Olivier GUICHARD SILOË ÉDITEUR 22, rue du Jeu-de-Paume - 53000 LAVAL 25, rue des Carmélites - 44000 NANTES

© Siloë, 1996 En couverture ISBN : 2-84231-014-4 La Baule, avec Daisy Maurice GRASSIN

Olivier GUICHARD

SILOË Ma gratitude va tout particulièrement à Jean-Louis Lavigne sans lequel ce livre n'existerait pas. Il m'a apporté des informations, il m'a aidé à ouvrir des portes fermées et il m'a accompagné dans de nombreux entretiens. Qu'il en soit remercié.

Olivier Guichard Le dernier acteur de l'histoire gaulliste

Olivier Guichard, centurion du général de Gaulle, n'a pas été tenté, comme tant d'autres hommes politiques, d'écrire ses mémoires. Il fait obser- ver qu'il n'a pas noté au fur et à mesure de ses rencontres, comme naguère , le contenu de ses entretiens avec le Général ou avec Geor- ges Pompidou et il estime n'avoir pas gardé suffisamment en mémoire les événements pour se risquer, aujourd'hui, à une exégèse infaillible. On ne saura donc rien - sauf remords ultimes - de ses sentiments si ce n'est ce qu'il a écrit du gaullisme, il y a maintenant vingt ans, à travers deux livres remarqués, Le Chemin tranquille et Mon Général. L'homme atypique - qui s'est souvent retrouvé dans l'ombre du pouvoir - a pourtant vécu une carrière exceptionnelle, joué un rôle éminent auprès du général de Gaulle pendant sa traversée du désert et dans l'avènement de la V République. Il a été le chef de cabinet du général, l'ami proche de Pompidou, le père de l'aménagement du territoire, l'apôtre de la régionali- sation et le ministre d'une pensée politique qui ne s'est jamais altérée. Le plus jeune des barons et le dernier survivant de l'histoire gaulliste méritait qu'on s'y intéressât. Mais comme Olivier Guichard est, dans le même temps, un personnage pudique et qu'à l'image de son magistère , solennel et discret à la fois, il n'aime guère démasquer ses sentiments, il a parfois été malaisé de lui faire raconter ce qui, dit-il, « ne lui appartient pas ». Oli- vier Guichard s'est comporté avec nous comme on l'a toujours connu : dis- ponible, courtois, ne cherchant jamais à empiéter sur les prérogatives de l'enquête, mais réservé, avare de révélations, presque secret. Comme si, au regard de l'Histoire, il voulait garder enfouies les images d'une vie presque entièrement consacrée au service de l'Etat. Nous avons pensé au contraire qu'elles méritaient le grand jour et qu'il y avait lieu de conserver un peu de cette vie-là dans notre mémoire. Avec, sans doute, quelques blancs. Et l'espoir de ne pas l'avoir trahie avec nos mots ordinaires. M. G. Etre gaulliste

« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la . Le sentiment me l'inspire aussi bien que la raison. » Général de Gaulle

Une pluie fine tombe sur le bosquet du château Siaurac en Gi- ronde. A Néac, le domaine de Siaurac se remarque vite : dans un pays où chaque mètre carré est planté de vigne, il s'offre le luxe d'une sompteuse allée de platanes, d'une vraie demeure bourgeoise et d'un bois de trois hectares hérissé de chênes et d'ormes centenaires. Octobre. Au milieu de l'allée, un homme, très grand, marche dou- cement en s'appuyant sur une canne. Il s'abrite de la bourrasque sous un chapeau en drap vert et un trois-quarts qui cache en partie son jean bleu cru. Il se dirige - pour l'arpenter exactement comme l'ont fait naguère son grand-père Joseph Brisson et son père le baron Louis - vers la prairie plantée, côté sud, de cyprès chauves et de tulipiers de Virginie, puis remonte vers les vignobles, en direction du bourg. De temps en temps, il jette un œil vers le ciel, s'arrête devant une rangée de ceps, happe une grappe et fait la moue. A ses pieds, la mince Bar- banne - tout juste un ruisseau qui sépare le Lalande de Pomerol des terres de Pomerol - longe Château-Gazin, l'autre domaine familier qu'exploite dans la passion Malcy, sa sœur cadette. Au loin, le clocher de Saint-Emilion et les coteaux s'assombrissent au fur et à mesure que les nuages se déchirent. Cette année, pour obtenir un millésime, il faudra des miracles, que saura accomplir, comme d'habitude, son chef de chais. Mais laissons le ciel se gorger d'eau, les vendangeurs cueillir le rai- sin, les pieds dans les flaques, et le merlot délavé saigner dans les re- morques. « Monsieur Olivier », le gentleman-farmer de Siaurac pour- suit son chemin. Il en a vu d'autres. A l'orée de sa vie, il ressemble plus que jamais - avec son gabarit impressionnant et son allure un peu voûtée - au général de Gaulle. Le baron Guichard a tellement côtoyé l'homme du 18 juin qu'il a fini par en épouser l'apparence : mêmes enjambées géantes sur des feuilles d'automne qui s'amoncel- lent sous les rafales de vent, même mouvement de tête vers l'avant, même air accablé de n'avoir plus vingt ans. C'est de Gaulle à la fin de sa vie traversant son parc de la Boisserie, en Champagne pouilleuse. D'évidence, Olivier Guichard s'est même laissé grossir pour mieux lui ressembler.

Quand on mesure 1,90 mètre et qu'on chausse du 47, on ne passe pas inaperçu. Guichard se remarque de loin. Sa lourde silhouette, sa prestance césarienne et ses allures « british » en imposent. Son regard bleuté aussi qui toise les gens de haut en bas. Personnage flegmatique et nonchalant, il vous fait impression. A soixante-seize ans, sa pré- sence physique, presque marmoréenne, glace et suscite le respect. Tout le monde succombe devant ce dinausaure du gaullisme : depuis le vieux maire de Néac, un ancien pied-noir de la région de Mascara, qui a oublié toutes les rancunes algériennes du passé jusqu'au petit notable ligérien qui, depuis longtemps, s'est habitué à passer sous les fourches caudines du président de Région, personnage d'entre les personnages. Lui-même, maire de Néac pendant une petite dizaine d'années, Olivier Guichard avait pour principe de ne jamais ouvrir de débat sur la politique. Puis il est allé faire carrière à sans qu'on sache très bien pourquoi et comment. Aussi, lorsqu'il passe dans son château de Lalande de Pomerol, le regarde-t-on comme s'il était, tout à la fois, le fruit de l'exception donc du mystère. La population libournaise sait qu'il est le fils du baron Louis, qu'il a été le collaborateur du général de Gaulle, qu'il fut longtemps ministre et qu'il a du bien au soleil, cinquante hectares de vignes qui mûrissent sur Lalande de Pomerol, Pomerol et Saint-Emilion. Mais on l'a perdu de vue et très peu de Néacois se rappellent avoir suivi avec Olivier les cours de « caté » ou être montés au château pour un goûter d'anniversaire.

