pour la chanson une plus docile au voyage que des mots son Je sais que je ne sais rien servie par Lia Loria, professeur de français à Tbilissi (Géorgie) manière de prosélytisme se fait jour, faits pour la chanson. L’on comprend la voix rauque et suave de Jean Gabin. mais il détient une valeur positive de ainsi pourquoi de nos jours chacun se Elle était racontée plutôt que chantée. C’est si bon perpétuation du message. De là l’ex- « fabrique » si aisément sa culture, J’écoutais d’ailleurs la version alle- De partir n’importe où trême transitivité des œuvres en chan- parce qu’il la porte dans ses bagages, mande qui était sortie au même mo- Bras dessus, bras dessous son reprises. plutôt que comme un bagage de ment. Cette chanson aux accents so- En chantant des chansons. La chanson nous touche d’autant connaissances culturelles. Il n’y a pas cratiques m’apparaissait comme une C’est si bon de se dire plus qu’elle se façonne au gré de notre nécessité à être un grand connaisseur création inédite. Elle m’a donné le goût Des mots doux, propre voix. Elle est malléable. Cela de la culture d’un pays pour se laisser pour une écriture posée, pour la dic- Des petites rien du tout dit chacun se joue de cet aspect. Au- séduire par ses chansons. Il est courant tion, celle qu’aujourd’hui j’explore Mais qui en disent long. jourd’hui, grâce aux brassages cultu- que l’on apprenne dans une première dans les lectures publiques que je fais rels, à la création ou la redécouverte approche les langues étrangères par ce de mes propres textes poétiques ou de [ Paroles d’André Hornez, musique d’Henri Betti ] d’instruments de musique anciens, aux médium. Les chansons relèvent elles mes co-traductions de poètes euro- tentatives de mixage entre les mu- aussi du génie de la langue d’un pays. péens. Une chanson détonante… puis siques du monde entier, à la diversité Il est facile dans la version originale toute une nouvelle orientation pour soi Tout ce que j’ai écrit des langues et des registres des voix, la d’une chanson de se sensibiliser aux s’engage. Il y avait là comme une chanson est intra comme interlanga- accents, aux rythmes syntaxiques, aux langue dans la langue. Et la voix m’ap- contre une chanson gière. Et toutes ces réalisations expressions choisies d’une langue en- paraissait si juste, qui en appelait à une Tout ce que j’ai écrit contre une chanson. concrètes font d’elle des clins d’œil à core inconnue. La chanson a donc une écoute plus qu’active : car il y avait là Je me dis parfois que je donnerais tout ce que j’ai écrit pour la liberté d’exploration artistique la grande portée mimétique. À qui donne un sens à prendre avec soi. J’aime au- être l’auteur d’une seule chanson, une de celles qui se gravent plus étendue. Ce qui n’empêche pas la de la même voix qu’elle, le sens littéral jourd’hui les restitutions de la tension à jamais dans votre cœur. Par exemple le Temps des cerises. part traditionnelle d’engagement cri- d’une chanson nous instruit. Faites existentielle de la vie d’un chanteur, qui Roger Grenier, tique, de témoin actif du temps pré- pour l’intériorité distraite ou attentive, ne peut dès lors que la sceller à sa romancier, critique littéraire sent, de traducteur des mentalités la chanson crée autour de nous de l’in- propre expérience de création : je pense contemporaines et de leur possible time. Et le monde se rapproche d’au- à l’album d’Axel Bauer, Personne n’est changement souhaitable de se mani- tant de nous. Parfois aussi, elle a fa- parfait. Composition, écriture, inter- « Mais il est bien court le temps des cerises fester. D’ailleurs toutes les nuances culté de rassembler autour d ’elle. Par prétation, création de thèmes, restitution Où l’on s’en va deux cueillir en rêvant d’humour, de sarcasme, d’ironie, de exemple, la dernière chanson de Re- éclairante de la réalité vécue d’aujour- Des pendants d’oreille… persiflage, d’absurde sont produites naud, écrite par lui et traduite en an- d’hui, tout y est d’une vérité et d’une jus- Cerises d’amour aux robes pareilles selon des styles très marqués. On re- glais et en espagnol à dessein. Cette tesse qui révèlent un chanteur aux mul- Tombant sur la feuille en gouttes de sang connaît d’ailleurs par là le style d’un chanson fut délibérément destinée à tiples talents. J’aime finalement une telle Mais il est bien court le temps des cerises chanteur. État des lieux, mises en scène permettre tout d’abord la sortie de richesse d’écoute portée à la voix quand Pendants de corail qu’on cueille en rêvant. de personnages et sens donné à la vie l’isolement mental d’Ingrid Bétan- elle se met au service d’une chanson : métaphoriquement décrite, la chanson court, détenue depuis trois ans en Co- ainsi des chansons dites d’auteur. [Paroles de Jean-Baptiste Clément, suit pas à pas le monde en pleine mu- lombie pour raison politique, et plus Chantal Golovine, musique d’Antoine Renard (1867)]. tation, elle pose des jalons à ce point décisivement d’accélérer sa libération écrivain, critique d’art

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre 2006) . IV CHANSONS Chemins buissonniers

es voies de la recherche sont parfois buissonnières ; ainsi, avait un chien, le chien qui, dans son ermitage, lui apportait son Mettez-le-moi dans la main. » préparant une édition du Chevalier d’Harmental, j’avais pain quotidien, certes, la peste aussi lui faisait la guerre, puisque Il le mit ; la sœur tourière Lété arrêté par une chanson qu’y braille la capitaine Ro- Roch est le saint patron des pestiférés. Mais ce Roch-ci était un Dans l’instant se reguérit. quefinette, reprise en chœur par quelques aimables prostituées : autre, qu’on en juge par les deux derniers couplets : Ah ! chrétiens, d’un cœur sincère, Grand saint Roch, notre unique bien, Monsieur son chien élevé pour la chasse Rendons grâce au Saint Esprit Écoutez un peuple chrétien Le long du jour giboyait dans les bois Des miracles qu’il opère Accablé de malheurs, menacé de la peste ; Son caudebec lui tenait lieu de tasse Par la vertu du Saint-Vit. Nous ne craindrons rien de funeste. Et de sa canne il abattait des noix. Il n’y avait là à peine de quoi faire rougir un enfant de chœur, Venez nous secourir, soyez notre soutien. Mais une peste surtout s’il était pensionnaire des jésuites, comme le constatait Détournez de sur nous la colère céleste. De ses jours, zeste ! une autre chanson, étalée luxurieusement, pas loin de Saint Mais n’amenez pas votre chien, Trancha le fil Roch, page 199, sous son titre la Sodomie : Nous n’avons pas de pain de reste. Par un poison subtil. Le trou du cul, le trou du con Où Alexandre Dumas avait-il donc trouvé cette chanson du Saint Roch voyant sa dernière heure Sont deux trous que je trouve farce, XVIIIe siècle, légèrement irrespectueuse ? En annotateur scru- Dépêcha vite cinq ou six orémus L’un me plaît avec un garçon, puleux, je cherchais dans les fichiers des titres au département Et puis après mon pauvre chien demeure J’use de l’autre avec une garce. de la musique de la Bibliothèque nationale à quelle source il Je vais dire mon in manus Mais en dépit de la vertu s’était abreuvé ; j’y découvris un Saint Roch, extrait de l’Im- Exempt de blâme Et puisqu’il faut que je me perde provisateur (cote : Musique Rés. Vmd.ms). Il rendit l’âme Je préfère le trou du cul Le recueil manuscrit, que je tenais maintenant en main, avait Dans les bras de son chien. Malgré mon dégoût pour la merde. plus exactement pour titre : Extrait de l’improvisateur, conteur, Ce n’était pas le graveleux attendu. Aussi, après m’être dit Les jésuites, gens de goût fin, épigramatiste, &&& ou la Nouvelle antologie française conte- qu’un caudebec était un chapeau de feutre imperméable, me Et qui ne sont jamais des dupes, nant des chansons et contes choisis de nos meilleurs auteurs et vouais-je à un autre saint : saint Vit me sembla tout désigné pour Portent plus volontiers la main plusieurs inédites avec la musique noté. Il était supposé édité me donner toute satisfaction : Souvent aux culottes qu’aux jupes « À Foutropolis, chez les Amis de la joie l’An MDCCCXIX ». Vous, messieurs les incrédules, Ils disent par bonne raison La page de texte portait en exergue : Qui prétendez à l’esprit Et par bien plus sage doctrine « Hors du vit, loin du con, il n’est pas de salut Vous traitez de ridicule Qu’un cul bien plus étroit qu’un con Et de tout ce qu’on fait, vit et con sont le but. » Les miracles que Dieu fit Chatouille toujours mieux la pine. Je tombais vraisemblablement de l’irrespectueux dans le licen- Écoutez donc sans scrupules Il va sans dire que, horrifié, le chercheur vertueux referma le cieux ; d’ailleurs, l’auteur n’abusait pas son lecteur et surtout Les miracles de saint Vit. livre. sa lectrice, car il leur donnait aussitôt un avertissement : Un jour une sœur tourière Claude Schopp « Ne lisez le livre suivant, Se mourait d’un mal fâcheux. Femmes chastes et scrupuleuses, On porta le reliquaire Car vous y trouveriez souvent D’un effet toujours heureux. Des paroles très graveleuses. » Le curé rempli de zèle Rien n’engage autant à poursuivre la lecture que de tels aver- Sûr du pouvoir de son saint tissements. Tira de son escarcelle À la page 192, je constatais que le saint Roch en question n’était Le reliquaire divin. pas le saint auquel je pouvais me vouer. Certes, celui-ci aussi « Ah ! mettez-le-moi, mon père, Fond sonore ’est le fond qui manque le moins mais chaque matin dans la cour du lycée, la Libé- tous les fonds ne se ressemblent pas. ration dans le Béarn avec le Chant du départ CComme les sols, les socles de terre sur et la Marseillaise hurlés debout dans des ca- lesquelles on avance et qui nous portent. mions pavoisés, l’adolescence à Casablanca Fonds de littérature, fonds de films, fonds avec le jazz, avec How High the Moon, Pon- d’opéra, fonds d’amours construisent des pas- ciana, Ornithology, et puis de nouveau à Mar- Dessin de Gianni Burattoni. serelles, un moteur perpétuel de maintien seille, Il suffit de passer le pont, la Marine, et d’existence, de comportements, d’élans, de puis Elsa, Est-ce ainsi que les hommes vivent désirs et de mélancolie. La chanson n’existe et puis Un jour tu verras on se rencontrera, et Souvenirs, souvenirs pas toute seule, mais les chansons dans le loin- Ferré et Mouloudji, et puis la Foule, le Temps tain bornent les étapes de la vie de leurs titres des cerises, et puis Bandera Rossa et l’Inter- i mon père se risquait à chantonner une mes larmes. banals ou éloquents et font immédiatement nationale et puis encore toutes les autres rengaine, ce qui était plutôt rare, on était Il y eut Nuit de Chine, et je sus que la nuit pou- ressurgir, à leur fredonnement mal traité ou étapes avec tous les refrains qui se mêlent et Ssûr que, dès le premier couplet, le ciel vait être parfums, crissements de soie, sensualité exact, une période, un parcours, un instant. persistent à alimenter le moteur perpétuel en s’obscurcirait, qu’il y aurait pluie et peut-être partagée. Ainsi, petite enfance à Londres avec Twin- fonds inépuisables. foudre. Ma mère, en revanche, chantait juste Il y eut Si tu vas à Rio, et je fus définitivement kel Twinkel Little Star, l’occupation à Mar- Jean-Jacques Viton, poète et clair. Elle avait un filet de voix cristallin qui un adepte de la samba, de ce rythme auquel je seille avec Maréchal nous voilà ! rabâché haut Juillet 2006 me familiarisa, enfant, avec les plus beaux m’abandonnais et qui me faisait oublier qui fleurons de la chanson française. C’était les j’étais, me faisait oublier mes illusions et mes ter- femmes qui, chez nous, roucoulaient à tout reurs. instant romances et complaintes. Les Il y eut Vingt ans, et j’entraperçus ce que pou- Je t’attendrrrai... hommes, eux, les écoutaient, ravis, les admi- vait signifier vieillir. raient, les désiraient sans doute. Comme mon Il y eut Par amour, par pitié, et la blonde Bul- a chanson, pour moi, n’est sûrement pas vieux avaient été réquisitionnés pendant la père, j’étais doué pour déclencher un orage. gare fut la princesse de mon adolescence – bou- à trouver parmi celles d’aujourd’hui ! guerre, laissant leurs stalles disponibles, une fois J’ouvrais la bouche et les dieux commençaient deuse, charnelle, et le regard triste, et des jambes LQu’on en déduise ce que l’on veut. Oh, les cloisons abattues. à tempêter. Dans les années soixante, s’ajou- sublimes ; et sa voix m’électrisait, m’électrise tou- j’en écoute encore, qui sortent droit de Bras- Plus tard encore, j’avais treize ans, rien tèrent aux mélodies plus ou moins anciennes jours, pourquoi, je l’ignore, demandez à mon sens ou J. Brel, chaque âge a ses chantres et n’évolua de ce côté-là ! Mais moi, oui MOI, des airs aux tempos plus vifs, plus saccadés, cœur. qu’y faire ? Bien sûr, Aznavour – pour les j’avais appris, calée entre les jambes de l’oncle plus râpeux. Je fus yé-yé absolument. Aujour- Il y eut La maison où j’ai grandi, et son inter- autres – et Bécaud, toujours pour les autres. Charles, lequel, hilare, m’avait mis bien mains d’hui chansons de mes aïeux ou de mon adoles- prète se faisait diva qui murmure, qui susurre – Non que leurs cantilènes me déplurent, mais l’énorme Delahaye, puis sa Hotchkiss ! Si bien cence me reviennent souvent en mémoire. Y sont grande prêtresse de la tristesse. elles n’ont pas laissé de traces, ni l’envie d’al- que de la Juva Quatre à la DS 19 en passant par associés des visages, des moments d’intense bon- Mais qu’est devenue la maison où j’ai grandi ? ler y ... revoir ! Jonasz, oui, plus tard. Seule- la 204, j’attrapais les clés au vol, courais jus- heur, des moments aussi d’amère solitude. J’en- L’amour m’est inconnu, la pitié de même. ment, qu’y puis-je si ne me revient aux lèvres, qu’au volant, casais le véhicule les doigts dans tends de nouveau chanter ma mère, j’entends de Je n’ai plus vingt ans, mais la ferveur m’habite sans même y songer, que « Je t’attendrai à la le nez en le moindre emplacement de la rue nouveau chanter mon père, et j’ai l’impression toujours. porte du garage » ! Même pour Brel, je dois ré- Branly, et zou ! sous le nez, l’œil et le rire de la qu’ils sont encore vivants. Je me revois également Je ne suis jamais allé à Rio. fléchir, secouer, raviver... Alors pourquoi cette gendarmerie d’en face ! Oh, on laissait faire du beugler un twist et jerker comme un forcené. Il y Ni en Chine. petite chose de Trenet, et avec l’accent, please ! moment que je m’en tenais là ! Pas au-delà, eut donc des chansons dans ma vie, beaucoup, à Les coquelicots se font rares. Le Boudou et moi – le Boudou, grand-père – fillette. Et, du coup, Trenet et sa chanson ont foison. Il y eut celle-ci et il y eut celle-là. Je rêve encore d’aller danser chez Tempo- nous en riions la gorge échauffée. À cause du creusé la route dans la mémoire. Il y eut Syracuse, et je sus combien la musique rel. paternel, le mien. Depuis, personne ne m’attend plus à la porte peut être proche du silence. Je ne suis jamais allé à Syracuse. J’aimerais À cette époque, seul conducteur de la fa- du garage, sinon quelques vieilles ombres et ces Il y eut Bal chez Temporel, et je sus ce qu’était que cette chanson soit fredonnée sur ma mille. Il n’a jamais su se ranger, ni même in- vieilles notes joyeuses qui ne disent plus rien à la mélancolie. tombe. troduire l’ID Citroën dans l’emplacement ré- personne, sinon à celles de mon âge. Et encore... Il y eut Comme un p’tit coquelicot, et je sus ce Sur ce, adieu. servé à sa tuture, depuis que les chevaux du Christiane Baroche, romancière qu’était tuer par amour, et j’osai laisser couler Daniel Arsand, romancier

