Université Diderot - Paris 7 École doctorale 131 Langue, littérature, image : civilisations et sciences humaines Directrice : Évelyne Grossman

Travaux en cours

Actes des journées d’études Antonin Artaud, Samuel Beckett, Maurice Blanchot Séminaire des Doctorants de l’ED 131

Édition établie par Sarah Clément et Diane Massone Avec la participation de Valérie Alias et Pénélope Patrix

N° 8 Novembre 2012

Travaux en cours, n° 8 École doctorale 131 Novembre 2012

© Actes des Journées d’études « Samuel Beckett » (mars 2010), « Maurice Blanchot » (mars 2010), « Antonin Artaud » (avril 2011), et du Séminaire des Doctorants (année 2010-2011, thème : L’espace) de l’Université Paris Diderot - Paris 7.

Édition établie par Sarah Clément et Diane Massone, aidées de Valérie Alias et Pénélope Patrix (Séminaire des Doctorants). Sous la responsabilité d’Évelyne Grossman.

Avec le concours de l’Institut des Études Doctorales de l’Université Paris Diderot - Paris 7. Impression : Imprimerie Paris Diderot Tirage : 200 exemplaires Université Paris Diderot - Paris 7 École doctorale 131 Langue, littérature, image : civilisations et sciences humaines Directrice : Évelyne Grossman

Travaux en cours N° 8 - 2012

Actes des journées d’études Antonin Artaud, Samuel Beckett, Maurice Blanchot Séminaire des Doctorants de l’ED 131

Édition établie par Sarah Clément et Diane Massone Avec la participation de Valérie Alias et Pénélope Patrix

Remerciements

Nous remercions vivement Évelyne Grossman et l’UFR LAC pour leur générosité, leur hospitalité et la qualité de l’espace qui est ici offert à la recherche, ainsi que Claude Zelawski et Danielle Coulon, pour leur professionnalisme et leur généreux accueil. Nous remercions Nathalie Piegay-Gros et le CÉRILAC. Nous remercions également Valérie Alias et Pénélope Patrix pour leur travail de patiente relecture des résumés d’interventions du Séminaire des Doctorants de l’ED 131. Enfin, nous remercions Benoît Chevillon et André Crombez, l’Imprimerie Paris Diderot pour leur travail diligent.

Table des matières

Avant-propos...... 9

I - Journée d’études « Antonin Artaud »

Alexandre MASSIPE Le voyage d’Artaud au Mexique. Pour un surréalisme dissident ...... 13

Laure COUILLAUD Sarah Kane et Antonin Artaud : quelques exemples d’un dialogue manifeste ...... 19

Philippe ROY Artaud et le geste...... 25

Paola LALARIO Le mythe de Paul Les Oiseaux dans les écrits d’Antonin Artaud et son rapport à ses précédents littéraires ...... 31

Athina MARKOPOULOU Artaud, revenant insupportable Autour de la reproduction de la graphie des Cahiers en fac-similé...... 37

Atsushi KUMAKI La Révolte de Nerval : un nouveau sujet poétique d’Antonin Artaud...... 47

II - Journée d’études « Samuel Beckett »

Élodie DEGROISSE La crise du je (u) chez Wilde et Beckett ...... 55

Sarah CLÉMENT « Ce dont j’ai besoin c’est des histoires » : l’avidité fictionnelle dans Molloy...... 61

Guillaume GESVRET « Vrai refuge sans issue » : géographie de la perte dans les dernières œuvres de Beckett...... 69

Esteban RESTREPO RESTREPO (anti)Chambres La dispute entre l’architecture et l’espace dans l’œuvre de Samuel Beckett ...... 77

Nicolas DOUTEY « [L]a vie, osons-nous presque dire, dans l’abstrait pur » Pour une description philosophique de la scène beckettienne...... 83

Julia SIBONI « Entre ces apparitions, que se passe-t-il ? » La tension interstitielle dans l’œuvre de Beckett ...... 89 Laurence CAZENEUVE-GUÉGAN Technique du corps dans le théâtre de Beckett...... 97

III - Journée d’études « Maurice Blanchot »

Ayelet LILTI La ressemblance, cette folie du chevalier ...... 105

John MCKEANE « Immense parole qui disait toujours “Nous” » ? : Le dernier homme ...... 115

Céline SANGOUARD-BERDEAUX Influence et mise à distance : le sublime romantique dans Thomas l’obscur...... 121

Marco DELLA GRECA En attendant le dernier mot. Le passage du « je » au « il(s) » ...... 125

IV - Séminaire des Doctorants de l’ED 131

Cécile BEAUFILS Explorer les espaces quotidiens : Fragmentation et représentation dans Granta ...... 133

Camille BUI Le documentaire comme pratique de la ville : le Marseille de Denis Gheerbrant...... 139

Emmanuel COHEN Mobilité de l’interprétation et de la mémoire chez Dada : Le poème simultané...... 145

Raoul DELEMAZURE Georges Perec et l’infra-ordinaire, tentative d’épuisement d’un lieu quotidien...... 153

Louisiane FERLIER Protestantisme mouvementé, la mobilité religieuse de George Keith (1639-1716) ...... 161

Esther JAMMES L’extraordinaire au quotidien : L’espace merveilleux dans Thirsis et Uranie de Jean-Baptiste de Crosilles ...... 169

Anaël MARION La mise en scène photographique chez Mohamed Bourouissa : comment témoigner d’une génération de « jeunes de banlieues » ?...... 177

Avant-propos

Sous une forme résumée, on trouvera dans ce huitième numéro de Travaux en cours les communications qui ont été faites par les étudiants de Paris 7 et d’ailleurs lors des journées d’études doctorales sur Artaud, Beckett et Blanchot, ainsi que les résumés des interventions faites au Séminaire des Doctorants de l’ED 131 (« Langue, littérature, image : Civilisation et sciences humaines – domaines francophone, anglophone et d’Asie Orientale »). Ces Travaux en cours se veulent le reflet de la vitalité et de la diversité des activités menées par les jeunes chercheurs. Ils entendent par là même contribuer à la diffusion de leurs écrits au sein de la communauté universitaire.

Sarah Clément et Diane Massone

- I - Journée d’études « Antonin Artaud »

Organisée par Évelyne Grossman et Diane Massone le 6 avril 2011

Le voyage d’Artaud au Mexique Pour un surréalisme dissident

Alexandre MASSIPE Université Paris I - Panthéon Sorbonne

« Tout n’est pas plein de dieux. Tout est plein de soi. » Roger Munier, Le Seul

Au début de l’année 1936, l’impérieux désir révolutionnaire d’Antonin Artaud et sa détestation des chemins empruntés par les partis communistes français et soviétique portent les pas du dramaturge jusqu’au Mexique. Près de dix ans après avoir rompu avec le mouve- ment surréaliste, Artaud comprend en effet que le continent européen demeure sourd à ses appels d’une culture réinventée : Il n’est pas possible d’extirper du mot culture son sens profond, son sens de modification intégrale, magique même pourrait-on dire, non de l’homme mais de l’être dans l’homme, car l’homme vraiment cultivé porte son esprit dans son corps et c’est son corps qu’il travaille par la culture, ce qui équivaut à dire qu’il travaille en même temps son esprit.1 Aussi, en juillet 1935, songe-t-il très sérieusement à son départ pour le Mexique, il confie son projet à son ami Jean Paulhan : « J’ai entendu parler depuis longtemps d’une sorte de mouvement de fond au Mexique2 en faveur d’un retour à la civilisation d’avant Cortez3. Cela m’a paru bouleversant au possible »4. Trois mois plus tard, et après plusieurs demandes, Artaud obtient « une sorte de titre de mission accordé par le ministère de l’Éducation nationale »5 et l’Alliance française accepte sa proposition de conférences à Mexico. Étant parvenu à réunir un peu d’argent grâce à ses amis, il débarque à Véra Cruz le 7 février 1936

1 Antonin Artaud, Œuvres, Paris, Quarto Gallimard, 2004, texte « Bases universelles de la culture », p. 706. 2 L’intérêt porté par Antonin Artaud au Mexique trouve sa source dans l’histoire même du pays. Entre 1934 et 1940, marqué par la présidence de Lázaro Cárdenas del Río qui se propose de faire du Mexique une terre socialiste, le pays est en effet en pleine transformation sociale et culturelle. 3 Hernando Cortes (écrit aussi Cortez) (1485-1547) est un conquistador espagnol qui s’est emparé de l’empire aztèque entre 1519 et 1520 pour le compte de Charles Quint. Conquête qui marque les débuts de la colonisation espagnole des Amériques au XVIe siècle. 4 « Vie et Œuvre » par Évelyne Grossman in Œuvres, op. cit., p. 1743. 5 Ibid., p. 1744.

13 et, à la fin de ce même mois, donne trois conférences dont une dans laquelle il revient sur les raisons qui l’ont poussé à rompre avec le mouvement surréaliste. Dans un autre de ces débats, dont on ne sait encore aujourd’hui s’il a été effectivement prononcé, il explique les raisons profondes de sa présence sur le sol mexicain : Je suis venu au Mexique pour fuir la civilisation européenne. Quand on me parle de manger tout de suite, je réponds qu’il faut rechercher immédiatement les moyens pour que tout le monde puisse manger tout de suite. Mais quand on me dit : Donnons à manger à tous et tout de suite et, après, les arts, les sciences, la pensée pourront se développer, je réponds non, car c’est là que le problème n’a pas été bien posé. Pour moi, il n’y a pas de révolution sans révolution dans la culture, c’est-à-dire dans notre façon universelle, notre façon à nous tous, les hommes, de comprendre la vie et de poser le problème de la vie. Déposséder ceux qui possèdent est bien, mais il me paraît mieux d’ôter à chaque homme le goût de la propriété.6 Lorsqu’Artaud dénonce le fait que la culture soit toujours reléguée au rang d’ac- cessoire, sans doute vise-t-il les dirigeants politiques communistes qui tiennent continuel- lement ce type de discours. En effet, se demander quelle révolution, intérieure ou politique, doit précéder l’autre est une malhonnêteté intellectuelle qui doit cesser au plus vite, si l’on veut un jour voir aboutir une véritable révolution. En outre, aucune révolution ne peut se faire sans poser une fois pour toutes « le problème de la vie » dans la sphère révolutionnaire. Ainsi, enlever le goût de la propriété à chaque homme est un projet bien plus révolutionnaire, mais également bien plus compliqué, que de vouloir simplement lui confisquer ses biens. Exproprier les nantis ne règle en effet absolument pas le véritable problème auquel aucun parti politique ne se risque pour l’heure : en finir avec ce désir jamais satisfait de possession. Pour Artaud, l’essentiel réside donc dans cette lutte acharnée contre le pourrissement de l’esprit qui écarte sans cesse l’Être au profit de l’Avoir : « Les marxistes pensent qu’il faut nourrir le corps pour permettre à l’esprit de fonctionner librement. C’est pour moi une attitude paresseuse, une fausse notion du bonheur humain »7. Principal grief jeté par Artaud à la face des marxistes qui ne s’occupent que du corps, autrement dit de la matière, mais ne possèdent du problème de l’esprit qu’une compréhension sommaire trop souvent doublée de mépris. Dès lors, l’expédition mexicaine d’Artaud prend tout son sens : « En même temps que la

6 « Je suis venu au Mexique pour fuir la civilisation européenne… », ibid., p. 733-734. 7 Ibid., p. 734.

14 révolution sociale et économique indispensable, nous attendons tous une révolution de la conscience qui nous permettra de guérir de la vie. C’est au Mexique moderne à entreprendre cette révolution »8. Terre vierge et pleine de promesses, le Mexique constitue l’endroit idéal pour le plein épanouissement d’un processus révolutionnaire : « personne n’a pensé jusqu’ici à rendre manifestes les forces cachées de l’âme mexicaine, à les énumérer, à les rassembler méthodiquement. (…) Je demande au gouvernement mexicain de me laisser entreprendre ce travail car ce serait bien triste pour moi, bien triste pour les jeunes intellectuels français si la Révolution mexicaine ne répondait pas à nos espoirs »9. Suite à la déception qu’il a connue avec la révolution surréaliste, Artaud ne veut pas cette fois laisser passer sa chance : la révolution mexicaine doit réussir. Pour ce faire, il se propose d’énumérer de façon tout à fait comptable, dans un premier temps, « les forces cachées de l’âme mexicaine » pour, ensuite, donner à voir aux hommes les trésors enfouis de cette culture. Trésors qui, par le choc de leur révélation, pourront constituer une aide précieuse à l’avènement de la révolution mexicaine et même, peut-être, se faire les inspirateurs de révolutions à venir. Durant son périple mexicain, Artaud se rend à cheval chez les Tarahumaras afin de participer aux rites du soleil. Le spectacle de ces rites le conduit à développer les raisons pour lesquelles, selon lui, les masses demeureront toujours éloignées du surréalisme : Ceux qui travaillent de leurs mains ont oublié qu’ils ont une tête, et ceux qui travaillent de la tête s’attristent généralement, s’en croyant diminués, quand il leur faut travailler de leurs mains. On s’explique, dans ces conditions, le mépris que ressentent les masses com- munistes pour les activités gratuites de l’esprit. C’est parce qu’il méprise les travaux de l’esprit que le monde moderne est en pleine déroute ; on peut même affirmer qu’il a perdu l’esprit ; et l’esprit, d’être en rupture avec la vie, est à son tour devenu inutile. Que les élites cessent de croire en leur supériorité, qu’elles acquièrent une humilité salutaire, qu’elles rendent à l’esprit son ancienne fonction d’organe, qu’elles montrent les travaux de l’intelligence sous un aspect avantageusement matériel, et comme par enchantement cessera cette guerre imbécile entre les raffinements somptuaires de l’esprit et le travail des mains qui est sans valeur s’il n’est pas régi par la logique de la tête.10

8 « Secrets éternels de la culture », ibid., p. 728. 9 « L’anarchie sociale de l’art », ibid., p. 731. 10 « La fausse supériorité des élites », ibid., p. 723.

15 Artaud semble se souvenir ici de l’accueil glacial qui avait été réservé aux surréalistes lors de leur adhésion au Parti communiste, alors que lui-même s’était déjà détaché du groupe. Il rappelle, en outre, sa définition de l’intellectuel qui, selon lui, doit mettre son énergie et ses croyances au service de la vie même : Il revient aux intellectuels d’appliquer leurs forces spirituelles à des tâches utiles qui soient comme le sel même de la vie, et non à des spéculations de l’esprit, de celles qu’on dit désintéressées et gratuites, mais qui sont en réalité si désintéressées et si gratuites qu’elles ne servent à rien ni à personne. Ce qui ne veut pas dire que les intellectuels doivent se livrer à des travaux d’ouvriers, mais qu’ils doivent enfin comprendre l’utilité fonctionnelle de l’esprit.11 Artaud déplore le fait que les intellectuels fonctionnent en vase clos, ce qui ne peut rien donner de bon quant aux rapports que certains d’entre eux souhaitent tisser avec la classe ouvrière : « Il n’y a en effet aucune raison pour ne pas incorporer l’art populaire des Indiens à l’élite. Mettre sur un plan culturel identique (...) la vie intellectuelle et la vie instinctive »12. À force de séparer l’art populaire de celui de l’élite, des castes se sont créées et ne se comprennent plus. Dès lors, notre société a accouché d’une élite totalement coupée des aspirations du peuple. Mais diviser pour mieux faire régner la toute-puissance de dogmes économiques et politiques, n’est-ce pas le but recherché par la société européenne capitaliste ? Et n’est-ce pas précisément ce contre quoi il convient de lutter dans un Mexique plein d’espérance ? Le mépris des valeurs intellectuelles est à la racine du monde moderne. En réalité, ce mépris dissimule une profonde ignorance de la nature de ces valeurs. Mais cela, nous ne pouvons perdre nos forces à le faire comprendre à une époque qui chez les intellectuels et les artistes, a produit en grande proportion des traîtres, et, dans le peuple, a engendré une collectivité, une masse qui ne veut pas savoir que l’esprit, c’est-à-dire l’intelligence, doit guider la marche du temps.13 En outre, Artaud insiste sur le fait que les intellectuels doivent renouer avec l’esprit en tant qu’organe pour espérer atteindre le lecteur ou le spectateur : « Il n’y a pas de révolution possible sans intégration des élites aux masses, qui par là même atteignent à un haut degré

11 Ibid., p. 725, 12 Ibid., p. 726. 13 « L’anarchie sociale de l’art », ibid., p. 732.

16 spirituel »14. Comment procéder alors pour que l’élite et la masse soient enfin réunies ? C’est seulement dégagé des lubies surréalistes comme, par exemple, le désintéressement, que l’élite et la masse pourront à nouveau se rencontrer. Et cette union, par effet de pollinisation, permettra de se débarrasser de tout ce qui empêche la masse de recouvrer la liberté : « Avec ses races autochtones primitives chez qui se trouvent en abondance les musiques et les danses de guérison, le Mexique est à même d’entreprendre une semblable révolution ; et ce qu’il y a de meilleur dans ces musiques indigènes de guérison attend le moment de reprendre sa place chez la masse des travailleurs »15. Ainsi, la musique mexicaine doit cesser d’être l’apanage d’une frange de la population plus érudite que l’autre et devenir un domaine ouvert à tous, y compris à ceux qui, comme les ouvriers, en sont a priori le plus éloignés. Un tel état de fait conduit Artaud à s’opposer à la conception occidentale qui opère une séparation irrévocable entre la matière et l’esprit : Devant l’esprit, le matérialisme se trouve désarmé. Je veux que l’on entre les armes à la main dans le domaine de la conscience car j’ai de l’esprit une idée matérielle, bien que j’aie une philosophie antimatérialiste de la vie. Je crois que la vie existe. Je ne crois pas que la vie soit née de la matière, mais je crois que la matière naît de la vie.16 Chez Artaud, la conscience existe donc matériellement, même s’il s’oppose de manière catégorique au matérialisme en tant que doctrine. Aussi ne faut-il plus hésiter à entrer dans la conscience pour l’obliger à emprunter une voie différente de celle qu’elle suit depuis trop longtemps. Plutôt que de considérer l’esprit comme une notion purement intellectuelle, il convient d’affirmer haut et fort que l’esprit existe, qu’il est et, dans le même temps, aller à la découverte de cet esprit pour lui permettre d’éclore comme conscience libre. Artaud reproche en effet à la société occidentale d’avoir fait de l’esprit une valeur « romantique », c’est-à-dire que l’on ne peut pas atteindre matériellement et qui, du même coup, se retrouve incapable de changement17. Rendu inaccessible par la société occidentale, l’esprit humain est mis au ban de la révolution, alors même que c’est lui qu’il faudrait commencer par guérir avant de s’attaquer à une pseudo-révolution sociale qui, au final, n’apporterait rien que l’on puisse qualifier de véritablement révolutionnaire. Ne se départant

14 « La fausse supériorité des élites », ibid., p. 726. 15 Ibid., p. 726. 16 « Je suis venu au Mexique pour fuir la civilisation européenne… », ibid., p. 735. 17 On finit par nier l’existence même de l’esprit, puisque l’on fait de lui quelque chose de lointain et d’impalpable, in fine que l’on ne peut pas changer.

17 jamais de cette conception, Artaud, à la fin de sa vie et revenant sur le projet fondateur du surréalisme, affirmera : L’émeute est une émeute du moi dans l’âme et de l’âme au milieu du moi. Tous les esprits mort-nés se gargarisent de révolution et d’anarchisme et ils rêvent d’une insurrection dans la rue, quand ils n’ont même pas su s’ameuter en eux- mêmes, contre l’éternelle stupidité de l’esprit ; qui a su ameuter son moi jusqu’à lui tirer le sang d’une larme en peinture ou en poésie.18

Notice bio-bibliographique : Alexandre Massipe ([email protected]) est docteur qualifié (MCF) en Esthétique et Sciences de l’Art à l’Université Panthéon-Sorbonne de Paris I. Ses travaux portent principalement sur le mouvement surréaliste ainsi que sur la philosophe Simone Weil.

18 Antonin Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, Paris, Gallimard, 1977, article « Le surréalisme et la fin de l’ère chrétienne », p. 157.

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Sarah Kane et Antonin Artaud : quelques exemples d’un dialogue manifeste

Laure COUILLAUD Université de Picardie Jules Verne

En ouverture de cette brève étude, je présenterai en quelques lignes la dernière pièce de Sarah Kane, 4.48 Psychose, écrite en 1999. Par sa structure délibérément explosée, bien qu’extrêmement composée dans son éclatement, 4.48 Psychose nous attire vers un vide, une vérité intime déchirante. Ce face-à-face, de l’œuvre à soi, passe par une langue qui agit seule, comme unique force active, elle prend l’espace totalement, sans passer par aucun personnage concret. Á la fin de la pièce nous lisons pourtant « Regardez-moi disparaître / regardez-moi1 » : qui nous parle ici et à quel corps ce désir est-il rattaché ? Voix abstraite pour quel corps ? Corps pourtant omniprésent dans les images engendrées par la langue : carcasse étrangère, identité sexuelle brisée, corps mutilé, corps extrait du lieu de l’existence même, comme séparé : « c’est ici que je suis et voilà mon corps2 ». Violence partout, désir partout, le texte nous apparaît comme une zone de contact, entre oralité et chair, où je se projette dans une voix singulière mais aussi dans une multitude de voix, de sens contraires. Depuis quel espace ce je nous interpelle-t-il et vers quel espace ? De la lecture à la scène, cette œuvre à performer, où les indications ne sont que Silence, donne à entendre une langue où le « corps » de l’intime doit exploser : explosive nécessité, explosive affirmation3 ? La question se pose forcément avec Artaud. Sarah Kane s’est engagée tard dans la lecture des œuvres d’Antonin Artaud, sur ses cinq pièces quatre étaient déjà écrites. Pour celle qui écrivait toujours en « relisant sans cesse certains textes », pour celle qui a toujours écrit avec d’autres écritures, inventant et réécrivant par là sa propre écriture, c’est littéralement occupée par Artaud qu’elle a écrit 4.48 Psychose. Plus que le choc d’une découverte, la lecture d’Artaud a été pour la dramaturge le choc d’une reconnaissance : « Plus je le lis, et plus je suis fascinée. Ses essais sur le théâtre sont

1 Sarah Kane, 4.48 Psychose, traduction Évelyne Pieiller, L’Arche, 2000, p. 55. 2 Ibid., p. 39. 3 Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, « La question se pose de… », Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2003, p. 45-54.

19 époustouflants, et c’est surprenant de voir combien mes propres pièces ont à voir avec eux4. » Quand on voit de quoi se charge et se décharge le théâtre de Kane, son théâtre antérieur même à cette lecture découverte, on ne peut pas ne pas voir ce rapprochement évident qu’appelle l’œuvre de Kane avec celle d’Artaud ; ou pour le dire encore autrement, le monde de l’un n’est pas étranger au regard de l’autre. L’évènement dont le poème 4.48 Psychose fait son point de départ est bien celui d’un suicide annoncé, mais l’évènement dans l’espace du texte ne s’inscrit pas dans un déroulement linéaire ; de l’évènement « suicide », son annonce, sa projection, semblent surgir ces mots dispersés, ces chiffres en désordre, ces images qui pressent le discours ou la page. Face à 4.48 Psychose nous assistons à la création d’un autre langage, instituant pour le dire avec Maurice Blanchot et sa description du projet mallarméen « un jeu nouveau de l’espace et du temps5 ». En réponse à une Enquête menée par la révolution surréaliste Artaud écrira ceci au sujet du suicide : Le suicide d’un neurasthénique est sans aucune valeur de représentation quelconque, mais l’état d’âme d’un homme qui aurait bien déterminé son suicide, les circonstances matérielles, et la minute du déclenchement merveilleux. J’ignore ce que c’est que les choses, j’ignore tout état humain, rien du monde ne tourne pour moi. Je souffre affreusement de la vie. Il n’y a pas d’état que je puisse atteindre. Et très certainement je suis mort depuis longtemps, je suis déjà suicidé.6 (Artaud écrira au même endroit, si l’on peut dire, comme introduction à ses propos : « Il semble qu’on se tue comme on rêve. Ce n’est pas une question morale que nous posons : “Le suicide est-il une solution ?”») Pour témoigner davantage de ce dialogue manifeste entre l’œuvre d’Artaud et celle de Kane, je citerai deux passages de 4.48 Psychose : À 4 h 48 / quand le désespoir fera sa visite / je me pendrai / au son du souffle de mon amour / Je ne veux pas mourir / je me suis trouvée si déprimée par le fait d’être mortelle que j’ai décidé de me suicider / Je ne veux pas vivre […] Après 4 h 48 je ne parlerai plus / Je suis arrivée à la fin de cette effrayante de cette répugnante histoire d’une conscience internée dans une carcasse

4 Sarah Kane, in Outrescène, Sarah Kane, conversation avec Nils Tabert (1998), 2003, n° 1, p. 74. 5 Maurice Blanchot, Le livre à venir, Folio Gallimard, 1986, p. 326. 6 Antonin Artaud, Œuvres complètes I **, Gallimard, p. 20.

20 étrangère et crétinisée par l’esprit malveillant de la majorité morale / Il y a longtemps que je suis morte / Retour à mes racines.7 D’un côté, l’espace ouvert, interrogatif, d’une pensée en marche, celle d’Artaud. De l’autre, la scène du langage : des mots écrits, destinés à la scène, ceux de 4.48 Psychose. En lisant les mots de Artaud, avec notamment cette heure du déclenchement prédéterminée à la minute prêt, il est difficile de ne pas penser à l’œuvre de Sarah Kane, son titre, son annonce, puis dans l’œuvre même cette heure obsessionnellement précise, choisie, répétée, à laquelle s’attachent l’existence de ce « je », sa parole, sa vérité intime suspendue entre deux « vouloir » (je ne veux pas mourir / je ne veux pas vivre). Au-delà de cette heure précise, matérielle, où la langue s’accroche, nous retrouvons aussi d’une langue à l’autre, la même idée d’une « mort antérieure ». Et encore à travers ces mots écrits par Artaud, cet élan de comparaison « il semble qu’on se tue comme on rêve » difficile de ne pas penser aussi à l’écriture de Psychose 4.48, sa tentative de montrer par le langage, selon Kane elle-même « ce qui se passe dans l’esprit de quelqu’un quand les barrières séparant la réalité des diverses formes d’imagination disparaissent totalement, si bien que l’on ne sait plus ce qui différencie notre vie éveillée de notre vie onirique »8. Nous le voyons, beaucoup de choses se cognent à travers ces deux extraits. Il est troublant, voire « délirant », de lire que ce que l’un a projeté comme « valeur » de repré- sentation, l’autre l’a inscrit dans son acte de création, de lire une telle proximité, pour le dire avec Artaud, comme contagieuse. Ces deux extraits rassemblés ici forment une sorte de délire spéculaire, où le délire de l’un pourrait se voir, se refléter dans le délire de l’autre, bien que nous soyons face à deux œuvres singulières, séparées par un demi-siècle. Par là rien ne se calque ou pourrait se calquer. Le miroir ne superpose pas, ne dédouble pas, il ouvre un espace – entre don de visibilité et utopie (comme l’écrit Michel Foucault). C’est dans le sens de cet espace ouvert, que je parlerai maintenant d’une pièce de Sarah Kane écrite antérieurement à sa lecture d’Artaud, que j’éclairerai à la lumière des écrits d’Artaud, pour témoigner davantage de ce dialogue manifeste. La scène finale de L’Amour de Phèdre est une scène où le corps d’Hippolyte est livré à la foule, livré entièrement à une folie barbare et meurtrière. Cette scène est totalement apocalyptique : Hippolyte a les organes génitaux tranchés, le buste entaillé de l’entrecuisse à la poitrine, littéralement éviscéré, étripé. Avant cela, Thésée, viole la fille de Phèdre, puis lui

7 4.48 Psychose, p. 12 et 19. 8 Sarah Kane citée par Graham Saunders in Love me or Kill me, Sarah Kane et le théâtre, traduction Georges Bas, L’Arche, 2004, p. 178.

21 tranche la gorge, avant de se suicider en se tranchant lui-même la gorge. Comment jouer cela ? Quel mode de représentation peut répondre à un tel discours ? Sarah Kane dans sa propre mise en scène de L’Amour de Phèdre, semble avoir voulu aller au bout physiquement, corporellement de son écriture. Elle a fait le récit de l’expérience éprouvante, traumatisante de cette scène au moment des répétitions : Lorsque que pour la première fois nous avons fait l’épreuve de la scène finale, avec tout le sang et les faux intestins, nous avons été complètement traumatisés. Toute la troupe était là, couverte de sang, tous venaient de violer, de tuer, de se trancher la gorge, […] malgré tout, il était clair pour nous tous que cette scène était la conséquence de notre travail en amont sur le texte, nous y étions arrivés sur la base de toute une série d’étapes de développement émotionnel.9 Cette expérience de jeu traumatique, contagieuse, réelle, et l’écriture de la scène en soi, rappelle évidement Artaud et son « théâtre et la peste », où il parle d’une « liquidation totale » nécessaire : Il importe avant tout d’admettre que comme la peste, le jeu théâtral soit un délire et qu’il soit communicatif (…) on sent très bien que [le théâtre] n’est pas autre chose qu’une immense liquidation. Un désastre total si complet, un tel désordre organique, ce débordement de vices, cette sorte d’exorcisme total qui presse l’âme et la pousse à bout… 10 Nous pensons ici aussi à une lettre d’Artaud écrite à Paule Thévenin : (Je) me consacrerai désormais exclusivement au théâtre tel que je le conçois, un théâtre de sang, un théâtre qui à chaque représentation aurait fait gagner corporellement quelque chose aussi bien à celui qui joue qu’à celui qui vient voir jouer, d’ailleurs on ne joue pas, on agit.11 Pour Antonin Artaud comme pour Sarah Kane, « l’inconscient comprimé doit se libérer par le sang ». Le sang doit jaillir, couler, circuler : ce qui circule dans le corps, doit circuler de corps en corps, atteindre tous les corps, corps de l’acteur, et corps du spectateur. Mais dans les deux cas ce sang est peut-être à penser, comme l’a pensé Barthes au sujet de Michelet : ce sang qui ne serait pas un élément biologique clos, mais un élément cosmique, « une substance unique et homogène qui traverse tous les corps, sans rien perdre, dans cette

9 Sarah Kane citée par Yann Ciret, « Sarah Kane, dernier blasphème de l’Occident », in Théâtre/ Public 171, Visages de la mélancolie, 2003, p. 73. 10 Antonin Artaud, « Le théâtre et la peste » in Le théâtre et son double, Gallimard Folio, 1964, p. 39. 11 Antonin Artaud, lettre à Paule Thévenin (1948), in OC XIII, Gallimard, 1974, p. 146.

22 individuation accidentelle, de son universalité12. » Dans son étude sur Balzac La peinture incarnée, Georges Didi-Huberman s’appuyant sur les propos de Barthes cités ci-dessus écrit : « Le sang circule dans le corps, - selon la singularité de ses émois, de ses désirs ; mais le sang circule de corps à corps, plus subtilement, et c’est là l’universalité de son pas, de son passage dans le visible tout entier »13. Nous pouvons dire que cette circulation de corps à corps, doit agir dans l’espace et le temps de la représentation, pour Artaud comme pour Kane, pour faire éclater ce que l’humain comprime, pour créer un passage entre les corps : quelque chose doit passer, pousser avec violence vers l’extérieur pour se répandre dans le visible (et le sensible) tout entier, à la recherche peut-être d’un équilibre suprême. Pour finir cette brève étude, je m’arrêterai sur les dernières lignes, qui clôturent la représentation de 4.48 Psychose, scène finale de l’œuvre entière de Sarah Kane : Je n’ai aucun désir de mort/ Aucun suicidé n’en a/ Regardez-moi disparaître/ Regardez-moi/ disparaître/ regardez-moi/regardez-moi/ regardez/ C’est moi- même que je n’ai jamais rencontrée, dont le visage est scotché au verso de mon esprit/ s’il vous plaît levez le rideau.14 Cette voix qui nous interpelle, nous demandant de « regarder », qui nous cherche du regard en quelque sorte, cherchant comme à nous réveiller, fait l’effet d’un corps qui cherche à s’incarner à travers la perception d’autrui, corps qui cherche désespérément sa visibilité, dans l’autre qui regarde. Mais aussitôt ces mots « C’est moi-même que je n’ai jamais rencontrée, dont le visage est scotché au verso de mon esprit », qui disent que le « soi- même » n’existe pas, que le regard ne peut physiquement accomplir cette rencontre. Nous pensons ici au texte de Évelyne Grossman L’art Crève les yeux, dont l’analyse rapproche fondamentalement Artaud et Kane dans ce qu’ils cherchent chacun à atteindre et abolir : « Que signifie alors pour Artaud […] écrire un commentaire poétique à partir de ces toiles […] un commentaire qui n’est jamais une simple description de ce qu’il a sous les yeux ? C’est précisément ouvrir entre le tableau et celui qui le regarde un plan intermédiaire, l’espace corporel d’un spectateur-acteur dansant sa vision, tissant la toile de son texte à chacun des points où se croisent les signes peints et les lignes écrites. Qu’ils s’agissent des arts plastiques ou de théâtre, ce qu’Artaud veut abolir, c’est précisément ce qu’il appelle la culture- représentation, celle du spectateur passif et de son regard mort »15.

12 Roland Barthes cité par Georges Didi-Huberman, La peinture incarnée, Minuit, 1985, p. 72. 13 Ibid.. 14 4.48 Psychose, p. 54-55. 15 Évelyne Grossman, « L’art crève les yeux », in Antonin Artaud, BNF Gallimard, 2007, p. 162.

23 Il y a à la toute fin de Psychose 4.48 la recherche d’un regard terriblement vivant, le désir d’ouvrir un « espace corporel » entre cette voix et nous, spectateurs lecteurs. À l’intérieur de cet espace la voix s’effondre sur une rencontre impossible et pourtant tout commence dans ce mouvement, geste d’élévation « s’il vous plait levez le rideau ». La voix nous demande à nous lecteurs, spectateurs, machinistes de lever le rideau ; nous devenons par là plus que des témoins, témoins de la déchirure, nous devenons des témoins agissants, des sujets actifs attirés dans cette ouverture au vide. Mais quel vide ? vide nécessaire à la création, reconnaissance du vide en soi. Nous finirons sur les derniers écrits d’Artaud, où se dessine peut-être l’ultime geste de Sarah Kane, l’affirmation d’un vide impossible à nier, d’un corps à quoi tout s’accroche : Voilà longtemps que j’ai senti le Vide, mais que j’ai refusé de me jeter dedans… Ce dont j’ai souffert jusqu’ici, c’est d’avoir refusé le Vide. Le vide qui était déjà en moi. […] L’espace vide de l’infini / sans dessus/ ni dessous/ est un crime. / Car il y a mon corps / à quoi tout s’accroche/ et doit commencer. / Faire le vide / c’est le nier / quand il a toujours été là.16

Notice bio-bibliographique : Doctorante au centre de recherches en arts de l’Université de Picardie, Laure Couillaud ([email protected]) finit actuellement sa thèse sous la direction de Christophe Bident : « Le désir et la mort dans l’espace théâtral : Marguerite Duras, Heiner Müller et Sarah Kane ». Articles parus dans la revue Variations, revue internationale de théorie critique (Parangon/vs) : « Quartett de Heiner Müller, le désir et le vide », « L’explosion de l’intime. Au sujet de la dramaturge Sarah Kane ».

16 Antonin Artaud, « Derniers écrits d’Ivry » dans Le Magazine Littéraire, Artaud l’insurgé, 2004, n° 434, p. 38.

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Artaud et le geste

Philippe ROY Université Paris 8

1. Théâtre du geste Dans Le Théâtre et son double Artaud écrit que les gestes participent de ce langage matériel et solide de la mise en scène : gestes de la danse, de la plastique, de la pantomime, des mimiques. « Ce langage doit s’adresser d’abord aux sens au lieu de s’adresser d’abord à l’esprit comme le langage de la parole »1. Dire que ce langage doit d’abord s’adresser aux sens ne veut pas dire qu’il n’est pas spirituel. Bien au contraire, ce théâtre « est une sorte de Physique première, d’où l’Esprit ne s’est jamais détaché »2. Le théâtre est l’expérience d’une matière-langage et il est cette matière. « La scène impose la découverte d’un langage actif »3. Il ne faut pas « tirer des pensées de nos actes [mais] identifier nos actes à nos pensées »4. C’est un performatif d’avant les mots, « une impulsion psychique secrète »5. « Il y a dans le domaine de la pensée et de l’intelligence des attitudes que les mots sont incapables de prendre »6. L’Esprit est attitude, figure, ce pourquoi le langage matériel est un ensemble de hiéroglyphes vivants puisque formés par les corps mêmes des acteurs. Les acteurs composent le langage. « Les acteurs avec leurs costumes composent de véritables hiéroglyphes qui vivent et se meuvent »7. Voyons plus précisément pourquoi le geste est le plus à même de participer à ce langage de la matière. Prenons l’exemple de la peinture : le geste n’est pas seulement l’acte de peindre il est intérieur à une peinture. Je ne vois pas un tableau mais selon le tableau ou avec lui, il enveloppe mon regard sous et par un geste. Le geste est ce qui tient en suspens mon regard. Il y a une suspension propre au geste, une spiritualisation, alors que l’acte de peindre est l’effectuation du geste. Tout le jeu du mime est de donner à voir, à sentir le geste dans l’acte, de remonter vers le geste, de rendre le geste. De plus le geste est langage direct car

1 Antonin Artaud, Œuvres, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 525. 2 Ibid., p. 540. 3 Ibid., p. 527. 4 Ibid., p. 506. 5 Ibid., p. 540. 6 Ibid., p. 547. 7 Ibid., p. 540.

25 nous sommes affectés par lui. Percevoir un geste ce n’est pas percevoir une force, mais être affecté par elle, en faire l’expérience par ce que j’appelle notre « imagino-motricité » qui est une expérience intensive du geste, sensations et affects. L’imagino-motricité n’est pas l’image du geste, elle en dessine les points d’inflexion, elle en est son diagramme. Ainsi Artaud écrit « Je ne crois pas à l’imagination absolue, je veux dire celle qui fait quelque chose de rien, pas une image mentale qui ne me paraisse le membre détaché d’une image agie et vécue quelque part »8. Si bien qu’en percevant un geste, je l’amorce aussi en moi, il y a comme une contagion du geste. Le geste est comme la peste. Et comme la peste, les gestes ne sont à personne, il y a une fondamentale impersonnalité des gestes, ce pourquoi ils sont contagieux. « Pour qui a oublié le pouvoir communicatif et le mimétisme magique d’un geste, le théâtre peut le lui réapprendre, parce qu’un geste porte avec lui sa force, et qu’il y a tout de même des êtres humains au théâtre pour manifester la force du geste que l’on fait »9. « On a oublié que le théâtre est acte sacré qui engage aussi bien celui qui le voit que celui qui l’exécute et que l’idée psychologique fondamentale du théâtre est celle-ci : un geste que l’on voit et que l’esprit reconstruit en images a autant de valeur qu’un geste que l’on fait »10. Le geste suppose une part virtuelle, bien réelle (le virtuel n’est pas le fictif) qui dirige ses actualisations extérieure (acte) et intérieure (imagino-motricité). C’est de cette part donne à penser. Artaud ne parle pas de part virtuelle pour le geste mais renvoie le geste qui s’effectue à l’Esprit, plus exactement à un état d’esprit. « Nous assistons à une alchimie mentale qui d’un état d’esprit fait un geste »11. Les gestes du théâtre balinais « ont toujours pour but final l’élucidation d’un état ou d’un problème de l’esprit »12. Le geste est donc complice d’un état d’esprit qui semble le lancer. Artaud écrit aussi que le geste absolu est idée lui-même13. Le geste n’est donc pas le geste d’une idée, d’un état d’esprit qui le précèderait, il est tout lui-même idée. L’état d’esprit n’est donc pas le point de départ du geste, il accompagne le geste et même tout amas de gestes. La pensée est enveloppée par les gestes. « Il y a là tout un amas de gestes rituels dont nous n’avons pas la clef […] et qui paraît destiné à envelopper la pensée, à la pourchasser, à la conduire dans un réseau inextricable et certain »14. On ne saurait donc dire qui dirige : c’est à la fois la pensée puisque l’amas de

8 Ibid., p. 760. 9 Ibid., p. 553. 10 Ibid., p. 725. 11 Ibid., p. 544. 12 Ibid., p. 541. 13 Ibid. 14 Ibid., p. 538.

26 gestes la pourchasse et à la fois le geste puisqu’il la conduit. C’est donc plutôt de relance et non de lancée qu’il est question. Puisque le geste enveloppe la pensée, il y a donc comme un glissement productif de l’un sur l’autre, de l’un sous l’autre, une course poursuite infinie où on ne sait plus qui court après qui, qui relance qui. Par exemple « Les pieds des danseurs, dans le geste d’écarter leurs robes, dissolvent et retournent des pensées, des sensations à l’état pur »15 : le geste conduit des pensées à se retourner, à se dissoudre. Mais sur quoi repose la différence d’un geste enveloppant une certaine pensée d’un autre ? Eh bien justement par sa manière d’être : sa figure, son symbole-type, sa géométrie écrit Artaud. Les gestes atteignent ou représentent les attitudes des pensées qu’ils enveloppent. « Il y a dans le domaine de la pensée et de l’intelligence des attitudes que les mots sont incapables de prendre et que les gestes et tout ce qui participe du langage dans l’espace atteignent avec plus de précision qu’eux »16. C’est une « pantomime directe où les gestes au lieu de représenter des mots, des corps de phrases, […] représentent des idées, des attitudes de l’esprit »17. Il faut remarquer ici que la pensée en tant qu’attitude de l’esprit est dans sa forme même très proche de la gestualité. Dans l’exemple précédent, au geste d’écarter la robe faisaient bien suite des attitudes gestuelles de retournement, de dissolution. Cela culmine lorsque Artaud évoque la « mimique de gestes spirituels »18, le geste est à la fois celui de la mimique et de l’esprit. À l’enveloppement glissant entre geste et pensée s’ajoute donc entre eux une ressemblance, comme un air de famille. Et il faut ici laisser courir la sonorité des mots, un air peut être entendu comme un nerf. La pensée se dit des nerfs de la Chair. On ne s’étonnera donc pas de cet autre point commun qu’est l’impulsivité de la pensée et des gestes, véritable impulsivité électrique. « Il y a un esprit dans la chair, mais un esprit prompt comme la foudre »19, impulsion psychique secrète. Sur scène il y a de vives libérations de signes comme le sont les gestes « retenus d’abord et jetés ensuite soudainement dans l’air »20. Le geste sec est celui « que tous nos actes pourraient avoir s’ils tendaient vers l’absolu »21. Parcourons la scène gestuelle un peu plus en détail. Tout d’abord les gestes se déploient non pas sur la surface de la scène mais plutôt dans un certain volume spatial, dans

15 Ibid., p. 544. 16 Ibid., p. 547. 17 Ibid., p. 526. 18 Ibid., p. 544. 19 Ibid., p. 147. 20 Ibid., p. 541. 21 Ibid., p. 544.