Quand le baron revient en Gironde, c'est en coup de vent. Pour des rendez-vous avec son régisseur et des visites-éclair à ses chais. Mais il n'a rien d'un passionné de l'œnologie : « Je ne suis là, dit-il, que par devoir, comme le maillon de la chaîne qui se doit de conserver un patrimoine familial qui a maintenant deux siècles. » Patron de la société civile d'exploitation Baronne-Guichard qu'il partage avec ses filles, il ne parle pas la langue savoureuse des viticul- teurs locaux qui conjuguent les mots et l'accent pour raconter leur vin de vanille, de truffe ou d'iris. Cela ne l'empêche pas, cependant, d'éprouver encore de l'émotion à l'approche de ses paysages familiers du Libournais et de prendre du plaisir à conduire sa vieille G S, im- passible, les yeux presque fermés tellement il connaît par cœur les paysages et les domaines de son enfance : Troplong-Mondot, Trot- tevieille, Cheval-Blanc, Ausone, Pétrus. Quand pointe l'automne, il ne lui déplaît pas d'organiser les vendanges, même s'il n'y met pas tout l'enthousiasme qu'il pourrait. Il partage le repas des vendan- geurs, grogne contre le pourrissement prématuré des raisins, pense aux cuves et aux barriques qu'il faudra remplacer, aux stocks qui prennent beaucoup de place. On ne devine pas en lui l'heureux vigne- ron qui produit et élève, bon an mal an 220 000 bouteilles de vins rouges. Il agit simplement par devoir. L'explication est simple : il préfère la politique à la viticulture. Pour lui, les « grandes années » ne sont pas celles des millésimes du Borde- lais mais les années-de Gaulle : l'adhésion au RPF, le soir du discours de Bayeux, la première rencontre avec le Général, la traversée du dé- sert, le retour aux affaires. Parce que depuis l'âge de vingt ans - celui des choix sentimentaux - il a fait sienne la phrase que le Général écri- ra dans ses mémoires de guerre : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France... »

S'il préfère la politique à la viticulture, ce n'est pas par hasard. Oli- vier Guichard a vite appris dans l'entourage familial ce que signifient le devoir et la patrie. Tout jeune, il a le patriotisme et la notion du service d'Etat qui lui coulent dans les veines. Mais cela ne suffit pas à forger un destin. Il faut encore un coup de pouce. Et ce coup de pouce - qui peut s'appeler la chance - le propulse dans l'orbite du général de Gaulle alors qu'il n'a pas trente ans. Quand, avec la bénédiction de Georges Pompidou, de Gaulle le choisit comme chef de cabinet, que sait-il du Général ? Ce dernier l'a bien questionné dans les réunions de groupe où Guichard officie comme modeste « Marie-Louise », chargé de structurer le Rassem- blement du Peuple Français dans le Sud-Ouest. Mais Olivier n'y a vu qu'entretiens formels et de routine. Inexpérimenté et sans formation politique, il ne s'imagine pas qu'il va être appelé auprès de l'homme du 18 juin. Georges Pompidou, qui assiste le Général dans les rencontres de Solférino, remarque ce délégué aux jambes interminables, courtois, à l'intelligence vive, optimiste, plutôt « beau mec », qui sort de la guerre sans avoir perdu le goût de la lutte mais qui ne nourrit d'autres ambitions que celles de servir. Mandaté pour organiser le mouvement au pays du Sauternes et du confit d'oie, le jeune Olivier s'est montré d'une adresse quasi diplomatique avec les notables du Sud-Ouest. Pompidou se dit que ce garçon ne manque ni d'entregent, ni de fi- nesse et qu'il pourait faire un bon chef de cabinet après lui. Mieux que d'autres, il sait quelle liturgie de Gaulle réclame à ses acolytes. Guichard, avec sa finesse, son utilisation des mots justes, sa patte litté- raire et son sens de l'organisation, saura tenir ce rôle pour peu qu'il manifeste patience, abnégation et fidélité.

Guichard n'hésite pas une seconde. Il ne s'aperçoit même pas qu'on l'incorpore au moment où le RPF sent le brûlé et où les leaders quit- tent le navire pour des situations plus confortables. On lui serine bien des tas de bonnes raisons pour partir mais il reste sourd aux analyses et ne pense pas aux dividendes qui risquent de lui échapper. Pour lui, sa rencontre avec le Général est à la fois un bonheur et un honneur, celui de servir fidèlement l'homme qui a libéré la France. Son enga- gement procède autant du cœur que de la raison. Il a, en quelque sorte, une « révélation ». Emmanuel d'Astier, à l'aube de la V République, pose un regard fulgurant sur lui : « Guichard est presque aussi grand que de Gaulle... Il a la même lenteur jouée, l'humour et l'empirisme... Il est venu d'un milieu mon- dain hostile à de Gaulle... Il est saint Paul, de Gaulle a été son chemin de Damas. » Jusque là, Guichard a surtout servi comme apparatchik du RPF. Un soldat-serviteur du mouvement. Il s'est engagé sans se poser de question et sans chercher à en tirer profit. Le discours de Bayeux (la profession de foi du Général) a suffi pour l'éclairer sur les chemins à suivre. Mais, cette fois, de Gaulle lui offre une voie royale. Comment ne pas l'emprunter ? Lorsqu'il parle de ce choix-là, Guichard assure : « Ce fut la chose la plus intelligente que j'ai faite de ma vie » et, avec une pointe de ly- risme qui n'aurait pas déplu à Barrès, il ajoute : « Ce ne fut ni un sa- crifice ni un geste d'abnégation, mais un acte d'amour ». Il ne s'inquiète pas d'une « dépendance volontaire » qui va le lier au géné- ral en un temps (1951) où l'on considère le gaullisme comme « une étoile jaune. » Il ressent une exaltation mêlée de fierté, de plaisir et d'admiration. Parmi les délégués régionaux, c'est lui qu'on a remarqué et retenu. Quand, plus tard, il souffrira (douloureusement quoi qu'il dise) de l'ingratitude et de la dureté du Général, jamais il ne se plaindra. En 1980, il consacre un livre au Général. Sa mémoire n'y consigne que le meilleur, écarte ce qui fut rude au cours des treize années de vie com- mune. Guichard a l'élégance du serviteur : il magnifie sans noircir.