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre 2006) . V CHANSONS Ma vie en chansons

a première chanson dont je me souvienne est liée à ma court dans les Ardennes. À part des cours de dessin avec un Je suis comme je suis grand-mère, celle qui avait élevé une famille très nom- M. Brion de Charleville, c’est l’ennui. Ma mère est catholique Je suis faite comme ça Lbreuse, qui se disait anarchiste et vivait juste à côté de très pratiquante, ma sœur suit, moi je commence à lire Baude- Est-ce ma faute à moi l’église de Sadan dans les Ardennes. Elle m’apprenait de son bal- laire et Rimbaud ; mon cousin favori, Serge, vient passer l’été Si ce n’est pas le même con à viser et à arroser les passants, de préférence les curés, avec avec nous, nous disons, chantons, crions des poèmes de Rim- Que j’aime chaque fois… un revolver à eau… Elle me chantait quand j’avais trois ou quatre baud dans le paysage ardennais, il me dit faire partie des Jeu- On se sent femme fatale, et on n’aime pas le même chaque ans : nesses communistes de son lycée à Paris, il m’apprend et nous fois, même si on n’a pas vingt ans…. Parlez-moi d’amour chantons ensemble l’Internationale : Et puis tout d’un coup les Beatles, et après les Rolling Stones, Redites-moi des choses tendres, C’est la lutte finale… un véritable ouragan de musique rock… Parlez-moi d’amour, Je suis grisée par la musique, les paroles. Je crie à ma sœur bi- Mon fils de quatre ans danse sur When I will be sixty four, Ces mots sont si doux à entendre, gote et choquée : quand il comprend le texte il ne le danse plus… Il sait déjà Je vous aime… L’Internationale sauvera le genre humain. qu’avoir soixante-quatre ans n’est peut-être pas marrant, même Je l’aimais tellement. Invitée en Chine l’année dernière et voya- C’est ma révolution… si c’est dans très longtemps…. geant dans un car avec des étudiants chinois qui m’ont demandé Ma mère très catholique mais intelligente comprend qu’il J’arrive pour la première fois à New York en 1967, les Rol- de chanter une chanson, c’est celle qui m’est venue… Je l’ai dé- vaut mieux m’envoyer préparer l’école des Beaux-Arts. J’arrive ling Stones chantent I can’t get no satisfaction. Et Bob Dylan diée à ma grand-mère, Berthe Leclerc… à l’Académie Julian, rue du Dragon à Paris. Tout près, rue du Mr. Tambourine Man… Janis Joplin Mercedes Benz… Mer- Je dois avoir six ans, nous vivons au Maroc pendant la guerre ; Vieux-Colombier, il y a une cave appelée, je crois, Le Vieux Co- veilleuse époque de musique, d’idées de liberté. Vient un nou- à l’école on nous fait chanter debout tous les jours : lombier ; Sidney Bechet y passe tous les soirs. Ma copine Jo- vel amour américain… La musique des Jefferson Airplane est Maréchal, nous voilà ! » sette F. et moi prétendons avoir vingt et un ans et nous y passons partout : Et nous crions à pleins poumons nos soirées, Sidney Bechet nous aime, quand nous arrivons, il Don’t you want somebody to love ? Devant toi le sauveur de la France joue Petite Fleur ; nous sommes persuadés que c’est pour nous Don’t you need somebody to love ? Nous jurons nous tes gars…. seulement, le saxo de Sidney est comme une voix splendide qui Wouldn’t you love somedy to love ? Ma mère a un autre héros militaire, le général qui est à Londres nous envoûte et nous emmène ailleurs, c’est le bonheur… You better find somebody to love. et mon petit frère et moi nous inventons, au sujet du maréchal, Et, bien sûr, il y a Juliette Gréco. Puis de nouveau à Paris, nostalgie de New York, je chante d’autres paroles qui enchantent ma mère : « Si tu t’imagines, fillette, fillette, avec la musique d’Eric Clapton dans la voiture que je conduis Gueule de ch’val nous voilà, Qu’ça va qu’ça va qu’ça va durer toujours en fumant des joints et je me perds dans les rues à sens unique Devant toi le cauchemar de la France… La saison des A, saison des amours, de Paris, en riant, pleurant, chantant : Un an plus tard, c’est la Libération. Nous défilons dans les rues Ce que tu te gourres, etc... » I can’t find my way home ! de Magazan. Je suis folle amoureuse d’un petit garçon de ma Nous vivons la chanson au premier degré et la chantons en Je ne sais pas quand Nougaro est venu, seulement avec une classe, il vient me prendre la main pour marcher avec moi… Sa chœur en écoutant le disque… chanson, mais c’est obsessionnel encore maintenant quand main est froide dans la mienne, c’est la première fois qu’il me Quand Gréco chante encore : cette chanson revient, elle reste lancinante et je la chante en touche, j’en perds mon souffle, mes jambes, ma tête… Je pense Très sournoise s’approche la ride véloce, travaillant, en marchant, peut-être en dormant : qu’Henri Salvador chante déjà Amor… Amor et Maladie Le menton fripé, le muscle avachi… Sur l’écran noir de mes nuits blanches, d’amour, « maladie des amoureux ». Je ne peux plus chanter que Nous nous regardons terrifiées dans Moi je me fais du cinéma… ça. un miroir, mais non, nous n’avons pas une ride… Il y a quelques années à New York où je vis depuis vingt Mon père fait partie de l’armée d’occupation en Allemagne, Et vient la chanson suivante : ans, j’ai fait une performance à La Mama Theater off Broad- nous habitons à Freiburg l’appartement réquisitionné d’un ban- way, et sont revenues dans ma tête certaines chansons de quier nazi, mon frère et moi découvrons dans la cave des trésors Brecht et K. Weil de l’Opéra de Quat’sous, en français, que dans des paquets non ouverts envoyés de Paris pendant leur oc- j’avais oubliées et que j’ai utilisées en anglais pour une partie cupation à eux, champagne, jouets, vêtements et une caisse de de ma performance, mais c’est en français que je chantonne disques en français que nous passons… Je me souviens encore souvent quelques bribes du texte de la Chanson de Barbara d’une chanson, je ne sais pas si la voix est féminine ou masculine, dont je peux me souvenir : elle est grave et dit des mots que je n’ai jamais entendus : « C’était au temps où j’avais ma vertu… Tu l’as eue toi aussi, t’en souviens-tu… » Elle a dans sa petite chambrette Ce dernier mois de mai, j’étais à Paris pour deux exposi- Des tas d’objets de valeur tions, j’ai rencontré Luc Plamondon, parolier et musicien ca- Portraits d’Marie-Antoinette nadien, et je ne sais pas comment c’est venu, nous connaissant Mais tout cela m’est bien égal… à peine de quelques minutes, nous avons chanté ensemble tout Y’a que le lit qui m’intéresse d’un coup au milieu du vernissage : Y’a qu’là où il y a d’l’ivresse « À l’enterrement d’une feuille morte deux escargots s’en Sa luxure insensée vont Me laisse de glace. Ils ont le blanc de l’œil noir, du crêpe autour des cornes… » C’est sur cette chanson de Prévert que je m’arrêterai… C’est pour moi le summun de l’érotisme, bien qu’évidemment Nicola L. je ne connaisse pas encore ce mot-là… J’ai une dizaine d’années… Plasticienne Les joueurs de lyre, dessin de Bernard Lacombe, 2006. Puis nous rentrons en France et habitons le château d’Autre- New York, juin 2006. Du latin cantio... Du gris que l’on

e mot chanson – du latin cantio – pond à une profonde angoisse du moi, chose comme une thérapie. Elle nous prend dans sa voix est le mot qui, de par son étymolo- qui aspire à s’unir à l’au-delà de lui- offre la compagnie de cet autre nous- ême à aimer les voix homonyme. Ma presque Lgie et son origine (le mot signifie même et à ne faire plus qu’un avec l’in- même qui nous est inconnu ; elle nous graves, la chanson mère, donc, presque celle qui « pièce en vers destinée à être chantée » connu qu’il craint parce qu’il ne le maî- offre la possibilité de le libérer les forces Mpour moi est femme, m’apprit ma première chan- ou poésie chantée) est historiquement, trise pas. de l’inconnu qui le retiennent et de le triplement. Elle est vêtue de son, nous étions en voiture, conceptuellement et fonctionnellement Le sujet, en d’autres termes, aspire connaître. noir, prise dans le cercle de j’avais quatre ou cinq ans, il apparenté au chant – asma – grec, du à ne faire plus qu’un avec le tout, à de- La chanson nous rend plus grands, craie d’une lune de théâtre y était question de fontaine verbe adein, dont dérivent les mots tra- venir le tout ; et ce désir, proche de l’ins- plus larges, plus proches du tout. Et ajoutant sa lumière de plâtre claire, et d’un bouquet de gédie et rhapsodie. tinct de survie et de la lutte avec la mort, même lorsqu’on n’y voit qu’un produit à la face déchirée de l’offi- roses refusé à un Pierre mys- La tragédie est d’abord un chant ri- le sujet chantant le clame le plus loin et de consommation immédiate, rapide et ciante. Elle porte trois noms térieux, lequel depuis ne veut tuel exécuté pendant l’immolation du le plus fort possible avec le son de sa facile, elle représente toujours un appel, interchangeables, que sont plus m’aimer. Le prénom bouc dans le cadre des fêtes de Bacchus. voix, au moyen de l’asma chanson, de fût-il indirect et inconscient, au tout, Fréhel, et Piaf, et l’autre si passe d’un chant à l’autre, Petit à petit la pratique évolue, tragédie la poésie mise en musique, des vers qu’il que l’on invite à nous rejoindre, à s’unir proche du mien que j’ai cru d’une femme l’autre. Vers et rhapsodie en viennent à exprimer des chante. à nous, à nous combler dans notre lé- un moment qu’elle était un mes treize ans, c’est ma mère interrogations religieuses et historiques, Les rhapsodes chantaient les épo- gèreté. Autrement dit, la chanson est un double, le fantôme de mère, d’ombre cette fois qui mur- puis des désirs inassouvis ou des regrets, pées historiques d’Homère. Ezra pont qui nous aide à accéder aux faces la face nocturne du person- mure en musique « Pierre », tout comme la chanson. Pound a appelé ses œuvres poétiques inconnues de l’univers, et donc à nous- nage soleilleux de mon en- « mon Pierre », et rêve de lui Même dénuée de sa dimension reli- cantos ; Neruda, le grand poète chilien, mêmes. fance Ce n’est pas qu’elle faire rentrer du bois, à ce gieuse initiale, elle est utilisée pour a intitulé son œuvre poétique majeure Démosthènes Davvetas, chante toujours l’opacité de Pierre, et réparer le toit de la « chanter », c’est-à-dire célébrer quelque Canto generale. L’histoire de la civili- artiste et écrivain vivre. Elle peut dire « Cha- grange. La chanson, c’est ce chose et à cette occasion, pour divertir. sation et de la culture fourmille de tels peau bas » devant la création, banal qui chante. Elle a sa En tout état de cause, paroles-texte exemples. Sous la forme de la tragédie Dernier ouvrage paru aux éditions Red les fleurs éclatées, les fraises poésie. Elle n’est pas la poé- et voix-mélodie coexistent au service antique ou sous sa forme contempo- Gallery : Dans le miroir d’Orphée. des bois. sie. Elle s’appelle Barbara. d’un désir de dépassement du sujet raine, la chanson a toujours été quelque Dernière exposition : mai 2006, Red La chanson porte à jamais Olivier Barbarant, poète, chantant. Ce désir d’expression corres- chose comme une catharsis, quelque Gallery, Athènes. en moi le nom de ma presque essayiste, universitaire

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre 2006) . VI CHANSONS

D’un air qui n’en a pas l’air Pour Léo ’ai peu de souvenirs de cigarettes, de l’abondance, des chansons dans mon en- glorieux vainqueurs améri- « De quoi ? Y’a pas de pourquoi ! » Jfance en dehors des cains, l’amour en somme et le comptines et des refrains des retour à la vie de jeune fille que u risque de paraître utilitariste, coup sûr le Requiem pour un con quels textes ! Et ce petit air dont j’an- albums illustrés de la Vieille je n’avais pu mener à dix-huit ou tout à fait béotien, j’ai à (Gainsbourg) qui m’a subjugué, autant nonçais l’irruption avant de « digres- France : ans. Al’énoncé du mot « chanson » que m’en a séduit la morgue. Il faut ser grave » ? C’est une comptine qui J’ai descendu dans mon Depuis, la chanson a ac- songé à un pauvre air qui, interpellé avouer qu’il était plus qu’agréable de fait : jardin compagné toute mon existence parmi tant d’autres entassés dans mon l’entendre dans un mess sale de caserne Bonhomme, bonhomme, que savez- ou dans les bons et aussi les pires grenier cérébral, s’est demandé ce qui sordide et de remettre, inlassablement, vous faire ? Marlbrough s’en va-t-en moments. lui arrivait. Preuve que, là-haut, un des pièces dans le bastringue à l’arrivée Savez-vous jouer de la mist’ en guerre Mais si je ne devais garder rangement avait été fait dont je ne fus des gradés. La chanson comme outil laire ? Mironton, mironton, mi- qu’un chanteur dont la voix, à pas averti. Naturellement, j’aurais plu- d’une revanche symbolique. Oublieux, Laire, laire, laire, rontaine… la fois violente et tendre, me tôt cité mes songwriters anglosaxons j’allais passer sous silence les odeurs de De la mist’ en laire Ma sœur Flora et moi bouleversait, ce serait Léo favoris, Syd Barrett, Roky Erickson, campagne métaphorique, moitié bi- Laire, laire, laire, n’avons eu d’autre choix que Ferré, ce compositeur inspiré, Louis Tillet, Billy Childish, Paul Ro- tume et poussière, moitié métal De la mist’ en laire ? d’aimer les chanteurs qu’ap- ce poète, ce pianiste, ce « co- land et Robyn Hitchcock, et puis la Jo- chauffé, de la Rue Watt (Boris Vian- Ah ! Ah ! Ah ! que savez-vous faire ? préciaient nos parents, Mi- pain d’la neuille », cette lie môme de Léo Ferré dont le pull et Philippe Clay), cet enclos en plein Pa- reille et Jean Nohain, Jean Sa- « graine d’anar »… Léo Ferré ses mystères m’ont longtemps intrigué ris où l’on a d’abord planté les co- Et elle le fait ad libitum, pour ne pas blon ou . qui fut aussi notre intime ami lorsque j’étais enfant – j’ai fini par com- lonnes de fonte du Parthénon, avant de dire ad nauseam lorsqu’il s’agit d’oc- Car les enfants et même les à Paul Guimard et à moi, lui et prendre… Les trémolos d’une voix songer que l’on pourrait tout aussi cuper un trio d’enfants lassés de l’in- ados ne disposaient pas d’un sa femme Madeleine, poète m’auront mis sur la piste. Et puis cette bien y planter ses tomates. C’est aussi confort d’un siège arrière, afin qu’ils phonographe dans leur elle aussi. femme à r’passer parce qu’elle a l’âme une revanche, celle du rêve contre la supportent les kilomètres passifs et les chambre, ni d’une radio ; les Je crois que je sais tout de froissée… J’aurais encore évoqué les réalité, une réjouissante bulle de n’im- bouchons malséants. Du reste, cette disques 33 tours de « La Voix lui par cœur, depuis le Piano graves abîmes de Serge Reggiani chan- porte quoi dans un monde durci. chansonnette idiote se révèle très pra- de son maître » n’étaient ma- du pauvre ou Barbarie ; depuis tant Quand j’aurai du vent dans mon Si ces chansons se distinguent, au tique puisqu’on peut à volonté rem- nipulés que par les parents, car Cannes-la-Braguette jusqu’au crâne (Boris Vian), où l’on entend va- fond, c’est qu’elles m’ont toutes donné placer « laire » par le nom de tout ins- ils se rayaient facilement. Temps du tango, en passant nitas vanitatum et omnia vanitas, en se l’envie de chanter moi-même, les dieux trument de musique de deux syllabes C’est à la Libération, avec par les poètes : Rutebeuf, Bau- réjouissant des à-peu-près et des jeux de nous en gardent, de me mettre des mots (« flûte », « basse »), voire user de l’arrivée du jazz et des chan- delaire, Apollinaire ou Ara- mots. Naturellement, j’aurais loué en bouche pour, tant bien que mal, les toute paire de syllabes idoine : sons américaines, que j’ai gon. Personne ne lui faisait aussi, forcément, les pirouettes tendres faire rouler comme de petits cailloux, « grogne », « poutre », « bigre », etc., commencé à me passionner peur ; il les tutoyait tous. Et et perlées de Si j’avais des ailes (Ou- des graviers, pour les savourer et les re- jusqu’à des phonèmes aux vertus plus pour la chanson. Rien n’éga- j’ai vu les yeux d’Elsa s’em- vrard), la douce désespérance de Ma cracher enfin au profit (sic) de riches que je vous laisse deviner. C’est lera jamais pour moi The Cha- buer en écoutant avec Louis, p’tite chanson (), les relents de quelques-uns. C’est tout physique : de l’enfance la subversion naturelle. pel in the moonlight ou Léo qui chantait : rogomme de la Môme Catch Catch lèvres, langue, cordes vocales, joues. Claude Ponti ou Claude Gaignebet, Night and Day, you are the Suffit-il donc que tu pa- (Fréhel) : C’est, à coup sûr, sensuel, une façon l’auteur du formidable Folklore obs- one, raisses… C’est moi la môme Catch-Catch d’appréhender son propre corps afin cène des enfants (Maisonneuve et La- Only you beneath the Elsa, mon amour, ma jeu- Voyez mes gros biscottos de jouir de résonances et d’échos in- rose, 1980), ne me démentiront pas. moon and under the sun. nesse. Costauds. times. Bien entendu, entonner Quand Déroger aux règles de bienséance pour Ces airs représentaient à la Comment se passionner Ou les poilantes rodomontades j’aurai du vent dans mon crâne lors de occuper trois gamins… Je le déplore, fois la fin de la guerre, après pour le rock (et pourtant d’un dur, d’un vrai, d’un tatoué de ce festivités nuptiales n’est pas du dernier mais je ne mentais pas : mon argument cinq ans d’occupation, le droit j’aime Johnny Hallyday) après bat’ d’Af de , sur un air de chic, non plus que de lire ce chef- est tout utilitaire. Et voilà, sans faire de vivre enfin notre jeunesse, des moments comme ceux-là. java. Et la java, chacun sait ça, vous a d’œuvre d’Henri Simon Faure, Au de magne, tout l’aveu d’un papa, d’un la découverte du whisky, des Benoîte Groult, romancière. un petit air canaille, bien apache, bien mouton pourrissant dans les ruines dur, d’un vrai. Doélan, 3 juillet 2006. entraînant. Pan ! Pan ! Ah, les trois d’Oppède au cours d’une soirée bour- Éric Dussert, éditeur, temps ! Mais pour le tempo, c’est à geoise, aussi poétique fût-elle. Mais critique littéraire, essayiste Composer hanter, dit-elle ? (Encore t’envoie mes images, je t’envoie faudrait-il savoir quoi.) mon décor et mes voyages. C’est Des chèvres CUne âme de midinette, cela presque mon histoire, sans l’iro- ne s’improvise pas. Être celle qui nie du sort. (Aucune musique au fredonne, mine de rien, Résiste de monde ne saura remplacer au pays des 300 fromages France Gall ou Don’t Give up on quelques mots d’amour.) Conti- omment ne pas avoir laires qui finissent en baston. bout des seins, d’Hugues Aufray, la cein- me de Solomon Burke. Ça vous nuer de siffloter bien fort. Être un immense respect Casque bas ! Ne nous pri- Ayant réussi l’amalgame ture de Jim Morrison au laisse songeur. Oui, d’abord trou- celle qui joue à cache-cache. Cpour Michel Sardou ? vons pas d’un refrain. Notre De l’autorité et du ventre de Joe Dassin, Jimi ver le ton, la pose, voire la mi- Chanter pense-t-elle, malicieuse. Une si longue carrière à alchimiste loue tous les al- charme. Hendrix en première partie mique. Bon. (Un temps de ré- Pauvre d’elle. brailler des textes qui sentent liages. De quoi cracher sa Rewind ! J’ai pas été sevré de Johnny, pillage généra- flexion s’impose.) You Look like Chanson qui ne veut rien le vestiaire sur des mélodies dernière carie dentaire ! à la chanson française, mais lisé, pardon Chopin (2), t’as an Angel. Qu’en ai-je à faire ? Me dire. Parler d’elle qui te chantait de mess des sous-officiers, le Femme des années suis né au moment de la dé- raison ma poulette ! Ciao les faudrait un air de salsa, d’accor- Soul Searching. Tout dire de son tout baignant dans des or- quatre-vingt ferlante yéyé. La guitare de poteaux ! La vague yéyé, in- déon ou de bandonéon. Je ne nom oublié. (Fredonner le re- chestrations de bals popu- Mais femme jusqu’au Bob Dylan en bandoulière fâme marée noire. J’étais à veux pas travailler, susurre Pink frain plus tard, peut-être une gui- quatre pattes en couches cu- Martini. Pourquoi pas moi ? tare basse à la main.) Danser en- lottes qu’ils étaient déjà là, Paillettes et strass. Les yeux ad- semble. debout. Aujourd’hui, cin- miratifs de ma fille. Le look rock Je me souviens de ce musi- quante disques d’or plus and roll ? Faudra voir. cien. Un homme affranchi. tard, pas moyen de passer à J’allumerais des soleils, des (Grand, échevelé et subtil. travers, supermarchés, ani- feux de Bengale, des lampes ja- Aguerri. Une voix grave.) « I’ve mations sonorisées de sous- ponaises, rouges à souhait. J’en- been around. I wonder why, I préfectures, parkings et inté- verrais valdinguer les frontières wonder why. » rieurs cuir, les enceintes du monde entier. Je hurlerais à Comment se forge la voix, le continuent de nous servir la tue-tête. Je trépignerais d’impa- style ? Travailler encore. Tou- soupe yéyé. Hallyday l’in- tience. Bref, à moi la scène. Ima- jours travailler. (Quelle fatigue !) touchable, l’institution, le ginez l’effet. Je traverserais l’im- Libre dans sa tête. Enfin. Tout va symbole de cohésion natio- mensité. M’en donnerais à cœur bien. nale. J’veux pas crever avant joie. Ce serait tous les jours di- Revoir ses gammes. « I put a Johnny et Michel Sardou, manche. On m’acclamerait. spell on you because you’re c’est pas possible, Yeah ! J’aurais voulu être un artiste. Ou mine. » (Lire la partition pour Moi je veux t’oublier une fille d’Avril. On ne sait ja- piano.) Tapoter le rythme sur la À présent tu peux t’en al- mais. table. Balancer un pied, puis ler…. Je m’inventerais une vie. l’autre. Le corps suit. (1) Être une femme, Mi- J’irais vêtue de rose tendre. Je se- Reprendre lentement l’en- chel Sardou rais insouciante. J’aurais cet air semble. Comparer les différentes (2) Alice Dona pâle et docile des jeunes filles en versions. Laisser agir silencieu- (3) À présent tu peux t’en herbe. Je ne serais ni étrangère, ni sement. aller, Richard Anthony absente à moi-même. Il manque Shoshana Rappaport- Raphaël Boccanfuso, quelqu’un près de moi. Âme sen- Jaccottet, essayiste, critique Les joueurs de lyre, dessin de Bernard Lacombe, 2006. plasticien, juin 2006 timentale, naïve et simple. Je littéraire