27 son air. Les gestes animent cet air. Les sons sont indiscernables des gestes. « D’un geste à un cri à un son, il n’y a pas de passage »22. Artaud va même jusqu’à écrire qu’« un son dans le théâtre Balinais équivaut à un geste »23. Les voix ont leur type de geste en l’occurrence celui de la projection sonore qu’est l’intonation, par « diverses façons de se projeter dans l’espace »24. Respiration et geste sont co-influents « si la fixation d’un geste majeur commande autour de lui une respiration précipitée et multiple, cette même respiration grossie peut venir faire déferler ses ondes avec lenteur autour d’un geste fixe »25. Bref, il y une inflation gestuelle dans la description qu’Artaud fait de cette physique-langage. C’est donc à une véritable culture du geste26 qu’appelle Artaud. La Physique première est « une métaphysique de gestes »27 qui relève de « la métaphysique en activité »28. En cette matière se rejoignent concret et abstrait, comme pour les alchimistes. « En un mot le théâtre doit devenir une sorte de démonstration expérimentale de l’identité profonde du concret et de l’abstrait »29.

2. Le geste après Le Théâtre et son double Dans les écrits postérieurs au Théâtre et son double Artaud va se référer beaucoup moins au concept de geste, il lui substitue le corps. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il mène une lutte plus féroce contre l’esprit séparé du corps, père du corps. « Comme s’il ne pouvait y avoir corps s’il n’y pas eu quelque part esprit, comme si l’état nommé corps, la chose corps était par essence et nature inférieure à l’état esprit, et provenait de l’état esprit »30. Le geste qui enveloppe l’esprit ne lui faisait-il pas encore trop la part belle ? D’une certaine façon oui, car le rapport de glissement, de relance entre le geste et la pensée, laissait place à une entité spirituelle distincte du geste. Mais n’avons-nous pas vu que la pensée avait un air de ressemblance avec le geste, pourquoi ne pas faire un pas de plus et soutenir qu’il n’y a que des gestes ? Le geste en s’effectuant ou en pensée produit une manière d’être, un affect et il fait événement qui donne à penser, il est performatif. Parler d’idée c’est déjà en être extérieur, elle n’est qu’une mauvaise ombre du geste. « Sans un travail un jour opéré par le corps jamais une idée ne serait née, et ce n’est pas du corps qu’elle est née mais contre lui, à propos d’un geste de lui dont l’idée, c’est-à-dire l’ombre, a voulu vivre de son

22 Ibid., p. 538. 23 Ibid., p. 526. 24 Ibid., p. 525. 25 Ibid., p. 573. 26 Ibid., p. 571. 27 Ibid., p. 537. 28 Ibid., p. 529. 29 Ibid., p. 571. 30 Ibid., p. 1504.

28 côté »31. Artaud inverse ici l’allégorie platonicienne de la caverne, l’idée c’est l’ombre, qui a commencé avec un geste…un mauvais geste, un geste manqué32 ? Cette performativité gestuelle me semble bien marquée par Évelyne Grossman au sujet des cahiers de Rodez : « Jour après jour Artaud y déverse des signes d’une langue corporelle à valeur d’exorcisme : force d’excrétion et de projection d’une écriture en mouvement, exercice conjoint de la main et de la pensée (la main pense, la pensée est un acte), réinvention d’un autre discours poétique »33. Évoquons alors le dessin : Or ce que je dessine ce ne sont plus des thèmes d’Art transposés de l’imagination sur le papier, ce ne sont pas des figures affectives, ce sont des gestes, un verbe, une grammaire, (…) une Kabbale entière et qui chie l’autre, qui chie sur l’autre, aucun dessin fait sur le papier n’est un dessin, la réintégration d’une sensibilité égarée, c’est une machine qui a souffle, ce fut d’abord une machine.34 Les gestes sont ce que dessine le dessin ou ce qui dessine les dessins tels les gestes des coups de crayons ou de sonder, tailler, gratter etc. énoncés en enfilade par Artaud dans un texte dont Jacques Derrida a relevé dans Forcener le subjectile leur double valeur contra- dictoire (par exemple « tailler » peut dire blesser mais aussi régénérer). Cette contradiction étant cependant plus celle de la langue que celle du geste puisque cela n’empêche pas le geste d’être. Le geste peut sauter par dessus le principe de contradiction, il est bien un autre langage. Il y a même certains gestes qui sont ce que dessine le dessin et en même temps ce qui dessine le dessin, tel le geste de trouer dans les feuilles des Sorts. Il faudrait évoquer les gestes des rites, de la graphie ou de cogner, d’auto-acupuncture, tous les gestes de la machine qui a souffle : les vociférations, les comportements donnés aux mots, les dictions de glossolalies etc. Bref il y aurait tout un réseau gestuel à mettre au jour avec sa logique propre, dont on sent bien la tonalité dominante, ses gestes directeurs sont de l’ordre du coup, de la fulgurance, de l’impulsivité, de l’expulsion, de la projection, de l’explo-

31 Ibid., p. 1506. 32 Ibid., p. 1477. 33 Ibid., p. 956. 34 Ibid., p. 1513.

29 sion. Comme si le geste sortait d’un coup du néant, de ce vide central dont Artaud a tant parlé, site événementiel des gestes. N’est-ce pas cette volonté du geste qui alimente la haine de Artaud pour la sexualité ? Cette dernière n’étant justement pas gestuelle, moyen pour la reproduction des corps et non pour leur production créatrice, moyen d’autant plus puissant qu’il nous conditionne par le plaisir, comme la fonction de nutrition. D’une façon générale Artaud ne supporte pas tant les organes que les couples fonctions/organes, soi-disant inséparables. Ce pourquoi il faut libérer le geste de la fonction, de même un organe doit pouvoir effectuer des gestes qui ne sont pas ceux de sa fonction attribuée : les poumons dessinent. Du moins c’est en même temps qu’est libéré le geste d’une fonction/organe et que ce geste s’annexe un autre geste. « Pas un [dessin] qui ne soit un souffle jeté de toute la force de mes poumons, de tout le crible de ma respiration »35. De la fonction de respiration est libéré le geste du souffle jeté et ce geste s’annexe le geste de dessiner en devenant une machine à dessiner qui a souffle. Mais Artaud veut-il vraiment en finir avec les fonctions, les organes, le jugement de Dieu ? Les coups d’Artaud ont-ils pour but d’assommer l’adversaire ? Il nous semble que si tel était le cas alors les gestes d’Artaud s’ordonneraient à un but, ils ne deviendraient que les moyens d’un programme de destruction, ils perdraient par là-même leur qualité de geste. Artaud veut exposer les actes de destruction, d’expulsion, d’explosion, de projection ce pourquoi ces actes sont justement des gestes en tant que c’est la manière d’être de l’acte, c’est-à-dire le geste qui l’intéresse. C’est le geste de détruire qui survit à l’acte de détruire. Sous le combat apparent il y en a donc un autre : il faudrait en même temps, qu’en un éclair, l’acte rende le geste et que le geste passe dans l’acte. Or ceci n’a lieu que dans la scission productrice du Temps, précédant la séparation qu’impose la trace de l’acte36. Les gestes impulsifs, expulsifs, explosifs, répulsifs, secs etc. gestes que l’on pourrait appeler « gestes pulsifs », ne sont-ils pas ceux qui sont le plus à même d’exposer cette co-naissance du geste et de son acte ?

Notice bio-bibliographique : Philippe Roy ([email protected]) est professeur de philosophie en Bourgogne, il a récemment dirigé le numéro 8 de la revue en ligne « Appareil » consacré au geste. Est prévue en avril 2012 la sortie de son livre Trouer la membrane. Penser et vivre la politique par des gestes chez L’Harmattan.

35 Ibid., p. 1516. 36 Ibid., p. 1477.

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Le mythe de Paul Les Oiseaux dans les écrits d’Antonin Artaud et son rapport à ses précédents littéraires

Paola LALARIO Université de Sienne

Dans les années 1924-1926 Artaud se penche sur la démarche spirituelle de Paolo Uccello. Inspirés de Les vies imaginaires de Marcel Schwob, publiées en 1986 et rééditées en 1921, les textes artaudiens consacrés à l’œuvre d’Uccello ne se réduisent pas à une sorte de variation littéraire. Dans ses écrits l’auteur présente au lecteur la vie, l’œuvre et le mythe d’Uccello comme un seul et même « dépôt d’impressions », découlant de la mémoire historique, ainsi qu’il se proposera de le faire dans le cadre de son projet sur une Vie d’Abélard1. L’originalité de ces textes est dans la fusion du poète avec le personnage d’Uccello. À travers le mythe littéraire du peintre, Artaud témoigne de la crise de l’artiste dans la modernité et porte sa réflexion au niveau d’une exploration spirituelle intime tout à fait semblable à celle qu’il déploie dans la Correspondance avec Jacques Rivière2. Dans les deux versions de Paul Les Oiseaux ou La Place de l’Amour (1924-1925), Artaud concevait un drame mental qui se déroulait dans l’esprit du peintre. Les personnages sont situés dans une sorte de théâtre virtuellement « bâti » par Uccello qui – comme le dit Artaud – « a fourré un peu partout des arcades et des plans ». Comme dans une toile d’Uccello les personnages sont situés sur différents plans de la scène et ils personnifient trois différentes exigences de son esprit : « Paolo Uccello représente l’Esprit, non pas précisément pur, mais détaché / Donatello est l’esprit surélevé. Il ne regarde déjà plus la terre, mais il y tient encore par les pieds. Brunelleschi, lui, est tout à fait enraciné à la terre, et c’est terrestrement et sexuellement qu’il désire Selvaggia. Il ne pense qu’à coïter »3. Grâce au choix des personnages et à l’introduction de la perspective dans son drame, Artaud réaffirme son refus radical d’une tendance de la culture, celle de fixer la vie dans une forme immobile et définitive. Dans cette perspective, selon l’analyse proposée par Évelyne Grossman le poète

1 Antonin Artaud, À Jean Paulhan (Reims 20 juin 1931), OC I**, p. 173-174. 2 Correspondance avec Jacques Rivière, 1er septembre 1924, OC I*, p. 21-46. 3 Paul Les Oiseaux ou La Place de l’Amour, in L’Ombilic des Limbes, 23 juillet 1925, avec un portrait de l’auteur par André Masson, OC I*, p. 56.

31 porterait sur la scène les artistes qui ont soustrait leur art à « la vision d’un œil immobile » et ont ouvert leur œuvre à « un espace topologique fait d’enroulement et d’inclusion réciproques »4. En 1926 Artaud écrit Uccello Le Poil dans lequel il réfléchit à la signification transcendante5 de l’œuvre d’Uccello. Au-delà des formes extérieures du monde, le peintre lui semble capable de rejoindre et d’emprisonner dans sa peinture « stratifiée » les lignes internes du monde de l’esprit, ses ombres et ses secrets intimes. C’est dans cette relecture de la perspective qu’Artaud reconnaît dans la peinture d’Uccello une urgence familière, « la préoccupation terrienne et rocheuse de la profondeur », qu’il partageait aussi avec les surréalistes. En imaginant dans Uccello Le Poil sa propre « descente dans le bas monde », Artaud décrit sa « bouche ouverte » et son « esprit perpétuellement étonné »6 en soulignant ainsi sa propre incapacité à exprimer le monde des ombres qu’Uccello reproduisait sur ses toiles. Or, la lecture artaudienne du rôle de la perspective dans l’œuvre d’Uccello est différente de l’interprétation proposée par Vasari et Schwob. Selon Vasari, les études sur la perspective conduites par Uccello sont l’emblème d’une obstination qui l’éloignait chaque jour de la vie, en le condamnant à vivre une vie faite d’indigence et de solitude. Le peintre qui, à cause de son obstination, forçait et violentait sa nature, croyant pouvoir travailler tout le temps, était en réalité trop épuisé pour s’apercevoir qu’il s’était épuisé intellectuellement et avait privé son œuvre de la grâce du geste artistique. Dans les Vies imaginaires, la perspective est présentée comme un dispositif qui donne à Uccello la possibilité de voir, penser, dessiner et vivre. Le problème de la perspective est ainsi approfondi soit du point de vue de la recherche stylistique, soit du point de vue de la perception sensorielle quotidienne du peintre. En particulier le personnage de Selvaggia, introduit par Schwob, connaîtra le peintre seulement par la médiation de son art. « Entourée d’oiseaux peints et de bêtes de couleur »7 qui remplissaient la maison d’Uccello, Selvaggia vivra à côté du peintre comme l’un des sujets de son inspiration artistique : « quand elle le regarda, il vit toutes les petites lignes de ses cils, et les cercles de ses prunelles, et la courbe de ses paupières, et les enlacements subtils de ses cheveux, et il fit décrire dans sa pensée à la

4 Évelyne Grossman, Artaud, « l’aliéné authentique », Paris, Farrago, 2003, p. 103-104. er 5 Antonin Artaud, Uccello Le Poil, « RS », 8, 1 décembre 1926. En 1929 paraît in L’Art et la mort, avec un frontispice de Jean de Bosschère, (Paris, Éd. Donoël). In OC I*, p. 141-142. 6 Ibid., p. 141. 7 Ibid., p. 143.

32 guirlande qui ceignait son front une multitude de positions »8. Le peintre fixait les aptitudes de Selvaggia sur ses toiles, en les réduisant en lignes simples, sans s’apercevoir de la vie qui traversait son corps. Selvaggia, qui n’osait dire aux amis d’Uccello ni au peintre qu’« il n’y avait point à manger dans la maison »9, mourra d’épuisement au moment même où le peintre donnera à son évanouissement une forme éternelle en le cristallisant sur la toile. Toutefois, et bien qu’Uccello parvenait à peindre « le roidissement de son corps, et l’union de ses petites mains maigres, et la ligne de ses pauvres yeux fermés », c’est-à-dire bien qu’il arrivait à peindre sa mort – « Il ne sut pas – poursuit Schwob – qu’elle était morte, de même qu’il n’avait pas su si elle était vivante »10. Dans la nouvelle d’Edgar Allan Poe datée de 1842 et intitulée « Le portrait ovale » il convient de noter une description comparable à la narration de Schwob. Dans ce récit, Poe décrit un peintre qui, « devenu fou par l’ardeur de son travail », interdit aux amis l’entrée dans la tour où il s’était retiré avec sa femme pour la portraiturer. Le peintre qui « détournait rarement ses yeux de la toile » ne regardait pas le modèle qui, épuisé à cause de la faim et de la soif, abandonnait sa vie à fur et à mesure que le peintre le fixait sur sa toile : Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé, et pendant un moment le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait travaillé ; mais une minute après, comme il contemplait encore, il trembla, et il devint très pâle, et il fut frappé d’effroi ; et criant d’une voix éclatante : – En vérité c’est la Vie elle- même ! – il se retourna brusquement pour regarder sa bien aimée ; – elle était morte.11 Dans la version destinée au cinéma de La Chute de la Maison Usher (1839) de Edgar Allan Poe, Jean Epstein en 192712 superpose à l’histoire de la sœur d’Usher, affectée d’une maladie mystérieuse qui la conduira à un épuisement tout semblable à la mort, l’histoire – qu’on trouve dans « Le portrait ovale » – d’un peintre qui capture la vie du modèle, qui est aussi sa femme, à fur et à mesure qu’il cristallise sa forme sur la toile. Toutefois, en dénaturant la conclusion des deux nouvelles de Poe, Epstein sauve au dernier moment la vie du modèle.

8 Marcel Schwob, Vies imaginaires, Paris, Charpentier et Fasquelle Éditeurs, 1896, p. 142. 9 Ibid., p. 144. 10 Ibid. 11 Edgar Allan Poe, « Le Portrait ovale », in Nouvelles histoires extraordinaires, trad. C. Baudelaire, Paris, Michel Lévy frères, Librairies éditeurs, 1857, p. 287. 12 Artaud avait proposé sa candidature pour le rôle d’Usher, en revendiquant une compréhension profonde de la pensée de Poe et une remarquable ressemblance physique et spirituelle avec Usher. Voir sur ce point À Abel Gance (Paris, 27 novembre 1927), OC III, p. 129-130.

33 Au lieu d’une conception de l’artiste voué à l’amour de son art jusqu’à sacrifier sa vie ainsi que celle de son modèle, incapable de saisir le sens de la vie et même de la mort, on peut remarquer chez Artaud une interprétation de la perspective comme dispositif herméneutique qui lui permet d’interpréter le monde extérieur aussi bien que spirituel. C’est surtout en 1924- 1925, dans les drames mentaux consacrés à Uccello que l’on trouve une analyse attentive du conflit entre l’art et la vie et où l’auteur propose une relecture de la question du solipsisme artistique ainsi que de sa corrélation avec le thème de la mort de Selvaggia. Aux yeux d’Artaud, l’isolement du peintre dans son art ne l’éloigne point de sa vie mais au contraire lui permet de s’approcher de son principe vital, c’est-à-dire de cette sorte de « remuant foyer auquel ne touchent pas les formes »13. Le peintre qui peint le modèle sans s’apercevoir qu’il est en train de mourir, saisit paradoxalement la vie même qui en traverse le corps, le principe même qui lui donne la vie, sa substance évanescente, « l’évanouissement de la forme »14, mais d’une « forme encore ardente parce qu’elle est proche de l’essence qui lui a donné naissance »15. Face à l’interprétation de la mort de Selvaggia comme l’emblème de l’impuissance d’Uccello à saisir la vie, Artaud affirme un sens de la vie qui ne se réduit pas à la matérialité du corps. Très sensible au drame de l’artiste face à la douleur d’une vie travaillée par l’absence de conciliation entre les nécessités du corps et celles de son esprit, la lecture artaudienne ne se contente pas de représenter simplement la mort de Selvaggia comme le résultat tragique du solipsisme créatif de l’artiste. Dans ses drames mentaux, le personnage de Selvaggia se situe au centre d’un débat concernant la conciliation manquée entre l’âme et le corps, l’art et la vie. Grâce au dialogue animé par les personnages d’Uccello, Brunelleschi et Donatello, qui personnifient différentes exigences de l’esprit, le poète explore les possibilités alternatives tant à une vie ascétique (qui peut bien se terminer dans la fin même de la vie) qu’à une vie déterminée par les pulsions physiologiques du corps16. L’auteur recherche en somme une conciliation vertueuse entre l’exigence de vouer sa vie à l’art et la nécessité de forger un art qui sache cultiver les forces vitales. Dans les derniers passages du drame de 1924, l’auteur nous laisse envisager une sorte de solution au conflit qu’il a dénoué sur la scène. Il compare l’homme à un personnage de théâtre qui peut se penser en même temps comme une « abstraction pure », une « création de

13 Le Théâtre et la culture, OC IV, p. 14. 14 Paul Les Oiseaux ou La Place de l’Amour suvi de Une prose pour l’homme au crâne en citron, OC I**, p. 10. 15 La jeune peinture française et la tradition, « El National », 17 juin 1936, OC VIII, p. 203. 16 Paul Les Oiseaux ou La Place de l’Amour, op. cit., p. 11.

34 l’esprit » et « l’animateur » de cette même création17. Dans cette dernière perspective, selon Artaud, l’homme aurait « tout en vivant la faculté de nier son existence et de se dérober à la pression/de son antagonisme qui, lui, demeurait lui-même, d’un bout à l’autre, et d’un seul bloc/ vu toujours par le même côté interne. C’est ma supériorité sur Brunelleschi »18. Cette conciliation entre la création possible du soi et un ordre identitaire préconstitué, ou bien entre la vie et ses formes, est conçue chez Artaud comme un processus conflictuel. « Nier son existence » signifie choisir la mort spirituelle d’un soi hétéro-déterminé par la biologie, par les conventions sociales et par la théologie, afin de renaître à une vie éduquée par l’art et par la mise en œuvre des forces vitales, ou bien par un projet artistique qui se révèle capable de contenir et d’élever la vie au-delà de chaque résultat formel. Il faudrait introduire à ce propos l’alternative entre le consentement à « vivre mort » et le choix de « mourir vivant »19, ou bien entre le suicide spirituel de l’homme réduit à un « automate qui marche » (l’homme suicidé de la société) et un « suicide-antérieur » défini par Artaud comme une conquête qui réintroduit le dessin de l’homme dans la nature. Dans la lecture artaudienne, le suicide est conçu comme un moyen qui livre l’homme à l’horizon du choix, à la dimension métaphysico-esthétique où l’on réalise une création autonome du soi, qui est le signe distinctif d’une affirmation authentique de la vie : Si je me tue, ce ne sera pas pour me détruire, mais pour me reconstruire, le suicide ne sera pour moi qu’un moyen de me reconquérir violemment, de faire brutalement irruption dans mon être, de devancer l’avance incertaine de Dieu. Par le suicide je réintroduis mon dessein dans la nature, je donne pour la première fois aux choses la forme de ma volonté. Je me délivre de ce conditionnement de mes organes si mal ajustés avec mon moi, et la vie n’est plus pour moi un hasard absurde où je pense ce que l’on me donne à penser. Je choisis alors ma pensée et la direction de mes forces, des mes tendance, de ma réalité.20 En analysant les écrits consacrés à « Paul les Oiseaux » nous avons ainsi découvert l’originalité de la variation artaudienne par rapport aux précédents littéraires. Le noyau de cette originalité réside dans le rôle de l’auteur, qui grâce à son identification avec le peintre devient lui-même protagoniste de la narration. Ces drames mentaux, qui appartenaient à le

17 Ibid., p. 12. 18 Ibid.. 19 « La recherche de la fécalité » (15 novembre 1947), in Pour en finir avec le jugement de dieu, K éditeur (30 avril 1948), OC XIII, p. 83. 20 Sur le suicide, « Le Disque vert », III, 1 (janvier 1925), OC I**, p. 26.

35 première période de la production artistique artaudienne, mettent en évidence des questions théoriques centrales dans l’œuvre de l’auteur : le rapport complexe entre l’espace biogra- phique et l’espace de l’art ou bien entre la vie et ses formes ou bien encore entre l’âme et le corps. En continuité avec sa critique de la culture moderne qui aurait abandonné l’exploration de la vie soit pour s’attarder sur la fixité des formes, soit pour essayer de réduire les exigences de l’homme à sa dimension matérielle, les textes sur Uccello témoignent du niveau méta- physique, au sens artaudien du terme, où l’auteur veut faire aboutir sa réflexion artistique.

Notice bio-bibliographique : En décembre 2011, Paola Lalario ([email protected]) a terminé son doctorat en « Logos et représentation. Études interdisciplinaire en Esthétique, littérature, arts de l’image et du spectacle » à l’Université de Sienne. Ses recherches portent sur l’œuvre d’Antonin Artaud, sur ses écrits sur les arts figuratifs ainsi que sur les influences culturelles classiques de son œuvre. Elle a publié Antonin Artaud, Balthus e i surrealisti, Torino, Ananke, 2008.

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Artaud, revenant insupportable Autour de la reproduction de la graphie des Cahiers en fac-similé

Athina MARKOPOULOU Université Paris Diderot - Paris 7

À l’époque où on n’en a pas encore fini avec la question : « qu’est-ce que c’est que l’œuvre d’un auteur ? », on a tendance à tout publier. Dans le cas d’Artaud, « tout publier » ne nous semblerait pas seulement une tâche difficile à accomplir, vu la quantité du matériau, mais même impossible à réaliser, vu la spécificité du lien qui, dans les manuscrits d’Artaud, s’établit entre le geste créateur et le support graphique. L’écriture du dernier Artaud semble impubliable : comment « enfermerait-t-on » dans un livre imprimé une écriture à peine « supportée » par le papier du manuscrit ? De nos jours, une nouvelle solution − ou un nouveau problème… ceci reste à voir − se pose avec les techniques actuelles de reproduction, d’édition et de projection de la graphie. La publication, donc, des cahiers d’Artaud en fac-similé soulève de nouvelles questions sur la transmissibilité de son écriture. Des signes typographiques de la transcription de Thévenin à la reproduction photographique, on pourrait voir un retour de l’aura de l’écriture. Pourtant, le geste d’Artaud est un geste destructeur qui traverse le support. En reproduisant photographiquement les pages des cahiers, commettrait-on plutôt une trahison envers l’unicité du geste qui s’est toujours voulu, chez Artaud, non-reproductible ? L’interrogation autour de telles impasses créées par le va-et-vient de l’aura dans les fac- similés des Cahiers nous permettra de réfléchir, d’une part, sur la graphie et l’acte de graphein, et d’autre part, sur le médium matériel de la production littéraire, voire sur la page en tant que support. Presque un siècle après la parution de la correspondance entre Jacques Rivière et Antonin Artaud, dont l’amorce fut un refus de publication, publier Artaud nous préoccupe toujours, mais d’une autre manière cette fois : il n’est plus question de ne pas publier quelque chose qui semblerait intransmissible, mais de comment tout publier, même l’intransmissible. Le premier cahier paru en fac-similé en 2006 donne à voir les traces du combat d’Artaud contre son matériau et contre la culture livresque elle-même. La page manuscrite reproduite engage le lecteur à lire Artaud les yeux ouverts. Jacques Derrida prétendait que « la

37 voix d’Artaud, quand on l’a entendue, on ne peut plus la faire taire. Et donc il faut le lire avec sa voix, avec le spectre, le fantôme de sa voix qu’on doit garder dans l’oreille »1. De même, pour les cahiers : la page autographe d’Artaud, quand on l’a vue, on ne peut plus la faire disparaître de nos yeux. Et il faut le lire avec sa graphie, le spectre de sa graphie qu’on doit garder dans l’œil. Si la voix d’Artaud hante nos oreilles, sa page manuscrite hante nos yeux. Ainsi ensorcelés on s’engage à l’égard de cette écriture. Dans une lettre tardive, qui fait partie des Suppôts et Suppliciations, Artaud insiste pour que ses écrits soient publiés et semble inviter son futur éditeur à un engagement, comme à quelque chose qui lui est dû : Et si toute la terre et Paris ont passé aux mauvais magiciens, il y a en face d’eux une armée de non-magiciens et d’êtres de cœur qui sont prêts et ne cessent de défendre mes écrits et travaux comme je défends leur conscience. Et qui se feront aussi éditeurs et imprimeurs comme il le faut.2 Pourtant, lorsqu’il s’agit de la publication des derniers cahiers d’Artaud, « devenir éditeurs et imprimeurs » est loin d’être une tâche simple. Pour qu’une œuvre soit éditée, le préalable est de trouver un lieu pour cette œuvre. Je mets ici le mot « œuvre » entre guillemets de la même façon que je l’avais fait ci-dessus pour les mots « fantôme » et « spectre », en paraphrasant Derrida. On supposerait bien sûr que, s’il y a bien une œuvre à transmettre, celle-ci devrait normalement à la fois se poser et se reposer sur la surface de la page − c’est bien cela d’ailleurs le principe évident de toute écriture. Comment donc expliquer l’intransigeante résistance de la graphie d’Artaud au « devenir livre ». On a l’impression que ce qui sollicite, dans la graphie d’Artaud, d’être communiqué serait plutôt l’air qui porte les paroles. En disant air on entend ici le mouvement dans l’espace, le geste unique et le souffle, qui est en même temps source et porteur de la parole. Or, un geste ou un souffle peut laisser sa trace sur le support, mais, entendu en tant que source et porteur de création, son propre lieu se trouve toujours en dehors de la page, il la précède, l’engendre, la traverse ou l’enveloppe [comme une aura]. La crainte de trahir l’« esprit » d’Artaud en publiant son héritage écrit n’est pas récente. On sait que Bernard Noël avait exprimé quelques doutes à propos de la transcription

1 Jacques Derrida, « Les voix d’Artaud (la force, la forme, la forge) », propos recueillis par Évelyne Grossman, Magazine littéraire, septembre 2004, n° 434, p. 36. 2 Suppôts et Suppliciations, in Œuvres, édition d’Évelyne Grossman, Quarto, Gallimard, 2004, p. 1277. Pour éviter de répéter à chaque fois la référence complète, on donnera dès lors seulement le numéro de page de l’édition Quarto qui correspond au texte de la citation.

38 du matériau manuscrit par Thévenin (en revanche, ses doutes se dissipèrent aussitôt au nom de la nécessité de s’adapter au format livresque). En posant le problème, Bernard Noël utilise ce terme saisissant : la trahison. Je cite l’extrait en question depuis son texte intitulé « Artaud, corps à jamais imposthume » : La graphie des cahiers est l’empreinte même de la vivacité d’Artaud vivant son incendie. [...] Le sens est dans le mouvement avant d’être dans les articulations de la phrase. Comparez à cela les volumes édités : la masse d’écriture est devenue des textes clairement établis, avec un appareil considérable de notes. L’illisible est devenu lisible. Est-ce là une trahison ?3 Il va de soi que, comparé au texte transcrit qui sert à la lisibilité, le fac-similé semble beaucoup plus « honnête », car il fait « re-naître » sous nos yeux l’autographe. Il reste par- contre le sentiment amer et irritant qu’on n’en a pas fini avec les questions de la transmission et de la trahison. D’une part, le fac-similé donne enfin à voir les empreintes du geste qui s’est une fois incrusté sur la page dans l’acte de tracer, de biffer et de trouer. D’autre part, on a l’impression de commettre une autre sorte de trahison envers, cette fois-ci, l’unicité du geste en son instant irrépétable de naissance. Pourrait-on donc supposer que la reproduction de l’œuvre d’art est en effet un acte d’abrogation du mouvement de genèse qui a abouti à sa création ? Je citerai sur ce point les paroles d’un peintre, pour lequel Artaud avait d’ailleurs exprimé son estime4. Dans sa Théorie de l’art moderne, Paul Klee constate : L’œuvre d’art naît du mouvement, elle est elle-même mouvement fixé, et se perçoit dans le mouvement… Le principal handicap de celui qui la contemple ou la reproduit est qu’il est mis d’emblée devant un aboutissement et qu’il ne peut parcourir qu’à rebours la genèse de l’œuvre.5 Ce qu’on doit d’abord retenir de ce passage c’est que la contemplation et la reproduction de l’œuvre sont mises sur le même plan. La contemplation fait couple avec la reproduction, puisque contempler une œuvre signifierait par principe la considérer comme aboutie, voire figée dans la suspension de tout mouvement. En ce sens, exposer les pages des cahiers dans un musée émane du même principe que les reproduire en fac-similé. Dans les deux cas, on ne perçoit le mouvement inhérent à l’œuvre − reproduite ou exposée − qu’en en parcourant à rebours la genèse, comme le dit Klee. C’est bien parce qu’il ouvre un chemin en

3 Bernard Noël, Artaud et Paule, Éditions Léo Scheer, 2003, p. 11. 4 « Un peintre mental », O., op. cit., p. 46. 5 Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Denoël, 1985, p. 34.

39 sens inverse vers l’instant unique et irrépétable de genèse, que le fac-similé capte notre regard. En imitant une phrase d’Artaud, on dirait que le sort qui nous a été échu est de refaire « critiquement » le trajet qui a abouti à l’objet reproduit. Il y a pourtant bien entendu une différence entre l’original exposé, qui s’offre à la contemplation, et la reproduction qui fait s’étaler sur une page neutre le « clone » de la page- matrice. Ce qui attribue à ce corps unique son caractère irremplaçable, c’est justement l’événement de la genèse, puisqu’il est le seul à avoir subi dans son propre matériau les « douleurs de l’enfantement ». À l’opposé, de même que dans le cas du clonage, les fac- similés, les clones de la page, ne portent pas en leur matière propre l’accouchement et ses douleurs. Walter Benjamin, dès les premières pages de son essai L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, nous rappelle qu’« il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible »6. Il ajoute pourtant un peu plus bas que : À la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et le nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve. […] Ce qui fait l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient de transmissible de par son origine…7 En examinant les deux thèses que je viens de citer (l’une qui confirme la possibilité innée à l’objet artistique d’être reproduit, et l’autre qui confirme l’unicité irremplaçable de l’original) on peut faire deux remarques par rapport aux fac-similés de la graphie artaudienne. D’abord, si on ne se contente pas de la transcription typographique du matériau autographe, c’est parce qu’on reconnaît que l’art d’Artaud dépasse la communication de sens et que sa graphie fait corps avec la matérialité de son support. Mais, en même temps, c’est parce qu’Artaud a toujours souligné la prédominance de la genèse de la création sur l’objet créé, qu’on envisage avec perplexité le fait de la reproduction, multiplication et marchandisation des cahiers. Restons un petit moment au sein de la réflexion de Benjamin en reprenant une phrase qui aurait pu être mise en exergue à son fameux essai. Je cite : « à l’époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l’œuvre, c’est son aura »8. Il semble, pourtant, que le cas du fac-similé n’est pas aisément adaptable à cette théorie : tout en étant le résultat d’un processus de reproduction, il effectue un geste de ré-auratisation, car il remet au jour le

6 Walter Benjamin, Œuvres, t. III, Gallimard, 2000, p. 271. 7 Ibid., p. 273-276. Je souligne. 8 Ibid., p. 276.

40 manuscrit, que le livre imprimé écarte. On pourrait donc dire que le fac-similé ne serait que le lieu re-visité par l’aura, mais qui la débusque aussitôt qu’elle apparaît. Je ne peux, sur ce point, résister à faire une remarque sur l’étymologie du mot « aura ». Le mot aura en grec ancien signifiait : air, vent ou souffle. Où je dis « aura », j’entends [entendre dans le sens aussi de percevoir par l’ouïe] le souffle de la création. Parmi les pages des Messages Révolutionnaires, on trouve les phrases suivantes « Écrire c’est empêcher l’esprit de bouger au milieu des formes comme une vaste respiration. Puisque l’écriture fixe l’esprit et le cristallise dans une forme… »9. La graphie des cahiers est justement la tentative d’introduire cette vaste respiration dans l’écrit, pour que le mouvement du souffle s’impose à la fixité des formes cristallisées. Alors si l’aura est encore en voie de dépérissement, mais pas tout à fait périe, le corps unique de l’autographe est sa dernière demeure, le seul refuge du souffle. Quant à la reproduction de l’autographe, en évoquant le va-et-vient de l’aura, on fait résonner le paradoxe selon lequel on ne saurait dire si c’est le souffle de vie qui s’y fige ou plutôt l’expiration qui s’y répète. Ceci me conduit maintenant à vous citer des extraits d’un texte tardif et très connu d’Artaud. Il s’agit de « Dix ans que le langage est parti », paru après sa mort, très proba- blement écrit à l’occasion de l’exposition à la galerie Pierre : … je dis donc que le langage écarté c’est une foudre que je faisais venir maintenant dans le fait humain de respirer, laquelle mes coups de crayon sur le papier sanctionnent. Et depuis un certain jour d’octobre 1939 je n’ai jamais plus écrit sans non plus dessiner. Or ce que je dessine ce ne sont plus de thèmes d’Art transposés de l’imagination sur le papier, ce ne sont pas des figures affectives, ce sont des gestes… [etc etc, puis plus bas] aucun dessin fait sur le papier n’est un dessin, la réintégration d’une sensibilité égarée c’est une machine qui a souffle, ce fut d’abord une machine qui en même temps a souffle. C’est la recherche d’un monde perdu

9 O., op. cit., p. 703. Je souligne.

41 et que nulle langue humaine n’intègre et dont l’image sur le papier n’est plus même lui qu’un décalque, une sorte de copie amoindrie. Car le vrai travail, est dans les nuées. – Mots, non, plaques arides d’un souffle…10 [etc etc]. On a dans ce texte un témoignage précieux de la manière dont Artaud travaillait les dernières années de sa vie. On se rend compte que ce qui réunit, sur une même page, l’acte d’écrire avec celui de dessiner est avant tout une pratique gestuelle et respiratoire. Dessin et écriture font corps, car leur source de naissance est indistincte : c’est le geste créateur, voire le mouvement dans l’espace vrai, le souffle, qui les fait naître et les « porte », avant qu’ils finissent par se poser sur le support, qui tient la place d’une plaque sensible au passage du mouvement, mais en elle-même aride. L’insertion de cette plaque neutre est ce qui va permettre la reproduction de l’objet créé. Pourtant, Artaud, dans un texte qui date de février 1947, juste au moment où il a reçu la proposition de Pierre Loeb, se déclare en « protestation perpétuelle contre la loi de l’objet créé ». Ceci dit, comment procéder – en bonne conscience – à produire des décalques d’un décalque ? Se soumettrait-on ainsi à la loi de l’objet créé ? Ferait-on ainsi « cesser le feu » de la protestation contre la loi de l’objet créé qu’Artaud a voulu « perpétuelle » ? Il semble enfin que toute la question de la reproductibilité de la graphie du dernier Artaud se rapporte surtout à deux thèmes : [1] le rapport entre la surface même de la page et ce qu’Artaud nomme son « travail vrai », et [2] la bataille sans cesse qu’il mène contre l’immobilité des objets artistiques. Il faudra donc, pour mieux aborder la question qui nous préoccupe, examiner d’une part la nature même du travail vrai gestuel et respiratoire d’Artaud, et la nature même du support traversé par les mouvements de ce travail. Theodor Adorno, qui a souvent critiqué l’aura de Benjamin, lui écrivait dans une lettre de février 1940 : « l’aura serait la trace du travail humain oublié dans la chose. Les spéculations idéalistes seraient des tentatives pour fixer et conserver cette trace même dans les choses mortes, aliénées »11. Dans la chose matérielle, la chose morte, gît oubliée l’aura, le souffle,

10 O., op. cit., p. 1513-1514. 11 Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, traduction de Jean Lacoste, Petite Bibliothèque Payot, 1979, p. 272, note 35.

42 qui n’est que le travail manuel du créateur, semble nous dire Adorno. Par contre, dans le cas d’Artaud, sa bataille contre le lieu de repos, de mort et d’oubli a été si cruelle que les trous et les brûlures, sur et à travers la page, sont là pour rappeler le souffle et le geste – rappeler entendu dans les deux sens du mot : ne pas laisser dans l’oubli et inviter à revenir. On constatera surtout que par cette pratique gestuelle et respiratoire [dont il a été question], les frontières d’une distinction entre la littérature, les arts plastiques et les arts performatifs sont détruites définitivement. Le geste n’est pas seulement à l’origine de tout art graphique, il est également ce qui rappelle la théâtralité toujours latente dans la graphie. C’est justement cet espace théâtral, toujours en dehors de l’écrit et qui oblige à constamment sortir de la page, qu’il sera à jamais impossible de reproduire. C’est déjà un lieu commun de qualifier les Cahiers d’Ivry comme nouveau « Théâtre de la Cruauté ». Si Paule Thévenin qualifie le théâtre d’Antonin Artaud de graphisme mouvant12, la graphie des cahiers serait donc une théâtralité fixée. Il y a quand même un point, aussi apparent que crucial, sur lequel le théâtre qui fait penser au graphisme se distingue de l’écriture qui fait penser au théâtre : ce n’est que le caractère éphémère du geste scénique. Le prix à payer pour la fixité n’est autre que la reproductibilité de la trace. En revanche on ne se débarrasse pas si aisément de la fugacité sous-jacente à la fixité : « … de toutes parts le théâtre s’y grouille » dit Artaud en commentant un tableau de Bruegel. On pourrait, pour filer la métaphore, utiliser la même image à propos de la graphie artaudienne, puisque il y a tout un théâtre des gestes violents, des souffles et des chants incantatoires DERRIÈRE ou SOUS la page manuscrite d’Artaud. Il nous dit d’ailleurs : « Un geste arrêté fait courir un grouillement forcené et multiple »13. Depuis ses textes théâtraux jusqu’à ses derniers écrits, Artaud revient constamment à ce qui fait grouiller la toile de la peinture ou la surface de la page : c’est la bataille des forces contre les formes. Protéger la forme de l’original contre une éventuelle destruction a été depuis leur invention l’objectif des techniques de reproduction des manuscrits – qu’ils soient anciens ou modernes. Depuis quelques années, face à la nouvelle tendance de créer des textes littéraires numériques, le but des techniques de reproduction des manuscrits du passé est devenu celui de préserver la tradition littéraire, étroitement liée à la matérialité de l’écrit. En reproduisant les dépôts archivistiques de notre Culture de l’écrit, on vise à éviter la

12 Paule Thévenin, « La recherche d’un monde perdu », in Antonin Artaud, Dessins et portraits, Gallimard, 1986, p. 22. 13 O., op. cit., p. 11.

43 « liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel »14. Face à la disparition de la production littéraire sur un support moins fantomatique que le numérique, face à l’idée de vivre dans le silence effrayant des archives écrites, les documents du passé, devenus monuments et reposant dans les bibliothèques, sont une réserve rassurante pour faire durer le bruit de l’écriture. Dans un extrait du Théâtre et son double, Artaud nous invite à imaginer la destruction du matériau des archives livresques : On peut brûler la bibliothèque d’Alexandrie. Au-dessus et en dehors des papyrus, il y a des forces : on nous enlèvera pour quelque temps la faculté de retrouver ses forces, on ne supprimera pas leur énergie.15 Pourquoi brûler des livres scandalise, même quand il ne s’agit pas de la destruction d’un trésor archivistique, mais d’un seul exemplaire d’une œuvre qui a déjà connu la reproduction ? Parce que la culture livresque ne donne pas de réponse à cette question troublante : entre la tradition littéraire et le Livre, quel est le contenant et quel est le contenu ? La sacralisation a donc imbibé l’objet matériel, et ainsi, livrer au feu ce dernier équivaudrait à un sacrilège contre ce qui est censé être représenté par le titre et le nom d’auteur inscrit sur le dos du livre et, de là, contre le concept de culture elle-même. La position d’Artaud face à cette idée de conservation culturelle est radicale : au lieu de se protéger contre le dépérissement, s’offrir au feu. Au lieu de conserver les objets artistiques en tant que signes représentatifs de la création aboutie, faire de la destruction elle-même un signe. On peut entendre le mot « signe » dans son acception du geste destiné à manifester quelque chose. C’est dans ce sens- là que la destruction fait signe. À la fin de la préface au Théâtre et son double, il est écrit : « Et s’il est encore quelque chose d’infernal et de véritablement maudit, c’est de s’attarder artistiquement sur des formes, au lieu d’être comme des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur les bûchers »16. Plus tard, s’adressant à ses lecteurs, Artaud dira : Si vous admettez que la culture est une chose vitale, […] vous devez être prêts comme moi à brûler toutes les formes qui ne font qu’imiter la vie. À côté de la capitalisation des formes il y a une idée de la pétrification et de la conservation des formes...17 En lisant ces extraits, on se pose la question : comment doit-on comprendre ces forces qui planent au-dessus et en dehors des formes de l’écrit ? Tout d’abord, il faudra préciser que

14 Walter Benjamin, op. cit., p. 276. 15 Le Théâtre et son double, Œuvres, p. 507. Je souligne. 16 O., op. cit., p. 509. 17 O., op. cit., p. 736. Je souligne.