Qu'aurait-il fait sans de Gaulle ? Que serait-il devenu sans Bayeux ? Un grand éleveur de vins ? Guichard n'était pas fait pour vivre dans l'attente des saisons. Un capitaine de frégate comme le fut son père ? Il aime la mer mais pas à ce point. Un haut-fonctionnaire, un de ces grands commis de l'Etat au service exclusif de la France ? Il montrera qu'il en possède l'étoffe. Bon stratège et habile négociateur, il aurait pu fréquenter avec succès le quai d'Orsay. Guichard diplomate ? Ses études, perturbées par la débâcle de 1940 et l'Occupation, ne lui permettent ni de préparer une grande école ni d'accéder aux grands corps d'Etat. Alors, il plonge dans le bain politique, opère longtemps dans l'ombre et, après un purgatoire interminable qui permet à Georges Pompidou de le façonner sur mesure, il devient - comme ministre - un explorateur de réformes et le père de l'aménagement du territoire. Même s'il ne parvient pas à accéder à Matignon que la rumeur lui promet deux ou trois fois, il réalise un parcours sans faute, accède, dès le début, au cercle magique des barons et s'installe parmi les hommes d'Etat qui ont toute leur place dans l'histoire de la V République.

Georges Pompidou a, bien sûr, beaucoup compté dans ce cursus. Il a été le pygmalion, le grand frère influent, l'ami optimiste et chaleu- reux des grands débuts. Il ne faut pas s'en étonner. Guichard se révèle plus pompidolien que gaulliste. Le Général l'adoube mais Pompidou, en bon enseignant qui n'a rien oublié de la pédagogie, le drive, le conseille, le forme. Le normalien didactique, aux sourcils brous- sailleux et à la lèvre lippue, lui apprend notamment que la politique constitue autant un art qu'une science et qu'il ne sert à rien de se lais- ser guider par les plans de carrière. Jamais Olivier ne l'oubliera. Si de Gaulle parle de la France comme d'une femme aimée, Pom- pidou, plus pratique, cause de mutation, d'industrialisation et de mo- dernisation. Il a envie de faire bouger le pays. Olivier Guichard qui a les mêmes démangeaisons ne considère pas cependant que les deux hommes soient foncièrement différents. Il voit entre eux une com- plémentarité, peut-être des destins croisés et trouve qu'en fin de compte Pompidou a bien raison de se définir comme « le plus radica- lement gaullien des gaullistes ». En Pompidou, Guichard admire le bon sens, la simplicité de lan- gage et l'intelligence. Il raffole de l'homme de culture féru de poésie et de latin, du bon vivant à l'aise dans les ambiances feutrées. De son côté, Pompidou ne se lasse pas d'explorer le jeune Olivier. Il apprécie son intérêt pour la littérature, son art de la séduction, ses convictions et son souci d'être différent des autres. Il aime son esprit méthodique, son calme et son flegme britannique fruit d'une alliance lointaine avec le frère de John Law, créateur de la Compagnie des Indes. Si les deux hommes s'assemblent, c'est aussi qu'ils se ressemblent : jetés au milieu d'un Rassemblement du Peuple français (RPF) coriace et ex-maquisard, ils n'appartiennent pas au clan des compagnons. Pompidou n'a pas fait de résistance et ce manque d'engagement de- meure, si l'on en croit Michel Debré, « une blessure jamais cicatri- sée ». Cette non-parenté avec les gaullistes du sérail dédouane Gui- chard de n'avoir pas réussi à rejoindre Londres comme il aurait voulu. Elle le conforte dans l'idée qu'on peut accéder au Général sans possé- der le sésame du résistant. Dans les années 50, de Gaulle cherche de bons collaborateurs. Pas des héros. Elu par de Gaulle, Guichard n'en mesure pas tout de suite les con- séquences. Il ne se demande pas s'il saura faire face ni si son choix convient à Suzanne, la jeune femme qu'il vient d'épouser. Il se laisse enrôler sans réticence, sans calcul, sans état d'âme : « Etre gaulliste, écrit-il, dans Le Chemin tranquille, c'était un péché ou une espérance en 1947, une erreur en 1951, un enfantillage en 1955, un placement en 1957, un combat en 1962, une habitude en 1965, un entêtement en 1969 et un chagrin en 1970. » Guichard considère moins son engagement au RPF comme un pé- ché que comme un rêve qui s'accomplit. Il y voit les prémisses d'une épopée, l'éloignement du médiocre, l'occasion de porter un regard sur l'Histoire que la guerre ne lui a pas accordé. Et puis, en de Gaulle, il espère trouver l'image d'un père qui lui a manqué. Les ressemblances entre Charles de Gaulle et le baron Louis Gui- chard sont frappantes : le même âge, la même taille physique, le même métier, la même formation intellectuelle, la même soif d'écri- ture, la même envie de servir l'Etat. Et bien qu'élevés dans les odeurs sulfureuses de la Droite nationale, la même répulsion de la France des années trente et de l'anti-sémitisme. Les de Gaulle comme les Gui- chard se sont nourris des lectures de Maurras et de l'Action française, mouvement issu en droite ligne du royalisme. Entre les deux guerres, Charles de Gaulle et Louis Guichard, ont fréquenté les milieux mau- rassiens comme le cercle Fustel de Coulanges. Ils y ont puisé les fer- ments du nationalisme, du patriotisme et de l'anti-communisme sans parvenir aux mêmes conclusions. L'un décidera de rejoindre Londres pour continuer le combat et sauver la République. L'autre, avide de légitimité, se mettra au service de l'Amiral Darlan, auquel il voue, comme tous les marins, une admiration sans borne. Vichyste et maré- chaliste ? Le baron Guichard travaillera à Vichy jusqu'à sa démission fin 1942, mais il s'affiche avant tout comme un « darlaniste ». Cette double paternité marquera Olivier. Hypokhagne, 1938. Tout en reconnaissant qu'il a reçu une forma- tion d'homme de droite - c'est un bourgeois et un catholique -, Oli- vier Guichard ne participe guère au débat d'idées. Il ne se laisse pas engluer dans la vision passéiste et sentimentale des nationalistes, de Maurras ou de Barrès. Il ne se laisse pas non plus emporter par les discours de Joseph Brisson, son grand-père maternel de Néac, mili- tant du Sillon et du vin de Saint-Emilion, qui, pendant les vacances, fait chanter les sirènes de la Démocratie chrétienne, se réfère à Mou- nier et Izard et irrite fortement - sans doute par souci de provoquer - la sensibilité droitière de son père. « Je n'avais pas l'âge des certitudes délibérées. » Olivier est un bon garçon pas très avancé politiquement qui obser- ve sans approfondir et tangue au fil des conversations entendues - la politique en est exclue - qui constituent, au château Siaurac, la toile de fond de sa vie familiale. Il est cependant honteux du comporte- ment de la III République languissante et il a le sentiment que le régime a failli, mais sans qu'il en ait encore d'explication valable. Il est né de droite, c'est sûr, et, quand à dix-huit ans, il est appelé à fréquen- ter le lycée Condorcet, un carrefour d'idées, il ne peut être sourd aux discours nationalistes. Et puis, à la maison, circulent des revues de droite. Son père, un moment critique littéraire à l'Action française et animateur d'un cercle royaliste, « Duc in altum », s'affirme plus qu'un simple sympathisant. Le baron a des convictions et, sur le sujet, un esprit combattif. Le Vatican interdit-il la lecture du journal de l'Action française ? Il refuse d'obtempérer et adresse une lettre au Pape pour défendre son point de vue. Ce sujet tabou n'est évoqué ni à table, ni au cours des promenades. Le baron Louis, marin, diplomate et esprit brillant, n'avance pas de justification. Il exclut toute discussion philosophique. Dès que la guerre éclate, il ne propose à son fils qu'une image lointaine d'intel- lectuel mal dans sa peau. Quand il se rend à Vichy pour voir ses pa- rents, Olivier se sent mal à l'aise. Ce sentiment le conforte dans l'idée de choisir, en 1943, l'autre camp, celui des résistants. Il entre dans un réseau et s'engage, dès qu'il le peut, dans la première armée puis dans le gaullisme, en faisant fi des idéologies de « salons et de chapelles » qui avaient, jusque-là, obsédé sa famille. Olivier Guichard choisit sans hésiter. Il continue d'avoir de l'affec- tion et de l'estime pour son père, mais, il juge que l'heure est venue d'agir autrement, en conformité avec ses sentiments et en concor- dance avec les vents de l'histoire. En 1944, une partie de la France attend encore sa libération. Guichard s'engage dans la bataille. Ce n'est pas une promenade de santé. Il y apprend la guerre mais ne rompt pas pour autant le lien avec un père qu'il ne juge ni ne condamne. Son engagement incarne la réflexion d'un jeune homme de vingt-cinq ans pour lequel la guerre constitue le passage obligé vers la liberté. Olivier n'a pas de vision manichéenne, n'a pas de conception tranchée et s'applique à manier les nuances.