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre 2006) . VII CHANSONS Confidences st-ce ainsi que les hommes vivent ? Ara- veilleuse Juliette, unique Juliette, féminine Ju- gon chanté, mis en musique par Léo liette, discrète Juliette, colossale Juliette. Ses yeux EFerré. L’ange de l’amour, l’ange des mots, de biche, son nez de chat, son corps de panthère, par le diable de la chanson. Ce disque-là, Elsa ses mains de fée qui sculptent devant vous l’in- mon amour, Elsa ma jeunesse reste à jamais effaçable souvenir d’émotions que sa voix sur gravé dans mon cœur. C’est un quartier de bo- mesure de vos peines, de vos chagrins, de vos hémiens… La chanson j’en connais un bout. joies, crée à chaque rendez-vous. Bambino, Bambino de Dalida à Marie Modiano Piaf, toujours. « Laissez-le moi mon amou- aujourd’hui que je viens d’entendre à la Boule reux ! Un jour, deux jours… », « Allez, venez Mi- noire, enchanté, pétrifié par cette voix nouvelle lord ! », « Non, je ne regrette rien »… Et les moins où se retrouvent la sensualité maîtrisée de Mar- célèbres. « Qu’il était triste cet anglais… » À Tou- lène Dietrich, la rudesse enchanteresse de Ma- lon, un été, il y a bientôt trente ans, j’ai failli rianne Faithfull, l’acrobatie de Liza Minelli, la rendre fou le grand poète avec cette chanson de douceur de Françoise Hardy, la richesse trou- Piaf : N’y va pas Manuel. Aragon était si libre, si blante de Nina Simone. Qu’on n’aille pas s’ima- intelligemment libre, si indépendant, si équili- giner que je confonde une voix à un cocktail de briste, que je plaisantais : « N’y va pas Manuel, fruits mais il y a chanson, véritable chanson, dans la vie il y a des choses qui ne se font pas… » c’est-à-dire cœur qui palpite dans la langue, entre Retour d’une nuit dans le lit d’une fille dans les oreilles, quand mots et mélodie – j’aurais dû un galetas, comme dirait François Mitterrand, il commencer à parler du souffle, de l’air en pre- n’y avait que lui pour employer des mots pareils, mier –, quand mélodie et mots emportent dans donnant sur les jardins du Palais-Royal, ce qua- leurs filets l’indicible mémoire du temps qui drilatère planté d’arbres taillés au cordeau, je passe, des hommes, des femmes, des enfants – Al- trouve en rentrant sur mon répondeur le refrain lez ! Tous sur le pont ! – qui vivent. L’Homme à de la chanson de Barbara : « Dis, quand revien- la moto, Barbara, « T’en souviens-tu ? / Les pieds dras-tu ? » nus… », Un gamin de Paris… Patachou. Voix, Les chansons : notre ciment en voiture. Papa, entrain, malice. Je ne touche, pour l’instant, qu’à maman, mes deux frères et Julia, une des femmes la chanson française. Aznavour, plus français du métro Pompe installée entre nous dans la 403 que ce génial Arménien, tu meurs. D’ailleurs : bourrée. Comme on voit je n’oublie pas les deux « Elle va mourir la Mama ». Et Brel ? Jacques chihuahuas qui n’aimaient pas du tout que nous Brel ? Pas Français celui-là ? « Ne me quitte pas / chantions Les Platters, Paul Anka, Elvis Presley, Ne me quitte pas… / Je t’inventerai des perles de Frank Sinatra. Mais Ray Charles, je le gardais pluie… » Belge. Les Vieux. « La tête bascule de secret. Toute chanson est d’abord une confi- gauche à droite comme le balancier de leur pen- dence, un bain de cœur où l’eau est l’air que l’on dule qui dit oui, qui dit non ». Juliette Greco, fredonne en silence dans sa tête tout seul. toute en noire, immense note de musique qui fait Combien de couples auront formé Stranger de Saint-Germain-des-Prés le centre du monde In The Night ? Je me tais une seconde, mes bras des amoureux. Toute la collection de ses chan- se referment il y a vingt ans, ou plus, autour d’un sons enregistrées sous mes doigts. « De chrysan- cou, nos silhouettes s’en vont en dansant, sur thèmes, en chrysanthèmes, nos amitiés sont en quel air déjà ? partance » jusqu’à son cri : « J’ARRIVE ! » Mer- François-Marie Banier, photographe, écrivain Dessin d’Étienne Assénat. La culture est une ’ai toujours aimé la diversité des chantaient : Hélène, Fandango du Pays chansons. Au milieu des années soixante- voix et tout ce qui se chante, et basque, Christiane, Sur la mer calmée et dix, une partie des studios d’enregistre- Jmême les plus niaises rengaines, les des airs d’opérette. Plus tard, la Petite ment de Nashville s’étaient déplacés au plus ignobles refrains paillards trouvent Nantaise, avec Pierrette, plus tard, Ma Texas, et toute la ville résonnait de coun- grâce dans ma mémoire. Évidemment je guêpière et mes longs jupons, avec Joce- try rock et de western swing. Par un de leur préfère Passant par Paris, Vla l’bon lyne… mes étudiants qui avait par ailleurs un vent, le 31 du mois d’août ou Auprès de Un séjour au lycée américain ne m’a petit orchestre, j’ai connu des profes- ma blonde… J’ai grandi dans une famille pas appris seulement les gros mots indis- sionnels. J’enseignais la littérature amé- petite mais où tout le monde chantait, en pensables mais les chansons en vogue ricaine mais je gardais les deux activités travaillant, par plaisir ou pour mesurer dans les juke-boxes : Goodbye Joe Me bien séparées, à l’insu l’une de l’autre j’ai les autres, chacun avec des chansons par- Gotta Go ou bien Down in old Ken- chanté Take me Back to Tulsa avec Sam, ticulières que j’ai mémorisées. Ma mère, tucky… J’ai oublié de dire que je chan- ou bien San Antonio Rose et Dont Let par exemple, la Java bleue, J’attendrai le tais beaucoup en chorale et aussi bien au the Stars Get in Your Eyes. Le groupe jour et la nuit, Ce soir tu viendras sous les temple protestant qu’à l’église catho- Asleep at the Wheel trouvait amusant de amandiers du jardin… Mon père, Ah les lique (je n’étais pas encore anticlérical) m’embaucher pour Isle of Capri parce fraises, les framboises et, au déplaisir de et, après la mue de ma voix qui avait mis que je connaissais des paroles en espa- ma mère, Les couilles de mon grand-père en péril mon statut de soliste, j’ai conti- gnol et même en français (ma mère chan- sont pendues dans l’escalier… Mon nué de plus belle. Dans trois directions : tait cela) et j’ai même servi de back voice oncle Roger, Mes parents sont venus me avec la chorale, c’était l’Amour de moi, pour le chanteur Waylon Jennings. chercher ou Patron, toi que j’aimais tant, Mignonne, allons voir si la rose ou une De retour en Europe, je n’ai plus ja- j’t’emmerde à présent… Ma tante Clau- chanson de Ravel en duo avec un condis- mais chanté. Cela ne m’empêche pas dette, Ah dis chéri dis joue-moi z’en d’la ciple ; avec les copains, c’était les exploits d’écouter des chansons, de collectionner trompette ou Y’a toujours un passage à du Père Dupanloup qu’ils reprenaient en des recueils de chansons en tout genre. Lyre, collage de Luce Delhove. niveau… Et mon oncle Maurice, du plus chœur ou Un bateau chargé de vits ; et J’adore entendre mes amis chanter. Je haut de sa voix dans son atelier, tout un enfin, avec le petit orchestre de danse de me souviens de Gaston Miron et répertoire du temps du Front populaire, l’école, des slows, des tangos, des cha- Alouette, gentille alouette et de Guillevic Tant qu’il y aura des étoiles, Quand on cha-cha, n’importe quoi, Le jour où la interprétant Du gris ou Ah les p’tits pois. Un certain air s’promène au bord de l’eau, le Plus Beau pluie viendra, Ce soir, la mer et le ciel… Quand Maurice Nadeau chante Salut à La chanson – un certain air –, consciemment ou inconsciem- de Tous les Tangos du monde, Loin des Un intermède dans un collège britan- vous braves soldats du dix-septième, ment, joue toujours un rôle. guitares, Marinella… nique m’avait replongé dans l’anglais et c’est qu’il est de meilleure humeur. Yo- Le génie musical de Léo Ferré m’a mieux fait comprendre le À l’école primaire on m’a appris les See You Later Alligator et Que sera sera, lande Rasle et Jean Ristat ne se rencon- génie d’Arthur Rimbaud. Et m’a incité à dessiner une série en classiques : À la claire fontaine, Il pleut Whatever will be will be ; mais pendant trent jamais sans entonner au moins hommage à ce poète saisissant. bergère, J’ai descendu dans mon jar- les vacances en France, les amis avaient quelques mesures de leur hymne com- Roger Somville, peintre din… Vers onze-douze ans, avec la petite eu la bonne idée d’apporter des disques : mun, Au pays du Berry… Juin 2006. Lisette qui organisait d’interminables et Jean-Claude m’a fait connaître Brassens, Tout cela ne m’empêche pas d’être un Oisive jeunesse joyeuses rondes avec d’autres enfants, Brel, Montand, Roger, le Déserteur, de amateur d’opéra et de lieder. La culture À tout asservie, j’ai appris Un fermier dans son pré, Entre Boris Vian. est une, il n’y a pas à choisir entre des Par délicatesse les deux mon cœur balance, Tous les Lé- Et puis est arrivé l’âge d’homme. Plus genres différents. Entre parenthèses, je J’ai perdu ma vie. gumes au clair de lune, Au p’tit bois aucune chanson, ni à Paris, ni à considère que les badernes de l’Acadé- Ah ! que le temps vienne charmant… En entrant dans l’adoles- New York, ni nulle part. Je n’en écoutais mie française ont fait montre d’une ridi- Où les cœurs s’éprennent. cence, les gamines gardaient un goût pas. Je n’en chantais pas. Ce n’est pas cule vanité en refusant à plusieurs re- pour les chansons que la plupart des gar- parce que je suis parti dans un milieu tout prises d’accueillir Charles Trenet. Arthur Rimbaud, Chanson de la plus haute tour. çons perdaient. Mes petites voisines autre, à Austin, que j’ai retrouvé les Serge Fauchereau, historien d’art Mise en musique par Léo Ferré.