44 cette destruction par incendie ne doit pas être conçue négativement. Les forces, dans les termes d’Artaud, « prépar[ent] la voie à une autre naissance d’ombres autour desquelles s’agrège le vrai spectacle de la vie ».18 Nous croyons qu’Artaud suppose ici une sorte de double de l’écrit qui sortant de son propre « corps » le dévisage et le menace, puisque il devient le porteur de l’éventualité de sa destruction et de la possibilité de naissance d’un nouveau corps. Toujours dans Le Théâtre et son double, on retrouve cette idée : Toute vraie effigie a son ombre qui la double, et l’art tombe à partir du moment où le sculpteur qui modèle croit libérer une sorte d’ombre dont l’existence déchirera son repos.19 Le double qui fera tomber l’art ne fait pas son apparition uniquement dans les expériences théâtrales d’Artaud : il s’incarnera plus tard, dans les pages des cahiers. Si le Théâtre et son Double et les textes mexicains racontent l’histoire de l’assujettissent des formes aux forces, la page des cahiers ne raconte pas, elle est elle-même le champ de bataille par sa contradiction intrinsèque : être le support des formes et la surface traversée par les forces, c’est-à-dire, être l’écrit et l’ennemi de l’écrit, le corps matériel de la page et son double sortant de ce même corps. En maintenant le geste même de se faire tracées, trouées, « mal-traitées », ces pages incarnent le paradoxe de faire durer l’acte même de détruire. Le fait incontestable est que les cahiers ne sont pas tombés dans l’inexistence par destruction intégrale. L’écriture qui reste est d’une nature contradictoire, elle est cristallisation du geste décristallisant, corporisation de la dissolution du corps, non-destruction de ce qui est le détruire. Voici comment Artaud décrit ses pratiques d’écriture dans le Préambule qui devrait précéder ses Œuvres Complètes : Mais si j’enfonce un mot violent comme un clou je veux qu’il suppure dans la phrase comme une ecchymose à cent trous…20 Le clou a une mission double et ambiguë : 1) il traverse le support, 2) il immobilise l’écrit à un lieu fixe. Dans les 50 dessins pour assassiner la magie, on retrouve cette deuxième fonction du clou : Ils [les dessins] sont là comme cloués et destinés à ne plus bouger.21

18 Ibid., p. 509. 19 Ibid. Je souligne. 20 O., op. cit., p. 21.

45 La force, qui s’élance d’une violence perforante contre la forme solide du signe et de son support, y laisse sa trace et ainsi s’immobilise sur ce point fixe, ce lieu précis qui est le trou. Une destruction qui se conserve en permanence. On est proche de la réflexion de Jacques Derrida, qui (dans son texte Forcener le subjectile) nous rappelle que « l’œuvre a lieu, non le désastre, ni la simple chute, l’échec absolu ou la mort », et ajoute que le subjectile est bien « à la fois un lieu de combat, le pré d’un duel, un sol, un lit, une couche, voire une tombe… ». Du combat à la mort, la page est le lieu où la force perforante s’exerce et où finalement elle se repose. Le fac-similé ne peut reproduire que la fixité que cause le clou, et non pas la sortie de la page, car ce n’est que l’immobilité qui se reproduit techniquement. Pour conclure, projetons-nous dans un avenir où une catastrophe, semblable à celle dont nous a parlé Artaud, serait imminente. Selon l’UNESCO, les archives écrites sont en train de périr dans les bibliothèques du monde, à cause d’une sorte d’auto-consumation du papier due aux éléments acides que ce dernier contient dans ses fibres. Le phénomène est connu dans les dites Sciences de l’Information et des Bibliothèques sous le nom de « slow fire » (« feu lent »)22. L’excommunication qu’Artaud lance contre la culture de l’écrit s’avérera prophétique et prendra corps dans un incendie immanent à la page. Si cela arrive, le fac-similé survivra à son original autographe, immortel mais à jamais non-renaissant, dépourvu de son vrai corps. La malédiction qu’en 1939, il a adressée à une femme, pourrait très bien aussi s’adresser à sa page manuscrite reproduite : Tu vivras morte tu n’arrêteras plus de trépasser et de descendre je te lance une Force de Mort.

Notice bio-biblographique : Après des études de lettres classiques et modernes à l’Université National Kapodistrinne d’Athènes, Athina Markopoulou ([email protected]) a soutenu un mémoire de Master 2 intitulé : « Mots ratés, traces insuportables. Artaud entre l’absence d’œuvre et la présence de la destruction. » sous la direction d’Évelyne Grossman, à l’Université de Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC).

21 50 dessins pour assassiner la magie, édition établie par Évelyne Grossman, Gallimard, 2004, p. 20-23. 22 Voir sur ce point, parmi d’autres, les études publiées sur le site de l’UNESCO et du Journal des Sciences des Bibliothèques : http://www.unesco.org/webworld/ramp/html/r8532f/r8532f00.htm, http://www.unesco.org/webworld/ramp/html/r8904f/r8904f00.htm#Contents, http://www.ceserp.com/ cp-jour/index.php?journal=ijls

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La Révolte de Nerval : un nouveau sujet poétique d’Antonin Artaud

Atsushi KUMAKI Université Waseda

Pendant son séjour à l’asile d’aliénés de Rodez, Artaud s’est définitivement détourné de toute religion. Faut-il prendre la date de son abandon de la foi − avril 1945 − pour un tournant de sa philosophie et y trouver un décalage séparant l’avant et l’après de ce rejet ? En fait, le regard qu’il porte à la poésie dans les années quarante reste cohérent malgré son abandon religieux. « Révolte contre la poésie » est un petit article écrit en 1944, c’est-à-dire avant qu’il n’abandonnât la foi. Dans une forme plutôt aphoristique que dissertative, Artaud affirme qu’un élément extérieur s’impose à l’écriture du poète et que pour écrire il faut importer les lois du Verbe du dehors : Le poète qui écrit s’adresse au Verbe et le Verbe a ses lois. Il est dans l’inconscient du poète de croire automatiquement à ces lois. Il se croit libre et il ne l’est pas.1 Le poète doit inévitablement adopter les lois du Verbe dans la mesure où son poème est communicable. La communicabilité n’étant possible que par les lois qui n’appartiennent à personne, le poète les adopte à son insu − ou plutôt écrire un poème est automatiquement leur obéir. Cela pose un problème parce que, comme le remarque Derrida dans L’Écriture et la différence, l’écriture, à cause de sa communicabilité, peut être « dérobée » à l’auteur, alors que dans la poétique d’Artaud, il s’agit d’une communicabilité telle que le poète n’abandonne jamais le langage qu’il ne cesse de déformer et de transformer. Au contraire de Derrida qui le nomme « l’autre », Artaud appelle « le moi » ou « le soi » l’instance qui dérobe ce que devrait posséder le poète, ce à cause de quoi Artaud veut être « en rébellion contre le moi et le soi ». Ce moi, qui n’est point le poète lui-même, produit le poème à la place du poète qui croit le produire. Artaud le prend pour ce qui viole et qui entame la virginité du poète2.

1 Antonin Artaud, « Révolte contre la poésie », OC IX, p. 121. 2 Ibid., p. 122.

47 À cette époque la haine du sexe ressentie par Artaud correspond à la foi chrétienne qu’il n’a pas encore abandonnée. Elle vient aussi de ce que la sexualité impose aux poètes une généalogie fixée dans laquelle l’antérieur précède toujours le postérieur. Lorsqu’Artaud dit la virginité, cela signifie que la linéarité ordinaire de l’antérieur au postérieur est mise en doute. De là vient la relation très compliquée entre le moi et le poème : Je ne veux pas me reproduire dans les choses, mais je veux que les choses se produisent par moi. Je ne veux pas d’une idée du moi dans mon poème et je ne veux pas m’y revoir, moi.3 Le moi n’est donc plus le moi à reproduire que le Verbe imposerait au poète, mais le moi antécédent aux mots et qui produit les choses. Dès lors, la révolte contre la poésie est une révolte contre l’antériorité des mots qui se déguisent en « moi et soi » et un déplacement de la position du moi. C’est dans la lecture des Chimères de Nerval qu’Artaud réalise cette révolte. Le 7 mars 1946, il écrit une lettre qu’il voulait envoyer à Georges Le Breton qui avait publié l’année précédente deux articles consacrés à l’analyse des Chimères de Nerval en invoquant un chapitre du Théâtre et son Double. Artaud ne pouvant accepter cette analyse, avait commencé à écrire mais laissé inachevée une lettre très longue pour préciser comment l’auteur trahissait Nerval lui-même. Les deux articles de Le Breton sont « La clé des Chimères : l’Alchimie » et « L’Alchimie dans Aurélia : « Les Mémorables » ». Comme le montrent les titres, ce que vise à démontrer l’auteur est clair : l’influence de l’alchimie sur la poésie de Nerval. Les poèmes des Chimères paraissant à l’époque obscurs et énigmatiques, l’auteur se vante d’avoir trouvé « la clé » pour les déchiffrer. Mais Artaud, lui, dénonce cette interprétation selon laquelle le poète et les mythes seraient complices pour créer cette nouvelle figure du sujet lyrique. « Le moi et le soi » apportés aux poèmes par les mythes ne sont-ils pas pour lui les « ennemis » du poète ? Dans ce projet de lettre, Artaud met l’accent sur la vengeance d’Antéros. Ce n’est nullement étonnant. Beaucoup de chercheurs, comme Jacques Geninasca, ont déjà mis en évidence dans ce sonnet le thème de la vengeance4. Artaud ne s’intéresse cependant pas au conflit entre Antéros et Jéhovah, aux deux races différentes, mais à celui entre Antéros et sa mère Amalécyte. Les parents et les aïeux sont pour Artaud les antérieurs, ou les doubles, qui le hantent sinistrement. Et la généalogie, reposant sur la linéarité irréversible du temps, le force à obéir à son antérieur. Qu’a fait Artaud de cette généalogie tyrannique ? Voilà le noyau

3 Ibid., p. 123. 4 Jacques Geninasca, Analyse structurale des Chimères de Nerval, Baconnière, 1971, p. 278.

48 qui détermine la philosophie du dernier Artaud. Il est pour lui insupportable que « le moi et le soi » qui se croient non rétrospectifs s’imposent. S’il appartient à la poésie de représenter le moi et le soi, il lui faut se révolter contre la poésie. La révolte contre la poésie est pour lui une révolte contre tous les antérieurs qui détermineraient sa vie et même sa naissance. Ce qu’il voit dans « Antéros », c’est une révolte. Mais ce n’est pas simple parce qu’Antéros, en apparence, veut protéger sa mère plutôt que détruire sa famille. C’est pourquoi Artaud insiste sur le dernier tercet du sonnet : Ils m’ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte, Et, protégeant tout seul ma mère Amalécyte, Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon.5 Car chaque vers signifie un moment important de l’action d’Antéros : d’abord, plongé dans le Cocyte qu’Artaud confond exprès avec le Léthé, le héros oublie son origine et surtout sa famille ; ensuite il protège sa mère appelée traître par un Jéhovah tyrannique ; à la fin, c’est Antéros qui, au lieu de sa mère, se charge d’engendrer ses descendants. Ces trois moments – oubli, protection et procréation – marquent l’attitude caractéristique d’Antéros envers sa mère et la révolte contre les servages filiaux6. Si Antéros ne passait pas par l’oubli auquel le conduisent les trois plongées dans le Cocyte, il ne voudrait pas protéger sa mère Amalécyte car son véritable but n’est que de procréer lui-même ses propres descendants au lieu d’Amalécyte. Ce n’est rien moins que « les choses se produisent par moi ». Mais pour que « Les choses se produisent par moi » dans le dernier tercet, il faut que l’auteur/l’énonciateur qu’est Gérard de Nerval s’identifie avec Antéros, le sujet de l’énonciation. Dès lors, que « les choses se produisent par moi », doit être appliqué aussi bien au poète qu’au personnage. C’est pour cela que les vers ne reposent ni sur la mythologie ni sur les Tarots et qu’Artaud n’accepte pas la recherche des sources de Le Breton supposant les antérieurs du poème. Tout au contraire, Artaud affirme qu’il n’y a rien d’antérieur à la poésie nervalienne et que les personnages de Nerval sont « des êtres inouïs et neufs ». Il y a donc un renversement d’ordre que Le Breton n’a nullement pu comprendre. Artaud, lui, trouve la relation renversée entre fils/mère, qui permet à Antéros de procréer à la place d’Amalécyte. Mais il y a plus. Ce qu’a fait Le Breton, c’est imposer rétrospectivement les sources à Nerval lui-même. C’est très douloureux pour le poète jusqu’à ce qu’il aille se pendre dans la rue.

5 Gérard de Nerval, « Antéros » Les Chimères, Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1993, p. 320. 6 Antonin Artaud, « Lettre à Georges Le Breton (projet de lettre) », O C. XI, p. 200.

49 Ce renversement d’ordre qu’Artaud a décelé dans Les Chimères se réalise par trois étapes montrées par trois derniers vers d’« Antéros » : oubli, protection et procréation. Et ici, selon Artaud, Antéros et Nerval s’identifient dans ses vers et veulent bouleverser l’antériorité et réaliser la production des choses « par moi » car tous les deux ont souffert de leur antériorité, pour Antéros c’est la linéarité généalogique et pour Nerval ce sont des sources d’inspiration. Il souffrait d’être « typifié en symboles »7. Cette typification n’est pas seulement propre à la mythologie ou au symbolisme des nombres, mais à tous les mots qui ont pour fonction de signifier quelque chose. Et la typification en symboles impose au poète une souffrance aiguë, ce qui lui donne un point de départ de sa création poétique. Tout se passe comme si ce n’était pas le poète mais la souffrance même qui était le sujet de sa poésie. C’est, pour Artaud, cette vérité que ne comprend point Le Breton. Celui-ci a posé la mythologie ou la Kabbale en amont de la création poétique de Nerval, comme un outil dont le poète peut se servir utilement pour mettre en vers ses imaginations poétiques. Artaud, au contraire, est arrivé à croire que tous les mysticismes apparaissent comme un double qui étouffe la postérité. L’insupportable pour lui, c’est que Le Breton, en négligeant la souffrance qui est la base de toute création poétique, invente un système occultiste et mystique – c’est-à-dire incompréhensible – de la poésie nervalienne alors que si Le Breton essayait de la comprendre à partir de la souffrance du poète causée par ses antérieurs, la poésie de Nerval serait très claire et compréhensible sans aucune « clé »8. Dès lors, la faute de Le Breton consiste à distinguer nettement le héros Antéros et le poète Nerval alors que la souffrance d’Antéros correspond rigoureusement à celle de Nerval. En un mot, Artaud dénonce la proscription de Nerval hors de sa poésie. Antéros n’est rien moins que Nerval lui-même. Mais cette sorte de lecture n’a-t-elle pas été abandonnée par la théorie littéraire contemporaine ? Celle-ci fait une lecture immanente : il n’y a que le texte, une lecture débarrassée du dehors et de l’avant du texte. Comme le dit Barthes, bien que le texte paraisse indiquer un objet réel, « dans le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien d’autre, sans le dire, que le signifier »9, c’est-à-dire que le texte manque toujours de référent extérieur et qu’il n’arrive jamais à l’objet extérieur. D’où l’obscurité particulière du texte littéraire10. Au fond, le lecteur ne peut rien repérer dans

7 Ibid., p. 188-189. 8 Ibid., p. 187-188. 9 Roland. Barthes, « L’Effet de réel », Littérature et Réalité, Seuil, 1982, p. 89. 10 Michael Riffaterre, « L’Illusion référentielle », Littérature et Réalité, p. 97.

50 le texte ; même le nom d’auteur précisé à la tête ne sert à rien. Mais au détriment de la clarté, le texte devient autonome. Le texte a été libéré du sujet transcendant à travers lequel on aurait pu le comprendre11. De ce point de vue Artaud n’a-t-il pas trop simplifié la chose ? Son analyse n’est-elle pas trop anachronique ? Mais pour lui l’essence de la poésie consiste en cette sorte de simplicité et de clarté et Nerval a d’avance souffert de la lecture postérieure qui rendra absconse et obscure sa poésie. Pourquoi une lecture comme celle de Le Breton fait-elle tomber la poésie de Nerval dans l’obscurité ? Parce que le lecteur n’« expectore » pas le poème. Pour comprendre le poème, il faut que le lecteur lui-même enfante le poème à chaque lecture et cela ne se fait que « par le haut plein des voix »12. Voilà l’essence de la poétique d’Artaud : se révolter contre la poésie en se débarrassant du moi et du soi de la poésie et expectorer le poème. Étymologiquement, expectoration veut dire sortir du cœur. Artaud met l’accent sur sa postériorité car pour rendre claire la poésie il faut l’évacuer et si les mots restent encore dedans, ils ne sont pas encore poésie. La poésie est donc postériorité et extériorité. Mais que veut dire postériorité ? Elle veut dire un littéralisme extrême et une « dénudation des mécanismes du langage »13 : refuser tout passé du texte et les éléments inessentiels du texte ne se produisent que rétrospec- tivement. La mythologie et la kabbale censées être l’origine d’un poème ne peuvent donc pas être antérieures. Le sujet du poème ne se produit qu’après son expectoration et lecture. Si bien que le sujet du poème n’appartient pas au poète ni au texte, mais au lecteur. Ce n’est que comme premier lecteur que le poète peut être un sujet du poème. Le sujet, pour Artaud, ce n’est qu’un produit inventé après la lecture du poème. Nous avons montré deux exemples de sujet littéraire : le sujet transcendant au texte que suppose Le Breton ; le sujet immanent au texte qu’élabore la théorie littéraire contem- poraine, et qui est ambigu et souvent décomposé en un sujet de l’énonciation et un sujet de l’énoncé. Artaud, lui, suppose un tout autre sujet qui n’apparaît qu’après la lecture, qu’on pourrait appeler sujet de la lecture. Et, une fois le poème expectoré, ce sujet englobe tous les sujets : Nerval − sujet transcendant au texte −, Antéros − narrateur de ce poème et Artaud lui- même comme lecteur. Le poète et le lecteur, sujet rétrospectif, doivent se révolter contre « le moi et le soi », sujet antérieur. Le sujet de la lecture est une synthèse de trois personnages : Artaud, Nerval et Antéros.

11 Jean-Claude Pinson, Habiter en poète, Champ Vallon, 1995, p. 229. 12 Antonin Artaud, op. cit., p. 187. 13 Dominique Rabaté, rubrique « Littéralité », Dictionnaire de Poésie de Baudelaire à nos jours, PUF, 2001, p. 436-438.

51 Ainsi, à travers sa lecture des Chimères de Nerval, Artaud établit un nouveau type de sujet : sujet de la lecture. Ce n’est pas le sujet supposé antérieur au texte, ni immanent au texte. Mais le sujet qui apparaît après la lecture du texte. Rétrospectivement ce sujet de la lecture englobe l’auteur, le personnage et le lecteur. C’est pourquoi, « Á chaque lecture, Artaud fait naître Gérard de Nerval », et « étant donné le processus d’identification qui s’est mis en place, on peut dire qu’à chaque lecture, Artaud s’enfante lui-même »14. Pour Artaud, la lecture est essentielle à la poésie car elle invente le moi qui se révolte contre « le moi et le soi », voire contre la poésie.

Notice bio-bibliographique : Atsushi Kumaki ([email protected]) est docteur en littérature française et chargé de cours de l’Université Waseda. Il est l’auteur de quelques articles sur Antonin Artaud : « De l’Impossibilité de penser chez Antonin Artaud : le moi et le langage dans son premier ouvrage », Nkà, 2011, n° 8 ; « L’avatar de la Cruauté : l’évolution de la théorie théâtrale d’Antonin Artaud », Revue d’Histoire du Théâtre, n° 251, p. 297-314 ; « Artaud, Kandinsky, Witkiewicz : le dualisme du Théâtre Alfred Jarry », Agôn, http://agon.ens-lyon.fr/index. php?id=1617. Il a soutenu sa thèse intitulée : « L’avatar du moi : l’évolution théorique de la poétique d’Antonin Artaud » dirigée par Jean-Marie Gleize, à l’ENS de Lyon, le 25 juin 2011.

14 Monique Streiff-Moretti, « Artaud lecteur des Chimères », Cahiers Gérard de Nerval, 1991, n° 14, p. 46.

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- II - Journée d’études « Samuel Beckett »

Organisée par Évelyne Grossman et Sarah Clément le 22 mars 2010

La crise du je (u) chez Wilde et Beckett

Élodie DEGROISSE Université Charles de Gaulle III (UFR Angellier)

Rapprocher Oscar Wilde et Samuel Beckett peut surprendre au vu de leurs œuvres aux esthétiques si différentes, œuvres qui s’inscrivent dans des contextes historiques éloignés, et pourtant un fil continu de Wilde à Beckett peut être tissé par le travail sur la présence/absence, c’est-à-dire le brouillage des frontières, qui maintient leurs deux œuvres dans une permanente instabilité, une constante remise en cause d’une époque, d’une tradition mais surtout de l’œuvre elle-même, aux frontières de l’ininterprétable. C’est par exemple ici sous l’angle du jeu, de l’acte de jouer, qu’un lien spectral peut être établi entre les œuvres théâtrales de Beckett et de Wilde, en montrant qu’elles se font chacune à leur manière le reflet d’une crise du jeu, c’est-à-dire de la représentation, de l’acte de jouer, qui permet de voir les crises du je homonyme, c’est-à-dire du moi, à travers des personnages comédiens qui jouent à en mourir. La mort habite la scène et déstabilise le jeu scénique comme le je intime. Le théâtre est dès l’origine défini comme le lieu de l’apparition des ombres (scène vient du grec « skènè » qui dérive de « skia », l’ombre) par le truchement d’acteurs protées qui deviennent un autre le temps de la représentation. Mais Wilde et Beckett redoublent ce processus dans la mesure où les acteurs jouent des personnages qui jouent eux-mêmes des personnages qu’ils imitent ou inventent, jusqu’à ce que la crise du jeu crée chez Wilde une crise du sens que Beckett radicalise. Nombreux sont ainsi les personnages acteurs/magiciens adeptes de la simulation, du déguisement. Wilde explore également la figure du personnage-acteur et lui associe explicitement une dimension spectrale. Le fantôme de Canterville, acteur par excellence, se trouve en effet mis en échec par des jeux d’enfants. La mise en abîme du jeu de l’acteur est aussi présente chez Beckett : Winnie est une comédienne dont le jeu est rythmé par les sonneries du réveil dans Oh les beaux jours. Elle sourit sur commande, mécaniquement sans que ce sourire soit l’expression d’une quelconque joie. Vladimir et Estragon dans En Attendant Godot jouent eux aussi en permanence : ils s’inventent des jeux pour que la journée s’écoule plus vite, tels des enfants. Mais le jeu dérape, il est en crise tant chez Wilde que Beckett, et cette crise de la représentation est particulièrement visible dans les décors qui

55 dépeignent un univers spectral fait de simulacres. Les décors des pièces de Beckett sont volontairement artificiels pour dénoncer un monde rongé par la mort, où ne subsistent que des simulacres de vie, tel l’arbre dans Godot qui se voit paré de trois feuilles en une nuit. La scène est délibérément vide pour montrer qu’elle est certes un espace de jeu mais que ce jeu est celui de la mort qui hante les personnages et menace constamment de les faire disparaître. Et c’est ce sentiment de menace constante qui est pire à endurer que la mort elle-même : le jeu auquel tous sont contraints de jouer, c’est le mourir. On n’en finit pas de jouer, on n’en finit pas de mourir. Ici la souffrance est perpétuelle : on est condamné à jouer le jeu. Hamm dans Fin de Partie ne parvient pas à avoir sa mort tragique, il est condamné à demeurer un histrion. Enfin si le personnage parle, ce n’est plus pour communiquer mais bien pour jouer avec les mots. Les jeux de langage prennent une telle importance dans les œuvres de Beckett et Wilde qu’ils sont parfois seuls à conférer une existence au personnage. Passés maîtres en l’art de la matière, les personnages jouent avec les mots sans fin, à savoir que le jeu ne se termine jamais mais aussi qu’il n’a pas de finalité autre que de jouer. Les personnages n’ont plus de lien avec le réel, leurs émotions sont déconnectées de la situation, en décalage. Le jeu de langage devient une fin en soi puisque le langage n’est plus un moyen de communication mais un moyen de se divertir dans les deux sens du terme : s’amuser et au sens pascalien, chasser la pensée de la mort. Le masque du jeu vise pour le personnage à dissimuler son être mais à trop multiplier les rôles, on en vient à se demander s’il existe quelque chose derrière le masque qui s’ap- parenterait davantage au masque des carnavals, troué de vide et sans envers. La dimension méta-théâtrale des œuvres est particulièrement visible lorsque le spectateur prend conscience que les personnages sont interchangeables : Vladimir et Estragon jouent à être Pozzo et Lucky, tout comme Jack et Algernon dans The Importance of Being Earnest jouaient avant eux à être Ernest. Par le motif du double, Wilde et Beckett remettent en cause l’unité du moi. Le sens disparaît alors au profit du son qui seul compte pour casser le silence angoissant et menaçant. La présence spectrale des voix mortes s’entend dans ces pauses insupportables pour les personnages pour qui le langage ne sert plus à dialoguer mais à meubler, des personnages qui cherchent désespérément à poursuivre la conversation qui n’est plus qu’un divertissement face à la destruction du temps. Le langage constitue donc un masque, un jeu qui permet de se divertir, mais il ne fait paradoxalement que davantage mettre en lumière ce vide existentiel qu’une suite illogique de mots cherche péniblement à dissimuler. Les personnages s’inventent des rôles, créent d’autres personnages pour se donner l’impression d’exister, pour se donner de la compagnie. Fantômes de fantômes, ils s’inventent un créateur

56 pour légitimer leur existence mais tout cela n’est qu’un pur jeu inventé pour se créer un je. Le personnage s’enferme dans un monde de fiction qu’il croit maîtriser puisqu’il en est le créateur pour échapper au réel. Toutefois, cette démarche se révèle illusoire et la fiction dans la fiction, la métafiction, est un leurre. Le jeu est rarement drôle : il met plutôt en lumière le tragique du vieil artiste, du clown triste. Dans les failles du jeu, on entend les fêlures d’un je qui n’est pas pleinement construit ou assumé, d’où le port de masques pour cacher son être. Le port d’un déguisement fait naître une illusion qui veut se donner pour vraie : le comédien cherche à convaincre son public de la réalité de sa mise en scène. Les figures de fantômes comédiens apparaissent chez Wilde et Beckett : de façon très nette chez Wilde avec le fantôme de Canterville et avec plus d’ambiguïté dans les œuvres de Beckett où les person- nages sont pris dans un entre-deux entre vie et mort, condamnés à sans cesse rejouer le même rôle comme pour vainement tenter de l’exorciser. Le point commun est que tous ces fantômes acteurs échouent à faire croire en leur illusion qui est dénoncée comme farcesque, pathétique ou illusoire. On joue alors au jeu ultime, on joue à la mort, on fait vivre les morts. On joue donc à défaut de pouvoir être, on joue à la mort pour l’exorciser et on joue à la vie parce que la réalité est insupportable ou n’existe plus dans cet entre-deux entre vie et mort où l’une et l’autre ne se distinguent plus. Cette double crise du jeu et de l’identité génère alors une écriture de la limite : ne reste que jouer à en mourir. La pièce est parfois aussi jouée une deuxième fois, avec des différences ou à l’identique mais Beckett ne la fait pas jouer une troisième fois car il refuse toute transcendance : avec une troisième représentation, il y aurait un risque de réconciliation. Avec une seule répétition, la pièce n’est pas close, la fin suggère un éternel recommencement. Wilde avait déjà eu recours à ce procédé, concluant. L’Importance d’être Constant par une reprise du titre, explicitement marqué comme tel par les majuscules. Le spectateur est laissé libre de penser que toute la machinerie peut être réactivée, que de nouveaux mensonges et quiproquos sont en perspective, qu’une nouvelle fuite dans la fiction est à prévoir. Pour Wilde, le réel est en effet le lieu de l’illusion, des apparences trompeuses, des hypocrites qu’il faut fuir, de la vacuité des conventions sociales, tandis que le théâtre, la fiction est la vraie vie, celle où l’on revêt le masque que l’on s’est choisi et non qui a été imposé par la société, c’est la vérité des masques. On peut se demander si un tel refuge dans une potentielle vérité du jeu est encore possible sous la plume de Beckett. La fiction n’est-elle pas tout aussi illusoire et pathétique que le réel ? Cette méfiance grandissante à l’égard de la fiction est autodestruc- trice, la fiction se condamne elle-même : les personnages perdent de plus en plus de consis- tance, jusqu’à n’être plus qu’un souffle. L’expérience du jeu par un acteur, qui doit s’anéantir

57 pour donner vie à l’autre qu’est le personnage, est radicalisée par Beckett qui démembre de plus en plus le corps de l’acteur qui n’est plus qu’un tronc, une tête, une bouche, un souffle, un spectre. Propos inintelligibles, compression de l’espace : seule une forme fantomatique peut encore se cristalliser sur scène. Les personnages sans corps disent la défaillance de la création : l’artiste ne peut plus accoucher que d’êtres inachevés de plus en plus inconsistants et qui pourtant hantent violemment les esprits de par cette existence vacillante même. L’illusion dramatique est donc détruite par le spectre de la métathéatralité, par une pièce jouée dans la pièce. L’illusion dramatique est certes remise en cause mais c’est aussi le réel lui- même qui disparaît puisqu’on ne peut plus faire la différence entre théâtre et réel : le spectateur voit sur scène des acteurs qui jouent des personnages qui jouent à être des autres, non plus dédoublement donc mais « détriplement ». Pris dans un vertige d’emboîtements et de miroirs, il n’est plus possible de différencier l’un de l’autre. Et c’est bien cela qui unit Wilde et Beckett, animés par une même volonté de brouiller les cartes, de changer la donne sans que les règles ne puissent plus être clairement énoncées : l’illusion est la vérité, la fiction est le seul réel, ou peut être n’y a t-il plus ni fiction ni réel mais un entre-deux déstabilisant. Il faut rester dans la plus complète ambiguïté. Refuser toute interprétation que l’on pourrait plaquer sur les textes : ce serait en réduire la subtilité et en affaiblir le pouvoir. Les œuvres questionnent sans apporter de réponse simple : le jeu est celui de l’interprétation, un jeu sans fin. Le lecteur est déconcerté par une inversion des valeurs : le trivial est l’essentiel, le sérieux est considéré avec légèreté. Les personnages résistent à l’herméneutique, pris qu’ils sont dans le paradoxe d’exister sans être. Leur identité est toujours vacillante et par conséquent leur parole est elle aussi mouvante, en quête d’un sens que l’on sait impossible à trouver. Les jeux de mots et phonétiques, les digressions lyriques, les accumulations qui émaillent les dialogues semblent participer à une entreprise de négation du sens : les dialogues ne progressent pas, les mots s’ajoutent sans produire du sens. Ce que les aphorismes et les absurdités langagières de la pièce montrent, c’est une langue qui cherche à produire un effet formel et non une substance profonde : le langage perd sa fonction de communication. Le théâtre est comme la vie : on ne peut y attacher un sens prédéfini. Il faut rester dans le non-sens. Adorno résume cette dimension de l’œuvre Beckettienne « B [eckett] a dit que ses pièces étaient du jeu, comme la musique, elles suivent une pure logique immanente de succession, pas une logique de signification »1.

1 Theodor W. Adorno, Notes sur Beckett, trad. par C. David, Paris, NOUS, 2008, p. 19.

58 De la crise du sens chez Wilde au théâtre du silence chez Beckett, le théâtre, art charnel par excellence, devient chez Beckett et Wilde le médium privilégié pour représenter le spectre, l’immatériel : le théâtre, art de l’illusion, donne corps au spectre qui apparaît sur scène en raison d’une crise de la représentation. Beckett et Wilde ne cherchent plus à faire croire en la réalité de ce qui est montré sur scène, en l’existence des personnages, mais en leur non-existence, joueurs présents absents, piégés dans un entre-deux, dans l’espace inter- médiaire entre la vie et la mort qu’est la scène. Pourtant le jeu, c’est la vie : Jack est Ernest à la fin, Vladimir et Estragon n’existent que parce qu’ils rejouent sans cesse. Ils sont animés par l’énergie du désespoir : le jeu est ce qui les maintient en vie, du moins aussi en vie qu’ils puissent l’être. Le jeu les pousse à attendre le lendemain, chaque journée jouée est une journée gagnée sur la tentation du suicide. On invente de nouveaux jeux chaque jour : comme l’animation que constitue l’entrée de Pozzo et Lucky, ou comme Jack et Algernon endossent de nouvelles identités pour pimenter leur quotidien. Le jeu ne peut donc jamais s’arrêter et c’est pour cette raison que la fin ramène au début. Jack est Ernest, Vladimir et Estragon attendent Godot, même si tous mesurent mais se cachent le caractère illusoire de ces fictions récurrentes. Vladimir et Estragon tirent leur existence du jeu ; spectres qui hantent la scène, fantômes qui donnent à voir et à croire et à ce titre artisans du spectacle. Le jeu est préféré à l’esprit de sérieux, prise de position commune à Wilde et Beckett qui refusent de tenir une parole d’autorité pour ne pas laisser croire qu’il faut attendre l’avènement d’un sens. Laissons le dernier mot à Beckett : « L’avenir t’appartient, à condition que tu ne prennes jamais au sérieux ce que je te dis. Car je suis comédien »2.

Notice bio-bibliographique : Élodie Degroisse ([email protected]) est agrégée d’anglais, doctorante à l’Université de Lille 3 sous la direction d’Alexandra Poulain et la co-direction de Pascal Aquien (sujet « Paradoxes de la présence chez Wilde et Beckett »), elle enseigne également en hypokhâgne au lycée Gambetta d’Arras.

2 Samuel Beckett, lettre à Morris Sinclair à l’été 1934 in The Letters of Samuel Beckett 1929-1940, éd. Martha Dow Fehsenfeld et Lois More Overback, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 213.

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« Ce dont j’ai besoin c’est des histoires » : l’avidité fictionnelle dans Molloy

Sarah CLÉMENT Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC)

Tous les qualificatifs les plus péjoratifs ont été apposés à l’œuvre beckettienne, taxée tour à tour de « cauchemar philosophique », d’effondrement du sens, ou encore de « sus- pension systématique de la positivité »1. Évelyne Grossman a pourtant exemplairement montré la force ambivalente et ambiguë qui anime l’œuvre beckettienne, en utilisant notamment le concept de « décréation » que Beckett, lui-même avait peut-être déjà employé. Synonyme de « défiguration » mais aussi proche de « déconstruction (Derrida), désœuvrement, désastre (Blanchot), dédit (Lévinas), déterritorialisation (Deleuze et Guattari), désistance (Lacoue-Labarthe) », la décréation serait « cette inlassable puissance de négativité au service de la création qui bouleverse les formes figées du sens et sans fin les réanime »2. Évelyne Grossman ajoute : « La défiguration beckettienne renverse l’angoisse de mort en irréductible inachèvement (ne pas finir d’en finir), relançant à l’infini le mouvement de la création », « mouvement en acte » qui pourrait être ressaisi par l’invention de l’infinitif « infinir ». En ayant en tête que chez Beckett la fiction est « à la fois l’apparence d’un récit, et la réalité d’une réflexion sur le travail de l’écrivain, sa misère et sa grandeur »3 (Badiou), nous aime- rions montrer à travers une lecture de Molloy que le chemin de la création fictionnelle s’éprouve tout au long du récit et finit par exister dans ces épreuves mêmes, ces tâtonnements parfois erratiques. Il y a plus, l’appétit pour les jeux fictionnels nous semble sans fin. Rappelons en guise de prolégomènes que l’avidité scripturaire est bien l’une des caractéristiques de Beckett comme de ses personnages. Alors qu’il a souvent comparé son cerveau à « une éponge sèche » dont il anticipait régulièrement le tarissement définitif, l’œuvre qu’il laisse derrière lui, tend au contraire à prouver qu’il a écrit périodiquement tout

1 Ralph Heyndels, « Tenace trace. Toujours trop de sens déjà là : Beckett, Adorno et la modernité », in Samuel Beckett Today/Aujourd’hui, Intertexts in Beckett’s Work, Intertextes de l’œuvre de Beckett, édité par Marius Buning / Sjef Houppermans, Amsterdam, Rodopi, 1994, n° 3, p. 77. 2 Voir sur ce sujet l’article « Défiguration » rédigé par Évelyne Grossman dans le Dictionnaire Beckett, dirigé par Marie-Claude Hubert, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 295. 3 Beckett. L’increvable désir, Hachette Littératures, coll. « Pluriel lettres », 1995, p. 6.

61 au long de sa vie. Cette soif langagière se retrouve chez les personnages d’écrivain qu’il invente, en proie à une compulsion d’histoires, de fictions, et plus largement de mots. Mélanie Klein voyait dans l’avidité « la marque d’un désir impérieux et insatiable, qui va à la fois au-delà de ce dont le sujet a besoin et au-delà de ce que l’objet peut ou veut lui accorder »4. En dévorant le sein maternel, l’avide s’adonne à « une introjection destructive », puisque dans ce geste même il évide l’objet, le morcelle, voire l’anéantit, mais cette pulsion est déceptive car elle va au-delà des possibilités de l’objet qui finit souvent par se dérober. Á preuve dans le premier roman de la Trilogie, cet homme étrange et anonyme qui réclame des feuilles d’écriture tous les dimanches à Molloy en échange d’un peu d’argent ; ce « drôle de type » est significativement insatiable, il « a toujours soif », soif de mots, de pages, d’écriture et il corrige chaque semaine ces feuillets, il les marque de signes incompréhensibles jamais relus par Molloy, dans la mesure où cette écriture seconde qui vient modifier, raturer l’écriture primitive n’est pas incorporable, niée dans son illisibilité même. Ce visiteur dominical constitue bien une première figure de lecteur insatiable qui par son ardeur compulsive paralyse Molloy. Un deuxième type de lecteur avide se dessine aussi assez nettement dans le récit, il s’agit de ces êtres voyeurs, capables de déceler les potentialités fictionnelles qui résident en tout un chacun. Moran aime la nuit regarder par la fenêtre de la chambre de ses voisins pour les espionner, allant parfois jusqu’à les épouvanter en couvrant son visage avec ses mains. Lousse épie également Molloy : cachée derrière les buissons, les rideaux ou à travers le trou d’une serrure, elle l’inspecte sous toutes ses coutures, qu’il soit debout ou couché, éveillé ou endormi. Il s’agit bien là d’un autre type de lecture, plus intrusif et inquiétant : l’Autre est objectivé, se transforme en personnage de fiction, consumé par un regard de convoitise qui risque de l’évider de lui-même. Les voisins de Moran sont terrorisés et l’avidité dévoratrice de Lousse, à l’instar de celle du visiteur dominical, finit par assécher les facultés créatrices de Molloy. Chez Lousse, Molloy mollit. Dans la prison douce qu’elle lui a construite en lui offrant insidieusement le gîte et le couvert, il n’est plus « qu’une masse de cire en état de fusion »5. Molloy, transformé en cire, est modelé par le désir fusionnel de Lousse ; dans son giron maternel, l’avidité fictionnelle, réduite à néant, n’a plus lieu d’être. Or l’important pour Molloy est de ne pas « perdre le fil du songe »6, la question est souvent de savoir s’il « est toujours », s’il existe encore un peu. Se sentir exister passe pour lui par des rituels : le long

4 Envie et gratitude et autres essais, trad. V. Smirnoff, Gallimard, 1968, p. 18. 5 Molloy, Éditions de Minuit, 1951, p. 76. 6 Ibid., p. 79.