Son apprentissage de militant terminé, il ne jugera plus sans mûre réflexion. Il se gardera à distance des dogmes, des coteries et des cou- rants politiques. Il conservera son indépendance d'esprit et deviendra un personnage d'une pièce, monolithique, capable de se plier à la discipline d'une formation politique mais rétif à l'unanimisme du « parti-godillots ». Cet atypisme le met quelquefois en marge. Quand, par exemple, il se fait le champion de la décentralisation face à des colbertistes forcenés comme Debré, ou quand il s'avère un chaud partisan de l'Europe, suivant ainsi le dessein du général de Gaulle qui en 1960 s'affirme partisan d'une grande Europe. Il siège au comité des intellectuels pour l'Europe des Libertés, préside le Mouvement pour l'indépendance de l'Europe et, après Maastricht, s'engage au comité des régions. Après la mort de Pompidou, il marque encore sa différence vis-à- vis de Chirac et, en 1976, s'il accepte de participer au gouvernement Barre, c'est non sans avoir, au préalable, imposé ses conditions à Gis- card. Guichard a ses convictions : il ne fera le lit ni du chiraquisme ni du giscardisme. Il sera simplement fidèle à la pensée gaulliste qui donne la primauté aux valeurs de l'Etat. Ce conservateur de droite, qui ne se laisse pas impressionner par le radicalisme prégnant du sud-ouest, consacrera effectivement plus de temps à défendre les lois fondamentales de la V République que le pré carré de son parti et ne comprendra pas grand-chose à la politique spectacle des années 80. D'où son aversion pour les intégristes de la politique, les carriéristes et sa haine pour François Mitterrand qui, affamé de pouvoir, se compromet à signer un programme commun socialo-communiste. En 1981, dépité par la victoire de la gauche, il « goguenarde » sur le socialisme populaire, barbu et sans cravate, qui s'installe au Palais-Bourbon. Il rejette le nouveau président qu'il juge ambigu et machiavélique. Il se réfère au Coup d'Etat permanent et cite à l'envi le mot de De Gaulle : « Mitterrand est issu de l'UDSR, il re- fera l'UDSR ».

En côtoyant le Général, à la fois si loin, si proche, Olivier rêve d'une nouvelle parentèle. De lui, Il attend les leçons qu'il n'a pas ob- tenues de son père. Déception : le Général se montre, comme il l'espérait, tonique, visionnaire et ambitieux pour la France mais il ne lui délivre pas de message à usage personnel, ne lui octroie aucune faveur, le tient à distance et manifeste de l'ingratitude après 1958 comme s'il lui reprochait implicitement de l'avoir remis en selle. Il peut le faire prince. Il en fait son ordonnance, son factotum, son agent d'exécution et le persuade abusivement « qu'être à son service, c'est être au service de la France » et de l'homme. Alors Guichard sert la France. Pour avoir eu dans sa famille beau- coup de marins, il sait que le devoir passe avant la reconnaissance. Sans attendre d'être payé en retour. A aucun moment, de Gaulle ne le considère comme un fils. Gui- chard en souffre. En sept ans de traversée du désert, jamais le Général ne lui accorde un regard d'affection. Sauf une fois et à sa façon. En 1958, alors qu'il parcourt le parc de la Boisserie, de Gaulle lui prend le bras et le regardant, murmure : « Vieux Guichard.... » Laconique. Pourtant, Olivier, à cet instant, croit voir dans le fond des yeux fa- tigués du vieux guerrier un peu de tendresse et d'amitié. Stupéfait, il se dit qu'il devra se débrouiller avec ça le reste de sa vie. Par défini- tion, l'exceptionnel ne se renouvelle pas. Le Général maintient ses distances avec son chef de cabinet dont il fait son auditoire plus que son confident. Il use du nom plutôt que du prénom, évite toute fami- liarité, abuse de sa disponibilité, exige, commande. Sans se rendre compte qu'il empoisonne la vie d'un jeune couple. Un jour, par cour- toisie, il téléphone à Suzanne, la jeune femme d'Olivier, pour s'excu- ser de lui prendre encore une fois son mari. Olivier ne s'offusque pas de sa froideur bourrue. Il ne se décourage pas devant cette absence de convivialité ni devant la froideur des mots.