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre2006) . VIII CHANSONS Pierre Perret et moi

ierre Perret, c’est d’abord un souvenir brumeux de mes bin, bin, bin, bin, bin / Dans les salles de bain », mais les couplets moiselle Roselina (sur un air de country : « Qui c’est qui a un sept ans, les Jolies Colonies de vacances (« Merci papa, son gaiement salaces : « Quand une belle cliente me dit / Ma chau- œil à Frisco et l’autre à Chicago / C’est Mademoiselle Rose- Pmerci maman ») qui avaient un succès de scandale (Pierre dière s’est refroidie / Mon mari est en voyage / C’est lui d’habi- lina / Qui n’arrose pas son bégonia »)… Perret était censuré à la télévision, ce dont s’indignait Télé 7 jours) tude / Qui m’réglait l’chauffage / Je déballe tous mes outils / Mon Pierre Perret me faisait rire, faisait rire mes frères, mes pa- au cours de l’été 1966. Je connaissais le titre de la chanson, la mé- label de garantie / On échange nos groupes sanguins / Et c’est la rents : Pierre Perret faisait l’unanimité dans la famille. En 1974, lodie, le refrain, mais guère plus : je n’écoutais pas il y eut le fameux Zizi, feu d’artifice de trou- la radio, et ne possédais pas le 45 tours. vailles, mais feu d’artifice un peu voulu, un peu Ma première véritable rencontre avec Pierre appliqué, feu d’artifice dans lequel on perçoit Perret eut lieu six ans plus tard. C’était aussi l’été, les italiques, comme dans le Rivage des Syrtes : et j’avais acheté C’est au mois d’août (« qu’on le Zizi est aux Seins ou aux Baisers ce que le sur- met les bouts, qu’on fait les fous, les gros matous, réalisme de Julien Gracq est à celui d’Aragon, les sapajous »). Sur la pochette, on voyait Pierre la culture et le volontarisme ont pris le pas sur Perret en train de nager, la tête dépassant du bleu la création spontanée. Il y eut encore, la même céruléen de l’eau, arborant un air blasé, et, me année, mais beaucoup plus réussi, digne des semble-t-il, jouxté d’une bouée d’enfant en caout- chefs-d’œuvre des années précédentes, À poil, chouc (un cygne ?). Ladite pochette était en elle- qui commence par un casse dans une banque et même rafraîchissante, et les paroles de la chan- s’achève dans un cimetière (« C’était vraiment son, même si certaines parts m’en restaient mys- du folklore / De voir la tête des croque-morts / térieuses (« On patouillait dans l’stupre et les Qui pour une fois sincèrement / Faisaient une écrevisses à la nage ») étaient d’une gaillardise qui gueule d’enterrement »), délire digne d’Un cha- me plaisait (« Sur la plage de Pampelonne uni- peau de paille d’Italie, rythmé par un refrain quement fringuées d’leurs lunettes, huilées égalitaire : « À poil / Tout le monde à poil / Les comme des salades elles se font toutes bronzer petits les grands / Les bons les méchants »… l’cadran »). Comme je connaissais la plage de Ensuite, je découvris Leonard Cohen et Pink Pampelonne, fameuse pour ses nudistes sauvages, Floyd, et me détachai quelque peu de Pierre la chanson prenait pour moi un petit air familier Perret. Ce n’est que trente ans plus tard que, qui me la rendait proche. grâce à mon petit frère, resté fanatique, j’enten- Dès lors, je devins un fan de Pierre Perret, dis pour la première fois des perles que j’igno- poussant mon frère à acheter coup sur coup le rais encore : le Représentant en confitures, le double album-compilation 24 Grands Succès de Cul de Lucette, Estelle (une des plus réussies), Pierre Perret – sur la pochette, il pose en chanteur Ça la fait marrer, – mais comme ça ne fait pas bucolique, armé de sa guitare, devant une grange : trente ans que je les écoute, je suis incapable de c’est pourtant là que j’ai découvert certains chefs- les citer de tête. Et c’est alors que je devins vrai- d’œuvre rien moins que bucoliques : les Seins, les ment conscient de l’inventivité de Pierre Perret, Baisers, Tonton Cristobal, Non, non, non, j’irai de son goût des mots, des images, des situations pas chez ma tante (« Ça sent le pipi d’chat ») – et baroques. C’est un conteur – conteur rapide, co- un quarante-cinq tours (pochette noir et blanc) loré – et un formidable artisan du langage, du dont un des deux titres devint rapidement (il l’est rythme, des mots. C’est aussi un mélodiste de resté) l’un de mes préférés : Dépêche-toi mon premier plan : on n’oublie pas un air de Pierre amour (« J’suis garée en double-file »). Je com- Perret. mençais à apprécier les paroles : « Dépêche-toi Alors, même s’il est agaçant lorsqu’il essaie mon amour / Elle a le feu au tambour / Mon p’tit de donner des leçons et s’en prend à Louis-Fer- gars tant pis pour toi / Il fallait pas y mettre les dinand Céline – qu’il assimile, de façon assez doigts. » primaire, au FN –, même s’il a, et c’est dom- Bref, j’étais mordu, et j’attendis avec impa- mage, réenregistré ses anciennes chansons avec tience la sortie de Pierre Perret 73 (sur la pochette, Les joueurs de lyre, dessin de Bernard Lacombe, 2006. des orchestrations nouvelles, prenant le risque il pose coiffé d’un bouquet de cerises). Je ne fus de les démoder alors que, telles qu’elles étaient, pas déçu. En dehors d’une ballade romantique, mélodique, et que seule fois / Où j’reviens l’lendemain »), Suzanne (« Soudain je avec leurs orchestrations quarantenaires, elles défiaient le je trouvais mollassonne, le Lit (« Le lit c’est un bateau dans le n’sais quelle force / Nous mit en situation / D’attaquer la nuit temps, Pierre Perret est inoubliable, inégalé et profondément ciel »), c’était un feu d’artifice. Jugez sur pièces : Mon Pierrot (« Je d’noces / Devant l’type des informations » : aujourd’hui encore, aimable, au sens étymologique du terme. Ses inventions conti- me suis dit mon Pierrot / Il vaudrait mieux appeler Zorro / Ou ces paroles me paraissent cryptiques), C’est au mois d’août nueront à émailler, sans qu’on s’en rende compte, les conversa- bien foutre une baffe à Mao / Que d’t’occuper de cette volaille »), (j’en ai déjà parlé), C’est bon, c’est bon (« Hier je vais chez Jean tions de tous les jours. C’est le propre des immortels. le Plombier (le refrain est guilleret, et anodin : « Je suis l’plom- mon dentiste / Il me dit mon pote détends-toi / Il creuse, il scie, Christophe Mercier, bier, bier, bier, bier, bier / C’est un beau métier / J’fais mon tur- il fraise, il trisse / Je crie, je tousse, je crache, je bois »), Made- critique littéraire, romancier À bâtons Une chanson signée K. rompus avec e cherche encore la chanson où les pas ne pèsent pas. Tel un ta- rhytme, de la musique, sa chérie et pressé mette par hasard la main de mes rêves. J’ai cru l’avoir pis, tapis volant, il se tapit sous qui pourrait demander mieux ? sur un ou deux feuillets glissés der- Jean-Louis Murat Jtrouvée plus d’une fois. Bien nos pieds… Un livre réussi, on ai- Bien sûr il y a Ella F. et l’appari- rière un lambris d’une petite sûr, la pluie de Nougaro fait des merait tant que ce soit aussi for- tion diamantine de sa voix lors- chambre, dans la vieille ville, rue Moi. La chanson française ? claquettes sur le trottoir à minuit. midable que ce tapis volant fonc- qu’elle est Bess aux côtés de Louis Celetnà, avenue de Paris, rue Bil- Lui. Vous êtes sûr ? Souvent je m’y arrête aussi, je tionnant à l’énergie renouvelable A. pour l’enregistrement de Porgy kova ou rue des Alchimistes. Ces Chacun chez soi et les vaches seront bien l’admire, j’applaudis à son sou- de la chanson. Bien sûr, mes and Bess de 1957. Depuis Catfish feuillets seraient signés de la main gardées ! rire de nacre, sa pointure de cris- jeunes années ont couru dans la Row à Charleston, ils offrent à de K. Il y aurait quelques lignes de La chanson est un artisanat des origines tal que je fréquente depuis mon montagne, même si mon enfance l’univers Summertime, I got musique hâtivement griffonées, qui menace toujours de devenir plus jeune âge, lorsque regardant est restée strictement parisienne. plenty of nuttin, It ain’t necessa- comme écrites lors d’une nuit d’in- Médiocre, si la pensée s’en mêle – un peu par la fenêtre aux jours d’au- Les Pyrénées de Trenet étaient en rily so, ni tout à fait airs d’opéra ou somnie, entre deux cauchemars. comme l’étrange omelette tomne mélancoliques, je compte moi, car il savait convoquer les chansons de jazz mais encore autre Les paroles en seraient belles, aux pommes sur mes doigts chaque créature bergers et les vents d’Espagne qui chose que seul leur génie et celui de étranges, poignantes et cocasses. de terre du canton de Rochefort-Mon- d’eau jaillissante et éphémère au sont en chacun de nous. Il y avait Gershwin savent inventer. Et cette On y verrait un jeune homme au tagne. ras de la cour de récréation. Et aussi le serpent python cinéphage rue de Caroline du Sud devient regard fièvreux, nageant dans un Excusez ce ton du gars qui ne sait pas pen- lorsqu’elle m’embrasse dans la et le grand-père oubliant son che- notre rue, les jours de blues. lac avec ses camarades, avant de se ser. flaque, d’un pâle soleil à l’envers, val sur la scène du Théâtre de la Bien sûr, il y a ces trésors, tous rendre à son procès dans le châ- Moi. Donnez-moi donc la recette de là, tout est dit de l’attente poé- Ville où, enfant, je vis le grand ces diamants incomparables. Que teau de son père… l’étrange omelette aux pommes tique d’une enfant de cinq ans. Charles sautillant, l’œil fou et la désirer de plus ? Quelle chanson Cette chanson inconnue est de terre du canton de Rochefort-Mon- Bien sûr, Nougaro veut qu’on lui mèche déjà blanche. Bien sûr il y a vouloir en plus de celles-là ? quelque part, il suffit d’attendre, tagne. Je ne suis pas ignorant en marche dessus et il a raison : dan- Singing in the rain qui fait de Gene Il m’en reste une, pourtant que d’être patient. matière de pommes de terre auvergnates : sez sur moi, dansez sur moi, qui Kelly le frère athlétique du toro j’espère encore secrètement. Elle a Pour l’instant, il faut réécou- je connais déjà la trifolia tourne comme un astre, c’est le Nougaro et toutes ces chansons été écrite par un homme pour le- ter ce que dit le chanteur-poète. qu’on fête à Craponne-sur-Arzon. rêve secret de tout poète, de cinq des « musicals » américains où quel j’éprouve tant de choses, et il Dansez sur moi, le soir de mes fu- Et si le gars prétend ne pas penser, il sent, ans ou de quarante. Là où l’écri- Moïse, dans une scéance d’ortho- a déjà tant fait pour nous, que je nérailles, que la vie soit feu d’ar- au moins. Quoi, en ce vain pratique la modestie, le chan- phonie dadaïste, suppose que ses peux difficilement exiger davan- tifice et la mort un feu de paille. moment ? teur ose. Ma voix vous montre la orteils sont des roses, ou bien alors tage. Et pourtant j’attends qu’à Patricia Reznikov, voie, la Voie lactée, la voie clarté où l’Américain à Paris a du Prague, un agent immobilier artiste et écrivain

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre 2006) . IX CHANSONS Le génie cinématographique de la chanson

a rencontre de la chanson et du cinéma est inscrite dans nagogue et par chanter le répertoire traditionnel. Parmi les nir, chanson de générique…, au fil des années la chanson a joué le destin même de ces formes d’expression artistique chansons du film, deux d’entre elles, My Mamy et Mamy, I tous les rôles (premier ou second rôle, guest star ou figurante, Lconsidérées souvent comme mineures : deux arts popu- Still Have You, ont connu un grand succès auprès du public. rôle de composition ou simple reprise), elle s’est habillée à laires du divertissement, deux arts du temps présent et du Sans être un chef-d’œuvre du cinéma, le Chanteur de jazz a le toutes les modes et plongée dans tous les courants musicaux temps qui passe, deux arts qui aiment à raconter des histoires mérite d’avoir su utiliser le jazz comme véhicule d’expression successifs (jazz, rock, pop, disco, rap…), elle s’est aventurée de vie et d’amour, deux arts liés aux techniques de l’enregis- des sentiments de son personnage et faire de la chanson, plus dans tous les genres : la comédie musicale bien sûr, qui lui est trement qui ont vu leurs chemins se croiser à une époque (fin qu’une invitée de charme, l’héroïne principale d’un film. consubstantielle et qui a explosé dans les années trente, mais du XIXe siècle) où la culture de l’un était à son apogée, où Depuis, ces deux formes artistiques majeures de la culture aussi le western (Johnny Guitar, de Nicholas Ray, avec Joan l’autre, encore dans l’enfance, n’avait pas appris à parler et de masse n’ont cessé de faire bon ménage. Elles ont connu leur Crawford, l’Ange des maudits, de Fritz Lang, avec Marlène où l’on rêvait de fixer dans la cire durable les Dietrich), le mélodrame (Elle et Lui, de Leo Mc- voix avant qu’elles ne se taisent et de reproduire Carey, avec Deborah Kerr), le film noir (Gilda, dans des photographies animées le mouvement de Charles Vidor, avec Rita Hayworth, le même de la vie pour que la mort cesse d’être ab- Grand Sommeil, de Howard Hawks, avec Lau- solue. ren Bacall), la comédie (Sept ans de réflexion, Les premiers enregistrements ont d’abord ou Certains l’aiment chaud, de Billy Wilder, porté sur la capture du son : en 1877, apparais- avec Marilyn Monroe), le thriller (L’homme sent le paléophone de Charles Cros et le pho- qui en savait trop, de Hitchcock, avec Doris nographe d’Edison, puis en 1887 Émile Berli- Day)… Elle a paradé, ici avec de gros sabots, là ner invente l’enregistrement sur disque qui, au bruit des bottes, dans les cinémas nationaux avec le gramophone, remplace progressivement exaltant la fibre patriotique (russe, allemand, les cylindres d’Edison. Il faut attendre 1895 espagnol avec Josélito…), elle s’est glissée sur pour que le Kinetophone, nouvelle invention la pointe des pieds dans les films dits d’auteur d’Edison, combine l’enregistrement du son et (Pierrot le fou, de Godard, avec Anna Karina, de l’image. Cette même année naît le cinéma- Jules et Jim, de Truffaut, avec Jeanne Moreau), tographe des frères Lumière. Très vite se mul- devenant même une marque de fabrique, pour tiplient les tentatives de synchronisme entre les certains comme Almodovar dont elle signe cha- arts visuels et les arts musicaux, et la chanson, cun des films à l’encre de l’émotion, elle a reçu qu’on entend dans la rue, qu’on achète en pe- l’hospitalité de presque tous les cinéastes, et sur- tits formats (feuilles donnant les paroles et la tout des plus grands qui lui ont souvent accordé mélodie sans accompagnement), qu’on ap- une place de choix. plaudit dans les cafés-concerts…, s’invite tout Charlot n’a-t-il pas commencé par chanter naturellement au cinéma, contribuant ainsi à Titine, dans les Temps modernes, avant même lancer ce nouvel art du spectacle, qu’on n’ap- que Chaplin ne réalise son premier film parlant pelle pas encore le septième, et à le placer dans avec le Dictateur et ne prenne la parole dans la la lignée des distractions contemporaines peau du petit barbier juif ? N’est-ce pas un rite, comme les revues, les danses, le cabaret. un moment presque obligé pour Ford, Hawks, Entre 1906 et 1915 de nombreux films sont so- Walsh ou McCarey que de laisser leurs person- norisés, comme les phonoscènes réalisées pour nages pousser la chansonnette, comme on ouvre Gaumont par Alice Guy, vidéomusiques avant une fenêtre pour aérer une maison ? La chan- la lettre, qui proposent au public des chansons son n’a-t-elle pas été au rendez-vous des heures filmées de Mayol par exemple. Mais le mauvais les plus exquises du cinéma français ? Comment rendu des enregistrements acoustiques, les pro- oublier le René Clair de Sous les toits de Paris blèmes de synchronisme et le coût conduisent (où l’on entend par trois fois la chanson-titre la musique et avec elle la chanson à s’introduire qui va être non seulement un succès français directement dans la salle. Des chanteurs en mais international) et d’À nous la liberté (film- chair et en os interviennent, cachés derrière manifeste chanté du début à la fin), le Julien l’écran, au cours de la projection, dans des sé- Duvivier de la Tête d’un homme (où dès le gé- quences déterminées : les chansons, comme nérique la voix de chanteuse des rues de Missia celles de Georges Lordier, à partir de 1915 et interprète Un assassin va se faire raccourcir la jusqu’à 1922, souvent à la gloire des soldats, du cabèche), et de la Belle Équipe (avec Jean Ga- vin et de la Madelon, sont ainsi chantées en di- bin fredonnant « Quand on se promène au bord rect dans les salles, et leurs partitions, vendues de l’eau… »), et… plus tard, Jacques Demy bien à la sortie. D’emblée chanson et cinéma sont sûr, et le Jacques Rozier de Maine Océan (et son commercialement liés. Et même si une petite ri- ébouriffant Roi de la samba) ? Quant à Jean Re- valité se fait sentir entre le cinéma et les cafés- noir, de la Chienne, son deuxième long métrage concerts avant que ceux-ci, renommés music- parlant (où le temps de la chanson Sois bonne, hall, ne retrouvent une nouvelle jeunesse après ô ma belle inconnue qui monte de la rue comme la Première Guerre mondiale en présentant au un chœur populaire et se fait l’écho de ses tour- public les nouveaux spectacles arrivés d’outre-Atlantique sur lune de miel dans les années trente, période de transition où les ments, Michel Simon tue par dépit amoureux sa maîtresse dans le sol français à l’issue de la Grande Guerre : ragtime, fanfare…, artistes du music-hall arrivent sur le grand écran (Maurice Che- une mansarde de Montmartre), au Petit Théâtre de Jean Re- rien ne vient troubler, ni même pimenter, jusqu’à la fin des an- valier, Mistinguett, Gabin, Arletty, Fernandel), où la chanson, noir, son ultime film (et son avant-dernier sketch, hommage à nées vingt, ces fiançailles de circonstances, où les deux fiancés, devenant un support commercial, participe à la popularité des la Belle Époque, où Jeanne Moreau, en chanteuse de café- faute de faire écran commun, se contentent épisodiquement de films, où, symbole de la synthèse parfaite de l’image et du son, concert, seule sur scène, les yeux s’emplissant de larmes, inter- faire salle commune. elle se donne non seulement à entendre, mais aussi à voir et à prète Quand l’amour meurt, d’Octave Crémieux, chanson de Il faut attendre 1927 pour que le mariage entre chanson et filmer : filmée chantée (souvent frontalement), quand elle est 1900 que chantait déjà Marlène Dietrich dans Morocco, de cinéma soit célébré sur l’autel de l’électricité et que la chanson interprétée par un chanteur ou une chanteuse sur scène ou Sternberg…), en passant par la Grande Illusion (avec Jean Ga- abandonne la salle et se hisse jusqu’à l’écran. Dès 1926, les ailleurs ; filmée écoutée, quand elle se réfléchit sur le visage d’un bin fredonnant Frou frou, puis avec les prisonniers anglais dé- premiers enregistrements électriques, grâce aux microphones personnage auditeur ; filmée à la volée, quand, chanson de rue guisés en femmes entonnant, à la barbe des officiers allemands, et au vitaphone, permettent d’assembler et de synchroniser ou de voisinage, reflet de la vie quotidienne ou prémonition, la Marseillaise, reprise en chœur par les prisonniers français)…, étroitement, puis de rediffuser avec le même synchronisme, elle prend l’air du temps ou fait chorus au destin. C’est cette n’est-il pas, lui, le cinéaste de French Cancan, celui qui a porté dans les salles équipées, le son et l’image : le cinéma devient so- présence de la chanson dans le film qui la distingue des autres le plus haut le génie cinématographique de la chanson et qui a nore avec Don Juan, d’Alan Crosland, pour lequel une mu- éléments musicaux de la bande sonore et lui confère ce pou- compris que filmer une chanson, c’est revenir aux racines sique sur disque est enregistrée puis diffusée de façon syn- voir singulier, en quelques notes et quelques mots, de circuler mêmes du cinéma, aux sources de ce miracle photo et phono- chrone sur le film muet. L’année suivante, c’est avec le Chan- dans une histoire, entonnée, fredonnée, sifflotée par des per- génique qui se produit quand un corps, un visage, une voix, une teur de jazz, toujours d’Alan Crosland, que de sonore, le sonnages ou retransmises électriquement sur les ondes (par mélodie s’impriment simultanément sur une pellicule et sem- septième art devient officiellement parlant. Si l’on excepte radio, gramophone, puis plus tard électrophone, télévision…), blent replier le temps du récit sur lui-même, comme on fait un moins de deux minutes de monologue de l’acteur principal, Al d’illustrer ou de provoquer un moment de l’action, une si- nœud à un mouchoir pour tenter d’arrêter le cours des choses Jolson, et son fameux : « Attendez un peu, vous n’avez encore tuation, un rapport entre les protagonistes, de cristalliser ou et ne pas oublier ? rien entendu ! », ce premier long métrage parlant de l’histoire de mettre à nu une émotion, de symboliser ou de résumer un Mais s’il fallait terminer en chanson, ce serait avec la Ma- du cinéma est surtout un film chantant. La chanson est même destin…, plus simplement de relancer le récit en lui insufflant man et la Putain et ce pur moment de cinéma volé par Jean l’enjeu narratif du film qui raconte le changement de goût mu- un regain d’énergie, ou de le suspendre au temps arrêté et perdu Eustache quand il prend et nous donne le temps de regarder sical d’un jeune juif, qui abandonne les chansons tradition- de la nostalgie et de la mélancolie (autant de fonctions décli- Jean-Pierre Léaud, entre deux coups de téléphone, assis un nelles de son peuple pour le jazz. S’il triomphe accompagné nées jusqu’à la caricature par Alain Resnais dans On connaît livre à la main sur son lit, écoutant Damia chanter : « Un sou- par un big band en chantant My Mamy (la première chanson la chanson). venir, c’est l’image d’un rêve, d’une heure trop brève qui ne qu’on entendit dans un film !) qu’il dédie à sa mère, la seule à Chanson-exposition, chanson-synthèse, chanson-pause, veut pas finir… » avoir cru en son art, le jeune homme finit par revenir à la sy- chanson-leitmotiv, chanson-divertissement, chanson-souve- José Moure

