Fiches réalisées par Arnaud LEONARD (Lycée français de Varsovie, Pologne) à partir de sources diverses, notamment des excellents « livres du professeur » des éditions Nathan (dir. Guillaume LE QUINTREC) 1 HC – A la recherche d'un régime politique en France de 1848 à 1879 Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) :

Sources et muséographie : Ouvrages généraux : Demier Francis, La France du XIXe siècle, 1814-1914, Le Seuil, 2000, coll. «Points Histoire», p. 163-322. Rémond René, La Vie politique en France depuis 1789, tome 2, « La vie politique en France, 1848-1879 », Armand Colin, coll. «U», 3e éd. 1986, 382 p. J. Baronnet, Regard d’un Parisien sur la Commune, Gallimard/Paris bibliothèques, 2006. Rougerie Jacques, La Commune de 1871, PUF, 1992, coll. «Que sais-je?», 128 p. Rougerie Jacques, Paris insurgé, la Commune de 1871, Gallimard, 1995, coll. «Découvertes», 160 p. Winock Michel, « La poussée démocratique 1840-1870 », in Berstein Serge et Winock Michel (dir.), Histoire de la France politique, tome 3, «L’invention de la démocratie, 1789-1914 », Le Seuil, 2002, coll. « L’Univers historique », p. 109-152. J.-C. Caron, La nation, l’État et la démocratie en France de 1789 à 1914, coll. « U », A. Colin, 1995. Caron, F., La France des patriotes de 1851 à 1918, Fayard, 1993. M. Agulhon, Les Quarante-huitards, Gallimard, Paris, 1992. Agulhon, M., 1848 ou l’apprentissage de la république (1848-1852), tome 8 de NHFC, Le Seuil, 1973. Plessis, A., De la fête impériale aux murs des fédérés (1852-1871), tome 9 de NHFC, Le Seuil, 1973. Mayeur, J.-M., Les Débuts de la IIIe République (1871-1898), tome 10 de NHFC, Le Seuil, 1973. F. Furet, La Révolution : 1770-1880, Hachette, 1988 (réédition chez Pluriel en 2 volumes). Furet (F.), Ozouf (M.), Le Siècle de l’avènement républicain, Hachette, 1986 J. Garrigues, La France de 1848 à 1870, coll. « Cursus », A. Colin, 1995. P. Lévêque, Histoire des forces politiques en France, coll. « U », A. Colin, tome 1 (1789-1880), 1992, tome 2 (1880-1940), 1994. A. Olivesi & A. Nouschi, La France de 1848 à 1914, Nathan, 2e éd. 1997. É. ANCEAU, La France de 1848 à 1870. Entre ordre et mouvement, coll. « La France contemporaine », Livre de Poche, 2002. E. Anceau (textes présentés par), Les grands discours parlementaires du XIXe siècle, de Benjamin Constant à Adolphe Thiers, 1800-1870, A. Colin/Assemblée nationale, 2005. J. Garrigues (textes présentés par), Les grands discours parlementaires de la Troisième République, de à Clemenceau, 1870-1914, A. Colin/Assemblée nationale, 2004. J. Ferry, La République des citoyens, anthologie présentée par Odile Rudelle, coll. « Acteurs de l’Histoire », Imprimerie Nationale, 1996 (2 volumes). H. Fréchet & J.-P. Picq, Lexique d’histoire politique de la France de 1789 à 1914, Ellipses, 1988. J. Godechot, Les constitutions de la France depuis 1789, Garnier-Flammarion, 1970. M. Mopin, Les grands débats parlementaires de 1875 à nos jours, La Documentation française, 1988. H. Néant, La politique en France (XIXe-XXe siècle), coll. « Carré Histoire », Hachette, 2e éd. 2000. B. Noel, Dictionnaire de la Commune, Mémoire du Livre, 2001. S. Rials, Textes politiques français (1789-1958), coll. « Que sais-je ? », PUF, 2e éd. 1987. N. Vivier (dir.), Dictionnaire de la France du XIXe siècle, coll. « Carré », Hachette, 2002. R. Huard, Le suffrage universel en France, Aubier, 1991. Rosanvallon, P., Le Sacre du citoyen : histoire du suffrage universel en France, Gallimard, (1992) 2001. M. Offerlé, Un homme, une voix ? Histoire du suffrage universel, coll. « Découvertes », Gallimard, Paris, 2002. J.-L. Mayaud (dir.), 1848, actes du colloque du cent cinquantenaire tenu à l’Assemblée nationale, Créaphis, 2002. J. ETEVENAUX, Napoléon III, un empereur visionnaire à réhabiliter, De Vecchi, 2006. P. Milza, Napoléon III, Perrin, 2004. L. Girard, Napoléon III, Fayard, Paris, (1986), 1986, rééd. Hachette, coll. « Pluriel », 2002. J.-C. YON, Le Second Empire. Politique, société, culture, coll. « U », A. Colin, 2004. Tulard (J.), Dictionnaire du Second Empire, Fayard, 1995 B. H. Moss, Aux origines du mouvement ouvrier français : Le socialisme des ouvriers de métier, 1830-1914, Les Belles Lettres, 1989. C. Nicolet, L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Gallimard, 1982. J. GRONDEUX, La France entre en République. 1870-1893, Le Livre de Poche, 2000. Audouin-Rouzeau (S.), 1870. La France dans la guerre, Armand Colin, 1989 S. Guichard, Paris 1871, la Commune, Berg International, 2006. G. BOURGIN, La Commune, coll. « Que sais-je »,PUF, n° 581. J. Rougerie, La Commune de 1871, coll. « Que sais-je ? », PUF, 1988 (1997). J. ROUGERIE, Procès des Communards, Archives Julliard, 1964. R. Tombs, La guerre contre Paris. 1871, coll. « Collection historique », Aubier, 1997 (édition originale, 1981). Documentation Photographique et diapos :

Revues :

2 « Faut-il réhabiliter Napoléon III ? », L’Histoire, juin 1997, n°211. Napoléon III, TDC, N° 958, du 15 au 30 juin 2008 Les voies du suffrage universel, TDC, N° 831, du 1er au 15 mars 2002 Le Paris d’Haussmann, Au nom de la modernité, YVES CLERGET, TDC, N° 693, du 1er au 15 avril 1995 Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

Entre 1848 et 1879, la France est plus que jamais déchirée par l’héritage BO 1ere : « De la Deuxième République à révolutionnaire, qui a ouvert les questions de l’égalité civile et de la démocratie. 1879 : la recherche d’un régime politique Traversée par trois régimes (Seconde République de 1848 à 1852, Second Empire On examine comment la France est à la de 1852 à 1870, IIIe République proclamée le 4 septembre 1870), cette période recherche d’institutions capables d’inscrire est marquée tout entière par la question de l’adoption du suffrage universel. Si la l’héritage de la Révolution dans la société démocratie politique et sociale des premiers temps de la Seconde République nouvelle. La présentation des années 1870- échoue, l’enracinement démocratique et l’apprentissage de la citoyenneté se 1871 – de la défaite à la Commune - permet poursuivent néanmoins en profondeur, y compris sous l’Empire, par le biais du de souligner cet enjeu. » plébiscite et, à partir de 1860, par son inflexion parlementaire. Au rythme d’une histoire souvent tragique, la Troisième République consacre finalement la BO 4 e actuel : « La France de 1815 à 1914 (4 maturité de la démocratie politique par l’instauration d’un régime libéral et à 5 heures) parlementaire, fondé sur un suffrage universel rétabli pleinement, ignorant L’accent est mis sur la recherche, à travers de cependant des aspirations sociales qui se sont violemment exprimées dans nombreuses luttes politiques et sociales et de l’explosion communaliste de 1871. multiples expériences politiques, d’un régime stable, capable de satisfaire les aspirations Cette question d’histoire politique « classique » ne présente pas de difficultés d’une société française majoritairement particulières. Il faut analyser les différents types de régimes expérimentés au attachée à l’héritage révolutionnaire. cours de cette trentaine d’années, sans se perdre dans un récit événementiel trop •Repères chronologiques : les révolutions de détaillé. L’important est d’expliquer le fonctionnement de chacun de ces régimes 1848 ; la Seconde République (1848-1852) ; et les causes de son échec ou de son succès. le Second Empire (1852-1870) ; Il faut faire attention cependant à éviter une approche téléologique, qui l’inauguration du canal de Suez (1869) ; présenterait la Troisième République comme un point d’aboutissement proclamation de la République (4 septembre nécessaire. Le Second Empire, en effet, a été victime d’une guerre mal engagée, 1870) ; l’Affaire Dreyfus (1898). beaucoup plus que de l’opposition républicaine. Les républicains modérés ont su •Documents : Delacroix : La Liberté guidant ensuite convaincre les Français, en se démarquant à la fois de la Commune et des le peuple ; Victor Hugo : extraits des royalistes, encore puissants dans les années 1870. Châtiments et des Misérables ; la loi sur la séparation de l’Église et de l’État (1905). » Comment expliquer l’instabilité politique de la France entre 1848 et 1879 ? L’étude de cette question doit permettre de montrer l’affrontement des différents Socle : Nouveau commentaire courants politiques qui luttent pour le pouvoir ainsi que leurs valeurs respectives « La succession des régimes au cours de cette : monarchistes (légitimistes et orléanistes ; les premiers, autour du comte de période manifeste la difficulté de parvenir à Chambord héritiers de la monarchie absolue de droit divin, les seconds, autour du une stabilité politique jusqu’à l’enracinement comte de Paris défenseurs d’une monarchie parlementaire fondée sur un régime de la IIIe République malgré les crises censitaire), bonapartistes (on abordera alors la notion de césarisme, pouvoir violentes qui ont marqué ses origines. exécutif fort qui prétend s’appuyer sur le peuple) et républicains (on montrera Ajout aux repères leur diversité : conservateurs, radicaux, socialistes La Commune (1871). » et leurs valeurs communes, notamment la défense du suffrage universel). BO 4 e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE Le Second Empire est, dès ses débuts, un régime ambigu. D’une part, il prétend DE LA FRANCE, 1815-1914 tenir sa légitimité du suffrage universel masculin, qui est rétabli dès 1851, et La succession rapide de régimes politiques multiplie les appels au peuple français par l’intermédiaire des référendums. De jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures l’autre, l’Empire s’affirme comme une monarchie autoritaire, au moins jusqu’en : révolutions, coup d’État, guerre. La victoire 1860 ; les pouvoirs de l’empereur sont immenses et les libertés restreintes. Après des républicains vers 1880 enracine cette date, le régime se libéralise progressivement et devient une monarchie quasi solidement la IIIe République qui résiste à de parlementaire. Ces réformes rencontrent un certain appui populaire, même si le graves crises. gouvernement ne renonce pas à intervenir pour influencer le vote des électeurs. Les régimes politiques sont simplement L’historiographie récente a pris ses distances avec une vision caricaturale du caractérisés ; le sens des révolutions de 1830 Second Empire, héritée de la propagande républicaine et des manuels de la IIIe et de 1848 (établissement du suffrage République. En maintenant le suffrage universel, même manipulé, le régime universel et abolition de l’esclavage) et de la bonapartiste a permis une certaine acculturation politique des Français. Le vote Commune est précisé. pour le candidat officiel – souvent un homme nouveau – peut s’interpréter Situer dans le temps comme un rejet des anciens notables. Par ailleurs, le régime est devenu quasi - Les régimes politiques successifs de la parlementaire à l’issue d’un processus de démocratisation assez remarquable. France de 1815 à 1914 - L'abolition de l'esclavage et suffrage Comment l’idée de la République a-t-elle fini par s’imposer ? universel masculin en 1848 » Cette question permet de développer une réflexion autour de la notion-clé du suffrage universel et de souveraineté populaire. Elle conduit aussi à aborder la 3 notion de libertés fondamentales. Héritées de 1789, ces notions forment le socle commun des républicains. Toutefois, il faudra aussi montrer les divergences qui se font jour au sein du camp républicain, notamment en ce qui concerne la conception de la République. Autrement dit, quelle République souhaitent les Français ? Est-ce une République conservatrice (qui garantit les libertés fondamentales, l’égalité civique mais se veut conservatrice sur le plan social), une République radicale (dont les valeurs sont la défense de la laïcité et des valeurs républicaines, la limitation des inégalités sociales) ou est-ce une République sociale (héritière de 1793 et de ces valeurs plus égalitaristes) ? L’étude de la Commune doit permettre de trancher cette question. La Commune, comme l’a montré depuis longtemps Jacques Rougerie, n’est pas la première révolution du prolétariat moderne comme l’avaient cru Marx et surtout Lénine. Elle s’inscrit dans l’histoire du mouvement ouvrier français, celle du « socialisme de métier » étudié par l’historien américain Bernard H. Moss. Les revendications des Communards sont très proches de celles des « démoc-soc. » de 1848 : organiser dans chaque branche d’activité des coopératives ouvrières, avec l’aide d’une République résolument sociale. C’est l’échec de la Commune qui a ensuite poussé les ouvriers français à prendre leurs distances avec les républicains et à s’organiser sur leurs propres bases.

Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

Le plan chronologique s’impose ici. On analyse donc la IIe République, puis le Accompagnement 1 ère : « Ce thème invite à Second Empire. On présente ensuite la période très dense des années 1870-1871, une réflexion sur la recherche d’institutions en approfondissant l’étude de la Commune (par exemple à travers l’itinéraire de efficaces pour un État important, dont la Louise Michel). Puis il faut montrer comment la IIIe République s’est imposée société est marquée par les acquis et les entre 1871 et 1879, en étudiant d’une manière précise les institutions mises en principes de la Révolution et engagée dans place (les lois de 1875 et le régime parlementaire). les mutations liées au processus Un questionnement transversal consacré à l’héritage de la Révolution dans le d’industrialisation. Les questions des années débat politique permet de voir comment chaque famille politique se situe dans 1848-1851 : démocratie sociale, articulation cette problématique centrale. Les bonapartistes prétendent concilier les principes entre représentation politique et suffrage de 1789 (souveraineté nationale) et un ordre monarchique. Les légitimistes universel, entre autorité et démocratie, entre rejettent très largement l’héritage révolutionnaire et restent nostalgiques de la exécutif et législatif et entre Paris et province France d’avant 1789. Les républicains modérés veulent achever l’oeuvre de la constituent le point de départ ainsi Révolution, tout en se démarquant de ses aspects violents. Les républicains « que les enjeux durables. Le Second Empire rouges » veulent poursuivre la Révolution, dont ils assument totalement est un césarisme démocratique, dans lequel le l’héritage. Les républicains puisent leurs références dans la philosophie des suffrage universel n’est pas remis en question Lumières et dans la Révolution de 1789 dont ils veulent faire vivre l’héritage : mais confisqué par une pratique autoritaire: la liberté, égalité, souveraineté nationale, exaltation de la patrie. À partir de 1879, souveraineté populaire est absorbée par un contrôlant tous les rouages du pouvoir, ils mettent en place un régime homme. L’évolution libérale maîtrisée voulue parlementaire qui assure la pré éminence du législatif sur l’exécutif et la par Napoléon III : prépondérance de la Chambre des députés, des lois garantissant les libertés hérédité, appel direct au peuple et fondamentales : liberté de la presse, de réunion, liberté syndicale. Ils posent ainsi gouvernement représentatif, se brise sur sa les bases d’une démocratie libérale et parlementaire. politique étrangère, inscrite dans la tradition solidement ancrée de la gloire nationale. I. Révolutions et Seconde République (1848-1852) : l’échec d’une république La crise nationale qui court de septembre fraternelle, généreuse et démocratique 1870 à mai 1871 illustre l’intérêt du temps court et la valeur explicative de l’événement. Les quelques mois charnières qui font suite à l’échec de la monarchie de Juillet et Le désastre de la guerre avec la Prusse à la révolution de 1848 témoignent d’une recherche effrénée d’institutions entraîne la proclamation de la république, efficaces pour diriger la France. Les acquis et les principes révolutionnaires durablement marquée par le provisoire. Deux marquent les aspirations des « quarante-huitards », mais l’effervescence conceptions s’affrontent alors : la vision passionnée et les libertés conquises qui s’ensuivent ne tardent pas à effrayer les nationaliste de Gambetta qui veut poursuivre élites et la paysannerie. La période est marquée par de nombreux la guerre heurte le libéralisme et la prudence questionnements : attitude face à la démocratie sociale, articulation entre des républicains modérés et les aspirations à représentation politique et suffrage universel, entre autorité et démocratie, entre la paix des ruraux. Le suffrage universel élit exécutif et législatif, entre Paris et province… une Assemblée majoritairement monarchiste, qui confie le pouvoir exécutif à Thiers, On peut dire que le gouvernement reconnaît le droit au travail dans la mesure où, partisan de la paix. Une partie des Parisiens, le 25 février 1848, « il s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail ». refusant que leur résistance, toute jacobine, Mais cette déclaration n’est pas vraiment suivie d’effets. L’extrême gauche contre les Prussiens se termine ainsi, estimant républicaine réclame en vain la création d’un Ministère du travail (fondé en 1906 la république menacée et refusant la « seulement par Clemenceau). Le gouvernement se contente de nommer une décapitalisation » de leur ville, s’insurge en 4 Commission du gouvernement pour les travailleurs, qui siège au palais du mars 1871. La Commune défend la Luxembourg sous la présidence de Louis Blanc et de l’ouvrier Albert. On démocratie directe, mène une politique qui organise des ateliers nationaux, qui ne sont en fait que des grands chantiers de anticipe sur celle de la Troisième République charité, et non l’organisation du travail réclamée par Louis Blanc, supervisés par et esquisse des projets (république sociale et le ministre Marie (représentant des républicains modérés fidèles au libéralisme). pour partie fédérale). Après son écrasement, Tous les ouvriers sans travail y sont admis, avec un salaire de 2 francs par jour. la période 1871-1879 est marquée par la Les ateliers sont organisés sur un modèle militaire (lieutenances, brigades, marginalisation de ceux qui refusent la escouades), mais avec des chefs élus. Au moment de leur dissolution, les ateliers république et la victoire de la conception nationaux employaient 130 000 ouvriers (pour un coût de plus de 7 millions de libérale et parlementaire du pouvoir sur la francs). Cette décision fut prise parce que les ateliers nationaux étaient considérés conception autoritaire. Le suffrage universel comme un foyer d’agitation et parce qu’ils coûtaient cher à l’État, qui avait dû tranche à plusieurs reprises, amenant la augmenter de 45 % les impôts directs (c’est «l’impôt des 45 centimes», sous- démission de Mac-Mahon en janvier 1879. entendu par franc d’imposition, très impopulaire dans les campagnes). Ce fait entérine une césure importante, pour La jeune République issue des événements de 1848 se veut girondine. le fonctionnement des institutions comme Immaculée, elle véhicule l’image d’un humanitarisme sincère dont sont issues les pour la recomposition du système des forces aspirations diffuses des vainqueurs : démocratie, pitié et générosité, justice politiques. » sociale, fraternité… Elle répudie tout système et toute tentative de terreur. La férocité jacobine de 1793 est condamnée. Il y a pourtant parenté entre les deux L’INCONNU DE LA PREMIÈRE FOIS épisodes révolutionnaires. La jeune vierge de 1848 s’adresse à sa « soeur » de À la suite de la Révolution de février 1848, le l’An II, reconnaissance explicite d’un héritage, d’une continuité entre les gouvernement provisoire de la République révolutions de 1793 et 1848. Victor Hugo montrant bien la complémentarité des française décrète, le 5 mars, le vote universel, deux républiques : « La première a détruit, la seconde doit organiser. L’oeuvre c’est-à-dire le suffrage universel masculin. « d’organisation est le complément nécessaire de l’œuvre de destruction ». On entrait dans l’inconnu », écrit Garnier- Mais après la proclamation le 4 mai d’une république conservatrice, les meneurs Pagès, l’un des membres du gouvernement socialistes les plus résolus (Blanqui, Barbès, Raspail…) manquent, à l’issue provisoire. Dimanche de Pâques, 23 avril d’une manifestation désordonnée le 15 mai 1848, de faire vaciller le régime. Le 1848, la scène a été souvent décrite : Garnier- désir de réaction va être exaspéré par cet épisode. La dignité de la République Pagès trace les contours idylliques de ce issue du suffrage universel a été violée, sa légitimité contestée par le peuple de premier vote massif et apaisé des campagnes Paris. Les sanglantes Journées de juin rompent l’euphorie de la fraternité nouvelle avec 83 % des inscrits qui ont participé à ce inaugurée par la révolution de février 1848. Les journées de juin 1848 sont premier banquet civique ! déclenchées par la décision du gouvernement de fermer les Ateliers nationaux Les électeurs, venus en cortèges au chef-lieu créés par le gouvernement provisoire de février pour lutter contre le chômage de canton, ont été appelés, commune après (dans lesquels on versait un salaire aux chômeurs contre un travail, le plus commune, nominalement par le président du souvent de terrassement, dont l’utilité n’était pas toujours avérée) et d’enrôler les bureau de vote à qui ils remettent leur chômeurs célibataires dans l’armée. La fermeture des ateliers, ainsi que l’élection bulletin de vote, qui a été rédigé à la main en à l’Assemblée des révolutionnaires Leroux et Proudhon et de Louis Napoléon dehors du bureau, ou à défaut imprimé. Le Bonaparte mettent le feu aux poudres. Les ouvriers au chômage qui ne survivent bon électeur est en effet celui qui est capable que grâce aux ateliers nationaux, sont acculés au désespoir suite à leur abolition. d’écrire lui-même son bulletin, mais, la L’arrestation en mai des leaders les plus connus empêche toute organisation population masculine étant analphabète à 50 efficace Le 23 juin, Paris se hérisse de barricades. Les soldats de la Garde %, les agents électoraux des candidats ont nationale livrent durant 4 jours un cruel combat contre les insurgés. répandu dans la population de fortes quantités de bulletins imprimés. L’insurrection parisienne de juin 1848 Lors de ce premier vote, les pressions des La France est déchirée une guerre civile qui oppose la classe ouvrière et les puissants, des prêtres et des représentants de partisans de l’Ordre. Un ouvrier accuse explicitement la bourgeoisie républicaine la jeune République n’ont pas dû manquer. d’avoir fusillé et déporté les militants de gauche révoltés les 23-26 juin 1848. Le Le président glisse lui-même le bulletin dans général Cavaignac, le « prince du sang », ministre de la Guerre puis chef du l’urne, tandis qu’un assesseur appose son pouvoir exécutif, est chargé de réprimer l’émeute. Le 26 juin, après des combats paraphe à côté du nom de l’électeur. Cette sanglants, les dernières barricades tombent. La bataille se solde par quelques procédure restera inchangée jusqu’en 1913, exécutions sommaires et d’immenses rafles de suspects. 1 500 hommes attendent, date d’adoption de l’enveloppe et de l’isoloir. dans des prisons improvisées, la « transportation en Algérie ». L’écrasement de Toutefois le vote aura désormais lieu dans la l’insurrection par l’armée marque la fin de « l’illusion lyrique » et de la « commune et la procédure de l’appel nominal République sociale ». des citoyens tombera en désuétude. Preuve Jean-Louis Meissonnier est l’un des peintres d’histoire et de scènes de genre les aussi de l’individualisation du vote : on vient plus populaires et les plus décorés de la monarchie de Juillet et du Second voter quand on le veut. Empire. Cette oeuvre, La barricade de la rue de la Mortellerie, illustre la terrible Toutefois, la belle unanimité quarante- répression des Journées de juin à Paris. Les affrontements sont acharnés entre un huitarde est ternie par les contestations des camp « bourgeois » très résolu dont les valeurs d’ordre, de propriété, de liberté se résultats à Limoges et surtout à Rouen, dans voient attribuées des mérites absolus et celui des « ouvriers socialistes » les quartiers ouvriers. Deux mois plus tard, ce combattant au nom de la justice, du bonheur et de la vie. seront 4 000 morts que l’insurrection de juin fauchera. La pacification des conflits est une condition, mais aussi une conséquence de la La Constitution du 4 novembre 1848 gestion douce des passions politiques par le Dès le lendemain de la révolution de 1848, une Assemblée constituante est vote. Si, par la loi du 31 mai 1850, le parti de formée d’une majorité de républicains modérés prêts à défendre la République l’ordre exclut « la vile multitude » (Thiers), 5 contre les velléités socialistes du peuple de Paris. Fortement inspirée de la écrêtant ainsi l’électorat de 3 millions de Constitution américaine, mais sans accorder la même prééminence au président, personnes, le suffrage universel est rétabli par elle vise à éviter la dictature d’une assemblée comme sous la Convention. C’est Louis Napoléon Bonaparte en 1851. C’est pour cette raison que les pouvoirs sont si nettement séparés. De ce fait, en cas de donc sous un régime autoritaire, sans liberté conflit entre l’Assemblée et le président, les institutions sont bloquées et la crise d’expression et avec le poids des ne peut être dénouée que par la force. Paradoxalement les députés de gauche de candidatures officielles, que les Français vont l’Assemblée constituante, proches du peuple dans leur discours mais se défiant de aussi apprendre à voter. La participation est son vote dans le cas de l’élection d’un président au suffrage universel, se sont importante lors des trois plébiscites opposés à ce mode de désignation du Président de la République. C’est victorieux (1851, 1852, 1870). Les élections Lamartine, favorable à l’élection du Président au suffrage universel qui emporta de 1869 dénotent cependant un net la décision par un discours dont « l’éloquence fut décisive » (J-J. Chevallier, changement par rapport aux pratiques Histoire des Institutions politiques de la France, Dalloz, 1952, p. 251). précédentes et la campagne électorale est Cette Constitution semble plutôt instaurer un régime présidentiel. En effet, le vraiment contradictoire dans les grandes suffrage universel élit directement une Assemblée unique et un Président, qui ont villes. Enfin, la Commune fait naître les donc une légitimité équivalente (comme aux États-Unis). Le Président ne dispose derniers grands débats autour du droit de pas du droit de dissolution, qui est un élément constitutif du régime suffrage : peut-on laisser à la « canaille » le parlementaire. Les ministres sont nommés par le Président, mais la question de droit de voter, voire pire, d’être élue ? En leur responsabilité n’est pas clairement réglée. L’article 68 commence ainsi : « Le 1874-1875, le problème est réglé. Non par président de la République, les ministres, les agents et dépositaires de l’autorité l’exaltation du suffrage, mais par l’argument publique sont responsables, chacun en ce qui les concerne, de tous les actes du de la continuité. Le droit au vote est gouvernement et de l’administration ». On ne sait pas ici s’il s’agit d’une désormais irréversible. Seul le régime de responsabilité pénale individuelle ou d’une responsabilité politique collective. Vichy interrompra ce long apprentissage du Dans un régime parlementaire, les ministres sont collectivement responsables vote et du respect en suspendant les élections. devant le Parlement ; dans un régime présidentiel, chaque ministre est responsable devant le Président. La pratique politique de la IIe République fut « LE SUFFRAGE UNIVERSEL A TUÉ LES d’abord parlementaire (ministres choisis dans la majorité parlementaire), puis le BARRICADES » (LE TEMPS, 1898) Président Louis-Napoléon Bonaparte décida, en 1849, que les ministres seraient L’instauration du suffrage universel masculin responsables devant lui seul. s’est révélée un formidable instrument de pacification sociale. Il est à la fois cause et Éloge du suffrage universel conséquence du processus séculaire de Dans ce célèbre discours, Victor Hugo célèbre le suffrage universel d’une double civilisation des mœurs et d’apprentissage du manière : contrôle de soi et du respect des autres. – le suffrage universel établit l’égalité politique entre les citoyens (masculins), ce Désormais, l’électeur doit avoir troqué ses qui permet de transcender les inégalités sociales et de donner la parole à tous ; vieux modes d’expression du – ce faisant, le « droit du suffrage » abolit le « droit d’insurrection », rendant mécontentement (émotions populaires, inutile le recours à la violence, à « l’émeute ». Ce second argument est destiné émeutes, journées révolutionnaires) contre la aux conservateurs, qui s’apprêtent à restreindre le droit de vote. S’ils portent reconnaissance de sa dignité et de son égalité atteinte au suffrage universel, ils pousseront les ouvriers, privés du droit de vote, à l’égard d’autrui. Il doit apprendre à à se tourner de nouveau vers l’insurrection. C’est ainsi la droite qui est présentée patienter, à attendre les échéances légales. La comme fauteuse de désordre et la gauche républicaine comme une force de paix démocratie, que l’on appelle dorénavant sociale. représentative, tend à être assimilée au seul verdict des urnes (le peuple s’est exprimé) L’élection présidentielle de décembre 1848 porte en tête Louis-Napoléon commenté par les porte-parole de l’opinion Bonaparte, le candidat du parti de l’Ordre suivi de très loin par le général que sont les élus et les grands éditorialistes. Cavaignac qui avait réprimé dans le sang le mouvement ouvrier de juin 1848. Les La République, c’est le droit de voter, mais autres candidats partisans d’une république modérée ou sociale n’obtiennent que ce peut être aussi le droit de ne s’exprimer des résultats dérisoires. Cette tendance est confirmée lors des élections que par le vote. La délégitimation de l’usage législatives de mai 1849 qui donnent une majorité très large au parti de l’Ordre. de la violence et sa limitation dans les Louis Napoléon Bonaparte, élu président de la République le 10 décembre 1848, conflits individuels et collectifs sera un soutient la répression de la propagande démocratique prônée par le Parti de processus progressif. On a pu parler l’ordre et son chef Louis Adolphe Thiers. Tout un arsenal législatif vise à limiter d’exception française, la France ayant été le l’impact des mesures libérales prises dans le contexte euphorique de février et à pays dans lequel la révolution initiatrice favoriser l’encadrement du peuple par les notables, les fonctionnaires ou le (celle de 1789) n’en finit pas de finir. clergé. La loi Falloux (15 mars 1850) illustre bien cette volonté puisqu’elle fait Cependant, le Grand Soir ou la Grève du cléricalisme une pièce maîtresse du système conservateur. La religion, par le générale révolutionnaire, symboles négateurs biais de l’enseignement primaire, doit inculquer au peuple le respect de l’ordre et de la régulation démocratique par le suffrage, de la propriété. La réforme électorale du 31 mai 1850 marque une nouvelle étape n’éclateront pas. Dans le même mouvement, dans la lutte contre les « Montagnards ». S’il est désormais impossible de revenir le personnel politique s’adapte lui aussi aux sur le suffrage universel, « esprit de la constitution », il est possible d’en limiter modifications de la compétition politique la portée. La loi du 31 mai restreint le corps électoral par l’ajout d’une condition à démocratique : respect du principe de l’inscription sur les listes. Trois ans de domicile continus sont exigibles des majorité, respect des droits des minorités, votants, ce qui exclut les migrants, les « vagabonds ». La loi du 31 mai, une fois alternance, réversibilité des décisions. appliquée, réduit le corps électoral de près d’un tiers, le nombre d’électeurs L’ennemi qu’il s’agissait de détruire passant de 9 600 000 à 6 800 000. Tout le jeu politique s’en trouve changé. physiquement ou d’annihiler politiquement Louis Napoléon Bonaparte demande à l’Assemblée nationale de l’autoriser à devient un adversaire, gouvernant potentiel et 6 briguer un second mandat alors qu’il n’est pas rééligible. Face au refus des appartenant à la même corporation des parlementaires, il tente un coup d’État le 2 décembre 1851, dissous l’Assemblée hommes politiques professionnels. La et rétablit le suffrage universel. participation aux élections, parfois refusée à l’extrême droite et à l’extrême gauche, est Le coup d’État du 2 décembre 1851 : restauration ou mise en place d‘une utilisée par certains nouveaux entrants dans la expérience politique originale ? compétition à des fins de propagande avant Louis Napoléon Bonaparte décide de dissoudre l’Assemblée, le Conseil d’État, de l’assaut final révolutionnaire. Peu à peu, pris rétablir le suffrage universel en abrogeant la loi du 30 mai 1850 qui limitait le dans la machinerie démocratique, les partis suffrage universel, de convoquer l’ensemble des électeurs pour de nouvelles hors système et les tenants des régimes élections. On peut parler de coup de force car le pouvoir exécutif décrète, il ne monarchistes ou autoritaires apprennent, eux tient donc pas compte du pouvoir législatif ni du pouvoir judiciaire pour prendre aussi, à respecter le verdict des urnes, qui le pouvoir. Il affirme détenir sa légitimité du « Peuple français » au nom duquel il seules confèrent le droit d’occuper décrète. Enfin, il instaure l’état de siège, s’appuyant sur l’armée pour maintenir temporairement les positions de pouvoir l’ordre. La seule conquête qui reste est le suffrage universel, mais il est dénaturé politique. et utilisé au profit du pouvoir. Le recrutement du personnel politique aura La proclamation du 2 décembre 1851 est un texte essentiel qui fixe les tendance à se démocratiser et les titulaires de fondements du nouveau régime autoritaire. Elle s’inscrit dans une mise en scène mandat auront tendance à se précise, ciblée et bien orchestrée. En effet, le coup d’État n’a pas pour vocation professionnaliser. C’est le temps des « de conquérir un pouvoir déjà en grande partie acquis mais de se prémunir contre politiciens » comme les appellent leurs les résistances que pourraient susciter les nouvelles initiatives constitutionnelles. détracteurs. Le mot apparaît vers la fin du La réussite de l’entreprise passe d’abord par une grande opération de propagande XIXe siècle et désigne ceux qui vivent, pour qui doit faire accepter le fait accompli à l’opinion publique. Ainsi, dans la nuit du reprendre le mot du sociologue allemand 1er au 2 décembre, le coup d’État débute-t-il par l’occupation de l’Imprimerie Max Weber, pour et de la politique. Ce qui nationale. A l’aube du 2 décembre, des afficheurs salariés de la préfecture signifie qu’ils sont rémunérés par leur parti placardent sur tous les murs de Paris une proclamation à la population. Elle ou le plus souvent par une indemnité annonce la dissolution de l’Assemblée législative, impopulaire parce que parlementaire (instaurée très précocement en conservatrice, la préparation d’une nouvelle Constitution, un plébiscite pour la France dès 1789, supprimée puis réinstaurée ratifier, le rétablissement du suffrage universel par abrogation de la loi du 31 mai en 1848 et définitivement en 1870). Les 1850. Dans un premier temps, Louis Napoléon Bonaparte préfère la démagogie à membres des professions libérales (avocats la violence. En rendant au peuple sa voix, il se place plus à gauche que surtout, médecins, publicistes), de l’Assemblée dissoute. En satisfaisant l’aspiration des Français à la souveraineté l’enseignement (instituteurs et professeurs) nationale, en fondant son régime sur la démocratie, il montre l’une des facettes de peuvent ainsi concurrencer les anciens son programme : « fermer l’ère des révolutions en satisfaisant les besoins notables qui pouvaient financer leurs activités légitimes du peuple », conception à la fois antirévolutionnaire, ambitieuse et politiques sur leur fortune et leurs loisirs. « paternaliste, mais aussi progressiste. La fin des notables » (au début de la IIIe Contrairement à Paris, la province tente de s’opposer au coup d’État. Partout République) n’est pas aussi brutale qu’on a où la propagande républicaine s’était développée, l’annonce de l’événement pu le dire. Certains arrivent à résister à la donne le signe de l’insurrection. Le fondement de l’insurrection en province concurrence des comités en s’adaptant, en se comme à Paris repose dans l’article 68 de la constitution « Le président est déchu spécialisant et en apprenant, eux aussi, les […], les citoyens sont tenus de lui refuser l’obéissance ». Comment ? L’article techniques de démarchage électoral et de précise que le pouvoir exécutif revient alors à l’Assemblée. Celle-ci n’ayant pas recherche de voix en compétition eu le temps de s’en saisir, la résistance prend une forme improvisée, celle de démocratique : rendre des services, certes, colonnes de paysans, guidés par des chefs ceints de l’écharpe rouge, manifestant mais également multiplier les affiches, les parfois avec violence leur mécontentement. La proclamation du préfet de l’Allier journaux, tenir des réunions. Bref, faire du 4 décembre reflète l’interprétation que le nouveau pouvoir et le Parti de campagne. l’ordre veulent donner de l’événement. L’insurrection, venue des campagnes arriérées, y est assimilée à une jacquerie. Au-delà de la réaction « Le triomphe de la République », Estampe, antirévolutionnaire, cette interprétation de l’insurrection provinciale est d’un 1870, musée Carnavalet, Paris. intérêt politique majeur. Le péril rouge devient la justification du coup d’État. Le Cette allégorie au titre explicite permet de mythe de la jacquerie permet à Louis Napoléon Bonaparte d’infléchir sa présenter clairement la problématique de la propagande. Pour sauver la société du péril révolutionnaire, il lui fallait période. La République triomphante, au consolider l’État. Ainsi, le coup d’État qui le 2 décembre comportait une vague centre de l’image, est incarnée très composante de gauche est devenu, en quelques jours, une entreprise radicalement classiquement par une femme vêtue à conservatrice. À Paris, l’article 68 conduit quelques députés républicains, dont l’antique et coiffée du bonnet phrygien. Cette Victor Hugo, à tenter de soulever le peuple : « Louis Napoléon trahit la Marianne tient, dans la main gauche, le République ». Le 2 décembre, ces républicains élisent un comité de résistance qui drapeau tricolore et, dans la main droite, un tente d’appeler le peuple de la capitale aux barricades. Les Parisiens n’ont pas glaive de justice. Derrière elle, une sorte élevé de barricades spontanées. Le souvenir de la répression des journées de juin d’ange lève un flambeau qui éclaire le 1848 est encore vivace, d’autant que l’annonce de la restitution du suffrage monde. Deux angelots portent les symboles universel suscite des mouvements favorables. Les ouvriers parisiens ne veulent de la démocratie : les droits de l’homme et le pas résister au coup d’État parce que celui-ci renverse un régime républicain suffrage universel. Autour de la République conservateur qui leur a été hostile. sont regroupées les différentes composantes Pourtant la résistance s’organise au cri de « Vive la constitution ». Le 4 du peuple français. À droite de l’image, un décembre, le duc de Morny décide la répression. En fin de soirée, les troupes, forgeron représente le monde ouvrier, aux supérieures en nombre et en armement, ont abattu la plupart des barricades. La « côtés d’un paysan tenant une fourche. À 7 fusillade des boulevards » montre la résolution des hommes de l’Élysée. Victor gauche, les soldats fraternisent avec les Hugo, ainsi que soixante-dix autres représentants de la gauche, est contraint à ouvriers en blouse et les bourgeois (on l’exil. Le coup d’État de décembre est, pour les républicains des années 1870, le aperçoit un chapeau haut de forme à l’arrière- crime originel du régime bonapartiste. Ils insistent sur l’horreur de la fusillade qui plan). Marianne foule aux pieds les symboles fit 400 morts sur les grands boulevards. du pouvoir monarchique : une couronne et une main de justice, posées sur un coussin Un plébiscite approuve à une écrasante majorité un prolongement de son mandat pourpre. Au premier plan de l’image, les de 10 ans et la possibilité de réviser la Constitution. monarchistes dévalent les marches du pouvoir : ils sont chassés par la République. Les institutions de 1852 À gauche de l’image, on reconnaît les « Il est dans la nature de la démocratie de s’incarner dans un chef ». Ces mots de royalistes, avec leurs principes (le droit divin, Louis-Napoléon Bonaparte reflètent l’esprit de la Constitution promulguée le 4 la Charte de 1814). Leur prétendant, le comte janvier 1852. Cette Constitution qui s’inspire des principes institutionnels du de Chambord (représenté d’une manière Consulat, est un pas vers le rétablissement de l’Empire. Les institutions de 1852 réaliste), portant les attributs de la royauté sont celles d’un régime autoritaire, qui a certes conservé le suffrage universel, (manteau fleurdelisé et sceptre), chancelle. mais où l’exécutif contrôle très étroitement le législatif. Les députés sont élus Les trois autres personnages sont des selon le système de la candidature officielle. Le Corps législatif ne fait que voter partisans des Bourbons. Le comte de les lois proposées par Louis-Napoléon Bonaparte et préparées par le Conseil Chambord (1820-1883), petit-fils de Charles d’État. Les éventuels amendements doivent être acceptés par le Conseil d’État. X, est le prétendant à la Couronne pour la Le Sénat, dont les membres sont nommés par Louis-Napoléon Bonaparte, peut branche s’opposer à la promulgation d’une loi. « légitime » des Bourbon, sous le nom de C’est au cours de sa tournée des départements à l’automne 1852, organisée par le Henri V. Profitant de la victoire des royalistes ministre de l’Intérieur Persigny, que le prince-président fut de plus en plus aux législatives de février 1871, il accueilli par des acclamations le poussant officiellement à rétablir l’Empire et rentre en France pour tenter la restauration. que fut prononcée, lors du discours de Bordeaux, la fameuse phrase : « L’Empire, Mais la « fusion dynastique » avec le c’est la paix » L’Empire est proclamé le 2 décembre 1852, jour anniversaire prétendant des Orléans (le comte de Paris) du sacre de Napoléon Ier et de la bataille d’Austerlitz, puis approuvé par s’avère impossible, notamment parce que le plébiscite. comte de Chambord refuse d’adopter le Ce régime semble en façade respecter certains principes nés de la Déclaration des drapeau tricolore (refus réitéré dans une lettre droits de l’homme comme la souveraineté populaire, l’existence d’une assemblée du 23 octobre 1873, qui fait définitivement issue de la nation, voire même un semblant de séparation des pouvoirs. Mais en échouer la restauration). L’idéologie diluant les prérogatives des assemblées, en nommant leurs membres ou en légitimiste peut être définie globalement influençant les électeurs pour leur nomination, l’empereur s’arroge finalement un comme contre-révolutionnaire dans la mesure contrôle total sur le travail législatif et ce d’autant qu’il est le seul à posséder où elle considère la Révolution française l’initiative des lois. Concentrant entre ses mains les pouvoirs, ce régime est donc comme une rupture néfaste dans l’histoire de un régime autoritaire qui tire sa légitimité du plébiscite. On parle de césarisme. France. Le terme « dotations » et la bourse Par la suite, le prince-président ne modifiera pas les dispositions que tient l’un des personnages sont des constitutionnelles majeures. Cette période constitue donc la matrice du Second allusions au « milliard des émigrés » (loi de Empire, césarisme démocratique dans lequel le suffrage universel n’est pas remis 1825 accordant des indemnités pour les biens en cause mais confisqué par une pratique autoritaire incarnée par un homme. confisqués aux émigrés). À droite, on assiste à la déroute du bonapartisme. On reconnaît II. Napoléon III et le Second Empire Empire, une monarchie autoritaire ? aisément Napoléon III, dans son uniforme Fils d’Hortense de Beauharnais et de Louis Bonaparte, frère cadet de Napoléon impérial, et son fils (le Prince impérial), Ier, Louis-Napoléon passe son enfance en exil, à Arenenberg, en Suisse. Élevé accablés par la défaite de Sedan. Le terme « dans le culte du Premier Empire et dans l’attachement aux principes plébiscite » renvoie à la doctrine bonapartiste. révolutionnaires, il apparaît très tôt comme un révolutionnaire exalté. En 1831, il La République semble chasser, en même combat aux côtés des carbonari en Italie. La mort du duc de Reichstadt, le 22 temps que Napoléon III, le Prussien juillet 1832, fait de lui le seul à pouvoir relever le nom des Bonaparte. (uniforme vert) et l’Autrichien (uniforme Après avoir été successivement exilé, proscrit, prisonnier, évadé, la révolution de blanc), autres incarnations de l’idéologie février 1848 lui donne l’occasion de revenir en France. Alors inconnu de la impériale et militariste. plupart des Français mais bénéficiant de la légende à laquelle son nom est C’est une République triomphante qui attaché, il remporte l’élection du 10 décembre 1848 et devient le premier est représentée (elle pose le pied sur les président de la République française. Après le coup d’État du 2 décembre 1851, il symboles de la royauté). Mais elle est aussi fait rédiger une nouvelle constitution qui lui octroie de très larges pouvoirs et consensuelle, car l’ensemble des forces établit un régime aux apparences démocratiques mais en réalité liberticide. La politiques françaises sont représentées, des dignité impériale une fois rétablie, il dirige la France pendant 18 ans. Il instaure monarchistes aux socialistes en passant par alors une certaine pratique du pouvoir à l’origine d’une tradition politique qui les bonapartistes, les républicains modérés ou connaîtra une longue postérité: le bonapartisme. encore les radicaux. C’est donc l’ensemble de « Napoléon le Petit », comme le surnomma Hugo, est en fait une personnalité la Nation (on aperçoit au fond le génie de la beaucoup plus complexe que ne le laisse penser la multitude de caricatures qui Nation) qui est rassemblée, comme elle fonde sa légende noire. S’inspirant du modèle économique anglais, il favorise l’avait été jadis le 14 juillet 1790, autour de l’entrée de la France dans la révolution industrielle. Auteur de L’Extinction du valeurs communes et de la Constitution de paupérisme, il fait voter – tardivement – une législation en faveur des ouvriers. 1875. Visionnaire sur le plan de la politique extérieure, il veut redonner à la France une place au sein du concert européen tout en défendant le principe des nationalités. Plantation d’un arbre de la Liberté 8 Sa politique artistique et culturelle, longtemps méprisée, est ambitieuse. Désirant La plantation d’arbres symbolisant la liberté faire de Paris la capitale la plus moderne du monde, il encourage un nouvel renoue avec une pratique remontant à la urbanisme qui transforme la ville médiévale en Ville lumière. La défaite de révolution de 1789 et à la plantation des « Sedan, le 2 septembre 1870, sonne le glas du régime. La Troisième République arbres de mai » sous l’Ancien Régime. En naissante diabolise alors Napoléon III et le Second Empire. Les historiens 1848, les cérémonies ont lieu généralement s’attachent aujourd’hui à réévaluer l’homme et son oeuvre politique. en présence du clergé, traduisant par là une constatation : la révolution de 1848 n’est L’économie française sous le Second Empire nullement anticléricale. La cérémonie ici Sous le Second Empire, le développement économique est largement dû à représentée exprime un certain unanimisme. l’impulsion de Napoléon III lui-même, passionné par les questions économiques C’est le temps de « l’illusion lyrique ». (grâce à ses lectures de jeunesse et à ses visites dans les principales régions économiques d’Angleterre avant 1848, lors de sa jeunesse aventureuse). Jouent Cette lithographie célèbre le suffrage aussi un rôle la découverte de nouvelles mines d’or en Californie (1848) et en universel. Elle témoigne de l’enthousiasme Australie (1850) et la mise en place d’un système bancaire moderne. pour le vote de tous malgré les déceptions L’aménagement de la France prolonge celui de la monarchie de Juillet (loi sur les apportées aux républicains par les votes chemins de fer de 1842) en l’amplifiant. Noter l’accent mis sur les transports de décembre 1848 et de mai 1849. Une jeune (voies ferrées, ports, canaux), les grands travaux (assèchement de la Sologne et femme, drapée en blanc et coiffée d’un surtout des Landes), l’urbanisme (qui se poursuit jusque dans les années 1890) : bonnet phrygien, symbolise la liberté ; elle c’est sous le Second Empire que la France est entrée vraiment dans la révolution tient dans la main gauche la table des industrielle. Droits de l’homme, appuyée sur une presse Partisan des idées des saint-simoniens (qui voyaient le progrès humain se réaliser d’imprimerie, et dans la main droite un par le développement d’une économie moderne) et adepte du libre-échange flambeau qui éclaire l’urne (la lumière (l’abaissement des droits de douanes devant permettre la modernisation des symbolise la raison). Celle-ci est apportée par industries grâce à la concurrence avec l’étranger), Napoléon III est à la base de la un homme en blouse et lavallière. Vers cette modernisation économique du pays. Il imposa parfois ses idées : les négociations urne convergent, à gauche et en arrière-plan, aboutissant au traité de libre-échange avec le Royaume-Uni (janvier 1860) furent des cortèges d’hommes unis fraternellement. menées secrètement, une partie du gouvernement et des milieux d’affaires étant On distingue symboliquement, au premier opposés à l’ouverture des frontières. rang, de droite à gauche, un paysan, un bourgeois, un ouvrier et un soldat. Ledru- On peut réfléchir à la personnalité originale de Louis Napoléon Bonaparte à la Rollin, accoudé à un arbre de la liberté, fois prétendant au trône et sensible aux professions de foi libérales. Le 4 juin contemple ce spectacle comme celui de sa 1848, Louis Napoléon Bonaparte revient à la politique. Il est élu député à victoire. À droite, les députés du parti de l’Assemblée. C’est lui encore que les Français choisissent le 10 décembre 1848 à l’Ordre (Falloux, Montalembert, et Thiers) la présidence de la IIe République. Cette victoire, à l’origine directe du Second semblent perplexes Empire, s’explique par l’alliance qu’il noue avec le comité de la rue de Poitiers, voire craintifs. notables nostalgiques des anciennes monarchies, influents mais pas assez pour Cette lithographie permet aussi l’association rassembler les électeurs, et par un nom connu de la France entière. Le souvenir de de l’idée républicaine et du suffrage universel Napoléon Ier, de la grande Armée, transmis dans les familles est un atout majeur avec celle de progrès matériel. L’urne à l’heure où la campagne électorale de masse n’existe pas. Contrairement aux électorale est entourée d’une corne croyances de Thiers, l’homme fort du comité de la rue de Poitiers, Louis d’abondance d’où sortent des fruits. Les deux Napoléon Bonaparte n’est pas « un crétin qu’on mènera ». Avec le personnage cortèges d’électeurs sortent l’un d’un quai où émerge une sorte de doctrine inédite qui n’est pas celle du Parti de l’ordre et de accostent des bateaux à vapeur, l’autre d’une l’Assemblée conservatrice. Louis Napoléon Bonaparte se croit légitime au point gare de chemin de fer. Le succès de la IIe qu’il fondera bientôt sur cette légitimité son droit à violer la Constitution qu’il République est ainsi fondé sur le suffrage n’aura pu réformer. Comme son oncle, il croit aux principes sociaux et juridiques universel mais aussi sur le développement de 1789, mais contrairement à lui, il a reçu une éducation moderne et ouverte. économique, conformément aux idées Son exil en Grande-Bretagne lui a montré que la modernité industrielle développées par Saint-Simon. engendrait le paupérisme. Cette misère du peuple donne à l’État un devoir d’intervention. S’il n’avait été prétendant au trône, l’auteur de L’extinction du Discours de Bordeaux, 9 octobre 1852 paupérisme aurait pu être socialiste. C’est là l’insurmontable contradiction de sa C’est le discours le plus important de la pensée : l’idée que seul un pouvoir fort et non un pouvoir collectif peut engendrer tournée entreprise en 1852 pour amener le progrès. « Faire le bien, améliorer le sort des populations » : Louis Napoléon l’Empire. Louis-Napoléon Bonaparte (futur Bonaparte se fait son propre propagandiste. C’est lui qui invente le voyage Napoléon III) définit son règne à venir en présidentiel. Il fait quatorze voyages entre 1849 et 1851 afin de présenter ses levant l’hypothèque qui pèse sur la tradition idées et de préparer indirectement une prise du pouvoir, la Constitution lui dont il est l’héritier : la guerre en Europe. Le interdisant toute réélection. Tel est l’objectif de ses discours entre démagogie et Second Empire sera synonyme de paix. Le aspirations sociales sincères (à Dijon en juin 1851…). neveu de Napoléon Ier reprend le thème de la réconciliation nationale mais en y ajoutant Au matin du 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte fait afficher un « une nouveauté, le progrès technique et appel au peuple » où il légitime le coup d’État et annonce une nouvelle l’expansion de l’économie. Constitution, inspirée du Consulat. L’expression « fermer l’ère des révolutions » doit se comprendre à deux niveaux. Il s’agit d’abord de clore la période Expansion coloniale et politique extérieure révolutionnaire commencée en 1789, de mettre un terme à ce processus, en luttant du Second Empire contre les « passions subversives » et en proposant des institutions durables. Mais Les opérations en Europe sont destinées à il s’agit en même temps de pérenniser les acquis de 1789, de fonder faire oublier le congrès de Vienne. Le 9 définitivement un système inspiré par la Révolution française. L’autre formule du congrès de Paris (1856, mettant fin à la texte qui définit bien le programme bonapartiste dans son rapport à la Révolution guerre de Crimée), la guerre d’Italie (1859) est : « la France régénérée par la révolution de 89 et organisée par l’Empereur ». redonnent la première place à la France et en On retrouve, en effet, là toute l’ambiguïté du bonapartisme, qui prétend concilier font le champion des nationalités. La la souveraineté nationale et l’ordre monarchique. politique coloniale, un projet personnel de Napoléon III, consolide (en Algérie) ou jette Le Second Empire se réserve le droit de désigner aux électeurs le « bon choix » à (au Sénégal, en Indochine) les bases du faire. On craint en effet que les électeurs, peu habitués au suffrage universel, ne deuxième empire colonial français, qui se laissent abuser par des démagogues : à droite, c’est la peur de voir élire des s’épanouira sous la IIIe République. candidats « rouges », à gauche, celle de voir les électeurs tomber sous l’influence Napoléon III se veut autant l’empereur des des notables (le châtelain, le curé…). Cela explique les hésitations de 1848 à Français que des Arabes. Si la politique de mettre en place le suffrage universel, puis la loi de mai 1850 le restreignant. Ici, il protection de la propriété des indigènes est maintenu, mais guidé. Le préfet intervient en donnant des instructions aux connaît un succès mitigé, la politique maires : désignation du « bon candidat », mise à disposition d’un seul bulletin de algérienne de Napoléon III, très favorable aux vote, service d’ordre pour empêcher les adversaires de se manifester, incitation au indigènes, génère une forte opposition de la retrait d’un candidat. part des colons français. Par hostilité à la tentative du « royaume arabe » beaucoup Les réformes politiques de colons se rallient aux républicains. Ils On constate qu’après 1863 l’opposition au régime est de plus en plus présente au accueilleront avec joie la proclamation de la sein du corps législatif (8 élus en 1852 contre 74 en 1869), alors que l’intérêt des République qui devra faire face à Français pour les élections ne cesse de grandir. Cette force nouvelle de l’insurrection de 100 000 moujahidin en l’opposition s’explique en partie par la libéralisation progressive du régime : Kabylie, dans le Constantinois et dans amnistie de 1859, réformes du décret sur la presse et du fonctionnement des l’Oranais ; le soulèvement ne fut écrasé qu’en institutions. Des réformes importantes sont adoptées au cours des années 1860, ce 1872. qui aboutit, en 1870, à un régime quasi-parlementaire. Le Corps législatif obtient La colonisation en Indochine est la le droit d’adresse en 1860 et, surtout, le droit d’interpellation en 1867, qui lui conséquence du désir de Napoléon III de permet de critiquer la politique du gouvernement. Le droit d’initiative des lois est protéger les missionnaires français persécutés partagé à partir de 1869 entre l’Empereur et le Corps législatif, qui obtient ainsi par l’empereur d’Annam. La conquête de la une prérogative fondamentale dans un régime démocratique. La liberté de la région de Saigon (1859-1861) prive l’Annam presse (1868) et l’assouplissement du système de la candidature officielle pour d’une partie de ses ressources en riz, ce qui les législatives de 1869 permettent à l’opposition de renforcer ses positions au oblige l’empereur d’Annam à céder la Corps législatif. En 1870, le régime devient presque parlementaire, puisque les Cochinchine à la France. Le protectorat sur le ministres sont responsables devant le Corps législatif (gouvernement dirigé par le Cambodge voisin permet ensuite de contrôler républicain rallié Émile Ollivier). Toutes les ambiguïtés ne sont cependant pas le cours du Mékong et de se lancer dans des levées, puisque l’Empereur reste « responsable devant le peuple français » et expéditions d’exploration vers le Laos et la qu’il fait ratifier par plébiscite ces réformes. Chine du Sud (mission Doudart de Lagrée en Dans son discours, Napoléon III insiste sur le fait que son régime associe « ordre 1866-1868). et liberté » et qu’il repose sur des « bases plébiscitaires », donc sur l’approbation L’expédition du Mexique (« la grande pensée du peuple français. En effet, le corps législatif est élu au suffrage universel du règne »), destinée à se faire rembourser les masculin direct et le Second Empire a eu recours par trois fois à des référendums créances mexicaines et à créer un grand au cours de son existence. On peut donc appeler « césarisme démocratique » cette empire catholique favorable à la France en pensée politique qui entend appuyer un pouvoir fort, incarné par l’empereur, Amérique latine, est un échec coûteux. Cet garant de l’ordre, sur un lien direct avec le peuple par le biais du suffrage échec et la montée de la Prusse après 1866 universel. L’objectif du référendum est double. D’abord, faire « ratifier les (victoire de Sadowa contre l’Autriche) font réformes libérales réalisées ces dix dernières années », ensuite rendre « plus que la France n’est plus aussi triomphante facile, dans l’avenir, la transmission de la Couronne ». Napoléon III cherche donc qu’aux alentours des à consolider son régime alors que l’opposition progresse. Le gouvernement années 1860. n’hésite pas à intervenir pour prôner le oui au référendum de mai 1870, en Napoléon III a combattu à la tête de ses utilisant non seulement l’administration préfectorale et les magistrats troupes durant la guerre franco-prussienne, municipaux, mais aussi le clergé. Il réussit son pari, puisque les électeurs déclarée le 19 juillet 1870. L’offensive approuvent massivement sa politique en mai 1870. victorieuse des armées prussiennes dans le Un bonapartiste convaincu : Haussmann nord de l’Alsace en août 1870 contraint Selon Haussmann, le régime impérial apporte la stabilité à un pays, grâce au l’armée française à faire retraite. Tandis que principe monarchique de l’hérédité. Bien tenu en mains par ce pouvoir fort, le le maréchal Bazaine se laisse bloquer dans pays est respecté de ses voisins, notamment parce que son chef est égal en dignité Metz, le maréchal Mac-Mahon et Napoléon aux autres dirigeants (Haussmann pense aux « grands monarques » qui dirigent III se replient fin août à Sedan avec 100 000 l’Empire austro-hongrois, la Prusse, la Russie, voire la Grande-Bretagne). hommes, espérant pouvoir réorganiser leurs Haussmann oppose nettement le régime impérial au régime parlementaire, qui troupes. La cuvette de Sedan est entourée de plongerait le pays dans les divisions politiques, ce qui serait un obstacle au « collines boisées d’où l’artillerie prussienne développement de sa grandeur et de sa puissance ». Mais sa définition du peut bombarder la ville. Au terme d’un siège bonapartisme est toutefois étonnante, puisqu’il prétend concilier l’hérédité et la très court, Napoléon III décide de capituler le souveraineté nationale, l’Empire « autoritaire » et la démocratie. La Constitution 2 septembre pour éviter un massacre. Comme garantirait les droits de la nation, dont l’Empereur est le représentant. L’Empire le Premier Empire, le Second Empire serait « la seule forme pratique de la démocratie », incarnée en quelque sorte dans s’achève dans la défaite. un homme fort. On retrouve là les ambiguïtés du « césarisme démocratique » 10 théorisé par Napoléon III. Le césarisme peut être défini au travers du portrait Napoléon III annonce des réformes politiques qu’Haussmann dresse de lui-même. Il se dit « démocrate » et « libéral » mais Napoléon III justifie les réformes, en aussi « autoritaire ». Régime qui se veut démocratique car la Constitution émane affirmant que la France est prête pour plus de de la « souveraineté du Peuple », libéral car il reconnaît des « droits inaliénables libertés. En février 1853, Napoléon III » « imprescriptibles », reprenant ainsi les termes de la Déclaration des droits de avait déclaré : « À ceux qui regrettent qu’une l’homme et du citoyen. « Autoritaire », car il faut un exécutif fort, stable, aux part plus large n’ait pas été faite à la liberté, mains d’un « délégué » héréditaire de la Nation, désintéressé, qui rivalise en je répondrai : la liberté n’a jamais dignité avec « les plus grands monarques ». Dans la réalité, l’aspect autoritaire aidé à fonder d’édifice durable, elle le l’emporte sur tous les autres, le suffrage universel est encadré, les libertés sont couronne quand le temps l’a consolidé ». En limitées. Il oppose l’Empire au régime parlementaire qui, selon lui, conduit à une 1867, après « quinze années de calme et de compétition des partis, à l’instabilité ministérielle et, finalement, à l’impuissance prospérité », il estime donc que son pouvoir du pouvoir exécutif. Le régime parlementaire conduit à privilégier les intérêts est suffisamment fort pour accorder plus de partisans plutôt que la grandeur et la puissance de la patrie. Mais on peut noter liberté aux Français. L’Empire libéral serait que Haussmann reste réfractaire au régime parlementaire, alors que le régime a en quelque sorte le prolongement logique de évolué dans ce sens en 1869-1870. l’Empire autoritaire. Cet argumentaire La liberté d’expression s’adresse à ceux qui pourraient s’opposer à Elle n’est pas de mise entre 1851 et 1860. Les opposants au régime sont ces réformes, c’est-à-dire à la fraction la plus emprisonnés ou exilés. C’est seulement en 1859 que Napoléon III autorise ces autoritaire des bonapartistes, celle qui ne derniers à rentrer en France. La presse a été placée sous surveillance par un décret comprend pas la libéralisation du régime. en février 1852. Un journal ne peut être publié qu’après avoir reçu « Rouher, à qui ce message est adressé, est l’un l’autorisation préalable du gouvernement ». Les journalistes ne peuvent rendre des chefs de file de ces bonapartistes « durs» compte librement de certains sujets politiques, notamment des discussions au (les «mameluks»), qui ont ensuite combattu Sénat et au Conseil d’État, et des procès pour délit de presse. Plus grave, tout Émile Ollivier en 1870. Dans cet extrait, périodique contrevenant à ce décret peut être suspendu voire supprimé sans l’Empereur annonce un assouplissement de jugement, par simple décision ministérielle. la législation sur la presse, un élargissement du droit de réunion et un pas vers le régime parlementaire. En III. La crise de 1870-1871 : l’Année terrible effet, même s’il continue à refuser l’idée d’un gouvernement responsable devant Le peuple de Paris pendant le premier siège le parlement, Napoléon III entend créer un Les sources montrent l’agitation du peuple parisien dans l’atmosphère lien entre les ministres et les deux surchauffée du premier siège de Paris, qui a engendré la Commune. assemblées. Les orateurs de l’extrême gauche attendent de la Commune tout d’abord la victoire : il faut « chasser les Prussiens ». Tous les historiens ont souligné le fort THIERS sentiment patriotique qui animait les futurs Communards. Les Communards sont Les discours de Thiers en 1850 sont en premier lieu des combattants qui veulent se battre alors qu’on ne les envoie éclairants quant aux rapports entretenus entre pas au combat, et qui y gagnent la conviction d’avoir été trahis par le la bourgeoisie et les classes laborieuses dites gouvernement provisoire Favre-Trochu, désigné le 4 septembre 1870 pour mener dangereuses. « Il faut tout faire la lutte contre la Prusse. Le patriotisme du XIXe siècle est une valeur portée par pour le pauvre » excepté lui donner le droit la gauche en directe filiation de la Révolution et des souvenirs des soldats de l’An de vote. La « vile multitude », héritière de la II. Patriote est alors un corollaire de républicain, aussi bien pour les ouvriers que violence spontanée jacobine ou de la pour les classes moyennes. jacquerie, n’est pas en capacité de se On attend aussi de la Commune l’instauration de « la véritable République », prononcer, faute d’éducation politique, sur le c’est-à-dire de « la République démocratique et sociale ». Les Communards se « sort ou l’avenir du pays ». Elle évoque pour réfèrent principalement à la République jacobine, celle des sans-culotte et de Thiers cette populace à l’instinct sanguinaire Robespierre. L’extrême gauche parisienne met ses espoirs dans « la Sociale », qui qui « a perdu toutes les républiques » s’occupera enfin du peuple, qui apportera l’égalité (« il faut que le château soit modérées. La phobie des « rouges » explique abaissé un peu et la chaumière élevée beaucoup »). L’État encouragera les « l’incommunicabilité entre la IIe République associations ouvrières qui remplaceront les patrons » : c’est le vieux programme et le peuple. Le socialisme y est encore de de la gauche (formulé par Louis Blanc dans les années 1840), qui consiste à l’ordre non pas du discutable, mais du organiser dans chaque métier des coopératives ouvrières. Le financement sera pervers ou du pathologique. fourni par des confiscations, notamment aux dépens de l’Église. Ces Les « libertés nécessaires » selon Thiers en revendications reviennent à mettre en cause implicitement le gouvernement de 1869 Défense nationale. Si on réclame la « véritable République », c’est bien que le C’est le programme de l’opposition libérale à régime en place est considéré comme une fausse République, ni démocratique, ni l’Empire en réponse au discours du trône de sociale, et pas assez énergique face à l’ennemi. La « république à dix monarques 1864. Thiers, alors opposant orléaniste à » fustigée ici, c’est précisément le gouvernement de Défense nationale, qui l’Empire, définit les « libertés nécessaires » : gouverne la France du 4 septembre 1870 au 13 février 1871, composée d’une la garantie du citoyen contre l’arbitraire du dizaine de membres. Il s’agissait de républicains modérés (Jules Ferry, Jules pouvoir, la liberté de la presse et la liberté des Favre, Jules Simon…) ou radicaux (Léon Gambetta, Pelletan…). Aucun élections. Ces trois libertés devant déboucher représentant de l’extrême gauche n’y siégeait depuis la démission de Rochefort sur le droit d’interpellation et, à terme, sur le (le 1 er novembre 1870). régime parlementaire. Le discours de Thiers Il ne faut pas toucher à Paris repose sur l’acceptation du suffrage Le 28 janvier, l’armistice est signé. Paris doit capituler après des semaines de universel. L’auteur est un des hommes siège. L’Assemblée nationale, élue le 8 février 1871, siège, depuis le 12 février, à politiques les plus importants de l’époque. La 11 Bordeaux, puisque Paris a été assiégée par les Prussiens. Les conditions de situation sous le Second Empire reste l’armistice font obligation au gouvernement provisoire, dont Bismarck ne intolérable pour l’opposition menée par reconnaît pas la légalité, de procéder à des élections d’où doit sortir un pouvoir Thiers. Le Second Empire ne respecte pas légal. Le 8 février, une Assemblée nationale est élue dans un pays en large partie l’habeas corpus, fondement de la liberté occupé et dans une précipitation exigée par les Allemands. Le résultat se solde individuelle, puisque de simples suspects par une victoire très nette des monarchistes se donnant pour le parti de la paix, sur peuvent être condamnés sans procès. La les républicains partisans de la reprise des combats. La France, assommée par le répression policière a longtemps été forte. désastre revient à ses élites traditionnelles. Paris, profondément républicain, Pour Thiers, la presse a un rôle essentiel à s’offense de ce résultat et craint la restauration. jouer dans la vie politique d’un pays car elle L’extrême-gauche, galvanisée par la résistance héroïque du peuple parisien lors permet « d’échanger les idées », elle « du siège de la capitale (septembre 1870-janvier 1871), trouve humiliante la paix enfante l’opinion publique ». L’auteur que négocie le gouvernement français. Elle s’accompagne, en effet, de la perte de réclame donc une plus grande liberté pour les l’Alsace-Lorraine et d’une occupation du territoire jusqu’au paiement journaux, mais pas une liberté totale. Le d'indemnités de guerre (5 millions de francs-or). Le défilé des Prussiens dans la journaliste ne doit pas pouvoir « outrager capitale (le 1er mars), la suppression par l’Assemblée Nationale (le 8 mars) de la l’honneur des citoyens », c’est-à-dire les solde des gardes nationaux (seule ressource des ouvriers mobilisés) et du diffamer, et ne doit pas pouvoir « troubler le moratoire sur les loyers finissent d’exaspérer les Parisiens et expliquent en grande repos du pays », c’est-à-dire appeler à des partie le soulèvement de la Commune. Les maladresses de l’Assemblée achèvent révoltes violentes. Les journaux sont loin de d’exaspérer les Parisiens et les poussent dans la révolte. La première maladresse disposer d’une telle liberté sous le Second est la décapitalisation de Paris. Après la signature des préliminaires de paix (le 1 er Empire, même si la situation s’est nettement mars) et l’évacuation de Paris par les troupes prussiennes, l’Assemblée peut améliorée depuis 1868. Même si le Second rentrer dans la capitale. Mais les députés monarchistes se méfient de l’agitation Empire a maintenu le suffrage universel parisienne et proposent de s’installer à Versailles. Les « ruraux », comme on masculin, les élections ne se déroulent pas de appelle les députés de l’Assemblée, décident que le nouveau siège du pouvoir manière démocratique. Les résultats des sera Versailles, siège symbolique de l’ancienne monarchie élections législatives sont biaisés par la déchue mais qui pourrait bien être restaurée. Louis Blanc (1811-1882), théoricien pratique de la candidature officielle. Elle du socialisme, en exil à Londres de juin 1848 à septembre 1870, est député de la permet au régime d’obtenir de confortables Seine. Il intervient au nom de la gauche républicaine, dont il est l’un des chefs majorités. Thiers souhaite l’instauration d’un avec Gambetta. Louis Blanc essaie de mettre en garde l’Assemblée nationale régime parlementaire dans lequel le contre les conséquences de la décision qu’elle s’apprête à prendre : la « gouvernement est responsable devant décapitalisation » de Paris. D’une façon prémonitoire, Louis Blanc affirme que le l’Assemblée et dans lequel les élus disposent peuple de Paris ne supportera pas, après les souffrances qu’il a endurées au cours de l’initiative des lois. Or, sous le Second du siège par les Prussiens, de voir Paris privée de son rang de capitale ; il risque Empire, aucune des assemblées (Sénat ou alors de se révolter, « l’horrible guerre étrangère » laissant la place à « une guerre Corps législatif) ne possède le pouvoir de civile plus horrible encore ». La seconde maladresse est une autre épreuve renverser le gouvernement ou de proposer d’humiliation : les Prussiens auront le loisir d’entrer et de défiler dans Paris, une loi. Ces revendications de l’opposition Thiers, chef de l’exécutif, ayant jugé que la sauvegarde de Belfort valait bien une sont peu à peu prises en compte, l’Empire petite occupation de Paris par les Uhlans. autoritaire deviendra un Empire libéral. Assemblée parisienne constituée de délégués de la Garde nationale au lendemain « La République sera conservatrice ou elle ne des élections de février 1871, le Comité central des vingt arrondissements dirige sera pas » temporairement la capitale et fait procéder à l’élection d’une Commune, qui se Depuis février 1871, A. Thiers, chef de l’État, veut la continuatrice de la Commune insurrectionnelle de 1792. Les Parisiens, exerce pleinement ses pouvoirs. Le 17 février durement touchés durant le siège de Paris, n’acceptent pas la paix et se 1871, il a été élu par l’Assemblée « chef de considèrent comme trahis. On peut évoquer quelques-uns des thèmes majeurs du l’exécutif de la République française en programme des Communards : mandat impératif, gouvernement direct, attendant qu’il soit statué sur les institutions responsabilité des fonctionnaires, instruction laïque, gratuite et obligatoire, de la France ». Après la Commune, la loi séparation de l’Église et de l’État, suppression du budget du culte et des couvents Rivet (31 août 1871) a confirmé Thiers dans (les Communards partagent avec les Républicains conciliateurs cette hostilité à ses fonctions l’institution religieuse quand ce n’est pas à la religion elle-même, parce que de président de la République. Le 13 l’Église a partie liée avec l’ensemble des forces réactionnaires), impôt progressif, novembre 1872, lors de l’ouverture de la fin du service militaire et des armées permanentes remplacées par une Garde session de l’Assemblée nationale, il se nationale… Ces décisions ont été appliquées entre mars et fin mai 1871. Dans prononce pour une « République tout cela, pas de socialisme mais l’idéal de la République « démocratique et conservatrice ». Ce discours montre sociale », défendue par le Paris populaire, celui des insurrections romantiques du l’évolution politique de l’ancien orléaniste, XIXe siècle. L’échec des tentatives de conciliation entre Assemblée nationale et chef du parti de l’Ordre, désormais convaincu Conseil communal, aggravé par la pression des révolutionnaires, radicalise le de la nécessité d’instaurer une république mouvement qui se transforme en révolution politique et sociale. Le 18 mars, le pourvu qu’elle soit autoritaire. Âge de 74 ans, peuple parisien s’insurge. Le gouvernement de Thiers se retire à Versailles, Thiers est une sorte de patriarche de la repousse la tentative de conciliation des maires parisiens (dont Clemenceau) et politique, après un itinéraire politique coupe la ville de ses communications avec l’extérieur. L’isolement de Paris, sinueux en apparence, puisqu’il a été ministre l’attentisme du reste de la France, permettent à A. Thiers avec la complicité de de Louis-Philippe, chef du parti de l’Ordre en Bismarck, de préparer la répression. La proclamation d’A. Thiers aux Parisiens 1848, défenseur des « libertés nécessaires » datée du 8 mai 1871 témoigne de l’interprétation du mouvement communard par sous Napoléon III. En fait, ce parcours les « Versaillais ». La Commune, présentée comme un pouvoir illégitime, politique est cohérent : Thiers a toujours minoritaire et dictatorial, partisan de la guerre à outrance et empêchant par là défendu une ligne politique centriste, libérale, 12 même la pacification et la réorganisation d’un pays exsangue, le chef du refusant aussi bien la réaction (les blancs) que gouvernement en appelle à la répression pour « en finir avec la guerre civile ». la révolution (les rouges). La forme du Marianne prend pour les conservateurs le visage effrayant de la « Sociale ». régime Une répression féroce (21-28 mai 1871) (monarchie ou république) est pour lui Avec l’aide de Bismarck qui libère des prisonniers français, Thiers peut secondaire. La formule «la République, déjà rassembler une armée de 130 000 hommes qui lui permettra d’écraser la essayée à deux reprises et sans succès » fait Commune. Les Versaillais entrent dans Paris par l’ouest, leur progression référence bien sûr aux deux premières méthodique pour reconquérir la capitale se ralentissant au fur et à mesure que républiques, considérées comme des l’on se rapproche de l’Est ouvrier. Le 23 mai, 500 barricades s’élèvent dans Paris. expériences peu concluantes par Thiers. La À partir du 24 mai, Paris devient le lieu d’une véritable chasse à l’homme. Cette Première République (1792-1799) a connu « Semaine sanglante » prend fin au cimetière du Père-Lachaise le 28 mai. Après des troubles importants (notamment la la Commune, une fois la République installée, il deviendra un des lieux Terreur) et a mené au pouvoir Napoléon Ier. symboliques des rassemblements de la gauche. Il y a peu de photographies fiables La IIe République (1848-1852) s’est terminée relatives à la « semaine sanglante ». Beaucoup semblent être des reconstitutions, de la même façon, en amenant sur le trône et il n’est pas inutile de rappeler qu’une photographie n’est pas forcément une Napoléon III. Mais la IIIe République sera la source primaire qui échapperait à d’éventuelles manipulations. bonne! La République Les Communards, peu à peu refoulés dans les quartiers de l’Est, malgré les est devenue selon Thiers le régime le plus barricades, pratiquèrent la stratégie de la terre brûlée qui n’épargna même pas le souhaitable, parce que le « pouvoir siège de leur pouvoir, cet Hôtel de Ville bientôt incendié et le palais héréditaire » n’est plus d’actualité. La des Tuileries, qui ne sera pas reconstruit. Au milieu des combats, une foule monarchie a montré ses limites, d’abord avec enragée réclame l’exécution des otages que la Commune tenait emprisonnés l’échec de Louis-Philippe (renversé en 1848), depuis le début du mois d’avril : des gardiens de la paix, l’archevêque de Paris, puis avec la chute de Napoléon III Monseigneur Darboy et d’autres prêtres, des civils considérés comme des (balayé par la défaite en 1870). La nation mouchards, en tout une centaine d’individus sont passés par les armes. Le bilan veut maintenant « se régir elle-même ». Ce de la répression est difficile à établir. L’historien britannique Robert Tombs a ralliement de Thiers à la République honnie tenté de dénombrer les victimes d’une manière très méticuleuse. inquiète les monarchistes partisans de la L’historiographie a souvent avancé le chiffre de 17 000 morts dans les rangs des restauration et majoritaires à l’Assemblée. Ils Communards, voire un chiffre plus élevé. Selon Tombs, le bilan est sans doute de le poussent à la démission le 24 mai 1873. 10 000 Communards tués au cours de la « semaine sanglante » (pour l’armée Thiers a eu raison trop tôt, puisqu’il a été versaillaise, le bilan est de 400 tués et 1 100 blessés graves). Même si le nombre renversé par les monarchistes en 1873. Mais des morts a donc été revu à la baisse, il reste énorme. Surtout, il faut souligner la suite des événements lui a donné raison, que, dans leur très grande majorité, ces Communards ne sont pas morts dans la puisque les républicains opportunistes, menés fureur des combats, mais dans des exécutions sans jugement systématiquement par Gambetta et Ferry, ont rassemblé une organisées par les chefs de l’armée versaillaise. Tombs insiste sur ces massacres majorité de Français en 1876 et 1877 autour planifiés dans un cadre quasiment légal, par des forces militaires et policières d’une République modérée, conservatrice. À intervenant après les combats. « Comme nous l’avons montré, la Semaine sa mort, le 3 septembre 1877, juste avant les sanglante fut en grande partie une tuerie froide et impersonnelle. […] Si élections législatives décisives, Thiers est l’écrasement de la Commune a marqué en France la fin de l’ère des révolutions, il salué comme l’un des chefs du parti a été un des signes avant-coureurs de l’ère moderne des génocides » (Tombs, républicain. pages 345-346). A ce triste constat s’ajoutèrent encore 37 309 prisonniers (dont 819 femmes et 538 enfants). Les jugements, par des tribunaux militaires, durèrent Destruction de la colonne Vendôme le 16 mai quatre ans. Il y eut 93 condamnés à mort, 251 aux travaux forcés, 4 586 déportés 1871 en Nouvelle-Calédonie (dont Louise Michel) et 5 207 peines de prison (dont 90 Sous la Commune, le peuple communie dans enfants). Les derniers prisonniers et déportés sont amnistiés en 1880. de grandes cérémonies quasi religieuses ou La Commune de Paris reste dans la mémoire du mouvement ouvrier et du lors de séances solennelles d’exorcisme dont socialisme comme une aube annonciatrice de l’avenir. Elle est plutôt la dernière l’une aboutit à la destruction de la colonne des insurrections du Paris des révolutionnaires, la rencontre de la tradition Vendôme dénoncée comme un « symbole de révolutionnaire, fille de 1793, du mouvement républicain avancé et socialiste de force la fin de l’Empire, d’une réaction patriotique face à la défaite, d’une affirmation brute et de fausse gloire, une affirmation du d’autonomie communale face à Versailles et à l’Assemblée nationale. militarisme ». Lorsque les Communards tentent une sortie le 3 mai 1871, ils sont IV. La IIIe République s’impose entre 1871 et 1879 facilement arrêtés et les prisonniers sont fusillés. En représailles, la Commune arrête Le vote de février 1871 et la conquête républicaine des campagnes des otages, détruit la maison de Thiers et abat Le pourcentage des suffrages aux élections législatives du 8 février 1871 oppose la colonne Vendôme (érigée avec les canons une France de l’ouest, majoritairement rurale qui, assommée par le désastre, est russes et autrichiens pris à la bataille revenue à ses élites traditionnelles, à une France de l’est, minoritaire, la France d’Austerlitz et surmontée d’une statue de industrielle et urbaine, conquise par les idéaux républicains. La représentation de Napoléon), symbole pour elle du militarisme. l’Assemblée en 1871 confirme la majorité monarchique et permet d’en présenter Ce « grand mât tout en bronze, sculpté de les trois grandes tendances orléaniste, légitimiste et bonapartiste, aux aspirations victoires, et ayant pour vigie Napoléon », divergentes. Après « l’année terrible », la France se recueille dans l’ordre et la comme la décrivait Balzac a connu bien des paix. Les républicains ont besoin du vote des paysans, parce que ceux-ci aléas, chaque gouvernement lui ayant, tout au constituent la majorité de l’électorat dans une France encore rurale (les paysans long du siècle, imposé sa marque. Gustave représentent 69 % de la population à cette date). Le vote conservateur de 1871 fut Courbet, nommé président de la commission plus une réponse à la guerre qu’une volonté de réaction. Les campagnes ont des Musées et délégué aux Beaux-Arts en 13 donné, en février 1871, une majorité aux monarchistes, qui incarnaient la paix – septembre 1870, avait alors proposé au ce qui avait exaspéré les républicains les plus avancés (voir la formule de Gaston gouvernement de Défense nationale de Crémieux, chef de l’extrême gauche marseillaise : « majorité rurale, honte de la déplacer la colonne aux Invalides. Les France ! »). Léon Gambetta (1838-1882) a démissionné du gouvernement de Communards la mettront bas sans Défense nationale le 6 février 1871. Élu député du Bas-Rhin, il a démissionné au ménagement et Courbet devra payer sa lendemain du traité de Francfort, pour protester contre la cession à l’Allemagne restauration de ses propres deniers. de l’Alsace-Lorraine. Réfugié à Saint-Sébastien (Espagne), il est un spectateur attristé de la guerre civile entre Communards et Versaillais. Réélu député lors des George Sand présente la Commune comme élections partielles de juillet 1871, il décide de devenir le « commis voyageur de une sorte de dérapage, dû à l’inexpérience la République », pour réaliser la « conquête républicaine des campagnes » : il politique du peuple de Paris. Selon elle, en s’agit de proposer à l’électorat rural une République rassurante. C’est à ce effet, il a commis trois erreurs : moment que Gambetta prend ses distances avec le radicalisme et se rapproche des – il a exagéré les conséquences de la défaite républicains modérés de Jules Ferry. Gambetta conçoit la propagande militaire face aux Prussiens et surtout les républicaine dans les campagnes comme un travail quotidien mené par des responsabilités du gouvernement de Défense militants de terrain. Il s’adresse ici à des républicains issus du monde rural et il nationale, accusé de « trahison » pour ne pas leur demande de convaincre leurs concitoyens là où ils les trouveront, dans leur avoir pu arrêter l’avance des Prussiens. travail ou leurs loisirs : « dans les foires, dans les marchés, dans vos jeux ». Les – il a surestimé le poids de la droite paysans doivent parler aux paysans, la frange la plus avancée du monde rural doit monarchiste, sans comprendre que Thiers convaincre la masse des « huit millions d’agriculteurs » de voter pour les était en train de rallier une partie des républicains. Pour ce faire, il faut donner du régime républicain une image royalistes à la République ; croyant la rassurante, de progrès et surtout d’ordre. Gambetta veut renverser l’argumentaire République en danger, il a donc cru que seule de ses adversaires, qui assimilent la République à la Commune, au « spectre la Commune de Paris pourrait la sauver. rouge », à la subversion sociale. Non, « ceux qui recherchent le trouble, le – il a placé sa confiance dans un « parti désordre, ce n’est pas nous », ce sont eux, les monarchistes. L’ordre est du côté essentiellement populaire » qui en fait de la République, tandis que la monarchie représente « les aventures » (référence n’existait pas, puisque la Commune, très à la défaite militaire de 1870), une « politique de castes » et la « domination d’un divisée, fut incapable de définir un véritable seul », c’est-à-dire la remise en cause des acquis de 1789. Le discours prononcé à programme de gouvernement. Château-Chinon le 26 octobre 1877, s’inscrit dans cette entreprise de fondation d’une « République des paysans », selon le mot de Jules Ferry. Le parti des « honnêtes gens » Élu président de la République en mai 1873, le maréchal Mac-Mahon, militaire Ce texte – très caractéristique de la littérature de tradition légitimiste, est chargé de « garder la place » jusqu’à la restauration de « versaillaise » mais particulièrement violent la monarchie. Les trois représentants des partis monarchistes siégeant à dans sa formulation – permet de faire l’Assemblée sont le comte de Chambord pour les légitimistes, le duc d’Aumale comprendre l’état d’esprit des conservateurs pour les orléanistes et le Prince impérial pour les bonapartistes. Faire de Mac- affolés par la Commune. Feydeau propose Mahon, maréchal très populaire par ses victoires lors des guerres de Crimée et une vision totalement manichéenne de la d’Italie, royaliste mais sans envergure politique, un président de la République, société française : d’un côté les « honnêtes permet aux royalistes d’attendre un changement d’opinion du comte de gens » (expression souvent utilisée les années Chambord. C’est la raison de la création du septennat. Mais « Henri V » refuse suivantes par les tenants de « l’Ordre moral une nouvelle fois de changer d’avis, malgré le ralliement du comte de Paris (août ») ; de l’autre, les « scélérats » et les « 1873). Il ne reste plus qu’à faire durer la majorité royaliste jusqu’à la mort du duc gredins », explicitement assimilés aux de Chambord (sans enfants) pour que la couronne revienne alors au comte de Communards et aux socialistes. La Commune Paris, prêt à accepter une monarchie constitutionnelle et le drapeau tricolore. n’est pas interprétée comme un phénomène Mais quand « Henri V » meurt en 1883, la République est aux mains des politique, mais comme un phénomène républicains depuis trois ans ! La restauration a échoué parce que le comte de criminel. Dans cette perspective, l’auteur Chambord a refusé d’être un roi constitutionnel acceptant le drapeau tricolore et à appelle de ses voeux un régime autoritaire, cause des manoeuvres des légitimistes et des bonapartistes. Après l’échec de la une réaction au sens strict du terme, puisqu’il restauration, il ne reste plus à l’Assemblée qu’à se rallier à une république de propose de revenir à Louis XIV en rejetant compromis. les « conquêtes de 89 » et le « régime parlementaire ». Les lois de 1875 et le régime parlementaire Mais le calme, loin de favoriser les conservateurs, oeuvre pour la République. Marianne est de retour Certes, le régime politique reste provisoire, mais le temps va conduire à ce Édouard Guillaumin, dit Pépin (1842-vers paradoxe d’une Assemblée nationale monarchiste qui, par les lois 1910), fut l’un des principaux collaborateurs constitutionnelles de 1875, fonde la République. Cette évolution est attestée à la de l’hebdomadaire républicain Le Grelot fois par les élections législatives partielles mais aussi par les élections locales. De (1871-1905). En entendant La Marseillaise, janvier 1872 à la chute de Thiers le 24 mai 1873, ont lieu pas moins de trente-huit les trois personnages à l’arrière-plan sont pris élections ! Toutes révèlent la constance et l’ampleur des succès républicains. De de réactions violentes. Le royaliste tourne le cette évolution de l’opinion, de cette pesée du suffrage universel, l’Assemblée dos et se bouche les oreilles, dans une posture subit les contrecoups. Henri Wallon (1812-1904), professeur d’histoire et député ridicule (sa perruque s’envole). Le jésuite du Nord, catholique centriste, présente son amendement le 30 janvier 1875. Il est lève les bras au ciel, comme s’il invoquait un voté d’extrême justesse, grâce à l’appui inattendu du centre droit. L’amendement secours divin, et ses traits expriment un fonde la République, en droit. véritable affolement. Le bonapartiste semble Il faut attendre les lois constitutionnelles de 1875 pour que le suffrage universel pris d’un malaise qui va le terrasser. Les soit enfin libre de contraintes, mais il s’agit encore d’un suffrage exclusivement ennemis de la République disparaissent ainsi, masculin. Les trois lois de 1875 définissent un régime parlementaire. La loi du 24 comme des fantômes, dans un lointain 14 février organise le Sénat. Celle du 25 février organise le fonctionnement des brumeux. pouvoirs publics (Assemblée et président de la République). Celle du 16 juillet 1875 organise les rapports entre les pouvoirs publics. On ne peut parler de La dissolution est présentée par Daumier Constitution de 1875, car il n’y a pas de texte d’ensemble voté en une seule fois, comme un gros nuage noir qui obscurcit le ni de proclamation de grands principes en préambule. Le gouvernement est ciel au-dessus de l’Assemblée nationale. responsable devant les deux chambres et le président de la République peut Devant l’Assemblée, le peuple observe avec dissoudre la Chambre des députés. Ce régime parlementaire se distingue par deux inquiétude l’arrivée de ce nuage menaçant. traits originaux : les pouvoirs importants du Sénat et du président de la Le peuple est classiquement représenté par la République. La loi du 25 février 1875 donne des pouvoirs étendus au président de double figure de l’ouvrier (personnage de la République. Incarnant en quelque sorte la République, il « préside aux gauche, coiffé d’une casquette) et du solennités nationales » et représente la France vis-à-vis des puissances étrangères. bourgeois (personnage central, coiffé d’un Mais il ne se contente pas de ce rôle de représentation : il hérite du droit régalien chapeau et vu de dos). La dissolution est donc de grâce ; il est chef des armées ; il nomme « à tous les emplois civils et militaires considérée par le dessinateur comme une », ce qui signifie, notamment, qu’il nomme les ministres. Enfin, il participe au menace planant sur la démocratie. processus législatif, dans sa phase initiale (initiative des lois) et dans sa phase finale (promulgation). La dernière clause de l’article 3 citée ici signifie que le Ce que l’on appelle la « constitution » Président est politiquement irresponsable : le contreseing ministériel est normal Grévy est en fait l’interprétation des lois dans le cadre d’un régime parlementaire où le gouvernement est responsable constitutionnelles de 1875 par le nouveau devant l’Assemblée. L’article 5, qui donne le droit de dissolution au président de président de la République, élu en février la République, est conforme aux principes du régime parlementaire. Au total, le 1879 au lendemain de la démission de Mac- président est à la tête de vastes pouvoirs, mais son mode de désignation limite son Mahon. Dans son premier message au autorité. Le précédent du 10 décembre 1848, marqué par l’opprobre du Parlement (rappelons que la tradition bonapartisme, excluait l’élection directe du Président par le peuple. Contrôle et républicaine interdit au président de la équilibre des pouvoirs fondent donc un système complexe qui peut ouvrir la voie République de se rendre dans l’enceinte du à des interprétations diverses. Tous les éléments du régime parlementaire sont Parlement), Jules Grévy définit sa conception réunis ici. La relation entre l’exécutif et le législatif est équilibrée. Le président des relations entre l’exécutif et le législatif. de la République peut dissoudre la Chambre des députés. Symétriquement, la En affirmant « Soumis avec sincérité à la Chambre des députés ou le Sénat peuvent censurer le gouvernement, qui est grande loi du régime parlementaire, je responsable devant les deux chambres. L’élection du président de la République n’entrerai jamais en lutte contre la volonté au suffrage universel indirect, par les deux chambres réunies en « Assemblée nationale, exprimée par ses organes nationale » (on dit aussi en congrès), et non au suffrage universel direct (comme constitutionnels », il signifie en fait qu’il en 1848), va dans le sens du régime parlementaire. Le Sénat est élu au suffrage n’utilisera pas le droit de dissolution que lui universel indirect, par un collège de grands électeurs où le monde rural est confèrent pourtant les lois constitutionnelles surreprésenté. Cela lui donne un caractère moins démocratique que la Chambre de 1875. En effet, dans la culture des députés, défaut dénoncé pendant longtemps par les radicaux. Par ailleurs, son républicaine, fondée sur la primauté du rôle politique est important : le Sénat peut aussi renverser le gouvernement sous Parlement, élu par le peuple, une dissolution la IIIe République (cela s’est produit en 1896, aux dépens du ministère est perçue comme une atteinte à la Bourgeois, et en 1938, aux dépens du 2e ministère Blum). Pourtant, le Sénat ne souveraineté populaire et donc, peut pas être dissous et il doit donner son accord au Président pour une éventuelle implicitement, comme une tentative dissolution de la Chambre des députés. d’instauration d’un régime autoritaire. Elle Les élections du 20 février 1876 sonnent le glas de la droite et l’avènement de la évoque le pouvoir personnel et les souvenirs gauche. La crise du 16 mai 1877 a infléchi les institutions, en affaiblissant de 1851. C’est au nom de cette conception l’exécutif (le président de la République renonce à utiliser le droit de dissolution) que les républicains avaient dénoncé la au profit de la Chambre des députés. On parle de « crise du 16 mai » parce que, le dissolution opérée par Mac-Mahon après la 16 mai 1877, le président de la République, Mac-Mahon, demande au président crise du 16 mai 1877. En imposant cette du Conseil, Jules Simon, de démissionner. Cette demande de démission ouvre interprétation des lois de 1875, les une crise politique, dans la mesure où Mac-Mahon ne fait pas une lecture républicains posent le socle d’un régime strictement parlementaire de la Constitution. Pour lui, le président du Conseil est exclusivement parlementaire, dans lequel la responsable devant l’Assemblée (dominée par une majorité républicaine), mais plus grande partie du pouvoir revient à la aussi devant le président de la République. Étant donné que Mac-Mahon Chambre des députés. Votant lois et budgets, n’approuve pas la politique menée par le gouvernement, il choisit l’épreuve de accordant ou refusant sa confiance au force : il tente d’abord de former un nouveau gouvernement, confié à de Broglie gouvernement, participant avec le Sénat à (un homme très marqué à droite, qui incarne la politique « d’ordre moral » menée l’élection du chef de l’État, ne craignant plus en 1873-74) ; puis, il dissout la Chambre qui a mis immédiatement en minorité de le risque de dissolution, elle est le pivot du Broglie. système institutionnel, le lieu des grands C’est le président de la République qui est visé implicitement par Gambetta dans débats politiques et des joutes oratoires. À ce discours. Quand il affirme que « personne, à quelque degré de l’échelle l’inverse, le président de la République, qui politique ou administrative qu’il soit placé » ne pourra résister au suffrage se prive de l’exercice de l’un de ses pouvoirs universel, il pense évidemment à Mac-Mahon. Il doit se soumettre ou se essentiels, voit son influence réduite. La démettre, parce que les républicains sont majoritaires. La « seule autorité devant constitution Grévy est donc l’une des étapes laquelle il faut que tous s’inclinent » est le suffrage universel qui désigne une qui conduisent au glissement du régime majorité à la Chambre, dont le gouvernement doit être issu. Mac-Mahon s’est parlementaire vers un régime d’assemblée. d’abord soumis au régime parlementaire, dans la mesure où il a pris acte de la victoire des républicains aux législatives d’octobre 1877 et a accepté la formation d’un gouvernement issu de la majorité parlementaire (ministère Dufaure). Puis 15 Mac-Mahon s’est démis : il a démissionné le 30 janvier1879 parce qu’il ne voulait pas cautionner des mesures d’épuration de l’armée prises par le gouvernement républicain (il s’agissait de révoquer des officiers monarchistes). Conformément à l’article 3 de la loi du 16 juillet 1875, le Congrès se réunit à Versailles et élit Jules Grévy. Les républicains parviennent donc à se rendre maîtres de la Chambre des députés (1876) puis du Sénat et enfin de la présidence de la République (1879). La phrase soulignée signifie concrètement que Grévy renonce à faire usage du droit de dissolution, dont son prédécesseur Mac-Mahon avait abusé. Plus aucun président de la IIIe République n’osera utiliser son droit de dissolution. Cela modifie le fonctionnement des institutions, puisque le droit de dissolution est la contrepartie de la responsabilité ministérielle dans un régime parlementaire. Dès lors, le président de la République perdrait l’arme que lui avaient donnée les lois de 1875 face à la Chambre à qui allait le véritable pouvoir. Les lois de 1875 ont ainsi évolué dans le sens d’un régime d’assemblée, c’est-à- dire d’un régime où l’exécutif est étroitement soumis au législatif. Les élections de 1871 se jouent sur la poursuite ou non de la guerre. L’emporte la province conservatrice favorable à la paix ; les républicains et Paris sont battus, les bonapartistes laminés car rendus responsables de la défaite. Les élections suivantes (1876, 1877) sont marquées par la réapparition des bonapartistes et surtout la progression des républicains, qui profitent de la mise en place d’une République conservatrice qui n’effraie pas les électeurs. Orléanistes (partisans du comte de Paris) et légitimistes (partisans du comte de Chambord) n’arrivent pas à s’entendre. En 1881, les bonapartistes ont disparu, faute de prétendant (le prince impérial meurt en 1879 dans la guerre contre les Zoulous), les royalistes reculent, tandis qu’apparaissent les premiers députés radicaux. La République est solidement installée. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des En 1879, les républicains sont parvenus, non sans mal, à conquérir le pouvoir. objectifs : Unis en février 1848, ils ne tardent pas à se diviser, ce qui conduit à leur affaiblissement et à la victoire du parti de l’Ordre puis à la proclamation de l’Empire en 1852. Durant l’Empire, ils se montrent des adversaires résolus, mais peu entendus, du régime. C’est à la faveur de la guerre contre la Prusse qu’ils proclament la République le 4 septembre 1870. Mais la Commune est à nouveau l’occasion pour les républicains de se diviser. Les monarchistes en profitent pour prendre le pouvoir grâce aux campagnes qui aspirent à la paix. Déterminés, profitant des erreurs et des hésitations des monarchistes, les républicains parviennent à imposer la nature républicaine du régime (amendement Wallon en 1875). Puis, ils vont entreprendre une lente, mais efficace, conquête de l’électorat en diffusant les valeurs républicaines, en montrant que la République pouvait aussi assurer l’ordre, la paix et la prospérité. C’est donc grâce au suffrage universel qu’ils parviennent à se rendre maîtres une à une des institutions de la IIIe République. La victoire totale des républicains, en 1879, a donc eu deux causes distinctes : d’une part, ils ont bénéficié des conséquences de la déclaration de guerre de Napoléon III à la Prusse ; d’autre part, ils ont su consolider cette chance historique en ralliant le peuple français à leur cause. En 1879, toutefois, les idées républicaines n’ont pas véritablement été appliquées. Les lois constitutionnelles de 1875 ont été votées par une assemblée monarchiste. L’objectif des républicains, après 1879, sera donc d’appliquer leur programme libéral et démocratique, ce qui sera la grande oeuvre du début des années 1880. Selon l’historien François Furet, 1879 met fin au processus révolutionnaire entamé par les Français un siècle plus tôt. En effet, la nature républicaine du régime n’est plus remise en cause après cette date, si l’on excepte la parenthèse douloureuse de Vichy. Reste aux républicains, qui ont triomphé des autres forces politiques, à enraciner la République. C’est à l’école et au service militaire que les républicains vont par la suite assigner ce rôle.

16 HC – Victor Hugo Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) : Poète, dramaturge, romancier, dessinateur ; pair de France, député, exilé politique, sénateur ; orateur politique de talent, acharné à promouvoir le suffrage universel, à combattre la peine de mort, à défendre les opprimés. Engagé sur tous les fronts, Victor Hugo (1802-1885) se révèle résolument moderne. Plus et mieux que quiconque, Victor Hugo a été l’emblème de son siècle. Il a su construire sa pensée politique au fil des courants sans jamais se laisser embrigader, et, au bout du compte, n’a eu qu’une seule et même aspiration du début à la fin de sa carrière : le social, l’amélioration du sort des défavorisés, la lutte pour les droits de l’homme. Cet idéal politique a également été un idéal littéraire. Victor Hugo a mis son œuvre au service de son combat pour la justice : une vie immense pour une œuvre immense. Sources et muséographie :

Ouvrages généraux : Avner Ben Amos, Les funérailles de Victor Hugo in Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Gallimard, 1984, Tome 1, pp. 473 et sq. Les Années Hugo, 1802-1885 / sous la dir. de Jacques Marseille. - Larousse, 2002. - 216 p. GASIGLIA-LASTER, Danièle. - La Gloire de Victor Hugo : [exposition], Galeries nationales du Grand Palais, Paris, 1er octobre 1985 - 6 janvier 1986 [organisée par la Réunion des musées nationaux]. - Éd. de la Réunion des musées nationaux, 1985. - 810 p. PICON, Jérôme ; VIOLANTE, Isabelle. - Victor Hugo : la légende et le siècle. - Textuel, 2001. - 192 p. - (Passion). VAN TIEGHEM, Philippe. - Victor Hugo : un génie sans frontières : dictionnaire de sa vie et de son œuvre. - Larousse, 1985. - 255 p. DECAUX, Alain. - Victor Hugo. - Perrin, 2001. - 1036 p. GOHIN, Yves. - Victor Hugo -Presses universitaires de France, 1987. - 125 p. - (Que sais-je ?). GROSSIORD, Sophie. - Victor Hugo : et s’il n’en reste qu’un… - Gallimard ; Paris-musées, 1998. - 176 p. - (Découvertes. Littérature). GUILLEMIN, Henri. - Hugo. - Nouv. éd. - Seuil, 2002. - 222 p. : ill. - (Écrivains de toujours). KAHN, Jean-François. - Victor Hugo, un révolutionnaire suivi de L'Extraordinaire métamorphose. - Fayard, 2001. - 960 p. Documentation Photographique et diapos :

Revues : Victor Hugo, du cœur à l'œuvre, TDC, N° 827, du 1er au 15 janvier 2002 VAN TIEGHEM, Philippe. - Victor Hugo : portrait d'un génie. - L'Histoire, 2001. - P. 32-71. - (L'Histoire, n° spécial ; 261). Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

BO 4 e actuel : « La France de 1815 à 1914 (4 à 5 heures) L’accent est mis sur la recherche, à travers de nombreuses luttes politiques et sociales et de multiples expériences politiques, d’un régime stable, capable de satisfaire les aspirations d’une société française majoritairement attachée à l’héritage révolutionnaire. •Repères chronologiques : la monarchie constitutionnelle en France (1815-1848); les révolutions de 1830 ; les révolutions de 1848 ; la Seconde République (1848-1852) ; le Second Empire (1852-1870) ; l’inauguration du canal de Suez (1869) ; proclamation de la République (4 septembre 1870) ; l’Affaire Dreyfus (1898). •Documents : Delacroix : La Liberté guidant le peuple ; Victor Hugo : extraits des Châtiments et des Misérables ; la loi sur la séparation de l’Église et de l’État (1905). »

Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : : 17

SOUS LA MONARCHIE (1814-1848) Victor Hugo est le républicain exemplaire. Sous la Restauration, Victor Hugo, à l’instar du jeune Marius des Misérables, est Pourtant rien ne prédisposait le jeune poète d’abord monarchiste avant d’apprendre à préférer la liberté et la république. Il a royaliste à un tel destin. Né avec le siècle, bénéficié, sous le règne de Louis XVIII (1814-1824), d’une gratification et d’une c’est dans les bouleversements du printemps pension grâce à ses premiers poèmes. L’influence de sa mère, plutôt royaliste, et 1848 qu’il s’ouvre à la République. Victor l’aura de Chateaubriand ont fortement contribué à cette orientation politique, Hugo fait partie de ceux qu’on appellera les « mais déjà, en 1823, Han d’Islande dénonçait la peine de mort et les supplices. républicains du lendemain ». Vicomte, Pair Dans ce roman, Hugo est l’un des premiers à décrire une révolte ouvrière de France, ancien commensal (c’est-à-dire provoquée par la misère. Et si le poète a certes écrit une Ode à Charles X, qui partageant la même table) de Louis-Philippe, succède à Louis XVIII en 1824, celle-ci comporte une condamnation de il est l’un de ces hommes de l’échafaud. En 1826, il s’attaque à l’esclavage et au racisme, avec Bug-Jargal qui droite, notables de la monarchie censitaire, retrace la révolte des Noirs dans l’île de Saint-Domingue en 1791 : le roman que la foule en armes, la fuite du roi, les insiste sur l’asservissement colonial et dénonce la répression exercée par les proclamations du gouvernement provisoire Blancs. ont projeté dans un nouveau régime. De même, les œuvres où sont mis en scène des personnages royaux font part de D’abord déphasé par l’événement, il se sentiments mitigés vis-à-vis de la monarchie. Le personnage éponyme de reprend et se distingue vite des conservateurs. (1827), au moment d’être sacré roi, refuse la couronne : « Ah ! Invité à la plantation d’un arbre de la liberté, Remportez ce signe exécrable, odieux ! » La préface de (1831) place des Vosges, il y va d’un discours célèbre le triomphe de la liberté et de ceux qui ont secoué le joug de la monarchie enflammé, très applaudi, qui se termine par absolue. L’œuvre avait été interdite, l’image de Louis XIII y paraissait trop un « Vive la République négative. D’autres œuvres, Le roi s’amuse (1832) et (1838), exhibent la universelle ! ». Ce type de manifestation, vanité de la monarchie et sa décadence. Dès 1831, il se présente comme « placé pittoresque et sympathique, est depuis plusieurs années dans les rangs [...] de l’opposition » et « dévoué et acquis caractéristique du folklore révolutionnaire de » depuis qu’il a eu « l’âge d’homme, à toutes les idées de progrès, d’amélioration, 1848. Les nombreuses références de de liberté ». Or, Hugo a atteint l’âge d’homme en 1827. En 1830, lorsque Charles l’écrivain à , à Jésus, à la croix X dissout la Chambre, modifie la loi électorale et suspend la liberté de la presse, témoignent du rapprochement entre l’Église Hugo est de tout cœur avec les partisans de la révolution qui s’ensuit. Il prendra et la République après un long siècle position en faveur de la liberté de la presse à deux reprises (1832 et 1848). En d’hostilité. Cette plantation contraste avec 1832, il écrit à Sainte-Beuve : « Nous aurons un jour une république, et quand celles des lendemains de la révolution de elle viendra, elle sera bonne. » Par ailleurs, il déclarera à maintes reprises qu’il 1830 où les arbres de la liberté étaient plantés est devenu socialiste dès 1828, lorsqu’il a écrit Le Dernier Jour d’un condamné, sans prêtre, symboles laïques opposés aux publié en 1829, pour montrer l’horreur de la peine de mort en imaginant le récit érections de croix de mission d’avant 1830. d’un condamné qui sera exécuté dans quelques heures. Cette tendance En 1848, au contraire, l’arbre n’est plus une ouvertement démocratique apparaît encore plus nettement dans une nouvelle de anti-croix mais le symbole de cette « nouvelle 1834, inspirée d’un fait divers contemporain : . Elle développe le religion », élan mystique vers une thème de la misère, mère du crime : un ouvrier parisien vole pour empêcher sa communion fraternelle et universelle, famille de mourir de faim ; envoyé en prison, il est poussé à bout, tue le directeur caractéristique de « l’esprit et est exécuté. L’œuvre met en cause le régime pénitentiaire et insiste sur les de 1848 ». causes sociales du crime. Hugo entreprend de justifier le malheureux qui aurait Hugo met ici sa notoriété, son talent, sa verve pu devenir bon s’il avait pu aller à l’école. « Le sort le met dans une société si romantique au service des idéaux mal faite qu’il finit par voler et la société le met dans une prison si mal faite qu’il révolutionnaires. Son discours reflète finit par tuer. » Dans la préface, Hugo s’adresse directement aux législateurs : « l’humanitarisme sincère des quarante- Vous croyez être dans la question, vous n’y êtes pas. Que vous l’appeliez huitards et distingue deux sortes de république ou que vous l’appeliez monarchie, le peuple souffre... le peuple a républiques : la république des « terroristes », froid. » La même année, il écrit au directeur de la Revue du Progrès social pour le régime de 1793, les sectateurs de la exprimer son désir d’un ordre social inspiré des principes de la Révolution guillotine qu’il rejette et la république française. Entre les années 1834 et 1839, où l’on parle beaucoup de « civilisation modérée, amie de l’industrie et du commerce, », il émet le vœu d’un parti qui se situerait entre celui « de la Restauration » et favorable à la propriété, au celui « de la Révolution ». travail, à la famille, « la sainte communion de LA IIe RÉPUBLIQUE (1848-1851) tous les Français ». C’est cette dernière qu’il Après l’abdication de Charles X en 1830, le changement apporté par l’avènement appelle de ses voeux, la « république de Louis-Philippe laisse un moment espérer une évolution sociale et politique, universelle », une république soit, mais une mais le régime s’enferme dans le conservatisme. Début 1848, la monarchie est à république raisonnable. bout de souffle. Après la révolution de février 1848, il approuve chaudement la décision de supprimer la peine de mort (lettre à Lamartine du 27 février 1848). Adolphe Léon Willette (1857-1926) fut Candidat aux élections à l’Assemblée constituante, il explique, dans la célèbre l’un des principaux caricaturistes français de Déclaration du 26 mai 1848, ce qu’il attend de la république : la liberté, la la fin du XIXe siècle : il collabora au Chat clémence dans la loi pénale, l’enseignement pour tous, le respect de la propriété Noir, à L’Assiette au Beurre, mais aussi à la et de l’héritage, la dissolution de la guerre. Libre Parole illustrée de Drumont. Figure Après les émeutes de juin, il intervient, pendant tout le mois de juillet 1848, en marquante de Montmartre, Willette fut aussi, faveur de nombreux prisonniers politiques menacés d’exécution et de déportation. aux côtés de son collègue Forain, l’auteur de Juillet 1849 est un moment crucial de la carrière politique de Hugo, élu député en dessins antisémites. Mais ce personnage juin 1848 et en mai 1849. La poussée « démocrate-socialiste » lui donne complexe fut également l’un des illustrateurs l’occasion de mettre à jour un projet de réforme dont l’idée le hante depuis vingt de Victor Hugo et un admirateur de son 18 ans. Dans son discours du 9 juillet 1849 à l’Assemblée, il demande qu’on prenne oeuvre, ce dont témoigne ce dessin. L’on y tout ce que le socialisme a de bien fondé : son souci des misérables et sa méfiance voit Victor Hugo âgé, de retour d’exil, tenir à l’égard des excès du capitalisme. Il en profite également pour demander une par la main une jeune fille portant le bonnet enquête sur la situation des ouvriers et la pauvreté, ainsi que la création d’une phrygien ; le vieil homme commission pour lutter contre la misère : « Il faut profiter de l’ordre reconquis se fait le protecteur de la République qu’il pour [...] créer sur une vaste échelle la prévoyance sociale. » Il donne la mesure soutient en son jeune âge. Mais de son idéal : « Je veux une république si sainte et si belle que, lorsqu’on la parallèlement, il faut y voir bien entendu la comparera à toutes les autres formes de gouvernement, elle les fasse évanouir, mise en scène des deux héros des Misérables, rien que par la comparaison. » Jean Valjean et Cosette. En 1850, les votes de Hugo vont désormais à la gauche, et son combat contre l’organisation injuste de la société s’intensifie. C’est à cette époque (janvier L’émotion intense suscitée par la maladie 1850) qu’il prononce un discours sur la Liberté de l’enseignement qui reste un puis la mort de Victor Hugo, le 22 mai 1885, texte de référence pour les partisans de la laïcité. Il lutte aussi contre la peine de décida le cabinet Brisson à organiser de mort, sur laquelle il revient à la charge à plusieurs reprises, en 1850. En avril, le grandioses funérailles nationales : le 31 mai, Parlement discute d’une proposition de loi sur la déportation, peine qui se le corps de l’écrivain fut exposé à l’Arc de substituerait à l’échafaud. Hugo et Lamartine s’insurgent contre cette loi qui est, à triomphe puis, le lendemain, fut mené au leurs yeux, une peine de mort déguisée. Le 11 juin 1851, lors du procès de son Panthéon, dont les portes furent rouvertes fils Charles, qui avait protesté contre les circonstances odieuses d’une exécution, pour l’occasion. Ce dessin aquarellé de il prononcera un réquisitoire contre la peine de mort, suivi d’un plaidoyer pour Guiaud, représentant la levée du corps le son abolition (Avant l’exil). 1er juin, souligne le caractère majestueux En août 1850, lorsqu’il est élu président du Congrès international de la paix, d’un événement destiné à instaurer un culte Hugo s’emploie à promouvoir la paix entre les États, et, le premier, il souhaite les républicain et à forger une mémoire États-Unis d’Europe. Il imagine une « suprême révolution » pour faire accepter collective. un idéal démocratique (discours prononcé au Congrès de la paix du 14 septembre 1869). Dans les années 1885-1900, la mémoire de LE SECOND EMPIRE (1852-1870) Victor Hugo est héroïsée. Ses funérailles, le Après la mort de sa mère, en 1821, Hugo a renoué avec son père, général de 1er juin 1885, furent l’un des moments forts l’Empire ; les dissensions entre ses parents l’avaient éloigné de lui. Il montre de la symbolique républicaine. Poète alors des tendances bonapartistes. Sa fascination pour la légende napoléonienne national, il devient un « Saint laïque ». Son contribue à le rapprocher des libéraux, opposants aux Bourbons. S’il célèbre oeuvre est décrite comme une sorte de Napoléon Ier dans (1829), c’est parce qu’il voit dans son épopée perfection littéraire. Son évolution politique, un idéal de liberté. du soutien à la monarchie dans sa jeunesse à Mais, après la révolution de 1848 qui conduit Louis-Philippe à abdiquer, si Hugo la République dans son âge mur, son refus de soutient la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte, élu à la présidence de la toute compromission lors de son exil entre République le 10 décembre 1848, c’est parce qu’il redoute une dictature militaire 1852 et 1870, sont cités en exemple. De du général Cavaignac. En 1851, il regrette amèrement de l’avoir soutenu : « Quoi même, sa volonté que son corps fut ? parce que nous avons eu Napoléon-le-Grand, il faut que nous ayons Napoléon- placé sur le corbillard des pauvres en fait le-Petit ! » II est contraint de s’exiler. Son pamphlet Napoléon le Petit (1852), l’ami du peuple. Réunissant en sa personne le coup d’éclat littéraire en réponse au coup d’État politique de Louis-Napoléon talent littéraire en ses multiples facettes, la Bonaparte (2 décembre 1851), annonce les « années funestes » de 1851 à 1870. capacité à encourir l’exil pour la défense de Le recueil poétique Châtiments (1853) stigmatise le coup d’État et les crimes du principes, tout en demeurant attentif aux plus régime. Napoléon III est de nouveau dénoncé dans La Légende des siècles modestes, il est présenté comme l’incarnation (1859), où il est apparenté à une lignée de tyrans et de criminels. Hugo refuse, en de ce que la République a produit de 1859, l’amnistie des condamnés politiques et choisit de rester en exil. Enfin, en meilleur. Aussi ses œuvre et 1872, il n’hésitera pas à souligner, dans L’Année terrible, l’effondrement du sa personne sont-elles quasiment « sanctifiées second Empire, avec son cortège de guerres et de défaites. », données en exemple aux enfants des Pendant son exil, il poursuit son combat politique et humaniste, en incriminant les écoles, mais aussi aux adultes comme en causes sociales de la criminalité et en donnant la parole aux exclus. En 1862, dans témoigne un instituteur du Loir-et-Cher qui Les Misérables, la méditation de Jean Valjean, lorsqu’il est au bagne, reflète les organise des conférences dans son village, préoccupations de Hugo à l’égard des travailleurs. Le forçat ne peut en effet dans lesquelles il se fait le héraut de l’oeuvre s’empêcher de juger néfaste l’attitude d’une société qui l’a laissé manquer de hugolienne. travail et de pain. Fantine dénonce le sort injuste réservé aux femmes : abandonnée par l’étudiant dont elle est enceinte, elle sera contrainte de se prostituer. Pour ce personnage, Hugo s’est inspiré d’une prostituée dont il avait pris la défense. L’un des combats de Hugo, et non l’un des moindres, a été contre l’inégalité entre l’homme et la femme : il a plaidé la cause des femmes pendant quarante ans et s’est associé, en 1872 et 1875, aux actions menées en leur faveur. À travers Cosette, traitée comme une esclave par les Thénardier, il dénonce la misère de l’enfant. Quant au Gwynplaine de L’homme qui rit (1869), il veut se faire le « Verbe du Peuple » et ouvrir les yeux des lords à la misère : « Milords, je viens vous dénoncer votre bonheur [...] Il est fait du malheur d’autrui [...] Je suis l’avocat désespéré et je plaide la cause perdue. » L’AVÈNEMENT DE LA IIIe RÉPUBLIQUE Le 19 juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse. Pour Hugo, cette guerre n’est pas de nature à libérer les peuples. Lorsqu’il rentre d’exil, le 5 septembre 19 1870, il lance un appel à la paix. En février 1871, il est élu député et préside un temps les réunions des députés de la gauche radicale. Le 18 mars, éclate l’insurrection de la Commune, cette guerre civile sous le regard des Prussiens. La Commune prône la spontanéité révolutionnaire contre « tous les stratégistes de l’école monarchiste ». Les sentiments de Hugo sont mitigés : ses sympathies vont du côté des insurgés, mais il est horrifié par leur violence. Il publie à ce sujet des poèmes dans le Rappel. Il pense que « la Commune, chose admirable, a été stupidement compromise par cinq ou six meneurs déplorables ». Sa maison de Bruxelles est bombardée de pierres lorsqu’il offre publiquement asile aux communards vaincus. Il les défend (notamment au Sénat où il est élu en janvier 1876) et mène inlassablement campagne jusqu’à ce que l’amnistie soit votée, en juillet 1880. Ces années seront également consacrées au combat pour la démocratie et à la réflexion sur le fait révolutionnaire. Quatre-vingt-treize (1874) achève la réflexion de l’écrivain sur la Révolution à la lumière de la Commune. Victor Hugo est de plus en plus préoccupé par la paix, qui à son avis ne peut passer que par la liberté. Ses lettres aux Congrès de la paix de 1872, 1874 et 1875, témoignent de sa certitude d’une Europe républicaine future. Laissons le mot de la fin au poète avec cette magnifique profession de foi plus que jamais d’actualité : « Déshonorons la guerre. Non, la gloire sanglante n’existe pas. Non, ce n’est pas bon et ce n’est pas utile de faire des cadavres. Non, il ne se peut pas que la vie travaille pour la mort » (Depuis l’exil - Discours pour le centenaire de Voltaire - 30 mai 1878). Hugo homme du XIXe siècle certes, mais on peut difficilement être plus au cœur de l’actualité du XIXe siècle que celui qui avait prôné les États-Unis d’Europe et lutté toute sa vie pour la paix et la démocratie. UN EXIL FERTILE Recherché par la police de Louis-Napoléon Bonaparte, Victor Hugo parvient à gagner la Belgique quelques jours après le coup d’État (1851), à l’aide d’un faux passeport procuré par . Le plus simple serait de se fixer à Bruxelles, où il reste six mois et fera publier Napoléon le Petit et Les Châtiments. Pour plusieurs raisons (désir de madame Hugo de trouver un mari convenable pour Adèle, goût de la mère et des fils pour les spectacles et la vie sociale, etc.), c’est le lieu d’exil que sa famille souhaite le voir adopter. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le choix des îles Anglo-Normandes, Jersey où il va habiter pendant trois ans une maison louée (Marine-Terrace) puis Guernesey où il va acheter, transformer, carreler, boiser, sculpter, tapisser et meubler , ne s’impose pas. Celui de Jersey s’explique peut-être en partie par le serment que Victor Hugo s’est fait d’aller chaque année sur la tombe de Léopoldine. Si ses convictions républicaines lui interdisent désormais ce pélerinage, du moins aura-t-il la consolation de se savoir aussi proche que possible de la disparue, avec qui semble, un soir, s’établir une relation par le biais du spiritisme. Victor Hugo est aussi sujet à des hallucinations nocturnes, favorisées par l’atmosphère de sa maison de Guernesey qui avait la réputation d’être hantée. Savoir si Victor Hugo, quoi que dise la « bouche d’ombre », est totalement convaincu par les séances de tables, dont sont transcrits les dialogues, est une vraie question : qu’il soit dû au doute ou à la peur de la folie, le brutal abandon de ces pratiques, à peine mentionnées à partir de l’arrivée à Guernesey, semble trahir une curieuse indifférence, voire un certain soulagement. Le choix de Guernesey témoigne de la même obstination mais relève sans doute de motivations plus diverses. Jusqu’à présent, l’argent est rare ; or la vie dans les îles, alors très pauvres, est relativement bon marché. De plus, Victor Hugo a appris à aimer ce lieu d’exil, le spectacle des tempêtes, les longues promenades avec Juliette qui loge non loin de chez lui, et les bains de mer qu’il prend de juin à septembre. Il ne souhaite pas quitter Jersey ; il en est expulsé pour avoir signé une pétition en faveur d’un autre proscrit, lui-même expulsé après avoir reproché par voie de presse à la reine Victoria sa visite à Napoléon III. Le statut des îles Anglo-Normandes, rattachées à la couronne britannique sans y être totalement assujetties, permet à Guernesey d’accueillir l’écrivain dont la réputation ne cesse de s’étendre. La famille Hugo aura à cœur de s’intégrer à l’aristocratie intellectuelle de Saint Peter Port, aussi réduite soit-elle. Les événements familiaux seront notifiés dans la presse locale, y compris, en octobre 1863, l’annonce erronée du mariage d’Adèle avec le lieutenant Pinson. Arrivé à Guernesey, le 31 octobre 1855, en compagnie de François-Victor, dit « Toto », et de la « malle aux manuscrits » contenant ceux des quatre premiers livres des Misérables (abandonnés depuis 1848) et des Contemplations, Hugo 20 voit sa situation financière s’améliorer sensiblement dès la publication de ce recueil. Le 16 mai 1856, en achetant Hauteville House, il devient, pour quinze ans, « proscrit français et landlord anglais ». De cette double vie nous savons beaucoup de détails, grâce aux Agendas*, livres de comptes tout d’abord destinés à recevoir l’inscription des dépenses de l’écrivain. On y retrouve régulièrement l’expression « compté avec ma femme », le salaire des domestiques et des artisans, les allocations versées à ses fils, le coût des promenades en voiture avec « JJ » (Juliette Drouet, installée là aussi dans une maison voisine) et le montant des subsides offerts aux proscrits. Mais ces agendas vont bientôt devenir - comment s’en étonner ? - sinon une œuvre, du moins une forme d’écriture de soi d’où ne sont absentes ni la dissimulation, ni la mise en scène. Et tout d’abord à cause de la durée. Commencés le 31 octobre 1855, les agendas couvrent la totalité du séjour à Guernesey. Interrompus par l’anthrax de 1858 et les voyages, ils sont complétés a posteriori de manière sommaire. Sur l’aménagement et la décoration de la maison (« un chantier perpétuel » pendant dix ans), ils nous apprennent, entre autres, l’origine des boiseries sculptées, parois démontées de vieux coffres achetés dans les fermes au cours des promenades avec JJ. Sur les relations familiales souvent tendues, Victor Hugo y reste très discret ; mais la correspondance offre un autre éclairage : on écrit beaucoup du premier étage de Hauteville House, occupé par sa femme et sa fille Adèle, au look-out du troisième, où l’écrivain a son écritoire et sa chambre. II se borne à citer quelques piques de sa femme ou de ses enfants, susceptibles de le justifier à ses propres yeux comme à ceux des lecteurs futurs. Il lèguera à la Bibliothèque nationale tous ses manuscrits dont aussi ces agendas, non destinés à la publication, du moins de son vivant. Parce qu’il ne s’interdit aucune notation, si crue puisse-t-elle paraître (en langage codé tout de même mais relativement déchiffrable), il y inscrit des détails d’ordre sexuel concernant souvent les servantes (logées dans la chambre voisine). De ses relations avec elles n’est pas exclu le dialogue : les lignes qu’il consacre à chacune donnent une idée des conditions de vie dans ces îles ravagées par la misère et la tuberculose, et témoignent que Hugo est loin d’y être indifférent. D’où sa décision, en 1861, d’offrir un repas hebdomadaire aux enfants pauvres, dont la liste s’allonge chaque semaine : initiative que l’on peut juger paternaliste et théâtrale, mais qu’il veut exemplaire. On ne trouvera pas d’échos dans ces agendas de la fuite, des mensonges, puis de la folie d’Adèle (dont il ne découvrira l’ampleur qu’en 1872). Henri Guillemin « se défend mal de l’impression que, pour les Hugo (la mère exceptée), la situation très gênante dont Adèle est responsable dure un peu trop et qu’un malheur toujours possible, évoqué avec effroi, terminerait tout, au mieux, dans le lointain et le silence ». En revanche, les ultimes étapes du deuil de « Didine » - pensées aux anniversaires, accrochage du portrait dans la salle de billard - se déchiffrent sans peine. Je les lis aussi dans la dernière partie des Misérables, repris en 1860, reformulées grâce à la fiction du désespoir de Jean Valjean après le mariage de Cosette. De manière générale, la vie à Guernesey semble offrir à l’écrivain les conditions d’une alchimie plus efficace que jamais. Peut-être en a-t-il déjà l’intuition quand (peu avant de rédiger une ardente défense de l’abolitionniste américain John Brown, condamné à mort et exécuté) il refuse l’amnistie de 1859, validant ainsi définitivement son statut de conscience républicaine de la France. Par un mouvement dialectique particulièrement heureux, l’œuvre va s’alimenter sans cesse de cette conscience politique affirmée par l’exil, que la fécondité de cette période (avec notamment Les Châtiments, , La Légende des siècles, Les Misérables, Les Travailleurs de la mer, L’Homme qui rit) contribuera à renforcer. « Rocher d’hospitalité et de liberté », « l’île de Guernesey, sévère et douce », et le « noble petit peuple » qui l’habite auront bien mérité que leur soient dédiés Les Travailleurs de la mer.

Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs :

21 HC – Incarner la République (1879-1939) Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) :

Sources et muséographie :

Ouvrages généraux : L’idée républicaine aujourd’hui, Guide Républicain, ouvrage collectif édité avec le concours du groupe histoire et géographie de l’Inspection générale de l’Éducation nationale , Éditions Delagrave et Scéren-CNDP, 2004, 433 pages. Demier Francis, La France du XIXe siècle, 1814-1914, Le Seuil, 2000, coll. «Points Histoire», p. 163-322. F. Démier, La France au XXe siècle, Seuil, Points Histoire, 2003. Rémond René, La République souveraine, Fayard, 2002, 400 p. Berstein Serge, « La synthèse démocrate-libérale en France 1870-1900 » et « Naissance des partis politiques modernes », et Winock Michel, in Berstein Serge et Winock Michel (dir.), Histoire de la France politique, tome 3, «L’invention de la démocratie, 1789-1914», Le Seuil, 2002, coll. «L’Univers historique», p. 257-334. Berstein Serge (dir.), La Démocratie libérale, PUF, 1998 (voir l’article qui concerne la France, p. 263-315 plus particulièrement S. Berstein : “La synthèse démocrate-libérale en France et la naissance du modèle républicain (1870-1914)”). S. Berstein, “La culture républicaine dans la première moitié du XXe siècle”, in O. Rudelle et S. Berstein, La République absolue, PUF, 1992. S. Berstein, «Le modèle républicain : une culture politique syncrétique», in S. Berstein, J.-P. Rioux, Les cultures politiques en France, Seuil, 1999. Cabanel Patrick, Les Mots de la laïcité, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004. DUCOMTE Jean-Michel, La laïcité, Milan, coll. « les essentiels », 2001, 63 p. Duclert Vincent, Prochasson Christophe (dir.), Dictionnaire critique de la République, Flammarion, 2002. Mayeur Jean-Marie, La Vie politique sous la IIIe République 1870-1940, coll. « Points Histoire », Seuil, 1984 (pour ses analyses politiques sur le fonctionnement de la République). J.-M. Mayeur, Les débuts de la IIIe République (1871-1898), Nouvelle histoire de la France contemporaine, Seuil, Points Histoire 1973. M. Rebérioux, La République radicale ? (1898-1914), Nouvelle histoire de la France contemporaine, Seuil, Points Histoire 1975. George J., Mollier J.-Y., La plus longue des Républiques, 1870-1940, Fayard, 1994. Jean Leduc, L’enracinement de la République, 1879-1918, coll. « Carré Histoire », Hachette, Paris, 1991. Dominique Lejeune, La France des débuts de la IIIe République, 1870-1896, coll. «Cursus», Armand Colin, Paris, 2000. Yves Lequin, Histoire des Français XIXe et XXe siècles, Armand Colin, Paris, 1984. Jean-Pierre Rioux, Chronique d’une fin de siècle, France, 1889-1900, coll. « Points Histoire», Seuil, Paris, 1991. Pierre Barral, Les fondateurs de la Troisième République, Armand Colin, Paris, 1968 (anthologie). C. Amalvi, Les héros de l’histoire de France, Privat, 2001. Amalvi Christian, «Le 14-juillet, du Dies irae à Jour de fête» et Vovelle Michel, «La Marseillaise, la guerre ou la paix», in Nora Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, tome 1, « La République », Gallimard, 1997 (1984), coll. « Quarto », p. 383- 420 et 107-149 (voir l’article de M. Agulhon sur la mairie, p. 167-193). M. Agulhon, La République, 1880 à nos jours, Hachette, 1990, réédition en poche, collection Pluriel. Agulhon Maurice, Bonte Pierre, Marianne, les visages de la République, Gallimard, 1992, coll. «Découvertes Histoire», 128 p. M. Agulhon, Marianne au combat, Flammarion, 1979. AGULHON Maurice, Marianne au pouvoir, l’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Flammarion, 1989 Amaury Françoise, Histoire du plus grand quotidien de la IIIe République, Le Petit Parisien, instrument de propagande au service du régime, PUF, 1972 (pour suivre la République à travers un quotidien et trouver des documents sources). Wieviorka Olivier et Prochasson Christophe, La France du XXe siècle. Documents d’histoire, coll. « Points Histoire », Seuil, 1994 (textes classés par ordre chronologique : J. Ferry, le débat sur la séparation de l’Église et de l’État, la position de l’extrême droite, des syndicalistes, etc.). Pérouse de Montclos, Jean-Marie, Hôtels de ville de France, Imprimerie nationale/éditions Dexia, 2000. Caspard Pierre (dir.), Le Patrimoine de l’Éducation nationale, Flohic éditions, 1999. Gaulupeau (Y.), La France à l’école, coll. « Découvertes », Gallimard, 1992 Jean-François Chanet, L’École républicaine et les petites patries, Aubier, 1996 Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1880-1967, Armand Colin, Paris, 1968. Pierre Albertini, L’École en France, XIXe-XXe siècle, de la maternelle à l’université, coll. «Carré», Hachette, Paris, 1992. Ozouf (J.), (M.), La République des instituteurs, Gallimard-Seuil, 1992 Ozouf (J.), (M.), Nous les maîtres d’école : autobiographies d’instituteurs de la Belle Époque, « Archives », Gallimard-Julliard, 1967 Ozouf Mona, L’École, L’Église, La République (1871-1914), Armand Colin, 1963, coll. « Points Histoire », Seuil, 1982. A.-M. Thiesse, Ils apprenaient la France, Maison des sciences de l’homme, 1997. J. Garrigues, Images de la Révolution, Du May- BDIC, 1988. O. Ihl, La fête républicaine, Gallimard, 1991. J.-M. Renault, Les fées de la République, Éditions du Pélican, Paris, 2002.

22 Ressources – www.histoire-image.org : ce site propose des analyses d’images intéressantes sur une salle de classe et des plans commentés sur la construction des écoles dans la Somme. Il analyse aussi l’intérieur d’une mairie peinte par Alfred Bramtot en 1891. – www.inrp.fr/musée : le site du musée de l’éducation nationale à Rouen qui propose des idées pour visiter une salle de classe. – www.archives.rennes.fr : le site des archives municipales de Rennes, extrêmement riche en vues et plans d’écoles utilisables en classe. – www.silapedagogie.com/le 19siecle.htm : ce site met à disposition des images, une bibliographie et quelques dates.

Documentation Photographique et diapos : La Documentation photographique : La République sous la IIIe, N° 7003, 1990, sous la direction de Nicolas Rousselier.

Revues : Mille ans d’école, « Les collections de L’Histoire », n° 6, octobre 1999, p. 41-74. Dans la revue L’Histoire, des articles intéressants dans le n° 155, « Splendeur et misères de la République (1792-1992) », mai 1992 et le n° 289, « Dieu et la politique, le défi laïque », juillet 2004. « Bonnet phrygien et Marseillaise», L’Histoire, n° 113, 1988, pp. 44-50. L'espace de la classe, TDC, N° 808, du 15 au 31 janvier 2001

Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

BO 1 ère STG : BO 1 ère ST2S : « Incarner la République. « La construction de la République. Moments et actes fondateurs (1880-1946). Les arts et le pouvoir se sont toujours Ce thème d’étude invite à une réflexion sur les fondements de la culture étroitement conjugués. On montre à partir de républicaine et non à un panorama détaillé de ce que fut la Troisième République. l’étude des Mariannes et de deux lieux La démocratie républicaine est une construction politique progressive, désormais emblématiques (une place de mairie et une bien installée mais qui a connu des crises qui l’ont gravement ébranlée, comme école) comment l’art est un langage l’Affaire Dreyfus, voire des remises en cause radicales, à l’image du régime de exprimant les valeurs, la grandeur et les Vichy qui s’installe pendant l’année 1940. Ces deux sujets d’étude visent à faire combats de la République. » comprendre aux élèves que la République et la démocratie ne sont pas des données intangibles mais peuvent être l’objet de combats politiques et BO 1ere : « La République : l’enracinement idéologiques autour d’enjeux essentiels. d’une nouvelle culture politique (1879-1914) Le cadre chronologique large rend nécessaire une périodisation, que le professeur La culture républicaine qui s’impose choisira avec le souci de montrer comment s’opère la construction d’une « progressivement à partir des années 1880 conscience nationale », autour de quelques références collectives majeures, et associe respect de l’individu, prépondérance comment s’élargit le champ de la démocratie, grâce à un travail législatif qui de la Chambre des députés désignée par la s’inscrit au coeur des grands débats politiques d’alors. Héritiers des hommes de nation souveraine, rôle décisif de l’instruction 1789 et de 1848, les républicains sont souvent libéraux, positivistes, attachés à la publique pour la formation du citoyen et le « mission universelle de la France » en ce qu’elle est porteuse de l’esprit des dégagement d’une élite, réponse aux attentes Droits de l’homme et du citoyen. Cette « mission », à vocation civilisatrice, de la classe moyenne indépendante, adhésion trouve une traduction dans une politique active d’expansion coloniale. La à un ensemble de symboles et de rites. Cette politique coloniale est resituée dans un contexte d’expansion générale des États culture est dominante au tournant des XIXe- industriels et l’étude qui en est faite met en évidence l’essentiel de ses XXe siècles, ce qui ne signifie pas qu’elle n’a motivations et de ses implications. pas des adversaires. » Le régime républicain fait aujourd’hui l’unanimité dans l’opinion française mais il n’en a pas toujours été ainsi et il lui a fallu s’imposer peu à peu autour de BO 1 ère ST2S : « La France en République, principes forts – la souveraineté de la nation, la démocratie, la laïcité- et de de 1880 au début des années vingt symboles qui furent ceux de la France révolutionnaire puis libérale contre la On montre que la République, forme France monarchique et conservatrice. C’est pendant la période charnière 1880 – française de la démocratie libérale, est le 1914 que s’opère cette consolidation républicaine, notamment par le biais d’une produit d’une construction. Le régime oeuvre législative dont l’impact fut essentiel. L’unité républicaine et nationale est républicain s’affirme à la fin du XIXe siècle personnifiée par la figure de Marianne, s’incarne dans la devise « Liberté-Égalité- autour de grands principes, fondateurs et Fraternité » et se vit, localement, dans ce lieu de mémoire essentiel qu’est la intangibles. Les libertés, la laïcité et les droits mairie (cf. M. Agulhon dans Les lieux de mémoire sous la direction de P. Nora). sociaux, souvent acquis dans la lutte, en sont Le mode d’accès à la nationalité française s’élargit avec la loi du 26 juin 1889 des marqueurs essentiels. De grands (droit du sol). La période étudiée joue un rôle décisif dans la structuration de la soubresauts (l’affaire Dreyfus) divisent les vie politique française. Les républicains, partagés en deux tendances, modérée et Français mais ne remettent pas en cause une radicale, se heurtent à une opposition conservatrice (les catholiques modérés se République qui résiste à l’épreuve de la rallient toutefois à la République au début des années 1890). Les années 1880- Grande Guerre. » 1914 voient naître un puissant courant nationaliste, ancré à droite, qui se nourrit à la fois des crises politiques ou sociales et des tensions internationales, et qui développe un discours antiparlementaire, xénophobe, antisémite et revendique un exécutif fort. Ce courant antirépublicain trouvera une occasion de concrétiser son opposition dans la mise en place du Régime de Vichy en 1940. Dès les années 23 1890, le socialisme, porté par une expansion du mouvement syndical, devient un BO 4e futur : « L’ÉVOLUTION grand mouvement politique, mais hésite entre réforme et révolution, patriotisme POLITIQUE DE LA FRANCE, 1815-1914 et anti- militarisme. Dans l’entre-deux-guerres, des recompositions s’opèrent, qui La succession rapide de régimes politiques se cristallisent au moment du Front populaire. jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures Les idées républicaines se traduisent par une série de lois qui favorisent la : révolutions, coup d’État, guerre. La victoire démocratie : liberté de réunion le 30 juin 1881 et liberté de la presse, de des républicains vers 1880 enracine l’imprimerie et de l’affichage le 29 juillet 1881, loi de juillet 1901 qui introduit la solidement la IIIe République qui résiste à de liberté des associations laïques non professionnelles. La loi municipale d’avril graves crises. 1884 confie l’élection du maire, auparavant nommé par le gouvernement, aux L’accent est mis sur l’adhésion à la membres du conseil municipal élu par la population. L’extension des droits République, son oeuvre législative, le rôle civiques trouvera son aboutissement avec le droit de vote des femmes central du Parlement : l’exemple de l’action (ordonnance du 5 octobre 1944) et la garantie pour la femme, dans tous les d’un homme politique peut servir de fil domaines, de droits égaux à ceux de l’homme (Préambule de la Constitution de conducteur. On étudie l’Affaire Dreyfus et la 1946). Dans le domaine social, on légifère également : liberté des associations séparation des Églises et de l’État en professionnelles (loi du 21 mars 1884), autorisant les syndicats, loi sur les montrant leurs enjeux. assurances et les accidents du travail (1898), la création de retraites (1910), la Raconter des moments significatifs de la IIIe journée limitée à huit heures de travail (1919), la création des assurances sociales République (Jules Ferry et l’école gratuite, (1928) et la semaine de 40 heures et la création des congés payés avec le Front laïque et obligatoire : 1882; Affaire Dreyfus : Populaire en 1936. 1894-1906 ; loi de séparation des Églises et Sous l’impulsion de Jules Ferry, ministre de l’instruction publique, plusieurs lois de l’État : 1905) et expliquer leur importance scolaires sont votées : gratuité de l’enseignement primaire (1881), obligation historique » scolaire de 6 à 13 ans (1882), loi sur la laïcité de l’enseignement public (1882). Activités, consignes et productions des élèves Cette laïcisation de l’école, qui est un des principaux vecteurs de la diffusion de : la culture républicaine dans la population, prépare la laïcisation de l’État. Par la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, qui met fin au Accompagnement 1ère : « Le programme Concordat de 1801, la République garantit la liberté de conscience pour tout centre l’étude de la première époque de la citoyen et le libre exercice de tous les cultes. Cette « loi de combat » d’une « Troisième République sur la culture politique République menacée » est devenue, progressivement, une loi « d’apaisement », qui s’impose après 1879 et il en précise les qui n’a cessé d’être interprétée depuis un siècle. » composantes. La culture républicaine domine la période 1879-1914, définissant un De l’arrivée au pouvoir des républicains en 1879 à la veille de la Première Guerre ensemble de références comme l’inscription mondiale, la IIIe République enracine en France une nouvelle culture politique. dans la lignée philosophique des Lumières et C’est cette culture républicaine que le programme nous invite à étudier, sans du positivisme et la réclamation de l’héritage entrer dans un récit événementiel détaillé. La notion de culture politique permet idéalisé de la Révolution française. Cet de renouveler l’histoire politique en y introduisant une dimension socio- ensemble de valeurs partagées fonde une culturelle. La culture politique se définit comme « l’ensemble des représentations, pratique institutionnelle parlementaire, une des valeurs, des référents, des rituels qui constituent l’identité d’une famille ou société de progrès graduels répondant aux d’une tradition politique » (S. Berstein). On peut notamment utiliser les travaux attentes majoritaires et dont l’école publique, récents de Serge Berstein et Michel Winock, l’étude des « lieux de mémoire » dégagée de l’influence jugée obscurantiste de débutée par Pierre Nora, les travaux de Maurice Agulhon sur la symbolique l’Église, est le moteur, le vote des grandes républicaine et ceux de Christian Amalvi sur les héros de l’histoire de France. lois républicaines, enfin un langage et des rites adéquats (la Marseillaise devient hymne Cette question n’a pas suscité de débats historiographiques récents. Le sujet nous national en 1879 et le 14-Juillet, fête invite clairement, au-delà de l’histoire événementielle, à raisonner en termes de nationale en 1880). culture politique, aux confins de l’histoire politique et de l’histoire sociale. Les Des antagonismes l’opposent à ceux qui, se travaux pionniers de Maurice Agulhon ont depuis longtemps ouvert cette voie. réclamant du socialisme, du nationalisme ou On s’attachera donc particulièrement aux vecteurs de l’idéologie républicaine de la droite contre-révolutionnaire, proposent (l’école, la symbolique) et à cette « politique au village » qui caractérise une IIIe des alternatives ; mais ces derniers ne République qui s’est implantée en s’appuyant sur la majorité rurale. peuvent ignorer le modèle républicain et tous composent avec sa prégnance dans l’opinion. Loin d’être castratrice des particularismes, l’École de la IIIe République est au Les crises, comme l’affaire Boulanger ou le contraire soucieuse de construire des identités multiples : nationale sans doute, scandale de Panama, consacrent la solidité mais également régionale. C’est là l’apport principal du livre de Jean-François des institutions fondées en 1875, rodées et Chanet (L’École républicaine et les petites patries, Aubier, 1996) qui remet en infléchies jusqu’en 1879. La violence question une vision longtemps répandue complaisamment et présentant la anarchiste est combattue, au nom d’une politique scolaire sous la forme d’une vaste machine à broyer les régionalismes. démocratie politique où la démocratie sociale Bien au contraire, sous la IIIe République, la construction de la grande patrie ne doit provenir de réformes lentes. L’affaire pouvait être conçue sans le support des petites. La IIIe République, en mettant en Dreyfus est l’occasion de l’affirmation des avant la nation et la langue française, n’a pas cherché la destruction systématique courants nationalistes, auxquels est sensible des identités locales, ne serait-ce que parce qu’elle s’est enracinée dans un une partie des élites et de l’électorat électorat rural. catholiques. Elle est surtout l’occasion de L’enseignement doit montrer, par des exemples concrets comme l’étude des l’approfondissement de la culture cahiers de doléances locaux, comment l’histoire de la « petite patrie » est républicaine autour du caractère sacré des imbriquée dans celle de la « grande ». Chaque leçon doit apporter des droits de l’homme, complétés par l’impératif connaissances générales étayées par des exemples locaux. Dans sa préface au du « solidarisme » (ceux qui ont le mieux 24 livre de J.-F. Chanet, Mona Ozouf résume bien le problème : « Les pédagogues réussi ont un devoir fiscal) et l’affirmation de républicains étaient convaincus qu’on ne peut apprendre sans se déprendre (des droits sociaux. La séparation des Églises et de habitudes d’un terroir, des réflexes d’une classe, des croyances enfin auxquelles l’État de 1905, mûrie durant le ministère du l’écolier villageois n’était que trop livré). Mais ils croyaient aussi qu’il n’y a radical Combes, marque un aboutissement aucun enseignement efficace qui ne s’appuie sur les intérêts immédiats des logique, quoique longtemps différé, de la enfants, sur les voisinages et les fidélités. Ils professaient que le but de sécularisation conduite par les républicains. l’éducation n’est pas d’immerger l’enfant dans l’eau-mère de sa culture d’origine. Au total, la France de la seconde moitié du Ils tenaient d’autre part pour acquis que les êtres humains n’ont de densité et de XIXe siècle offre un exemple d’évolution, au substance que par la collectivité à laquelle ils appartiennent Le moyen d’échapper rythme heurté, vers la démocratie libérale ; à cette contradiction […] a été, dans les manuels et chez les maîtres, le recours à celle-ci y revêt une forme spécifique : la la métaphore de l’organisme. La grande patrie n’est pas seulement l’agrégat de république. » petites unités dont la liaison serait indifférente : au contraire, chacune des petites patries s’acquitte des tâches auxquelles la vouent ses ressources et ses talents, verse au trésor national le corbillon de ses inventions, de ses grands hommes, de ses paysages, dans une réciprocité d’action qui fait de la grande patrie beaucoup plus qu’une pluralité : une totalité ordonnatrice, animatrice, intégratrice, douée d’une vie singulière. Ce qu’illustrent tant de livres de lecture qui, sur le modèle canonique du Tour de la France par deux enfants font parcourir aux écoliers, tout au long de l’année scolaire, les régions françaises pour leur rendre sensible l’ensemble harmonique de leurs richesses. Entre la grande et la petite patrie, du même coup, ni affrontement ni conflit. Une hiérarchie à coup sûr, mais qui n’implique ni dominants, ni dominés, tout juste la reconnaissance que la figure supérieure – la grande patrie – surplombe la figure inférieure et l’englobe. Ici éclate le génie de l’épithète : quel autre destin pour la petite patrie que de s’inscrire dans la grande ? »

L’ouvrage de Jacques Ozouf, Nous les instituteurs, publié en 1967, est fondé sur le recueil de témoignages écrits par des instituteurs formés à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe. Malgré le filtre de la mémoire, ils constituent un précieux témoignage sur les conditions de vie de ces instituteurs et sur les valeurs qui ont guidé leur choix de cette profession, puis la façon dont ils l’ont exercée. On y retrouve, comme dans l’exemple présenté ici, la conception quasi sacerdotale de leur fonction (l’on pense ici évidemment aux Hussards noirs évoqués par Charles Péguy), mais également le sentiment d’une élévation sociale. Souvent issus d’un milieu rural modeste, la plupart de ces instituteurs vivent leur métier comme une promotion, l’entrée dans les classes moyennes grâce au savoir. Ils se perçoivent donc comme l’exemple vivant de la méritocratie républicaine, fondée sur le diplôme, seule susceptible à leurs yeux de donner à la société une fluidité nécessaire. Enfin, sans surprise, ils affichent pour la plupart d’entre eux, un engagement laïque marqué et le sentiment, par leur action, de participer au triomphe de la Raison kantienne sur l’obscurantisme des « calotins ». Mais cette image de hussard noir a été largement remise par la suite en question par les historiens.

Si l’élection de Jules Grévy à la présidence de la République, le 30 janvier 1879, marque l’achèvement de la conquête des institutions par les républicains, la conquête des Français leur reste à faire. Il leur faut ancrer le régime dans tous les esprits, l’imposer autant contre les tenants d’une République ardente et combative que contre les nostalgiques du passé, partisans de la réaction politique et cléricale. À la veille de la Première Guerre mondiale, ce sera chose faite. La reconnaissance de libertés individuelles et collectives essentielles, l’oeuvre scolaire, ont concouru à son enracinement. La consolidation du parlementarisme, le rythme régulier des consultations électorales, l’apprentissage des pratiques civiques et le déploiement d’une symbolique politique inédite ont fondé une nouvelle tradition républicaine, familière et partagée, admise, bon gré mal gré, par la plupart des forces politiques. Au fil des ans et des crises, le régime a démontré sa capacité à incarner la nation.

Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

Accompagnement 1 ère ST2S : « Il s’agit de montrer comment s’enracinent et se Quels symboles, quels rites, quels héros manifestent notre démocratie libérale et notre culture politique républicaine, en unissent les républicains ? précisant l’ensemble des références qu’elles définissent. La culture républicaine se construit autour de En 1879, le président Mac-Mahon vient de « se démettre plutôt que de se symboles comme Marianne, l’allégorie de la 25 soumettre » aux scrutins qui donnent la victoire aux républicains au Sénat et à la République ; portant le bonnet phrygien, Chambre des députés. Les opposants à droite sont nombreux, organisés (bien que interdit avant 1879, elle symbolise la liberté divisés), profondément hostiles au régime et à ses valeurs. Mais ils se refusent au et au-delà la République. La culture coup d’État. Le régime républicain s’impose peu à peu, autour de principes forts républicaine se propage également par des – la souveraineté de la Nation, la démocratie, la laïcité, les droits sociaux – fêtes et des rites : le 14 juillet, mais inscrits dans la lignée philosophique des Lumières, du positivisme et de la également les banquets, dont la tradition revendication de l’héritage idéalisé de la Révolution Française. Ces valeurs remonte à 1848, sont l’occasion de célébrer partagées devenues intangibles, fondent une pratique institutionnelle de façon conviviale les grandes dates de la parlementaire ainsi que l’édification d’une société de progrès graduels qui répond République, ainsi que ses réalisations. Enfin, aux attentes de la majorité des Français. De plus en plus unis par des les républicains se rassemblent autour du comportements uniformes (diffusés par l’État à travers l’école et l’armée culte de héros fédérateurs dont le principal est notamment), les Français s’identifient à ce « nouvel être collectif » apparu lors de Victor Hugo, gloire littéraire, exilé en 1851 et la Révolution française et qui, désormais acculturé, compose la Nation une et symbole de l’opposition au bonapartisme. La indivisible que Fustel de Coulanges définit « comme une grande solidarité qui République n’est pas simplement une idée suppose un passé mais repose aussi sur le désir de continuer la vie commune ». abstraite ; elle doit s’incarner dans une Elle complète, par cet engagement à partager des valeurs communes, à la Patrie « sociabilité et dans des héros ; aux côtés de qu’on aime », et que des Français pleurent dans la perte de l’Alsace-Moselle. La Victor Hugo, Louis Pasteur est l’autre « Saint Nation est ainsi conçue comme un « consentement, le désir de vivre ensemble, la laïque », réunissant en sa personne le savoir volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis » selon les mots scientifique et l’attention aux plus modestes. de Renan. La consolidation républicaine s’opère ainsi, non sans heurts (notamment entre opportunistes et radicaux), entre 1880 et 1920 par le biais La Marseillaise, à l’instar du 14 juillet et du d’une oeuvre législative dont l’impact fut essentiel et par l’apprentissage de drapeau tricolore, fut au centre des choix pratiques démocratiques. Le modèle républicain se concrétise en une série de lois politiques des années 1879-1880. Cette qui structurent durablement la vie politique et la société française en garantissant période, où la République fixe définitivement les libertés fondamentales. tous ses emblèmes, coïncide avec le choix À partir de 1880, les Républicains contrôlent les leviers du pouvoir et définitif du régime républicain. Comment développent une œuvre législative fondamentale. Ils étendent les libertés cette symbolique issue de la Révolution publiques : la législation relative à la liberté de réunion le 30 juin 1881 et à la française, qui divise liberté de la presse, de l’imprimerie et de l’affichage le 29 juillet 1881 fait entrer toujours les Français, a-t-elle pu jouer un rôle la France dans l’ère de l’opinion. De grands quotidiens, comme Le Petit Parisien unificateur ? La symbolique républicaine ou Le Petit Journal ainsi que des publications régionales comme Le Progrès à s’inscrit tout d’abord dans la continuité Lyon investissent villes et campagnes où ils répandent les valeurs de la historique de la Révolution française. Elle lui République. En 1884, la loi Waldeck Rousseau sur la liberté d’association donne une assise populaire qui fait la force reconnaît l’existence des syndicats, celle de juillet 1901 introduit la liberté des des emblèmes révolutionnaires. C’est associations (à l’exclusion des congrégations) non professionnelles. Le mode pourquoi, la République, désireuse de balayer d’accès à la nationalité française s’élargit avec la loi du 26 juin 1889. Dans le les domaine social, on légifère également car la République promeut les droits traditions royaliste et bonapartiste, les sociaux acquis souvent sous la pression des luttes ouvrières : loi sur les récupère. Ainsi Marianne, née Liberté, assurances et les accidents du travail (1898), loi instaurant le repos hebdomadaire symbole de la révolte devient l’incarnation de (1906), la création de retraites (1910), la journée limitée à huit heures de travail la République qui, parvenue au pouvoir, (1919). Sous l’impulsion de Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique, représente l’État. Elle incarne les deux plusieurs lois scolaires sont votées : gratuité de l’enseignement primaire (1881), visages de la nation, l’un légaliste, l’autre obligation scolaire de 6 à 13 ans (1882), loi sur la laïcité de l’enseignement public combattant. À cette filiation révolutionnaire (1882). Parallèlement, la pratique du vote se développe localement avec la loi et républicaine s’ajoute la tradition militaire municipale de 1884 qui confie, tous les quatre ans, l’élection du maire auparavant dans une période de grande expansion nommé par le gouvernement, aux membres du conseil municipal. À partir de coloniale. La fête du 14 juillet mêle le 1902, l’augmentation de l’indemnité parlementaire favorise l’entrée de la petite souvenir de la Révolution, la défaite de 1870- bourgeoisie à la chambre des députés. De manière révélatrice, un peintre, Alfred 1871 et l’attente implicite de la Revanche Bramtot, célébrant le suffrage universel, décrit, en 1891 avec une volonté de ainsi que l’orgueil des premiers succès réalisme une scène de vote (son oeuvre aide à comprendre certaines réticences coloniaux. Cette symbolique harmonise des face aux changements de procédure introduits par les lois de 1913 et 1914 qui sensibilités politiques différentes, patriotique imposent l’isoloir et l’enveloppe). La laïcisation de l’école, qui devient un des et militaire, nourrissant les espoirs de principaux vecteurs de la culture républicaine, prépare celle de l’État. La loi de revanche, séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 réaffirme la liberté de mais aussi populaire et contestataire. conscience et le libre exercice de tous les cultes. Elle marque l’aboutissement L’imagerie d’Épinal, ainsi que la presse logique de la laïcisation politique et de la sécularisation conduite par les populaire, en la diffusant largement, républicains. Ceux-ci y voient en partie le moyen de renforcer l’unité de la Nation contribuent à l’adhésion progressive des et d’assurer à chacun son intégration dans la République. Émile Combes, membre Français au régime républicain et à ses du jeune parti radical, peut s’écrier en 1904 lors d’un banquet démocratique tenu valeurs. à Carcassonne : « La Démocratie devenue maîtresse de ses destinées marchera d’un pas rapide et sûr dans les voies larges du progrès et de la liberté […] Le La Marseillaise gouvernement se regarde comme le fondé de pouvoirs d’une démocratie ennemie Après le départ de Mac-Mahon fin janvier des privilèges et met son honneur à assurer son triomphe. » 1879, une séance historique de la Chambre Certes, le modèle républicain rencontre les critiques de ceux qui, se réclamant du présidée par Gambetta le 14 février 1879 fait socialisme, du nationalisme ou de la droite contre-révolutionnaire, proposent des officiellement de La Marseillaise l’hymne 26 alternatives. Il n’est cependant jamais réellement menacé. Si l’affaire Dreyfus est national, malgré une opposition monarchiste l’occasion pour les courants nationalistes de s’affirmer, elle favorise, de fait, un qui y voit « le chant de la Commune ». À approfondissement de la culture républicaine autour du caractère sacré des droits partir de cette date, elle est chantée lors de de l’homme. L’opposition se voit finalement contrainte de composer avec la toutes les célébrations officielles et lors des prégnance du régime dans l’opinion. fêtes du 14 juillet. Elle est alors perçue À la veille comme au lendemain de la guerre, la République engage le combat comme un outil pédagogique, un vecteur du souvent avec brutalité contre les grévistes de tout bord. Clemenceau, en jacobin patriotisme et comme un moyen de célébrer convaincu, lutte contre l’agitation sociale des vignerons du midi, des l’héritage révolutionnaire et ses héros. Entre fonctionnaires ou des syndicalistes révolutionnaires et ne cède rien en 1919 aux 1880 et 1914, son enseignement est prescrit ouvriers de la métallurgie dont les revendications révolutionnaires servent un dans les écoles, ce qui va assurer sa gouvernement qui s’appuie sur la peur des bolcheviks. diffusion à un degré encore jamais atteint. L’épreuve de la Grande Guerre ne déstabilise pas davantage la République. Contrairement à ce qui se passe dans les empires centraux, celle-ci démontre en Le 14 juillet effet aux plus sceptiques qu’elle est capable de défendre la Patrie. Dès novembre Le 14 juillet était célébré sous la monarchie 1919, les élections sont rétablies afin de renouveler la Chambre et le Sénat. Le de Juillet et le Second Empire mais de façon Bloc national ouvre la voie à la réconciliation avec les catholiques. La démocratie plus ou moins clandestine. Au début de la IIIe se traduit par l’alternance qui porte au pouvoir une coalition de droite puis de République, les progrès des républicains gauche. La presse couvre à nouveau les événements en toute liberté et le et leur soutien à cette célébration permettent syndicalisme est en plein essor. Certes des oppositions persistent. En 1920, le de multiplier les propositions en faveur de congrès de Tours aboutit à la scission de la SFIO et à la naissance d’un Parti cette date. Ces volontés bénéficient, de plus, Communiste et d’un nouveau syndicat, qui lui est lié, la CGTU. Mais leurs d’un très large soutien populaire. Aussi les revendications et leurs mots d’ordre, vecteurs d’un nouveau contre-modèle, ne élus parisiens proposent-ils, le 18 mai 1878, « déstabilisent pas, pour autant, le régime. Les « années folles » s’annoncent une fête que la ville de Paris se propose de comme celles du triomphe de la République libérale même si celle-ci reste une donner, avec l’autorisation du gouvernement, démocratie sociale inachevée. Par exemple, le droit de vote accordé aux femmes le 14 juillet prochain, anniversaire de la prise par la Chambre des députés après la guerre est finalement refusé par le Sénat.» de la Bastille ». L’année suivante, le conseil municipal de Paris renouvelle ce «vœu La culture républicaine qui s’impose après 1880 repose sur des valeurs partagées qu’une grande fédération nationale eût lieu et l’édification d’une mémoire nationale qui intègre les héritages idéalisés des chaque année Lumières et de la Révolution Française. Elle glorifie le régime, ses valeurs et ses à l’occasion de l’anniversaire du jour où le combats. La République s’invente, au-delà des rites nationaux (La Marseillaise, peuple de Paris a renversé la forteresse de hymne national à partir de 1879, le 14-Juillet, fête nationale à partir de 1880), un l’arbitraire et de la tyrannie ». Et la fête a lieu langage artistique propre. Elle donne naissance à une nouvelle école artistique à Paris. Dès 1879, l’on avait fêté le 14 juillet. qui, par les fresques, les peintures, les sculptures, l’architecture des bâtiments Jules Grévy, président de la République, avait publics cherche à ancrer dans la conscience nationale les idéaux et les valeurs du alors présidé la revue militaire de régime. Elle mobilise artistes et architectes qui portent l’esprit de la République Longchamp. Une grande fête avait eu lieu au dans les communes en définissant un « art républicain » qui s’exprime Pré Catelan et le soir, un spectacle de ballets notamment à travers une représentation symbolique, Marianne, et en deux lieux avait été donné à la Chambre des députés à emblématiques, la mairie (et sa place) et l’école. Il convient pourtant de se garder l’initiative de son président, Gambetta. de toute tentation de simplification excessive : si l’art républicain est vecteur Pourtant ce n’est que le 6 juillet 1880 qu’est d’unification et pour une part d’une culture de masse, il prend en compte les votée la proposition de Benjamin Raspail, débats du temps, est sensible aux spécificités régionales et s’enracine dans un permettant d’officialiser ce que 1879 avait passé parfois lointain. inauguré. L’on célébrera à la fois la rupture de 1789, symbolisée par la prise de la « CE QU’A FAIT LA RÉPUBLIQUE » Bastille, et la concorde de 1790, illustrée par Ce document est un tract républicain pour les élections législatives de 1881, la fête de la Fédération. Malgré des composé d’images d’Épinal. Depuis le second Empire, la propagande politique divergences marquées (les monarchistes y recourt fréquemment à ces vignettes simples et colorées pour toucher un public voient une célébration de la Terreur alors que populaire, en particulier rural, encore marqué par l’analphabétisme et que la les socialistes craignent que le message presse n’atteint donc pas facilement. Il s’agit d’une imagerie de propagande. Les révolutionnaire ne soit affadi par un climat images d’Épinal, colportées dans les villages et vendues un sou pièce, étaient trop consensuel), la première célébration vivement coloriées au pochoir et conçues pour être comprises par tous, y compris officielle de la fête nationale a lieu le 14 les analphabètes. Ici, les images d’Épinal sont utilisées sur un tract républicain. Il juillet 1880 et donne lieu à un grand jour de comportait en tout 16 vignettes et en bas on pouvait lire : « Électeur républicain, liesse populaire. toi qui veux assurer le maintien de la République, vote pour M...... ». La fête prend quatre aspects principaux : D’après ce document, les principales réalisations de la République sont : – la revue des troupes associée à la remise – la paix (et la libération du territoire avec la fin de l’occupation allemande des drapeaux afin d’exorciser la défaite par négociée en 1873 par Thiers) ; une fraternisation populaire avec l’armée et – une démocratie parlementaire qui a retrouvé Paris comme capitale (1879) et d’associer les républicains et les monarchistes qui, en assurant la stabilité politique, permet la prospérité économique ; « unanimes à vouloir le redressement – la liberté, en particulier la liberté de la presse (1881) ; militaire » ; l’événement n’attire pas moins – l’instruction primaire pour tous (lois de 1881-1882). de 300 000 Parisiens ; La République est présentée comme un régime consensuel, facteur d’union entre – la participation des garçons des écoles les Français. Dans la 5e vignette, monarchistes et conservateurs sont dénoncés primaires de la ville : en 1882, ce sont de pour leurs rivalités. La 7e vignette, surtout, célèbre l’amnistie des communards véritables « bataillons scolaires » qui défilent 27 présentée comme « un acte de clémence et de prévoyance politique » qui « a jeté sur la place de l’hôtel de ville ; un voile sur les restes de nos discordes civiles ». La consécration des libertés – le décor festif et républicain (visible sur le fondamentales par le régime est également soulignée : la 9e vignette célèbre le tableau d’Alfred Roll) surtout sur la place de respect absolu de la liberté de conscience et la 11e la liberté entière de la presse, la République et autour d’elle : guirlandes de indissociable de la souveraineté de la nation. Les 14e et 15e vignettes insistent sur verdure, lampions, grandes fleurs tricolores, la prospérité apportée par le régime républicain : l’économie est florissante et une drapeaux, trophées et arcs de triomphe, épargne sans précédent en témoigne. L’extension du réseau de chemin de fer statues, bustes, mâts de cocagne, oriflammes, (célébrée par la 10e vignette) participe à cette prospérité. Par l’exaltation de ballons lumineux, lanternes vénitiennes, jets l’armée républicaine, tout d’abord, qui montre aux électeurs que la République d’eau, lumières… Le peut les défendre. Aussi la modernisation du matériel militaire (12e vignette) 14 juillet 1880, la vedette du décor est autant que la mise en place de la conscription (4e vignette) et l’amélioration de la l’égérie symbolique du régime, Marianne, retraite des militaires (13e vignette) sont-elles soulignées. Le tract montre dont les bustes sont innombrables et cependant que la République permet surtout de préserver la paix : c’est en effet la couronnés de multiples fleurs tricolores ; Chambre des Députés, émanation du suffrage universel, qui peut déclarer la – la fête elle-même, avec les cérémonies guerre. Cette décision n’est plus aux mains d’un homme (3e vignette). Toutes les commémoratives de grands événements de catégories sociales sont représentées sur cette vignette – paysans, bourgeois, 1789, les jeux de ballons, les concours clercs, militaires – dans une parfaite communion derrière le régime. Tous sportifs et nautiques, les retraites aux contribuent aux progrès apportés par la République et tous bénéficient des mêmes flambeaux, les feux d’artifice, les petits bars droits et libertés. populaires et leur musique et, pour finir, le Cette imagerie relève de la propagande, dans la mesure où les adversaires bal dans la rue associant différentes classes politiques sont caricaturés (le Second Empire est assimilé à la défaite de 1870), de la société mais en priorité le peuple de où les réalisations du régime républicain sont exagérément célébrées (la Paris. La rue redevient pour une journée un prospérité économique ne règne pas vraiment en cette période de Grande espace de liesse et de liberté. Pour Jules dépression commencée en 1873) et où les oppositions sont passées sous silence Vallès : «On sera vraiment pour un jour en (les lois scolaires ne font pas l’unanimité). République dans la ville livrée aux habitants, Cette image d’Épinal a été diffusée à l’occasion des élections législatives au milieu des rues dont la vie familière et d’octobre 1881. Accompagnée d’un bulletin de vote en blanc à détacher, elle est libre fera échec à la vie officielle toujours destinée à convaincre les électeurs de voter pour les Républicains, et dresse pour solennelle et déclamatoire. » cela en un ensemble de 16 vignettes la liste des réalisations qu’aurait à son actif Le tableau d’Alfred Roll est une commande la toute jeune République. officielle de l’État souhaitant commémorer la En janvier 1879, les Républicains, enfin majoritaires, ont pris les rênes de la IIIe première célébration de la fête devenue République. Jules Grévy, républicain modéré, a été élu président de la nationale. Le décor est planté sur la toile : République. J. Ferry est président du Conseil, Gambetta président de la Chambre Marianne sur la place de la République ; mâts des députés. Enfin au pouvoir, les républicains peuvent enfin travailler à et drapeaux ; auvent pour les discours enraciner les valeurs républicaines en France. Les élections législatives de 1881 officiels et la musique ; foule dense et vont leur permettre de confirmer leur assise politique et marquer l’inscription nombreuse qui se soude au décor. La volonté durable du régime en France. de l’artiste est d’insister à la fois sur la Ce document met en évidence les différents éléments constitutifs de la « culture diversité sociale des participants (bourgeois, républicaine » ainsi que le rôle de l’image dans la diffusion de cette nouvelle classes moyennes, enfants du peuple…), la culture politique. Il faut donc, dans un premier temps, procéder à l’identification joie de tous et l’unité de cette des différents éléments qui fondent le « modèle républicain », puis, dans un foule nombreuse réunie autour de la deuxième temps, décrypter le rôle de ces images, utilisées comme outils de République et par là même autour du régime pédagogie politique mais aussi de propagande politique. récemment mis en place, la IIIe République. L’image d’Épinal met en évidence plusieurs grands volets de l’oeuvre des Inaugurée lors des festivités du premier 14 républicains : juillet, en 1880, la statue de la place de la • Vie politique : la République est d’abord présentée comme ayant débarrassé la République à Paris célèbre un régime France du Second Empire, accusé d’être responsable de la défaite de Sedan et du triomphant. siège de Paris (vignette 1) et d’avoir concentré entre les mains d’un seul le Le texte lu le 14 juillet 1880 à Mont-sur- pouvoir de décider de la guerre (vignette 3). Elle a aussi mis fin aux manoeuvres Loir (Loir et Cher) a été publié la même des anciennes forces politiques déchirées par leurs divisions (vignette 5 où sont année à Blois par J.A.M. Bellanger sous le présentés à gauche les bonapartistes, à droite les monarchistes, au fond les titre explicite : « Prières d’un républicain et orléanistes – sous les traits de Louis-Philippe) et ramené à Paris le siège du commandements de la République pouvoir exécutif et législatif (vignette 6) suite à la révision constitutionnelle de et de la Patrie ». On peut en trouver le texte juin 1879. La vignette 7 évoque, elle, la loi d’amnistie de juillet 1880 en faveur complet dans l’ouvrage de Pierre Nora, Les des Communards. La République est donc présentée comme vecteur d’unité lieux de mémoire, tome 1, Gallimard, 1984, nationale, de réconciliation et d’ordre. Elle apparaît aussi comme garante de la page 441. Le 14 juillet 1880, la IIIe souveraineté du peuple et de ses libertés fondamentales. Elle promeut la liberté de République est en place depuis 10 ans, mais conscience à travers la laïcisation de l’école (vignette 9) mais aussi la liberté de c’est seulement depuis 1879 que les réunion (1881) et la liberté de la presse (1881), évoquées dans la vignette 11 républicains sont véritablement installés (trois personnages réunis au cabaret). La mise en scène du suffrage universel au pouvoir. Ce n’est que depuis le 6 juillet masculin (vignette 16) souligne enfin le respect de la souveraineté populaire. 1880 que le 14 juillet est devenu • Défense/Armée : la République a libéré le territoire de l’occupation allemande officiellement fête nationale. C’est à (vignette 2) en septembre 1873, grâce au règlement anticipé de l’indemnité de l’occasion de cette première célébration guerre exigée par le traité de Francfort. Le recours à l’emprunt, qui fut un grand officielle que des républicains du Loir-et- succès, a permis cette libération anticipée qui a contribué au prestige de Thiers, Cher se réunissent à Mont-sur-Loir, dans le 28 considéré comme le libérateur de la France. La vignette 4, elle, fait allusion à la cadre d’un banquet, rite habituel de leur loi militaire de juillet 1872, qui a rendu le service militaire, d’une durée de 5 ans, sociabilité, et récitent ces « prières obligatoire et universel : bourgeois, ouvrier, prêtre (qui bénéficiaient autrefois républicaines » qui sont une reprise d’une dispense) et paysan sont désormais censés être égaux face à ce qui devient parodique des prières catholiques : Pater un devoir civique. Dans les faits, le tirage au sort est maintenu et les soutiens de Noster, Ave Maria, Credo et Confiteor. famille, séminaristes et instituteurs sont exemptés. La vignette 12 souligne que la Les références des auteurs sont nettement République a préparé avec soin la défense du territoire national tandis que la ancrées dans la philosophie des Lumières du vignette 13 souligne l’amélioration des conditions de la retraite. XVIIIe siècle. Même si aucun auteur précis • Progrès social : l’oeuvre de la République en matière scolaire apparaît en bonne n’est cité, les allusions sont explicites : « place : la vignette 8 évoque la loi du 16 juin 1881 sur la gratuité de l’école l’homme est maître de lui-même », « la primaire, mais aussi la création de l’École normale supérieure (1880) et liberté, fille de la nature », la « Raison ». l’accroissement du nombre des écoles normales (loi de 1879). La vignette 9 L’Homme est considéré comme un être libre, évoque, elle, la laïcisation de l’école, qui bannit le prêtre, le pasteur et le rabbin doué de raison, capable de maîtriser son des classes (loi de 1880). destin. Il est donc en mesure d’échapper aux • Progrès économique : la vignette 10 salue le développement du chemin de fer tutelles et aux déterminismes pour conquérir rendu possible par le « plan Freycinet » de 1879 qui permet le désenclavement sa pleine autonomie. La référence politique des campagnes : l’image passe évidemment sous silence le rôle déterminant qu’a majeure est évidemment la Révolution eu le Second Empire dans la constitution du réseau ferré. Les vignettes 14 et 15 française, puisque c’est elle qui a relient l’idée de prospérité économique et de croissance de l’épargne au régime permis la concrétisation des droits, qui a républicain : le monde rural est particulièrement mis en valeur car les affirmé les valeurs fondamentales sur républicains sont conscients de la nécessité de conquérir le vote des campagnes. lesquelles repose la République, et qui Le thème de l’armée et de la défense nationale est en effet celui auquel est constituent la « trinité démocratique consacré le plus grand nombre de vignettes (vignettes 4, 12 et 13 et thème » : la Liberté chérie (reprise d’un vers militaire présent aussi dans les vignettes 1, 2 et 6). La République semble ainsi de la Marseillaise) opposée à l’antique placer l’armée au centre de ses attentions. Cela s’explique bien sûr par le contexte esclavage, l’Égalité et la Fraternité qui : après la défaite de 1870 face à la Prusse, la France, qui a perdu l’Alsace- conduisent à la communion des peuples. Ce Lorraine, prépare la Revanche. Toutefois, le patriotisme affiché dans ce sont ces valeurs, inscrites au fronton des document reste mesuré : la République est désignée comme porteuse de « paix » bâtiments publics, que la République (vignettes 3 et 12) et son armée, si elle est bien préparée, n’est qu’une armée s’attache à traduire en actes, par le vote des défensive (vignette 2 : « elle n’attaquera jamais personne… »). L’affirmation du lois de liberté dans les années 1880-81 (loi rôle majeur que la France accorde à son armée peut aussi être perçue comme la sur la presse par exemple). Grâce à la IIIe volonté des Républicains de rassurer les électeurs sur la fidélité des troupes au République, la Révolution serait enfin « nouveau régime: certains hauts officiers, au début de la IIIe République, ne sont arrivée au port », selon la formule de guère « républicains ». Or le régime, pour s’installer, a besoin du soutien François Furet. La culture républicaine se inconditionnel de l’armée. Le 14 juillet 1880, sur l’initiative de Gambetta, le construit en réaction à l’Empire : sous le président de la République a remis leurs drapeaux aux régiments qu’il a passés en Second Empire, de 1852 à revue, témoignant ainsi du rapprochement entre l’armée et la République. Il est à 1870, « les droits de l’homme ont souffert et noter que la loi prive à cette date les militaires du droit de vote : il ne s’agit donc sont demeurés comme morts ». Synonyme pas ici de s’attirer les votes des soldats. d’arbitraire et d’absence de liberté, le régime Le document dénonce, directement ou implicitement, les réalisations des régimes impérial apparaît comme l’antithèse de la précédents et des forces politiques opposées à la République : la politique République. La date du 4 septembre qui extérieure du Second Empire a mené au désastre de Sedan et au siège de Paris ; correspond à la proclamation de la Napoléon III ne donnait pas vraiment la souveraineté au peuple et a divisé les République, à la suite de la défaite de Sedan Français (Commune de Paris) ; les forces opposées à la République sont divisées face à la Prusse et à l’abdication de Napoléon et incapables de gérer le pays…. À l’inverse, il exalte toutes les réalisations de la III, est donc perçue comme une résurrection. IIIe République, sans jamais nuancer l’éloge et en simplifiant les faits. Ainsi, le C’est désormais à l’Assemblée nationale que développement du chemin de fer est attribué à la République, alors que l’essentiel se situe le pouvoir, car c’est là que siègent les de l’effort en ce domaine a eu lieu sous le Second Empire (le plan Freycinet représentants librement élus du peuple. n’ayant fait que parachever son oeuvre). Les divisions qui agitaient monarchistes, Valeurs républicaines, héritage intellectuel orléanistes et bonapartistes sont dénoncées, mais celles, pourtant importantes, qui des Lumières, héritage politique de 1789, séparent les républicains, ne sont pas mentionnées. La République apparaît idéalisation du peuple souverain dans le cadre comme vecteur d’unité nationale : c’est oublier un peu vite les querelles autour de d’une République parlementaire, patriotisme la laïcisation. Quant au contexte économique, il est beaucoup moins florissant (cf. allusion à que les vignettes 14 et 15 le laissent entendre, puisque la France est touchée Gambetta) : ce sont là les traits structuraux de depuis peu par la « Grande Dépression ». La faiblesse des réformes sociales la culture républicaine dans le dernier tiers du mises en oeuvre par la République est aussi passée sous silence. Au total, le XIXe siècle qu’exprime superbement ce texte document martèle avec force les différents éléments qui constituent « la culture dont la forme n’est paradoxale qu’en politique républicaine » que les nouveaux dirigeants entendent ancrer dans les apparence. Elle révèle que l’idéal républicain esprits français. La République apparaît, à travers ses images, comme l’héritière est perçu comme une foi, fondée sur des de 1789, qui va parachever son oeuvre en faisant triompher les idéaux de la principes intangibles (un dogme républicain), Révolution : unité nationale, patriotisme, égalité, liberté, fraternité, progrès, des rites (les fêtes nationales), le rejet des avènement de la Raison et de la civilisation, souveraineté nationale. adversaires (les infidèles) et le sacrifice pour la cause (les martyrs). La « religion Alfred Bramtot est un peintre de l’école réaliste, spécialisé dans les portraits de républicaine personnalités et les sujets mythologiques. Ce tableau d’inspiration civique, » entend supplanter la religion catholique 29 commandé par la mairie des Lilas (Seine), semble à première vue ne restituer en reprenant ses codes et en les inversant. avec une précision quasi photographique qu’une scène somme toute banale en 1891, où, un dimanche, les citoyens viennent accomplir à la mairie leur devoir La tradition fait remonter les origines du électoral. Pourtant, l’oeuvre, sans grande prétention artistique, est un hommage drapeau français à la date du 17 juillet 1789, au suffrage universel, à l’exercice de la souveraineté du peuple. Le vote, acte date à laquelle le roi Louis XVI, arrivé à majeur de la vie politique française, qui a lieu régulièrement lors de différentes Paris trois jours après la chute de la Bastille, consultations, est le gage du caractère démocratique du régime républicain. La est reçu à l’Hôtel de Ville par le maire Bailly finalité de ce scrutin en particulier ne peut donner lieu qu’à des hypothèses : en présence de La Fayette. Il aurait alors élections législatives, élections aux conseils généraux, d’arrondissement accepté de placer à côté d’une cocarde ou municipaux. Le peintre situe l’exercice du droit de vote des hommes adultes blanche fixée à son chapeau un ruban bleu et dans le cadre d’une salle de la mairie, décorée seulement du buste de Marianne et rouge aux couleurs de la ville. Il apparaît plus du drapeau français. Le dépouillement et la sobriété du lieu accompagnent la probable que l’alliance des trois couleurs soit solennité et la gravité de l’opération. Le groupe des trois hommes debout devant née quelques jours auparavant à l’initiative de la table, auquel on ajoutera le personnage portant un haut de forme, exprime la La Fayette influencé par son voyage aux diversité sociale des électeurs. Les tenues vestimentaires, codées, sont États-Unis : pour donner un emblème caractéristiques de l’ensemble des classes sociales urbaines : un homme en commun aux troupes qu’il dirigeait, il aurait canotier, typique des classes moyennes, un homme en haut de forme, un uni le blanc de l’uniforme des gardes bourgeois, un intellectuel ou un membre des professions libérales, aux bras françaises au bleu et rouge de la milice chargés d’une serviettes pleine de papiers, une « blouse », c’est-à-dire un ouvrier parisienne. La signification symbolique (un parapluie sous le bras). On relèvera l’âge mûr des électeurs et leur sérieux attribuée au drapeau tricolore, perçu comme (mines graves et dignes). Si l’artiste souligne ainsi l’égalité des citoyens français, un signe de réconciliation et d’unité retrouvée quelle que soit leur condition, devant l’acte démocratique fondamental, l’absence entre « La Nation, la Loi, le Roi », garde sa de femmes permet de rappeler que le suffrage dit « universel » n’est à l’époque légitimité du fait du sens « monarchique » que masculin. Le tableau a aussi l’intérêt de montrer le déroulement de la attribué, pourtant seulement très procédure du vote. Après avoir présenté sa carte électorale, obligatoire depuis occasionnellement (lors des guerres), à la 1884, à un secrétaire (assis à la table) qui lui remet un papier blanc sur lequel il couleur blanche. Rapidement, c’est ce sens inscrit, hors de la salle, le nom du candidat de son choix (l’électeur peut qui s’impose aux contemporains de la cependant venir avec un papier déjà rempli, ce qui semble être le cas du Révolution. Le thème de la rue pavoisée au personnage en canotier fouillant dans la poche de sa veste), l’électeur se présente 14 juillet inspire à Raoul Dufy (1877-1953) devant un second secrétaire qui vérifie et pointe son inscription sur les listes près de 11 tableaux et autant de variations. électorales (personnage assis à gauche au bout de la table de vote). En plus de la Inauguré par Manet puis Monet dans La Fête nationalité française, le plein exercice du droit de vote nécessite l’inscription sur nationale, rue Montorgueil (1878), ce motif ces listes. Puis, son bulletin plié, il le remet au président du bureau de vote qui le des drapeaux, emblèmes de la Fête nationale, dépose dans une urne en bois fermée par deux serrures. Enfin, l’électeur vient est aussi repris par Van Gogh (1887) émarger (sa signature prouve qu’il a bien voté) sur une autre liste électorale tenue Manguin et Marquet. Les drapeaux de Dufy par un dernier secrétaire, une plume à la main. Noter que l’on n’utilise encore ni sont démesurément mis en valeur au sein de enveloppe ni isoloir, adoptés en 1913. la toile, dont ils occupent les deux tiers. L’utilisation de ces grands aplats de couleurs La République, le régime de tous les Français vives marque pour l’artiste une évolution vers Situé dans le département des Deux-Sèvres, le village de Mazières-en-Gâtine le fauvisme : Dufy utilise des contrastes accède à la notoriété lorsque Roger Thabault, qui en est sans doute l’instituteur, colorés pour provoquer une excitation lui consacre une monographie dont le titre complet est Mon village, ses hommes, visuelle qui reflète celle de la rue en fête et de ses routes, son école. 1848-1914 : l’ascension d’un peuple. Publié en 1944, avec sa frénésie. une préface d’André Siegfried, l’un des fondateurs de la sociologie politique française, le livre décrit minutieusement les transformations radicales introduites Le banquet dans un canton rural par l’installation de la République. Selon Thabault, la C’est l’un des rites essentiels de la sociabilité République s’est d’abord rendue populaire en donnant aux citoyens la pleine républicaine. C’est à la suite d’une campagne conscience de leur pouvoir. Locales comme nationales, les élections sont vécues de banquets que débuta la Révolution de à Mazières avec le plus grand sérieux et la plus grande attention. La République février 1848. Par la suite, les présidents de la se rend aussi populaire par les rituels qu’elle impose dans tous les villages. Le 14 République honorèrent cette tradition, juillet, tel que le décrit Thabault, est autant la fête nationale que la fête du village particulièrement à l’occasion des expositions tout entier. universelles. Le 22 septembre 1900 (jour anniversaire de la proclamation de la Défilé des bataillons scolaires place de la République à Paris, le 14 juillet 1883 République en 1792) c’est à l’initiative du La mise en scène, l’abondante symbolique et les couleurs franches de ce tableau président Émile Loubet que tous les maires exaltent la ferveur et l’enthousiasme populaires qui entourent alors ce rituel. Cette de France, mais également ceux d’Algérie, illustration de l’inauguration de la place de la République, le 14 juillet 1880, se sont invités à un gigantesque banquet pour caractérise par une abondante symbolique républicaine et révolutionnaire. Les célébrer l’anniversaire de la Ire République. drapeaux et les cocardes tricolores, les sigles « R.F. », les arbres de la liberté Le banquet a lieu au Grand Palais dans le foisonnent. Sur le monument central, la République avec son bonnet phrygien, cadre de l’Exposition universelle. Il réunit 22 l’urne du suffrage universel, les incarnations de la Liberté (à droite) et de 695 maires, soit environ les deux tiers d’entre l’Égalité (à gauche), célèbrent les fondements du régime. Les bataillons scolaires, eux. Il témoigne ainsi de la puissance de la au premier plan, soulignent, pour leur part, le rôle fondamental de l’école dans la démocratie municipale, de l’importance de consolidation de l’esprit républicain. l’ancrage local de la République dans une Cette peinture un peu naïve est un bon exemple de cette culture politique France encore massivement rurale : c’est à 30 nouvelle qui associe la République et la Patrie et où l’École et l’Armée ces forces que le président Émile Loubet rend s’associent pour former des citoyens. La défaite de 1870-1871 provoqua un hommage dans son discours, prononcé sous énorme choc dans l’opinion française qui prit conscience de la faiblesse de sa la protection du buste de Marianne, en défense. La victoire prussienne fut considérée comme celle des instituteurs qui présence des membres du gouvernement, des surent préparer physiquement et moralement les garçons dès leur plus jeune âge. présidents des deux assemblées drapés de D’où l’idée des bataillons scolaires destinés à assurer une première préparation l’écharpe tricolore. Il s’agit d’une sorte physique et militaire des enfants d’âge scolaire. Ces bataillons naquirent d’une d’apogée républicain, aux yeux du monde qui initiative parisienne : le premier fut formé en 1880 dans le Ve arrondissement de observe l’Exposition universelle, mais aussi à Paris. Puis un décret du 6 juillet 1882, signé par trois ministres, Billot, le ministre destination des Français, encore fortement de la Guerre, Ferry, le ministre de l’Instruction publique et Goblet, le ministre de troublés par les soubresauts de l’Intérieur, généralisa cette initiative. Elle reçut le soutien de la Ligue de l’affaire Dreyfus. l’enseignement et de la Ligue des patriotes. Le décret prévoyait la constitution de bataillons formés de 4 compagnies de 50 enfants dans les écoles de plus de 200 Hansi et l’Alsace-Moselle élèves, l’armée fournissant l’encadrement. Revêtus d’uniformes empruntés aux Le dessinateur Hansi appartient à la bataillons parisiens (avec un béret à pompon emprunté aux marins), ils génération des Alsaciens nés au lendemain de apprennent à évoluer au pas cadencé, à manier des fusils en bois et sont préparés l’annexion de leur province par l’Empire au tir. Trompettes et tambours leur permettent de défiler au son de La allemand, suite au traité de Francfort signé le Marseillaise et de chants militaires. Leur but essentiel est de défiler lors des fêtes 10 mai 1871. La France est amputée de du 14 juillet où ils incarnent la « relève » militaire de la France. Les bataillons l’Alsace (Belfort exclu) et du nord de la défilaient à l’occasion de quelques manifestations publiques, comme ici lors du Lorraine. C’est donc comme sujet de 14 juillet 1883. Mais cette expérience fut en réalité un échec. Leur organisation l’empereur que naît à Colmar, en 1873, Jean- était difficile car extérieure à l’armée et à l’éducation nationale et leurs effectifs Jacques Waltz plus tard connu sous le restèrent faibles, même à leur apogée en 1885 (62 bataillons dans toute la France pseudonyme de Hansi. Dans les années 1890, dont 24 dans le seul département de la Seine et au total environ 23 000 enfants). un nombre important d’Alsaciens se résignent Les enfants étaient trop jeunes pour recevoir une véritable formation militaire, ce à l’annexion et souhaitent une certaine dont se rendirent rapidement compte les représentants de l’armée. Et surtout, les autonomie dans l’Empire ; c’est ce qui bataillons étaient loin de faire l’unanimité, même chez les républicains. Les explique l’essor d’une véritable culture bataillons furent finalement supprimés à Paris en 1892. Ils sont cependant alsacienne dans tous les domaines de l’art. emblématiques de la volonté de formation du futur citoyen qui doit être prêt à Jean-Jacques Waltz se consacre, lui, à la défendre la patrie et à se sacrifier pour elle. On pourra détailler ici la symbolique peinture et au dessin. Il participe au républicaine associée à cette représentation du défilé : entre autres, le lion associé mouvement de la «Revue alsacienne » et au suffrage universel, symbole d’une république forte, Marianne au bonnet réalise des gravures à l’eau-forte et des phrygien, la référence à la Révolution française, etc. aquarelles reproduites en cartes postales sur lesquelles il signe Hansi. Il adhère au courant I. Marianne Vogesenbilder (Images des Vosges) Le choix du nom de Marianne reste toujours une énigme. Ce prénom est celui de critiquant l’expansionnisme allemand et l’héroïne d’une chanson populaire de 1792, du chansonnier Guillaume Lavabre, désirant obtenir une autonomie réelle dans originaire du Tarn, et s’exprimant en langue d’oc : il s’agit de la «Garisou de l’Empire. La critique à l’égard des Allemands Marianno », chanson faisant allusion à la guérison de la France par les grandes est donc constante, même si elle est traitée victoires militaires de 1792. Cette chanson est bien connue dans le sud de la avec humour (ex : les touristes allemands, France au milieu du XIXe siècle. Marianno, dans cette chanson est le symbole sacs à dos et chapeaux tyroliens). Ses d’une France populaire victorieuse, révolutionnaire, féminine et patriotique. Il se multiples condamnations le rendent très trouve également que «Marie » est à cette époque le prénom le plus répandu et populaire à Paris. que, pour les prénoms doubles, Marie-Anne vient juste après Marie-Louise. Dernière remarque : au XIXe siècle, en Auvergne, une bourrée dont les paroles Les opportunistes sont « Je la veux, la Marianne, je la veux et je l’aurai » fait danser les paysans et La victoire venue, les divisions se font jour symbolise le désir de la femme aimée. Cela explique peut-être le choix de ce au sein du camp républicain. Elles portent prénom très usité, connoté par une double allusion à la maternité (la vierge Marie essentiellement sur la conception des et sa propre mère Anne) et à l’amour. Marianne donne une identité à cette institutions et sur la politique économique et allégorie de femme à « l’antique » apparue pendant la Révolution et qui trône au sociale. À l’extrême gauche radicale, sommet de la barricade peinte par Eugène Delacroix en 1830. Elle incarne tout à incarnée par Clemenceau, s’opposent ainsi la fois la Liberté, la République et l’unité de la Nation. Les républicains au les opportunistes, républicains de pouvoir en 1880, allergiques à toute forme de culte de la personnalité, la gouvernement, incarnés par Gambetta. À choisissent pour personnifier l’État. Marianne s’impose ainsi comme la nouvelle partir de 1879, les républicains de figure du pouvoir central. La République cherche à s’affirmer par l’image en gouvernement se proclament, par la bouche laissant cependant toutes les sensibilités s’exprimer. Il n’y a, en effet, ni modèle de Gambetta, hostiles à « la politique des imposé ni bustes officiels. Ceux qui sortent des manufactures nationales ou qui intransigeances » et favorables à celle des « sont sculptés par des artisans locaux ont mille visages. L’apparence de Marianne résultats ». De son côté, Jules Ferry souhaite suscite le débat et révèle des nuances significatives dans l’interprétation des travailler « sans illusions et sans précipitation valeurs et des héritages de la République : le bonnet phrygien qui rappelle les ». D’où le surnom d’« opportunistes » donné combats révolutionnaires connaît une fortune différente dans les provinces aux républicains modérés, sans que ce terme proches du pouvoir central et dans celles plus radicales du sud qui, avec le bonnet soit, à l’époque, connoté négativement. Ils rouge, affichent leurs choix politiques. Marianne s’identifie ainsi aux ont en effet la conviction que l’équilibre du représentations régionales, locales, voire individuelles de la République mais régime impose une incarnation du régime qui transcende cette diversité. Sagement repose sur une alliance entre une paysannerie 31 coiffée ou ornée d’un diadème parfois étoilé, elle investit peu à peu les mairies. rurale et une petite bourgeoisie urbaine qu’il Elle se veut rassurante. La nudité de son sein est tantôt nourricière tantôt érotique ne faut pas brusquer. Devant la montée des mais ses attributs, ses postures, rappellent très pédagogiquement les principes radicaux et des socialistes, les opportunistes fondateurs du régime : l’égalité lorsqu’un niveau est dessiné sur son front, la et une partie des catholiques ralliés à la liberté quand elle apparaît juvénile ou dévoilée, la fraternité lorsqu’elle a les République gouvernent ensemble dans les mains croisées. Devenue un emblème, érigée en statues qui portent le nom de années 1890. C’est pourquoi, également, et République ou de Nation (voir l’oeuvre de Dalou place de la Nation à Paris), elle contrairement aux radicaux, ils souhaitent est finalement accolée à certains monuments aux morts de la Grande Guerre, et une laïcisation progressive de porte, au-delà de la République, l’image de la France elle-même. l’enseignement. Si Clemenceau, de fait, réclame dès 1876 la séparation des Églises et Maurice Agulhon a montré (Marianne au combat, Flammarion, 1979 et Marianne de l’État ainsi qu’une laïcisation complète de au pouvoir, Flammarion, 1989), que Marianne, entièrement dénudée ou bien la l’enseignement, Ferry va se montrer plus poitrine à demi-découverte, est une incarnation très marquée à gauche, surtout prudent dans la mise en place de ces lorsqu’elle est coiffée du bonnet phrygien. La Marianne de 1848 (celle de réformes. Plus sensibles à la démocratie Dubray) cumule les symboles : bonnet phrygien (la liberté), niveau (l’égalité), sociale, les radicaux souhaitent également poignée de main (la fraternité), peau de lion (la force), sein dénudé (liberté et l’établissement d’un impôt progressif sur le héroïsme à l’antique). Ces « symboles séditieux » sont interdits à partir de mars revenu, que ne défendent pas les 1849. Il ne reste plus que le bonnet phrygien. opportunistes. Il n'y a jamais eu de buste officiel de la République, mais celui qui fait la une du Petit Journal de 1891 est plébiscité par 164 députés comme « la figure La République met en application ces personnifiant le mieux la République ». Ce buste apaisé d’une Marianne fleurie, principes par un arsenal de lois qui fixent les coiffée d’un très discret bonnet phrygien orné d’une cocarde tricolore se retrouve grandes libertés républicaines entre 1880 et même à Lorlange, en Haute-Loire, devant l'église et sa croix de mission. Ce buste 1885 et reviennent, en particulier, sur les de Marianne offre une image à la fois consensuelle et rassurante de la République dispositions répressives de l’Ordre moral. La : son visage est souriant et serein, son bonnet phrygien est à peine visible, la loi du 29 juillet 1881 reconnaît ainsi la liberté couleur bleu domine, bien plus que le rouge, son épaule gauche est ornée de totale de la presse qui n’est plus soumise à fleurs et sur son collier, la Révolution célébrée est celle de 1792. autorisation ni au cautionnement, Les travaux de Maurice Agulhon (Marianne au pouvoir, Flammarion, 1989) ont permettant un essor inégalé de la presse permis, entre autres choses, de définir une chronologie et une cartographie de d’opinion. La loi du 30 juin 1881, pour sa l’installation de monuments républicains. L’on relève qu’entre 1871 et 1878, part, reconnaît le droit de tenir des réunions aucun monument de place publique n’est édifié : les gouvernements Thiers ou publiques sans autorisation, imposant ceux de l’ordre moral n’étaient, en effet, guère portés à l’affichage de la seulement une déclaration préalable et un République dans le paysage urbain. C’est donc assez logiquement à partir de bureau. La République reconnaît également, 1879, avec la conquête des institutions par les républicains, que le nombre de pour la première fois, la liberté syndicale par monuments se multiplie. Le pic se situe sans surprise en 1889, avec les la loi Waldeck-Rousseau de 1884 qui fait cérémonies du centenaire de la Révolution. Par la suite et jusqu’en 1914, la suite à la loi Ollivier de 1864 supprimant le construction de ces monuments se stabilise, avec une accentuation en 1904, liée délit de coalition instauré depuis la loi Le probablement au regain de tension consécutif au débat sur les congrégations. Chapelier de 1791. Les lois Ferry de 1881- Sur le plan géographique, la répartition des monuments par département révèle 1882, enfin, consacrent la laïcité de nettement deux France : une France du nord et de l’est, dans laquelle les l’enseignement par la mise en place d’une monuments républicains sont rares, voire absents ; c’est pour l’essentiel, la école gratuite, laïque et obligatoire, ôtant France conservatrice, dans laquelle les républicains se sont implantés à l’Église son influence dans la société et tardivement. À l’inverse, les départements voisins de Paris et surtout ceux du combattant son autorité politique. Sud-Est sont marqués par une monumentalité importante : le littoral méditerranéen, républicain depuis 1848, mais aussi le département de l’Allier, C’est à la fin du XIXe siècle que plusieurs terres de résistance au coup d’État de 1851, inscrivent leur idéal politique dans la mouvements de véritables républicains se pierre et affichent leurs convictions par la statuaire. La carte des monuments peut regroupent pour aboutir à la fondation, en donc être mise en parallèle avec celle des suffrages républicains ou bien celles 1901, du premier parti politique, sous le nom concernant le vote de la loi de Séparation en 1905 et constituer ainsi la base de « parti républicain-radical et radical- d’une étude de géographie politique. socialiste ». Les différentes sources en sont : L’évolution des bustes de Marianne et de la statuaire républicaine témoigne de les loges maçonniques du Grand Orient diverses conceptions de la République. Le choix a été fait ici de présenter deux décidant, en 1901, la constitution de comités bustes de Marianne installés dans des communes rurales du département de républicains ; la Ligue des droits de l’homme, l’Allier, précocement républicain. Ils proviennent de deux communes du canton constituée d’intellectuels mais aussi très de Saint-Pourçain-sur-Sioule, Montord et Loriges. Le premier a été érigé en 1871, implantée dans la France protestante ; les alors que la République est encore gouvernée par des conservateurs et dominée sociétés de libre pensée ; l’école où les par une Chambre des députés largement monarchiste qui craint tout ce qui instituteurs se montrent attachés aux pourrait rappeler les soubresauts révolutionnaires. Le bonnet phrygien est donc principes de laïcité ; les universités rejeté, car perçu comme représentatif de la subversion. Aussi, les communes qui populaires… Au début 1901, comités, loges, se dotent d’un buste de Marianne font-elles le choix du modèle proposé par le parlementaires créent un comité d’action afin sculpteur Doriot (habile commerçant, celui-ci a inondé les communes de ses d’organiser les manifestations du 14 juillet et catalogues). Couronné d’épis de blé enserrant l’étoile des Lumières, au dessus de lancer un appel pour la tenue à Paris d’un d’un visage serein aux cheveux strictement noués, il incarne le sérieux d’une « Congrès du parti républicain-radical », dont République qui veut rassurer la France rurale. Sur son opulente poitrine, il faut « assurer l’unité » pour « combattre le recouverte d’une toge, elle porte un collier de médailles sur lesquelles sont cléricalisme, défendre la République » et 32 énumérées les activités que la République entend promouvoir : Agriculture, réaliser un programme de « réformes Commerce, Beaux-Arts, Instruction, Justice, Science, Marine, Industrie. démocratiques » en vue des élections de D’évidence, cette statue entend propager la vision d’une République 1902. Ainsi naît le parti radical bien enraciné conservatrice. La Marianne de Loriges a été produite l’année du centenaire de la dans le pays et attaché à rassembler toutes les Révolution française. Elle est l’oeuvre du sculpteur Jean-Antoine Enjalbert voix du Bloc républicain. (1845-1933). Ce modèle fut le plus répandu dans les années 1890-1900, grâce au Le principe du Parti radical est d’accomplir soutien du sous-secrétaire aux Beaux-arts, ami de l’artiste ; peut-être est-ce dû les idéaux de 1789 (liberté, égalité, mais aussi aussi au renom de l’artiste, auteur du fronton du Petit Palais et des figurines du propriété). En 1907, le Parti radical cherche à Pont Mirabeau à Paris. Réalisée à l’occasion des cérémonies de 1889, alors que la se démarquer du discours socialiste, qui République est désormais installée, bien que bousculée par la crise boulangiste, il séduit de plus en plus d’électeurs (création de s’agit d’une Marianne bien plus combattante que la précédente. Certes fort prude la SFIO en 1905). Il s’agit pour les radicaux (sa poitrine est entièrement recouverte), elle se veut défensive (elle porte une de ne pas laisser le champ des revendications cuirasse, ornée d’une gorgone) et apparaît assez sévère. Mais elle revendique sociales aux seuls fièrement son militantisme par le port du bonnet phrygien et de la cocarde socialistes, tout en défendant un programme tricolore. modéré de gouvernement, dans la mesure où Le monument à la République, érigé à Toulon, place de la Liberté, en 1889-1890, ils sont au pouvoir depuis 1899. Leurs appartient à la même veine. Œuvre des frères Allar, architectes toulonnais, objectifs sont ainsi en partie ceux qu’ils ont financée par la Fédération républicaine du Var pour fêter le centenaire de 1789, la déjà réalisés (souveraineté nationale, régime statue fut inaugurée par le président de la République Sadi Carnot le 20 juillet parlementaire, laïcité – renforcée par la loi de 1890. Reposant sur la proue d’un navire, hommage à l’activité portuaire du lieu, séparation de 1905). Certains de leurs autres mais allusion également à la force qui avance (cf. le lion), elle est très objectifs sont plus progressistes : abolition de représentative de la statuomanie républicaine à son apogée. Drapée à l’antique, la peine de mort, impôt sur le revenu, portant le glaive à son flanc gauche, la République brandit la torche des Lumières solidarité sociale et extension des droits de la et soutient de son bras droit les tables de la Loi de la Déclaration des droits de femme. À partir de 1907 (création du l’homme et du citoyen. La tête ceinte de lauriers, surmontée d’un casque à cimier ministère du Travail par Clemenceau) dont le renflement prend l’aspect d’un lion, elle avance d’un pas décidé, plusieurs lois sociales seront d’ailleurs accompagnée par deux colosses, la Force (le faisceau des licteurs) et la Justice (le votées. En 1914, les radicaux glaive), et est encadrée par des chevaux marins. mettront en place l’impôt sur le revenu.

C’est à l’occasion du centenaire de la Révolution que les conseillers radicaux L’anarchisme fut à la fin du XIXe siècle un parisiens décident de construire ou d’aménager les mairies d’arrondissement et de mouvement à la fois culturel et politique les doter de cette effigie unique symbolisant la République. Il s’agit de international, qui a trouvé son expression commandes officielles accompagnées parfois de concours destinés à choisir idéologique dans l’oeuvre de Bakounine qui l’artiste le plus performant. L’administration de la mairie du 14e arrondissement mettait en cause « le gouvernement de confie à Jules Blanchard l’exécution d’un marbre mis en place en juillet 1890, l’homme sur l’homme». Les journaux intégré dans la boiserie et couronnant la cheminée monumentale de la salle des anarchistes prônaient la « propagande par le mariages. Marianne est une jeune femme éclairée par la devise républicaine « fait », c’est-à-dire le terrorisme. Dès 1882, Liberté, égalité, fraternité ». Elle porte le bonnet phrygien, symbole de la plusieurs anarchistes se sont lancés dans conquête des libertés. La cocarde tricolore accrochée sur le bonnet n’est pas l’action directe : le procès de Lyon en 1883, visible sur cette photographie. Autour du cou, la représentation de Méduse dont la où 66 anarchistes (dont Kropotkine) sont chevelure est ourlée d’un entrelacs de serpents ; Méduse est le symbole du mal, jugés, fait suite à un attentat place Bellecour présente sur le bouclier d’Athéna, Marianne est donc la nouvelle Athéna, l’année précédente. Des troubles graves protectrice du peuple. L’entrelacs de serpents évoque le rajeunissement perpétuel, débutèrent en 1890. Les années 1890 sont la perfection et l’éternité. La couronne de chêne qui ceint le buste tout entier marquées par la lutte violente des anarchistes représente l’exercice perpétuel de la justice. Devant cette mairie, le square s’orne contre l’État républicain. La condamnation de d’une autre Marianne en marbre offerte par le sculpteur Jean Baffier. C’est le seul plusieurs anarchistes ainsi que le massacre de cas à Paris de la présence de deux Marianne dans une seule mairie. Fourmies provoquèrent la série d’attentats de 1892 (des immeubles ravagés par des En France, le savant Arago plaide en 1848 pour l’introduction des timbres explosions). Ces attentats semèrent la terreur postaux, qui existaient en Angleterre depuis 1840. Jusque-là, le port de la lettre dans Paris. Une dénonciation permit d’arrêter était payé par le destinataire et calculé en fonction de la distance parcourue. Les l’auteur de ces attentats : François-Claudius premiers timbres (1849) sont à l’effigie de Cérès, déesse romaine de la fertilité, Koeningstein, appelé Ravachol du nom de sa symbolisant une République généreuse de ses richesses. Ensuite les timbres mère. Il a raconté sa vie dans des mémoires portent l’effigie du Prince-président, puis celle de Napoléon III. En 1871, on publiés par Jean Maitron : enfance terrible, revient à l’effigie de Cérès. Marianne en semeuse, dispensatrice des richesses de Ravachol est successivement berger, mineur, la France et des lumières de la République, apparaît sur les pièces de monnaie, chaudronnier ; il perd la foi à 18 ans et puis sur les timbres à partir de 1897. Le véritable succès du timbre-poste « s’intéresse au socialisme ; il se retrouve républicain » et des monnaies auprès du public ne vient qu’en 1903 avec « la ensuite sans travail à cause de la crise et Semeuse » du médailleur Oscar Roty (1846-1911). C’est une création originale et commet les crimes et délits dont on l’accuse non la reprise d’un modèle antique. Elle propose une synthèse entre les symboles ici pour nourrir sa famille. Ravachol reprend de la République radicale (bonnet phrygien) et de la République modérée (travail pour sa défense un thème classique du et abondance). Elle est aussi la marque des liens entre la France pérenne agricole courant anarchiste : c’est la société dirigée et celle de l’avenir (geste volontaire, soleil levant, semence, récolte future). par la bourgeoisie qui, par sa dureté et son cynisme, crée les criminels. Ravachol a déjà tué cinq personnes qui n’étaient pas des 33 représentants de l’État, avant d’être conquis II. La mairie par les idées anarchistes. Par cet attentat à la Les communes se voient dans l’obligation de se doter d’une mairie depuis la loi bombe contre un magistrat en mars 1892 pour du 5 avril 1884. Le régime, fidèle à ses valeurs libérales, n’impose pas de normes. lequel il comparaît, il donne sans le savoir le La loi stipule seulement que les bâtiments doivent être des locaux indépendants, signal d’une vague d’attentats anarchistes en loués ou construits, mais affectés au service de la République qui entre ainsi au France. Pour punir le dénonciateur, des coeur des villages. La place de la mairie devient un lieu privilégié de la vie anarchistes lancèrent une bombe contre le communale et le bâtiment qui abrite le maire élu par le conseil municipal à partir restaurant où il avait été arrêté. Il y eut deux de 1884, affiche de plus en plus souvent les insignes (RF) ou la devise du régime morts. Devant les Assises de Paris, Ravachol (Liberté, Égalité, Fraternité). Mais les mairies, plutôt appelées hôtels de Ville sauva sa tête mais fut condamné à mort pour dans les grandes agglomérations, gardent souvent leurs décors anciens avec le un autre crime. Les attentats reprirent en souci de conserver la valeur artistique de leurs édifices et de s’inscrire dans une 1893. Le 9 décembre 1893, Vaillant vise la mémoire nationale apaisée (le buste d’Henri IV reste en place à Lyon, celui de Chambre des députés en lançant une bombe Louis XIV à Marseille), respectueuse des traditions régionales (viticulture et qui blesse plusieurs députés. L’illustration du commerce sont célébrés à Beaune). Bâtiments d’art, elles n’entendent pas se Petit Journal, du 23 décembre 1893, rend défaire de leur patrimoine architectural et l’État républicain triomphant ne le leur compte de cet événement qui créa l’émoi demande pas. S’impose pourtant un style néoclassique emprunté au XVIIe siècle, dans l’opinion. Cet émoi fut utilisé par cautionné par le Conseil des bâtiments civils, dans lequel les artistes n’hésitent Casimir-Périer pour justifier les lois pas à peindre des décors fastueux, pompiers, peuplés d’allégories anciennes mais d’exception qui touchèrent les anarchistes aussi nouvelles (le Travail, la Liberté), toutes à la gloire de la République. L’art mais aussi les socialistes. républicain rend la mairie identifiable au citoyen. L’isoloir III. L’école Jusqu’en 1913, les conditions du scrutin ne La multiplication des écoles reste, après Guizot (1830), une priorité garantissaient pas le secret du vote pourtant gouvernementale à laquelle ne dérogent ni la loi Falloux (1850) qui incite à affirmé dans la constitution de 1848. L’isoloir ouvrir des écoles pour les filles, ni celle de Victor Duruy (1867) qui accroît les est l’aboutissement d’un lent apprentissage obligations scolaires des communes et les encourage à pratiquer la gratuité. Dès du suffrage universel durant 1863, il n’y a plus que 2 % de communes dépourvues d’écoles ; et la France tout le XIXe siècle. Les lois du 29 juillet compte près de 70 000 écoles contre 42 000 en 1832. Dans cette bataille pour 1913 et du 31 juillet 1914 codifient les l’école, l’enrichissement du pays, et en particulier celui des campagnes sous le conditions du vote : l’électeur bénéficie d’une Second Empire, constitue un atout majeur. Il facilite notamment l’appropriation enveloppe, de l’isoloir et glisse lui-même son par les communes de leurs locaux scolaires et, de plus en plus fréquemment, la bulletin dans l’urne. Il est donc débarrassé de construction de bâtiments neufs. C’est ainsi que les villages commencent à se toute pression et libre de son choix. doter d’une véritable maison d’école. Selon les prescriptions du ministre Rouland (1858), celle-ci doit être « simple et modeste, mais commode, isolée de toute Il faut noter qu’en 1924, les programmes habitation bruyante ou malsaine » et la salle de classe « planchéiée, bien éclairée, d’étude pour le secondaire deviennent accessible aux rayons du soleil » et bien aérée. Depuis 1851, la classe comporte, identiques pour garçons et filles, ce qui réglementairement, des tables-bancs, une estrade pour le maître, un poêle, et, sur permet l’équivalence entre les baccalauréats les murs, un tableau noir, des maximes religieuses et de morale, des planches masculin et féminin. Les études supérieures pour la lecture, le calcul et le système métrique, une carte de la France, une autre s’ouvrent plus largement entre les deux du département. Mais bien des témoignages démontrent que ces exigences guerres : par exemple, Simone de Beauvoir limitées sont encore loin d’être partout satisfaites en 1870. obtient l’agrégation de philosophie en 1929, JULES FERRY ET LES PETITES ÉCOLES DE LA RÉPUBLIQUE Simone Weil en 1931. Aux yeux des républicains, qui accèdent durablement au pouvoir en 1879, après l’épisode réactionnaire de l’Ordre moral, la souveraineté populaire appelle un L’Union française pour le suffrage des développement rapide de l’instruction. En démocratie, le citoyen doit être un femmes rassemble des républicaines issues de homme éclairé. Son émancipation implique, de surcroît, que l’école elle-même la bourgeoisie ou des milieux intellectuels. s’émancipe de la tutelle de l’Église catholique dont la doctrine officielle, énoncée Ses moyens d’action ne sont pas par Pie IX, combat les principes de 1789 et la philosophie des Droits de spectaculaires, contrairement à ceux des l’Homme. La priorité accordée à l’éducation obéit enfin à un impératif patriotique féministes britanniques. En 1914, elle : la débâcle de 1870 n’a-t-elle pas, en effet, apporté la preuve de la supériorité de réclame le droit de vote aux élections l’instituteur prussien ? municipales. D’autres mouvements En une décennie, marquée par la forte personnalité de Jules Ferry, tour à tour féministes plus radicaux réclament l’égalité ministre de l’Instruction publique et président du Conseil, l’enseignement totale entre hommes et femmes. primaire est profondément remanié. En juin 1881, la question de la gratuité des L’argumentation des femmes de l’UFSF écoles primaires publiques, dont bénéficiaient déjà près de 60 % des élèves, est s’appuie sur les capacités d’expertise définitivement réglée. Plus âprement débattue, la loi du 28 mars 1882 rend considérées comme propres aux femmes, obligatoire l’instruction élémentaire et instaure la laïcité de l’enseignement destinées à protéger les valeurs familiales. dispensé dans les écoles publiques. En classe, la morale et l’instruction civique Selon elles, le vote des femmes doit avoir un remplacent donc la prière et le catéchisme. À partir de 1886, le corps enseignant rôle de moralisation sociale. Le vote des primaire public est également laïcisé. La multiplication des écoles normales, femmes a été adopté par la Chambre des grâce à la loi Paul Bert (1879), contribue à la relève des congréganistes par des députés en 1919, 1922, 1925, 1935 et 1936 ; laïcs, particulièrement dans les écoles publiques de filles où les sœurs chaque fois, il a été repoussé au Sénat par les accueillaient encore, en 1880, autant d’écolières que les maîtresses laïques. Dès conservateurs et les radicaux, ces derniers lors, l’enseignement confessionnel se replie vers les écoles privées qui craignant l’influence de l’Église catholique 34 accueillent, vers 1900, près d’un quart des élèves. sur les femmes. Noter que le premier pays L’élan nouveau donné par l’État républicain porte ses fruits. De 1880 à 1900, européen à accorder le droit de vote aux l’école élémentaire gagne près de 700 000 inscrits, atteignant la quasi-totalité des femmes est la Finlande en 1906 et que les enfants scolarisables. En outre, la fréquentation s’améliore et l’absentéisme autres États ont élargi le droit de vote après la saisonnier tend à se résorber. L’obligation légale n’est d’ailleurs pas seule Grande Guerre. Les Françaises voteront pour responsable de ce progrès qualitatif, grandement facilité par la croyance accrue la première fois en 1944. des familles en l’utilité de l’instruction primaire. LA COMMUNALE : UN ESPACE FONCTIONNEL ET SYMBOLIQUE Parmi les changements qui affectèrent la Les progrès de la fréquentation permettent de généraliser des formes société française à la fin du XIXe siècle, la d’organisation pédagogique qui ont déjà fait leurs preuves dans les grandes villes. généralisation de l’enseignement et Dès 1868, Octave Gréard, alors directeur de l’enseignement primaire de la Seine, l’alphabétisation de la majorité comptent avait imposé aux écoles de Paris une division en trois cours : élémentaire, moyen parmi les plus décisifs. Mais la question et supérieur. En 1882, Ferry étend ce modèle à tout le pays. La classe unique scolaire n’est pas qu’une question cesse alors d’être la référence implicite de la réflexion pédagogique, même si elle d’alphabétisation. Elle s’est confondue avec reste pour longtemps la réalité la plus courante, du fait de la dispersion de le débat politique, en particulier sur la l’habitat et de la priorité donnée à la construction d’écoles distinctes pour les laïcisation de l’État. En effet, l’école filles et les garçons dans les villages. publique, telle qu’elle a été instituée à partir Unique ou non, la classe, pour être pédagogiquement efficace, ne se conçoit plus des lois scolaires de 1881-1882, devint le sans un matériel, un mobilier et un agencement de l’espace tout à fait spécifiques. vecteur privilégié des valeurs républicaines. Le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, proche collaborateur de Les programmes très complets mettaient Ferry, dresse ainsi la liste type du matériel pédagogique approprié : des tableaux l’accent sur la connaissance et l’amour de la muraux pour la lecture et l’écriture, un grand tableau ardoisé d’au moins un mètre patrie, la citoyenneté, la démocratie, la carré pour chaque cours ou division, un boulier compteur, un nécessaire métrique laïcité. Les républicains escomptaient ou un tableau mural des poids et mesures, des objets pour le dessin géométrique ainsi enraciner la République laïque par le au tableau noir (règle, équerre, compas, rapporteur), un globe terrestre, les cartes biais de l’école. Les membres des murales de la Terre, de l’Europe et de la France, une collection d’images pour congrégations catholiques furent donc exclus l’enseignement de l’histoire, un appareil pour projections lumineuses, des de l’enseignement public. Les écoles instruments simples pour les expériences de physique et de chimie, des publiques devinrent donc exclusivement collections d’histoire naturelle, un diapason ou un petit harmonium, un portique laïques, tandis que les catholiques et ses agrès, enfin les outils usuels pour les travaux manuels. développaient l’enseignement privé. Réglementairement (depuis 1882), la salle de classe doit avoir une forme Mais l’application de ces lois se heurta à des rectangulaire, un sol « parqueté en bois dur », une hauteur sous plafond d’au obstacles matériels, vite surmontés par un moins quatre mètres, ne pas excéder cinquante places et offrir une superficie effort sans précédent du gouvernement, et minimale de 1,25 m2 par élève. Au large pupitre de quatre ou six places, les surtout à des obstacles politiques : le rejet de textes recommandent de substituer, faute de mieux, le pupitre biplace. Ce dernier, la République et de la laïcité par opposition moins propice aux « contagions » et plus aisément adaptable à la taille des politique ou fanatisme religieux. Cependant, enfants, facilite en outre les allées et venues du maître et permet une répartition la législation finit par s’imposer et plus méthodique des élèves selon leur niveau et leur mérite. l’illettrisme recula considérablement. L’effort financier sans précédent, alors consenti par l’État et les communes en faveur des maisons d’école, aide à la diffusion de ces nouveaux standards. Entre LES FONCTIONS DE L’ÉCOLE DANS LE 1878, date de la création de la Caisse des écoles, et 1895, plus de 15 000 écoles PROJET REPUBLICAIN ? sont ainsi construites et 30 000 autres rénovées. Ce vaste chantier suscite une L’École est au coeur du projet républicain. importante réflexion architecturale et réglementaire qui prend en compte les Les lois votées à l’initiative de Jules Ferry en prescriptions récentes des hygiénistes. Il en résulte, quelles qu’en soient les 1881-1882 la rendent gratuite, laïque et variantes, un modèle de bâtiment encore familier à nos yeux : un espace clos, à obligatoire jusqu’à 12 ans. Elle a plusieurs l’écart de la rue, avec sa cour, son préau, ses lieux d’aisance, le logement de fonctions : diffuser les valeurs républicaines l’instituteur et les salles de classe, bien éclairées, où les rangées de pupitres issues de 1789, émanciper les individus de s’ordonnent soigneusement au pied de l’estrade magistrale. toute influence religieuse, intégrer les Dans l’espace de la classe, aucun emblème n’est formellement prescrit. Français autour d’un même sentiment Toutefois, à l’initiative des communes, le « temple du savoir » s’orne patriotique, tout en affirmant les fréquemment d’un buste de Marianne, qui prend la relève du crucifix et du buste appartenances locales. Elle renforce l’identité du roi ou de l’empereur régnant. Au cœur du village, la nouvelle école, souvent nationale, sans pour autant associée à la mairie, a également valeur de symbole. Avec son architecture nier l’enracinement dans la petite patrie, soignée, aisément repérable, elle est un monument à la gloire de la République et assurer une promotion sociale par le diplôme, de la Science. en fonction du talent et du travail, donc du Une plus grande attention est portée aux bâtiments scolaires. Avec la loi du 19 mérite de chacun. février 1878 et l’arrêté du 17 juin 1880, l’État se veut architecte, contrôle les plans et les devis. C’est l’occasion pour les républicains d’exprimer leurs Jules Barni (1818-1878) apparaît comme conceptions positivistes, de rendre sensible l’idéal de progrès social que la l’incarnation de la philosophie républicaine. République défend et dont l’école publique est le moteur. L’attention portée aux Il fut l’introducteur et le propagateur en contenus des enseignements laïques se double d’une politique architecturale qui France de l’oeuvre de Kant qu’il traduisit et encadre la construction des écoles afin d’en faire de véritables fabriques de commenta (Critique de la raison pratique, culture républicaine. L’architecture se veut cette fois normative, typique de la précédée des Fondements de la métaphysique commande publique. L’institution se doit d’inscrire dans l’espace une idéologie des moeurs, par E. Kant, Ladrange, 1848). de l’effort et du travail. D’où des façades nues, austères, construites dans les Proche des milieux républicains dès avant 35 matériaux du pays, qui coïncideront avec les intérieurs simples des salles de 1848, libre penseur et franc-maçon, il adhère classe. Le bâtiment devient un sanctuaire qui s’impose face à l’église. Le aux idéaux de février 1848, refuse de prêter le rapprochement mairie-école apparaît comme la solution la moins onéreuse à de serment au régime impérial en 1852, ce qui nombreuses communes et fait de ce bâtiment un centre de la vie communale. Pas lui vaut une révocation de son poste de de particularismes régionaux donc ou très peu : la salle de classe est paramétrée, professeur de philosophie et le conduit à forcément rectangulaire, la place de l’estrade et du tableau noir déterminée, la l’exil à Genève. Proche de Gambetta, il surface occupée par chaque élève calculée tandis que la hauteur des fenêtres contribue à l’action du gouvernement de la intègre les préoccupations des hygiénistes attentifs à la lutte contre la myopie. Défense nationale en 1870, est élu député de L’école devient un lieu tout entier affecté à ses propres finalités. La cour établit la Somme en 1872. Il fait partie des députés parfois une aire transitoire entre la rue et la classe mais, bien souvent, clôt qui votèrent les lois constitutionnelles en l’endroit sur lui-même. Le pouvoir s’incarne dans l’architecture, la République 1875, puis des 363 qui exprimèrent leur entend bien gagner les esprits. » défiance à l’égard du gouvernement issu du 16 mai. Outre ses travaux proprement Les Hussards noirs de la République philosophiques, il publia plusieurs ouvrages Créées par les lois Ferry de 1881-1882, les écoles normales d’instituteurs, puis de vulgarisation, parmi lesquels s’impose son d’institutrices (loi Paul Bert) furent, durant toute la IIIe République, considérées Manuel républicain en 1872, devenu pour comme l’un des temples de la République. Destinées à former les maîtres qui plusieurs décennies, à la suite du manuel de transmettront le savoir au peuple, elles étaient également perçues comme le lieu Charles Renouvier (Manuel républicain de d’inculcation des valeurs fondatrices à ceux qui deviendront le vecteur de la l’homme et du citoyen paru en 1848), l’une République dans les campagnes et les villes. Le personnage de l’instituteur est des références donc essentiel à la compréhension de la culture républicaine. Le photographe majeures des républicains : il y diffuse, sur représente ici ceux d’Aubenas (Ardèche) au début du XXe siècle. Instituteurs la base d’un rationalisme kantien, sa vision d’âge mûr, arrivés probablement vers le terme de leur carrière, nommés dans un d’une société laïque, composée d’individus poste urbain après des débuts en milieu rural, ils prennent la pose, fiers et sereins, égaux, libres et informés, capables de unis par une même conscience de leur mission et également par des pratiques maîtriser leur destin et de construire une vestimentaires communes : portant costume et gilet, chemise blanche et société de paix et de progrès, dont la guerre lavallière, ils sont de petits notables locaux, qui se considèrent comme les serait bannie et dans laquelle l’arbitrage serait indispensables piliers de la République. L’on pense inévitablement aux Hussards la solution des conflits. Jules Barni se fait noirs décrits par Charles Péguy en 1913 dans L’Argent : « De tout ce peuple, les l’avocat de l’instruction, fondement de toute meilleurs étaient peut-être encore ces bons citoyens qu’étaient nos instituteurs. société républicaine. L’École y est décrite C’était le civisme même, le dévouement sans mesure à la cause commune. Notre comme le lieu où se diffuse la connaissance, École normale était le foyer de la vie laïque, de l’invention laïque dans tout le où s’aiguise la Raison et où se forment les département. […] Ils venaient nous faire la classe. Ils étaient comme les jeunes individus libres. Les futurs électeurs y Bara de la République. Ils étaient toujours prêts à crier Vive la République ! - exercent leur sagacité et y posent les bases de Vive la nation, on sentait qu’ils l’eussent crié jusque sous le sabre prussien […] leur citoyenneté. L’École est donc un lieu Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes, sévères, central pour toute société républicaine qui sanglés. Sérieux et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine doit être offert à tous, au nom de l’Égalité, et omnipotence. […] Un long pantalon noir, mais, je le pense, avec un liseré violet. dégagé de toute tutelle […] Un gilet noir. Une longue redingote noire, bien tombante. Cet uniforme civil religieuse afin que la liberté de conscience était une sorte d’uniforme militaire, encore plus sévère, encore plus militaire, soit garantie : obligatoire et laïque, l’École étant un uniforme civique .» Issu d’un milieu très modeste, d’abord socialiste et sera le pilier sur lequel pourra s’appuyer la dreyfusard, Charles Péguy s’est ensuite converti au christianisme. Grâce à République. L’on retrouve ici les arguments l’école, Péguy s’est élevé jusqu’à l’École nationale supérieure. Il dit ici sa dette qui conduiront au vote des lois Ferry en aux instituteurs de son enfance. C’est également comme cela que les décrit 1881-1882, ainsi que la plupart des thèmes Marcel Pagnol en 1956, lorsqu’il porte un regard rétrospectif sur la génération de qui seront diffusés par les manuels scolaires, son père. L’on notera que, pour en parler, il utilise constamment un vocabulaire notamment ceux de morale ou d’histoire, de nature religieuse (mission, Saints, comparaison de la hiérarchie du ministère dans un registre à la fois moralisateur et de l’Instruction publique à celle de l’Église catholique), ce qui montre encore une parfois un peu simplificateur (cf. l’opposition fois que la culture républicaine est vécue comme un engagement qui se situe sur assez binaire entre le despotisme qui jouerait le registre de la foi en des valeurs. de l’ignorance des masses et la République porteuse des Lumières et de la Raison). Auteur d’un manuel primaire qui fut répandu à des millions d’exemplaires, animateur de la grande Histoire de France, Ernest Lavisse (1842-1922) fut selon Le Don Quichotte est un hebdomadaire qui la formule de Pierre Nora, « l’instituteur national ». Après avoir travaillé avec fut crée en 1874 à Bordeaux. Défenseur de Victor Duruy entre 1863 et 1868, puis avoir été le précepteur du prince impérial positions républicaines très fermes, après 1868, Ernest Lavisse se convertit à la République après 1870. Professeur à caractérisé par un anticléricalisme marqué, il la Sorbonne, puis directeur de l’École normale supérieure, il se fit alors le eut pour unique illustrateur Charles Gilbert- propagateur d’un roman national fondé sur la continuité d’une histoire de France Martin (1839-1905). La revue, transférée à qui, partant des Gaulois, passant par la monarchie capétienne, puis la Révolution Paris en 1887, disparut en 1893, après mille et l’Empire, aboutit naturellement à la République, quintessence des valeurs numéros. Le dessin proposé ici est très nationales. Dés lors, la conception lavissienne de l’histoire scolaire est marquée explicite : publié au lendemain de la victoire par la volonté de conforter le sentiment national, de développer l’amour de la républicaine, alors que s’élaborent les lois patrie par le culte des héros nationaux, de Vercingétorix à Jeanne d’Arc, de scolaires, il utilise une thématique très Bayard à Bara, des soldats de l’An II aux héros de la Défense nationale en 1870. classique dans les milieux républicains. La Sur la couverture même du livre destiné aux élèves du cours moyen, la France est composition du dessin oppose le haut et le 36 exaltée comme une personne qu’il faut aimer. On peut y avoir une continuité avec bas, l’école laïque, porteuse de lumière la France de Michelet et une anticipation de la « madone aux fresques des murs » (rayons solaires) et l’école congréganiste dont le jeune Charles de Gaulle se fit plus tard « une certaine idée ». vecteur d’obscurantisme (le noir de la bouche d’égout). Il met en scène d’un côté les forces Le Tour de la France par deux enfants : une image de la France qui hésite entre de Progrès, porteuses du savoir émancipateur tradition et modernité (les livres) et de l’autre celles Ce « livre de lecture courante » connut un immense succès (3 millions du passé, de l’Ancien Régime, opposées à la d’exemplaires vendus de 1877 à 1887). Écrit par G. Bruno, pseudonyme liberté et à l’émancipation populaire. La d’Augustine Fouillée, le livre fait parcourir la France à deux jeunes Lorrains en représentation, très binaire, voire caricaturale, quête d’une famille, au lendemain de la défaite contre la Prusse. La fiction est représentative d’un laïcisme de combat. soutient un objectif à la fois pédagogique et civique : faire lire et voir la France aux enfants des écoles afin qu’ils l’aiment. Ouvrage scolaire, Le Tour de la Les missions de l’École ont été définies par France par deux enfants, est à la fois un manuel de lecture destiné à transmettre les lettres aux instituteurs envoyées par Jules des connaissances variées aux écoliers, mais c’est aussi un livre qui se donne Ferry, ministre de l’Instruction publique. pour objectif de développer les qualités morales, le civisme et le patriotisme des Elles ont ensuite été reprises par tous les petits Français. Le périple des deux héros sert de prétexte à une description du échelons de la hiérarchie et notamment par pays. Il offre aux lecteurs une vision de la France à la fois teintée de les inspecteurs d’académie. Ces missions sont traditionalisme mais aussi de modernité. Ainsi se côtoient les images d’une au nombre de trois : il s’agit d’enseigner la France traditionnelle avec les moulins à vent ou à eau, les ateliers où s’affairent France, de faire la France ou pour reprendre des artisans consciencieux et expérimentés, les paysans travaillant la terre comme une formule de Michelet, de former une un jardin, et celles d’une France plus moderne, symbolisée par l’utilisation de la nation à partir d’un agrégat de peuples vapeur, des machines ou encore de l’électricité. On montre aussi les innovations désunis. L’École est institutrice de la Nation ; de la seconde révolution industrielle : trains, tramways, automobiles, elle doit porter les valeurs patriotiques, motocyclettes, bicyclettes et surtout le métro ou l’éclairage des lieux publics par notamment par le biais des cours d’histoire et l’électricité. Le métropolitain a tous les avantages rapidité, coût de transport de géographie qui enseignent le territoire et modique, importance du nombre de personnes véhiculées. C’est lui qui est le tracent le roman national. Elle doit par symbole de cette France moderne. Mais on n’oublie pas de montrer que la ville ailleurs veiller à faire des républicains : n’est pas la seule à profiter du progrès, les campagnes évoluent aussi et se l’enseignement des valeurs héritées de 1789 modernisent. L’introduction des principes coopératifs, l’irrigation offrent de doit permettre à la fois de souder les Français nombreux avantages pour cette majorité des Français. et de consolider un régime encore fragile, notamment dans le monde rural. L’on En classe avant six ans retrouve donc cette association La création de « salles d’asile », dont la première s’ouvre à Paris en 1826, à République/Patrie évoquée par Gambetta en l’initiative d’Émilie Mallet et de Jean-Denys Cochin, est une œuvre de 1873. Mais au-delà de cette volonté unitaire bienfaisance destinée à pallier les conséquences de l’oisiveté sur les jeunes que l’on pourrait juger uniformisatrice, il enfants dont les mères sont contraintes de travailler. La salle d’asile n’est pas s’agit aussi de préserver les identités locales. seulement une garderie pour les enfants pauvres, de 3 à 6 ans, c’est aussi une L’inspecteur d’académie suggère, pour classe dont les élèves, plusieurs centaines parfois, serrés les uns contre les autres étudier la Révolution française, de partir des sur des gradins, s’initient au catéchisme à l’aide d’images, à la lecture avec des exemples locaux, lorrains dans le cas présent. planches murales, à l’écriture avec des ardoises, et au calcul grâce à des bouliers, Parallèlement aux lois Ferry, le selon des méthodes en partie inspirées de l’école mutuelle. Le service rendu par développement des subventions permet la les salles d’asile devient vite, en ville, indispensable. En 1870, on en compte déjà construction et l’aménagement d’écoles plus de 4 000. Leur intégration à l’enseignement primaire, en 1881, sous le nom primaires. Ces écoles de la République d’écoles « maternelles », est une reconnaissance de leur succès mais c’est aussi adoptent une même disposition, symbole de un risque de perdre leur spécificité au bénéfice d’exigences scolaires plus la volonté de l’État de s’approprier le classiques. Le remaniement des classes (effectifs moins nombreux), un mobilier domaine de l’éducation : mairie au milieu, plus approprié (des tables au lieu de gradins), et l’importance accordée aux jeux, deux classes à gauche et logement de à l’instar des jardins d’enfants de Froebel, préservent l’originalité de la l’instituteur à droite. maternelle. Cette pédagogie est légitimée par les psychologues de l’enfance et plébiscitée par les parents. Depuis La Maison des enfants de Maria Montessori (traduit en 1919) et les travaux du Dr Ovide Decroly, connus dans les années 1930, le jeu éducatif individuel y occupe une place centrale. Lié d’abord à un programme précis d’acquisitions sensorielles et motrices, il tend ensuite à devenir aussi un moyen d’expression. Les parents adhèrent à cette pédagogie et apprécient le rôle de socialisation qu’assume l’école maternelle, plus problématique dans la grande ville contemporaine que naguère dans le milieu villageois. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des À la notable exception des monarchistes et d’une partie des syndicalistes gagnés objectifs : aux thèses anarchistes, la plupart des Français peuvent se reconnaître dans le tableau dressé par Roger Thabault d’une nation de citoyens, dont la vie politique est rythmée aussi bien par les élections que par les rites républicains. Ceci peut être confirmé par l’absence de véritable opposition à l’entrée en guerre en 1914 et par la formation très rapide d’une Union sacrée autour de la République.