Plus tard, Guichard agira de même et gardera ses sentiments en ré- serve. Mais, dans l'instant, il est installé rue de Solférino, accompagne un des grands acteurs de l'Histoire et remplit de son mieux son rôle de témoin. Que demander de plus ? Tout à sa gratitude d'avoir été élu et à sa béatitude de servir un personnage aussi prestigieux, il n'imagine pas qu'il constitue, à son corps défendant, un des rouages du couple de Gaulle-Guichard. Le fait que de Gaulle l'ait pris à ses côtés, flegmatique, posé, précis, n'est pas innocent. Pour Jean- François Kahn, si de Gaulle a pu s'entendre avec Guichard, c'est que leur façon d'être se révèlait diamétralement opposée : « A côté d'un de Gaulle qui passionnait, dramatisait, traumatisait, il fallait toujours un Guichard qui relativisait. » Guichard est, de fait, l'élément stabilisateur nécessaire au Général, celui dont il sait qu'il ne trahira ni l'homme ni la pensée. Sphinx ou « mamamouchi » ?

« Quand on mesure 1,90 mètre, on est bien obli- gé de regarder les autres de haut en bas. Ce n'est pas du mépris. » Olivier Guichard

A trop vouloir cerner l'impénétrable Guichard, les journalistes se sont souvent brûlé les ailes. L'ancien ministre, dont la pudeur mêlée de timidité n'arrange rien, n'aime pas qu'on l'épie, qu'on le presse et déteste qu'on mette le nez dans ses jardins secrets. La gesticulation n'est pas son fort. Il a toujours l'air ennuyé et sa courtoisie naturelle ne parvient pas toujours à cacher un possible agacement. Comparé, dans un sondage réalisé pour la TV et Jean-Marie Cavada, à l'ins- pecteur Maigret, à cause de son épaisseur et de sa pipe compagne de tous les instants, Guichard se complaît à entretenir autour de lui un halo de pudeur, voire de secrets. Personnage aux traits finement ciselés qui se burinent avec l'âge, les yeux turquoise qui dénotent la malice, la bouche bâilleuse et la carcasse alourdie par le temps, il a fini par coller relativement bien au surnom de sphinx dont l'affubla, naguère, une presse parisienne incapable d'interpréter la moindre de ses pensées. Guichard cultive la vertu du silence. Il a appris ça dans les cabinets ministériels, avec Jacques Foccart, cet autre personnage mystérieux de la V République. Pendant des années, il joue le rôle d'un homme de l'ombre qui tire les ficelles derrière le rideau, non sans déplaisir d'ailleurs, pour avoir compris que discrétion et recul constituent la meilleure manière d'être influent dans les réseaux du mouvement. Sans titre et sans fonction définie, il est à la fois le porte-parole du Général et son cahier de doléances. Un homme à ménager de toute façon. On le respecte, on le craint et on le sollicite, comme s'il était l'unique porte d'entrée vers le Général. Et tout naturellement, il prend de l'importance et devient un passage obligé. Il se retrouve tout normalement à la table des barons et il est prêt à jouer, en 1958, son rôle dans le retour du Général au pouvoir et l'installation de la V République. Il n'obtient pas de ministère, cela viendra plus tard. Mais déjà, il montre qu'il a du caractère et sait séduire. Quatre ans plus tard, lorsque Pompidou lui demande de l'aider à faire bouger la France, il se révèle encore, dans un rôle d'aménageur du territoire, comme le compagnon de bonne compagnie qui peut rendre service. Il possède des dons pour réaliser les métamorphoses de la France, sans élever la voix. Ennemi juré des outrances verbales et des démonstrations excessives, il avance d'un pas tranquille. Le croit-on frappé d'immo- bilisme et pense-t-on qu'il navigue dans les sphères blasées de l'à- quoi-bon, il déclenche réforme sur réforme, bouscule les habitudes, secoue l'administration et démontre qu'en colosse paisible et solide il peut renverser les montagnes administratives. Pour convaincre, il joue de sa force physique qui en impose et, quand c'est nécessaire, de la faiblesse des autres. Guichard décèle tout de suite la faille de ses interlocuteurs et, le cas échéant, en profite. Il lit en transparence et opère la plupart du temps comme un joueur d'échecs qui aurait dans la tête deux coups d'avance. C'est incontestablement un homme qui sait anticiper sans pour autant se perdre dans les nuages car il colle aussi au terrain. Prompt à l'analyse, il sait bien mesurer les situations et user de la bonne tactique. En période électorale, il « sent » sa géographie politique comme le chasseur renifle la lande. Ses amis sont ébahis : « Il possède assurément une carte électorale dans la tête. »

Après la mort de Pompidou, André Malraux écrira à Robert Bou- lin : « Je regrette que Guichard n'ait pas eu le temps de se faire connaî- tre du public. A mon avis, il est l'un des meilleurs ! » Et pourtant, ni de Gaulle ni Pompidou ne lui confient de premiers rôles. L'un le voit toujours dans son costume de premier communiant et le juge trop jeune pour entrer dans un gouvernement. L'autre jure d'en faire son Premier ministre puis abandonne sa promesse. Gui- chard est blessé mais ne se rebelle pas. Ses collaborateurs, à l'époque, l'invitent à réagir et à mieux se vendre. Ils lui demandent d'affirmer une image plus forte ? « Ne me faites pas jouer des rôles à contre-emploi », réplique-t-il comme pour évacuer leurs reproches. Guichard hésite. D'un côté, il souffre d'être le perpétuel sacrifié. De l'autre, il ne fait rien pour prendre le train en marche. Il ne cour- tise pas, ne séduit pas et renacle lorsque Pompidou, un jour, émet l'idée de l'installer à Matignon pour remplacer Chaban Delmas : « Je ne peux pas faire ça à Chaban. Aurais-je les moyens de ma politique ? Croyez-vous que tout cela mérite de sacrifier sa vie per- sonnelle ? Le soleil et la Méditerranée m'attendent... » Pendant qu'il cherche des subterfuges, Pompidou s'impatiente et la chance passe. C'est tout Guichard.