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre 2006) . X CINÉMA

CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP Journal d’un cinémateur

es salles de cinéma, sont, comme les églises médiévales, pour les rétifs à la langue universelle). On n’avait pas trop le Ces films sont comme la rivière où se mirait le jeune et beau des lieux d’asile, où les persécutés de notre vie agressi- cœur à le rappeler. Narcisse ; mais elle tend au (presque) jouvenceau, qui par Lvement festive peuvent se réfugier, échappant ainsi en J’ai fui la ville pour la villégiature de ma campagne nor- ailleurs ne reste pas, comme le Narcisse d’Ovide, indiffé- juin aux tortures qui leur étaient promises. mande : le Concorde de Pont-l’Évêque proposait, comme un rent à l’amour qu’il inspire aux filles, un miroir déformant J’ai fui la fête du bruit et de la cacofrancophonie (heureu- vulgaire opérateur de tours, un Voyage en Arménie ; le guide- cocasse. Emmanuel Mouret s’aime jusqu’en ses mal- sement, il pleuvait à rafraîchir les zélotes) en prenant le Trans- accompagnateur en était le réalisateur Robert Guédiguian, adresses, ses faiblesses et ses ridicules, et invente ainsi un america de Duncan Tucker, traversée sans ennui de l’Amé- qu’on savait Marseillais, mais qui, là, partait à la recherche vrai personnage drolatique et touchant. rique en même temps que de la frontière des genres (sexuels). de ses origines familiales. On dirait que nos contemporains De retour, dans ma campagne, j’oublie les images de la Felicity Huffmann, qui joue la femme ne tenant plus à l’homme comme les paysans de La Bruyère se nourrissent de racines. fiction que j’ai vues tantôt quand je suis confronté, midi et qu’elle a été que par un cauda salax (le latin convient aux mots Ces quêtes radicales, vaguement barrésiennes, ont le don cer- soir, sous un ciel lourd de nuages qui correspond trop à deshonnêtes) honni, y a gagné un oscar : elle ne l’a pas volé. tain de m’horripiler. Tant de beaux arbres pourrissent par la mon état d’esprit, à celles de la guerre qui déverse ses en- J’ai fui les footaises, leurs pompes à crampons et leurs cou- racine, qui les plonge dans des couches suspectes : nationa- gins mortels de part et autre d’une frontière. Je reçois des leuvres à avaler (hélas ! contrairement à ce qu’on a cru, la lisme, racisme, extrémisme religieux. Mais le voyage de Gué- messages comme celui-là (que me transmet Marie-Claude France n’était pas cuite) en souriant à Changement d’adresse diguian, qui s’effectue en troisième classe, n’a provoqué chez Treilhou) : d’Emmanuel Mouret, délicieuses variations sur les incerti- moi ni chair de poule, ni érection des poils, tant il m’a paru « Nous, cinéastes suisses, artistes, intellectuels, citoyens, tudes du corps et de l’esprit qui prouvent, après Vénus et superficiel et artificiel, surjoué et maladroit qu’il était. C’était refusons d’être les témoins silencieux d’une stratégie de des- Fleur que ce jeune réalisateur excelle décidément dans le ci- tout au plus un oignon, chétif et sec, narcisse nain ou musca- truction aveugle, fondée sur la terreur et la domination. Nous néma de chambre ; mais la ballonite m’a rattrapé un peu plus rille, qu’on plante dans un talus dans trop d’espoir qu’il fleu- refusons l’idée d’un "conflit de civilisations", dans lequel Is- tard du côté d’Athènes où je mariais mon ami Théodore à la rira au printemps. raël jouerait le rôle de "dernier rempart" contre la poussée is- délicieuse Clio : un Français égaré parmi les invités m’a glissé J’ai fui la campagne pour de bonnes raisons familiales, et lamiste. à l’oreille, à l’heure de la pièce montée : « On a battu le Bré- pour aller à la rencontre d’un ou deux films qui ne fussent Nous saluons également le courage des cinéastes israé- sil », d’un air extatique. Contrairement au ballon, il ne tour- pas, comme sur les plages de ma côte dite Fleurie, les pires liens qui, malgré le consensus inquiétant qui règne dans leur nait pas rond. produits des industries cinématographiques française et amé- pays, se sont élevés avec courage contre l’extrême brutalité J’ai fui toutes les fiertés technocratiques en allant vers la ricaine. À Paris, on jouait encore Lucy de Henner Winckler, des opérations israéliennes au Liban et en Palestine. Bastille voir Paris, je t’aime : des fiers-à-bras tatoués et des un film très urbain, germano-urbain. Une fille-mère, on Tout en reconnaissant sans aucune ambiguïté le droit de jolis cœurs d’artichauds en fête semblaient, de loin, vouloir pourrait dire une fillette-mère, rockeuse, fumeuse de joints, l’État d’Israël à vivre en sécurité dans des frontières recon- s’emparer à force de la Colonne. Et le film ? les réalisateurs sexeuse, buveuse de bière, obéissant presque aveuglément nues par la communauté internationale, nous demandons se sont mis à dix-huit (citons Olivier Assayas, les frères Coen, aux valeurs anti-bourgeoises qui ont cours et qui ont pour l’arrêt de la violence, exigeons un cessez-le-feu immédiat et Anne-Marie Miéville, Daniela Thomas, Gus Van Sant), cha- loi la recherche d’un supposé plaisir très standardisé, réus- l’application de toutes les résolutions des Nations unies. » cun livrant ses cinq minutes à ce film de commande : c’était sit à se sauver, péniblement, en se raccrochant à la plus pri- À vrai dire, je suis traversé par la pitié et le doute : il n’y a comme un lendemain de fête dont il ne restait sur les trottoirs maire des branches : l’instinct maternel (Lucy est le prénom peut-être pas conflit de civilisations, mais peut-être des civi- et la chaussée que des confettis fanés. de l’enfant). Ce portrait d’une fillette en mère, filmé au plus lisations de conflits. J’ai fui la canicule de juillet – fenêtres fermées, on étouffe ; près, pourrait bien être le portrait de toute une génération. Autre message de Marie-Claude : « Je me permets de re- fenêtres ouvertes, on est assourdi – en descendant dans la gla- Et, parce que Changement d’adresse était mon meilleur commander la lecture de l’Humanité, que je ne lisais plus de- cière de mon cinéma habituel, et n’oubliant pas d’emporter souvenir du mois, je suis encore allé voir dans mon escapade puis presque trente ans. C’est le seul journal qui reste accep- par précaution un pull de montagne : Call me Agostino, di- parisienne, les premiers films (court et moyen métrages) table en ce moment. L’édito de ce jour [11 août] est formi- sait le héros de Christine Laurent (Appelez-moi Agostino, d’Emmanuel Mouret : Caresse et Promène-toi donc tout nu. dable d’équilibre et de justesse. » Passage du film social au film noir

La Raison du plus faible, pourtant les mêmes tranches de vies. film franco-belge de Lucas Belvaux, La Raison du plus faible procède par avec Éric Caravaca, Natacha Régnier, ajouts et combinaisons d’éléments Lucas Belvaux, Claude Semal, Patrick comme sa bande-son qui superpose pro- Descamps, lie Belvaux (2 heures). gressivement aux cordes piquées des contrebasses, les notes aiguës des vio- epuis qu’il tourne, Lucas Belvaux a re- lons, les percussions et lorsque tout est cours au cinéma de genre. Le refus de joué, le souffle d’une trompette. Le film Dle considérer comme un cadre vide où social sert ainsi de terreau au film noir : il suffirait de changer les ingrédients pour faire le désir de revanche contre une société in- un film, est le corollaire de ce choix. Son juste prend prétexte de l’apparition d’un deuxième long métrage, Pour rire ! prenait repris de justice pour s’exprimer. Néan- ainsi son titre au pied de la lettre en em- moins, il ne s’opère pas de passage strict pruntant au boulevard ses figures tradi- d’un genre à l’autre, bien que s’établisse tionnelles : le mari, la femme, l’amant. un rapport de cause à effet à la faveur de La dynamique ne venait pas, comme à la misère ou plutôt de l’absence d’espoir l’habitude, du couple adultère mais du pour des hommes pourtant prédisposés mari cocu. Du retournement des situa- au bonheur. Les genres sont tout simple- tions (le mari dans le placard) naissait la ment vus comme des outils efficaces pour possibilité de renouveler la forme : la parler du monde et constater ses impasses au souffrance amoureuse et l’angoisse in- cœur d’un récit. La combinaison de deux at- troduisaient comme des moments de sus- mosphères différentes offre la possibilité de pension au milieu du rire. La trilogie sui- dire quelque chose de plus, de dresser un état vante, Un couple épatant, Cavale, Après des lieux plus fidèle en évitant les redites. Les la vie, s’intéressait aux histoires croisées tirades tendues dans la première partie du film d’un groupe d’amis durant le même laps comme des airs entre des récitatifs, conden- de temps. À la concomitance des actions sent ainsi en peu de scènes, des expériences s’ajoutait le pari de réaliser trois films riches mais comme déjà vues ailleurs. Elles de genre différent : une comédie, un po- constituent des moments où la narration s’ac- licier et un mélo. Un parti pris inverse à célère afin d’être davantage attentive à ce qui Pour rire ! était cependant mis en avant : se passe dans l’instant entre les personnages. l’absence de confusion des genres. Lucas Le genre, parce qu’il utilise des éléments Belvaux réussissait à créer des person- connus permet de donner au film son élan nages cohérents d’un film à l’autre en jusqu’à ce qui semble constituer pour Belvaux changeant le point de vue des situations : le point scandaleux de son histoire et de notre le rire dans un film disparaissait dans société : un homme abattu par des policiers, l’autre pour faire naître chez le specta- non parce qu’il a volé mais pour avoir entre- teur une émotion différente. Les trois pris, dans la limite de ses moyens, de redistri- opus s’organisaient ainsi en strates à la buer les richesses. fois étrangères l’une à l’autre et brassant Dessin de Gianni Burattoni. Gaël Pasquier

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre 2006) . XI THÉÂTRE Avignon et son futur Le Festival a, semble-t-il, retrouvé ses marques cette année, raison de plus pour tourner nos regards vers l’avenir.

e suspense est insoutenable : les actuels directeurs du Fes- brouillées. Et c’est tant mieux. Que dire, en effet, des spectacles, Mais ne chipotons pas et arrêtons là une énumération un peu tival d’Avignon, Hortense Archambault et Vincent Bau- réussis et appréciés, de Joël Pommerat, véritable révélation pour vaine : l’édition 2006 du Festival a été, dans les strictes limites de Ldriller, dont il ne faut surtout pas dire qu’ils sont jeunes, ceux qui suivent les affaires théâtrales de loin ? Que dire même ce que représente un festival dans la société libérale avancée dans car c’est déjà émettre à leur encontre un jugement péjoratif (!), d’Alain Françon dont deux de ses trois spectacles, Chaise et Si ce laquelle nous vivons (je ne reviens pas là-dessus), une réussite. dixit un des critiques maison de la manifestation, Georges Banu, n’est toi (créé il y a deux ans) d’Edward Bond, tragédies au sens Les directeurs, dans la traditionnelle conférence de presse finale, bref Archambault et Baudriller vont-ils, à la fin de leur mandat strict du terme n’ayant pas une once de graisse, emportèrent l’ad- ne se sont pas faits faute de le proclamer, brandissant, c’est aussi – il leur reste encore une année à assumer – être renouvelés ou hésion des plus réticents, c’est-à-dire de ceux dont la première re- une tradition, le bilan chiffré de leur manifestation. On comprend pas ? Grave question s’il en est. Ce que l’on espère, quelle que soit présentation, Naître, était restée en travers de la gorge ? Que dire par ailleurs leur soulagement d’avoir vu cette édition de l’après- la décision ministérielle, c’est qu’ils seront avertis autrement que même d’Éric Vigner réussissant, dans le même spectacle (en deux « contestation » se dérouler normalement. C’est-à-dire dans une ne l’a été Marcel Bozonnet pour sa non-recon- ambiance languissante dans un premier temps, duction à la tête de la Comédie-Française. puis avec quelques soubresauts climatiques Pour l’heure, concernant nos deux directeurs, d’abord, entre canicule et violents orages qui en- les augures seraient plutôt positifs. Deux des pro- traînèrent l’annulation plusieurs soirs de suite des tagonistes de la très controversée édition 2005, représentations données en plein air, puis « poli- Pascal Rambert et Jean Lambert-Wild ont ré- tiques » par la suite, avant que tout ne rentre dans cemment été nommés à la direction de centres l’ordre et que le petit monde des festivaliers ne dramatiques nationaux importants, l’un à Gen- s’égaille relativement satisfait. Hormis quelques nevilliers (exit Bernard Sobel, là aussi pas forcé- artistes qui pestèrent une fois de plus, c’est une an- ment dans des conditions telles que l’on aurait pu tienne, contre la critique qui se refuse toujours, les souhaiter), l’autre en Haute-Normandie. Une pour une grande partie d’entre elle, à endosser le manière d’avaliser la programmation du festi- costume d’agent publicitaire. Hormis sans doute val 2005 ? L’histoire, elle-même donne à notre notre cher ministre de la Culture qui, s’en étant duo directorial mieux qu’un quitus pour leur tra- venu célébrer le soixantième anniversaire de la dé- vail, un véritable satisfecit. Voyez comment An- centralisation théâtrale coïncidant avec la soixan- toine de Baecque, pourtant responsable des pages tième édition du festival, se vit vertement rappelé culturelles d’un quotidien, Libération, qui ne se à l’ordre par les intermittents dont les problèmes, fit pas faute d’émettre de solides réserves sur ce malgré les beaux discours, ne sont toujours pas ré- qui se passait en 2005, expédie la chose dans la glés. Sa Journée particulière le fut vraiment pour nouvelle édition de son livre, Avignon, le royaume lui qui ne put (ne voulut) même pas assister à la du théâtre (Découvertes Gallimard) : « Avignon première des Barbares dans la Cour d’honneur, 2005 aura été le cadre d’une querelle entre les anti- ce qui à vrai dire, n’était pas franchement une pu- modernes crispés sur la tradition et une multipli- nition… cité de propositions souvent stimulantes, de Bonne soixantième édition donc où chacun y formes en rupture, d’un théâtre qui veut enregis- trouva son compte. Mais on a envie, avec le mau- trer la complexité et la perplexité du monde d’au- vais esprit qui nous caractérise, d’ajouter : et jourd’hui ». De l’art et de la manière de réécrire après ? Si, en effet, on considère que le dernier fes- l’histoire… Le plus plaisant étant de constater que tival en est arrivé, au plan de la programmation, l’édition 2006 du Festival vient contredire ces pro- à trouver un certain équilibre, parvenant à offrir pos puisque ce sont les mêmes « anti-modernes des dramaturgies, à faire des propositions diverses crispés sur la tradition » qui ont accueilli avec bon- et variées, entre tradition et novation, il n’en reste heur et même ferveur – comme on peut mûrir en pas moins qu’il va lui falloir sans doute, dans les une année ! – des « propositions… de formes en années à venir, qu’il le veuille ou non, opérer des rupture, etc. », en particulier celles proposées par Les joueurs de lyre, dessin de Bernard Lacombe, 2006. choix artistiques plus tranchés, trouver peut-être l’artiste associé, Josef Nadj, avec son Asobu qui des lignes de programmation un peu moins se voulait un hommage chorégraphié à Henri Michaux, et sur- parties données sans transition) à provoquer des sentiments an- « fourre-tout », encore que très habiles, que celle de cette année tout à sa superbe performance réalisée conjointement avec le plas- tagoniques, avec la réussite de la Pluie d’été et l’échec deHiro- (les voyages !). En ce sens la réflexion de notre amie Marie-José ticien Miquel Barcelo, Paso Doble, réalisation majeure qui, à elle shima mon amour, de Marguerite Duras ? Que dire, et dans Sirach est juste qui affirme (l’Huma du 27 juillet) que cette soixan- seule, légitima tout le Festival. Alors que dans le même temps la quelle case placer Gens de Séoul d’Oriza Hirata mis en scène par tième édition a été celle de la transition, ce qui expliquerait pour « tradition » représentée cette fois-ci par la mise en scène d’Éric Frédéric Fisbach, un spectacle qui est une fête de l’esprit et qui une bonne part, son ambiance dont je parlais plus haut… Lacascade de ses Barbares (vraiment les siens et non plus telle- vous travaille longtemps après sa vision ? Mais la rumeur, celle Jean-Pierre Han ment ceux de Gorki), du pur théâtre de texte si on ose dire, don- qui parcourt tout festival, affirme pourtant que c’est un spectacle née, comme Asobu, très symboliquement dans la cour d’Hon- un peu trop exigeant qui demande concentration et réflexion, ce La majorité des spectacles présentés lors du Festival sont repris neur du Palais des papes, était rejetée. Faut-il dès lors prendre les qui, à vrai dire, est la moindre des choses. C’est néanmoins un durant la saison. Citons, pour commencer et pour ce mois de propos d’Antoine de Baecque totalement à contre-pied ? Ne tom- signe avant-coureur de ce à quoi il faut s’attendre l’année pro- septembre, Chaise d’Edward Bond au Théâtre de la Colline bons pas dans ce nouveau piège, car à y regarder de près, les cartes chaine (question réactions) puisque Fisbach sera l’artiste associé et les Marchands de Joël Pommerat au Théâtre Paris-Villette que (celles d’une certaine catégorisation) furent singulièrement de l’édition 2007. nous recommandons vivement. Mimos, en attendant le vingt-cinquième anniversaire Un festival parmi des centaines d’autres dans notre bel Hexagone ? Pas vraiment : celui-ci est vraiment particulier