62 lacet de son chapeau joue par exemple le rôle du cordon ombilical qui le rattache à la vie, et les pierres qu’il suce fonctionnent comme autant de substituts alimentaires. Ces objets ont également une fonction symbolique : le lacet du chapeau métaphorise le fil conducteur ou le cordon ombilical de la fiction, celui auquel Molloy semble par instant tenir pour parfois ne plus s’en soucier (« Un vieux lacet, ça se trouve toujours »7). Tout comme la recherche de sa mère se fait parfois impérieuse et urgente mais finit par être oubliée dans les méandres de sa destinée et des événements qui la constituent. Quelques pages plus loin le lacet est cassé et les retrouvailles avec la mère seront impossibles. Les vieux rouages de la fiction aussi sont cassés, détournés, ne peuvent plus remplir leurs fonctions traditionnelles et l’os à ronger que le récit tend parfois au lecteur ressemble à cette pierre que Molloy lisse à force de sucer. L’arrêt chez Lousse prive finalement Molloy de ses attributs essentiels : se réveillant chez elle il ne retrouve ni le lacet de son chapeau ni sa pierre à sucer, c’est-à-dire que symbo- liquement il se retrouve sans les éléments essentiels de la fiction qu’il est en train d’écrire. Souvenons-nous, il y a toujours eu deux pitres en Molloy : « celui qui ne demande qu’à rester là où il se trouve et celui qui s’imagine qu’il serait un peu moins mal plus loin »8. Sur le chemin accidenté de la fiction le personnage avide ne peut pas s’arrêter trop longtemps car il y a toujours un ailleurs plus loin, meilleur, à inventer, à imaginer. Or chez Lousse Molloy oublie d’être : une cloison s’abat en lui, dans cette boîte fermée que constitue son paysage mental, et il se laisse remplir de « racines et de tiges », racines et tiges de la fiction qui poussent tantôt sagement, tantôt irrégulièrement, voire follement9. Comment sortir de sa boîte pour se laisser remplir par les tracés erratiques de la fiction, comment trouver les clefs de l’espace fictionnel ? C’est peut-être Moran qui apportera la solution…

Moran détenteur des clefs de la fiction ? On se souvient que Moran, dont le nom même est l’anagramme de roman, est en quête d’un « Obidil », Obidil qu’il n’est jamais parvenu à voir de près : « Et cet Obidil, dont j’ai failli parler, que j’aurais tellement voulu voir de près, eh bien je ne le vis jamais, ni de près ni de loin, et il n’existerait pas que je n’en serais que modérément saisi »10. Obidil étant l’anagramme de libido, ces deux anagrammes, Obidil et Moran nous mettent donc sur la piste du désir de roman, mais du désir contrecarré. Moran ne vit jamais Obidil, ni de près, ni de loin, nous dit-il. Moran a toujours sur lui un lourd trousseau de clefs mais il ne possède pas

7 Ibid., p. 71. 8 Ibid., p. 78. 9 Ibid., p. 69. 10 Ibid., p. 251.

63 pour autant les « clefs » de la fiction, du moins au début. Du reste, pendant l’épisode du meurtre, toutes ses clefs tombent et il se voit obligé de se soumettre à la même reptation que Molloy pour pouvoir les ramasser. Comme si finalement pour accéder à la fiction, il fallait d’abord s’abaisser, dans une position mimétique de l’Autre en soi, détenteur lui des clefs de la fiction. Puis lorsque Moran essaye de rentrer chez lui en essayant d’insérer sa clef dans la porte du guichet, celle-ci ne tourne pas et il doit enfoncer la porte d’un geste rageur : à présent plus besoin de clefs pour entrer dans la fiction. Faire tomber les clefs, c’est voir s’affaisser le poids des conventions littéraires, devenues inutiles car elles obstruaient l’imagination. Rentrant chez lui, Moran pourra enfin écrire, et même inventer : Et c’est à peine si, dans le silence de ma chambre, et l’affaire classée en ce qui me concerne, je sais mieux où je vais et ce qui m’attend que la nuit où je m’agrippais à mon guichet, à côté de mon abruti de fils, dans la ruelle. Et cela ne m’étonnerait pas que je m’écarte, dans les pages qui vont suivre, de la marche stricte et réelle des événements.11 « Et c’est à peine si dans le silence de ma chambre, je sais mieux où je vais et ce qui m’attend » : il faut entendre le poids du modalisateur d’incertitude ici, du « c’est à peine ». C’est à peine si « je sais mieux où je vais » affirme Moran, mais il le sait un peu mieux quand même au terme d’un parcours long et éprouvant. C’est dans cet infime battement de l’adverbe que réside le pouvoir de la fiction beckettienne, dans ce léger écart qui finit par ne plus nous étonner, que la fiction prend avec « la marche stricte et réelle des événements ». L’écrivain Moran s’approprie ici dans un geste décisif son récit fictionnel, mais comme en passant, très légèrement, à peine… En faisant tomber ses clefs, Moran fait tomber les unes après les autres les conventions littéraires, devenues à présent inutiles, et n’ouvrant plus aucune porte. Place désormais à l’imagination… À une imagination sous le signe du papillonnement : ça fait du bien de papillonner « comme si l’on était éphémère »12 rappelle Molloy qui, quant à lui, crée un espace projectif ne se soumettant ni à des lois ni à un sens univoque mais qui au contraire rend compte des innombrables potentialités et miroitements de la fiction, de son papillonnement pourrions-nous dire. Au tout début du récit il évoque ce paysage montagneux et étrange dans lequel il évolue et se demande ce qu’il fait là : Et moi qu’étais-je venu y faire ? C’est ce que nous allons essayer de savoir. D’ailleurs ne prenons pas ces choses-là au sérieux. […] Et je confonds peut-être plusieurs occasions différentes […]. Et ce fut peut-être un jour A à tel endroit,

11 Ibid., p. 153. 12 Ibid., p. 66.

64 puis un autre B à tel autre, puis un troisième le rocher et moi, et ainsi de suite pour les autres composants, les vaches, le ciel, la mer, les montagnes. Je ne peux pas le croire. Non, je ne mentirai pas, je le conçois facilement. Qu’à cela ne tienne, poursuivons, faisons comme si tout était surgi du même ennui, meublons, meublons, jusqu’au plein noir.13 Dans cet extrait, chaque élément de la fiction paraît interchangeable, et donc délesté de toute référentialité. Grâce au renforcement de l’aléatoire que Molloy explore, grâce à la place qu’il accorde aux jeux du hasard, il permet au récit de se déprendre de l’univocité du sens. Les figures assemblées par la fiction ne cherchent pas à reproduire des relations causales cohérentes, elles s’allègent en quelque sorte du poids du réel, sans s’en écarter radicalement, mais par des infimes palinodies, des petits pas de côté, des hésitations disséminées ça et là, souvent justifiées par la mémoire lacunaire de l’instance productrice du récit. L’avidité fictionnelle en effet se heurte à la mémoire lacunaire du narrateur, incapable de dater ou de localiser les événements narrés. Molloy et Moran creusent ainsi des trous temporels dans la narration, des intervalles béants dans lesquels l’imagination du lecteur s’engouffre. Le rapport à l’espace est aussi avide et fonctionne comme déclencheur de fiction. L’une des principales questions que se pose Molloy est de savoir dans quelle ville il se trouve, façon de laisser l’imagination du lecteur battante. Tous les possibles sont ouverts, ouvrant l’espace géographique à l’illimité. Ville réelle ou imaginaire, ville vécue ou rêvée, c’est au lecteur de choisir puisque la fiction ne tranche pas au moins dans sa première partie. L’instance productrice du texte ne remplissant donc pas toujours sa fonction organisatrice, le lecteur peut être saisi de vertige devant ces vides que la narration ne comble pas. C’est ainsi que la rétention d’informations suscite l’avidité du lecteur, aiguise son appétit en le frustrant de certains détails (l’objet se dérobe). Lors de la rencontre des deux hommes sur la route, A et B au début du roman, Molloy se trouve être exactement dans cette posture du lecteur avide d’en savoir plus sur les personnages, et contraint faute d’informations à émettre des hypothèses : Je veux voir le chien, voir l’homme, de près, savoir ce qui fume, inspecter les chaussures, relever d’autres indices. Il est bon, il me dit ceci et cela, m’apprend des choses, d’où il vient, où il va. Je le crois, je sais que c’est ma seule chance de – ma seule chance, je crois tout ce qu’on me dit, je ne m’y suis que trop

13 Ibid., p. 20.

65 refusé dans ma longue vie, maintenant je gobe tout, avec avidité. Ce dont j’ai besoin c’est des histoires, j’ai mis longtemps à le savoir.14 Molloy témoigne ici d’une intense avidité cryptologique : se faisant herméneute, il tente de décrypter les signes de la silhouette qui s’offre à ses yeux. Sa démarche témoigne d’un sentiment impulsif, qui prend la forme d’une curiosité insatiable, et qui a pour conséquence de fabriquer des hypothèses. Il s’agit d’un élan vital réel, à la fois mouvement vers l’Autre et tension vers les multiples possibles fictionnels qu’il recèle, vers des histoires différentes des siennes : pour les personnages, comme pour le lecteur, déchiffrage du monde et confrontation à l’altérité sont indissociables. Les deux volets du diptyque que constitue Molloy sont bien des récits d’une quête existentielle qui passe avant tout par une démarche herméneutique. La poétique de l’indistinction, voire de la rétention que l’ouvrage met en place oblige le lecteur à chercher des points d’ancrage. Attentif aux différents possibles romanesques ouverts par la narration, le lecteur doit s’adonner à une intense activité de reconfiguration du texte, choisissant ou non de combler les trous. C’est que l’avidité est bien un principe de désordre, elle superpose des couches successives sans toujours se soucier de respecter une cohérence ou un ordre préétabli. En conséquence elle laisse la part belle aux pouvoirs de l’intervalle, à la force qui jaillit de l’épars, elle laisse ouverts des interstices dans lesquels la pensée est amenée à se glisser, sans y penser et à papillonner. Cette vocation intervallaire de l’avidité n’est pas le moindre de ses charmes. Elle éparpille, tout en accumulant, elle clairsème, tout en empilant. Mais la fiction ne demeure qu’à l’état d’hypothèse, elle n’est jamais vraiment effective. Pur produit de l’imagination du narrateur, elle se caractérise par sa capacité à être interchangeable. Chaque élément de la fiction peut en effet être modifié ad libitum, comme une partition en train de s’écrire dont on s’amuserait à faire varier la clef. Comment assigner à la fiction un sens univoque, alors même qu’on la tord, qu’on lui fait subir des tremblés (avec parfois une euphorie accumulative) ? Si les mots sont « libres de toute signification »15 pour Molloy, ils peuvent donc offrir leur plasticité à une infinité d’autres sens, ou tout aussi bien choisir de ne pas faire sens, de n’être plus qu’un son, un bruit, un bourdonnement ou même pourquoi pas un chant poétique comme dans ce passage : […] je le regardai s’éloigner, aux prises (moi) avec la tentation de me lever et de le suivre, de le rejoindre peut-être un jour, afin de mieux le connaître, afin d’être moi-même moins seul. Mais malgré cet élan vers lui de mon âme, au bout de

14 Ibid., p. 17. 15 Ibid., p. 80.

66 son élastique, je le voyais mal, à cause de l’obscurité et puis aussi du terrain […], mais surtout je crois à cause des autres choses qui m’appelaient et vers lesquelles également mon âme s’élançait à tour de rôle, sans méthode et affolée. Je parle naturellement des champs blanchissant sous la rosée et des animaux cessant d’y errer pour prendre leurs attitudes de nuit, de la mer dont je ne dirai rien, de la ligne de plus en plus affilée des crêtes, du ciel où sans les voir je sentais trembler les premières étoiles, de ma main sur mon genou et puis surtout de l’autre promeneur, A ou B je ne me rappelle plus, qui rentrait sagement chez lui.16 L’élan vers l’Autre est ici contrecarré, l’envie de le rejoindre pour échapper à la solitude se fait pressante mais ne s’avère pas suffisante face à l’appel du monde sensible. Ce sont les « champs blanchissants sous la rosée », les « animaux » prenant « leurs attitudes de nuit », la mer, ou la ligne des crêtes des montagnes, ou le ciel étoilé ou encore la main tremblante sur ses genoux qui l’empêchent de rejoindre B, mais aussi comme l’indique la chute de la phrase, le deuxième promeneur A ou B qui lui ôte le pouvoir de choisir entre ses deux envies. Son désir s’affole face à ces élancements de l’âme dirigés à chaque fois vers des objets différents entre lesquels il ne parvient pas à choisir. Ce faisceau de désirs ressemble aux chemins erratiques qu’emprunte la fiction, selon le bon vouloir d’un narrateur impré- visible. Là encore l’avidité fictionnelle se double d’une appétence pour le monde sensible qui finit par happer le désir de rencontre avec l’Autre, pour le remplacer par une attention précise et émue à la beauté du monde environnant. Cette appétence est à comprendre pour Bernard Pingaud comme « une métaphysique implicite de l’immanence »17. En outre là encore la stase contemplative dissout la possibilité de l’événement, le récit n’est plus orienté vers l’aventure du personnage mais bien plutôt vers une tension poétique qui renforce l’intensité de la prose. En définitive la fiction permet de se libérer des impératifs catégoriques de Geulincz, Molloy a bien « l’âme des pionniers »18, comme en témoignent les expérimentations de sa plume, et grâce à la fiction il ne sépare plus radicalement le corps, l’esprit et le monde. La liberté n’est plus contrainte comme le prétendait le philosophe cartésien, elle se libère de ses entraves pour laisser pousser les racines et les tiges de l’imagination poétique. L’esprit et le monde se rejoignent dans des moments épiphaniques, des moments d’écoute de la nature et

16 Ibid., p. 14-15. 17 Bernard Pingaud, « “Molloy” douze ans après » in Les Temps Modernes, Paris, 1963, n° 18, p. 1283 -1300, p. 1297 pour la citation. 18 Molloy, p. 82.

67 du monde sensible, qui, dans leur apaisement même, sont érigés en points culminants du récit. Ce sont bien des sillons que trace Molloy, penché non pas sur le noir navire d’Ulysse mais sur la blancheur de la page à noircir, non pas des sillons « orgueilleux et inutiles » mais des sillons tendus vers le levant, écrits du pont de la modernité et portés par le vent19. Sillons ou spirales pour noircir encore quelques pages, énièmes pirouettes, exercices de voltige qui récusent la linéarité du parcours et refusent de se plier aux exigences de la tradition littéraire. Á « s’égailler » dans la langue (Foucault) comme le font Molloy ou Moran jusqu’à s’y perdre, ils finissent par devenir l’énoncer même. L’identité vacille, le sujet se cherche sans se trouver, se heurte à l’Autre, au réel, et parle, dit, écrit, et se retranche. En substantivant l’infinitif énoncer Jean-Luc Nancy nous aide à approcher ce qui se joue bien dans l’avidité à dire : dans l’énoncer, il s’agit « d’in-finitiser la substance, de lui ôter sa complétude et son assise […]. Dans l’énoncer, le sujet perd tout fini, toute finition de figure : il n’est pas, surtout pas, infini, et pas non plus fini. In-fini, il n’est pas ». Et le philosophe de conclure par cette pointe : « Et à la fin, je dois renoncer à le définir. L’énoncer comporte ce renoncer. Mais ce n’est pas pour me livrer à l’ineffable de sa naissance de sujet : j’y rencontre plutôt la fable in-finie de l’énoncer »20. S’énoncer pour devenir fable, s’énoncer pour s’in-finir dans la fiction, s’énoncer pour ne surtout pas se trouver, se retrouver, pour mieux se fuir, se retrancher.

Notice bio-bibliographique : Sarah Clément ([email protected]) est PRAG de Lettres modernes à l’Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense et prépare un doctorat de littérature française et comparée sur l’avidité langagière chez Samuel Beckett, Louis-René des Forêts et Thomas Bernhard, sous la direction d’Évelyne Grossman. Elle a co-organisé plusieurs journées d’études sur Beckett et publié notamment un article intitulé « Mises à l’épreuve du lecteur dans deux fictions ambiguës : Le Bavard de Louis-René des Forêts et Béton de Thomas Bernhard », in Missverständnis / Malentendu-Kultur zwischen Kommunikation und Störung, Bonn, Königshausen & Neumann, 2008.

19 Quittant la demeure de Lousse, Molloy ne sachant où aller choisit de suivre le sens du vent : « Dans la rue il faisait du vent, c’était un autre monde. Ne sachant où j’étais ni partant dans quelle direction j’aurais intérêt à me diriger je pris celle du vent », ibid., p. 97. 20 Jean-Luc Nancy, Ego sum, Flammarion, Paris, 1979, p. 123-124.

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« Vrai refuge sans issue » : géographie de la perte dans les dernières œuvres de Beckett

Guillaume GESVRET Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC)

Si je disais, là il y a une issue, quelque part il y a une issue, le reste viendrait Textes pour rien (IX)

Dans Murphy (1947) ou Malone meurt (1952), le refuge est d’abord l’asile d’aliénés, ce « lieu d’altérité plus fou que ne le sont ceux qui y trouvent refuge1 ». À partir des années 1960, il perd cette seule caractérisation pour devenir l’enjeu plus abstrait d’une écriture du lieu. Á distance des premiers romans, et dans la continuation des expérimentations théâtrales, les dernières œuvres de Beckett cherchent avant tout à mettre en situation les corps dans un milieu à explorer : « sans doute est-ce la relecture de Dante, nous dit James Knowlson, qui l’incite à se lancer dans les courts textes en prose des années soixante, qui décrivent des mondes intérieurs de sphères et de cercles fermés sur eux-mêmes et contenant des corps soigneusement positionnés »2. Dans l’épuisement de toute histoire linéaire et de tout genre romanesque, déjà mis à mal par les premiers romans, c’est une poésie du territoire qui s’élabore comme exploration des ruines de l’imagination. Entre espace et affect, une géographie énigmatique se dessine en même temps qu’apparaît un corps figé ou errant, en quête d’orientation.

« Pris dans le dehors » : l’angoisse du réfugié Certains courts textes du recueil Têtes mortes (1972), sans doute parmi les plus minimalistes, tracent les frontières minimales d’un refuge ambivalent, à la fois contraignant et protecteur d’une menace inconnue. Un ou plusieurs corps, presque sans âge, ni sexe, ni activité, sont inscrits dans un lieu rigoureusement défini mais illocalisable, perdu dans un espace infiniment ouvert, « point blanc perdu dans la blancheur »3 comme la rotonde d’Imagi- nation morte imaginez.

1 Ciaran Ross, Aux frontières du vide. Beckett : une écriture sans mémoire ni désir, Amsterdam, New- York, 2004, Rodopi, p. 27. 2 James Knowlson, Beckett, Arles, Actes sud, 1999, p. 577. 3 Imagination morte imaginez (1 965) in Têtes-mortes, Minuit, 1972, p. 57.

69 Chez Beckett, l’angoisse se définit par une situation a priori intenable et par la difficulté à signifier le statut du corps et du lieu. Première ambiguïté de la « perte », comme désorientation du corps représenté et comme perte du sens de sa lecture. Seul le refuge paraît ainsi définir le statut du « réfugié », indépendamment de toute fuite préalable. Dans Sans par exemple, les ruines d’un cube effondré constituent le « vrai refuge » d’un corps à la fois expulsé et fixé dans les sables : Ruines vrai refuge enfin vers lequel d’aussi loin par tant de faux. Lointains sans fin terre ciel confondus pas un bruit rien qui bouge. Face grise deux bleu pâle petit corps cœur battant seul debout. Éteint ouvert quatre pans à la renverse vrai refuge sans issue.4 Motif minimaliste par excellence, le cube blanc subit l’effondrement de ses quatre pans, tombés « sans bruit à la renverse ». Autre champ de ruines à peine différenciées, l’écriture fait jouer le retour de groupes de mots combinés, difficiles à isoler syntaxiquement et sémantiquement. L’expression « vrai refuge sans issue » y apparaît comme un paradoxe, car l’absence d’issue désigne à la fois la fermeture absolue du cube et l’ouverture absolue des quatre pans se confondant avec les sables : « Ruines répandues confondues avec le sable gris cendre vrai refuge. Cube toute lumière blancheur rase faces sans trace aucun souvenir ». La désaffection minimaliste se recharge donc en affect, troublée par le double processus de la ruine qui mêle destruction (« ruines répandues ») et persistance (« cube toute lumière blancheur »). Entre le vertige des « confins » et l’étouffement, l’enfermement et l’ouverture maximale, le réfugié de Sans est dans la situation dantesque et paradoxale évoquée ailleurs par Beckett : « pris dans le dehors / comme Bocca dans la glace »5. Cette expérience à la fois spatiale et affectée fait étonnamment écho aux définitions freudiennes de l’angoisse6. Rencontre traumatique du réel, épreuve d’un excès pulsionnel qui fait défaillir le sens, l’angoisse peut se définir spatialement selon un paradoxe, voire une contradiction : resserrement étouffant, signifié par son étymologie angustia (l’étroitesse), elle renvoie aussi à l’épreuve d’une ouverture maximale. L’expression de Freud « Platzangst », angoisse de la place, signifie cet autre rapport de l’angoisse à une grandeur spatiale excessive7. L’ago-

4 Sans (1 969) in Têtes-mortes, ibid., p. 69. 5 « Crâne abris dernier / pris dans le dehors / comme Bocca dans la glace » (« Hors crâne seul dedans… », 1976), Poèmes, Minuit, 1999, p. 25. 6 En particulier dans Inhibition, symptôme, angoisse et Psychologie collective et analyse du moi. 7 Voir les développements de Paul-Laurent Assoun, Leçons psychanalytiques sur l’angoisse, Paris, Anthropos, 2008, p. 28.

70 raphobie, épreuve panique « d’une grandeur géante, insensée »8, est logiquement définie par Freud comme l’un des moments révélateurs de l’angoisse, moment de protection paradoxale où l’angoisse prend forme, se stabilise. Cette conception à grande échelle, d’un sujet esseulé dans l’espace ouvert, rejoint chez Freud puis Lacan l’enjeu historique d’une « modernité » de l’angoisse : de la « perte de Dieu » à l’instrumentalisation des sujets dans la grande machine du capitalisme scientifique9. Expérience d’une « destitution subjective » dans « l’imminence de se réduire à l’objet »10, l’angoisse résiste à la représentation de son expérience. Elle s’inscrit dans une topologie contradictoire, où l’inclusion étouffante et l’exclusion dans un dehors menaçant se mêlent comme « deux transes contradictoires : que l’Autre vous perde et que l’Autre ne vous lâche jamais »11. Le corps de Sans est lui aussi ce quasi-objet, ce sujet résiduel à la fois abandonné et figé. Petit bloc minéral « soudé » aux ruines de son refuge, il est aussi bien perdu dans le monde, sans déplacement possible, de toute façon inutile : le refuge est directement bordé par les « confins » où tout se « confond », sans marge de progression d’un lieu à l’autre. Dans cette impossibilité sans espoir, certaines expressions orphelines évoquent pourtant la possibilité illogique d’un futur. Détails en exception de la négation généralisée, ces moments d’affirmation rétablissent brièvement la forme normale de la syntaxe, interférences prophétiques au sein du lyrisme disloqué : « gris cendre à la ronde terre ciel confondus lointains sans fin. Il bougera dans les sables », ou encore « dans les sables sans prise encore un pas vers les lointains il le fera », « il refera jour et nuit sur lui les lointains l’air cœur rebattra ». L’angoisse laisse donc apparaître par intermittence, et hors dialectique, la virtualité d’une issue au sein du « refuge sans issue », comme si le piège angoissant laissait advenir la promesse, voire la certitude prophétique, d’un mouvement hors de la paralysie. Situation angoissante du réfugié, entre affirmation et négation, dont Beckett a lui- même proposé la synthèse : [C’est] l’effondrement d’un refuge et la situation qui s’ensuit pour le réfugié. La ruine, l’abandon, le désert, l’oubli, le passé et le futur niés, affirmés : telles sont les catégories formellement identifiables au travers desquelles l’écriture s’insinue, dans un désordre d’abord, puis dans l’autre.12

8 Sigmund Freud, Psychologie collective et analyse du moi, G.W. XIII, p. 104, cité par P.-L. Assoun, ibid. 9 Colette Soler, Les affects lacaniens, PUF, 2011, p. 28-38. 10 Ibid., p. 25. 11 Paul-Laurent Assoun, op. cit., p. 96. 12 Lessness (version anglaise de Sans), Signature Series 9, Londres, Calder and Boyars, 1970, quatrième de couverture, cité par James Knowlson, op. cit., p. 713 (je souligne).

71 La définition du « réfugié » s’entend dans ce double mouvement qui est d’ailleurs le mouvement même, logique et affecté, de l’écriture beckettienne : la négation et l’affirmation, l’épuisement et l’énergie malgré tout, d’une mémoire et d’un désir de survie. Politiquement et historiquement connoté, le « réfugié » évoque la réalité d’une expérience que sa mise en scène ex nihilo ne réduit pas13. En suivant Beckett, l’abstraction minimaliste de l’écriture agit plutôt comme la formalisation de ce désarroi angoissé en « catégories » – déjà ironiquement épuisées, indéterminées, très peu catégoriques (« abandon », « oubli »…). L’expérience est donc reconfigurée pour mieux laisser « s’insinuer » des restes de forces affectées, créer des événements textuels qui troublent les données « formellement identifiables ». De l’expérience à l’expérimentation, ces traces imprévisibles d’affect, de sensation, de vision au futur s’affirment dans les plis de la négation : virtualités entrevues dans l’épuisement des possibles, failles logiques et formelles devenues respirations pour continuer.

Abandon et capture : d’un refuge à l’autre Quand le corps se met ainsi à bouger, le refuge se décentre parfois pour devenir un repère parmi d’autres et le lieu de repos ou de recueillement qui interrompt l’errance des corps. Dans la pièce pour la télévision…que nuages… (1976), le « sanctuaire » est ainsi le lieu de pénombre où un « souvenant » se met à l’écart de toute visibilité pour invoquer l’image d’un visage féminin disparu : « Puis recroquevillé là, dans mon petit sanctuaire, dans le noir, où personne ne pouvait me voir, je commençais à la supplier, elle, d’apparaître, de m’apparaître »14. Avec le « cagibi » et les « chemins vicinaux », le sanctuaire n’est que l’une des trois directions de ce nouvel arpenteur. Sur l’un des plans, le corps s’immobilise entre trois orientations possibles : le départ vers l’est, vers l’ouest ou vers le nord, direction du sanctuaire. Nouvelle saisie angoissante du corps, non plus dans le refuge en ruine de Sans, mais dans le passage interrompu d’un refuge à l’autre. L’écriture scénique joue en effet de la lumière et de la position du corps pour provoquer le suspens d’une hésitation : hors du refuge, le corps est sur un seuil instable, un lieu sans nom où le spot lumineux le fixe sous l’œil de la caméra. Piégé par cette sortie hors de la pénombre, le souvenant se présente en voix-off comme « exhibant » un « versant » puis l’autre de son corps à la caméra15.

13 On rappellera par exemple que Beckett connut la condition de réfugié en 1942, fuyant la Gestapo vers le sud de la France et Roussillon. 14...que nuages... (1976 : ...but the clouds...), trad. Édith Fournier, in Quad et autres pièces pour la télévision, Minuit, 1992, p. 43 (je souligne). 15 « réapparaissais et debout comme ci-devant, mais face à l’autre côté, exhibant l’autre versant (5 secondes), finalement me détournais pour m’évanouir », …que nuages…, ibid., p. 42.

72 On pourrait suggérer qu’au piège de la visibilité, lié à l’analyse célèbre du Panopticon de Bentham par Foucault, s’ajoute ici la vulnérabilité de la situation paradoxale du réfugié beckettien. Celle de l’homo sacer étudiée par Giorgio Agamben en donne ainsi une résonance elle aussi politique, à partir d’une autre pensée de l’« angoisse du lieu ». L’homo sacer est le statut donné par le droit romain à celui qu’on peut tuer sans commettre d’homicide mais qui n’a pas droit au sacrifice rituel. Dans le cadre d’une étude sur les fondements de la souveraineté, menant aux totalitarismes du XXe siècle, Agamben montre à la suite de la généalogie foucauldienne que la mise au ban de l’homo sacer ou « relation d’abandon » est constitutive du pouvoir souverain : Ce qui a été mis au ban est restitué à sa propre séparation et, en même temps, livré à la merci de qui l’abandonne : il est à la fois exclus et inclus, relâché et en même temps capturé. […] L’espace du ban – la ban-lieue de la vie sacrée – est dans la cité, plus intime encore que tout dedans et plus extérieur que tout dehors. Elle est […] la spatialisation originaire qui rend possibles et qui gouverne toute localisation et toute assignation de territoire.16 Dans la mise en scène de…que nuages…, le corps est à la merci d’un regard, au détour d’une zone lumineuse qu’il lui faut franchir entre deux refuges. Intervalle sans statut déterminé, c’est pourtant lui qui permet d’orienter l’espace et de répartir les différents lieux. Le refuge inclut donc le corps quand le souvenant s’abandonne au souvenir du visage, mais il l’oblige, pour l’atteindre, à passer sous cette lumière aveuglante qui le rend visible. Entre abandon et capture, orientation et désorientation, le souvenant devient comme d’autres réfugiés beckettiens la victime passive d’un nouvel « œil de proie »17 – angoisse impassible dont la course de Buster Keaton, fuyant la caméra de Film (1964), propose l’équivalent terrorisé. De l’abandon-prédation à l’abandon-souvenir, le « cabinet mental » reste donc le lieu d’une intimité préservée pour mieux s’ouvrir à la rémanence d’une « image sublime »18 : celle, gracieuse, du visage aimé, chaque fois retrouvée en exception de la pénombre.

Errance : de la perte au partage Dernière version d’une géographie de la perte, le texte Mal vu mal dit (1981) où l’errance d’une vielle femme se fait plus hasardeuse, moins programmée. À la fois objet et sujet d’un deuil, elle est doublement « perdue » : dans l’espace de son errance endeuillée, et par un « œil » qui cherche à la revoir et la perd sans cesse de vue. L’angoisse de la perte

16 Giorgio Agamben, Homo Sacer, Seuil, 1997, p. 120-121. 17 Imagination morte imaginez, ibid. 18 Gilles Deleuze, L’Épuisé, postface à Quad, op. cit., p. 97.

73 prend d’abord la forme d’un problème visuel, entre mémoire et oubli : « Elle se perd. Avec le reste. Le déjà mal vu s’estompe ou mal revu s’annule »19. « L’œil » se fait donc le relais d’une écriture du ratage qui cherche à assumer la perte, à l’incorporer en la rejouant pour « connaître le bonheur »20. D’une apparition à l’autre, l’écriture balise donc une « dérobabe » – dont la vibration rythmique des toiles de Bram van Velde présenterait l’écho pictural21. D’un point cardinal à l’autre, entre le cabanon-refuge, le champ de caillasse et la tombe, le spectre décrit une géographie précisément détaillée, équivalent de la trajectoire céleste de Vénus : « Tirant tant bien que mal au sud elle jette vers la lune à venir sa longue ombre noire », « Á l’est la couche. Á l’ouest la chaise. Lieu donc que seul partage l’usage qu’elle en fait ». Comme souvent chez Beckett, le corps détermine la mesure, l’orientation et l’usage du lieu qui lui-même détermine en retour les mouvements du corps : « l’espace apparaît à celui qui le parcourt comme une ritournelle motrice, postures, positions et démarche » résume Deleuze dans L’Épuisé22. Le corps devient un centre-nomade qui se déplace « tant bien que mal » et ne cesse logiquement de « s’en aller sans jamais s’éloigner ». La perte laisse donc entendre une pluralité ambiguë, surdéterminée, de significations, au risque de la perte plus « folle » de toute identité : « en ce cas c’est à douter certaines – à désespérer certaines nuits qu’elle […] retrouve jamais le nord ». Mais la perte met surtout en jeu un partage : partage du lieu (et de « l’usage qu’elle en fait »), partage de l’expérience du deuil (pour l’œil et la femme, le fils et la mère23) et partage du sens lui-même. Le sens de la « perte », comme ailleurs de la « fin », dessine lui aussi une géographie nomade, toujours déjà pluralisée, toujours déjà entre deux sens hétérogènes. Un partage du sens dont cette géographie retrouve le plan « littéral » de différenciation et la puissance de métamorphose en deçà de toute métaphore24.

19 Mal vu mal dit, Minuit, 1981, p. 60. 20 Cf. Sjef Houppermans, « Mal vu mal dit : Travail d’œil, travail du deuil », Samuel Beckett Today/Aujourd’hui, Samuel Beckett : endlessness in the year/fin sans fin en l’an 2000, éd. Angela Moorjani et Carola Veit, New-york, Amsterdam, Rodopi, p. 361-371. 21 Autre « deuil de l’objet » dont Beckett décrit le processus dans « Peintres de l’empêchement » in Le monde et le pantalon, Minuit, 1990, p. 54. 22 L’Épuisé, op. cit., p. 75. 23 Selon Évelyne Grossman, « Mal vu mal dit serait ce tombeau, au sens musical et poétique du terme, que Beckett écrit in memoriam, partageant sa mort à venir avec sa mère déjà morte », « Beckett et la représentation de la mort » in Samuel Beckett. L’écriture et la scène, textes réunis par Évelyne Grossman et Régis Salado, Paris, Sedes, 1998, p. 122. 24 Sur la pratique littérale de l’écriture comme refus de la métaphore chez Deleuze, voir François Zourabichvili, Littéralité et autres essais sur l’art, PUF, Lignes d’art, 2011 : « La pratique littérale soulève la chape de plomb de la répartition sédentaire, a priori, des significations, où les contami-

74 L’écriture transmue ainsi la perte subie en création d’un lieu divisé où se perdre et se retrouver, suivant la logique d’un partage immanent ou « disjonction incluse »25 selon Deleuze. Beckett nommera « compagnie » cette appartenance mutuelle qui attire et sépare26, partout à l’œuvre dans Mal vu mal dit : « elle ne se montre qu’aux siens. Mais elle n’a pas de siens. Si si elle en a un. Et qui l’a elle »27. C’est bien de cette communauté des esseulés que l’écriture invente le lieu de résonance et la chambre d’échos poétiques. Le travail plastique de l’écriture est ainsi doublement local : comme configuration de situations minimales, d’impasses nouvelles, « géographie mentale »28 où le monde et l’inconscient partagent leur logique illogique ; et comme écriture du détail, qui libère les symptômes d’une altérité persistante, d’une puissance secrète, vers d’autres lignes de partage dans l’espace et le temps. « Ré-fugié » signifie étymologiquement « celui qui recule en fuyant ». La géographie beckettienne arrête donc le réfugié dans sa fuite ou le fait tourner en rond, mais c’est pour inventer chaque fois un nouveau « désordre » où les traces d’un sujet continuent de « s’insinuer » : de se frayer un chemin dans ses propres ruines, de s’y laisser entendre comme hypothèses toujours relancées.

Notice bio-bibliographique : Guillaume Gesvret ([email protected]) prépare à l’Université Paris Diderot - Paris 7 une thèse intitulée « Beckett, plasticité littéraire et modernités artistiques » sous la direction d’Évelyne Grossman. Membre du comité de rédaction de la revue Limit(e) Beckett, il a notamment publié « “Faire surface” : affect et plasticité dans Oh les beaux jours » (La Licorne). À paraître : « Trahir la trame : contrainte et affect chez Samuel Beckett, François Morellet et KP Brehmer » (Nouvelle revue d’esthétique).

nations sémantiques et les migrations d’« idées » d’un domaine à un autre passent pour métaphoriques, pour gagner la terre impartagée de la distribution dite nomade du sens », p. 44. 25 « La disjonction est devenue incluse, tout se divise, mais en soi-même », Gilles Deleuze, L’Épuisé, op. cit., p. 59-60. 26 Compagnie, Minuit, 1982. 27 Mal vu mal dit, op. cit., p. 15. 28 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991-2005, p. 91-92.

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(anti)Chambres La dispute entre l’architecture et l’espace dans l’œuvre de Samuel Beckett

Esteban RESTREPO RESTREPO Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC) Université Paris 8 Vincennes - Saint Denis (UFR LLCE/LEA)

« L’espace vous intéresse ? Faisons-le craquer » Samuel Beckett

L’espace et l’architecture se trouvent en permanente dispute dans l’œuvre de Samuel Beckett. L’espace résiste à se structurer, à s’architecturaliser. L’architecture ne peut s’y concevoir paradoxalement que dans son instabilité, en démentant apparemment les préceptes qui la fondent. Á la question : qu’est-ce que l’architecture ? Henri Maldiney répond de façon concise qu’elle est « l’articulation d’un espace »1, il renvoie explicitement au composant grec arkhè du terme architecture qui veut dire principe, « là où les choses sont supposées commencer »2. De son côté l’architecte Wolf Prix postule que « The end of space is the beginning of architecture »3. Articulation, principe ou commencement suggèrent là l’instauration d’un certain ordre sur une entité par définition déstructurée : l’espace même. L’architecture en chargeant l’espace d’attributs, à savoir une étendue, une mesure et une profondeur définies, autorise donc son appréhension. Or deux dispositifs ont dominé la ou plutôt, les métaphysiques de l’architecture, l’œil et la mémoire. C’est grâce à leur assemblage que se produit l’instauration d’un principe articulateur de et dans l’espace. Néanmoins chez les personnages de Beckett l’architecture n’est pas soumise à l’hégémonie de la vue et de la mémoire puisque comme on le sait, ils se trouvent pratiquement dépourvus de ces qualités-là. Et si « l’état de nos organes et de nos sens ont beaucoup d’influence sur notre métaphysique et sur notre morale » comme le dit Diderot4,

1 Henry Maldiney, « Rencontre avec Henry Maldiney : Éthique de l’architecture », in Éthique, architecture, urbain, dirigé par Chris Younès et Thierry Paquot, Paris, La Découverte, 2000, p. 21. 2 Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 2005, p. 12. 3 Wolf Prix, Get off of my cloud, Ostfildern-Rui, Hatje Cantz Verlag, 2005, p. 69. 4 Denis Diderot, Lettre aux aveugles, Paris, GF-Flammarion, 1972, p. 86-88, cité par Herman Parret in Spatialiser haptiquement : de Deleuze à Riegl, et de Riegl à Herder, Nouveaux Actes Sémiotiques (en

77 il faut observer comment les personnages de Beckett arrivent à appréhender et à concevoir une certaine architecture en modifiant ces préceptes rétiniens et mnémotechniques. Il faut pour une telle entreprise faire appel à la notion d’espace lisse énoncée par Gilles Deleuze et Félix Guattari5, espace de structuration haptique et nomade par opposition à un espace strié de structuration visuelle et sédentaire, pour aboutir à une architecture où la présence immédiate du corps sur elle lui permet de s’éprouver d’une autre manière. Le passage est la constante spatiale à l’intérieur du projet de Samuel Beckett, même si un grand nombre de situations se déroulent dans des chambres. Pensons à Malone, à Watt et à Mr. Knott, ou à Molloy. Néanmoins ces chambres là ne sont pas du tout fixes, elles sont plutôt des chambres instables qui incitent leurs locataires à se diriger vers d’autres chambres. Les chambres beckettiennes s’affirment comme telles mais en même temps se démentent, elles sont simultanément chambres et antichambres, des espaces de séjour mais aussi des espaces d’attente, des espaces de repos mais aussi des espaces d’errance. Aujourd’hui je voudrais m’arrêter sur trois passages qui impliquent une querelle entre architecture et espace dans l’œuvre de Beckett.

Passage 1. - De l’architecture à l’espace Suite à son arrivée dans la maison de Lulu le protagoniste de Premier Amour effectue une procédure de désaffection de la chambre où il restera pendant un temps indéfini. Il commence par sortir tous les meubles qui s’y trouvent vers le couloir. Il vide la chambre en effaçant tout système de références et tout réseau de rapports préalablement constitué. Ainsi, la chambre retourne à sa condition de spatialité pure, elle devient désert et labyrinthe, toujours identique, et le personnage se trouve confronté à la tektôn, deuxième composant du terme architecture, lié à sa matérialité. La chambre ainsi se nie elle-même en tant que structure, elle devient alors antichambre. Par ailleurs l’amoncellement des meubles dans le couloir empêche l’accès à la chambre où le personnage s’emprisonne et la chambre change alors de statut pour devenir cellule. En se repliant en pure intériorité, et en refoulant toute extériorité, la condition dialectique de l’architecture comme médiatrice entre un dedans et un dehors se désactive, il ne reste plus qu’un espace continuel. Molloy de son côté, au fil de son errance, désactive l’architecture devant laquelle il passe. Désactiver veut dire faire tomber en ruines. Désactiver une structure, c’est casser les rapports qui lient les différentes parties qui la composent. Ainsi si on reprenait la définition de ligne), Prépublications, 2008 - 2009, Sémiotique de l’espace. Espace et signification. Disponible sur : http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=3007 5 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 592-625.

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Henri Maldiney on pourrait dire que Molloy désarticule l’architecture. Néanmoins la ruine dans le cas de Molloy ne doit pas se comprendre comme la décomposition physique d’un bâtiment donné, mais comme le dépouillement symbolique de celui-ci, l’abandon de tout l’assemblage de codes qu’il représente. C’est le sujet qui ruine l’espace à son passage. Molloy éprouve une sorte de rejet envers le trait propre de la dialectique intérieur-extérieur que l’architecture représente. Bien qu’il réussisse à entrer en ville, il reste extérieur à elle, il est imperméable aux principes structurants de l’architecture, pour lui, elle est indistincte comme la chambre désaffectée du personnage de Premier Amour. Enfin Watt et Mr Knott reformulent en permanence la chambre de ce dernier. Commode, coiffeuse, table de nuit et table de toilette se déplacent sans cesse dans l’espace. Bien que la porte, la fenêtre, le feu et le lit restent apparemment à la même place, le nomadisme des quatre autres éléments empêche toute stabilisation et tout repérage à l’intérieur de la chambre. Ainsi ce que l’on croit fixe ne l’est plus, les huit éléments sont en fuite continuelle. La chambre est toujours une autre chambre. Et la chambre devient antichambre et l’antichambre chambre, et ce processus se répète sans cesse, rythmiquement. Ainsi il n’était pas rare de voir le dimanche la commode debout près du feu, et la coiffeuse pieds en l’air près du lit, et la table de nuit sur le ventre vers la porte, et la table de toilette sur le dos près de la fenêtre ; et le lundi la commode sur le dos près du lit, et la coiffeuse sur le ventre près de la porte, et la table de nuit sur le dos près de la fenêtre, et la table de toilette debout près du feu ; et le mardi…6

Passage 2. - De l’espace au projet Or, en ayant déstructuré l’architecture où il demeure, le personnage de Beckett se dispose à effectuer un deuxième mouvement. Il projette un espace qui est hors de lui, ailleurs, hors de sa portée, et se lance à sa recherche, il commence à l’invoquer, à le rendre plus proche en l’attirant vers lui, à le déloigner, pour reprendre le terme de Heidegger. Néanmoins il ne quitte pas l’espace désaffecté dans lequel il demeure, il établit ainsi une tension entre ces deux spatialités qui possèdent des qualités différentes. Ce deuxième mouvement opéré par le personnage de Beckett renvoie au projet architectural que Pierre Pellegrino définit comme « la tension du désir vers un objet qui n’existe pas encore, une anticipation à partir de l’absence »7. Les habitants du Dépeupleur oscillent entre deux spatialités : le sol en caoutchouc du cylindre et les niches creusées à mi-hauteur tout au long du mur qui délimite le sol. Deux

6 Samuel Beckett, Watt, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968-2007, p. 212- 213. 7 Pierre Pellegrino, Le Sens de l’espace. Le Projet architectural. Livre IV, Paris, Anthropos, 2007, p. 15.

79 espaces avec des principes tout à fait différents : l’un absolument géométrisé et « harmonique » ; l’autre, informe et discordant. Les deux cents corps locataires du cylindre cherchent tous (excepté quelques exceptions marginales) à atteindre un espace-désir, à savoir les niches où ils pourront s’allonger pendant quelques instants. Leur oscillation se redouble grâce à la vibration constante de l’habitacle dont la température et la lumière oscillent à leur tour, en créant un espace en permanente mutation, un espace impossible à figer, un espace qui se déplace toujours vers un autre. Les habitants du Dépeupleur attendent leur tour dans une file pour grimper aux échelles qui les conduiront aux niches, puis ils redescendront, et cette séquence-là se répète sans cesse. Le sol du cylindre devient donc antichambre, à savoir un espace en attente de l’espace désiré. Molloy de son côté se trouve en perpétuelle pérégrination vers la maison de sa mère, elle est sa cible, son projet. L’incompatibilité métaphysique entre l’espace où se trouve Molloy et l’espace vers lequel il se projette, c’est-à-dire entre un espace physique désaffecté et un espace possible désiré, le met automatiquement dans un mouvement double et paradoxal : une mise en orbite sans centre reconnu et une errance avec but défini. Au lieu de se présenter en sa détermination métrique ou sédentaire, l’espace dans Molloy se trouve plutôt dans une dimension vectorielle ou nomade. L’espace n’est pas un espace où rester mais un espace à traverser, un passage. Le personnage beckettien habite donc l’intervalle constitué par deux points de fuite ou de tension, à savoir l’espace-ruiné et l’espace-projeté. Molloy en orbitant autour de la maison de sa mère constitue le monde entier en antichambre, en espace d’attente. L’Innommable à son tour, détaché de toute constitution corporelle et dépourvu de toute localisation spatiale, ne fait qu’implorer avec sa parole le surgissement de l’espace de son désir. Il se projette vers lui. L’état donc de cette spatialité-là est celui de la possibilité, elle reste dans un état préalable à sa réalisation. Les multiples hypothèses lancées par L’Inno- mmable tout au long de son errance cohabitent ensemble même si elles se contredisent, en produisant une spatialité multiple, une hétérotopie, en se mettant en orbite autour de la cible d’une éventuelle mise au monde, sans y arriver. Chez Beckett l’architecture n’arrive pas, mais comme le dit Jacques Derrida « dire de l’architecture qu’elle n’est pas, c’est peut-être sous- entendre qu’elle arrive. Elle donne lieu sans en revenir ».8 La parole ininterrompue de l’Innommable vient heurter cette architecture qui n’arrive pas encore.