Avec sept ou huit autres barons, il reste pourtant un ouvrier de l'aventure gaulliste. Des hommes qui le connaissent bien, prétendent même qu'« il fut le miroir dans lequel, interrogeant l'avenir, de Gaulle s'est beaucoup regardé pendant cette période, misérable pour lui, de la traversée du désert ». Mais de tout cela, Guichard ne parle pas. A aucun moment, il ne joue les matamores ou les suffisants. Il minimise son influence, ne s'arroge aucun mérite, refuse de jouer les premiers plans et se contente d'expliquer qu'il n'a été que le « portier » du gé- néral de Gaulle. Le monde politique joue des coudes pour conquérir la meilleure place possible, et pour apparaître - après la mort du Général - comme celui qui était le plus en cour. Lui reste en retrait et s'interdit toute mise en scène desa personne. Disciple zélé d'un Général qui ne cesse de lui rappeler que son devoir est de servir, Guichard finit par l'admettre : il nourrit un esprit de détachement qui confine à l'abné- gation. Mais peut-être a-t-il compris que les vrais centres de décisions sont à l'Elysée et à Matignon et qu'à côtoyer quotidiennement les plus grands, il possède finalement plus de pouvoir que dans n'im- porte quel ministère. Ses qualités sont pourtant appréciées : « Un homme politique comme Guichard, doté de telles capacités de technicien, c'est rare », affirme Chaban. « Chez Guichard, renchérit Michel Jobert, il y a une sorte de créa- tion continue entre la réflexion et la décision. Il est dans sa réflexion, il est dans sa décision. On croit qu'il ne décide pas, c'est un homme qui réfléchit en décidant et qui décide en réfléchissant. Il est un, à tout instant de sa vie. » C'est un architecte, qui sait non seulement tracer les épures de l'aménagement du territoire mais qui impulse, organise et corrige, le cas échéant. S'il n'est pas à proprement parler, un découvreur d'idées, il sait mettre en musique la quintessence des réflexions de ses « sherpas » qu'il invite à se remuer les méninges. Il est le catalyseur, le metteur en scène, le réalisateur. Guichard, qu'on a parfois nommé « le sceptique à principes », sait merveilleusement écouter et trier le bon grain, en procédant par analyse critique. Il lui faut, pour cela, des collaborateurs triés sur le volet. Guichard puise dans le secteur public plutôt que dans le privé et il préfère les utopistes aux timorés. Il a besoin de gens compétents, motivés, perti- nents. Et il a souvent le don de savoir les choisir. A Jacques Voisard appelé à fonder Ouest-Atlantique, unité décentralisée de la DATAR, il exprime le fond de sa pensée : « On ne peut faire ce métier que si on le fait avec passion. » Il recrute Paul Prades sur un quai de gare en moins de dix minutes. Le regard de l'homme lui plait. Cela suffit. Après une séance à l'Assemblée nationale qui s'est prolongée tard dans la nuit, il engage un chef de service à la région de Nantes : « Je vais à La Baule. Montez dans la voiture. Je vous expliquerai ! » Olivier Guichard commence à décrire le job puis s'assoupit, bercé par le tangage de la R 25. Le passager se tient coi pour ne pas pertur- ber son sommeil pendant que le chauffeur conduit le plus doucement possible. A La Baule, Guichard ouvre l'œil, reprend la conversation comme si elle arrivait à son terme et murmure : « Maintenant pour les détails, adressez-vous au directeur des servi- ces ! » Il lui a suffi de deux minutes (et de l'avis de son directeur) pour jauger le candidat.