’il est un festival qui a des chances de ne j’ai beau passer en revue la quinzaine de spec- « invisible » le visible : l’édition 2006 se déve- aux discours ambitieux voire prétentieux, ne jamais connaître les troubles qui ont tacles visionnés durant une petite semaine, je loppe autour de l’illusion » ! On vous l’a dit, correspondant pas en tout cas à la réalité des Sagité le Festival d’Avignon l’année der- ne trouve guère de production de mimes aux- question texte, ce n’est pas terrible… Est-ce plateaux (Idem Esse de la Québécoise Sylvie nière, c’est bien Mimos qui se déroule durant quelles je m’attendais. On parle en effet, on aussi parce que le festival s’apprête à fêter l’an Chartrand ou encore plus la Glaneuse de une semaine depuis maintenant près d’un parle même beaucoup dans tous les spec- prochain son vingt-cinquième anniversaire gestes de Francine Alepin, venue elle aussi du quart de siècle dans la ville de Périgueux. Ce tacles. Mais qu’à cela ne tienne. Écoutez la ré- que cette édition a, au pur plan de la qualité, Québec). On comprend, dans ces conditions, n’est pas là que l’antagonisme monté de ponse d’un spécialiste, lors d’une conférence été plutôt en creux ? J’y ai personnellement vu que le public, amateurs et professionnels ré- toutes pièces entre théâtre de texte et théâtre de presse, à un spectateur qui s’en étonnait : des spectacles qui étaient des hymnes invo- unis, ait fait un triomphe à un spectacle dé- corporel risque de se produire. Et pour cause ; mime et parole n’ont jamais été incompa- lontaires au solipsisme. De ce point de vue, No janté, Knuckles, du collectif néerlandais Mimos, son nom l’indique, est un festival de tibles, ont même toujours fait bon ménage. talking, titre trompeur (des textes de Desmond Bambi, ne prétendant à rien d’autre qu’à pré- réputation internationale de… mime ! Ce qui Admettons. Reste donc à juger des paroles : Morris, entre autres, étaient proférés, entre senter une série de bagarres à la Tex Avery, et ne l’empêche pas, lui aussi, d’aller y voir du elles se sont apparentées, durant cette édition, autres, par un… perroquet !), théâtre gestuel, plus encore à la très émouvante évocation de côté de quelques arts « annexes » comme jus- à un bavardage sans grand intérêt, ce qui est d’ombres, vidéo, marionnettes comme indi- sa vie d’artiste de théâtre du geste et de femme, tement le théâtre… parlé, les performances, le bien plus embêtant… Quant à la présence in- qué dans le programme, de la Néerlandaise de Claire Heggen (que l’on connaît depuis cirque, les arts de la rue ou de la marionnette. sistante des autres disciplines, point de pro- Judith Nab, une ancienne élève de l’école de longtemps) dans Le chemin se fait en mar- Et c’est bien ce qui frappe d’emblée le profane blème, tout semble aller de soi… Marcel Marceau, était, avec sa boîte translu- chant, une évocation à la première personne qui débarque dans le chef-lieu du département La présente édition était tout de même pla- cide posée sur le plateau et à l’intérieur de la- du singulier qui obtint, sans l’ombre d’une de la Dordogne et à qui on a expliqué qu’il se- cée sous le signe, paradoxal, des « corps (in) quelle se déroulait une bonne partie du spec- contestation, le prix de la critique (puisque rait question de mime. Mais, après tout, au visibles » avec cette explication qui vaut ce tacle, parfaitement emblématique. prix il y a à chaque édition du festival). diable la tradition et tous les intégristes ! Bref, qu’elle vaut : « Rendre « visible » l’invisible et Solipsisme encore dans d’autres spectacles J.-P. H.

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre 2006) . XII LETTRES/MUSIQUE

LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HÀN Voyages et quêtes

aut-il aller loin pour se trouver soi-même et surtout pour auront rapidement les moyens de racheter leurs maisons réno- qu’une double histoire d’enfant prodigue, l’histoire d’un retour comprendre où l’on se situe dans son époque ? Qu’elle té- vées - qui a 80 grandes sociétés installées dans ses murs - qui en à peine consenti vers des demeures et des parcs où le récit ne Fmoigne de voyages par terre, par mer, dans les airs ou en ville propose 11 mètres carrés par personne - qui ne compte que s’aventure qu’à regret ? » imagination, l’écriture poétique crée la distance d’où voir plus 3,5 % de chômeurs - qui sait que les enfants estropiés qui ram- C’est bien un poème et il porte la mort à son verso. La pre- largement le monde. pent sur les trottoirs appartiennent à la maffia que la municipa- mière page avait laissé entrevoir celle-ci dans « la traversée énig- Jean-Jacques Viton a intitulé Kanaka son dernier livre. Où se lité va bientôt éliminer. » matique du silence et du soleil ». Le vers unique de la dernière trouve Kanaka ? Même si l’auteur donne longitude et latitude, Et l’écriture ? « L’écriture est une barrière / on peut s’y ac- page dit qu’elle est « l’envers possible du poème ». la question n’est pas là : « Kanaka est posé hors relation » (ne peut crocher », mais surtout « écrire un poème ce n’est pas raconter Dans le numéro 928-929 d’Europe, la diaspora en poésie est pas s’atteindre, ou ne peut pas se raconter ?) et aussi « Kanaka une histoire ». C’est appuyer sur le déclencheur, au bon instant représentée par dix poètes anglophones choisis par Marilyn Hac- est sur la diagonale du fou ». D’ailleurs, « Cette géographie en pour saisir la multiplicité du monde. Kafka a dit : « Écrire, c’est ker. Ils vivent tous en dehors de leur pays de naissance et, pour morceaux / glisse vers le loin »… sauter en dehors de la rangée des assassins » et J. J. Viton : « Ainsi sept d’entre eux, l’anglais n’est pas leur langue d’origine. La poé- Mais Kanaka signifie « homme » (en hawaïen). L’ouvrage l’écrivain fait un bond hors du rang ». sie intervient aussi dans le dossier principal, « Mythe et mytho- filme l’état de l’humanité. Une de ses caractéristiques est le rap- Autre titre qui nous entraîne au loin : Oaxaca désormais hors logie du Nord ancien », où Régis Boyer en étudie « l’invention » prochement instantané d’images très distantes géographique- d’atteinte la parole. D’emblée, l’auteur, Jacques Gasc, nous place assez étonnante. La rubrique « Dires et débats » présente deux ment ou historiquement : « Passages d’attelages au galop / cais- devant un des problèmes primordiaux de tout poète : la quête de contributions : « Quelques mots sur la poésie », ceux prononcés sons canons renforts sudistes / fonçant vers Atlanta encerclée / la parole. Mais quel rapport avec l’État mexicain d’Oaxaca (ou par le grand poète espagnol Antonio Gamoneda lors de sa ré- colonnes de panzers dévalant sur Moscou ». Ou encore, sur un sa capitale) ? Le récit est-il une maison à louer, dont on rêve beau- ception du Prix européen de littérature 2006. En second lieu, plu- marché chinois, les pattes d’ours proposées entraînent l’auteur coup, où finalement on ne s’installe pas ? Or, il ne s’agit pas d’un sieurs textes de La physiologie de la poésie et cinq poèmes de Ni- « jusqu’au Baïkal / du côté de la tombe de Vampilov ». Cette récit, mais d’un poème. Dans celui-ci, vers et prose d’une grande chita Stanescu (1933-1983), « figure majeure de la poésie de ce forme particulière de mondialisation évoque, sans les nommer, beauté s’entrelacent au discours convenu d’une agence immobi- dernier demi-siècle en Roumanie » dit Pierre Drogi dans son in- de nombreux champs de bataille, nous rappelant que la planète lière. Là-bas, dans les collines d’Oaxaca, avec vue sur la mer, une troduction. en est parsemée. petite villa est à louer. Ce serait le récit, dans lequel interviennent La livraison d’été d’Autre Sud rend hommage à Jean Mal- Le livre comporte cinq parties. Comme dans les vieux romans, des souvenirs de voyages, de lectures, la Saga des Forsythe, de J. rieu, le fondateur de la grande revue Sud, décédé il y a trente ans, chacune débute par un paragraphe de sous-titres : des expressions G. Galsworthy, les rêveries de l’auteur et de sa compagne qui se avec des textes des écrivains qui ont, à un moment ou un autre, reprises (à très peu de variantes près) aux poèmes qui la compo- voient déjà installés, dans un logis, il est vrai, assez fantomatique : fait part du comité de rédaction de Sud. sent. Vient ensuite une photo, de paysage pour les parties I, II, III « L’appartement / dérive au long des baies perdues / où la lune se et V, mais pour la partie IV celle d’un tank, objet d’un poème où noie plus jaune ». Tout cela entrecoupé par les phrases stéréoty- il apparaît abandonné, rouillé, « tank poubelle », « tank chiottes / pées du contrat de location : « Sachez aussi que le bail est an- Kanaka, de Jean-Jacques Viton. Éditions POL, 2006. idée qui tourne comme une bête sauvage ». La cinquième partie, nuel… » La phrase anodine contient-elle une menace ? Le lecteur 128 pages, 17 euros. disons le cinquième film, s’intitule « Le sourire du chat ». Le pays soupçonne qu’on lui parle d’autre chose, que l’église baroque et Oaxaca désormais hors d’atteinte la parole, de Jacques Gasc. des merveilles est la Chine, en particulier Shanghai « qui trans- ses ors, la vieille mendiante indienne, les mules harnachées de Éditions Jacques Brémond, 2006. 62 pages, 15 euros. forme les sites industriels eau électricité charbon en musées des pompons rouges ou le trajet en bus n’ont pas plus de réalité que Europe, no 928-929 d’août-septembre 2006. 384 pages, industries - qui crée des arrondissements culturels - qui a 20 000 l’agence londonienne ou la liste des objets exclus de l’inventaire. 18,50 euros. immeubles en chantiers permanents - qui applique le mot d’ordre « Et si tout cela n’était qu’illusion, fragments de chroniques su- Autre Sud, no 33, juin 2006. Éditions Autres Temps. “Reconstruire les vieux quartiers” et qui affirme que ses habitants perposées où le fog constaté à Londres (1867-1953) ne recouvrait 158 pages, 15 euros. Promenades musicales estivales e festival de Montpellier Languedoc- Beaune, mélangée à Saintes comme le sont même si Kaija Saariaho y fait preuve de ses un inusable géant, Matti Salminen. Roussillon, l’un des plus accomplis de les programmations de Philippe Herreweghe habituelles qualités musicales. Tandis que Ces soirées uniques transcendent la fin de Ll’Hexagone, offre une riche diversité de l’un des intervenants ; plus populaire et les massacres d’innocents, thème d’Adriana, saison. concerts et de spectacles. Le point fort de 2006 moins austère à Saint-Céré (première quin- continuent ! À Saint-Denis la première, à la Basilique, fut la création de Fiesque d’Edouard Lalo zaine d’août). Les stars se déplacent pour les À l’Opéra de Paris, entre un Don Gio- est toujours mondaine, mais il est vrai que (1823-1892), d’après Friedrich Schiller, com- classes moyennes à Orange, gosiers magiques vanni vitaminé par le dynamique directeur lorsque Riccardo Muti dirige l’Orchestre posé avant le Roi d’Ys, mais jamais monté ; et municipalité que l’on sait tandis qu’Aix- de chanteurs-acteurs qu’est le cinéaste Mi- national de France, les « snobobos » se pres- le compositeur n’était-il pas un républicain en-Provence est la terre promise du star-sys- chael Haneke qui n’a rebuté qu’un public sent, probablement peu enthousiasmés par catalogué !* Lalo appartient à cette cohorte tem. Faut-il rappeler le hors-concours du buté, c’est Iphigénie enTauride de Christoph la Messe de Chimay de Luigi Cherubini, de compositeurs français que notre pays, tryptique dirigé par Pierre Boulez, mise en Willibarld Gluck **mise en scène de Krzysz- pièce plutôt traditionnelle que Ruth Ziesak, souvent cocorico, se fait comme un plaisir de scène de Klaus-Michael Grüber dans Ma- tof Warlikowski, déjà remarqué au théâtre, Herbert Lippert et Ildebrando d’Archan- cacher. En aurait-il honte ? nuel de Falla, Igor Stravinsky, Arnold qui transpose la révolution dramaturgique gelo valorisent avec talent. Il aurait tort, car si l’adaptation du livret Schoenberg (unique représentation en du compositeur, magnifiquement secondé Le public est moins huppé et même pas n’est pas une réussite, la partition regorge 2003). En revanche ni la très plate Flûte en- par Marc Minkowski et ses interprètes. du tout au Théâtre Gérard-Philipe de Saint- d’inventions, d’innovations, de belles pages chantée, mise en scène de Krystian Lupa Kurt Masur, patron de l’Orchestre na- Denis pour les Aveugles, opéra, d’après personnelles et pas seulement redevables à (mais qu’est-il allé faire dans cette galère ?), tional de France incarne des pages de Tris- Maurice Maeterlinck, du jeune compositeur Hector Berlioz, Georges Bizet, Charles Gou- ni la quelconque Italienne à Alger de Gioac- tan et Isolde avec les voix adéquates de De- suisse Xavier Dayer. Jolie mise en scène es- nod, certains citent Bedrich Smetana, mais chino Rossini, vue par Toni Servillo, plus borah Voigt, Iris Vermillion et, en Roi thétisante de Marc Paquien, Ensemble Cairn- pas à Richard Wagner. Le problème de ces passable musicalement (chef Riccardo Mark, une basse qui marque, Georg Zep- Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, direction « résurrections » est de restituer musicale- Frizza) ne valent guère plus de commen- penfeld. Au Châtelet, Myung-Whun Chung Guillaume Tourniaire. Ce huis clos de jeunes ment l’originalité d’une partition, en peu de taires. et son Orchestre philarmonique épatent gens aveugles se traduit par une musique répétitions et de soirées. Malgré le soin du La guerre du Liban a rendu encore plus dans Fidelio de Ludwig van Beethoven, ap- conçue selon les normes « classiques » de la chef Alain Altinoglu, la vaillance du rôle- triste l’échec d’Adriana Mater (Bastille) puyés par Karita Mattila, Ben Heppner et modernité. Combien plus attachant et plus titre, Roberto Alagna, les prestations de dérangeant Fama de Beat Furrer, autre Hel- Franco Ferrari, Jean-Sébastien Bou et de la vétique et l’un des plus prometteurs musiciens soprano remplaçant Angela Georghiu, sans actuels. oublier l’expressivité des Chœurs lettons très Dans la foulée, une extraordinaire « cho- sollicités, l’auditeur ne parvient qu’à pres- régraphie numérique », Seule avec Loup de N sentir la démarche de Lalo. + N Corsino qui, enfin, renouvelle le genre. Le Cette cristallisation délicate se pose moins point d’orgue est la jouvence avec l’étonnant pour des œuvres baroques comme Bajazet de pianiste hondurien du Quartet de Wayne Vivaldi sous le panache du chef Fabio Biondi Shorter, Danilo Perez, suivi du géant Mc Coy et du timbre de Vivica Genaux. La virtuosité Tyner. Meilleure sera la rentrée si elle est en se démultiplie avec le génie du genre, Georg musique ! Friedrich Haendel, et son Amadis de Gaule. Claude Glayman Les autres heures de la journée sont occupées par de nombreux concerts où officient de * La correspondance d’Edouard Lalo montre jeunes interprètes ou de moins jeunes et le parcours éreintant et vain du compositeur illustres : Benjamin Alard au clavecin (à cherchant à faire jouer Fiesque. Y-a-t-il l’orgue aussi), le pianiste Gabriele Carcano quelque chose de changé ? dans Beethoven ou encore le phénoménal Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989. Aldo Ciccolini, même si les pièces d’Ilde- ** C.W. Gluck, Iphigénie en Tauride, Scala, brando Pizetti manquent de relief. direction Riccardo Muti. La musique baroque est parfaite à Dessin de Gianni Burattoni. 2 CD Sony, 1992.