8 Jacques Derrida, 52 Aphorismes pour un avant propos in Cahiers du CCI (Hors Série), Mesure par mesure, Architecture et philosophie, Paris, Éditions du Centre Pompidou/CCI, 1987, p. 11.

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Que voulez-vous, il faut spéculer, spéculer, jusqu’à ce qu’on tombe sur la spéculation qui est la bonne.9

Passage 3. - Du projet à l’architecture Ainsi le personnage de Beckett en premier lieu déstructure l’architecture dans laquelle il habite, puis il se projette vers une architecture qui est forcément ailleurs, en créant ainsi un intervalle. Mais comment réussit-il à appréhender l’architecture de cet intervalle-là, de cet espace vectoriel, de cette antichambre ? Malone est dans une chambre, allongé sur un lit, immobile, il y demeure, quasi aveugle, quasi amnésique depuis qu’il a récupéré sa conscience. Mais, même en désirant une mort proche, il veut aller au-delà de cette chambre quelconque et ordinaire comme il la dénomme. Il recherche de l’intérieur de la chambre une autre chambre. Néanmoins ce qui est tout à fait significatif dans le cas de Malone c’est que le passage d’une chambre à l’autre se fait dans le même espace. La chambre désirée est en effet l’autre de la chambre ordinaire. Toutes deux cohabitent dans le même espace physique. La chambre de Malone a ainsi deux natures. La première serait d’ordre strié, là on peut constater des visions stables dont le lit appuyé à la paroi et la porte par où une main lui apporte les repas. D’un autre côté il y a le coin obscur, de nature lisse, impénétrable au regard, encore inconnu et inexploré, voire extérieur. C’est cet extérieur-là, présent dans sa propre chambre, que Malone se proposera d’explorer. De cette manière la chambre sera à la fois antichambre, zone depuis laquelle Malone cherche une chambre cachée. Le bâton qui lui a été offert devient l’instrument qui va lui permettre d’aller à la recherche de sa chambre et d’en acquérir des qualités. Le bâton devient un instrument de médiation entre Malone et la chambre désirée. Le bâton est la ligne vectorielle qui unit la chambre claire et la chambre obscure. Malone prend son bâton et le dirige vers le « là-bas », en traversant les marges de la visibilité, bref tous les attributs propres d’une métaphysique sédentaire de l’architecture relevant de la vue, pour arriver à un espace nomade d’événements tactiles, de différences non visuelles, un espace sans profondeur et sans étendue qu’il se propose d’appréhender à tâtons. L’acte de tâtonner devient une tentative pour explorer l´espace devant lui mais aussi l´espace avant lui. Les vibrations, sonorités et textures présentes dans la chambre à venir seront transmises à Malone en lui permettant d’en créer toute une topologie constituée par les altérations de l’homogénéité de la chambre obscure, qui restait indistincte et impénétrable

9 Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1953-2004, p. 138.

81 depuis l’antichambre. Tout au long du bâton voyage l’information vibrante qui arrive jusqu’à Malone le faisant vibrer à son tour. C’est cette convulsion qui le secoue, manifestation nerveuse de la figure non géométrique de la chambre obscure qui désormais l’habite. La chambre prend forme sur le corps de Malone, elle y acquiert une certaine présence : Toutes ces choses sont ensemble dans le coin, pêle-mêle. Je les repérerais au toucher, le message affluerait tout le long de mon bâton, j`accrocherais l’objet désiré et l’amènerait jusqu´au bas du lit, je l’entendrais glisser ou sautiller vers moi le long du plancher, de plus en plus proche, de moins en moins cher, je le hisserais sur le lit en faisant attention à la fenêtre, au plafond, et en fin je l’aurais dans mes mains.10 Arrêter le coup répété du bâton signifierait défaire ou plutôt arrêter l’espace même. L’espace habite et s’écoule dans le coup du bâton. La chambre obscure est constituée par un rythme, par une percussion. Dans la procédure ininterrompue du tâtonnement, chaque coup donné s’ajoute à l’immédiatement antérieur, et leur assemblage produit ainsi une composition musicale. La chambre obscure se rend ainsi intense, fortement présente, du fait de l’amnésie de Malone. Mais on ne peut pas parler d’une composition avec une structure classique où les figures reviennent régulièrement et permettent un repérage spatio-temporel. Chez Malone chaque coup est distinct à l’intérieur, et pour autant chaque fois l’architecture se présente d’une façon différente. Chez Malone l’architecture est toujours la première fois de l’archi- tecture. Le coup du bâton est toujours la naissance de l’architecture, mais en même temps sa fuite. Dans sa condition nomade, elle est toujours actuelle, sans subordination à l’architecture immédiatement antérieure. Ainsi l’arkhè, le principe de l’architecture, ne cesse pas d’y revenir.

Notice bio-bibliographique : Esteban Restrepo Restrepo ([email protected]) est architecte. Il a obtenu un master en Esthétique à l’Universidad Nacional de Colombia et un master en Littérature à l’Université Paris Diderot - Paris 7 et l’Université Paris 8 – Vincennes - Saint-Denis. Ses recherches et ses écrits portent sur les rapports entre architecture et littérature. Il travaille actuellement à un essai sur les architectures fragiles dans l’œuvre de Samuel Beckett ainsi qu’à l’écriture de divers récits de fiction.

10 Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les Éditions de Minuit, 1951-2004, p. 126.

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« [L]a vie, osons-nous presque dire, dans l’abstrait pur » Pour une description philosophique de la scène beckettienne

Nicolas DOUTEY Université Paris IV - Sorbonne (UFR de Littérature française et comparée)

« Abstractisme et concrétisme ». C’est ainsi que se termine l’une des notes prises par Adorno alors qu’il préparait son article sur Fin de partie à l’été 19601. Sans se limiter à Fin de partie, il semble en effet que les pièces de Beckett se déploient à la fois dans l’élément d’une grande abstraction (qui a pris des visages très divers dans la critique beckettienne) et dans le sens d’une pratique très concrète (rappelons par exemple ce qu’elles ont pu donner à penser en termes de « littéralité » théâtrale). Approcher ses pièces en ces termes semble d’autant plus justifié qu’on les retrouve souvent sous la plume de Beckett lui-même lorsqu’il évoque des œuvres – il s’explique par exemple son admiration pour une toile de Ballmer en la qualifiant de « concret métaphysique »2. Je vais aborder cette question à partir du problème de la scène car il me semble qu’on peut toucher là la réorganisation par Beckett de l’économie scénique traditionnelle de l’abstrait du concret. 1. La scène est massivement pensée comme le lieu du rapport des dimensions du concret et de l’abstrait, et plus précisément de leur union dans une incarnation3. Pour le comprendre, concentrons-nous sur la pratique illusionniste du théâtre. Le point de départ est dualiste : on a d’un côté, suivant le lexique de l’analyse théâtrale, la « réalité scénique » (ce qui est concrètement et « réellement » présent sur scène), et de l’autre la « réalité dramatique » (l’univers fictionnel). La scène ne remplit son office que lorsque la réalité scénique vient incarner la réalité dramatique – conception passée dans le langage courant : un acteur « incarne » un personnage. Le concret vient donner son épaisseur à l’abstraction fictionnelle (termes dans lesquels est aussi largement pensé le passage du texte, associé au

1 Adorno, Notes sur Beckett, trad. par C. David, Caen, Nous, 2008, p. 33. 2 Dans son carnet de voyage en Allemagne (novembre 1936), cité par J. Knowlson, Beckett, trad. par O. Bonis, Arles, Actes Sud, 2007, p. 402. 3 En contexte philosophique, de manière presque systématique, le concept de scène vient signer le surmontement de l’opposition entre corps et esprit, matière et idéalité – c’est également un des sens premier du mot skênê (voir par exemple Jean-Marie Pradier, « Ethnoscénologie : la profondeur des émergences », dans Internationale de l’imaginaire, n° 5, « La Scène et la terre – Questions d’ethno- scénologie », Paris, Babel, 1996, p. 13 sq.).

83 drame, à la scène). Il faut que les réalités scénique et dramatique coïncident en permanence : si la réalité scénique apparaît telle quelle, je perds l’illusion. Notons que la réalité scénique comprend la relation théâtrale effective, c’est-à-dire le courant d’adresse qui s’établit entre la scène et la salle. Rappeler que la fiction prend place dans le cadre d’une communication entre scène et salle, c’est, là encore, perdre l’illusion : celle-ci suppose la clôture de l’univers fictionnel. La coïncidence incarnationnelle des réalités scénique et dramatique implique donc une dissimulation de la relation théâtrale (et plus largement des conditions matérielles de production de la fiction), sa dénégation. Cette conception illusionniste de la scène, fondée sur un dualisme du concret et de l’abstrait, ne vise qu’à son dépassement : il n’y a donc ni « abstractisme » ni « concrétisme », mais enveloppement mutuel, résorption de la tension. On peut donc s’attendre à ce qu’elle ne convienne pas à la scène beckettienne. Et en effet, aussi surprenant que cela puisse paraître, les réalités scénique et dramatique ne s’opposent pas chez Beckett. Au troisième acte d’Eleutheria, son « discours de 4 la méthode » , LE SPECTATEUR monte sur scène. Or, fait remarquable, ce ne sont pas les acteurs qui lui répondent, au niveau de la relation théâtrale effective, mais les personnages. Ainsi, alors que le spectateur dit qu’il est déjà onze heures du soir, et que la pièce n’a toujours pas beaucoup progressé, le vitrier lui répond : « [v]ous avancez de six heures »5, faisant référence au temps fictionnel. Les réalités scénique et dramatique coexistent ici en bonnes amies : la fiction ne se dissout pas lorsque surgit le réel théâtral. La structuration générale de la figuration n’est donc pas celle de l’incarnation : il n’y a pas de dépassement de l’oppo- sition, car il n’y a pas opposition. Avec Eleutheria, Beckett met l’incarnation dans l’impasse – Victor, le protagoniste, habite « impasse de l’Enfant-Jésus » (p. 28). On ne s’étonne pas, alors, que, là où l’illusion suppose d’escamoter la dimension d’adresse constitutive de la relation théâtrale effective, les pièces de Beckett sont au contraire très adressées, convoquent explicitement les spectateurs. Les manifestations les plus visibles en sont des adresses plus ou moins directes, ou des figurations explicites – outre LE 6 SPECTATEUR d’Eleutheria, on peut penser au « tonnerre d’applaudissements » enregistré à la fin de Catastrophe, que fait cesser le protagoniste lorsqu’il lève la tête dans un geste d’insoumission : ce type de figuration complique la posture du public réel, module le rapport.

4 Dougald McMillan, « Eleutheria : le Discours de la Méthode inédit de Samuel Beckett », trad. par É. Fournier dans P. Chabert (dir.), Revue d’Esthétique, « Samuel Beckett », Paris, J.-M. Place, 1990, p. 101-109. 5 Beckett, Eleutheria, Paris, Minuit, 1995, p. 145 (les références ultérieures sont données dans le texte). 6 Beckett, Catastrophe et autres Dramaticules, Paris, Minuit, 1997, p. 81.

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Étant rappelés à la réalité de la relation à la scène, les spectateurs n’oublient pas qu’ils sont au théâtre : l’accent se déplace ainsi de l’incarnation d’une fiction homogène, à un travail sur le rapport scène/salle. Si cette pratique de la scène n’est pas incarnationnelle, comment la décrire ? Je propose de répondre : comme une pratique « pragmatiste ». Un détour philosophique s’impose ici. On sait l’importance qu’a eue dans la formation intellectuelle de Beckett la Critique du langage de Fritz Mauthner (lue en 1938). Pour ce qui nous intéresse, Mauthner propose que le langage, dans lequel nous pensons, ne désigne pas la réalité, puisque les mots sont arbitraires, et le langage une convention sociale. Après Vico (que Beckett avait lu en 1929), Mauthner insiste sur la dimension « historique », contingente et collective du langage et de la raison. Sa réflexion est proche ici de celle de Wittgenstein (qui l’avait lu et que Beckett lit à la fin des années 1950) et des pragmatistes : la pensée a une texture pratique, elle n’est pas séparable de sa condition contextuelle de production – en termes théâtraux : la fiction n’est pas séparable de la relation théâtrale effective. Ce contextualisme non-dualiste rend impossible l’incarnation illusionniste puisque l’opposition que celle-ci surmonte miraculeusement n’est pas initialement établie. On propose alors : Beckett n’écrit pas des fictions homogènes que la machine théâtrale permet d’incarner, il écrit à même la scène, à même le théâtre. Plutôt qu’espace privilégié d’une incarnation, la scène serait le lieu de déploiement d’un « jeu social » (« society game », formule de Beckett désignant le théâtre dans une lettre à Alan Schneider en 19597) avec la salle, dans le cadre d’une relation de communication privilégiée car avec un public en présence. Ce point mériterait d’être bien plus longuement développé, mais je ne ferai ici que m’y adosser pour répondre à notre question : à quoi renvoient alors l’« abstractisme » et le « concrétisme » dont parle Adorno ? 2. Mon hypothèse est que, contrairement à ce qui se passe dans le modèle illusionniste, l’abstrait ne prend pas les couleurs de la « vie » : il s’y confronte8. Dans son article sur Fin de partie, Stanley Cavell écrit que : le fondement de la qualité de la pièce, c’est le caractère ordinaire des événe- ments qui s’y passent. Certes, ce qu’on nous donne à voir, c’est deux vieux à moitiés enfoncés dans des poubelles, et un paraplégique aveugle […]. Mais

7 M. Harmon (éd.), No Author better Served, Cambridge/London, Harvard University Press, 1999, p. 56. 8 Le modèle de cette confrontation proposé ici s’applique surtout à Godot, Fin de partie et Oh les beaux jours – il se joue différemment ailleurs, notamment dans les dramaticules.

85 prenez un peu de recul par rapport à cette extravagance, et c’est une famille, tout simplement.9 Les pièces de Beckett font en effet une place centrale à l’ordinaire : les relations entre les personnages sont communes (une famille dans Fin de partie, deux amis dans Godot, et un couple dans Oh les beaux jours, presque une « caricature » du couple ordinaire, Winnie s’affairant avec son sac et Willie lisant le journal) ; et, en outre, l’absence de « grande action dramatique » fait place à toute une série de petites activités tout à fait communes et prosaïques : manger, avoir des problèmes de chaussure, raconter une histoire drôle, chanter, uriner, aller et venir, regarder par la fenêtre, s’occuper avec divers objets sortis d’un sac – rappelons que l’idée de départ d’Oh les beaux jours était de traiter la relation d’un homme avec sa poche, difficile d’imaginer sujet plus quotidien. Dans cette mesure, on pourrait dire que ces pièces présentent (de) « la vie », dans son caractère non-théâtral, non-miraculeux. Mais cet « ordinaire » s’inscrit dans un milieu, apparaît depuis une condition, tout à fait extraordinaire, invraisemblable. La raison principale en est que des éléments déterminants ne trouvent pas de raison dans le domaine fictionnel établi, alors qu’ils exigeraient une explication. Qui est Godot, où sont Vladimir et Estragon et pourquoi l’attendent-ils ? Où sont Clov et Hamm ? Pourquoi Winnie est-elle enterrée dans ce mamelon de terre ? Comme le rapporte A. Schneider, le mamelon où Winnie s’enfonce est simplement, selon Beckett, sa « condition d’existence »10. En tant que tel, il n’est pas plus à interroger que le fait que nous ayons deux bras. Il n’y a pas de raison fictionnelle à cela – une simple décision de l’auteur. Bien sûr, on peut y voir du symbolique, une métaphore de l’existence humaine – mais le fait même qu’on soit amené à faire ce genre d’interprétations, et il y en eut beaucoup, est la preuve que la fiction elle-même, à cet endroit, est béante. C’est là, je crois, que nous retrouvons l’abstraction. Mon idée est que le traitement beckettien de l’abstraction est à comprendre depuis les épistémologies contextualistes d’un Mauthner ou d’un Wittgenstein. L’abstrait n’est pas, dans ces pièces, un monde idéal parallèle au monde concret, comme c’est le cas dans la logique de l’incarnation ; ce serait plutôt le résultat d’une procédure d’arrachement à la vie ordinaire, de décontextualisation11. Beckett réalise l’abstrait, non pas pour lui donner un contenu, mais au

9 S. Cavell, « Mettre fin au jeu de l’attente. Lecture de Fin de partie » dans Dire et Vouloir dire, trad. par S. Laugier et C. Fournier, Paris, Cerf, 2009, p. 222. 10 A. Schneider, « “Comme il vous plaira”, travailler avec Samuel Beckett », dans T. Bishop et R. Federman (dir.), Cahier de L’Herne « Samuel Beckett », Paris, L’Herne, 1976, p. 92. 11 M. Perloff a proposé une lecture de Watt qui va dans ce sens, en parlant, « en termes wittgen- steiniens, [d’]une déficience d’usage ou de contexte [a use or context deficiency] » (Wittgenstein’s

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contraire pour le laisser pur, l’abstrait en tant qu’abstrait de tout, hors de tout contexte, sorti du « monde de la vie ». Günther Anders écrit de Vladimir et Estragon qu’ils « sont abstraits dans le sens le plus cruel et le plus littéral : ils sont abs-tracti, ce qui veut dire “tirés, hors, à part” »12. Si l’abstraction est « cruelle », c’est à cause de cet arrachement au « monde de la vie », qui est également figuré : Beckett orchestre un choc, une confrontation, entre l’ordinaire et l’abstrait, réalité a-contextuelle qui, ainsi déterminée d’un point de vue contextualiste, prend des allures d’arbitraire, d’inexplicable – Winnie enterrée dans son mamelon. Les figures et les niveaux de cette abstraction sont multiples, j’évoquerai pour finir, à un niveau énonciatif, avec Cavell, la manière dont Clov, après que Hamm l’a menacé de ne plus rien lui donner à manger, analyse l’énoncé non pas comme un acte de langage (une menace) mais de manière purement logique, supprimant toutes les implications contextuelles (en l’occurrence sa propre mort), et tirant simplement la conséquence « Alors nous mourrons »13. L’extravagance vient ici du contraste entre l’approche « abstraite » et « le monde de la vie » ordinaire (où parler est agir) dont elle se détache. Le narrateur de Bande et Sarabande explique ainsi le fait que Belacqua ne pleure pas la mort de sa compagne Lucy : Sa modeste provision [de larmes] était exclusivement consacrée aux vivants, ce qui ne signifie pas tel individu infortuné ou tel autre mais la multitude anonyme des êtres en vie actuellement, la vie, osons-nous presque dire, dans l’abstrait pur. […] [Il] n’était capable d’aucune autre forme que celle-là : absolue, indéterminée, inaltérée par les circonstances, destinée sans discrimination à tous les non-morts, sans calcul.14 Abstraite de son contexte, cette formule, « la vie dans l’abstrait pur », me semble parfaitement rendre compte d’une des préoccupations théâtrales les plus originales de Beckett. Loin de chercher à sublimer la vie concrète dans une présentation spirituelle, ou de mettre une situation dramatique au service d’une idée philosophique comme les « existentialistes parisiens » qu’évoque Adorno15, le théâtre de Beckett réorganise l’économie du rapport

Ladder : Poetic Language and the Strangeness of the Ordinary, Chicago, The University of Chicago Press, 1996, p. 117 ; nous traduisons). 12 G. Anders, « Vivre sans le temps : sur la pièce de Beckett En attendant Godot », trad. par M. Touret, dans M. Touret (dir.), Lectures de Beckett, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998, p. 144. 13 Beckett, Fin de partie, Paris, Minuit, 1998, p. 19-20 ; S. Cavell, Dire et Vouloir dire, op. cit., p. 232 sq. 14 Beckett, Bande et Sarabande, trad. par É. Fournier, Paris, Minuit, 1994, p. 179-180. 15 Adorno, « Pour comprendre Fin de partie », Notes sur la littérature, trad. par S. Muller, Paris, Flammarion, 1999, p. 201.

87 concret/abstrait : mettre la vie même, dans toute sa « confusion » comme il le disait, dans un milieu au fil de ses pièces de plus en plus « absolu, indéterminé », hors de toute circonstance, abstrait.

Notice Bio-bibliographique : Nicolas Doutey ([email protected]), normalien agrégé, ATER à l’Université Paris- Sorbonne, achève sous la direction de Denis Guénoun un doctorat consacré à une déter- mination philosophique de la scène depuis l’écriture théâtrale de Beckett. Auteur de plusieurs articles et essais au croisement du théâtre (Beckett, Fosse, Renaude…) et de la philosophie, de traductions, il est également écrivain de théâtre.

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« Entre ces apparitions, que se passe-t-il ? » La tension interstitielle dans l’œuvre de Beckett

Julia SIBONI Tel-Aviv University

L’interstice, figure de l’écart tensionnel L’interstice, qui peut être défini comme un très petit espace vide, met l’accent sur l’aspect à la fois exigu et laissé vacant de l’espace ainsi caractérisé. La faille entre deux éléments peut également prendre la forme du hiatus, désignant d’abord une ouverture avant de prendre le sens plus courant d’interruption, d’interstice. On trouve ainsi de façon récurrente chez Beckett la locution adverbiale « de loin en loin », qui signifie « par intervalles » − temporels ou spatiaux − et qui implique un écart. En effet, l’interstice libère une puissance énergétique qui relève à la fois de l’espace et du temps. C’est précisément dans ce lieu interstitiel, dans l’entre-deux, que se tient le texte, en tension. Avec les Textes pour rien, dès les premiers mots du sixième fragment, Beckett pose explicitement la question de la nature de ces intervalles : « Entre ces apparitions, que se passe-t-il1 ? », demande le locuteur. Autrement dit, ce dernier s’interroge sur la part d’ombre, de non-dit, qui réside précisément entre les mots, faisant figure d’apparitions. Dans Dis Joe, le clignement de paupière de Joe laisse également affleurer ces mêmes points de rupture. De plus, à travers la diction emphatique de Vladimir dans En attendant Godot, l’interstice qui isole chaque syllabe sert à faire sonner le mot dans le silence, à le rehausser : « … épouvanté. (Avec emphase.) E-POU-VAN-TÉ2. » On repère le même procédé à l’acte II, où Vladimir déclare : « Il s’en est fallu d’un cheveu qu’on ne s’y soit pendu. (Il réfléchit.) (en détachant les mots) qu’on-ne-s’y-soit-pendu3. » De même, dans Oh les beaux jours, le bruit de lime à ongles vient « ponctu[er] » le discours de Winnie, à la fois en le trouant − en creusant une anfractuosité − et en lui conférant une cadence4. Quant au narrateur de Comment c’est, il revient de façon périphrastique sur la défini- tion de l’intervalle en évoquant à la fois l’espace et le temps : « désormais toutes les mesures

1 Samuel Beckett, Textes pour rien, Paris, Minuit, 1958, p. 153. 2 Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952, p. 12. 3 Ibid., p. 84-85. 4 Voir Samuel Beckett, Oh les beaux jours, Paris, Minuit, 1963, p. 48-49 et 50-51. Juste après, le rangement du sac ponctue à son tour les propos de Winnie (voir p. 52-53).

89 vagues oui vagues impressions de longueur longueur d’espace longueur de temps vagues impressions de brièveté entre les deux et par conséquent plus de calculs sinon d’ordre algébrique à la rigueur5 ». L’interstice sépare deux « longueur[s] » d’espace et/ou de temps, et s’avère reconnaissable à sa brièveté. Cette différence spatio-temporelle rend par conséquent les « calculs » superflus, à l’exception de ceux « d’ordre algébrique », le terme « algèbre » venant de l’arabe al-jabr, qui signifie contrainte, réduction : le seul calcul restant serait donc celui qui vise à réduire l’interstice, de plus en plus infime. Car le narrateur de Comment c’est est bien cette conscience à l’affût de bribes de voix et d’éclairs d’images, qui font irruption à intervalles réguliers. Le Je − dont le silence est soutenu par la paronomase entre les termes « coi » et « coin » − apparaît alors à lui-même dans l’interstice, le temps d’un éclair, à la dérobée : « et moi me verrai moi m’entreverrai dix secondes quinze secondes bien coi dans mon coin6 ». L’épanorthose souligne la nature interstitielle de la vision, puisque le locuteur semble se reprendre : il ne se verra pas, mais s’entreverra. En effet, l’épanorthose est par nature la figure de l’écart, du vide tensionnel inhérent à l’entre-deux. Si l’écriture commence par soustraire, évider, poser un écart, c’est donc pour mieux faire jouer la tension ainsi créée. Enfin, Cap au pire explore cette béance, cette fissure où siège l’être, notamment à travers les clignements de paupière qui représentent une forme de clivage, mais aussi grâce à cette image paradoxale qui superpose l’ouverture et la fermeture des yeux : « Yeux clos écarquillés. Yeux clos collés aux yeux clos écarquillés7. » Le hiatus, récurrent sur le plan thématique dans ce texte, fait alors l’objet d’un mouvement de réduction à l’infini ; il convient sans relâche d’« essayer d’empirer les hiatus »8. Le hiatus occupe une fonction bien déterminée dans l’économie de l’œuvre beckettienne. Silencieux (« lorsque les mots disparus »), il semble en effet jouer le rôle de révélateur ; en produisant une lueur, un éclair, il fait voir, rend visible, « désobscurci[t] », comme on peut le constater dans Cap au pire : « Hiatus pour lorsque les mots disparus. Lorsque plus mèche. Alors tout vu comme alors seulement. Désobscurci tout ce que les mots obscurcissent. Tout ainsi vu non dit9. » L’interstice visuel − de même que le silence entre les mots qui s’évertue à séparer ces derniers afin de parer la menace omniprésente de magma sonore −, œuvre contre la coulée ininterrompue de l’image et préserve un blank, garantit la respiration. On parvient alors à se mettre à l’écoute du silence, « du vide qui circule entre [l]es mots », comme l’analyse Foucault dans « La pensée du

5 Samuel Beckett, Comment c’est, Paris, Minuit, 1961, p. 80. Je souligne. 6 Ibid., p. 119. Je souligne. 7 Samuel Beckett, Cap au pire, Paris, Minuit, 1991, p. 27-28. 8 Ibid., p. 50. 9 Ibid., p. 53.

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dehors » : « […] il [le discours] est […] écoute non pas tellement de ce qui s’est prononcé en lui, mais du vide qui circule entre ses mots, du murmure qui ne cesse de le défaire, discours sur le non-discours de tout langage, fiction de l’espace invisible où il apparaît10. » Le hiatus, grâce à la rumeur qu’il accueille en son sein et qui circule en lui, perturbe l’agencement du discours, le défait. Le silence de l’écriture est donc cet intervalle imagé et mouvant qui place l’énonciateur sous la menace permanente du déséquilibre ; espace creusé, il consiste à monter la garde, à se maintenir en tension dans un entre-deux précaire. Dans cette optique, le silence serait ce lieu de la fabrication des images. L’interstice génère de fait une ouverture intérieure sur le dehors, lieu de passage, de transition. Le terme « déhiscent », employé par Deleuze dans L’Épuisé, vient ainsi du verbe latin dehiscere, qui signifie « s’ouvrir », et qui se dit en botanique des organes clos qui s’ouvrent d’eux-mêmes pour livrer passage à leur contenu. Le silence, qui à la fois troue le matériau et assume son rôle de connecteur avec ce qui l’outrepasse, devient par essence le lieu d’expérimentation de l’interstice − le silence que Derrida définit comme « l’entretemps élémentaire et décisif »11, dans Adieu à Emmanuel Lévinas. Or, selon Blanchot dans L’attente, l’oubli, c’est grâce à cette ponctuation, cet écart, cette séparation qui préserve de la fusion destructrice, que la communication devient possible : Quelqu’un en moi converse avec lui-même. Quelqu’un en moi converse avec quelqu’un. Je ne les entends pas. Pourtant, sans moi qui les sépare et sans cette séparation que je maintiens entre eux, ils ne s’entendraient pas.12 Ainsi l’interstice appelé également « mystère » par le critique, emblématise le point de rencontre et de jonction entre l’audible et le visible, tous deux rendus perceptibles par la prise de distance qu’implique l’intervalle : « Le mystère – quel mot grossier – serait le point où se rencontrent en la simplicité de la présence la chose qui se voit et la chose qui se dit. Mystère qui ne serait saisissable que s’il s’écarte, par une légère oscillation, du point mystérieux13 ». La déconstruction devient alors un acte déictique, qui consiste, pour reprendre les termes de Jean-Luc Nancy dans un entretien avec Derrida, à « montrer cet écart au sein de la présence »14.

10 Michel Foucault, « La pensée du dehors », Critique, n° 229, juin 1966, p. 530. 11 Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Lévinas, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1997, p. 200. 12 Maurice Blanchot, L’attente, l’oubli, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 2005, p. 35. 13 Ibid., p. 108. Je souligne. 14 Jacques Derrida, Points de suspension, Entretiens, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1992, p. 279.

91 L’arrêt constructeur En outre, l’interstice renvoie à la question de l’arrêt. Paradoxalement, l’arrêt se trouve être chez Beckett un moyen nécessaire pour avancer, comme le confesse Molloy : « Oui, ma progression m’obligeait à m’arrêter de plus en plus souvent, c’était le seul moyen de progresser, m’arrêter15 ». S’arrêter sert peut-être ici à remobiliser une énergie indispensable pour espérer atteindre l’épuisement, à la fois physique et langagier. Le locuteur de L’Innommable abonde dans ce sens, en montrant que les arrêts sont seulement un moyen de tenir, c’est-à-dire de « continuer » : « Je ne me suis jamais arrêté. Les arrêts que j’ai faits ne comptent pas. C’était afin de pouvoir continuer »16. L’arrêt − comme pause dans un cheminement matériel (immobilité) et locutoire (silence) − serait alors l’outil de prédilection de la tension. De plus, dans En attendant Godot, l’arrêt participe de la dramatisation sonore et gestuelle de la pièce. En effet, lorsque « un cri terrible retentit », Estragon se livre à un mime silencieux pour le moins expressif : Un cri terrible retentit tout proche. Estragon lâche la carotte. Ils se figent, puis se précipitent vers la coulisse. Estragon s’arrête à mi-chemin, retourne sur ses pas, ramasse la carotte, la fourre dans sa poche, s’élance vers Vladimir qui l’attend, s’arrête à nouveau, retourne sur ses pas, ramasse sa chaussure, puis court rejoindre Vladimir. Enlacés, la tête dans les épaules, se détournant de la menace, ils attendent.17 Cette didascalie insiste à trois reprises sur le rôle déterminant de l’arrêt. En effet, chaque arrêt sert à transformer une énergie contenue en élan soudain : « Ils se figent, puis se précipitent » ; « Estragon s’arrête », puis « s’élance vers Vladimir » ; il « s’arrête à nouveau, […] puis court rejoindre Vladimir ». L’arrêt ne semble donc pas menacer la progression. Bien au contraire, il contient en lui la potentialité de la reprise à suivre. De surcroît, apparemment, il s’impose au locuteur impuissant et sommé de le subir. Ainsi le narrateur de Comment c’est est-il littéralement en état d’arrestation par le silence : « moi en tout cas lui je vais lui demander ce que moi en tout cas je deviens quand le silence m’arrête puis recommence18 ». Plus loin, le narrateur demande avec insistance un répit, même bref et provisoire, « dix secondes quinze secondes »19. Le silence inaugure donc une trêve, un arrêt vital, servant peut-

15 Samuel Beckett, Molloy, Paris, Minuit, 1951, p. 129. 16 Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 56. 17 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 28. Je souligne. 18 Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 145. Je souligne. 19 Ibid., p. 163.

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être à reprendre son souffle, au milieu de ce « halètement sans trêve »20. La nécessité de ces arrêts se traduit également sur le plan visuel, dans la pièce pour la télévision, Dis Joe, où chaque mouvement d’approche de la caméra, est précédé d’une pause, d’un plan fixe. Chacun de ces plans fixes constituerait une étape essentielle de la progression vers l’œil de Joe, étape immobile qui concentre la tension sans laquelle aucun élan ne peut être initié. Se pose alors la question de la reprise. Dans Le Dépeupleur, Beckett examine également la notion d’arrêt. Tout d’abord, le texte commence par le terme « séjour »21 qui désigne un arrêt, une pause, avant de renvoyer à une demeure, une habitation. De plus, le cylindre est mu par un « halètement » qui confine à l’oppression, et qui par moments se suspend dans un bref arrêt « peut-être » salvateur, avant de « reprend [re] » : « Le halètement qui l’agite. Il s’arrête de loin en loin tel un souffle sur sa fin. Tous se figent alors. Leur séjour va peut-être finir. Au bout de quelques secondes tout reprend22 ». La fin que pourrait marquer l’arrêt (« un souffle sur sa fin », « Leur séjour va peut-être finir ») est inexorablement différée, au profit d’une reprise. Enfin, la typologie des corps occupant le cylindre répond au critère de l’arrêt : Premièrement ceux qui circulent sans arrêt. Deuxièmement ceux qui s’arrêtent quelquefois. Troisièmement ceux qui à moins d’en être chassés ne quittent jamais la place qu’ils ont conquise et chassés se jettent sur la première de libre pour s’y immobiliser de nouveau. […] Quatrièmement ceux qui ne cherchent pas ou non-chercheurs assis pour la plupart contre le mur dans l’attitude qui arracha à Dante un de ses rares pâles sourires. Par non-chercheurs et malgré l’abîme où cela conduit il est impossible finalement d’entendre autre chose qu’ex-chercheurs.23 La première catégorie de chercheurs renferme ainsi ceux qui renâclent à s’arrêter, la deuxième a contrario désigne ceux qui acceptent de « s’arrête [r] quelquefois » dans un rapport équilibré entre mouvement et immobilité, tandis que la troisième renvoie à des chercheurs en arrêt quasi permanent, sauf cas de renvoi qui les forcerait à trouver dans la précipitation une autre place libre pour s’immobiliser. Quant à la quatrième catégorie, elle répertorie les « non-chercheurs » immobiles, qui ne sont que des « ex-chercheurs », c’est-à- dire des chercheurs ayant appartenu auparavant à l’une des trois catégories précédemment

20 Ibid., p. 213-214. 21 Samuel Beckett, Le Dépeupleur, Paris, Minuit, 1970, p. 7 : « Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur ». 22 Ibid. 23 Ibid., p. 12-13.

93 exposées. Par conséquent, tous ont (ou ont eu) affaire à l’arrêt, soit qu’ils s’y refusent, soit qu’ils l’acceptent, soit qu’ils s’y complaisent. Par ailleurs, dans ce cylindre, le mouvement et l’arrêt des corps semblent dépendre de « deux vibrations », qui suscitent par moments (« de loin en très loin ») une réaction immédiate relativement brève, « rémission », « accalmie », « suspension » ou « rigidité accrue » tensionnelle, avant la « reprise » : Mais cette rémission ne dure jamais qu’une seconde. De loin en très loin arrêt des deux vibrations tributaires sans doute du même moteur et reprise ensemble au bout d’une accalmie de durée variable pouvant atteindre une dizaine de secondes. Suspension correspondante de tout mouvement chez les corps en mouvement et rigidité accrue des immobiles.24 La tension concentrée dans ces arrêts ne laisse alors presque plus aucun répit aux corps, sans cesse stimulés. Par ailleurs, l’arrêt peut désigner par euphémisme la mort elle-même, et donc susciter la peur chez celui amené à subir cet arrêt. Le Dr Piouk, dans Eleutheria, souligne cette réaction avec une surprise manifeste : « Mon cher, c’est étonnant ce que les gens ont besoin d’aide pour cesser d’être. Vous n’avez pas idée. Il faut presque leur tenir la main25. » Peut-être est-il étonné, dans la mesure où l’arrêt (« cesser d’être ») ne renvoie pas à un achèvement, mais à ce qui suspend, ponctue un trajet, un cheminement. L’arrêt n’est qu’une étape, une escale, une halte qui interrompt provisoirement un parcours, à l’instar de la pause dans le discours, qui esquisse une relâche, un répit (pourtant rempli de tension) dans un processus. Claude Régy, dans L’ordre des morts, tente d’apporter une explication à la peur communément ressentie à l’approche de l’arrêt : « Généralement, les gens ont peur dès qu’ils ralentissent et surtout dès qu’ils s’arrêtent parce que l’arrêt se fait sur le vide. Mais c’est le contraire. C’est pendant les arrêts que le vrai plein de l’écriture s’entend si on ne l’a pas dès le départ occulté »26. L’arrêt, qui le plus souvent prend la forme du silence chez Beckett, n’a donc pas lieu d’effrayer puisque, contrairement à l’idée communément répandue, il ouvre sur un plein et non sur un vide. Le blanc est alors investi d’une toute-puissance. Interrompant un flux de paroles, l’interstice agit comme une force de dislocation, condamnant par exemple le narrateur de Malone meurt, lorsqu’il perd son crayon des mains, à « quarante-huit heures […] d’efforts intermittents »27. Et le narrateur, mu par la tension inhérente à l’intermittence, d’en

24 Ibid., p. 15-16. 25 Samuel Beckett, Eleutheria, Paris, Minuit, 1995, p. 107. 26 Claude Régy, L’ordre des morts, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 1999, p. 65-66. 27 Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Minuit, 1951, p. 79.

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prendre son parti en concluant : « Au fond je devrais perdre mon crayon plus souvent, ça ne me ferait pas de mal, je m’en porterais même mieux je crois, je serais plus gai, ce serait plus gai »28.

Notice bio-bibliographique : Julia Siboni ([email protected]), agrégée de lettres modernes, docteur en littérature française de l’Université Paris IV - Sorbonne, enseigne la littérature française à l’Université de Tel-Aviv.

28 Ibid.

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Technique du corps dans le théâtre de Beckett

Laurence CAZENEUVE-GUÉGAN Université Charles de Gaulle Lille III (CECILLE)

Dans le théâtre de Beckett, il est avant tout affaire de corps, et en cela, il est comme tout théâtre, destiné à être représenté, joué. Dans les années soixante, avec Comédie ou Pas Moi, Beckett explore les limites de la représentation du corps sur la scène : dans Comédie, les corps des personnages sont enfermés dans trois urnes alignées sur le devant de la scène. Restes d’un corps dissous, seules les têtes des trois malheureux protagonistes émergent des urnes qui les emprisonnent. Dans Pas moi, version « extrême » de Comédie, la présence du personnage principal se réduit à un organe « vital », lieu d’émission du langage, une bouche, désolidarisée du reste de son corps. Ainsi, ce théâtre de l’extrême porte atteinte à l’intégrité du corps en scène, et ce faisant, le contraint à une véritable exposition puisque celui-ci se voit extrait de sa position habituelle au théâtre et dans la vie. En utilisant différentes techniques théâtrales visant à représenter ces corps fragmentés, Beckett met donc en scène un corps béant, ouvert, laissant échapper par ses orifices « la plaie du sens », pour utiliser les mots de Jean Luc Nancy1 : le corps, « défiguré »2, échoue à faire sens, à renvoyer à ce personnage théâtral, doté d’une psychologie factice, qui occupait le devant de la scène dans le théâtre traditionnel. Alors le corps détaché de tout renvoi à la figure théâtrale prend sur la scène une nouvelle dimension, qui pose cette question du renvoi au sens, au personnage, tandis que la mise en scène doit trouver des solutions techniques acceptables pour produire l’effet recherché. Nous montrerons, à travers Comédie et Pas moi, comment la « défiguration » qui affecte les personnages beckettiens, passe par un arrachement à la vie et par la création d’un corps théâtral technique, dénaturalisé. La défiguration qui peut apparaître comme une force destructrice, devient alors un jeu de recréation dans lequel, comme le remarque Pascale Sardin dans son ouvrage sur Beckett, le « naître », comme naissance, et le « n’être », comme négation

1 Jean Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, 1999, p. 67. 2 Voir au sujet de la défiguration l’ouvrage d’Évelyne Grossman La Défiguration : Artaud, Beckett, Michaux, Paris, Minuit, 2007.

97 de l’être, (et ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si Bouche refuse d’utiliser le pronom « je ») se renvoient dos à dos3. La reconfiguration des corps sur la scène, par le jeu du théâtre, est résolument technique : elle passe par la création d’un corps ouvert, hybride, viscéralement relié au mécanisme théâtral sur lequel il est branché de part en part. Aux origines étymo- logiques de la technique, la notion de techné peut se concevoir comme « l’art, la création, la modélisation »4. Cette technique des corps s’apparente ainsi selon nous à un processus de création opérant à l’encontre de tout engendrement. Nous verrons qu’alors peut prendre forme un corps théâtral virtualisé, forme mouvante, traversée par delà la mort d’un flux vital, ouverte à de nouvelles potentialités, loin du corps unifié, site d’une signification figée et cristallisée. Dans les deux pièces, sur la scène, est évoqué un au-delà qui laisse pour mort le corps naturel. Le présent de la scène renvoie à un univers infernal, étrangement inquiétant pour le spectateur, appelé comme les personnages à s’interroger sur ce qu’il voit. Dans Comédie, le corps des personnages est enfermé dans des urnes, objets symbolisant la mort. Les protagonistes évoquent d’ailleurs la menace d’une extinction complète : « noir l’idéal et plus il fait noir plus ça va mal »5. Nombreuses sont les allusions au purgatoire, à l’enfer, dans la partie que Beckett nommait lui-même Méditation, dans laquelle les personnages tentent désespérément d’appréhender leur situation et d’en tirer un sens. Keir Eilam, enfin, a souligné la ressemblance entre Comédie, Pas Moi, et le cercle IX de l’enfer décrit par Dante, où le poète rencontre les têtes mortes du lac de Cocytus, le corps plongé dans l’eau glacée, leurs seules têtes dépassant de l’eau6. La structure de Comédie suppose plusieurs répétitions de la pièce. Pas Moi, est marquée par une structure circulaire qui finit, une constante dans l’univers beckettien, là où elle a commencé, et suggère une répétition infinie. La répétition brouille ainsi le référentiel spatio-temporel des pièces et les place hors du temps, contribuant à renforcer cette impression de limbe, d’un au-delà qui ressemble à l’enfer : passé, présent et futur s’entremêlent, comme si le temps s’était arrêté. Et dans le présent de la scène, le corps apparaît comme un corps-objet, un corps déchet. Dans Comédie, ce qui est perçu et mentionné en premier dans les didascalies est bien

3 Pascale Sardin, Samuel Beckett et la passion maternelle ou l’hystérie à l’œuvre, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2009, p. 51. 4 Jean Luc Nancy, Corpus, op. cit., p. 57. 5 Samuel Beckett, Comédie et actes divers, Paris, Minuit, 1972, p. 11. 6 Dante, La Divine Comédie, Chant 32, 103-8, in Keir Elam, « Dead Heads : Damnation-Narration in the Dramaticules », in The Cambridge Companion to Beckett, Cambridge University Press, 1994, p. 153.