Guichard attire ainsi dans sa garde rapprochée des gens intelligents et souvent cultivés qui, depuis, ont parcouru du chemin. Gérard Worms et Jacques Perilliat collaborent avec lui au Sahara, Charles Frappart et Jérôme Monod à l'aménagement du territoire, André Giraud et Mau- rice Ulrich à l'Éducation nationale. D'autres l'accompagnent fidèlement depuis trente ans comme l'ancien préfet Paul Camous qui fut l'un de ses conseillers ; Jean-Claude Labarre qui l'épaule, un temps, sur le litto- ral atlantique avant de rejoindre le Conseil d'Etat, Philippe Moret, un agrégé d'anglais, inspecteur général de l'Education nationale qui or- donne sa réflexion et vit en symbiose intellectuelle avec lui : Philippe, comme l'appelle familièrement Guichard, est son « normalien sachant écrire », comme aurait dit de Gaulle. Et puis, il y a Jean de Boishue, agrégé de russe, qui, après avoir fait son éducation dans la presqu'île guérandaise et beaucoup fréquenté Olivier, passe par l'Université Paris IV, se taille un fief électoral dans la région parisienne, bifurque dans le « séguinisme » et devient, un court instant, secrétaire d'Etat dans le premier gouvernement d'Alain Juppé. Tout en continuant de s'affirmer comme le digne héritier spirituel de Guichard. Le tout proche, en tous cas. On se dit même qu'il est le préféré... L'osmose est si parfaite avec ses disciples, la relation si évidente, l'amitié si réelle que, vingt ans plus tard, la plupart continuent de le fréquenter au « Club 16 », lancé en 1974 lorsque Guichard, évincé par Chirac, entre au purgatoire. Devant ce pré-carré d'amis qui infil- trent tous les secteurs de la société française - de la banque à l'administration - il continue d'éclairer les événements à la lumière des seize années de gaullisme qu'il a vécues intensément entre 1958 et1974. Le « club 16 » ne constitue pas une ébauche de parti, ni une société de pensée, ni un séminaire de réformes, c'est un club qui dé- fend simplement les valeurs du gaullisme originel. Mais Guichard en tire aussi profit. Cette institution informelle plongée dans les ramifi- cations du monde socio-économico constitue, pour lui, un réseau d'informateurs incomparable. On y trouve des directeurs de banque, des PDG, des haut-fonctionnaires, peu de politiques : François Essig, Jacques Giscard d'Estaing, André Giraud, le Prince Murat, Paul- Marie de la Gorce, Jean Méo, Jérôme Monod, Antoine Ruffenacht, Jean-Jacques Vernes. Il y a encore, à une ou deux exceptions près, les préfets de région qui sont passés à Nantes et qui se sont liés au minis- tre en dépit du sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs. Pour avoir son billet d'entrée au club, il faut faire vœu de guichar- disme et déposer les marques de sa fidélité au gaullisme dans la cor- beille : « Je suis de ceux, dit Guichard, qui pensent que nous ne pou- vons pas vivre sans chaleur fraternelle. » Sous des airs en apparence hautains et parfois grognons, Guichard n'est pas insensible aux gens et aux rapports conviviaux. Il grommelle, baisse les yeux, soupire dans les réceptions, mais il porte un regard très personnel sur les hommes et il ne lui déplaît pas de les côtoyer. On le croit inaccessible et méprisant. Ça le chagrine : « Quand on mesure un mètre quatre-vingt-dix, on est bien obligé de regarder les autres de haut en bas. Mais ce n'est pas du mépris. » Ses émois semblent comptés. Ils existent. Mais l'ancien ministre a ses pudeurs, ses discrétions. Il se met à distance comme pour éviter une promiscuité gênante. Ses relations peuvent être chaleureuses mais à sa manière, sans effusion, avec des pointes d'ironie qui confinent, parfois, à la cruauté et ressemblent à des exécutions sommaires. Ses mots peuvent tuer. Un conseiller régional arrive-t-il en retard à une réunion, il se confond en excuses. Guichard le cingle alors publique- ment sans qu'on sache très bien s'il s'agit de moquerie ou de simple dérision : « Ah bon, vous étiez absent ? » Pourtant, il a son autre versant. Il aime se rendre sur la côte pour déjeuner sans chichis d'une godaille - bouillabaisse de la presqu'île gué- randaise - avec ses « copains » de la Turballe. Il s'intéresse de près aux frères Peyron, les navigateurs baulois qui ont perdu prématurément leur père, capitaine au long cours. Et puis, il lui arrive aussi de mettre à découvert ses émotions : lorsqu'en 1989, un infarctus le cloue au lit à Libourne, Gilbert Mitterrand, le fils cadet du président de la Républi- que, député de la circonscription, lui rend visite à l'hôpital. Le geste le touche. On le transporte à Necker (Paris) pour subir un double pon- tage. Georges Forrissier, un de ses amis baulois, lui téléphone pour lui souhaiter son anniversaire. Il a les larmes aux yeux. Olivier Guichard adore ses filles et ses petits-enfants. Mais la com- munication, chez lui - toujours pour les mêmes raisons -, a ses limi- tes. Il converse avec l'un de ses petit-fils, alors âgé de vingt ans, comme autrefois le Général avec lui. Il le croit toujours en culottes courtes et il ne s'est pas aperçu qu'il avait grandi. Un garçon qui me- sure deux mètres, pourtant, ça se voit. Difficile pour Olivier Guichard de mettre bas le masque. On a lu sa carrière dans le Who's who mais on ignore tout de l'homme et il reste pour beaucoup un personage plein de mystères. Est-il le hobereau qu'on dit, qui méprise les mondanités bien qu'il ait, selon le Journal du Dimanche, les « plus belles chaussures de Paris » ? Est-il un dilet- tante que la politique et les responsabilités ont révélé ? Son style étonne en tous cas. Il y a du Janus en lui : bourgeois du XVI et cam- pagnard de la Brière, encore que le provincial, en lui, l'emporte sou- vent. Il est comme un voyageur en transit qui refuserait de se fixer. Guichard ne s'attache pas aux lieux. Il a besoin de plusieurs terroirs, de plusieurs paysages, de plusieurs maisons. Il vit à Paris, à Grimaud, à Siaurac, à « Ker Olivier » dans la Brière ou à Nantes... Ce noma- disme possède un double inconvénient : il passe un temps fou dans les trains, les automobiles, les avions et on lui reproche de ne pas être assez sur le terrain. Son agenda regorge de rendez-vous. Le mardi, le mercredi et le jeudi, il occupe, place du Palais-Bourbon, son bureau meublé d'un inventaire à la Prévert. Tout ce qu'il aime : des photos du Baron Louis et de sa mère, d'oncle Pierre à « Ker Olivier », de ses filles, d'un plan de l'abbaye de Fontevraud - un joyau du XII siècle - qu'il s'est juré de restaurer, d'une vue de La Baule, d'un portrait du navigateur Bruno Peyron, d'un dessin de Mérimée, de l'anthologie des poètes français de Georges Pompidou, des livres maritimes écrits par son père et d'une photo qui le montre en compagnie de l'amiral Lord Mountbatten. Le Britannique avait créé un réseau de collèges à l'anglaise, fondés sur l'esprit de liberté et de tolérance. Guichard avait été emballé par l'idée, mais il n'avait pu faire retenir Fontevraud par United World College. Le vendredi et le lundi, il s'installe aux commandes de l'hôtel de Région. Son bureau domine la pointe de l'île Beaulieu comme on do- mine la mer depuis la passerelle d'un paquebot. Au menu, réunions, courrier, rendez-vous et, sur le terrain (il y tient), coupures de ruban. Le samedi et le dimanche, il officie à La Baule avant de se retirer dans sa chaumière du Pont aux chats à Assérac. Bordée d'hortensias et en- tourée de châtaigniers et de chênes, la confortable maison, construite il y a une vingtaine d'années, à deux doigts de « Ker Olivier », sur- plombe le marais et, par beau temps, domine la mer et l'île Dumet.