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre 2006) . XIII LETTRES La poésie de Marguerite Duras, les vérités de l’historien

C’était Marguerite Duras, séder une voiture quand elle fait son droit à Paris. Mais sans Mais curieusement, à mi-parcours, on a l’impression qu’il tome 1, 1914-1945, de Jean Vallier doute a-t-elle le sentiment d’être pauvre en côtoyant les enfants n’en peut plus de se laisser étouffer par la personnalité de Mar- Fayard, 700 pages, 27 euros. des hauts fonctionnaires dans l’Indochine coloniale où la so- guerite, et il prend la parole dans le texte même, alors qu’il ciété est très hiérarchisée. s’était contenté de le faire jusque-là dans les notes. On apprend es biographies qui paraissent ces derniers temps sont On découvre que l’acquisition par sa mère de la concession, de façon intempestive les liens d’amitié qui l’unissent à l’am- soit l’œuvre d’un homme politique qui a voulu que son si elle a été parfois difficile, n’a pas eu l’aspect tragique et ro- bassadeur de France au Cambodge (p. 336), ses goûts en ma- Lnom fleurisse dans les librairies, et a pour cela mis à manesque raconté dans Un barrage contre le Pacifique. tière d’urbanisme (p. 567), ses souvenirs de théâtre de collé- l’ouvrage des aides-jardiniers rompus à la pratique de la Mais en véritable historien, J. Vallier ne prend pas un ma- gien (p. 492). transplantation (couper-coller), soit l’œuvre d’écrivains qui, lin plaisir à traquer les mensonges : il établit des faits et se Tout cela n’entache en rien l’excellent travail d’historien à coups de points d’exclamation, commentent, jugent, excu- contente de souligner la part de création dans l’œuvre de fondé sur des documents d’archives, des lettres, des témoi- sent, accusent celui ou celle sur lesquels ils ont jeté leur dévolu. M. Duras. gnages et une connaissance approfondie de l’œuvre. Nous at- On en finirait par oublier qu’un biographe est un historien, De même, s’il relève les erreurs et les désinvoltures de Laure tendons les tomes suivants avec impatience. qu’une biographie est le fruit d’une longue recherche et qu’on Adler, il le fait modestement dans des notes, sans polémique. Marianne Lioust ne peut sérieusement les écrire à la pelle, à moins de piller le tra- vail des autres (sous prétexte qu’on écrirait mieux ?). Saluons donc cette biographie de Marguerite Duras, œuvre d’un véritable historien, qui fait le point sur l’écart entre ce qu’a vécu l’écrivain et ce qu’elle dira plus tard avoir vécu dans la pre- mière partie de sa vie. Jean Vallier ne ménage pas sa peine et retrace avec précision l’origine des familles paternelles et maternelles, les parcours de fonctionnaire des parents, les particularités de la vie en Indo- chine entre les deux guerres. On se représente la vie des paysans du nord et du sud-ouest de la France, les alliances, les change- ments de conditions liés aux circonstances économiques. On voit comment les enfants de paysans deviennent ces hussards de la République, volontaires, ambitieux, dévoués. C’est toute une époque que Vallier évoque avec force, et on s’y intéresse- rait quand bien même il n’y aurait aucun lien avec M. Duras. Mais c’est justement la profusion de détails qui permet de sentir le grain de cette vie que Marguerite a vécue avant de la fantasmer. Du coup, au plaisir de la découverte historique d’une époque, s’ajoute celui de toucher du doigt l’essence de la créa- tion poétique en mesurant les transformations qu’elle fait su- bir à la réalité. On découvre, par exemple, que la pauvreté de sa famille, que Marguerite revendiquera si souvent, est très relative puisqu’elle vit dans de grandes maisons confortables avec domestiques, qu’elle voyage en première classe dans des paquebots où on a encore le sens du luxe, qu’elle est une des rares étudiantes à pos- Dessin de Gianni Burattoni. Un intellectuel engagé Un des plus captivants journaux de guerre qui nous arrive soixante ans après la mort de son auteur.

Valentin Feldman, Journal de guerre. lui et ce qu’il apprend par la presse. Alors que à penser que l’URSS a cessé d’être pour lui En attendant Feldman écrit son journal, Éditions Farrago, 2006, le pacte germano-soviétique est censé avoir l’état prolétarien qu’elle était avant 1939. Et se reproche (à tort) de manquer de style, et 256 pages, 25 euros. miné le Parti communiste et que Feldman en quand elle sera touchée par la guerre ce sera détruit nombre de pages. Il montre son ad- fut lui-même très atteint, d’après le souvenir la preuve de ce qu’il pensait : « La voilà la miration pour Malraux, Dos Passos, Sartre alentin Feldman est célèbre pour avoir de José Corti. Ce journal ne montre pas, bien guerre finale tant attendue... » et quelques autres. Mais de Bounine, après crié aux soldats allemands qui allaient au contraire, un homme ayant perdu ses re- Il est confronté à la stupidité, la suffisance, lecture, il dit tout net « C’est un salaud. Mais Vle fusiller : « Imbéciles, c’est pour vous pères politiques. Il décrypte le cours des af- l’esprit de débrouillardise qui gagne nombre c’est un poète, tout de même. Ce n’est que je meurs ! » Pendant longtemps, il n’a faires politiques avec précision et férocité. Les de soldats abandonnés à eux-mêmes et aspi- d’ailleurs pas incompatible. » Puis il ajoute : guère été connu que par cette ultime parole. difficultés de Daladier, la montée de Ray- rés, avant même d’avoir combattu, par un ca- « C’est aussi un triste. Et c’est plus grave. » Feldman est pourtant l’auteur d’un essai, naud, les possibilités de Mandel, tout ce qui tastrophique esprit d’ancien La défaite va le placer dans une situation l’Esthétique française contemporaine, d’ar- constitue le spectacle dérisoire des intrigues combattant (ceux qui sont censés avoir des particulière, celle d’affronter sa judéité. ticles de sociologie et de psychologie, il est des dirigeants français est l’objet de son ana- droits sur les autres) dont on ne peut rien at- Jusque-là, comme nombre de juifs laïcs, il aussi le traducteur du roman d’Ostrovski Et lyse corrosive. Il saisit immédiatement le sens tendre. Rien, si ce n’est le triomphe de ce que l’avait complètement ignorée. Les lois raciales l’acier fut trempé, du Diderot de Luppol et des choses qu’il rapporte aux grands enjeux, Feldman déteste et redoute le plus, l’indiffé- de Vichy qui vont entraîner sa révocation ne des Lettres de Lénine à Gorki. Né dans une celui de la lutte contre l’hitlérisme. Rien de ce rence mesquine et égoïste qui ouvre la voie à changent en rien sa position. Elles sont l’ex- famille d’intellectuels russes, il vient à Paris qu’il écrit de la politique soviétique ne laisse l’acceptation des injustices majeures. pression de cette barbarie qui l’entoure. Dès avec sa mère (qui était pianiste) à la suite de 1941, il participe activement à la résistance la Révolution de 1917 et fait de brillantes communiste à Rouen. études. Il s’enthousiasme pour le Front po- Feldman détestait ceux qui voulaient jouer pulaire, les républicains espagnols et adhère un personnage. Dans une lettre à sa future au Parti communiste en 1937. Il passe l’agré- femme, il avait déjà exposé l’essence de son at- gation de philosophie et se trouve avant- titude au monde : « Je n’ai pas fini de mener le guerre en poste en Normandie. Son journal combat, je crains même un jour d’être amené va de la période de la guerre à la fin 1941. Ar- à le diriger contre moi-même. Mais si j’y re- rêté pour faits de résistance il connaîtra la tor- nonce, je me dégrade, je me renie. Comprenez- ture, sera mis aux fers, refusera de demander vous, Yanne, pourquoi je ne puis, pourquoi je sa grâce à ses ennemis et sera fusillé au mont n’ai pas le droit de sortir du monde ? Pour la Valérien en juillet 1942. raison très simple : j’y ai vécu. » Parole très L’édition de ce Journal permet de précieuse en des temps où les renoncements à connaître les commentaires que lui suggèrent la responsabilité se parent comme à l’accou- les événements. Cantonné à Rethel en 1940 tumée des feux d’une rhétorique que les ma- pendant de longs mois d’activités réduites, lins ne cessent de renouveler. confronté à la bêtise du système militaire et à Ce passionnant Journal de guerre est à celle des hommes, séparé de sa femme Yanne, mettre à côté des Carnets de Sartre. Feldman dissèque ce qui se passe autour de Dessin de Gianni Burattoni. François Eychart

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre 2006) . XIV ARTS À la recherche des avant-gardes perdues

epuis longtemps déjà, certains rites se sont imposés Monery, a eu l’intelligence d’opter pour un thème qui n’a rien hilisme, et encore moins de trouver de subtils commentaires dans notre vie culturelle. L’un d’eux, et non des à voir avec le petit port de pêche ni avec la Côte d’Azur : il a sur les propositions plastiques de Duchamp. On est dans le Dmoindres, est de multiplier de grandes expositions dans choisi de rassembler des œuvres significatives de Kandinsky, royaume très codé de la citation, du commentaire, ou plutôt le Midi. La grande majorité d’entre elles ont un caractère his- Jawlensky, Franz Marc, August Macke, Marianne von We- de l’apostille ésotérique. Il n’empêche que le commissaire de torique. Elles visent le plus souvent à célébrer le passé glorieux refkin, Paul Klee, Gabriele Münter et quelques autres pour cette manifestation rhizomique, baptisée avec désinvolture de petites localités méridionales ayant joué un rôle fugace dans évoquer le groupe du Blaue Reiter (le Cavalier bleu) qui a vu « Chauffe Marcel », a réussi à mettre en scène les mécanismes la grande épopée de l’art moderne. Picasso à Céret, à Mou- le jour à la fin de 1911. En dépit d’une absence de moyens évi- de l’art actuel en grande partie tributaire de l’héritage « du- gins, à Antibes, Matisse à Vence, à , Dali à Perpignan, dente (ce n’est pas le Metropolitan Museum de New York), champien ». Sans doute retiendrons-nous que peu d’œuvres Van Dongen au Negresco et Modigliani sur la promenade des ce conservateur dynamique est parvenu à restituer l’esprit de mémorables : en dehors du film d’Andy Warhol, le beau et in- Anglais. On institue des pèlerinages pour cultiver un mythe, ce groupe tout autre que replié sur lui-même (la présence d’Ar- triguant Châssis aux clavettes bleues, de Daniel Dezeuze élever un monument à un monstre sacré ou à un autre. nold Schönberg, de Henrich Campendonk et du magnifique (1997), le Point d’interrogation, de Richard Artschwager Cette année ne déroge pas à cette règle. Elle fut placée à dessinateur Alfred Kubin en est la preuve). Dans la quête an- (1988), la Vie merveilleuse de Marcel Duchamp, d’André Raf- l’enseigne de Paul Cézanne. Aix-en-Provence a vécu toute la goissée des sources de l’art du XXe siècle (quête loin d’être fray (1977), le très amusant Néo-Dada en balais, de Raymond belle saison sur son souvenir, avec la grande rétrospective du achevée !), ceux qu’on désigne à tort ou à raison comme les Hains (1999). Mais l’ensemble de ces lieux nous donnent une musée Granet que nul d’entre nous ne pouvait manquer, et expressionnistes allemands (ils étaient ici russes, tchèques, au- certaine idée de l’art d’aujourd’hui que les artistes aient re- que personne n’a manquée en fait, vu le nombre effrayant de trichiens, suisses autant qu’allemands) ont tenu une place ma- vendiqué le parrainage de l’auteur du Grand Verre ou non. visiteurs qui se sont pressés devant les portes de ce musée si gnifique et on a encore du mal à le reconnaître dans notre En somme, la modernité la plus radicale ne peut s’empê- modeste. Pas un musée, pas une galerie ne purent se dispen- hexagone. cher de faire référence à des événements ou à des gestes em- ser de présenter une exposition qui ne soit liée à la mémoire Toujours dans la recherche des avant-gardes perdues (nos- blématiques qui ont presque cent ans. À force d’être de l’auteur des Baigneuses. Tout ce que la France compte d’ar- talgie, quand tu nous tiens !), Emmanuel Latreille, directeur « contemporain », l’art actuel finit peut-être par ne plus savoir tistes jeunes et vieux, connus ou en mal de reconnaissance était du FRAC Languedoc-Roussillon, s’est réservé le soin de établir une juste relation au temps et, tout iconoclaste qu’il aussi présent à ces agapes commémoratives, de Pierre Bura- rendre hommage au père fondateur et au docteur suprême de soit, il a pris un pli académique. glio à Olivier de Champris, en passant par Robert Blanc. Et la l’église moderniste : Marcel Duchamp. De Montpellier à Sète, Gérard-Georges Lemaire région tout entière a vécu à l’heure cézanienne sous les formes en passant par Nîmes, Arles, Villeneuve-lès-Avignon, Ba- les plus variées, du son et lumière jusqu’aux calissons. gnols-les-bains, Milhaud, Sigean (et j’en passe), une multitude Le Cavalier bleu, musée de l’Annonciade, Saint-Tropez, Ce qui rassure malgré tout, c’est que quelques institutions de créateurs contemporains ont été mis à contributions avec jusqu’au 16 octobre. ont cru bon de faire assaut d’originalité au sein d’un système des œuvres déjà existantes ou fabriquées pour l’occasion. Ce Chauffe Marcel, jusqu’au 29 octobre. Pour tout convenu et même stéréotypé. C’est ce qu’a entrepris le musée qui fascine dans ce gigantesque puzzle, c’est l’incapacité de re- renseignement : 04 99 74 20 35 et www.fraclr.org de l’Annonciade, à Saint-Tropez. Son conservateur, Jean-Paul trouver l’esprit dada, son mordant, son humour noir, son ni- ttp://www.fraclr.org>.