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l’objet solide dans lequel les corps des personnages, sont enfermés. Réduits à des têtes, ceux- ci apparaissent comme soudés à la matière de l’urne, qui en devient le prolongement prothétique grotesque, ventripotent. Mais ces objets, loin d’avoir pour fonction l’augmen- tation des capacités du corps des personnages, évoquent plutôt le déchet et la mort. Soumis à l’inquisition d’un rayon lumineux qui passe de l’un à l’autre, provoquant et régulant leur prise de parole, les protagonistes de Comédie s’inscrivent dans la lignée des personnages beckettiens déshumanisés, proches de la créature plus que de l’humain. Cette représentation fragmentée du corps en scène oblige les praticiens du théâtre à résoudre des problèmes techniques pour obtenir un résultat satisfaisant dans leur représentation. La participation à différentes créations de la pièce amena ainsi Beckett à ajouter des indications scéniques sur la taille des urnes et la position des comédiens en fin de la version anglaise de Comédie, (Play) afin de définir le dispositif « acceptable » ou non du point de vue du rendu scénique. La narration permet enfin à Beckett d’évoquer le corps dans son intégrité, de convoquer sur la scène ce corps absent tout en le laissant dans l’espace de l’immatériel. La narration de Comédie renvoie au triangle amoureux du théâtre bourgeois, aux scènes codifiées et personnages archétypaux, mari, femme légitime, maîtresse. Alors que, dans le présent de la scène, les personnages sont contraints à l’immobilité, Beckett introduit dans la narration une richesse de détails corporels qui accentuent cette impression de cliché. Les corps entiers, sexués des personnages, se voient donc enfermés dans l’espace clos et distancié de la narration comme dans l’urne au présent. De plus, la présence passée s’un corps « naturel » devient incertaine : le doute s’installe quant à la véracité du récit, quant à l’existence même de ce corps ; les personnages sont des narrateurs non fiables et l’affirment tout au long de la pièce : « Serait-ce que je ne dis pas la vérité, serait-ce cela, qu’un jour enfin et tant bien que mal je dirai la vérité et alors plus de lumière, enfin, contre la vérité ? »7. La narration de Comédie repose tout entière sur le mensonge. Au présent, le doute plane sur la situation actuelle, et rejaillit sur la narration. Enfin, la répétition qui vient renforcer l’aspect artificiel, construit de la narration et la vide de son sens. Ainsi, le corps auquel il est fait allusion dans la narration est-il artifice, corps construit, illusion et cliché. Il n’y a pas plus de corps « naturel » hors scène que sur scène. Le corps dans Comédie ou dans Pas moi est soumis non pas aux lois de la nature, qui comme chacun le sait n’ont pas cours au théâtre, mais à un dispositif technique qui va au-delà de la mise en scène

7 Samuel Beckett, Comédie, op. cit., p. 23.

99 de ses déficiences naturelles. Loin de représenter le corps du comédien dans son intégrité en tant que signifiant pour renvoyer à une figure théâtrale archétypique, Beckett utilise les techniques de la représentation mais aussi la narration pour défigurer le sujet en touchant à l’intégrité de son corps en scène et hors scène. En renvoyant à l’immatériel et au passé incertain le corps tel que nous le connaissons, il expose sur scène un corps morcelé, béant, à demi-ouvert comme la bouche de Pas Moi, un corps d’où, comme le dirait Jean Luc Nancy, « s’échappe le sens, goutte à goutte, affreusement, dérisoirement, – peut-être même sereine- ment, sinon joyeusement ? »8. Ce corps désaffecté, d’où la sensation de douleur semble s’être échappée, Beckett le branche de part en part sur le dispositif théâtral, et semble l’assimiler à une machine, un mécanisme, tandis que la machine prend peu à peu des qualités humaines, tangibles, et que se pose la question du sens. Ce que Bouche semble décrire, ainsi, est bien une défaillance technique du mécanisme corporel : …ou bien la machine…plutôt la machine…tellement déconnectée…jamais reçu le message…ou incapable de réagir…comme engourdie…incapable d’un son pareil…d’aucun son d’aucune sorte…crier au secours par exemple pas question…des fois que ça lui chanterait…crier…(elle crie) […].9 Ces allusions ne peuvent manquer d’évoquer Descartes et Comédie peut être lue à bien des égards comme une véritable parodie des Méditations Métaphysiques. Comme le montre Yoshi Tajiri, dans le livre VI des Méditations Métaphysiques, en effet, Descartes établit une séparation claire entre la « nature » divisible du corps et l’indivisibilité de l’esprit10. Ce qui reste après le doute existentiel, c’est ce renvoi à la suprématie et à la permanence du « je », comme une identité souveraine et indivisible dont le corps mécanique serait, pour le dire avec Jean Luc Nancy, à la fois le signe et le signifiant. Les personnages de Comédie pourraient être l’actualisation physique, littérale, de la méthode qui consiste à écarter ce qui relève du corps, à le fragmenter pour faire l’épreuve de sa divisibilité, et de l’unité de l’esprit. Mais le doute, omniprésent dans le discours des personnages, ne mène pas, cependant, à la certitude de la permanence et de l’existence du « je » ; au contraire, l’esprit déclare forfait. La seule certitude, c’est qu’il ne résout pas le problème de la signification et que, dans un ultime pied de nez à Descartes, Bouche ne dira pas « Je ». Le public assiste donc à la dépersonnalisation extrême des personnages des pièces tardives de Beckett, qui, s’ils utilisent encore le pronom

8 Jean Luc Nancy, Corpus, op. cit., p. 71. 9 Samuel Beckett, Oh les beaux jours ! suivi de Pas moi, Paris, Minuit, 1963, p. 85. 10 Yoshi Tajiri, Samuel Beckett and the Prosthetic Body, New York, Palgrave, 2007, p. 57.

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personnel « je » ou « moi » dans Comédie, le corrigent aussitôt d’un rire désemparé. Là où le corps est exposé, extrait de sa position de corps figé en tant que signe d’une illusoire subjectivité, le sens s’effondre sur lui-même et seul le doute demeure. Mais dans les pièces le dispositif théâtral repose sur un renversement de situation : l’homme devient le jouet d’un dispositif technique qui à la fois l’englobe et le dépasse. Ce dispositif théâtral ne peut renvoyer à autre chose qu’à lui-même, et c’est lui qui apparaît comme le vrai sens, s’il en est un, de la pièce, donnant toute sa dimension à son titre, qui renvoie à la notion de jeu, de théâtre : « Play », Comédie. Tandis que les personnages sont objectivés, le spot se dote d’une corporéité et devient le quatrième personnage de la pièce. Du point de vue des personnages, le rayon lumineux prend littéralement corps pour devenir un hyper-organe, un œil unique, qui s’ouvre et se ferme sur eux. « Œil sans plus. Sans cerveau. S’ouvrant sur moi et se refermant. […] »11 dit H, dans une phrase hachurée, saccadée, qui reproduit le mouvement mécanique d’ouverture- fermeture de l’œil sur son visage. Dans Pas moi, le spot lumineux est également présent et mentionné par Bouche. Comme le montre Paul Lawley12, la relation personnages-spot est vitale et réciproque. J’affirmerai que le spot fait office de lien technique qui branche les corps des personnages sur le dispositif théâtral, engendrant une forme nouvelle dans laquelle l’homme et la machine deviennent les composantes d’un « hyper-corps » selon l’expression de Pierre Levy13, actualisation d’un corps virtuel, hybride, en puissance, pur produit de l’artifice théâtral. La construction de ce corps se fait bien par « défiguration »14. Pierre Levy montre comment la virtualisation est ouverture, potentialités : La virtualisation du corps incite au voyage et à tous les échanges. Les greffes organisent une grande circulation d’organes entre les corps humains. […] les implants et les prothèses brouillent la frontière entre le minéral et le vivant : lunettes, lentilles, fausses dents, silicone, […] filtres externes en lieu et place de reins sains […] le fluide rouge de la vie irrigue un corps collectif, sans forme, dispersé. La chair et le sang, mis en commun, quittent l’intimité subjective, passent à l’extérieur […]. Le corps collectif revient modifier la chair privée. […]

11 Samuel Beckett, Comédie, op. cit., p. 33. 12 Paul Lawley, « Beckett’s Dramatic counterpoint, a reading of Play » in The Journal of Beckett Studies, n° 9, printemps 1983, non paginé, web 12 décembre 2010, http://www.english.fsu.edu/jobs/ num09/jobs09.htm 13 Pierre Levy, Sur les chemins du virtuel, non paginé, Web. 10 mars 2011, 14 Évelyne Grossman, La Défiguration, op. cit., p. 17.

101 La constitution d’un corps collectif et la participation des individus à cette communauté usa longtemps de médiations purement symboliques ou religieuses. Elle emprunte aujourd’hui des moyens techniques.15 Ainsi branché de part en part sur le système théâtral, le corps peut-il se libérer de la contrainte de signifier. C’est là que, sur les cendres du corps naturel et de l’être unifié doté d’une subjectivité indivisible, peut naître le corps beckettien, un corps technique, hybride, où l’homme et la machine interagissent et participent d’un même tout : celui du théâtre. Il s’agit bien d’une création « technique », qui ouvre le corps, la scène et le personnage à de nouvelles dimensions, loin du renvoi aux formes cristallisées, figées, du théâtre traditionnel. Bouche devient tour à tour les différents orifices d’un hyper corps virtuel, dont chaque contraction pourrait représenter les actualisations : à chaque halètement, Bouche se fait bouche mais aussi œil, anus, vagin, matrice16, et permet à Beckett, à partir de ce corps fragmenté d’appeler sur scène de nouvelles significations. Loin de chercher dans une incarnation, dans une forme figée, la vérité du théâtre, c’est en ouvrant son cadavre que Beckett revitalise la forme théâtrale.

Notice bio-bibliographique : Laurence Cazeneuve-Guégan ([email protected]) est doctorante à Lille III en quatrième année sous la direction d’Alexandra Poulain, ses recherches portent sur le corps fragmenté dans le théâtre de Beckett.

15 Pierre Levy, op. cit. 16 Keir Elam, « Dead Heads », art. cit., p. 151.

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- III - Journée d’études « Maurice Blanchot »

Organisée par Christophe Bident et Jérémie Majorel le 14 mars 2011

La ressemblance, cette folie du chevalier

Ayelet LILTI Université Paris Diderot - Paris 7

Il était tard dans la soirée lorsque K. arriva. Une neige épaisse recouvrait le village. La colline du château était invisible, elle était plongée dans le brouillard et les ténèbres, pas la moindre lueur n’indiquait le grand château. K. se tint longtemps sur le pont de bois qui relie la grand-route au village, et dirigea son regard là-haut, vers cette apparence de vide.1

L’Ancien et le Nouveau (M. Robert) Dans L’Ancien et le Nouveau2, livre fondateur de la critique littéraire paru pour la première fois en 1963, l’auteur Marthe Robert établit une analogie entre Le Château, le roman de Franz Kafka, et Don Quichotte de Miguel Cervantès. Dans ces deux romans, dit Robert, les héros s’engagent dans des aventures destinées à mettre en pratique ce qu’ils ont lu dans les livres. En éprouvant la littérature dans la réalité, les deux héros montrent les choses étranges qui arrivent lorsqu’une telle expérimentation a lieu. Ainsi, dit Marthe Robert, dans cette mise en œuvre de la littérature, il s’agit encore de confronter le livre en cours (écrit) avec le livre idéal. Don Quichotte, le chevalier de Cervantès prend comme tâche d’imiter son modèle, Amadis de Gaule, le chevalier parfait. Dans Le Château, K. l’arpenteur est confronté aux répliques livresques que Kafka attribue aux personnages3. Le chevalier-modèle est le livre idéal, une littérature en sa valeur pure que l’on confronte avec la réalité par l’imitation. Le manque total d’originalité est la première condition de cette scène théâtrale qui gouverne ces deux romans de la modernité. Comment fonctionne cette scène imitatrice souveraine ? Par un rapport de dédouble- ment4 qui ne se concrétise que dans l’ambiguïté et l’incertitude. Car le dédoublement est

1 Franz Kafka, Le Château, trad. par Axel Nesme, Édition Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de Poche », 2001, p. 37. 2 Marthe Robert, L’Ancien et le Nouveau, de Don Quichotte à Kafka, Édition Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1967. 3 L’imitation de K. est beaucoup plus secrète que celle du héros de la renaissance, constate Marthe Robert. Voir sur ce point, L’Ancien et le Nouveau, ibid., p. 20-21. 4 C’est par le dédoublement que Kafka assigne à K. deux assistants jumeaux dans Le Château, et Cervantès ajoute à Don Quichotte un compagnon-assistant. Voir ibid., p. 17.

105 l’acte séparateur double : l’auteur se sépare de son héros par une forme d’exorcisme ; il expulse de lui la foi absolue en la littérature, et cette séparation a lieu car il sentait déjà en lui une autre séparation, primaire : entre « […] l’homme ordinaire et l’être bizarre qui, au lieu de vivre, s’arrête au beau milieu des choses pour les décrire […] »5. Cette littérature scindée, blessée, dit Robert, n’est absolument pas la présentation des conflits intérieurs de l’auteur. Le héros donquichottesque est simplement émerveillé par le phénomène « littérature », par le fait qu’il y a des livres depuis toujours : « l’existence d’un héritage inappréciable où chacun puise en le sachant ou sans trop le savoir […] »6. Le dédoublement inhérent à la littérature la dévoile sous les traits singuliers d’une immense archive spectrale.

La folie du chevalier L’imitation est un acte de folie, la folie du chevalier. C’est ainsi que Don Quichotte explique sa folie à Sancho : Ne t’ai-je point dit que je veux imiter Amadis en faisant le fou, le désespéré et le furieux, et par le même moyen imiter don Roland ? [...] Donc, Sancho, mon ami, ne t’amuse pas à me conseiller que je délaisse une si rare, si heureuse, et si peu vue imitation. Je suis fou et fou je dois être […].7 Le chevalier est conscient de sa folie. Ou bien faudrait-il dire, de sa fausse folie ? Par là-même ce héros court le risque d’une vraie folie. L’imitation est la condition de la folie. C’est par l’imitation que le modèle est dédoublé, et l’imitateur (le testeur de littérature, le héros moderne) est le porteur de « l’esprit ancien », chassé par l’écrivain, ainsi que son interprète. Ce n’est pas un roman satirique, constate Robert. La satire, à l’aide du sarcasme ou de la raillerie et par une voie rationnelle et morale, pense se débarrasser des superstitions, des goûts archaïques, du folklore, elle pense éliminer le passé. C’est cette illusion que le donquichottisme essaie de briser : ironie et piété, respect et humour, admiration et critique ; le « et » remplace le « ou » qui mène le récit satirique8. Le donquichottisme simule les valeurs anciennes, dit Robert, « pour les mettre en balance avec les droits fragiles, contestés et contestables, du nouveau […] »9.

5 Ibid., p. 19. 6 Ibid., p. 20. 7 Cité dans ibid., p. 16. 8 Voir ibid., p. 32. 9 Ibid., p. 35.

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La folie de la culture (M. Blanchot) C’est avec « respect et humour, admiration et critique », que Maurice Blanchot écrit l’essai « Le pont de bois (la répétition, le neutre) » consacré à l’ouvrage de M. Robert, à l’œuvre kafkaïenne et à la parole critique. Cet essai, paru pour la première fois en 1964 dans la NRF, a été repris dans le recueil De Kafka à Kafka10. D’un geste donquichottesque, Blanchot déclare en note de bas de page qu’il redoublera le mouvement de la thèse de Marthe Robert. Cette dernière, dit Blanchot, a su mieux que tout autre commentateur montrer comment le roman de Cervantès marque la fin de l’Age d’Or des Belles lettres et le commencement de la fin de la littérature11. Quelle est la folie du chevalier ? Se demande Blanchot. La folie de nous tous : « Il a beaucoup lu et il croit à ce qu’il a lu. Il décide, par un esprit de juste cohérence, fidèle à ses convictions (c’est de toute évidence un homme engagé), abandonnant sa bibliothèque, de vivre rigoureusement à la manière des livres […] »12. Pour la première fois, dit Blanchot, une création littéraire se déclare « imitation ». Et pour cela « le héros qui en est le centre »13 n’est pas un personnage d’action malgré tous ses efforts pour « accomplir des prouesses »14, mais « ce qu’il fait est toujours déjà une réflexion, de même qu’il ne peut être lui-même qu’un double, tandis que le texte où se racontent ses exploits n’est pas un livre, mais une référence à d’autres livres »15. Blanchot considère que la folie de Cervantès est encore plus grande que celle de son héros. Même si Don Quichotte n’est pas raisonnable, il suit une logique selon laquelle il met en pratique la vie des livres. Mais l’auteur, dans sa bibliothèque, voudrait vivre comme son héros, sans « se mouvoir ni mourir »16 : s’il s’évertue, c’est toujours dans un livre. « Qu’espère-t-il prouver et se prouver ? – se demande Blanchot – est-ce qu’il se prend pour son héros qui, de son côté, se prend non pour un homme, mais pour un livre et prétend cependant non pas se lire, mais se vivre ? »17. Le héros donquichottesque prétend être un livre qui veut se vivre. Mais l’auteur dans sa bibliothèque prétend être juste un livre. Même pas un livre, une référence.

10 Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1981. 11 Voir ibid., p. 185. 12 Ibid. Je souligne. 13 Ibid., p. 186. 14 Ibid. 15 Ibid. Je souligne. 16 Ibid. 17 Ibid.

107 Là se trouve toute la folie de la culture, dit Blanchot, folie qui n’est que sa vérité cachée : « Surprenante folie, risible et perverse déraison […] sans laquelle elle [la culture] ne s’édifierait pas et sur laquelle elle s’édifie majestueusement et vainement »18.

La répétition et la critique Au delà de la bizarrerie, la scission de la personnalité ou la blessure de l’inachèvement que porte la littérature moderne, la thèse de Robert, dit Blanchot, nous conduit à réfléchir sur la parole critique : Nous avons lu un livre, nous le commentons. En le commentant, nous nous apercevons que ce livre n’est lui-même qu’un commentaire, la mise en livre d’autres livres auxquels il renvoie. Notre commentaire, nous l’écrivons, nous l’élevons au rang d’ouvrage. Devenu chose publiée et chose publique, à son tour il attirera un commentaire qui, à son tour […]19. Á cela, Blanchot ajoute une suite inattendue : « Cette situation, reconnaissons-là : elle nous appartient si naturellement qu’il semble qu’il y ait un manque de tact à la formuler en ces termes. Comme si nous divulguions, sous une forme de mauvais goût, un secret de famille »20. Cette vérité banale est une « surprenante folie ». Une « risible et perverse déraison » qui conditionne notre culture et sans laquelle la vanité culturelle monumentale, ce « Château », n’apparaîtra pas21. Qu’est-ce donc que « la culture » selon Blanchot ? La perversion de la nature (culturelle) ou bien le dévoilement de cette perversité, de ce secret tout à fait naturel, comme nous le dit Blanchot avec humour 22 ? En essayant de répondre à cela, toujours dans le texte blanchotien, je quitterai pour l’instant « Le pont de bois » pour aborder un secret de famille dans Le Très Haut : roman labyrinthe qui foisonne de références culturelles23.

18 Ibid. 19 Ibid. 20 Ibid., p. 186-187. 21 En ce contexte voir aussi Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 127-128. 22 « […] la seule doctrine secrète de la littérature, c’est la littérature », dit Blanchot. Voir « Le pont de bois », op. cit., p. 188. 23 Plus loin dans l’essai, Blanchot se référera au Tour d’écrou, le roman d’Henri James (ce roman qui semble être en filigrane dans le Très-Haut est commenté par Blanchot en 1954 dans la NRF. L’article a été repris dans Le livre à venir). Il dira que le critique a cette prétention de révéler aux lecteurs un grand secret, de nous dire si les fantômes dans le roman de James ne sont que les fantasmes d’une jeune fille. Voir « Le pont de bois », ibid., p. 188.

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Le Très-Haut C’est peut-être sous la pression du souvenir d’Henry Sorge, du coup de poing de la mère enragée menaçant sa fille, qu’émerge le roman le Très Haut24. Henry était témoin de cette image de la mère majestueuse qui, voyant soudain le regard effrayé de son fils, se revêt de l’épouvante. Une Méduse certes, une « reine », comme la nomma Louise, qui désormais ne pourra plus croiser le regard de son fils, lequel, à partir de cet instant, se détournera à jamais d’elle25. Ce souvenir qui se manifeste lorsque Sorge est au jardin en compagnie de sa mère, se trouve dans le livre juste après qu’une autre scène, allusivement érotique, entre le frère et la sœur s’est déroulée dans la chambre de Louise, chambre fermée aux regards inquisiteurs de la mère. Sortant de la chambre, Henry jette un coup d’œil sur la vielle tapisserie. En soufflant sur elle, « […] des dizaines de papillons minuscules […] »26 lui remplissent les yeux. Ébloui, il s’imagine regarder dans les abîmes d’un tombeau : des « […] milliers de vers, de mites, de bêtes de tout genre qui foisonnaient là-dedans27 ». Sa voix, répétant après Louise « Très ancien ! Très ancien! » 28 lui révèle la scène suivante : […] j’eus tout à coup sous les yeux, sortant du mur et se jetant dans la chambre, l’image d’un cheval gigantesque qui se ruait vers le ciel, s’emballait d’une manière folle. La tête dressée en l’air avait un aspect extraordinaire, une tête féroce aux yeux égarés, qui semblait aux prises avec la colère, la souffrance, la haine et que cette fureur, pour lui incompréhensible, transformait de plus en plus en cheval : il brûlait, il mordait, tout cela dans le vide. L’image était vraiment folle, d’ailleurs démesurée : elle occupait tout le premier plan, on ne voyait qu’elle, je ne voyais même distinctement que la tête.29 L’image sortant de son tombeau se ressemble de plus en plus : image enragée dont la colère « incompréhensible » se transforme en cheval. Mais pas tout à fait cheval. En une tête folle, de cheval. S’approchant de l’image, Henry se demande : « Qu’était-ce donc ? Un escalier en ruine ? Des colonnes ? Peut-être un corps couché sur les marches ? »30. Image cadavérique.

24 Maurice Blanchot, le Très-Haut, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1948. Le roman débute par un « combat » entre le narrateur et un homme dans le métro : ce dernier assène un coup de poing dans le menton d’Henry Sorge. 25 Selon la mythologie, la Méduse (« reine ») était la seule gorgone mortelle et fut tuée par Persée. 26 Ibid., p. 57. 27 Ibid., p. 57-58. 28 Ibid., p. 58. 29 Ibid., p. 58. 30 Ibid.

109 Dans Le Très-Haut Blanchot anime une société occidentale d’après-guerre foulée par ses archétypes et ses figures mythiques monumentales. Projet dévastateur qui n’est pas sans rapport avec Le Malaise dans la culture freudien. Mais à partir de là et jusqu’à la fin de l’analyse, je voudrais me concentrer seulement sur cette image du cheval-chevalier fou et furieux. Á cet égard, je passerai au « secret de famille » kafkaïen, puis je reviendrai au texte blanchotien.

Lettre à Felice Les écrits kafkaïens sont souvent peuplés de personnages-chevaux et Le Château ne fait pas exception. Mais j’ai choisi cette fois d’aborder un autre récit. Il s’agit d’une lettre célèbre, écrite à Felice le 19 octobre 1916 et que son auteur a transcrite ensuite dans son Journal. Kafka s’exprime à propos d’une remarque de Felice concernant le dîner à venir du nouvel an en compagnie de la famille Kafka. Felice écrit dans sa lettre que cet événement « ne fera pas […] partie des plus grands agréments »31. Cette remarque ne plaît pas à Kafka et il se jette sur l’occasion pour circonscrire sa situation familiale32. Dans les premiers passages, il exprime son désir d’indépendance en un corps de cheval qui suit solitairement son chemin, sans distractions et loin de la meute familiale. Puis il devient cheval de course pour qui chaque parole émanant de la meute ou de lui-même est un obstacle insurmontable qui tombe à ses pieds comme une poutre : Tout lien que je ne crée pas moi-même, fût-ce contre des parties de mon moi, est sans valeur, il m’empêche de marcher, je le hais ou suis bien près de le haïr. Le chemin est long, les forces sont réduites, il y a plus que des raisons suffisantes pour une pareille haine. […] la vue du lit conjugal à la maison, des draps qui ont servi, des chemises de nuit soigneusement étalées, peut m’exaspérer jusqu’à la nausée, me retourner le dedans du corps, c’est comme si je n’étais pas définitivement né, comme si je sortais continuellement de cette vie étouffante pour venir au monde dans cette chambre étouffante, comme s’il me fallait sans cesse aller y chercher une confirmation de ma vie, comme si j’étais, sinon complè- tement, du moins en partie indissolublement lié à ces choses répugnantes, en

31 Franz Kafka, Lettres à Felice, trad. par Marthe Robert, Alexandre Vialatte et Claude David, Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, 1989, p. 790. 32 Á cette époque les fiançailles de Kafka avec Felice Bauer sont rompues. En juillet 1917, le couple se fiancera à nouveau.

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tout cas elles collent à mes semelles, mes pieds qui veulent courir restent enfoncés dans la première bouillie informe.33 Son corps de cheval est las et la haine en lui s’amplifie devant cette « scène primitive » répugnante se déroulant dans la chambre des parents. Kafka se décrit comme substance en délivrance continue, sortant de sa vie utérine dans une chambre également utérine. Perpétuellement, il n’est « pas définitivement né », enfermé dans un cercle étouffant et pourri. Il se sent obligé de revenir sans cesse à cette scène, et d’en témoigner, afin de confirmer l’existence réelle de sa vie. Puis le corps se fige dans la substance informe comme si c’était le cheval non « définitivement né », demeurant une « substance familiale ». Se révolter contre cette loi naturelle, dit Kafka plus loin dans sa lettre, serait devenir fou, et de là aussi que ses mots – ces « cercles de haine » qu’il trace autour de sa famille pour simultanément la blesser et la défendre – se répercutent dans le vide.

Description d’un combat Dans un fragment de 1919, « Si l’on pouvait être un Peau-Rouge », il semble que Kafka fasse une interprétation d’une scène de son récit de jeunesse, Description d’un combat, scène de chevauchée durant laquelle le narrateur étrangle son compagnon qu’il prend pour un cheval. Dans le fragment de 1919, la chevauchée joyeuse qui traverse l’espace au plus loin dévoile graduellement l’irréalité du réel : […] vibrer sur le sol vibrant, jusqu’à ce qu’on quitte les éperons, car il n’y avait pas d’éperons, jusqu’à ce qu’on jette les rênes, car il n’y avait pas de rênes, et qu’on voie le pays devant soi comme une lande tondue, déjà sans encolure et sans tête de cheval.34 On pourrait constater encore que dans ce mouvement de désir qui va s’intensifiant, le chevalier s’est transformé en Centaure, tandis que son cheval a perdu la tête. Outre les désirs diaboliques du narrateur kafkaïen, je m’intéresse ici au geste culturel qu’est ce cheval, dans le cercle secret, « familial », Blanchot-Kafka.

La Folie du jour Dans La Folie du jour, le narrateur enfermé dans la ville, souffrant du froid et de la misère, va dans les bibliothèques pour se réchauffer. Faisant un pas de plus, il descend « […]

33 Ibid., p. 790-791. Je souligne. 34 Franz Kafka, Récits et fragments narratifs, Œuvres complètes, trad. par Claude David, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1980, p. 121.

111 dans les bas-fonds surchauffés35. » Pour « […] rendre service […]36 » au bibliothécaire, le narrateur galope joyeusement « […] sur des passerelles minuscules […]37 » et rapporte « […] des volumes qu’il transmettait ensuite au sombre esprit de la lecture. Mais cet esprit lança contre moi des paroles peu aimables ; sous ses yeux, je rapetissais ; il me vit tel que j’étais, un insecte […] »38. Sous le regard du lecteur, le cheval joyeux et galopant se transforme en un insecte misérable. Plus loin dans le récit, lorsque le narrateur, encore plus enfermé, se trouve dans un établissement de soin, un compagnon, « […] un vieillard à la barbe blanche […] »39, saute sur ses épaules et gesticule au dessus de sa tête. Le narrateur en déduit qu’il est Tolstoï et c’est la raison pour laquelle le médecin le considère fou. Mais le narrateur continue à porter tous ses camarades sur son dos : […] un nœud d’êtres étroitement enlacés, une société d’hommes mûrs, attirés là- haut par un vain désir de dominer, par un enfantillage malheureux, et lorsque je m’écroulais (parce que je n’étais tout de même pas un cheval), la plupart de mes camarades, dégringolés eux aussi, me rouaient de coups. C’étaient de joyeux moments.40

Conclusion Dans « Le pont de bois » Blanchot répartit cette « apparence du vide » qu’est Le Château de Kafka en tous points du récit. Il nomme le Château « le neutre » pour ne pas lui donner lieu ni en faire un symbole : « […] comme s’il était le point de fuite à l’infini à partir duquel la parole du récit et, en elle, tous les récits et toute parole sur tout récit recevraient et perdraient leur perspective, l’infinie distance des rapports, leur perpétuel renversement, leur abolition »41.

35 Maurice Blanchot, La folie du jour, Gallimard, 2002, p. 15. 36 Ibid. 37 Ibid., p. 15-16. 38 Ibid., p. 16. Je souligne. Qui parle ici ? Le narrateur de La Métamorphose ? La folie du narrateur blanchotien est de prétendre être un livre qui se vit. Il semble que ce héros, autrefois cheval joyeux, « saute » des passerelles minuscules dû à la colère du bibliothécaire, cet écrivain, en apparence plus fou que son héros. 39 Ibid., p. 25. 40 Ibid., p. 25-26. 41 Maurice Blanchot, « Le pont de bois », op. cit., p. 200.

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Plus de roman. Plus de récit, non plus42. La folie du cheval est la vérité cachée de la violence écrasante du cercle culturel étouffant, de ses figures dominantes, de ses monuments mythiques. Le cheval est l’image cadavérique de la substance familiale culturelle, son secret pervers, perverti. La parole critique, et en elle, le rapport Blanchot-Kafka, est la référence du « même » privée d’identité : c’est toujours l’autre qui la dit43. Un « il » qui est le point de fuite du mouvement affolant du regard à l’intérieur de la pensée, réfléchissant l’espace de ressem- blance ; ressemblance retentissante qui circonscrit le rapport « par un redoublement qui va du mirage à l’admiration »44. Folie du chevalier ou folie du cheval, laquelle décrit le mieux la critique comme geste culturel ultime ? C’est le cheval qui débarrasse de son dos tous ces fous cavaliers. Pensons au jeu d’échecs : le cavalier est cheval. Faisons un saut : le cavalier a une tête de cheval.

Notice bio-bibliographique : Ayelet Lilti ([email protected]), rattachée à l’école doctorale « Langue, Littérature, image : Civilisation et Sciences Humaines », prépare une thèse ayant pour sujet « Blanchot-Kafka : rapport de ressemblance comique », sous la direction d’Évelyne Grossman. Elle a notamment publié : « L’image du mort-vivant chez Blanchot et Kafka », Europe, N° 940-941, août- septembre 2007.

42 Nous nous référons ici à la dernière phrase de La Folie du jour : « Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais. » op. cit., p. 30. 43 Voir « Le pont de bois », op. cit., p. 201. 44 Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 195.

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« Immense parole qui disait toujours “Nous” » ? : Le dernier homme

John MCKEANE Laming Junior Fellow, The Queen’s College Oxford

Goodbye Heaven, farewell Nirvana, sad Paradise adieu, adios all angels and archangels, devas & devakis, Bodhisattvas, Buddahs, rings of Seraphim, Constellations of elect souls weeping singing in the golden Bhumi rings, goodbye High Throne, High Central Place, Alleluiah Light beyond Light, a wave of the hand to Thee Central Golden Rose [...] None left standing ! No tears left for eyes, no eyes for weeping, no mouth for singing, no song for the hearer, no more words for any mind.1

Towards the end of a poem conceived as an inventory of and farewell address to his worldly possessions, Allen Ginsberg writes the above lines. His gesture in doing so is atheistic without being closed off to religion, the latter being taken to be the stuff of life, the innervation of our common being, but precisely as such, something that cannot be taken into any beyond. This passage can open a reading of Blanchot’s Le dernier homme because it reflects that work’s treatment of its main motif, weakness and suffering in the face of impending death. In other words, the death of the last man innervates the relationships, the ‘nous’, that are sketched out in the work’s first part (between the last man, the narrator, and a woman character); it is the stuff of life. This first part is already far from an appropriation of that event, however: this thinking is pushed further in part II, where the ‘nous’ takes on myriad roles. We shall see that in doing so, Blanchot takes a decisive step in his move away from narrative writing and towards ‘the fragmentary’. Seemingly identifying the former as an ‘immense parole qui dit toujours “Nous”’, he attempts to move beyond it, towards a mode of writing that is exposed to a neutral, ungraspable but insistent murmuring that is quite other than the withdrawal and minimalism present in superficial readings of Blanchot generally and Le dernier homme in particular. *

1 Allen Ginsberg, « What would you do if you lost it? » in Collected Poems 1947-1980, New York, Harper & Row, 1984, p. 601-602.

115 In part I of the work (it would be too convenient to say that lack of space was what was preventing me from writing on part II), a patient who arrives at the sanatorium when the narrator-character and a woman character are already present. The name chosen for him of course suggests that he is other than just one human being amongst others; this is the vein in which the narrator asks ‘[p]eut-être lui [le dernier homme] est-il donné de respirer auprès de tout homme très heureux […]?’2 This is to say that the experience of illness, suffering, and of death’s proximity, which the last man undergoes in the sanatorium, is an experience that no human being can avoid : in this sense human community takes shape around it. The narrator continues, asking : ‘Peut-être est-il derrière chacun de nous, celui que nous voyons quand vient la fin et qui se nourrit de ce moment de paix et de parfait repos qui nous atteint alors […]?’ (47). This experience is thus established – at least within a work which has been described as ‘l’univers du peut-être, ce mot infiniment répété dans l’ouvrage’– as a general one, involving an economy of representation and transferability3. The representative or allegorical status of the last man’raises the theme of community to such an importance that it interferes with the naming of the character. This elevation is matched by another when this theme also irrupts into the space traditionally reserved for plot, which is largely given over to reflections on the humanity and community that are shared between the narrator and the last man (or, perhaps just as much, to the absence of such ‘humanity’, if it is understood as humaneness: ‘le seul mouvement qui répondît à cet appel était un mouvement de détestation’, 95). In other words, various forms of relation are set out in the first part of Le dernier homme: those between the narrator and the last man ; between those two and the last man ; and of all three in relation to the impending death of the last man, which, of course, is also the death of all three : ‘nous avions peur de cette souffrance qui risquait de lui survivre s’il ne la souffrait pas jusqu’au bout’ 86-87). Let us look at them in more detail. The first of these relations is that of the narrator who is already other to himself (and grammatical agreements make it clear that it is a he). Whilst all narrator-figures, even those recounting the most personal experiences or opinions, implicitly take such a detour through the other, take part in a public, shared logic (otherwise, why – and how – would one listen to them?), Blanchot’s récit differs insofar as this aspect is raised to an explicit level. Thus we can read that ‘un autre que moi [écoutait le dernier homme], un être plus riche, plus vaste et

2 Le dernier homme, Paris, Gallimard, L’imaginaire, 1957, p. 47. Page numbers given in brackets. 3 Roger Judrin in « Maurice Blanchot : Le dernier homme » in La Nouvelle Revue Française, Avril 1957, n° 54, p. 725-726 (p. 726).

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cependant plus singulier, presque trop général, comme si, en face de lui, ce qui avait été moi se fût étrangement éveillé en “nous”, présence et force unie de l’esprit commun’9). Bataille signals this aspect of the book when he writes: ‘le narrateur regarde mourir [le dernier homme], il est pour le narrateur un reflet de cette mort qui est en lui. C’est en lui qu’il est donné au narrateur de regarder, de contempler la mort’4. The implications of such a contemplation trigger many of the developments in the book’s first part. Its reproduction on a thematic level consists in the care, concern, and accompaniment (or the striking absence thereof) that make up the two men’s relationship. This can be seen when the narrator states: J’étais là, non pour le voir, mais pour qu’il ne se vît pas lui-même […] et qu’ainsi il demeurât homme jusqu’à la fin. Il ne fallait pas qu’il se dédoublât. C’est la grande tentation de ceux qui finissent : ils se regardent et ils se parlent ; ils se font d’eux-mêmes une solitude peuplée d’eux-mêmes, la plus vide, la plus fausse. Mais, moi présent, il serait le plus seul des hommes, sans même soi, sans ce dernier qu’il était (23). With this passage, we see that the name the ‘last man’is already cross-stitched with many of the relational concerns that will be explored in the text. On the one hand he relies on the relationship with the narrator to remain human, and thus avoid a descent, for instance into animality (‘nous entendions […] sa toux, ce bruit sauvage […] “comme un loup”, disait-il’, 36). On the other hand, however, by dint of that very relation he is prevented from being himself, if this self is synonymous with being the last man, being absolutely singular5. This relationship between the narrator and the last man, which provide many of the work’s most memorable passages, exists in a medium of considerable affective pressure. Thus the narrator’s position fluctuates from the hatred already mentioned: ‘le seul mouvement qui répondît à cet appel était un mouvement de détestation’95); to ‘un vague sentiment de protection’7); to a shrill vulnerability : ‘Il ne me change pas ! Il ne me change pas encore !’ (50) Such pressure is exerted by the suspicion that the two men might represent two aspects of a single entity, a process explored notably by the book’s second part, but hardly a secret in the first. Indeed, it is perhaps not going too far to say that the book is a sort of tympanum regulating these two aspects, or that the narrator exists as the conscious, speaking, narrating function of the last man (and thereby of the suffering, weakness, and impending death he

4 « Ce Monde où nous mourons » in Critique, août-septembre 1957, 123-124, p. 675-684 (p. 677, emphasis original). 5 One thinks of the last survivors of various civilization that Westeners have encountered, such as the ‘man of the hole’in the Brazilian rainforest. See http://www.newscientist.com/blog/shortsharp science/2007/07/man-of-hole.html.

117 represents). It is suggested that, rather than being an empirically different person, the narrator is nothing but this self-distancing, for instance understood as doubt: ‘j’aurais voulu le faire avouer qu’il ne doutait pas de lui, aveu qui m’eût sans doute anéanti moi-même’9) ; ‘son hésitation me permet seule d’être un peu certain de moi, et d’écouter, de lui répondre’11). The extraordinary nature of Blanchot’s text is such that such suspicions do not exist in the margins of the text, beside or underneath a more straightforward relation to the other, but instead inform the choice of characters and the scenario of the sanatorium: instead of turning inwards towards obscurity, the text is as it were inverted, its vital systems fully exposed. This highly complex relation between the narrator and the last man, one of apprehension, deferral, awaiting – and perhaps standing for nothing other than the time in which one waits for death – is also alluded to by several passages involving the woman character. On several occasions, she gestures towards an erasure of the distinction between the two men. Thus we can read a statement by the narrator: Comme ma chambre était entre la sienne [la femme] et celle du [dernier homme], nous entendions, la nuit, parmi toutes le autres, sa toux, ce bruit sauvage qui évoquait tantôt un gémissement, tantôt un cri de triomphe, un hurlement qui ne semblait pas appartenir à un être aussi faible, mais à toute une horde qui se tenait près de lui et passait à travers lui : « comme un loup », disait- il. Oui, c’était un bruit terrifiant […] qu’elle disait entendre sortir de moi, me traverser, passer de moi en elle pour l’atteindre (36). And shortly afterwards : ‘le mot dont elle s’était servie pour moi, que j’étais moins sûr, lui [le dernier homme] convenait’37). In truth, it seems most sensible to examine the narrator’s relationship to the last man on the one hand, and with the woman on the other, in the light of the changed environment that the second part of the book represents. This is because it is at precisely the same moment, namely the end of the first section, that the distinction between the last man and the narrator finally gives way, and that the woman leaves the story. Let us therefore look more closely at this threshold between the two parts of the book, how the concerns of the first part are elevated – via the figure of the ‘ascenseur’ – to those of the second. The final scene of the work’s first part features the woman and the narrator. It closely resembles an earlier scene, this time featuring the woman and the last man and observed by the narrator, when the woman accompanies the last man to the lift, walking at a careful distance behind him, and the narrator remarks on the noise of the lift-pulley (87-88). Both these features are present in the scene’s second version, now featuring the narrator as the one

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accompanied to the lift (103). On the lift’s arrival upstairs, and in an emotional passage, the narrator signals that the moment seems to be right for his confinement to the room, stating ‘là pour moi était l’avenir […] je n’aurais plus d’autre paysage que cette solitude propre et blanche […] là s’élèveraient mes arbres, là s’étendrait l’immense bruissement des champs, la mer, le ciel changeant avec ses nuages’104). Such romantic descriptions of landscapes are emphasized in order to bring out a sharper contrast with the woman’s attitude in this last tableau of part I. Thus we read that Une tristesse sans pensée […] nous séparait sèchement, comme si elle eût été à un bout du temps et moi à un autre bout, – et cela dans le même instant et dans le côte à côte d’une commune présence. Comprit-elle cette nécessité ? Elle regarda la porte d’un regard rapide, me regarda aussi d’un regard rapide et s’en alla vers sa chambre qui s’ouvrait plus loin à l’endroit où tournait le couloir (104-05). So, whatever their mutual understanding had been, it has now disappeared: the speed of her glances makes this obvious. Indeed, this final action of the woman is revelatory for how we view her previous interactions with the narrator. Whilst she had been implicitly presented as another patient, the fact that she is the ‘reine du lieu’67) and that she is identified with it (‘elle avait avec lui [ce lieu] des rapports d’intelligence qui lui permettaient d’en extraire une vérité mouvante, secrète, alors que les autres restaient tournés vers le regret, l’espoir et le désespoir d’une autre vie’26) ; her attitude at the games-table (‘[j]ouer lui avait été longtemps un plaisir qu’elle avait cherché à m’inspirer, et non seulement à moi, à beaucoup d’autres’, 88) ; her attitude of calm (‘comme une calme gardienne’, 70); and most of all her prompting of the narrator (‘“[i]l faut que vous alliez voir [le dernier homme]”’, 97), suggest that she could well be one of the sanatorium’s nurses, or that at least she has internalized and performs many of their functions. Thus we can read, for instance, that ‘[l]à où elle se tenait, tout était clair […] les vivants ne mouraient pas, les morts ne ressuscitaient pas’68). In any case, she is certainly a world apart from the narrator. Rather than any negative engagement with the ‘nécessité’ that marks him, what is devastating is that she does not see any need to respond. * The second part of Le dernier homme is a mind-boggling text, at which critics have only looked on occasion – even Bataille foregoes continuing his commentary of the first

119 section, stating ‘je n’essaierai plus’6. We should at least signal that the ‘nous’consisting of the narrator and his doubt (further adumbrated in this part II) encounters a speech, noise, or murmur coming from what is called ‘la région vaine’, a ‘région différente’111). This conti- nuous, churning murmur is described thus : ‘Agitation de parole […] quand elle se tait, elle ne se tait pas : je pouvais m’en distinguer, seulement l’entendre tout en m’entendant en elle, immense parole qui disait toujours “Nous”‘ (112). Shortly after this passage, the text begins to fragment, or perhaps we should say to expand, now becoming flexible enough to contain six short, italicized sections, some of them dialogues, some of them forming a dialogue with the surrounding text. In this way in part II of Le dernier homme begins an experimentation that will last for at least two decades. We can close with one of those moments when the entire force of Blanchot’s thinking arranges itself – only momentarily, before the movement of worklessness takes us elsewhere – around something concrete. In this case that something is the description of two voices in a dialogue, which surely causes us to imagine a dramaturgy of Blanchot’s entretiens. In this description on the one hand there is ‘our’voice which ‘a l’ampleur et la force de mondes ajoutés aux mondes’. On the other, the agitated, differing, murmuring voice which is said to be ‘faible, grêle comme un crissement de lézard’113).