Malgré cet accaparement incessant, Guichard lit beaucoup : Cha- teaubriand et Stendhal tous les jours, Julien Gracq souvent, Roger Vailland (Ecrits intimes), les « SAS », les « brigade mondaine » qu'il achète dans les gares et les aérogares. Il ne laisse jamais tomber un livre en route. Il écrit des pièces qu'il ne publie pas, des romans laissés en rade, des nouvelles et des sonnets. Il envisage quelquefois de se remettre au travail. Un écrivain sommeille en lui. Mais depuis 1980, son stylo s'est asséché, sauf pour préparer des discours et des confé- rences. Il a tiré un trait sur ses mémoires et rien n'indique qu'il écrira ce livre auquel il pense (il a toujours sur sa table l'histoire d'Alger et de Vichy). L'œuvre qui mettrait en parallèle le baron Guichard et le général de Gaulle. L'académicien Jean Dutourd lui trouve du talent. Après avoir vu Guichard dans une émission de TV, « Aujourd'hui Madame », il diagnostique : « Il paraît calme, épais, éternel comme une montagne. On se dit que les idées doivent cheminer lentement dans ce grand corps-là. Or, pas du tout, Guichard est aussi fin, vif, aigu, imprévu que s'il était squelettique. Il y a du Wilde dans ce qu'il écrit. Il parle de la politique comme Wilde parle de l'art et de la littérature. Par les biais les plus bizarres... » S'il ne court pas après les concerts classiques, le jazz des années quarante lui est plus familier. A la TV, Il s'intéresse aux feuilletons et préfère une bonne variété à un mauvais film. Au cinéma, il privilégie les westerns et les films britanniques : « Allez donc voir Peter's friends de Kenneth Branagh, conseille-t-il à l'un de ses chefs de service. Vous ne serez pas déçu ! » Tout cela n'empêche pas Olivier Guichard, blazer marine, pouces sortis des poches, d'afficher des allures de « mamamouchi ». Il a in- carné la force tranquille avant Mitterrand et possède naturellement une courtoisie comparable à celle de Balladur, avec le style grand siè- cle en moins. Que cela lui plaise ou pas, sa cour, prévenante, attend de lui qu'il officie. Parce qu'il est le monarque. Parfois agacé par trop de liturgie, il s'exécute mais continue de bien aimer le crépi à l'an- cienne des maisons briéronnes qui tranchent avec les lambris dorés des salons ministériels, et préfère le parler franc des marins d'Atlan- tique à l'ondoyance des discours académiques. A-t-il d'ailleurs le goût de la conversation ? Aimable à table quand il le faut, il sait s'exclure d'un échange qui le rase. Ce n'est pas un parleur professionnel ni un beau parleur. C'est un silencieux qui préfère user de la demi-teinte, de l'ellipse et de la litote. En public, on a souvent le sentiment qu'il se barbe : il baîlle, ferme les yeux (sans forcément dormir) et cultive des airs d'indolence et de nonchalant distingué et poli qui confinent au désintérêt complet. Mais son esprit musarde-t-il vraiment et s'ennuie-t-il ? « On me dit que j'ai l'air de m'ennuyer. Mais c'est parce que je ris à l'intérieur. » Il en est capable tant les propos, abondants et flatteurs, qu'il entend sur le terrain lui semblent superfétatoires. Il affirme : « ne parler que lorsqu'on a quelque chose à dire est une règle que la plupart des gens devraient s'imposer. » Il en fait sa religion et lorsqu'on s'étonne de ses raccourcis et de ses mutismes, il explique : « Ça me permet d'écouter, d'observer. La politique implique des rapports souvent tendus. Alors quelques secondes de silence, c'est souvent utile. J'aime bien les idées simples, droites. Je n'ai souvent le choix qu'entre être abrupt ou me taire. Dans ces cas-là, le silence me semble une forme de courtoisie. »

Chez lui, le silence constitue aussi une arme tactique. En se taisant, Guichard laisse venir ses interlocuteurs, il les laisse se désunir et par- fois, se noyer. Reçoit-il un jeune polytechnicien qui lui propose ses services ? Il le regarde s'embourber, sans chercher à meubler la conver- sation. Ce n'est pas son affaire. Il bâille quarante fois. Puis, il estoque : « Et votre femme, comment va-t-elle ? » A table, il mange de fort bon appétit, apprécie son Prieuré-maison, mais participe peu aux conversations. Il peut se taire pendant tout un repas, même avec des gens qu'il apprécie. Pourquoi lancer des invita- tions ? « Parce que les déjeuners, répond-il avec malice, sont la base de la démocratie, surtout en période d'élection où la République devient toujours un peu radicale. » Devant la presse, il a l'art d'économiser ses mots et s'en tient à l'indispensable, c'est à dire à un discours succinct et pas toujours audible. Il parle à dose homéopathique et commente avant d'infor- mer, comme s'il allait de soi que le journaliste (puisqu'il est journa- liste) a déjà lu préalablement et assimilé (par l'opération du Saint- Esprit ?) informations, commentaires et dossiers. De toute façon, il se méfie des médias qui tronquent et trahissent pour faire court. Tolé- rant sur l'analyse, Guichard ne supporte pas qu'on caviarde ses décla- rations. Sa férocité n'a pas d'égale. Dans son hôtel de Région à Nantes, des élus conversent, un jour, en privé. On s'égare trop longtemps. L'un d'eux évoque le physicien Albert Einstein. Guichard le ferre : « Autant vous le dire, des Einstein, en Loire-Atlantique, je n'en ai pas encore rencontré. » Alors qu'il vient de s'installer à son ministère de l'Industrie, l'amiral Patou, chef d'Etat-major de la Marine, se présente à son bureau pour une visite protocolaire. Le ministre le fait attendre. L'Amiral s'impa- tiente. Quand on le prie d'entrer, il engage le dialogue : « Monsieur le ministre, je viens de lire votre notice du Who's who. Vous êtes le fils du capitaine de frégate Guichard ! — Oui, je suis le fils du capitaine de frégate Guichard, directeur de cabinet de l'Amiral Darlan. Au revoir Monsieur ! » Il se lève. Entretien terminé. Lui demande-t-on ce qu'il pense de Joël Batteux, le fougueux maire chevénementiste de Saint Nazaire. Il se tait, puis lâche : « Batteux ? Il a une jolie femme... » En 1986, les « Quadra » de droite et la bande à Léo rêvent de tailler des croupières aux caciques de la majorité. On l'interroge sur les nouveaux petits génies, Léotard, Longuet qu'il aime bien, Made- lin, Baudis... : « Et Michel Noir, qu'en pensez-vous » ? Il cherche l'espace d'une seconde : « Noir ? Il est... grand ! » Chef de cabinet du général de Gaulle, ami proche de Pompidou, père de l'aménagement du territoire, apôtre de la régionalisation, Olivier Guichard demeure le plus fidèle avocat d'une pensée gaulliste qui ne s'est jamais altérée. Hobereau d'Aquitaine régnant sur une cin- quantaine d'hectares de vignobles prestigieux, homme atypique, il s'est retrouvé dans l'ombre du pouvoir à des moments exceptionnels. Il a joué un rôle éminent auprès du général de Gaulle pendant sa "traversée du désert" et dans l'avènement de la V République. Ministre puis longtemps maire de La Baule, il préside aujourd'hui le Conseil régional des . C'est l'histoire du plus jeune des barons et du dernier acteur de l'histoire gaulliste qu'on raconte ici.

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