Dessins de Gianni Burattoni. Les songes véridiques de Claude Lévêque

oici deux ans, Claude Lévêque avait blanches. Partout : une musique douce, dou- des songes. On y retrouve les mêmes agence- cher. Les sens du spectateur sont constam- présenté une exposition, Vinaigre, à la ceâtre, une musique d’ascenseur asiatique, un ments d’objets usuels, d’une banalité parfaite ment mobilisés, ensemble, et ce jeu de ré- Vgalerie Yvon Lambert à Paris, qui peu kitsch. Les éléments sont simples. Toute (enjoliveurs de voiture, toiles blanches trans- ponses entre ce que l’on voit, ce que l’on sent, m’avait tant frappé qu’elle s’est physique- la force de l’œuvre tient dans leur combinai- parentes, lustres de série, isolant pour salle ce que l’on entend permet d’entrer dans la ment inscrite dans ma mémoire : je me sens son. « L’espace est ainsi baigné dans une at- d’enregistrement, ampoules, etc.). On y re- profondeur de l’œuvre, dans ce qu’elle a à encore marcher sur les grosses poutres de pin, mosphère nocturne, d’où seuls émergent les trouve encore des sons, mais ici plus inquié- dire. Edmund Burke ne pensait rien d’autre sous le néon blanc, bercé par la voix de femme lits et les boules, qui apparaissent comme des tants, plus indéterminés, vrombissement de lorsqu’il écrivait : « Rien n’est, à mon sens, qui récitait Tombe la neige. Je dois avouer ne silhouettes, et les hublots qui reflètent ce pla- moteur, turbine soufflante, tintement de clo- plus propre à établir une idée claire et nette pas m’être demandé plus que de raison d’où fond renversé de manière anamorphique. Pa- chette à intervalle régulier. Les cinq salles rec- de la beauté visuelle que cette manière d’exa- venait cette forme de fascination douce, lais- rallèlement à la thématique de l’enfance, du tangulaires, oblongues, proposent une mon- miner les plaisirs analogues des autres sens ; sant mon corps jouir de sa propre délectation. sommeil et de la nuit, l’ensemble de la pièce tée progressive de l’angoisse. Ainsi cette ins- car il arrive parfois qu’un point évident pour L’impression fut forte, vous l’aurez compris, est donc construit à partir d’un principe de tallation de grilles suspendues de biais le long l’un de nos sens soit plus obscur pour un et ce n’est pas sans joie ni, bien sûr, une cer- renversement, de retournement. » On ne des deux murs, la pique, vers le spectateur qui autre ; et étant donné l’accord évident de tous taine appréhension (allais-je ressentir la même marche pas dans l’exposition, elle nous porte. hésite à faire un mouvement brusque : elles les sens, nous pouvons parler de chacun d’eux émotion ?) que je me suis rendu à Vitry et à Elle nous porte comme un rêve d’enfant, la sont au niveau des yeux (à tout le moins des avec plus de certitude. Ils témoignent, par là, Marseille pour les deux nouvelles expositions mémoire d’un rêve d’enfant dont on ne peut miens qui ai une taille moyenne). La lumière les uns pour les autres ; la nature est pour de Lévêque : Le grand sommeil et La maison discerner s’il est chaud, doux, ou s’il ne sus- est rouge ; on entend un grondement sourd. ainsi dire soumise à l’investigation et nous des songes. cite pas un léger trouble, une sensation tout Enfin, la dernière salle présente des cages de n’en rapportons rien qu’elle ne nous ait ap- À Vitry, on pourrait dire que l’exposition autant diffuse que confuse. Je suis ici l’enfant bois (encore cette odeur forte du pin) enfer- pris. » La délectation passe par le corps et, si commence avec l’affiche. Une charmante pe- et l’enfant me rêve. mant des ampoules qui clignotent irréguliè- nous évacuons de notre cerveau les miasmes tite tête blonde appuie sur un interrupteur. Ce Relançant les dés au jeu charmant des ré- rement. Tout d’un coup, sans que l’on sache de l’idéalisme, elle y ramène. Dans une expo- visage qui « a une expression, commente Lé- férences intellectuelles et théoriques, je suis d’où cela part, des éclats de verre brisés sau- sition de Claude Lévêque, le corps se réjouit vêque, totalement lunaire » et qui « semble en- tombé sur un ouvrage d’Edmund Burke, Re- tent aux oreilles. L’impact est fort et, de la et pense. vahi par la nuit » nous invite à le suivre. Une cherche philosophique sur l’origine de nos vue à une sensation tactile des matières, de Franck Delorieux. très vaste salle est plongée dans une lumière idées du sublime et du beau (1757). En cer- l’odeur au son, tout le corps est pris, enve- noire qui en étire les dimensions, efface les tains points, l’œuvre de Lévêque, particuliè- loppé par ce mélange d’harmonie et de ter- Le grand sommeil, Mac/Val, murs, le sol et le plafond. Tout flotte comme rement la suite d’installations de Marseille, reur. place de la Libération, 94400, Vitry-sur-Seine. les montants de lits métalliques, standard, m’est apparue comme une réponse à l’idée de Tout le corps, disais-je, et la question du Jusqu’au 10 septembre 2006. blancs, plus blanc encore de par la lumière, sublime défendue par le philosophe irlandais. sensualisme est également à soulever. C’est La maison des songes, Mac Marseille, gorgés, redonnant cette irréelle lumière dans « Une forme de terreur ou de douleur est tou- encore à Burke que j’ai pensé quand il s’est 13, rue d’Haïfa, 13008, Marseille. leur improbable ciel de nuit où, renversés, ils jours cause du sublime. » Cette terreur ou agi, pour moi, de tenter de comprendre pour- Jusqu’au 24 septembre 2006. se tiennent alignés suivant un plan incliné. Au cette douleur qui entre dans la perception du quoi j’avais gardé une mémoire physique, Catalogue Claude Lévêque le Grand Sommeil. sol : des demi-sphères de plexiglas, « inspirés beau, plus encore que dans l’étrange rêve épidermique de ces expositions. Le travail de Éditions du Mac/Val. 25 euros. des hublots que l’on trouve sur les toits plats (les rêves sont certes toujours étranges, mais Lévêque s’adresse d’abord au corps. À tout À lire également : Jacques Roubaud et Claude des grands bâtiments, typiques de l’architec- encore plus quand on rêve celui d’un autre) le corps. Aux sens. Il combine la vue, cela va Lévêque, Alice et les 36 garçons. ture d’entreprise », sont remplies de boules de Vitry se révèle dans l’exposition La maison de soi, mais aussi l’ouïe, l’odorat et le tou- Éditions du Mac/Val. 3 euros.

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre 2006) . XV ENTRETIEN AVEC JEAN FERRAT Conversation à Antraigues avec la montagne pour témoin Comment un poème devient-il une chanson? Jean Ferrat dans un entretien avec Jean Ristat et Franck Delorieux, nous livre ses secrets de fabrication. Première partie.

ean Ristat. Les circonstances d’abord. Nous sommes foule à son stand. Mon tour arrive, je lui présente le re- rajouter tellement elle chante naturellement... ici, à Antraigues, dans ta maison accrochée au flanc cueil en lui disant : « Monsieur, j’ai mis en musique les Et pourtant, je me souviens de l’avoir entendu Jd’un mont. La route, étroite, passe au-dessus de nos Yeux d’Elsa » au moment où quel qu’un de l’organisation chanter le Voyage d’Italie sur la scène du Grand têtes. Devant nous, la montagne proprement dite, majes- du CNE s’adresse à lui. Louis ne m’entend pas, relève la tête Théâtre de Milan. Plus précisément, il le psalmodiait. tueuse et tranquille, et, tout en bas, un torrent qu’on de- et me demande mon nom. Je suis resté coi et n’ai pas osé in- Il avait une manière de chanter son poème, de faire en- vine orageux à d’autres saisons et auquel on accède par sister. Un fiasco... tendre le chant profond comme un moine à l’office. On un escalier de petits jardins, tous différents les uns des Alors, la vraie rencontre... dit souvent que les poètes ne savent pas lire leurs vers, autres. Mais il me semble, en ce mois de juillet torride, Bien plus tard, en 1961, quand j’ai enregistré mon pre- qu’ils sont monotones, ce qui est souvent le cas. Mais que le bleu des hortensias géants, un bleu profond et fort mier 30-centimètres dans lequel il y avait J’entends, j’en- ce qui me plaît dans cette anecdote milanaise, c’est la que je n’ai vu qu’ici, a tout envahi. Non pas le bleu myo- tends. Il avait exprimé le souhait de faire ma connaissance. musique dans l’écriture que la voix du poète révèle et sotis des yeux d’Arthur Rimbaud ou celui, plus pâle et Je suis allé rue de Varenne. Il m’a parlé de la chanson, du développe. Je pourrais dire la même chose d’Ezra plus fragile encore, des yeux d’Aragon... poème J’entends, j’entends dont il approuvait le choix des Pound lisant les Cantos. La musique... Jean Ferrat. Cela tient à la qualité de l’eau de la ré- vers à chanter. Il m’a fait des compliments sur la musique. La musique pour moi, que ce soit pour mes textes gion, particulièrement ferrugineuse. C’est ma femme qui Quelle image gardes-tu de lui après cette première en- ou pour ceux d’Aragon, est un catalyseur de la pensée. les a plantés. Elle s’occupe de la composition des jardins trevue ? Elle doit, si possible, rendre encore plus évident ce que et du tracé des sentiers, tous différents également les uns C’était un personnage célèbre et j’étais un petit jeune l’auteur a voulu dire. J’ai toujours essayé de procéder des autres, qu’elle recouvre de pierres, de galets du tor- homme inconnu. Il y avait non seulement une différence de de cette façon-là. rent. Je jardine aussi. notoriété mais d’âge. J’étais intimidé. II était familier, très Tu écris d’abord les textes et la musique vient Comme Aragon et Elsa à Saint-Arnoult-en-Yvelines. simple. Je crois qu’il a senti qui j’étais. Il avait de l’estime après ? Tu connaissais Aragon avant de mettre ses poèmes en pour moi et était content de me voir. J’écris d’abord. Il arrive rarement que la musique musique ? Raconte-nous comment cette grande aventure II parle de la mise en musique de ses poèmes ? et le texte viennent ensemble. Il n’y a pas de règles. Une a commencé. Non, non. mélodie peut évoquer tel sujet ou tel autre. J’ai quel- J’ai d’abord rencontré la poésie d’Aragon, à Est-ce qu’il a évoqué des souvenirs ? quefois écrit sur une musique. C’est très difficile à l’époque de mon adolescence, au sortir de la Seconde Je ne suis pas très disert et j’étais content qu’il meuble la « paroler », comme on disait autrefois. Je prendrai Guerre mondiale. Je lisais aussi d’autres poètes : Lorca, conversation... comme exemple une chanson sur Federico Garcia Neruda, Rimbaud, Apollinaire, Nazim Hikmet. Mais j’ai J’ai le souvenir, en 1965, d’un homme qui portait beau... Lorca inspirée par la musique. On la trouve dans mon eu un coup de cœur pour les Yeux d’Elsa. J’ai été bou- J’ai le même souvenir aussi. Un homme très vieille premier disque. leversé par les premiers vers : « Tes yeux sont si pro- France, un aristocrate, très fin, très maître de lui. Assez im- Quand tu mets en musique les poèmes d’Aragon, il fonds... » Nous sommes en 1946, 1947... Puis quelques pressionnant. En même temps il était, tu sais qu’il pouvait t’arrive de te heurter à des problèmes de métrique. Tu années ont passé. Je commençais à jouer de la guitare, je être arrogant et hautain avec certains, familier et bon en- es obligé de couper... Comment un poème devient-il faisais du théâtre amateur. fant. Il devait avoir de la sympathie pour moi. une chanson ? Tout peut-il être mis en musique ? On aimait la musique dans ta famille ? Vous vous voyez souvent ensuite ? Tout peut être mis en musique, mais ça ne fait pas Je vivais dans un milieu sensible à la musique clas- Tous les ans ou tous les deux ans. À cette époque je sor- forcément des chansons. Il n’y a pas de règles, encore sique comme à la chansson. Ma mère avait une jolie voix tais un disque tous les ans et dans chaque livraison je chan- une fois, sauf celle de rendre le sens plus évident, par de soprano. Elle chantait dans les réunions de famille. tais un ou deux poèmes d’Aragon. J’allais donc lui faire l’ambiance musicale d’une part, mais aussi par la mé- Mon père l’emmenait à l’Opéra, à l’Opéra-comique. Il écouter ce que je faisais pour avoir son accord. lodie qui l’induit. Par exemple, j’ai fait pour Un jour, faut dire aussi que c’était la grande époque de Prévert Tu commences donc par écrire une mélodie dont tu un jour, un refrain... mis en musique par Joseph Kosma, de la poésie en gé- t’aperçois qu’elle colle parfaitement au texte les Yeux Louis n’avait pas fait de refrain... néral, des chansons populaires. Tout naturellement, j’ai d’Elsa. Mais ensuite, pour les autres poèmes d’Aragon, le Non. Je l’ai choisi à partir de quatre vers du poème eu envie de pratiquer la musique. Je l’ai fait de façon travail est différent, j’imagine. Tu choisis un poème et tu pour créer une opposition, une tension qui rendent les pragmatique : je ne suis pas un très bon musicien au cherches une mélodie ? choses plus évidentes. Dans le poème Un jour, un jour, point de vue composition. Mon art est d’abord instinc- Comment dire ? Il est vrai que, pour beaucoup de Aragon décrit le malheur du monde, son abomination. tif et non le fruit d’études musicales. poèmes d’Aragon, l’inspiration a été soudaine. Je crois que Le refrain rompt avec cela et ouvre l’espoir. Donc tu lis les Yeux d’Elsa, tu chantes en t’accom- j’ai trouvé facilement, rapidement pour Nous dormirons Tu n’as pas fait systématiquement de refrains... pagnant à la guitare... ensemble. Mais ça n’a pas été toujours le cas. Il m’a fallu Non, il n’y a pas de règles préétablies. J’ai souvent Peu à peu, j’ai commencé à écrire de la musique. Un parfois des années pour écrire une musique. utilisé un ou deux vers, voire quatre vers pour faire un jour, je fredonnais un air que je venais de composer. Et Tu as de l’œuvre poétique d’Aragon une fréquentation refrain. Mais il y a aussi des poèmes d’Aragon que j’ai je suis allé dans ma bibliothèque chercher les Yeux assidue, constante ? mis en musique tels quels. Dans certains cas il m’a sem- d’Elsa que j’avais lu quelques années auparavant en me Je lisais tous les recueils qui paraissaient et j’y choisis- blé que le sujet même du poème était plus fortement ac- demandant s’il pouvait s’adapter au poème. Il se fait que sais les textes qui m’intéressaient. Léo Ferré, lui, a fait un cusé en répétant quelques vers qui le symbolisaient la mélodie cadrait parfaitement avec le texte d’Aragon. disque à partir d’un seul recueil d’Aragon, le Roman in- vraiment. Je n’ai rien eu pratiquement à changer. achevé. Autre exemple : Que serais-je sans toi ? C’est donc ta première rencontre avec un poème En somme, tu accompagnes l’œuvre poétique au fur et J’ai pris le vers pour faire un refrain. Je me suis d’Aragon. Comment André Claveau en est-il venu à à mesure de sa publication... même permis dans ce quatrain d’intervertir les deux chanter les Yeux d’Elsa ? Oui. J’ai beaucoup travaillé sur le Fou d’Elsa dont un derniers vers parce qu’il était plus fort, pour la chan- Je chantais alors dans des petits cabarets, je n’avais certain nombre de poèmes sont déjà des chansons... son, de terminer ainsi. Je ne sais pas si j’ai eu raison... pas encore de disque. Je fréquentais les éditeurs de mu- Oui, le chant est une caractéristique essentielle de la Que disait Aragon ? sique. L’un d’entre eux a contacté Claveau, lui a mon- poésie d’Aragon. Le bel canto... II ne m’a fait aucune remarque et, vraisemblable- tré ma chanson. Claveau était un des grands chanteurs Oui, le chant dans son œuvre est multiple... Je vais te ment, je crois qu’il ne s’en est pas aperçu ! Il est arrivé populaires des années cinquante. Il a surpris en choisis- lire un passage du Bel Canto qui est à mes yeux très im- que j’aille lui chanter ses poèmes et qu’il me dise : sant un texte de cette nature, très différent de ce qu’il portant pour la compréhension de l’œuvre du poète. « Au- « C’est quoi ça ? – Mais Louis, c’est extrait de tel re- chantait habituellement. On le qualifiait de chanteur de delà de la pédagogie, au-delà de tout ce qui peut s’ap- cueil... – Ah bon, mon petit, ça m’était sorti de charme. En 1961, j’ai décidé de l’enregistrer. Mais l’or- prendre de la poésie, le chant demeure. Le chant seul qui l’idée... » chestration qui en avait été faite ne me plaisait pas. Je ne peut à rien se réduire. (...) Le chant qui est à la fois la di- Tu as employé tout à l’heure l’expression : « C’était n’étais pas à l’aise en la chantant. J’ai renoncé. Et, cin- gnité et la réussite du poème. Le chant qui est la négation plus fort pour la chanson... » Pourrais-tu l’expliquer ? quante ans plus tard, l’an passé donc, je me suis dit que de la solitude poétique. Le chant qui est la communication Dans un tour de chant, il faut qu’il y ait une di- c’était dommage de ne pas la reprendre. Cette première de la poésie. Sa seule objectivité. » Le chant de l’homme versité dans l’ordre de passage des chansons. Par chanson avait déterminé toute l’orientation de ma vie, est primordial, le chant profond comme le cante jondo, le exemple, si on chante une chanson dramatique, on de ma carrière artistique. jaillissement. Ce que je viens de lire éclaire parfaitement la passe après une chanson plus légère. L’opposition fait Elle fait donc partie de l’intégrale Ferrat-Aragon. naissance de chaque poème. Il y a, tu le sais, un nombre in- qu’elles ont plus de relief. Pour la conception d’une Voilà l’histoire de la première rencontre avec la poésie croyable de poèmes qui s’intitulent vers à danser, chant de chanson, il faut essayer de respecter une progression d’Aragon. Il reste maintenant à raconter la première ceci ou de cela... S’il n’a pas écrit de chansons, le chant est qui fait qu’on termine plus fort qu’on a commencé. rencontre avec le poète. à l’origine de sa poésie. C’est pourquoi, dans les poèmes d’Aragon, j’ai mis au Elle s’est faite à la vente du Conseil national des écri- C’est une des définitions possibles de sa poésie. Il suf- début de la chanson certaines strophes qui terminaient vains, en 1951. Je venais de mettre les Yeux d’Elsa en firait de la lire en accentuant un peu pour que ça son texte. Aragon n’avait pas les mêmes contraintes ni musique. Je m’étais imaginé que, Aragon signant ses chante... les mêmes objectifs que moi ! livres, j’avais peut-être une chance de lui parler. Il y avait Ça pourrait être un écueil. Il ne serait pas bien d’en (à suivre)

Les Lettres françaises . Septembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 septembre 2006) . XVI