Notice bio-bibliographique : John McKeane ([email protected]) est chercheur en littérature française à Queen’s College, Oxford. Il a récemment soutenu une thèse sur l’émergence de l’écriture fragmentaire chez Maurice Blanchot. De là son prochain projet qui abordera la pensée et l’écriture de Philippe Lacoue-Labarthe. Il a d’ailleurs publié plusieurs articles et dirigé avec Hannes Opelz un volume collectif, Blanchot Romantique (Peter Lang, 2010). Il est également traducteur, notamment de L’Adoration, Déconstruction du christianisme, II de Jean-Luc Nancy, qui paraîtra chez Fordham University Press en printemps 2012.

6 In « Ce monde où nous mourons », op. cit., p. 675-84 (p. 682).

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Influence et mise à distance : le sublime romantique dans Thomas l’obscur

Céline SANGOUARD-BERDEAUX Université Paris Diderot - Paris 7

Dans la continuité des travaux récemment menés sur le rapport de Blanchot au romantisme, cette étude s’attache à mesurer l’influence du sublime naturel romantique sur Thomas l’obscur. Nous verrons que cette influence, manifeste surtout dans la première version de 1941, est pourtant mise à distance par Blanchot dès ce premier texte, mise à distance qui sera confirmée dans la seconde version de 1950. Le topos de la nature sublime est en effet très présent dans la première version : le récit débute au bord de la mer, dans laquelle Thomas se baigne avant de se retrouver en forêt ; l’aubergiste contemple le soleil couchant allongé sur l’herbe ; Anne se promène dans le vaste jardin de l’hôtel, et chaque fois, ce rapport à la nature donne lieu à une expérience intense et inédite pour le personnage. Cette présence fait donc question, d’autant plus que l’on retrouve presque la triade « mer-montagne-forêt » de la nature romantique telle que Gracq l’a identifiée dans En lisant en écrivant1, à la différence près qu’ici, la montagne est absente. Une triade est néanmoins toujours repérable grâce à la présence d’un autre topos romantique, celui du crépuscule. Dans Maurice Blanchot romancier, Évelyne Londyn résume les différentes relations du sujet à la nature présentes dans Thomas l’obscur ainsi : « Dans cette première version, Blanchot considère donc trois rapports possibles de l’homme à la nature : identification, opposition, ou division par l’intermédiaire d’une nature imaginaire »2. En effet, certains passages, comme celui de la promenade d’Anne entre les frênes, le saule pleureur et le tilleul, évoquent la fusion du personnage avec la nature qui l’entoure, dans un sentiment de beauté et de bonheur qui touche au sublime, un sublime enthousiaste teinté d’une simplicité presque pastorale que l’on trouve par exemple dans certaines œuvres de Wordsworth, dans la première section des Contemplations d’Hugo ou dans les récits de Sand3.

1 Voir Julien Gracq, En lisant en écrivant, Œuvres complètes, éd. Bernhild Boie, Claude Dourguin, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1995, p. 617. 2 Évelyne Londyn, Maurice Blanchot romancier, A-G Nizet, 1976, p. 98. 3 Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, Première version (1941), Gallimard, 2005, p. 63-64.

121 À ce rapport d’identification et de révélation de soi par l’intermédiaire de la nature s’ajoute aussi dans la première version de Thomas l’obscur la figure romantique du sujet contemplatif devant le spectacle de la nature, repérable par exemple dans le passage descriptif où l’aubergiste, qui disparaît de la deuxième version, contemple, allongé sur l’herbe, le soleil se coucher4. Mais dans cette scène de contemplation peut pourtant déjà se lire le rapport ambivalent de Blanchot à ce topos sublime du soleil couchant, ne serait-ce que par la place de choix accordée non au soleil couchant lui-même, mais à ce qui le suit, la nuit : c’est en effet à ce moment-là que l’aubergiste lève le visage vers le ciel à la façon de l’« os sublimis » d’Ovide : « Il releva la tête : il vit au-dessus de lui une étoile qui tombait, il vit à côté de lui Anne qui souriait. La nuit brillante l’enveloppa »5. Outre la modification du motif du soleil couchant, c’est le troisième rapport entre l’homme blanchotien et la nature établi par Évelyne Londyn, « la division par l’intermédiaire d’une nature imaginaire », qui remet le plus en question le sublime naturel romantique. Si, comme l’a montré Dominique Peyrache- Leborgne, le sublime de la nature est à double tranchant pour l’homme romantique, celui-ci n’accédant pas toujours à la fusion avec cette dernière6, chez Blanchot, dès la première version de Thomas l’obscur, un écart important avec le topos romantique est décelable dans cette présence d’une nature imaginaire et même artificielle. En effet, dès le texte de 1941, la nature se présente souvent comme factice. C’est le cas dans le deuxième chapitre du roman, lorsque Thomas entre dans le bois : les arbres et les feuilles n’ont paradoxalement, sous la lumière étrange de fin de jour, « plus l’air d’être des arbres »7. On retrouve cette déréalisation de la nature plus loin, lorsque le paysage semble « posé à part dans une toile où pour mieux peindre les arbres on avait transporté des arbres entiers »8, ou lorsque Anne avance dans un jardin imaginaire, « épuisé, morne et éteint » au sein même du jardin réel9. Par ces trois extraits, on constate que déjà dans la première version, le rapport du sujet à la nature est différent de celui qu’entretenait le sujet romantique. Que la nature ait des allures factices, ou que le sujet lui-même en vienne à se projeter dans une nature virtuelle, ce dernier ne vit pas l’union sublime avec la nature mais expérimente au contraire un rapport d’étrangeté radicale

4 Ibid., p. 54. 5 Ibid. 6 Dominique Peyrache-Leborgne, La Poétique du sublime de la fin des Lumières au Romantisme, Honoré Champion, 1997. 7 Maurice Blanchot, Thomas l’obscur (1941), p. 30. 8 Ibid., p. 46-47. 9 Ibid., p. 92.

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avec elle et une distance infranchissable, comme si le motif romantique devenu véritable lieu commun s’était glissé entre elle et l’homme. La deuxième version de 1950 accentue encore davantage cet éloignement du sublime naturel romantique : nombre de passages mettant en scène les personnages expérimentant le caractère sublime de la nature sont supprimés, tandis que les passages décrivant une nature factice avec laquelle tout contact authentique est impossible sont conservés. Dans l’expé- rience de ce sublime naturel négatif, les personnages de Thomas l’obscur se trouvent face à ce « dehors » ou ce « hors de soi » qui fonde la pensée et l’œuvre blanchotiennes. La nature ne doit cependant pas être appréhendée selon une lecture purement allégorique qui irait contre la lecture telle que la conçoit Blanchot, mais encore plus contre son écriture. Le « dehors » est ici foncièrement réel et concret, et non idéel ou métaphysique. Ceci permet d’évaluer de quelle façon Thomas l’obscur constitue une sorte d’adieu au sublime naturel, la nature disparaissant presque intégralement des récits suivants, et en quoi cette œuvre contient les germes d’un sublime proprement blanchotien.

Notice bio-bibliographique : Professeure agrégée de Lettres modernes, Céline Sangouard-Berdeaux (celine.sangouard@ gmail.com) termine un doctorat à l’Université Paris Diderot - Paris 7, sous la direction de Nathalie Piégay-Gros. Sa thèse porte sur la pensée et l’écriture du sublime dans la littérature du XXe siècle, plus précisément chez Breton, Bataille, Blanchot et Gracq. Elle a participé à différents colloques et journées d’études, et a écrit plusieurs articles à paraître, notamment : « Breton, Bataille : deux esthétiques du sublime, deux formes d’intensité dans l’entre-deux- guerres », in « L’Intensité », La Licorne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, n° 97. « La Terreur comme mythe de l’écriture, de Breton à Blanchot », in « Mythe(s), construction, traduction, interprétation », Textuel, Paris, Université Paris Diderot - Paris 7.

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En attendant le dernier mot. Le passage du « je » au « il(s) »

Marco DELLA GRECA Université Paris Diderot - Paris 7 / Università di Pisa

Un écrivain montre sans doute de l’ironie s’il choisit la fin du monde comme sujet de son premier récit et Le dernier mot comme titre inaugural de sa parole. J’entends ironie aussi dans le sens du Lukács de Théorie du roman, comme l’impossibilité pour la subjectivité créatrice de coïncider avec l’univers de sa création, cet espace confiné dans son intériorité qui lui est radicalement interdit, qui le rend essentiellement étranger à ce Dehors intérieur qui est l’œuvre : « Où aller ? lui dis-je. Que vais-je trouver maintenant ? Chez moi, je ne suis qu’un intrus »1. « Commencer d’écrire pour parvenir aussitôt au terme », Blanchot écrira, « cela signifie au moins l’espérance […] de trouver le plus court chemin pour en finir dès le début »2. Son premier récit n’a pas envie de perdre du temps : il démarre où la fin est déjà commencée. L’aube de sa narration éclaire un jour qui est déjà le dernier du monde. En ce sens, on serait tenté d’entendre à la lettre l’affirmation de Vincent Descombes : « Blanchot a décrit, dans tous ses livres, cette vie après la mort qui est le lot de l’homme dans la post- histoire, et dont la littérature moderne serait, d’après lui, le témoignage privilégié »3. Mais il faut ajouter, tout de suite, que le récit blanchotien ne ressemble pas à ce monde pacifié qu’est la post-histoire kojèvienne, ce dimanche de la vie, comme dirait Queneau ; il se révèle plutôt le lieu où l’homme n’arrive jamais à son but et où il ne lui arrive jamais de s’égarer complètement, le champ d’un combat éternel, d’une éternité toujours recommencée, où le dernier acte du langage ouvre à l’attente infinie d’une parole ultérieure. Ce qui rend l’acte de transgresser les limites du langage chaque fois nécessaire et chaque fois inutile, la condition préalable de l’œuvre et son expression inévitablement tardive, en ne pouvant se manifester qu’après coup. En ce sens, le titre du volume de 1983 où Le dernier mot trouve sa demeure définitive est l’expression d’un vertige temporel qui peut sembler bizarre mais qui s’affirme néanmoins cohérent. Comment est-il possible qu’un Ressassement éternel aboutisse à la

1 Maurice Blanchot, Après coup précédé par Le Ressassement éternel, Minuit, 1983, p. 64. 2 Ibid., p. 92. 3 Vincent Descombes, Le même et l’autre, Minuit, 1979, p. 134.

125 dimension posthume de l’Après coup ? On pourrait dire que ce mouvement n’était pas si éternel, s’il a permis à la dimension de l’après coup de s’insérer dans l’espace de l’infini retour de cet événement ; à moins qu’une dimension posthume n’était, dès le début des Temps, son sens intime, le sens d’un passé effroyablement ancien et pourtant jamais arrivé. Le dernier mot est un récit de la fin du monde, dans le double sens qu’il a pour sujet la fin du monde et qu’il se déroule à l’intérieur de ce lieu apocalyptique, vécu et raconté en direct par un « narrateur qui a gardé le privilège de l’égo », comme Blanchot écrira dans Après coup4. Le Je narrateur serait donc un reporteur de l’Apocalypse, qui avec son dernier mot annonce la fin du monde et la présence impossible de sa parole à cet événement. Si Blanchot l’avait écrit en anglais il aurait pu appeler son récit The End of the World News, comme le roman d’Anthony Burgess de 1982, en gardant dans le titre la possibilité, accordée par la langue anglaise, d’indiquer avec la même expression les nouvelles sur la fin du monde et la fin des nouvelles sur le monde. Blanchot lui-même tient à souligner la dimension temporelle paradoxale qui caractérise sa première œuvre narrative : « Le paradoxe d’un tel récit […] a pour trait principal de raconter, comme ayant eu lieu, le naufrage total, dont le récit lui-même ne saurait en conséquence être préservé »5. Le dernier mot est l’événement de cette impossibilité, un récit où le narrateur raconte sa propre fin. Il serait compliqué de trouver d’autres exemples littéraires où avec la même force la narration atteint ce point extrême, dans lequel la compréhension réciproque du Je et du monde s’efface. Aucun de ces exemples ne partagerait avec Le dernier mot sa même situation, son étrange dénouement qui fait de ce récit un projet d’écriture autodestructive presque intégrale, qui arrive presque à réaliser ce qu’il ne peut pas. Parce que, il faut le dire, Le dernier mot n’est pas ce qu’il annonce être. Blanchot lui-même exprime mal ce qui arrive dans son récit quand il écrit que le narrateur « a gardé le privilège de l’égo ». En réalité, ce qui a lieu dans l’avant-dernière page, dans le petit tour d’une phrase, est le soudain effacement de la voix du Je narrateur, son évasion du texte, son écroulement qui anticipe le même destin de la Tour et du monde. Ce qui a lieu, c’est un passage du Je au Il, d’une narration à la première personne à une narration à la troisième personne : Et nous fûmes liés de telle sorte qu’il se vit obligé, pour redevenir lui-même, de me dire : « Je te berne, car je ne suis qu’une bête », mais, sur cet aveu, je redoublai d’adoration et, à la fin, il n’y eut plus l’un auprès de l’autre qu’un triste animal gardé par un serviteur qui en écartait les mouches. Un rayon de

4 Maurice Blanchot, Après coup, op. cit., p. 93. 5 Ibid.

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soleil, dressé comme une pierre, les enfermait tous deux dans une illusion d’éternité. Ils jouissaient béatement du repos.6 Tout d’abord, on pourrait lire ce soudain renversement de focalisation et de voix narratives dans le sens d’un retour à une forme de récit plus traditionnel, à un souci de réalisme. En d’autres termes, on pourrait supposer qu’un jeune écrivain, peu sûr de sa technique, pour garder jusqu’à la fin la possibilité d’une narration fiable, a fait le choix facile d’un passage d’un niveau intradiégétique à un niveau extradiégétique. Interprétation fort discutable ; il faut rappeler, en fait, que le thème du passage du Je au Il, dans la période où il publie Le dernier mot, est un leitmotiv de l’écriture critique de Blanchot7. Ce nœud central de sa réflexion hante déjà son premier récit, en révélant ainsi une exigence primitive de son expérience littéraire. Ce qui arrive au Je narrateur dans Le dernier mot, sa soudaine disparition dans les lignes impersonnelles qui racontent la fin du monde n’est pas sa perdition, mais son salut, qui consiste à arrêter sa voix avant le dernier mot pour que sa parole survive dans l’œuvre. Le fait que le Je abandonne son rôle de narrateur est essentiel à son rôle de personnage, le fait que Je se transforme en Il ne fait pas disparaître sa parole du récit, mais l’affirme dans son intégralité, en affirmant cette intégralité comme impossible. En passant du côté des personnages, en se confinant dans l’imaginaire, Je devenu Il prend sa place parmi les futures ruines de son monde pour assister au spectacle de sa chute, dernière chance de saisir, avec l’impossibilité de vivre, l’impossibilité de mourir. C’est le même parcours idéal qui lie l’écrivain à son œuvre, c’est la même exigence destinale qui, selon Blanchot, a voué Leiris, Kafka, Rilke et beaucoup d’autres à l’écriture : abandonner le Je, passer au Il pour se rejoindre dans son moi le plus véritable, un moi qui est devenu la voix de personne. En ce sens, le vrai scandale de la littérature du XXe siècle s’avère chez Blanchot non la mort du sujet, mais l’impossibilité de sa mort, l’impossibilité d’arrêter son mourir, l’impérissable survivance parlante d’un « Je poreux et agonisant » (comme il nomme la voix de l’Innommable de Beckett), l’insistance avec laquelle il dépasse l’instant où il cherche à prononcer son dernier mot, en n’arrivant qu’à le reporter, à prolonger l’attente de sa mort à l’infini, à se faire l’écho d’une parole encore et toujours à venir. Encore en 1989, Blanchot écrira :

6 Ibid., p. 80. 7 À ce propos, je renvoie notamment à « Kafka et la littérature » et « Regards d’outre-tombe », in La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 20-34 et p. 238-248, et à « La solitude essentielle » et « Kafka et l’exigence de l’œuvre » in L’espace littéraire, Gallimard, 1955, p. 11-32 et p. 53-101.

127 « Qui vient » est donc peut-être toujours déjà venu (selon le malheur ou le bonheur du cercle) et « Qui », sans prétendre remettre en cause l’égo, n’y trouve pas sa mesure, ne se laisse pas assumer par moi : le « Il » peut-être, qui n’est plus le il de il pleut, ni même de l’il y a, mais sans cesser de n’être pas personnel, ne se laisse pas non plus mesurer par l’impersonnel et nous retient au seuil de l’inconnu.8 En ce sens seulement on peut dire qu’il n’avait pas tort quand il affirmait que dans Le dernier mot « le narrateur […] a gardé le privilège de l’égo », mais pour faire l’expérience de sa démesure, pour préférer le Il au moi comme expression la plus vraie, parce que la moins connaissable, de son être, cet ego sans ego. Je ne veux pas proposer une allégorisation du récit, tentative maladroite de lecture qui parfois a été tentée pour l’œuvre narrative de Blanchot. L’événement raconté dans Le dernier mot n’est pas l’allégorie du temps littéraire, mais le temps littéraire lui-même qui se manifeste dans sa forme la plus limpide, dans sa transparence d’énigme, qui prend comme sujet son propre essence et qui la réalise en se mettant en scène. Ce qu’on a fait, c’est seulement (di) vaguer autour des frontières du dernier mot, mais on aurait pu constater comment les mêmes questions hantent le Je narrateur et personnage durant son chemin, le rythme duquel est scandé par l’impossibilité pour lui d’arrêter sa parole comme d’arriver à la prononcer jusqu’au bout. Mais divaguer autour du récit s’avère peut-être une marche encore plus fidèle, qui peut mieux poursuivre le Je narrateur à l’intérieur du texte, dans son parcours apparemment en ligne droite mais en réalité sans but, qui fait de ses démarches le premier commentaire autour de l’indicibilité de sa parole, la recherche infinie d’un mot prononcé et éternellement relancé. Dans son premier récit Blanchot aborde la question la plus profonde de la littérature de façon si directe qu’il n’en sortira plus. Malgré cette évidence, Le dernier mot, lieu de formation de l’exigence littéraire chez Blanchot, demeure un texte trop peu étudié. Il faudrait y reconnaître la mise en scène des conditions existentielles primitives de sa narration, une des exigences les plus essentielles pour le Blanchot de ces années. Le final du récit, le choix narratif de dissoudre le Je dans le Il, d’organiser son évasion grammaticale du texte – j’entends évasion dans le sens que Levinas donne à ce concept, comme une fuite hors du soi pour se retrouver intégralement dans l’autre de l’existence – en exprime la direction privilégiée, sa tension inassouvie, son origine et son but : ce qu’on pourrait définir, chez

8 Maurice Blanchot, « Qui ? », in La Condition critique, édition établie par Christophe Bident, Gallimard, 2010, p. 442.

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Blanchot, comme l’exigence d’une rigueur du presque, ce mouvement qui fait de la littérature un effort qui, si on a le courage de le pousser jusqu’au fond, est toujours à recommencer9. Je ne voudrais pas, moi, devoir dire le dernier mot. Je préfère plutôt conclure en posant une question : si l’écriture ouvre et découvre à l’écrivain l’espace essentielle de sa solitude – « le “Il” qui se substitue au “Je”, telle est la solitude qui arrive à l’écrivain de par l’œuvre »10 –, en même temps elle peut ouvrir l’espace d’une communauté, où le Je devenu Il peut partager sa solitude avec d’autres personnages, vivre seul avec eux. On l’a vu, les dernières pages du dernier mot nous le montrent bien, elles sont la meilleure preuve du fait que ce qui a lieu dans l’espace littéraire c’est le passage instantané du « je » au « il(s) », la réalisation de cet espace communautaire, « illusion d’éternité », où l’existence de chacun est réalisée dans l’absence de temps. Dorénavant, à partir de ce début déjà posthume, la narration blanchotienne sera toujours le lieu où l’autre ne pourra pas me demeurer étranger, pour la raison que sa voix impersonnelle est l’expression la plus propre de la mienne. Ainsi se comprend aussi l’essence politique, cette exigence d’une liberté infinie qui se révèle être l’instauration d’une communauté de solitudes amoureuses où s’affirme la tâche sérieuse de la littérature pour Blanchot : Ici, la littérature s’annonce comme le pouvoir qui affranchit, la force qui écarte l’oppression du monde, ce monde « où toute chose se sent serrée à la gorge », elle est le passage libérateur du « Je » au « Il », de l’observation de soi-même qui a été le tourment de Kafka à une observation plus haute, s’élevant au-dessus d’une réalité mortelle, vers l’autre monde, celui de la liberté.11

Notice bio-bibliographique : Marco Della Greca ([email protected]) a obtenu en juin 2011 un doctorat en cotutelle entre l’Université de Pise (doctorat en « Memoria culturale e tradizione europea ») et l’Université Paris 7 Diderot (doctorat en « Histoire et sémiologie du texte et l’image »), avec une thèse sur la question de l’écriture politique et littéraire de Maurice Blanchot dans les

9 Starobinski l’a découvert, par exemple, dans Thomas l’obscur : l’itinéraire presque circulaire du premier chapitre, dans lequel Thomas entre dans l’eau et revient sur le rivage, itinéraire qui anticipe le destin presque circulaire de l’œuvre même, avec Thomas qui dans le dernier chapitre entre encore dans la mer – mais est-ce qu’exactement dans le même endroit ? –, cet itinéraire incarne le mouvement général de l’œuvre qui, comme dit Starobinski, s’est elle-même choisie comme sujet : le commen- cement de l’œuvre, la possibilité même de commencer et, en ce mouvement sans issue, inaccompli parce que presque accompli, l’impossibilité d’en finir, une fois pour toutes, avec l’écriture. Voir Jean Starobinski, « Thomas l’obscur : chapitre premier », in Critique, 1966, n° 229, p. 498-513. 10 Maurice Blanchot, « La solitude essentielle », in L’espace littéraire, op. cit., p. 19. 11 Maurice Blanchot, Kafka et l’exigence de l’œuvre, ibid., p. 83.

129 années Trente : La rivoluzione dell’impossibile. Politica e letteratura nel Blanchot non- conformiste. Il s’est occupé de la question du langage et de la littérature chez Merleau-Ponty, en travaillant sur les notes manuscrites pour le cours sur la littérature au Collège de France 1952-1953. Sur cet argument, il a publié un article : « Maurice Merleau-Ponty interprete di Paul Valéry. Le lezioni al Collège de France », in Chiasmi international n. 9 : Architecture et autres institutions de la vie, Paris, Vrin ; Milano, Mimesis ; University of Memphis, 2008, p. 307-330. Il a publié aussi des études sur Pierre Corneille, sur le roman blanchotien Thomas l’obscur, sur le rapport entre Maurice Blanchot et Maurice Merleau-Ponty, sur la notion de révolution dans le non-conformisme des années trente et sur la réception française de Dostoïevski. Il a participé à la Journée d’études Maurice Blanchot 2010, avec l’intervention : « Révolution et Contre-révolution chez Blanchot ».

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- IV - Séminaire des Doctorants de l’ED 131 Thème 2010-2011 : L’espace

Explorer les espaces quotidiens : Fragmentation et représentation dans Granta

Cécile BEAUFILS Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR Études Anglophones - LARCA)

Le magazine littéraire Granta prend sa source à Cambridge, de façon littérale – la rivière Cam, qui traverse la ville universitaire, porte également le nom de Granta1. La version première du magazine, prenant la forme d’une revue étudiante, est unifiée par des signes variés d’appartenance sociale et géographique qui relèvent du domaine visuel et linguistique. Ces choix stylistiques mettent en avant un intérêt pour un espace à la fois culturel et géographique délimité et cloisonné. Pourquoi alors, puisque tout ceci semble nous montrer une certaine unité, mettre en avant l’idée d’une fragmentation ? Le magazine, de pilier de la communauté étudiante, est devenu un magazine littéraire respecté et fait aujourd’hui figure de référence dans la publication de jeunes auteurs. Depuis 1979 (année de sa refondation), il n’est plus ancré dans l’espace universitaire : son espace géographique s’est considérablement déplacé ; le magazine est ainsi passé d’une relation à l’espace du quotidien à une approche des espaces quotidiens en s’attaquant à la littérature de voyage. Les numéros du magazine après 1979 sont organisés par thème et les textes appartiennent à des genres différents (prose de fiction, reportage, reportage photographique, poésie, mémoires, etc.), mais le choix est généralement fait d’omettre les indications sur la nature des textes dans le corps de l’ouvrage. Occasionnellement, la confusion est évitée dans les courtes biographies des auteurs qui apparaissent à la fin de chaque numéro. Granta a vocation de témoin artistique d’une époque et les textes publiés appartiennent le plus souvent à une orientation réaliste. Le problème de la représentation se pose car le récit de voyage est à la fois l’expression de la croyance d’une transmission possible de l’expérience, en même temps qu’un genre littéraire hybride car puisant dans bon nombre de traditions littéraires, comme l’explique le premier rédacteur en chef de Granta, Bill Buford, dans l’éditorial du numéro 10, le premier consacré à la littérature de voyage :

1 Cet article résume la participation au séminaire de l’École Doctorale 131 en février 2011, thème 2010-2011 : L’espace, séance 2 : Espaces quotidiens.

133 But if there is a revival of travel writing, this ambiguity – this generic androgeny—is partly responsible for it. Travel writing is the beggar of literary forms : it borrows from the memoir, reportage and, most important, the novel. It is, however pre-eminently a narrative told in the first person, authenticated by lived experience. It satisfies a need. A need for a fiction answerable, somehow, to the world.2 Bill Buford insiste sur l’expérience dans un contexte littéraire qui met sur le même plan textuel les récits fictionnels et non-fictionnels. Le critique Fernando Galván, à propos de la littérature de voyage, situe cette évolution de la façon suivante : « there is a marked increase in texts that break with the classical dichotomies “fiction”/ “reality” and “literature”/ “non-literature »3. C’est ici une volonté de rupture qui est mise en avant, le refus des dichotomies de l’écriture : les textes ont pour vocation de représenter non plus un espace quotidien comme le magazine universitaire mais des espaces quotidiens pluriels. Cette expression passe par la forme courte et l’angle du témoignage, une esthétique qui semble nous indiquer que c’est par le fragment que la représentation des espaces quotidiens procède, que le réalisme reste possible grâce à la remise en question des frontières traditionnelles. Nous avons choisi de nous pencher sur le numéro 94, second numéro consacré à la littérature de voyage, et publié pendant l’été 2006. Comment publier un recueil sur la littérature de voyage, dans un paysage littéraire divisé entre tradition réaliste héritée du dix- neuvième siècle et scepticisme quant à la représentation du réel ? Il s’agit surtout d’une représentation du réel particulière, inspirée des récits du « new journalism » : cela peut paraître paradoxal dans une réflexion sur les espaces quotidiens, mais permet précisément de mettre en valeur des éléments cruciaux du processus de représentation. Cet apparent paradoxe fonde ici l’approche du voyage, en particulier sur la couverture4. Celle-ci propose un ancrage visuel dans le quotidien et un jeu sur la notion d’espace avec une mise en abyme. D’abord, elle interroge l’idée de déplacement en annonçant une série de cadres qui ne représentent pas une installation d’art contemporain mais les parties communes d’un ancien sanatorium reconverti en hôtel en Sibérie. Ensuite, l’annonce « where travel writing went next », en sous- titre du volume, est curieuse : pourquoi le passé ? Il s’agissait d’une prise de position forte à

2 Bill Buford, Granta, Londres, Penguin, 1983, n° 10, p. 7. 3 Fernando Galvàn, « Travel Writing in British Metafiction: A Proposal for Analysis », in D’haen, Theo and Bertens, Hans (dir.), British Postmodern fiction. Postmodern Studies, Amsterdam-Atlanta, (GA), Rodopi, 1993, n° 7, p. 78. 4 Les images ne sont pas libres de droit et ne sont donc pas reproduites ici ; cependant la couverture peut être consultée en ligne : http://www.granta.com/Archive/94?view=zoomCover

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une époque où la mode du récit de voyage revenait, un processus que l’éditorial d’Ian Jack détaille dans le numéro, en recentrant le débat non sur le voyage lui-même, mais sur l’acte de raconter. Le volume se clôt presque sur l’idée de fin du voyage avec le texte « The End of Travel » de James Hamilton-Paterson (p. 223-234), texte qui déplore la standardisation du voyage et prône l’étude de l’espace quotidien au singulier, quand les autres textes contiennent tous cette idée d’espaces quotidiens multiples à explorer et à représenter.

1. La diversité générique : le paradoxe constant La constante ici est celle d’une écriture plurielle malgré l’attente créée par le titre du numéro, attente d’une appartenance à un genre particulier (le récit de voyage) avec des règles établies (repères géographiques, utilisation d’une langue étrangère, descriptions dominantes, insistance sur l’expérience subjective de l’auteur). Les treize textes du numéro remettent en question la possibilité du récit de voyage ; ils appartiennent à plusieurs grandes familles. On trouve ainsi : un reportage photographique, trois textes de fiction (identifiables par leur sous- titre, « a story », dans la table des matières), quatre récits de voyage au sens propre, trois essais et un texte de « poésie trouvée », ce à quoi s’ajoutent les photographies qui servent d’illustration à chaque texte. Ces dernières renforcent le doute quant à la nature des textes : avant chaque texte, une photo en noir et blanc, en général créditée par une agence (Getty Images, par exemple). Le texte « How to Fly », de John Burnside, est par exemple illustré par une image créditée « Joe Schilling/Time & Life Pictures / Getty Images »5, qui vient contraster avec le reportage photographique et les textes-témoignages. C’est moins la polyphonie des voix et des genres qui nous intéresse ici que la façon dont ces textes proposent une exploration des espaces quotidiens, qui sont à comprendre comme un élément double, à la fois l’espace que l’on représente comme ordinaire, celui qui n’est pas étranger, autre, et les espaces multiples, qui sont explorés dans le déplacement, et représentés comme le quotidien des autres (par exemple « Trenitalia », p. 161) : les espaces du texte périssable (le magazine) sont aussi ceux d’une écriture se voulant héritière du « dirty realism », de l’écriture qui explore le familier. C’est la façon dont les espaces quotidiens sont utilisés qui devient cruciale. On laisse le lecteur douter du statut des textes, de leur rapport aux espaces quotidiens, à ce qui n’est pas remarquable, pour mieux explorer un espace géographique mais aussi subjectif. Le quotidien est dans ce cadre identifié à une personne, et les textes peuvent être aussi bien objectifs qu’intimes ; l’unité n’étant effective ni dans l’espace abordé ni dans la nature du quotidien.

5 Granta, Londres, Granta Publications, n° 94, p. 104.

135 Les espaces quotidiens sont ceux qui sont racontés : l’expression prend son sens, ici, dans la problématique de la représentation et surtout celle du récit. Comme le rappelle Ian Jack, le rédacteur en chef, dans l’éditorial, en citant un rédacteur en chef précédent, Bill Buford, ce qui compte est la « joie de raconter » (« the sheer glee of story-telling »6), le but de la littérature de voyage canonique (la découverte d’un territoire nouveau) est mis au second plan. C’est donc la textualisation des espaces au sens propre qui compte, ce qui n’exclut pas, nous le verrons, la représentation. Les espaces du texte sont multiples et les espaces représentés le sont également : Asie du Sud-Est, Ukraine, Espagne, Italie, Russie, Turquie, États-Unis, proposant un véritable tour de la planète.

2. Fragments et exploration Il y a ici une fragmentation des genres, des points de vue, des angles d’attaque en rapport avec le thème du voyage (on notera par exemple l’originalité du texte « Cary Grant’s Suit », de Todd McEwen, qui se concentre sur le voyage dans le cadre cinématographique de La Mort aux Trousses, dont le héros n’est plus Cary Grant mais son costume qui relègue l’acteur au second plan). La fragmentation est ici intégrée à l’acte de narration, elle forme l’unité du recueil. Les photographies de Russie de Simon Roberts utilisées pour conter une progression géographique et le titre, « Across eleven time zones »7, forment un panorama à focalisation variée qui joue sur la mise en récit de l’espace et des ruptures de liens visuels signifiants. La fragmentation est localisée dans la forme courte, renvoyant à un accès partiel à l’information (Granta reste fidèle à sa tradition de publication d’extraits de romans), fragmen- tation qui se différencie de la fragmentation développée par la critique postmoderniste. La fragmentation du numéro implique une part d’inachevé, c’est le manque qui est mis en évidence. Le reportage de Simon Roberts n’offre pas de récit complémentaire, seulement quelques notes en ouverture. Il fait mention de centaines de pellicules, soulignant son travail de sélection mais rappelant au lecteur qu’il n’a accès qu’à des fragments de cet immense espace traversé. Le fragment n’est pas lié à une perte de représentation mais au contraire à une recherche d’efficacité car la forme courte, incomplète, est liée au réel dans la mesure où l’on doute du référentiel. Il n’y a pas de rupture de lien avec le réel perçu mais une exploration de l’expérience (par exemple « Closing Time », de Jeremy Treglown, qui compare sa propre

6 Ibid., p. 14. 7 Ibid., p. 127-159.

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expérience de la province espagnole d’Extremadure au texte des années 1920 de V. S. Pritchett, Marching Spain). Au lieu d’abandonner la représentation et de présenter une entropie montante, une impression de hasard contrôlé domine et permet une approche aussi exhaustive que possible de l’idée de voyage, sous ses facettes distinctes : spatiales, intellectuelles… L’utilisation de fragments est mise au service de l’exploration des espaces quotidiens. L’exposition d’une pluralité fait surface, comme si le seul moyen d’accéder au réel consistait en cette tentative d’abolition des distinctions entre fiction et non-fiction, qui témoigne d’une permanence de l’entreprise réaliste : une exploration multiforme trouvant son originalité en évitant la question de la fiction. Par exemple, le choix de clore le numéro avec un texte de poésie trouvée, « Homage to Mount Desert Island » (p. 251-256), annoncé comme « Selections from the « Bar Anchor Times » compiled by Mark Haworth-Booth » et qui est construit par collage d’extraits d’un journal local, est surtout remarquable parce que publié dans un ouvrage de textes de voyage. Le texte rend compte d’une intersection entre un espace extrêmement limité et des non-événements : « There was a puppy wandering loose on Park Street on May 27 »8, « After someone called to complain, two men were told to stop bouncing a ball off a wall on Sea Street on July 24. The men said they often bounced the ball to unwind »9. En ce qui concerne le microcosme géographique et temporel, l’impression de fragment n’est ici qu’une illusion et la technique, assez classique, n’est pas réellement utilisée à des fins expérimentales. Cela nous rappelle que la fragmentation est construite comme une expérience des limites textuelles, spatiales et temporelles, rappel du paradoxe du magazine, condamné à l’extrême contemporanéité.

3. La fragmentation au service de la représentation Nous observons ainsi que l’exploration des espaces quotidiens passe par une conscience de l’acte narratif, un encadrement par des voix plus distanciées qui réaffirment la nécessité d’explorer un espace restreint et par la fin du voyage de découverte. C’est une fois encore l’intérêt de la mise en récit qui l’emporte sur la valeur de témoignage, comme nous le montrent les textes présentés comme des histoires, « story » (table des matières, p. 4-5) : le texte « Bye-Bye Natalia », de Michel Faber (p. 45-71), ne correspond pas au récit de voyage canonique car le récit est celui, en focalisation interne, d’un personnage féminin, une femme séropositive inscrite à un service de rencontres matrimoniales avec des Américains. Ayant un

8 Ibid., p. 254. 9 Ibid., p. 255.

137 accès limité à l’information, on devine ce qui se passe au fur et à mesure, d’autant plus que l’utilisation de mots en ukrainien ralentit le lecteur. Malgré la facture classique de cette nouvelle, celle-ci prend une dimension inattendue dans ce contexte : il n’y a pas de voyage à proprement parler mais l’attente d’un voyage pour le personnage principal ; là encore c’est le manque qui justifie tout. Les espaces quotidiens sont perçus comme multiples (dans l’espace géographique, mental et temporel) et eux-mêmes fragmentés, mais cela n’annule pas l’acte de raconter pour autant, cela le concentre. Le quotidien est donc le retour, mais un retour distancié par la conscience de la fragmentation de l’expérience et la présence de voix critiques dans le corps du magazine. Ce qui nous permet d’appréhender les problèmes posés par la notion d’espaces quotidiens, c’est la mise en valeur de la satisfaction apportée par le récit, satisfaction visible et revendiquée. Ce constat nous permet de créer des liens entre les tensions présentes dans l’esthétique du fragment et une tentative contemporaine de représentation de l’expérience.

Notice bio-bibliographique : Cécile Beaufils ([email protected]), ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon et agrégée d’anglais, est doctorante contractuelle à l’UFR d’Études Anglophones de l’Université Paris Diderot - Paris 7, et dépend du LARCA. Elle prépare une thèse intitulée : « The Granta/Granta, un objet culturel hybride » sous la direction de Catherine Bernard.

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Le documentaire comme pratique de la ville : le Marseille de Denis Gheerbrant

Camille BUI Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC - CÉRILAC)

Né et développé en ville, le cinéma semble dès ses débuts s’être épanoui dans une relation privilégiée avec l’espace urbain1. Pour Siegfried Kracauer, penseur de la modernité culturelle dans les années 1920, le cinéma était un médium capable de saisir la grande ville, d’enregistrer sa vie collective et anonyme, d’exprimer sa temporalité propre, d’en capter les phénomènes muets, fugitifs, inconscients. Le seul à pouvoir donner forme à la réalité de la grande ville devenue pure extériorité, surface scintillante où le sens des mots et des choses se trouve dissous, leur fonctionnalité oubliée.2 Depuis les films de ville des premières décennies3, le cinéma n’a eu de cesse de produire des représentations de la ville, donnant à voir (et à entendre) quelque chose du paysage ou de la vie urbaine. Parmi les productions cinématographiques urbaines, une tendance documentaire issue du cinéma direct des années 1960 entretient une relation singulière à l’espace urbain. Dépassant les perspectives d’un cinéma urbain envisagé comme une « mise en vue » de la réalité4, certains cinéastes s’intéressent aux « pratiquants ordinaires de la ville »5 et se proposent de faire l’expérience de l’urbain par le cinéma. Le cinéaste, marcheur parmi les marcheurs, arpente la ville et ses trottoirs, entre dans les demeures, caméra et micro à la main. Faisant écho aux projets d’art participatif qui se développent à

1 Cet article résume la participation au séminaire de l’École Doctorale 131 en mars 2011, thème 2010- 2011 : L’espace, séance 3 : L’espace de la ville. 2 Voir Nia Perivolaropoulou, « La ville cinématographique, Siegfried Kracauer », in Théorème 10, Villes cinématographiques, ciné-lieux, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007, p. 13-24. 3 Pour le cinéma documentaire des avant-gardes, la ville fut d’abord un lieu d’expérimentation visuelle, tirant profit d’une communauté d’expériences sensorielles entre l’espace urbain et le cinéma. Le genre de la « symphonie urbaine » ou celui du « portrait de ville » des années 1920 constitue un des points d’émergence explicite de la conception du cinéma comme un « art naturel » de la ville. Les films de Walter Ruttman, Berlin, Symphonie d’une grande ville (1927) et de Dziga Vertov, L’Homme à la caméra (1929) servent de modèles à ce genre. 4 Paul Ardenne, Un Art contextuel, Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, Flammarion, Paris, 2002, p. 25. 5 Michel De Certeau, « Marches dans la ville », in L’Invention du quotidien, t.1, Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 141.

139 partir des années 1960, les formes urbaines du cinéma direct questionnent le partage classique entre expérience vécue et image cinématographique. Dans cette communication, nous tracerons quelques pistes pour penser les liens entre pratique et représentation de la ville au cinéma, en suivant les pas du cinéaste Denis Gheerbrant.