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HC – L’Affaire Dreyfus et la IIIème République Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) : En décembre 1894, le capitaine Dreyfus est condamné pour espionnage au service de l’Allemagne. Comment une affaire d’espionnage s’est-elle transformée en crise politique qui divise les Français ? La troisième République, qui a donné à la presse, par la loi du 29 juillet 1881, une liberté quasi totale, a vu se multiplier, dès les années 1880, ce qu’on appelle, déjà, des « affaires » dans le montage desquelles les journaux jouent un rôle décisif. Mais les oppositions que l’affaire Dreyfus a suscitées, les mécanismes et les idéologies qu’elle a mis à jour, les valeurs autour desquelles elle s’est jouée, ses conséquences, enfin, lui confèrent une importance tout à fait exceptionnelle. L’Affaire, avec une majuscule et sans prédicat, c’est l’affaire Dreyfus et elle seule. Sources et muséographie :

Ouvrages généraux : Berstein Serge, « Le moment Dreyfus et l’approfondissement d’une culture politique républicaine», in Berstein Serge et Winock Michel (dir.), Histoire de la France politique, tome 3, «L’invention de la démocratie, 1789-1914», Le Seuil, 2002, coll. «L’Univers historique», p. 415-466. BIRNBAUM P. (dir.), La France de l’Affaire Dreyfus, Gallimard, 1994. P. Birnbaum, L’affaire Dreyfus : la République en péril, coll. « Découvertes », Gallimard, Paris, 1994. R. Bachollet, Les cent plus belles images de l’Affaire Dreyfus, Paris, Kharbine-Tapabor, 2006. V. Duclert, Alfred Dreyfus, l’honneur d’un patriote, Fayard, 2006. V. Duclert, L’affaire Dreyfus, coll. « Repères », La Découverte, Paris, 2006. V. Duclert, Dreyfus est innocent ! Histoire d’une affaire d’État, Larousse, 2006. L. Gervereau, C. Prochasson (sous la direction de), 1894-1910, L’affaire Dreyfus, BDIC, 1994, catalogue d’exposition. A. Pagès, Émile Zola. Un intellectuel dans l’affaire Dreyfus, Séguier, Paris, 1991.

Documentation Photographique et diapos :

Revues : L’affaire Dreyfus, La République en question par Madeleine REBÉRIOUX, TDC, N° 676, du 15 au 31 mai 1994 « L’affaire Dreyfus, vérités et mensonges», L’Histoire, n° 173, janvier 1994. Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) : BO 1 ère STG : « L’affaire Dreyfus est retenue Accompagnement 1 ère STG : comme événement décisif dans la « Plusieurs crises marquent la vie politique et sociale de la Troisième République. vie politique française et la lutte pour les L’Affaire Dreyfus, qui n’est au départ qu’une affaire d’espionnage au ministère droits de l’homme. » de la Guerre puis un scandale judiciaire devint le révélateur des profonds clivages politiques et idéologiques qui traversaient l’opinion française. BO 1ere : « La République : l’enracinement D’un côté les anti-dreyfusards, attachés à l’honneur de l’armée française, d’une nouvelle culture politique (1879-1914) nationalistes, parfois anciens monarchistes, catholiques, et antisémites ; de l’autre La culture républicaine est dominante au les républicains, attachés à la justice et aux droits de l’homme (la Ligue des tournant des XIXe-XXe siècles, ce qui ne Droits de l’Homme a été créée en 1898 à l’occasion de l’Affaire Dreyfus pour signifie pas qu’elle n’a pas des adversaires. » défendre un individu, innocent, contre la raison d’État), et des « intellectuels », terme créé pour l’occasion, dont la figure cent rale est Emile Zola… BO 4 e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE L’Affaire Dreyfus provoqua, au delà de quelques exceptions individuelles, une DE LA FRANCE, 1815-1914 importante recomposition politique selon la traditionnelle ligne de fracture entre La victoire des républicains vers 1880 droite et gauche, la droite étant majoritairement antidreyfusarde tandis que la enracine solidement la IIIe République qui gauche soutenait Dreyfus. La République fut au coeur des passions que souleva résiste à de graves crises. On étudie l’Affaire l’Affaire Dreyfus. Cette affaire révéla la profondeur du courant antisémite en Dreyfus et la séparation des Églises et de France mais mit aussi à mal le prestige de l’armée, dont la République avait fait l’État en montrant leurs enjeux. une « arche sainte » pour préparer la revanche contre l’Allemagne. Elle montra Raconter des moments significatifs de la IIIe également insuffisances du milieu parlementaire qui ne sut pas, à quelques République (Jules Ferry et l’école gratuite, exceptions près, prendre nettement position dans l’Affaire. laïque et obligatoire : 1882; Affaire Dreyfus : L’Affaire Dreyfus est donc une crise majeure que dut affronter la République, 1894-1906 ; loi de séparation des Églises et crise à portée immédiate mais qui eu aussi des conséquences plus lointaines de l’État : 1905) et expliquer leur importance puisque les courants idéologiques qui s’exprimèrent alors s’affrontèrent jusqu’à historique » la Seconde guerre mondiale. » 38 Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

On commémore en 1994 le centenaire de l’Affaire et aussi en 2006. À vrai dire, Accompagnement 1 ère : « L’affaire Dreyfus il n’est guère plus facile de dire quand elle a commencé que quand elle s’achève. est l’occasion de l’affirmation des courants C’est le 15 octobre 1894 que le capitaine Dreyfus est arrêté sur ordre du ministre nationalistes, auxquels est sensible une partie de la Guerre, le général Mercier, et le 22 décembre qu’il est condamné à des élites et de l’électorat catholiques. Elle l’unanimité par le conseil de guerre de Paris à la déportation perpétuelle pour est surtout l’occasion de l’approfondissement avoir « livré à une puissance étrangère un certain nombre de documents secrets de la culture républicaine autour du caractère ou confidentiels intéressant la défense nationale ». C’est le 5 janvier 1895 qu’il sacré des droits de l’homme, complétés par est dégradé en public. Mais on peut tout aussi bien soutenir que la « véritable » l’impératif du « solidarisme » (ceux qui ont le Affaire, celle sur laquelle l’opinion va se déchirer, ne commence que fin 1897- mieux réussi ont un devoir fiscal) et début 1898 avec, comme point d’orgue, la publication par Zola dans L’Aurore du l’affirmation de droits sociaux. » 13 janvier 1898 de sa « Lettre ouverte au président de la République », titrée par Georges Clemenceau, directeur du journal, « J’accuse… ! ». Et quand l’Affaire Le bordereau à l’origine de l’affaire va-t-elle se clore ? Avec la grâce du capitaine, signée par le président de la Des similitudes d’écriture le font attribuer au République, Émile Loubet, le 19 septembre 1899, et qui entraîne la retombée de capitaine Dreyfus, alors que le véritable la campagne d’opinion ? ou avec la pleine et entière réhabilitation de Dreyfus par auteur est le commandant Esterhazy, un la Cour de cassation, le 12 juillet 1906 ? officier français d’origine hongroise, à la Il est raisonnable d’accepter les dates les plus « ouvertes », celles qui couvrent le moralité douteuse et couvert de dettes de jeu. destin personnel du capitaine et la reconnaissance, aujourd’hui incontestable, de Entre 1888 et 1894, six Français ont déjà été son innocence, et pas seulement les années où une partie des Français se sont condamnés pour espionnage au profit de passionnément opposés à son sujet. Sans prétendre « raconter » l’Affaire, tentons l’Allemagne. d’abord de fournir les éléments chronologiques nécessaires à toute réflexion. DEVENIR DREYFUSARD L’Affaire à grands traits Ils furent au début bien rares, les dreyfusards, À l’origine, il y a, fin septembre 1894, l’arrivée à la « Section de statistique » – voire bien marginaux : des individus autrement dit le Service de renseignements français qui dépend du ministre de la longtemps isolés. On tiendra pour Guerre – d’un « bordereau » : une lettre non signée, annonçant à l’attaché emblématique le comportement du militaire auprès de l’ambassade d’Allemagne à Paris, Maximilien von lieutenant-colonel Picquart – il ne se confie Schwartzkoppen, l’arrivée prochaine de renseignements confidentiels portant sur qu’à son ami Leblois, avocat, à qui il fait divers points. C’est le commandant Joseph Henry, un « rustre » sorti du rang, qui jurer le secret – ou celui, dans À la recherche le présente à ses collègues. Du côté du lieutenant-colonel Sandherr, un antisémite du temps perdu, du duc de Guermantes, convaincu qui dirige la Section de statistique, et de Mercier, le ministre de la convaincu de l’innocence de Dreyfus et qui Guerre, un général républicain qui cherche à se laver des accusations de favoriser découvre que sa femme fait dire des messes « les Juifs » formulées à son encontre par des journaux comme La Libre Parole, pour le capitaine. les soupçons se portent très vite sur le capitaine Alfred Dreyfus, membre depuis Pourquoi, au fil des ans, devient-on peu du service. Pourquoi ? Il est riche. Alors, pour quelles raisons aurait-il trahi ? dreyfusard ? D’origine mulhousienne, il a en outre choisi la France et non l’Allemagne, à Plusieurs raisons : laquelle l’Alsace a été cédée par le traité de Francfort en 1871. La comparaison . la défense du droit bafoué pendant le procès entre son écriture et celle du bordereau – seule base d’accusation – n’est pas de 1894 : position incarnée par le fondateur convaincante. Mais quoi ? Il faut un coupable. Ayant passé par les Grandes de la Ligue des droits de l’homme, Ludovic Écoles, Dreyfus appartient à la nouvelle armée technicienne jalousée par les Trarieux, par une personnalité catholique officiers sortis du rang. Surtout, il est juif, et une grande campagne a été comme P. Viallet, fondateur du Comité organisée contre la présence dans l’armée, « l’arche sainte », des Juifs, ces catholique pour la défense du droit, par étrangers. Georges Sorel au nom de la « conscience La condamnation du capitaine par le conseil de guerre de Paris, le 22 décembre juridique » ; 1894, est acquise au prix d’un déni de droit scandaleux, mais… qui ne fait pas sur . le respect du raisonnement scientifique et le moment scandale. Les juges militaires ne s’étonnent pas qu’on leur transmette, des règles de méthode qui permettent de de la part de Mercier, au moment du délibéré, un « dossier secret » auquel ni découvrir les « faux ». C’est l’éthique Dreyfus, ni son avocat n’ont eu accès. Convaincus de tenir la preuve, ils professionnelle, qui domine chez de condamnent le capitaine à la déportation à vie, la peine de mort pour raison nombreux intellectuels : historiens (Gabriel politique ayant été abolie en 1848. Nombre de gens du peuple, de socialistes, de Monod, Charles Seignobos), philologues syndicalistes – Jaurès, par exemple – trouvent cette peine bien douce si on la (Gaston Paris), biologistes (Émile Duclaux) ; compare à la mort à laquelle de « simples soldats coupables d’une minute . la haine de l’antisémitisme, un danger, une « d’égarement ou de violence », selon la déclaration de Jaurès à la Chambre le 24 barbarie » beaucoup moins bien perçus à décembre 1894, sont condamnés sans barguigner. Justice à deux vitesses… On se l’époque qu’aujourd’hui : Bernard Lazare, console pourtant, sauf chez les Dreyfus. Le capitaine, lui, n’a pas cessé de crier Émile Zola ; son innocence : il ne parvient même pas à comprendre ce qui arrive à l’officier . l’espoir de relations nouvelles entre la classe discipliné qu’il était. ouvrière et les intellectuels : Jean Jaurès ; Les premiers convaincus de son innocence ? Une poignée d’hommes : Mathieu, . la méfiance (le mot est faible) envers le le « frère admirable » ; Ferdinand Forzinetti, le commandant de la prison du militarisme et le cléricalisme, l’Armée et Cherche-Midi, témoin du désespoir de Dreyfus ; un journaliste juif enfin, de l’Église étant perçues comme deux sympathies anarchistes, Bernard Lazare, qui, à partir de 1896, prend en main la institutions qui s’opposent au libre examen : recherche de la vérité. C’est grâce à eux que, le 10 novembre 1896, une photo du Jean Allemane, Sébastien Faure, Anatole 39 « bordereau » est publiée dans Le Matin et que, un an plus tard, est démasqué son France, Joseph Reinach. véritable auteur : le commandant Walsin Esterhazy, un condottiere perdu de Au total : pour « la Justice et la Vérité ». vices. Le lieutenant-colonel Georges Picquart, nommé en 1895 à la direction du Service de statistique, était parvenu à cette conclusion dès août 1896. Il ne l’avait ÊTRE ANTIDREYFUSARD pas rendue publique. Mais, pour garantir son silence, ses chefs – les généraux Les antidreyfusards furent longtemps Gonse et de Boisdeffre – l’avaient envoyé en Tunisie. majoritaires. Être antidreyfusard allait de soi L’Affaire entre alors dans sa phase explosive : celle-ci va durer plus d’un an. Des dans les cercles politiques, chez les intellectuels s’étonnent, s’indignent : il faut réviser le procès ; on les appelle les « catholiques, dans les milieux populaires. Au- révisionnistes ». Ils ont accès aux colonnes de quelques journaux : Le Figaro, Le delà du conformisme dominant, il faut Siècle, L’Aurore, puis La Petite République. pourtant s’interroger sur les raisons pour Fin 1897, Zola dénonce dans Le Figaro l’antisémitisme – c’est sa belle « Lettre à lesquelles se développa un antidreyfusisme la jeunesse » –, avant d’accuser, le 13 janvier 1898, dans L’Aurore, l’état-major, militant. Du plus répandu au moins fréquent, les ministres de la Guerre et les conseils de guerre d’alimenter ou de couvrir distinguons trois cas : l’ignominie. En face, la presse antisémite – La Libre Parole, La Croix, . l’attachement à l’armée, gardienne de la L’Intransigeant – se déchaîne et Le Petit Journal (qui n’est nullement antisémite patrie, de l’ordre intérieur et de la hiérarchie, et tire à près d’un million d’exemplaires) affirme qu’en critiquant le conseil de et le respect de la chose jugée : c’est le cas, guerre c’est la nation tout entière que l’on met en péril. De procès en procès – outre les militaires, d’hommes comme Esterhazy, acquitté en janvier 1898, Zola, condamné au maximum en février –, de Ferdinand Brunetière, le directeur de La pétition en pétition, le monde des « intellectuels » se mobilise et le débat gagne Revue des deux mondes. Jules Lemaître, le de larges couches de la société, jusqu’à troubler la vie privée des familles président de la Ligue de la patrie française, bourgeoises : « Ils en ont parlé », cette légende elliptique accompagne une Charles Maurras, pour qui l’ennemi principal caricature du dessinateur antisémite Caran d’Ache où l’on voit un déjeuner de est le désordre né du monde moderne. Pour famille tourner en pugilat, la soupière gisant à terre et les chaises renversées… De eux, l’armée est un garde-fou ; nombreux socialistes – Lucien Herr, tôt convaincu et très actif, Victor Basch, . l’antisémitisme qui se nourrit de courants Jean Allemane, Jean Jaurès entrent dans l’arène. Pendant l’été 1898, Jaurès très divers : antijudaïsme catholique (« ils démontre, dans son recueil d’articles Les Preuves, les mensonges accumulés par sont maudits si nous sommes chrétiens »), l’état-major, cette « forgerie de faux ». Démasqué, le commandant Henry avoue ; antisémitisme économique (la « banque juive arrêté, il se suicide le 31 août. » parasitaire), antisémitisme nationaliste. Impossible, dès lors, de s’opposer à la révision du procès ? Pas du tout : il suffit Ainsi Rochefort, l’ancien communard, ainsi de présenter comme « patriotiques » les faux fabriqués par Henry, de collecter de Drumont, pour qui les Juifs sont les plus l’argent pour son fils, pour sa veuve. Les ministres de la Guerre, les présidents du étrangers des étrangers (« Hors de France, les Conseil démissionnent en cascade, plutôt que de devoir porter le fer dans la plaie, Juifs ! La France aux Français ! » La Libre d’engager la révision. Le Parlement s’éveille lentement de sa torpeur : le Sénat Parole, 22 décembre 1894) ; d’abord, avec le vieil Auguste Scheurer-Kestner qui a convaincu, entre autres, . la priorité au « sang » et à la « race » au sens Zola et Clemenceau de l’innocence du capitaine. La Cour de cassation, après biologique et physiologique du terme. Citons avoir longtemps tergiversé, casse finalement l’arrêt de 1894 et renvoie Dreyfus un anthropologue de Montpellier, Georges devant un nouveau conseil de guerre. Lorsque celui-ci se réunit à Rennes, en Vacher de Lapouge, J. Soury et son disciple août-septembre 1899, un nouveau gouvernement est en place depuis juin, présidé le plus célèbre, Maurice Barrès : il ne peut y par Pierre Waldeck-Rousseau, un avocat respecté qui avait fait voter en 1884 la avoir, selon lui, de vérité qui vaille que « loi légalisant les syndicats. Il avait fallu une tentative de putsch, conduite par Paul française » ; Zola ne peut « penser français » Déroulède en janvier 1899, pour que les reclassements politiques qui en raison du sang italien qui coule dans ses s’esquissaient depuis quelques mois prennent forme autour de la « défense de la veines (Le Journal, 1er février 1898). République » : c’est le premier gouvernement où siège un socialiste, Alexandre Pourtant, rien n’est jamais joué à l’avance Millerand, au ministère de l’Industrie ; le ministère de la Guerre, quant à lui, est chez un individu. À chaque moment, chacun confié au général de Galliffet, un des anciens massacreurs de la Commune, mais choisit. Ainsi Barrès : Léon Blum, qui le décidé à mater dans l’armée ceux qui alimentent la campagne contre « la gueuse connaissait bien et qui l’admirait, fut », la République. longtemps convaincu que, comme ses amis En septembre, donc, tombe l’incroyable verdict de Rennes : Dreyfus est à de La Revue blanche, il choisirait le camp nouveau condamné, mais avec… circonstances atténuantes. Waldeck-Rousseau dreyfusard. propose alors de faire gracier le capitaine par le président de la République. C’est chose faite, pour le plus grand désarroi des dreyfusards, qui, eux, attendent À l’origine, les socialistes ne veulent pas l’entière réhabilitation. Elle sera acquise en 1906. s’impliquer dans « l’Affaire ». Radicaux et socialistes – en particulier Jules Guesde qui Pour en finir avec les questions anciennes ne sera jamais dreyfusard – voient dans Essayons à présent de réfléchir aux principaux problèmes sous-jacents à l’affaire Dreyfus une affaire exclusivement l’Affaire, à ceux, tout au moins, qui intéressent aujourd’hui les historiens. bourgeoise, propre à diviser, sans profit, le Pour cela, rappelons d’abord ceux qui ont cessé de les intéresser. Il faut être le monde ouvrier : en quoi le sort d’un officier colonel Paul Gaujac, responsable du Service historique de l’armée de terre, pour juif, issu d’une riche famille de patrons du suggérer en 1994 qu’on discute encore aujourd’hui de l’innocence du capitaine. Il textile, pourrait-il intéresser les ouvriers ? faut être attaché à la tradition du roman-feuilleton – les journaux de la fin du XIXe siècle en publiaient deux ou trois par jour ! – pour accorder de LA LIGUE DES DROITS DE L’HOMME l’importance, une importance historique s’entend, aux histoires de « dames La Ligue pour la défense des droits de voilées », aux rencontres secrètes dans les églises, aux mystérieux télégrammes, l’homme et du citoyen, dite Ligue des droits bref, aux divers procédés mis en œuvre à l’état-major pour avertir Esterhazy que de l’homme, ou encore LDH, est née au cœur son rôle réel va être rendu public. Et le rocambolesque militaire a lui aussi perdu de l’affaire Dreyfus entre février et juin 1898. 40 ses charmes, même si les vertus comparées de deux canons sont au centre d’un Défenseur de tous les droits, c’est aujourd’hui livre récent. À l’autre bout de la chaîne explicative, l’étude minutieuse du la plus ancienne des organisations de ce type. comportement des partis souffre de deux difficultés majeures. Ceux-ci n’existent C’est pendant le procès Zola que Ludovic pas encore : il n’y a en France que des groupes parlementaires ; quant à l’étude du Trarieux, ancien ministre de la Justice, Parlement, elle est de peu de rapport : ce n’est pas dans ce milieu que l’Affaire républicain modéré très hostile aux socialistes prend racine, ni qu’elle se déploie. La sociologie de l’Affaire, enfin, suppose des et aux anarchistes, décide de créer « quelque études locales difficiles : de l’aristocratie au monde ouvrier, toutes les classes chose, une ligue » pour dénoncer la façon sociales sont profondément divisées, l’indifférence l’emportant plus souvent dont les droits sont bafoués dans l’Affaire et qu’on ne croit, surtout en province et surtout chez les paysans. défendre les principes fondateurs des temps Dans plusieurs domaines, en revanche, la connaissance historique a enregistré de modernes, énoncés dans la Déclaration des réels progrès au fil des dernières années. droits de 1789. Il groupe autour de lui des universitaires désireux de s’engager, un ou La bataille de l’écrit deux hommes d’affaires, quelques Les antidreyfusards sont surtout des académiciens (22 d’entre eux signent une parlementaires proches de ses options pétition contre la révision du procès) et des auteurs ou artistes connus comme politiques : c’est le premier comité central de Jules Verne, Maurice Barrès, Charles Maurras, Degas ou Renoir. Parmi les la Ligue. Aucun socialiste, bien sûr. dreyfusards, outre Zola, on trouve Charles Péguy, Anatole France, des Mais en même temps adhèrent à la ligue de professeurs et des scientifiques. jeunes professeurs de tendance socialiste ou Lorsque Émile Zola publie sa lettre au président de la République, Félix Faure, le radicale, soucieux de ne pas se borner à 13 janvier 1898, il est un écrivain en pleine gloire. Convaincu de l’innocence du signer des pétitions : ainsi Victor Basch à capitaine depuis les révélations de Picquart, conforté dans son analyse par la Rennes, Célestin Bouglé à Montpellier, rencontre de la famille Dreyfus, il propose à Clemenceau, directeur du journal Charles Seignobos à Paris. Ils s’efforcent L’aurore, un texte auquel manque un titre ; Clemenceau proposera « J’accuse ». d’infléchir la Ligue en direction d’activités Par ce texte, Zola se situe dans la longue tradition d’engagement politique de militantes – réunions publiques notamment – l’intellectuel, illustrée notamment par Voltaire au XVIIIe siècle, Hugo au XIXe. et de formes d’alliances concrètes entre L’analyse du texte peut être à la fois historique et littéraire. Le ton est intellectuels et ouvriers. catégorique, marqué par l’accumulation de verbes d’action et de volonté C’est l’un d’eux, un fils de pasteur protestant, (utilisation répétée du « je » qui témoigne d’une engagement personnel), venu au dreyfusisme et au socialisme sous volontiers polémique, agressif et/ou ironique. Le rythme anaphorique (répétition l’influence de Jaurès qui succède à Trarieux en tête de chaque paragraphe de l’expression « J’accuse ») donne une impression en 1903 : Francis de Pressensé réorientera de certitude martelée, accentuée par la multiplication de paragraphes courts. alors l’action publique de la Ligue en L’exorde (« J’attends ») sonne comme un défi. Ce pamphlet est direction des droits économiques et sociaux incontestablement un bel exemple d’éloquence, sans doute un peu emphatique, (défense des syndicalistes CGT), des droits mais très efficace. Zola met en cause l’ensemble de la hiérarchie militaire qui a des colonisés et des droits des femmes, ces eu à traiter le cas d’Alfred Dreyfus depuis 1894. Il accuse nominalement Du Paty derniers ayant été défendus au reste dès les de Clam d’avoir été à l’origine d’une machination. Il en fait donc le coupable premières années. premier, mu par une intention diabolique. Mais au-delà, il accuse ses supérieurs Ces différentes options, qu’il n’est pas successifs non seulement de l’avoir laissé agir, mais ensuite de s’être rendus toujours facile d’harmoniser, vont traverser complices du crime. Il énumère les raisons qui ont pu les motiver : la faiblesse, au XXe siècle toute l’histoire de la Ligue. mais aussi la volonté de sauver à tout prix l’honneur de l’armée, par esprit de caste au sein de l’ « Arche sainte », jugée inattaquable dans un pays hanté par la Édouard Drumont (1844-1917) fut l’un des défense de ses frontières. Mais, au-delà, il met en cause aussi la passion cléricale principaux porte-parole du courant : l’on pense ici à l’engagement antidreyfusard de plus grande partie de la antisémite à la fin du XIXe siècle et hiérarchie et de la presse catholiques (cf. La Croix, journal des particulièrement lors de l’affaire Dreyfus. Assomptionnistes). Enfin, il dénonce le crime judiciaire qui a été commis : un Auteur en 1886 d’un pamphlet intitulé La accusé a été condamné sur la base d’un dossier secret qui n’a pas été France juive, essai d’histoire contemporaine, communiqué à ses défenseurs, après la manipulation des pièces, voire la qui connaîtra plus de 200 éditions fabrication de faux. Par conséquent, Zola s’attaque non seulement à des individus successives, il y dénonce « les puissances et à une caste militaire, mais aussi à la violation des grands principes qui fondent d’argent », et plus spécialement « la la République : la présomption d’innocence, le droit à un procès équitable sur la mainmise des grandes familles juives sur la base de pièces connues de toutes les parties, la défense des droits individuels, le finance internationale ». En 1892, le refus de la raison d’État et au-delà, la Raison, le progrès, la liberté de conscience, pamphlétaire fonde enfin son propre c’est-à-dire toutes les valeurs issues des Lumières du XVIIIe siècle, puis de 1789. quotidien, La Libre Parole, dont le premier L’on comprend dés lors pourquoi il oppose de façon binaire les champs lexicaux numéro paraît le 20 janvier. Dans ses de la vérité et du mensonge, de la lumière et de l’obscurantisme. Pour ce cri qui colonnes, Édouard Drumont est l’un des lui vaudra insultes, condamnation au cours d’un procès d’une violence inouïe, premiers journalistes à dévoiler le scandale puis l’exil, Zola fut bien, comme le proclama Anatole France le 5 octobre 1902, politico-financier de l’affaire de Panama. Au lors des obsèques de l’écrivain, l’ « un des moments de la conscience humaine ». mois de mai 1892, Édouard Drumont mène Le texte de Zola cause un scandale énorme et marque l’entrée en politique des « campagne contre la présence des Juifs dans intellectuels » (terme créé à cette époque à partir du mot russe « intelligentsia ») l’armée, « l’arche sainte ». En 1893, il fonde qui combattent pour « la Vérité » et « la Justice ». C’est à l’occasion de l’affaire La Libre Parole illustrée, supplément Dreyfus que le terme « intellectuel » fut employé pour la première fois, avec une hebdomadaire de son quotidien, qui paraîtra connotation péjorative, par Maurice Barrès. jusqu’en septembre 1897. Le 29 octobre Georges Clemenceau ne manifeste, au départ de l’Affaire en 1894, aucun doute 1894, La Libre Parole fut à l’origine du quant à la culpabilité d’Alfred Dreyfus. Le 25 décembre 1894, il publie un article déclenchement « médiatique » de l’affaire 41 intitulé « Le traître » dans lequel il écrit : « Comment un être humain peut-il se Dreyfus. Alors que l’arrestation de Dreyfus faire si déshonoré qu’il ne puisse attendre qu’un crachat de dégoût de ceux-là est tenue secrète, Drumont demande la même qu’il a servis ? ». Par la suite, ses conversations avec le sénateur Scheurer- confirmation de la récente arrestation d’un Kestner, puis les révélations du colonel Picquart emportent progressivement sa traître : est-il vrai, interroge le journal, « que, conviction qu’il y a eu violation de la légalité. Scandalisé par la violation des récemment, une arrestation fort importante a droits de la défense, il engage son talent de polémiste au service de la cause de la été opérée par ordre de justice et de la vérité. Lui qui n’avait jusqu’alors que peu écrit, fait ses débuts de l’autorité militaire ? ». Le dessin proposé ici journaliste. Entre 1898 et 1903, il écrit 3 300 pages, soit dans L’Aurore qu’il a n’est que l’un des exemples, probablement fondée, soit dans La Dépêche du Midi. Il s’agit de la campagne de presse la plus pas le plus virulent, du délire antisémite dont abondante qu’un journaliste ait consacré à une affaire (voir la réédition de ces La Libre Parole fut le propagateur. Publié articles depuis 2001 chez Mémoire du Livre sous la direction de Michel Drouin, dans les premières semaines de l’Affaire tome 1 L’Iniquité). En janvier 1898, sollicité par Zola, Clemenceau accueille la (Dreyfus est arrêté, mais n’a pas encore été lettre au président de la République que celui-ci vient d’écrire. Il en trouve le titre jugé), l’on y retrouve tous les stéréotypes : J’accuse. Zola étant traîné en justice, ainsi que L’Aurore, Clemenceau se fait véhiculés dans ses colonnes à propos du Juif, avocat et assure lui-même la défense de son journal. L’extrait proposé ici dont Dreyfus ne serait que l’exemple le plus provient de sa plaidoirie le 21 février 1898. Autant qu’un homme, Dreyfus, qu’il visible. L’on y voit Dreyfus, dénoncé comme ne connaît d’ailleurs pas, Clemenceau défend des principes, qui sont ceux de traître, agenouillé devant une bassine remplie 1789, c’est-à-dire le primat de la Loi, le respect de la justice due à tous, la de pièces d’or (la récompense pour sa garantie du droit. L’illégalité qui a été commise en 1894, c’est-à-dire la trahison), tenter d’effacer les marques de son condamnation sur la base d’un dossier secret, est une violation de ces principes, infamie. Un Juif affublé du cordon de la quelle que soit par ailleurs l’opinion que l’on ait sur l’individu Alfred Dreyfus. franc-maçonnerie tente de l’aider dans cette Accepter cette violation du droit, serait entériner un formidable retour en arrière, tâche. Implicitement, Drumont dénonce le « à l’avant-1789, vers les temps de l’arbitraire et du bon plaisir. L’invocation de la syndicat juif » à l’oeuvre pour défendre le raison d’État, c’est-à-dire en l’occurrence la nécessité de défendre l’honneur de traître, mais également sa puissance l’armée, par les adversaires de Dreyfus, serait la négation des droits des financière mise au service des ennemis de la individus, qui, depuis 1789, fondent la démocratie. Au fil de cette plaidoirie, c’est France. Il en appelle donc au seul verdict bien une culture républicaine qui se dessine, de la part d’un homme pour lequel la possible : la peine de mort. En témoigne la révolution est un bloc : supériorité du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, légende du dessin : « Juifs, chez nous, en primat du droit de l’individu sur ceux de la société, rejet des arguments d’autorité France, le sang, seul, lave une tache comme formulés au nom de la raison d’État, référence constante, bien qu’implicite au celle-là ». Manière de souligner que selon lui, rôle fondateur de 1789. les Juifs ne sont pas la France ; ils sont au contraire l’anti-France qui complote grâce à Même si le cinéma vient au monde en même temps que l’Affaire et si le grand son argent contre les intérêts nationaux. Ce Méliès, dreyfusard convaincu, tourne une Affaire Dreyfus admirable au moment sont là les traits structuraux de où s’achève le procès de Rennes, on reviendra d’abord sur la « bataille de l’écrit l’antisémitisme qui se développe au XIXe ». La presse joue un rôle décisif dans la constitution de l’affaire en Affaire. siècle, différent de l’antijudaïsme à l’oeuvre Jamais les quotidiens n’ont disposé, jamais plus ils ne disposeront d’un tel jusqu’alors, notamment par son insistance pouvoir. C’est La Libre Parole, le journal du pape de l’antisémitisme, Édouard obsessionnelle sur les caractères physiques Drumont, qui, en quelques articles, amène le ministre de la Guerre à rendre supposés des Juifs. publique l’affaire d’espionnage. C’est la presse qui diffuse, qui distille les informations : L’Aurore relance l’Affaire, on l’a vu, en ouvrant ses colonnes à « Édouard Couturier publie cette affiche alors J’accuse… ! », le 13 janvier 1898 ; La Petite République en publiant pendant que le second procès Dreyfus va s’engager à l’été, et en feuilleton quotidien, Les Preuves de Jaurès ; La Fronde, premier Rennes devant le Conseil de guerre le 7 août quotidien rédigé uniquement par des femmes, conjugue le ton de l’information et 1899. Les dreyfusards semblent avoir celui de la pitié. Les caricatures viennent à l’appui du texte et parfois le remporté une première victoire en instillant le remplacent. Les pétitions, les télégrammes emplissent les colonnes des journaux : doute sur le verdict de 1894, et en mettant au le fondateur de La Revue historique, Gabriel Monod, confie en novembre 1897 jour les manipulations destinées à convaincre au Figaro ses angoisses ; ce sont celles d’un honnête homme. les juges et l’opinion de la culpabilité du capitaine. Aussi l’affiche de Couturier sonne- La mobilisation des intellectuels t-elle comme un cri de victoire et semble-t- D’un honnête homme et d’un « intellectuel ». Ce mot, employé au substantif, ne elle annoncer la fin de l’Affaire, close par désigne pas, à vrai dire, une profession, mais une pratique citoyenne, une posture. deux dates figurant dans la partie supérieure En 1893, ce fut celle des écrivains révolutionnaires les plus connus – Octave (1894-1899). L’on y voit deux personnages Mirbeau, le romancier, Élisée Reclus, le géographe, Bernard Lazare, le publiciste féminins, la Vérité brandissant son miroir et – mobilisés pour soutenir le livre d’un ouvrier typographe anarchiste, Jean Grave, la Justice, glaive à une main et balance à emprisonné pour avoir publié chez Stock La Société mourante et l’anarchie. l’autre, incarnation de la loi dont elle porte En 1897-1899, écrivains et artistes, savants, universitaires surtout entrent en lice. l’inscription sur le front. Ces deux allégories Les voilà, les signataires de pétitions, les auteurs de « lettres ouvertes » et rappellent évidemment l’allégorie d’articles savants et parfois véhéments, ceux qui vont témoigner dans les procès, républicaine, Marianne, dans sa qui parlent dans les meetings ou, plus modestement, expédient à leurs collègues, représentation combattante. L’affiche est à travers la France, les documents authentiques que diffuse la Ligue des droits de également une mise en scène. À Dreyfus, l’homme. héros malgré lui, mais premier héros de Du côté des professeurs, des universitaires, toutes les disciplines ne participent l’Affaire, par son comportement exemplaire pas avec la même vigueur à ce combat pour que chacun, impartialement informé, et son courage, dont le portrait est situé en puisse exercer librement son jugement. L’audience de ceux qui enseignent le haut à droite, Couturier oppose « les forces 42 latin, le grec ou l’allemand est moindre que celle des historiens ou des du mal », les responsables de l’iniquité, philologues, détenteurs d’une « méthode » sûre qui les rend aptes à distinguer une repoussées en bas de l’escalier, renvoyés en pièce fausse d’un document authentique. Comme eux, les spécialistes des quelque sorte vers les ténèbres : on y voit les sciences « dures » – ainsi Émile Duclaux, directeur de l’Institut Pasteur – généraux de Boisdeffre, ancien chef d’État- dénoncent dans la justice militaire l’institution qui ne respecte aucune des règles Major général en 1894 et Zurlinden, ministre nécessaires à la recherche de la vérité ! Forte pensée : le respect de « la science » de la Guerre en 1895 et en 1898, le général et des savants, l’école laïque l’enseigne à tous les petits Français. Efficacement ? Cavaignac, ministre de la Guerre en 1899, C’est une autre histoire ! On oublie vite quand – et c’est le cas le plus général – mais également Jules Méline, président du on quitte l’école à treize ans pour entrer dans une société parcourue par de fortes Conseil du 28 avril 1896 au 15 juillet 1898 pulsions d’antisémitisme et de nationalisme xénophobe, d’autant plus fortes (on le reconnaît à ses abondants favoris aux qu’elles sont irrationnelles. pieds de Marianne), accompagnés par le père Stanislas du Lac qui brandit la croix (ce LA MÉDIATISATION DE L’AFFAIRE jésuite était le directeur de conscience de La scène sur laquelle se déroule l’Affaire ne se limite ni aux tribunaux, ni au certains militaires, dont Cavaignac et de Parlement (longtemps quasi silencieux : « Il n’y a pas d’affaire Dreyfus »), ni Boisdeffre). La collusion entre le « sabre et le même à la presse, évoquée par ailleurs, ou aux cartes postales, aux images goupillon » est explicitement dénoncée par ce d’Épinal, nombreuses. La vie de salons, si active à l’époque, les maisons caricaturiste républicain. Quant à du Paty de d’édition et, pour finir, les meetings : autant de lieux privés, semi-publics ou Clam, organisateur de l’enquête contre publics à travers lesquels les oppositions s’affirment, la vérité finalement Dreyfus en 1894 et Mercier, ministre de la s’affiche. Guerre à la même date, leur tête a déjà été Les salons, ces lieux où gens du monde, écrivains, hommes politiques se coupée : la justice est passée ! L’optimisme rencontrent. L’Affaire oblige les maîtresses de maison, étonnées, à choisir leur dreyfusard de Couturier sera quelque peu mis camp. La comtesse de Loyne ne se contente pas de recevoir les antidreyfusards : à mal lorsque le Conseil de guerre de Rennes elle finance leur presse. Madame de Caillavet, l’amie d’Anatole France, la condamnera à nouveau Dreyfus, avec « marquise Arconati-Visconti tiennent des salons dreyfusards où l’on reçoit circonstances atténuantes ». L’Affaire n’était même… un socialiste comme Jaurès. donc pas encore terminée. Les maisons d’édition : les antidreyfusards n’ont pas de politique éditoriale, confiants qu’ils sont dans le soutien de la majorité de la presse. Les dreyfusards Entre 1880 et 1900, si des ligues marquées à ont au contraire avec eux un éditeur, Pierre-Victor Stock, proche des anarchistes droite apparaissent (Ligue de la Patrie et homme du monde en même temps. C’est lui qui publie, en novembre 1896, la française), d’autres, d’inspiration humaniste célèbre brochure de Bernard Lazare, Une Erreur judiciaire. La vérité sur l’affaire et libérale surgissent dans des familles de Dreyfus. Puis quelque 150 volumes et les comptes rendus exhaustifs des grands pensée qui veulent faire fructifier l’héritage procès que la Ligue des droits de l’homme se charge d’expédier. de 1789. C’est le cas de la Ligue des Droits Les meetings enfin, animés par les antisémites, mais aussi, de plus en plus, par de l’homme née, lors de l’affaire Dreyfus, au des intellectuels dreyfusards dont la protection physique est assurée par les coeur des soubresauts consécutifs au procès ouvriers des Bourses du travail : il en est ainsi à Montpellier par exemple. À de Zola. Des témoins de celui-ci, inquiets des Rennes, Victor Basch, futur président de la Ligue des droits de l’homme, violences physiques et verbales qui se assassiné par la milice le 10 janvier 1944, obtient l’adhésion à la section de la multiplient, éprouvent alors la nécessité d’un ligue de plusieurs centaines d’ouvriers. Ainsi naîtront, pour une part, les sursaut. Le 19 février 1899, une réunion se Universités populaires. tient chez le sénateur Scheurer-Kestner, entre Joseph Reinach, Ludovic Trarieux, ancien Antisémitisme, xénophobie, nationalisme ministre de la Justice, et Yves Guyot, Depuis une vingtaine d’années, en même temps que grandissait la conscience du directeur du journal Le Siècle. Rejoints par le génocide nazi, des travaux de plus en plus nombreux ont été consacrés à biologiste Émile Duclaux, Jean Pschirari, et l’antisémitisme. Ils ont mis en évidence sa forte présence dans la presse de quelques amis, ils décident la création d’une l’époque, y compris celle, majoritaire, qui ne fait pas profession d’antisémitisme. Ligue française pour la défense des droits de Maints stéréotypes y circulent, hostiles aux Juifs, maints mots à connotation l’homme et du citoyen. La première méprisante : « juiverie » par exemple. Ils ont montré son caractère interclassiste, assemblée générale se tient le 4 juin 1898. avec prédominance pourtant des boutiquiers, des domestiques, bien encadrés par Son texte fondateur rappelle les circonstances leurs clients ou leurs patrons, sans oublier l’armée, voire telle administration de la de sa création et les principes qui la guident. République. Ils ont repéré, dans des cas extrêmes, des propos ignominieux Fortement liée au combat pour Dreyfus, appelant à « rôtir tous les Juifs ». Bref, comme le montrent l’élection de Drumont Picquart et Zola, elle s’engage sur la défense à Alger en 1898 et la constitution, unique dans notre histoire, d’un petit groupe de valeurs : la primauté des droits antisémite à la Chambre où se côtoient catholiques et radicaux, l’Affaire a porté à individuels, le refus de la haine antisémite, la son paroxysme un état d’esprit largement préexistant, au reste composé préservation des acquis de la Révolution d’éléments très divers. menacés par les nationalistes. Au-delà, il On remarquera pourtant que « les Juifs » sont loin d’être la cible unique des choix s’agit de s’engager pour faire vivre une d’exclusion qui se développent alors en France. L’extrême diversité, la République dans laquelle la liberté ne soit pas polysémie, des usages du mot « race » en fournit la démonstration. On croit à un vain mot. C’est donc bien d’un l’existence d’une « race » allemande – elle « nous » a enlevé l’Alsace et la militantisme en faveur de la démocratie qu’il Lorraine –, d’une « race » britannique dont l’existence est ravivée en 1898 par les s’agit, de la part de personnes issues, pour graves événements de Fachoda, d’une « race » italienne surtout : sale race, apte à l’essentiel de milieux intellectuels, fustigées jouer du couteau et, en acceptant de bas salaires, à priver les bons Français de par les nationalistes, mais revendiquant leur leurs emplois. Étranges vraiment ces immigrés italiens, ces étrangers, au point responsabilité active dans le fonctionnement qu’à Aigues-Mortes, en 1893, huit d’entre eux, ouvriers des salines, sont restés de la République. 43 sur le terrain au terme d’une chasse à l’homme. Et, plus étranges encore que les autres, ces Juifs dont la nature pernicieuse, la « race » est révélée par leur Pour défendre la République menacée par les accoutrement, par le langage aussi que parlent ceux qui fuient les pogroms et les nationalistes (le nationaliste Paul Déroulède interdits réactivés dans la Russie lointaine. tente même un coup d’État dérisoire en Les antidreyfusards qui envoient des dons à La Libre Parole le font par 1899), les républicains modérés, les radicaux antisémitisme. On repère les formes historiques de l’antisémitisme : catholique et les socialistes s’allient à la Chambre des (les curés), « économique » (les commerçants ruinés par les Juifs), nationaliste députés pour soutenir un cabinet de « défense (appel « au drapeau ») et même raciste (référence aux « enjuivés », même si le républicaine » confié à Waldeck-Rousseau en racisme moderne n’est pas encore vraiment développé : il faut attendre l’entre- 1899. Cette politique de la défense deux-guerres). Il faut donc insérer l’antisémitisme dans le « nationalisme », un républicaine contre l’extrême-droite sera concept qui s’impose en France à la fin du XIXe siècle où il acquiert le statut réutilisée par les radicaux, alliés à la droite d’idéologie dominante pour une large fraction de la population, un concept que dans le cabinet Doumergue au lendemain de l’Affaire parviendra à politiser en l’assimilant à l’antidreyfusisme. Pour en la manifestation du 6 février 1934. comprendre la force, et, finalement, la défaite politique, il faut situer l’Affaire plus largement dans la crise que traverse alors la République. Les conséquences politiques de l’Affaire sont très importantes. La droite nationaliste est La crise de la République discréditée par ses outrances. La gauche se Lorsque l’Affaire se noue, en effet, en 1894, la crise de la pratique et de la culture remobilise autour des valeurs républicaines et républicaines est déjà profonde. donne une majorité au gouvernement de Crise éthique de longue durée, liée à l’imbrication des intérêts de certaines Défense républicaine de Waldeck-Rousseau entreprises capitalistes, audacieuses, et des pouvoirs des parlementaires. Le en 1899. Dans le cadre de ce nouveau clivage scandale de Panama en 1892 l’a mise en évidence ; ses échos se font entendre droite/gauche, le centre, qui gouvernait la jusqu’à la fin de 1897 et ne sont pas pour rien dans les hésitations de certains France depuis vingt ans, éclate. Une partie dirigeants socialistes à rallier le camp dreyfusard. Nombre d’entre eux en effet des « progressistes » (républicains modérés), voient dans la campagne qui s’esquisse alors pour la réhabilitation du capitaine celle qui s’est engagée dans le dreyfusisme, une occasion de remettre en selle les « panamistes » battus en 1893. Plus rejoint la gauche et forme l’Alliance profondément, la République a perdu son image de pureté : dur de penser qu’elle républicaine démocratique (Waldeck- ne fait pas mieux que les « comptes fantastiques d’Haussmann » ! Rousseau, Poincaré) ; une autre partie, Crise politique aussi, et culturelle, qui s’enracine dans la question religieuse. Le composée des antidreyfusards, glisse vers la ralliement des catholiques au régime républicain, auquel le cardinal Lavigerie a droite et forme la Fédération républicaine appelé en 1890, a permis aux fils les plus conservateurs de Jules Ferry de passer (Méline). avec les « ralliés » – tous les catholiques ne le sont pas – de fructueuses alliances. Les élections de 1893 en sont l’occasion : voici à la présidence du Conseil Dupuy, Méline, Ribot, désormais libérés de la pression militante de gauche qu’avaient fait peser sur eux les radicaux. Dans l’opinion publique, ces nouveaux dirigeants – Panama a été funeste à leurs prédécesseurs – passent pour fort peu « républicains » ; ils font risette aux curés, ce qui est mal vu, et la presse dirigée par les Assomptionnistes, La Croix notamment, a renoncé à les prendre pour cible et leur substitue les « rouges » et les Juifs. Crise sociale enfin, elle aussi, bien sûr, culturelle et politique. À la veille de l’Affaire, une lecture de la presse qui ne privilégie pas à l’excès La Croix et La Libre Parole montre l’omniprésence de la peur des « rouges », de la peur sociale. Ce qui l’alimente ? Les attentats anarchistes qui ont visé pendant trois ans notables et lieux symboliques, des cafés des quartiers chics au Palais Bourbon, pour finir par le président de la République ; les progrès des Bourses du travail, aussitôt réprimés – celle de Paris est fermée en 1893 – et la naissance de la CGT ; la victoire électorale enfin remportée par les socialistes aux élections législatives de 1893 : quelque cinquante députés avec Guesde et Jaurès, Millerand et Viviani. La Révolution est-elle pour demain ? Or, depuis des années, la République est en panne de réformes sociales : l’impôt sur le revenu, les retraites, les assurances sociales – ce fleuron de l’Allemagne bismarckienne – dorment au placard. Le Parlement a adopté (pour sécuriser l’opinion ?) les lois dites antianarchistes que les défenseurs des droits et le bon peuple ont qualifiées de « lois scélérates ». Beaucoup d’ouvriers, de petites gens, déjà sensibilisés, quelques années plus tôt, par la crise boulangiste, sont en passe de perdre confiance dans Marianne, naguère tant aimée. D’autant qu’une crise économique de longue durée s’est abattue sur l’ensemble des pays capitalistes. Génératrice de chômage, elle alimente aussi, en France, où l’industrialisation s’est faite à pas de velours, le mécontentement de l’atelier et surtout de la boutique menacée par les grands magasins ; elle met en difficulté les nouveaux bacheliers et les jeunes écrivains d’avant-garde, encore peu connus. Beaucoup adoptent alors des attitudes protestataires : voici venu le temps des pétitions, des revendications, des manifestations, le temps de l’affaire Dreyfus. On l’a compris : la crise de la République, telle que Marianne était sortie des grandes réformes libérales des années 1880, était ouverte. De fortes questions émergeaient que la 44 tradition de la grande Révolution coloriait en France de tons originaux. Le mécontentement social, politique, culturel allait-il bénéficier au populisme, au nationalisme ? Les socialistes parviendraient-ils à s’en dégager sans s’isoler du peuple républicain ? Les conditions seraient-elles créées pour qu’un vaste mouvement populaire écarte la voie antisémite et xénophobe et rappelle que la République est fondée sur la défense, sans exclusive, de l’égalité des droits, sur une culture populaire laïque appuyée, au-delà de l’école, sur un accord tacite ou explicite avec les intellectuels, enfin sur les pratiques d’interpellation du pouvoir qui caractérisent la citoyenneté à la française ? Contrairement aux propos tenus plus tard par Péguy, un des premiers partisans de l’innocence du capitaine, la victoire des dreyfusards ne saurait se résumer à une défaite du « dreyfusisme », à un passage de la belle « mystique » à la vilaine « politique ». En s’inscrivant en politique, les valeurs dreyfusistes – la quête de la vérité, de la justice, du droit – ont certes perdu de leur éclat. Elles ont servi les intérêts, parfois étroits, du Bloc des Gauches, lui-même du reste tôt trahi. Mais elles ont assuré, outre la réhabilitation du capitaine, le recul de l’antisémitisme et du nationalisme, l’essor du mouvement populaire, syndical et associatif, et la séparation des Églises et de l’État. Ces questions vont alimenter largement les recherches sur l’Affaire pendant l’année de son centenaire. Depuis une vingtaine d’années, l’antisémitisme, nourri par la mémoire du génocide, a été au cœur de nombreuses recherches sur l’Affaire. Aujourd’hui, c’est sur la crise de la République et sur le nationalisme dont l’antisémitisme est une des manifestations que se polarise l’attention. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des Cause morale au départ (la défense d’un homme injustement condamné), l’affaire objectifs : Dreyfus est rapidement devenue un conflit d’idées, mettant aux prises deux systèmes de valeurs inconciliables. Le rôle de la presse est déterminant. Pour défendre Dreyfus, Zola utilise la presse pour porter des accusations publiques qui obligent les autorités à réagir. C’est seulement à partir de «J’accuse », et donc de 1898, que l’affaire devient l’Affaire, déchaîne les passions et divise les Français. Les dreyfusards s’engagent en effet au nom de valeurs universelles : justice, vérité, droits de l’homme, compassion pour l’innocence châtiée. À l’inverse, les antidreyfusards combattent au nom de valeurs particularistes : défense de la nation contre tout ce qui la menace, défense de l’armée au nom de la cohésion nationale (c’est « l’esprit de corps » dénoncé par Zola). Ils luttent ce faisant au nom d’une vision holiste de la société, qui implique la préservation prioritaire de l’État et de la nation, y compris contre les droits d’un individu, y compris par le mensonge. Les dreyfusards, au contraire, héritiers des Lumières, défendent l’individu contre la raison d’État devenue, selon les mots de Jaurès, « de la lâcheté politique », un « crime de l’autorité ». À la défense des droits de l’homme qui sous-tend le combat dreyfusard s’oppose, inconciliablement, la morale de la société organique, liée à l’antisémitisme, et du primat de la nation défendue par les antidreyfusards. L’Affaire met en lumière l’ampleur du courant antisémite en France. Sur le plan politique, la droite et la gauche se sont clairement affrontées. L’Affaire a provoqué un rapprochement entre les radicaux, les socialistes et certains républicains modérés. Elle donne un regain de vigueur au nationalisme, conjugué à l’antisémitisme à droite. Avec la victoire des dreyfusards, l’affaire Dreyfus permet tout d’abord la consolidation philosophique et morale de la République, en faisant triompher l’éthique des droits de l’homme. Elle entraîne en effet l’abandon par une partie de la gauche de ses préjugés antisémites qui pesèrent dans son hésitation à rallier la cause de Dreyfus, considéré comme un simple bourgeois, une incarnation des classes dirigeantes. Les forces républicaines s’accordent dès lors pour condamner l’antisémitisme, qui se trouve associé à l’extrême droite nationaliste dont il est devenu l’une des composantes essentielles. L’affaire Dreyfus conduit surtout à l’application de l’un des fondements du programme républicain : la Séparation des Églises et de l’État. L’attitude des catholiques dans l’affaire a en effet révélé aux républicains l’importance de la consolidation du régime et de ses valeurs dans l’opinion. La dénonciation du cléricalisme est alors apparue comme le moyen d’éviter une nouvelle affaire Dreyfus ; d’où l’importance, aux yeux des républicains, de la laïcisation de l’enseignement. Conjuguée à une volonté d’apaisement, cette idée a entraîné l’exécution d’un projet de séparation longtemps différé.

45 HC – La France à la « Belle Epoque » Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) :

Sources et muséographie : Produit phare de la Belle Époque, la carte postale « inventée » en Autriche dans les années 1860, n’est autorisée en France qu’au début des années 1870 et n’est illustrée qu’à partir des années 1880. Produites à des centaines de millions d’exemplaires entre 1900 et 1914, les cartes postales fournissent de nombreux témoignages sur la vie quotidienne ou sur l’imaginaire des Français de la Belle Époque. Ouvrages généraux : Winock Michel, La Belle Époque, la France de 1900 à 1914, Perrin, 2002, coll. «Pour l’histoire», 432 p. Dominique Lejeune, La France de la Belle Époque, 1896-1914, coll. « Cursus », Armand Colin, Paris, 2000. Charle Christophe, Paris fin de siècle, culture et politique, Le Seuil, 1998, coll. «L’Univers historique», p. 7-48. Rebérioux M., La République radicale ? 1898-1914, Seuil, 1975. Weber E., France fin de siècle, Fayard, 1986. Rioux Jean-Pierre, Sirinelli Jean-François, Histoire culturelle de la France, tome 4, «Le temps des masses : le XXe siècle», Le Seuil, 1998, p. 6-111. J.-P. Rioux, Chronique d’une fin de siècle, France, 1889-1900, coll. « Points », Seuil, 1991. Berstein Serge, «Naissance des partis politiques modernes», in Berstein Serge, Winock Michel (dir.), Histoire de la France politique, tome 3, «L’invention de la démocratie, 1789-1914», Le Seuil, 2002, coll. «L’Univers historique», p. 415- 466 (p. 438- 443 sur le Parti radical). M. Leymarie, De la Belle Époque à la Grande Guerre. Le triomphe de la République (1893-1918), coll. « Références », Le Livre de Poche, 1999. S. Ageorges, Sur les traces des expositions universelles, Paris 1855-1937, Parigramme, 2006. L. Aimone et C. Olmo, Les Expositions universelles (1851-1900), Belin, 1993. B. Schroeder-Gudehus et A. Rasmussen, Les Fastes du Progrès. Le guide des expositions universelles (1851-1992), Flammarion, 1992. Alain Weill, Les maîtres de l’affiche 1900, Bibliothèque de l’Image, 2001. D. Franck, Les années Montmartre. Picasso, Apollinaire, Braque et les autres, Mengès, 2006. Documentation Photographique et diapos :

Revues :

Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) : BO 1ere S actuel : « Tableau de la France à la Visant un tableau de la France à la Belle Époque, le sujet impose de dresser un “Belle Époque”. bilan complet des forces et des faiblesses de la France de 1900 à 1914. Pour y On présente des traits majeurs de la France parvenir, il faut envisager l’évolution économique – la croissance retrouvée est un durant la quinzaine d’années qui précèdent la des éléments qui permettent de définir la Belle Époque – et l’évolution sociale, ce guerre : poids et contrastes du monde rural, qui permet de souligner le poids écrasant du monde rural dans la France de cette croissance économique, vie politique époque. Il faut ensuite montrer comment la République, renforcée par l’affaire marquée par la constitution de partis et la Dreyfus devient le régime de la très grande majorité des Français, avant de domination des radicaux, large consensus présenter les éléments qui font de Paris l’une des capitales européennes les plus républicain et patriotique et rayonnement attractives. culturel de Paris. » La confrontation de documents permet de faire apparaître la coexistence, dans la France à la Belle Époque, de régions et d’activités encore très traditionnelles et d’autres régions et d’autres activités déjà très modernes. C’est l’un des axes les plus importants de l’étude à mener sur cette période. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : : Accompagnement 1 ère : « L’expression de « L’expression « Belle Époque » est apparue en 1919 pour désigner la période Belle Époque » date de l’après-guerre, quand heureuse de l’avant-guerre. Aucun journaliste, aucun écrivain ne semble avoir les survivants de l’épreuve affirment leur inventé cette formule, née spontanément. Il s’agit donc d’une expression aspiration à une reconstitution à l’identique. rétrospective et nostalgique, désignant la période d’avant 1914 comme un âge Le point de départ retenu par le programme, d’or, une période révolue de stabilité. La Belle Époque, pour les Français des 1900, pallie les hésitations de la périodisation années 1920, s’oppose à la Grande Guerre et à tous les bouleversements qu’ils (la césure traditionnelle de 1896 entre Grande sont en train de vivre : inflation, instabilité monétaire, révolution soviétique, Dépression et reprise s’exprime nettement naissance du fascisme… Comme toutes les notions désignant un âge d’or, la dans le mouvement des prix, alors que les notion de Belle Époque propose une vision idéalisée, idyllique et statique d’une performances de la production demeurent période, gommant toutes ses contradictions, une image construite par opposition médiocres jusqu’au milieu des années 1900). 46 aux problèmes du présent. C’est l’oeuvre d’une mémoire sélective et Les traits retenus par le programme l’ont été euphorisante, qui crée une impression trompeuse d’immobilité. Ce genre de pour leur contribution à la compréhension de représentations rétrospectives est courant : pensons à l’imagerie des Trente l’histoire nationale durant la Belle Époque et Glorieuses, inventée dans la crise de la fin des années 1970… ultérieurement. L’étude de la croissance Les contemporains de 1900 n’ont évidemment pas parlé de « Belle Époque ». Ils économique peut être incluse dans le ont conscience de vivre une époque de croissance et de progrès, après la Grande paragraphe précédent ou articulée avec lui, en Dépression des années 1873-1895. Péguy écrit en 1913 (dans L’Argent) : « le soulignant traits communs et spécificités : monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu’il n’a changé depuis trente ans ». cycle industriel rythmant de plus en plus le Mais ils sont confrontés à toute une série de problèmes : le développement du développement économique, fluctuations socialisme et du syndicalisme révolutionnaire, l’agitation de l’extrême droite longues communes à tous les espaces nationaliste, etc. Beaucoup parlent de décadence, de dégénérescence, de « fin de envisagés mais accentuées, étroitesse du siècle »… marché intérieur, etc. S’intéresser au monde L’historien doit donc se méfier du mythe de la Belle Époque et dresser un tableau rural apparaît une évidence : au début de la nuancé de la France à cette période. Celle-ci correspond à « la quinzaine d’années période, il rassemble 22 millions de Français qui précèdent la guerre ». On la fait commencer généralement en 1896 (fin de la et le secteur agricole fait pratiquement jeu Grande Dépression, reprise de la croissance économique), mais ce point de départ égal avec l’industrie au sein du PIB. On n’est bien sûr qu’un repère parmi d’autres. comprend l’enjeu idéologique et politique que représente durablement la ruralité. – La France de la Belle Époque connaît une forte croissance économique surtout Malgré ses traits communs, un univers aussi portée par l’essor de nouvelles industries. ample ne peut être homogène, ce que montre – Mais cette croissance est ralentie par l’étroitesse des structures économiques et une esquisse de la diversité des sociétés par le malthusianisme d’une grande partie des Français. rurales et des différences introduites par la – La France de la Belle Époque est aussi une puissance en pleine expansion, mais structure agraire, les modes d’exploitation et reste méfiante vis-à-vis de l’extérieur (protectionnisme de Méline). la distinction salariés/exploitants. L’expression « large consensus républicain et Pourquoi la « Belle Époque » ? patriotique » rappelle que, vers 1900, un La fin de la Grande Dépression double mouvement s’achève : l’État-nation Mise au point à la fin des années 1880, l’automobile est l’un des secteurs clés de est l’espace commun et la République, forme la seconde industrialisation, dont le développement met un terme à la phase de française de la démocratie libérale, est dépression qui touche toutes les économies européennes jusqu’aux années 1890. victorieuse dans les rapports de force Elle est aussi l’objet d’une compétition acharnée entre les grandes nations politiques et culturels. Pour autant, des industrielles, qui expose leurs productions dans des salons entièrement consacrés clivages existent parmi les républicains sur à l’automobile : le premier de ces salons est créé France en 1898, l’année où l’attitude à avoir envers le catholicisme, la Renault produit sa première voiture. politique de défense nationale ou la nécessité La fin de l’affaire Dreyfus et la vision d’une action socio-économique. L’affaire Dreyfus porte au maximum de leur intensité les affrontements politiques C’est dans ce contexte d’ensemble et face à de la fin du XIXe siècle. Regroupant autour de la droite nationaliste et antisémite ces questions vives que se déploie la vie tous ceux qui refusent que la raison d’État et l’honneur de l’armée cèdent devant politique des années 1900-1914. Même si des les droits d’un homme, le camp antidreyfusard devient antirépublicain en 1899 modérés y jouent un rôle majeur (Waldeck- quand, longtemps hésitante, la justice donne raison aux arguments des Rousseau et Poincaré), le programme met dreyfusards regroupés autour de Zola, Clemenceau et Jaurès pour défendre non l’accent sur les radicaux. Cela s’explique par seulement Dreyfus mais aussi l’idée même des droits de l’homme. La grâce de la novation que représente la fondation en Dreyfus suivie des mesures énergiques prises par le gouvernement de défense 1901 du Parti républicain radical et radical- républicaine conduit par Waldeck-Rousseau met fin à une affaire qui ébranle la socialiste et son arrivée au pouvoir en 1902. République. Constitué initialement d’une fédération assez lâche, ce parti occupera durablement une Au cours des vingt années qui précèdent la Grande guerre, la France se modernise place importante sur l’échiquier politique. Sa rapidement sous l’effet d’une forte croissance économique. Les progrès fondation est représentative de la croissance techniques de la seconde révolution industrielle et les découvertes scientifiques des structures collectives (SFIO, mouvements des chercheurs français engendrent un grand optimisme concernant l’avenir du de jeunesse, syndicats, etc.). Son double pays. Ces progrès sont d’autant plus ressentis qu’ils sont à l’origine d’une nette statut de capitale incontestée et de ville- amélioration des conditions de vie des populations avec les débuts de la monde, au fort rayonnement symbolisé par consommation de masse, la diffusion du mode de vie urbain et de la culture de l’Exposition universelle de 1900, explique masse. Cependant, cette évolution ne profite pas également à toute la population. que l’on accorde à Paris une attention Ainsi, une grande partie des campagnes reste en marge de la modernisation, particulière. Parmi les entrées possibles, le tandis que les conditions de vie des prolétaires sont toujours difficiles. programme privilégie l’attraction culturelle que Paris exerce à l’échelle nationale et internationale. » Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs :

47 HC – La séparation des Églises et de l’État Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) : La loi de séparation des Églises et l’État marque-t-elle une fracture ou un apaisement ? Sources et muséographie : Ouvrages généraux : Cabanel Patrick, Les Mots de la laïcité, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004. DUCOMTE Jean-Michel, La laïcité, Milan, coll. « les essentiels », 2001, 63 p. Wieviorka Olivier et Prochasson Christophe, La France du XXe siècle. Documents d’histoire, coll. « Points Histoire », Seuil, 1994 (textes classés par ordre chronologique : le débat sur la séparation de l’Église et de l’État, etc.). G. DOISY, J.-B. LALAUX, À bas la calotte : la caricature anticléricale et la séparation des Églises et de l’État, Éditions Alternatives, 2005. Ozouf Mona, L’École, L’Église, La République (1871-1914), coll. « Points Histoire », Seuil, 1982. J. Lalouette, Les Églises et l’État, La Découverte, 2005. P. Cabanel, 1905, la séparation des Églises et de l’État en 30 questions, Geste éditions, 2005. 1905, la séparation des Églises et de l’État, Les textes fondateurs, présentés par D. de Villepin, Perrin, collection Tempus, 2004. J.-P. Scot, « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905, coll. « Points », Seuil, 2005. M. Dixmier, J. Lalouette, D. Pasamonik, La République et l’Église. Images d’une querelle, La Martinière, 2005. M. Larkin, L’Église et l’État en France. 1905 : la crise de la Séparation, Privat, 2004. J.-M. Mayeur, La Séparation des Églises et de l’État, Éd. de l’Atelier, Paris, 1966. Documentation Photographique et diapos : Revues : L’Histoire, n° 289, « Dieu et la politique, le défi laïque », juillet 2004. La laïcité 1905-2005, TDC, N° 903, du 1er au 15 novembre 2005 Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

À la fin du XIXe siècle, le régime républicain s’est enraciné. Être républicain, BO 1 ère STG : « Moments et actes fondateurs c’est alors être fidèle à l’héritage de 1789 et aux lois fondatrices des années 1880, (1880-1946) c’est être attaché à la nation et à la pratique du débat. L’éventail politique des A - On montre comment la République est partis qui naissent offre un large choix aux électeurs républicains ; ce ne sont plus fondée sur trois piliers en s’arrêtant sur les institutions qui font débat mais, pour un temps encore, les relations avec quelques moment décisifs. l’Église et, plus durablement, la question sociale. Préparée par la laïcisation de l’école, la loi de 1905 décide la séparation entre État et Sous la pression des mouvements anticléricaux, les radicaux font voter en religions, garantit la liberté de pensée et de 1905 la loi de séparation des Églises et de l’État et la suppression du Concordat. culte pour chaque citoyen, crée les conditions Voulue par ses auteurs, notamment A. Briand, comme une loi d’équilibre, cette d’une pacification sociale. » loi est cependant l’occasion d’affrontements, lors des inventaires des possessions de l’Église. Pourtant, elle contribue, à terme, à un apaisement de la querelle BO 4 e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE religieuse lorsque les milieux catholiques reconnaissent qu’elle leur offre une DE LA FRANCE, 1815-1914 bien plus grande liberté que le régime du Concordat. La succession rapide de régimes politiques jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures : révolutions, coup d’État, guerre. La victoire des républicains vers 1880 enracine Accompagnement 1 ère : « La séparation des Églises et de l’État de 1905, mûrie solidement la IIIe République qui résiste à de durant le ministère du radical Combes, marque un aboutissement logique, graves crises. quoique longtemps différé, de la sécularisation conduite par les républicains. Au L’accent est mis sur l’adhésion à la total, la France de la seconde moitié du XIXe siècle offre un exemple République, son oeuvre législative, le rôle d’évolution, au rythme heurté, vers la démocratie libérale ; celle-ci y revêt une central du Parlement : l’exemple de l’action forme spécifique : la république. » d’un homme politique peut servir de fil conducteur. On étudie l’Affaire Dreyfus et la séparation des Églises et de l’État en montrant leurs enjeux. Raconter des moments significatifs de la IIIe République (Jules Ferry et l’école gratuite, laïque et obligatoire : 1882; Affaire Dreyfus : 1894-1906 ; loi de séparation des Églises et de l’État : 1905) et expliquer leur importance historique » Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : : 48 LA GRANDE ŒUVRE DE LA IIIE REPUBLIQUE Émile Combes fut l’artisan de la laïcisation Dès qu’ils ont en charge les affaires de l’État, les républicains entreprennent la totale de l’État français. Il fit d’abord des laïcisation de la société. En 1880, une loi supprime l’obligation du repos études de théologie et soutint une thèse sur dominical ; en 1881, une autre le caractère confessionnel des cimetières ; en saint Thomas d’Aquin. Mais il perdit la foi et 1884, le divorce est légalisé ; en 1887, les obsèques civiles sont facilitées tandis entreprit des études de médecine. Il devint que diverses mesures laïcisent le personnel des hôpitaux. Mais c’est surtout praticien en 1866. Gagné aux idées radicales, l’adoption, en 1881, 1882 et 1886, des grandes lois scolaires qui marque il devint maire puis sénateur. Il succéda à l’avènement de la laïcité telle que nous la connaissons. Ces lois, en instaurant un Waldeck-Rousseau en 1902 à la présidence enseignement respectant une stricte neutralité en matière confessionnelle, visent à du Conseil et entreprit de faire fermer les former des citoyens. L’instruction est à la fois le but et le moyen de la République établissements des congrégations non : le but parce que la République ne peut survivre sans citoyens éduqués, le moyen autorisées. 2 500 établissements scolaires parce que seuls des citoyens instruits comprennent l’intérêt de pérenniser le furent ainsi fermés, ce qui provoqua des régime politique qui les rend acteurs de leur propre destin et de la construction de résistances à Paris et dans le Finistère l’unité nationale. Pour cela, l’école doit résister à tous les particularismes, qu’ils notamment. Il fit également voter une loi soient religieux, culturels ou linguistiques, et instituer un rapport singulier avec la interdisant l’ouverture d’écoles nouvelles et République qui explique les passions entretenues autour de la question scolaire. fit fermer les écoles ouvertes depuis 1901. Il Ces mesures prises, les républicains ne sont pas pressés de réaliser la séparation justifia ces mesures par la nécessité de des Églises et de l’État. Ils sont nombreux à penser que les dispositions du protéger la République contre toute influence Concordat permettent le contrôle de l’Église. Les républicains modérés estiment cléricale. Il franchit un pas supplémentaire aussi qu’un contrôle pacifié de l’Église permet de canaliser les revendications par la loi du 7 juillet 1904, en faisant interdire ouvrières qui constituent pour eux un péril plus grand encore que la religion l’enseignement à toute congrégation, même catholique pour la République et les libertés individuelles. L’heure semble donc à autorisée : 2 398 écoles furent touchées par l’apaisement d’autant que le nouveau pape Léon XIII vient d’estimer compatibles cette loi. D’autre part, la tension s’accentua République et catholicisme. Ce ralliement crée pourtant de nouveaux problèmes avec la Saint-Siège à propos de la nomination car, pour , il ne s’agit pas d’adopter les principes républicains mais de des évêques. Selon le concordat de 1801, le demander aux catholiques français de jouer le jeu des institutions républicaines gouvernement français les nommait et le pape afin d’influencer l’action politique dans un sens chrétien. Les nouveaux leur donnait l’institution canonique après une affrontements ainsi provoqués entraînent aussi la montée de l’antisémitisme. entente préalable qui évitait les conflits. En L’AFFAIRE DREYFUS JOUE UN ROLE DECISIF 1903, l’entente préalable disparut et le pape C’est dans ce contexte qu’intervient l’injuste condamnation du capitaine Alfred refusa de nommer cinq des évêques proposés. Dreyfus (juif), accusé de trahison avec l’Allemagne. Ce qui aurait pu rester une Tout cela aboutit à la condamnation par le tragique erreur judiciaire devient une affaire d’État en raison de l’attitude de pape Pie X de la politique anticléricale l’Église qui voit dans l’affaire un complot des protestants, des juifs et des francs- du gouvernement français en 1904 et à la maçons pour mettre à mal les traditions catholiques. Les congrégations entraînent rupture des relations officielles entre la l’Église à faire corps avec le renouveau contre-révolutionnaire, et leurs journaux, France et le Saint-Siège. Combes présenta le La Croix et Le Pèlerin en particulier, déchaînent une violente campagne qui projet de loi sur la Séparation, mais il dut révèle aux républicains leur influence redoutable. démissionner en janvier 1905 à cause de Dans ce climat délétère, la gauche remporte les élections législatives de 1898. l’affaire des fiches (le ministre de la Guerre Waldeck-Rousseau constitue un gouvernement de défense républicaine qui aura utilisait des fiches sur les officiers, établies toute légitimité pour encadrer les congrégations. Il fait adopter la loi du 1er juillet par les loges maçonniques, pour épurer 1901 sur les associations. De cette loi l’histoire n’a retenu que la liberté offerte à l’armée de ses éléments monarchistes et « la création d’associations. Mais, à l’époque, elle visait surtout le contrôle des cléricaux »). congrégations en leur imposant une autorisation par le Parlement sous peine d’être déclarées illicites. Après la nouvelle victoire des républicains aux élections Géographie de la laïcisation législatives de 1902, le président du Conseil, Émile Combes, conduit une Une France majoritairement ancrée à droite politique résolument anticléricale. Son gouvernement ne souhaite pas la qui refuse la Séparation s’oppose à une autre, séparation parce qu’il veut disposer de tous les moyens que permet le Concordat favorable à une politique de laïcisation, pour mettre un terme à l’influence des congrégations. Waldeck-Rousseau voulait parfois anticléricale, souvent radicale voire « les contraindre à respecter les lois de la République ; Combes, lui, veut les mettre rouge ». On retrouve sans surprise dans la hors la loi. Les demandes d’autorisation soumises au Parlement sont première catégorie les provinces de l’Ouest pratiquement toutes refusées ou ajournées et, en juillet 1904, il fait adopter une (Normandie, Bretagne, loi qui leur interdit l’enseignement. Vendée) et de l’Est (Lorraine, mais La dissolution d’un grand nombre de congrégations est prononcée ainsi que la également la frange méridionale du Massif fermeture de nombreux établissements avec confiscation de leurs biens. Ces central, départements de l’Aveyron, de la mesures exaspèrent le nouveau pape Pie X et, comme il n’est pas disposé à des Lozère, de l’Ardèche et de la Haute-Loire). arrangements, les sources de conflits vont accélérer la nécessité de la séparation. Dans la seconde catégorie figurent le littoral La contestation par le pape de la nomination des évêques par le gouvernement méditerranéen, très anciennement français, sa protestation à la suite de la visite du président de la République républicain, la vallée du Rhône, la frange française au roi d’Italie et son exigence que les évêques de Dijon et de Laval – nord du Massif central (départements de considérés comme trop proches du pouvoir républicain – démissionnent, l’Allier, du Cher) ainsi que Paris et la partie entraînent la rupture des relations diplomatiques le 29 juillet 1904 et Combes se sud du Bassin parisien. Une utile résout à la séparation. Il dépose en octobre 1904 un projet qui vise le comparaison de ces cartes pourrait être démantèlement des Églises. Tous les représentants de toutes les religions conduite, non seulement avec les cartes manifestent leur vive opposition à ce projet qui suscite aussi de fortes réserves de électorales, mais également avec celles de la la part des républicains. Il ne sera jamais débattu car Émile Combes est contraint pratique religieuse ; l’on y verrait alors 49 à la démission en janvier 1905 à la suite du scandale provoqué par la révélation combien jusqu’au début du XXe siècle, le au Parlement que les mutations et avancements des fonctionnaires, préfets, sous- facteur religieux demeure, comme l’a montré préfets et officiers de l’armée dépendaient de renseignements sur leur pratique depuis André Siegfried l’école religieuse fournis par le réseau des loges maçonniques. française de sociologie électorale, un facteur décisif de clivage politique, structurant dans Cette lithographie, très anticléricale, annonce la loi de séparation des Églises et de la très longue durée les « tempéraments l’État qui occupe les débats publics dans les années 1904-1905. Elle donne le rôle électoraux ». Pourtant la géographie de la central à Combes (alors même que la loi fut promulguée après la chute de son résistance aux inventaires ne coïncide pas de gouvernement), inspiré par un Voltaire réjoui, dans la rupture du noeud gordien façon mécanique avec celle de la pratique entre la République (figurée en « Marianne de petite vertu ») et l’Église, religieuse ; il n’ y a certes pas de résistance représentée par le Pape, mécontent et impuissant. hors des pays de chrétienté, mais à l’inverse, L’Église est représentée d’abord par le pape, aveuglé par sa tiare « à la prussienne des terres encore très imprégnées de la », et par un moine grassouillet apparemment ivre-mort qui apparaît couché au tradition catholique, tels le Béarn ou la premier plan. Il tient d’ailleurs une croix sur laquelle figure un verre. Le pape Savoie, demeurent calmes. retient par des liens une Marianne « de petite vertu » qui incarne une République enchaînée à la papauté par le Concordat de 1801. Voltaire, philosophe des Le Midi rouge Lumières et incarnation de l’esprit laïque et franc-maçon (triangle), apparaît ici Aups, petite bourgade du Haut-Var, comme un nouveau « Dieu» soutenant par ses rayons bénéfiques l’œuvre d’Émile appartenait au XIXe siècle à ce midi rouge Combes. Ce dernier s’efforce de trancher avec sa francisque la corde qui retient la étudié par Maurice Agulhon. La région fut un Marianne. Le noeud qu’il s’apprête à trancher est complexe, comme pour des hauts-lieux de la résistance au coup symboliser l’ancienneté des liens entre l’Église et l’État français et pour souligner d’État du 2 décembre 1851. Une colonne, la difficulté de la tâche. Cette lithographie anonyme évoque la rupture des liens érigée sur la place du village, témoigne diplomatiques entre la France et le Vatican (intervenue le 29 juillet 1904 sous le depuis la fin du XIXe siècle de l’ampleur cabinet Combes) sous forme d’une caricature où l’Église apparaît sous des traits de la répression dont furent alors victimes les peu flatteurs : un moine grassouillet au nez rouge, coupable de gloutonnerie et républicains ; après 1870, la ville perpétua d’ivrognerie, le pape porte au cou un chapelet transformé en tire-bouchon, le pain cette orientation nettement ancrée dans une de l’eucharistie est une brioche… Les détails de l’habit du pape renforcent la gauche républicaine, laïque, parfois violence anticléricale des propos : l’Esprit Saint apparaît emprisonné dans une anticléricale. Le département cage, l’Agnus Dei apparaît sous les traits d’un âne tandis que les clous de la du Var est l’un de ceux où les monuments passion ornent de confortables pantoufles. Le propos, violemment moqueur, et statues républicains, furent les plus dénonce à la fois l’opulence et les abus d’une Église fort éloignée de la société nombreux. En 1905, au moment du vote de la civile. Par ailleurs, la Marianne, jeune prisonnière de l’Église, apparaît loi de Séparation, les mots « Liberté, Égalité, consentante et satisfaite de voir ses liens coupés. Elle semble tendre la corde pour Fraternité » furent peints sur le portail de faciliter l’opération, même si son attitude reste prudente et réservée. La laïcité est l’église Saint-Pancrace. Ils ont été apposés représentée comme le triomphe de l’esprit des Lumières, incarné par Voltaire. pour souligner que l’édifice appartenait désormais à la République. LA LOI DE SEPARATION DU 9 DECEMBRE 1905 La collégiale n’est d’ailleurs pas la seule La loi de 1905 ne sera donc pas, contrairement à une idée reçue, l’œuvre d’Émile à arborer cette inscription : c’est aussi le cas Combes. Elle est largement inspirée du rapport de la Commission parlementaire des églises de Salernes et de Villecroze. présidée par Ferdinand Buisson. Libre-penseur et radical, Ferdinand Buisson fut Rappelons par ailleurs que le département du nommé directeur de l’enseignement primaire par Jules Ferry en 1879. Il occupa Var avait élu député Maurice Allard, ce poste durant 19 ans et fut le véritable maître d’oeuvre de l’école républicaine. collaborateur de La Lanterne, libre penseur et Ardent défenseur de la laïcité et de la liberté de conscience, il assigne à anticlérical farouche, l’un des plus véhéments l’enseignement la mission de former des citoyens critiques et vigilants. Il est une partisans d’une séparation rapide personnalité importante du parti radical. Laïque indiscutable, il préside et totale des Églises et de l’État. l’Association nationale des libres-penseurs et la Ligue de l’enseignement. Sous son autorité, cette commission a fait un gros travail grâce à l’impulsion de son EXCEPTIONS A LA LOI rapporteur – Aristide Briand, un député à l’aube d’une brillante carrière politique Dans les trois départements d’Alsace et de qui se révèle un homme de conciliation. À rebours de la tendance générale, il Moselle, qui étaient sous souveraineté propose une loi de pacification face à ceux qui veulent maintenir la allemande pendant la période où sont prépondérance de l’Église catholique dans le fonctionnement de notre société adoptées en France les grandes lois laïques, mais face aussi à ceux qui veulent la contrôler ou la désorganiser en lui imposant subsistent diverses dispositions relevant du un fonctionnement démocratique autonome du pape ou ceux encore qui veulent droit local : un statut scolaire particulier où éradiquer la religion, cause d’aliénation des consciences. Il faut beaucoup de l’enseignement religieux est obligatoire, un conviction et de talent à Briand pour que soit adoptée, dans un contexte statut différent pour les associations et le d’affrontement, une loi acceptable par tous. maintien du Concordat. D’autres exceptions C’est en effet une loi de raison qui est définitivement votée le 9 décembre 1905 et perdurent dans l’application de la loi de 1905. qui est publiée au Journal officiel le 11. Elle se caractérise par trois idées-force. En Guyane, on n’est jamais revenu, même En premier lieu, elle affirme deux principes essentiels : d’une part, une double avec la départementalisation, sur une liberté, de conscience et de culte dès l’article 1 (« La République assure la liberté ordonnance de Charles X du 27 août 1827, de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes »), et, d’autre part, toujours en vigueur ; elle ne reconnaît que le l’indépendance réciproque de l’État et des Églises indiquée dans l’article 2 (« La culte catholique qui bénéficie d’un République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte »). Cela ne financement public. À Saint-Pierre-et- veut pas dire que l’État les méconnaît, cela signifie qu’il les connaît tous et n’en Miquelon, en Nouvelle-Calédonie et en privilégie aucun, ce qui implique sa neutralité, celle des services publics et des Polynésie subsiste un système dérivé des 50 fonctionnaires à l’égard des convictions individuelles. Cette indépendance permet décrets Mandel de 1939, qui autorisent les à la République de n’obéir qu’à ses lois démocratiquement adoptées. L’État ne missions religieuses à constituer des conseils doit pas céder à des injonctions religieuses ou partisanes et nul n’est autorisé à d’administration afin de donner une situation s’exprimer au nom des citoyens s’il n’a pas été librement mandaté par eux. Il juridique à la gestion des biens utiles à s’agit de permettre à la communauté politique de s’organiser sans qu’il lui soit l’exercice des cultes. À Mayotte, la religion nécessaire de faire référence à une transcendance. La République n’accepte aucun musulmane constitue toujours la base du credo obligé, n’en interdit aucun et n’en impose pas. Mais, dans le même temps, statut des personnes. l’État s’interdit toute ingérence dans les questions religieuses. Après de longs débats entre les républicains, la loi fait clairement le choix de la liberté pour les Le dessin proposé par Myrep, probablement Églises de s’organiser comme elles le souhaitent en indiquant, notamment dans en 1905 ou 1906 (sa date précise est l’article 4, que les associations cultuelles « se conformeront aux règles inconnue) peut être interprété de deux façons. d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». On peut y voir en premier lieu une volonté de La troisième idée-force se trouve dans le titre cinq, dit de « police des cultes » : la ridiculiser la politique de Briand, sa tentative loi y définit la liberté du culte comme une liberté publique devant s’exercer dans d’apaiser la querelle religieuse par une le respect de l’ordre public et des personnes. Elle interdit que dans les lieux de politique consensuelle. En effet, les culte se tiennent des réunions politiques, soit prononcé un discours ou affiché un personnages ne sont pas à leur avantage : écrit tendant à résister à l’autorité publique. L’interdiction de toute pression de Briand en maître de cérémonie, rose à la toute nature pour exercer ou empêcher d’exercer un culte montre que sa pratique boutonnière, conduit un cortège (de mariage) reste liée à une liberté de choix individuel, qui ne doit être ni contraint, ni interdit. vers la terre promise de la République. Dans ce cortège hétéroclite figurent toutes les OPPOSITIONS ENTRE CATHOLIQUES ET LAÏQUES familles, des monarchistes, des bonapartistes Il s’agit donc bien d’une loi « juste et sage » selon la formule de Jaurès. Aristide et des socialistes, des laïques militants et des Briand peut affirmer aux catholiques « qu’elle leur a généreusement accordé tout membres du clergé (La Croix en poche), y ce que raisonnablement pouvaient réclamer leurs consciences ». Aux compris le pape qui accourt. La politique anticléricaux les plus radicaux qui pensaient que la loi ne protégerait pas d’apaisement voulue par Briand semble être suffisamment les personnes « contre les méfaits de la liberté religieuse », il une vaine tentative pour unir les contraires ! répond : « Une loi qui se proposerait de réduire les individus ou leur pensée à Mais le dessin n’est pas anticlérical et peut l’impuissance ne pourrait être qu’une loi de persécution et de tyrannie. Faire également être lu comme une reconnaissance évoluer les consciences ne peut être que l’œuvre de la pensée, elle-même servie d’une réalité en cours d’évolution : les par une propagande active et intelligente. » catholiques se ralliant à la République depuis Pour convaincre la majorité républicaine, Briand a bénéficié de l’habileté la fin du XIXe siècle, la querelle religieuse juridique de Francis de Pressensé, le député socialiste du Rhône, président de la est peut-être bien en train de s’estomper, Ligue des droits de l’homme, et de l’appui efficace de Jaurès, pour qui il était même si les soubresauts liés à la querelle des urgent de régler la question religieuse afin de traiter enfin la question sociale. Inventaires peuvent donner l’apparence du Jaurès est convaincu qu’il faut assurer la liberté religieuse car on ne fera pas contraire. Briand serait alors en train de disparaître « la vieille chanson qui berce la misère humaine ». Contrairement à de gagner son pari. nombreux libres-penseurs, il ne pense pas que la République doive arracher les Avocat de formation, c’est en tant que consciences humaines à la croyance et ne croit pas qu’ait été démontré « que, militant socialiste qu’Aristide Briand (1862- derrière les nuages, il n’y avait que des chimères et qu’on a éteint dans le ciel des 1932) est entré dans la vie politique et qu’il lumières qu’on ne rallumera plus ! ». Il fera front avec beaucoup d’éloquence aux est élu député de la Loire en 1902. Bien que plus anticléricaux qui, comme Clemenceau, le traitent de « socialo-papalin » et jeune parlementaire, il est chargé en 1905 de l’accusent de trahir la laïcité en livrant la République à l’Église romaine. Il rapporter le projet de loi de séparation des convainc les républicains qu’en donnant la liberté à l’Église catholique, loin de Églises et de l’État. Au sein de la commission renforcer ses moyens de contester la République, on créera les conditions de son des Lois, composée de 33 membres et très évolution de l’intérieur pour qu’elle accepte finalement les principes républicains. divisée sur le sujet, il se révèle comme un L’histoire se chargera de lui donner raison. arbitre efficace entre les anticléricaux Pourtant, en 1905, cette loi suscite l’incompréhension et la vive opposition des militants, les catholiques libéraux et les catholiques. L’opposition va d’abord se manifester à l’occasion des inventaires ultramontains intransigeants. Aussi, dans son des biens des Églises avant leur attribution aux associations cultuelles. Une discours, essaie-il de présenter la loi comme maladresse ou une provocation dans la rédaction de la circulaire d’application un compromis acceptable par toutes les portant sur l’ouverture des tabernacles déchaîne de violentes passions. Les parties, comme un texte de bon sens et adversaires les plus virulents de la loi appellent à refuser « cette profanation du d’équité. Cette volonté irénique est sans lieu sacré où réside le corps du Christ » et organisent de nombreuses doute favorisée par le contexte du 3 juillet manifestations dont l’une fait un mort. Dans ce contexte, le gouvernement est 1905 : c’est en effet le moment de la crise contraint à la démission. Considérant, à la veille des élections législatives, que « franco-allemande à propos du Maroc, crise le recensement des cierges dans une église ne vaut pas une vie humaine », le qui concourt à créer une atmosphère d’union nouveau ministre de l’Intérieur, Georges Clemenceau, décide de surseoir aux nationale. Briand prend soin de souligner inventaires par mesure d’apaisement. l’esprit d’ouverture qui préside à la loi et veut Vainqueur des élections législatives du printemps 1906, le gouvernement doit donc marquer sa différence avec faire face à la condamnation des associations cultuelles par le Vatican. L’article 9 l’anticléricalisme le plus virulent, rompre de la loi indique que, à défaut d’associations pour recueillir les biens d’un avec les excès du combisme et insister sur les établissement public du culte, ces biens seraient attribués à des établissements aspects les plus consensuels du texte : liberté communaux d’assistance ou de bienfaisance. La situation est donc cornélienne : de culte, libre jouissance des églises. Si la loi ou le gouvernement ferme les 40 000 églises sans affectation, disposition est finalement votée par 341 voix contre 233, impensable, ou il recule devant l’Église catholique. Pour l’obliger à rester dans la le consensus souhaité par Briand n’est pas 51 légalité, malgré elle, Aristide Briand, devenu ministre de l’Instruction et des trouvé : par l’encyclique Vehementer Nos (11 Cultes, fait adopter une loi qui stipule que « les édifices affectés à l’exercice du février 1906), le pape Pie X condamne la loi culte sont laissés sans titre juridique à la disposition des fidèles et des ministres récuse donc la création des associations du culte pour la pratique de leur religion ». cultuelles qu’elle prévoyait. Cette attitude libérale, comme celle adoptée lors des inventaires, a largement contribué à faire accepter la loi. Mais tout n’a pas été réglé miraculeusement ; il a Face à la loi de 1905, qui vit les catholiques fallu du temps pour que les catholiques admettent l’intérêt pour eux de cette manifester majoritairement et parfois liberté offerte à tous. Il faudra la guerre de 1914-1918 et l’Union sacrée pour que violemment leur hostilité, la réaction ne fut l’Église adopte une attitude plus conciliante et que soient négociés, pour gérer les pas absolument unanime. Les plus églises, les statuts d’associations diocésaines que le Conseil d’État estimera intransigeants, parmi lesquels le Comte de conformes à la loi 1905. Mais si l’Église s’accommode de fait de la séparation, Mun, député du Finistère, pourtant arrière- elle s’oppose à son application dans les trois départements d’Alsace et de petit-fils du philosophe rationaliste Helvétius, Moselle, redevenus français en 1918, et elle condamne toujours la laïcité comme la condamnent sur un ton très pathétique et contraire « aux droits formels de Dieu ». sur le mode de la déploration (« Ainsi, l’opposition entre catholiques et laïques ne fait que se déplacer du champ Consommatum Est !» : c’en est fait !). Ils y juridique au champ social. Dans la plus grande partie du xxe siècle, les voient la fin de la France catholique, la fin de associations laïques vont s’opposer aux associations catholiques que crée alors l’union quasi ontologique entre la France et l’Église pour « refaire nos frères chrétiens et faire pénétrer toute la société par le l’Église, opérée par Clovis et perpétuée christianisme ». Mais c’est surtout dans le champ scolaire que les conflits sont les ensuite par tous les régimes. Derrière cette plus vifs autour de la concurrence entre écoles publiques et écoles catholiques. loi, ils voient la main des Juifs (le Sanhédrin) Avec la défaite de 1940, l’Église catholique espère obtenir du gouvernement du et des francs-maçons, encore une fois dans maréchal Pétain qu’il revienne sur les lois laïques. Ce sera le cas pour les lois une oeuvre antifrançaise. L’on voit que si scolaires et les congrégations, mais le gouvernement de Vichy n’a pas pu ou pas Albert de Mun s’est rallié à la République en eu le temps de remettre en cause la loi de 1905. 1893, à la suite de l’appel de Léon XIII, il n’en a pas autant oublié ses préventions APRES LA LIBERATION, LA LAÏCITE DEVIENT UN PRINCIPE xénophobes et antisémites, et les exprime CONSTITUTIONNEL dans le journal des Assomptionnistes, La On trouve dans le célèbre roman de Gabriel Chevallier, Clochemerle, justement Croix, qui s’est signalé, entre 1894 et 1905, intitulé, une illustration parfaite des relations parfois tendues qui ont pu exister par des positions antidreyfusardes très entre l’Église et l’État. Dans les années 1920, encore marquées par la « guerre des virulentes. Cette réaction à chaud, quasi deux France », à Clochemerle-en-Beaujolais, le maire Barthélémy Piéchut décide épidermique, d’un catholique assez avec l’instituteur Ernest Tafardel de faire construire un urinoir près de l’église du traditionaliste augure mal des possibilités curé Augustin Ponosse… Cette anecdote est le début d’un conflit truculent, d’apaisement de la querelle religieuse. Il n’en mettant aux prises des personnages plus nuancés qu’on ne le dit habituellement. va pas de même chez certains catholiques Dans cet excellent roman, comparable à La Jument verte de Marcel Aymé, le plus libéraux, dont l’abbé Lemire (1853- village de Clochemerle est inspiré de celui de Vaux-en-Beaujolais, et l’intrigue 1928), député du Nord depuis 1893 sous puise à la source de nombreux faits divers de l’époque. Au début du siècle, l’étiquette « socialiste chrétien », célèbre l’emplacement d’urinoirs a effectivement fait l’objet de batailles politiques et pour son combat contre la peine de mort, juridiques. Ce fut aussi le cas à propos des sonneries de cloches et même du port pour la réduction du temps de travail (à 11 de la soutane en public ! Les recueils de textes de jurisprudence administrative en heures par jour !), la réglementation du relèvent de nombreux exemples jusque dans les années 1930. travail des femmes et des enfants, ou encore Les solidarités issues de la Résistance « entre ceux qui croyaient au ciel et ceux la promotion des jardins ouvriers, ainsi que qui n’y croyaient pas » ont contribué à aplanir les conflits. L’Assemblée des d’autres prises de position qui lui valurent de évêques et cardinaux de France admet la laïcité « comme souveraine autonomie fréquentes critiques de la part de sa de l’État », tout en affirmant que seule l’Église catholique est source de vérité. Il hiérarchie. Dans le Mercure de France, il faudra le concile de Vatican II dans les années 1960 pour que les évêques de publie en avril 1907, un article qui va à France admettent sans réserve la liberté de conscience et le pluralisme religieux. l’encontre de prises de position de l’épiscopat Si une telle évolution a pu se concrétiser en France, c’est bien parce que l’option et des catholiques français. Bien qu’ayant de Briand et Jaurès a été retenue et que l’application de la loi de 1905 a toujours voté contre la loi de Séparation, il considère été bienveillante et lucide. Le Conseil d’État, par le biais de sa jurisprudence sur que, finalement et tout bien considéré, cette le port des soutanes, les processions ou les sonneries des cloches, a toujours loi peut être une chance pour l’Église facilité la pratique religieuse, y compris dans les lieux publics, à la seule catholique. Celle-ci n’est certes plus religion condition qu’elle respecte l’ordre public et les personnes. Aussi, les catholiques officielle et ne bénéficie plus d’aucune se sont progressivement convaincus du bien-fondé d’une laïcité au sein de protection ; mais loin de l’affaiblir, la loi la laquelle ils avaient toute leur place. La laïcité ne s’est donc pas imposée à eux, ils libère du carcan que pouvait représenter la se la sont appropriée. tutelle de l’État. Elle donne aux catholiques Ainsi, le conflit des deux France (la France laïque, de gauche, et la France un cadre dans lequel leurs initiatives pourront catholique, de droite) s’est très largement estompé dans la deuxième moitié du s’épanouir et leur fournit l’occasion d’une XXe siècle. Chemin faisant, la coopération entre militants aux convictions nouvelle expansion. L’on pourra se reporter différentes dans des combats pour la paix ou contre les injustices et les inégalités au livre de Jean-Marie Mayeur, L’abbé a fait tomber bien des malentendus et des incompréhensions. Avec les Trente Lemire, 1853-1928, un prêtre démocrate, Glorieuses, l’évolution des mœurs et des mentalités liée à l’amélioration du 1968. niveau de vie, au progrès de l’éducation, aux moyens de communication, au développement des activités sportives et culturelles a rapproché les personnes Les milieux anticléricaux se réjouissent du par-delà leurs croyances. Seule la question du financement de l’enseignement vote de la loi de Séparation, mais regrettent 52 privé, essentiellement catholique, reste alors une question réellement son caractère tardif et incomplet à leurs yeux. conflictuelle. La constitution en 1953 du Comité national d’action laïque (Cnal) Dès le lendemain du vote par la Chambre des et la forte mobilisation des militants laïques n’empêchent pas, en 1959, l’adoption députés, ils expriment par l’intermédiaire du de la loi Debré qui prévoit un financement public pour les établissements privés journal La Lanterne leur satisfaction teintée signant un contrat avec l’État. La proposition du Cnal, en 1972, de créer un de réserve. Ils y reprennent les arguments service public unifié et laïque figure dans le programme de l’ensemble des partis traditionnels des milieux anticléricaux, sur un politiques de gauche. Mais cette mesure n’est pas mise en œuvre quand ils ton polémique voire violent, très fréquent parviennent au pouvoir en 1981. De nos jours, le conflit scolaire semble pacifié dans ce type de publication : les religions après les deux grandes manifestations de 1984 pour le maintien d’un sont associées au fanatisme, à la superstition enseignement privé financé par l’État et de 1994 pour la défense de la priorité au et dénoncées par des esprits qui se veulent service public. Dans ce contexte où la sécularisation et la coexistence pacifique rationalistes et libres penseurs comme une entre les diverses conceptions paraissaient acquises, la laïcité semblait devoir être forme d’exploitation de la crédulité des rangée au rayon des truismes, quand ce n’était pas à celui du ringardise. hommes. Comme bien souvent, elles sont aussi présentées comme une escroquerie NOUVELLE DONNE A L’HEURE DE LA CONSTRUCTION EUROPEENNE morale et sans doute aussi matérielle. En tout Mais, dans un monde aujourd’hui apparemment sans frontières, au moment où cas, elles sont décrites comme antithétiques des mutations inédites sont à la fois porteuses d’améliorations et d’inégalités des valeurs républicaines : la victoire de l’une sociales, dans une France où le pluralisme culturel et religieux est devenu une signifie la disparition de l’autre. Ces évidence, la laïcité retrouve une actualité dans un contexte français qui a arguments sont repris en images par une beaucoup changé. De nouveaux mouvements religieux sont apparus et le campagne de dessins et d’affiches d’une Parlement a estimé nécessaire d’adopter une loi, le 12 juin 2001, afin de renforcer importance et d’une violence aujourd’hui la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits oubliée ; ainsi, l’hebdomadaire La Calotte, au de l’homme et aux libertés fondamentales. Dans le même temps, le débat, nom très significatif, qui paraît de septembre fortement médiatisé depuis 1989, sur le port de signes religieux, en particulier le 1906 à décembre 1912, donne de façon voile islamique, fait rage. Une loi est finalement votée le 15 mars 2004 exclusive dans les charges anticléricales et interdisant tout port de signes religieux dans l’enseignement public. fait un usage quasi systématique des Au-delà de ces questions, le pluralisme religieux conduit certains à s’interroger déformations des personnages, sous la plume sur une modification de la loi de 1905, mais la philosophie politique de cette loi de dessinateurs aux pseudonymes constitue toujours une bonne réponse au nécessaire « vivre ensemble » dans une évidemment adaptés à l’objet de cette presse : humanité plurielle. Cela suppose simplement que soit « laïcité gardée » selon la Lange-Gabriel, Saint-Fourien, A. Mac… Le formule de Jaurès. Les revendications identitaires ou les pratiques religieuses dessin proposé ici, publié un an après le vote doivent pouvoir légitimement s’exprimer dans la société sans contrainte ni de la loi, mais en pleine crise des Inventaires, suspicion, mais à la condition qu’elles n’empiètent pas sur la délibération est l’un des plus modérés. Un poulpe géant, politique et ne s’imposent pas à ceux qui ne veulent pas les partager. La laïcité coiffé d’un chapeau d’ecclésiastique, est exige de ne pas rester inerte face à des revendications ou des comportements présenté comme l’incarnation de la contraires aux libertés fondamentales, aux droits des personnes, à l’égalité Compagnie de Jésus, dont Ignace de Loyola homme-femme. Respecter des traditions culturelles n’oblige pas à accepter des fut le fondateur au XVIe siècle, et au-delà, de conceptions discriminantes pour les personnes ou les groupes. La liberté l’Église romaine, accusée de contrôler religieuse n’implique pas la liberté laissée aux religions et à leurs représentants l’ensemble des activités humaines : d’imposer à l’ensemble de la société les règles qui leur sont spécifiques. Dans le l’enseignement, mais aussi la justice, l’armée même temps, l’attitude laïque n’est pas d’asséner des vérités mais de développer (encore une fois la collusion entre le sabre et des arguments pour convaincre de la pertinence de ces vérités. Il faut prendre le goupillon !), les colonies soumises à garde de ne pas qualifier hâtivement de valeurs universelles s’imposant à tous l’exploitation avec la bénédiction de Rome, et certaines normes culturelles liées à notre histoire et à nos traditions. La laïcité est même les usines. Elle apparaît comme une une éthique permettant de débattre de tout avec tout le monde. force d’oppression des travailleurs, des Cela suppose qu’en France la laïcité soit réellement vécue au quotidien et ne se peuples colonisés et des enfants qu’elle cantonne pas au ciel des idées. La misère est sourde à l’égalité de droit, endoctrine. Face à elle, Marianne, coiffée de l’exclusion est grosse de révoltes et le « vivre ensemble » paraît alors une son bonnet phrygien, combat vaillamment, provocation. Les injustices et la dignité bafouée sont sensibles aux sirènes des hache à la main. Elle a déjà réussi à libérer extrémismes. La laïcité réclame la justice sociale, l’égale dignité et la lutte contre l’enseignement de la tutelle religieuse et à toutes les discriminations pour que soient, à la fois et dans le même temps, arracher un jeune garçon au monstre (allusion garanties l’expression de la pluralité des convictions et l’émancipation aux lois Ferry de 1881-1882). individuelle dans la paix civile. Au choc des passions doit se substituer un Elle poursuit son combat qui peut sembler échange fécond nourri d’un même terreau de tolérance et de solidarité qui inégal, mais qu’elle emportera, car la bête constitue ce qu’il y a de meilleur dans les principes républicains et les effarée ne saurait résister à la détermination spiritualités diverses, religieuses, agnostiques ou athées. Des citoyens libres, des individus qui veulent se libérer. L’usage égaux et fraternels doivent construire un destin commun partagé dans le respect d’un fond rouge, repris sur la bandeau titre, réciproque des convictions de chacun et avec le sens des responsabilités pour la opposé au noir des « calotins » renforce cette recherche de valeurs communes sans lesquelles le « vivre ensemble » n’est pas opposition entre forces du bien et forces des possible. Nos valeurs républicaines auront la force de l’exemplarité en Europe et ténèbres. dans le monde si notre République est dans la réalité des faits ce qu’elle déclare être dans la Constitution : démocratique, laïque et sociale. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs :

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HC – Clemenceau Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) : Cf primaire

Sources et muséographie :

Ouvrages généraux : Michel Winock, Clemenceau, éditions Perrin, septembre 2007, 580 pages Annick Cochet, Clemenceau et la Troisième République, Denoël, 1989 Jean-Baptiste Duroselle, Clemenceau, Fayard, Paris, 1988 Philippe Erlanger, Clemenceau, Grasset-Paris-Match, puis Librairie Académique Perrin, 1968 Documentation Photographique et diapos :

Revues : Jean-Baptiste Duroselle, « Clemenceau dictateur ? », L’Histoire, n° 17, novembre 1979, p. 75-77

Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

Georges Clemenceau est à la fois l’un des plus contestés et l’un des plus BO 4 e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE indiscutables dirigeants du parti radical de la Belle Époque : maire du 18e DE LA FRANCE, 1815-1914 arrondissement à l’époque de la Commune, il est élu député de Paris en 1876 et La succession rapide de régimes politiques s’impose comme chef des radicaux. En désaccord avec les opportunistes sur le jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures rythme et la portée des réformes à accomplir, particulièrement dans le domaine : révolutions, coup d’État, guerre. La victoire social, il acquit, après son élection, grâce à ses qualités d’orateur, une réputation des républicains vers 1880 enracine de « tombeur de ministères ». Il contribua notamment à la chute des cabinets solidement la IIIe République qui résiste à de Gambetta en 1882 et Ferry en 1885 sur la politique coloniale à laquelle il était graves crises. hostile. L’accent est mis sur l’adhésion à la Compromis dans le scandale de Panama, il doit s’écarter de la vie politique, avant République, son oeuvre législative, le rôle d’y revenir à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Sa présidence du conseil de 1906 à central du Parlement : l’exemple de l’action 1909, lui vaut les surnoms de « briseur de grèves » et de « premier flic de France d’un homme politique peut servir de fil ». conducteur. »

Georges Clemenceau fut l’homme aux quatre têtes : le Tigre qui déchire les ministères ; le dreyfusard qui mène pendant neuf ans le combat du droit et de la justice ; le premier flic de France qui dirige d’une main de fer pendant trois ans le ministère de l’Intérieur ; enfin le Père la Victoire qui, rappelé à 76 ans à la tête d’une France en guerre et au bord de l’abîme, conduit, indomptable, le pays jusqu’à l’armistice et la paix avec l’Allemagne. Cet homme de la gauche républicaine incarne une " certaine idée de la France ". Ce n’était pas exactement celle du général de Gaulle - mais, pour reprendre une expression de Charles Péguy, tous deux ont eu la charge d’empêcher que la France disparaisse de la carte du monde. Ce n’est pas le moindre de leurs mérites.

Michel Winock, historien de la IIIe République, s'est essayé à une biographie de Clemenceau après beaucoup d'autres historiens, dont Philippe Erlanger et Jean- Baptiste Duroselle. Cette nouvelle biographie du Tigre dessine un personnage entier, sarcastique, batailleur, d'une énergie à revendre mais par-dessus tout animé par l'amour de la France et de la République. Georges Clemenceau, rappelons-le, ne donnera sa pleine mesure qu'à 76 ans, quand il sera appelé à la présidence du Conseil pour raffermir le moral des troupes et des citoyens au plus fort de la Grande Guerre. Dès le début de la IIIe République et pendant plus de quarante ans, il construit sa réputation d'éternel opposant, justement surnommé le «tombeur de ministères». À la tribune de la Chambre des députés ou du Sénat, il se fait fort de ne jamais laisser passer une critique et répond à ses contradicteurs par une répartie redoutable. Michel Winock ne se fait pas faute de nous rappeler ses bons mots. Doté d'un réel courage physique, Clemenceau ne rechigne pas non plus à 54 convoquer sur le pré ses adversaires. Redoutable bretteur, il s'est ainsi battu avec Déroulède, Drumont et également le pauvre Deschanel (élu président de la République en 1920 au nez et à la barbe de Clemenceau, il démissionnera au bout de neuf mois pour cause de maladie mentale). L'historien Michel Winock donne vie au personnage du Tigre. Il montre en particulier comment l'expérience douloureuse de la Commune a façonné son tempérament et ses convictions. Nommé maire de Montmartre par le gouvernement provisoire dès l'automne 1870, le jeune médecin assiste impuissant au meurtre des généraux Thomas et Lecomte. Il réprouve l'attitude de la foule mais ne peut s'empêcher d'en vouloir aux dirigeants républicains qui, autour d'Adolphe Thiers, l'ont provoquée par leur empressement à mettre fin à la guerre, faisant fi des souffrances et des sacrifices endurés par la population.

Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs :

HC – Jules Ferry Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) : Cf primaire

Sources et muséographie :

Ouvrages généraux : Pierre Barral, Jules Ferry, une volonté pour la République, Presses universitaires de Nancy, 1985. François Furet (dir.), Jules Ferry, fondateur de la République, EHESS, 1985. Jean-Michel Gaillard, Jules Ferry, Paris, Fayard, 1989, 730 p. Claude Lelièvre, Jules Ferry : la République éducatrice, Hachette éducation, 1999. Documentation Photographique et diapos :

Revues :

Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

On peut souligner le paradoxe de celui qui laissa son nom à des réformes BO 4 e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE essentielles de notre histoire contemporaine: il était extrêmement impopulaire. DE LA FRANCE, 1815-1914 Rejeté par la gauche pour ses idées antijacobines, anticommunardes et La succession rapide de régimes politiques colonialistes, il était aussi la bête noire de la droite conservatrice et catholique jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures pour son anticléricalisme et pour avoir imposé la laïcité à l’école. Son : révolutions, coup d’État, guerre. La victoire colonialisme lui valait aussi l’hostilité des nationalistes qui voyaient les soldats se des républicains vers 1880 enracine détourner de la ligne bleue des Vosges pour des horizons plus lointains. solidement la IIIe République qui résiste à de graves crises. L’accent est mis sur l’adhésion à la République, son oeuvre législative, le rôle central du Parlement : l’exemple de l’action d’un homme politique peut servir de fil conducteur. » Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs :

55 HC – La question coloniale en France sous la IIIe République Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) : Cf primaire

Sources et muséographie :

Ouvrages généraux : Gilles Manceron, 1885 : le tournant colonial de la République, Paris, La Découverte, 2007, 166 p.

Documentation Photographique et diapos :

Revues : WINOCK Michel, « Une République très coloniale », « La colonisation en procès », L’Histoire, numéro spécial n° 302, octobre 2005, pp. 40-49. Les abolitions de l'esclavage, TDC, N° 663, du 1er au 15 novembre 1993

Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

À partir de 1885 et jusqu’en 1914, le débat colonial, sans jamais occuper la place de l’École, de la laïcité ou de la question sociale, voit s’affronter à la Chambre des députés et dans la presse, partisans et adversaires de la colonisation. Alors que les premiers, reprenant l’argumentaire développé par Jules Ferry, mettent en avant la mission civilisatrice des « races supérieures », la nécessité de s’assurer des débouchés économiques ou l’accroissement de la puissance de la nation colonisatrice, les seconds soulignent le coût de ces expéditions lointaines, leur absence de légitimité et relèvent qu’elles détournent la France de la défense du sol national tout en l’exposant au péril d’un nouveau conflit. Peu sont sensibles aux effets négatifs sur les pays colonisés, même si la gauche socialiste et anarchiste dénonce, avec une inégale vigueur, les mauvais traitements réservés aux indigènes, la brutalité des méthodes des militaires et la corruption des administrateurs coloniaux. Rares sont ceux, toutefois, qui, comme Grandjouan, prennent le parti des peuples colonisés et considèrent leur émancipation comme inévitable.

Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

Ces documents sont à replacer dans un contexte commun qui est celui des débats JAURES, LES COLONIES ET LE parlementaires ouverts le 27 juillet 1885 pour discuter d’un projet de loi « portant PLURALISME CULTUREL ouverture au ministre de la Marine et des Colonies (…) d’un crédit extraordinaire Jaurès a longtemps été convaincu de la de 12 190 000 francs pour les dépenses occasionnées par les événements de prééminence de la civilisation européenne. Madagascar ». Les députés profitent surtout de cette occasion pour débattre de la En 1895, devenu socialiste, il condamne politique coloniale dans son ensemble. Jules Ferry, quatre mois après la chute de l'expédition à Madagascar. Mais les son gouvernement, en profite pour justifier sa politique expansionniste dans une socialistes se préoccupent alors peu des longue intervention, interrompue à de nombreuses reprises, le 28 juillet. Le questions coloniales, y compris au sein de corpus propose des extraits des interventions cette fois anticoloniales de Frédéric l'Internationale. Au début du XXe siècle, Passy (le 28 juillet) et de Georges Clemenceau (le 31 juillet). Les crédits sont Jaurès perçoit mieux la réalité des conquêtes finalement votés par 277 voix contre 120, avec une importante abstention. et de l'exploitation coloniales. Il dénonce les Le «grand débat» de 1885 a lieu alors que par la prise de possession de l’Annam exactions commises par l'armée et les et du Tonkin et l’extension de sa domination au Congo et à Madagascar, la violations des droits de la personne. À cette France connaît une inflexion très sensible de la politique coloniale. Jules Ferry est époque, il découvre les civilisations non tombé le 30 mars 1885 sur la question du désastre de Lang Son et atteint des européennes. Il s'interesse tout sommets d’impopularité (« Ferry Tonkin »). Dans ce discours du 28 juillet devant particulièrement à la civilisation arabo- la Chambre des députés, « remarquable de logique et de clarté » (Denise musulmane. Lors d'un discours prononce le Bouche), il tente une justification a posteriori de sa politique, organisant les 1e février 1912 à la Chambre, il revendique thèmes épars présentés depuis des années en un discours colonial cohérent, les droits politiques pour la population n’hésitant pas à utiliser à la fois l’argument économique et l’argument politique et musulmane en Algérie : que « l'on fasse des moral, c’est-à-dire à réunir les trois aspects de l’idée coloniale. Jules Ferry défend Arabes des citoyens ayant droit à une sa politique coloniale après la chute de son gouvernement, à la suite de la guerre représentation légale et à une part de pouvoir 56 du Tonkin (30 mars 1885). Ces idées furent reprises en 1890 dans Le Tonkin et la politique ». Il s'oppose au protectorat (juin mère patrie (où il utilisa l’expression « course au clocher »). Clemenceau, député 1912) et en appelle au « respect des droits et de la Seine, violemment hostile à la politique des opportunistes, répond point par des intérêts » du peuple marocain. Il ne va point à l’argumentation de Ferry lors du même débat. La condamnation de pas jusqu'à préconiser par principe l’expansion coloniale provient aussi de la droite la plus nationaliste (Paul l'indépendance. En revanche, il pressent les Déroulède) et de la gauche socialiste (Jaurès) ou antimilitariste, anticlérical et revendications des mouvements nationalistes anarchiste (L’Assiette au beurre). : « Il y a de partout des forces morales neuves Rayonner ou abdiquer ? qui s'éveillent, un appétit de liberté, un « On peut rattacher le système (d’expansion coloniale) à trois ordres d’idées: à appétit d'indépendance, le sens du droit qui, des idées économiques, à des idées de civilisation, à des idées d’ordre politiques pour s'affirmer, nous emprunte quelquefois et patriotique » (Raoul Girardet) : nos propres formules » (discours à la – économique: l’expansion coloniale doit permettre de trouver pour l’industrie Chambre, 28 juin 1912). française les débouchés qu’exige son développement et que menace la concurrence des autres puissances manufacturières, un argument qui prend L’Assiette au beurre, 9 mai 1903 d’autant plus de relief que le renversement du cycle économique (phase B de Le président de la République Émile Loubet Kondratieff depuis 1873) prend dans les années 1980 l’allure d’une véritable (1899-1906) appelle à son secours Léon dépression et se traduit par un retour au protectionnisme (tarif de 1881). Bourgeois (président de la Chambre des – humanitaire : l’action colonisatrice est fondamentalement définie comme une députés, 1902-1904), Armand Fallières oeuvre d’émancipation. «Par elle se poursuit la lutte entreprise depuis plus d’un (président du Sénat, 1890-1906) et Théophile siècle au nom de l’esprit des Lumières contre l’injustice, l’esclavage, la Delcassé (ministre des Affaires étrangères, soumission aux ténèbres » (Raoul Girardet). Patrie du droit et de la justice, la 1898-1905) pour retenir l’Algérie. France a un devoir civilisateur : elle doit répandre les bienfaits de la Science, de Remarquer, dans le fond, une Marianne la Raison et de la Liberté. représentée en matrone militarisée tenant – politique et patriotique : la colonisation est une nécessité pour rester une nation enchaînées les colonies françaises. Cette de premier plan. Ferry se défend d’avoir cherché dans l’expansion un palliatif à la illustration de Grandjouan (1875-1968) est décadence de la France ; en revanche, pour lui, « rayonner sans agir […] c’est parue en couverture du numéro spécial du abdiquer ». journal satirique L’Assiette au beurre sur les La force ou le droit ? colonies (Colonisons) du 9 mai 1903, Clemenceau répond point par point à l’argumentation de Ferry dans son discours totalement consacré aux exactions commises du 31 juillet 1885. dans les colonies. Le président Émile Loubet – économique? Clemenceau assure que la colonisation gaspille «l’or et le sang de (1899-1906) y apparaît en train d’essayer de la France », expression de l’économiste libéral et député de gauche Frédéric retenir une figure allégorique de l’Algérie qui Passy. La colonisation n’apporte aucun profit et dilapide les ressources du pays, s’affranchit de la tutelle d’une « mère patrie » les frais de pacification puis d’administration étant énormes. représentée par un militaire effrayant qui tient – politique et patriotique ? C’est en fortifiant la France de l’intérieur qu’on pourra en laisse les peuples colonisés. L’Algérie la faire rayonner à l’extérieur. Clemenceau considère que l’expansion coloniale apparaît sous les traits d’une belle jeune isole diplomatiquement la France, le tout avec la complicité machiavélique de femme, parée des atours que l’imagerie Bismarck, heureux de voir se dresser contre elle l’Italie (Tunisie) ou le Royaume- populaire attribuait aux « envoûtantes » Uni (Égypte). femmes du Maghreb. Dessinateur engagé, – humanitaire ? La partie la plus mal reçue du discours de Ferry concernait les Jules Grandjouan est un fervent militant races supérieures et inférieures. «Vous osez dire cela dans le pays où ont été anarchiste, qui rejette toute forme d’autorité proclamés les droits de l’homme! » crie un député radical. Et Clemenceau – son (État, armée, etc.). Cette critique de la opinion à propos des races est remarquable à une époque où les préjugés racistes colonisation est exceptionnelle car elle est sont unanimement partagés – d’ajouter : «Races supérieures, races supérieures, radicale : le slogan « L’Algérie aux Algériens c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des » suggère le soutien de l’artiste à une savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue potentielle indépendance de l’Algérie. Aucun dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à autre article ou dessin de Grandjouan ne l’Allemand ». permet de confirmer s’il a véritablement Consolation ou revanche ? envisagé cette indépendance. Minoritaire au F. Passy se livre ici à une critique de l’expansion coloniale au nom du début du siècle, le discours anticolonialiste, libéralisme. Pour lui, l’entreprise coloniale est un gaspillage (« sans fruit, sans qui s’exprime dans certains journaux profit, sans résultat », « se fondre sous le soleil des tropiques », « engloutir au- satiriques illustrés, se concentre alors sur la dehors nos trésors »), gaspillage des ressources économiques et financières mais dénonciation des abus et des exactions des aussi des ressources humaines au nom des guerres de conquête (« verser sur des colons, sans jamais remettre en question la terres ou arides ou insalubres et inhospitalières le sang de nos enfants, mêlé, il est légitimité de l’entreprise coloniale. On peut vrai, au sang de ceux que nous appelons des barbares »). On notera ici les termes aussi noter que Grandjouan, malgré ses péjoratifs utilisés pour désigner les contrées colonisées. convictions, n’échappe pas à l’utilisation des Pour Déroulède comme pour Clemenceau, l’expansion coloniale détourne la stéréotypes raciaux répandus à l’époque. France de la «ligne bleue des Vosges » et donc des menaces continentales et En 1903, un procès retentissant s’achève à l’empêche de se relever, lui fait oublier les «provinces perdues». « J’ai perdu Montpellier, celui des 87 « agitateurs deux soeurs et vous m’offrez vingt domestiques! » s’exclame-t-il au cours du fanatiques » accusés d’avoir suscité « même débat. La colonisation française confronte ainsi « deux nationalismes » (R. l’insurrection » de Margueritte (Aïn Torki). Girardet). C’est la grandeur de la France que chaque parti défend. Cependant, les Dans ce village de paysans dévots, des colons moyens préconisés sont opposés : à un nationalisme d’expansion mondiale qui refusent de se convertir à l’Islam sont («ouvert »), s’oppose un nationalisme de rétraction continentale («fermé»). Le massacrés en 1901. C’est sans doute cet 57 débat intervient à une époque où le sentiment de revanche est accru, après une épisode révélateur de la fragilité de l’ordre période d’hébétude nationale. Déroulède fait allusion au soutien qu’il sollicite de colonial qui inspire à Grandjouan cette députés de gauche comme de droite. De fait, la question coloniale transcende les caricature en couverture d’un numéro spécial clivages partisans traditionnels (d’où la chute de Ferry provoquée par l’union des consacré aux colonies. Le célèbre dessinateur opposants de tous bords à la politique opportuniste). À l’inverse, se constitue à la retourne habilement la symbolique de la Chambre des députés en 1892 un groupe colonial dont le chef, Eugène Étienne femme émancipatrice. L’Algérie est (1844-1921) député d’Oran depuis 1881, devient sous-secrétaire d’État aux représentée par une ravissante berbère, dont colonies de 1889 à 1892, puis plusieurs fois ministre à partir de 1905 et préside la le voile vole au vent, alors que la France est Ligue coloniale française jusqu’en 1914. La liste des hommes politiques qui ont une épouvantable marâtre qui enchaîne les fait partie du « groupe colonial » est impressionnante : Félix Faure, Raymond colonies. Le président Loubet tente Poincaré, Paul Deschanel, Gaston Doumergue, Paul Doumer, Albert Lebrun… vainement de mobiliser le parti colonial (dont tous futurs présidents de la République ! sont membres les hommes politiques évoqués Le socialiste Jean Jaurès condamne la colonisation (1896) en légende, comme Léon Bourgeois ou Raoul Jaurès est, comme souvent, enclin à mettre en cause moins les hommes que les Delcassé) : rien ne semble pouvoir s’opposer nécessités implacables du système économique capitaliste. C’est lui qui est à la volonté d’un peuple… responsable à la fois des préjudices subis par les travailleurs des métropoles et des violences sans nom imposées aux peuples colonisés. Reprenant des « La civilisation ! » arguments développés par Clemenceau, il affirme que les produits français seront Caricature parue dans L’Assiette au beurre, grevés de taxes pour financer la colonisation et inaccessibles aux travailleurs avril 1911. alors même qu’il faudrait augmenter les salaires et cesser de gaspiller les deniers À la veille de 1914, la critique de la nationaux en aventures extérieures. Il dénonce aussi les risques de conflits que les colonisation reste marginale dans une opinion affrontements entre puissances risquent de provoquer ainsi que l’affairisme, la gagnée par la « poussée chauvine» ou cupidité et les violences qu’entretient la conquête. Retournant contre les tenants sensible à l’idéal humanitaire qui l’anime. de la «mission civilisatrice » leurs arguments moraux, il montre que la Même Jaurès, s’il défend indéniablement les colonisation entraîne au contraire un processus de « déshumanisation», de peuples colonisés, affirme que la colonisation «brutalisation des moeurs» qui fait, selon Hannah Arendt, de l’impérialisme une est « acceptable à condition d’employer des des origines du totalitarisme, c’est-à-dire de l’accomplissement de l’État méthodes neuves » et les socialistes les plus « criminel. intransigeants », blanquistes ou guesdistes, sont souvent d’ardents partisans de l’assimilation. Des oppositions plus franches se font jour parmi ceux qui ont prêté la main à la colonisation ou qui ont une connaissance de la réalité du terrain et en ont mesuré les horreurs, comme Paul-Étienne Vigné, qui a pris part, comme médecin militaire, à des expéditions de maintien de l’ordre au Sénégal et en Guinée et publie La sueur du burnous en 1911. L’anticolonialisme radical se retrouve à l’extrême-gauche comme dans cette caricature de l’Assiette au beurre. Les indigènes croulent sous le poids des impôts – au nom du principe que les colonies ne doivent rien coûter à la métropole – et subissent le travail forcé qui décime les populations. Ils sombrent dans les vices apportés par les Européens (l’absinthe) et se voient imposer la religion chrétienne et une instruction qui cherche à les convaincre de force de la filiation qui les lie à la France. La caricature force le trait et n’est, paradoxalement, pas dénuée d’un certain racisme, donnant une vision du « nègre primitif » qui n’est pas sans faire écho au « bon sauvage» des Lumières : l’autre est ici moins perçu dans sa vérité que comme prétexte à une charge contre les valeurs libérales et individualistes occidentales. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs :

58 HC – Jean Jaurès Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) : Jean Jaurès apparaît aujourd’hui comme l’une des figures tutélaires de la République dont il constitue une référence majeure. 1859-2009, 150e ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE DE JEAN JAURÈS Sources et muséographie : De Jaurès « Critique littéraire et critique d'art » in Œuvres Paris : Fayard, 2000. vol. 16. « Philosopher à 30 ans » in Œuvres Paris : Fayard, 2000. vol. 3. « L'affaire Dreyfus » in Œuvres Paris : Fayard, 2001. vol. 6 et 7. Ouvrages généraux : Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Paris, Perrin, 2005, 326 pages GALLO Max, Le Grand Jaurès, Paris : Robert Laffont, 1984, 2001. REBÉRIOUX Madeleine, Jaurès : la parole et l'acte, Paris : Découvertes-Gallimard, 1994. Vincent Auriol, Jean Jaurès, 1961. Henri Guillemin, L'arrière-pensée de Jaurès, Paris, Gallimard, 1966, 234 pages François Fonvieille-Alquier, Ils ont tué Jaurès !, Paris, R. Laffont, 1968 Harvey Goldberg, Jean Jaurès, la biographie du fondateur du parti socialiste français Trad. de l'anglais par Pierre Martory, Paris, Fayard, 1970 Documentation Photographique et diapos :

Revues : Jaurès, Un homme au cœur de son époque, Catherine Moulin, TDC, N° 867 du 1er au 15 janvier 2004

Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Perrin 2005 326 p BO 4 e futur : « L’ÉVOLUTION POLITIQUE DE LA FRANCE, 1815-1914 Ce n’est pas une biographie prétexte pour analyser une période historique. En La succession rapide de régimes politiques même temps, l’auteur fait preuve d’une grande lucidité pour rendre compte des jusqu’en 1870 est engendrée par des ruptures hésitations, des difficultés, voire des contradictions de l’homme politique qui : révolutions, coup d’État, guerre. La victoire aujourd’hui est l’objet d’un consensus quelque peu paresseux. Car s’il a suscité des républicains vers 1880 enracine un réel dévouement et provoqué souvent l’admiration, il a été aussi critiqué, haï, solidement la IIIe République qui résiste à de menacé par ses adversaires bien sûr, qui, pour les plus extrêmes, ont armé la main graves crises. de celui qui fut son assassin, le 31 juillet 1914, mais il a été aussi souvent L’accent est mis sur l’adhésion à la controversé par ses propres “ amis ”. Jean Jaurès, cet homme de paix – c’est République, son oeuvre législative, le rôle l’image universellement connue – a été également un homme de conflit. central du Parlement : l’exemple de l’action Déranger le monde d’un homme politique peut servir de fil C’est ce que permet de comprendre ce livre. Jean Jaurès, en effet, n’a pas cessé conducteur. » de vouloir “ déranger le monde ”. Ce jeune intellectuel, qui avait tout pour être une notabilité républicaine dans l’université ou la politique, a consacré sa vie à lutter pour une humanité réconciliée. Comme Madeleine Reberioux, récemment disparue, Jean-Pierre Rioux montre bien l’importance de son enracinement militant dans la circonscription de Carmaux et la rencontre avec la grève ouvrière. Mais il avait un système de pensée longuement travaillé et fort solide qui a largement déterminé son engagement. Son exigence spirituelle, qui lui a fait considérer l’éminente dignité de l’homme, l’a tenue éloigné du libéralisme utilitariste, mais tout aussi bien du “ révolutionnarisme ” qui confond les fins et les moyens. Mais c’est elle qui lui fera refuser la perpétuation des inégalités. L’unité du monde – expression d’un être universel – sera toujours au fond de ses convictions. Cela explique sa rencontre problématique avec le marxisme. Le grand mérite de Marx était pour lui d’avoir rapporté l’idée socialiste au mouvement social. Et cela quelles qu’ont été ses critiques sur un déterminisme qu’il n’a jamais fait sien, il l’a toujours affirmé. Ainsi, alors qu’il avait bien des raisons de partager les critiques que fit Bernstein, à la fin des années 1890, des principales thèses marxistes, il a refusé de le suivre pour ne pas brouiller le but. Il y a eu nombre d’études consacrées aux conceptions du socialisme de Jaurès. Mais les chapitres que Jean-Pierre Rioux consacre au “ marxiste démocrate ” et à “ l’historien ”, réalisent des synthèses tout à fait convaincantes. Sa conception de l’histoire et sa vision du social se conjuguent étroitement. Et sans mettre en cause

59 l’idée du progrès, elles montrent que Jaurès ne voyait pas le socialisme comme le déroulement d’une histoire fatale. Jaurès n’a jamais eu une attitude orgueilleuse, il a éprouvé tôt les difficultés de l’action et ne les a jamais mésestimées. Le réformisme de Jaurès trouve là son fondement avec le souci de procéder par étapes, de consolider les progrès, d’obtenir l’adhésion du plus grand nombre. Bien qu’il ait travaillé de manière de plus en plus confiante avec Édouard Vaillant après 1904, il a été tout à fait étranger au blanquisme. Un autre grand intérêt du livre est de suivre pas à pas l’action proprement politique de Jaurès. Il n’a pas été naturellement un homme de parti, il était plus à l’aise dans la vie intellectuelle et la vie parlementaire, où ses talents personnels trouvaient particulièrement à s’employer. Son rôle dans l’affaire Dreyfus, une fois formée sa conviction qui n’a pas été immédiate, illustre ce fait. Indépendamment de l’attentisme de ses amis de l’époque, pensons à Alexandre Millerand ou à René Viviani, et des critiques des socialistes guesdistes, il s’est lancé dans la bataille et avec ses écrits, rassemblés dans Preuves, il a contribué fortement au succès de la révision. L’artisan de l’unité socialiste Pourtant, Jean Jaurès va consacrer sa grande énergie essentiellement à la construction d’une organisation unitaire. Cela n’a rien eu d’aisé. Il a dû accepter nombre de compromis par rapport à sa vision d’un socialisme ouvert. Malgré sa virulence au congrès d’Amsterdam, en 1904, contre le dogmatisme de la social- démocratie allemande, il n’a pas refusé le jugement de l’Internationale. Et l’unité de 1905, où le Parti socialiste, Section française de l’Internationale ouvrière, a pu se constituer, s’est fait largement aux conditions des guesdistes. Mais, trois ans plus tard, à Toulouse, en 1908, il a réussi à imposer sa vision du socialisme, alliant l’action réformiste et la perspective révolutionnaire. Les équilibres ont continué a être fragiles dans le nouveau parti. Mais, Jaurès pensait que la République ne pourrait pas tenir ses promesses démocratiques sans la force de “ la classe ouvrière organisée ”. Il travailla également dans le même esprit au rapprochement avec le syndicalisme de la CGT, qui s’était donné, en 1906 avec la charte d’Amiens, un projet propre. En définitive, la force et le fait qu’il peut être, à juste titre, considéré comme le fondateur de la conception française du socialisme, vient de ce qu’il n’a pas voulu choisir entre la République et le socialisme. Sa compréhension des traditions et des réalités françaises lui a permis de trouver des formules porteuses d’avenir. Sa définition, à la fois, déterminée mais ouverte de la laïcité l’a bien montré, notamment lors de l’élaboration de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Mais cela n’est pas allé sans ambiguïtés. Jean-Pierre Rioux les souligne bien au fil des événements. La synthèse – la fameuse synthèse jaurésienne – peut avoir l’inconvénient de retarder le moment des choix et les rendre alors plus difficiles. Sa mort a laissé ouverte la question sur ce qu’aurait été sa décision finale en août 1914. Ces réflexions qui se dégagent du travail de Jean-Pierre Rioux suggèrent suffisamment la richesse de ce livre. Le seul regret que l’on peut avoir est que certains éléments – notamment le rôle de Jaurès dans la deuxième Internationale et ses rapports avec les autres dirigeants socialistes – n’aient pas été abordés. Les dernières pages évoquent la mémoire laissée par Jaurès et les utilisations qui en a été faite. Elle donnent là aussi envie d’une histoire plus circonstanciée des usages de la mémoire. Ce sont là seulement des envies que suscite le livre. Tellement on aimerait passer plus de temps avec “ notre Jean ”. J’ajouterai qu’écrite, qui plus est, d’une plume alerte et sûre, cette biographie, qui fera date, doit s’inscrire également dans une réflexion sur ce qu’est et peut être dans l’avenir l’identité du socialisme français. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

L’aura de Jaurès s’étend au-delà de la gauche, dont les différentes composantes Député du Tarn à 26 ans, il a d’abord comme ont revendiqué et se sont disputé très tôt l’héritage. Paradoxalement, son rôle se modèles Jules Ferry et Léon Gambetta et trouve souvent réduit à quelques stéréotypes. Or Jaurès est un des principaux siège à l’Assemblée parmi les acteurs politiques de la France de la IIIe République avant la Première Guerre opportunistes, républicains socialement très mondiale, impliqué dans toutes les grandes questions de son époque avec le souci modérés. Jaurès trouve alors les socialistes de la justice sociale, inséparable d’une vision profondément humaniste. trop violents, voire dangereux pour une DE LA PAIX À LA GUERRE : LA MORT DE JAURÈS république qui vient à peine de s’affirmer. Né en 1859 à Castres, Jean Jaurès est, dans la période qui précède la guerre de Profondément marqué par les idées de 1789, 1914, la principale personnalité du mouvement socialiste, en France comme au Jaurès croit alors la république capable de plan international, depuis la mort d’August Bebel, le pape du socialisme faire triompher la liberté et l’égalité grâce à 60 allemand. Orateur réputé, professeur de philosophie, écrivain, il était aussi député l’alliance des ouvriers et de l’élite bourgeoise de Carmaux dans le Tarn. La sauvegarde de la paix était depuis plusieurs années la plus éclairée. Il est un des députés l’un de ses principaux soucis : suivant l’une de ses formules célèbres, le républicains les plus sensibles au sort de la capitalisme portait en lui la guerre « comme la nuée dormante porte l’orage » – ce classe ouvrière et il utilise son éloquence qui ne l’empêchait nullement de croire à la nécessité de la défense de la patrie. Il pour défendre les premières lois sociales de la avait, quelques années plus tôt, écrit L’Armée nouvelle, ouvrage dans lequel il IIIe République (liberté syndicale, création précisait sa conception de l’armée et de la défense nationale. Il préconisait de des caisses de retraite ouvrière…). Son ardeur réduire le service actif à une très brève période d’instruction et lui substituait la à promouvoir des réformes sociales est notion de « nation armée » par l’intermédiaire de fortes milices démocratiques. remarquée favorablement par la Revue Ses prises de position pacifistes lui avaient valu des attaques d’une très grande socialiste. Elle explique sa déception devant violence, venant en particulier des milieux nationalistes. Lorsque éclate la crise, à le conservatisme croissant des opportunistes la fin du mois de juillet 1914, il pense que le gouvernement français est pacifique et sa conversion progressive au socialisme. et ne porte pas de responsabilité dans les événements, mais que le mouvement socialiste international doit faire pression pour qu’une solution arbitrale soit JAURES, L'INTERNATIONAL trouvée. Le Bureau socialiste international, organisme dirigeant de la IIe Son adhésion à l'Internationale socialiste Internationale, dont il fait partie, se réunit à Bruxelles, le 29 juillet, et en appelle conduit Jaurès à s'engager totalement contre aux peuples pour qu’ils imposent l’arbitrage international. Le 30 juillet, dans le colonialisme et la guerre, un engagement l’après-midi, Jaurès rentre à Paris, où il apprend avec angoisse la mobilisation exceptionnel en son temps. générale russe. Le lendemain, 31 juillet, il multiplie les démarches auprès des Les choix de Jaurès en faveur de ministres pour que des efforts nouveaux soient tentés afin de sauver la paix. Alors l'internationalisme, son militantisme dans la que, dans la soirée, il est en train de dîner avant d’écrire son article pour principale instance où celui-ci s'inscrit au L’Humanité (dont il était le directeur), il est assassiné par un jeune nationaliste. tournant du siècle, l'Internationale ouvrière et Son enterrement, le 4 août, devait être la première grande manifestation d’union socialiste, n'avaient rien d'évident : les des Français pour la défense nationale. notables de sa famille étaient amiraux et ANNEES DE JEUNESSE ET DE FORMATION défendaient « le drapeau de la France », son Jean Jaurès est né en 1859 à Castres (Tarn) dans une famille bourgeoise. Son père frère faisait lui aussi carrière dans la marine est négociant, mais des revers de fortune conduisent la famille à s’installer dans nationale ; après la défaite de 1870, une ferme, près de Castres. Jaurès en garde un enracinement profond à la terre, à l'atmosphère chez les républicains était plutôt sa région et un attachement à la culture occitane. Il parle, du reste, couramment au repli de la nation sur elle-même, nourri par l’occitan, notamment lors des campagnes électorales ! Brillant élève, Jaurès est la peur de l'Allemagne, ou à l'expansion un bon exemple de la promotion par l’instruction publique : lauréat au concours coloniale, à la domination, sous des formes général puis au concours d’entrée à l’ENS, il est reçu à l’agrégation de diverses, sur des peuples que nous désignons philosophie. Étudiant à Paris, il fait ses premières expériences de la politique en aujourd'hui comme appartenant aux « pays du allant fréquemment assister aux débats du Palais-Bourbon. De 1881 à 1885, il Sud », et qui étaient alors présentés comme enseigne la philosophie au lycée d’Albi, puis à l’université de Toulouse. des ignorants, voire des sauvages. En un Parallèlement, il travaille sur ses thèses (De la réalité du monde sensible et Les quart de siècle, la France, l'Europe, le monde Origines du socialisme allemand). Rien, dans ses origines familiales ni dans son vont changer. Jaurès aussi. Même si les parcours scolaire et universitaire, ne le prédispose à évoluer vers le socialisme. rapports avec l'Allemagne et la « question Aux élections législatives de 1885, il est élu sur la liste des républicains dits « coloniale » maintiennent leur exceptionnelle opportunistes » dans le Tarn. Plus jeune député de la Chambre, il est avant tout prégnance. un observateur en apprentissage. C’est d’abord un admirateur de Jules Ferry et Adhésion au socialisme ses votes sont fidèles à l’orientation politique de ce dernier. Mais Jaurès prend Lorsque Jaurès se présente pour la première très vite conscience que « l’ordre social [...] n’est pas conforme à la justice ». Il y fois aux élections législatives, dans le Tarn, consacre ses premiers travaux parlementaires. Il croit que le parti républicain va en 1885, sur une liste républicaine, il se mettre en œuvre la législation nécessaire pour répondre à la question sociale. Il félicite sans réserves des bienfaits que la n’est pas alors un adepte de la lutte des classes et croit au contraire possible « République apporte aux peuples du Tonkin : d’amener l’apaisement social ». Mais il est déçu puis indigné par l’inertie « Ces peuples sont des enfants », nous allons, parlementaire du « grand parti républicain ». en les instruisant, les rendre adultes. C'est Si le socialisme constitue à ses yeux un « idéal lumineux », il n’y a pas encore l'idéologie républicaine. Et, une fois élu, il adhéré. Il hésite, s’interroge. Le 27 juillet 1890, il est élu conseiller municipal à vote sans problème les crédits destinés à faire Toulouse dont le maire est un radical. face à une hypothétique attaque allemande. Jaurès est adjoint à l’Instruction publique jusqu’en janvier 1893. Un républicain parmi d'autres. Son évolution Cette expérience contribue à son évolution vers le socialisme. Parallèlement, il est fondamentalement liée à son adhésion au débute une carrière féconde de journaliste. socialisme, mais aussi à sa culture À partir du 21 janvier 1887, il collabore régulièrement à La Dépêche de personnelle, à sa sensibilité, à une Toulouse. Sous le pseudonyme du « Liseur », il y assure même une chronique intelligence politique et culturelle qui l'amène littéraire de 1893 à 1898. à refuser de faire carrière et à mesurer L’ENTREE EN SOCIALISME (1891-1893) l'ampleur des désastres humains qui se L’évolution amorcée dans les années 1888-1889 se poursuit, enrichie par ses préparent. lectures, notamment celle du Capital de Karl Marx. Le contexte politique et social Parmi les premiers signes concrets de son accélère cette évolution. La déception de Jaurès à l’égard du régime est renforcée évolution, il faut ranger sa réflexion par les scandales politico-financiers, comme celui de Panamá en 1892. Par philosophique. Philosophe de formation, il ailleurs, de nombreuses grèves éclatent face à des patrons qui veulent étouffer les consacre, en 1891-1892, sa deuxième thèse quelques droits sociaux reconnus aux ouvriers (comme le droit syndical en 1884). aux origines du socialisme allemand. Ce La répression de la manifestation pacifique du 1er mai 1891 à Fourmies, choix, très original, le conduit à considérer 61 particulièrement sanglante (neuf morts), marque profondément Jaurès. La l'Allemagne, de Luther à Marx, comme un rencontre avec certains hommes comme Lucien Herr, bibliothécaire à l’ENS foyer de valeurs qui cheminent aux côtés des depuis 1888, ou comme Jules Guesde contribue aussi à son évolution décisive. Lumières françaises et qui ont, elles aussi, Élu municipal, il côtoie aussi les ouvriers, militants socialistes. La grève des prétention à l'universalité. Le thème lui a très mineurs de Carmaux, qu’il soutient, entre le 16 août et le 3 novembre 1892, le fait vraisemblablement été inspiré par le Congrès définitivement entrer dans le socialisme. Car Jean-Baptiste Calvignac, mineur socialiste international qui s'est tenu à Paris, socialiste élu maire de la cité ouvrière, a été licencié par le marquis de Solages, en juillet 1889 : le parti social-démocrate administrateur des mines et député, sous le prétexte que son mandat entraînait allemand a joué un rôle déterminant dans la trop d’absences au travail. Pour Jaurès, il s’agit d’une remise en cause fondation d'une nouvelle organisation inacceptable du suffrage universel, de la démocratie et du droit ouvrier. La grève internationale, à base ouvrière, balbutiante connaît un très vif retentissement à l’échelle nationale. En octobre 1892, le encore, mais qui affirme clairement son marquis de Solages démissionne de son mandat de député ; le président du objectif : non pas constituer un « parti Conseil, Émile Loubet, réintègre Calvignac. « La victoire ouvrière de Carmaux mondial », mais prendre acte des conditions donnera un élan nouveau à la démocratie », commente Jaurès. nationales dans lesquelles s'affirme le Les militants socialistes le choisissent comme candidat pour l’élection législative mouvement ouvrier et socialiste, et les partielle de janvier 1893 dans la circonscription de Carmaux. Il est élu sur le respecter. Longtemps privée de tout appareil, programme du Parti ouvrier français et reste fidèle à cette circonscription jusqu’à et de toute bureaucratie, l'association qui sa mort. Devenu militant socialiste à 34 ans, il acquiert désormais une « nouvelle vient de naître se veut outil de coordination dimension » ; à partir de ce moment le grand orateur se révèle. entre des mouvements fort divers, supposés LEADER DE GREVES (1893-1900) regrouper des ouvriers, et qui se mettent L’action menée par Jaurès durant la grève de Carmaux, ajoutée à son charisme, d’accord sur des actes symboliques reconnus lui confère un prestige inégalé. Entre 1893 et 1900, il est appelé sur de multiples comme fondant l’unité de « la classe » : ainsi lieux de grève à travers la France. À l’époque, il était fréquent que des en est-il du 1er Mai. parlementaires socialistes se relaient auprès des grévistes pour les soutenir, les L’Internationale ouvrière et socialiste conseiller et assurer une forme de légitimité face au patronat. Il anime alors de Rien ne pouvait mieux convenir au jeune nombreux meetings dans lesquels il exhorte les ouvriers à s’organiser. À ses Jaurès : les cadres nationaux (en France, la yeux, la grève est une « arme tristement nécessaire », indispensable aux ouvriers République) sont maintenus ; la classe pour défendre leurs droits et tenter d’améliorer leur condition. Elle est aussi ouvrière est porteuse du refus de toute l’occasion de faire progresser l’organisation ouvrière. Il rédige des articles exploitation nationaliste de la crise. Mieux : consacrés au conflit social en cours et à ses enjeux, notamment dans La Petite l’Internationale se veut à la fois ouvrière et République, quotidien socialiste parisien auquel il collabore. Il interpelle le socialiste. Un rêve... soumis à rude épreuve gouvernement à la Chambre. En 1895 éclate la grève des verriers à Carmaux, lors du congrès de l’IOS à Londres en 1896. deux délégués ouvriers ayant été renvoyés pour une absence syndicale. Jaurès Jaurès choisit « l’action législative et conseille et aide à organiser le financement de la grève. Face à la résistance et à la parlementaire » comme un des moyens pour répression organisées par Rességuier, patron de combat de la verrerie, qui met en substituer la « propriété socialiste » à la « place un lock-out, dans une ville où les forces de l’ordre sont omniprésentes, propriété capitaliste ». Ce choix est aussi Jaurès suggère avec succès de créer une verrerie ouvrière à Albi. Propriété celui des socialistes et des syndicalistes collective du prolétariat, elle est inaugurée le 25 octobre 1896. Jaurès chante alors allemands, autrichiens, etc. Les Anglais sont La Carmagnole, debout sur une table ! divisés, les Belges hésitants. Du côté français, En devenant socialiste, il s’est rallié aux « conceptions économiques » de Marx. les conséquences sont graves : les Il condamne le système capitaliste, ses conséquences sociales, les crises et la lutte anarchistes, influents dans le syndicalisme en des classes qualifiée d’« antagonisme profond, inévitable » qu’il génère. Il cours d’organisation, sont éliminés. Jaurès dénonce également la concentration financière croissante du capital. Pour mettre perd une partie de son influence sur le monde un terme à la dépendance des salariés, que Jaurès qualifie de « servitude », et à la ouvrier. Reste à organiser le parti responsable situation de guerre sociale qu’engendre le capitalisme, il faut mettre en œuvre une de cette action parlementaire. L’exception autre société reposant sur la collectivisation de la propriété des moyens de française déploie tous ses atours. L’affaire production. Jusque vers 1897-1898, il partage avec d’autres leaders socialistes un Dreyfus la nourrit. La combativité de Jaurès messianisme certain, annonçant la fin prochaine du capitalisme, le socialisme lui donne sens. Finalement, il se plie en 1904 étant à l’horizon. Il porte également un intérêt constant aux paysans et aux aux décisions de l’Internationale : la SFIO problèmes agraires. Il est, du reste, profondément convaincu de la communauté vient au monde en 1905. d’intérêts qui existe entre les ouvriers et les petits paysans. À la Chambre, il Jaurès dès lors représente le parti socialiste s’oppose en particulier à la politique agricole de Méline ; en 1897, il propose un unifié dans les instances de l’Internationale. ensemble de réformes pour améliorer la condition paysanne (création de Le problème colonial et la lutte contre la syndicats et de prud’hommes agricoles, mise en place d’un crédit agricole à bon guerre dominent les années 1905-1914. S’y marché, d’un système de retraite pour les petits exploitants et les ouvriers insèrent des problèmes plus proches, en agricoles, etc.). apparence, de ceux d’aujourd’hui : ceux des Cependant, il ne saurait y avoir, pour un peuple, d’émancipation sans instruction. étrangers qui viennent travailler en France ; C’est pourquoi Jaurès attache une importance fondamentale à l’école. « Nous ceux des peuples nouveaux qui accèdent à la avons pensé que, pour préparer l’émancipation du producteur, il fallait d’abord reconnaissance internationale en luttant émanciper l’homme par l’éducation, le citoyen par la pratique de la liberté. C’est contre ce que l’on commence à appeler là le sens profond de cette œuvre de laïcité où nous voyons, au point de vue l’impérialisme. social, la condition première de l’affranchissement du peuple » (24 mai 1889). Dénonciation du colonialisme Jaurès promeut le développement d’un enseignement démocratique et laïque. Le Qu’est-ce qu’être internationaliste dans une professeur qu’il était ne cesse de porter attention à la dimension pédagogique de société, celle de la France, qui est à la tête du la question scolaire : à partir de 1905, il donne, chaque semaine, un article à la deuxième empire colonial ? Comme tous les 62 Revue de l’enseignement primaire. Il souligne qu’il importe de soustraire les socialistes français, Jaurès est, depuis 1895, enfants à l’influence « néfaste » du cléricalisme. hostile à de nouvelles conquêtes, coûteuses, L’AFFAIRE DREYFUS (1894-1899) pour la métropole, en argent et en hommes. En décembre 1894, Alfred Dreyfus est condamné par le conseil de guerre. À la Comme beaucoup d’autres socialistes Chambre, Jaurès réagit vivement à ce jugement : il y voit la manifestation d’une français, il dénonce la « barbarie coloniale » justice de caste évitant à un officier la peine capitale requise à plusieurs reprises mise en œuvre au Congo en 1903-1904, et il contre de simples soldats. Mais l’affaire prend, en 1898, la dimension politique s’indigne en avril 1911 du soutien de fait de « d’une affaire d’État. Le 13 janvier, Zola publie « J’accuse », dans le journal la gauche » aux scandales financiers qui L’Aurore, ce qui lui vaut d’être poursuivi et condamné. L’armée, le dévorent l’Indochine. Qu’est-ce donc que gouvernement et les nationalistes refusent toute révision du procès. L’affaire cette « gauche » ? Mais, bien informé, il va mobilise dès lors de nombreux intellectuels et hommes politiques, dont Jaurès. Il beaucoup plus loin. Ces peuples, que s’attache ensuite à démonter le dossier d’accusation en démontrant qu’il repose Marianne entend coloniser, ne sont pas des « sur une série de faux. Il publie une suite d’articles intitulés « Les preuves » dans enfants », comme il le croyait dans les années La Petite République et multiplie les meetings à travers la France. Enfin, le 19 1880. Pourquoi la France refuse-t-elle aux septembre 1899, Dreyfus est gracié par le président de la République et il sera Arabes d’Algérie les droits civils et civiques réhabilité en 1906. que, en 1870, elle a reconnus aux Juifs ? Pour Jaurès, les principes de base de la République sont menacés lors de cette Pourquoi se croit-elle le droit d’insulter et de crise. À Lyon, en octobre 1898, il dénonce « la coalition des réactionnaires et des traiter de « fanatiques » les patriotes césariens ». Selon lui, démocratie et socialisme relèvent d’une même démarche et marocains qui, à Fez, en mars 1911, le socialisme ne pourra triompher si la République est abattue. Jaurès est aussi défendent leur patrie ? Pourquoi des conscient que l’affaire Dreyfus est une grave remise en cause des droits de la socialistes français, Marcel Cachin en tête, se personne. Or la lutte des classes ne doit pas obliger les ouvriers à « s’enfuir hors préparent-ils à expulser les paysans de l’humanité », et le prolétariat a, ici, l’occasion de prouver « qu’il serait capable marocains de la vallée du Sebou, pour les demain de lutter pour l’humanité » (Le Mouvement social, janvier 1899). remplacer par des « colons français et D’autres socialistes sont loin de partager les convictions de Jaurès, les guesdistes socialistes » ? Oui, pourquoi ? D’où viennent notamment lui reprochent de délaisser l’objectif qui consiste à faire triompher le ces discriminations, cette inégalité socialisme. consubstantielle au régime colonial ? VERS « LE BEAU SOLEIL DE L’UNITE SOCIALISTE » (1898-1905) Un régime que Jaurès pourtant ne se décide À partir de 1898, l’unité des socialistes, divisés en cinq mouvements différents, pas à condamner dans son principe : il ne devient la priorité de Jaurès qui a toujours déploré leur émiettement en « sectes ». renonce pas à le rendre perfectible, dans la En effet, en 1898, il ne croit plus en l’imminence de la chute du capitalisme ni à République. Et c’est par une autre voie l’avènement prochain de la révolution. Dans La Petite République, en octobre qu’éclate son originalité. Il est le premier à 1901, il analyse ainsi son évolution : « J’ai vu aussi à Lille, Roubaix, Paris, évoquer la diversité et la grandeur des Carmaux, Rive-de-Gier, que la puissance capitaliste était grande et plus résistante cultures dont les Algériens, les Marocains et que Guesde ne nous l’avait dit. » D’où la nécessité d’un parti qui unisse tous les les Tunisiens, les Chinois aussi sont les socialistes. Le contexte de l’affaire Dreyfus avait déjà permis de les rapprocher héritiers. Devant la Chambre médusée, il et, le 16 octobre 1898, a été créé le Comité de vigilance socialiste, appelé Comité narre la légende des Alyscamps où se d’entente en janvier 1899. Le 3 décembre 1899, le congrès de Japy semble reflètent le monde chrétien et le monde prometteur. Sur le plan idéologique, l’accent est mis sur la lutte des classes et le musulman : « Je voudrais que la France, collectivisme, et une ébauche d’organisation est mise en place. aujourd’hui, fût sage selon la loi sarrasine. » Mais l’illusion ne dure guère. Lors du congrès de Wagram, en septembre 1900, Et, en ce qui concerne le Maroc, « Mais les guesdistes claquent la porte, suivis, l’année d’après à Lyon, par les enfin, messieurs, il y avait une civilisation vaillantistes. C’est qu’aux multiples sources de discorde s’est ajoutée la question marocaine capable des transformations du ministérialisme. En effet, dans le contexte de la crise politique qui nécessaires ». Ainsi Jaurès, qui ne lit pas accompagne l’affaire Dreyfus, s’est constitué un ministère de « Défense l’arabe, parvient-il à transgresser la culture républicaine » présidé par Waldeck-Rousseau. Pour la première fois, un judéo-chrétienne dont le système scolaire socialiste, Alexandre Millerand, entre au gouvernement comme ministre du français le faisait l’héritier. Le voilà bien cet Commerce et de l’Industrie. Pour les socialistes, la question de savoir si l’un des « international » ! Et le voilà qui s’inscrit leurs peut participer à un « gouvernement bourgeois » est d’autant plus aiguë que dans un réseau interprétatif où le général de Galliffet, le « fusilleur de la Commune », y siège aussi comme l’Internationale ouvrière et socialiste ministre de la Guerre. Pour Jaurès, « il vaut mieux soutenir un gouvernement qui n’occupe qu’une place maigrichonne. Ces défend les acquis de la République que de faire le jeu des nationalistes » (9 cultures constituent la diversité de l’humanité novembre 1900). Position que récusent absolument les guesdistes et les : tous semblables, tous différents. vaillantistes. S’engage alors une très vive controverse idéologique. Mais Jaurès Le problème, avec ce diable d’homme, c’est doit aussi subir des attaques personnelles virulentes : ses adversaires socialistes qu’il croit ce qu’il dit. Et que ses découvertes dénoncent « le châtelain de Bessoulet », du nom d’une propriété possédée par sa ne se limitent pas aux sociétés directement femme dans le Tarn. Sa famille n’est pas épargnée : le 7 juillet 1901, sa fille colonisées. Au cours du long voyage en célèbre sa communion solennelle. Cet événement privé vaut à Jaurès une terrible bateau qui le conduit en 1911 en Amérique campagne de presse de la part des guesdistes et de divers anticléricaux. Que de latine, non seulement il apprend le portugais caricatures le représentent alors avec une bouteille d’eau du Jourdain, parfois sur le navire qui le conduit à Rio de Janeiro, avec sa fille ! mais il pose le problème, en Argentine et en Ce schisme au sein des socialistes aboutit à la création de deux partis : d’une part, Uruguay, des liens entre les Italiens et les le Parti socialiste de France, créé en novembre 1901, et qui regroupe guesdistes et sociétés du cône Sud, dans des conditions qui vaillantistes, et, d’autre part, le Parti socialiste français fondé à Tours en mars permettent l’émergence de cultures dites 1902 autour de Jaurès, Allemane, Briand et Millerand. Le face-à-face fratricide métisses. 63 prend fin sur l’injonction de l’Internationale socialiste réunie à Amsterdam en Le cercle maudit de la guerre août 1904 pour son sixième congrès. Au terme de débats très vifs, une motion Et pourtant, la guerre, ce monstre, cette invite les socialistes à s’unir dans chaque pays au sein d’un seul parti. Les 23 et dévoreuse d’hommes, menace tous les êtres 24 avril 1905 se tient le congrès du Globe. Il débouche sur la création de la SFIO humains. Culture ou pas, il se représente en (Section française de l’Internationale ouvrière), premier véritable parti politique Europe, ce chantier de la tragédie, les moderne en France. Mais les motions adoptées désavouent les positions souffrances des victimes. C’est dans les jaurésiennes. En effet, ni les syndicats ni les coopératives ne sont admis au sein Balkans qu’en 1912-1913, il les voit mourir : du parti et la participation des socialistes à un gouvernement est proscrite. « par milliers et par milliers, ils ont souffert Toutefois, pour Jaurès, l’essentiel est acquis : l’unité est faite. de la soif jusqu’au délire [...]. Et voilà que le Cependant, certains socialistes refusent d’adhérer à la SFIO. Ils forment ce qu’on choléra, collaboration de la nature à la appelle les « socialistes indépendants ». Ils refusent les bases doctrinales et la sauvagerie humaine, fait son apparition ». stricte discipline du nouveau parti, notamment l’interdiction de participer à un « Retour à la culture tragique des Grecs : « Ne gouvernement bourgeois », par conviction idéologique, mais aussi pour préserver sortirons-nous jamais de ce cercle maudit ? » leur carrière politique. Parmi eux figurent Briand, Millerand, Viviani. Jaurès les Nous rencontrons ici l’internationalisme condamne fermement. Bien que ses positions aient été mises en minorité lors du émotionnel qui lui permet de communiquer, congrès du Globe, Jaurès affirme de plus en plus son influence au sein de la SFIO en même temps, ses informations et sa au fil des années. Le 18 avril 1904 paraît le premier numéro de L’Humanité, passion. Nous connaissons mieux aujourd’hui journal socialiste dont Jaurès est le fondateur et le directeur, et dont il écrit les voies, à la fois sérieuses et haletantes, qui chaque jour l'éditorial. La qualité du quotidien en fait une référence et contribue à le conduisent à définir les fossoyeurs d’une la diffusion des idées jaurésiennes. Après 1908, il rallie régulièrement la majorité Europe inexistante : l’Autriche-Hongrie, la sur ses positions aux congrès de la SFIO, qui s'affirme comme un parti de classe Russie, fragilisées de l’intérieur par leurs et de révolution ayant pour but de détruire le système capitaliste et d'instaurer le minorités nationales. Bref, Jaurès a socialisme. Il doit se battre pour faire progresser « l'évolution révolutionnaire » : conscience que l’Alsace-Lorraine n’est plus c'est ici que se mesure nettement l'influence jaurésienne. En effet, il est convaincu le foyer d’où jaillit le geyser du conflit. La depuis 1898 que la révolution n'est pas imminente, il est étranger à toute idée de « menace, désormais européenne, tend à se grand soir » et de recours à la violence pour renverser le capitalisme. Il mise donc mondialiser : la Russie touche à l’Asie ; sur le suffrage universel pour permettre aux socialistes de conquérir des mairies l’Autriche-Hongrie, par l’Empire ottoman, de appelées à être des « laboratoires », des « vitrines » du socialisme et d'agir au même. Parlement. Car les réformes successives sont importantes pour apporter des L’internationalisme de Jaurès s’est lui aussi améliorations immédiates à la dureté de la condition ouvrière (durée du travail, transformé. Il se déploie désormais sur deux retraites ouvrières, droits syndicaux, etc.), mais aussi pour introduire plans, sans s’y investir avec la même ardeur. progressivement dans la société capitaliste des bribes de socialisme. La pensée Premier mode de régulation, des conférences jaurésienne est donc bien une pensée révolutionnaire (il ne s'agit pas d'aménager internationales périodiques, un projet né en le capitalisme mais bien de le détruire), cependant cette « évolution 1899, confirmé en 1907, dans un milieu où se révolutionnaire » passe par une action légale et réformatrice. Jaurès, qui se définit rencontrent des juristes et des hommes comme un « éducateur du peuple », insiste d'ailleurs sur la nécessité de « politiques ; côté français, c’est Léon propagander », ce qu'il fait amplement en sillonnant la France pour participer à de Bourgeois, radical, fondateur du « multiples conférences, meetings et manifestations. solidarisme », peu à son aise lorsqu’il lui faut UN GRAND PARLEMENTAIRE se battre au Parlement. Pas plus qu’une Jaurès s'est toujours montré très hostile aux mouvements antiparlementaires ; en ébauche, ce projet ; mais un mélange de cour octobre 1909, il s'indigne : « Crier “À bas le Parlement”, c'est crier “À bas la internationale, et non européenne, de justice classe ouvrière” ! » La mémoire collective a gardé le souvenir du grand orateur et de compétences diplomatiques. « Il n’y a parlementaire, capable de renverser des ministères à la suite d'un discours, à pas d’effort perdu », écrit Jaurès. Un espoir l'exemple du 21 novembre 1893, lorsqu'il interpelle le républicain conservateur donc, lointain, et dont il ne possède pas la clé. Charles Dupuy : « Vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère Dans l’immédiat pourtant, le temps presse : il humaine [en faisant les lois scolaires] et la misère humaine s'est réveillée avec faut rapprocher « la réalité » de « l’idée », des cris, elle s'est dressée devant vous et elle réclame aujourd'hui sa place, sa telle est non pas tant la stratégie que la large place au soleil du monde naturel, le seul que vous n'ayez pas pâli. » Ses nécessité imposée par la menace de guerre. adversaires raillent « la dictature du verbe », le « ministère de la parole ». Jaurès débarque au congrès de Stuttgart (du Durant ses mandats électoraux de député socialiste (1893-1898 puis 1902-1914), 16 au 24 août 1907), tout affûté du soutien il participe activement aux grands débats parlementaires mais travaille beaucoup qu’Édouard Vaillant et lui-même, désormais aussi en amont pour présenter des amendements, des propositions de loi sur des associés, ont obtenu de la SFIO. Y compris sujets très variés et dans le cadre des commissions parlementaires (Affaires pour imposer un arbitrage international, il étrangères, Défense nationale). Cette activité protéiforme est en rapport avec la faut une arme ; la classe ouvrière la tient dans conception qu'il a du rôle de député : exprimer les aspirations populaires et les ses fortes mains : c’est la grève générale, traduire si possible par des réformes, mais aussi éclairer les électeurs quitte à être l’outil des producteurs qui permet au « génie en désaccord avec eux et leur rendre des comptes. Dans les années 1902-1905, ouvrier » de rejoindre les antiques traditions l'essentiel de son activité se développe au Parlement où, depuis les élections du repli sur l’Aventin. Glorifiée, parfois de d'avril-mai 1902, une majorité composée de radicaux et de socialistes forme le « façon abstraite, elle détient des pouvoirs Bloc des gauches ». Élu vice-président de la Chambre en janvier 1903, il défend quasi mythiques, susceptibles de générer de le principe d'une alliance avec les radicaux sur des objectifs forts comme la l’histoire universelle s’ils sont mis au service politique de laïcité, la séparation de l'Église et de l'État, l'impôt sur le revenu. Il de la paix, s’ils sont utilisés avant que la défend le principe de la discipline républicaine rendu indispensable par le scrutin tornade ne se déchaîne. d'arrondissement mais il préconise la représentation proportionnelle qui présente Après, c’est trop tard. Jaurès assume ici non à ses yeux l'avantage d'être génératrice de justice et de clarté dans le débat seulement cette fonction d’alerte à laquelle 64 électoral. son nom est resté attaché, mais aussi, dans le Si les alliances politiques sont effectives durant le ministère de « Défense système politique français, un rôle original de républicaine » (1899-1902) et le « Bloc des gauches » (1902-1905), le divorce est passeur entre le « parti », la SFIO, et le consommé avec le ministère Clemenceau (1906-1909). Jaurès reproche syndicat, la CGT. notamment au « premier flic de France » autoproclamé d'être un « briseur de On est en 1907. Il échoue. Comme à grèves ». Durant ces années, il s'efforce de ne pas s'éloigner de la classe ouvrière. Copenhague, en 1910, et à Bâle, en 1912. Il En janvier 1904, il participe à une commission parlementaire créée à la suite de la ne parvient pas à ébranler les gros bataillons grève des ouvriers et ouvrières du textile dans le Nord. Frappé par leur profonde du parti allemand, le « parti-guide » dans misère, il les soutient et dénonce les industriels du textile. En 1906, lors du l’Internationale, celui qui a modelé la congrès d'Amiens, la CGT affirme sa totale autonomie par rapport aux partis majorité des partis de l’Europe centrale et politiques, son caractère révolutionnaire et la pertinence du recours à la grève orientale. Il ne se décide pas non plus à le générale insurrectionnelle. Jaurès défend avec succès à la SFIO le principe d'une contester de front, comme il l’avait fait à « coopération volontaire » entre le parti et la CGT, respectant l'autonomie de cette Amsterdam en 1904. Souvenir d’une défaite dernière. Enfin, en 1906, il crée, au sein de L'Humanité, une tribune libre à malgré tout cuisante ? Pourquoi pas ? Fidélité disposition de la CGT. Ces prises de position le rapprochent de la CGT, à la confiance qu’il avait mise, vingt ans plus rapprochement concrétisé en 1914. tôt, dans la validité des choix nationaux ? LA MONTEE DES PERILS (1904-1914) Espoir de conquérir la majorité dans À partir de 1904, les problèmes internationaux prennent une part importante dans l’Internationale, à force de pédagogie, à force son activité politique. Le 7 février 1904, la guerre russo-japonaise éclate sur fond d’avoir raison ? L’analyse des rapports du d'impérialisme. Pour Jaurès, ce conflit soulève deux problèmes majeurs. Le Bureau socialiste international (BSI), et de la mécanisme des alliances, tout d'abord : le risque est donc grand de voir un jour un correspondance qui s’y échange, pèse dans ce conflit régional dégénérer en un conflit généralisé. D'autre part, cette guerre sens. Si l’Internationale a été jugée donne également à Jaurès l'occasion de dénoncer les méfaits de la diplomatie susceptible, en 1913, d’obtenir le prix Nobel secrète qui a abouti à la signature du traité entre la Russie tsariste et la France de la paix, elle le doit, largement, au prestige républicaine. En 1905, la crise marocaine l'inquiète. Le spectre d'une guerre de Jaurès, à sa volonté de ne se laisser franco-allemande se profile dangereusement. Jaurès y voit tout à la fois la enfermer dans aucun choix partisan, et conséquence, une fois encore, de la diplomatie secrète, mais aussi le produit des d’accompagner, en novembre 1912, dans convoitises et des marchandages impérialistes, menés par ceux qu'il appelle « les l’immense cathédrale de Bâle, mise à la maquignons de la patrie ». En 1912, il prononce à la Chambre un discours dans disposition d’un congrès convoqué dans lequel il s'oppose au traité de protectorat sur le Maroc. Il met en cause le système l’urgence, le son des cloches, la parole latine capitaliste dès 1895 : « Votre société, violente, chaotique, porte en elle la guerre, et la poésie de Schiller. comme la nuée porte l'orage. » Mais il dénonce précisément les fauteurs de Lutte acharnée pour la paix guerre. L'état-major, tout d'abord. Jaurès s'en prend à une « armée de caste » L’optimisme de la volonté n’est rien, ou coupée du peuple et n'a de cesse de dénoncer le militarisme dans lequel il voit par presque rien, s’il n’est escorté par l’action et ailleurs un ennemi de la République. Aux officiers supérieurs s'ajoute « par la connaissance. Deux domaines où l'internationale des obus et des canons ». Laquelle est étroitement liée aux Jaurès est superstar. Aucune de ses gouvernements. Mais il s'inquiète aussi de « la griserie nationaliste et chauvine » interventions, à la Chambre, au BSI, en qui gagne les peuples. congrès bien sûr, qui ne soit fondée sur des Comment, dès lors, préserver l'humanité du pire ? Jaurès n'agit pas par lectures étendues (la presse, les revues, en antipatriotisme. En 1894, il affirme : « Nous voulons la patrie française et allemand puis en anglais, les rapports républicaine libre et forte, mais nous ne voulons pas que, sous prétexte de parlementaires) et des informations patriotisme, on jette les uns sur les autres les peuples affolés. » Il cherche à agir à d’ampleur internationale : sur la Tunisie, la deux niveaux. Au niveau national, il se mobilise contre les budgets militaires Turquie, la Russie même, il a ses réseaux, et mais aussi contre la loi portant le service militaire à trois ans en 1914. Cependant L’Humanité leur fait écho. Bref, ce très grand il cherche à être une force de proposition : ainsi ce projet de réorganisation orateur est le contraire d’un rhéteur et militaire, fondée sur une armée populaire, formée de milices éduquées et l’ampleur internationale qu’il a acquise le entraînées, à vocation défensive, qui donne naissance à un ouvrage intitulé préserve d’un pré carré hexagonal. Mais L'Armée nouvelle (1911). qu’est-ce que la science, qu’est-ce que la Au niveau international, Jaurès préconise une politique « de désarmement connaissance, qu’est-ce que la vision simultané entre les nations » et une « politique d'arbitrage international applicable politique de l’humanité en crise, qu’est-ce à tous les litiges », proposition novatrice pour l'époque et qui préfigure les que la parole, sans l’acte ? objectifs de la SDN. Il recommande de résoudre certains problèmes La grandeur de Jaurès, c’est donc aussi, et internationaux par la négociation bilatérale et les concessions réciproques. Ainsi peut-être d’abord, d’agir. Qu’est-ce à dire, au pourrait-il en être, selon lui, de la question de l'Alsace-Lorraine pour laquelle il plan international ? D’abord l’action propose une large autonomie au sein du Reich. Proposition qui détonne dans une parlementaire ne suffit pas : le prolétariat France où la « Revanche » est prônée jusque dans les écoles. Par ailleurs, veut être « l’acteur de son propre drame » ; il l'arbitrage international doit être étendu au domaine économique et social. faut multiplier, et il y participe, les meetings, Mais Jaurès mise aussi sur l'organisation internationale du prolétariat et donc sur les manifestations populaires ; il faut l'action de la IIe Internationale socialiste, fondée en 1889. Depuis 1900, il siège défendre, dans la rue et devant les tribunaux, au Bureau socialiste international (BSI), son organisme coordinateur, et, à partir ceux que poursuit la justice de la République, de 1905, il y représente la SFIO avec Édouard Vaillant. Pour Jaurès, dès lors que, sur le fond, un accord existe l'Internationale doit élaborer une politique, lutter contre les menaces de guerre et pour l’essentiel ; il faut s’expliquer sur les agir pour la paix. En 1912, devant la vive inquiétude suscitée par la première projets militaires et contre la loi de trois ans ; crise balkanique, il obtient la convocation d'un congrès extraordinaire à Bâle, il faut explorer, s’agissant de l’Alsace- malgré l'opposition du SPD. Il y prononce un discours resté célèbre. Il fait Lorraine, d’autres solutions que celles de « la 65 adopter la résolution qui « déclare la guerre à la guerre ». Depuis 1907, il guerre pour le droit ». C’est alors que Le préconise, en cas de déclenchement d'un conflit, le recours à « la grève générale Matin, L’Écho de Paris et les Cahiers de la ouvrière internationalement organisée », à laquelle la CGT est très attachée, mais quinzaine crient au loup, « À mort Herr à laquelle les sociaux-démocrates allemands sont résolument hostiles. Ces Jaurès », dont les caricatures s’ornent propositions lui valent, plus que tout le reste, le déchaînement de campagnes de désormais d’un casque à pointe. Réponse de haine. « Herr Jaurès » est présenté, dans la presse à grand tirage, dans de Jaurès : il faut s’opposer publiquement aux multiples caricatures et par divers auteurs (de Péguy à Maurras), comme un forces obscures qui entendent mettre la main traître à sa patrie, vendu à l'Allemagne (« reptile du Kaiser », selon Urbain sur le Maroc ou les Balkans. Partout Gohier), fossoyeur de l'armée, de l'Alsace-Lorraine et des intérêts français. s’éveillent des « forces morales neuves ». Le Lorsque survient la crise de juillet 1914, Jaurès n'anticipe pas l'ampleur du péril, foyer de l’action internationale se déplace pas avant l'ultimatum de l'Autriche à la Serbie, le 23 juillet. Divers faits peuvent dans leur direction. Sur la terre entière, et avoir contribué au fléchissement de sa lucidité, dont le rapprochement avec le quelque visage que se donnent les forces de SPD qui signe le 1er mars 1913 un manifeste commun avec la SFIO sur domination. Là est l’ultime internationalisme. l'arbitrage international, et la victoire de la gauche, le « parti de la paix » aux Fin juillet 1914, l’assassinat de Jaurès élections législatives de 1914. Le 25 juillet, apprenant la rupture des relations exprime son échec et confère à l’homme une diplomatiques entre l'Autriche et la Serbie, il parle aux Lyonnais « avec une sorte grandeur inouïe. Aujourd’hui, où nos de désespoir », dénonce les méfaits de l'impérialisme, la diplomatie secrète, le collèges, nos lycées comptent de nombreux mécanisme des alliances, mais il veut croire « encore malgré tout qu'en raison élèves venus du vaste monde et socialement même de l'énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, discriminés, on peut à nouveau se poser la les gouvernements se ressaisiront ». Il mise sur la médiation proposée par question : où sont les forces neuves, les l'Angleterre à l'Allemagne et à la Russie. Mais il compte surtout sur la forces vives ? Jaurès avait posé la question. mobilisation du prolétariat. Puis il s'efforce de mobiliser l'Internationale. Le 30 juillet, de retour à Paris, il rencontre Viviani, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, pour l'exhorter à faire pression sur la Russie et à soutenir la médiation britannique. Mais, le 31 juillet, alors que l'Allemagne décrète « l'état de danger de guerre », Jaurès comprend que la diplomatie française, prise dans les rets de son alliance militaire et des intérêts économiques et financiers, a laissé faire la Russie qui a commencé à mobiliser dès le 29 juillet. En soirée, accompagné d'une délégation socialiste, il est reçu par Abel Ferry, sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères. Jaurès reproche avec véhémence au gouvernement d'avoir « parlé trop mollement à notre allié russe. Nous allons vous dénoncer, ministres à la tête légère, dussions-nous être fusillés. » Jaurès pense écrire dans L'Humanité une sorte de « J'accuse », pour présenter au grand jour les causes et les responsables de la crise. Mais, alors qu'il dîne au Café du Croissant, il est assassiné d'un coup de revolver par un nationaliste, Raoul Villain. « Ils ont tué Jaurès..., c'est la guerre. » LA MODERNITE DE JAURES L'action politique et l'activité militante de Jean Jaurès ne doivent pas occulter le fait qu'il fut aussi un très grand journaliste, un brillant intellectuel : critique littéraire avisé, amateur d'art, philosophe, historien. Enfin, la parole de Jaurès s'avère d'une grande modernité et d'une grande actualité. Modernité d'affirmer la nécessité d'aller plus loin dans l'approfondissement de la République, les droits sociaux étant indissociables des droits politiques. Modernité de la lutte pour les droits de la personne : en 1908, Jaurès combat pour l'abolition de la peine de mort. Modernité de la prise en compte des cultures régionales au sein de la République, modernité de la pleine reconnaissance des civilisations non européennes. Modernité enfin du plaidoyer pour un arbitrage international et le rejet de la solution militaire pour résoudre les conflits. Jaurès a encore aujourd'hui beaucoup à nous dire.

Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs :

66 HC – L'Europe et l’affirmation des nationalismes de 1848 à 1914 Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) :

Sources et muséographie :

Ouvrages généraux : Hermet Guy, Histoire des nations et du nationalisme en Europe, Le Seuil, 1996, coll. «Points Histoire», p. 9-38 et 135-164. Girault René, Peuples et Nations d’Europe au XIXe siècle, Hachette Éducation, 1996, coll. «Carré Histoire», p. 142. J.-C. Caron et M. Vernus, L’Europe au XIXe siècle. Des nations aux nationalismes, 1815-1914, coll. « U », Armand Colin, 1996. Y. Santamaria et B. Waché, Du Printemps des peuples à la Société des nations. Nations, nationalités et nationalismes en Europe, 1850-1920, La Découverte, 1996. A. Sellier et J. Sellier, Atlas des peuples d’Europe centrale, La Découverte, 1991. A. Sellier et J. Sellier, Atlas des peuples d’Europe occidentale, La Découverte, 1995. Cabanel (P.), La question nationale au XIXe siècle, la Découverte, Repères, 1997 Michel (B.), Nations et nationalismes en Europe centrale, Aubier, 1995

Documentation Photographique et diapos :

Revues :

Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

Cette « introduction » permet de faire le point sur des problèmes majeurs, BO 1 ere : « Cartes politiques de l’Europe responsables en partie de la Première Guerre mondiale et de la montée des en 1850 et en 1914 : États, régimes politiques totalitarismes de l’entre-deux-guerres. Il s’agit surtout de montrer comment les et revendications des nationalismes problèmes nationaux et les aspirations libérales deviennent des préoccupations On mentionne la création des États-nations, majeures dans la deuxième moitié du XIXe siècle. les aspirations nationales non satisfaites et le Ces mouvements ont déjà été étudiés en Seconde : on a pu montrer de quelle nationalisme de puissance, les différences qui façon il s’agissait d’héritages de la Révolution française et de l’Empire. Pour les séparent les démocraties libérales des pays de élèves, leur étude s’est cependant arrêtée avec les échecs de 1848 et le triomphe tradition autoritaire. » fréquent de la réaction. Dans l’ensemble, vers 1850, l’Europe ressemble encore beaucoup à celle mise en place par le Congrès de Vienne. A la veille du premier BO 4è actuel : « Les mouvements libéraux et conflit mondial, elle est profondément transformée, même si la démocratie a du nationaux (3 à 4 heures) mal à s’imposer. À partir d’une carte, les mouvements libéraux et nationaux sont présentés comme les Il s’agit de faire comprendre la notion de nationalisme de puissance qui, après épisodes de la lutte qui oppose l’Europe 1848, succède au « nationalisme d’existence » dont l’objectif était de placer sous traditionaliste restaurée en 1815 aux un même drapeau des peuples qui avaient conscience de leur unité. aspirations nouvelles des peuples léguées par René GIRAULT, Peuples et nations d’Europe au XIXe s., définit le « la période révolutionnaire. Pour le montrer, nationalisme d’existence » comme « un mouvement intellectuel, suffisamment on prend pour exemples les révolutions de adopté par un peuple pour former un sentiment profond dans sa mentalité 1848, les unités nationales en Italie et en collective, selon lequel la création d’une entité nationale, une nation Allemagne. individualisée et reconnue, devient un but majeur pour le peuple en question » (p. • Cartes : États et nations en Europe en 1914. 176). Le « nationalisme de puissance » peut se définir ainsi : « Il ne s’agit plus de •Repères chronologiques : Rome, capitale de créer un État pour répondre au besoin d’exister d’une nation, mais de légitimer la l’Italie (1870) ; proclamation de l’Empire puissance acquise par la croissance démographique et économique, par le allemand (1871). » rayonnement politique et culturel, en invoquant la nécessité d’un indispensable destin national » (R.GIRAULT, op. cit., p. 142). BO 4 e futur : « L’AFFIRMATION DES NATIONALISMES Au cours du XIXe siècle, les revendications nationales font surgir de nouvelles puissances, bouleversent la carte de l’Europe et font naître des tensions. Une étude au choix parmi les suivantes : - L’unité allemande. - L’unité italienne. - La question des Balkans.

67 L’étude s’appuie sur des oeuvres artistiques ou sur la biographie d’un personnage emblématique (Bismarck, Cavour) et débouche sur la comparaison des cartes de l’Europe en 1848 et en 1914. Connaître et utiliser un repère chronologique en liaison avec l’étude choisie Situer sur une carte les principales puissances européennes à la fin du XIXe siècle Décrire et expliquer les conséquences des revendications nationales au cours du XIXe siècle » Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

Nations et nationalités en 1850 Accompagnement 1 ère : « Cette introduction Cette grande carte permet de faire appréhender la diversité culturelle de l’Europe. vise à opérer des constats éclairants pour la On peut commencer par rappeler que la langue reste le principal critère de suite, enrichis par un retour sur les acquis et l’identité nationale. On peut ensuite, à partir de la légende, repérer les grandes par quelques explications ; elle peut et doit familles linguistiques. On peut enfin, à partir des frontières de 1850, réfléchir aux être brève. rapports entre nations et États, en soulignant la situation particulièrement L’étude de cartes politiques (frontières et complexe de l’Europe centrale et orientale. régimes) révèle la coexistence : – d’États multinationaux et d’États-nations, La comparaison de la carte des États en 1850 et de celle des États en 1914 permet dont certains s’organisent durant la période. de faire apparaître d’importants changements en Europe. On observe que persistent des revendications - D’un côté, on note la « simplification » de la carte, avec l’unité italienne et nationales non satisfaites. Ces informations et l’unité allemande (l’étude détaillée de ces deux processus n’est plus au le travail conduit sur les cartes étudiées programme, mais on peut en présenter les grandes étapes). précédemment permettent d’aborder les Un tableau met en évidence les similitudes des deux unités. Alors que les tensions que nourrit le nationalisme de tentatives précédentes (celle de 1848 notamment) étaient issues de mouvements puissance (rivalités coloniales, implication populaires, celles de la deuxième moitié du siècle sont menées par deux États, la des grandes puissances dans les Balkans, Prusse, le plus puissant des États allemands d’une part, le royaume de Piémont- russification des minorités, etc.) ; Sardaigne d’autre part, seul dans la péninsule à être doté d’une constitution. Deux – de pays de tradition autoritaire et de pays de maîtres d’oeuvre aussi : Bismarck et Cavour, auxquels il faut adjoindre un tradition libérale. La démocratie libérale est homme d’action, Garibaldi. Dans les deux cas, ces mouvements impliquent réalisée en Europe du Nord et de l’Ouest ; on l’Autriche qui domine l’Allemagne du Sud par son emprise sur la Confédération l’a déjà abordée grâce au cas français. Elle germanique, qui occupe la Lombardie, la Vénétie. La France est l’autre grande constitue une référence, y compris dans les puissance impliquée, puisque Napoléon III se fait d’abord le champion de la régimes politiques autoritaires, dont certains cause nationale italienne avant de changer de cap sous la pression des en ont une lecture formelle (Russie). Une catholiques. Par ailleurs, elle laisse carte blanche à la Prusse avant de se rendre tradition autoritaire multiséculaire appuyée compte de son erreur. sur les hiérarchies sociales traditionnelles est Le sort de l’Autriche-Hongrie se règle en différentes étapes : défaites en Italie un frein vers l’évolution démocratique (1859) face aux franco-piémontais, défaite face à la Prusse à Sadowa (1866) qui (Allemagne, Autriche-Hongrie). » l’écarte de l’Allemagne du Sud et permet à l’Italie d’obtenir la Vénétie. La défaite de Sedan permet à la Prusse de parachever son œuvre et même La carte humoristique (mais l’est-elle d’annexer l’Alsace-Moselle. vraiment ?) permet d’évoquer les tensions en - De l’autre côté, on peut repérer la « balkanisation », ou, pour employer une Europe. Elle met en évidence les ambitions terminologie plus neutre, la multiplication de nouveaux États dans les Balkans, de la Russie prête à engranger de nouveaux suite au recul de l’Empire ottoman. territoires, l’agressivité de la Prusse qui a en C’est dans la péninsule balkanique, instable depuis le début du XIXe siècle apparence déjà absorbé les autres États (indépendance de la Grèce en 1828) que se situe le début de l’engrenage des allemands et qui menace les États proches alliances qui en 1914 aboutira au premier conflit mondial avec l’assassinat de (Pays-Bas, Belgique, Autriche). La France François-Ferdinand à Sarajevo. Les Balkans constituent un domaine géopolitique sur la défensive : le statut de l’Alsace- traditionnellement instable. L’affaiblissement permanent de l’Empire ottoman Moselle ne semble pas nettement défini (en suscite l’affirmation des mouvements nationaux et les convoitises des grandes principe elle ne bascule qu’après septembre puissances. Les premiers sont dominés par les problèmes religieux : les chrétiens et n’est absorbée officiellement par le Reich orthodoxes s’insurgent contre la puissance turque musulmane. Ils sont attisés par qu’en 1871). La Turquie d’Europe sommeille la Russie qui joue la carte du panslavisme, encourageant par exemple les Serbes à (« L’homme malade » de l’Europe ?). La contester la domination autrichienne sur les autres slaves du Sud. C’est ainsi par Grande-Bretagne veille sur une Irlande tenue exemple qu’en 1877, profitant des révoltes des populations chrétiennes de en laisse. Bulgarie et de Bosnie, la Russie, obsédée par le contrôle des détroits, lance une offensive contre les Turcs. C’est le début pour les grandes puissances d’un Le document est d’origine britannique : c’est partage des zones d’influence dans les Balkans. Les petits États balkaniques, une caricature (traduite en français) illustrant encouragés par la Russie, infligent une nouvelle défaite à l’Empire ottoman en les tensions en Europe à la veille du conflit. 1912 et provoquent la disparition de la puissance turque d’Europe hormis Par l’intermédiaire de chiens (ou autre figures 68 Constantinople. Mais les accords de 1913 multiplient les mécontentements et sont comme l’ours russe et le « rouleau porteurs d’une nouvelle crise. compresseur »), elle prend nettement position en faveur du camp de l’Entente (attitude Pour comprendre l’attentat de Sarajevo, cause immédiate de la Première Guerre agressive du teckel allemand – c’est la race mondiale, il faut avoir quelques notions sur : de chien favorite de Guillaume II – et du – ce qu’est l’Empire austro-hongrois ; roquet autrichien). On peut aussi relever le – ce qui se passe dans la péninsule balkanique entre 1878 et 1914. moustique prêt à piquer du côté de la Bosnie La carte de l’Empire austro-hongrois permet de montrer qu’il s’agit d’un Empire et le sultan qui contrôle les détroits. multinational, dans lequel les populations slaves sont nombreuses. Parmi celles- ci, les Slaves du Sud (« Yougo-Slaves ») regardent vers la Serbie voisine, qui a Les régimes politiques en Europe en 1914 accédé à l’indépendance en 1878. En Bosnie-Herzégovine, occupée (1878) puis Cette carte montre la complexité d’une annexée (1908) par l’Autriche, se trouvent notamment des populations serbes. typologie des régimes politiques. Aucun critère n’est à lui seul suffisant pour classer Les régimes politiques en Europe en 1914 les États dans une catégorie sûre. La forme Cette carte permet d’opposer deux types de régimes politiques et d’observer dans républicaine n’est pas suffisante, puisqu’on chacun des groupes des variations significatives. trouve seulement trois républiques dans 1. Les régimes parlementaires l’Europe de 1914 et que certaines monarchies • Des régimes parlementaires libéraux sont incontestablement des démocraties – En France, la IIIe République, proclamée en 1870, est en 1914 bien enracinée. libérales (le Royaume-Uni, la Belgique, la Le gouvernement passe dans les mains des républicains modérés, dont le Suède, etc.). Il faut donc éviter une président Poincaré qui construit face à la menace allemande un rempart constitué focalisation – très française – sur la par la loi des 3 ans de service militaire et l’alliance franco-russe. République. – Le Royaume-Uni, dont la couronne est portée par le roi Georges V (de 1910 à Le suffrage universel n’est pas non plus un 1936), se démocratise par l’élargissement du droit de vote, le Home Rule (loi critère suffisant, puisque des régimes d’autonomie adoptée en 1912 au profit de l’Irlande) et une législation sociale autoritaires ou semi-autoritaires peuvent s’en moderne (fixation du salaire minimum, assurances sociales). La puissance accommoder et que le Royaume-Uni en est économique de l’Empire britannique se trouve concurrencée par les États-Unis resté à un suffrage censitaire élargi. Sans et l’Allemagne. parler du vote des femmes, qui n’existe qu’en – La Belgique, indépendante depuis 1830, est une monarchie parlementaire dont Finlande et en Norvège. le roi est, depuis 1909, Albert Ier. La conférence de Londres de 1831 l’oblige à L’existence même d’un parlement ne signifie une neutralité perpétuelle, ce qui n’exclut pas qu’elle possède une armée et des pas nécessairement qu’une démocratie forts pour se défendre. parlementaire fonctionne, car l’assemblée NB: seuls quatre États européens ont donné le droit de vote aux femmes avant le peut n’être qu’une chambre d’enregistrement traité de Versailles : la Finlande (en 1906), la Norvège (en 1907), le Danemark sans réels pouvoirs. (en 1915), le Royaume-Uni (en 1918). On a donc essayé de classer les États • Des régimes en voie de libéralisation européens selon la « vraie » nature de leur – En Italie, la monarchie née en 1861, dont la couronne est portée par Victor- régime, au-delà des apparences. Les Emmanuel II de 1900 à 1944, a vite adopté un système démocratique : elle établit évolutions qu’ont pu connaître les États en 1912 un suffrage universel à la mesure de ses progrès économiques et de ses européens rendent le classement parfois ambitions coloniales. difficile. Ainsi la Russie, considérée en 1914 – En Serbie, État proclamé en 1882, la couronne est portée par Pierre Ier. Le comme un régime autoritaire, a cependant régime s’oppose à l’annexion par l’Autriche de la Bosnie en 1908 et à la création connu un début d’ouverture après la du royaume d’Albanie en 1913. Il compte sur son identité slave qui lui garantit révolution de 1905. L’Espagne, qui a traversé l’alliance de la Russie. de nombreuses crises politiques, n’est pas – La Grèce, monarchie indépendante depuis 1830, bascule en 1915 dans le camp facile à figer dans une catégorie… des empires centraux sous la conduite du roi Constantin. 2. Les régimes autoritaires Pour présenter les régimes politiques, la carte • Un régime autoritaire conquérant n’a pas semblé être le support idéal : elle ne Le Second Reich allemand (l’Allemagne), proclamé à Versailles en 1871, est une permet pas de montrer avec assez de monarchie constitutionnelle autoritaire, dont l’empereur Guillaume II est précision de quelle façon a progressé le souverain de droit divin et dont le chancelier est, depuis 1909, Bethmann- libéralisme entre 1850 et 1914 ; un tableau Hollweg. Sa puissance militaire l’incite à des visées coloniales en Afrique et à synthétique mettant en place une typologie une politique de développement de sa flotte qui inquiètent le Royaume-Uni et la des régimes européens a semblé plus France, ainsi qu’à une propagande pangermaniste visant à regrouper les « peuples judicieux. allemands » en une «Grande Allemagne », qui constitue une sérieuse menace pour la paix en Europe. • Des régimes autoritaires fragilisés – L’Empire d’Autriche-Hongrie est divisé en deux royaumes d’Autriche et de Hongrie depuis 1867 mais placé sous la « double couronne » de l’empereur François Joseph. Il s’est modernisé grâce à une constitution garantissant en principe aux citoyens les libertés fondamentales et le suffrage universel (depuis 1907) ainsi qu’un régime parlementaire. En réalité le pouvoir revient entièrement à la double couronne, que l’armée voudrait unique pour recentraliser l’Empire. En Autriche, la vie politique est dominée par l’agitation des minorités nationales (Polonais, Tchèques, Slaves du sud). La Bosnie-Herzégovine, peuplée de Slaves 69 orthodoxes est annexée en 1908. En Hongrie, le système électoral censitaire livre le Parlement aux grands propriétaires fonciers ; la vie politique est dominée par les revendications nationalistes des minorités croate, serbe, roumaine, slovaque. – L’Empire russe, soumis au tsar autocrate Nicolas II, s’est donné à la suite de la révolution de 1905 une constitution d’apparence libérale. Mais la Douma (parlement), élue au suffrage restreint, n’a en fait aucun pouvoir. L’Empire russe reste traumatisé par sa défaite face au Japon, en 1905, qui a mis fin à ses projets d’expansion en Extrême-Orient. – L’Empire ottoman est considéré comme « l’homme malade » du fait de ses problèmes internes. D’abord, la révolte progressiste des « Jeunes Turcs » est en lutte contre le régime autoritaire et théocratique du sultan Abd-ul-Hamid (1842- 1918), qui leur concède une constitution qu’il s’empresse de ne pas appliquer. Ensuite, le pouvoir central opprime les minorités chrétiennes, les Arméniens (massacrés en 1896) et les Crétois (massacrés en 1897). Enfin la défaite des troupes turques dans les Balkans en 1911-1912 contraint l’Empire à abandonner l’essentiel de ses positions en Europe. Ces problèmes intérieurs conduisent l’Empire à se chercher un appui extérieur en s’alliant avec l’Allemagne en 1914.

Les systèmes d’alliances en Europe en 1914 La carte permet d’identifier aisément les « Empires centraux » (Allemagne, Autriche-Hongrie), pris en tenaille par la Triple Entente et menacés d’une guerre sur deux fronts, avec la Russie à l’est, la France et le Royaume-Uni à l’ouest. L’Italie apparaît comme le maillon faible de la Triple Alliance, à cause de ses contentieux territoriaux avec l’Autriche. On a vu plus haut que l’unité italienne s’était largement faite contre l’Autriche. On peut souligner ici qu’il reste des populations italiennes dans l’Empire austro-hongrois. C’est l’Italia irredenta, l’Italie « non rachetée », non délivrée de la domination autrichienne et que revendiquent les nationalistes italiens : le Trentin, l’Istrie avec Trieste et Fiume, la Dalmatie avec Zara (Zadar). On sait que l’Italie est entrée en guerre parce que les Alliés lui ont promis les terres irredente (traité secret de Londres en 1915). On notera enfin la différence entre les États neutres au sens strict du terme, c’est-à- dire dont la neutralité est un statut juridique avec des garanties internationales, et les États qui ne sont engagés dans aucune alliance (et susceptibles de rejoindre un camp en cas de guerre).

1914, LA FIN DES ILLUSIONS (JEAN-JACQUES BECKER) Quand éclate la crise d’août 1914, l’Europe n’avait plus connu de conflit généralisé depuis la fin des guerres napoléoniennes. Pourquoi, après un siècle, toutes les puissances – ou presque – se retrouvent-elles engagées dans une lutte totale ? La brutalité du passage de la paix à la guerre, en un peu plus d’une semaine, à la fin du mois de juillet 1914, a fait croire à la postérité que la période précédente n’avait été qu’une « veillée d’armes ». En réalité, il n’en a rien été : le trait dominant chez les peuples européens fut alors la stupeur. Dans l’Europe du début du XXe siècle, les oppositions sont liées aux concurrences coloniales et aux questions nationales. Au plan colonial d’abord, le déséquilibre est flagrant entre les puissances britannique et française d’une part, et la puissance allemande d’autre part. La question est restée peu aiguë, tant que l’Allemagne a été gouvernée par Bismarck. Mais le vieux chancelier a été contraint à la retraite en 1890 et le jeune empereur Guillaume II, s’affirmant partisan d’une Weltpolitik (politique mondiale), proclame que « l’avenir de l’Allemagne est sur l’eau » et engage la construction d’une grande flotte de guerre. Les rivalités sont devenues plus vives, particulièrement à propos du Maroc en 1905 et en 1911 : l’Allemagne n’entend pas accepter qu’une des dernières terres encore libres passe sous l’influence française sans obtenir au moins quelque compensation. Mais ce sont surtout les questions nationales qui divisent l’Europe. Le principal agent de l’histoire au XIXe siècle a été le facteur national. Toutes les nationalités ont cherché soit à se regrouper, soit à s’émanciper. Mais les définitions de la nationalité sont diverses, des nationalités différentes étaient mélangées sur un même territoire ; des intérêts d’ordre politique, stratégique, culturel, religieux, économique, ont également interféré, de sorte que la solution des problèmes nationaux ne pouvait aller sans de grandes difficultés. Sans doute, plusieurs questions sont circonscrites ou ne sont pas de nature à provoquer des conflits majeurs. C’est, par exemple, le cas des deux territoires enlevés à la France par l’Allemagne en 1871 parce qu’étant de langue allemande : les Français n’ont pas 70 oublié l’Alsace et la Lorraine, mais rares sont ceux qui seraient disposés à une guerre pour reprendre les « provinces perdues ». C’est le cas également des terre irredenti, le Trentin, Trieste et l’Istrie, possessions autrichiennes que revendique l’Italie : la revendication est en veilleuse depuis que celle-ci, par dépit d’avoir été supplantée par la France en Tunisie, s’est alliée à l’Autriche-Hongrie et à l’Allemagne, dans le cadre de la Triple Alliance. Les Balkans, en revanche, offrent un terrain privilégié aux conflits nationaux. Au cours du XIXe siècle, toute une série de nationalités ont conquis leur indépendance sur l’Empire ottoman, maître de ces régions depuis le Moyen Âge : la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie, le Monténégro, de sorte qu’au début du XXe siècle, les Turcs ne possèdent plus que la Macédoine, la Thrace et, du moins en théorie, la Bosnie-Herzégovine. Mais cette dernière province est administrée depuis 1878 par l’Autriche-Hongrie, qui l’annexe en 1908. Tandis que la Thrace est revendiquée par les Bulgares, la Macédoine par les Grecs, les Bulgares et les Serbes. Ces mêmes Serbes n’admettent pas que la Bosnie- Herzégovine, à dominante serbe, soit possession autrichienne : ils soutiennent le mouvement « yougoslave », qui revendique que l’ensemble des Slaves du sud de l’Empire austro-hongrois, Croates, Slovènes, Bosniaques, lui soit soustrait et réuni à la Serbie. À ces revendications nationales s’ajoutent les intérêts des grandes puissances. L’Autriche-Hongrie, qui a renoncé à posséder un empire colonial, considère les Balkans comme son prolongement naturel et entend non seulement ne rien abandonner de ce qu’elle y possède, mais étendre son influence vers le sud en direction de la Méditerranée : la possession de la Bosnie-Herzégovine lui permet de contrôler la route de Salonique. De son côté, la Russie, principale puissance slave et orthodoxe, considère les Slaves des Balkans comme ses protégés naturels, et elle entend, à travers les Balkans, atteindre les Détroits (Bosphore et Dardanelles), qui désenclaveraient l’Empire russe en direction de la Méditerranée.

Les Balkans, terre de tous les dangers Les guerres balkaniques de 1912 et de 1913 mettent en lumière les problèmes de cette région. En 1912, encouragés par certains diplomates russes, Grecs, Bulgares, Serbes et Monténégrins avaient constitué la Ligue balkanique pour chasser les Turcs de la région ; en octobre, les coalisés attaquent, sont vainqueurs et s’emparent des territoires convoités, la Thrace et la Macédoine. Les Bulgares, qui ont été les principaux artisans de la victoire, réclament une part de la Macédoine, où Grecs et Serbes se sont déjà installés : une nouvelle coalition se forme, contre les Bulgares, entre les Grecs, les Serbes et les Roumains, auxquels se joignent les Turcs. Accablés sous le nombre, les Bulgares ne conservent qu’une fraction de la Thrace, avec cependant un accès à la Méditerranée, tandis que Grecs et Serbes se partagent la Macédoine. Ces guerres internes aux Balkans se doublent d’une crise internationale : l’Autriche-Hongrie entend ne pas laisser se développer l’influence des Russes et réfréner les appétits de leur principale protégée, la Serbie ; elle s’oppose catégoriquement à ce que celle-ci atteigne la mer Adriatique et, pour l’en empêcher, un nouvel État est créé : l’Albanie. L’Autriche-Hongrie aurait même souhaité aller plus loin : mater la Serbie, pour atténuer la pression qu’elle fait subir à la frontière méridionale de l’empire, mais elle en est dissuadée par son alliée, l’Allemagne. Ainsi les Balkans, par le mélange des passions nationales (le nationalisme serbe est particulièrement vivace) et des intérêts des puissances (l’Allemagne, en outre, développe son influence en Turquie), se révèlent la région de tous les dangers, une véritable poudrière. Une poudrière dont l’incendie serait d’autant plus dangereux que, à partir de ce conflit localisé, par le jeu des alliances, les puissances européennes pourraient se trouver entraînées bien au- delà d’un simple conflit local. Car, si le reste de l’Europe est en paix, l’exacerbation des sentiments nationaux, sous la forme des nationalismes, n’est pas sans danger.

Antagonismes et nationalismes Il n’y a pas véritablement de nationalisme britannique, même si les Anglais sont souvent convaincus d’être la race « gouvernante » par excellence et ne peuvent tolérer qu’une puissance navale vienne les concurrencer et mettre en cause leur sécurité. La construction par les Allemands d’une grande flotte de guerre avait provoqué, vers 1908, une véritable panique en Angleterre, mais elle était 71 retombée par la suite. La question d’Irlande et les risques de guerre civile dans l’île, liés à l’application du Home Rule, retiennent bien davantage l’attention de l’opinion britannique que les problèmes continentaux. En France, il existe un mouvement nationaliste important. Il a longtemps été représenté par la Ligue des patriotes, dont le programme comprend la « revanche » et la reprise de l’Alsace-Lorraine, mais son influence est devenue très faible ; une autre organisation, nationaliste et monarchiste, l’Action française, est, par contre, très dynamique et en pleine expansion. Son antigermanisme est violent, mais elle s’intéresse en priorité aux problèmes d’ordre intérieur, son combat est surtout dirigé contre la République. Le nationalisme français est d’abord un nationalisme défensif, qui entend lutter contre tout ce qu’il considère comme la « décadence ». Le nationalisme russe se manifeste surtout à l’intérieur de l’empire : il pousse à la russification de cet empire et s’en prend aux minorités nationales, les « allogènes ». Le panslavisme, volonté de développer son influence sur l’ensemble des Slaves, explique l’intérêt que la Russie porte aux Balkans, sans que pour autant il soit très actif, sinon chez certains diplomates. Le nationalisme allemand est le plus redoutable. L’Allemagne est le seul pays d’Europe où le nationalisme est franchement tourné vers l’extérieur et prend un caractère nettement agressif. La notion de « peuple élu » s’est développée, fondée sur les succès militaires, économiques, culturels ; elle se prolonge par l’idée qu’une race supérieure a des droits sur les peuples inférieurs. Le « pangermanisme » aspire à ce que l’Allemagne dispose en Europe de « l’espace vital » qui lui revient, au détriment des Slaves, qui devraient être refoulés plus à l’est. Il veut également acquérir dans le monde des colonies ou des zones d’influence suffisantes. L’influence du pangermanisme n’est pas négligeable dans les milieux d’affaires, politiques et universitaires ; elle se combine avec une inquiétude très largement répandue chez les Allemands, la crainte de « l’encerclement », qui se traduit par des sentiments violemment anti-russes. Cette hantise conduit à majorer l’importance de l’alliance autrichienne : l’Allemagne ne peut permettre que l’Autriche-Hongrie soit affaiblie.

Dans leur masse, les peuples européens sont pacifiques. Quand on les consulte, comme c’est le cas pour le peuple français lors des élections d’avril-mai 1914, ils le manifestent. Un peu partout progresse l’influence de la social-démocratie, adversaire convaincue des nationalismes. Il n’existe aucune raison majeure de conflit, pas de volonté belliqueuse dans les gouvernements, peu influencés – même le gouvernement allemand – par le nationalisme. Mais, depuis dix à quinze ans, la tension a considérablement augmenté. La répartition des principales puissances européennes en deux grandes alliances en est la principale cause. Les États se raidissent sur leurs droits, il n’y a nulle part volonté de désarmer ces tensions et, en particulier, de rassurer l’Allemagne, que sa puissance et son dynamisme pourraient rendre dangereuse. L’Europe est au sommet de sa puissance, mais sa stabilité intérieure est à la merci d’une crise secondaire…

Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des À la veille du déclenchement de la guerre, les deux blocs d’alliances sont de objectifs : puissance égale et ne peuvent donc, en théorie, s’affronter. Cependant, il existe deux foyers possibles de mise à feu d’un conflit généralisé : dans les Balkans, la Bosnie, dominée par l’Autriche mais soutenue par la Serbie que les Russes et les Français soutiendraient ; en Europe du Nord-Ouest, la Belgique, porte d’accès pour l’Allemagne à la Manche et à la France du Nord, mais dont la neutralité ne pourrait être violée sans qu’aussitôt le Royaume-Uni et la France interviennent.

72 HC – La Première guerre mondiale Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) : Comment tant d’hommes ont-ils pu accepter autant de souffrances aussi longtemps ? La Première Guerre mondiale, une guerre interminable. La Première Guerre mondiale : la Grande Guerre. Pourquoi peut-on dire que la Première Guerre mondiale a été « le suicide de l’Europe » ?

Sources et muséographie : L’historial de la Grande Guerre de Péronne propose des expositions en ligne (rubrique « Service éducatif ») : www.historial.org Ce mémorial ne prétend pas être un musée d’histoire militaire. Il veut surtout retracer le vécu du conflit, la construction d’une véritable « culture de guerre » qui marquera profondément les populations pour l’avenir. Exposition en ligne proposée par le mémorial de Caen, « La guerre de 1914-1918 : la couleur des larmes, les peintres devant la Première Guerre mondiale » (rubrique « L’histoire en ligne ») : www.memorialcaen.fr/fr/index.php

Ouvrages généraux : Stéphane Audoin-Rouzeau, Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie critique de la Grande Guerre 1914-1918, Bayard, Paris, 2004. [Un outil indispensable avec plus d’une centaine d’articles critiques et des illustrations.] Audoin-Rouzeau Stéphane et Becker Annette, 14-18, retrouver la guerre, Gallimard, 2000, coll. «Bibliothèque des histoires», 272 p. [Un livre fondateur de l’historiographie culturelle de la guerre.] Audoin-Rouzeau (S.), Becker (A.), 1914-1918, Gallimard, coll. « Découvertes », 1998 Stéphane Audoin-Rouzeau, 14-18. Les combattants des tranchées, Armand Colin, Paris, 1987. Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre, CRDP, Amiens, 1995. Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, « Violence et consentement : la « culture de guerre » du premier conflit mondial », in Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Seuil, Paris, 1997, pp. 251-271. Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Christian Ingrao, Henri Rousso (dir.), La violence de guerre, 1914-1945. Approches comparées des deux conflits mondiaux, Complexe, Bruxelles, 2002. [Un ouvrage nécessaire pour mieux illustrer la continuité entre les deux guerres mondiales.] S. Audouin-Rouzeau, La guerre des enfants 1914-1918. Essai d’histoire culturelle, A. Colin, Paris 1993. Jean-Jacques Becker, L’Europe dans la Grande Guerre, coll. «Sup», Belin, Paris, 1996. J.-J. Becker, Le traité de Versailles, Que sais-je ? PUF, 2002. Jean-Jacques Becker, Stéphane Audoin-Rouzeau (dir.), Les sociétés européennes et la guerre de 14-18, Université de Paris X- Nanterre, Centre d’histoire de la France contemporaine, 1990. Centre de recherche de l’Historial de Péronne, 14-18 la Très Grande Guerre, éd. du Monde, 1994. A. Becker, Les monuments aux morts, Errance, Paris 1998. A. Becker, Oubliés de la Grande Guerre, populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Noêsis, Paris 1998. Georges L. Mosse, De la Grande Guerre aux totalitarismes : la brutalisation des sociétés européennes, Hachette littérature, Paris, 1999. [Un ouvrage fondamental avec une préface de Stéphane Audoin-Rouzeau.] Winter J., 14-18, Le Grand Bouleversement, Presses de la Cité, 1997. J.-J. Becker, J.Winter, G. Krumeich, A. Becker et S. Audouin-Rouzeau, Guerre et cultures, 1914-1918, A. Colin, Paris 1994. J.-M. Winter, La Première Guerre mondiale, Sélection du reader’s digest, 1990. Antoine Prost, Jay Winter, Penser la Grande Guerre, un essai historiographique, Seuil, Paris, 2004. A. Prost, Les anciens combattants 1914-1940, coll. «Archives » Gallimard-Julliard, Paris 1977. John Horne, Alan Kramer, 1914, les atrocités allemandes, Tallandier, Paris, 2005. [L’ouvrage fondamental sur les atrocités allemandes de 1914.] John Horne, State, Society and Mobilisation in Europe during the FWW, Cambridge Press, Cambridge, 2000. [La référence sur la notion de mobilisation sociale et culturelle.] Frédéric Rousseau, La guerre censurée. Une histoire des combattants européens de 14-18, Seuil, Paris, 1999. R. Cazals et F. Rousseau, 14-18, le cri d’une génération, Privat, Cahors 2001. Christophe Prochasson, Anne Rasmussen, Au nom de la patrie : les intellectuels et la Première Guerre mondiale, 1910-1919, La Découverte, Paris, 1996. N. Offenstadt, Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), O. Jacob, Paris 1999. B. Cabanes, La victoire endeuillée, Le Seuil, 2004. F. Cochet, Survivre au front 1914-1918, Les poilus entre contrainte et consentement, 14-18 éditions, 2005. Miquel (P.), La Grande Guerre, Fayard, 1983. Robin Prior et Trevor Wilson, La Première Guerre mondiale. Atlas des guerres, Autrement, Paris, 2001. [Un atlas utile.] Liversey A., Atlas de la Première Guerre mondiale, Autrement, 1994. 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Une histoire de l’Europe au XXe siècle, Complexe, Bruxelles, 2005. [Une synthèse stimulante.] Pedroncini (G.), Les Mutineries de 1917, PUF, 1967. Werth Nicolas, Histoire de l’Union soviétique, de l’Empire russe à l’Union soviétique (1900-1990), PUF, 2001, coll. « Thémis Histoire » (chapitre III), 576 p. Werth N., 1917, La Russie en révolution, Gallimard « Découvertes », 1997. Malia Martin, La Tragédie soviétique, histoire du socialisme en Russie, 1917-1991, Le Seuil, 1999, coll. «Points Histoire». M. Ferro, La révolution russe de 1917, Aubier 1967, réédition 1997

Documentation Photographique et diapos : S. Audouin-Rouzeau, « La Guerre au XXe siècle : 1. L’expérience combattante », La Documentation photographique, n° 8 041, La Documentation française, Paris, 2004. A. Duménil, « La guerre au XXe siècle, 2. L’expérience des civils », La Documentation photographique, n° 8 043, La Documentation française, Paris, 2005.

Revues : 1914-1918: La Grande Guerre / Collectif, in LES COLLECTIONS DE L'HISTOIRE N° 21, Octobre-Décembre 2003 I. POURQUOI LA GUERRE - Le conflit était-il inévitable ? (Jean-Jacques Becker) : Quel enchaînement fatal a conduit à la guerre alors que, jusque-là, on avait su résoudre les conflits par la voie diplomatique ? Ce ne sont pas les haines ou les passions nationalistes qui ont provoqué le premier conflit mondial. Les alliances nouées par les puissances européennes leur ont tendu un véritable piège où elles se sont, l'une après l'autre, précipitées - L'échec des pacifistes (Michel Winock) : Le monstrueux carnage de 1914-1918 défie encore la raison. Comment cela a-t-il été possible ? Une constatation s'impose : le pacifisme, fragile, n'était pas en mesure de résister à l'exaltation de l'idée nationale - Vienne, fossoyeur de l'Europe (Pierre Grosser) : Pour expliquer l'embrasement soudain de l'ensemble d'un continent, on a envisagé toutes les hypothèses. Mais on a sans doute minimisé le bellicisme suicidaire des dirigeants austro-hongrois - La dernière journée de paix (Jean-Pierre Rioux) : En ce vendredi 31 juillet 1914, on vit, on aime, on trime comme un beau jour d'été. Quelques signes, à peine, d'un danger auquel on ne veut pas croire. Brutalement, l'assassinat de Jaurès, qui a tenté de sauver la paix jusqu'à la dernière minute, en appelle à la défense de la patrie : "Jaurès est mort ! Vive la France !" II. COMBATTRE (En 1914-1918, la guerre se révèle d'une brutalité inédite. Le champ de bataille n'a jamais été si meurtrier, ni les batailles aussi longues. À Verdun, les hommes s'affrontent durant 10 mois ! Mais comment ont-ils tenu ?) - L'épreuve du feu (Stéphane Audoin-Rouzeau) : Jamais la guerre n'aura été si violente. Au-delà du nombre de morts, accablant en lui-même, les combats sur le front ont atteint un degré de brutalité inconnu jusqu'alors. Reste à expliquer l'impensable: comment les hommes ont-ils tenu ? - Mise au point: Vers l'émancipation des femmes (Par le travail, la guerre a-t-elle contribué à l'émancipation des femmes ?) - Les enfants de l'union sacrée (Stéphane Audoin-Rouzeau) : En 1914-1918, les enfants aussi ont "fait la guerre". Véritables combattants parvenus au front par hasard, ou héros légendaires inventés de toutes pièces par la propagande officielle, ils témoignent de l'engagement de tout un pays dans ce qui apparaît alors comme une croisade contre la barbarie III. BILAN D'UNE TRAGÉDIE - Aux morts, la patrie reconnaissante (Annette Becker) : Après la guerre, la France se couvre de monuments aux morts, et tout le pays communie dans la célébration de ses disparus, autour d'un jour férié, le 11 novembre, et d'un symbole, le soldat inconnu. La joie de la victoire est vite oubliée. Seuls restent le chagrin et la litanie des noms de ceux qui ne sont pas revenus) - Un héros inconnu à l'Arc de triomphe - Enquête sur les fusillés (Nicolas Offenstadt) : Soldats exécutés pour "lâcheté" ou fuite devant l'ennemi... Les fusillés de la Première Guerre mondiale se comptent par centaines, dans tous les camps, et bien avant les grandes mutineries de 1917. Aujourd'hui, grâce au travail effectué dans les archives, on en sait plus sur les conditions de ces exécutions - Mise au point: Les mutinés de 1917 (Des soldats exténués, désorientés, désespérés se rebellent contre une guerre interminable) - Mise au point: Le plaidoyer de Stanley Kubrick ("Les Sentiers de la gloire": Un film culte, et un pamphlet antimilitariste) - Le XXe siècle commence en 1914 (Serge Berstein) : La Première Guerre mondiale a produit le communisme et le fascisme. Nées de l'ébranlement du conflit, ces deux idéologies totalitaires bouleverseront l'histoire du XXe siècle. La guerre a peut-être porté un coup fatal à l'humanisme démocratique

Les écrivains de la Grande Guerre, TDC, N° 759, du 1er au 15 septembre 1998 J.-J. Becker, L’année 14, TDC, N° 682, du 15 au 31 octobre 1994 Historiens et géographes, Dossier : Enseigner la Première Guerre Mondiale, n° 369, février 2000. « Octobre 1917, la Révolution russe », L’Histoire, n° 206, janvier 1997. « Sur l’année 1917 », Historiens et Géographes, n° 315, juillet-août 1987.

Carte murale : 74 Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

La guerre qui s’ouvre en 1914 est totalement nouvelle, car elle dépasse le cadre BO 1ere L-ES : « La Première Guerre européen par la mobilisation des empires coloniaux et par l’engagement des mondiale et les bouleversements de l’Europe. États-Unis. C’est un conflit qui entraîne les sociétés entières et transforme, On présente brièvement les grandes phases pendant plus de quatre ans, le fonctionnement politique et la vie culturelle de du conflit puis on insiste sur son caractère de différents États. Antoine Prost et Jay Winter ont montré dans leur ouvrage guerre totale et sur ses conséquences. Cette (Penser la Grande Guerre, un essai d’historiographie, Le Seuil, 2004), que si les étude inclut l’événement majeur constitué par causes, les enjeux et les conséquences du conflit sur le plan politique continuent à la révolution russe. » être largement étudiés, c’est la culture de guerre, en particulier la question de la violence, qui paraît être au centre des préoccupations des historiens BO 1ere S : « Les Français dans la Première contemporains. Guerre mondiale Après avoir décrit l’entrée en guerre, on Le sujet ne s’affranchit pas encore totalement d’une historiographie militaire et étudie les manières dont les Français vivent le diplomatique classique dès lors que les grandes opérations militaires doivent être conflit, en insistant sur le fait que la société connues et que les traités de paix et leurs conséquences géopolitiques ont toute dans sa quasi-totalité est touchée par le deuil. leur importance. Néanmoins, en centrant l’étude de la Première Guerre mondiale Une ouverture sur certains prolongements de sur la problématique de la guerre totale, on intègre parfaitement les deux grands la Grande Guerre (apaisement des luttes tournants de l’historiographie de la Grande Guerre. religieuses, organisation du souvenir, - À partir des années 1960, l’histoire sociale met en avant une guerre où les évolution des rôles féminin et masculin, ...) acteurs sont des groupes de masse : les soldats, les femmes, les ouvriers. Cette achève l’étude. » guerre est une guerre totale car elle mobilise l’ensemble des groupes sociaux. Ce courant historiographique revient également sur la mobilisation économique et BO 3 e actuel : « Après avoir situé les sécificités d’une économie de guerre. On insiste sur les « nouvelles formes chronologiquement les grandes phases d’intervention de l’État » – qui dépassent, d’ailleurs, le strict cadre économique et militaires du conflit, on insiste sur le concernent également l’encadrement de la société. Cette étude permet de faire le caractère total de cette guerre (économie, lien avec le pouvoir économique et politique, entre l’expérience de la Première société, culture), sur les souffrances des Guerre mondiale et le fonctionnement des totalitarismes de l’entre-deux-guerres. soldats et les difficultés des populations. Le - Un tournant culturel est amorcé par l’historiographie à partir des années 1980 et bilan de la guerre inclut les révolutions de qui s’épanouit dans les années 1990. Cette configuration historiographique a 1917 en Russie, la vague révolutionnaire qui renforcé l’approche comparatiste et la problématique de guerre totale. Elle suit et son écrasement. cherche à comprendre comment la guerre a pu pénétrer en profondeur les Cartes : l’Europe et le monde en 1914. discours, les pratiques et les représentations des sociétés. Les chercheurs L’Europe dans les années vingt. européens, notamment groupés autour de l’Historial de la Grande Guerre à Documents : extraits du traité de Versailles. Péronne, ont remis au centre de la question l’expérience combattante et la Un roman ou un témoignage sur la guerre de mutation de la violence du champ de bataille. L’évidence d’une élévation du 1914-1918. » seuil de brutalité et l’imprégnation des sociétés occidentales par cette violence meurtrière permettent alors de mieux comprendre les violences totalitaires et BO 3 e futur : « LA PREMIÈRE GUERRE génocidaires de l’entre-deux-guerres et celles de la Seconde Guerre mondiale. MONDIALE : VERS UNE GUERRE On peut reprendre le concept de « brutalisation » de l’historien américain George TOTALE (1914-1918) L. Mosse afin de réfléchir sur les liens « entre la violence de la période et celles La Première Guerre mondiale bouleverse les des totalitarismes » et, plus largement, sur une guerre civile européenne qui États et les sociétés : courrait de 1914 à 1945. Prenant acte de l’éloignement générationnel avec - elle est caractérisée par une violence de l’événement et de la déprise de la guerre dans nos sociétés, ce courant masse ; après la présentation succincte des historiographique cherche à comprendre comment la Grande Guerre a fait sens trois grandes phases de la guerre on étudie pour les contemporains. À travers la notion de « culture de guerre », il cherche à deux exemples de la violence de masse : reconstruire « un corpus de représentations du conflit cristallisé en un véritable . la guerre des tranchées (Verdun), système donnant à la guerre sa signification profonde » (Stéphane Audoin- . le génocide des Arméniens. Rouzeau, Annette Becker). Ayant une approche totale de la guerre, cette - avec la révolution russe, elle engendre une historiographie élargit ses sources : écrits officiels comme privés, de l’avant vague de révolutions en Europe ; l’étude comme de l’arrière, objets du quotidien des combattants comme des civils. Le s’appuie sur la présentation de personnages et choix d’insérer l’étude des révolutions russes de 1917 dans celle de la Première d’événements significatifs, Guerre mondiale semble également dicté par la volonté de faire le lien entre - elle se conclut par des traités qui dessinent guerre totale, révolution et totalitarisme. L’incapacité de la Russie à mener une une nouvelle carte de l’Europe source de véritable guerre totale met à jour les dysfonctionnements sociaux, économiques et tensions. L’étude de la nouvelle carte de politiques d’un pays, tout en diffusant une violence propice aux révolutions et à la l’Europe met en évidence quelques points de guerre civile. Il s’agit, dès lors, de mettre en avant le fonctionnement de la « tensions particulièrement importants. brutalisation » russe. Connaître et utiliser les repères suivants - La Première Guerre mondiale : 1914 -1918, La guerre totale n’est plus seulement l’affaire des militaires mais de l’ensemble la bataille de Verdun : 1916 ; l’armistice : 11 de la société. Cette mobilisation générale de sociétés et d’économies déjà novembre 1918 fortement industrialisées entraîne inévitablement une élévation sans précédent des - La révolution russe : 1917 violences de guerre. Les documents doivent introduire cette problématique - La carte de l’Europe au lendemain des fondamentale de la guerre totale et de relier la Première Guerre mondiale à deux traités 75 questionnements essentiels : celui de l’industrialisation de l’économie et des Décrire et expliquer la guerre des tranchées et sociétés occidentales et celui de la mort de masse durant les deux guerres le génocide des Arméniens comme des mondiales. manifestations de la violence de masse »

Depuis les commémorations de 1998, on assiste à un regain d’intérêt pour la Grande Guerre. C’est en 1998 que sont parues les Paroles de poilus aux Éditions Librio. Elles constituent pour nous des témoignages dont il faut cependant savoir se méfier. A. Becker et S. Audouin-Rouzeau ont écrit dans la préface de leur livre 14-18 retrouver la Guerre à propos de cette entreprise éditoriale : « fruit d’un «appel à témoin » lancé par Radio France et auquel huit mille personnes ont répondu, c’est sans doute l’une des publications les plus médiocres jamais éditées à partir de sources directes écrites en 1914-1918. À ce titre, l’immense succès de sa « réception » est d’autant plus significatif : on ne peut sérieusement nier qu’un tel scandale éditorial a répondu aux attentes des Français sur la Grande Guerre. Outre l’opacité de la sélection des écrits, l’ensemble tend vers une version idéalisée du monde combattant et les commentaires sont particulièrement significatifs d’une lecture tronquée de la guerre ». Le XXe siècle, commencé par l’attentat de Sarajevo en 1914, s’est d’une certaine façon terminé aussi à Sarajevo, quand la guerre a embrasé la Yougoslavie au début des années 1990. Parler de la Grande Guerre, c’est finalement revenir sur l’événement qui, selon les travaux d’Hobsbawm, fut la matrice du XXe siècle. L’historiographie de la Grande Guerre a été revivifiée par de jeunes historiens, comme Annette Becker, Stéphane Audouin-Rouzeau, Rémy Cazals, Frédéric Rousseau ; ce qui n’empêche les «grandes figures » de demeurer (Jean-Jacques Becker, Antoine Prost). Tous se sont attachés à montrer que : – La guerre de 1914-1918, qui a mis aux prises presque toutes les nations européennes, ne peut plus être traitée uniquement dans une optique nationale. – La guerre de 1914-1918 ne peut pas être uniquement traitée sous des angles militaire, diplomatique et économique. Elle a fait naître une culture de guerre européenne dont les hommes ont conservé la mémoire. La principale question que pose la Première Guerre mondiale aux historiens est la suivante : comment des hommes ont-ils pu endurer et assumer la violence nouvelle née de la guerre moderne ? Il faut intégrer ici la notion de brutalisation (ou « l’ensauvagement ») que l’on doit à l’historien américain George L. Mosse. Les massacres coloniaux, puis la Première Guerre mondiale, auraient engendré une brutalisation des moeurs expliquant en partie la violence de masse des décennies suivantes. Le totalitarisme est né de la guerre totale. Le processus de civilisation (cf. Norbert Elias, La civilisation des moeurs, 1939, réédition Calmann-Lévy, 1973) qui avait accompagné le développement des sociétés démocratiques depuis le XVIIIe siècle semble interrompu pour laisser la place à une violence de nature anthropologique. Ce premier conflit militaire de l’âge démocratique a absorbé toutes les ressources matérielles, mobilisé toutes les forces économiques et sociales, remodelé les mentalités des pays du Vieux Monde. Tout en étant au départ une guerre classique entre États, elle se transforma peu à peu en un gigantesque massacre. On expérimenta alors la guerre de masse moderne, capable de transformer des champs de bataille étendus sur des dizaines de kilomètres en gigantesques cimetières. Avec ses tranchées, ses canons et ses armes chimiques, la «guerre totale» inaugurait l’ère des massacres technologiques et révélait l’horreur de la mort anonyme de masse. Esthétisée par les futuristes italiens, célébrée par les fascismes comme berceau d’une communauté nationale régénérée, cette guerre a accouché du premier génocide du XXe siècle, celui des Arméniens, et préfiguré les exterminations massives de la Seconde Guerre mondiale. Le carnage de 1914-1918 est une expérience fondatrice : là se forge un nouvel ethos guerrier où les anciens idéaux d’héroïsme et de chevalerie se combinent avec la technologie moderne, le nihilisme se rationalise, le combat se transforme en destruction méthodique de l’ennemi et la perte d’énormes quantités de vies humaines pouvait être prévue, voire planifiée, comme une donnée stratégique. Cette guerre marque le début d’une brutalisation de la vie politique, qui façonne en profondeur l’imaginaire d’une génération. Les historiens l’ont d’ailleurs définie comme la « génération de 1914 », la « génération du feu» ou encore la « génération du front », celle de l’écrivain pacifiste Erich-Maria Remarque mais aussi celle du caporal Adolf Hitler. Ce traumatisme laisse une empreinte durable sur le paysage mental des sociétés européennes et la guerre fut souvent érigée en métaphore du XXe siècle : la période entre 1914 et 1945 76 inaugure l’âge de la « guerre civile mondiale ». Elle fut le théâtre d’un enchaînement de révolutions et contrerévolutions perpétué et radicalisé par la naissance de l’URSS, puis des régimes fascistes. La guerre mondiale se transforme ainsi en guerre civile mondiale. Le débat se noue entre historiens autour de la question du consentement à la guerre, ou de son refus. S. Audoin-Rouzeau et A. Becker parlent de consentement patriotique, en se fondant surtout sur le témoignage des élites qui encadraient la population. S’appuyant sur les témoignages des poilus, R. Cazals et F. Rousseau préfèrent l’hypothèse d’un réseau de contraintes (obéissance, soumission, résignation, éducation) pesant sur les poilus, dont les carnets révèlent la persistance d’un for intérieur pacifiste. Un jeune historien de Dijon, V. Chambarlhac, résume le débat comme l’opposition entre «une histoire d’en bas et une histoire d’en haut ». R. Cazals et F. Rousseau parlent, quant à eux, de l’opposition entre une « culture de haine exagérée et une culture de paix occultée ». Il faut donc envisager la Grande Guerre dans son aspect fondateur d’une violence totale qui marque tout le XXe siècle. Il importe aussi d’en étudier la mémoire grâce aux monuments aux morts qui sont érigés sur le territoire français. Ces œuvres présentent un double témoignage, sur le déroulement de la guerre et sur les mentalités des survivants.

Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

La guerre qui éclate en août 1914 aurait pu reproduire le schéma classique des Accompagnement 1 ère : « L’étude vise à conflits précédents (guerre de Crimée, de Sécession, balkaniques), c’est d’ailleurs prendre la mesure de cet événement majeur et ce à quoi s’attendaient les opinions publiques comme les états-majors. Pourtant à analyser son caractère de guerre totale, les masses humaines qui s’y trouvent plongées, la multitude des pays qui y phénomène novateur à cette échelle, qui participent et l’étendue des pertes en font la première des guerres mondiales. consiste à mobiliser toutes les forces d’un Triomphe paradoxal de la civilisation industrielle, elle voit les techniques pays pour détruire l’adversaire. Les grandes industrielles systématiquement utilisées au service de la destruction, et pourtant phases du conflit sont donc présentées en elle reste un combat de soldats, mais à l’échelle inédite d’une Europe capable de interaction avec les stratégies d’adaptation mobiliser tous ses hommes par l’extension de la conscription systématique et de des États aux nouvelles conditions de la puiser dans ses colonies. Ces spécificités en font une véritable matrice du jeune guerre. Elle s’attache aussi à montrer, à l’aide XXe siècle. Les bouleversements territoriaux qu’elle entraîne jouent encore un de quelques exemples, que les effets d’un siècle après, tandis que la chute du tsarisme qu’elle provoque permet conflit d’une telle ampleur sont multiples. l’établissement du premier régime communiste, qui va imposer un nouveau tour Ainsi, la guerre est-elle à l’origine de aux relations internationales. Le discrédit du libéralisme démocratique, enfin, nouvelles formes d’intervention de l’État, prépare le terrain aux totalitarismes. d’un bouleversement géopolitique du continent et de la mise en question de I. LE DEROULEMENT DE LA GUERRE nombreux régimes et traditions politiques. La Quelle que soit l’intrigue historique retenue, elle devra, pour être en adéquation mémoire collective de l’entre-deux-guerres, avec la recherche universitaire, faire une large part aux hommes (combattants et quel que soit le pays concerné, est civils, hommes, femmes et enfants). Afin d’adopter une démarche synthétique durablement marquée: deuil collectif, plutôt que cumulative, on conseille de centrer toute la réflexion relative à la commémorations, pacifisme. La brutalisation Grande Guerre autour de la problématique de la guerre totale. des rapports humains invite à poser la Mourir à Sarajevo question des liens entre la violence de la L’attentat n’avait pas provoqué une émotion considérable en Europe. On prêtait à période (ainsi du massacre des Arméniens, l’héritier du trône autrichien des projets, à vrai dire assez flous, d’une premier génocide du siècle) et celles des organisation nouvelle de l’empire pour succéder à la formule du dualisme qui totalitarismes. La Première Guerre mondiale reposait sur la primauté allemande et hongroise ; mais ce n’était pas une est la matrice des révolutions en Russie. personnalité très considérée. Une seule certitude : il était hostile à toute opération L’empire affronte au début des années 1910 militaire contre la Serbie. En Autriche, un parti de la guerre, animé par le ministre une transition instable (industrialisation des Affaires étrangères, le comte Berchtold, et le chef d’état-major de l’armée, rapide, état d’ébullition social récurrent, Conrad von Hetzendorf, entend profiter de l’événement pour mater la Serbie. apparente solidité politique) qui ne permet Deux obstacles à cette action. D’abord l’opinion autrichienne, les milieux pas d’augurer de l’avenir, dans un sens ou d’affaires, le chef du gouvernement de la partie hongroise, le comte Tisza, qui dans un autre. Son entrée en guerre est n’étaient guère favorables. Ensuite l’Allemagne, qui, l’année précédente, à synonyme de désastre militaire, de pertes l’occasion du conflit balkanique, avait refusé de soutenir un projet similaire. humaines et territoriales ; l’économie ne Néanmoins, l’empereur Guillaume II et les chefs militaires estimaient que cela résiste pas au conflit, le ravitaillement du avait été une erreur. Une mission autrichienne, envoyée à Berlin, recueillit front et de l’arrière n’est plus assuré, le pays l’accord des autorités allemandes. Par contre, les divergences à l’intérieur de la s’installe dans l’inflation et la pénurie ; le tsar monarchie austro-hongroise retardèrent des décisions qui ne seront définitivement et le pouvoir centralisé sont discrédités : en prises que le 19 juillet. 1917, la Russie s’autogère. La guerre agit Le 23 juillet au soir, un ultimatum, inacceptable pour la Serbie car il l’eût comme un amplificateur des blocages et des transformée en protectorat autrichien, lui était adressé par l’Autriche-Hongrie. La fragilités antérieures et un formidable 77 Serbie en acceptait malgré tout la plupart des conditions, mais, poussée à accélérateur de l’histoire : moins de trois ans l’intransigeance par l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie lui déclarait la guerre, le 28 séparent la mobilisation de la chute du régime juillet. impérial et huit mois cette dernière de la prise Les gouvernements allemand et autrichien estimaient qu’il était possible que le du pouvoir par les bolcheviks. conflit reste circonscrit : la Russie n’interviendrait pas, et l’Angleterre encore L’étude de la Première Guerre mondiale est bien moins. Hypothèse doublement fausse, aux conséquences incalculables. Tout propice à un travail avec les professeurs de en comprenant la légitimité de la réaction autrichienne à la suite de l’assassinat de français, de langues étrangères ou d’arts l’héritier du trône, la Russie ne pouvait laisser accabler la Serbie, dont la plastiques sur les corpus épistolaire et responsabilité dans l’attentat n’était d’ailleurs pas prouvée : en s’abstenant, elle littéraire ou les représentations de la guerre ». aurait abandonné toute l’Europe balkanique à l’influence germanique. Du côté français, on souhaitait que la Russie reste prudente, mais il n’était pas question de Accompagnement 3 e : « La Première Guerre se dérober aux obligations de l’alliance. Pour montrer le caractère limité du mondiale et ses conséquences. conflit, l’Autriche-Hongrie n’avait pas procédé à une mobilisation générale. C’est On doit renoncer au récit chronologique des la Russie qui accomplit l’acte décisif, en lançant l’ordre de mobilisation générale, phases du conflit et privilégier la mise en sans d’ailleurs en avoir averti la France. évidence de ses grandes caractéristiques : son L’Allemagne, de son côté, ne pouvait pas abandonner une alliée qu’elle avait aspect total et la brutalisation des rapports poussée à agir. Mais son entrée dans le conflit impliquait inévitablement celle de humains qu’il a impliquée. Cela permet de la France. Le plan de guerre allemand (plan Schlieffen, du nom du chef d’état- faire comprendre, par delà les conséquences major de l’armée de 1891 à 1906) prévoyait dans un premier temps de porter plus immédiates de la guerre, étudiées dans l’effort principal à l’ouest, puis, après avoir accablé l’armée française en six son bilan, sa résonance profonde et semaines environ, de se retourner contre la Russie, à la mobilisation réputée traumatique sur le siècle qui commence. La lente. Devant l’immensité des conséquences, Guillaume II hésitait, mais son état- notion de brutalisation (mal traduite du terme major le « bousculait » : le 31 juillet, vers 16 heures, au même moment, France et anglais brutalization que le néologisme « Allemagne lançaient l’ordre de mobilisation générale. Le 2 août, en application ensauvagement » aurait mieux fait du plan qui prévoyait un large mouvement tournant par la Belgique, le comprendre) reflète la place fondatrice de la gouvernement allemand sommait la Belgique de laisser libre passage à ses violence liée à la guerre. Des recherches troupes. Le 3 août, l’Allemagne déclarait la guerre à la France. Quant à récentes ont mis en évidence cette violence l’Angleterre, extrêmement hésitante à s’engager dans un conflit continental, la d’un conflit marqué par le premier génocide violation de la neutralité belge la décidait : le 4 août, elle déclarait à son tour la du siècle, celui des Arméniens, et pendant guerre à l’Allemagne. Seule pour le moment des grandes puissances européennes, lequel, pour la première fois en Europe, l’Italie proclamait sa non-belligérance. s’ouvrent des camps de concentration ; cette pratique, partagée par tous les belligérants Le feu aux poudres pour les ressortissants de pays ennemis, La vitesse avec laquelle le feu avait pris était stupéfiante, d’autant plus que, dans atteint des groupes entiers de population (tels des circonstances comparables, des négociations avaient pu être engagées et les ces Français et surtout ces Françaises de la crises finalement désamorcées. Les états-majors en sont largement responsables région de Lille qui ont été déportés en Prusse et, plus que tout autre, l’état-major allemand. Convaincu du danger que courrait orientale). Si l’extermination des Juifs et des l’Allemagne quand le réarmement russe, entrepris après la défaite russe dans la Tziganes n’est pas directement issue de la guerre de Mandchourie de 1904-1905, serait achevé et que les lignes de chemins Première Guerre mondiale, certains des de fer stratégiques en construction approcheraient des frontières allemandes, il hommes qui ont vécu ce conflit deviennent était partisan d’une guerre préventive contre la Russie : l’occasion lui sembla capables d’appliquer une haine bonne. Les autres états-majors, tenus par la rigidité des plans et par l’ampleur des exterminatrice : à deux reprises, en 1931 et en mobilisations générales, terrorisés à l’idée de prendre du retard sur l’adversaire, 1939, Hitler invoque la déportation des se montrèrent tout aussi belliqueux. Les pouvoirs civils s’inclinèrent devant Arméniens pour justifier sa politique l’autorité militaire ; en France, le chef d’état-major, le général Joffre, arracha antisémite. Il faut donc envisager le conflit littéralement à un gouvernement hésitant l’ordre de mobilisation générale. dans son aspect fondateur d’une violence Une des grandes forces internationales, l’Internationale socialiste, avait fait de la totale (totalitaire ?) qui marque le XXe lutte pour le maintien de la paix un des grands axes de sa politique. Des projets de siècle. » grève générale, en cas de menace de guerre, avaient été évoqués, sinon décidés. Réuni à Bruxelles, le 29 juillet, le Bureau socialiste international appela les « De la production de masse à la mort de peuples à faire pression sur leurs gouvernements pour rechercher une solution masse » d’arbitrage et, effectivement, d’importantes manifestations en faveur de la paix L’usine d’obus à gaz du Creusot, propriété de eurent lieu, en France et en Allemagne en particulier. Mais le mouvement fut pris Schneider, en 1915. de vitesse par les événements. À peu près partout, socialistes et syndicalistes se Elle illustre la massification de la production rallièrent à la défense nationale de leurs pays respectifs. Dans cette crise où ils industrielle lors du conflit et la distinguaient mal les responsabilités des impérialismes, mais où les sentiments transformation d’une économie de paix en nationaux apparaissaient au premier plan, ils moulèrent leur attitude sur celle des une économie de guerre, caractérisée opinions, partout entraînées par une vague de patriotisme. notamment par un fort interventionnisme des Au mois de juillet 1914, l’atmosphère n’était à peu près nulle part à la guerre. États et par une nécessaire croissance de la Mais, dans tous les pays européens, un sentiment l’emporta, celui d’être victime main d’oeuvre industrielle. Le choix de d’une agression. Les Français sont convaincus d’être agressés par l’Allemagne, montrer une usine Schneider du Creusot les Allemands et les Austro-Hongrois sont persuadés d’être menacés par les permet de revenir sur un exemple Russes, et réciproquement, tandis que les Anglais considèrent l’invasion de la caractéristique de l’âge industriel, de la Belgique comme une attaque contre eux-mêmes… Ce sentiment général croissance économique, ainsi que du travail à conduisit chacun des peuples européens, quelquefois avec enthousiasme, la la chaîne, et de comprendre que la violence 78 plupart du temps avec résolution, au moins avec résignation pour la paysannerie de la Première Guerre mondiale n’est russe, à s’associer à la défense nationale. En ces premiers jours du mois d’août possible qu’avec l’industrialisation préalable 1914, partout, les sentiments nationaux triomphent. Le cas le plus frappant est des systèmes économiques de production. La celui du peuple belge qui, agressé par son puissant voisin, au lieu de se soumettre, présence d’ouvriers, pourtant en âge de se soulève, indigné, pour défendre son pays. Au cours du mois d’août 1914, en combattre, permet de rappeler qu’être l’espace de quelques jours, l’Europe se couvre littéralement d’hommes en armes, mobilisé ne signifie pas forcément combattre. comme cela ne s’était jamais vu dans l’histoire. C’était la conséquence de cette Face à la nécessité d’augmenter la production institution nouvelle : la mobilisation générale. À elles deux, la France et d’armement, dès l’automne 1914, de l’Allemagne ont immédiatement mobilisé près de 8 millions d’hommes. Pour nombreux ouvriers ont été rappelés du front l’ensemble de l’Europe, au milieu du mois d’août 1914, 6 millions de pour venir travailler dans les usines. combattants étaient prêts à entrer en ligne ou avaient déjà commencé à se battre. Les gaz La tradition a longtemps voulu que Français et Allemands se soient précipités Dès août 1914, des chercheurs allemands se avec enthousiasme les uns contre les autres dans une guerre depuis longtemps sont mis au travail afin d’utiliser le gaz attendue et préparée. Mais cette représentation mérite d’être nuancée comme s’est asphyxiant. C’est lors de la bataille d’Ypres employé à le faire l’historien allemand Gerd Krumeich. Si Krumeich ne conteste en avril 1915 que, pour la première fois, les pas qu’à Berlin s’est développée une véritable liesse patriotique, il rappelle aussi troupes françaises sont confrontées au chlore. l’importance des manifestations socialistes contre la guerre, à Berlin et dans Les soldats se protègent d’abord avec des beaucoup de villes, le 27 juillet 1914. Ainsi, l’enthousiasme guerrier rapporté masques et des lunettes rudimentaires. Puis dans la presse allemande est une transposition du modèle berlinois alors les Alliés mettent au point des masques qu’ailleurs, il semble avoir été doublé voire contredit par un sentiment de désarroi répondant au défi chimique allemand. et de panique comme en témoigne par exemple la ruée sur les caisses d’épargne, Comme le précise S. Audouin-Rouzeau: «il la constitution de stocks alimentaires, la chasse aux espions... Les sources s’est passé dans la guerre des gaz ce qui s’est recensées concernent également davantage les villes que les campagnes. produit en général en 1914-1918: la défensive L’attitude des Allemands au moment de l’entrée en guerre est alors beaucoup l’a emporté sur l’offensive». Les gaz tuèrent plus complexe qu’on ne l’a dit, même si la poussée belliqueuse est forte. Pour finalement beaucoup moins qu’on ne l’a dit. l’historien Wolfgang Mommsen, l’explication réside dans l’idée qui s’était On estime globalement à 94000 le nombre répandue en Allemagne depuis le début du siècle, mais surtout depuis 1910-1911 des morts par gazage (environ 30000 pour les d’une « guerre inévitable », fondée sur la nécessité de défendre les intérêts armées allemande, britannique et française). allemands, à laquelle il faut ajouter la force des sentiments nationalistes. Si l’on a C’est relativement peu par rapport aux 29000 le sentiment que le début de la crise provoque un très grand enthousiasme, hommes que perd l’armée française par mois particulièrement sensible dans les classes moyennes, la première réaction en 1915. Faute de protection suffisante, les d’insouciance joyeuse ne semble durer que très peu de temps et, comme le note soldats russes sont les principales victimes un autre historien allemand, il est « peu probable que l’ouvrier ou le paysan des gaz (56000 morts). Avec l’utilisation des allemand fussent partis joyeusement à la guerre ». gaz, la Grande Guerre entre dans la modernité (usage des armes chimiques) et LA MONDIALISATION DU CONFLIT franchit aussi une nouvelle étape dans C’est d’abord le jeu des alliances qui a précipité en quelques jours l’Europe dans l’horreur. Elle annonce bien les drames du le conflit. Faillite de la diplomatie européenne, la guerre n’a pu être contenue XXe siècle. dans les limites initialement prévues et s’est muée en conflit généralisé. Pierre Milza explique en ces termes la mondialisation du conflit : « Au moment La barbarie de l’ennemi où se noue la crise de l’été 1914, l’extension des empires coloniaux, des aires Le viol lourdement souligné par l’affiche d’investissement et des zones d’influence contrôlées par les Européens, qui a renvoie à des peurs primitives qui doivent caractérisé la seconde moitié du XIXe siècle et les premières années du XXe évacuer la raison de tout débat sur la guerre. siècle, fait qu’un conflit survenant au “centre” et opposant les principales La « Kultur » allemande est opposée à la puissances du Vieux Continent a toute chance de gagner rapidement la civilisation, comme le militarisme prussien “périphérie” du système international. D’abord parce que les belligérants se est irréductible à la grâce de la fraîche trouvent dès le départ face à face en un certain nombre de points, sur mer et au- Amérique. Cette préfiguration du mythe de delà des mers. Ensuite et surtout parce que, tous les moyens étaient bons pour King Kong va plus loin que l’habituelle vaincre l’adversaire – blocus, subversion, pressions exercées sur les neutres, identification des Allemands aux Huns, contournement à l’échelle planétaire, etc. –, la guerre totale conduit quasi puisqu’ici Guillaume II est réduit par sa inéluctablement à la guerre mondiale. » (Les collections de l’Histoire n° 21, pilosité, sa dentition, son gourdin (image octobre-décembre 2003, p. 74). lourdement psychanalytique à l’heure où La guerre de 1914 fut très tôt appelée « la Grande Guerre », car elle dépassait par triomphe le docteur Freud) et la sauvagerie de son ampleur tout ce que l’histoire avait connu jusque-là. Après le deuxième grand sa libido au stade le plus brut de l’animalité. conflit du siècle, l’habitude fut prise de la dénommer « Première Guerre mondiale ». En réalité, ce fut surtout une guerre européenne, à laquelle une partie du monde La distinction entre civils et militaires n’a se trouva mêlée. On se battit en Afrique, où Anglais, Belges et Français plus la même force dans cette guerre. Le s’emparèrent des colonies allemandes ; en Extrême-Orient, le Japon, entré en discours de Clemenceau, comme ses bons guerre aux côtés de l’Entente, limita sa participation à la conquête des territoires mots (« la guerre est une chose trop sérieuse sous occupation allemande en Chine et dans le Pacifique. En outre, la France fit pour la confier aux militaires ») souligne appel à des soldats recrutés dans ses colonies, tandis qu’aux côtés des cette volonté d’atténuer cette coupure. Les Britanniques combattaient les soldats des Dominions (Canada, Australie, civils sont appelés à des efforts et à une Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud) et que d’importantes troupes indiennes discipline toute militaire, et dans la classe étaient utilisées au Moyen-Orient. Les États européens qui n’avaient pas politique comme aux armées l’obéissance 79 d’emblée été engagés dans la guerre furent vivement sollicités de le faire : le doit être la première des vertus. Cette premier à y entrer fut l’Empire turc, très partiellement européen, aux côtés de équivalence (« politique intérieure, je fais la l’Allemagne, dès le mois de novembre 1914. Il fut suivi par l’Italie qui, bien paix ») entre deux domaines qu’en temps de qu’appartenant à la Triple Alliance, s’engageait aux côtés de l’Entente en mai paix tout cherche à séparer (l’uniforme donne 1915. Ce fut ensuite le tour de la Bulgarie, aux côtés des puissances centrales, en droit à des réductions aux spectacles, mais les octobre 1915, puis de la Roumanie et de la Grèce, aux côtés des Alliés, militaires sont interdits de vote) s’inscrit dans respectivement en août 1916 et en juin 1917. Par ailleurs, l’Allemagne avait une logique centenaire: le concept déclaré la guerre au Portugal, en mars 1916. Quant aux États-Unis, d’abord révolutionnaire de la nation en arme, de farouchement neutres, c’est la décision allemande d’engager la guerre sous- l’armée citoyenne, a conduit les armées à marine à outrance qui provoqua leur entrée en guerre, le 2 avril 1917, suivie par n’être essentiellement constituées que de toute une série d’États d’Amérique latine, dont le Brésil. Le dernier grand État à civils en uniforme. entrer dans le conflit, au moins formellement, fut la Chine, qui se rangea aux côtés de l’Entente, le 1er août 1917, essentiellement pour faire pièce au Japon et LA RELIGION AU SERVICE DE LA l’empêcher de prétendre à l’héritage allemand en Chine. On se battit enfin dans GUERRE les airs, sur mer et surtout sous la mer : la guerre aérienne et la guerre sous- Évêque anglican, Arthur Winnington-Ingram marine furent deux des grandes innovations de la guerre de 1914-1918. est un personnage officiel dans un régime où l’État n’est pas séparé de la religion Pour les Français, la guerre de tranchées est stratégiquement un échec, nationale, l’anglicanisme. Les discours sont puisqu’elle empêche de reprendre le terrain occupé par l’adversaire, et de fait elle prononcés au début de la guerre, au moment semble favoriser les Allemands qui la systématisent en premier, organisant une des plus lourdes pertes. défense en profondeur par la création d’un réseau de lignes successives reliées L’idée principale est la barbarie des entre elles par des boyaux. La tranchée en Champagne est révélatrice de Allemands qui en fait une menace pour l’organisation qui a longtemps prévalu en France : à la différence des Allemands l’humanité. La protection des faibles et des qui très vite les bétonnent pour se prémunir de l’humidité, les Français ne peuvent traités violés par l’agression allemande pas, contre toute évidence, les considérer comme définitives et les tiennent justifie théologiquement la guerre, qui en essentiellement comme des points d’appui pour les assauts qui doivent libérer le devient une guerre sainte. À ces arguments territoire national. s’ajoute en 1915 la barbarie allemande et L’année 1915 est la plus meurtrière après les pertes records des premiers mois, et ottomane, qui menace la civilisation l’usage des gaz impose le port des masques protecteurs, qui limitent fortement le chrétienne. En 1915, l’enjeu s’est élargi : champ visuel. Les caques rondes des tommies, comme leurs armements, sont de l’Europe entière est désormais concernée, il peu d’efficacité face à la puissance de feu de l’artillerie lourde : c’est l’effet de ne s’agit plus seulement pour l’Angleterre de souffle qui est ici meurtrier (les cadavres ne sont ni déchiquetés, ni défigurés). libérer Anvers, revolver braqué sur la tempe L’artillerie n’a cessé de se perfectionner tout au long de la guerre et des de la Grande-Bretagne, mais de triompher révolutions industrielles. L’artillerie lourde comme l’artillerie de campagne – et dans un combat manichéen. La violence des le fameux 75 français – ont causé plus de 70 % des blessures sur le front Ouest. propos est en contradiction absolue avec la Cela s’explique par la puissance de l’artillerie et la vulnérabilité des soldats : les non-violence évangélique, qu’elle puisse se abris sont peu profonds – il y a aussi le risque de l’enfouissement – et le corps retrouver publiquement dans la bouche d’un n’est pas protégé sauf par le casque. Mais même ce dernier ne peut protéger des prélat prestigieux témoigne de la éclats d’obus à pleine vitesse. Les atteintes au corps sont particulièrement contamination des valeurs guerrières dans traumatisantes : démembrements, éventrations, dilacérations, volatilisations. l’ensemble de la société. On voit par là que La mitrailleuse est également une arme extrêmement efficace sur le champ de les discours anticonformistes devaient être bataille : c’est sur elle que viennent se fracasser les vagues d’assaut qui se lancent plus que marginalisés, et donc que l’ensemble à travers le no man’s land. Les balles ont gagné en vitesse de pénétration et de la population, soumise en permanence à ce peuvent provoquer de graves lésions internes. Les gaz ne représentent que 1 % type de propos, se trouvait embrigadée. des pertes sur le front Ouest, mais les attaques chimiques sont particulièrement craintes par les combattants et le port du masque est vécu comme un élément Le génocide arménien supplémentaire de déshumanisation. Si les victimes par armes blanches sont La fin du XIXe siècle avait vu le mouvement difficiles à estimer, l’intensité des combats au corps à corps ne doit pas être Jeune Turc appuyer le redressement de oubliée. Les boyaux sont de bien piètres protections face aux marmitages l’empire sur un nationalisme intégral ennemis (les explosifs arrivent verticalement), aux sapes (explosions souterraines, défavorable aux nombreuses minorités. Les sous la tranchée ennemie) et aux gazages (les toxiques, plus lourds que l’air, se Arméniens avaient alors subi des massacres répandent dans le goulet et le remplissent). Enfin, les chocs traumatiques et les de grande ampleur, mais l’ouverture d’un névroses de guerre sont des conséquences directes de cette violence du champ de front caucasien et la perspective de voir les bataille. Cette violence du champ de bataille tient aussi beaucoup aux tactiques Arméniens de l’empire soutenir les Russes, employées : celle de l’offensive à outrance pour les assauts et celle de la leurs protecteurs traditionnels dans le défensive à outrance de la première ligne. Côté français, il faut attendre Pétain Caucase, entraînent l’extermination pour voir s’imposer une doctrine mesurée de la défensive qui n'hésite pas à perdre systématique de la population arménienne. volontairement du terrain. La tragédie des Arméniens s’inscrit dans un double contexte, celui de la guerre entre II. COMMENT LES SOLDATS ONT-ILS PU SURVIVRE A L’ENFER ? l’Empire ottoman et la Russie, mais aussi Cette guerre industrielle, dans laquelle les hommes sont un matériel comme un celui de la constitution d’un nationalisme turc autre, a été perçue comme une véritable « boucherie » humaine. Comment les exclusif. L’échec de la démocratisation de soldats ont-ils vécu les combats et ont-ils pu « tenir » ? l’empire (1878) a remis en cause le principe LES ARTISTES ET ECRIVAINS-COMBATTANTS traditionnel de respect des non-musulmans, La Grande Guerre, comme aucune autre, a donné naissance à une production protégés par le statut coranique du dhimmi. 80 écrite abondante : journaux de tranchées, journaux de l’époque tels le Rire Rouge, Les premiers massacres à grande échelle ont l’Illustration, etc., lettres, témoignages multiples des poilus ; mais aussi carnets lieu en 1894-1896, puis en 1909. L’accession de bord, poèmes et romans de la part d’écrivains qui voulaient rendre compte au pouvoir du nationalisme jeune turc d’une expérience qui s’est peu à peu transformée en cauchemar. Les écrivains- correspond en effet à une volonté de traiter combattants ont écrit pour rendre compte de l’incompréhensible et pour tenter de radicalement le problème des minorités. Les le comprendre, balayant les clichés de gloire et d’héroïsme dont l’arrière défaites de 1912 aggravent la pression sur les agrémentait la catastrophe. Ainsi certains témoignages ont-ils été publiés à chaud Arméniens, suspects de vouloir à leur tour : Le Feu d’Henri Barbusse (1916), Sous Verdun et Nuits de guerre de Maurice constituer une nation. L’idéologue et activiste Genevoix en 1916 (et Les Eparges et Ceux de Quatorze, 1916 à 1921) ; en 1919, du panturquisme, Enver Pacha, fait porter sur Les Croix de bois de Roland Dorgelès. En Allemagne, en 1920-21, Orages les Arméniens la responsabilité des défaites d’acier, le journal de guerre d’Ernst Jünger, puis, en 1928-29, À l’Ouest, rien de face aux Russes en janvier 1915. De nouveau, d’Erich Maria Remarque, qui fit scandale. En Italie, Emilio Lussu a l’idéologie ultranationaliste à la décision écrit en 1937 un « roman » intitulé Les Hommes contre, précisant, dans sa d’élimination systématique, le pas est alors préface, qu’il n’avait fait que transposer ses souvenirs de guerre. Protagonistes d’autant plus facilement franchi que 20 ans du drame, les écrivains furent donc d’irremplaçables témoins. Et cette tranche de massacres ont préparé le terrain à une d’histoire, séisme historique et culturel, confère à leur témoignage des traits extermination de masse. En avril, l’élite spécifiques : ceux de l’épopée et de la poésie cosmique. Toutefois, excepté arménienne de la capitale est arrêtée puis Jünger, aucun d’eux n’a exalté l’événement : ils ont voulu au contraire en assassinée, et le 24 mai le ministre de dénoncer l’horreur. l’Intérieur donne l’ordre de déporter les Quelques témoignages essentiels populations civiles convaincues d’espionnage B. Cendrars, La main coupée, 1946. et de trahison. Aucun élément solide ne vient J. Giono, Le grand troupeau, 1931. corroborer cette dénonciation des Arméniens L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932. comme ennemis de l’intérieur. Des 2 millions J. Romains, Les hommes de bonne volonté, 1932 à 1947, tome XVI, Verdun. d'Arméniens vivant dans l'Empire Ottoman G. Apollinaire, Calligrammes, 1918. en 1914, entre la moitié et les deux tiers a Henri Barbusse (1873-1935) est un écrivain engagé dans le combat pacifiste, en disparu dans la déportation. particulier depuis la publication de son témoignage sur la guerre, Le Feu, qui Plus d’un million d’Arméniens ont trouvé la reçoit le prix Goncourt en 1916. Après la guerre, il collabore à L’Humanité et mort dans les massacres et déportations s’engage auprès du Parti communiste français. organisées en 1915 par les autorités turques. Roland Dorgelès (1885-1973) publie en 1919 Les Croix de bois qui est un des Depuis la fin du XIXe siècle, la situation de ouvrages les plus émouvants sur la vie des poilus. Il veut témoigner des la minorité chrétienne au sein de l’Empire souffrances qu’il a lui même vécues en tant que soldat. La guerre des tranchées ottoman s’est détériorée (massacres de 1894, n’a rien d’une nouveauté, et les descriptions de Dorgelès ne dépareraient pas une 1896, 1909). Par cette dépêche, le consul de chronique de la guerre de Trente ans (1618-1648). C’est l’extension du front sur Kharpout en Anatolie orientale informe des centaines de kilomètres qui est nouvelle, comme l’irruption dans ce type de l’ambassadeur des États-Unis des violences guerre d’une tranche entière de la population. Ce passage est tiré des dernières extrêmes qui sont alors perpétrées contre les pages du livre, dans lesquelles il dénonce l’apparent oubli dans lequel sont Arméniens. Le 24 avril 1915, le ministère de tombés tous les morts de la guerre : la société d’après-guerre veut oublier les l’intérieur a ordonné d’emprisonner les souffrances endurées et s’étourdit dans les « années folles » : « tous ces vivants dirigeants politiques et communautaires ingrats qui déjà vous oublient ». Pourtant, les « champs de croix » qui ont fleuri arméniens suspects de sentiments sur les champs de bataille, marquent les paysages et, contrairement à ce que nationalistes. Nombre d’entre eux sont pense l’auteur, dans les mentalités des Européens d’après-guerre, l’oubli n’est exécutés sans procès. À Kharpout, les qu’apparent. notables sont arrêtés début mai, torturés et Genevoix, jeune Normalien et futur chantre de la quiétude solognote, témoigne fusillés. Une loi provisoire du 30 mai autorise avec bien d’autres de la présence dans les conditions les plus communes des par la suite les responsables militaires à classes les plus privilégiées, ici les intellectuels diplômés. déporter les populations suspectées de vouloir Ernst Jünger (1895-1998), officier allemand, est blessé sept fois durant la guerre porter atteinte à l’effort de guerre ottoman. et s’engage ensuite dans les corps francs. « Néo-nationaliste », il voit dans la Le consul américain identifie aussitôt ces guerre un moyen de régénérer le peuple allemand. Il influence fortement mesures au souhait de « détruire la race l’émergence du nazisme même si lui-même n’y adhérera jamais. Il mènera une arménienne ». La déportation est l’outil de prolifique carrière d’écrivain et insistera sur les valeurs humanistes et spirituelles. cette volonté d’éliminer les Arméniens : les Dans sa préface de la première édition d’Orages d’acier (1920), il glorifie la femmes, vieillards et enfants doivent guerre et la fascination qu’il a éprouvée, pour l’action et la mort. Il traduit le rejoindre la Mésopotamie mais les conditions sentiment de beaucoup de combattants allemands, qui veulent valoriser la défaite sont telles que les plus faibles sont et se dire qu’ils ne sont pas morts pour rien. Cette exaltation de la mort et de la condamnés à une mort certaine. Dans le gloire des combats se retrouve chez les partisans d’Hitler dans les années 1920 et même temps, des massacres sont 1930. Selon A. Gide, Orages d’acier constituait le plus beau livre sur la guerre. régulièrement organisés. C’est sur la base de Empreint d’une conception nietzschéenne de la vie, Orages d’acier paru en 1920. ces informations établissant la volonté Lors d’une réédition du livre en 1960, E. Jünger écrivait : « l’ébauche de ce texte génocidaire des autorité turques que remonte à l’automne 1914 et au journal de guerre tenu par un volontaire de dix- l’ambassadeur des États-Unis alerte ensuite neuf ans. (…) À présent la Grande Guerre est entrée dans l’histoire ; elle a son gouvernement, dénonçant des actes entraîné d’autres suites que ne l’espéraient ses combattants. Les souffrances sont reposant sur la planification, l’objectif tombées dans l’oubli; les blessures se sont refermées. Les survivants de la d’éradication totale de la communauté Somme et des Flandres, de Langemark et de Douaumont sont désormais des arménienne et sa mise en oeuvre vétérans ; ils sont séparés de ces lieux de sacrifices, non pas seulement par les systématique. Dans ce texte, le consul fait 81 années, mais aussi par l’afflux d’images nouvelles. (…) Si je saisis cette occasion état d’une « entreprise probablement sans de dédier les Orages d’acier aux combattants français de la Première Guerre précédent dans l’histoire » et souligne mondiale, qu’ils veuillent bien y voir plus qu’un geste, l’accomplissement d’un l’horreur de la méthode utilisée par les Turcs. voeu profond. J’y joins mon espoir d’une amitié étroite et toujours croissante entre nos deux patries (…) ». E. Jünger décrit ici une humanité nouvelle, née de En France, le monument national est situé la guerre. La Grande Guerre a conduit à une « banalisation » de la violence dans la capitale, sous l’arche de l’Arc de verbale (le langage guerrier) et physique (l’acte de tuer). La brutalité guerrière a Triomphe : c’est le « tombeau du soldat été, en quelque sorte, transférée à l’intérieur des sociétés européennes en crise. inconnu », dont le corps est choisi parmi les Le texte de Blaise Cendrars (1887-1961), engagé volontaire dans la légion innombrables cadavres anonymes des soldats étrangère durant le conflit est rédigé à Nice en Février 1918, alors qu’il est en français tombés à Verdun. Le « Soldat convalescence à l’hôpital. Il nous éclaire sur ce type de combat et sa dimension inconnu » britannique quitte Boulogne le 11 traumatique qui est à l’origine d’une forte « pulsion de silence » (S. Audouin- novembre 1920 à destination de Londres à Rouzeau) chez les combattants du XXe siècle. Ce document est donc tout à fait bord du contre-torpilleur Verdun. Le roi précieux et se fait l’écho du contraste presque absurde entre la mort industrielle George dévoile ici à Whitehall un cénotaphe infligée par l’armement moderne et la dimension animale du corps à corps au monumental devant lequel on aperçoit le couteau, destiné ici au nettoyage des tranchées ennemies après l’assaut. La cercueil du « Tommy » inconnu qui est prédominance des armes à feu se traduit par une mort anonyme infligée à longue ensuite transporté à l’abbaye de Westminster distance. Dans le combat de tranchées, le soldat doit braver « la torpille, le canon, où il repose dans un caveau du transept nord. les mines, le feu, les gaz », la mitrailleuse, armes typiques de la guerre Les Anglo-saxons ont préféré associer le industrielle. L’auteur insiste ici sur le caractère déshumanisé de ce type de souvenir de la guerre à l’édification d’un combat en évoquant la « machinerie anonyme, démoniaque, systématique, équipement public – hôpital, bibliothèque, aveugle ». Persiste néanmoins la mort infligée de près, au corps à corps, en salle de réunion – portant une plaque rendant particulier à l’arme blanche. Les dernières phrases, terribles, montrent le hommage aux victimes militaires et civiles, consentement au meurtre du poète. Blaise Cendrars perd un bras dans les alors que les monuments à la gloire des combats. Le texte rétrospectif et poétique rend compte de façon paradoxalement soldats tués, avec la liste de leurs noms, sont réaliste de la sauvagerie des combats. La guerre de tranchées n’offre plus pratiquement réservés aux seuls cimetières tellement la possibilité d’actes héroïques individuels. Ce texte, extrait de La Main militaires, dont beaucoup sont en France. coupée, est publié seulement en 1946. Blaise Cendrars a attendu 20 ans avant de En Allemagne, le monument aux morts de témoigner en relatant son expérience de la guerre. Ce livre est conçu comme un Hambourg fait figure d’exception en se enchaînement de portraits et de souvenirs. L’auteur rend hommage à tous les situant sur la place de l’hôtel de ville. Par sa hommes qui ont traversé cette guerre avec lui, transformant la chose la plus position de vaincue, l’Allemagne n’entretient atroce, la guerre, en une aventure humaine et une leçon d’amitié. Blaise pas le même rapport que la France au Cendrars a été l’assistant d’Abel Gance pour la réalisation du film J’accuse, ainsi souvenir de la guerre. La commémoration qu’un des figurants. Réalisateur français né en 1889, Abel Gance réalise son prend d’autres formes, d’autant plus que le premier film en 1911. Très marqué par la guerre, il réalise J’accuse sur un ton nouveau régime doit impérativement, pour nettement pacifiste, reprenant le titre du célèbre article de Zola. Il y dénonce la s’enraciner, couper avec les conditions folie meurtrière. tragiques de sa naissance. Les uns sont D’autres qui ne furent pas des combattants au sens strict du terme, appartiennent d’inspiration pacifiste et évoquent la douleur également à cette génération du feu. Ce fut le cas de Georges Duhamel (1884- des 1966). Médecin depuis 1909, il demande en 1914 à être versé dans le service victimes civiles ; les autres, d’inspiration armé en tant que chirurgien. Affecté successivement en Artois, en Champagne, nationaliste, glorifient les guerriers. Aux sur la Somme, puis dans le secteur de Verdun, il commence dés 1915 à accumuler monuments publics, rares, sont préférés des les récits qui constitueront La vie des martyrs, publiée le 25 mars 1917, puis rappels plus discrets. La tradition persistante d’autres récits, Civilisation, en 1918 ou Les sept dernières plaies en 1928. Le des liens entre les Églises et l’État explique la premier de ces livres est un témoignage certes marqué du sceau de la littérature, fréquence des plaques commémoratives dans mais construit à partir d’évènements vécus ; il est donc parfaitement recevable les temples et les églises (monument aux pour l’historien, même si certains l’ont récusé (Norton Cru, Témoins, 1929). Il est morts de la cathédrale d’Ulm…). Celui de en particulier très utile en ce qui concerne l’aspect médical de la guerre, à propos Magdebourg, situé dans la cathédrale, évoque duquel les récits sont rares (cf. Sophie Delaporte, Gueules cassés : les blessés de les thèmes de la douleur et de l’aspiration à la la face pendant la Grande Guerre, Noésis, 2001). Outre la description des paix – ce qui lui valut d’avoir été menacé de traumatismes liées aux combats et aux mutilations, Georges Duhamel se fait le destruction par les nazis. Même si la témoin de la mort de masse qui est la première caractéristique de la Grande composition de la sculpture y est hiératique, Guerre. Aussi son oeuvre est-elle hantée par les cimetières de guerre, si différents il veut exprimer la communauté de la douleur des cimetières traditionnels. Tombes d’hommes exclusivement, alignement de autour de la mort et de la croix chrétienne : la croix artisanales, paysage de boue à peine entrecoupé des vestiges d’une jeunesse, encadrée par les soldats, la croix végétation dévastée conduisent Duhamel à s’interroger sur le sens du conflit. Il y des cinq années de guerre, l’évocation sur le trouve probablement les sources de son pacifisme ultérieur ; mais pour l’instant, socle du désespoir des mères, de la mort des il insiste sur la nécessité du devoir à accomplir pour la défense du sol : « Il y a fils et du traumatisme des pères. donc quelque chose de plus nécessaire que la vie… puisque nous sommes ici ». Réédition de La Vie des Martyrs et autres récits du temps de guerre chez Dessin humoristique et polémique d’un Omnibus en 2005 avec une préface de Jean-Jacques Becker. artiste allemand, en 1920, George Grosz : « Mobilisé dès 1914, Gabriel Chevalier (1895-1969), fut blessé en 1915 mais les blessés de guerre finissent par devenir une retourna au front jusqu’à la fin du conflit. Dessinateur et écrivain, auteur de calamité » nombreux romans dont le fameux Clochemerle, il témoigne, dans cet ouvrage Le dessinateur met l’accent sur deux aspects publié en 1930, de la terreur qu’ont suscitée les bombardements. de l’Allemagne d’après guerre : le contraste 82 Mais la durée de la guerre, l’accoutumance à une situation exceptionnelle qui entre le profiteur nanti et engraissé par le s’installe, conduisent aussi à un relâchement des efforts et à une remontée de profit, ne manquant de rien et le pauvre l’individualisme, qu’enregistre la littérature: alors que son ami Cocteau prête sa invalide meurtri dans ses chairs. Ce misérable plume avant-gardiste à des dessins nationalistes, Raymond Radiguet fait scandale ancien combattant espère récupérer quelques en racontant l’adultère d’une épouse lassée par l’absence de son mari. miettes du bon repas du riche ; Georges Le texte de Giono est particulièrement révélateur de la façon dont la Grande Grosg fait ici allusion aux indemnités Guerre fut acceptée en 1914-1918, puis refusée après-coup. En 1930, Jean Giono réclamées et non reçues par le blessé de rejette son engagement passé. L’écrivain refuse la guerre, vingt ans après. guerre. L’auteur cherche à se disculper de son acceptation et de sa participation à guerre. Au fond, il nie presque son action guerrière. Il ne se trouve qu’une excuse, sa En quoi la guerre a-t-elle inauguré un cycle jeunesse et la propagande de ses aînés. de violences politiques en Europe ? Le roman autobiographique Envisager l’impact direct de la guerre sur les Erich-Maria Remarque (1898-1970) a analysé de façon réaliste et critique son régimes politiques du début des années 1920 engagement dans la guerre dans À l’Ouest, rien de nouveau, paru en 1928. La permet de bien saisir le rôle de la Première parution une dizaine d’années après est intéressante à souligner, car l’auteur a Guerre mondiale comme entrée dans le XXe intériorisé et analysé avec recul son expérience. Il en a tiré des convictions siècle. Il s’agit donc de montrer que la guerre profondément pacifistes et sera ainsi considéré par les Nazis comme un mauvais et la révolution russe provoquent une vague Allemand. Dans cet extrait, l’écrivain va beaucoup plus loin que ce concept de « révolutionnaire sans précédent en Europe. brutalisation » : il exprime le gâchis, l’inhumanité, la bestialité voulue par les L’Allemagne et l’Italie sont le théâtre hommes et incontrôlée par ceux-là mêmes qui l’ont provoquée. Remarque écrit ce d’affrontements particulièrement violents qui que la censure lui a interdit d’écrire pendant la guerre. Sa description est d’autant mettent aux prises partisans d’une révolution plus bouleversante qu’elle démontre, par contraste entre la dégradation physique socialiste inspirée par la Russie et partisans extrême et l’intense attachement à la vie, que le soldat ne s’est jamais résigné à la de la contre-révolution. C’est l’occasion de mort. voir émerger en Italie le parti fasciste et en Le poème de guerre Allemagne des corps francs (groupes En Grande-Bretagne, la mémoire de la guerre s’est cristallisée autour des oeuvres paramilitaires nationalistes) dont certains se despoètes soldats (war poets). Le poème atteste de l’horreur de la guerre de retrouveront aux côtés des nazis. L’objectif tranchée. Siegfried Sassoon (1886-1967) fut parmi les premiers à s’engager en est de comprendre que la Première Guerre août 1914. Reconnu pour sa bravoure, il fut blessé en 1917. C’est au cours d’un mondiale est à l’origine de tensions séjour au Craiglockhart Hospital en Ecosse qu’il rencontre W. Owen. Il adressa politiques, de violences au Parlement britannique un Manifeste contre la guerre qui fut publié dans le de guerre en temps de paix qui préfigurent les Times. Il dut cependant repartir au combat. Wilfred Owen (1893-1918) fut, avec affrontements des années 1930 voire la son ami Siegfried Sassoon, l’un des principaux poètes de la Première Guerre Seconde Guerre mondiale (fascisme contre mondiale. Mobilisé en 1915 dans les Artist’s Rifles, il fut tué le 4 novembre communisme). Il s’agit d’illustrer ici la thèse 1918. La nouvelle de sa mort parvint à sa famille le jour même de l’armistice, le centrale de l’ouvrage très important de 11 novembre 1918. La plupart de ses poèmes ont été publiés après sa mort. l’historien américain G. Mosse, De la Grande Certains d’entre eux ont été mises en musique, notamment par Benjamin Britten. Guerre au totalitarisme, paru chez Hachette Le journal de guerre en 1999. Marcel Poisot est médecin au front et raconte en 1 400 pages manuscrites « sa » guerre, du premier au dernier jour. La sortie de guerre en Allemagne Louis Barthas, Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, G. Mosse, dans son ouvrage De la Grande Préface de R. Cazals, La Découverte, (1997) 2003. Guerre au totalitarisme. La brutalisation des Marc Bloch, Écrits de guerre 1914-1918, Armand Colin, Paris, 1997. sociétés européennes, inaugure le concept de Les carnets de l’aspirant Laby, 28 juillet 1914-14 juillet 1919, médecin dans les brutalisation. L’intérêt majeur de ce concept tranchées, Bayard, Paris, 2001. est de tenter de répondre à cette question qui Paul Tuffrau, 1914-1918. Quatre années sur le front, Carnets d’un combattant, obsède l’histoire contemporaine : pourquoi la Imago, Paris, 2003. Shoah ? Mosse trace donc un trait entre la Les lettres de poilus Grande Guerre et l’avènement du nazisme en Ces lettres interceptées ont le mérite de traduire la réalité de la vie des soldats et Allemagne. Son idée majeure est que la leurs sentiments, souvent bien moins patriotiques qu’on a voulu le montrer, guerre a confronté les sociétés à la mort de proches du découragement et de la révolte. masse et que l’effet principal en a été La peinture l’acceptation et non le refus. Il décrit un Le tableau Canons en action de Gino Severini (1915). Noter que bon nombre de processus qui mène à une indifférence peintres futuristes sont fascinés par la guerre et sa puissance : ils seront par la croissante à l’égard de la mort. Les sociétés, suite séduits par le fascisme. Mais Severini reste à Paris et participe au selon lui, sont marquées par une contagion, mouvement cubiste après la guerre. Ce tableau est construit de façon très en temps de paix, par des habitudes et des dynamique : rayonnement des courbes ; vocabulaire exprimant l’action (« pratiques consacrées sur les champs de vibrations, frémissements, éventrements, chargent », etc.). Le coeur est constitué bataille. Il y aurait donc eu exportation de la du groupe « canon/soldats », ce que Severini appelle les « soldats-machines ». violence de guerre dans le domaine civil. Jaillissent pêle-mêle les sentiments du peintre à la fois fasciné et dégoûté par : En Allemagne, à l’automne 1918, la situation • l’esthétique de la guerre (« bruit + lumière »...) militaire est difficile et l’on assiste alors à • la puissance de la guerre (« éventrement, éclairs, la terre monte »...) une sorte de piège politique confectionné par • la « normalité » de la guerre qui fait partie des sensations de la vie l’état-major. Ce dernier, le 29 septembre, (frémissement de l’herbe…) ; informe le Kaiser de la nécessité de demander • l’horreur de la guerre (« puanteur, anéantissement »…) l’armistice sur la base des « 14 points » du 83 D’où une certaine ambivalence des sentiments. L’homme subit-il l’action ou y président Wilson ; en même temps, il lui participe-t-il ? C’est toute l’ambiguïté de ce tableau futuriste. demande la formation d’un gouvernement La photographie parlementaire où les civils domineront. On Ce document rappelle que les combats vont laisser des traces irrémédiables peut parler de piège dans la mesure où ces chez les anciens combattants et dans la société : les « gueules cassées » sont des derniers porteront le poids des négociations. témoins des horreurs de la guerre. Sur le site www.gueules-cassees.asso.fr Guillaume II fait donc appel au prince Max de l’Union des blessés de la face et de la tête (fondée en 1921), on trouve tout de Bade qui entreprend des réformes l’historique et le traumatisme persistant de ces blessures mutilantes. Refusant accélérées amenant à l’adoption du régime l’isolement, l’Union des blessés de la face et de la tête lance en 1927 une tombola parlementaire et le gouvernement voit entrer à l’origine de la Loterie nationale.Le film La Chambre des Officiers, de François en son sein des socialistes. L’opinion et le Dupeyron (2001), le rappelle également. Ces anciens combattants pèseront de Reichstag apprennent tardivement la gravité tout leur poids dans la vie politique française durant les décennies qui suivent la de la situation militaire ; c’est la stupéfaction guerre. car la guerre ne se déroule pas en Allemagne et que cette dernière est victorieuse à l’Est. L’IMAGE, UN SUPPORT ESSENTIEL DE LA MOBILISATION ? Mais l’effondrement de l’Autriche-Hongrie L’effort de guerre est soutenu par la propagande, dont l’image est le principal menace les flancs sud du pays. Des vecteur. Tous les domaines, tous les publics sont visés : c’est bien le début de la mouvements en faveur de l’abdication de guerre totale. L’image (affiches de propagande, affiches de publicité, cartes Guillaume II se multiplient, l’agitation postales) a comme avantage d’être facilement accessible à des publics pas révolutionnaire se développe (mutinerie de toujours à l’aise avec l’écrit, et de transmettre des messages souvent plus subtils Kiel le 3 novembre ; à Munich le socialiste (subliminaux). Tout ceci va contribuer à forger une « culture de guerre » qui Kurt Eisner proclame la République socialiste familiarise la population avec la guerre et banalise la violence. de Bavière ; Dresde et Leipzig se soulèvent). Ces affiches de propagande encouragent l’effort de guerre. Elles ont été Toutes les dynasties tombent les unes après commandées par le Royaume-Uni et l’État français qui veulent mobiliser les les autres. Enfin, le 9 novembre c’est au tour hommes et des capitaux. Il faut rappeler que le Royaume-Uni n’a pas le service de Berlin de se soulever. L’armée fraternise militaire obligatoire : le recrutement est sur une base volontaire, contrairement à avec les ouvriers soulevés, Max de Bade la France. Les deux affiches sont datées de 1915, quand les États prennent s’efface et cède la place aux socialistes mais conscience que la guerre va sans doute durer. Elles ont comme but d’organiser ces derniers sont divisés comme l’atteste la l’effort de guerre. Les capitaux à drainer sont l’épargne populaire. Les affiches de concurrence pour la proclamation de la publicité : Le poilu, héros positif, devient un support de vente ; pour le république. Guillaume II s’enfuit aux Pays- consommateur, acheter ce produit s’associe à un devoir patriotique. Bas (et ne sera jamais jugé alors que c’était la Le document est daté de l’Armistice de 1918 : on voit le soldat se « faire cirer les conséquence évidente du traité de Versailles). pompes » par le Kaiser Guillaume II. Du célèbre « On les aura ! », on est passé à Cette révolution est facile à détourner sur « On les a ». cette confusion ; la légende du « coup de Les cartes postales : la première, carte à colorier, est destinée aux enfants qui poignard » de Ludendorff peut se développer vivent aussi à l’heure de la guerre : propagande à l’école, père au front, jouets, offrant l’image d’une Allemagne abattue par objets divers, images (cf. aussi les BD comme Bécassine). La seconde montre la des politiciens socialistes défaitistes depuis participation de la foi religieuse au combat que l’on estime juste et béni par Dieu 1917. Il est aussi imputé à la république de dans tous les camps. L’Église participe à l’effort de guerre. s’être soumise au « diktat » de Versailles, Toutes ces images montrent des postures héroïques et déterminées : les deux puisque l’Assemblée constituante élue en britanniques civil et militaire main dans la main ; les enfants du camp allié janvier 1919 l’a approuvé en juin. également solidaires – faire reconnaître tous les Alliés avec leurs drapeau ; La société allemande s’installe alors dans un souligner la France représentée par une petite Alsacienne, but de guerre ; les climat de violence qui doit être considéré poilus et le coq gaulois ; la soeur qui fait son devoir en tant qu’infirmière, mais comme un legs de la guerre. Cette dernière se qui prie également pour que Dieu protège « les défenseurs de la Civilisation ». prolonge dans les marches de l’Est aux L’ennemi allemand est également représenté sur trois documents : en horde confins de la Pologne avec des éléments que barbare à l’arrière plan, le soldat allemand (casque à pointe prussien) terrorisé par la république maîtrise tant bien que mal. En le coq gaulois, le Kaiser humilié. effet, la démobilisation de l’armée laisse des Tous ces supports sont là pour mobiliser, galvaniser toutes les énergies des officiers et des sous-officiers qui créent des populations civiles afin de soutenir l’effort de guerre. Ils font appel au corps francs pour défendre les frontières patriotisme. La haine de l’adversaire soude les populations. On perçoit également orientales avec la Pologne et les États baltes. un sens idéologique donné à la guerre : c’est le combat de l’idéal républicain « La république doit aussi faire face à des liberté, égalité, fraternité » (franc) face à l’autoritarisme « prussien » et le combat tentatives d’insurrection ; d’abord la révolte juste de « la Fille aînée de l’Église » face aux Barbares. spartakiste entre le 6 et le 13 janvier 1919, Ces documents de propagande sont là pour soutenir l’effort de guerre des menée par l’aile gauche de la social- populations et les inciter à participer directement ou indirectement aux combats. démocratie allemande, qui voit d’un bon oeil Ils sont également importants pour soutenir le moral et le sentiment patriotique, la révolution russe et souhaite la rejouer en donner un sens aux sacrifices consentis. Toutes ces images sont conservées au Allemagne pour instaurer une dictature du Mémorial de la Grande Guerre de Péronne, dans la Somme. prolétariat. Les corps francs, qui ont aidé la république à se maintenir, sont en fait Peindre la guerre profondément anti-républicains. La Les peintres qui essayèrent de représenter les combats, les batailles, la guerre « république finit par s’en rendre compte et concrète » furent peu nombreux. La Grande Guerre, en effet, avec son cortège tente de les dissoudre au début de 1920 mais d’horreurs, son inhumanité, son abstraction signe l’effacement de la peinture trop tard, comme en témoigne la tentative de d’histoire, telle qu’elle pouvait encore s’exprimer en 1914 dans l’imagerie. Les putsch menée en mars 1920 par von Kapp qui 84 peintres se sont donc plutôt orientés vers une expression allégorique ou oblige le gouvernement à fuir mais qui symbolique de la guerre. échoue grâce à la grève générale. Kapp doit J. Nash et l’absurdité d’un combat qui mène inéluctablement à la mort. s’enfuir non sans avoir lancé ses sbires sur les Peu d’oeuvres représentent la tranchée au moment où il ne s’y passe rien, alors quartiers juifs de Berlin. Les années suivantes qu’elle fait l’objet de nombreux reportages photographiques, notamment de sont très agitées, marquées par des putschs soldats qui veulent témoigner de leur ordinaire. Le tableau de J. Nash ne fait pas militaires (deux en 1923 dont celui d’Hitler exception à cette règle. Archétype de la peinture de bataille, ce tableau dépeint un en Bavière). La violence politique est assaut auquel le peintre a participé, près de Cambrai. L’attaque décime le First endémique ; ainsi en 1919 et 1922 on compte Artist Rifles ; John Nash fait partie des douze soldats, sur un effectif de quatre- 376 assassinats politiques, notamment contre vingts, épargnés par les obus. De mémoire, il représente la scène. Cette dernière des personnalités républicaines et modérées. révèle, à travers sa neutralité méthodique, l’absurdité de l’offensive à découvert On le voit, la sortie de la guerre en et la certitude du soldat de ne pas en ressortir vivant. L’adversaire est invisible ; Allemagne s’accompagne d’attitudes on ne voit pas la tranchée ennemie vers laquelle se dirigent les soldats, comme agressives, de guerres civiles larvées, de la s’ils n’allaient que vers la mort. À l’horizon, la fumée des tirs d’artillerie se noie négation de l’adversaire politique et social. dans l’horizon brumeux. On notera l’apparente résignation des hommes au On prolonge ainsi en temps de paix la second plan, qui avancent sous le feu, épaules et tête courbées. L’un est à genou, déshumanisation de l’ennemi qui avait cours se rendant à la mort, alors qu’au premier plan des cadavres gisent dans la dans les années de guerre. tranchée. Vallotton cherche à représenter non une bataille en elle-même, mais la vérité La sortie de guerre en Italie d’une bataille. Il utilise pour la première fois dans son oeuvre les techniques du En Italie, la guerre a désorganisé l’économie cubisme, ne renonçant pas néanmoins à la perspective et à la représentation du notamment dans les campagnes où les levées paysage. On ne peut être que frappé de l’absence des hommes sur ce tableau. Des ont été nombreuses. Si l’industrie a triangles et des cônes s’entrecroisant symbolisent les forces antagonistes, sans progressé, l’arrêt des commandes de l’État que l’on puisse savoir où sont les armées plongées dans le combat. Les couleurs pose un problème de reconversion sur fond dominantes, le noir, le bleu et le rouge, confèrent à ces formes, dont on ne peut d’inflation liée au gonflement de la masse déterminer si elles surgissent de la terre ou s’y enfoncent, un caractère inquiétant monétaire. De cette crise économique et menaçant. On peut imaginer qu’il s’agit des tirs croisés de l’artillerie. Ces découle une crise sociale marquée par de lignes mettent en valeur les nuages blancs et noirs du premier plan représentant fortes tensions au sein des campagnes où les peut-être les effets des explosions ou des gaz. Au second plan, le paysage nous paysans fortement mobilisés ne voient pas la apparaît désolé, hérissé de tronc d’arbres déchiquetés ; là aussi le contraste est concrétisation de promesses faites au cours saisissant entre une partie de ce qui devait être une forêt, embrasée, et une autre du conflit, notamment sur le partage des plongée dans l’obscurité. Au fond, un paysage vallonné, nu, informe, terne, terres. En ville, si les ouvriers ont plutôt complète le décor. Sur l’une des pentes se dessine un cratère d’où surgit ou bien bénéficié du conflit, le retournement de la où plonge un grand cône noir. C’est une vision de l’enfer que le peintre peint ici. conjoncture est douloureux : blocage des Peut-être le ciel bleu clair à l’horizon annonce-t-il l’aube et l’espoir. Ainsi ce salaires, hausse des prix, rationnement. Les tableau, à mi-chemin entre l’abstraction et le réalisme, représente-t-il une guerre gouvernements n’ont guère d’autorité pour déshumanisée, symbole de la guerre industrielle, une guerre aveugle où la mort gérer ces crises en raison du résultat des vient de nulle part et de partout, où l’on ne sait qui vous tue et qui l’on tue, où les élections de 1920 qui voient la forte combattants sont invisibles, un combat obscur de forces brutales, d’une violence progression de deux partis : le Parti socialiste inouïe qui dépasse l’homme qui pourtant l’a déclenchée. italien (où dominent les révolutionnaires) et Nevinson, Les Sentiers de la gloire le Parti populaire italien (catholique) toujours Par opposition au tableau précédent, ce sont des hommes qui nous sont ici donnés réticent vis-à-vis des bourgeois libéraux. à voir, deux cadavres de Tommies. Ce n’est pas le combat qui est représenté mais Dans ces conditions, les gouvernements le moment qui le suit. C’est la mort que l’auteur cherche à peindre. Dans cette manquent d’assises solides en particulier pour oeuvre également elle est anonyme. Les cadavres sont face contre terre, au milieu résoudre l’agitation sociale qui se développe des barbelés. Le peintre représente ce que chaque combattant a vu des dizaines de fortement à la campagne comme en ville, fois, des camarades tombés sous le feu au cours d’assauts inutiles. C’est le c’est le biennio rosso. Dans les campagnes, caractère vain et absurde de cette mort que souligne le titre qui contraste l’agitation prend le visage dès 1919 de singulièrement avec la scène représentée. Cette toile de Nevinson n’a rien de l’occupation des grands domaines et de commun avec ses oeuvres cubo-futuristes de 1915 et 1916. Le peintre adopte ici l’organisation des ouvriers agricoles en un réalisme détaché de toute géométrie, presque photographique. Les Sentiers de syndicats. Ces actions sont soutenues par des la gloire est ainsi une œuvre sur laquelle le commentaire esthétique a peu de syndicalistes catholiques, des prêtres et des prise, dans la mesure où l’effet produit est essentiellement moral et politique. socialistes. L’essentiel dure jusqu’à la fin de Ainsi la toile est-elle interdite d’exposition en 1918. 1920 et reflue ensuite mais suscite l’hostilité Otto Dix non seulement des grands propriétaires mais Sur ce tableau, la lumière des fusées nous révèle ce que la nuit dissimule : un aussi des petits et des moyens qui se sont amas de corps, des crânes et des membres entremêlés, déchirés. Ce « feu multipliés à la faveur du conflit. Dans l’Italie d’artifice » n’est autre qu’une danse macabre. Otto Dix, dans une de ses oeuvres industrielle, les grèves se multiplient, parfois les plus expressionnistes, entend représenter la violence exacerbée des combats accompagnées de violences et surtout par le heurt des couleurs et la déformation des corps. Les explosions de rouge, de d’occupations d’usines au printemps (comme blanc, les éclats de bleu recouvrent pour partie le vert et le gris. C’est un chez FIAT d’avril à septembre 1920). Elles sentiment de répulsion et de terreur que le peintre semble vouloir nous se colorent d’une tonalité bien plus communiquer. révolutionnaire mais s’essoufflent à la fin de Les oeuvres proposées ici abordent la représentation de la guerre à travers celle l’année en raison du contexte général du champ de bataille, de la souffrance et de la mort. Cette dernière envahit les et de vagues promesses du patronat. C’est au 85 tableaux, les dessins, les gravures, obsessionnellement. C’est la diversité des moment où reflue le mouvement général solutions plastiques utilisées, à la mesure de la difficulté à surmonter pour (1920-21) que l’offensive contre- représenter un conflit inédit (une guerre mécanique, souterraine, extrêmement révolutionnaire se développe et que le meurtrière dont les artistes soulignent l’absurdité et le caractère déshumanisé) qui fascisme y trouve des soutiens. apparaît ici. Mussolini a encouragé la création d’escouades armées, les squadre. Ils portent III. LES CONSEQUENCES DE LA GUERRE les chemises noires du deuil de la patrie Dans l’ensemble, ce sont 74 millions d’hommes qui ont été mobilisés. Le total humiliée. Ces groupes retranscrivent dans le des pertes varie de 8,5 à 10 millions selon que les prisonniers ont été civil l’opposition ami/ennemi de la guerre. Ils comptabilisés avec les disparus ou avec les morts. Il est sans précédent dans ont recours à la violence physique comme l’histoire. Les pertes (morts et disparus) par rapport aux mobilisés, dépassent 28 mode de rapport politique et sont armés d’un % en Allemagne, France, Autriche-Hongrie et Russie. Ce sont des hommes manganello (gourdin) et utilisent l’huile de jeunes (60 % ont entre 20 et 30 ans et 12 % moins de 20 ans). Contrairement à ricin (purgatif) pour humilier leurs une idée reçue, ce sont les officiers d’infanterie très exposés, donc les élites adversaires. On y retrouve des anciens sociales qui payent le plus lourd tribut. On pourra faire remarquer aussi que la combattants, des aventuriers voire des repris grippe espagnole qui a touché tous les fronts entre l’été 1918 et le printemps 1919 de justice, des chômeurs (car ils reçoivent a tué environ 1 million de soldats. Les conséquences économiques sont lourdes une solde), des jeunes bourgeois. Bref, c’est car il faudra verser des pensions aux invalides, aux veuves aux orphelins. La un mouvement disparate uni par la haine du chute de la natalité pendant le conflit engendrera les classes creuses des années communisme, la nostalgie de la guerre, le 1930 (très marquées en France). sentiment d’être une nouvelle élite. Ils vont La guerre a engendré une dynamique révolutionnaire qui triomphe en Russie. Ce trouver à s’employer dans le contexte du pays devient le coeur de la révolution communiste. L’Europe est un continent biennio rosso. À la campagne, au début de meurtri : les populations sont profondément traumatisées par ce massacre 1920, certains se mettent au service de grands collectif : les conséquences en seront durables, d’autant plus que les nouveaux propriétaires pour lutter contre le équilibres géopolitiques sont fragiles, tant au niveau des frontières qu’au niveau syndicalisme rural. Les squadristes vont donc de la démocratie. C’est l’apparent triomphe de la démocratie parlementaire avec se transformer en armée de la contre- l’effondrement des empires autoritaires et l’établissement de nombreuses révolution au service des grands républiques. C’est aussi le triomphe partiel du principe des nationalités qui donne propriétaires, semant la terreur parmi les naissance à de nouveaux pays. Mais déjà se profilent un certain nombre de militants paysans, les dirigeants de menaces : l’émiettement de l’Europe centrale et orientale fragilise les nouveaux coopératives rurales ou les membres États. Certains révèlent des dysfonctionnements démocratiques favorables au socialistes des municipalités. L’alliance entre rétablissement de pratiques autoritaires, ce qui est déjà le cas de la Hongrie (prise les élites italiennes et le squadrisme se traduit du pouvoir du Régent Horthy). La Turquie, sous couvert de république laïque, est par un soutien matériel (les squadre sont bien également sous l’autorité de fer de son nouveau dirigeant : Mustafa Kemal (1881- équipés et l’armée voit d’un oeil favorable 1938) dit Atatürk, à partir de 1923. Le terrain est prêt pour l’éclosion des ces hommes souvent issus de ses rangs), totalitarismes. financier et politique. À la fin de 1920, les Comment la Russie est-elle devenue communiste ? Vers une révolution expéditions punitives gagnent les mondiale ? Peut-on, avec Lénine, affirmer que la guerre fut le « plus beau cadeau centres urbains (journaux de gauche, maison fait par l’Allemagne à la révolution » ? des syndicats) mais il faut bien noter que La guerre a permis l’éclosion des révolutions russes : d’abord en provoquant c’est à l’automne 1920, quand le mouvement l’insurrection de Petrograd (février 1917) et l’effondrement du tsarisme déjà révolutionnaire est en recul, que se déclenche fragilisé par des secousses antérieures, puis la chute du gouvernement provisoire, cette contre-révolution : la bourgeoisie et les favorable à la poursuite de la guerre. La contestation de cette décision a permis la élites ne font plus confiance à l’État tandis montée en puissance des bolcheviques qui, s’appuyant sur le mouvement des que le danger leur paraît encore présent. La soviets, parviennent à s’emparer du pouvoir en octobre 1917. Les dates des lutte est menée au nom de la nation et de la événements sont données dans le calendrier orthodoxe, le calendrier julien. Ce propriété, rencontrant le soutien de tous les calendrier est en retard de 13 jours sur le calendrier grégorien occidental. anti-socialistes. Le fascisme devient ainsi le La révolution qui met fin au régime tsariste correspond à une double logique. rempart des classes moyennes et s’arroge le C’est d’abord celle qui, tout au long du XIXe siècle, a souligné l’inadaptation du monopole du patriotisme. La terreur système autocratique aux évolutions de la société russe. La dynastie des squadriste permet de démanteler dans les Romanov est en effet à la tête d’une construction politique autoritaire et campagnes les organisations socialistes. Le traditionnellement absolutiste, qui n’arrive à se réformer que par à-coups. En pouvoir central laisse faire et n’intervient 1861, les moujiks ont été libérés du servage, mais aucune réforme agraire n’a vraiment que dans les cas où il y a une riposte accompagné cette transformation juridique, qui n’a pas pu entraîner socialiste. On estime le nombre de victimes d’amélioration des niveaux de vie ni de la productivité agricole. En 1905, Nicolas entre 1919 et 1922 entre 3 000 et 4 000, côté II a dû concéder aux élites bourgeoises un relatif partage du pouvoir avec la socialiste, contre 500 du côté fasciste. création d’une Douma, mais les réformes successives l’ont vidée de toute efficacité et représentativité. Ainsi, lorsqu’éclate la guerre, le régime est coupé de la bourgeoisie occidentalisée, qu’elle soit libérale ou révolutionnaire, mais s’est aussi coupé des masses paysannes, malgré son populisme. Les dysfonctionnements de ce régime autoritaire, caricaturalement résumés par le recours au guérisseur Raspoutine, sont accentués par la guerre. La gestion personnalisée des opérations militaires est contre-productive, et l’accumulation des difficultés extérieures (défaites) et internes (désorganisation de l’économie), pousse la bourgeoisie libérale et révolutionnaire modérée à se saisir du pouvoir 86 lorsque la foule et la troupe fraternisent à Petrograd, condamnant ainsi l’ancien régime militaro-populiste qui se voit privé de ses deux soutiens. Lénine propose son programme, connu sous le nom de « Thèses d’avril », le 7 avril 1917, dans le n° 26 de la Pravda. Rappelons que Lénine revient de son exil en Suisse, traversant l’Allemagne en wagon plombé. Les Allemands ont autorisé son passage, pour déstabiliser encore un peu plus la Russie, toujours en guerre. Après les émeutes bolcheviques manquées de juillet, Lénine a été contraint de s’exiler en Finlande et revient clandestinement pour préparer l’insurrection d’octobre 1917. La seconde révolution, celle d’octobre, résulte de la rencontre de deux tendances, d’un côté l’incapacité du nouveau pouvoir à répondre aux attentes de la population, de l’autre l’opportunisme des bolcheviques qui savent mieux qu’aucune autre organisation occuper l’espace ainsi vacant. Le légalisme du gouvernement libéral lui fait commettre deux fautes tactiques. La continuation de la guerre d’abord, dans l’espoir de profiter d’une victoire commune qui pourrait servir de base à l’établissement d’un régime démocratique. Or celle-ci est profondément impopulaire, et la réorganisation nécessaire des armées sur de nouveaux principes affaiblit encore plus sa valeur militaire. Le délai nécessaire ensuite à l’organisation de premières élections au suffrage universel entraîne une érosion rapide de l’autorité du gouvernement, qui en est réduit à s’appuyer en août sur les bolcheviks pourtant clandestins pour contrer la menace contre- révolutionnaire du putsch Kornilov. Alternant les phases clandestines et officielles, les dirigeants bolcheviques réussissent à contrôler les soviets, de plus en plus concurrents avec le gouvernement pour capter le soutien populaire. C’est cette légitimité qui permet à un parti sous-représenté de s’emparer du pouvoir. En réalité, le débat fut vif, en particulier du côté des mencheviks qui s’opposent au coup de force bolchevique, et que Trotski finit par jeter « dans les poubelles de l’histoire ». On est loin du mythe d’Octobre, fabriqué par le cinéaste S.M. Eisenstein qui veut montrer le rôle du peuple dans la prise du Palais d’hiver, donnant ainsi sa légitimité au mouvement insurrectionnel. La révolution d’Octobre est devenue aussi vite le sujet d’un film, parce que l’événement a eu d’emblée une dimension historique mondiale et parce qu’en outre la propagande soviétique l’a mythifié. C’est le Comité central du Parti qui demanda à Eisenstein de réaliser un film sur la révolution d’Octobre. Ce sont les événements de Petrograd de février à octobre 1917 qui sont présentés dans ce long métrage. L’ouvrier Nikandrov joua le rôle de Lénine. Les paysans, en Ukraine sous la conduite de l’anarchiste Makhno, ou dans la région de Tambov, se dressent contre les réquisitions dans un réflexe ancestral en Russie, illustré à la fin du XVIIIe siècle notamment par la révolte de Pougatchev. Les ouvriers résistent à l’accroissement de leur charge de travail exigé par le communisme de guerre. Les révolutionnaires non bolcheviques, comme ceux de Kronstadt, n’acceptent pas la confiscation de la révolution. La Tcheka de Dzerjinski est à l’origine de la terreur, dont elle profite aussi puisque ses attributions en sont renforcées. Comme pour celle de 1793, cette période d’exception motivée par l’urgence du danger perdure une fois la menace repoussée, d’où la défection des marins de Kronstadt. L’établissement de l’arbitraire par le décret du 5 septembre permet non seulement de combattre ponctuellement les Blancs, mais aussi d’établir la nécessaire dictature du prolétariat. L’État doit se transformer en État de guerre afin d’assurer le ravitaillement de l’armée rouge, la défaite des opposants, et donc la maîtrise du territoire et de la population par l’État communiste. « En 1919-1920, les deux-tiers de la main d’oeuvre industrielle du pays, soumise à une discipline militaire dans le cadre de la mobilisation générale du travail, produisent exclusivement pour les besoins de l’armée rouge. » (Nicolas Werth) Méthodique et intransigeant, Lénine organise ensuite le mouvement international. La vague révolutionnaire est européenne. Il faut toutefois distinguer les pays qui connaissent des troubles plus ou moins graves sans prise du pouvoir comme la France (grèves) ou l’Italie (luttes armées) et ceux dans lesquels, les communistes tentent de s’emparer du pouvoir sans succès (Berlin) ou avec succès (comme en Hongrie de mars à août 1919 ou en Bavière avec l’éphémère « république des conseils » en avril 1919). En France, il y a création du Parti communiste français (d’abord SFIC) par Marcel Cachin (1869-1958). Socialiste de plus en plus critique et pacifiste durant la guerre, il devient directeur du journal L’Humanité en 1918. En décembre1920, au Congrès de Tours, il propose l’adhésion du Parti socialiste français à la IIIe Internationale, provoquant la scission de la SFIO 87 socialiste. En 1917, le SPD allemand s’est scindé en deux. La tendance opposée à la guerre s’est constituée sous le nom de USPD. En son sein, une tendance dite spartakiste est antimilitariste, pacifiste et internationaliste. Admirateurs de la révolution bolchevique de 1917, ils veulent aboutir à une dictature du prolétariat dont l’instrument serait les conseils d’ouvriers et de soldats. Ils sont très isolés en 1918 car ils ne veulent pas participer au pouvoir dans le nouveau régime né de la défaite allemande (USPD et SPD). Ils sont même isolés au sein des Conseils d’ouvriers et de soldats dans lesquels le SPD au pouvoir tient de fortes positions. À la fin de l’année 1918, les spartakistes quittent l’USPD et fondent le KPD (parti communiste allemand). En janvier 1919, le renvoi à Berlin du préfet de police Eichhorn réputé proche de la gauche socialiste précipite la grève générale dans une partie du monde ouvrier berlinois et l’insurrection spartakiste. Ces derniers veulent prendre le pouvoir au nom des « soviets ». Le gouvernement ne reste pas inerte et il va utiliser des corps francs (anciens soldats démobilisés encadrés par les élites militaires de l’ancien Empire allemand) pour réprimer le mouvement. La bataille dure une semaine (6 -13 janvier) et se termine par l’écrasement des spartakistes et de leurs chefs Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Cette « semaine sanglante » est un guerre civile dans la mesure où de part et d’autre ce sont bien des citoyens allemands qui sont aux prises. On y trouve des militaires (corps francs) et des civils. Quels sont les nouveaux équilibres géopolitiques en Europe ? Les principaux changements territoriaux concernent l’Europe centrale et orientale. Noter cependant que la république d’Irlande est née au lendemain de la guerre (1921), à l’issue de l’insurrection irlandaise de 1916 et de la guerre civile qui s’en est suivie. Les grands empires ont disparu et sont morcelés du point de vue territorial. Politiquement, cela représente une avancée, car les régimes autoritaires sont abattus : c’est la victoire (apparente car éphémère) de la démocratie. • Empire allemand : l’Alsace-Lorraine redevient française ; perte des territoires polonais, coupés en deux par le couloir de Dantzig. • Empire austro-hongrois : explosion en plusieurs États, selon le principe des nationalités ; mais principe pas entièrement respecté : fédération de nationalités (Yougoslavie ; Tchécoslovaquie) ; maintien en place de fortes minorités (Sudètes allemands). Perte de la Silésie et des provinces irrédentes en Italie. • Empire russe : recul vers l’Est par la perte des Pays baltes, de la Pologne, de la Bessarabie. Toutes ces modifications fragilisent en fait la situation géopolitique de l’Europe, car les nouveaux États n’ont pas toujours des structures viables, sont peuplés de minorités insatisfaites, peuvent exciter la convoitise de certains voisins. En outre, plusieurs régions sont contestées et suscitent des tensions qui peuvent dégénérer en conflits ouverts (côte de l’Asie mineure entre Turquie et Grèce ; région du Rhin ; Istrie et Dalmatie, notamment la ville de Fiume…). Le traité de Versailles, le 28 juin 1919 est le plus important, car il scelle le sort de l’Allemagne, à laquelle la paix est imposée sans négociation. Ce traité pose problème dès les lendemains de la guerre, en particulier au niveau du paiement des réparations. Le Royaume-Uni y était opposé. « L’Allemagne paiera », selon le mot de Klotz, le ministre des Finances de Clémenceau, et les réparations correspondent à une logique de réparation des destructions. Déjà en 1921, l’Allemagne renâcle pour payer, d’où les intimidations des Français dans la Ruhr avant d’occuper cette région en 1923. La question des réparations va empoisonner les relations européennes durant toutes les années 1920, malgré les plans de réétalement américains, plan Dawes (1924), puis plan Young (1929). Rappelons aussi qu’au 11 novembre, si la plus grande part du territoire français a été reprise, ainsi que l’Escaut, l’Allemagne dans ses frontières de 1871 est vierge de troupes alliées : ceci rend possible l’affirmation, contre toute évidence, que l’Allemagne n’aurait pas été vaincue, ouvrant à son tour la porte à un nouveau mythe, qui puise à la théorie du complot, celui du « coup de poignard dans le dos ». Tiré d’un ouvrage de 1931, rapporté par E. Von Salomon, le texte met l’accent sur les grandes batailles héroïques de l’armée allemande (l’auteur fait sans doute allusion ici aux deux grandes batailles de la Marne, à Verdun, à la Somme) et au nombre de tués de celles-ci. Mais il insiste surtout sur l’absence de défaite de l’armée allemande et sur son repli en bon ordre : « notre brillante armée était là », « elle avait fait son devoir », « nos plus belles victoires », « l’armée n’était pas vaincue ». Cette glorification de l’armée allemande n’a qu’un but : la défaite n’a 88 pas été militaire, elle est due à l’épuisement des civils ainsi qu’à leur défaitisme et à un régime décadent.

Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs :

89 HC – Les Français dans la Première guerre mondiale Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) :

Sources et muséographie :

Ouvrages généraux : Becker (J.-J.), et Berstein (S.), Victoire et frustrations, nouvelle histoire de la France contemporaine, « Points histoire », Le Seuil, 1990. Becker (J.-J.), Les Français dans la Grande Guerre, Laffond, 1980. Ducasse A., Meyer J., Perreux, G., Vie et mort des Français, 1914-1918, Hachette, 1959. Duroselle J.-B., La Grande Guerre des Français, Perrin, 1994. Gerverrau L., Prochasson C., Images de 1917, BDIC, 1987. Pedroncini G., Les Mutineries de 1917, PUF, 1967. Prost A., Les Anciens combattants, 1914-1940, Julliard-Gallimard, « Archives », 1977. Duroselle (J.-B.), Histoire de la Grande Guerre. La France et les Français, Richelieu, 1972. Audoin-Dazaud (S.) et Becker (A.), 14-18, Gallimard, coll. « Découvertes », 2000. Audoin-Rouzeau Stéphane et Becker Annette, 14-18, retrouver la guerre, Gallimard, 2000, coll. «Bibliothèque des histoires», 272 p. Becker Jean-Jacques, La France en guerre, 1914-1918, la grande mutation, Complexe, 1996, coll. «Questions au XXe siècle», 224 p. (la bibliographie en fin de volume est très complète. À consulter) Jean-Jacques Becker, 1914 : Comment les Français sont entrés en guerre ?, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1977. Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs des combattants édités en français de 1915 à 1928, Presses universitaires de Nancy, 2006. [L’ouvrage fondateur sur ce sujet, écrit en 1929.] Frédéric Rousseau, Le procès des témoins de la Grande Guerre. L’affaire Norton Cru, Seuil, Paris, 2003. Stéphane Audoin-Rouzeau, Cinq deuils de guerre : 1914-1918, Agnès Viénot éditions, Paris, 2001. [Un ouvrage de microhistoire sur le deuil.] Yves Congar, Journal de la guerre, 1914-1918, Le Cerf, Paris, 1997. [Un témoignage exceptionnel d’un enfant durant la guerre.] Antoine Prost, Les Anciens combattants, 1914-1939, Gallimard, Paris, 1977. [à propos des anciens combattants français.] Histoire de la France religieuse, tome 4, « Société sécularisée et renouveaux religieux : XXe siècle» (dir. Rémond René, Le Seuil, 1992, coll. «L’Univers historique» p. 116-128) et Histoire des femmes en Occident, tome 5, « Le XXe siècle » (dir. Thébaud Françoise, Plon, 1992, p. 31-74). Ces deux ouvrages fournissent les axes pour traiter les deux autres prolongements de la Grande Guerre proposés : apaisement des luttes religieuses et évolution des rôles féminins et masculins

Documentation Photographique et diapos :

Revues : Becker Jean-Jacques et al., «L’année 14. La fin des illusions», Textes et documents pour la classe, n° 682, CNDP, octobre 1994. « Le poilu, héros ou victime ? dans La fabrique du héros, TDC, N° 943, du 1er au 15 novembre 2007 (Mort glorieux tombé au champ d'honneur ou jeune victime d'une guerre absurde : apparemment successives, les deux images du soldat de 14-18 n'ont cessé en fait de se superposer.)

Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

Ce programme s’affranchit d’une historiographie militaire et diplomatique BO 1ere S : « Les Français dans la Première classique. En centrant l’étude de la Première Guerre mondiale sur la Guerre mondiale problématique de la guerre totale et de son vécu par la société française, on Après avoir décrit l’entrée en guerre, on intègre parfaitement les deux grands tournants de l’historiographie de la Grande étudie les manières dont les Français vivent le Guerre. L’insistance sur l’étude du deuil, du souvenir, du religieux, épouse des conflit, en insistant sur le fait que la société thèmes d’étude chers à des historiens comme Stéphane Audoin-Rouzeau (Cinq dans sa quasi-totalité est touchée par le deuil. deuils de guerres, 2001) et Annette Becker (La guerre et la foi : de la mort à la Une ouverture sur certains prolongements de mémoire 1914-1930, 1994) qui dirigent le Centre d’études de l’Historial de la la Grande Guerre (apaisement des luttes Grande Guerre. religieuses, organisation du souvenir, évolution des rôles féminin et masculin, ...) L’une des énigmes posées par la Première Guerre mondiale réside dans une achève l’étude. » question sans réponse assurée : comment les soldats ont-ils tenu pendant quatre ans dans des conditions de violence inouïe et dans un environnement matériel BO 3 e futur : « LA PREMIÈRE GUERRE marqué par les pénuries, le froid, la boue ? La réponse fait l’objet d’une MONDIALE : VERS UNE GUERRE

90 controverse entre historiens. Pour certains (S. Audoin-Rouzeau et A. Becker), TOTALE (1914-1918) c’est la force du sentiment national qui a permis aux poilus de tenir ; forgé par On étudie deux exemples de la violence de l’école, par une morale républicaine inculquée de longue date, il repose sur le masse : sens du devoir pour défendre le sol national. Cette forte unité nationale conduirait . la guerre des tranchées (Verdun), à une adhésion au conflit et expliquerait à la fois la faiblesse des désertions en . le génocide des Arméniens. 1914, le caractère limité des mutineries en 1918 et finalement la solidité de la Décrire et expliquer la guerre des tranchées et nation en guerre, unifiée dans une lutte contre un ennemi diabolisé et détesté. le génocide des Arméniens comme des Pour d’autres historiens (R. Cazals et F. Rousseau), cette vision occulte le fait que manifestations de la violence de masse » la majorité des soldats auraient été contraints de subir ce conflit, soumis à des forces d’encadrement auxquelles ils ne pouvaient échapper (répression en cas de mutinerie ou de désertion, intériorisation d’une culture d’obéissance). Selon ces derniers, les documents affichant le discours de haine émaneraient soit d’autorités politiques ou morales, soit de journaux contrôlés par la censure, diffusant un discours officiel. Entre l’école de la contrainte et celle du consentement, le débat fait rage !

La Grande Guerre joue un rôle unique dans l’histoire de la France. Aboutissement de plus d’un siècle d’exaspération du sentiment national, elle clôt un cycle d’affrontements ouvert au printemps 1792. Mais par le choc moral et démographique qu’elle signifie, elle ouvre une séquence qui prendra fin trente ans après. Au coeur du conflit, dans ses origines comme dans son déroulement, la France expérimente sur une quinzaine de ses départements l’intensité des destructions causées par les évolutions technologiques dont ont aussi bénéficié les armes. La destruction des paysages renvoie aux souffrances des soldats qui, pour certains, témoigneront de longues années dans leur chair de l’horreur de cette expérience. L’acceptation globale de ces souffrances par une population pourtant durablement habituée à la pratique critique de la démocratie s’explique par l’imprégnation profonde des valeurs d’obéissance et de conformisme de la civilisation bourgeoise issue de l’industrialisation. Le traumatisme de toute une société prend ensuite des formes variées, du pacifisme à la fascination pour la force des dictatures totalitaires, qui pèsent lourd sur le rôle de la France dans les vingt ans qui suivent.

L’entrée en guerre des Français : consentement exalté ou adaptation résignée ? Les historiens ont longuement polémiqué sur l’état d’esprit des Français (enthousiasme ou consternation) au début de la guerre, chacun produisant des photographies et des témoignages attestant son interprétation. Jean-Jacques Becker (Comment les Français sont entrés dans la guerre, Presses de la Fondation Nationale des Sciences politiques, 1977) pense que la déclaration de guerre fut accueillie dans la stupeur par les populations, principalement rurales. Ce n’est que dans un second temps que celle-ci fit place à la résignation et finalement à la résolution. La guerre fut acceptée, sans véritable opposition, mais sans enthousiasme guerrier. La controverse s’est amplifiée avec la publication du livre de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker 14-18, retrouver la guerre, paru en 2000 chez Gallimard. Rémy Cazals, historien de la Grande Guerre, a notamment fait observer que « l’esprit de croisade est une vision intellectuelle, la thèse du consentement exalté du plus grand nombre est à revoir (…). La notion d’adaptation est plus exacte ici que celle du consentement, et mériterait d’être examinée de près. De même, faudrait-il faire la part de la langue de bois. » Les Souvenirs de guerre, 1914-1915 de l’historien témoin Marc Bloch constituent un témoignage solide sur le « climat » parisien lors de la mobilisation. Pour lui, c’est le calme, la sérénité qui règnent sur Paris : « la tristesse ne s’étalait point », les soldats « n’étaient pas gais ; ils étaient résolus », puis il ajoute son propre jugement : « ce qui vaut mieux ». Les départs n’ont pas lieu dans une ambiance d’euphorie aveugle mais le plus souvent avec résignation et par devoir patriotique. La surprise et l’inquiétude ont cédé la place à la résolution par patriotisme défensif plus que par esprit revanchard (la reprise des provinces perdues était alors rarement évoquée). Le ralliement des divers courants d’opinion dans chacun des pays européens concernés peut s’expliquer par le sentiment que chacun se pense agressé par le voisin porteur de valeurs rétrogrades ; il lui faut défendre les siennes, progressistes, non seulement pour lui-même mais pour instituer, après le conflit, la liberté et la paix. Lorsque la mobilisation est décrétée en France le 1er août dans l’après-midi, la première réaction est donc, pour la majorité de la population, en particulier rurale, la stupeur et la consternation. Les réactions sont vives dans une population où la 91 conscience de l’éventualité d’une guerre n’existe que très faiblement. L’opinion française, très vite convaincue que la France est victime d’une agression allemande, est animée par la volonté de défendre le pays. Cette conviction explique comment, en très peu de temps, les mobilisés partent à la guerre avec résolution. Les populations sont aussi mues par l’espoir d’une guerre courte, telle que l’envisage aussi les états-majors. S’il y a des moments d’enthousiasme, ces derniers sont limités et circonscrits, notamment à l’occasion du départ des régiments de leurs villes de garnisons ou encore de leur rassemblement dans les gares.

Mutineries dans l’armée française Après l’échec sanglant de l’offensive du Chemin des Dames en avril 1917, dès le 17 avril et jusqu’au début du mois de juin, dans la moitié des divisions de l’armée française, des éléments d’unités refusent de monter en ligne (on estime leur nombre à 40 000 soldats sur un total de 2 millions d’hommes). Les raisons invoquées se rejoignent assez facilement : attaques sanglantes et non préparées, repos et permissions insuffisants, nourriture peu satisfaisante. Le sujet des mutineries est sensible dans l’historiographie. Guy Pedroncini, dès les années 1960, a fourni une explication classique fondée sur les raisons évoquées précédemment. G. Pedroncini affirme que «les mutineries ne sont pas un refus de se battre, mais le refus d’une certaine manière de faire». Les mutins manifestent rarement des sentiments révolutionnaires ; les officiers sont peu pris à partie. Contrairement à ce que prétendent alors la plupart des généraux, sans doute pour mieux taire leurs responsabilités, ces mutineries ne sont pas la conséquence d’une propagande pacifiste venue de l’arrière et n’ont aucun motif politique. Si les mutins ont également exigé une paix immédiate ou plus de « liberté », c’est sans jamais remettre en cause fondamentalement l’institution républicaine qu’était l’armée. Plus largement, l’historien américain, Léonard V. Smith, a montré que les mutins ont toujours exercé leur refus dans le cadre d’une vie démocratique héritée de la démocratie parlementaire de la IIIe République. En revanche, on peut y lire une dénonciation de l’écart social qui séparent ceux qui décident de la guerre et ceux qui la font. L’ordre est rétabli par Pétain devenu général en chef des armées françaises. Pétain, qui avait remplacé Nivelle à la tête de l’armée française en mai, a pu relancer la dynamique militaire en améliorant nourriture et permissions et en cessant toute grande offensive avant l’arrivée des troupes américaines. Ses mesures (permissions, amélioration de l’« ordinaire ») permettent une reprise en main de l’ensemble des troupes. La répression du mouvement de mutineries n’a pas été aussi féroce que cela. Néanmoins, 554 condamnations à mort sont prononcées et 49 (68 ?) d’entre elles sont appliquées. Elles ont, on l’imagine, un effet désastreux sur l’état d’esprit des soldats. Au total, cette période est marquée sur le terrain par une phase de renégociations entre officiers et soldats. L’ardeur au combat des poilus en 1918 montre bien que la crise morale de 1917 est passée.

Les combattants coloniaux Pour des raisons démographiques, la France a précocement songé à utiliser les soldats de l’Empire pour sa défense. En 1914, l’état-major dispose de l’Armée d’Afrique stationnée au Maghreb. Ce sont essentiellement des engagés ; la conscription n’est en effet introduite que tardivement et encore avec beaucoup de prudence dans les colonies. En se prolongeant, le conflit pousse les gouvernements à se tourner de plus en plus vers les recrues issues de son Empire. Entre 535 000 et 610 000 soldats ont été ainsi mobilisés, soit environ 10 % du total des Français enrôlés. C’est surtout l’Afrique occidentale et le Maghreb qui sont mis à contribution. C’est en Europe et sur le front oriental que la participation des coloniaux est la plus importante. Par ailleurs, dès 1914, les besoins de l’économie française exigent le recrutement d’un grand nombre de travailleurs, jusqu’en Chine. Le gouvernement crée en 1916 un service d’organisation de la main-d’oeuvre. Ce sont 220 000 hommes qui sont ainsi recrutés durant le conflit, auxquels s’ajoutent 80 000 ouvriers auxiliaires, mobilisés directement par les armées. Les Maghrébins représentent à eux seuls la moitié des effectifs. Ils sont affectés dans les usines, notamment les usines d’armement mais aussi dans les exploitations agricoles. La Première Guerre mondiale a popularisé l’image des combattants coloniaux, comme le montre l’image du tirailleur qui devient l’emblème de la marque « 92 Banania ». Cette image véhicule naturellement tous les stéréotypes de l’époque sur ces soldats, dont beaucoup furent recrutés de force ou envoyés en France sans leur demander leur avis. Les tirailleurs noirs étaient dits « sénégalais » mais pouvaient provenir de plusieurs colonies et de plusieurs ethnies (le titre du livre d’Hampate Bâ mentionne les Peuls, présents au Sénégal, mais aussi dans une grande partie de l’Afrique de l’Ouest car ils sont issus d’une civilisation nomade). La France fut d’ailleurs le seul pays belligérant qui aligna en Europe des combattants coloniaux. Ces troupes servaient aussi aux travaux d’intendance et de génie. Les coloniaux ont particulièrement souffert dans les combats : conditions climatiques, combats systématiques en première ligne, grippe espagnole qui les décime particulièrement pendant l’hiver 1917-1918. Le cas des Sénégalais du chemin des Dames « sacrifiés » par le général Mangin est célèbre. Ces tirailleurs constituent des troupes de choc lors des grandes offensives de « percée », dont celle du chemin des Dames – près de Soissons – au printemps 1917. Deux régiments de Sénégalais, soit 25 000 tirailleurs, recrutés l’année précédente par le général Mangin, participent en avant-garde à cette offensive lancée au matin du 15 avril. C’est un échec dès les premières heures. Le député Ybarnegaray la dénonce à l’Assemblée nationale («Nivelle savait que les Allemands étaient remarquablement retranchés »). Son collègue Diagne, député noir, évoque un « sacrifice » des Sénégalais puisque 6 300 tirailleurs sur les 25 000 engagés, sont tués. Il ressort des témoignages des deux députés que le général Mangin a sciemment sacrifié ces soldats coloniaux : il les réclament sous prétexte qu’« ils font peur aux Allemands » (Mangin) malgré l’avis de plusieurs généraux qui les jugent insuffisamment préparés et en sachant lui-même qu’il les voue au massacre. Après cette dénonciation en règle d’une boucherie évidente, les troupes coloniales sont mieux préparées et traitées. Mais contrairement à une légende tenace, le taux de perte de ces unités ne dépassa pas celui des combattants français, ne serait-ce que parce qu’ils ne prirent pas part aux hécatombes de l’année 1914, la plus meurtrière (proportionnellement) du conflit.

Aujourd’hui, dans l’étude des conséquences de la Grande Guerre, la recherche historique met davantage l’accent sur les aspects humains que sur les aspects diplomatiques, politiques ou économiques. En témoignent les salles consacrées aux suites du conflit à l’Historial de Péronne, les travaux d’Annette Becker sur les monuments aux morts, ou l’intérêt porté à une réalité très longtemps occultée, celle des mutilés de guerre (voir le film de François Dupeyron, La Chambre des officiers, 2002). La mémoire du conflit a longtemps oublié certaines violences, trop centrée qu’elle était sur les héros de la guerre, les martyrs de la patrie dont il fallait entretenir le culte civique. Pourtant ces victimes avaient aussi été capables, parfois, d’être des bourreaux ! « Plus jamais ça !», disaient les anciens combattants de retour chez eux incapables dans un premier temps de dénoncer la barbarie de la guerre et préférant afficher la volonté de défense du pacifisme. Et pourtant, les douleurs du siècle ne faisaient que commencer. Peu à peu d’anciens poilus, face aux dangers qui planaient sur l’Europe, n’hésitaient plus à raconter leur guerre sans taire le pire dans l’espoir, sans doute, de préserver la paix et la sécurité du monde.

Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

I. L’acceptation de la guerre Accompagnement 1 ère : « Le fil conducteur LE NATIONALISME FRANÇAIS retenu par le programme est le vécu et les Il est souvent dit que la France, dans les années qui précèdent la guerre de 1914, a représentations des Français ; il se veut, connu une forte poussée nationaliste. Cette idée – fausse – est due en grande comme les pistes proposées ci-dessous partie à un livre à succès, Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, paru en 1911. Écrit par l’explicitent, au service d’une analyse deux jeunes écrivains, Henri Massis et Alfred de Torde, sous le pseudonyme globale. d’Agathon, il prétendait la jeunesse française acquise au nationalisme et à l’idée Les premiers mois méritent une attention de la guerre. En fait, il ne s’agissait là que de l’état d’esprit d’une fraction des particulière, parce que des traits durables se étudiants, au demeurant très peu nombreux à cette époque. cristallisent. L’opinion et les pouvoirs publics Le nationalisme français avait alors deux maîtres à penser : Maurice Barrès et font face à un conflit qui, quoique envisagé Charles Maurras. Ils sont tous les deux partis du sentiment de la « décadence », depuis une dizaine d’années, les surprend par dont la guerre de 1870 aurait été la manifestation, pour appeler à la « renaissance sa soudaineté ; si le passage brusque de l’état » française. La réflexion de Barrès était d’ordre moral : la renaissance passe par de paix à celui de guerre suscite d’abord 93 le respect des valeurs de la tradition et la fidélité au passé. Celle de Maurras était consternation ou résignation, très vite prévaut d’ordre politique : il rejette la démocratie, le parlementarisme, la République et un sentiment définitivement installé : le appelle au retour à la monarchie. patriotisme défensif et la résolution à se En 1914, Barrès est à la tête de la Ligue des patriotes, dont jusque-là le président défendre. Durant les quelques mois de la avait été le poète Paul Déroulède, qui venait de mourir. Son programme est la « guerre de mouvement, 300 000 Français sont revanche » et la reconquête de l’Alsace-Lorraine. Mais c’est un groupement en tués, 600 000 portés disparus, blessés ou faits déclin, qui n’a plus guère d’influence. Au contraire, l’Action française, dont prisonniers : le pays entre dans une ère de Maurras est l’inspirateur, a le vent en poupe. Mais si elle manifeste, à travers son mort de masse. L’échec d’une victoire rapide journal du même nom, un antigermanisme virulent, sa principale préoccupation entraîne une série de remises en cause et n’est pas d’ordre extérieur, mais d’ordre intérieur. Elle aspire avant tout à d’adaptations progressives. Parmi celles-ci, la renverser la « gueuse » (la République). Lors des élections d’avril-mai 1914, la recherche d’un équilibre entre exécutif, droite influencée par le nationalisme ne marque aucun progrès. C’est une majorité législatif et haut commandement et de gauche, peu sensible au nationalisme, qui sort victorieuse des élections. l’engagement dans une guerre totale : mobilisation de l’ensemble des ressources L’engagement des soldats mêle contrainte sociale, consentement personnel, humaines, intégration au phénomène guerrier solidarité sociale et amicale voire un « caractère idéalisé » de la guerre. du potentiel économique et productif, affirmation des moyens d’encadrement de L’Union sacrée masse, recherche et banalisation de moyens Elle montre le rassemblement de toutes les tendances politiques de la gauche de destruction massive. (socialistes et syndicalistes ralliés dès la mobilisation après la mort de J. Jaurès et Fin 1914, la société est installée dans la le discours de Léon Jouhaud – secrétaire de la CGT – lors de ses funérailles), du guerre : les années 1915-1917 constituent le centre (radicaux dont le plus connu est Clemenceau, les progressistes) jusqu’à la coeur de l’étude. Sur toute l’étendue du front droite traditionnelle : les catholiques (fraîchement ralliés à la république) et les s’est constitué un réseau défensif formé de monarchistes (Charles Maurras). C’est l’union de la « gueuse » et du « goupillon deux positions parallèles. L’existence des », l’apaisement de toutes les luttes idéologiques depuis l’affaire Dreyfus et soldats des tranchées s’organise. Leur surtout la séparation de l’Église et de l’État (Querelle des inventaires). résistance à l’inhumanité quotidienne et lors Jaurès, « l’apôtre de la paix », accusé de trahison par les nationalistes, est des tentatives des états-majors de briser la assassiné par Raoul Villain le 31 juillet. Le gouvernement, inquiet devant les continuité du front (essais de percée de Joffre risques de troubles, souhaite que les obsèques du dirigeant socialiste prennent un en 1915, stratégie de l’usure en 1916 par les caractère d’union et que même les représentants d’organisations nationalistes – Allemands, puis les Alliés) invite à poser des Maurice Barrès notamment – soient présents. Le fait le plus marquant de la questions difficiles : celles du consentement cérémonie est le discours du secrétaire général de la CGT, Léon Jouhaux. Il et de l’acceptation de la violence, donnée et annonce le « devoir » des socialistes de « repousser l’envahisseur », alors que les subie. Un puissant sentiment de solidarité frontières françaises ne sont pas atteintes à cette date. L’argument de Jouhaux nationale, la lutte individuelle et de groupe afin de convaincre les socialistes d’entrer en guerre est que « cette guerre, nous pour la survie, l’intériorisation de l’idée que ne l’avons pas voulue » ; l’Allemagne en est donc entièrement responsable. Si l’adversaire appartient à l’univers de la Jouhaux est convaincant et suivi, c’est que les Français sont au fond d’eux mêmes barbarie constituent des éléments de réponse. des patriotes. Le gouvernement peut donc renoncer à appliquer le « carnet B » En 1915 et 1916, l’arrière affirme le même prévoyant l’arrestation des dirigeants socialistes et syndicaux. consensus, à partir d’un réseau identique de Le 4 août 1914, le président du Conseil René Viviani lit, à la tribune de la convictions, favorisées par le maintien de Chambre des députés, un message du président de la République Raymond conditions de vie supportables, la persistance Poincaré que les institutions de la IIIe République n’autorisent pas à s’adresser de l’Union sacrée, la solidarité avec le front directement aux parlementaires. L’expression « Union sacrée » qu’il emploie ici et le conditionnement de l’opinion. Au (la France « sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera contraire, 1917 connaît une crise qui affecte devant l’ennemi l’Union sacrée ») n’est pas reprise immédiatement. On lui tous les secteurs. Sa résolution est le fait préfère pendant quelques mois celle d’« union nationale » ou de trêve des partis. d’une répression mesurée et d’une seconde Elle revêt ensuite un usage courant. Elle traduit bien les conditions dans série de remises en cause et d’adaptations. En lesquelles le conflit éclate ; la France se considère directement agressée (« La demandant une «ouverture sur certains France vient d’être l’objet d’une agression brutale et préméditée »). C’est de ce prolongements de la Grande Guerre», le sentiment patriotique que l’Union sacrée tire ses origines. Elle trouve réellement programme souligne que l’ombre portée par sa réalisation concrète que le 26 août avec l’entrée au gouvernement d’opposants l’événement est durable et incite à examiner comme les socialistes J. Guesde et M. Sembat et A. Ribot appartenant à la droite si le conflit a créé les conditions nécessaires à républicaine : les conflits politiques d’avant la guerre sont donc suspendus. En des changements structuraux. Le temps sera revanche, la droite nationaliste n’« entre pas » au gouvernement. Il s’agit donc trop bref pour analyser à parité les trois d’une « Union sacrée » partielle. Mieux vaudrait dire à l’instar de J.-J. Becker exemples proposés : une analyse nuancée que cette union est en réalité une « trêve des partis ». Par ailleurs, ce sont les associée à une ou deux évocations permettra circonstances qui ont fait durer cette union jusqu’en 1917 car, à l’origine, chacun d’atteindre l’objectif visé. À titre d’exemple, étant persuadé que les combats seraient courts, l’union ne devait pas se prolonger. on pourrait souligner les traits suivants pour Au final, on peut dire que cette union constitue une espèce de « réflexe de ce qui est de « l’organisation du souvenir ». défense nationale » dont la France n’a pas le monopole puisqu’en Allemagne Fin 1918, les deux tiers, voire les trois quarts aussi ce réflexe a joué sous l’appellation « Burgfrieden » (« paix civile »). de la population française ont été touchés par Cette Union sacrée reste solide jusqu’en 1916. L’usure de la guerre l’effrite à les deuils. Les monuments aux morts érigés partir de 1917. Appelé à la présidence du Conseil par Poincaré en novembre 1917 durant l’entre-deux-guerres et une foule de pour resserrer un gouvernement hésitant alors que s’effiloche l’Union sacrée, plaques commémoratives font mémoire des Clemenceau affiche des accents à la Danton dans cette réponse à une morts par leurs listes nominatives ; devenant 94 interpellation socialiste. L’opposition ancienne du radical énergique à ses rivaux des lieux de commémoration, surtout le 11- de gauche est soulignée par le rappel de leur impuissance à imposer la paix, avant Novembre (fête nationale à partir de 1922), et pendant la guerre (conférence de Zimmerwald). La détermination de ils affirment une ambition civique. Clemenceau évoque des pratiques de Comité de Salut Public, tout comme les Monuments et manifestations aident les menaces qu’il laisse planer. En déférant devant la Haute Cour ses adversaires survivants à surmonter les disparitions, en Caillaux et Malvy, il s’impose d’autorité à une classe politique désemparée. Dans tissant des harmoniques entre la douleur ce discours, la fermeté du ton ne fait aucun doute : le gouvernement et les personnelle et la sacralisation collective. Par Français doivent mener une « guerre intégrale ». Pour vaincre il préconise en le biais de leurs associations, les anciens effet une discipline de fer, entend lutter contre les « campagnes pacifistes » et combattants (c’est-à-dire en 1920, 55 % des exhorte les Français à une solidarité complète entre les civils et l’armée (« que plus de vingt ans) jouent un rôle dans toute zone soit de l’armée »). Toute la société doit participer à l’effort de guerre ; l’organisation du souvenir ; un alliage entre il hausse ainsi les ouvriers, paysans, vieillards, femmes, enfants au rang de « pacifisme et patriotisme constitue l’une des poilus ». Ce discours constitue ainsi une réactivation intégrale de l’Union sacrée. caractéristiques de ces associations. L’étude À la fin du texte, il annonce le maintien de la censure dans le but affirmé de de la Première Guerre mondiale est propice à maintenir la paix civile. Mais le maintien des institutions et la confiance de la mobilisation des études locales et des l’opinion relativisent son autoritarisme. ressources patrimoniales et à un travail sur les corpus épistolaire et littéraire ou les représentations de la guerre. ». II. Combats et refus Les témoignages directs sur les tranchées sont très nombreux, qui apportent Accompagnement 3 e : « La Première Guerre maints renseignements sur la vie quotidienne et les douleurs des soldats. Il s’agit mondiale et ses conséquences. surtout de lettres que les familles conservent précieusement ; il en demeure On doit renoncer au récit chronologique des beaucoup dans les Archives civiles, nationales ou départementales et militaires ; phases du conflit et privilégier la mise en certaines ont été éditées, par exemple par Radio France-Librio en 1998. Des évidence de ses grandes caractéristiques : son journaux de tranchées sont aussi conservés par l’Armée et la Bibliothèque aspect total et la brutalisation des rapports nationale. humains qu’il a impliquée. Cela permet de Les lettres à la famille constituent des documents d’apparence souvent décevante faire comprendre, par delà les conséquences du fait de la censure mais extrêmement précieux dès lors que l’on parvient à saisir plus immédiates de la guerre, étudiées dans l’état d’esprit du soldat et ce qu’il imagine de la vie quotidienne de ses son bilan, sa résonance profonde et correspondants. En France, plusieurs millions de lettres ont été expédiées. Toutes traumatique sur le siècle qui commence. La témoignent de la nostalgie du passé proche et heureux, dont les soldats notion de brutalisation (mal traduite du terme s’efforcent d’entretenir les usages altruistes et les thèmes habituels de bavardage : anglais brutalization que le néologisme « « permettez-moi de vous offrir mes meilleurs voeux de santé et de bonheur » ; « il ensauvagement » aurait mieux fait pleut beaucoup » ; « je vous remercie bien sincèrement » ; « il m’a bien fait comprendre) reflète la place fondatrice de la plaisir » ; « en attendant de bonnes nouvelles»… L’apparente banalité de ces violence liée à la guerre. Des recherches correspondances s’explique par l’autocensure. La censure officielle a posteriori récentes ont mis en évidence cette violence s’exerce systématiquement sur tout courrier. L’en-tête de la carte établit que d’un conflit marqué par le premier génocide celle-ci « ne doit porter aucune indication du lieu d’envoi ni aucun renseignement du siècle, celui des Arméniens, et pendant sur les opérations militaires…» Cette pratique, courante en temps de guerre, est lequel, pour la première fois en Europe, renforcée dès 1914 car presque tous les soldats ont le temps et le désir d’écrire s’ouvrent des camps de concentration ; cette puisque, grâce aux lois scolaires, ils en ont récemment acquis le pouvoir et pratique, partagée par tous les belligérants découvert le goût. Par ailleurs, le soldat s’autocensure pour ne pas inquiéter ses pour les ressortissants de pays ennemis, correspondants. atteint des groupes entiers de population (tels ces Français et surtout ces Françaises de la Verdun région de Lille qui ont été déportés en Prusse Depuis août 1915, la ville de Verdun et son anneau de forts ont été désarmés à orientale). Si l’extermination des Juifs et des l’initiative de Joffre. D’autre part, les Allemands sont bien placés puisqu’ils Tziganes n’est pas directement issue de la tiennent l’Argonne et contrôlent les voies de communication : la ligne de chemin Première Guerre mondiale, certains des de fer de Châlons est sous le feu de leur artillerie, tandis qu’au sud la voie ferrée hommes qui ont vécu ce conflit deviennent de Bar-le-Duc est coupée à Saint-Mihiel. La bataille est déclenchée le 21 février capables d’appliquer une haine 1916 face à Verdun, là où le front français forme un saillant plus délicat à exterminatrice : à deux reprises, en 1931 et en défendre. Les Allemands soumettent Verdun à un bombardement d’une intensité 1939, Hitler invoque la déportation des sans précédent. L’artillerie lourde allemande, le Trommelfeuer (« feu roulant ») Arméniens pour justifier sa politique se déchaîne dans le secteur de Verdun. Les Alliés qui préparent alors une antisémite. Il faut donc envisager le conflit offensive sur la Somme semblent pris de court : le fort de Douaumont tombe le dans son aspect fondateur d’une violence 25 février, celui de Vaux le 7 juin. Jusqu’en juillet, les Allemands sont offensifs totale (totalitaire ?) qui marque le XXe et progressent de quelques kilomètres. La véritable bataille de Verdun correspond siècle. » à cette première phase. À partir de juillet, c’est au tour des Allemands d’être sur la défensive (on constate en effet une sorte de lâcher-prise allemand à la fin du Du « bourrage de crâne » à l’héroïsation des mois de juin, lorsque des unités importantes sont transférées sur le nouveau « combattants. théâtre » de la Somme pour parer à l’offensive franco-anglaise déclenchée le 1er Aux invraisemblances des premiers jours, qui juillet 1916). Le 26 juillet 1916, alors que le fort de Douaumont est tombé aux ne peuvent tenir bien longtemps, succèdent mains des Allemands, Joffre confie au général Pétain le commandement du les avis autorisés des experts, puis les secteur. Ce dernier organise la défense et avertit l’adversaire : « Nous ne cèderons pseudo-témoignages, irréfutables, et les pas un pouce de sol français ». Tout de suite Pétain met en place la logistique explications des revers comme n’étant que 95 nécessaire : garnison des forts, mobilisation de l’artillerie et surtout mise en place des replis tactiques. Le décalage entre la des moyens de transport permettant d’acheminer plus vite les troupes, les poursuite des combats, le piétinement des munitions, le ravitaillement (« Voie sacrée » reliant la place assiégée à Bar-le- troupes et la supériorité prêtée aux alliés Duc). Il obtient en outre des relèves régulières. Le 24 octobre, les Français discrédite progressivement ce genre reprennent Douaumont et le 2 novembre le fort de Vaux. La bataille proprement journalistique, relayé dès lors par dite s’achève le 18 décembre. On en est alors revenu, à peu de choses près, à la l’héroïsation des combattants. situation du 21 février. Les heurts dans le secteur ne s’arrêtent jamais vraiment tout au long du conflit. L’avantage reste aux Français, mais c’est au prix d’une Le service photographique des armées envoie terrible saignée. Le choix de Verdun pour porter un coup décisif s’explique des photographes couvrir les opérations et aisément : l’importance des fortifications qui entourent la ville avait imposé de la rendre compte des destructions. La lourdeur maintenir dans le dispositif défensif français, alors même qu’elle était avancée du matériel et les impératifs de pose, surtout par rapport à la ligne de front. Elle constitue donc, malgré ses formidables lorsqu’il s’agit comme ici d’autochromes défenses, un saillant rentrant dans les lignes allemandes. Si la stratégie adoptée à tirés sur plaques de verre, interdisent d’être Verdun par le général von Falkenhayn reste encore en débat, il semble que au cœur des combats. La ville de Reims n’a l’hypothèse la plus plausible est que, renonçant à effectuer une percée décisive (« pas bénéficié par hasard de ces rares images l’offensive frontale est une méthode douteuse, inutile »), il aurait envisagé en couleur. Intensément bombardée par d’utiliser le penchant des Français pour l’offensive à outrance afin de les « l’artillerie allemande toute proche, elle figure saigner à blanc » en ayant recourt à la puissante artillerie allemande. La logique en bonne place dans l’inventaire des griefs stratégique mise en oeuvre constitue un sommet de la guerre d’usure. Il s’agit de que la France adresse à l’opinion publique « saigner à blanc » l’armée française en l’obligeant à défendre à tout prix une internationale pour convaincre de sa bonne ville symbole (bien des fois Verdun a constitué, sur la Meuse, le dernier verrou foi d’agressée. La destruction partielle de la avant les plaines du Bassin parisien, en septembre 1792 par exemple). Le secteur cathédrale, dont les tours sont soupçonnées de Verdun est un Haut lieu de mémoire ; il est l’endroit où Charlemagne choisit par les Allemands de servir d’observatoires, l’aigle à deux têtes comme emblème et où d’âpres batailles ont été livrées en illustre la rage destructrice des nouveaux 1792 et 1870. L’infériorité démographique de la France autoriserait l’Allemagne vandales. Cet enrôlement paradoxal du à consentir dans cet assaut des pertes considérables, qui seraient moins baptême de Clovis et du sacre des rois dans le dommageables pour elle. La supériorité de l’artillerie lourde allemande ne réussit combat de la République s’inscrit dans la pourtant pas à faire rompre les Français, malgré l’énormité des pertes, d’où une continuité de l’histoire officielle de Lavisse, dimension vite mythique de la bataille, « on ne passe pas », et des chefs, Pétain et rattachant à la geste nationale l’Ancien Mangin, crédités de la victoire. Les pertes s’élèvent à 240 000 Allemands et 260 Régime pour son rôle dans l’édification de 000 Français. L’échelle doit être impérativement relevée pour expliquer la densité l’État, désormais menacé par l’Allemagne. des combats ici : c’est le nombre de morts au mètre carré qui fait de Verdun la bataille la plus importante de la guerre (en victimes, la Somme a des arguments à La mort omniprésente faire valoir). L’importance de la prise des forts de Vaux ou de Douaumont est Dès que le mort est identifié, la terrible vérité symbolique autant que stratégique, à partir du moment où ils sont au centre des est annoncée à sa famille. La nouvelle est préoccupations de la propagande : Renoir s’en souvient dans La Grande Illusion souvent transmise par des canaux non de 1937. administratifs. Ce sont généralement les Pour qualifier Verdun, les historiens Gerd Krumeich et Stéphane Audouin- soldats eux-mêmes qui se chargent Rouzeau ont employé le terme de « bataille totale ». La dernière bataille classique d’informer, ajoutant à la sécheresse du sur le front de l’ouest est celle de la Marne, où se sont engagées le gros des constat administratif, le témoignage armées allemande et française. C’est à la lumière de la pétrification du front vécu et l’exaltation des qualités du défunt. À qu’est tentée l’offensive allemande à Verdun. On l’a vu, la stratégie allemande la douleur de la nouvelle s’ajoute la distance visait à user les forces françaises. Pour l’état-major français, il est vital que les entre le défunt et ses proches et l’absence Allemands ne percent pas : « ne pas se rendre, ne pas reculer d’un pouce, se faire d’une véritable sépulture où honorer la tuer sur place » ordonne le général Nivelle en juin. Ainsi, la bataille de Verdun mémoire du disparu. La surmortalité militaire marque l’un des sommets de la guerre d’usure, d’abord par sa durée. La bataille interdit le fonctionnement habituel du deuil : est aussi unique par l’importance des forces en présence et l’âpreté des combats, il est impossible de transférer les corps aux marqués par un affrontement acharné dans les bois autour de Verdun, par la prise familles pas plus que d’organiser des de forts et leur reprise (Douaumont, Vaux), par l’éradication complète de villages funérailles privées. Les corps sont donc entiers. Ainsi, le village de Fleury change seize fois de camp en un mois (juillet) inhumés à proximité du lieu de décès, dans avant d’être purement et simplement rayé de la carte. Cette bataille est marquée des cimetières communs lorsque les corps par l’impact de l’artillerie lourde, domaine dans lequel les Allemands disposent sont identifiés, dans des fosses sans cela. au départ d’une nette supériorité. La guerre se fait alors industrielle. C’est Tombé pour la France, le combattant n’en a l’horreur des combats qui marque les récits, tant allemands que français. Les pas fini pour autant avec ses devoirs civiques, hommes sont soumis au déluge du fer et du feu, à l’insomnie, à la faim, à la soif, sa sépulture a une fonction pédagogique et hébétés par la violence des bombardements. Le champ de bataille est comme un exemplaire, au-delà du cercle familial elle océan de boue, jonché de cadavres mutilés croupissant dans les trous d’obus, rappelle au passant la valeur du sacrifice. dégageant des odeurs pestilentielles. La volonté et le courage des combattants sont alors décisifs. Verdun est marquée par l’importance de la logistique, d’un côté comme de l’autre, pour alimenter la bataille en hommes et en matériel. Sur la Le conflit a fait en France plus de trois « Voie sacrée », des milliers de camions français, à la cadence d’un véhicule millions de blessés et, parmi eux, un million toutes les 15 secondes, forment une noria permanente. Bataille totale au niveau de d’invalides dont plus d’un quart souffrant l’engagement matériel, physique, psychique, cette bataille d’usure comme on l’a d’un taux d’invalidité supérieur à 50 %; le nommée par la suite, est la plus meurtrière de toute la guerre sur un espace aussi nombre des amputés est estimé à 60 000. restreint. Le seul véritable vainqueur de Verdun est ainsi la mort avec des pertes Le défilé de la victoire des Alliés eut lieu sur 96 françaises et allemandes qui s’équilibrent. les Champs-Élysées le 14 juillet 1919. Des troupes de toutes les armées alliées y La bataille de la Somme participent avec tous les grands chefs de la La bataille de la Somme constitue l’une des plus terribles de la Première Guerre guerre dans une grande exaltation patriotique mondiale sur le front occidental, causant plus d’un million de morts, blessés et sans que les absents soient oubliés. C’est un disparus. En cela, elle est bien représentative des nouvelles formes de combats. millier environ de mutilés et de « gueules Elle montre la brutalité et la déshumanisation des combats qui provoquent la mort cassées » qui ouvrent le défilé et qui de masse dans une guerre industrielle. rappellent ainsi l’immensité des sacrifices des La Somme fut, plus que tout autre secteur, un espace où des soldats originaires de hommes et leur lassitude : «Nous étions plus de vingt pays s’affrontèrent. Dans l’histoire et la mémoire de la guerre, revenus bien fatigués », écrit Marc Bloch Verdun a pris la première place pour les Français qui avaient alors fait face, seuls, ajoutant ensuite que les soldats démobilisés à l’offensive allemande. En revanche, c’est la bataille de la Somme qui est la plus sont pressés de reprendre les métiers évocatrice du conflit dans les mémoires anglaise et allemande. Pour les abandonnés. Cinq « gueules cassées » étaient Britanniques, parce que le 1er juillet 1916 est le jour le plus sanglant de leur aussi présentes lors de la signature du traité histoire ; pour les Allemands, parce qu’elle fut la bataille défensive par de Versailles en juin 1919. excellence, celle où ils eurent le sentiment de défendre leur patrie face aux assauts ennemis, faisant la « garde de la Somme ». Ce tableau n’est pas l’oeuvre d’un artiste « Le barrage d’artillerie roulant devient une tactique courante de la bataille. Il professionnel ». Il est peint par Jean Galtier- précède l’assaut et protège l’infanterie lors de l’attaque. 19 millions d’obus ont Boissière qui, pendant la guerre, a dirigé un été tirés par l’armée britannique durant la bataille de la Somme. Les soldats sont journal de tranchées, Le Crapouillot, créé en épuisés par des bombardements incessants, par la tension nerveuse de l’attente, 1915 et qui continue d’exister dans une veine de l’attaque redoutée. Ils vivent dans un environnement déshumanisé, où la mort de plus en plus pacifiste et même rôde. Le déluge de feu des tirs d’artillerie provoque l’effroi des combattants. Il antimilitariste après 1918. On distingue l’Arc est la cause de traumatismes psychiques, tel le shell shock dû au souffle de de triomphe au fond à droite. Les spectateurs, l’explosion. Les soldats se sentent impuissants devant l’intensité du feu. Côté à gauche, sont massés dans une tribune allemand, la veille sous le feu, malgré des pertes inouïes, créa un type nouveau de pavoisée de tricolore et séparés de l’avenue soldat, formant des « troupes de choc » (Stosstruppen). On assiste à une par un cordon de soldats. Le peintre figure ici mythification immédiate de l’image du soldat, capable de résister, seul, une véritable galerie de mutilés. De gauche à impassible face aux « orages d’acier », à la souffrance et à l’horreur des combats, droite : un homme-tronc, blessé à la tête et celui que, dans son ouvrage Orages d’acier, Ernst Jünger a décrit comme un poussé dans un brancard ; un homme qui combattant « au visage d’acier ». Ce stéréotype du soldat du combat total marche sur des béquilles, un aveugle (homme trouvera ses prolongements dans l’homme S.S., le soldat d’élite du IIIe Reich. aux lunettes noires), un unijambiste, un autre Le no man’s land constituait le territoire de l’horreur, celui du danger permanent, au visage bandé (« gueule cassée »), auquel il dans un paysage de totale destruction, où se mêlaient cadavres et débris d’arbres manque une main ; un manchot qui a perdu dans une terre éventrée par les tirs d’obus. Les combattants devaient durant son nez et enfin un autre unijambiste. Au l’assaut s’élancer dans cet espace, sous les tirs d’obus et de mitrailleuses. La mort second plan, on voit également trois borgnes. est ainsi souvent infligée de manière anonyme. Mais les combats au corps à corps L’ensemble est saisissant et donne s’imposent aussi quand le combattant arrive dans une tranchée adverse. l’impression d’une accumulation d’infirmités, la plupart dues certainement à l’artillerie ou Promiscuité et solidarité encore aux gaz aveuglants. L’impression de Vivre au front dans les tranchées, c’est connaître l’enfer au quotidien avec ses choc est renforcée par le décor de la fête et le malheurs ordinaires ; froid, boue, pluie, poux, rats, odeurs pestilentielles de la style naïf de la peinture qui accentuent la mort et des cadavres en décomposition, etc. Comment vivre au milieu de tristesse des visages. Galtier-Boissière l’horreur ? Comment des millions d’êtres humains ont-ils pu endurer et représente ici un condensé de toute l’armée : finalement assumer ces violences? S. Audouin-Rouzeau explique (cf. L’Histoire certains mutilés sont en civil (certainement n° 225, octobre 1998) qu’au sein des armées engagées le «groupe primaire» a une démobilisés pendant le conflit) ; les autres importance fondamentale. Il s’agit de minuscules noyaux constituant le véritable arborent des uniformes variés. On y voit des tissu des grandes unités. À l’intérieur de ces groupes, les soldats vivaient entre hommes du rang mais aussi des sousofficiers eux, avec leurs règles, leur hiérarchie, leur vie sociale, leurs distractions et leurs (l’aveugle aux lunettes) et des officiers souvenirs communs. Ces petits noyaux constituaient à la fois une chance et une (l’homme au visage bandé, deux autres en garantie de survie. Appartenir à l’un de ces groupes, c’était être assuré d’une képi à l’arrière-plan). Tous portent une ou entraide et, par-dessus tout, d’une assurance que l’on viendrait coûte que coûte plusieurs décorations. La diversité des tenues vous chercher sur le no man’s land en cas de blessure. Comme le dit S. Audouin- et le désordre relatif de la marche contrastent Rouzeau, «la fidélité aux copains a beaucoup fait pour l’accomplissement avec l’idée que l’on peut se faire d’un défilé quotidien de ce qu’il est convenu d’appeler le «devoir ». Un grand attachement militaire. Ce tableau permet ainsi de montrer amical se noue entre les combattants d’une même unité (souvent une compagnie, les conséquences de la guerre et notamment une section) et qui engendre une solidarité de groupe vitale à la survie. La mort la masse des invalides de guerre qui d’un combattant est souvent une violence psychique infligée à ses camarades : constituent les plus « visibles » des anciens perte d’un être cher, culpabilité de survivre, anticipation de sa propre mort. combattants. C’est l’ambiguïté du tableau Les mutineries de 1917 qu’il faut mettre en évidence : à la fois Les motivations des soldats sont évidemment multiples, celle-ci a le mérite d’être illustration de l’hommage officiel rendu par représentative d’une attitude fréquemment apolitique chez les mutins (à l’opposé la nation aux combattants (décorations des carnets célèbres du tonnelier Louis Bartas). Le rapport du général Mignot, à militaires, foule, drapeaux tricolores) et propos du refus des 23e et 133e R.I. à Ville-en-Tardenois, est intéressant pour son dénonciation de l’horreur de la guerre point de vue qui se veut objectif (un mot qui ressortit évidemment au domaine (expression de souffrance des invalides, 97 militaire). horreur concrète des blessures, relatif désordre de la marche). Est ici davantage Censure et propagande suggérée l’idée d’une génération sacrifiée et En France, la proclamation de l’état de siège, renforcée par une loi du 5 août traumatisée que l’idée de victoire. 1914, interdit de publier toute information à caractère militaire non officielle. Un « bureau de presse » est institué auprès du ministère de la Guerre pour veiller à Le témoignage de M. Brana l’application de ces dispositions. Dès le mois de septembre 1914, le ministre de la M. Brana, directeur de l’école de Bayonne, à Guerre, Alexandre Millerand, institue une censure de nature politique, en donnant l’occasion de la remise de la Légion l’ordre, par une circulaire datée du 19 septembre, d’interdire « les articles de fond d’honneur qui lui est faite, le 15 août 1936, attaquant violemment le gouvernement ou les chefs de l’armée » et de « ne pas nous livre le témoignage précieux de son permettre, en ce moment, d’articles tendant à l’arrêt ou à la suppression des expérience de guerre et des séquelles que hostilités ». Pendant toute la guerre, la censure provoque une lutte acharnée entre cette dernière a engendrées. L’auteur (un journaux et gouvernements successifs. Néanmoins, de 1914 au printemps 1915, le sergent mutilé, ancien instituteur, responsable sentiment patriotique, en dépit de ces protestations, fait accepter la censure. Par la de l’Office des mutilés de la Meuse) entend suite la contestation des journalistes, à laquelle s’ajoute celle des parlementaires ici mener une véritable « croisade » pour s’amplifie au point qu’un débat à la chambre, en janvier 1917, remet en cause éviter l’oubli et faire en sorte qu’une telle l’existence même de la censure. Quand il devient président du Conseil, catastrophe ne se renouvelle : « pour que Clemenceau ne la supprime pas, mais l’allège et admet que le gouvernement cette haine nouvelle prévienne dans l’avenir puisse être critiqué. Ce contrôle de la presse n’a pas seulement servi à préserver un nouveau conflit mondial ». Dans ce le secret militaire et à éviter au gouvernement d’être critiqué ; il a aussi participé discours de 1936, un ancien combattant, à l’encadrement de l’opinion publique et à la formation d’une « culture de guerre invalide et pacifiste témoigne sur plusieurs ». aspects de son vécu de la guerre. L’auteur énumère ici les grands traumatismes liés au «Une» du journal Le Canard Enchaîné, le 10 septembre 1915 conflit : la mort de masse et la transformation C’est durant la Première Guerre mondiale, alors que la presse française est des combats en véritable boucherie ; les soumise à une censure implacable, que naît Le Canard Enchaîné, un périodique conditions de vie monstrueuses des poilus anticonformiste, que ses fondateurs – le journaliste Maurice Maréchal et le dans les tranchées ainsi que la « bestialité » caricaturiste Henri-Paul Gassier, proches de la mouvance socialiste – veulent des soldats sur le champ de bataille. C’est libre, indépendant, bien informé et humoristique. Le premier numéro paraît le 10 donc une entreprise septembre 1915. Le mot « canard » désigne populairement, et notamment dans de déshumanisation radicale que l’auteur les armées, le journal quotidien, dont l’essentiel des propos se résume à des « dénonce, qui a réveillé en l’homme des cancans ». L’une des « feuilles des tranchées », confectionnée par les soldats du instincts de cruauté et de barbarie et l’a 74e régiment d’infanterie dès l’été 1915, se dénomme « le canard du boyau », en amené à prendre du plaisir à tuer. Le plus reprenant l’adjectif « enchaîné » au nouveau titre, « l’Homme enchaîné », que nouveau dans un témoignage d’ancien Georges Clemenceau donne – pour protester contre la censure – à son périodique combattant est la transformation psychique originellement baptisé « l’Homme libre ». En somme, le titre ne trompe pas : ce du soldat face à l’ennemi. Non seulement la « périodique de petit format est cancanier (« canard») et censuré (« enchaîné »), au peur » l’entraîne à assouvir « d’antiques contraire des autres journaux qui, bien que censurés et participant de ce fait au « instincts de cruauté et de barbarie » mais bourrage de crâne », se présentent toujours comme s’ils disent la vérité. aussi, et comme des hommes ayant pris des « L’autodérision vient tout d’abord des mots ou expression utilisés : « canard » à la stupéfiants », le soldat jouit de la destruction place de journal, « enchaîné », allusion à l’attachement du soldat à sa tranchée et de « l’autre » : « cette minute atroce avait au mythe de Prométhée, « humoristique », « coin ! coin ! couin », etc. Elle est pour nous une saveur unique, un attrait aussi manifestée par ces dessins naïfs, clownesques, légendés sous forme de morbide ». Le combattant, peut-être petite bande dessinée simpliste mais néanmoins critique et incisive quant aux originellement pacifiste convaincu, est allusions formulées à l’égard de la censure. devenu un criminel. C’est ce sur quoi le père Le premier numéro du Canard se veut d’abord critique à l’égard des journaux de la psychanalyse, Sigmund Freud a travaillé officiels ou des journaux censurés. Aussi le titre central, le plus gros après le nom en analysant les psychoses de guerre, du journal, est « Pour faire un journal en 1915 ». En lisant la bande dessinée on notamment dans son ouvrage, Considérations s’aperçoit tout de suite qu’il n’est plus possible d’écrire des feuilles libres puisque actuelles sur la guerre et sur la mort. Il s’agit «Madame Anastasie » (la censure) à l’aide de ses grands ciseaux, interdit toute d’un témoignage exceptionnel car ce genre publication critique à l’égard du pouvoir. Tout ce qui pourrait être susceptible de d’aveu n’est pas courant dans une société qui constituer un danger pour l’aboutissement d’une victoire totale du pays sur a exalté l’héroïsme des soldats. Il faut du l’ennemi est découpé et jeté aux oubliettes par la protectrice des informations courage pour tenir un tel discours le jour où pour le public : «Madame Anastasie ». on lui remet la Légion d’honneur. Ce texte L’intérêt de ce premier numéro du Canard enchaîné (journal toujours critique de illustre par ailleurs le courant pacifiste qui se nos jours vis-à-vis des pouvoirs en place et de la société) est de dénoncer la développe dans les années d’après-guerre. condition de la presse française en 1915 et plus généralement pendant la Grande Guerre. La presse française est alors soumise à une censure implacable et sa Après le conflit, mais aussi dans les années première mission semble être de se livrer au « bourrage de crâne » en affirmant 1920 et 1930, nombreux sont les par exemple que les armes nouvelles sont moins meurtrières que les précédentes. témoignages des survivants de la guerre, Le nouveau journal anticonformiste ne rencontre cependant pas le succès devenus les historiens amateurs de leur vécu escompté par ses créateurs en 1915 : les effets conjugués sur le public du et de leur condition de poilus. Ces anciens patriotisme et du bourrage de crâne constituent un front trop solide ; c’est ce qui combattants, de retour chez eux, ont bien explique sa disparition le 4 novembre 1915 après la publication de cinq numéros souvent adhéré à des associations de « seulement. Un nouveau lancement a lieu en juillet 1916, répondant aux « patriotisme pacifiste », selon l’expression de 98 professeurs de patriotisme » en utilisant la même arme que l’année précédente : l’historien Antoine Prost (Les Anciens l’ironie. Ce journal put se maintenir ensuite jusqu’à la fin de la guerre. Il est, en Combattants et la société française). fait, très surveillé par les autorités militaires qui le jugent certes pacifiste mais Les réclamations d’anciens combattants sont aucunement défaitiste : le journal souhaite la paix mais pas à n’importe quel prix ; aussi diverses que l’éventail social qu’ils il attaque les « spécialistes » du « bourrage de crâne » mais – selon les mots représentent. Le rêve d’une union des d’Alain Schifrès – il « aide le public à prendre son mal en patience au lieu anciens, traduisant dans la paix les vertus de d’exaspérer son pacifisme ». C’est ce qui explique qu’il survit aux nouvelles fraternité et d’égalité expérimentées au front, autorités civiles et militaires de 1916-1917, même s’il doit subir de sérieuses a vite fait long feu. Parmi les principales récriminations de la part de la censure. associations, on distingue l’Union nationale des combattants, marquée à droite, l’Union III. La patrie en deuil, par Annette Becker fédérale plutôt au centre gauche, et Après l’armistice, la conférence de la paix et les traités, l’Europe procède au l’Association républicaine des anciens décompte macabre de ses morts et de ses blessés. Celui-ci est aussi accompagné combattants, proche des communistes. d’une réflexion sur la brutalité, la violence, les énormes dégâts infligés aux corps L’Union fédérale, la plus importante des et aux esprits, les souffrances des civils, les chocs psychologiques causés par la fédérations, ne peut empêcher la récupération prise de conscience de l’hécatombe d’une génération d’hommes jeunes et le par les forces politiques de la dynamique des profond sentiment de culpabilité à leur égard… Ainsi est née ce que les historiens anciens combattants, les Croix-de-Feu du ont nommé plus tard la « culture de guerre ». Celle-ci est fondée sur le colonel de La Rocque en étant la plus traumatisme des survivants cherchant avant tout à rendre hommage aux disparus : spectaculaire illustration. culte du « soldat inconnu », monuments aux morts, immenses cimetières, musées. L’instrumentalisation était inévitable, étant Chacun et chacune se doit de faire le deuil d’un proche, d’un ami et de surmonter donné le prestige sans pareil de la figure du le « traumatisme de la guerre ». combattant : la persistance durable après Depuis la fin de la Grande Guerre, les monuments aux morts s’inscrivent dans 1951 de la revendication du transfert des notre espace social et transmettent aux générations présentes le souvenir d’un cendres de Pétain à Douaumont montre à quel passé douloureux. point la participation aux combats de 1914- Sur le plateau de Craonne, au cœur du Chemin des Dames, se dresse depuis 1998 1918 est supposée transcender toutes les une sculpture de Haïm Kern, Ils n’ont pas choisi leur sépulture, commémorant le situations politiques. Enregistrant à leur corps quatre-vingtième anniversaire de l’armistice de 1918. Dans les mailles d’un grand défendant l’impossibilité de cette union, les filet de bronze sont prises des têtes, toujours les mêmes, toujours différentes : associations se concentrent sur le travail de placées à des hauteurs et à des angles divers, elles n’attirent jamais ni la lumière, mémoire, la pédagogie étant au centre de ni les ombres, ni les yeux de la même façon. Ce sont les souffrances et les leurs préoccupations : les discours du 11 conditions de la mort des soldats de la Grande Guerre qui ont ému l’artiste, et, novembre visent, par un rappel des horreurs particulièrement, la multiplication des soldats rendus inconnus, déchiquetés par la de la guerre, à éloigner son spectre des jeunes puissance inouïe de l’artillerie. Sur le plateau, quatre-vingt-dix ans après, les générations. agriculteurs labourent encore et encore des morceaux de métal, des morceaux d’os, des morceaux de pourriture. Mais ils ne retrouvent jamais de visages. Haïm La Grande Guerre est une telle épreuve Kern rend un visage, une vie, à ceux qui ont disparu par centaines de milliers, qu’elle envahit, jusqu’à l’obsession, la avalés par la terre et le feu. mémoire collective avant que son souvenir ne Une métaphore du deuil soit relayé par le vécu puis la mémoire de la L’artiste rend l’obsession de la disparition, de la sépulture et de son impossibilité Seconde Guerre mondiale. La guerre apparaît qui a été celle des contemporains de la Grande Guerre. Sur ce plateau, la mémoire après 1918 comme le pire des possibles et de cette guerre est toujours vivante : les fleurs que les visiteurs pèlerins viennent suscite un pacifisme profond et divers. Il déposer auprès de l’œuvre en témoignent. Dès les hécatombes de l’été 1914, et convient notamment de distinguer le plus encore après 1918, il y a eu un constant « retour » des morts. Chacun d’entre pacifisme comme attitude ou sentiment, eux est rappelé dans sa famille, son village, sa paroisse, son lieu de travail et par présent de façon diffuse dans l’opinion l’État. Lors des manifestations du souvenir, toute fonction élective ou publique et le pacifisme comme mouvement administrative fait de son bénéficiaire, lui-même ancien combattant ou non, un organisé. Le pacifisme est le refus de la représentant du deuil pendant les années 1920-1930. Dans ces commémoraisons guerre, de cette expérience longue, dure, infinies, liturgies politiques et deuils privés sont complémentaires. Il est toutefois brutale et intense dont les sociétés viennent plus difficile de retrouver dans les archives les pleurs et les prières que les listes de faire les frais. Les anciens combattants de souscriptions aux monuments ou les délibérations des associations d’anciens apportent alors au sentiment pacifiste la combattants. Les ferveurs se prolongent dans le désarroi du souvenir, souvent caution de leur autorité morale. Eux, dont le dans un culte commun à Dieu et à la patrie. La France tout entière est devenue un patriotisme ne peut être suspecté, dont le reposoir de la guerre et de la génération perdue. Les lieux de mémoire se passé appelle le respect, qui parlent présentent sous une forme duelle : les uns sont érigés sur les champs de bataille, d’expérience, disent avec force qu’il faut tout lieux mêmes de la mort, les autres sur les lieux d’appartenance collective et faire pour qu’il n’y ait plus de guerre. Leur individuelle, nationale et locale, publique et privée, laïque et religieuse des pacifisme est d’abord émotionnel, affectif, disparus. Là où ils travaillaient, aimaient, étudiaient, priaient, là où était leur vie, lourd de souvenirs nombreux et d’horreurs se multiplient les marques du souvenir. Quant au sol ayant avalé les combattants, vécues. Faire savoir la réalité de la guerre est il est désormais réservé à leur remémoration, sous forme de cimetières, pour eux un devoir. d’ossuaires témoins de la mort et du deuil fichés dans tout espace public ou privé Les mouvements pacifistes organisés du pays et de ses colonies. Les monuments exigent une histoire à la fois politique, s’enracinent dans ces aspirations. La Ligue économique, sociale, du genre, des représentations, de l’art. À guerre globale, internationale des combattants pour la paix mémoire globale. Les représentations figurées y sont essentielles, œuvres (LCIP) propose un pacifisme « nouveau style sculptées, construites, qui tiennent une place spécifique dans le paysage rural ou » reposant sur quatre principes : la négation 99 urbain. de l’idée de défense nationale, la lutte contre Le 11 novembre, les rassemblements autour des monuments aux morts, les la guerre par tous les moyens, le pacifisme drapeaux, le crêpe noir, les couronnes de fleurs, les discours créent une pédagogie au-dessus des partis et des gouvernements, la morale et civique, au cours de laquelle, le temps d’une cérémonie, les morts lutte pour l’union des peuples. Sont rejoignent littéralement les vivants. Disparus et anciens combattants, maris et proposées des approches plutôt veuves, pères et orphelins semblent se retrouver par la symbolique du cortège et pédagogiques, privilégiant les actions du silence, auquel s’ajoute la lecture à haute voix de la liste des disparus d’éducation, préconisant la suppression des (généralement par un orphelin de guerre) et la réponse de la communauté en jouets militaires qui ont fleuri pendant le deuil, « mort pour la France ». Cet « amen » laïque est jusqu’à aujourd’hui, dans conflit. les villages où la tradition perdure, l’un des moments les plus poignants de la cérémonie. Le « culte du souvenir » : la mémoire Si les monuments aux morts sont bien souvent le lieu de l’identification avec les traumatisée ? héros et le lieu de la justification de leur sacrifice, il est d’abord ce que les Pour la France, le bilan d’un million et demi sculpteurs ont fait de la commande et ce que les participants aux cérémonies de tués ne sera (de loin) pas dépassé en 1945. commémoratives feront ensuite de leurs œuvres. C’est dire que la mémoire collective Multiplication des monuments aux morts reste profondément marquée par ce premier On avait érigé un certain nombre de monuments après la guerre de Sécession, les conflit mondial. guerres coloniales ou les guerres d’unification allemande dont la guerre franco- Devant le tragique bilan de la guerre, les prussienne de 1870-1871. Mais c’est à l’issue de la Grande Guerre qu’ils commémorations du sacrifice des soldats, en devinrent universels, rappelant partout dans le monde des anciens belligérants – à édifiant et en entretenant des monuments l’exception de la Russie devenue Union soviétique – l’omniprésence de la (monuments aux morts, ossuaires), en tragédie de 1914-1918. Il est en effet frappant de constater que les vainqueurs et organisant des cérémonies répond à un les vaincus participent de la même frénésie commémorative et que les formes ne double besoin de conservation d’une diffèrent guère. Homogénéisation mondiale de l’espace public consacré au mémoire individuelle et familiale souvenir des conflits. Les différents peuples en guerre ont ainsi représenté une mais aussi d’une mémoire collective véritable « imitation de la Patrie ». (communale, nationale, voire corporatiste). Les morts de la Grande Guerre ont partout fait l’objet d’un deuil national. Par La commémoration ritualise aussi une l’érection de monuments qui leur sont dédiés, il s’agit d’honorer le sacrifice des démarche civique et morale au cours de morts. Il ne s’agit pas d’un culte individuel puisqu’il n’y a pas de tombe. Tous les laquelle les vivants retrouvent les morts. noms sont indiqués la plupart du temps de manière parfaitement égalitaire par À côté de la fièvre commémorative qui ordre alphabétique ce qui montre bien que chaque homme mort porte la mission s’empare des États, se dessine un important de tous, mission qui ne se soucie ni du rang ni du statut. Ainsi, en France, on élan de solidarité pour aider ceux qui estime qu’en cinq ans (1920-1925) près de 30 000 communes ont érigé le leur. La souffrent. On voit naître, pendant et après le cérémonie pour la construction est l’occasion de réunir les anciens combattants, conflit, nombre d’associations destinées à les autorités et les donateurs locaux car l’aide de l’État est maigre. Pour la soulager le deuil des vivants. Ainsi, « plupart, ils expriment avec sobriété la reconnaissance de la patrie, certains plus l’Association du Souvenir aux Morts des rares entretiennent la flamme patriotique, d’autres encore plus rares sont Armées de Champagne » s’emploie à assurer clairement antimilitaristes. aux familles des disparus la visite annuelle Antoine Prost en distingue cinq types : des tombes et témoigne de l’union de tous les – le monument de la victoire sur une place publique représentant surtout des endeuillés en une « grande famille morale ». allégories (coqs, couronnes, victoires). Le soldat y est le plus souvent idéalisé ce Cela pose plusieurs questions autour du « qui est la marque du patriotisme. Les inscriptions sont sobres (« Morts pour la devoir de mémoire » en histoire : pour France » ou la patrie). entretenir quelles valeurs ? Pour gérer quel – Le monument civique sur une place proche de la mairie, avec une stèle, pas avenir ? Ce « culte du souvenir » a-t-il encore d’allégories mais plutôt une croix de guerre. Une seule inscription : « La un sens aujourd’hui ? commune de « X » à ses morts ». Le dossier est construit sur la définition du – Le monument patriotique et funéraire plus proche de l’église et du cimetière drame classique : unité de lieu (monuments avec un poilu, des drapeaux. Parfois, on voit une tombe ou un soldat drapé. aux morts, cimetières), de temps (11 L’inscription est sobre où apparaît « À nos morts », « À nos héros »… novembre) et d’action (commémorations et – Le monument funéraire. Assez souvent présent dans un cimetière (mais pas témoignages). systématiquement) il a une tombe ou une stèle parfois des gisants voire des L’importance de la commémoration s’impose pleureuses et une inscription où on lit souvent « à nos enfants », « à nos fils, » « rapidement comme une évidence. L’immense aux victimes de la guerre ». On y trouve souvent une croix. majorité des 38 000 monuments aux morts – Le monument pacifiste. Placé dans un cimetière ou sur une place avec des sont édifiés avant la loi de 1922 instituant le parents, des veuves ou des enfants seuls voire une allégorie explicite (ouvrier 11 novembre comme fête nationale. Loin brisant une épée). On n’y lit aucune mention de la France ou de la patrie mais d’être tous des exaltations nationalistes, plutôt « à nos morts » et très rarement une inscription explicite (« maudite soit la comme celui de Cambrai, ou des manifestes guerre »). Le monument aux morts de Péronne, placé légèrement à l’écart du pacifistes, pour une poignée d’entre eux, centre-ville, est une oeuvre du sculpteur P. Auban. Il représente une paysanne de représentés ici par celui d’Equeurdreville, ils la Somme agenouillée derrière le corps inerte d’un soldat, un poing vengeur offrent plutôt, dans la variété de leur dressé vers le ciel. Il est difficile de savoir à qui s’adresse ce geste. Maudit-elle la symbolique, tout l’éventail des attitudes face guerre ou l’ennemi qui a tué cet homme gisant devant elle ? aux devoirs du souvenir. La dimension Il faut multiplier les chiffres des monuments visibles sur les places publiques par communale est le premier point qu’ils quatre ou cinq au moins pour donner une idée de la tension commémorative des partagent : les noms qu’on y lit ne sont pas années 1920 : chacun des morts a droit à son nom gravé publiquement dans sa inconnus, et par leur association à des entités 100 commune, mais aussi dans son entreprise, son école, sa paroisse, etc. Et les pièces abstraites que sont la patrie ou la nation, ils principales de millions de foyers se transforment en autels familiaux où l’on participent à l’enracinement d’un patriotisme expose photographies et souvenirs. républicain dans l’unité civique de base, la Pour le cénotaphe communal, on a choisi en France dans la plupart des cas une commune. Par ailleurs, ils ont très souvent stèle, souvent obélisque, du type de celles qui ornaient jusque-là les tombes des une fonction réconciliatrice : si la cimetières. Ces monuments sont les moins chers et conviennent à l’esprit du participation minoritaire de l’État à leur temps, celui du deuil. C’est comme si toutes les places publiques devenaient le érection (de 4 à 15 % de la dépense) leur cimetière de la nation sacrifiée. L’association des mots offre une importante impose une stricte laïcité, celle-ci n’est pas nuance de sens : « À nos héros » ne proclame pas la même chose que « À nos vécue comme anticléricale. De fait, le martyrs ». La liste des morts, deuxième élément de l’inscription, complète monument est parfois dans le cimetière, voire l’impression funèbre. L’ordre alphabétique généralement choisi renforce dans l’église, et les cérémonies l’uniformité, proche de celle des cimetières militaires où reposent les corps. d’inauguration associent fréquemment le Nommer est l’élément majeur : les noms rappellent les individus, leur redonnent clergé aux associations d’anciens existence, quand la disparition sur le champ de bataille les vouait au néant. combattants. Inscrire les noms, les lire, parfois toucher l’inscription comme on le voit sur La typologie des monuments aux morts, certaines photographies, c’est sortir les hommes de l’irréalité anonyme de la perte érigés par souscription à l’initiative et du vide. d’associations d’anciens combattants, est On peut s’interroger sur les raisons qui ont conduit à éviter d’ériger des relativement étroite : républicains, héroïques, monuments ouvertement pacifistes et, lorsque c’est le cas, sur les raisons du civiques et consensuels, et, à de très rares choix d’une inscription unique, généralement « Que maudite soit la guerre ». En exceptions, comme ici à Equeurdreville, dans nombre infime – une dizaine sur le territoire français – leur style est par ailleurs la Manche, pacifistes. Seules deux communes en tous points semblable à celui des autres monuments. Alors que la société est n’en auraient pas édifié. largement traversée, au lendemain de 1918, par des courants pacifistes, pourquoi Deux des monuments proposés se situent sur la couverture monumentale ne le montre-t-elle pas davantage ? Il faut écarter le front : Péronne a été l’enjeu de la bataille l’hypothèse de la volonté de l’État, dont les subventions ont été dérisoires. de la Somme en 1916 ; Bar-le-Duc, la base Partout, les érections des monuments ont été spontanées, prises en charge par les stratégique de la bataille de Verdun, sur le anciens combattants eux-mêmes ou par leurs familles, ce qui veut dire, après front lorrain. Ces deux communes ont été 1918, par la société tout entière en deuil. directement concernées par les combats. Des œuvres d’art au service du souvenir Fouesnant est en Bretagne (Finistère). Elle La tragédie du courage, celle du martyre et de la mort du combattant se partagent n’a pas été concernée par le front. Mais la les monuments à sujets sculptés. Dans Le Temps retrouvé, Marcel Proust fait dire liste impressionnante de noms rappelle que la à son personnage Robert de Saint-Loup peu avant sa mort au front : « Rodin ou Bretagne a payé très cher sa participation à la Maillol pourraient faire un chef-d’œuvre avec une matière affreuse qu’on ne guerre : près de 300 000 morts. reconnaîtrait pas. » Le monument de Péronne montre une mère Les statues de « poilus », dont la familiarité chaleureuse qui remonte aux qui exprime sa haine pour la mort de son fils. premiers jours de 1915 est significative, se multiplient. Debout sur leur piédestal, Son geste peut se comprendre de deux les combattants sont voués à continuer pour l’éternité leur combat héroïque, fatal, manières : la haine pour l’Allemagne ou pour exemplaire et vertueux. Leur guerre est aseptisée : pas de boue, pas de poux, pas la guerre. de sang, ils sont propres et frais comme des soldats de plomb ; Roger Vercel Le monument de Bar-le-Duc représente les (Capitaine Conan, 1934) l’a bien vu : « Le monument aux morts […] où le soldat soldats dans une position héroïque. Certains mourait debout, sans déranger un pli de sa capote, sans lâcher le drapeau qu’il monuments insistent davantage sur maintenait sur son cœur. » l’héroïsation du sacrifice du soldat. Cela se Mais ces tombeaux sont vides. Et c’est là que réapparaît le principe de réalité. Les comprend ici, vu le contexte local. cénotaphes sont édifiés comme autant de tableaux d’honneur posthumes. Et, Le monument de Fouesnant touche par la comme on ne peut glorifier ni exalter la mort, ces monuments choisissent de la simplicité de la représentation de la douleur nier en représentant des soldats éternellement vivants, dont le bronze est la de la paysanne. Une douleur que l’on résurrection. Les sculptures expriment la trifonctionnalité de l’union sacrée ; il a comprend quand on observe la longueur de la fallu croire, combattre et travailler pour tenir dans la guerre. Les monuments liste des morts et les noms inscrits (mêmes l’illustrent en pierre et en bronze. À leur sommet, souvent un coq, c’est la patrie, familles). puisque, par un rapprochement plus phonétique qu’étymologique, Gallus (le coq) La comparaison de ces trois monuments aux représente Galia (la Gaule) ; au centre, le combattant, au pied du monument, les morts doit mener à une réflexion sur le sens civils, vieillards, femmes ou enfants, observent l’exemple du soldat ou vaquent à de la guerre et du deuil de la nation : il s’agit leurs tâches quotidiennes, celles de l’arrière, où ils « tiennent ». Sur certains d’exalter le courage des soldats et d’exprimer monuments commémoratifs du nord et de l’est de la France se lit la spécificité de le chagrin des familles. Chaque commune de la souffrance des pays envahis puis occupés : tout le cortège des malheurs de la France, mais aussi bon nombre d’entreprises, guerre totale est présenté en réquisitoire. Logiquement, il s’agit d’ailleurs d’institutions, de paroisses, ont voulu honorer davantage d’une dénonciation des crimes allemands que de la mise en valeur des leurs morts à l’issue de la guerre. souffrances pour elles-mêmes. Souvent, on représente des ruines, dans lesquelles Le monument funéraire de Lodève exprime sont pris soldats et civils, rappelant que, dans ces régions, l’arrière était devenu un très grand sentiment de tristesse, de l’avant. Si les monuments exaltent le courage des survivants et les soudent face à douleur et de solitude vis-à-vis de l’homme l’épreuve, ils sont avant tout lieux de regrets où deuils, ferveurs religieuses et absent qui est la force de travail, le chef de patriotiques sont complémentaires. On le perçoit bien sur les monuments famille. C’est la disparition d’une grande paroissiaux de la France tout entière. Ces représentations de la guerre comme un partie d’une génération d’hommes qui est immense Vendredi saint, du front comme un Golgotha font des soldats autant de dénoncée ici. Christ(s), du Christ un soldat. Sur les vitraux du souvenir dans les églises, le Le monument de Cambrai exalte la fraternité 101 soldat chrétien rejoint le sacrifice du Christ en une Imitatio Christi. Quand la et la solidarité des combats, ses poilus mère du combattant, nouvelle Vierge Marie, retrouve son fils, le tient dans ses stylisés et indifférents à la mort étant guidés bras, le monument devient Pietà. Stabat mater dolorosa. Ces mères affligées par une puissante victoire paradoxalement donnent souvent aussi, par leur costume, une touche régionaliste aux monuments, ailée et chenillée. À l’inverse, la veuve qu’une inscription en basque ou en breton les accompagne ou pas : de la Savoie démunie et les orphelins apeurés ne renvoient au Berry, du Finistère à la Lorraine, les femmes et les enfants en pleurs partagent qu’à la tragédie des survivants abandonnés. le deuil national mêlé à leur appartenance locale. Le monument de Cambrai se veut glorieux : Pour témoigner de l’horreur la victoire ailée occupe plus de la moitié de la Les lieux de la mort ont été eux aussi convertis en lieux commémoratifs par le sculpture et elle est tirée par des hommes maillage des cimetières militaires, des parcs paysagers/mémoriaux et des grands bien vivants et valeureux. Pas question ici de monuments de champs de bataille. Aux saillants des offensives les plus dures, les provoquer un quelconque regret ou doute à plus atroces, sur ces buttes témoins de la mort, on a construit des ossuaires. Si les l’égard de la conduite de la guerre ou de ses monuments aux morts sont des tombeaux vides, les ossuaires conservent les conséquences. restes de dizaines de milliers d’hommes, dont l’identité a été avalée par la terre et Quand au troisième, même si la composition le feu lors des combats. Les monuments des communes, comme ceux des de la sculpture y est hiératique, il veut paroisses et des corporations, montrent des noms dont ils ignorent le corps ; les exprimer la communauté de la douleur autour ossuaires entassent des corps dont ils ignorent le nom. de la mort et de la croix chrétienne : la Les 1 350 000 morts français ont envahi tout l’espace symbolique et affectif. Le jeunesse, encadrée par les soldats allemand et déroulement des deux journées parisiennes destinées à rappeler les sacrifices des prussien, la croix des cinq années de guerre, combattants le montrent assez précisément. Le 14 juillet 1919, on fête la victoire, l’évocation sur le socle du désespoir des mais le poids de la perte l’emporte. En 1920, l’inhumation du Soldat inconnu doit mères, de la mort des fils et du traumatisme donner une place exceptionnelle à ces héros parmi les héros, les morts parmi les des pères. combattants. Mais la définition du héros issu des messianismes de la patrie peut Ces messages s’expriment par le matériau varier et les polémiques sont ici aussi vives que la ferveur collective née de la utilisé pour la sculpture, par sa taille, par le guerre, nouée autour du trauma dû aux millions de morts et de blessés. Ce qui choix des personnages représentés et par reste, en 1919, de l’union sacrée, c’est ce souffle né en 1914, vécu dans l’intensité l’expression qu’ils transmettent, par l’effet de et le désarroi mêlés à travers les années de guerre, et que les commémorations mouvement ou d’éternité des attitudes, enfin nationales réactivent dans le respect du sacrifice et, souvent, dans le sentiment de par l’emplacement des monuments. l’horreur de son inutilité. La guerre a détruit des hommes, a détruit des familles, la commémoration doit les faire revivre, et l’inhumation de « l’inconnu », son Nouvelles commémorations adoption par la Nation tout entière peut être conçue comme leur résurrection. Si la brutalité du deuil reste intacte, les Tout au long de la journée du 11 novembre 1920, « l’inconnu » est accompagné formes modernes de communication se par une famille fictive : une veuve de guerre, une mère et un père « orphelins » mêlent désormais aux pratiques d’un fils, un enfant « orphelin » de père. La guerre a inversé l’ordre logique de la commémoratives : après les attentats du 11 succession des générations, la commémoration vient y remédier : chacun adopte « septembre 2001 à New York, internet est l’inconnu » comme son père ou son fils. devenu immédiatement un lieu de mémoire, Curieuse généalogie enfantée par la guerre. Le culte du Soldat inconnu, c’est la avec photographies et biographies des brutalisation de la guerre passée à la postérité mémorielle et l’invention disparus, ex-voto virtuels multipliés à l’infini commémorative par excellence de la Grande Guerre : l’anonymat garantit des consultations. En Australie, en France, les l’héroïsme et le deuil de tous. Les cérémonies du 11 novembre 1920 font sortir noms des morts de la Grande Guerre sont dans les rues de Paris des milliers de gens en larmes, persuadés qu’ils voient aussi désormais en ligne. Les noms, les passer celui-là même qu’ils ont perdu. photographies ou la symbolique La République peut s’autocélébrer, la ferveur appartient aux anonymes qui l’ont architecturale : le « monument aux morts » défendue et sauvée, comme le résume un journaliste de L’Humanité : « Peut-être doit avant tout faire revivre ceux que l’on a est-il tombé près de moi en Artois, en Champagne ou à Verdun. Peut-être perdus pendant les conflits. m’avait-il montré les portraits de son père et de sa mère, de sa femme et de ses enfants pendant nos longues stations aux tranchées ? » Cet « inconnu » est connu de tous ceux qui l’avaient aimé, côtoyé et perdu. Ce culte des morts et du souvenir, repris à l’échelle du pays, connaît deux temps forts : le choix du soldat inconnu à Verdun et son installation sous l’Arc de Triomphe puis, en 1927, l’inauguration de l’ossuaire de Douaumont par le président de la République. Dès 1916, le président du « Souvenir français » de Rennes propose d’inhumer un soldat inconnu au Panthéon. Cette idée est reprise par les députés le 12 novembre 1919, mais une campagne de presse propose l’inhumation sous l’Arc de Triomphe ce qui est décidé par une loi, votée à l’unanimité de l’Assemblée nationale, le 2 novembre 1920. On rassembla à Verdun le 10 novembre 1920 les cercueils de huit soldats inconnus provenant chacun d’un des huit secteurs tenus pendant la guerre. Le soldat Auguste Thin, du 132 R.I. stationné à Verdun, choisit le sixième cercueil, inhumé solennellement le lendemain. Il est à noter que ces cérémonies commémoratives nationales sont toutes les deux centrées sur Verdun, qui est l’emblème du combat de la France et le lieu où 500 000 Français et Allemands ont perdu la vie. Dix-huit nécropoles et quelques carrés militaires sont installés pour recevoir les morts de la bataille de Verdun de 1916-1917. Les corps, enterrés au jour le jour pendant la bataille dans des petits 102 cimetières du front ou abandonnés sur le terrain bouleversé par l’artillerie – où beaucoup devinrent des « inconnus » –, sont rassemblés après la guerre dans des ossuaires érigés dans ce but. Ces nécropoles ont été restaurées et réaménagées dans les années 1960. Le soldat mort à Verdun symbolise toute une « génération perdue », rassemblée dans d’immenses nécropoles qui invitent les générations suivantes à désirer la paix universelle, donc à considérer la Grande Guerre comme la « Der des der ». Ainsi, lorsque le jeune Henry de Montherlant, secrétaire de l’ossuaire de Douaumont publie, en 1924, un « Chant funèbre pour les morts de Verdun », il écrit : « Si on avait interrogé les combattants : “Vous serait-il égal que la France fût vaincue ?”, un petit nombre, sans doute, eût répondu : “Peu m’importe.” Mais si on leur avait demandé : “Vous serait-il égal qu’il y eût après celle-ci de pareilles guerres ?”, pas un n’eût répondu que peu lui importait. » Le bâtiment de Douaumont n’est pas encore achevé (il ne le sera qu’en 1930) quand Pétain prononce un discours lors de l’inauguration de l’ossuaire (19 septembre 1927), faisant de Verdun le symbole du patriotisme des poilus et de l’enfer de la guerre, le « symbole des valeurs de la nation », un nouveau haut lieu du nationalisme français ; mais la lanterne des morts, en forme d’obus, est déjà dressée. Les restes de 130 000 soldats non identifiés y sont recueillis. L’ossuaire de Douaumont mêle dans son architecture les références chrétiennes, pour exorciser la mort, et la symbolique militaire avec cette évocation d’un obus. Les champs de croix (cimetière de 15 000 tombes), qui ne correspondent pas à des sépultures, ordonnent en surface le chaos de cette immense fosse commune. Le cimetière a été construit à la suite d’une initiative commune de Mgr Ginistry, évêque de Verdun, du maréchal Pétain, de la princesse de Polignac et du député de Verdun, M. Schleiter. Une vaste souscription nationale a permis sa construction. L’alignement des tombes et l’ossuaire en lui-même symbolisent la mort de masse inaugurée par la guerre. Aujourd’hui ce lieu accueille le Centre mondial de la paix pour exorciser en quelque sorte « cette terre pétrie avec les os des morts » et où on dit qu’« il y a eu tant de sang versé que le jour de la résurrection, les morts ne pourraient pas tous tenir debout »... Une tentative originale À Biron (Dordogne), un « nouveau » monument aux morts est venu remplacer en 1995 l’obélisque érigé après la Grande Guerre. Son auteur, Jochen Gerz, a voulu faire prendre conscience des difficultés de la mémoire, de ce passé qui ne passe pas à force d’être ressassé sans être réapproprié. L’artiste a posé à tous les habitants de ce petit village une question « secrète », connue seulement de lui et d’eux. On peut supposer qu’ils ont été amenés à réfléchir aux raisons qui pourraient les pousser à risquer leur existence aujourd’hui. Les réponses ont été transcrites sur des plaques en émail rouge. C’est en quelque sorte un monument interactif, doublement vivant puisque les habitants y ont dit ce qu’ils voulaient à propos de leur vie et de la mort des leurs à la guerre à travers le siècle, et parce qu’il reste de la place pour que de nouvelles plaques soient ajoutées. Les 127 plaques disent une douleur, une façon de voir d’aujourd’hui. « Toute ma jeunesse, j’ai vu ma grand-mère pleurer pour ses fils. Elle en a perdu deux, le troisième n’avait plus qu’un pied et le quatrième devait partir. Elle avait presque perdu la raison, la pauvre femme. » « Mon cousin est parti de Biron à Dachau. Ils l’ont forcé à jouer du violon pendant les pendaisons : ça lui a sauvé la vie. Il n’a jamais touché au violon depuis. C’est sûrement insensé de donner sa vie, mais si nous plongions de nouveau dans la guerre, oui, il faudrait le faire, pour défendre la patrie, les siens, les terres, comme nos grands-parents et nos parents. » Les habitants de Biron ont ainsi spontanément lié les souffrances des différentes guerres à leur « nouveau » monument.

Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs :

103 HC – Les femmes et la Première Guerre Mondiale Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) : La guerre a-t-elle donné plus de droits aux femmes ? La Première Guerre mondiale a-t-elle vraiment été émancipatrice ? Sources et muséographie :

Ouvrages généraux : Fabienne Thébaud, La Femme au temps de la guerre de 14, Stock, 1986. Histoire des femmes en Occident, tome 5, « Le XXe siècle » (dir. Thébaud Françoise, Plon, 1992, p. 31-74). Documentation Photographique et diapos :

Revues :

Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

La Grande Guerre, événement fondateur, matrice d’un siècle de brutalités extrêmes peut être considérée comme une rupture pour tous et toutes. En France, les ouvrières passent de 490 000 à 650 000 entre 1913 et 1917, vêtements et coiffures s’adaptant au monde de l’industrie mécanique. Mais l’événement véhicule également une image plus discutable de moment décisif de l’émancipation féminine, remise en question par Françoise Thébaud (en particulier dans le tome V de l’Histoire des femmes, G. Duby, M. Perrot (dir)). . Michelle Perrot résume « La guerre remet chaque sexe à sa place ». L’histoire de la Première Guerre mondiale a été revisitée par l’Histoire des femmes. L’histoire des ouvrières des usines de guerre a contribué dans les années 1970 à une autre histoire de la guerre, une histoire de l’arrière et de “ l’autre front ” (c’est le titre d’un numéro spécial de la revue Le mouvement social). Les études ont permis de nuancer fortement l’image convenue de l’émancipation des femmes pendant la guerre et a au contraire mis en avant l’histoire de la “ nationalisation du corps des femmes ” (F.Thébaud). Fabienne Thébaud rappelle que les femmes restent dans leurs rôles traditionnels : des mères, des épouses (la « Mater Dolorosa » sur les monuments aux morts qui évoque les millions de veuves qui ont subi les séquelles de la guerre), « passives et consolatrices » (rôle des infirmières et des soeurs dans la consolation et le soutien), les hommes demeurent les maîtres du jeu. Sans compter qu’elles en subissent aussi les violences : le viol – dans les régions de combat – et l’exploitation dans les usines de guerre (les femmes sont sous-payées). La guerre a aussi contribué à redéfinir les rapports symboliques du masculin et du féminin. Seule l’image de la femme associée au combat révolutionnaire est différente, en Russie, et en particulier Rosa Luxemburg. La relecture très contemporaine de l’histoire des sociétés européennes par la brutalisation ou “ l’ensauvagement ” (travaux de Georges Mosse) fait pencher l’objectif vers les souffrances du masculin. Si cette vision devient hégémonique comme semble le craindre Annette Wieviorka (Le Monde des débats novembre 2000) elle provoquera un nouveau déséquilibre de l’histoire et un effacement des perspectives précédentes. La guerre a-t-elle été émancipatrice pour les femmes ? C’est la thèse qui a été avancée par les historiens dans les années 1960-1970. Les recherches plus récentes conduisent à une réponse très nuancée car les femmes ont accompli des tâches parfois dangereuses et épuisantes. Au retour des combattants, elles ont subi une démobilisation brutale et seules les Anglaises et les Allemandes ont obtenu le droit de vote. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

Une faillite du féminisme international COLETTE (1873-1954) Les mouvements féministes n’échappent pas à l’Union sacrée, au chauvinisme Le débat sur les enfants du viol pendant la parfois, profondément persuadés que le combat est une guerre du droit. Les Grande Guerre. Le texte est court. Depuis associations réformistes sont unies derrière les combattants, organisent des 1912, Colette s’adonne au métier de activités d’aide aux soldats qui doivent beaucoup à l’héritage philanthropique ; journaliste. La guerre lui fournit la matière de 104 elles font l’éloge de la natalité et de la maternité (une France forte a besoin de chroniques, d’articles plus ou moins fils) et elles condamnent l’avortement. Elles refusent de participer au Congrès dramatiques. C’est le temps des Heures international de la Haye (1915). Toutefois, le pacifisme réapparaît, minoritaire, longues. Au début de l’année 1915, l’opinion avec la crise de 1917 et le procès d’Hélène Brion que la principale protagoniste publique s’émeut du sort des femmes violées. veut transformer en défense du féminisme. Le problème est né avec l’invasion qui a précédé. C’est moins le sort dramatique de La participation à l’effort de guerre ces femmes qui émeut que celui de l’enfant à Servir est un souhait à peu près unanime. La participation des femmes prend deux venir. Faut-il garder l’enfant du viol ou faut-il aspects qui font d’elles un rouage fondamental de l’économie de guerre. s’en débarrasser ? Elle prend la forme du rôle traditionnel de la femme qui soigne (et réconforte) La guerre modifie le contour des oppositions sous les ordres des hommes compétents, les médecins. Très peu de femmes, en traditionnelles. Au nom des valeurs effet dans le corps médical ; Marie Curie fait admettre toutefois son service nationales, fortifiées par la guerre, tout un radiologique au front. Les « anges blancs », lyriquement louées pour leur courant d’opinion s’inquiète des menaces qui dévouement, et leur patience sont pour partie des salariées professionnelles mais pèsent sur l’avenir de la « race française ». nombreuses sont les bénévoles (les deux tiers), appartenant aux classes moyennes Beaucoup se disent préoccupés du sort des et supérieures. Travaillant pour l’essentiel à l’arrière, certaines sont admises au femmes, mais la plupart ne voient dans ces front à partir de 1915. atrocités que l’altération inéluctable du sang. Par ailleurs la participation prend aussi une autre forme, le remplacement des Cette angoisse reçoit une caution scientifique hommes au travail : ce mouvement se fait dans la suite du développement du grâce à un corps médical largement gagné à travail féminin observé à la Belle Époque. On sait que les femmes représentaient l’idée de l’avortement. Si Barrès n’est pas en 1914 environ 37% de la population active, répartis à peu près également entre loin de penser que l’avortement est un les trois secteurs. moindre mal d’autres, plus expéditifs, Appel aux femmes françaises préconisent l’infanticide. La violence faite René Viviani, député socialiste (ayant quitté la SFIO), fut le premier ministre du aux corps des femmes aiguise la haine de Travail en France entre 1906 et 1910, avant de devenir chef du gouvernement de l’ennemi. Cette haine que le pacifisme juin 1914 à octobre 1915. La France avait déjà avant la guerre une forte main- d’après guerre dérobe à notre attention et que d’œuvre féminine (7,7 millions de femmes étaient au travail avant 1914 dont 3,5 redécouvre aujourd’hui l’historiographie. millions de paysannes). Au total, la mobilisation des Françaises reste limitée et le Dans l’autre camp, se retrouvent les Églises, monde du travail, dans ses structures sociales, n’en est pas bouleversé. Selon les adversaires traditionnels de l’avortement, statistiques du ministère du Travail, le personnel féminin de l’industrie et du mais aussi le mouvement féministe, dans son commerce retrouve, avec l’«arrivée» des femmes son niveau d’avant-guerre ensemble. Ses représentantes, une Jeanne (1913) et le dépassa de 20 % seulement à la fin de 1917, apogée de l’emploi Misme, par exemple, réclament le respect de féminin. Viviani demande ici aux femmes de prendre en charge les travaux la vie au nom des valeurs de la maternité. Le agricoles que les hommes ont dû interrompre pour se rendre au front. La guerre a féminisme est à cette date majoritairement éclaté en été, moment fort du calendrier agricole (cf. les allusions à la moisson et attaché à la lutte contre l’avortement. aux vendanges). Pour mobiliser les femmes, Viviani fait appel au sentiment Le ton donné par Colette à sa chronique vise patriotique, à la solidarité de tous au sein d’une nation qui défend « la civilisation à plus de silence sur le débat et semble et le droit ». René Viviani s’adresse aux femmes qu’il considère comme des admettre que « l’instinct maternel » doit citoyennes puisqu’il les associe à la défense de la patrie. Néanmoins, le texte l’emporter. Le problème du traumatisme et de montre bien l’image de la femme dans la société française de 1914 : l’homme l’angoisse des femmes violentées lui paraît ne combattant est l’acteur principal et c’est lui la référence (« préparez-vous à leur pas devoir résister au temps d’une grossesse. montrer »). En outre, elle est associée systématiquement aux enfants : elle est L’expression utilisée dans l’article sert de encore considérée comme « mineure ». La répartition des tâches est clairement titre à un ouvrage de Stéphane Audoin- définie par le président du Conseil, et l’appel au travail des femmes se fait sans Rouzeau, publié chez Aubier en 1995. autre contrepartie que le partage de la gloire à venir. Les retombées politiques éventuelles ne sont donc pas à l’ordre du jour. Les promotions sociales ne sont Femmes au labour pas non plus spectaculaires, puisque les taches industrielles qui leur sont dévolues Ces femmes effectuent un travail de labour. restent de second ordre. Les Françaises doivent se charger de tâches urgentes en Dans le contexte de la photographie, avant la août 1914. La guerre débute bien avant la fin des grandes vacances, la rentrée guerre, la charrue devait être tirée par la force tardive permettait traditionnellement la fin des moissons et des vendanges. C’est animale, sans doute par des chevaux. Si les donc ces tâches agricoles que les femmes et les enfants devront mener à bien, femmes doivent désormais faire ce travail, dans une France encore majoritairement rurale et peu mécanisée, accoutumée à la c’est que, dans les campagnes, hommes et protection douanière (tarifs Méline). L’absence des hommes ne semble pas devoir chevaux sont partis à la guerre. Il faut dépasser l’hiver. rappeler, à ce propos, que la réquisition des Dès août 1914 demande est faite aux paysannes de remplacer «sur le champ du animaux a doublé la mobilisation des travail ceux qui sont sur le champ de bataille » mobilisés juste à la période de la hommes et que les armées de la Première moisson. Des femmes dirigent de fait pendant le conflit environ 800 000 Guerre mondiale, même encore en 1918, sont exploitations. Dans la durée cette situation accélère la mécanisation quand les encore largement des armées hippomobiles. moyens financiers le permettent. Mais des paysannes modestes doivent, elles, Enfin, il faut préciser que cette photographie remplacer non seulement les hommes mobilisés mais aussi les bêtes appartient à la collection Tournassoud, réquisitionnées et parfois s’atteler à la charrue. directeur du Service Photographique de Dans l’industrie et les services, l’augmentation de l’offre d’emplois et les besoins l’Armée. Cette photographie officielle n’est des familles de soldats expliquent une montée du travail féminin pour une fois donc pas une image prise sur le vif, mais salué par les politiques comme par l’opinion. En 1917, le taux d’activité des plutôt une reconstitution peut-être exagérée. femmes en âge de travailler serait de 60%. La guerre longue, à partir de 1915, en Elle illustre, cependant, l’expression de 105 effet, exige la mobilisation de l’arrière et la munitionnette en devient la figure Clemenceau : « ces robustes femmes au emblématique. Les femmes entrent dans des activités jusque là très masculines labour ». comme la métallurgie et l’armement : des secteurs où leur présence avait été regardée jusqu‘alors comme incompatible avec leur « nature ». Si la fabrication Des ouvrières dans une usine de fabrication des obus est l’aspect le plus spectaculaire de leur implication dans l’effort de d’obus en Angleterre guerre, on les trouve aussi dans l’automobile, l’aéronautique, le livre… Dans Le travail des femmes dans les usines n’est l’industrie aussi, leur présence conduit à la mécanisation et à la division des pas une nouveauté, mais elles étaient tâches. Les salaires sont relativement élevés mais les journées lourdes, la généralement employées dans le textile, la réglementation suspendue. A partir de 1917, les grèves de femmes deviennent métallurgie restant un secteur réservé aux nombreuses. La syndicalisation a augmenté mais la méfiance de la CGT vis à vis hommes. Au Royaume-Uni, pays plus hostile du travail féminin reste forte. Le statut de « remplaçantes » des travailleuses est que la France au travail des femmes, les souvent souligné. chiffres montrent qu’entre juillet 1914 et Les femmes travaillent à l’usine bien avant le conflit mais, avec la mobilisation novembre 1918 les effectifs féminins des hommes et en raison des fortes exigences de la guerre, elles jouent un rôle connaissent une croissance de 50 % (passage indispensable dans les industries d’armement et portent le nouveau nom de « de 3,3 à 4,9 millions) avec une forte munitionnettes ». Elles sont 430 000 en France au début 1918, elles viennent de féminisation de la main-d’oeuvre qui passe tous horizons et forment un quart de la main d’oeuvre. Elles sont nombreuses de 24 à 38 %. La volonté de servir le pays et dans les industries mécaniques, la fabrication de pièces fines, les transports. Leur l’attrait d’un travail bien rémunéré semblent rôle est essentiel : le maréchal Joffre le reconnaît en remarquant que « si les avoir attiré les femmes des middle et upper femmes qui travaillent dans les usines s’arrêtent vingt minutes, les Alliés perdent classes dans les usines d’armement. la guerre ». Le travail est particulièrement rude mais la femme n’a pas le choix car « dehors, la misère guette », et il faut vaincre l’ennemi : « Il n’y a plus ni droit Dans le texte, la jeune fille est partagée entre ouvrier ni loi sociale, il n’y a plus que la guerre », dit le ministre de la guerre, son devoir patriotique et son amour pour son Millerand. Les conditions sont particulièrement pénibles : journées de onze ou fiancé. Elle soutient son départ au combat : douze heures, travail de nuit ou le dimanche, accidents du travail et hausse de la sans le patriotisme des femmes, les soldats mortalité… En 1917, ces femmes sont à bout, elles se mettent en grève. Le n’auraient pas « tenu aussi longtemps ». Mais document insiste sur la pénibilité du travail, la force physique qu’il exige et la en même temps, elle a peur de le perdre : elle fatigue extrême qu’il génère. La une de L’Excelsior est une photographie de reflète la souffrance de millions de veuves, de propagande : elle montre une jeune femme fière devant sa machine alors que le fiancées, de mères qui vivent, elles aussi, travail y est certainement épuisant ; notons qu’elle travaille vêtue comme un avec l’attente de la mort. homme, sans aucune protection pour ses mains. Le taux d’activité féminin n’a pas augmenté dans des proportions aussi élevées Les marraines de guerre qu’on l’a supposé ; il y a eu le plus souvent transfert de maind’œuvre féminine des usines textiles ou du travail domestique vers la métallurgie et l’aviation. Le Une figure emblématique de l’après-guerre : contexte a favorisé la diffusion du taylorisme. Les « munitionnettes » étaient la veuve donc principalement des ouvrières non qualifiées soumises à des tâches En France, on a dénombré 680 000 veuves de répétitives (plus de 10 heures par jour), mais bien rémunérées par rapport à leurs guerre dont plus de la moitié ne se emplois habituels (grâce aux primes de rendement). L’encadrement était assuré seraient jamais remariées ; on en dénombre par les « mobilisés d’usine », des ouvriers qualifiés rappelés du front. environ 4 millions en Europe. En Allemagne La féminisation des services a commencé avant la guerre : elle s’amplifie. À le chiffre serait de 500 000 veuves et plus l’école les institutrices s’occupent désormais aussi des « grands » et effectuent les d’un million d’orphelins. Beaucoup d’entre tâches administratives des mairies. Elles entrent dans l’enseignement secondaire elles n’avaient aucune chance de se remarier, masculin. Elles deviennent beaucoup plus nombreuses dans les postes, les faute d’hommes du même âge. transports, le commerce où leur présence s’était déjà affirmée. Pour l’ensemble des pays touchés, l’historien Il est vrai qu’ainsi les femmes acquièrent une autonomie nouvelle et se prouvent J. M. Winter estime qu’un tiers des soldats qu’elles peuvent exercer des responsabilités mais les voix ne manquent pas pour disparus, c’est-à-dire neuf millions, auraient dire que c’est provisoire. laissé des veuves, ayant chacune en moyenne deux enfants. Les grèves de 1917 La photographie ici provoque un immense Les manifestantes sont des ouvrières parisiennes qui défilent, accompagnées sentiment de tristesse de solitude et de pour certaines de leurs enfants, sous les yeux des forces de l’ordre. Elles traumatisme : ne survivent que les grands- revendiquent une augmentation de leurs salaires et l’adoption de la « semaine mères, mères et orphelins. anglaise » c’est à dire le samedi après-midi chômé sans diminution de leurs C’est en 1916 que, pour la première fois, une appointements. femme, une des premières avocates de En 1917, la crise est également sociale. Si jusqu’à la fin de 1916 l’activité France, S. Grinberg, rédige un Guide des syndicale et les mouvements sociaux sont très faibles, en janvier 1917, en droits des veuves et des orphelins. revanche, des grèves d’assez grande ampleur éclatent en région parisienne. Elles commencent avec les ouvrières de la haute couture, puis d’une série d’usines de Käthe Kollwitz, artiste communiste guerre. Ces grèves sont motivées par des revendication salariales, conséquence de allemande, pacifiste, perd son fils lors de la la hausse des prix (le pouvoir d’achat a baissé de 10,5 % depuis le début de la guerre en Flandres. Son fils, engagé guerre). Si le mouvement est rapidement circonscrit, l’importance des volontaire, est tombé à 18 ans en octobre rassemblements du 1er mai 1917 montre que le mécontentement et l’agitation 1914 en Flandres. En décembre, elle écrit à demeurent. Au mois de mai, les ouvrières de la haute couture donnent de nouveau son autre fils : « Par mon travail, je veux le le signal de la grève qui s’étend alors à tous les secteurs de l’habillement. À la fin remercier à genoux ». En 1924, elle renonce à du mois, elle gagne un très grand nombre d’usines travaillant pour la Défense le représenter gisant pour ne retenir que les 106 nationale. On compte au total 100 000 grévistes dans la région parisienne parents. Elle sculpte quelques années plus auxquels il faut ajouter ceux d’un certain nombre de villes de province comme tard deux statues monumentales en sa Toulouse. Néanmoins, la reprise du travail est assez rapide quand les mémoire où elle s’est représentée avec son revendications, essentiellement corporatives, sont satisfaites (les patrons accèdent époux. En 1932, les deux sculptures sont alors aux demandes faites par le gouvernement de calmer la situation). disposées à l’entrée du cimetière où est inhumé le défunt. La posture de la mère Un lourd tribut de souffrances traduit l’accablement, celle du père un Pour beaucoup, le quotidien est difficile, la vie chère et les ressources chagrin retenu. Cette oeuvre, par sa longue insuffisantes (pénuries et difficultés sont d’ailleurs encore plus grandes en gestation, la lenteur de sa réalisation et le Allemagne où le rationnement est instauré). Mais bien d’autres souffrances sont à choix de son emplacement témoigne du long affronter : le deuil d’abord, des mères, épouses (700 000 veuves) et fiancées. Les cheminement du deuil et de la difficile violences aussi. Dans les départements occupés, des femmes ont été arrêtées, libération des familles meurtries. déportées, violées. Les viols de guerre, quand ils ont été suivis de grossesses ont Cette femme exécute de nombreuses posé le problème de « l’enfant de l’ennemi » (Voir l’article de Colette. Stéphane lithographies dénonçant la misère et la faim Audoin-Rouzeau a repris l’expression pour son livre, L’enfant de l’ennemi, des populations allemandes. Romain Rolland Aubier, Collection historique, 1995), de l’enfant de la honte et de la barbarie. lui rend hommage en 1927 : « L’oeuvre de Avortement, infanticide sont-ils admissibles dans ce cas-là ? Le problème est Kathe Kollwitz est le plus grand poème de débattu à partir du sort et du sang de l’enfant (sera-t--il « impur » ?)… plus qu’en l’Allemagne de ce temps, qui reflète tenant compte de la détresse de la mère. Après l’indulgence pour l’infanticide, l’épreuve et la peine des humbles et des l’opinion tend à parier sur la force du sang français… simples. Cette femme au coeur viril les a pris dans les yeux, dans ses bras maternels, avec Le retour à la normale : des clivages renforcés entre les sexes une sombre et tendre pitié. Elle est la voix du L’approche de la fin du conflit voit se développer critiques et craintes vis à vis silence des peuples sacrifiés. » Sur cette des femmes. La peur des guerriers de se trouver face à la concurrence au travail affiche, elle exprime les souhaits des s’ajoute à celle du brouillage des rôles. « Liberté de l’arrière », « frivolité », « pacifistes allemands : « Plus jamais la guerre futilité », « infidélité » alimentent une opinion misogyne qui, par ailleurs, craint ». la dénatalité. Repeupler la France, sauvegarder la race vont être les assignations féminines tandis que les guerriers de retour doivent retrouver leur place de chef de famille. Dès 1920, la Chambre adopte la loi réprimant « la provocation à l’avortement et à la propagande anticonceptionnelle » renforcée en 1923 par une loi confiant le délit d’avortement aux magistrats professionnels des tribunaux correctionnels (qui ne se laisseront pas émouvoir comme un jury). Les féministes réformistes approuvent ces mesures De fait, les « femmes à la maison » est un message explicite des pays belligérants en 1918. La démobilisation féminine annoncée dès le surlendemain de l’armistice en France, devient officielle en janvier 1919. Déjà, 500000 des femmes employées dans l’armement ont été licenciées en novembre. Les féministes françaises revendiquent le droit de vote que le Sénat leur a refusé en 1920. Il faudra attendre 1945 pour pouvoir exercer ce droit. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des La guerre a permis une certaine valorisation et « émancipation » de la femme : objectifs : plus active, plus libre et responsable, elle obtient le droit de vote au Royaume- Uni, aux États-Unis et en Allemagne. Mais il convient de relativiser ce constat : l’ordre social n’est pas vraiment remis en cause. La guerre a plutôt renforcé l’image de la force et de la virilité. Les femmes sont associées à la guerre, elles remplacent les hommes, mais ne sont pas vraiment reconnues. Au début de la Grande Guerre, des voix se font entendre qui présentent la guerre comme la grande émancipatrice de la femme. Pour remplacer les hommes partis sur le front, les entreprises favoriseraient le transfert des femmes du foyer — dans lequel la plupart seraient restées jusque là confinées — vers l’usine. La réalité est plus complexe. Beaucoup de femmes travaillaient déjà. Les réalités de la guerre moderne sont désormais modifiées par un engagement total des populations, au front comme à l’arrière. Les femmes participent largement à l’effort de guerre, dans des rôles traditionnels (les soins), et dans des rôles de remplacement des hommes qui les rendent plus visibles. Par contre, la guerre ne change pas fondamentalement les rapports entre les sexes. Elle contribue à les figer. La valorisation symbolique du guerrier et la crainte d’un brouillage des rôles, dans de larges secteurs de l’opinion, aboutissent même à les renforcer quand vient la démobilisation. La liberté réelle ou supposée des femmes ne met-elle pas en péril la famille d’avant-guerre ? Aussi, dès que se termine le conflit, les nécessités d’un retour à l’ordre moral traditionnel coïncident-elles avec les impératifs du repeuplement : il faut que les femmes retournent à la maison !

107 HC – L'art engagé en Europe, 1914-1939 Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) :

Sources et muséographie :

Ouvrages généraux : A. Koestler, Le Zéro et l’infini, traduction française, 1938, rééd. Livre de Poche.

Documentation Photographique et diapos :

Revues :

Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) : BO actuel : « « L’art des années 1930, engagement et résistance » BO 1 ere : « » Les années Trente, « années tournantes », montrent à quel point l’histoire est contradictoire : des années de prospérité alternent avec des années de crise; des visions utopistes progressistes côtoient le retour réactionnaire aux « vraies » valeurs anciennes ; les velléités internationalistes cohabitent avec la montée des nationalismes ; le pacifisme à toute épreuve est contré par la conscience croissante de l’inévitabilité d’un deuxième conflit armé et la nécessité de lutter contre le fascisme. A cette période trouble, les artistes se posent la question de leur rôle social et de leur engagement politique. La question se pose avec d’autant plus d’acuité que, depuis la fin du XIXe siècle, ils ont cherché à rendre l’art autonome, à se libérer des contingences de l’histoire immédiate et de l’imitation de la réalité. Les recherches formelles les plus révolutionnaires se sont opérées à cause de cette « autonomie » de l’art, menant la plupart du temps à une distance vis-à-vis de la réalité politique. A la charnière des deux conflits mondiaux, face à la montée du nazisme et du fascisme, face à la réalité du régime stalinien, face à la guerre d’Espagne, les artistes « s’attaquent » à cette aporie de l’art moderne qui oppose liberté créatrice et message idéologique. Ils prennent position, s’engagent, résistent. Toutefois, leur attitude n’est ni univoque ni unanime. Pour certains, la résistance consiste justement dans la préservation de la liberté personnelle et de l’indépendance apolitique de l’art. En 1936, Raoul Dufy clame, avec une sincérité presque insoutenable au vu des événements futurs, l’indifférence sociale : « Si j’étais Allemand et que je dusse peindre le triomphe de l’hitlérisme, je le ferais, comme d’autres, jadis, ont traité, sans la foi, des sujets religieux. » De même, un peu plus tard, le porte-parole de l’association des Artistes abstraits américains (AAA) créée en 1937, George L. K. Morris rappelle aux artistes que leur devoir est de faire, dans ces temps de guerre, une peinture d’imagination. L’Allemande Leni Riefensthal qui participe à la propagande nazie conservatrice avec des films techniquement avant-gardistes, demandera que ses oeuvres soient reconnues exclusivement comme des créations plastiques. Et que dire de ceux qui nourrissent, avec autant de sincérité que Dufy, l’espoir que le Führer ou le Duce vont reconnaître l’art moderne ? Cet espoir anime les activités futuristes orchestrées par Tommaso Filippo Marinetti ainsi qu’Oscar Schlemmer, professeur au formellement très progressiste Bauhaus, qui envoie à Joseph Goebbels en 1933, année de la fermeture du Bauhaus, une lettre où il tente de défendre les artistes qualifiés de « dégénérés » par le régime nazi : « Les artistes sont au plus profond de leur être apolitiques et il faut qu’ils le soient parce que leur royaume n’est pas de ce monde. C’est toujours l’humanité qu’ils ont en tête, la totalité à laquelle ils doivent être attachés. » A cela s’opposent les cris de Pablo Picasso – « La peinture [est] un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi » - et de Joan Miró – « Il n’y a plus de tour d’ivoire ». Comme eux, nombreux sont les créateurs qui réalisent que, dans ce contexte, aucune production artistique ne saurait être anodine. La Maison de la Culture à Paris

108 inaugure la « querelle des réalismes » (Louis Aragon, André Malraux, René Crevel et Jean Cassou en 1934-1935 et puis les Cahiers d’art en 1939) prônant un art engagé lisible, réaliste, anecdotique, accessible à tous, condamnant de manière sous-jacente les peintres abstraits. Le chef surréaliste André Breton entreprend une action commune avec Leon Trotsky exilé au Mexique : ils fondent la Fédération Internationale pour un Art Révolutionnaire Indépendant et rédigent un manifeste qui définit la situation actuelle de l’art comme intolérable et qui postule que seule la révolution sociale peut frayer la voie à une nouvelle culture. De même, le muralisme mexicain – engagé, réaliste et monumental – atteint son apogée dans les années trente avec Diego Rivera et David Alfaro Siqueiros. En Allemagne, les photomontages de John Heartfield et la satire de George Grosz, tous deux membres du parti communiste, dénoncent explicitement la montée du nazisme. On peut inclure dans cette catégorie le photoreportage humaniste qui, extirpant des images sur le vif, montre par des clichés anecdotiques et accessibles comment les événements politiques s’impriment dans la vie des hommes. D’autres artistes, notamment ceux proches du surréalisme, résistent par un art plus personnel, reflétant sur un mode métaphorique l’irrationalité du monde – les monstres de Miró, les machines éruptives inquiétantes de René Magritte, les chimères de Max Ernst. Il y a aussi le cas Guernica, où Picasso, par une synthèse efficace, trouve une solution à l’aporie moderne opposant liberté créatrice et message politique. Ces questions se posent aussi aux artistes américains : quelques-uns tentent de rendre compte, de manière moderne et non conventionnelle, de leur engagement international et universel dans une Amérique trop repliée sur la création-narration de ses mythes propres. Autre possibilité – les artistes travaillant en Italie fasciste ou en Allemagne nazie s’engagent par la satire déguisée : les allégories érotiques ou bibliques de Renato Guttuso ou de Mario Mafai, les caricatures aux notes classicisantes d’Otto Dix et de Rudolf Schlichter. Les paysans dépités de Kazimir Malevitch en URSS nous renseignent sur le désespoir des révolutionnaires, anarchistes et trotskystes, confrontés à la terreur stalinienne. Il y a aussi le silence, souvent ambigu. Le Départ de l’Allemand Max Beckmann qui s’obstine à en nier la métaphore politique, les photoreportages au conformisme imposé du russe Alexander Rodchenko, les dessins de Paul Klee affligé par son exil forcé hors de l’Allemagne. Or, l’exil est également une manière de résister. Orchestré, certes, à la fin des années trente par le gouvernement américain qui veut récupérer les grands noms de la culture européenne, l’exil sauve d’une mort certaine des créateurs plus ou moins affirmés. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

I. La Grande Illusion et la Belle Equipe Otto Dix (1891-1969) est un des initiateurs, en 1920, du mouvement Dada en Sur l’affiche, le soldat allemand, identifiable Allemagne, qui souligne l’absurdité de la société brutalisée par la guerre. Il sera à son casque à pointe, surplombe la colombe, par la suite poursuivi par les Nazis qui le jugeront décadent et trop critique. symbole de la paix, prise dans les Le peintre allemand Otto Dix, dont l’oeuvre a marqué la première partie du XXe barbelés d’un camp de prisonnier allemand siècle, n’a été véritablement révélé au public français qu’en 1978, lors de pendant la Première Guerre mondiale. Cette l’exposition «Paris-Berlin » au centre Georges Pompidou, qui étudiait les affiche traduit le caractère pacifiste du film rapports et les contrastes entre la France et l’Allemagne de 1900 à 1933. réalisé par J. Renoir en 1937. Otto Dix est né en 1891 en Thuringe, près de Géra, dans une famille ouvrière. Il Quelle est la grande illusion ? C’est la futilité étudie jusqu’en 1914 à l’école des Arts Décoratifs de Dresde, un des centres de de la guerre. Les leçons de la Première l’expressionnisme germanique où il assimile les nouveautés du Blaue Reiter, du Guerre mondiale n’ont pas été tirées, Brücke et du futurisme, il devient peintre de portraits. En 1914, porté sans doute l’Allemagne nazie de 1937 construit un par l’atmosphère patriotique qui déferle sur l’Allemagne, il s’engage nouvel appareil guerrier et se prépare à volontairement et est incorporé à Dresde dans l’artillerie. Il reçoit une formation refaire la guerre. Cette oeuvre pacifiste de mitrailleur et à l’automne 1915, il est envoyé sur le front comme mitrailleur et montre comment, pendant les guerres, les conducteur d’équipage, dans les Flandres en 1915, à la bataille de la Somme en affinités sociales peuvent se manifester 1916, puis part sur le front de l’Est, en Silésie et en Russie en 1917 où il est deux malgré les barrières nationales. C’est fois blessé. Dès 1916, ses dessins de guerre sont exposés à Dresde. La guerre, qui pourquoi La Grande Illusion a été mise à le traumatise profondément, deviendra le thème majeur de son oeuvre, à travers l’index par Hitler et Mussolini. ses toiles, mais aussi par de nombreux dessins et gravures. Dès 1916, est Réalisateur « traditionnel », J. Duvivier a organisée à la galerie Arnold de Dresde une première exposition de ses dessins. toujours nié la dimension politique de sa « Après son retour à Gera en 1918, la guerre devient l’un de ses thèmes principaux, belle équipe », et le cinéma militant est qu’il s’agisse des combats eux-mêmes ou, surtout des conséquences du conflit sur davantage à rechercher du côté du Renoir du la société allemande (Les joueurs de skat, Le marchand d’allumettes, Rue de Crime de Monsieur Lange (1935), de La vie Prague, tous réalisés en 1920). est à nous ou de La Marseillaise (1936) 109 Le tableau proposé ici, intitulé Tranchées (Schutzgraben), appartient à une série produits par la CGT, mais La Belle Équipe a réalisée durant le temps même de la guerre, parmi laquelle on trouve Trou d’Obus été rattrapée par l’esprit du temps. Tous les (1917), Trou d’obus avec balle traçante, Soleil couchant (Ypres) peints en 1917 et thèmes de 1936 sont présents : le chômage, la 1918. L’on voit ici un univers d’apocalypse, dont toute présence humaine a guerre civile espagnole et ses réfugiés, la disparu, laissant place à un paysage minéral, à peine parsemé de pieux plantés le solidarité amicale, l’espoir dans la formule long de la tranchée. Le contraste entre la froideur des gris et la violence répétée des coopératives. Les relations entre les des rouges, évoque aussi bien le crépuscule d’une civilisation qui disparaît que le différentes classes sociales apparaissent sang des combattants qui y ont perdu la vie. L’on trouve donc ici les traits également comme l’axe central de La Grande caractéristiques de l’expressionnisme allemand qui choquera tant les milieux Illusion. Sont mis en présence dans ce film traditionalistes, heurtera les nationalistes et plus tard les nazis qui y verront de durant la Première Guerre mondiale deux l’art dégénéré, détruiront certains de ces tableaux et interdiront à leur auteurs de prisonniers français, le noble de Boeldieu et travailler. le mécano Maréchal ainsi que leur geôlier Après la guerre, sa peinture réaliste du conflit (notamment son triptyque La Von Rauffenstein, un aristocrate allemand. Guerre exposé à Dresde en 1929-1932) et ses caricatures des profiteurs de la En prônant la réconciliation sociale et guerre font scandale. En 1923, la toile La Tranchée, décrivant les corps internationale, La Grande Illusion reflète le démembrés et décomposés des soldats, provoque une telle fureur du public pacifisme ambiant de la société française des qu’elle doit être cachée derrière un rideau par le Wallraf-Richartz Museum. En années 1930. effet, jouant soit sur de violents contrastes de couleurs, sur la déstructuration des volumes et des corps, Dix exprime à la fois la brutalité destructrice du conflit et la déshumanisation des êtres. En 1933, avec l’arrivée des nazis au pouvoir, il est Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945), destitué de son poste de professeur à l’école des Beaux Arts de Dresde ; ses romancier, essayiste et journaliste, ancien oeuvres figurent parmi celles de l’exposition «Art dégénéré » organisée en 1937 à combattant, est dans les années 1920 proche Munich. Dans ses dessins, Dix montre les choses telles qu’il les voit : « C’est des surréalistes ainsi que de l’Action pour çà que je suis parti à la guerre… Je voulais voir par moi-même comment un française, puis de certains courants du parti homme peut s’écrouler tout à coup à mes côtés, et mourir, avec une balle qui le radical au début des années 1930. Dans les frappe en plein milieu… On ne peut donc pas dire que je suis un pacifiste, n’est- semaines qui suivent le 6 février 1934, il se ce pas ? (…) J’ai étudié la guerre de très près (…). Si un artiste veut travailler, déclare fasciste, puis adhère en 1936 au Parti c’est pour montrer aux autres comment c’était. J’ai surtout représenté les atrocités populaire français de Jacques Doriot. Gilles découlant de la guerre. J’ai choisi de faire un véritable reportage sur celle-ci, afin (1939, est son roman le plus connu : à travers de montrer la terre dévastée, les souffrances, les blessures. » le personnage de Gilles Gambier, il présente Otto Dix, Triptyque de La Guerre, tempera sur bois, 1929-1932, Gemäldegalerie un tableau de la France de l’entre-deux- Neue Meister, Stadtmuseum, Dresde. guerres se terminant par l’engagement du Ce tableau plus tardif (1929-1932) se veut plus solennel et n’est pas sans rappeler héros aux côtés des franquistes, dans la l’influence des peintres allemands de la Renaissance, en particulier Matthias guerre d’Espagne. Censuré à sa parution, le Grünewald dans le Retable d’Issenheim (XVe siècle), conservé au Musée des roman ne paraît dans sa version intégrale Unterlinden à Colmar, et que Dix a eu l’occasion d’étudier lors de son séjour en qu’en 1942. Chantre de la collaboration, Alsace, alors allemande (et la Création du monde de Michel-Ange dans la Drieu La Rochelle se suicide en 1945. chapelle Sixtine). Son style traduit une violence et une morbidité que souligne le choix de couleurs crues. L’oeuvre entière reprend la forme d’un retable. Ce Robert Brasillach : homme d’extrême droite, tableau représente le panneau central que le peintre a structuré en deux parties : la écrivain, journaliste et critique de cinéma, partie inférieure, une tombe ou plutôt une fosse commune, évoque la froideur et connu pour sa fascination par l’Allemagne l’immobilisme de la mort, voire une certaine sérénité. Cette représentation nazie et son engagement dans la contraste fortement avec la violence de la scène du haut, celle des collaboration. Notre avant-guerre : il ne s’agit « vivants » sur le champ de bataille confrontés aux ruines et aux cadavres. Le pas d’un témoignage mais d’une réécriture. peintre a voulu traduire l’horreur de la guerre : champs de ruine avec un paysage Le livre est rédigé en 1939-1940 et couvre les quasi lunaire creusé par les obus ; décomposition et enchevêtrement des cadavres années 1925 à 1939 depuis l’arrivée de mutilés. On peut également remarquer la mort planant sur la scène sous la forme Robert Brasillach, âgé de seize ans et demi, à d’un cadavre décharné. L’image d’un survivant au masque à gaz a un côté Paris pour préparer le concours d’entrée à dérisoire et déshumanisé. l’École normale supérieure. Cela explique la L’œuvre est sans doute la plus célèbre d’Otto Dix concernant la Première Guerre filiation faite entre le 6 février 1934 et la « mondiale. Elle représente l’extrême violence du champ de bataille qui s’explique Révolution nationale » avec, dans le texte un en très grande partie par l’usage massif d’une artillerie de plus en plus puissante. télescopage entre la vision de l’État français Le panneau central reprend la composition de La Tranchée, une oeuvre antérieure et celle de Clemenceau qui, en tant que de Dix. Plus aucun abri n’est possible, et le paysage est désolant : maisons radical, considérait la Révolution française détruites, arbres calcinés. Les cadavres renforcent l’impression d’épouvante et le comme un seul « bloc ». seul être vivant est déshumanisé par le port d’un masque à gaz. Au-dessous, sur la Robert Brasillach (1909-1945), ancien prédelle, les corps représentés peuvent être des combattants endormis ou bien normalien, vient de l’Action française, qu’il déjà morts dans un abri qui ressemble à un cercueil de fortune. Le panneau de juge vite dépassée. Rédacteur en chef de Je gauche représente le départ des soldats au front et celui de droite le retour de suis partout, il y exprime un antisémitisme blessés parmi les morts. Otto Dix dénonce ici l’extrême violence de la guerre. « très virulent. Il est condamné à mort lors de Je crois que personne d’autre n’a vu comme moi la réalité de cette guerre, les l’épuration, en 1945. Malgré les démarches déchirements, les blessures, la douleur. J’ai choisi le reportage véridique sur la d’intellectuels auprès du général de Gaulle, sa guerre ; je voulais montrer la terre torturée, les douleurs, les blessures» (in O. grâce est refusée et il est exécuté le 6 février Dix, E. Herscher 1992, propos rapportés par S. Sabavsky). Otto Dix vécut la 1945. Première Guerre mondiale de l’automne 1915 jusqu’en décembre 1918, au front, Brasillach a fait partie de cette génération 110 en France, dans les Flandres et en Russie. Avec les quelque 500 dessins que intellectuelle qui rêve d’une régénération constituent son oeuvre de guerre, Dix produit une contribution originale à autoritaire, d’une « révolution nationale » l’expressionnisme allemand. En 1923, Dix réalise un grand panneau qui dans l’esprit de Charles Maurras. En 1936, il représente le carnage inutile : La tranchée. Cette composition politique crée un découvre, fasciné, la réalité du fascisme en scandale. Installé à Dresde à partir de 1929, il entreprend l’ultime version de La Italie et en Espagne et, de retour en France, guerre : une composition synthétique en plusieurs panneaux qui reprend La devient le rédacteur en chef de Je suis tranchée comme élément central mais en atténuant l’agressivité. Il faut préciser partout. Il effectue un long séjour en que Dix achève son oeuvre à la veille de l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Il sera Allemagne en 1937, notamment à l’une des figures emblématiques de ce que les nazis nommeront « l’art dégénéré Nuremberg. Après sa libération d’oflag, au ». printemps 1941, il s’engage sans réserve dans Le tableau Les Flandres est conçu par Otto Dix comme un rappel des horreurs de la défense de la collaboration. Ses écrits, la Grande Guerre au moment où l’Allemagne, devenue nazie, se lance dans une violemment antisémites, lui valent d’être en dynamique belliciste. Son originalité vient de la précision de la description du 1945 le seul intellectuel français condamné à champ de bataille, des tons de feu du ciel et de la terre mais surtout de la mort et exécuté. symbiose des corps morts ou blessés avec la boue : l’homme et la terre n’ont plus d’existence que matérielle, ils sont mêlés l’un à l’autre et réduits en une seule et Victor Serge (1890-1947) est le fils de Russes même matière morte, dans un paysage devenu dantesque. exilés en Belgique, mais il devient membre Dans ce tableau, appelé Les Joueurs de skat, trois mutilés de guerre jouent aux du Parti communiste russe, puis collaborateur cartes, comme dans une parodie caustique des Joueurs de cartes de Cézanne. de Zinoviev au Komintern. À la mort de Éclairés par une ampoule sur laquelle est esquissée une tête de mort, ces « Lénine il se rapproche de Léon Trotski, dans gueules cassées » ne peuvent plus tenir leurs cartes en main sans l’aide de l'opposition à la ligne de conduite du Parti multiples prothèses. Sur les boîtes crâniennes des deux joueurs de gauche, une sous la dictature de Staline. Il en est radié en femme et un homme enlacés rappellent que les invalides sont condamnés à ne 1928 et est emprisonné par la Guépéou en plus avoir de relations sexuelles, si ce n’est en rêve. Le joueur de droite arbore 1933, et déporté en Sibérie. Il ne doit alors une dérisoire Croix de fer. Le recours au collage, typiquement dadaïste, a une son sauvetage qu'à une campagne dimension ironique : les journaux font écho au « bourrage de crâne », alors que internationale de gauche menée en sa faveur, sur la feuille d’aluminium qui sert de mâchoire au porteur de la croix de guerre, notamment par Trotski, André Gide, André l’artiste a inscrit ironiquement : « Prothèse de mâchoire inférieure de la marque Malraux, Romain Rolland, Henri Barbusse et Dix ». Il devient à sa façon un profiteur de guerre ! Rien de surprenant à ce que le Cercle communiste démocratique, à la ce professeur à l’École des beaux-arts de Dresde soit l’objet de poursuites de la suite de laquelle il est libéré et banni d'URSS part des nazis dès leur arrivée au pouvoir. Plus de 250 de ses toiles sont alors en 1936. Journaliste dans des revues comme détruites et il est contraint de s’exiler en Suisse. en Belgique à Les Temps Nouveaux, Le Libertaire, La Guerre Sociale, ou à Paris avec II. Le Front populaire : un cinéma militant ? L'Anarchie, écrivain avec des romans Durant le Front populaire, militantisme politique et recherche esthétique donnent humanistes et libertaires comme Les naissance à des films qui font désormais partie de notre patrimoine artistique. Hommes dans la prison ou L'Affaire Toulaev, Septembre 1936 : trois ardents cinéphiles – Henri Langlois, Georges Franju et témoin avec Mémoires d'un révolutionnaire Jean Mitry – fondent la Cinémathèque. La même année, des critiques de cinéma, (1901-1941), il est un de ceux qui a contribué irrités par le conservatisme du Grand prix du cinéma français qui venait d’échoir à diffuser une image différente et critique de à L’Appel du silence (hagiographie du père de Foucauld réalisée par Poirier), l’URSS à l’étranger. créent le prix Louis-Delluc sur des critères exclusivement artistiques. De fait, les Delluc 1937, 1938 et 1939 iront aux Bas-Fonds (Renoir), Le Puritain (Musso) et « Le vieil adage du nouveau Reich : Quai des brumes (Carné), œuvres de qualité. Par ailleurs, à cette période, on sang et acier » assiste à l’engagement politique de certains réalisateurs : « Le Front populaire John Heartfield est très engagé au parti nous a légué des films qui sont indubitablement des œuvres à résonance sociale, communiste avant l’accession de Hitler au ceux de Renoir en particulier. » (Geneviève Guillaume-Grimaud, Le Cinéma du pouvoir. Son exil devient vital dès 1933, date Front populaire, Lherminier, 1986). à partir de laquelle il multiplie les Un cinéma militant photomontages, parfois cinglants, toujours Dès 1935, Jean-Marie Daniel réalise un moyen métrage indépendant racontant la ironiques, critiquant la politique menée par prise de conscience politique d’un chômeur, mais La Marche de la faim ne les nazie à l’intérieur comme à l’extérieur connaîtra pas de distribution commerciale, et c’est le parti communiste qui, le mais surtout les méthodes. Ici la croix premier, comprend l’importance de la propagande par le cinéma. Il commande gammée se transforme en un instrument de donc un film pour le diffuser au cours de sa campagne électorale. Tourné en torture dégoulinant de sang, en référence à la février-mars 1936, La vie est à nous est financé par une collecte publique qui violence extrême et criminelle perpétuée par fournit 50 kg de pièces, le PC assurant le reste du budget. Jean Renoir supervise les nazis. la coréalisation d’André Zwobada, Jacques Becker et Jean-Paul Le Chanois, mais Ancien dadaïste, Helmut Herzfelde – il le film se veut entièrement collectif et, selon Paul Vaillant-Couturier (qui a anglicise son nom en John Heartfield pendant participé à l’écriture du scénario), « donne déjà une idée de ce que pourra être le la Première Guerre mondiale en guise de film français lorsqu’il sera dégagé de la servitude de l’argent et qu’il sera le film protestation — a fait du photomontage une du peuple » (L’Humanité, 2 octobre 1936). extraordinaire arme pour dénoncer la montée Reprenant le plan du rapport de Maurice Thorez « L’union de la nation française du nazisme. Militant communiste, il collabore » présenté au VIIIe Congrès à Villeurbanne, le film juxtapose des documents régulièrement au magazine Arbeiter- d’actualité et plusieurs séquences reconstituées ou de fiction pure, la politique de Illustrierte-Zeitung. La férocité et l’acuité de « la main tendue » se marquant par l’absence de toute attaque contre l’armée et ses photomontages lui ont valu une l’Église. La vie est à nous n’obtient pas son visa de censure, ce qui est dans extraordinaire réputation et… la haine des 111 l’ordre des choses, mais ce qui l’est moins est qu’après la victoire l’interdiction nazis. Il dut s’exiler dès l’arrivée au pouvoir soit maintenue par Jean Zay, ministre en charge du cinéma, qui autorise de Hitler, revenant s’installer en RDA en uniquement les séances privées, en raison de la tension persistante entre 1950 (il y meurt en 1968). socialistes et communistes. Pourtant satisfait du résultat, le PC commandera un Photomontage de John Heartfield (1891- nouveau moyen métrage traitant de la misère des vieux retraités. Sorti en juillet 1968) dénonçant la terreur nazie 1937, Le Temps des cerises de Le Chanois ne connaîtra lui aussi qu’une Né à Berlin, Heartfield, communiste, fuit exploitation confidentielle, mais les deux films constituent néanmoins les seules l’Allemagne nazie et se réfugie à Londres. Il réalisations pionnières antérieures au courant militant post-soixante-huitard ! poursuit son activité artistique par ses La Marseillaise et la Révolution photomontages, dénonçant les fascismes, 1939 devant célébrer le cent-cinquantenaire de la Révolution, le Front populaire subissant tout à la fois l’influence de ne pouvait pas laisser passer un tel anniversaire. L’idée d’y consacrer un grand l’expressionnisme, du cubisme et du film circule dans les milieux du pouvoir dès la victoire de 1936. Un documentaire futurisme. Le photomontage présenté ici retrace déjà La Naissance de La Marseillaise (Séverac), mais le projet ne dénonce la violence du national-socialisme s’affirme vraiment qu’au début 1937. La CGT met en place un comité de évoquant la violence politique et culturelle (la coordination soutenu par le PC qui veut exalter une période fédérant tous les pratique des autodafés). Sur le photomontage, Français. Le sujet est néanmoins délicat, le symbole représenté par l’hymne on voit Goebbels, le ministre de la national étant parfois discuté face à L’Internationale. Le projet sera donc lancé propagande du Reich, en maître d’oeuvre de comme « le grand film sur le Front populaire » et « le film de l’union de la nation l’autodafé. L’incendie du Reichstag, française », union fêtée lors des grandes manifestations populaires que furent les intervenu dans la nuit du 27 au 28 février 14 juillet 1935 puis 1936. En mars 1937, Jean Renoir est désigné comme déclenché par un chômeur d’origine réalisateur. Metteur en scène depuis 1924 (Nana, 1926 ; La Chienne, 1931 ; hollandaise, Marinus Van der Lubbe, que Boudu sauvé des eaux, 1932 ; Madame Bovary, 1934, etc.), le fils d’Auguste l’on présenta comme communiste, fut Renoir, « ce gros garçon qui lève le poing dans les meetings » (selon Bardèche et exploité par le régime pour interdire le parti Brasillach, intellectuels de droite) s’impose à Jacques Duclos après La vie est à communiste allemand, emprisonner des nous. C’est, selon l’expression consacrée, un « compagnon de route » du PC qui milliers de ses adhérents et suspendre les donne des chroniques à Ce soir, le quotidien communiste dirigé par Aragon. De libertés individuelles à travers le décret « plus, en 1935, Toni (passions méditerranéennes, esthétique néoréaliste et contexte pour la protection du peuple et de l’État » social accusé) puis Le Crime de monsieur Lange écrit par Jacques Prévert et le signé par Hindenburg. Ce photomontage met groupe Octobre (le meurtrier de l’odieux patron est acquitté par le jury populaire) en évidence la volonté d’épuration pour ont donné des gages solides de ses idées de gauche tandis que Les Bas-Fonds parvenir à la pensée unique. C’est un (1936, d’après Gorki) et La Grande Illusion (1937, pacifisme et solidarité document d’origine nationale au-dessus des catégories sociales) ont apporté le succès public à celui communiste – les communistes sont les qui est désormais LE grand cinéaste français. Une vente de tickets à valoir sur le premières victimes de la répression nazie – prix des places lors de la projection en salles amorce la production, le scénario critiquant les autodafés allemands : on y voit évolue constamment et les castings les plus délirants sont avancés. Mais, lorsque Goebbels, ministre de la Propagande, le tournage débute, le film a été bien repris en mains par Renoir qui élimine les organiser (sur fond de Reichstag lui aussi en célébrités de la Révolution pour faire incarner l’élan nouveau par les jeunes flammes, allusion à l’incendie de février anonymes de Marseille, tandis que l’esprit du passé reste figuré par Louis XVI et 1933), la destruction d’oeuvres jugées anti- Marie-Antoinette eux-mêmes. Le sens et la forme du film ainsi trouvés, Renoir allemandes, comme La Montagne magique s’attache à l’exactitude profonde des choses. Non seulement les personnages sont de Thomas Mann, des livres de Heinrich inspirés par d’authentiques fédérés de 1792 qui ont laissé leurs noms dans les Heine, Berthold Brecht mais aussi de Lénine, archives des Bouches-du-Rhône, mais toutes les séquences sont vraies, des un livre d’Ilia Ehrenburg, écrivain russe, À phrases du roi au maniement des armes. Quant à l’idéologie qui sous-tend le récit l’ouest rien de nouveau d’Erich Maria historique, elle est celle du parti communiste en 1936, c’est-à-dire bien intégré au Remarque (gothique) caché en partie, au gouvernement d’union des forces de gauche, et montre le PEUPLE luttant contre premier plan, par un ouvrage appelé Un le roi (sans combats de chefs, style Danton contre Robespierre) et dont le homme de notre temps. Il y a aussi Le Brave pacifisme ne sera réduit que par l’invasion étrangère. Soldat Schweik de Hasek. Le bidon à droite En fait, ce n’est plus la situation du Front populaire lors de la sortie du film en désigne le produit utilisé par « le pyromane février 1938. Les spectateurs boudent l’absence des vedettes attendues et les Goering » – allusion à l’incendie du critiques ne réagissent qu’en fonction de la ligne politique de leur journal. Sans le Reichstag que l’on distingue à l’arrière-plan. lyrisme propagandiste du Cuirassé Potemkine (Eisenstein, 1925) que l’on L’autodafé de mai 1933 est spectaculaire retrouve un peu dans le Napoléon d’Abel Gance ressorti en 1938, et loin du genre parce qu’il est le premier et qu’il rend visible film à costumes pompeux et événementiel (Entente cordiale, L’Herbier, 1939) ou le projet nazi. Il n’est toutefois pas le seul humoristique et bourré de mots d’auteur (Remontons les Champs-Élysées, Sacha acte de barbarie culturelle perpétué par les Guitry, 1938), l’œuvre de Renoir ne pouvait que choquer parce que atypique dans nazis : l’exposition sur l’art dégénéré, l’exil un genre habituellement très codifié. Pourtant, épousant les nouveaux courants de ou la déportation de certains artistes majeurs l’Histoire (traiter de ce qui a entraîné le 10 août 1792 plutôt que de la prise de la de cette période montre non seulement la Bastille ; peindre la province ; désolenniser Louis XVI et échapper aux volonté de faire advenir une culture nouvelle conventions antiroyalistes), La Marseillaise est un film moderne qui construit une dans l’Allemagne devenue nazie, mais aussi épopée populaire autour de l’idée de nation. Traquant paradoxalement le le désir profond de gommer les traces d’un symbolique au moyen d’une mise en scène réaliste créatrice de sens, Renoir filme passé dérangeant pour les démonstrations brillamment une foi en marche. idéologiques du nouveau régime. Le cinéma reflet de son temps Préférant aux leçons du passé historique l’engagement dans le présent contre les Photomontage de John Heartfield, choix de la politique étrangère non interventionniste, André Malraux filme quant Arbeiter Illustrierte Zeitung, août 1935 112 à lui, en pleine guerre d’Espagne, les forces républicaines. Sierra de Teruel est un L’auteur détourne ici une scène banale : le hymne à la liberté, fiction documentaire mi-écrite mi-improvisée avec les traditionnel repas de famille. Tous les combattants eux-mêmes. L’interpénétration du réel et des reconstitutions renforce membres de la famille sont réunis dans la la vérité et la sincérité de cette œuvre unique dont la déclaration de guerre salle à manger, y compris le bébé dans sa repousse la sortie à juin 1945 sous le titre L’Espoir. Si les personnages de La poussette et le chien sous la table. Mais tous Belle Équipe ne font pas de politique, le film de Julien Duvivier, tourné l’été mangent du métal, puisqu’il n’y a plus de 1936 dans un climat euphorique et sorti en septembre, saisit les principales beurre et que Goering a dit que « le métal a composantes de l’esprit de l’époque (il a été écrit avant la victoire électorale). Au fortifié le Reich ». Prenant au mot leur même titre que Le Jour se lève de Marcel Carné ou La Grande Illusion de Jean dirigeant, ces « bons Allemands » mangent Renoir, La Belle Équipe, que Julien Duvivier réalise juste après avoir tourné La donc du métal ! Cette caricature par Bandera, illustre à merveille l’esprit de 1936, ce mélange de foi naïve en un l’absurde, presque surréaliste puisqu’on voit avenir heureux et d’inébranlable croyance en la bonté de l’humanité. Le scénario les convives avaler des morceaux de du film, la personnalité des acteurs, la qualité des dialogues et de la musique – bicyclette et mordre dans une hache, est une c’est aussi dans ce film qu’est née la célébrissime chanson « Quand on s’promène dénonciation du régime nazi, bien installé à au bord de l’eau » –, tout concourt à faire de La Belle Équipe un des succès de cette date en Allemagne. L’obéissance l’année 1936. Duvivier dut d’ailleurs, à la demande du public, changer la fin du aveugle est un symptôme de l’embrigadement film jugée trop tragique pour « coller » à l’optimisme du moment. Il ne s’agit de la population. Le décor de la pièce (papier donc pas d’illustrer promesses et espoirs des discours officiels dans cette histoire peint à croix gammées, coussin à l’effigie de cinq chômeurs gagnant à la loterie. Enthousiasmés, ils achètent une petite d’Hindenburg, portrait d’Hitler) contribue à maison au bord de la Marne où ils vont aménager une guinguette. Mais les ennuis faire des personnages des créatures s’accumulent et Gina (Viviane Romance) transforme en haine l’amitié robuste totalement aliénées par le totalitarisme. qui liait Jeannot (Jean Gabin) et Charlot (Charles Vanel), jusqu’à ce que le premier tue le second. Désespéré, il répète alors, hébété : « C’était une belle idée. Caricature antifasciste de Scalarini (1873- Une belle idée qu’on avait eue… Trop belle, bien sûr, pour réussir. » On voit la 1948) symbolique du récit : la belle idée, c’est la solidarité ouvrière ; les camarades Employé des chemins de fer, Giuseppe forment une petite coopérative, la convivialité de classe qui les unit favorise Scalarini (signe avec une échelle, scala en l’entreprise, un populisme chaleureux s’exprime par la chanson Quand on italien, suivi de « rini ») fut influencé par s’promène au bord de l’eau, l’émotion étant à son comble lorsqu’ils triomphent graphistes français tels que Caran d’Ache. de la pluie et du vent en se couchant tous ensemble sur le toit de la maison Socialiste, il devint bientôt le dessinateur de soulevé par la tempête. Mais on perçoit aussi les difficultés – chômage, mauvais plusieurs journaux de gauche et notamment accueil des réfugiés espagnols – et le pessimisme final rebuta le public à tel point l’Avanti, en 1911. Opposant au fascisme, il que les distributeurs imposèrent une autre issue dans laquelle l’amitié virile est fut emprisonné et envoyé en relégation dans préservée face aux manigances de la femme fatale ! En outre, aucun des autres les îles Lipari. La vignette présente le films tournés par Julien Duvivier d’ici la guerre ne retrouvera ce goût du social : fascisme comme le bras armé de la réaction. Pépé le Moko (1936) est un polar à Alger, L’Homme du jour (1936) une vitrine Derrière le squadriste (identifiable à la tête de pour Maurice Chevalier, Un carnet de bal (1937) ranime les souvenirs d’amours mort sur la manche) armé d’un revolver, se anciens, Toute la ville danse (1938) adapte une opérette, La Fin du jour (1938) dissimule un personnage symbolisant le filme les rancœurs de vieux comédiens en maison de retraite et La Charrette capitalisme tenant un sac d’or portant la fantôme (1939) est une fable fantastique nordique. C’est par contre avec mention « profits de guerre ». On retrouve sympathie que Renoir décrit le milieu des cheminots dans son adaptation de Zola, ici, la dénonciation classique du bourgeois La Bête humaine (1938), et le monde rural vu par Marcel Pagnol n’est pas sans associé au « gros ». D’autres symboles pertinence (Regain, 1937 ; La Femme du boulanger, 1938) de même que sa signalent que le dessin entend dénoncer la peinture féroce du milieu des affaires (Topaze, 1936). Indiscutablement le cinéma complicité de l’ensemble des élites dans la de 1935 à 1939 s’inscrit moins hors du temps qu’à d’autres périodes de son répression du mouvement ouvrier en 1920 : histoire et Jean Gabin multiplie alors avec succès les rôles de « prolo » comme il fourche pour sa composante agraire, clef pour s’abonnera à ceux de truand ou de notable dans les années 1960. En 1938, un sa composante industrielle et sac d’or pour sa drame se situe dans la mine (Grisou, Canonge) et une comédie évoque les congés composante financière. D’autres symboles (Vacances payées, Cammage) ; Prison sans barreau (Moguy, 1937) dénonce dépassent des poches du capitaliste évoquant l’enfance malheureuse et Monsieur Coccinelle (Bernard-Deschamp, 1938) la franc-maçonnerie et la religion chrétienne. souligne l’antiparlementarisme de la petite bourgeoisie. Cependant la médiocrité Le fasciste tire sur un cortège identifié de ces films minore fortement leur force de témoignage. Si bien que, lorsque les comme « prolétariat ». Menaces (c’est le titre d’un film de Gréville qui sortira en janvier 1940) assombrissent inexorablement les relations internationales, La Règle du jeu, « Stefan Zweig, auteur juif autrichien, est l’un drame gai » de Renoir (juillet 1939), fustige une société dont les chamailleries des écrivains les plus réputés en Europe dans s’exacerbent entre un gouffre et une éruption volcanique, mais le public, une fois les années 1930. Ses livres sont au nombre de encore, ne veut pas voir la description lucide de cette atmosphère de fin du ceux qui sont brûlés lors des autodafés géants monde. C’est l’avant-guerre et le Front populaire n’est déjà plus qu’un souvenir. organisés par les nazis. Réfugié au Brésil pour fuir la barbarie nazie, Zweig retrace Affiche du film Espoir d’André Malraux l’évolution de l’Europe dans un livre de Des combattants et un avion s’élancent vers l’ennemi, sous la lumière d’un soleil souvenirs écrit en 1941 et publié en 1944, aux couleurs rouge jaune violet du drapeau de l’Espagne républicaine. Dans les après sa mort, à Stockholm. Dans un chapitre jours qui suivent le coup d’État nationaliste espagnol, André Malraux part pour de son livre-témoignage intitulé « Incipit Barcelone. Il contacte les républicains, puis revient en France pour obtenir une Hitler », il décrit l’ascension du Führer. aide officielle du gouvernement Blum. Malgré l’engagement du gouvernement Ayant achevé son livre, Zweig se donne la français dans une politique de non-intervention, il obtient une trentaine mort le 23 février 1942. 113 d’appareils et forme une escadrille de pilotes étrangers. Dans les premiers mois de la guerre, cette escadrille fut la seule à s’opposer à l’aviation de Franco, notamment lors de la bataille de Teruel.Peu à peu, tous ses appareils furent détruits par les avions modernes envoyés aux nationalistes par Hitler et Mussolini.

INTELLECTUELS ET ENGAGEMENTS POLITIQUES

Création du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes Trois semaines après le 6 février 1934, le journal socialiste Le Populaire publie un manifeste, texte fondateur du futur « Comité de vigilance des intellectuels antifascistes ». Ses trois signataires les plus notoires, le philosophe Alain, proche du parti radical, Paul Langevin, compagnon de route du parti communiste, et le socialiste Paul Rivet, préfigurent le futur Rassemblement populaire, né quelques mois plus tard. Ce texte joua un rôle essentiel dans la mobilisation des intellectuels de gauche contre le danger « fasciste ».

« Pour la défense de l’Occident » Mussolini veut s’emparer du seul territoire de l’Est africain non encore colonisé et venger le désastre d’Adoua en 1896 (échec de la conquête du pays par les Italiens). La guerre n’est pas la promenade militaire prévue. Les troupes éthiopiennes repoussent d’abord les Italiens, avant de ployer devant une armée utilisant tous les moyens modernes dans les combats. La guerre d’Éthiopie inaugure une nouvelle ère des relations internationales : mise en relief de l’impuissance de la SDN à défendre un de ses membres, début du rapprochement entre l’Allemagne et l’Italie. En France, les intellectuels de droite signataires du texte s’opposent à l’interprétation de cette guerre et à la question des sanctions éventuelles de la SDN.

André Malraux et André Gide en 1934 Dans les années 1930, l’antifascisme devient un thème très mobilisateur parmi les intellectuels de gauche. Le parti communiste français qui, jusque-là, avait exercé une attraction limitée, acquiert sur ce thème antifasciste un écho beaucoup plus important qu’auparavant. Nombre d’intellectuels adhèrent au parti ou, sans en être membres, s’alignent sur ses vues : ce sont les « compagnons de route » (ici André Gide et André Malraux). Le voyage en URSS est alors à la mode. Les visiteurs occidentaux, pour la plupart très procommunistes à l’origine, sont soigneusement encadrés par des agents soviétiques qui cachent systématiquement la réalité répressive et les échecs économiques du régime. André Gide est le premier qui, parti avec des positions favorables à l’URSS, en revient avec un point de vue plus nuancé. Son livre (Retour de l’URSS, 1936) scandalisa les communistes et eut un grand retentissement.

François Mauriac et la guerre d’Espagne Empreint d’un catholicisme fervent, romancier reconnu, membre de l’Académie française à partir de 1933, François Mauriac s’engage en 1936 dans la défense des civils lors de la guerre civile espagnole, ici après le bombardement de la ville de Guernica par l’aviation nationaliste (avril 1937). Ce texte marque le début de son engagement politique.

Miro et la guerre d’Espagne Peintre espagnol proche de Picasso et des surréalistes français, Miro s’engage, comme de nombreux artistes et intellectuels, dans le conflit qui ravage son pays à partir de 1936. Plusieurs de ses oeuvres témoignent de la violence du conflit et des souffrances des populations civiles, mais c’est cette affiche de 1937 qui manifeste le plus son engagement en faveur des Républicains : il s’attache à convaincre une opinion française majoritairement pacifiste de la nécessité d’une intervention. Cet appel reste pourtant lettre morte, Léon Blum, moins par conviction que par souci de maintenir l’alliance avec les radicaux, refusant toute aide militaire à l’Espagne.

L’engagement des intellectuels dans la guerre d’Espagne Une série de livres favorables aux républicains ou offrant une méditation sur la guerre : – Malraux raconte son combat ; Bernanos oppose aux idées totalitaires (nazisme, 114 fascisme, communisme) les valeurs de l’Évangile ; – Koestler, journaliste capturé et condamné à mort, raconte sa captivité dans les prisons franquistes ; – Hemingway livre un roman de guerre et une méditation sur le destin de l’homme.

Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs :

115 HC – Les droites en France 1848-1939 Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) :

Sources et muséographie :

Ouvrages généraux : René Rémond, Les Droites aujourd'hui, Seuil, Points histoire, 2007, 271 pages Rémond R., Les Droites en France, Aubier, 1982. Sirinelli Jean-François (dir.), Histoire des droites en France, Paris, Gallimard, (1992) 2004, 3 vol., 684, 771 et 956 p. (coll. «Essais») P. Lévêque, Histoire des forces politiques en France, (1880-1940), vol. 2, Armand Colin, Paris, 1994. R. Girardet, Le nationalisme français (1871-1914), Seuil, Points Histoire. Z. Sternhell, Ni droite, ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Complexe, Bruxelles, (1983) 2000. Z. Sternhell, La droite révolutionnaire (1885-1914), Seuil, 1978. M. Winock, Histoire de l’extrême droite en France, Seuil, 1993. M. Winock, Nationalisme, fascisme et antisémitisme en France, Seuil, 1994. S. Berstein, Le six février 1934, «Archives », Gallimard, Paris 1975. P. Manchefer, Ligues et fascismes en France, 1919-1939, PUF, 1974. Documentation Photographique et diapos :

Revues : La Droite: Les hommes, la culture, les réseaux / Collectif, in LES COLLECTIONS DE L'HISTOIRE, N° 14, Janvier 2002

Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

Depuis une vingtaine d’années, une partie du débat historiographique sur les Rencontre avec J. F. Sirinelli, à l'occasion de années 1930 a porté sur l’ampleur, ou pas, d’une imprégnation fasciste en France la parution de Histoire des droites en France à cette date. Si l’historien Zeev Sternhell et plusieurs historiens anglo-saxons (collectif, 1992) considèrent que cette imprégnation a été profonde, la plupart des historiens Histoire des droites en France est un titre qui français ne partagent pas cette analyse. Tous se retrouvent cependant sur le mérite que l'on s'y attarde. D'abord, il y a ce constat de l’importance de l’antifascisme comme moteur et ciment de l’union des pluriel, « des droites », alors qu'on dit gauches françaises. toujours, communément, « la droite ». R. Rémond insiste, à propos du 6 février 1934, sur l’absence de coordination des Ensuite, ce « en France » qui laisse supposer ligues (pas de « plan concerté » « pas de programme commun »), sur l’absence de que les droites françaises ont une spécificité... tactique de coup d’État prémédité. La manifestation ne réunit pas que des J. F. Sirinelli — C'est René Rémond qui, le militants aguerris mais « la foule habituelle des curieux ». Pour R. Rémond la premier, a parlé des droites au pluriel. Au manifestation est la réponse à la crise économique et à la crise de la démocratie (« début des années cinquante, il part des conséquences de la crise économique », « le vieux cri « à bas les voleurs » différents courants de la droite. Puis, très vite, exprime l’antiparlementarisme »). Par sa forme, elle prend donc selon lui racine il affirme qu'il y a des familles très dans l’histoire nationale de la démocratie directe ; et les ligues, héritières d’une différentes, apparues à des phases différentes tradition venue du bonapartisme, proposent une République à exécutif fort, de l'histoire française. Et qui, de ces autoritaire, s’appuyant sur un mouvement populaire mais sans visée totalitaire de naissances successives, gardent des traits soumission et de transformation de l’homme. spécifiques qui les opposent les unes aux Z. Sternhell soutient le contraire ; admettant une définition plus large du autres. Toute l'historiographie française a fascisme, il voit dans les Croix-de-Feu et Vichy un fascisme français. La confirmé, depuis, ce qui était initialement une combinaison des formes d’organisation (« caractéristiques d’un mouvement de intuition. En ce qui concerne le deuxième révolte contre les principes et les règles du jeu démocratique ») mais aussi de aspect, nous montrons que les droites naissent l’idéologie (« nationalisme antilibéral et autoritaire ») sont, selon lui, le précisément à l'été 1789, sur le problème des fondement du fascisme. Ce débat sur la nature des ligues et finalement de Vichy pouvoirs conférés au roi dans le cadre d'une sont toujours d’actualité. monarchie constitutionnelle. Mais ce qui est intéressant, c'est moins cette bipolarisation Les Droites en France que ce qui fait la spécificité française, à Les Droites en France est un ouvrage d'histoire politique de René Rémond, publié savoir le côté aigu de cette opposition. Dans en 1954 sous le titre La Droite en France de 1815 à nos jours et généralement le cas français, cette structure binaire engage considéré comme l'un des travaux les plus importants de la science politique des cultures, c'est le thème du tome Il, et des française et comme l'un des signes avant-coureurs du renouveau de l'histoire sensibilités, c'est le thème du tome III. politique dans les années 1980. La première édition est publiée en 1954 aux éditions Aubier sous le titre La Qui dit « les droites » dit forcément « les

116 Droite en France de 1815 à nos jours. Continuité et diversité d'une tradition gauches ». Un ouvrage historique peut-il politique. L'ouvrage est mis à jour en 1963, après la fin de la Quatrième n'être consacré qu'aux droites ? République ; en 1968, après la crise de mai ; et en 1982, après le passage de la J. F. Sirinelli — La question est essentielle. droite dans l'opposition, cette quatrième édition prenant le titre actuel. L'ouvrage Les droites comme les gauches sont des a été prolongé et actualisé en 2005 par Les Droites aujourd'hui, dans lequel notions relatives qui s'articulent les unes par Rémond revient sur les critiques adressées à sa thèse et en discute l’actualité. rapport aux autres, qui constituent un axe La thèse des trois droites indissociable. Reste qu'une fois ce point Dans Les Droites en France, René Rémond développe une thèse novatrice selon admis, l'historien a le droit de passer du grand laquelle il n'y aurait pas en France une seule droite, mais trois, les droites angle au microscope, et de focaliser sur la légitimiste, orléaniste et bonapartiste. Tout au long de son ouvrage, il s'efforce de partie droite. Mais, en creux, dans la mesure retrouver dans chaque courant de la droite l'essence de ces trois idéologies, et où nous définissons les droites à toutes les analyse successivement les divers avatars de la droite pour y déceler l'héritage époques depuis 1789, il y a aussi, sinon une légué par le légitimisme, l'orléanisme et le bonapartisme. Son étude met en histoire, du moins une définition des gauches. évidence une continuité, une filiation entre les différents mouvements de la droite depuis les conflits du XIXe siècle. Il apparaît en réalité que la droite à évolué Est-il possible de dire : « Ici commence la depuis 1789, mais sans jamais trahir ses racines profondes. droite, ici commence l'extrême-droite, ici L'ouvrage se compose de seize chapitres que l’on peut regrouper en trois parties : commence la gauche modérée », et ainsi de 1. Rémond tente tout d'abord de définir la droite et les trois courants qui la suite ? composent (chapitres I à V). J. F. Sirinelli — En effet, il y a un problème 2. Puis il montre les évolutions qu'elle subit et les difficultés qu'elle rencontre de limite, de frontière. Or, cette frontière a été entre la chute du Second Empire et la Seconde Guerre mondiale (chapitres VI à mobile, parfois élastique et souvent poreuse. XI). Ce qui pose d'ailleurs, au passage, le 3. Enfin, il s’intéresse au renouveau contemporain de la droite (chapitres XII à problème du centre. Donc, sur la gauche de XVI). cette droite, il y a un problème de Recherche de la droite et des ses trois composantes [ délimitation. Mais, de surcroît, sur la droite Cette partie couvre les chapitres I à V, c'est-à-dire une période allant de la fin du de cette droite, se pose le problème de Premier Empire en 1815 aux débuts de la Troisième République en 1871. l'ampleur et de la nature d'une éventuelle Rémond s'attache tout d'abord à définir la droite : apparition historique du extrême-droite. Pour y voir clair, nous avons concept, opposition à la gauche socialiste, etc. (chapitre I). fait de la géologie, en essayant d'exhumer des Puis il s'intéresse ensuite plus particulièrement aux trois courants qu'il distingue : blocs de sensibilités et de cultures politiques * Le légitimisme, héritier de l'ultracisme, est le premier d'entre eux (chapitre qui se sont constituées et qui ont souvent III), il apparaît lors de la Révolution française, à laquelle il s'oppose. C’est un perduré. En même temps nous avons fait de courant réactionnaire, contestant les principes de 1789 et qui n'est au pouvoir que la géodésie, c'est-à-dire une description du de 1815 à 1830. Il s'enferme ensuite dans l'opposition, dont il ne sort qu'à paysage politique qui indique précisément ce l’occasion de quelques coalitions (parti de l'Ordre et Ordre moral). qui est de gauche, ce qui est de droite, ce qui * L'orléanisme (chapitre IV), qui bien que lui aussi monarchiste, reconnaît est d'extrême-droite, à une date donnée. Et cependant la Révolution et assume parfaitement son héritage libéral et aussi ce qui est dans une sorte d'entre-deux et parlementaire, mais préférant longtemps le suffrage censitaire au suffrage appelle un examen minutieux. Car la universel. Il faut toutefois distinguer l'orléanisme de pouvoir (celui de Louis- géodésie politique a toujours des zones Philippe), parfois autoritaire, et l'orléanisme d'opposition, plus libéral. incertaines. * Le bonapartisme (chapitre V), qui met tout particulièrement en avant la personne du souverain, l'exercice solitaire et autoritaire du pouvoir. Il est Avant 1789, la notion exprimée de droite et également marqué par le mépris des hiérarchies naturelles et la recherche de gauche n'existait pas. Cela veut-il dire permanente du soutien des masses populaires, à travers notamment la pratique du pour autant qu'il n'y avait ni droite ni gauche plébiscite. Le bonapartisme, tel qu'il a été pratiqué en particulier par Napoléon ? À l'inverse, depuis deux siècles, la vie III, reconnaît le suffrage universel même s'il se méfie des partis politiques et du politique est marquée par ces deux parlementarisme. mouvements antagonistes. Cela va-t-il La droite sous la Troisième République perdurer ? La Troisième République est traitée dans les chapitres VI à XI. René Rémond J. F. Sirinelli — C'est une question très large distingue tout d’abord les diverses coalitions (chap. VI, VII et IX). La première, ! D'abord, la droite et la gauche représentent l'Ordre moral (chap. VI), réunit les trois tendances de la droite de 1871 à 1879, des cristallisations de sensibilités et mais les deux traditions monarchiques ne parviennent à s'entendre, interdisant d'opinions. On ne peut pas dire que 1789 soit ainsi toute Restauration. Le bonapartisme, quant à lui, s'affirme véritablement une sorte de « big bang » du politique, et comme une force à part entière, capable de survivre aux ambitions personnelles qu'avant il n'existait rien. Simplement, dans de ceux qui le symbolisent et à la condamnation entraînée par la chute du Second un cadre de monarchie absolue, la question Empire. ne se pose pas. Mais il y avait déjà des Puis il faut attendre vingt ans pour qu'apparaisse une nouvelle coalition des sensibilités, il n'y a qu'à voir l'histoire du droites (chap. VII), mais les étiquettes et les programmes politiques sont XVIIIe siècle. À l'autre bout, deux siècles nouveaux, les monarchistes osent à peine s'afficher comme tels et les plus tard, nous montrons que ces droites et bonapartistes ont disparu : c’est le « Ralliement ». En fait, l'influence de ces trois ces gauches ont évolué, se sont transformées, mouvements se retrouve dans le nationalisme sous des formes différentes. Le face à des enjeux, au sens premier du terme, nationalisme offre un programme et scelle la première coalition, celle des anti- c'est-à-dire des questions, des problèmes qui dreyfusards, qui reste hétéroclite et opposée au gouvernement. Toutefois avec le sont en jeu à une date donnée, dans une Bloc national en 1919 (chap. IX) l'opposition d'hier passe au pouvoir et la droite communauté civique donnée. On voit alors retrouve des scores comparables à ceux de 1871. Peu à peu, avec Raymond des opinions se dégager, cristalliser, donner 117 Poincaré, le libéralisme économique et l'orthodoxie financière deviennent des naissance à des traditions dont certaines principes fédérateurs contre la gauche. viennent nourrir la gauche et certaines la L'Action française et le maurrassisme (chap. VIII) exercent une influence droite. L'histoire des droites est l'histoire des considérable pendant plusieurs années et semblent un temps réaliser la synthèse mues que connaissent ces droites face aux des traditions : le nationalisme de l'Action française est monarchiste et anti- mutations des enjeux. Du coup, avec cette démocratique, il est en cela héritier du légitimisme ; mais tout comme le vision dynamique, on en arrive à 1992. Bien bonapartisme, ce courant célèbre le rôle du chef. Rémond trouve même une sûr, les droites et les gauches de 1992 n'ont parenté entre orléanisme et maurrassisme, qui partagent certaines sources plus rien de commun avec celles de 1789. En communes. revanche, nous sommes en face de nouveaux Enfin, Rémond analyse les ligues, la tentation fasciste et le régime de Vichy enjeux. Par exemple, l'identité nationale, le (chap. X et XI). Le phénomène ligueur conduit à un certain éclatement des problème de l'immigration, la bioéthique, la droites : le régime s'inspire en partie du maurrassisme mais refuse la monarchie et morale républicaine... La façon d'aborder et pratique le centralisme, et son personnel est issu de toutes les familles politiques. même de qualifier ces questions n'est pas la Contrairement à une tradition historiographique qui voudrait que les Ligues qui même à gauche qu'à droite. prospèrent dans les années 1930 ne soient qu'une variante française du fascisme international, René Rémond préfère les analyser à l'aune de la tradition des Cet aspect culturel, au sens large, évoque droites françaises. Il en fait plus les héritières du boulangisme, c'est-à-dire d'un l'affirmation, qui date de l'après-guerre, selon certain bonapartisme, que des précurseurs d'une quatrième droite d'essence laquelle « il n'y a plus d'intellectuels de droite fasciste. Selon lui, Parti populaire français mis à part, on ne peut parler en France ». Qu'en diriez-vous ? de véritable fascisme. Cette question du « fascisme français » est l'objet de l'une J. F. Sirinelli — En effet, dans l'entre-deux- des plus importantes controverses historiennes de la deuxième moitié du XXe guerres, il y avait autant d'intellectuels de siècle, et oppose des historiens français comme Rémond ou Pierre Milza, qui droite que de gauche. Avant la guerre de 14, relativisent la portée en France du fascisme et soulignent la singularité et la il y avait même une certaine domination caractère plus dictatorial et réactionnaire qu'idéologique et révolutionnaire du intellectuelle de la droite à un moment où, régime de Vichy, à d'autres chercheurs, dont beaucoup d'étrangers comme Zeev notons-le, c'est la gauche qui était au pouvoir. Sternhell, qui voient dans le nationalisme français de la fin du XIXe siècle l'une À la Libération, il y a une sorte d'implosion, des origines des mouvements fascistes européens. dans la mesure où l'extrême-droite est très Les droites après 1945 largement compromise, avec la collaboration, En 1945, on peut croire à la fin de la droite, discréditée par le régime de Vichy et le nazisme, l'holocauste. Il y a un amalgame, menacée par les partis de masse. Mais en 1952, elle réapparaît sur la scène injuste historiquement, qui fait que la droite politique lorsqu'Antoine Pinay, l'un des seuls hommes de la Quatrième tout entière, même la droite modérée, voit ses République à avoir joui d'une réelle popularité, devient président du Conseil idées délégitimées. Il faudra attendre la fin (chapitre XII). Le libéralisme, d'inspiration orléaniste, fait son retour alors que la des années 70 pour voir réapparaître des droite contre-révolutionnaire se cantonne dans l'opposition. intellectuels de droite en nombre, parfois Avec la Cinquième République et le gaullisme (chapitres XIII et XV), la droite même d'extrême-droite comme « la nouvelle revient durablement au pouvoir ; et même si à l'origine le gaullisme ne se veut droite ». Reste un problème de fond par-delà pas de droite, il tire indéniablement ses sources dans un certain bonapartisme le conjoncturel — le choc de la guerre —, n'y rénové et libéral. La marque de l'orléanisme est sensible dans la constitution de la a-t-il pas, à l'échelle du siècle, une Cinquième République : dualité entre chef de l'État et gouvernement, domination de la gauche intellectuelle ? Très bicamérisme assez prononcé, etc. ; mais la pratique constitutionnelle contredit probablement oui. Cela renvoie à la cette vision. René Rémond préfère, lui, y voir un nouvel avatar du bonapartisme : connotation négative de la droite. Le mot, au les deux idéologies partagent un même souci de grandeur de la France, se font les seuil du XXe siècle, devient péjoratif, et il ne chantres d'un État fort, et font de l'appel direct au peuple, notamment par le s'en est jamais réellement remis. plébiscite un mode de légitimation et de gouvernement. Actualisation de 2005 En dessinant les cultures et les sensibilités À l'automne 2005, René Rémond publie Les Droites aujourd'hui, qui prolonge des droites, le livre fait courir un risque à ses son ouvrage depuis longtemps devenu un classique. S'il considère que sa thèse de lecteurs, qui peuvent très bien l'ouvrir en se la division de la droite en différentes familles depuis le XIXe siècle reste valide, croyant de gauche et le refermer en se il reconnaît que la droite légitimiste a été marginalisée dans le système politique reconnaissant de droite, ou vice versa ! français : J. F. Sirinelli — Tout à fait ! À une remarque « La droite que j’appelais “légitimiste” afin de mettre en évidence son origine et près : on ne dit pas au lecteur « voilà votre de souligner son ancienneté, mais que je préfère aujourd'hui appeler contre- fiche d'identité ! ». Ce n'est pas un test révolutionnaire, n'existe plus guère que comme une survivance archaïque et psychologique. Mais c'est vrai que, même davantage comme école de pensée que comme expression d’une force politique. » pour les auteurs et le maître d'œuvre, le livre Il maintient cependant la distinction entre les droites libérales et autoritaires, dans tend un miroir. Et ça peut être passionnant laquelle il voit un facteur toujours fortement structurant de la vie politique pour chacun des lecteurs de s'analyser à française : travers ces multiples facettes que sont les « La distinction entre les deux autres droites, “orléaniste” ou libérale, et sensibilités. Ce livre est l'histoire d'une “bonapartiste” ou autoritaire, est plus vive que jamais : toute l'histoire des droites communauté nationale, qui est un agrégat de sous la Ve République s'ordonne autour de leurs rapports et j’ai été amené à faire destins individuels, et donc chacun peut dans ce livre une place importante au récit et à l’explication de leurs relations. De essayer de se définir, de s'identifier à travers surcroît, le moment n'est-il pas venu d'enregistrer la naissance ou de prendre acte ce livre. du passage à droite d'autres composantes du spectre politique et idéologique ? La question se pose pour la démocratie d'inspiration chrétienne comme pour tel rameau du radicalisme. » 118

Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

I. L’accès au pouvoir (1848-1879) L’éventail boulangiste Les élections législatives générales de 1871 sont marquées par un fort succès de Le boulangisme peut se définir comme un la mouvance monarchiste. Elle obtient la majorité absolue avec 494 sièges mouvement protestataire, voire populiste, (légitimistes, orléanistes, bonapartistes, monarchistes modérés). La droite obtient rassemblant une partie de la droite et une ce succès parce qu’elle est favorable à la paix, alors que les républicains incarnent partie de la gauche. la guerre. Les Français s’affirment vite très favorables à la République et hostiles Sur une image de propagande boulangiste, on au rétablissement de la monarchie. En 1876 et en 1877, les républicains voit le général encadré par la représentation obtiennent une majorité écrasante à la Chambre des députés. Cette victoire des de deux faits qui ont contribué à sa popularité républicains entraîne un conflit entre les députés et le Président monarchiste Mac : à gauche, sa prestance lors de la revue du 14 Mahon. Ce dernier finit par démissionner en 1879, ce qui permet à la République juillet de triompher. 1886, à droite son commandement en chef des troupes de Tunisie. Au registre inférieur II. La République et le nationalisme : les critiques des opposants de droite à la dansent ses partisans, qui vont de la gauche République parlementaire (Alfred Naquet, exclu de l’extrême gauche À partir de 1885, la République doit faire face à un puissant mouvement sénatoriale pour ses positions boulangistes) à nationaliste. Antiparlementaire, il milite pour un pouvoir exécutif fort, voire la droite (le journaliste Henri Rochefort, autoritaire. Souvent xénophobe, parfois antisémite, il dénonce « le règne de Déroulède, le fondateur de la Ligue des l’étranger ». Il envisage l’éventualité d’un coup d’État. Ce nationalisme prend Patriotes, des royalistes). L’éventail évoque plusieurs formes successives : le boulangisme entre 1885 et 1889, et les ligues, autant la ronde des partisans du général que dont la plus importante est l’Action Française après 1899. leur répartition politique.

Le débat parlementaire du 4 juin 1888 a lieu au Palais-Bourbon alors que la fièvre Hanté par le sentiment d’une décadence boulangiste est à son zénith. Sa mise à la retraite en mars 1888 l’ayant rendu française depuis la défaite de 1870, Maurice éligible, le général Boulanger vient d’être élu simultanément dans plusieurs Barrès s’engage dans le boulangisme au nom circonscriptions, notamment dans le Nord et en Dordogne et, le 4 juin 1888, il d’un nationalisme à la fois républicain, siège pour la première fois sur les bancs de la Chambre des députés. Son arrivée populiste et violemment antisémite. Candidat survient alors que la IIIe République vient de connaître une crise ministérielle. Le à Nancy en 1889, à l’âge de 27 ans, il défend gouvernement Tirard a été renversé le 30 mars à la suite d’une proposition de un boulangisme plébéien dont le but est de révision de la Constitution déposée par le député boulangiste Michelier. C’est recomposer la nation autour de ses pour cette raison que, dès son entrée à la Chambre, Boulanger lit un manifeste institutions. Son programme témoigne de dans lequel il expose les motifs d’une révision constitutionnelle. Il insiste cette alliance, propre au mouvement, entre particulièrement sur le climat de défiance qui, selon lui, s’est développé entre le appel au peuple et renforcement de l’exécutif. peuple et la majorité opportuniste, et dont le succès de son mouvement serait le témoignage. Il met en cause le fonctionnement du régime parlementaire, dans La caricature de La Bombe oppose le général lequel la Chambre des députés a, selon lui, acquis des pouvoirs exorbitants, Boulanger, victorieux aux élections notamment depuis que la constitution Grévy est devenue la règle. Aussi suggère- législatives de 1889 et entouré de ses t-il de la limiter à des fonctions strictement législatives : elle doit légiférer et non partisans (en particulier Rochefort, directeur gouverner. Les ministres ne devraient plus être responsables devant elle, afin que de l’Intransigeant et Barrès, directeur de La le pouvoir exécutif gagne en autonomie. Enfin, il propose le renforcement du Cocarde), aux parlementaires apeurés et pouvoir du président de la République. Pour des républicains des années 1880, un reclus dans leur « Bastille ». Ce dessin tel programme, qui apparaît aujourd’hui finalement assez modeste, était au boulangiste dénonce la corruption, contraire perçu comme une atteinte aux principes mêmes de la culture l’oligarchie parlementaire et le régime, républicaine. Toute évocation d’un renforcement de l’exécutif était ressentie présenté comme une fiction de démocratie. comme une volonté de retour à un régime autoritaire rappelant le Second Empire. Toute tentative de limitation des pouvoirs de la Chambre des députés évoquait les Le scandale des décorations. souvenirs du 16 mai 1877 et le combat fondateur engagé par Gambetta pour la Le gendre du président de la République défense de la souveraineté absolue du peuple et de ses représentants. Aussi n’est- Jules Grévy élu en 1879 à la place de Mac il pas étonnant de voir deux grandes figures de la république parlementaire Mahon démissionnaire, Daniel Wilson, répliquer à Boulanger : Camille Pelletan, député des Bouches-du-Rhône, évoque député de l’Indre-et-Loire, résidant à un possible nouveau 2 décembre et Clemenceau exalte le parlementarisme dans l’Élysée, faisait trafic de décorations : une lequel il voit la quintessence de la République ; toucher à l’un serait menacer légion d’honneur valait entre 25 000 et 30 l’autre. Au terme du débat, l’urgence demandée par Boulanger fut rejetée par 377 000 francs. L’affaire fut découverte en 1887 voix contre 186. Cette séance du 4 juin 1888 est donc un moment important dans et Grévy fut acculé à la démission. Wilson, l’organisation de la défense de la République contre la menace boulangiste. La «Monsieur Gendre», fut condamné en présence de Clemenceau dans ce combat est particulièrement intéressante ; en correctionnelle mais régulièrement réélu par effet, dans un premier temps, lui et ses amis n’avaient pas été insensibles aux sa circonscription de Loches. premières initiatives de Boulanger, en raison notamment de son patriotisme anti- allemand et avaient soutenu le général dans le journal La Justice. Ce n’est qu’à Le scandale de Panama partir de 1887 que Clemenceau comprit le danger de l’aventure plébiscitaire dans Le scandale de Panama (1889-1890) est né de laquelle Boulanger risquait de l’entraîner. la liquidation judicaire de la Compagnie universelle du canal inter-océanique du canal 119 La publication de cette caricature par Le Pilori le 14 juillet 1889 est significative de Panama (qui révéla que de nombreux de ce que fut le boulangisme. Le choix de la date, marquant le centenaire de la députés avaient été achetés pour voter une loi prise de la Bastille, ainsi que la revendication du suffrage universel, montrent que permettant l’émission d’obligations afin de les boulangistes se réclament de la Révolution française et se présentent comme poursuivre les travaux, malgré des rapports républicains. Boulanger est décrit comme le porte-parole de la nation qui le négatifs). C’est le premier des grands soutient dans ses multiples élections : autour du canon se trouvent aussi bien des scandales politico-financiers de la IIIe bourgeois que des gens du peuple ou des intellectuels (Rochefort à gauche). En République. Sous la effet, ceux qui se prétendent républicains et qui gouvernent depuis 1879 (les pression de l’opinion et des épargnants opportunistes : on peut reconnaître Jules Ferry, et Charles Floquet contre lequel ruinés, le Parlement somma le gouvernement Boulanger s’était battu en duel en 1888) seraient, selon Boulanger, les nouveaux d’agir. Ferdinand de Lesseps, privilégiés qui ont trahi le message de 1789. Corrompus (cf. le scandale des des administrateurs et des ingénieurs furent décorations en 1887, le gendre du président de la République, Wilson, vendait inculpés. Des listes de parlementaires ayant des décorations officielles, comme la Légion d’honneur), ayant détourné touché de l’argent (les « chéquards l’attention populaire vers des aventures coloniales (Tonkin) au lieu de la ») circulèrent, mais seuls quelques boucs concentrer sur l’essentiel (la préparation de la Revanche), ils ne méritent plus la émissaires furent atteints, les procès confiance populaire. Ils doivent donc être chassés du pouvoir, y compris par un n’aboutissant qu’à des sanctions mouvement populaire violent. L’on voit donc que la menace d’un coup d’État insignifiantes. Après la révélation du boulangiste n’était pas totalement illusoire en 1889 et qu’elle est explicitement scandale de Panama, dont le procès aboutira à évoquée. Il s’agit pourtant à cette date d’un chant du cygne. En effet, le 27 janvier l’acquittement des parlementaires (sauf pour 1889, Boulanger a refusé de céder à la demande de ses amis de s’emparer du un, Baïhaut, ministre des Travaux publics en pouvoir par la force, pariant sur sa capacité à prendre le pouvoir légalement pas le 1886), un double sentiment de corruption et biais des élections générales. Surtout, depuis le 1er avril 1889, sous la menace d’impunité se répand dans l’opinion, faisant d’un passage en Haute Cour « pour attentat contre la sûreté de l’État », il est en le lit de l’antiparlementarisme. fuite en Belgique et s’est donc discrédité. En conséquence, si cette affiche témoigne bien de la thématique boulangiste, elle ne traduit plus la réalité La théorisation du nationalisme français à la politique du moment : la menace boulangiste est passée. fin du XIXe siècle et son basculement à droite sont indissociables de la montée d’un En avril 1898, Charles Maurras s’allie à Maurice Pujo et à Henri Vaugeois pour antisémitisme virulent, abondamment fonder le comité d’Action française. La naissance du mouvement d’Action exploité par Drumont, Barrès et Maurras dans française s’opère en juillet 1899 au coeur des soubresauts de l’affaire Dreyfus. La leur lutte contre la République parlementaire. Ligue d’Action française est créée en 1899 par Maurice Pujo, directeur de la Antérieur à l’Affaire Dreyfus, il s’est revue littéraire, L’Art et la Vie, et Henri Vaugeois, professeur de philosophie. Ils développé avec violence dès les années 1880 fondent une revue qui paraît tous les quinze jours, la Revue de l’Action française. comme en atteste l’affiche de Willette « Pour poursuivre la lutte contre Dreyfus et ceux qui le soutiennent, que Maurras candidat antisémite du 9e arrondissement » présente comme des traîtres, un bulletin paraît en juillet 1899 ; il sera transformé en 1889. Ces nationalistes d’exclusion, hantés en quotidien en mars 1905. L’Action française se dote d’une doctrine de par la décadence française (« Les Juifs ne restauration monarchiste sous l’influence de Charles Maurras, théoricien du sont grands que parce que nous sommes à nationalisme intégral : « Si vous avez résolu d’être patriote, vous serez genoux ! Levons-nous » clame Willette) obligatoirement royaliste». Le mouvement réalise l’amalgame de deux tendances mêlent au vieil antisémitisme religieux un jusqu’alors bien distinctes, le traditionalisme contre-révolutionnaire et le antisémitisme nationalisme. Ainsi Charles Maurras s’oppose au nationalisme de tradition anticapitaliste qui s’en prend aux Juifs censés révolutionnaire, hérité de Michelet, et proclame sa confiance dans la royauté au tenir la banque, la presse et le parti moment même où les monarchistes français ne sont plus qu’une minorité. républicain. L’Action française reproche à la République fondée sur la démocratie parlementaire d’être incapable d’avoir une politique étrangère cohérente et, donc, L’analyse du document « En avant ! ...arche » de compromettre ainsi la défense de la France. Par ses lois et par sa tolérance, elle constitue un bon complément pour définir favorise l’intégration des étrangers et la diffusion d’autres cultures. En prônant la précisément les forces politiques en présence laïcité, la République rejette la culture française traditionnelle basée sur le au début des années 1930. catholicisme et la monarchie. Les « influences religieuses directement hostiles au Ce document est une caricature parue dans la catholicisme traditionnel » évoquées dans ce texte sont celles du protestantisme, presse quotidienne (Le Petit Parisien) qui du judaïsme et de la franc-maçonnerie, forces qui constituent pour Maurras « présente les principales forces politiques et l’anti-France ». On peut noter que l’antisémitisme est assumé et revendiqué, aux les Ligues vers le milieu des années 1930, un côtés du nationalisme. Pour l’Action française, seul un roi peut jouer le rôle an après le 6 février 1934, journée qui d’arbitre et maintenir une culture véritablement française. Les membres de symbolise l’affrontement gauche-droite. l’Action française se sont ralliés à la branche orléaniste ; ils soutiennent le comte Analyse détaillée, du bas vers le haut : de Paris, petit-fils de Louis-Philippe, héritier de son cousin Chambord sans – première ligne : la présence de Blum enfants. permet de déterminer qu’il s’agit d’une Si elle prétend vouloir restaurer la Monarchie, incarnation de la continuité représentation de la SFIO. On remarque aussi nationale depuis Clovis, l’Action française s’attaque surtout à un régime des « groupes de défense » et jeunesses républicain associé à l’étranger et au Juif, décrits comme l’ « anti-France ». Dès socialistes (« les faucons rouges ») ; sa création, elle est donc à la fois xénophobe et antisémite et son patriotisme est – deuxième ligne : il s’agit cette fois du Parti ouvertement un patriotisme d’exclusion. Sa référence au catholicisme traditionnel communiste (Cachin et Vaillant-Couturier), et à l’autorité ou à l’ordre la situe dans le champ des mouvements traditionalistes. avec son organisation (les « cellules »), la Elle appartient donc à la vaste nébuleuse nationaliste qui prospère à la fin du drapeau rouge. L’« oeil de Moscou », XIXe siècle et trouve un terrain d’action favorable dans les divisions des symbolisé par le bolchevique (l’homme au 120 républicains face à l’affaire Dreyfus. Cependant, le poids intellectuel et politique couteau entre les dents), rappelle l’affiliation de l’Action française sera, dans le premier quart du XXe siècle (jusqu’à sa du PCF à la IIIe Internationale et donc sa condamnation par le pape en 1927), nettement supérieur à celui des autres dépendance par rapport à Staline ; mouvements nationalistes. – quatrième ligne : elle présente les « À partir de l’affaire Dreyfus, Charles Maurras s’attache à théoriser le Camelots du Roi » formation paramilitaire nationalisme : il définit alors sa doctrine du « nationalisme intégral », fondée sur royaliste dirigée par Léon Daudet), liés à une définition de la nation comme société organique. Sa préservation, objectif l’Action française de Charles Maurras. On y prioritaire du nationalisme maurrassien, passe par la lutte contre-révolutionnaire, distingue son drapeau blanc, sa presse, son et donc anti-républicaine, ce qu’illustre son article du Soleil paru le 2 mars 1900, service d’ordre. On y trouve sur la même en même temps que par la lutte contre les quatre « États confédérés » ligne les francistes avec leurs uniformes et (protestants, francs-maçons, juifs et métèques). Le nationalisme, tel qu’il est attitudes fascisants ; théorisé par Maurras, est l’affirmation de la primauté de la nation dans l’ordre – cinquième ligne : elle présente la ligue des politique et social. Il fait d’elle la valeur suprême et subordonne toute autre « Croix de feu », organisation d’anciens considération (même individuelle) à sa grandeur et à sa préservation. Il implique combattants dirigée par le colonel de la une vision holiste de la société, l’individu devant s’effacer derrière les intérêts Rocque ; nationaux. – sixième ligne : il s’agit d’autres formations d’extrême-droite : « Solidarité française » a Cette image d’Épinal, produite et diffusée en 1902, à l’occasion des élections été impliquée dans l’organisation de la législatives, est un parfait exemple de l’antiparlementarisme et des stéréotypes journée du 6 février 1934. La Solidarité négatifs véhiculés à propos des députés par les mouvements nationalistes. Le Française est une ligue fondée par le parlementaire y est présenté exclusivement sous des aspects négatifs, aussi bien parfumeur millionnaire François Coty, dans son allure que dans son comportement. Jouisseur et corrompu, sournois et propriétaire du Figaro et de L’Ami du Peuple. hypocrite, il est décrit comme amoral, fourbe et sans courage aussi bien envers Elle se transforme en organisation les siens qu’envers la patrie. L’accession aux fonctions politiques n’est pour lui paramilitaire dont les membres portent la qu’un moyen d’enrichissement et de satisfaction de pulsions personnelles. Au- chemise bleue frappée du coq gaulois. Pierre delà de cette caractérisation, les nationalistes présentent les députés comme Taittinger, député de Paris est aussi le associés aux forces de l’ « anti-France », la franc-maçonnerie et les Juifs. Soumis principal responsable des « Jeunesses à ces derniers, ils en recevraient rétribution et seraient leurs affidés. Le patriotes », bien implantées dans le milieu caricaturiste reprend dans son dessin les stéréotypes antisémites, y compris étudiant. physiques, que diffuse alors la presse antidreyfusarde. En effet, l’affrontement L’auteur de cette caricature met en évidence issu de l’affaire Dreyfus, bien qu’atténué, n’est pas encore éteint en 1902 et cette le caractère militaire des principaux partis affiche se situe dans une parfaite continuité avec celles qui furent diffusées par la politiques et « ligues » durant les années presse antidreyfusarde dans les années 1890. Après cette charge 1930 : uniformes, armes, propagande... Les antiparlementaire, la conclusion du caricaturiste semble évidente : face à des couvre-chefs (bérets, casquettes, chapeaux) et députés lestés de tels défauts, le peuple doit se soulever et procéder à un « coup les armes (cannes, gourdins, matraques) sont de balai » qui « purgera » la République : cette thématique du coup d’État, voulu également symboliques des appartenances par un peuple révolté contre ses élites corrompues, est l’une des composantes politiques. Ce document met donc en classiques des courants populistes. Elle est vouée à une postérité féconde : au évidence la violence politique que n’arrivent cours des années 1930, les ligues d’extrême droite la reprendront à l’identique, plus à contrôler les forces de l’ordre présentes notamment lors de la manifestation du 6 février 1934. sur la troisième ligne. Gauche et droite s’affrontent de plus en plus violemment, Paul Déroulède (1846-1914) fut d’abord un fervent admirateur de Gambetta pour d’autant plus que certaines organisations sont l’action de Défense nationale que celui-ci dirigea en 1870. Par la suite, il fut l’un directement influencées par des puissances des chantres du nationalisme français, dans ses poèmes (Les chants du soldat extérieures (le fascisme italien d’une part, publiés en 1872 connurent 129 éditions !), puis dans son action politique l’URSS de Staline d’autre part). (fondation de la Ligue des patriotes en 1882). Développant les thèmes de l’héroïsme de la résistance face à la Prusse, des souffrances des provinces Sacha Stavisky perdues, il voua un culte à l’armée, « Arche sainte » qui aurait la mission Alexandre Stavisky (1886-1934), surnommé d’assurer la Revanche. Aussi l’affaire Dreyfus le vit-elle verser dans un « Monsieur Alexandre » dans les milieux antidreyfusisme très marqué et, peu à peu, vers une thématique antirépublicaine. mondains, est un escroc international Le 23 février 1899, lors des funérailles du président de la République, Félix fondateur du Crédit Municipal de Bayonne Faure, il tenta d’entraîner le général Roger dans un coup d’État contre l’Elysée. qui, en émettant plus de 200 millions de bons Poursuivi, puis acquitté, il poursuivit son combat et lança un appel à l’armée le 19 de caisse insuffisamment gagés, fait faillite juillet 1899, devant les délégués de la Ligue des patriotes. Il y exaltait l’Armée en décembre 1933. À l’issue de ce scandale (avec une majuscule !) et les valeurs qui la fondent (discipline, obéissance, financier, Stavisky est arrêté mais prend la abnégation…) qu’il opposait aux flétrissures qui caractérisent les dirigeants du fuite. Il est retrouvé mort le 9 janvier 1934, la pays, dominés selon lui par des sectes et des coteries (il faut comprendre Juifs et police conclura à un suicide. francs-maçons !). Il alla même jusqu’à dénoncer la constitution et le Ce scandale financier n’est pas plus grave fonctionnement institutionnel de la République parlementaire. Il appelle à un que les précédents puisque l’enquête révèle sursaut populaire et invite l’Armée à se dresser comme le parlement. C’est donc que Stavisky a déjà été arrêté en 1926 et a bien à un coup d’État qu’il appelle. C’est ce qui explique que le gouvernement bénéficié de puissantes protections politiques l’ait fait arrêter dans les jours qui suivirent ; traduit en Haute Cour, il fut qui se sont ingéniés à remettre le procès à condamné à dix ans de bannissement. dix-neuf reprises ! Dans le contexte de la crise des années 1930, ce scandale financier III. Les contestations au modèle républicain, en France, dans les années 1930 devient l’Affaire Stavisky, c’est-à-dire le 121 Une république impuissante face à la crise procès, à travers un escroc, de la corruption Ancien militant socialiste, Pierre Laval (1883-1945) est, dans les années 1930, des hommes politiques de la IIIe République. l’une des principales figures de la droite parlementaire. Aux côtés, entre autres, L’article du Canard Enchaîné s’attache avant d’André Tardieu et de Pierre-Étienne Flandrin, il participe à de nombreux tout à souligner, avec l’ironie qui caractérise gouvernements et est lui-même président du conseil en 1931-1932 et en 1935- l’hebdomadaire satirique, les liens que 1936. Dans ce discours prononcé à la chambre des députés en novembre 1935, Stavisky entretenait avec le « meilleur monde Laval tente de justifier la politique par laquelle il a choisi de lutter contre la crise, » : des « personnalités politiques, mondaines consistant à comprimer les finances publiques pour faire disparaître le déficit et religieuses », des « ministres », le « budgétaire. Cette politique déflationniste, qui ne donne que peu de résultats, rend gouvernement » et le député-maire radical de la droite extrêmement impopulaire. Bayonne qui sera arrêté pour complicité. Les La lutte proprement économique contre la crise semblant ne donner aucun ligues d’extrême droite, Action Française en résultat, nombreux sont ceux qui vont chercher des solutions sur le terrain tête, trouvent dans cette affaire le moyen de politique. Les années 1930 sont marquées par de multiples propositions de cristalliser le mécontentement des Français. changements institutionnels qui ont en commun de dénoncer la République La chanson évoque les points forts de parlementaire, devenue inefficace, comme la principale responsable des malheurs l’affaire Stavisky. Les références sont de la France et des Français. Dissolution de la Chambre des députés, élection nombreuses, elles ne sont pas toutes d’une constituante, révision de la Constitution, tels sont les changements indispensables pour comprendre ce nouveau proposés par une grande partie de la droite convertie aux mérites d’un pouvoir scandale politico-financier (l’affaire de exécutif fort. Mais d’autres solutions, beaucoup plus radicales, sont également Panama est d’ailleurs évoquée dans la strophe envisagées : même si la France ignore les phénomènes de masse qui apparaissent 1). Est évoqué (strophe 2) le Mont de piété en Allemagne ou en Italie, une partie – minoritaire – de l’opinion connaît (Stavisky avait émis des bons à intérêt gagés néanmoins une tentation fasciste, qui se traduit par a prolifération des sur des bijoux volés ou faux). Le mouvements comme les Jeunesses patriotes, les Croix-de-feu, Solidarité française gouvernement Chautemps est obligé de ou le parti franciste. démissionner, Dalimier, ministre du Travail, On veillera à différencier les analyses de droite de celles d’extrême droite. Si des ayant été mis en cause. C’est Daladier qui convergences existent dans les critiques, les solutions préconisées sont très devient président du Conseil : il révoque le différentes. Les critiques de droite à l’encontre du régime parlementaire préfet de police Chiappe, suspect de s’appuient sur la perception de l’inefficacité de l’exécutif face à un pouvoir sympathie pour les ligues (strophe 4). La « législatif ressenti comme tout puissant. La droite met fréquemment en cause le Combe aux fées », près de Dijon, est l’endroit règne des partis et des intérêts particuliers, qui dénaturerait le fonctionnement où fut retrouvé le cadavre du conseiller normal de la démocratie représentative. La valse des ministères est stigmatisée Prince qui connaissait depuis longtemps les comme un signe d’impuissance et d’archaïsme. Les solutions proposées par la activités de Stavisky. Le 6 février apparaît droite parlementaire consistent à promouvoir une réforme de la Constitution afin comme la conséquence du scandale Stavisky de faciliter la dissolution de la Chambre des députés par l’exécutif. Cette (« À bas les voleurs ») : c’est l’assaut du « procédure est, en partie, prévue par la Constitution, mais elle est difficilement repaire » (l’Assemblée nationale) en strophe applicable sur le plan institutionnel, d’autant que la tradition républicaine depuis 5. La volonté d’abattre la République 1877 l’a rendue caduque. Toutes les tentatives de réforme se heurteront à s’affiche aussi à la fin de ce texte, de même l’opposition des parlementaires. que l’expression « Révolution nationale », ce Changer la République ? qui ne laisse aucun doute sur l’orientation Cette affiche anonyme de 1934 dénonce l’instabilité ministérielle chronique de la politique des « Jeunesses patriotes ». IIIe République. Celle-ci empêche de lutter efficacement contre la crise et ne permet de mener une politique extérieure efficace, alors même que les régimes Renverser la République ? dictatoriaux d’Italie et d’Allemagne enregistrent dans le même temps et dans ces Les critiques d’extrême droite vont plus loin. mêmes domaines des résultats spectaculaires. Pour une partie de la droite – et tout La tradition antiparlementaire est ici bien particulièrement pour ceux qui suivent les idées exprimées par André Tardieu – il plus accusée. L’idée même de démocratie est indispensable de rompre avec la tradition d’un pouvoir exécutif faible qui représentative est dénigrée par les arguments prévaut depuis 1875 et, sans renoncer à la démocratie, de renforcer les pouvoirs les plus divers et les plus éculés, puisqu’ils de la présidence du conseil. Quelle que soit la majorité au pouvoir, André Tardieu circulent depuis l’épisode boulangiste. Les s’oppose aux institutions mêmes de la IIIe République. Il critique d’abord la députés sont accusés d’escroquerie, de prépondérance du législatif sur l’exécutif et souhaite donc un renforcement des veulerie et même de trahison. La xénophobie pouvoirs du gouvernement. Il évoque aussi les « moeurs » politiques (les et l’antisémitisme sont deux moyens usuels arrangements électoraux, le radicalisme et ses réseaux) à l’origine d’une forte de cette démarche visant à discréditer instabilité ministérielle. Le dysfonctionnement des institutions et les scandales, la l’ensemble du système républicain. À crise économique qui s’aggrave, le prestige de Mussolini accroissent le poids de l’extrême droite, la solution proposée réside multiples ligues de droite et d’extrême-droite. De nombreuses voix demandent dans la disparition des institutions dans les années 1930 une réforme de la Constitution de 1875, permettant d’établir républicaines au profit de solutions un pouvoir exécutif plus efficace. Les auteurs de cette affiche s’avancent corporatives, s’appuyant sur le pouvoir beaucoup en affirmant que cette réforme permettra au gouvernement de dissoudre discrétionnaire d’un chef, à l’image des la chambre des députés, puisque cette possibilité existe déjà dans les institutions régimes fasciste et nazi. de la IIIe République. Ils s’en prennent en fait à la tradition de la IIIe République Pour l’extrême droite française, le régime qui, depuis la tentative de coup d’État du 16 mai 1877, interdit au chef de l’État parlementaire est un régime piloté de de pratiquer une telle dissolution. Seul le Président Mac Mahon l’a utilisé le 25 l’étranger par des juifs cosmopolites. Au juin 1877, avec l’aide d’un Sénat à majorité monarchiste contre une Chambre des thème classique du « régime de l’étranger » députés à majorité républicaine. Les conséquences constitutionnelles de cette s’ajoute une dénonciation exagérée de la crise de 1877 sont considérables. Le droit de dissolution n’est plus jamais utilisé corruption de la République, antienne 122 sous la IIIe République, quelles que soient les circonstances, car l’usage de la traditionnelle de l’extrême droite pour dissolution apparaît comme une dérive monarchique. De plus, la fonction de fustiger un régime qui, depuis son apparition, président de la République devient formelle, les affaires sont conduites par le a souvent prêté le flanc aux critiques, du fait ministre qui dirige le Gouvernement avec le titre, non officiel jusqu’en 1934, de « des nombreux scandales financiers qui Président du Conseil ». Mais le plus important est qu’ils affirment ainsi la émaillent son histoire. Corrompu, le régime nécessité d’une primauté de l’exécutif sur le législatif, qui est, elle, totalement parlementaire est aussi accusé d’être un absente de la constitution de 1875. fauteur de guerre. On voit poindre ici le L’émeute du 6 février 1934 a-t-elle changé la donne politique ? pacifisme d’extrême droite, qui se diffusera La majorité des historiens se rejoignent aujourd’hui pour estimer que la avec d’autant plus de facilités que la montée manifestation du 6 février n’a pas été un complot fasciste contre le régime. Même des périls sera menaçante. Si les solutions de si certaines organisations comme l’Action française, les Jeunesses patriotes ou l’extrême droite sont contraires à l’idéal encore Solidarité française ont pour ambition de renverser le régime, cet objectif démocratique et républicain, c’est d’abord ne semble pas à l’ordre du jour du 6 février. Il s’agit d’une journée d’action par la banalisation de la violence qu’elles organisée par les ligues dont l’objectif est de chasser la gauche du pouvoir et qui encouragent. Aux « coups de pied bien placés dégénère en émeute. Grâce au plan, on peut d’emblée écarter l’idée d’une » d’Henri Dorgères répond le « poing final » tentative de coup d’État organisée par l’extrême droite ce jour-là. L’examen des sur la Chambre des députés de Paul Iribe. différents points de rassemblement et des différents parcours fait bien davantage Cette violence doit servir à faire disparaître apparaître une démonstration de force des ligues et des organisations d’anciens toute représentation nationale car c’est bien combattants contre le gouvernement Daladier, accusé de vouloir étouffer le cela qu’honnissent les partisans de l’extrême scandale de l’affaire Stavisky. droite, c’est-à-dire l’idée même d’une Le 6 février 1934 est avant tout le produit d’une exceptionnelle coalition de émanation démocratique du peuple français. mécontentements. Les mots d’ordre des ligues d’extrême droite – « À bas les Derrière la condamnation personnelle des voleurs » dénonçant le scandale de l’Affaire Stavisky – voisinent avec les députés, il y a le refus du suffrage universel revendications des organisations des anciens combattants, dont certaines, comme sur lequel reposent la République et la l’ARAC, sont d’inspiration communiste. Convergeant vers la place de la démocratie. Concorde, séparée de la Chambre des députés par la Seine, les ligues émeutières Ce texte de Solidarité française fournit une font le coup de feu contre les policiers. Le bilan humain est lourd (17 morts et 2 illustration complète des principaux thèmes 309 blessés). Ce sont les militants de l’Action Française qui paient le plus lourd de prédilection de l’extrême droite française tribut. Sur la rive Gauche, les Croix-de-feu renoncent à participer à cette tentative des années 1930. On y trouve en effet pêle- de coup de force et respectent la légalité républicaine. Cette attitude leur vaudra mêle la xénophobie et l’antisémitisme – le sobriquet de « Froides Queues » dans la presse d’extrême droite. Il n’y a donc exprimés par le mélange des noms, réels, de pas, à proprement parler de menace d’un coup d’État contre la République. Mais Blum et Zyromsky, et ceux, fantaisistes, de par l’ampleur des rassemblements – on compte entre 30 et 50 000 manifestants ce Kaiserstern et Schweinkopf (tête de cochon) jour-là –, par le nombre des cortèges et par la violence des affrontements de la –, l’antiparlementarisme et la dénonciation place de la Concorde, la journée montre bien la République comme un régime des compromissions financières des faible, à peine capable de résister à la pression de la rue. C’est d’ailleurs ce que gouvernements, la dénonciation du pacifisme confirme la démission du gouvernement tout juste formé par Daladier, le soir qui rend impossible toute défense de la patrie même de l’émeute. Menacée par l’extrême droite le 6 février 1934, la République et celle de l’impuissance gouvernementale apparaît comme un régime faible et privé de ses soutiens traditionnels. Dès le 7 qui empêche toute lutte contre la crise. Le février, le président de la République, Albert Lebrun, fait appel à Gaston slogan « la France aux Français » est la Doumergue pour former avant tout un « gouvernement de trêve, d’apaisement ». réponse que ces admirateurs de l’Allemagne La Chambre des députés élue à gauche en 1932 accepte que Doumergue forme un nazie veulent imposer à la France. La gouvernement d’Union nationale orienté à droite. De fait la démission de photographie des militants du parti franciste, Daladier et l’investiture du jovial Doumergue ont pour effet immédiat de faire dont l’idéologie s’inspire du fascisme tomber la tension. mussolinien, témoigne quant à elle de la Manifestation pacifique odieusement réprimée ou tentative de coup d’État visibilité acquise par l’extrême droite dans les fasciste évitée de justesse ? années 1930 : leurs uniformes, leur salut, La Revue des deux mondes titre « M. Daladier tomba dans le sang ». Pour Pinon, leurs mots d’ordre imités des dictatures les manifestants patriotes (anciens combattants et ligueurs) sont les victimes fasciste et nazie imprègnent la vie politique innocentes du pouvoir sanguinaire de Daladier qui chute logiquement le de l’époque. lendemain ; c’est alors la revue de référence de la droite modérée en France. Elle La montée des ligues couvre tout le spectre des tendances de droite, tel qu’il s’élargit et se durcit en La crise économique et sociale ravive les février 1934. En décembre de la même année, La Revue des deux mondes menaces contre la démocratie en favorisant la publiera le discours de Philippe Pétain prononcé au dîner de gala de cette même montée des extrémismes. On peut évoquer revue. l’antiparlementarisme plus ou moins virulent, Les manchettes du Populaire et de l’Action française publiés au lendemain du 6 la montée des ligues et de leur xénophobie. février 1934 permettent d’aborder la question de l’interprétation d’un des La xénophobie et l’antisémitisme, classiques principaux événements de la France de l’entre-deux-guerres. L’interprétation du 6 de l’extrême droite, sont relancés aussi bien février est bien sûr contradictoire selon les deux camps qui s’opposent : la thèse par l’arrivée massive de travailleurs étrangers du « coup d’État » est essentiellement liée à la tentative des ligueurs les plus dans un pays démographiquement déprimé extrémistes de prendre d’assaut le Palais-Bourbon, siège de la Chambre des que par l’accession au pouvoir de Léon députés, honnie par l’extrême-droite (voir le dessin de Soupault). Le titre de Blum, qui horrifie tous les antisémites. L’Action française, mouvement monarchiste et fondateur du nationalisme Une partie du sentiment antiparlementariste intégral, rappelle l’affaire Stavisky (« Les voleurs »). provient de ligues diverses ; les caricaturistes Cette déclaration est significative de l’interprétation par la gauche de cette s’en donnent à coeur joie : celle de Ralph 123 journée : il s’agit d’accorder un vote de confiance au président du Conseil, Soupault rendant hommage à son collègue Daladier mais surtout Blum évoque le « coup de force » et la « réaction fasciste ». Sennep n’est guère objective, puisque son L’appel au peuple « qui a fait la République » peut déjà être considéré comme antiparlementarisme ne semble s’en prendre celui d’un rassemblement de toutes les forces républicaines. La journée du 6 qu’aux hommes de gauche. On peut février ne fut ni complètement pacifique ni complètement factieuse, mais son distinguer les radicaux Daladier et Herriot, et déroulement rend possible les deux interprétations : l’affrontement des probablement Blum (SFIO) et Cachin (PCF). manifestations avec la police consomme le divorce de l’extrême droite Cet antiparlementarisme se nourrit aussi des nationaliste et de la République, tandis que la démonstration de force des ligues, scandales politico-financiers (Tardieu lui- réalisées quelques mois seulement après l’arrivée de Hitler au pouvoir, soude même est écarté lors de l’affaire Oustric) toutes les forces de la gauche contre le danger fasciste. (voir aussi l’affaire Stavisky). Ralph La caricature d’Iribe montre le cadavre de Marianne, après le 6 février, ausculté Soupault, maurassien depuis 1924, rallie le par Herriot, Daladier, Chautemps, Paul-Boncour et Frot. PPF de Jacques Doriot en 1936 et devient le dessinateur vedette de Je suis partout. Je suis Abattre le gouvernement Blum partout, hebdomadaire d’actualité Après avoir été obligé de céder à la double pression de la victoire électorale des internationale forces de gauche et des grèves de juin, la droite traditionnelle et la droite extrême (1930-1944), devenu proche du fascisme mettent tout en oeuvre pour abattre le gouvernement Blum. (1932) et du nazisme (à partir de 1936-1937). Le Centre de propagande des républicains nationaux est un institut de propagande Interdit en 1940, Je suis partout reparaît et fondé en 1928 qui regroupe les partis de droite modérée. Dynamisé par Raymond devient un des journaux de la Collaboration Cartier et Henri de Kérillis, figure de la droite nationale des années 1930, cet (cf Brasillach). organisme de promotion des idées de la droite française multiplie les affiches et Le groupe le plus proche du fascisme est brochures. Les thèmes et les stéréotypes des affiches produites par ce groupement certainement celui des francistes. Fondée en montrent que l’idéologie modérée partageait une partie des fantasmes de 1933, cette organisation n’a jamais eu que l’extrême droite anticommuniste, nationaliste et xénophobe. quelques milliers d’adhérents. M. Bucard est Ici, une Marianne coiffée d’un bonnet phrygien à cocarde tricolore est menacée un admirateur de Mussolini et l’influence du par la faucille et le marteau des communistes et les trois flèches des socialistes. fascisme italien est visible : uniforme avec Depuis 1934, la SFIO utilise ces trois flèches et les présente comme le symbole béret basque, chemise bleue, cravate bleue, de la lutte antifasciste. Conçues au départ pour barrer la croix gammée des nazis baudrier, salut à la romaine, culte du chef sur les murs, on peut aussi y associer des mots d’ordre ternaires comme « pain, comme chez les Croix de feu de La Roque ou paix, liberté », ce qui ajoute à leur emprise. Les trois flèches sont popularisées par au PPF de Doriot. Les modes d’action ont le groupe de Marceau Pivert et se généralisent à partir du Front populaire. Sur aussi beaucoup de ressemblance avec ceux cette affiche, une Marianne tricolore est donc agressée par des symboles « des fascistes italiens : démonstrations de rue, importés », renforçant ainsi l’impression de danger pesant sur la République. défilés paramilitaires, affrontements avec Une autre affiche du mouvement permet une analyse détaillée des difficultés que d’autres organisations voire avec les forces le gouvernement Blum rencontre dès 1937. Le personnage de Marianne est autant de l’ordre comme le 6 février 1934. excédé par le déficit budgétaire croissant que par les piètres résultats de la L’uniforme et le salut s’inspirent du salut politique du Front populaire : tandis que le chômage continue d’augmenter, la fasciste et les slogans évoquent le chef, le hausse des prix provoquée par l’inflation persistante annule les effets des corporatisme, la famille, l’importance de la augmentations de salaires de l’année précédente, les grèves et les manifestations religion, le nationalisme : autant de thèmes se multiplient. À Clichy, en mars 1937, la police disperse avec une grande qui définiront plus tard la Révolution violence une manifestation des Croix de feu et une contre manifestation de nationale et Vichy. l’extrême gauche. La gauche, une nouvelle fois assimilée à l’URSS, est aussi Le régime parlementaire est honni de même dénoncée pour son incompétence. que les « Métèques ». Une xénophobie ultra Il faut souligner une extraordinaire mobilisation de la presse, largement aux violente est au centre de l’article de H. mains des élites financières et industrielles. La campagne de presse s’appuie en Béraud dans Gringoire : on peut remarquer premier lieu sur l’anticommunisme, largement répandu dans l’opinion publique. qu’un tel article, paru trois mois après Il s’agit surtout de détacher de la majorité, l’électorat et les hommes politiques du l’arrivée au pouvoir du Front populaire, Parti radical… Mais c’est surtout en se fondant sur les événements extérieurs tomberait aujourd’hui sous le coup de la loi. qu’on tente de développer la crainte du communisme. Pour la propagande de droite, « le communisme c’est la guerre », et il prend ses exemples dans le passé Créée en 1927, l’association d’anciens comme par exemple la révolution bolchevique en Russie en 1917, ou dans combattants des Croix de feu devient un l’actualité (la guerre d’Espagne). Le texte évoque aussi à la fin les risques pour mouvement politique ouvertement la propriété (« petite ou grande »), menacée par les théories marxistes (ceux qui nationaliste à partir de 1931, sous l’impulsion veulent « les soviets partout ») ou par ceux qui veulent « procéder par étapes », de son principal dirigeant, le colonel François c’est-à-dire les socialistes. de la Rocque. Les idées simples du Cette affiche du CRN a été créée en réaction à celle de la CGT. C’est un exemple mouvement « Travail, Famille, Patrie » et de la façon dont on a pu montrer l’influence de la IIIe Internationale et donc le l’énergie de son chef lui permettent de rôle de Moscou dans les affaires intérieures de la France : Blum, Herriot et regrouper près de 400000 membres en 1935. Cachin sont représentés comme des marionnettes manipulées par Moscou. Les Croix-de-Feu sont alors l’une des forces politiques les plus importantes du pays et se Dépenses militaires et « semaine des deux dimanches » posent en concurrents directs des partis À partir du printemps 1938, Édouard Daladier, le leader radical qui avait été le traditionnels. plus favorable au Front populaire, choisit de constituer une majorité d’union nationale avec la droite. Le ministre des Finances, Paul Reynaud, a été choisi Affiche de 1938 hostile au Front populaire parce qu’il incarne la droite libérale et rassure le patronat. Comme Édouard La comparaison avec l’Espagne, en guerre 124 Daladier, il cherche à gagner « la partie » de la production, en particulier civile de 1936 à 1938, est très fréquente dans militaire, face à la concurrence des dictatures. À cette fin, il préconise de la propagande de droite. Il s’agit de donner à supprimer les lois qui limitent la durée du travail. La présidence du Conseil penser que le Front populaire (français) d’Édouard Daladier ne peut être analysée qu’en prenant en considération l’effort conduira à la guerre civile et à la ruine, militaire consenti pour le réarmement de la France et la conscience aiguë que comme son homologue espagnol, parce que, Daladier avait de l’imminence d’une guerre. Si Daladier est l’homme de Munich, dans les deux cas, c’est le communisme qui il ne fut pas l’homme que l’on a si souvent décrit, inconscient et imprévoyant est derrière. Pour l’extrême droite, mieux face aux totalitarismes, mais plutôt l’homme de la temporisation face à Hitler afin vaut « Hitler que Blum et Staline ». de préparer une guerre victorieuse. C’est à partir de 1936 et surtout de 1938 que les dépenses militaires progressent, Le Front populaire est confronté à une de manière spectaculaire. Or, ce fut un des arguments des pétainistes, en montée des extrémismes. Cette période reste particulier durant le procès de Riom en 1942 (procès dont les nazis finiront par le « temps de la haine », la presse de droite ne imposer l’abandon), d’affirmer que le Front populaire avait affaibli la France. Il se privant pas d’attaques personnelles est très intéressant de relever que c’est en 1934 que les dépenses militaires sont notamment contre le président du Conseil et les plus basses ; Philippe Pétain est alors ministre de la Guerre, la puissance les ministres. Roger Salengro, négociateur militaire s’affaiblit comme elle ne l’avait jamais fait… des accords Matignon, inspirateur des lois sociales, est victime d’une campagne de Une opinion publique pacifique plus que pacifiste calomnies, sur son hypothétique désertion Les accords de Munich ont été l’occasion en France du premier sondage pendant la Grande Guerre menées par d’opinion, réalisé par l’IFOP. On constate que l’image longtemps véhiculée d’une L’Action Française et Gringoire qui le France totalement pacifiste et soulagée par les décisions de Munich doit être conduit au suicide le 17 novembre 1936. nuancée. Les scènes de liesse et les images de soulagement ne peuvent faire oublier que plus de quatre Français sur dix désapprouvent la politique étrangère Un antimunichois nationaliste : « Un Verdun de Daladier. On est loin de l’unanimisme pacifiste longtemps décrit à l’endroit diplomatique » des Français de 1938. De la même manière, le sondage de 1939 indique Henri de Kérillis, fils d’amiral, directeur des clairement que les trois quarts des Français sont favorables au recours à la force usines Farman, puis journaliste, est un contre l’Allemagne nazie en cas d’annexion de Dantzig. Consciente des dangers nationaliste de droite, fondateur du Centre de que font courir les régimes totalitaires, l’opinion française se résigne à l’idée propagande des Républicains nationaux, d’une guerre qui apparaît de plus en plus inévitable. anticommuniste notoire qui fut hostile au Front populaire au point de souhaiter l’intervention en Espagne aux côtés de Franco. Il fut toutefois le seul député non communiste à voter contre la ratification par le Parlement de l’accord de Munich. Les antimunichois de droite, dont Henri de Kérillis, regrettent que la France n’honore pas les engagements diplomatiques qui la lient à un pays ami. Nationaliste antiallemand, Henri de Kérillis estime aussi que la France se prive d’une alliance de revers contre l’ennemi héréditaire. Réfugié aux États-Unis dès 1940 pour fuir la vindicte de Vichy, il y finira sa vie comme farmer, après s’être opposé à De Gaulle.

Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs :

125 HC – Le Front populaire Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) : Une « question sociale ». Le Front populaire représente une expérience politique originale. Il constitue un moment charnière de l’histoire ouvrière et s’inscrit dans la mémoire collective des Français. Quels sont les caractères originaux de la crise en France ? La crise des années trente a-t-elle été une menace pour la démocratie en France ? Comment expliquer la portée symbolique du Front populaire ? Pourquoi le souvenir du Front populaire reste-t-il aussi vif dans la mémoire nationale ? Peut-on lire dans les années 1930 les origines de la déroute de 1940 ? Pourquoi la France est-elle fragile face à la menace de la guerre ? Sources et muséographie :

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Ressources Site évoquant la mémoire du Front populaire dans une commune de l’Essonne : www.mairie-athis-mons.fr/index.php?p=histoire/il-y-a-60-ans-le-front-populaire.php À Montreuil, avec un site qui propose des affiches et des photos d’une remarquable qualité : www.montreuil.fr/2-8984-Galerie.php?Id=4 Documentation Photographique et diapos :

Revues : Textes et documents pour la classe, « Le Front populaire », Espoirs et illusions, Nicolas Rousselier, n° 882, octobre 2004. Michel Winock, « Chronique de 1936 », L’Histoire, 2006. L’Histoire, n° 197, « 1936, le Front populaire », mars 1996. L’Histoire, n° 58, « Les années trente de la crise à la guerre », juillet 1983. 126 Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

Auparavant souvent limitées à la compréhension du seul Front populaire et à une BO 1 ère ST2S : « 1936 : la République et la recherche des éléments pouvant permettre de comprendre la défaite de 1940 question sociale. (mais, du coup, très riche sur la compréhension du phénomène fasciste et de Le Front populaire, malgré sa brièveté, a l’antifascisme), les années 1930 sont désormais englobées dans la problématique durablement marqué l’histoire de la France, de la dépression des démocraties libérales, celles qui représentaient un modèle au parce qu’il a impulsé des avancées sociales et sortir de la Première Guerre mondiale. Le problème historique majeur est bien ici a cristallisé de grands débats républicains. Il celui de la crise d’efficacité des démocraties libérales face aux troubles est devenu une référence majeure et économiques, ce qui entraîne une crise de confiance de leurs opinions dans leur mobilisatrice. » capacité à s’adapter aux évolutions de la situation internationale. Les années 1930 sont un temps de crise pour toutes les démocraties libérales face à la dépression BO 1ere : « Les démocraties libérales durant économique et à la montée en puissance des dictatures. les années 1930 : l’exemple de la France. L’étude de la France des années trente s’insère donc dans une problématique La crise que connaît la France durant les historique plus vaste, la crise des démocraties libérales après la Première Guerre années 1930 est multiple : économique, mondiale. Les difficultés économiques des démocraties, européennes et politique et sociale. Le Front populaire veut y américaine, accroissent les doutes d’une fraction importante de l’opinion apporter des réponses. Il constitue un temps publique quant à l’efficacité de ces régimes pour répondre aux défis du temps. fort de la mémoire nationale. » Les séductions des régimes autoritaires et de leurs supposées réussites économiques jouent alors pleinement. Il est évident aussi que, dans ce contexte, BO 3 e actuel : « Pour la France, dont la certains Français sont tentés de se tourner vers des « modèles » extérieurs qui tradition démocratique est plus ancienne et semblent « réussir » : le nazisme allemand et surtout le fascisme de Mussolini plus solide [qu’en Allemagne], on montre la pour les uns, le communisme stalinien pour les autres : c’est le sens de la remise en cause du régime parlementaire, la problématique à propos de la tentation totalitaire. Ces références extérieures ont violence de l’opposition droite-gauche, et pour conséquence d’aggraver les divisions internes qui vont s’exacerber avec l’expérience du Front populaire. » l’arrivée au pouvoir de la coalition du Front populaire.Temps fort de la « mémoire nationale », il l’est autant pour ses partisans que pour ses adversaires : le BO 3 e futur : « LA RÉPUBLIQUE DE Front populaire fut un moment de très forte mobilisation politique d’un grand L’ENTRE-DEUX-GUERRES : nombre de Français. VICTORIEUSE ET FRAGILISÉE La situation de la France s’avère un peu particulière. Plus tardivement consciente Deux moments forts : de la crise qui la touche, la France est pourtant plus profondément atteinte dans - De la guerre à la paix (1917-1920), la vie ses fondements politiques. Dans la crise des années 1930, la France se distingue politique française est marquée par la fin de par plusieurs aspects. L’économie, dont la modernisation et la concentration sont l’union sacrée et le retour à la vie politique alors plus limitées qu’ailleurs, semble au début protégée de la violence de la crise parlementaire, dans un climat financière et industrielle qui frappe les autres pays. Néanmoins les difficultés d’affrontements politiques et sociaux. apparaissent à partir de 1931 et la crise, si elle est moins brutale, est plus durable L’étude s’appuie sur des personnages (par qu’ailleurs. Les gouvernements se montrent en effet impuissants et leurs mesures exemple Clemenceau…) et inefficaces. Nombreuses sont alors les victimes de cette crise : agriculteurs des événements (le Congrès de Tours) confrontés à la baisse des prix, petits patrons touchés par le marasme des affaires, particulièrement importants. anciens combattants et fonctionnaires souffrant de la politique déflationniste, - Les années 1930 : la République en crise et ouvriers confrontés à l’aggravation des conditions de travail et au chômage. Les le Front populaire. L’étude s’appuie sur des classes moyennes, soutien traditionnel de la République et de l’influent parti images significatives et quelques mesures radical sont donc parmi les principales victimes de la récession. La crise devient emblématiques du Front populaire. politique, le mécontentement général favorisant la montée de Connaître et utiliser le repère suivant l’antiparlementarisme et l’activisme des ligues. La crise de régime y est plus - Victoire électorale et lois sociales du Front accusée que dans les autres démocraties libérales, comme les États-Unis ou la Populaire : 1936 Grande-Bretagne. Son « modèle républicain » affronte une contestation Décrire multiforme, qui met en lumière les forces et les fragilités du système politique, - L’impact de la révolution russe en France comme des valeurs et représentations républicaines. Cette gravité de la crise - Les principaux aspects de la crise des française constitue donc un exemple particulièrement éclairant mais aussi très années 1930 particulier de l’évolution des « démocraties libérales durant les années 1930 ». - Les principales mesures prises par le Front Le soixante-dixième anniversaire du Front populaire a été l’occasion d’un populaire en montrant les réactions qu’elles important renouvellement bibliographique. Les ouvrages hagiographiques, suscitent empreints de nostalgie, sont nombreux et dominent la production commémorative. En cela, ils sont autant des sources de renouvellement de l’histoire de cette période que des manifestations mémorielles sur ce « temps fort de la mémoire nationale » que constitue le Front populaire. La France des années 1930 est un exemple d’une démocratie libérale en crise, dans un contexte de contraction de l’espace démocratique en Europe et d’attraction des modèles autoritaires ou totalitaires. Espace de contact entre le berceau démo-libéral de l’Europe du Nord-Ouest et les totalitarismes orientaux et méditerranéens, la France des années 1930 est touchée par une crise multiforme dans laquelle se joue la capacité du modèle démo-libéral à relever les grands défis 127 du temps et notamment la question de l’irruption des masses dans l’espace public. C’est bien l’histoire d’une « démocratie libérale sur la défensive » et de sa capacité de résistance aux solutions radicales et alternatives que l’on doit explorer. Face à l’impuissance gouvernementale des années 1930 et à l’épuisement du modèle tercio-républicain incarné par le radicalisme, l’expérience du Front populaire marquera durablement la culture politique et la mémoire collective du pays, malgré sa brièveté puisqu’elle s’achève en 1938. Le Front populaire s’impose politiquement comme le mythe mobilisateur pour une gauche française qui ne cesse de se référer à ce grand moment d’unité, durant lequel les divisions issues du Congrès de Tours de 1920 sont surmontées pour créer une dynamique politique victorieuse. Avec le Front populaire, la gauche marxiste véhiculant une idéologie de rupture se trouve confrontée pour la première fois à la question du pouvoir et la « gestion loyale » du capitalisme. En portant les revendications du « monde du travail », le Front populaire déborde le terrain politique pour se déployer au niveau social et culturel, dans la mesure où il marque le grand moment l’intégration de la classe ouvrière française. Parvenu au pouvoir, le Front populaire fait aboutir des mesures sociales d’importance, qui reconnaissent la légitimité des revendications des ouvriers et contribuent à leur intégration. Il participe à la réflexion sur la modernisation politique (affirmation du rôle de l’exécutif, entrée de femmes au gouvernement, sans néanmoins leur accorder le droit de vote). L’État se pose désormais en arbitre entre les grandes forces sociales ; il étend ses compétences dans les secteurs économiques (relance par la demande, régulation et impulsion) et culturel (prolongation de la scolarité obligatoire, mesures pour démocratiser la culture). L’existence du gouvernement de Front populaire est courte : elle s’achève en 1938, année où l’échec économique est aussi avéré. Mais par sa portée sociale, politique et symbolique (par exemple, mise sur le devant de la scène des usines, dont les occupations sont fortement médiatisées etc.), la période prend une place à part, sur laquelle le programme invite à se pencher. Elle est ainsi durablement un élément majeur de la mémoire collective de la classe ouvrière, dont elle fonde la fierté. Elle est aussi une référence clé du discours du mouvement syndical et de la gauche, pour lesquels elle constitue un temps l’unité d’action, d’expansion et de reclassement internes entre Parti radical, SFIO et PC. Admiré, regretté, redouté ou haï (régime de Vichy), le Front populaire est un mythe mobilisateur de notre histoire contemporaine. Depuis 1936, le Front populaire apparaît comme un événement majeur car il représente un tournant dans la vie politique et sociale nationale. Pour la première fois, la victoire électorale est portée par un vaste mouvement populaire, que ce soient les manifestations en faveur de la coalition depuis 1935, ou les occupations d’usines au printemps 1936 ; cette mobilisation d’une partie de la société, des syndicats et des partis, donne le sentiment d’une puissance collective capable de défendre la République et de lutter contre la crise ; elle fonde alors la fierté de la classe ouvrière. L’aspiration à une démocratie plus sociale, plus attentive aux revendications ouvrières se traduit par les mesures significatives prises durant l’été. La pratique du pouvoir évolue aussi : des femmes entrent au gouvernement (trois femmes sont secrétaires d’État dans le gouvernement Blum : Cécile Brunschvicg, à l’Éducation nationale, Irène Joliot-Curie, à la Recherche scientifique, Suzanne Lacore, à la Protection de l’enfance), les syndicats deviennent des partenaires officiels de l’État. Enfin dans la mémoire du Front populaire il y a aussi « l’esprit de 36 », le souvenir d’une « embellie dans des vies difficiles », les congés payés, l’accès plus large aux sports, aux loisirs, les efforts de Jean Zay et Léo Lagrange pour mener une politique culturelle ambitieuse. La victoire électorale aurait dû permettre aux partis de gauche de gouverner pendant 4 ans. En fait l’expérience Blum ne dure qu’à peine un an. Le Front populaire échoue dans sa politique de relance par la consommation. La croissance ne revient pas, la production stagne, le chômage reste élevé, le pouvoir d’achat s’érode. Les grèves restent nombreuses après 1936, signes de l’affrontement durable entre employeurs et salariés sur l’application des réformes. La presse d’extrême droite se déchaîne contre le gouvernement. L’horizon international, qui ne cesse de s’obscurcir, divise l’opinion, la classe politique et les partis de gouvernement ; antifascistes et pacifistes s’opposent sur l’opportunité d’une intervention en Espagne en 1936, sur les accords de Munich deux ans plus tard. En 1938, le gouvernement Daladier revient sur les mesures prises en 1936 pour faire face aux nécessités du réarmement. La France apparaît comme un pays 128 fragile mais aussi divisé. Enfin il paraît difficile d’analyser la France des années 1930 indépendamment de son issue tragique, c’est-à-dire la débâcle de juin 1940, même si l’historien doit se garder de tout regard rétrospectif. Le jugement toujours négatif que les contemporains ont porté sur la IIIe République, que ce soit Marc Bloch dans L’Étrange défaite ou les procureurs du tribunal de Riom, s’explique en grande partie par la volonté de rationaliser une déroute inattendue. Ainsi la crise de 1940 plonge ses racines dans des années 1930 marquées par un recul de la cohésion sociale et nationale. Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

Accompagnement 1 ère ST2S : Accompagnement 1 ère : « Le programme « Alors qu’il doit faire face à de fortes oppositions et que le contexte international invite à faire de ce thème d’étude à la fois un lui est largement défavorable avec la montée des totalitarismes en Europe, le moment de l’étude de l’histoire de notre pays Front populaire s’applique à mettre en place une République sociale soucieuse et un cas particulier de la crise des d’offrir à tous les mêmes droits, avec une volonté (toute radicale) de maintenir démocraties libérales durant l’entre-deux- l’ordre, le fonctionnement de la République et ses libertés. Ce sujet d’étude invite guerres. Ce qu’est une démocratie libérale a évidemment à poser la question de l’intégration de la classe ouvrière à la été abordé dans l’introduction de cette partie, République ; il permet également de réfléchir à l’action sociale globale du Front en se fondant notamment sur des traits populaire. empruntés à la France de la Troisième Avec l’intégration des ouvriers, le Front populaire relève l’un des défis majeurs République. La France de la décennie 1930 que doit affronter la République pour s’enraciner. Si le Front populaire n’est pas est confrontée à une crise multiforme, au sein la première union de gauche à accéder au pouvoir sous la IIIe République, il est la de laquelle les aspects économiques, sociaux, première alliance de la gauche incluant les communistes (qui promettent un politiques et culturels sont interdépendants. soutien loyal). Fort de 63 % des suffrages aux élections législatives de 1936, il est La dépression économique, perçue à partir de à l’origine de droits sociaux qui forment « la législation […] la plus avancée de l’automne 1931, est durable. L’impuissance l’histoire de France » (Michel Winock) et ce, malgré sa brièveté. Le 7 juin, les des gouvernements à l’enrayer nourrit le accords de Matignon tentent, en effet, de mettre fin à une situation de grève doute et les générale, avec occupation des usines déclenchée spontanément au lendemain de mécontentements (agriculteurs confrontés à la victoire de la coalition, non par la répression mais par des pourparlers qui la baisse des prix, anciens combattants et légitiment les revendications ouvrières. Le gouvernement se pose autant en travailleurs du service public souffrant de la arbitre entre les grandes forces sociales qu’en législateur, puisque les lois des 11 politique déflationniste, ouvriers affrontés à et 12 juin 1936 sur les congés payés et la semaine de 40 heures viennent l’aggravation des conditions de travail). La compléter ce que la première grande négociation entre syndicats patronal et poussée d’antiparlementarisme – dont le 6 ouvrier a permis d’obtenir. Ces deux mesures retentissent profondément dans la février 1934 marque un apogée –, l’instabilité mémoire collective ouvrière dont elles fondent en partie la fierté. Ces acquis de ministérielle et le dynamisme de modèles 1936 sont autant de thèmes mobilisateurs dans l’histoire du monde salarié, bien politiques qui apparaissent plus modernes et au-delà de la seule expérience du Front populaire (mouvements sociaux de 1947, plus efficaces (communisme soviétique, 1953, 1963, 1968…). Ils deviennent une référence clé du discours syndical et de régimes fasciste et nazi) traduisent ou la gauche. renforcent ces causes de fragilité. Cependant, Le gouvernement de Front populaire est à l’origine d’autres innovations, parfois la démocratie est suffisamment ancrée pour éphémères, qui occupent une place majeure dans la lignée des grands débats résister. Parvenu au pouvoir, le Front républicains. Il faut se limiter rigoureusement à ceux qui ont à voir avec la populaire fait aboutir les mesures sociales question sociale : d’importance, qui reconnaissent la légitimité – la question de l’élargissement de la citoyenneté conduit, pour la troisième fois des revendications des ouvriers et contribuent depuis la Grande Guerre, à un vote positif et même unanime (moins une voix) de à leur intégration. Il participe de la réflexion la Chambre sur le droit de vote des femmes. Dans le prolongement et afin de sur la modernisation politique (affirmation du s’opposer au vote négatif du Sénat, le Front populaire se risque à une innovation rôle de l’exécutif, entrée de femmes au avec la nomination de trois femmes à des postes de sous-secrétaires d’État : Irène gouvernement, sans pour autant que les Joliot-Curie à la Recherche scientifique, Suzanne Lacore à la Protection de femmes obtiennent le droit de vote). L’État se l’enfance et Cécile Brunschvicg à l’Éducation ; pose désormais en arbitre entre les grandes – la volonté de promouvoir une éducation, des loisirs et une culture pour tous, forces sociales. Il étend ses compétences dans récurrente sous le régime républicain, se concrétise par la loi sur l’allongement de les secteurs économique (relance par la la durée de la scolarité obligatoire à quatorze ans, la réforme de Jean Zay pour demande, régulation et impulsion, notamment une école unique – qui ne vit pas le jour – et par l’intervention nouvelle de l’État en renforçant une « économie mixte ») et dans le domaine culturel ; culturel (prolongation de la scolarité – pour la première fois, la question du vote des peuples colonisés est posée avec obligatoire, mesures pour démocratiser la le projet Blum-Violette, tentative timide et avortée d’accorder des droits culture). L’existence du gouvernement de politiques aux musulmans d’Algérie, que l’historien Benjamin Stora qualifie d’« Front populaire est brève : elle s’achève en occasion ratée ». 1938, année où l’échec économique est aussi Au total, le Front populaire participe de la réflexion sur la modernisation avéré. Mais, par sa portée sociale, politique et politique en renforçant notamment le poids de l’exécutif dans la vie politique symbolique (par exemple, mise sur le devant française : la tradition parlementaire est mise à mal par les décrets-lois, le nombre de la scène des usines – dont les occupations de ministres et de secrétaires d’État augmente. D’autre part, l’État étend ses sont fortement médiatisées –, politisation des 129 compétences (de façon modeste toutefois) dans le domaine économique et relations et des revendications culturel : des réformes de structures sont mises en oeuvre. Les premières professionnelles, etc.), la période prend une nationalisations, instruments d’une politique keynésienne de résolution de la place à part, sur laquelle le programme invite crise, trouveront, tout comme les mesures sociales (prémices d’un d’État- à se pencher. Elle est ainsi durablement un providence), un écho dans les réformes de la Libération. Ainsi la création de élément majeur de la mémoire collective de sous-secrétariats à la Culture et aux Loisirs (ce dernier, baptisé « ministère de la la classe ouvrière, dont elle fonde la fierté. paresse » par la droite), animés respectivement par Jean Perrin et Léo Lagrange Elle est aussi une référence clé du discours du inscrit durablement l’action de l’État dans le paysage culturel de la France. mouvement syndical et de la gauche, pour Mais le Front populaire est traversé par des dissensions politiques liées au lesquels elle constitue un temps d’unité contexte social et international des années 1930 qui mettent en jeu les principes d’action, d’expansion et de reclassements même de la République et qui vont précipiter la chute des gouvernements Blum. internes entre Parti radical, SFIO et PCF. Le débat spécifique et récurrent de la gauche entre réforme et révolution s’incarne Admiré, regretté, redouté ou haï (régime de dans le « dialogue » entre le slogan des pivertistes selon lequel « tout est possible Vichy), le Front populaire est un mythe ! » et la réponse de Thorez : « Il faut savoir terminer une grève. » mobilisateur de notre histoire Ainsi, admiré, regretté, vécu comme traumatique ou haï (par le régime de Vichy), contemporaine. » le Front populaire est un mythe mobilisateur de notre histoire contemporaine, notamment en ce qu’il a nourri la nostalgie d’un temps érigé en âge d’or que Accompagnement 3 e : « Il faut montrer la l’imaginaire collectif a affecté de bien des possibles. Devenu partie intégrante de façon dont, en France, l’enlisement dans les la matrice républicaine, il a contribué à forger la spécificité de la démocratie difficultés débouche sur une poussée française. » d’antiparlementarisme et une crise des valeurs et comment le Front populaire a pu LE FRONT POPULAIRE donner une brève impression d’embellie au Au sens précis du mot, le Front populaire désigne un rassemblement de plusieurs cours de ces « années tristes ». Mais, en organisations de gauche et notamment l’alliance inédite entre le parti radical, le France, la démocratie résiste. Cette histoire parti socialiste et le parti communiste. Le gouvernement dirigé par Léon Blum alimente notre mémoire collective et rejoint entre juin 1936 et juin 1937 constitue le moment le plus marquant d’un régime les préoccupations du présent. » qui s’achève en 1938. Mais, au-delà des années 1930, il existe une signification plus large du Front populaire. Celui-ci représente un tournant historique Léon Blum, 1872-1950 fondamental en associant un mouvement social à un gouvernement légalement Artisan de la signature des accords Matignon, désigné. Léon Blum est, depuis le 6 juin 1936, le L’ORIGINALITE DU FRONT POPULAIRE premier socialiste chef d’un gouvernement. Pour la première fois, un gouvernement est présidé par un socialiste qui applique Intellectuel d’avant-garde et juriste renommé, un programme directement favorable aux classes populaires et, pour la première membre du Conseil d’État, il s’engage fois aussi, un vaste mouvement social, caractérisé par des grèves et des tardivement en politique. Son adhésion au occupations d’usines, accompagne l’avènement d’un gouvernement qui tire sa socialisme doit plus au dreyfusisme qu’au légitimité non seulement des élections mais aussi de la mobilisation d’une partie marxisme. Il est très proche de Jean Jaurès. de la société. Dans l’histoire longue de la France contemporaine, le Front Devenu député en 1919, il s’impose comme populaire met un terme au processus commencé sous la Révolution française et un brillant orateur. En 1920, au congrès de continué jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il met fin à l’association entre violence Tours, il ne peut éviter la scission avec les insurrectionnelle des masses et expression du mouvement social (comme le furent communistes. Il réussit à définir la place les « journées » révolutionnaires de 1789 à la Commune de Paris de 1871). Au légitime des socialistes au sein de la lieu d’un face-à-face entre un mouvement de grèves ouvrières et un République mais il doit constamment gouvernement « bourgeois », il y a convergence entre le mouvement social et le défendre la SFIO face aux attaques de la pouvoir politique. Jusqu’en 1936, la démocratie libérale instaurée par la IIIe droite et du PC. Léon Blum se bat contre les République pouvait paraître plus ou moins éloignée des préoccupations sociales. divisions internes de son propre parti. Son Elle était fondée sur la théorie du libéralisme politique selon laquelle on gouverne origine juive lui vaut de nombreuses attaques pour le peuple (faire des réformes utiles à tous) et non par le peuple. Avec le antisémites. En 1936, appliquant ses idées de Front populaire et en raison du mouvement social, la démocratie devient un rénovation en matière de méthode de gouvernement pour le peuple par le peuple. La démocratie peut apparaître comme gouvernement et de politique économique, il la traduction directe des revendications économiques et sociales les plus acquiert une stature nouvelle qui dépasse les concrètes dans des réformes politiques inscrites dans les lois. En ce sens, 1936 rangs de la gauche. Déporté à Buchenwald, il illustrait le passage d’une démocratie libérale issue du XIXe siècle à une revient en France en 1945. Son prestige reste démocratie sociale. Le gouvernement ne fait plus face à une poussière de citoyens grand mais il ne retrouve pas de véritable qui s’expriment individuellement par le bulletin de vote ; il doit compter avec de poids politique. nouvelles forces collectivement organisées qui représentent les intérêts économiques et sociaux du pays (organisations syndicales et patronales). C’est ACCORDS MATIGNON : DES ACCORDS une nouvelle « alliance » qui apparaît ; elle ne met plus seulement en jeu les MAJEURS électeurs et leurs députés par le canal de la campagne électorale et des Par l’instauration de réformes qui discussions parlementaires ; elle relie les citoyens devenus acteurs sociaux, bouleversent l’organisation du travail et du utilisant conjointement le bulletin de vote et l’action collective (manifestations, temps libre, les accords Matignon restent un grèves, occupations, syndicalisation, négociations), exerçant une double pression moment fort de l’histoire des luttes sociales. sur leurs représentants politiques et sur les décideurs économiques et sociaux. Sollicité à la fois par les représentants des Cette « alliance » met en jeu une pluralité d’intervenants en raison de la division syndicats ouvriers et par ceux du patronat, des syndicats de salariés et de la division des organisations patronales. Léon Blum réunit en vue d’une conciliation Concrètement, pour les ouvriers et les salariés, le Front populaire a nourri un au sommet la CGT (Confédération générale 130 sentiment d’appartenance et d’identification positive au groupe social, une sorte du travail) représentant les salariés et la de sentiment de puissance collective. Les aspects plus concrets de la vie CGPF (Confédération générale de la économique et du travail, comme le salaire, les conditions d’hygiène, les congés production française) représentant les payés, la discussion avec le patron à travers un délégué syndical, ne dépendaient patrons. La signature des accords Matignon a plus de décisions locales et ponctuelles, soumises aux aléas de l’arbitraire et de lieu le 7 juin 1936. Sous la pression de la l’affrontement, mais de lois publiques placées sous la garantie de l’État grève générale, le texte reprend en partie les républicain. propositions avancées par Léon Jouhaux, le L’ORIGINE DU SUCCES secrétaire de la CGT. La première phase commence au lendemain des émeutes du 6 février 1934. Le DES REFORMES SOCIALES Front populaire apparaît alors comme une alliance de diverses organisations de D’ENVERGURE gauche pour faire face à la montée de l’extrême droite et contrer un éventuel coup Le contenu de l’accord comprend une de force « fasciste ». Le 12 février, un peu partout en France, des manifestations augmentation de salaires (de 7 à 15 % selon voient défiler ensemble des partis et des syndicats jusque-là divisés. C’est de les branches), le principe de conventions manière indissociable une manifestation lancée contre la crise économique et collectives et l’élection de délégués du contre l’émeute du 6 février, qui avait révélé au grand jour la force des personnel. Cette première partie du contenu organisations d’extrême droite ; le gouvernement légal avait été renversé par une correspond à ce que le patronat concède à la pression de la rue. Dans un contexte européen très tendu où de nombreux pays CGT. Il s’agit d’une négociation d’allure avaient basculé dans le fascisme ou la dictature autoritaire, le 6 février pouvait classique pour mettre fin à une grève. C’est la apparaître comme la première étape d’un scénario fasciste en France. Dès son première fois cependant qu’une telle origine, le Front populaire présente donc une double particularité, sociale et négociation a lieu à l’échelle nationale et sous politique : sociale car il s’inscrit dans le contexte de la crise économique et de la l’arbitrage du chef du gouvernement. La montée des revendications populaires, politique parce qu’il constitue une alliance deuxième partie des accords est nouée entre préventive de salut public pour sauver la République. Cette mobilisation « la CGT et le gouvernement. Celui-ci promet antifasciste » avait aussi un intérêt stratégique. Elle permettait de développer une de faire voter au plus vite deux lois sociales : alliance multiforme bien au-delà d’un simple cartel de partis politiques avec des celle instaurant deux semaines de congés organisations de nature civique comme la Ligue des droits de l’homme et le payés et celle limitant à 40 heures sans Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, des syndicats ainsi que des diminution de salaire la durée hebdomadaire organisations d’anciens combattants, et de pénétrer la société bien plus du travail. Ce sera chose faite dans les profondément que n’aurait pu le faire une simple alliance électorale. Le ciment de semaines suivantes (entre le 9 et le 18 juin l’antifascisme et de la défense de la République a permis de placer la campagne 1936). Les accords Matignon ont donc pour les élections législatives de 1936 sous le signe de ce qui rassemble, tout en représenté presque toutes les réformes mettant de côté les divisions. En juin 1935, le Rassemblement populaire sociales du Front populaire. La réforme de la enregistre l’adhésion du parti radical et du petit parti républicain socialiste. Leur Banque de France, la nationalisation des intégration incarne la tradition républicaine et signifie la possibilité d’une victoire industries d’armement et la création de par les élections, pacifique et légale. Elle signifie aussi une plus grande l’Office national du blé qui vise la modération du programme. Représentant des classes moyennes, des régularisation du marché et le soutien du commerçants, des agriculteurs et des employés, le parti radical ne veut pas de revenu paysan appartiennent aux réformes de bouleversement social ou de novation économique. En janvier 1936, le structure et concernent autant la politique programme du Front populaire ne contient qu’un minimum de réformes de économique que le domaine social. Les structure (réforme de la Banque de France et nationalisation des industries accords Matignon ont une portée symbolique d’armement). De ce point de vue, il est moins audacieux et moins radical que le forte qui continuera d’inspirer la gauche New Deal aux États-Unis. La campagne électorale prélude au succès du 26 avril française jusqu’à nos jours, comme on l’a vu et du 3 mai et à la vague de grèves qui l’accompagne. Cette période comporte une avec la réforme des 35 heures. La générosité phase de mobilisation politique (janvier-avril), puis une phase de grèves et affichée avec la hausse des salaires n’est pas d’occupations d’usines (mai et début juin), enfin une phase politique et seulement une question de justice sociale et gouvernementale (juin à août), lors des cent premiers jours du gouvernement de rattrapage du revenu. Il s’agit aussi, par le Blum. C’est la victoire électorale du Front populaire qui déclenche des renforcement du pouvoir d’achat des masses, occupations d’usines et des grèves un peu partout (et non l’inverse). Mais c’est le de développer une politique économique d’un mouvement social qui impose son cahier de revendications. Sans ce mouvement, type nouveau. Le gouvernement n’attend pas le Front populaire aurait pu rester un simple cartel des gauches (alliance du marché un retour spontané à la croissance. électorale entre les radicaux et les socialistes) étendu aux communistes sur fond Il prend l’initiative de stimuler la de dramatisation des enjeux politiques nationaux et internationaux. Le terme de consommation et la production afin de faire Front populaire prend alors une autre dimension : il désigne l’expression et repartir à la hausse le circuit économique. Les l’irruption directe des salariés sur l’action d’un gouvernement. congés payés, doublés de la réduction du LES NOUVELLES FORMES DU MOUVEMENT SOCIAL temps de travail ne signifient pas seulement Parties de la métallurgie, les grèves ont rapidement gagné l’ensemble du territoire un soulagement des peines et des fatigues français et l’ensemble des secteurs d’activités, à l’exception de la fonction liées au travail en usine. Il s’agit aussi publique. Au moment où Léon Blum forme son gouvernement le 4 juin, la grève d’ouvrir à tous le droit aux vacances et est devenue nationale et générale. Le mouvement social est profond mais aussi l’accès à un temps de loisirs et de culture, complexe. Il ne faut pas le réduire à la seule classe ouvrière urbaine car il restés jusque-là des apanages symboliques de concerne aussi des ouvriers agricoles, des employés de bureau et des grands la « bourgeoisie ». C’est pourquoi les images magasins, ce qui lui donne sur le moment un certain caractère d’unanimisme. Il d’ouvriers partant au bord de la mer auront n’est pas non plus décidé à l’avance et orchestré par les dirigeants syndicaux. Il une telle importance : non pas que les milieux est spontané et progresse en tache d’huile, par la vertu de l’exemple et de la populaires n’aient jamais connu la mer ou les solidarité. Pour autant, il ne s’agit pas d’une action révolutionnaire qui recourt à vacances avant 1936 mais parce que, 131 la violence, à l’intimidation et vise le renversement du régime politique. La dorénavant, les 12 jours ouvrables par an de multiplication des occupations d’usines et de bureaux était certes une remise en congés payés constituent un droit social cause de la propriété privée des entreprises conçue comme un droit divin du reconnu par la collectivité et garanti par l’État patron. Mais le mouvement a surtout voulu accompagner la mise en place du républicain. Les vacances ne sont plus gouvernement de Front populaire. Il a en quelque sorte devancé les réformes et seulement fonction du niveau de revenus pris des gages sur le programme annoncé lors de la campagne électorale. Le fait mais une récompense accordée à tous les que les usines d’aviation (Bréguet au Havre, Latécoère à Toulouse et Bloch à travailleurs. Courbevoie) aient été touchées les premières signifiait que les ouvriers voulaient UNE NOUVELLE METHODOLOGIE participer directement à la nationalisation des industries d’armement, réforme POLITIQUE inscrite dans le programme électoral de janvier 1936. Le mouvement social de Au-delà du contenu des mesures, les accords mai et juin marque ainsi une rupture dans l’histoire du mouvement ouvrier au Matignon ont aussi un impact sur la méthode profit de la modération et de l’intégration des syndicats comme partenaires de décision publique et plus généralement sur officiels et reconnus de l’État. L’aspect le plus spectaculaire du bilan de mai et la nature de la démocratie en France. Il y a juin 1936 est son caractère globalement pacifique : il ne débouche pas sur un dorénavant un partage entre des réformes cycle d’insurrection et de répression. Le mouvement ouvrier français rompt ainsi prises au travers d’une négociation générale avec son histoire insurrectionnelle et tragique du XIXe siècle (des canuts lyonnais entre syndicats des salariés et organisations en 1831 à la Commune de Paris en 1871). Le mouvement de 1936, par son patronales sous l’arbitrage de l’État et des caractère pacifique et légaliste, est le fruit de la montée en puissance depuis trois réformes de procédé plus classique qui décennies des organisations syndicales. Celles-ci sont dorénavant capables continuent de passer par le Parlement et de d’encadrer les grèves, de se faire les porte-parole des revendications ouvrières prendre la forme de lois (les congés payés, la auprès des pouvoirs publics et de faire cesser un mouvement dans un relatif bon réduction du temps de travail, la réforme de ordre. Signe de leur institutionnalisation, les syndicats sont conviés à la table de la Banque de France). Même si le circuit négociations collectives où ils sont placés sur un pied d’égalité avec les politique habituel n’est pas abandonné, le représentants du patronat et les membres du gouvernement (voir article p. 20-21). gouvernement n’est plus simplement l’arbitre Les syndicats, revêtus de ce rôle actif au cœur des institutions républicaines, des discussions parlementaires mais aussi enregistrent, à partir de 1936, une nette progression. La CGT réunifiée voit ainsi celui des conflits qui opposent les forces passer ses effectifs de 750 000 à 4 millions grâce au Front populaire. Les économiques et sociales elles-mêmes manifestations et les grands défilés publics, officiellement reconnus comme puissamment organisées. La décision de faire licites depuis un décret de 1935, n’ont plus le caractère de violence réelle ou de une réforme peut sortir des discussions entre mise en scène de « journée révolutionnaire » ; ils ont acquis un caractère collectif partenaires sociaux et non plus seulement de de démonstration du pouvoir des masses et de leur unanimisme affiché. Ils ont l’enceinte du Parlement. L’hôtel Matignon, parfois un caractère de fête populaire et de réjouissance collective comme le 14 où ont été signés les accords, est révélateur de juillet 1936. D’une certaine manière, ils prennent le relais des cérémonies cette mutation. Jusqu’en 1935, le président du publiques traditionnelles (voyages présidentiels, défilés militaires, inaugurations Conseil (équivalent du Premier ministre, chef des monuments aux morts). de gouvernement) ne disposait d’aucun lieu LES NOUVELLES FORMES DE LA VIE POLITIQUE propre, d’aucun secrétariat, ni d’aucun moyen À cette conjonction exceptionnelle du social et du politique, il faut ajouter les administratif pour exercer sa tutelle et sa conditions d’une mutation structurelle de la vie politique. Celle-ci a longtemps coordination sur la politique été marquée par l’héritage du XIXe siècle : les députés étaient élus sur des gouvernementale. Le plus souvent, il prenait étiquettes assez vagues et restaient indépendants des organisations politiques. le portefeuille des Affaires étrangères, de Avec le Front populaire, au contraire, la vie politique se caractérise par la l’Intérieur ou de la Justice (les trois présence de partis politiques capables d’imposer une discipline à leurs élus. Les ministères régaliens), ce qui affaiblissait sa candidats sont choisis et présentés par le parti, ils doivent reproduire un capacité de travail et de contrôle sur les programme élaboré à l’avance et valable pour tout le territoire national. Ils autres ministres. Chaque ministre et chaque bénéficient aussi de la logistique militante et de l’organisation de grands meetings administration bénéficiaient d’une assez large qui mettent au premier plan des figures d’hommes politiques (Léon Blum, autonomie. Léon Blum fait du président du Édouard Daladier ainsi que le jeune Maurice Thorez). Des techniques modernes Conseil un chef d’état-major, véritable de propagande se développent par l’essor de la radio, la multiplication des tracts, coordinateur du travail de tous les ministres. l’utilisation de voitures, de camions et de bus pour sillonner les villes, la banlieue En 1936, avec l’hôtel Matignon et le et les campagnes. La politisation de la France a pu atteindre un taux de secrétariat général à la présidence du Conseil, participation record de 84,3 %. Se prononçant sur un programme, les électeurs il dispose des premiers moyens modernes pratiquent une démocratie moins indirecte et moins frustrante ; au lieu d’attendre pour imposer une politique interministérielle. de longues discussions parlementaires qui préludent au vote des réformes, ils DES CONSEQUENCES PROFONDES peuvent espérer une exécution quasi immédiate des promesses contenues dans le La portée des accords Matignon sera réelle programme initial. Toutefois, la victoire du Front populaire lors des élections des sur les nouvelles modalités du gouvernement 26 avril et 3 mai est en partie un trompe-l’œil. C’est plus une victoire du système démocratique après 1945. Des négociations à de désistements entre les trois partis (parti radical, SFIO et PC) qu’une véritable l’échelle nationale pour sortir d’une crise se victoire électorale auprès des Français (les Françaises ne votent pas). La gauche reproduiront au moment de Mai 68 (accords enregistre un gain de seulement 300 000 voix entre 1932 et 1936. Si l’on de Grenelle). Plus régulièrement, le ministre considère que de nombreux électeurs qui ont choisi des candidats radicaux de la Fonction publique, vis-à-vis des appartiennent en réalité à l’électorat centriste et modéré, il n’est pas du tout syndicats de fonctionnaires, le ministre des évident que la gauche soit majoritaire dans le pays en 1936. La désignation du Affaires sociales, pour la consultation des socialiste Léon Blum à la tête du gouvernement, parce que la SFIO constitue le syndicats de salariés et de cadres sur les groupe parlementaire le plus nombreux (146 députés socialistes contre 106 questions de sécurité sociale, d’assurance radicaux stricto sensu et 72 communistes sur un total de 618 députés), ne signifie chômage et de politique sociale, font 132 pas que le nouveau gouvernement s’appuie sur une majorité politique solide. En désormais de la négociation collective et du réalité, la victoire du Front populaire a masqué un chassé-croisé qui s’est opéré à partenariat social l’un des aspects de leur l’intérieur de la gauche. Les socialistes arrivent en tête des trois partis mais plus fonctionnement. Cet élargissement de la en raison de l’affaiblissement des radicaux que grâce à leurs progrès véritables démocratie par la consultation sociale (ils perdent même des voix par rapport à 1932). La SFIO ne peut donc pas généralisée pose cependant des problèmes. constituer un véritable parti dominant vis-à-vis de ses deux alliés. Les Pas plus que la démocratie « politique » communistes ont presque doublé leurs voix et forment un groupe parlementaire traditionnelle (partis politiques et assemblées de poids, mais refusent la participation au gouvernement qui s’en trouve de facto parlementaires), la démocratie « sociale » affaibli. Enfin, les radicaux, dépouillés de leur rôle traditionnel de groupe n’est à l’abri d’une crise de représentativité. dominant, inquiets de la progression spectaculaire des communistes, tiennent Pour que les négociations avec les pouvoirs leurs engagements pour l’immédiat mais ne constituent pas un allié sûr, comme publics et les décisions prises soient valables on le voit dès l’automne 1936. et applicables, les organisations syndicales LES REFORMES ET LEURS ECHECS comme les organisations patronales doivent Le gouvernement vise un double but. À court terme, il s’agit de lutter contre la s’assurer du soutien de leur base. Celle-ci crise économique. À moyen terme, il s’agit d’intégrer les masses dans la comprend non seulement les adhérents aux République. L’augmentation des salaires doit favoriser la consommation syndicats mais aussi l’ensemble des salariés populaire (politique dite de « reflation », contraire de la déflation) donc relancer (ou l’ensemble des patrons) qui ne sont pas la production et l’emploi, réconcilier ainsi des mesures sociales avec l’efficacité syndiqués. Dans un pays comme la France, économique. Les masses doivent se sentir non plus les victimes mais les où le taux d’adhésion aux syndicats est faible, bénéficiaires de la politique gouvernementale. Toutefois, l’application des le risque de divorce entre les représentants et réformes s’avère décevante. Investisseurs et financiers n’ont pas accordé leur leur base reste élevé. En ce sens, les confiance contrairement à ce qu’espérait Léon Blum ; des capitaux ont fui à difficultés d’application des accords l’étranger, notamment en Suisse. La hausse des coûts de production et la cherté Matignon au cours du second semestre de de la vie sont venues absorber les gains de pouvoir d’achat obtenus en juin. La 1936, difficultés des syndicats vis-à-vis de dévaluation du franc annoncée le 26 septembre 1936 signe l’échec économique. fractions plus radicales et révolutionnaires, En février 1937, Léon Blum est contraint d’annoncer la « pause » des réformes difficultés du patronat face au sociales. Sur le terrain, les réformes ont entraîné la fin des grèves mais la mécontentement des petites et moyennes situation est loin d’être apaisée. L’esprit réconciliateur des accords Matignon ne entreprises, ont inauguré les difficultés dure pas. Une « guerre froide » (Antoine Prost) s’est installée entre les syndicats récurrentes de la négociation sociale en ouvriers et les organisations patronales. Il ne s’agit pas d’une « revanche des France. patrons », vision simplificatrice, mais plutôt d’une crise au sein du monde patronal entre grands et petits industriels. C’est une révolte du petit patronat et LA NOUVELLE METHODE DE des milieux commerçants contre le grand patronat et contre le gouvernement GOUVERNEMENT Blum. Né dans un espoir d’unanimisme social, le Front populaire a finalement Devant les divisions sociales, l’État est censé tourné à la recrudescence des tensions et des affrontements entre les différents jouer le rôle d’un arbitre actif et puissant. Il groupes sociaux. ne se contente plus d’être une administration LE TEMPS DES DIVISIONS classique qui gère les affaires « régaliennes » Mais le Front populaire restait une alliance fondamentalement fragile. Appelé à (armée, police, justice) ; il s’engage former un gouvernement durable, capable de développer sa politique économique dorénavant au cœur de la vie économique et et sociale sur plusieurs années, Blum ne reste au pouvoir qu’une petite année. Il sociale. Il développe sa capacité d’expertise démissionne en juin 1937. Si les autres gouvernements jusqu’à l’automne 1938 se par des nouveaux moyens statistiques et par réclament encore du Front populaire, le ressort est cassé. On retourne à la formation renouvelée de ses hauts l’instabilité gouvernementale qui caractérise le régime parlementaire de la IIIe fonctionnaires (plus d’économie, moins de République. C’est une déception et un échec personnel pour Léon Blum qui avait droit). Le Front populaire consacre et tout fait pour organiser un type de gouvernement stable et efficace. Certes, les accélère ce mouvement : les décisions divisions doivent beaucoup aux circonstances. L’imbroglio de la guerre publiques, par la loi et par l’administration d’Espagne qui commence dès le mois de juillet 1936 (voir Focus) attise les (règlements et décrets), pénètrent à l’intérieur controverses. En décembre, les communistes, qui ont fait de l’intervention en des usines et des bureaux. Il n’y a plus de Espagne leur cheval de bataille, s’abstiennent dans un vote de politique étrangère séparation entre la vie politique et la vie à la Chambre des députés et manifestent ainsi leur mécontentement à l’égard du économique comme dans le modèle libéral du gouvernement. Les difficultés économiques (la dévaluation du franc, la XIXe siècle. Les lieux de travail ne sont plus stagnation prolongée de la production, la hausse des prix qui annule les effets de considérés comme un domaine privé. Ils l’augmentation du pouvoir d’achat) refroidissent fortement l’ardeur des radicaux deviennent des espaces publics, relevant du sensibles aux plaintes des classes moyennes. Cependant, les divisions du Front droit social, pour les conditions de travail, populaire sont aussi structurelles. Tout d’abord, la coalition gouvernementale est pour les conditions d’hygiène et pour une fragile depuis le début en raison de la stratégie des communistes. Ceux-ci ont grande partie de l’organisation choisi de soutenir le gouvernement de l’extérieur, sans y participer. Ils professionnelle. Sur le plan gouvernemental nourrissent de ce fait la méfiance de leurs partenaires, socialistes et plus encore strict, Léon Blum innove en nommant trois radicaux. Petit à petit, certains députés de la majorité commencent à s’abstenir ou femmes sous-secrétaires d’État et en à voter contre le gouvernement. Les habitudes parlementaires fondées sur la organisant son équipe à l’hôtel Matignon liberté de vote individuelle des députés reprennent le dessus. En plusieurs paliers, autour de moyens renforcés dont le de l’automne 1936 au printemps 1938, on glisse d’une majorité de Front coordinateur est Jules Moch, nommé populaire issue des urnes à une majorité de centre gauche (gouvernement secrétaire général à la présidence du Conseil. Chautemps de 1937) puis de centre droit (gouvernement Daladier-Reynaud de Utilisant aussi bien la tribune parlementaire 1938) issue des recompositions à l’intérieur du Parlement. La logique du classique que le tremplin nouveau offert par 133 parlementarisme libéral a été plus forte que la modernisation de la vie politique la radio, Léon Blum ne se contente pas incarnée par les partis et un pouvoir exécutif renforcé. L’année 1938 marque d’arbitrer les discussions parlementaires ; il l’accélération de la crise interne des partis qui ouvre la voie à celle du régime. prend la direction d’un pouvoir exécutif S’ils ont réussi à reprendre la tête du gouvernement avec Daladier, les radicaux rénové et veut s’adresser directement à la sortent en réalité très affaiblis du Front populaire. Les querelles qui avaient surgi nation. au moment de l’adhésion en 1935, entre une aile droite et une aile avancée représentée par Jean Zay, Pierre Cot et Pierre Mendès France, deviennent des LA NON-INTERVENTION EN ESPAGNE oppositions insurmontables. Il y a dorénavant une fraction du radicalisme passée La guerre d’Espagne entraîna le à droite et une fraction restée fidèle à la gauche. Les socialistes subissent un gouvernement Blum dans une crise profonde. revers plus cuisant encore. L’échec gouvernemental du Front populaire touche L’aide française semblait pourtant logique : directement Léon Blum ainsi que les principaux chefs de la SFIO tel Vincent le gouvernement républicain en Espagne, Auriol. Divisés sur le bilan du Front populaire, soumis à la surenchère des attaqué par une rébellion militaire, incarnait courants révolutionnaires, les socialistes sont de surcroît divisés sur les questions une stratégie de Front populaire. Une internationales, entre pacifistes intransigeants et réalistes. Les communistes intervention française pouvait constituer un pourraient apparaître comme les bénéficiaires du Front populaire. Ils ont accru élément de lutte contre le fascisme européen. leur audience auprès des paysans et des classes moyennes. Ils sont restés unis Le gouvernement décida pourtant de ne pas malgré les aléas parlementaires et politiques. Mais, comme on le voit en 1939, intervenir de manière directe. Sur le plan lors du Pacte germano-soviétique, ils restent fondamentalement dépendants de la extérieur, cette décision pouvait lui faire stratégie internationale du communisme décidée à Moscou. Le parti communiste perdre l’alliance avec la Grande-Bretagne, évolue par retournements successifs : considérant les socialistes comme des pays hostile à toute ingérence étrangère. À traîtres dans les années 1920, il acceptait ensuite de s’allier avec eux, soutenait un l’intérieur, l’hypothèse d’une intervention programme très modéré en 1936, puis radicalisait à nouveau son discours sur la soulevait déjà des oppositions (pour la question de la guerre d’Espagne. Cette évolution entraîne à la fois le désarroi de majorité des radicaux ainsi qu’une fraction certains militants et une méfiance accrue de ses partenaires socialistes. Défiance des socialistes). Les communistes étaient les entre socialistes et communistes, virulence de l’anticommunisme chez de seuls à être unis sur une position claire (« Des nombreux radicaux vont rejaillir sous le gouvernement Daladier. La période a en avions, des canons pour l’Espagne ! »). Au réalité profondément affaibli les partis, les hommes et les idées. La gauche se total, la politique espagnole fut un échec. présente éclatée et en partie discréditée à la veille des grandes tragédies françaises L’accord de non-intervention entre les des années 1939-1945. puissances (août 1936) ne fut pas respecté par UN « LIEU DE MEMOIRE » l’Italie et l’Allemagne. Une partie de la droite Le bilan politique et social du Front populaire à la veille de la Seconde Guerre bascula dans un extrémisme nourri mondiale est loin d’être positif. D’abord, parce que la victoire électorale de 1936, d’anticommunisme et d’une certaine censée ouvrir un gouvernement de législature, prêt à gouverner dans la durée (au sympathie pour le fascisme. Mais surtout le moins quatre années), a débouché sur une « expérience Blum » qui a duré moins débat sur l’intervention puis la défaite des d’une année. Ensuite, parce que le bilan économique, aussi complexe soit-il, républicains en Espagne (1939) divisa révèle une stagnation économique de la France, un échec de la politique de durablement les Français. relance de la consommation et de retour à la croissance. Enfin, parce que les trois partis politiques qui apparaissaient unis et puissants en 1936 se retrouvent en très grande difficulté dès 1938. Avec un tel bilan, il est difficile de comprendre comment la mémoire de cette période a pu non seulement survivre mais se renforcer. Le Front populaire a été remémoré en fonction de contextes nouveaux et dramatiques qui, par contraste, ont redoré son blason. Il fait figure d’âge d’or. L’Occupation et le régime de Vichy ont ainsi contribué, bien involontairement, au développement d’une mémoire positive. En fustigeant l’esprit du Front populaire (qualifié d’esprit de jouissance par Pétain), en traînant en justice (le procès de Riom) les hommes politiques jugés responsables de la défaite de 1940, Vichy a fait du Front populaire la référence centrale de la culture politique de gauche. À la Libération, y compris sous le Gouvernement provisoire présidé par le général de Gaulle, une bonne partie des réformes qui avaient été envisagées mais qui n’avaient pas eu le temps d’être votées constituèrent le programme et le socle de la reconstruction de la France et de la rénovation de la démocratie (nationalisations, Sécurité sociale, planification). Le Front populaire pouvait ainsi apparaître comme le moment décisif qui avait ouvert la voie à l’ensemble du modèle social qui a caractérisé la France depuis 1945, entre politiques économiques d’inspiration keynésienne et développement de l’État providence. Entretenu par la mémoire conjointe du parti communiste et du parti socialiste, nourri aussi de publications multiples dans les années 1960 et 1970 notamment, il fait figure de référence pour la gauche française de la seconde moitié du XXe siècle comme l’avait été auparavant la Commune de Paris. Le Front populaire a pu ainsi continuer de « résonner » dans les mémoires à la fois par les promesses de grandes réformes économiques et sociales, par le rêve d’une réunification de la gauche et par les idéaux de lutte contre le fascisme. Du point de vue de la logique de la mémoire, il n’est donc pas erroné de dire que le Front populaire se relie aux combats de la Résistance, aux grandes réformes de la Libération, à une partie de l’esprit de Mai 68 et enfin aux grandes réformes des années 1981-1983. Il y a 134 donc une victoire posthume du Front populaire qui a vu son importance croître bien au-delà de son impact réel sur la France de 1936. La réforme des 35 heures est la dernière manifestation en date de cet héritage. Sur un autre plan, celui des individus et des groupes sociaux, on peut estimer que la période marque aussi un moment privilégié où les identités à la fois professionnelles, sociales et culturelles des milieux populaires ont définitivement basculé du négatif au positif et du dépréciatif au revendicatif. Elles se sont en quelque sorte transformées en identités valorisantes. C’est le thème, très présent dans les discours de l’époque, de la dignité ouvrière, de la joie et de la fierté des milieux sociaux acteurs de la mobilisation, des occupations et bénéficiaires des réformes sociales (congés payés). De ce point de vue, l’identité ouvrière française s’est cristallisée à la fois par l’action collective, par sa transcription au sein des pouvoirs publics (le fait d’être reconnu et non plus réprimé ou toléré) et par l’accès à des pratiques nouvelles. La « fierté » ouvrière et populaire dont parlent de nombreux témoins peut aussi venir du fait que les militants, sympathisants et électeurs du Front populaire ont pu avoir le sentiment de devenir les vrais défenseurs de la démocratie, de la République et des idéaux de la France, en lieu et place des élites défaillantes. Chaque individu n’a pas forcément eu conscience de toutes ces dimensions de l’événement mais, si celui-ci est devenu un événement-mémoire, c’est précisément en raison de son caractère polysémique : fierté d’une victoire sur le terrain dans un type d’affrontement dur ouvrier/patronat ici, dignité retrouvée plus symbolique que professionnelle ailleurs, accès à la consommation et aux loisirs de la « bourgeoisie », sentiment de communion entre intellectuels et militants ouvriers. Le Front populaire pour toutes ces raisons restera comme un temps d’exception.

Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des S’il est indiscutable que les réformes du Front Populaire ont, à court terme, objectifs : considérablement amélioré les conditions de vie et de travail des Français, leurs conséquences à long terme sont beaucoup moins positives. Non seulement l’instauration des 40 heures ne fait pas reculer le chômage, mais l’inflation annule les effets des augmentations de salaire prévues par les accords Matignon. Quant à l’ambitieuse politique de grands travaux prévue par le programme du Front populaire, elle est abandonnée faute de crédits suffisants, tout comme la création d’un système de retraites. En quelques mois, l’immense espoir de 1936 auquel le texte de Marc Bloch fait allusion est balayé et le gouvernement Blum doit revenir à des méthodes plus classiques de lutte contre la crise. Celles-ci, comme le gel des traitements des fonctionnaires annoncé dans le discours radiodiffusé de Blum, dégradent à nouveau les conditions de vie du plus grand nombre mais ne permettent pas non plus de sortir de la crise. C’est un faisceau de raisons convergentes qui permet d’expliquer l’échec final du Front populaire. Les réformes de 1936 ne devaient sûrement pas être faites en même temps, mais elles n’ont certainement pas eu des effets aussi négatifs que les adversaires du Front populaire ont bien voulu le dire. Le contexte économique et financier a eu aussi un rôle important, mais non décisif, puisque l’on sait aujourd’hui qu’une certaine reprise de la croissance a eu lieu pendant les mois du Front Populaire, mais celle-ci a été ignorée faute de statistiques fiables. En fait les raisons qui permettent le mieux d’expliquer l’échec du Front populaire sont celles que Marc Bloch identifie en quelques lignes lucides. Les bourgeois français se firent les adversaires impitoyables du Front populaire en voyant, ou en feignant de voir, dans un gouvernement très modestement réformateur l’annonce d’une révolution communiste imminente. Mais les partisans du Front populaire ne furent pas plus heureux lorsqu’ils préférèrent étaler leurs divisions et jouer contre leur propre camp, plutôt que de tenir les engagements pris lors de la formation du Rassemblement populaire.

135 HC – Les régimes totalitaires dans les années 1930 Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) : Sur les totalitarismes, outre les caractères communs aux régimes totalitaires, en quoi le stalinisme est-il différent des totalitarismes fasciste et nazi ? etc.

Sources et muséographie :

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Ouverture pour les élèves Zangrandi Ruggero, Le Long Voyage à travers le fascisme, Robert Laffont (le témoignage de Ruggero Zangrandi, jeune « fasciste de gauche », montre l’enthousiasme de la jeunesse fasciste). Scola Ettore, Une journée particulière, 1977 (ce film associant images d’archives et images de fiction évoque la société fasciste après 1936). 137 Risi Dino, La Marche sur Rome, 1962 (ce film permet de montrer le profil des premiers fascistes – anciens combattants unis par une solidarité de corps, marginaux –, les raisons de leur engagement – opportunisme ou au contraire engagement politique réel. Ce film permet également de mettre en évidence les liens étroits qui unissent le fascisme et les élites italiennes – élites traditionnelles ou nouvelles). Rosi Francesco, Le Christ s’est arrêté à Eboli, 1979 (ce film est une adaptation cinématographique de l’oeuvre autobiographique de Carlo Levi, dont un extrait mériterait d’être lu – par exemple, pour montrer la faible pénétration du fascisme dans les parties isolées de l’Italie rurale).

Documentation Photographique et diapos : Van Regemorter Jean-Louis, «Le stalinisme», La Documentation photographique, n° 8003, La Documentation française, juin 1998. Musiedlak Jacqueline et Musiedlak Didier, « Les totalitarismes : fascisme et nazisme», La Documentation photographique, n° 7037, La Documentation française, octobre 1996.

Revues : Dans la revue L’Histoire : « Nazisme et communisme : la comparaison interdite », Furet (F.), n° 186, mars 1995 « Hitler-Staline, la comparaison est-elle justifiée ? », Burrin (P.), n° 205, octobre 1996 « Les crimes du communisme », numéro spécial, n° 247, octobre 2000 dont Stéphane Courtois, « Cent millions de morts ? Le bilan d’une tragédie », pp. 36-45 et N. Werth, « Déportations, Goulag, famines… L’URSS ou le règne de la terreur », pp. 54-59. « Le siècle communiste », numéro spécial, n° 223, juillet 1998 N. Werth, « Goulag : les vrais chiffres », L’Histoire, n° 169, septembre 1993, pp. 38-51. Th. Serrier, « Günter Grass ou le cauchemar allemand », L’histoire n° 314, novembre 2006, pp. 28-29. (dans son autobiographie en 2006, ce prix Nobel de littérature, grande figure morale de l’Allemagne d’après-guerre qui a toujours dénoncé le passé nazi de l’Allemagne avoue en effet qu’il a servi, quelques mois durant, dans la Waffen SS à l’âge de 17 ans, le régime nazi ayant su susciter l’enthousiasme des jeunes gens puisqu’il n’est ici jamais question de terreur). « Hitler, portrait historique d’un monstre », in L’Histoire, n° 230, mars 1999. « Hitler, le nazisme et les Allemands », Les Collections de L’Histoire, n° 18, janvier 2003 : dossiers complets ainsi qu’une importante bibliographie. « L’Allemagne de Hitler », L’Histoire, n° spécial janvier 1989, réédité en coll. « Points Histoire», Seuil, Paris 1992. « Les fascismes », in L’Histoire, n° 235, septembre 1999 : dossier complet ainsi qu’une importante bibliographie. Catherine Brice, «Croire, obéir, combattre. La religion fasciste » in L’Histoire, n° 264, avril 2002. La propagande, TDC, N° 889, du 1er au 15 février 2005

Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) :

Comment expliquer l’adhésion massive des peuples aux régimes totalitaires ? En BO 1ere : « Les totalitarismes. quoi la Première Guerre mondiale a-t-elle favorisé la naissance des régimes On étudie les caractères spécifiques de totalitaires ? chacun des totalitarismes (fascisme, nazisme, Traumatisés par la guerre ou menacés par la misère à cause des crises stalinisme) et on examine comment, à partir économiques et sociales qui se succèdent, ou encore déboussolés par une société de fondements et d’objectifs différents, ils ont industrielle qui lamine les hommes, les peuples se tournent plus ou moins utilisé des pratiques qui mettent l’homme et spontanément vers des hommes providentiels et des régimes qui leur assurent du la société au service d’une idéologie d’État. travail, rétablissent l’ordre et les mobilisent autour d’une grande cause nationale. Ce travail débouche sur une réflexion sur le Les historiens marxistes analysent le développement des fascismes comme étant totalitarisme. » le seul moyen pour les capitalistes de surmonter la crise économique (le capitalisme libéral ayant montré ses limites) et d’abattre les communistes, qui BO 1 ère STG : « Les totalitarismes contre considèrent le capitalisme comme grand responsable de la crise économique. La les démocraties. peur des possédants face au danger communiste a contribué au succès de ces On oppose les idées-forces des totalitarismes partis par leur financement et leur soutien. Ils espèrent une réorganisation des (Allemagne nazie et URSS stalinienne) et des structures économiques et la paix sociale. Cette explication est remise en cause démocraties, à travers leurs fondements, leurs aujourd’hui, et on insiste davantage sur la brutalisation des sociétés par la guerre objectifs, leur fonctionnement. » et la mentalité des masses. De nombreux historiens, comme Georges Mosse, voient la genèse des régimes totalitaires dans la « brutalisation » issue de la Les programmes actuels de 3 e évoquent le Première Guerre mondiale et du poids qu’ont pris les masses populaires. De la totalitarisme (« 1914-1945 : guerres, guerre naît une forme de brutalisation de la vie politique qui marque l’entre-deux- démocratie, totalitarisme » ; ce dernier mot guerres. Le totalitarisme est à comprendre dans cette perspective. Enzo Traverso au singulier alors qu’en 1ere : « Guerres, écrit : « La diffusion du totalitarisme témoigne du sentiment dominant de vivre démocraties et totalitarismes (1914-1945) ») dans un paysage de rochers monolithiques et instables qui menaçaient d’écraser mais séparent « L’URSS de Staline » et « Les la société et dont le risque de collision était permanent. » C’est à la fois cette crises des années 1930, à partir des exemples fragilité du contexte européen, l’avènement, entre brutalité et légalité, totalement de la France et de l’Allemagne ». déroutant pour les contemporains victimes ou spectateurs des expériences totalitaires, ainsi que l’ébranlement profond et la manipulation des principes BO futur 3 e : « Les régimes totalitaires sont 138 démocratiques qu’il s’agit de comprendre. Le contexte européen produit trois fondés sur des projets de nature différente. Ils formes de régimes autoritaires qui mettent plus ou moins de temps pour se mettre s’appuient sur l’adhésion d’une partie des en place, mais qui sont tous une négation de la démocratie et du libéralisme, ainsi populations. Ils mettent en oeuvre des qu’une rupture avec le cheminement politique européen entamé par les États pratiques fondées sur la violence pour nations naissant au XIXe siècle. éliminer les oppositions et uniformiser leur Le totalitarisme est au coeur d’un débat intellectuel de grande ampleur, qui société. remonte aux années 1920, débat qui connut une particulière intensité dans le Le régime soviétique contexte de la guerre froide, avant de s’atténuer quelque peu, puis de faire un Le régime communiste, fondé par Lénine, retour en force dans les années 1990 depuis la chute de l’empire soviétique et la veut créer une société sans classes dominée réunification allemande. Le débat porte sur deux points principaux : par le parti communiste, et exporter la – le concept de totalitarisme apporte-t-il quelque chose de plus que n’apporterait révolution (IIIe Internationale). On montre pas le vocabulaire traditionnel, autour des mots dictature, tyrannie, autoritarisme comment Lénine a mis en place les ? principales composantes du régime – l’utilisation du mot est en soi une interprétation, une prise de position soviétique. Staline instaure une économie historique. Peut-on l’utiliser hors de tout jugement de valeur ? Parler de étatisée et un contrôle de la population par la totalitarisme, c’est en effet postuler que les régimes mussolinien, hitlérien et propagande et la terreur de masse. L’étude du stalinien (voire « communiste » en y incluant la Chine de Mao, le Cambodge de stalinisme prend appui sur la collectivisation Pol Pot et sans doute quelques autres) ont des points communs plus nombreux et des terres, la dékoulakisation et la grande plus importants que leurs différences. Peut-on faire un usage scientifique de ce terreur. concept ? Peut-il rendre compte de ce qu’ont été les tragédies du siècle passé ? Le régime nazi Comment définir la notion de totalitarisme, qui s’inscrit dès le départ comme En 1933, Hitler arrive au pouvoir en l’antithèse de la démocratie libérale ? Comment glisse-t-on de la dictature Allemagne. Antisémite, raciste et au totalitarisme ? Doit-on parler du totalitarisme (c’est-à-dire rester au niveau du nationaliste, le nazisme veut établir la concept, identique pour toutes les situations) ou parler des totalitarismes, le domination du peuple allemand sur un large « fascisme, le nazisme et le stalinisme, en considérant qu’au-delà des espace vital ». Le régime se caractérise par la ressemblances, les trois régimes conservent leurs spécificités ? Malgré sa forte suppression des libertés, l’omniprésence de la valeur heuristique, le concept comparant des idéologies opposées suscite toujours police et du parti unique, la terreur, une des réserves parmi les philosophes, les sociologues et les historiens. économie orientée vers la guerre. L’étude met Le pivot de ce modèle politique qu’est le totalitarisme réside dans l’implacable en relation l’idéologie et les pratiques du volonté pour des régimes d’atteindre un objectif idéologique (différents selon les régime nazi dans un processus de nazification régimes) par tous les moyens, sans contestation possible des objectifs et des de la société. méthodes. Si la notion de totalitarisme fait problème en tant que concept Connaître et utiliser les repères suivants : longuement façonné (voir le recueil indispensable de Traverso), puis discuté et - Staline au pouvoir : 1924-1953 enfin instrumentalisé, ce concept reste pour autant opératoire pour analyser le - La « grande terreur » stalinienne : 1937- fascisme italien, le nazisme et le stalinisme. 1938 Sont présentés et questionnés les instruments qui permettent de comprendre - Hitler au pouvoir : 1933-1945 précisément ce qu’il y a de totalisant dans ces régimes : fusion forcée entre - Les lois de Nuremberg : 1935 l’individuel et le collectif, manipulation, encadrement, surveillance des masses et Raconter et expliquer terreur généralisée à toutes les échelles et dans toute la société. Il est important de - La mise en place du pouvoir soviétique par travailler au plus près des sources contemporaines de ces régimes afin de Lénine comprendre les méthodes mises en place en Italie, en Allemagne et en URSS non - La stalinisation de l’URSS seulement pour faire durer ces régimes, mais surtout pour séduire et terroriser les - La mise en place du pouvoir nazi sociétés. La très grande proximité entre ces méthodes, malgré des objectifs Caractériser chacun des régimes totalitaires idéologiques très différents, est à elles seules la preuve que l’analyse comparative étudiés » entre ces régimes est essentielle pour les comprendre dans leur ensemble et dans leur singularité. En quoi le totalitarisme nazi se distingue-t-il fondamentalement du communisme soviétique et du fascisme italien ? Il faudra insister sur la conception raciale de l’État nazi. Seule l’Allemagne pousse la logique totalitaire jusqu’à développer une idéologie qui prévoit la domination d’une race sur les autres et l’extermination d’une race.

L’ouverture des archives au milieu des années 1990 a permis aux historiens de renouveler l’approche de l’étude du stalinisme. Les travaux de Nicolas Werth, notamment, apportent de nouveaux éclairages sur la nature du régime dans les années 1930, les rapports entre l’État et la société soviétique et leurs interactions. Ils ont montré que bien des aspects de la dictature stalinienne étaient déjà apparents sous Lénine : toute-puissance de la police politique, existence des camps de concentration, aliénation de la classe ouvrière astreinte au travail obligatoire, disparition de toute démocratie dans le Parti. Néanmoins, le régime totalitaire établi par Staline bouleverse de façon profonde la société et l’économie russes, et personnalise le pouvoir au point d’en changer la nature.

La prise du pouvoir par les nazis et l’installation de la dictature s’inscrivent dans un climat politique et social particulièrement violent marqué par le traumatisme 139 de la guerre et de la défaite, par la multiplicité de la crise que connaît l’Allemagne et plus largement par le contexte mental hérité du XIXe et du début du XXe siècle. Cette violence est mise en exergue par la recherche historique de ces dernières années qui s’intéresse aux actes du nazisme et à la façon dont ce régime est entré en interaction avec les sociétés qu’il cherchait à transformer, illustrant ainsi les mécanismes de la domination totalitaire.

Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

La démarche classique consiste, dans un premier temps, à s’attacher à l’étude des Accompagnement 3 e : « 1914-1945, guerres, caractères spécifiques de chacun des totalitarismes. On insiste sur le nationalisme démocratie et totalitarisme. Cette période est tinté de références à une grandeur passée pour le fascisme, sur la conception marquée par deux guerres mondiales et par la raciale de l’État pour le nazisme et sur la dictature du prolétariat pour l’URSS. montée du totalitarisme dans le monde. Mais Par la suite, on tente de dégager des points communs (culte de la personnalité, la démocratie résiste et, en 1945, le usage de la terreur, volonté de contrôler la société pour faire naître un homme totalitarisme nazi est vaincu. Cette défaite nouveau), comme y incitent l’historiographie récente. La synthèse finale est-elle pour autant une victoire de la débouche sur une tentative de définition du totalitarisme (lecture d’extraits du démocratie ? La présence de l’URSS précieux ouvrage d’Hannah Arendt...). stalinienne dans le camp des vainqueurs rend Malgré les réserves que le concept de totalitarisme appelle, on peut aussi jouer cette question pertinente, d’autant plus que, vraiment le jeu de la comparaison et mener de front l’étude des trois régimes, bientôt, dans le cadre de leur affrontement avec le souci de faire apparaître à la fois leurs similitudes (une réelle parenté avec le monde communiste, les États-Unis idéologique en raison de leur commune détestation de la démocratie libérale, une n’hésitent pas à soutenir des dictatures. Les pratique du pouvoir qui repose sur l’encadrement de l’individu et l’omniprésence rapports entre guerre, démocratie et de la propagande, le culte du chef et, surtout, sur le règne de la violence…), mais totalitarisme sont donc bien le fil conducteur aussi des différences substantielles, en termes de projet bien sûr, mais aussi, plus de cette période. subtilement, dans le rapport à la société, le degré d’atomisation ayant été très L’URSS de Staline inégal dans les trois pays. L’histoire chronologique « classique » de Il s’agit de présenter : l’Union soviétique a montré ses limites. - la question de l’arrivée au pouvoir de ces régimes. Cette approche, souvent Comment est-on passé de la grande espérance éludée dans les ouvrages qui privilégient la domination totalitaire et les formes de 1917 à la construction d’un type de régime nouvelles du pouvoir qui l’accompagnent, s’avère pourtant indispensable pour totalitaire ? C’est la question majeure qui comprendre, en historien, le phénomène totalitaire. On s’efforcera de faire la part centre l’étude sur cette construction. Le choix de ses origines européennes et, en particulier, du rôle de la guerre comme matrice de la collectivisation forcée et de la commune de ses régimes, mais aussi des circonstances nationales qui ont donné à planification impérative (qui permet ses différents régimes leurs traits spécifiques. On veillera à accorder aux années l’industrialisation du pays et de grandes Weimar qui conjuguent bouillonnement culturel et crise politique endémique, mutations sociales et culturelles) débouche comme à l’expérience de la NEP, la place qu’elles méritent dans l’histoire sur la mise au pas d’une paysannerie respective de ces pays. réticente, sur un durcissement des contraintes - la question des fondements idéologiques : on doit avoir le souci de rendre de travail jusqu’à la forme extrême de compte de la logique propre du modèle totalitaire, mais aussi de ses limites. Un l’exploitation de la main d’oeuvre au sein du régime totalitaire repose sur un projet qui veut transformer la société au nom Goulag, sur un encadrement de l’individu et d’une idéologie. C’est l’État, reposant sur la toute-puissance du chef et du parti de la société par le parti unique, sa unique, qui le met en oeuvre, au nom de la collectivité et au détriment de propagande et sa police politique. On peut l’individu. Ces deux principes sont à la base du concept totalitaire. Mais rappeler que, si les grandes purges de 1936- fascisme, nazisme et stalinisme ne reposent pas sur les mêmes idées. Chaque 1938 ont été spectaculaires parce qu’elles ont système a une autre vision de la société qui ne relève pas du tout de la même frappé de vieux bolcheviks et des conception de l’humanité. Mais les bases idéologiques sont fondamentalement intellectuels, la répression massive contre la différentes, surtout entre nazisme et fascisme d’une part et stalinisme d’autre part. paysannerie a été plus meurtrière mais s’est Les deux premières idéologies nient les droits de l’homme les plus faite à bas bruit (les paysans « dékoulakisés » fondamentaux, en particulier l’égalité des hommes (politique raciale d’Hitler), n’ont pas pu décrire leur martyre). Sur tous alors que le marxisme, base idéologique du communisme stalinien, fait de ces points, l’ouverture récente des archives l’égalité son principe fondamental (même s’il n’est pas respecté dans les faits, soviétiques a permis d’ouvrir de nouveaux avec l’hégémonie de la classe ouvrière et la naissance d’une nomenklatura). chantiers historiographiques. L’étude du racisme hitlérien permet de mettre en relief la grande spécificité du L’Allemagne, pays qui sombre dans la nazisme, son idéologie obsessionnellement purificatrice et exterminatrice. dictature. - la question de l’État totalitaire, qui est centrale. Dans un domaine où la Cet exemple permet de montrer ce qu’ont été comparaison « morphologique » apparaît facile (parti unique, culte du chef, les crises des années 30 en Europe. Les mobilisation de l’économie, terreur de masse…), une approche un peu fine, en aspects économiques, sociaux, politiques et particulier si elle s’appuie sur des documents, met en relief les différences, qu’il culturels de ces crises sont interdépendants : s’agisse du rôle du parti, beaucoup plus net en URSS (toutes les décisions sont il faut expliquer, par exemple, les effets de la prises au sein du Politburo, les choix économiques sont avalisés par les congrès montée du chômage et de la misère en du PCUS), du culte de la personnalité (Staline n’a pas la personnalité Allemagne (6 millions de chômeurs au début charismatique de Hitler) ou de l’encadrement de l’économie (en Allemagne et en de 1933, soit 33 % de la population active) Italie, les grands groupes industriels sont associés à la politique économique, dans la crise politique qui amène Hitler au 140 alors qu’en URSS, les cadres dirigeants des entreprises sont en général les pouvoir, comment cette crise débouche sur un premières victimes des purges qui sanctionnent les échecs du volontarisme totalitarisme fondé sur le mythe de la race stalinien). L’étude de l’État SS permet de montrer comment une institution de pure et l’expansion guerrière. droit privé en arrive à se substituer à l’État, exerçant en son nom des missions On peut opérer un rapprochement, autour du régaliennes essentielles (police, armée ou enseignement) alors même qu’elle se thème du totalitarisme, entre l’étude de voit assigner le rôle de gardien de l’idéologie et de défenseur des valeurs l’URSS stalinienne et celle de l’Allemagne aryennes. L’étude de la question de la collectivisation et du Goulag ser à montrer nazie. Il s’agit de faire réfléchir les élèves sur qu’en URSS l’extension de la terreur est très largement la conséquence du mépris ces deux grands types de totalitarisme, les du réel et de l’utopie sociale dont les paysans ont été les premières victimes. modalités de leur mise en place, leurs buts et - la question de l’homme nouveau que les totalitarismes ont voulu forger. On leurs pratiques. Dans la quatrième partie, un s’emploiera à distinguer, les méthodes et la politique culturelle, avant de rapprochement avec la politique s’interroger sur les résultats et sur les transformations sociales qui ont d’extermination des Juifs et des Tziganes accompagné les révolutions politiques. Dans ce domaine, les méthodes sont permet de bien montrer que comparaison ne comparables, mais les résultats diffèrent sensiblement : qu’il s’agisse du bilan signifie pas identification et que cette artistique (beaucoup plus pauvre en Allemagne qu’en Italie ou qu’en URSS) ou politique d’extermination est une sinistre social, on ne peut guère établir de comparaison probante entre des régimes singularité du totalitarisme nazi. Comme l’a fascistes, au sens large, qui ont plutôt bloqué toute transformation sociale montré H. Arendt, le concept de totalitarisme (Allemagne et Italie) et un régime soviétique qui a connu une modernisation « au ne vise pas à banaliser le nazisme mais à forceps » de l’économie et de la société. souligner le caractère criminel du stalinisme. - la question de la politique extérieure de ces régimes. Le nationalisme agressif » des fascismes, obsédés par l’idée de redessiner les frontières européennes, s’oppose à un discours internationaliste et pacifiste, même si celui-ci est dévoyé. Socle : Ajout aux repères La plupart des spécialistes pensent aujourd’hui que l’URSS a mené une politique « 1936-1938 : Procès de Moscou et « Grande de puissance classique qui s’explique dans une large mesure par le passé russe. Terreur » en URSS (800 000 morts). »

I. Histoire d’une notion L’Europe politique à la fin des années 1930 Le mot apparaît dès les années 1920 sous la plume des antifascistes italiens. Luigi La carte permet de mesurer l’extension des Sturzo, le dirigeant du Parti Populaire Italien, donne ainsi une interprétation « régimes autoritaires et fascistes. Remarquer totalitarienne » de la marche sur Rome, avant de souligner très précocement l’isolement de la Tchécoslovaquie en 1938 l’identité du bolchevisme et du fascisme, également destructeurs de tout (le seul pays d’Europe centrale à être resté pluralisme économique et social. Mussolini le revendique ensuite et Giovanni une démocratie libérale). Bon nombre de ces Gentile, le penseur officiel du fascisme, le développe dans son ouvrage La régimes sont davantage des dictatures que des doctrine du fascisme en 1932. Le mot gagne ensuite l’Allemagne, avec par régimes fascistes ou nazis. On soulignera la exemple Carl Schmitt, adepte de l’État total. Ce sont Mussolini et Hitler eux- présence dans ces pays de groupes fascistes mêmes qui ont utilisé le terme de « totalitaire ». Pour Mussolini, le concept de ou fascisants (« Croix fléchées » en Hongrie, totalitarisme se retrouve dans la notion d’État qui domine et absorbe tous les « Mouvement national social » en Bulgarie, « individus, pour ne former qu’un tout. On retrouve la même conception dans Garde de fer » en Roumanie, « Oustachis » l’ouvrage idéologique d’Hitler, Mein Kampf, qu’il dicte à son secrétaire Rudolf croates et « Zbor » serbes en Yougoslavie, « Hess durant son emprisonnement en 1924-1925, suite à sa tentative de putsch à parti allemand des Sudètes » en Munich en novembre 1923. Dès l’entre-deux-guerres, des intellectuels, comme Tchécoslovaquie, « Heimwehr » en Autriche, l’écrivain allemand Thomas Mann ou Boris Souvarine, utilisent le terme pour « Falaga » en Pologne, « Union des désigner les deux systèmes qui se veulent des antithèses de la démocratie libérale. combattants de la liberté » en Estonie, « En 1939, le pacte germano-soviétique semble d’ailleurs apporter la preuve non Croix de tonnerre » en Lettonie, « seulement de leur complicité, mais de leur parenté. Syndicalisme national » au Portugal, « Toutefois, le concept connaît ensuite une assez longue éclipse : la constitution de Phalange » en Espagne). Des groupes la Grande Alliance en 1941 et la lutte anti-fasciste des résistants communistes fascistes sont apparus dans les démocraties entraînent sa mise en sommeil ; avec l’agression nazie contre l’URSS, il existe occidentales, « Francisme » en France, « Rex même un courant de soviétophilie dans les démocraties qui va bien au-delà de » en Belgique, « Mouvement national- l’adhésion au combat communiste. socialiste » aux Pays-Bas, « British Union of La formulation théorique se fait avec la guerre froide, sous la plume de Fascists » au Royaume-Uni, « Chemises philosophes et de sociologues, souvent originaires d’Allemagne et acceptant la bleues » en Irlande. légitimité des valeurs de la « démocratie libérale occidentale ». À la suite des travaux d’Hannah Arendt, la comparaison entre les deux systèmes fait l’objet La philosophe Hannah Arendt (1906-1975) d’une modélisation, et parfois même d’un amalgame chez les intellectuels En 1951, elle définit la terreur comme anticommunistes. En revanche, le sujet est totalement tabou dans l’autre camp et essence même du système totalitaire. Cette « ne souffre aucune discussion possible. Juive allemande chassée par les nazis » a • Hannah Arendt (Les origines du totalitarisme, 1951. Le troisième tome est quitté son pays en 1933 pour se réfugier aux consacré au Système totalitaire), considère que le mode de domination totalitaire États-Unis. Son oeuvre s’inscrit dans la a une « essence » : la terreur (« Le totalitarisme ne tend pas vers un régime guerre froide qui oppose les Etats-Unis à despotique sur les hommes, mais vers un régime dans lequel les hommes sont de l’URSS, ce qui la mène à un certain trop »). Elle s’intéresse moins aux causes et à l’idéologie qu’aux modalités de la amalgame entre nazisme et stalinisme. Cette domination. Celle-ci est exercée par un parti unique seul détenteur du sens de position d’uniformisation du concept lance en l’Histoire, disposant d’un contrôle absolu grâce à de nouvelles techniques de fait un débat : doit-on parler du totalitarisme mobilisation idéologique et à un niveau de terreur sans précédent ; cette (nazisme et stalinisme sont de même nature) domination ne s’exerce pas sur une société constituée, mais sur des masses ou des totalitarismes (ils ne sont pas 141 atomisées. comparables) ? • le politologue américain d’origine allemande, Carl Friedrich (1901-1984), et le Hannah Arendt dénonce l’atomisation de la politologue américain d’origine polonaise Zbiniew Brzezinski (né en 1928) société, et en particulier la dilution des liens définissent le totalitarisme comme un « système » et un syndrome, identifiable sociaux provoquée par l’industrialisation, par un certain nombre de caractéristiques. Carl Friedrich, professeur à Harvard, l’urbanisation et la modernisation des élabore un modèle complexe combinant six facteurs constamment repris par la sociétés. Isolés, les individus se rassemblent suite : un parti de masse unique dirigé par un chef charismatique et soumettant autour des nationalismes ou doctrines l’État ; une idéologie globalisante et contraignante ; un appareil de terreur policier totalitaires. omniprésent ; un système de contrôle de l’économie ; le monopole des moyens de communication ; le monopole des instruments de violence. Il insiste, avec L’historien Krzysztof Pomian nuance et Zbigniew Brzezinski, sur l’importance de la modernité technologique dans précise la définition dans un article resté l’efficacité totalitaire (Totalitarism, Dictatorship and autocraty ou Les fondamental : « Qu’est-ce que le totalitarisme Caractéristiques générales ? » (extrait de Vingtième siècle n° 47, juillet- de la dictature totalitaire, 1956). septembre 1995. Cet article est réédité dans • Raymond Aron est un relais de cette pensée en France (Démocratie et l’ouvrage de Marc Ferro cité plus haut). Il totalitarisme, 1965). Mais, avec lui, s’opère un retour à l’histoire. Non seulement, reconnaît aux trois totalitarismes un concept les différences de nature entre les dictatures lui paraissent incontestables, mais il de base commun, en dégageant des caractères y a pour lui un « moment » totalitaire. Certaines circonstances en ont favorisé semblables, et souligne que cela relève d’une l’avènement, d’autres en favoriseront la disparition. Raymond Aron fut l’un des situation sans précédent, propre au XXe premiers intellectuels, en France à identifier historiquement et à dénoncer siècle. Dans un autre passage de l’article, il politiquement le totalitarisme, qu’il soit fasciste et nazi oucommuniste. Pour cette insiste en revanche sur les différences entre raison, il fut vivement critiqué par la pensée dominante, majoritairement les trois systèmes, dégageant des procommuniste dans l’après-guerre. Dans les années 1960-1970, l’axiome particularités qui les distinguent nettement, dominant était « Mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». Et comme par exemple le contexte, l’attitude dans le débat intellectuel Sartre-Aron, c’est ce dernier qui était dans le vrai, face à la guerre et au nationalisme, la notamment à propos des régimes communistes. Comme le souligne Jean-François dimension du chef, la politique culturelle et Sirinelli : « Quand Aron et ses amis se réclamaient de la “conscience surtout la volonté de génocide qui fait la universelle”, Sartre et les siens parlaient au nom du “socialisme”» (J.-F. Sirinelli, particularité unique du nazisme. Sartre et Aron, deux intellectuels dans le siècle, rééd. coll. « Pluriel », Hachette littératures, 1999 p. 315). Hitler- Staline : la comparaison est-elle À l’heure des crises coloniales, de la contestation de la société de consommation justifiée ? et de « l’impérialisme » yankee, le concept connaît une éclipse durable, mais il Philippe Burrin, professeur d’histoire des est relancé au début des années 1970 avec la publication de L’Archipel du goulag relations internationale à Genève, spécialiste de Soljenitsyne en 1974 et la mobilisation autour des dissidents, en particulier en de la question, propose un travail de France où d’anciens « gauchistes » (A. Glucksman, B.-H. Lévy) deviennent des comparaison : pourfendeurs du marxisme, rejoignant les pionniers du combat antitotalitaire « Légitime et utile, une recherche en parenté comme Claude Lefort ou Cornelius Castoriadis. ne doit pas se laisser arrêter d’emblée par Avec la chute du Mur puis l’effondrement de l’URSS, la comparaison du nazisme l’existence de différences, comme et du stalinisme (voire du communisme) est au coeur du débat. En 1986, la « l’opposition des idéologies et la divergence querelle des historiens » (Historikerstreit) éclate en Allemagne auteur des thèses des politiques. À l’évidence, le communisme d’Ernst Nolte, auteur d’un article polémique dans la Frankfurter AZ, « Un passé est une révolution sociale menée au nom qui ne veut pas passer ». Ses thèses, peu à peu systématisées, tendent à renverser d’une idéologie rationaliste, matérialiste et le rapport généalogique entre bolchevisme et fascisme : Nolte suggère universaliste, et le nazisme une révolution qu’Auschwitz n’est qu’une imitation, une réponse au Goulag. politique appuyée sur des élites François Furet, dans son ouvrage Le Passé d’une illusion, paru en 1995, relance conservatrices et fondée sur l’exaltation de le débat après l’effondrement de l’URSS et de son système en 1991. « On peut l’instinct et de la race. Il n’en demeure pas partir d’un constat devenu classique : le bolchevisme stalinisé et le national- moins possible de déceler dans les structures socialisme constituent les deux exemples des régimes totalitaires du XXe siècle. de ces régimes certaines similitudes. Non seulement ils sont comparables, mais ils forment en quelque sorte à eux deux 1°/ Ces régimes sont dominés par des chefs une catégorie politique qui a gardé droit de cité depuis Hannah Arendt. J’entends suprêmes [...] bien que l’acceptation n’est pas universelle, mais je ne vois pas qu’il ait été 2°/ Ils imposent à la société une idéologie qui proposé de concept plus opératoire pour définir des régimes où une société doit organiser sa vie entière [...] atomisée, faite d’individus systématiquement privés de liens politiques, est 3°/ Ils ouvrent tout grand le champ à l’action soumise au pouvoir “total” d’un parti idéologique et de son chef. Comme il s’agit d’un parti unique [...] d’un idéal type, l’idée n’entraîne pas que ces régimes soient identiques ou même 4°/ Ils accordent une importance essentielle à comparables sous tous les rapports... Mais il n’empêche que les deux régimes, et la mobilisation des masses [...] eux seuls, ont en commun d’avoir mis en oeuvre la destruction de l’ordre civil par Que l’on insiste sur les similitudes dans la la soumission absolue des individus à l’idéologie et à la terreur du Parti-État. configuration des régimes ou sur l’ambition Dans les deux cas, la mythologie de l’unité du peuple dans et par le Parti-État, de domination totale qui les anime, il est sous la conduite du Guide infaillible, a fait des millions de victimes et présidé à raisonnable d’admettre qu’on a affaire à un un désastre si complet qu’elle a brisé l’histoire des deux nations. » type de pouvoir qui se distingue des Alors que les prises de position de Nolte suscitent une levée de boucliers, dictatures militaires ou des régimes François Furet accepte de dialoguer avec lui (Fascisme et communisme, 1998). autoritaires traditionnels. [...] Cette parenté Leur correspondance fait apparaître un certain nombre de points d’accord : il y a limitée, mais reconnaissable, laisse intactes, bien un rapport dialectique entre bolchevisme et fascisme et les deux systèmes faut-il le souligner, des spécificités... 142 développent ensemble de manière radicale deux antithèses du libéralisme. La Entre l’Allemagne industrielle et urbaine, et guerre de 1914-1918 a été le creuset des totalitarismes, du fait de l’immense Russie à prédominance paysanne, l’ensauvagement (la « brutalisation » de George Mosse), par exemple en Russie les différences dans les structures sociales et soviétique avec l’enchaînement guerre, guerre civile, famine… les héritages historiques étaient François Furet devait préfacer le Livre Noir du Communisme (1997). En raison considérables... de sa disparition, il est remplacé par Stéphane Courtois. Celui-ci veut en faire un Mais elles renvoient aussi aux modes « Nuremberg du communisme » et, à l’insu des auteurs (Nicolas Werth, Jean- d’agencement et d’opération de chaque Louis Margolin, Jean-Louis Panné…), encadre l’ouvrage après coup de deux régime et à l’idéologie particulière de chacun. contributions « théoriques » (« les crimes du communisme, pourquoi ? ») qui se [...] livrent à une comptabilité macabre du nombre des morts provoquées par le Si l’on considère maintenant le nombre des nazisme et le communisme, pour montrer que celui-ci est infiniment plus victimes plutôt que celui des personnes criminogène et qu’il l’est massivement mais aussi intrinsèquement et déportées ou emprisonnées, la balance universellement… oubliant que les premiers sont concentrés dans l’espace et dans abominablement chargée des deux côtés, le temps en quelques années (1942-1945), alors qu’il y a une dilatation penche encore plus nettement du côté du temporelle du communisme de 1917 à nos jours. La polémique qui s’ensuit nazisme. [...] L’effort de destruction relance les discussions sur le totalitarisme ; Ian Kershaw, Denis Peschanski, Marc systématique de populations entières dit Ferro ou Kristof Pomian montrent la fragilité de l’équation réductrice « Hitler = l’inhumanité foncière du nazisme et ce qu’il y Staline » et, sans toujours récuser l’intérêt du concept, soulignent que le concept a d’unique en lui. Une myriade d’autres de totalitarisme est flou et inadéquat à rendre compte de la complexité du réel, mesures criminelles l’atteste également, dont gommant les transformations du modèle soviétique comme la singularité du aucune n’a eu droit de cité dans le régime nazisme, en particulier sa volonté systématique d’extermination – et non de stalinien et qui toutes renvoient au fondement rééducation. Le nazisme est bien, en raison de la Shoah, « hors catégorie » raciste de l’idéologie nazie : la stérilisation de (Philippe Burrin). masse, effective dans le cas de plusieurs centaines de milliers d’Allemands ; l’avortement imposé à des milliers de II. Stalinisme et nazisme travailleuses polonaises et russes déportées en LES TOTALITARISMES EN ACCUSATION Allemagne pendant la guerre ; le meurtre des Le parcours de ce témoin est singulier. Le récit que fait Margarete Buber- handicapés et des malades mentaux qui fait Neumann à la fin de la Seconde Guerre mondiale est celui d’une victime à la fois au moins soixante-dix mille victimes des nazis (elle est déportée de 1940 à 1945 à Ravensbrück), et des Soviétiques allemandes jusqu’en 1941 ; [...] enfin, les (puisqu’elle est déportée pour espionnage avant d’être livrée à la Gestapo par les expériences scientifiques, la plupart Russes). Elle est donc un témoin d’exception puisqu’elle a subi, vécu deux mortelles, conduites dans les camps sur au régimes totalitaires. moins des centaines de détenus. [...] Ce document permet donc d’esquisser une comparaison des deux régimes. L’horreur du système stalinien n’en est pas Parce que l’interlocuteur de Margarete Buber-Neumann est un communiste diminuée, certes... Mais pour le meurtre de français convaincu, leur entretien permet de mesurer l’écart entre l’idéalisation et masse, le nazisme n’a assurément rien à lui surtout l’incompréhension d’un communiste croyant en l’expérience soviétique. envier, et pour le déni d’humanité, il demeure Il se met même à douter de la parole de cette rescapée, la soupçonnant de mentir hors catégorie. » quand il lui dit : « vous n’allez sûrement pas nous faire croire que l’on a arrêté Philippe Burrin, L’Histoire, n° 205, octobre des gens innocents en URSS? » 1996. Évoquant le souvenir des grandes purges, l’auteur écrit : « Staline a non seulement fait emprisonner et condamner presque tous les vieux bolcheviks […], Émile Schreiber, alias Servan (1888-1967). mais […] il a fait arrêter aussi des millions de citoyens soviétiques, des paysans, Émile Schreiber fut grand reporter pour de simples ouvriers ! Les étrangers ne représentaient qu’un pourcentage l’Illustration. Il dirigea avec son frère Robert insignifiant de tous ceux qui ont été arrêtés. » Le récit de Margarete Buber- Servan-Schreiber le quotidien Les Échos de Neumann permet ainsi de révéler les pratiques totalitaires, faites d’élimination 1908 à 1963. Il effectua à la demande de systématique des rivaux ou supposés tels, de paranoïa, de mensonges, de l’Illustration, un reportage dans l’Italie xénophobie, de calomnies. fasciste.Après avoir publié Comment on vit Ce sont probablement à la fois les convictions personnelles et les discours qu’il en URSS, il fait paraître en 1932 son enquête, entend au sein du PCF, ainsi que le manque (mais non l’absence) d’informateurs intitulée Rome après Moscou. en URSS, les succès vantés de l’Armée rouge à la Libération qui permettent de comprendre l’impossibilité manifeste de l’interlocuteur de Margarete Buber- Les symboles des trois totalitarismes Neumann à la croire. Fascisme, national-socialisme et Pour Margarete Buber-Neumann, c’est l’idéologie qui permet d’opposer les deux communisme se dotèrent de symboles régimes, puisque pour elle le nazisme « a toujours été, dans ses intentions et dans destinés à la fois à identifier l’appartenance son programme, un phénomène criminel ». Sa réticence à la comparaison peut politique et à être utilisés par les militants s’expliquer par ses anciennes convictions mais surtout par celles de son comme emblèmes facilitant la mobilisation. interlocuteur. C’est la criminalité que lui paraît être le dénominateur commun On observera la simplicité graphique de la entre le régime de Hitler et celui de Staline. Son doute final sur le communisme croix gammée, en regard des autres montre qu’elle ne se place pas non plus en théoricienne. symboles. La violence et la terreur constituent dans l’expérience personnelle de Margarete Le faisceau : Dans l’Antiquité, le faisceau, Buber-Neumann l’essentiel de son vécu et de sa perception des régimes assemblage de verges de bouleau liées autour totalitaires. Ce n’est toutefois pas les seuls points communs: la séduction des d’une hache, était le signe de l’auctoritas des masses par la propagande et les grands rassemblements, l’impérialisme, la magistrats, symbolisant le pouvoir de la surveillance de tous, la négation de l’existence individuelle, la suppression de justice. Il fut utilisé sous la Révolution 143 toute opposition politique, l’embrigadement de la jeunesse et de tous constituent française, puis à l’époque du Risorgimento des éléments de comparaison probants entre les régimes nazisme, fascisme et comme symbole de la justice. En Italie, au stalinisme. XIXe s., le mot « fascio » prend le sens de « groupement » et est utilisé, notamment par le L’expérience des camps mouvement des Fasci dei lavoratori, vaste Comme l’a montré Hannah Arendt, l’expérience des camps est au coeur du projet mouvement de protestation paysanne apparu totalitaire. Allant au-delà du despotisme ou du nihilisme, la terreur de masse tue en Sicile en 1893. En dépit de se dimension à d’abord « en l’homme la personne juridique », puis procède au « meurtre en la fois mémorielle et symbolique, cet l’homme de la personne morale » avant d’ « en finir avec le caractère unique de emblème présentait la difficulté d’être la personne humaine » (in Les origines du totalitarisme, 1951, citations d’après la difficilement reproductible : d’où, peut-être, collection « Points », Seuil, p. 185-193). Evguenia Guinzbourg est déportée en l’apparition d’emblèmes concurrents (l’aigle 1937 au fin fond de la Yakoutie, dans le secteur redouté des monts de la Kolyma, ou le M de Mussolini, par exemple). dans cet Extrême-Orient soviétique dont les fabuleuses richesses minières et La svastika est un ancien signe hindou qui aurifères, récemment découvertes, sont alors exploitées coûte que coûte. Les devait représenter la roue, et suggérer la camps de la Kolyma – Arkagala, Djelgala, l’Arian-Uriah, Magadan, Elguen… – rotation, jusqu’à donner le vertige. Elle fut ont coûté la vie à des centaines de milliers de Zeks (abréviation de adoptée par Hitler, sur la suggestion d’un zaklioutchonny, qui signifie détenu). Ce très émouvant témoignage nous replace dentiste bavarois, à cause de sa forme, simple au coeur de l’expérience totalitaire telle que l’a analysée Hannah Arendt. Il s’agit et frappante. Ce n’est que dans un deuxième bien de briser l’homme, d’abord en le privant de son identité sociale (« après temps que les nazis tentèrent d’imposer l’idée avoir perdu notre profession, notre parti, nos droits civiques, notre famille »), puis qu’il s’agissait d’un signe aryen traditionnel. en procédant à l’élimination de la personne morale (« des êtres asexués », « ce La faucille et le marteau, symboles du travail spectacle nous ôta tout courage », « la race de ces êtres étranges, de ces spectres agraire et industriel, devinrent le symbole »…), avant d’en finir avec la personne humaine en provoquant sa mort physique officiel de l’URSS en 1922. par épuisement (début et fin du texte). Sport et totalitarisme Détenus au Goulag (1930-1954) Les régimes totalitaires sont les plus ardents à Les archives, récemment déclassifiées, de l’administration du Goulag, ont mis un utiliser le sport. Aux jeux Olympiques de terme à la « bataille des chiffres » qui a longtemps fait rage entre historiens, Berlin en 1936, les défilés de masse sous les témoins et écrivains (Alexandre Soljenitsyne). Le nombre des détenus du Goulag bannières entremêlant anneaux olympiques et a été réévalué à la baisse, par rapport aux estimations longtemps avancées (de 10 croix gammée sont survolés par le dirigeable à 20 millions de détenus au Goulag à un moment donné). En un quart de siècle, Hindenburg pendant que retentit le environ 17 millions de personnes sont passées par les camps du Goulag, dont 10 Deutschland über alles. La célèbre et % environ sont mortes durant leur détention. La forte baisse constatée dans la controversée cinéaste Leni Riefenstahl y courbe, entre 1942 et 1944 notamment, correspond aux années de guerre au cours tourne Les Dieux du stade, ode à la race desquelles la mortalité des détenus, très mal ravitaillés et soumis à un travail aryenne. De ces Jeux, support de la forcé particulièrement intensif, explosa pour atteindre 20 % par an. propagande nazie, on retient essentiellement l’image d’Hitler quittant le stade pour ne pas La grande famine de 1932-1933 en Ukraine et au Kouban serrer la main du Noir américain Jesse Extrait du chapitre « La grande famine ukrainienne de 1932-1933 », dans Nicolas Owens, quadruple médaillé d’or. La vérité est Werth, La Terreur et le désarroi. Staline et son système (Perrin, 2007, p. 131-134) peut-être moins conventionnelle, le président : « En mai 2003, le Parlement de la République d’Ukraine a officiellement du Comité olympique, le comte de Baillet- reconnu la famine de 1932-1933 comme un génocide perpétré par le régime de Latour, ayant auparavant demandé de Staline contre le peuple ukrainien. Le terme qui sert à désigner aujourd’hui, en renoncer à toutes félicitations dans la tribune Ukraine, la famine, Holodomor, est explicite : il résulte de la fusion des mots officielle. Les Jeux de 1936 ont été précédés holod (la faim) et moryty (tuer par privations, affamer, épuiser) : il met donc aux États-Unis par des manifestations incitant clairement l’accent sur l’aspect intentionnel du phénomène. La qualification de la au boycott ; une pétition rassemble 500 000 famine de 1932-1933 comme génocide ne fait pas l’unanimité parmi les signatures. Tandis qu’à Barcelone des jeux historiens, tant russes, ukrainiens qu’occidentaux qui se sont penchés sur la Olympiques ouvriers, réplique populaire aux question. En schématisant, on peut distinguer deux principaux courants Jeux de Berlin, sont organisés. En soutenant interprétatifs. financièrement Mercedes et Auto Union dans D’une part, il y a les historiens qui voient dans la famine un phénomène organisé les courses automobiles de la fin des années artificiellement par le régime stalinien pour briser la résistance, particulièrement 1930, le régime hitlérien assure la promotion forte, des paysans ukrainiens au système kolkhozien et, au-delà, détruire la nation de l’industrie allemande et, indirectement, ukrainienne, dans sa spécificité « paysanne-nationale », qui constituait un sérieux celle du régime. obstacle sur la voie de la transformation de l’URSS en un État impérial d’un type L’enseignement et la pratique du sport nouveau, dominé par la Russie. Ces historiens soutiennent la thèse du génocide. doivent permettre la création de l’homme D’autre part, il y a les historiens qui, tout en reconnaissant la nature criminelle nouveau dans les régimes totalitaires. La des politiques staliniennes, estiment nécessaire d’étudier l’ensemble des famines pratique sportive affermit les corps mais aussi des années 1931-1933 (kazakhe, ukrainienne, famines ayant frappé une partie de la volonté dans l’effort régulier et dans la Sibérie occidentale et des régions de la Volga) comme un phénomène l’exigence de discipline qui est celle des complexe dans lequel plusieurs facteurs, de la situation géopolitique aux véritables sportifs. Il s’agit d’éviter la impératifs d’industrialisation et de modernisation accélérées, ont joué un rôle corruption et la dégénérescence des corps, de important, à côté des « intentions impériales » de Staline. Pour ces historiens, la préserver la pureté et la vitalité du sang qualification de « génocide » ne s’impose pas pour qualifier la famine de 1932- aryen. L’homme nouveau ne doit pas compter 1933 en Ukraine et au Kouban. sa peine et être endurant : il a un corps prêt 144 Jusqu’à récemment, je me suis senti plus proche de ce courant interprétatif. Les pour la guerre. Les grandes cérémonies travaux récents de Terry Martin, notamment sa magistrale reconstitution de « sportives illustrent le culte du chef comme la l’interprétation nationale » de la famine par Staline, la correspondance, depuis conception soviétique du sport étroitement lié peu déclassifiée, de Staline avec Kaganovitch, les documents publiés par Iouri à la préparation militaire. Organisée sur la Shapoval et Valeri Vassiliev m’ont convaincu de la forte spécificité de la famine place rouge devant les portraits de Lénine et ukrainienne par rapport aux autres famines des années 1931-1933. Celles-ci sont de Staline disposés de part et d’autre d’une les conséquences directes, mais non prévues, non programmées, des politiques gigantesque étoile rouge sur laquelle figure d’inspiration idéologique mises en oeuvre depuis fin 1929 : collectivisation un coureur sur le point de gagner la ligne forcée, dékoulakisation, imposition du système kolkhozien, prélèvements d’arrivée, un slogan décore la façade du démesurés sur les récoltes et le cheptel. Jusqu’à l’été 1932, la famine ukrainienne, Kremlin : « Prêt pour le travail et la défense qui s’annonce déjà, s’apparente aux autres famines, qui ont débuté ailleurs plus ». Sur les banderoles latérales : « Vive le tôt. Mais à partir de l’été 1932, la famine ukrainienne change de nature dès lors guide du grand parti communiste, le meilleur que Staline décide d’utiliser l’arme de la faim, d’aggraver la famine qui ami des gymnastes, le camarade Staline ». commençait, de l’instrumentaliser, de l’amplifier intentionnellement pour punir L’exécution parfaite des figures (le marteau, les paysans ukrainiens qui refusent le « nouveau servage ». Si les paysans sont le la faucille, l’étoile) célèbre l’idéologie et plus durement frappés – par la faim entraînant la mort, dans des conditions montre la discipline parfaite des athlètes atroces, de millions de personnes, une autre forme de répression, policière cette russes, modèle pour le peuple. L’URSS étant fois, s’abat,au même moment, sur les responsables locaux, les intellectuels absente des Jeux Olympiques, le pouvoir ukrainiens, arrêtés et emprisonnés. En décembre 1932, deux décrets secrets du organise des Spartakiades durant lesquelles Politburo mettent fin, en Ukraine – et en Ukraine seulement – à la politique « on montrait les hauts-exploits des sportifs d’indigénisation » des cadres menée depuis 1923 dans toutes les républiques soviétiques ; le sport devait être pratiqué par fédérées ; le « nationalisme » ukrainien est fermement condamné. Sur la base de les masses et pratiqué uniquement par des ces éléments nouveaux, il me paraît désormais légitime de qualifier de génocide amateurs. L’amateurisme des champions était l’ensemble des actions menées par le régime stalinien pour punir par la faim et fictif, les grands champions étaient payés par par la terreur la paysannerie ukrainienne, actions qui eurent pour conséquence la des enveloppes secrètes. mort de plus de quatre millions de personnes en Ukraine et au Caucase du Nord. Il n’en reste pas moins que le Holodomor a été très différent de l’Holocauste. Il Les Églises et le totalitarisme ne se proposait pas l’extermination de la nation ukrainienne tout entière, dans sa Dans Les Religions de la politique, Emilio totalité. Il ne reposa pas sur le meurtre direct des victimes. Il fut motivé et élaboré Gentile étudie la dimension sacrée des sur la base d’une rationalité politique et non pas sur des fondements ethniques ou pratiques politiques, sous les régimes raciaux.Toutefois, par le nombre de ses victimes, le Holodomor, replacé dans son totalitaires et dictatoriaux, mais aussi dans les contexte historique, est le seul événement européen du XXe siècle qui puisse être démocraties. Toutefois, seuls les régimes comparé aux deux autres génocides, le génocide arménien et l’Holocauste. » totalitaires prétendirent devenir de véritables Églises, imposant à la population croyances, Journaliste et correspondant de guerre, Vassili Grossman (1905-1964) est l’auteur dogmes et pratiques, et excluant tous ceux d’un Livre noir, écrit en collaboration avec Ilya Ehrenbourg, qui constitue la plus qui ne les suivaient pas. remarquable étude de l’extermination des Juifs soviétiques. Il se détache du Le message universaliste du christianisme régime dans les années cinquante, ayant été profondément ébranlé par la vague peut difficilement s’accorder avec les régimes d’antisémitisme qui accompagne, en 1953, le « complot des blouses blanches ». totalitaires, soit parce qu’ils sont fondés sur Son roman Tout passe, achevé en 1962, est interdit, le manuscrit saisi et une idéologie exclusiviste (nazisme et Grossman sombre dans la dépression. Il faut attendre la Glasnost pour qu’il soit fascisme), soit parce qu’ils mettent en avant publié en URSS. On mesure ici la violence de la campagne de propagande qui a le matérialisme athée (URSS). C’est pour accompagné la collectivisation. La dénonciation des koulaks montre qu’on ne cette raison que le pape Pie XI a condamné cherche pas seulement à les éliminer « en tant que classe » comme le prétend le en même temps, en 1937, le communisme et discours officiel. Ils incarnent, comme les Juifs dans l’Allemagne hitlérienne, le le nazisme. Sur le terrain, les tensions sont mal absolu et sont retranchés de l’humanité : des « parasites », des « êtres nombreuses : des campagnes antireligieuses répugnants », accusés des pires crimes (« ils tuent les enfants ») afin de dresser la sont menées en URSS, tandis que les population contre ces « maudits ». On passe de l’annihilation juridique à la organisations nazies entrent en concurrence justification de l’extermination physique. avec les Églises en Allemagne. Mais une coopération peut aussi s’établir, comme en Hitler Italie, où le régime de Mussolini et l’Église L’historien britannique Ian Kershaw montre l’absence de pensée politique catholique ont trouvé chacun leur intérêt. structurante d’un homme qui doit beaucoup aux circonstances – qu’il a su Le Credo fasciste reprend la structure du exploiter – et à une réelle capacité de fascination. Pour Kershaw, Hitler a su Credo catholique « je crois en un seul Dieu ». exploiter avec talent des circonstances exceptionnelles. Un discours simple, Il s’agit donc d’une prière adressée au chef de parlant au cœur des hommes et dénonçant des boucs émissaires, exploitant des la nation, le «Créateur des chemises noires ». peurs, un réel talent de séduction et une habile propagande ont largement servi Comme Dieu, Mussolini est un créateur ; son ambition. comme le Christ, il est fils d’un artisan ; comme lui est capable de faire des miracles III. Vivre dans l’Italie mussolinienne puisqu’il ressuscite l’État ; comme lui il est Accompagnement 1 ère ST2S : assis à la droite du Père, ici le roi ; comme le « L’Italie mussolinienne est à appréhender dans sa réalité quotidienne : il s’agit Christ il jugera, non pas les vivants et les de faire comprendre aux élèves comment, au jour le jour, les Italiens vivent ce morts mais les bolcheviks et sera capable de projet totalitaire qu’est le fascisme. Traumatisée par la guerre, l’Italie est compassion à l’égard des confrontée à une grave crise institutionnelle et sociale. La brutalisation des bons citoyens. On se reportera avec intérêt à 145 rapports humains modifiant les repères moraux, le mouvement fasciste apparaît, l’article de Catherine Brice «Croire, obéir, pour une partie de la classe dirigeante, comme un rempart face à l’anarchie. En combattre. La religion fasciste » in 1922, le roi d’Italie Victor-Emmanuel III charge Benito Mussolini de former un L’Histoire, n° 264, avril 2002. nouveau gouvernement. Dès lors les Italiens vivent au quotidien une dictature fasciste qui progressivement prend la forme d’un régime à prétention totalitaire. Le roman « Giovenizza, Giovenizza » dont le Les fascistes bouleversent la vie politique : pressions et menaces sur les listes non titre renvoie à l’hymne du Parti national fascistes s’accentuent dès 1923, les bureaux de vote sont sous la surveillance de fasciste « Jeunesse », met en scène entre 1936 la Milice volontaire pour la sécurité nationale fasciste qui barre l’entrée aux et 1941 trois jeunes Italiens habitants la ville antifascistes reconnus et favorise la fraude électorale. de Ferrare. Giordano et Mariuccia, frère et Si les adversaires politiques sont menacés, arrêtés voire assassinés (le député soeur et leur ami Giulio, amoureux de cette socialiste Matteotti en 1924), la répression est moins violente qu’en Allemagne dernière, symbolisent les différentes attitudes nazie ou en URSS stalinienne. L’opposition politique est muselée, la liberté vis-à-vis du fascisme. « Giovenizza, d’opinion et d’expression des Italiens très limitée. D’autant plus qu’à la censure Giovenizza » a été porté à l’écran par le de la presse s’ajoute un accaparement de la radio dont Mussolini a bien compris réalisation Franco Rossi en 1969. l’impact sur la population : elle permet au Duce de s’adresser directement aux Italiens y compris ceux, encore nombreux, ne sachant ni lire, ni écrire. Quant au Une intimidation de tous les instants cinéma, il permet la mise en scène du fascisme et de son chef, notamment autour Le Jardin des Finzi-Contini est un roman de l’autosuffisance alimentaire et de la « bataille du blé ». d’amour et de deuil au sein d’un groupe Toute la société italienne est soumise au contrôle du parti fasciste. L’encadrement d’adolescents. Le narrateur, fils de petit- de la population concerne toutes les étapes de la vie et tous les secteurs d’activité. bourgeois juif, invité chez les célèbres Finzi- Les enfants, avenir du pays et du fascisme, sont une cible privilégiée. La prise en Contini, tombe amoureux de Micol, la jeune charge se fait par tranche d’âge : fils de la louve de six à huit ans pour les filles et fille de la maison. Il est fasciné par son les garçons, balilla jusqu’à douze ans, puis avant-gardistes et enfin jeunes charme personnel et par le mystère qui fascistes de dix-huit à vingt et un ans pour les garçons, petites puis jeunes entoure cette famille juive aristocratique à Italiennes et jeunes femmes fascistes pour les filles. Il s’agit d’inculquer à la l’écart dans l’éden de ses jardins. Mais après jeunesse des valeurs idéologiques et culturelles afin de former l’« homme la disparition des Finzi-Contini, qui subissent nouveau » qui adhère au postulat de Mussolini : « L’inégalité irrémédiable et le sort des Juifs condamnés par le fascisme, féconde entre les hommes. » L’école, où les réformes installent un système rigide rien ne subsiste de leur brillante histoire. et autoritaire dès 1923, prolonge cet élitisme et cet endoctrinement. Le monde du L’Italie fasciste mène une politique travail n’échappe pas à la volonté d’encadrement de l’État fasciste : interdiction antisémite dès 1938 contre les 47 000 Juifs de tout autre syndicat que le syndicat fasciste dont la cotisation est obligatoire, d’Italie. Le 14 juillet 1938, le Giornale abolition du droit de grève, discipline très dure dans les usines, pression sur les d’Italia publie « Le Fascisme et les problèmes salaires dès 1926. Hommes et femmes sont également encadrés dans leur temps de la race », début d’une campagne libre par le biais du Dopolavoro qui, sous l’apparence d’oeuvres sociales (accès à antisémite. Le 7 septembre 1938, les Juifs la culture, tourisme, sport, colonies de vacances), est un outil de propagande étrangers doivent quitter le territoire. Le 17 fasciste, célébrant Mussolini, encourageant la natalité et la vision traditionnelle de novembre, un décret-loi s’en prend aux Juifs la famille. Afin d’obtenir le soutien de l’Église, le catholicisme est déclaré « seule nationaux que le régime s’emploie à religion de l’État italien » excluant ainsi tout autre culte, notamment le judaïsme. identifier, en mêlant approches biologique et Outre les fêtes catholiques, les Italiens sont astreints à un grand nombre de religieuse. Cette définition s’accompagne rassemblements (samedis fascistes obligatoires pour tous les étudiants avec d’une série d’interdictions : mariages avec marches et feux de camps), cérémonies nationales (Noël de Rome le 21 avril) et des Aryens, possession de biens au-dessus fêtes locales folkloriques dans lesquels Mussolini est toujours célébré. Beaucoup d’une certaine valeur, emploi dans d’Italiens se soumettent à une vie quotidienne qui ne laisse plus de place à la l’administration. liberté d’action, de pensée et d’expression, d’autres adhèrent aux idées de Mussolini et deviennent des militants très actifs (plus d’un million d’adhésions en 1930), tandis qu’une minorité tentent une résistance par la voie de publications clandestines dès 1925, de graffitis hostiles au Duce et de la célébration privée de fêtes interdites comme le 1er mai. Le cinéma et la littérature offrent des entrées pour aborder la question qui favorisent l’ouverture culturelle des élèves. Il importe de confronter les extraits de films analysés avec des sources iconographiques (photographies, affiches de propagande) et textuelles (témoignages, chansons, discours). Une oeuvre comme Une journée particulière d’Ettore Scola (1977) présente un double intérêt : le cinéaste y associe images d’archives et de fiction. Ces images évoquent l’adhésion d’une grande partie des Italiens au fascisme, le faste des cérémonies fascistes, le culte de la virilité et de la guerre, la place de la femme, la marginalisation des homosexuels. Les oeuvres littéraires constituent des supports intéressants qui peuvent faire l’objet d’un travail avec les professeurs de français. Ainsi, le roman d’Alberto Moravia, Le Conformiste, propose-t-il une réflexion sur les raisons qui ont pu motiver l’adhésion au fascisme. » Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des objectifs :

146 HC – Arts et artistes dans les régimes totalitaires Approche scientifique Approche didactique Définition du sujet (termes et concepts liés, temps court et temps long, amplitude Insertion dans les programmes (avant, spatiale) : après) : L’art totalitaire : l’expression du système ?

Sources et muséographie :

Ouvrages généraux : P. MILZA, F. ROCHE, Art et fascisme, Totalitarisme et résistance au totalitarisme dans les arts en Italie, Allemagne et France des années 30 à la défaite de l'axe, [colloque, Paris, 6-7 mai 1988], Éditions Complexe, 1989. I. Golomstock, L’Art totalitaire, Union soviétique – IIIe Reich – Italie fasciste – Chine, Éditions Carré, Paris, 1991. J. A. GILI, Le Cinéma italien à l’ombre des faisceaux, 1922-1945, Perpignan, Les Cahiers de la Cinémathèque, Institut Jean Vigo, 1990. Jean-Louis Cohen (Institut français d'architecture) et alii, Les Années 1930, l'architecture et les arts de l'espace entre industrie et nostalgie, Éditions du patrimoine, 1997. Documentation Photographique et diapos :

Revues :

Carte murale : Enjeux scientifiques (épistémologie, historiographie et renouvellement des Enjeux didactiques (repères, notions et savoirs, concepts, problématique) : méthodes) : BO actuel : «

Pour proclamer la puissance de leur régime, pour projeter leur conception de l’homme et de la société, les totalitarismes s’expriment à travers un art officiel, présentant un certain nombre de points communs, dans l’expression monumentale en particulier. L’étude consacrée à l’art nazi permet de montrer l’importance que Hitler, nouveau démiurge, accordait à ces questions, faisant de la construction d’une nouvelle Allemagne une véritable création artistique, entre performances (les grandes liturgies du parti et du régime) et réalisations censées inaugurer le Reich millénaire, comme la nouvelle capitale Germania, incarnation atemporelle du génie allemand.

Plan, entrées originales (événements, acteurs, lieux, œuvres d’art), supports Activités, consignes et productions des élèves documentaires et productions graphiques : :

I. Un art au service de l’idéologie Sebastian Haffner (1907-1999) L’Exposition internationale de Paris en 1937 (et les Congrès de Nuremberg) Il était un jeune magistrat stagiaire à Berlin L’exposition universelle des arts et techniques de Paris en 1937 fut organisée par quand Hitler arriva au pouvoir. Il vit la le gouvernement du Front populaire. Alors que la construction des pavillons de la montée en puissance du nazisme et de ses France est retardée par les grèves, les pavillons étrangers sont bâtis à temps. Ils horreurs, et fut le témoin des humiliations et sont l’occasion, pour les régimes totalitaires, d’affirmer leur propagande. La des compromissions au sein de la localisation face à face, du pavillon soviétique et du pavillon allemand, revêt magistrature, avant de s’exiler en 1938 en plusieurs significations. Elle signale à l’époque la vitalité et une certaine identité Angleterre. Histoire d’un Allemand fut des deux régimes totalitaires, notamment par l’aspect imposant des deux découvert dans son bureau à sa mort. Il architectures évoquant les cérémonies grandioses habituelles dans ces deux analyse, avec un mélange de honte et de régimes. Elle marque également l’opposition idéologique entre les deux régimes : lucidité glacée, l’installation du nazisme, la la statue L’ouvrier et la kolkhozienne (statue monumentale de Véra Moukhina, force de ce système, son efficacité à bel exemple de « réalisme socialiste ») signale la place de la classe ouvrière dans neutraliser les oppositions par l’atomisation le régime soviétique, l’aigle impérial allemand fait référence à l’aspect militaire de la société. On est ici dans l’été 1933 quand du régime nazi. À posteriori, elle préfigure enfin l’affrontement ultérieur de la Hitler, fort des pleins pouvoirs que lui Seconde Guerre mondiale. La vue, prise du pavillon italien, indique la référence confère la loi du 23 mars 1933, procède à la « du régime fasciste à la Rome antique. mise au pas » (« Gleichschaltung ») de la L’art nazi est présenté ici, sous forme architecturale et statuaire. La puissance et société et, plus particulièrement, de ses élites la massivité du pavillon allemand de l’Exposition internationale de Paris en 1937 intellectuelles. Dès le mois d’avril, le est tout à fait symbolique de la puissance monolithique du nouveau Reich. Bauhaus, considéré comme de culture L’aigle allemand relève d’une affirmation nationaliste. Le classicisme, la rigidité bolchevick, a été fermé. Nombre d’artistes, et la puissance des formes est à rapprocher des statues d’Arno Breker. Celles-ci d’écrivains, de journalistes sont réduits au semblent s’inspirer de celles de l’Antiquité mais s’en écartent par la massivité et silence par l’intimidation ou, pour les 147 la démesure. Ancien étudiant aux Beaux-Arts, Hitler porte un intérêt particulier à enseignants, révoqués. Certains choisissent l’art. Avec son ministre architecte Albert Speer, il a des projets pharaoniques l’exil (Heinrich et Thomas Mann, Bertold pour la reconstruction de Berlin. Ses goûts néo-classiques s’affichent résolument Brecht, Joseph Roth, Theodor Adorno, Bruno face à l’art « dégénéré » des artistes abstraits, Juifs et communistes qu’il réprime. Walter ou Arnold Schenberg…), d’autres À Nuremberg, toute l’architecture et la mise en scène des congrès sont le travail encore disparaissent mystérieusement. d’Albert Speer. La délation règne et chacun se méfie de son Projet pour Germania, le nouveau Berlin voisin et surveille ses paroles. Un des traits Le régime aime se mettre en scène sur l’écran, mais apprécie plus encore les du totalitarisme, c’est précisément l’abolition projets architecturaux grandiloquents dont le Führer a confié l’exécution à Albert de la sphère privée. L’épuration des Speer, comme ce gigantesque projet de transformation du centre de Berlin avec bibliothèques, expurgées des « livres non- son Palais du Peuple, une immense salle destinée à 180 000 fidèles, surmonté allemands » conduit rapidement à l’atonie de d’un grand dôme de 230 mètres de haut, et, au-delà une interminable allée de 5 la vie intellectuelle que dénonce Sebastian km jalonnée de places et de bâtiments publics, avec un arc de Triomphe long de Haffner. 170 mètres et haut de près de 120 à la mémoire des morts du premier conflit mondial. Ces édifices gigantesques doivent projeter le Reich dans l’éternité : leur Anna Seghers (1900-1983), Allemande monumentalité désincarnée écrase l’homme et le soumet à un ordre atemporel, antifasciste et proche du Parti communiste, porteur des idéaux de grandeur et de puissance du nouvel État. Il n’est pas s’exile en France en 1933. Dans ce roman question de lire la démocratie dans la pierre, comme à Athènes ou à Washington, rédigé en 1940, elle décrit la vie quotidienne mais d’attirer, de subjuguer et d’entraîner les masses en gommant de la société sous le nazisme à partir des différents comme de l’espace architectural dans laquelle elle s’incarne toute trace témoignages qu’elle a pu recueillir. Cet d’individualité. extrait montre que la réalité des camps de Prêt au combat, bronze d’Arno Breker, 1939. concentration n’était pas inconnue de la Arno Breker est, avec Joseph Thorak, est l’un des sculpteurs les plus en vue sous population allemande. Ce camp est situé le nazisme. Proche d’Albert Speer et d’Adolf Hitler, membre du parti nazi, il délibérément à proximité du village et il n’est réalise de nombreuses commandes officielles, participant notamment au projet pas rare que des Allemands n’ayant rien à se d’embellissement de Berlin. Ses sculptures monumentales présentent des reprocher y soient incarcérés. personnages au physique athlétique, incarnation du mythe de l’homme aryen. Sculpteur habile et conformiste, Arno Breker avait été choisi en 1936 par Hitler Rêver sous le IIIe Reich pour forger l’image du surhomme dont le Führer avait besoin pour imposer son C’est entre 1933 et 1939 que Charlotte Beradt esthétique. Partant du modèle classique et universel du David de Michel-Ange, il collecte 300 rêves d’Allemands pour décline dans d’innombrables rondes-bosses et hauts-reliefs ce modèle aryen, dénoncer la terreur nazie. En 1939, avec son gonflé par une idéologie qui exalte à la fois la pureté biologique et la volonté de mari, elle quitte l’Allemagne pour domination. Prêt au combat, cet éphèbe incarne parfaitement l’éthique virile et l’Angleterre puis s’exile aux États-Unis à guerrière comme la tension héroïque donnée en exemple à tout jeune Allemand. partir de 1940. Communiste, C. Beradt agit L’art nazi contribue ainsi lui aussi à préparer les esprits aux sacrifices et à la d’abord comme résistante : « Ce que j’ai fait, guerre. je l’ai fait en tant qu’opposante politique et Les Congrès de Nuremberg (dont celui de 1934 filmé par Leni Riefenstahl, Le non en tant que Juive récemment désignée triomphe de la volonté) sont les solutions et les armes que propose le régime nazi comme telle. » Le recueil dont est pour faire triompher ses idées. Mis en scène par Albert Speer et pouvant attirer extrait le texte parut pour la première fois en jusqu’à un million de personnes, le congrès du NSDAP se tenait tous les ans dans 1966. cette ville qui manifestait, selon Hitler, le génie du peuple germanique – les bâtiments gothiques de la ville permettant au Führer d’établir un lien puissant Autodafés nazis de mai 1933 entre le Saint-Empire romain germanique et le IIIe Reich que les nazis voulaient L’encadrement de la population et sa mise en millénaire. Après les gigantesques défilés passant devant le podium où prenait condition favorisent le fanatisme comme le place Hitler, derrière lequel trois bannières de trente mètres de haut et portant la souligne l’autodafé du 10 mai 1933. Celui-ci svastika étaient élevées, la foule anonyme des casques SS prenait place, alignée a eu lieu à l’initiative de la Jeunesse devant les tribunes, écoutant et acclamant le long discours du Führer. Les « hitlérienne et avec la bénédiction des Journées du parti » (Reichsparteitag), organisées tous les ans à Nuremberg en autorités rectorales dans la plupart des villes septembre, constituent le sommet d’une véritable « liturgisation » de la vie universitaires. La destruction des livres «non quotidienne. Cette spectaculaire mise en scène a largement contribué à la allemands», marxistes, juifs ou subversifs, fascination pour le régime. Elle est ici évoquée par Robert Brasillach, à la suite inaugure la mise au pas du monde d’un long séjour effectué en Allemagne en 1937. On soulignera l’habileté de la intellectuel. mise en scène : le stade, particulièrement imposant, a été construit par Albert Speer, pour accueillir 100 000 personnes dans les gradins et plus du double dans Photographe officiel d’Hitler, Heinrich l’arène. Cette architecture mégalomaniaque, jalonnée de sculptures colossales, Hoffmann, passé maître dans l’art de la renvoie à de multiples symboles historiques (la perfection antique, celle d’un âge propagande. d’or, celui de Mycènes, de la Grèce des héros homériques, promesse d’une Hitler à la Maison brune à Munich, siège du Renaissance) et esthétiques (traduire dans la pierre le souci de mettre fin aux NDDAP humiliations, d’assurer la pérennité du «Reich de mille ans »). Le travail sur la Cette photographie d’Heinrich Hoffmann, lumière et sur le son est destiné à produire un choc émotionnel, à favoriser une l’auteur de la célèbre série de cartes postales extase fusionnelle. La lumière dramatise la représentation : Hitler sortant de la montrant Hitler en train de contrôler la nuit, c’est la renaissance de l’Allemagne délivrée des ténèbres. Le son renforce gestuelle la plus efficace pour parler aux encore cette manipulation, cet abandon. Il y a les formules rituelles, par lesquelles foules, illustre parfaitement la fascination que la vérité se révèle aux initiés (« êtes-vous prêts… Nous sommes prêts »), le le peuple et, en particulier, la jeunesse silence du recueillement, les tambours et les chants qui rythment et électrisent et, doivent éprouver à la rencontre du Führer. 148 planant au-dessus de la foule comme les avions dans la nuit de Nuremberg, la Serrés les uns contre les autres, ces jeunes SA parole incantatoire du «maître». La chorégraphie, majestueuse et disciplinée, rayonnent de bonheur à l’écoute de la parole multiplie les tableaux vivants, assigne à chacun sa place, celle qu’il occupe dans de leur chef. La construction souligne le jeu la Volksgemeinschaft. L’Allemagne n’est plus une démocratie et rien ne le des regards : d’un côté, un mélange de souligne aussi efficacement que cette transformation du peuple acteur en figurant confiance aveugle, de joie ineffable et stupéfié. Les rôles sont clairement répartis : le peuple attend et acclame, se tient « d’enthousiasme ardent, de l’autre, un au pied » de l’immense estrade (plus de 20 mètres !) d’où le Führer, sorti de la magnétisme séducteur. L’opposition entre la nuit, parle à n’en plus finir… Maintenant le temps est aboli. Plus rien ne vient masse compacte et l’isolement du Führer s’interposer entre eux, le leader charismatique abolit les anciennes élites, il est le accentue encore l’ascendant que celui-ci est medium qui ordonne et accomplit le destin de chacun. censé exercer sur le peuple allemand. Il n’y a L’Ouvrier et la kolkhozienne aucune ombre tranchée, mais une douce L’art soviétique est prése nté sous les mêmes formes. Curieusement les deux lumière qui donne à cette scène, pavillons ont été placés face à face : ennemis idéologiques, ils expriment une apparemment improvisée – le négligé de la même conception de l’architecture puissante et monumentale. Le groupe sculpté table, l’attitude décontractée de Hitler – de Vera Moukhina surmontait à l’origine le Pavillon soviétique de l’Exposition l’allure d’une communion. Le peuple et son universelle de Paris, en 1937. Figure emblématique du régime, il souligne les sauveur ne forment qu’un. mirages de l’idéologie, glorifiant l’union entre les mondes ouvrier et paysan à l’heure où la collectivisation brutale des campagnes en sape définitivement les La toile d’Hubert Lanziger est un portrait fondements. Le groupe statuaire soviétique se veut « réaliste et dynamique », tout équestre d’Hitler réalisé en 1938. Celui-ci est en traduisant l’idéologie du régime : l’alliance de l’ouvrier et de la paysanne vêtu d’une armure métallisée blanche et tient illustre l’égalité des classes et des sexes des travailleurs. Mais comme dans l’art la bannière nazie de la main droite, monté sur nazi, les statues représentent des corps athlétiques qui révèlent la volonté de un cheval bai brun, sur sa tempe gauche, une redessiner un homme parfait, aux qualités surtout de force et de beauté physique. blessure et du sang (?) : il revient du combat. Staline a également des ambitions pour un nouveau Moscou qu’il veut faire bâtir, Son expression est celle d’un homme au nom du peuple. Le métro, également néoclassique, en est une prestigieuse et déterminé, ne laissant aucune place au doute. grandiose réalisation. En 1938, ce métro est organisé autour de 22 stations et La gamme chromatique est éminemment propose plus de 20 km de voies. restreinte puisque le tableau est Jdanov n’est encore, en 1934, que le secrétaire du Parti à Leningrad (où il a essentiellement composé de rouge, de blanc succédé à Kirov), il ne devient vraiment le maître à penser du réalisme socialiste et d’un marron se rapprochant du noir : ces que dans les années d’après-guerre. Toutefois, le discours qu’il prononce en 1934 couleurs sont celles de l’étendard nazi. Le au congrès des écrivains soviétiques développe une théorie artistique qui fixe déjà cadrage est original et rompt toutefois avec le clairement les principes « socialistes » de la création artistique. Comme Hitler, il portrait équestre classique (surtout utilisé par dénonce « l’art pour l’art » (« apolitique »), prônant un art de classe, au service les empereurs) puisque le portrait d’Hitler des idéaux de la révolution, célébrant les réalisations du nouveau régime et ses « pourrait s’apparenter à un portrait en buste, héros » engagés dans les combats en faveur d’une « vie nouvelle ». Il est évident ne laissant paraître du cheval que le dos et que la liberté de création est, dans les deux cas, singulièrement réduite. En 1932, l’encolure, la bannière n’étant pas représentée Staline dit de l’intellectuel qu’il est « un ingénieur des âmes », ce qui lui assigne dans sa totalité. Le Führer est ici figuré en une fonction sociale bien précise. Par ailleurs, l’artiste et l’écrivain ne peuvent chevalier en lequel l’œil contemporain s’exprimer que dans le cadre d’institutions officielles : en URSS, le Glavlit est, pourrait voir un chevalier teutonique, depuis 1922, l’organe d’État chargé de la censure. Subordonné au CC, il peut fondateur de villes et diffusant la civilisation interdire n’importe quelle oeuvre pour des « raisons idéologique, politique, germanique dans toute l’Europe du Nord. morale ou esthétique ». Il peut également couper des passages critiques d’un C’est donc à la période du Moyen-Âge qu’est article, d’un roman, d’un essai, imposer des retouches à un scénario, un ici relié Hitler – qui regarde d’ailleurs vers la changement de mise en scène… Des Unions professionnelles, comme l’Union gauche, c’est-à-dire vers le passé. La toile est des Écrivains, présidée alors par Maxime Gorki, sont autant de moyens de une oeuvre de propagande aux réminiscences contrôle des créateurs. néo-médiévales. Hitler est le chevalier blanc On retrouve les mêmes caractéristiques dans l’évocation du nouvel urbanisme des temps modernes, symbole de courage et romain dans le discours de Mussolini : un goût pour la monumentalité et le de lumière. Blessé au combat, il a sans doute néoclassicisme, ainsi que la volonté de remodeler en profondeur la ville / capitale gagné puisqu’il revient à cheval, son armure pour en faire la vitrine du nouveau régime et un meilleur cadre de vie pour le intacte, tenant fièrement le drapeau orné de la peuple. À nouveau, on voit l’intérêt particulier du chef pour la transformation de svastika. Il s’agit ici de renouer avec le passé la ville, qui correspond à la transformation de la société : même formatage glorieux du peuple germanique et de puiser monolithique et ordonné. dans un puissant imaginaire médiéval, guerrier et chevaleresque mais aussi dans la Cinéma et politique mythologie germanique dont Hitler apparaît « Le cinéma est l’arme la plus forte » comme un nouveau héros. Ce tableau est une Remarquer l’effigie de Mussolini à la caméra et l’inscription « Dux », équivalent illustration de l’idéologie völkisch. Hitler, latin de l’italien Duce. Les studios de Cinecittà (la « cité du cinéma ») voulaient représenté comme un chevalier teutonique, être le Hollywood de l’Italie fasciste, Mussolini ayant compris, après son incarne cet enracinement dans les fondements rapprochement d’Hitler et de l’Allemagne nazie, le rôle que pouvait jouer le médiévaux du Volk allemand. La référence cinéma dans la propagande du régime. aux chevaliers teutoniques est également un Les nazis utilisent également le procédé, avec notamment la réalisatrice Leni appel à la conquête de l’espace vital à l’Est. Riefenstahl qui filme les Dieux du Stade lors des Jeux olympiques de 1936. La fonction de porte-drapeau évoque enfin la L’instrumentalisation de l’histoire : fonction charismatique du chef dans un Scipion l’Africain, film de Carmine Gallone (1937), Alexandre Nevski, film de régime totalitaire. En effet, en tant que 149 Sergueï Eisenstein (1938) Führer, Hitler se prétend l’incarnation et En effet, le cinéma est un grand instrument manipulateur. Grâce aux studios de l’interprète de la volonté du peuple allemand. Cineccità, où de prestigieux réalisateurs feront leurs « classes », comme Federico Fellini ou Roberto Rossellini, les « péplums » sont particulièrement soignés, car Diffusion d’une littérature officielle comme ils sont à la gloire de l’Empire romain. Scipion l’Africain met en scène un chef le roman de Mario Carli, L’Italien de politique et militaire romain (Scipion) face au Sénat romain, incapable de Mussolini. s’opposer à l’avancée d’Hannibal, chef politique et militaire carthaginois, lors de la seconde guerre punique (218-202 avant J.-C.). Film de prestige du fascisme à « Fascisme constructeur et reconstructeur » son apogée, il exalte le rôle du chef (Scipion) face aux sénateurs, symbolisant les Mario Sironi (1885-1961) fut l’un des artistes parlements craintifs des démocraties. Il valorise aussi le combat des Romains les plus représentatifs du régime contre les Phéniciens, présentés nettement comme des Sémites. Spectaculaire fasciste.Peintre et illustrateur, après avoir (notamment par les scènes de batailles et les charges des éléphants carthaginois), rejoint le futurisme il participe à la fondation le film remporta un énorme succès populaire. du courant esthétique moderniste Novecento Alexandre Nevski (1938) raconte la lutte des Russes contre les Chevaliers Porte- en 1922. Fasciste convaincu, partisan de Glaive, essentiellement germaniques : le prince Nevski et ses compagnons l’engagement des artistes, il est le principal attirent la lourde cavalerie teutonique sur un lac glacé, qui cède sous le poids des illustrateur du Popolo d’Italia, le quotidien du envahisseurs (bataille du lac Peïpous, avril 1242). Le film est célèbre par sa parti national fasciste (dont est extraite la musique, par la beauté des images et par la bataille finale (37 minutes !). Un des vignette) à partir de 1921. Sa fidélité au sommets du cinéma, malgré la propagande stalinienne, transparente derrière fascisme se poursuit après juillet 1943, Sironi l’histoire. ayant rejoint la République sociale italienne. Il réalisa plus d’un millier de caricatures, Le réalisme socialiste participa à l’organisation de la Mostra della Le réalisme socialiste est la doctrine officielle en matière d’art définie lors du Rivoluzione fascista en 1932 et fut l’un des premier congrès des écrivains qui s’est tenu à Moscou en 1934. Elle exige de auteurs d’un manifeste de la peinture murale, l’artiste « une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans opposée à la peinture de chevalet, jugée son développement révolutionnaire. En outre, il doit contribuer à la bourgeoise. transformation idéologique et à l’éducation des travailleurs dans l’esprit du socialisme ». Ce courant du réalisme pictural s’impose dans les années 1920 alors Fête du kolkhoze, peinture de Arkadi Plastov, que le régime refuse l’avant-gardisme révolutionnaire (constructivisme …). 1937. Gorki et Jdanov participent activement à l’élaboration de la doctrine. Le réalisme Arkadi Plastov (1893-1972) est, avec Sergueï soviétique est un puissant instrument d’éducation des peuples dans un esprit Gerasimov (1885-1964), un des artistes communiste. Loin des extravagances d’avant-gardes bourgeoises jugées soviétiques qui, rompant avec les audaces de décadentes, le réalisme socialiste impose aux artistes soviétiques à partir de 1934 l’avant-garde des années 1920 a essayé de de donner une image positive de la construction du socialisme en utilisant un concilier une facture brillante, inspirée par la langage compréhensible par les masses aussi bien que par les nouveaux cadres du tradition de la fin du XIXe siècle, et les Parti. Les artistes, encadrés par le régime, se plient ou se suicident (Maïakovski). idéaux réalistes socialistes. Le contraste est Isaac Brodski est à l’époque le portraitiste officiel de Staline. Sur le portrait saisissant entre l’atmosphère qui se dégage de devant lequel il est photographié, on retrouve les normes d’un art bourgeois qui ce tableau (abondance, joie de vivre, paysans privilégie le dessin, la qualité de la touche et qui renonce à tout langage abscons en pleine santé…) et la réalité vécue par les moderniste. Staline est figuré comme un leader bienveillant, souriant avec paysans, même en 1937, une année où les bonhomie au moment même où la liquidation des Koulaks est à l’oeuvre, où résultats de l’agriculture furent exceptionnels. Eisenstein voit interdire ses oeuvres et où les purges se préparent… Ce tableau d’Arkadi Plastov est typique de Affiche de propagande bolchevique pendant la guerre civile l’art officiel et du « réalisme » soviétique. Ce Les affiches révolutionnaires soviétiques, les plakaty, ont joué un rôle essentiel « réalisme » veut montrer une vie dans la guerre civile, « plus meurtrier que la balle ou la mitrailleuse » aux yeux kolkhozienne idyllique avec l’opulence du mêmes du Conseil militaire révolutionnaire. Celui-ci recrute nombre d’artistes niveau de vie et le bonheur détendu du pour cette lutte idéologique et fait de l’affiche le principal support de sa peuple. Cette représention festive est très propagande, lui accordant la même priorité sur les chemins de fer que les éloignée de la réalité quotidienne. Au transports de troupes ! Ici, le document illustre clairement le manichéisme propre deuxième plan, l’estrade des musiciens est à un pays déchiré par une guerre civile ainsi que la réappropriation par la ornée de l’inévitable portrait de Staline révolution de la tradition iconique orthodoxe. Le titre principal – « Régiment (propagande du « petit père des peuples »), tsariste et Armée rouge » – montre qu’il s’agit d’abord de discréditer les forces du drapeau et de l’insigne de l’URSS. La armées des Blancs et, sans doute, de susciter dans leurs rangs des désertions. À bicyclette à l’avant-plan, les silos, l’usine de gauche, les armées du passé obéissant au tsar, aux popes, aux capitalistes, aux transformation, les pylônes électriques et le propriétaires terriens. La discipline est assurée par la peur (le knout manié par camion à l’arrière-plan sont autant de signes l’officier, les potences à l’arrière-plan) et les soldats semblent traîner les pieds, de modernité qui témoignent là encore du observant l’un d’entre eux, tombé pour une cause qui n’est pas la sienne. À subtil caractère de propagande d’une telle l’opposé, l’Armée rouge combat pour le travail, le progrès, le pain et la liberté oeuvre. (les inscriptions au second plan), alors qu’un soleil radieux et le blé qui lève semblent promettre des lendemains heureux. L’armée elle-même unit soldats Stakhanov parmi les mineurs du Donbass et marins au peuple en armes. Alors que la composition de la première scène (1935) semble écraser les ouvriers, la seconde, ouverte et dilatée, doit susciter espoir et On sait que Alexeï Stakhanov, mineur du enthousiasme. À travers un langage accessible au plus grand nombre, l’adversaire Donbass, avait en 1935, pulvérisé les normes est caricaturé et ridiculisé, accusé de vouloir rétablir l’ancien régime dans toute sa (102 tonnes puis 220 tonnes, soit plus de 25 rigueur, alors même que mencheviks ou SR ont aussi pris les armes contre les fois la norme!)… avec l’aide d’une véritable 150 Bolcheviks. À l’inverse, la propagande bolchevique transforme l’implacable équipe. L’exploit fut immédiatement glorifié dictature du communisme de guerre en une page épique, promesse par la presse et Staline en fit à son tour d’émancipation pour ceux qui s’engagent dans la lutte. l’apologie : «N’est-il pas clair que les Le peintre représente une scène où des enfants heureux de vivre entourent les stakhanovistes sont les novateurs de notre membres du bureau politique du PCUS, notamment Staline et Beria, commissaire industrie ? Que le mouvement stakhanoviste du peuple à l’intérieur. Ce tableau participe bien sûr du culte de la personnalité et représente l’avenir de notre industrie, qu’il montre le peuple heureux grâce à l’action menée par le parti. La scène se veut contient en germe le futur essor technique et réaliste, un instantané de bonheur partagé, mais on peut douter que Staline se culturel de la classe ouvrière, qu’il ouvre promène ainsi au milieu d’un parc. En montrant par l’intermédiaire des enfants le devant nous la voie qui seule nous permettra soutien de la population à la hiérarchie du parti, l’artiste reconnaît le rôle d’élite d’obtenir des indices plus élevés de la du prolétariat joué par les membres du PCUS. Par ailleurs, ces enfants semblent, productivité du travail, indices nécessaires par les costumes ou la couleur de leur peau, de nationalités très différentes. Ce pour passer du socialisme au communisme et sont tous les peuples d’URSS qui rendent hommage à Staline. De plus, on donne supprimer l’opposition entre travail une image prospère du pays soulignant l’oeuvre du parti communiste. Si l’on intellectuel et travail manuel ». Mais sa regarde attentivement les personnages du tableau, les membres du parti sont valeur d’exemple ne fut pas facilement représentés de manière très précise alors que les visages des enfants sont plus acceptée : il y eut même des stakhanovistes flous, les traits sont moins nets. Ce ne sont pas les enfants qui sont mis en avant, assassinés ! Les raisons en sont évidentes : mais le parti incarné par ses dirigeants. les normes ont été relevées de 25 % dès 1936 et le système de rémunération, basé en II. L’académisme nazi fonction des normes les plus hautes, s’est L’art est, dans l’Allemagne hitlérienne comme dans l’ensemble des régimes traduit par une baisse d’ensemble des totalitaires, un des moyens privilégiés de conditionner la population et de forger salaires. Le stakhanovisme ne se révéla pas un homme nouveau. Alors que Hitler explicite en 1937 dans son discours très efficace, il fut un facteur de d’inauguration de la Maison de l’Art allemand de Munich les principes d’un « art désorganisation de la production et de sain », quelques-uns des visages de cet art de propagande sont : idéalisation de la tensions dans les entreprises. Il n’en reste pas famille paysanne, exaltation des valeurs raciales du régime à travers le sport, le moins la référence en matière d’émulation cinéma ou la sculpture, architecture mégalomaniaque avec le projet pour la socialiste jusqu’à la mort de Staline et même nouvelle capitale du Reich et rejet de l’art moderne, jugé dégénéré. au-delà, permettant de réunir stimulants Hitler et les nazis avaient parfaitement compris que l’art est un moyen de contrôle idéologiques (tableaux d’honneur, charges social extraordinaire et ils surent tirer un parti remarquable des moyens que celui- politiques…) et stimulants matériels, les ci offrait, de la sculpture à l’architecture en passant par la peinture et, bien sûr, le stakhanovistes bénéficiant de multiples cinéma, l’art le plus apte à toucher des foules considérables. L’artiste, privilèges (primes, maisons de repos, entièrement soumis aux impératifs du régime, devient un « soldat de la possibilité de suivre des cours pour accéder à propagande » (Goebbels), chargé d’illustrer la conception nationale-socialiste de une formation supérieure). l’homme et du monde. C’est pourquoi les audaces de l’art contemporain sont condamnées au profit du réalisme figuratif. La mise au pas esthétique prolonge la Pavlik Morozov mise au pas politique. Alors que beaucoup d’artistes sont condamnés à l’exil ou Pavlik Morozov, le héros délateur, aurait au silence, l’art officiel exalte la communauté raciale germanique (souvent dénoncé son père ensuite envoyé au Goulag. représentée par la paysannerie), l’hygiène physique et mentale, gage de beauté, la Au-delà de l’anecdote, il y a un mythe recherche de la performance et le goût du sacrifice comme la virilité agressive savamment orchestré, comme pour aryenne. Une architecture grandiloquente doit associer l’ordre et la démesure afin Stakhanov. Le régime soviétique lui voue un de traduire dans la pierre ou le marbre l’efficacité et la pérennité d’un « Reich véritable culte, lui dressant des statues, millénaire». diffusant largement sa photo et son histoire Par ailleurs, l’artiste et l’écrivain ne peuvent s’exprimer que dans le cadre dans les journaux. Le mythe est entretenu d’institutions officielles : en Allemagne, le ministère de l’Information et de la également par de grands artistes comme Propagande, confié à Joseph Goebbels, contrôle étroitement la presse écrite, la Gorki qui le qualifie de « petit miracle de radio comme le cinéma et la création artistique. Dès novembre 1933, une loi notre temps » ou par Serguei Eisenstein qui oblige à adhérer à une Reichskulturkammer (chambre nationale de la culture) tourne Les prés de Behzin, film dans lequel il pour pouvoir exercer une profession artistique ou être rédacteur en chef d’un rend hommage à cet enfant militant. journal (seuls les aryens sont autorisés à y adhérer…). Les choix esthétiques du Führer « Nous affirmons que la magnificence du Pour Hitler, l’art est une arme au service du peuple, c’est-à-dire du projet de monde a été enrichie d’une nouvelle forme de transformation de la société que poursuivent les nazis. Il ne saurait y avoir d’art beauté : la beauté de la vitesse. Une pour l’art («l’art ne crée pas pour l’artiste») : l’individualisme et l’élitisme sont automobile de course à la carrosserie ornée vigoureusement condamnés et le créateur est assujetti à des normes sociales, de grands tuyaux, tels des serpents crachant celles d’un «peuple en marche». Or, pour Hitler, les goûts de ce peuple sont aux le feu, une voiture rugissante qui semble antipodes de la modernité… Dans Mein Kampf déjà, Hitler assimilait la chevaucher la mitraille, est plus belle que la «décadence» de l’art à la décomposition politique d’une Europe « enjuivée». La Victoire de Samothrace. » (Marinetti, soumission au peuple est en pratique soumission de l’artiste à l’État. L’artiste Manifeste du futurisme, 1909) pour être en accord intime avec le peuple doit produire un art « sain », c’est-à- Luigi Russolo (1885-1947) semble appliquer dire un art exclusivement allemand qui peut être compris d’instinct par le peuple à la lettre dans ce tableau, Dinamismo di un et développe des valeurs positives : l’artiste doit susciter la « joie» et non le « automobile, la profession de foi du futurisme, trouble » et donc renoncer à exprimer ses doutes et ses interrogations pour mouvement auquel il adhère en 1910. devenir un simple porte-parole de la nouvelle Allemagne. Symbole de l’énergie vitale et du Au commencement était le Verbe, tableau d’Hermann Hoyer mouvement, icône de la modernité, sa voiture 151 Cette peinture réalisée avant 1933 met en scène Hitler, alors chef du parti nazi. de course puissante semble transpercer Destinée à être reproduite, elle est l’un des outils de propagande destiné au peuple l’immobilité de la toile en lignes aiguës et allemand. Il ne s’agit pas encore d’un exemple de l’art officiel qui mettra en incandescentes. La tension de la vitesse est avant une peinture traditionaliste. Mais cette peinture correspond au genre « suggérée par l’usage de couleurs rugissantes héroïque » mis en avant par les nazis, avec, ici, un personnage contemporain. Si et par ces angles tranchants superposés qui c’est dans le contexte de la lutte pour la prise de pouvoir dans les années 1930 sur semblent consubstantiels à l’automobile elle- fond de crise économique que cette peinture a été réalisée, l’intention de l’artiste même. Également compositeur de musique, « était de montrer Hitler au moment de ses premiers engagements en politique dans bruitiste », Russolo semble dans cette oeuvre les années 1920 à Munich. Ce tableau surprend par sa palette sombre. Un premier « rugissante » nous livrer une de ses regard laisse croire à une scène banale : un homme parlant à une assistance partitions futuristes où d’étonnantes et attentive dans une auberge. Mais le contraste, couleurs sombres dominantes et spectaculaires machines sonores préfiguraient lumière éclairant les visages et l’orateur, centre l’attention du spectateur sur déjà la musique concrète et la musique Hitler. Celui-ci, habillé en vêtements civils, domine par sa stature le reste de électronique. l’assistance. Sa verticalité est soulignée par le S.A. au garde-à-vous à sa droite Train blindé en action (1915), tableau de aux côtés du drapeau nazi qui se détache du décor. Hitler est représenté en Gino Severini homme respectable, cherchant à convaincre son auditoire. Celui-ci, composé de Né en Italie en 1909, le futurisme exalte femmes et d’hommes de toutes conditions, apparaît écouter gravement les paroles l’amour de la vitesse, de la violence, de la de l’orateur. Mais cette réunion politique prend un autre sens lorsqu’on lit le titre machine, le mépris de la femme, la guerre « du tableau choisi par le peintre : la première phrase de l’Évangile de Jean « Au comme seule hygiène du monde ». Les commencement était le Verbe » ; Hitler devient l’équivalent d’un prophète peintres futuristes (Balla, Boccioni, Carrà, apportant la lumière, voire de Jésus-Christ prêchant la Parole. La petite Severini et Russolo) utilisent les procédés du communauté à laquelle il fait face peut être alors assimilée à celle des premiers cubisme (interférence des formes, disciples chrétiens qui comprennent, le jour de la Pentecôte, que désormais Jésus changements de rythmes, couleurs et guide leur action. Hitler est le nouveau messie, le Sauveur d’une Allemagne dont lumières) pour exprimer le dynamisme et la les ennemis ne sont pas cités ici explicitement : ce sont les Juifs, ceux qui ont fait simultanéité des états d’âme et des structures mettre à mort Jésus. Il y donc un détournement de thèmes religieux que pratiquait du monde visible. Outre la peinture, le également Hitler dans ses discours où il multipliait les références aux Évangiles. futurisme affecte également la sculpture, la On pourrait faire le parallèle avec un tableau plus tardif Le Führer parle de Paul littérature, le cinéma, la photographie, le Padua (1939) où toute la famille, rassemblée autour du poste de radio, écoute théâtre, la musique et l’architecture. religieusement le discours du Führer. Au mur, les images pieuses sont remplacées Le mouvement futuriste est un mouvement par un portrait d’Hitler. artistique italien qui exalte autant la La famille de paysans de Kahlenberg, huile sur toile de Adolf Wissel, 1939. modernité que la vitesse. Théorisé par Filippo La Famille de paysans de Kahlenberg illustre parfaitement l’idéal du régime : le Marinetti – dont le Manifeste du futurisme est père domine le groupe, affirmant sa position de Führer dans la famille, il fixe sa publié en France en 1909 – le mouvement mère avec attention marquant par là l’importance des liens du sang. Son épouse, futuriste emprunte de nombreuses formes au les yeux baissés, assume l’attitude effacée qu’on attend de la femme allemande. cubisme dont il est exactement contemporain Leurs deux filles, avec leurs ravissantes nattes blondes, semblent aussi déjà pour donner à voir, en les décomposant, les intérioriser la soumission à l’ordre familial. Le fils, au centre du tableau, incarne différentes étapes d’un mouvement. Le l’avenir et, peut-être, avec l’expression méditative du regard, les épreuves qui tableau de Severini propose ainsi une vision s’annoncent. L’ensemble, d’une géométrie accusée, exprime l’ordre et le sérieux décomposée d’un trajet dans le métro censés régner dans cette Allemagne intemporelle. parisien. Affiche du film Olympia, les dieux du stade Danseuse et peintre de formation, Leni Riefenstahl (1902-2003) fit ses débuts à La Tête de Mussolini, par Renato Bertelli l’écran dans un film d’Arnold Franck, la Montagne sacrée en 1926. Elle tourna (1900-1974), est une oeuvre particulièrement par la suite plusieurs films – « de montagne » – puis passa à la réalisation, avec la originale : il s’agit d’un profil tournant à Lumière bleue (1932), film traitant de la passion de l’alpinisme et du mysticisme 360°, plus proche d’une machine que d’une rural. Proche du parti nazi, Leni Riefenstahl devint rapidement la cinéaste tête d’homme, et qui renvoie à la fois à préférée d’Adolf Hitler et réalisa une série de documentaires et de films de l’exaltation de la vitesse, chère aux futuristes propagande. À l’occasion des Jeux olympiques de Berlin en 1936, Leni et au versant modernisateur de la « nouvelle Riefenstahl tourne un film à la gloire de la « beauté dans le combat olympique». politique ». L’oeuvre plut à Mussolini et fut Incitée par Goebbels à tourner un film sur l’olympisme allemand, Leni reproduite pour être diffusée dans de Riefenstahl tourne Les Dieux du stade qui sort à l’automne 1938. La première nombreuses préfectures. partie s’intitulait Fest der Völker (Fêtes des peuples), la seconde Fest der Schönheit (Fête de la beauté). Si son esthétique virtuose crée d’incontestables La Famille, de Cerrachini (1899-1982) effets de beauté plastique, elle n’en révèle pas moins l’idéologie nazie, avec C’est un peintre autodidacte dont le style l’exaltation païenne de la race supérieure. Pour Leni Riefenstahl, le sport archaïsant a suscité les commentaires représente le moyen idéal pour véhiculer des valeurs morales, politiques et élogieux des chantres du fascisme. Il est vrai raciales, et devient ainsi un objet de propagande incarnant emblématiquement que cette oeuvre montre bien qu’il exalte les l’idéologie du Troisième Reich (pureté du corps, hygiène physique et mentale, saines valeurs des campagnes : la famille, le culte de la performance…). Les Dieux du stade, par son titre même, célèbre des travail, le respect de l’autorité des anciens… athlètes divinisés. Ce ne sont plus des hommes ou des femmes ordinaires, mais Une image d’ordre, de frugalité et de santé des Aryens. Aryens que la population allemande doit vénérer car ils portent haut qui vaut à cette Famiglia les éloges officiels les couleurs de l’Allemagne nazie. Ils représentent l’idéal physique que tout quand elle est exposée à la Biennale de Allemand devrait atteindre. Venise en 1932. La condamnation de l’art « dégénéré » 152 En juillet 1937, à Munich, est organisée, en contrepoint de l’inauguration par Sergueï M. Eisenstein (1898-1948) Hitler de la Maison de la culture allemande, une exposition consacrée à « Si la révolution me mena à l’art, l’art me l’Entartete Kunst, l’art dégénéré. Ces « barbouillages », selon les termes mêmes plongea totalement dans la révolution », du Führer, expriment le désordre et la confusion mentale, conséquence d’un reconnaît S. M. Eisenstein. Eisenstein, né double processus de dégénérescence, politique et culturelle. Pour rendre le propos à Riga en 1898, engagé volontaire à vingt ans explicite, l’art dégénéré est présenté dans un obscur atelier de moulage, dans dans l’Armée rouge, part au front à l’automne lesquels les quelque sept cents oeuvres de peintres expressionnistes (Kirchner, 1918. Il participe comme metteur en scène, Kokoschka, Grosz, Nolde…), de membres du Bauhaus (Kandinsky, Feininger…) décorateur et acteur aux spectacles que monte ou d’artistes juifs (Chagall, Meidner…) sont accrochées de travers, entassées les son régiment. Il enseigne ensuite dans le unes sur les autres, mal éclairées… Salle après salle, commentaire « scientifique groupe « Proletkult » (Culture prolétarienne) » et invectives grossières alternent (« la raillerie insolente à l’endroit du C’est en 1924 qu’il tourne son premier film témoignage divin », « les manifestations de l’âme juive », « la femme allemande La grève. Suivent Le cuirassé Potemkine tournée en dérision », « le nègre, un idéal de race », « Ainsi, les esprits dérangés (1925), Octobre (1927, pour le 10e voyaient-ils la nature », etc.). Le 31 mai 1938, une loi élimine des musées anniversaire de la révolution russe), puis La Picasso, Matisse, Van Gogh, Gauguin… En mars 1939, des milliers d’oeuvres ligne générale (1928). Après une éclipse au sont même brûlées dans la caserne principale des pompiers à Berlin. début des années 1930, il revient au premier Le combat artistique (cinéma exclu) qui se livre dans l’Allemagne nazie est déjà, plan grâce au tournage de films historiques : à l’époque, un combat d’arrière-garde. On le voit dans ces deux représentations : Alexandre Nevski en 1938 et Ivan le Terrible le régime rejette la déformation de la réalité, le passage à l’abstraction, la (première partie) en 1944 pour lequel il reçoit modernité finalement (contrairement aux fascistes), et il approuve la le prix Staline en 1946. Il entreprend le représentation de son idéal social et idéologique (la famille aryenne, les athlètes tournage de la deuxième partie, mais il est viriles). victime d’un infarctus lors du montage. Le Cette caricature de musicien de jazz noir rappelle que le régime nazi contrôle film, condamné en 1946 par le Comité central également les arts, ici le jazz, interdit en Allemagne dès 1933 en tant que « du Parti communiste, ne sortit qu’en 1958, musique nègre ». On peut ainsi en rappeler le caractère totalitaire. Divers c’est-à-dire dix ans après la mort de son symboles rapprochent cette musique des communautés considérées comme des metteur en scène (1948). ennemis du Volk germanique : les noirs figurés par cette caricature qui nous Son cinéma se caractérise par une grande rappelle que les nazis considéraient les noirs comme de sous-hommes, les Juifs importance attribuée au montage et par que l’étoile de David et la boucle d’oreille évoquent vraisemblablement à l’utilisation des mouvements de foules l’époque, les homosexuels qui ont été également persécutés par le régime. (ouvriers, paysans, soldats). Il s’oppose en L’art nazi : la force et la masse cela au cinéma hollywoodien qui centre L’usage du glaive, des muscles et de la virilité dans la statue jointe à celle du l’action sur les individus (les acteurs, parti, des SS, de la Wehrmacht et de la jeunesse dans les Congrès de Nuremberg véhicules du « star system »). sont les solutions et les armes que propose le régime nazi pour faire triompher ses Le Cuirassé Potemkine (1925) de Sergueï idées. Eisenstein Un idéal esthétique : les gymnastes ; tableaux de Gerhard Keil, 1939. Le film raconte la mutinerie des marins du Le « Bureau du sport» qui dépend de la Kraft durch Freude (Force par la joie) fait cuirassé Potemkine en 1905, provoquée par la de la nouvelle religion du corps un de ses thèmes majeurs. À travers la mauvaise qualité de la nourriture. « présentation de ces gymnastes, est célébrée la beauté de « la race nordique » : les Longtemps considéré comme le meilleur film hommes sont élancés, musclés, tendus vers la victoire. Les femmes plus rondes, du monde » (Jean Tulard, Guide des films, R. sont saisies avant l’effort, alors qu’elles dialoguent sereinement. Mais on retrouve Laffont), il frappe par son montage, le côté le même idéal physique : perfection des proportions, cheveux blonds, yeux théâtral et stylisé de la fusillade de la foule clairs… Si les hommes se préparent à la guerre, manifestant la détermination du sur le grand escalier d’Odessa et par son combattant, les corps épanouis de leurs compagnes rappellent qu’elles sont souffle révolutionnaire. d’abord promises à de nombreuses maternités. L’architecture, d’un classicisme épuré, rappelle celle de portiques de tradition grecque. Le modèle, c’est Sparte, la Le cinéma est aussi utilisé dans les cité guerrière, qui soumettait les femmes comme les futurs hoplites à un rude démocraties pour dénoncer le danger nazi entraînement. Le Dictateur raconte l’histoire d’un barbier Jeunesse allemande, fresque de Jürgen Wegener, 1937. juif (Charlot) dans un pays imaginaire, la L’oeuvre est tout à fait révélatrice du souci de « transformer héroïquement le réel Tomania, dominée par le dictateur Hynkel » (Éric Michaud). La jeunesse s’identifie à la beauté et à la nudité glorieuse, les (Charlot également). La photo de droite canons esthétiques sont clairement ceux de l’Antiquité, comme la composition en rapporte la rencontre avec Benzino Napolini frise. La jeunesse éternelle est incarnée par la rencontre de la vive et belle (le nom est tout un programme !), le dictateur aryenne et de l’éphèbe triomphant (le panier de fruits/la javeline dressée), alors de la Bactérie, les deux hommes ayant eu que le groupe de jeunes militants de la Hitler-Jugend, rappelle que cette jeunesse l’idée d’envahir un pays voisin, l’Austerlich est la matrice de l’armée de demain et la garante de la grandeur de la nouvelle (allusion transparente à l’Autriche, annexée Allemagne (la devise de la Hitler-Jugend est : «Nous sommes nés pour mourir en 1938). Dans ce film, Chaplin règle ses pour l’Allemagne »). comptes avec Hitler grâce à une parfaite imitation de la réalité (le rapprochement entre III. Le modernisme italien et russe les deux photos est parlant) et par le ridicule. Le futurisme Certaines scènes sont des séquences Né au début du XXe siècle, le mouvement futuriste condamne toutes les formes d’anthologie du cinéma : Hynkel jonglant du passé. Mouvement viscéralement nationaliste, attaché à la modernité, le avec le monde qui finalement éclate, la futurisme exalte la vitesse, le dynamisme mais aussi la guerre et la force virile. rencontre des deux tyrans, la colère de Autant de thèmes qui rapprochent certains futuristes des fascistes. Hynkel débarrassant le gros Herring 153 L’art fasciste : la puissance de l’État (Goering) de toutes ses décorations, le Le tableau futuriste d’Alfredo Ambrosi met en avant, d’une part, la modernité du discours final appelant à la paix entre les régime par l’usage de traits acérés, rapides, par la déformation de la réalité et la nations. Ce film est aussi la dernière stylisation du dessin, et d’autre part, la continuité du régime mussolinien avec apparition de Charlot à l’écran. l’héritage antique. Rome en arrière-plan, le Colisée en guise de cerveau, le visage carré à la manière des statues antiques rappellent que l’horizon impérial est celui Palais de la Civilisation et du Travail que se fixe Mussolini. Par ailleurs, l’alliance entre révolution et conservatisme est Le quartier de l’Exposition universelle de l’une des continuités du régime fasciste. Le succès des péplums pendant cette Rome, destiné à accueillir une exposition période à Cinecittà montre par ailleurs cette dialectique : faire du neuf avec de universelle prévue pour 1942 devait être le l’ancien, du cinéma avec de l’antique. Le tableau fait apparaître le masque de coeur de la «Terza Roma », une utopie Mussolini en surimpression. Celui-ci envahit totalement la toile. Les traits, le port spatiale assez comparable à la Germania que altier de la tête, l’énergie et la force virile qui se dégagent de Mussolini marquent Speer inventait alors pour Hitler comme sa détermination, sa force. L’artiste symbolise ainsi la puissance du Duce qui nouvelle capitale du Reich. Dans cet incarne la volonté nationale et préside aux destinées du pays. Son regard montre ensemble géométrique qui multiplie percées la voie à suivre, il est le guide de la nation. L’arrière-plan mêle à la fois les et points de vue, le Palais de la Civilisation monuments antiques, symboles du passé glorieux de l’Italie, et les aménagements du Travail, qui se dresse sur un des côtés du urbains décidés par le Duce rappelant ainsi que la nation a retrouvé sa grandeur et quartier est un étrange cube percé d’arcatures s’inscrit dans la modernité. Mussolini incarne ainsi la fierté d’un peuple qui en plein cintre qui évoque à la fois une sorte renoue avec la gloire. La ville représentée sur ce tableau est Rome, que l’on de Colisée carré et l’univers onirique des reconnaît grâce au forum impérial et surtout à l’amphithéâtre flavien plus peintures de De Chirico. Exaltant à la fois le couramment appelé Colisée, figurant ici au sommet du crâne de Mussolini à passé de Rome et la contribution des gauche. La ville est aussi celle qui a été modernisée par Mussolini qui a scientifiques, des artistes, des poètes et des commandé de grands travaux dans le coeur de l’ancienne Rome. Ambrosi, en travailleurs à la construction de l’Italie, il surimposant le visage de Mussolini au cœur de la vieille ville romaine, souhaite illustre le rapport ambigu du fascisme à la établir une identité entre la ville impériale antique et le dirigeant du présent. Le modernité – loin de l’académisme de Speer, visage et le regard tourné vers la droite, Mussolini regarde vers le futur tout en la monumentalité se conjugue ici avec le puisant sa force dans l’histoire de la Rome antique. Son port de tête altier et ses rationalisme – et la volonté du régime de « traits anguleux, soulignés par la facture futuriste de la toile, confèrent beaucoup dépasser le libéralisme » pour associer le de dynamisme à la composition, comme les grands axes urbains de la ville. Cette génie individuel et l’effort collectif, la toile glorifie la personne du dirigeant fasciste : issu de la Ville éternelle dont il grandeur nationale et le discours social. puise la force, Mussolini redonne à l’Italie ses lettres de noblesse, renouant avec Le palais de la civilisation construit pour ses grands prédécesseurs antiques dont il fait renaître le rêve. On insiste sur la l’exposition universelle rappelle le passé détermination et la force du Duce qui doivent provoquer l’admiration devant la prestigieux de l’Italie antique par la statuaire toile, laissant penser que la régénération de l’Empire est en cours sous la houlette imposante placée au rez-de-chaussée, mais du Duce. c’est aussi un éloge de la modernité et de la force de l’Italie fasciste, par l’utilisation de lignes classiques et écrasantes. Cette architecture doit impressionner. En alliant références à l’Antiquité et modernité, les architectes créent un style néo-impérial qui sert la volonté de puissance et de grandeur du pouvoir fasciste. Par son caractère puissant et moderne, cette architecture se veut le reflet du pouvoir et de la nouvelle Italie. Le caractère imposant de cette architecture écrase totalement les hommes comme le montre les personnes situées au bas du monument. C’est la puissance qui est exaltée, non l’humanité comme pourrait le faire croire le fronton. Conclusion et ouvertures possibles (questions à prévoir) : Evaluation cohérente en fonction des Malgré quelques différences selon les pays, l’art totalitaire répond à des finalités objectifs : bien précises : exalter la puissance du pays, construire une société monolithique et ordonnée, dessiner un homme nouveau aux qualités physiques impressionnantes, dévoué à l’édification d’un monde nouveau. L’art est bien l’expression de l’idéologie du système. Néanmoins, à la différence d’Hitler, Mussolini ne réprime pas d’autres expressions artistiques, plus modernistes et moins académiques, notamment le mouvement futuriste, traduisant la dynamique et l’action chère à la doctrine mussolinienne. Le combat artistique (cinéma exclu) qui se livre dans l’Allemagne nazie est déjà, à l’époque, un combat d’arrière- garde : le régime rejette la déformation de la réalité, le passage à l’abstraction, la modernité finalement. L’art soviétique, bien qu’étroitement surveillé par le pouvoir, reste également plus moderne dans ses techniques d’expression.

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