1. Denis Gheerbrant, héritier de Jean Rouch Documentariste français contemporain, Denis Gheerbrant est chef opérateur et réalisateur. Durant plusieurs années, il a parcouru Marseille en solitaire, pour des repérages puis, caméra à la main, à la rencontre des habitants. De ces cheminements, il a tiré une « suite cinématographique ». Sortie en 2009, La République Marseille6 est composée de sept films dont la totalité court sur six heures et forme un portrait complexe de la cité phocéenne. Au fil des films, des Marseillais se racontent et guident le cinéaste sur leurs lieux de vie, de travail ou de souvenirs. Denis Gheerbrant pratique un cinéma de la rencontre que l’on peut situer dans la filiation du cinéma direct7 tel que l’a développé Jean Rouch8. En 1960, l’anthropologue et cinéaste, réalise avec le sociologue Edgar Morin le film fondateur du cinéma direct en France : Chronique d’un été. Ce film fait figure de manifeste pour un nouveau type de cinéma, dénommé à l’époque « cinéma-vérité » par ses auteurs, en hommage au cinéaste russe Dziga Vertov. Dans son texte « Chronique d’un film », publié après la sortie de Chronique d’un été, Edgar Morin décrit la démarche qui a nourri le film : Ce film est une recherche. Le milieu de cette recherche est Paris. Ce n’est pas un film romanesque. Cette recherche concerne la vie réelle. Ce n’est pas un film documentaire. Cette recherche ne vise pas à décrire ; c’est une expérience vécue par ses auteurs et ses acteurs. Ce n’est pas un film sociologique à proprement

6 La République Marseille (France, 2009), Réal. : Denis Gheerbrant ; Prod. : Richard Copans, Alexandre Cornu ; Couleur ; Durée : 6 heures. 7 Ce mouvement cinématographique protéiforme s’est développé initialement en Angleterre, en France, au Canada et aux États-Unis au moment où de nouveaux outils (caméra légère et magné- tophone portatif synchrone principalement) favorisaient l’évolution des pratiques documentaires au cinéma. Free Cinema anglais, cinéma direct québécois et « cinéma-vérité » français ont notamment réuni des cinéastes portant un intérêt renouvelé au quotidien des hommes ordinaires et à leur parole. L’expression « cinéma direct » proposée dans les années 1960 par les cinéastes québécois de l’Office National du Film est aujourd’hui utilisée comme formule générique en alternative à d’autres expressions plus problématiques telles que « cinéma-vérité » ou « living camera ». Elle désigne à la fois les mouvements pionniers des années 1960 et les pratiques contemporaines s’inscrivant dans le prolongement de celles-ci. 8 Denis Gheerbrant évoque lui-même l’importance de Jean Rouch dans sa démarche documentaire. Voir Denis Gheerbrant, « Denis Gheerbrant, l’arpenteur », Entretien réalisé par Sarah Elkaïm et Laurine Estrade, 6 octobre 2009, disponible en ligne

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parler. Le film sociologique recherche la société. C’est un film ethnologique au sens fort du terme : il cherche l’homme. C’est une expérience d’interrogation cinématographique : Comment vis-tu ?9 Le texte met l’accent sur la dimension expérimentale du projet : à la fois expérience sociale et expérience cinématographique, Chronique d’un été « hybride » le cinéma et la vie10. La méthode élaborée par Rouch et Morin pour Chronique d’un été est tout à fait nouvelle, puisqu’il s’agit de mettre en place une expérience partagée entre les auteurs et les « acteurs » du film, loin de l’illusion d’un cinéma documentaire purement descriptif. Le matériau filmique se constitue donc au hasard de rencontres dans la rue (« pédovision ») et au gré de mises en situation des protagonistes tour à tour isolés ou rassemblés autour d’une table par les auteurs (« commensalité »). Chronique d’un été est bien un film à valeur documentaire : les acteurs y sont des acteurs sociaux, vivant leur propre rôle sous le regard de la caméra. Cependant, la réalité saisie par les moyens du cinéma est une réalité qui se développe pendant et pour les besoins du tournage. Loin de penser que le cinéma, par un simple processus d’enregistrement passif, serait capable de capter une vérité du monde qui affleure à sa surface, Rouch et Morin investissent la performativité d’un cinéma de la rencontre, c’est-à-dire la capacité de celui-ci à faire advenir du réel dans le réel. En écho au projet parisien de Chronique d’un été, Denis Gheerbrant, cinquante ans plus tard, place lui aussi la rencontre au centre de sa démarche d’exploration de la ville. Selon lui, « la vérité du cinéma documentaire réside dans la relation documentaire : c’est la vérité de ce qui se produit entre la personne que l’on filme et soi, quelque chose qui s’inscrit entre nous »11. Ainsi, pour filmer Marseille, après une période de repérages sans caméra, étalée sur six mois, Gheerbrant tourne par intermittence durant un an et demi, rencontrant à plusieurs reprises des personnes avec qui il a développé des affinités. Le documentaire est pour lui un véritable mode de sociabilité, où filmeur et filmés entrent en relation par la médiation de la caméra – qu’il choisit de porter lui-même, à l’épaule.

2. Prendre part à la ville Denis Gheerbrant tire profit d’une affinité entre une conception du documentaire

9 Edgar Morin, « Chronique d’un film » (1961), in Edgar Morin, Jean Rouch, Chronique d’un été, Paris, Interspectacles, 1962, p. 8-9. 10 « Ce film est hybride et c’est cette hybridité qui fait tantôt son infirmité, tantôt sa vertu interrogative » écrivait Edgar Morin en 1961 dans son texte « Post-chronique », in Chronique d’un été, op. cit., p. 35. 11 Denis Gheerbrant, « Regard 038 », Entretien vidéo réalisé par RLHD TV, 15 mai 2010, disponible en ligne

141 comme pratique de rencontres et la ville, espace public par excellence, lieu d’échanges et de passages où les mouvements et les frictions recréent sans cesse du vivre-ensemble. Ainsi pour Gheerbrant, documenter la ville par le cinéma, ce n’est pas seulement en produire une image mais véritablement entrer, en tant que sujet, dans la logique de l’urbain, mobile et polyphonique. La République Marseille est le produit de l’expérience marseillaise du cinéaste, expérience intimement liée aux pratiques spatiales et sociales des Marseillais qu’il a rencontrés. Ainsi l’expérience de la ville prend-elle corps dans la matière filmique suivant deux voies. Celle, directe, du corps en mouvement du cinéaste qui constitue l’interface d’une expérience subjective, sociale et spatiale12 de la ville ; et celle, indirecte, des récits et des parcours des « personnages » relayés par le cinéaste. En effet, le corps du cinéaste est directement impliqué dans l’expérience de filmage en caméra portée : son corps règle la focalisation du point de vue. Son regard incarne le champ de la caméra, son écoute devient la nôtre. À travers cette subjectivisation de la perception, les films de la suite marseillaise se présentent comme le point de vue incarné et personnel du cinéaste sur la ville – point de vue à hauteur d’homme qui s’oppose au regard omniscient de la ville vue du dessus13. Le corps de Gheerbrant demeure hors-champ mais se signale par le tremblement de l’image et par sa voix en off : il est « cinéaste-personnage » interagissant avec les habitants. À travers ce « troisième corps » en jeu qu’est la caméra, Gheerbrant se fait le passeur de différentes manières de vivre et de raconter Marseille. Le temps du tournage, il devient donc à son tour pratiquant de l’espace urbain qu’il arpente en filmant. Le parcours de Gheerbrant, d’une rue ou d’un quartier à un autre, s’élabore au fil des rencontres. Bien souvent, un personnage assume la fonction de guide et emmène le cinéaste sur des lieux qui ont pour lui un sens particulier. Denis Gheerbrant explore la ville à travers son expérience ; à chaque personnage son quartier, les lieux de son enfance, de son travail, ses parcours… En articulant aux récits et à la mémoire des habitants, des images de leurs lieux biographiques, Gheerbrant donne à saisir les traces invisibles de vies présentes ou passées : un vieux mur où un nom est gravé, l’ancien emplacement d’une maison, un endroit où l’on allait pêcher, l’usine aujourd’hui fermée… Les paroles sont littéralement suscitées par le parcours, ancrant le film dans une spatialité et une historicité vivantes. Ainsi, La République Marseille est-elle une tentative de rendre à l’écran quelque chose de l’« épaisseur du vécu » de

12 Voir Guy Di Méo, « Subjectivité, socialité, spatialité : le corps, cet impensé de la géographie », in Annales de géographie, 2010/5 n° 675, p. 466-491. 13 Michel De Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 141.

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Marseille, ville industrielle et d’immigration, qui émerge au carrefour des mémoires et des imaginaires14.

3. Récits d’espace, de l’expérience à l’œuvre Le montage agence les parcours et les discours filmés selon une logique subjective qui respecte la singularité de chaque rencontre entre filmeur et filmés. Ainsi Gheerbrant choisit-il par exemple de consacrer entièrement un moyen métrage à Rolf, docker de l’Estaque dans Les Quais (46 min.), tandis que dans Les Femmes de la Cité Saint-Louis (53 min), il va à la rencontre d’une communauté de femmes qui luttent pour la préservation de leur quartier. Voici comment, au cours d’un entretien, Denis Gheerbrant évoque la manière dont son écriture cinématographique s’attache à répondre à des paroles singulières : Ce qui me permet d’articuler le déroulement d’un film, qui vient travailler cette question, c’est une parole dans un corps qui émerge comme dans une première fois d’abord pour celui qui l’énonce. C’est cela que je cherche à provoquer, cette émotion de la pensée qui affleure, là, devant nous. C’est dans cette émotion que je peux construire une ligne d’images, comme on dit une ligne mélodique, souvent des paysages, des fragments de l’espace urbain, comme des haïkus.15 Polyphonique, chaque film repose sur des récits personnels enchâssés où récit premier (celui du cinéaste) et récits seconds (ceux des filmés) sont indissociables. Les films de La République Marseille sont construits à partir de paroles, d’interactions, qui ont lieu autour d’une table ou bien au cours d’une errance partagée. Le lien entre les corps et l’espace bâti se réalise ainsi soit au moment du tournage, lorsque le personnage est cadré dans son environnement immédiat, soit grâce à un montage associatif passant du récit au paysage et réciproquement. En effet, les séquences où se développent des paroles – narratives ou descriptives – sont encadrées par des vues, souvent en plans fixes, de paysages marseillais. L’espace est ainsi donné à voir comme l’environnement d’un personnage, environnement qu’il habite, parcourt, raconte. Tournage et montage organisent ensemble une représentation de l’espace urbain toujours liée à une pratique de celui-ci, que ce soit celle du cinéaste-passeur, ou celles des

14 Faire l’expérience d’une ville réelle, c’est aussi mobiliser un imaginaire de cette ville : « Marseille travaillait en moi comme un pays imaginaire, un monde peuplé de récits, le lieu d’une parole ouverte, où l’on pouvait avancer l’hypothèse que l’autre soit considéré comme une richesse avant que de représenter une menace. », écrit Denis Gheerbrant qui fut le chef opérateur de René Allio pour son film L’Heure exquise (1981) tourné à Marseille. 15 Denis Gheerbrant, « Entretien avec Denis Gheerbrant », in Une suite cinématographique, Livret accompagnant le DVD La République Marseille, Éd. Montparnasse, 2009, p. 11.

143 Marseillais eux-mêmes. L’écriture documentaire de Gheerbrant est le fruit d’une expérience partagée du territoire : pratiquant de la ville à la rencontre de ses pairs, l’espace urbain est pour lui un espace à vivre, à expérimenter. La forme de chaque film est une proposition pour rendre compte de la ville à partir de l’expérience subjective, spatiale et sociale du filmeur et des filmés. Chaque film se fait le récit d’un parcours, à l’opposé d’une description carto- graphique de la ville : La différence entre les deux descriptions ne tient évidemment pas dans la présence ou l’absence des pratiques (elles sont à l’œuvre partout), mais dans le fait que les cartes, constituées en lieux propres où exposer les produits du savoir, forment les tableaux de résultats lisibles. Les récits d’espace exhibent au contraire les opérations qui permettent, dans un lieu contraignant et non « propre », de le « triturer » quand même, comme le dit une habitante à propos des pièces de son appartement : « On peut le triturer ». Du conte populaire aux descriptions de logis, une exacerbation du « faire » (et donc de l’énonciation) anime les récits narrant des parcours en des lieux qui ont pour caractéristique, du cosmos ancien au HLM contemporain, d’être les formes diverses d’un ordre imposé.16 Le cinéma urbain de Denis Gheerbrant n’est donc pas seulement une façon de représenter la ville, il est également une manière de la vivre. L’expérience du tournage et le film en tant qu’objet esthétique achevé sont indissociables : l’œuvre se fait écriture des pratiques par la pratique, partage de mémoires et crée un savoir intersubjectif sur Marseille. Dans la lignée du cinéma direct rouchien, le cinéaste en prenant part à la vie urbaine, la (ré) active en faisant naître de nouvelles paroles et de nouveaux parcours, qu’il met en récit. Ainsi, par l’interaction sociale et par le cinéma, Denis Gheerbrant produit de la ville en tant qu’elle est polyphonie de discours et de pratiques.

Notice bio-bibliographique : Camille Bui ([email protected]) est doctorante contractuelle et monitrice en études cinématographiques. Elle prépare une thèse sur l’héritage de Chronique d’un été (1961) de Jean Rouch et Edgar Morin dans le documentaire urbain contemporain, sous la direction de Jacqueline Nacache. Membre du GRHED (Groupe de Recherches en Histoire et Esthétique du cinéma documentaire, Université Paris 1), elle a également rédigé un article sur les docu- mentaires du « New Queer Cinema » pour un numéro de la Revue LISA : « L’écriture documentaire dans le monde anglophone : de la propagande à la contestation », qui paraîtra courant 2012.

16 Michel De Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 179.

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Mobilité de l’interprétation et de la mémoire chez Dada : Le poème simultané

Emmanuel COHEN Université de Picardie - Jules Verne (ECRIT)

Espace labile de la création au début du XXe siècle, le Cabaret Voltaire est un lieu d’expérimentation dont les innovations ont changé bien des pratiques artistiques contemporaines1. Situé à Zurich, ville neutre au centre d’une Europe en guerre, le Cabaret Voltaire a recueilli des artistes divers réunis par une même conscience critique à l’égard des politiques de leurs pays. La guerre nous avait projetés par-dessus les frontières de nos patries. Ball et moi venions d’Allemagne, Tzara et Janco de Roumanie, Hans Arp de France. Nous étions tous d’accord : la guerre avait été fomentée par les différents gouverne- ments pour les raisons les plus platement matérialistes.2 Dans ce lieu particulier, point névralgique d’une certaine contestation artistique et culturelle, les pratiques sont réinventées selon un désir d’échapper aux discours dominants. Nous nous intéresserons ici au poème simultané, également appelé « poème simultan » (nom qui copie la forme allemande ou roumaine de l’adjectif), première innovation artistique radicale présentée par Hugo Ball puis reprise par Tristan Tzara. Le poème simultané présente la particularité d’être une forme mobile, dont les réalisations scéniques varient au cours de l’histoire du mouvement Dada, mais également au Cabaret Voltaire dès son invention. Comment aborder une forme si mouvante ? Quel lien y a-t-il entre la mobilité formelle et la démarche dadaïste de déconstruction de l’art et des frontières entre les arts ? Dans ce cours texte, nous tenterons de proposer des pistes pour penser ce jeu constant de mobilité des signes et des formes, de brouillage des frontières théoriques et artistiques.

1. Labilité de la forme du poème simultané Si le mystère sur ses origines est facilement dissipable, le poème simultané dada est

1 Cet article résume la participation au séminaire de l’École Doctorale 131 - Langue, Littérature, Image : Civilisation et Sciences Humaines en janvier 2011, thème 2010-2011 : L’espace, séance 1 : Mobilités. 2 Richard Huelsenbeck, En avant Dada, L’histoire du Dadaïsme (1920) Paris, Éditions Allia, 1983, Traduction de l’Allemand de Sabine Wolf., p. 8.

145 symptomatique de la complexité de l’expérience théâtrale d’avant-garde. La première difficulté méthodologique est le manque certain de traces des performances scéniques, qui rend délicate l’appréhension même de cet objet. Le poème simultané soulève la question de la nature transitive de la création artistique et de l’expérience artistiques, ainsi que de leur mémoire. Art mobile, son interprétation l’est également. Cette labilité rétrospective conduit aussi à des interprétations très variables, qui remettent en question la valeur des témoignages, et a posteriori notre compréhension de l’esthétique dadaïste. Comment parler alors de théâtre dada au singulier, de l’évolution de ce théâtre et de son esthétique ? Cette mobilité du sens est-elle symptomatique de l’avant-garde ? Le Cabaret Voltaire se place donc en marge de la culture suisse dominante. C’est un espace de contre-culture : espace de critique de l’ordre politique, social, et des nationalismes exacerbés par la guerre. Le poème simultané s’inscrit dans cet espace de décentrement du regard, de mobilité des formes et des propositions : [N]ous n’hésitions pas à dire aux petits bourgeois zurichois, gras et ignorants, que nous les prenions pour des cochons et le Kaiser pour le fauteur de la guerre. Chaque fois cela causait beaucoup de vacarme et les étudiants – la racaille réactionnaire la plus stupide de Suisse, si, vu l’abrutissement national obliga- toire, il est encore possible d’appliquer un superlatif à l’abrutissement et à la bêtise d’un groupe particulier – donnaient grossièrement et rageusement une idée de l’opposition du public, celle-là même qui allait plus tard permettre à Dada d’accomplir sa marche triomphale à travers le monde.3 Une double nécessité donne jour aux expérimentations du Cabaret Voltaire : nécessité de se départir du langage officiel – pris comme outil du « bourrage de crâne » et de l’inhumanité du pouvoir, mais aussi nécessité alors de trouver un mode d’expression qui soit compatible avec cette critique du pouvoir et propice à une expérience esthétique – et pas seulement politique. Le premier poème simultané présenté sur la scène du Cabaret Voltaire est Karawane4, d’Hugo Ball, qui s’inspire de l’art primitif et de la poésie nègre, mais aussi de la poésie consonantique et des expériences bruitistes et futuristes. Le poème se présente ainsi :

3 Ibid., p. 10. 4 Pour l’écouter dans une version antérieure : http://ubu.artmob.ca/sound/ball_hugo/Ball-Hugo_Karawane.mp3

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Hugo Ball, Karawane (1917), in Dada Almanach, Berlin, 1920

147 Hugo Ball, à propos de sa représentation de Karawane, insiste sur le « simultané » comme dialogue entre image et son : Je portais un costume spécialement dessiné par Janco et moi. Mes jambes étaient abritées par une espèce de colonne faite de carton d’un bleu brillant qui m’entourait jusqu’aux hanches, de sorte que je ressemblais à un obélisque pour cette partie. Pour le haut, je portais une immense collerette découpée dans un carton et doublée de papier écarlate à l’intérieur et d’or à l’extérieur, le tout maintenu autour du cou, de telle sorte qu’il m’était loisible de l’agiter comme des ailes en levant ou en baissant les coudes. À cela venait s’ajouter une coiffe de chaman cylindrique, très haut, rayé de bleu et de blanc [...] Je commençai de manière lente et solennelle : gadji berri bimba glandridi lauli lonni cadori etc. […] je me tournai à nouveau vers le pupitre du milieu en battant vigoureusement des ailes. Les lourdes séries de voyelles et le rythme traînant des éléphants me permettaient un crescendo. Mais comment animer la fin ? C’est alors que je me suis rendu compte que ma voix, faute d’autres possibilités, adoptait la cadence ancestrale des lamentations sacerdotales, ce style des cantiques tels qu’ils se lamentent dans les églises catholiques d’Orient et d’Occident.5 Quelques semaines plus tard et sur la même scène, Tristan Tzara, Richard Huelsenbeck et Marcel Janco présentent un nouveau poème simultané, de facture différente : L’Amiral Cherche une Maison à Louer6. L’Amiral a une construction plus complexe, car il se divise en trois parties, toutes composées d’une partition à trois voix. La première et la dernière parties, sortes de polyphonies polyglottes en français, anglais et allemand, sont entrecoupées d’un intermède très rythmique qui rappelle la poésie bruitiste et consonantique.

5 Hugo Ball, cité par Marc Dachy, in Journal du mouvement Dada, Paris, Skira, 1989, p. 43. 6 Pour une version contemporaine de ce poème simultané : http://ubu.artmob.ca/sound/tzara_tristan/Tzara_ Janco-Hulsenbeck_Lamiral-cherche.mp3

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Hugo Ball, Richard Huelsenbeck, Marcel Janco, L’Amiral Cherche une maison à Louer, lu le 31 mars 1916 au Cabaret Voltaire, Zurich.

Le fait que la première et la dernière phrases se répondent encadre l’expérience du poème simultané dans la fiction d’une histoire, comme si ce dernier contenait une information qu’il nous fallait déchiffrer, ou, inversement, comme si l’intermède rythmique contenait un message qui serait la clé de la compréhension du reste du poème simultané. Il s’agit moins ici pour Tzara de retrouver une langue primitive compréhensible par tous, comme dans Karawane de Ball, que de déconstruire la syntaxe et la langue, en d’autres termes, de détruire toute possibilité de communication. La proposition de Tzara est différente : il s’agit plus d’un travail sur la voix que sur l’image (l’absence de photo est également le signe de son désintérêt pour cette dimension de la performance), et de la mise en pratique de ce qu’il appelle « poésie-état d’esprit »7. Pour reprendre la terminologie de Tzara dans cet essai, le poème simultané marque le passage d’une poésie comme moyen d’expression (plus romantique) à une poésie comme état d’esprit, sorte de pendant poétique de la théorie psychanalytique du Jung des Métamorphoses et [d]es

7 Tristan Tzara, « Essai sur la Situation de la poésie » (1931), in Œuvres Complètes, Paris, Flammarion, 1975, Tome V, p. 11.

149 Symboles de la Libido8. Dans cet essai, Jung oppose deux concepts, le « penser dirigé » et le « penser non-dirigé », dit aussi « penser associatif » ou « hypologique », caractéristique du rêve, par exemple. Le « penser non-dirigé » est une source d’influence considérable dans le poème simultané et dans la poésie dadaïste puis surréaliste. En modifiant le rapport logique des mots entre eux et de la logique, la performance du poème simultané interroge les facultés cognitives et critiques des spectateurs d’une façon proche de celle dont fonctionne le rêve : Je voulais réaliser un poème basé sur d’autres principes. Qui consistent dans la possibilité que je donne à chaque écoutant de lier les associations convenables. Il retient les éléments caractéristiques pour sa personnalité, les entremêle, les fragmente, etc. restant tout-de-même dans la direction que l’auteur a canalisée.9

2. Mobilité constante du sens du poème simultané Derrière l’expression « poème simultané » se cachent deux objets différents, deux types d’expériences qui ne se confondent pas tout à fait. Sous ce même nom générique, deux conceptions – au moins – se jouent. De fait, des interprétations très divergentes, aux deux extrémités du spectre politique et religieux, s’opposent au sein du mouvement. Le 30 mars 1916. Hier, toutes les tendances stylistiques de ces vingt dernières années se sont donné rendez-vous. Huelsenbeck, Tzara et Janco ont présenté un « poème simultan ». C’est un récitatif en contrepoint où trois voix ou plus parlent, chantent, sifflent, etc. en même temps, de telle sorte que leurs rencontres constituent le contenu élégiaque, drôle ou bizarre de la chose. Un tel poème simultané fait ressortir surtout un organum fort têtu (...). Les bruits (un rrrrr, prolongé pendant plusieurs minutes, ou des entrechoquements, ou des hurlements de sirènes, etc.) surpassent en énergie la voix humaine.10 Et de généraliser : Le poème « simultan » s’interroge sur la valeur de la voix. L’organe humain représente l’âme, l’individualité, au cours de son odyssée parmi des compagnons démoniaques. Les bruits forment l’arrière-plan, le non-articulé, le fatal, ce qui est décisif et déterminant. Le poème veut montrer que l’homme est inextricablement lié au processus mécaniste. Par un raccourci typique, le poème

8 Carl G. Jung, Les Métaporphoses et les symboles de la Libido. La première version du texte date de 1912 mais il sera repris de nombreuses fois, jusqu’au changement du titre pour devenir Métamor- phoses de l’âme et ses symboles, 1950. 9 Tristan Tzara, « Note pour les bourgeois » (1916), in Dada est Tatou. Tout est Dada, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 320-321. 10 Hugo Ball, Dada à Zurich : Le mot et l’image, Dijon, Les Presses du Réel, 2006, p. 25.

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expose le conflit entre la vox humana et un monde qui la menace, l’infiltre et la détruit sans qu’elle puisse échapper à son rythme et au déferlement de ses bruits.11 Comment expliquer cette mobilité du sens donnée au poème simultané, alors que Karawane et L’Amiral Cherche une Maison à Louer sont exactement contemporains ?

3. Mémoire et mobilité de la réception Pour comprendre cette difficulté à saisir ce qu’est le poème simultané, il est important de se souvenir également de la genèse du mouvement Dada, et de la trajectoire de ses membres fondateurs. Il n’y a pas d’unité du mouvement au départ, et il n’y en aura jamais vraiment. Le terme Dada recouvre un espace esthétique flou, dont les frontières bougent en fonction de la date et de ses membres. Dès 1917, la cohésion entre les quatre auteurs des poèmes simultanés étudiés s’effrite pour des raisons idéologiques et pratiques ; partir de Zurich et choisir soit la France, soit l’Allemagne, c’est aussi réévaluer a posteriori les projets de Dada. Alors que Tristan Tzara part pour Paris en janvier 1920, suite à l’invitation de Francis Picabia, et y devient un chantre de la pure provocation – il suffit de lire les témoignages d’André Breton et des autres Dadaïstes parisiens pour s’en rendre compte – Richard Huelsenbeck et Hugo Ball prennent des routes divergentes. Le premier repart à Berlin en 1917 et y publie le premier « Manifeste Dada » en avril 1918. Là-bas, il se consacre à la création d’un dadaïsme berlinois dont la raison d’être devient politique. Son essai L’Homme nouveau12 paraît en 1917 et en février 1918, à la galerie Neumann de Berlin, il donne une conférence dans laquelle il raconte l’aventure Dada commencée à Zurich. Cet événement est à l’origine de la formation du premier groupe d’intellectuels révolutionnaires sous l’impulsion du dadaïsme. Les idées contenues dans le Manifeste reprennent celles qui donnèrent naissance à Dada à Zurich : cosmopolitisme, proclamation de Dada comme « disposition de l’esprit » et opposition à toute tendance éthique et esthétique. Hugo Ball, à l’inverse, quitte Dada dès 1917 pour écrire plusieurs essais politiques à tendance mystique sur l’Allemagne. Il finit sa vie en Suisse avec sa compagne Emmy Hennings, totalement reclus. Pendant cette période, Ball corrige son journal intime afin de faire coïncider ses réflexions de 1916 - 1917 avec sa nouvelle conception mystique et chrétienne du monde. Les témoignages qui nous sont donc donnés à lire ne correspondent pas néces-

11 Ibid., p. 25. 12 Richard Huelsenbeck, Der Neue Mensch (L’Homme nouveau),in Neue Jugend, n° 1, mai 1917.

151 sairement à ce qui a eu lieu à l’époque, mais ce sont des reconstructions a posteriori d’analyses politiques engagées. La définition qu’il donne du poème simultané, la façon de relater son expérience sur scène et la réception des spectateurs, tous ces éléments sont voués à être lus avec la plus grande distance critique. Un second élément à prendre en compte pour comprendre la mobilité du poème simultané est la multiplication a posteriori des témoignages le concernant. Si, faute de moyens techniques, les performances scéniques des poèmes simultanés n’ont pas pu être enregistrées, les documents postérieurs à ces réalisations sont très nombreux et ont tendance à noyer les informations sous une masse de points de vue divergents. Si les querelles quant à la paternité du nom Dada sont souvent citées, celles à propos du sens du poème simultané ne manquent pas non plus, comme le laissent entrevoir les témoignages de Tzara, Ball et Huelsenbeck que nous avons reproduits ici. Le poème simultané, en tant qu’objet d’étude, soulève certains problèmes liés à la recherche sur les matériaux vivants et mobiles, étant à la fois une performance et une œuvre collective. Mobile par sa forme nouvelle, en pleine construction, il l’est aussi par l’évolution des artistes qui lui ont donné naissance. L’exemple d’Hugo Ball et de Tristan Tzara nous montre également à quel point il est important de définir l’espace géographique et historique dans lequel un certain type d’œuvres est appréhendé, et dans ce cas précis, de remarquer combien cet espace est mobile au fil du temps, du fait de l’évolution de ses acteurs. Ainsi, le poème simultané nous renseigne-t-il autant sur l’esthétique du mouvement Dada, et sur la nature de ses expériences scéniques, que sur les processus de mythification, de transformation et de mobilité des mouvements d’avant-garde.

Notice bio-bibliographique : Emmanuel Cohen ([email protected]) prépare une thèse sur le théâtre des avant-gardes historiques et de Gertrude Stein (« Le Théâtre non-dramatique : le théâtre des avant-gardes parisiennes (1910-1930) »), sous la direction de Christophe Bident (Université Paris Diderot - Paris 7, puis Université de Picardie-Jules Verne) et Wendy Steiner (Université de Pennsylvanie). Il a écrit un article pour la revue Théâtre Public, « Principes cinématographiques contre théâtralité empêchée, ou l’esthétique théâtrale de Gertrude Stein » (à paraître en juin 2012).

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Georges Perec et l’infra-ordinaire, tentative d’épuisement d’un lieu quotidien

Raoul DELEMAZURE Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC - CÉRILAC)

L’intérêt que Perec porte à la notion de quotidien s’inscrit dans une époque où la quotidienneté surgit comme question1. Dans la lignée de l’école des Annales, c’est toute une pensée du quotidien qui s’élabore, par le biais notamment des analyses d’Henri Lefebvre2 ou de Michel de Certeau3. Dans une approche singulière, Georges Perec fait subir à cette notion une double inflexion : la première se fait sous l’influence de la revue Cause Commune, fondée par Jean Duvignaud et Paul Virilio en 1972, et à laquelle Perec contribue. Cause Commune veut « mettre en cause les idées et les croyances de notre culture », afin d’« entreprendre autant que faire se peut une anthropologie de l’homme contemporain », qui passe par « une investigation de la vie quotidienne à tous ses niveaux dans ses cavernes généralement dédaignées ou refoulées »4. Ainsi, les participants à la revue se réclament-ils d’une approche ethnologique sur leur propre quotidien, proche et pourtant étranger. Le deuxième numéro de la revue porte en couverture le titre suivant : ordinaire infra quotidien La revue substitue donc à la notion de quotidien le concept d’« infra-quotidien », dans la mesure où, dans les années 1970, on prend conscience que le quotidien, objet d’étude marginal, est en fait ce par quoi les appareils d’État, ce par quoi les institutions de la société bureaucratique, dirigent la consommation et maîtrisent le corps social. Le pouvoir ayant prise sur lui, toute analyse du quotidien ne fera en fait que répéter le discours de l’institution. C’est pourquoi la revue crée ce concept d’« infra-quotidien », que Perec reprend à son compte sous le nom d’« infra-ordinaire » : ce qui est en deçà du discours sur le quotidien et qui permet

1 Cet article résume la participation au séminaire de l’École Doctorale 131 en février 2011, thème 2010-2011 : L’espace, séance 2 : Espaces quotidiens. 2 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, Le sens de la marche, 1968. 3 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980, tome I. 4 Cité par Claude Burgelin, Georges Perec, Seuil, 1988, p. 119.

153 d’en rendre compte. En effet, pour Perec, il y a deux strates opaques qui recouvrent notre espace quotidien, et qui nous empêchent de le percevoir : d’une part la hiérarchisation sociale – à laquelle il s’intéresse notamment quand il décrit des bureaux de chefs d’entreprise dans son texte Le saint des saints5 – et d’autre part, la réduction fonctionnaliste : Une chambre, c’est une pièce dans laquelle il y a un lit […] ; une chambre d’enfant, c’est une pièce dans laquelle on met un enfant ; un placard à balais, c’est une pièce dans laquelle on met les balais et l’aspirateur […]. De cette énumération que l’on pourrait facilement continuer, on peut tirer ces deux conclusions élémentaires que je propose à titre de définitions : 1. Tout appartement est composé d’un nombre variable, mais fini, de pièces. 2. Chaque pièce a une fonction particulière.6 La seconde inflexion que Perec fait subir à la notion de quotidien est celle d’un ancrage autobiographique, mettant ainsi en lumière la tension inhérente à l’espace quotidien, entre idiosyncrasie et générique. Dans son projet Lieux, Perec avait choisi douze lieux parisiens auxquels il était lié pour différentes raisons : familiales, amicales, amoureuses. Réglé par un programme sur douze ans7, il s’agissait de produire douze descriptions « objectives », sur place, de chacun de ces douze lieux – la série intitulée « réels » – descriptions dédoublées par autant de tentatives d’évocation des souvenirs liés à ces lieux : soit un programme de 288 textes8. Perec n’a pas mené son projet à son terme et ce, semble-t- il, pour deux raisons majeures : la volonté d’anamnèse ne semble produire qu’une dérision de souvenir9, et l’un des lieux décrits, la rue Vilin, dans le XXe arrondissement, là où Perec a grandi avec ses parents, est progressivement détruit et se révèle en fait une impasse. On peut ainsi dire que Perec passe d’une quête sur les lieux de mémoire à une réflexion sur les lieux communs, l’espace du quotidien. Comparé à l’ampleur du projet, le résultat est somme toute assez dérisoire. Perec joue à qui perd gagne et transforme son grand projet autobiographique en exploration systématique de l’échec : le projet abandonné, la stratégie de publication de Perec est celle de la dispersion,

5 Texte d’abord publié dans Vogue Hommes n° 42, septembre 1981, puis repris dans le recueil L’Infra- ordinaire, Paris, Seuil, La librairie du XXe siècle, 1989 p. 89-95. 6 Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, L’Espace critique, 1974, p. 57-58. 7 Le projet devait s’étaler sur la période 1969-1980, mais Perec, déjà en retard sur son plan de travail, s’interrompt définitivement en 1975. 8 Pour plus de renseignements sur le projet Lieux, voir Philippe Lejeune, La Mémoire et l’oblique, Paris, P.O.L, 1991 p. 141-209. 9 De plus, ce travail d’anamnèse est pris en charge par l’élaboration, entre 1970 et 1975, de W ou le souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975.

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qui fait paraître séparément des textes issus de la série « réels » dans différentes revues (revues très différentes qui plus est) à la fin des années 70 : « Guettée » dans Les Lettres nouvelles, « Vues d’Italie » dans la Nouvelle revue de psychanalyse, « La rue Vilin » dans L’Humanité, « Allées et venues rue de l’Assomption » dans L’Arc et « Stations Mabillon » dans Action poétique. Cette stratégie a une double conséquence : elle met l’accent sur la fragmentation de l’espace, qui ne peut plus être subsumé à l’intérieur d’un projet contraignant, donc rassurant, et elle conduit d’autre part à une autonomisation de la série « réels », ce dont témoignent la description du carrefour Mabillon réalisée pour France Culture et le texte Tentative d’épuisement d’un lieu parisien10 qui utilisent la même méthode, et portent sur les mêmes lieux, mais qui n’ont pas été écrits comme partie intégrante du projet Lieux. C’était à l’origine un projet sur le temps : Perec en parlait comme de « bombes du temps »11 qui enregistreraient le vieillissement des lieux, le vieillissement de ses souvenirs et le vieillissement de son écriture, mais l’autonomisation de la série « réels » l’a transformé en une réflexion sur l’espace. On le voit, la spécificité de l’espace quotidien est d’être un point d’articulation entre temps et espace, qui trouve son espace littéraire propre dans celui de la série, entre répétition et variation : série des 288 textes du projet Lieux, ou série des neuf textes qui composent la Tentative d’épuisement. L’approche sérielle du quotidien, consubstantielle à son objet, a pour but d’en proposer un déchiffrement. Perec, dans le prière d’insérer d’Espèces d’espaces, tente de cerner son entreprise : « Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le ré- inventer (…) mais de l’interroger, ou, plus simplement, de le lire… »12. À la suite de Roland Barthes13 et de Michel Foucault14, Perec propose un déchiffrement textuel de l’espace quotidien : lire la ville comme un texte et la décrire dans l’espace du texte. Georges Perec publie en 1975 un texte intitulé Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, qui tente de décrire l’infra-ordinaire de la place Saint-Sulpice. Pour l’écrire, Perec s’installe trois jours durant, du 18 au 20 octobre 1974, place Saint-Sulpice. Il ne veut ni faire l’historique de la place, ni même simplement décrire la place, mais tenter de l’épuiser :

10 Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1975. 11 Georges Perec, Espèces d’espaces, op. cit., p. 109. Les textes, mis sous scellé dans des enveloppes, ne devaient être ouverts qu’en 1980. 12 Ibid. 13 Roland Barthes, « Sémiologie et urbanisme », in Œuvres complètes, éd. Éric Marty, Paris, Seuil, t. II, 1993, p 440. 14 Michel Foucault, « Le langage de l’espace », Critique n° 203, avril 1964, repris in Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, volume I, p. 407-412.

155 Il y a beaucoup de choses place Saint-Sulpice, par exemple : une mairie, un hôtel des finances, un commissariat de police, trois cafés dont un fait tabac, un cinéma, une église […]. Un grand nombre, sinon la plupart, de ces choses ont été décrites, inventoriées, photographiées, racontées ou recensées. Mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste : ce que l’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages.15 Cette tentative d’épuisement est mise en scène par Perec comme une expérience scientifique. Ainsi, avant la première description, peut-on lire : La date : 18 octobre 1974. L’heure : 10 h 30. Le lieu : Tabac Saint-Sulpice. Le temps : Froid sec. Ciel gris. Quelques éclaircies.16 Ces informations ressemblent aux comptes rendus d’observations expérimentales publiés dans des articles scientifiques, dans lesquels les conditions d’observation sont données puisqu’elles peuvent influer sur le résultat de l’expérience17. Mais ce que ces informations nous livrent de fondamental, c’est le fait que le temps de la perception correspond au temps de la rédaction : en prise directe avec le réel, la tentative d’épuisement est consubstantielle au temps de sa propre écriture, dans une sorte de déchiffrement de l’espace quotidien en acte, comme l’application d’un des travaux pratiques que Perec proposait dans Espèces d’espaces18. Perec entreprend ce déchiffrement de l’espace en combinant un inventaire de ce qu’il voit et un récit de l’espace perçu. Le premier écueil que rencontre Perec est celui de la distorsion entre sa volonté de saisir l’événement dans sa singularité et la nécessité de classer ces informations pour que le texte soit lisible. Le premier texte est l’exemple même de cet écueil, puisqu’il est le seul à

15 Ibid. p. 11-12. 16 Ibid. p. 12. 17 Annelies Schulte Nordholt rapproche ces indications du travail en série des Impressionnistes dans son article « Georges Perec : topographies parisiennes du flâneur », RELIEF, Revue électronique de littérature française 2 (1), mars 2008, p. 66-86. 18 « Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique. S’appliquer. Prendre son temps (…). Noter ce que l’on voit. Ce qui se passe de notable (…). Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne », op. cit., p. 100.

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tenter de classer les informations selon des catégories19 : lettres de l’alphabet, couleurs ou trajectoires. Non seulement certaines catégories n’ont pas d’éléments à classer, telle la catégorie « véhicule » dont l’« inventaire reste à faire », mais, de plus, la catégorie « trajectoires » recense des éléments qui ne la concernent pas : Le 63 va à la Porte de la Muette Le 86 va à Saint-Germain-des-Prés Nettoyer c’est bien ne pas salir c’est mieux Un car allemand20 Perec est confronté à un second écueil : le réel qu’il note et tente de déchiffrer dépend de sa condition d’observateur. Perec le sait et le note dans son deuxième texte : Limites évidentes d’une telle entreprise : même en me fixant comme seul but de regarder, je ne vois pas ce qui se passe à quelques mètres de moi : je ne remarque pas, par exemple, que des voitures se garent.21 En effet, celui qui observe est aussi celui qui sélectionne l’information, celui qui remarque même ce qui n’est pas remarquable. Le texte de Perec n’est pas un dédoublement de l’espace réel, il lui faut faire un tri, dont le texte rend compte. Perec observe, mais il doit aussi noter ce qu’il observe. Il se trouve alors face à un dilemme : s’il veut épuiser le lieu, il lui faut tout écrire, mais plus il écrit, et moins il peut observer ce qu’il faut épuiser. Défaut de l’entreprise de description de l’espace quotidien, cette inscription de l’observateur élabore en creux une nouvelle forme de subjectivité qui fait que celui qui écrit est à l’œuvre dans son texte, non en tant qu’auteur, mais en tant que scripteur et en tant que foyer optique. Puisque la tentative d’épuisement est réalisée en temps réel, le texte est à la fois la description de l’espace et le récit de Perec en train de décrire l’espace. À la fin du deuxième texte, on peut lire : Un 63 Le tocsin s’arrête Un 96 Il est trois heures moins le quart Pause22

19 À la manière de l’enregistrement de la description du carrefour Mabillon réalisé pour France Culture, et édité en coffret par André Dimanche Éditeur, 1997, dans lequel Perec monte parallèlement sa description en temps réel du carrefour et un texte, Inventaire, lu par Claude Piéplu, qui classe les éléments décrits par catégories. 20 Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, op. cit., p. 15. 21 Ibid., p. 26. 22 Ibid., p. 28.

157 Dans le quatrième texte, Perec complexifie cette inscription du scripteur dans le texte, puisqu’il mentionne sa propre présence : « C’est à peine si je peux voir l’église, par contre, je vois presque tout le café (et moi-même écrivant) en reflet dans ses propres vitres »23. Le texte, d’apparence neutre, simple enregistrement des faits, matérialise en son sein la présence de celui qui enregistre ces faits, dans un unique mouvement. Les faits déjà consignés qui se répètent sont intégrés à une mémoire interne du texte qui appelle la mémoire du lecteur : « Une voiture jaune (la même) émerge de la rue Saint-Sulpice… »24. Reste à déterminer ce que cette tentative d’épuisement produit réellement : Perec se donne trois jours, il ne peut donc pas consigner tout l’infra-ordinaire que provoque la place Saint-Sulpice, ni même consigner tout ce qui se passe durant ces trois jours. Le texte ne peut pas, à proprement parler, épuiser le lieu. Ce texte est curieux, puisqu’à la lecture, il rend l’espace décrit complètement irréel : l’inventaire des micro-évènements, sans causalité qui les relie, sans autre récit que celui de Perec en train d’écrire, provoque un effet inattendu, celui qui tend à faire que le lieu décrit se « dé-localise ». Comme le note Perec, ce n’est pas seulement la place Saint-Sulpice qui est donnée à voir : En ne regardant qu’un seul détail, par exemple la rue Férou, et pendant suffisamment de temps (une à deux minutes), on peut, sans aucune difficulté, s’imaginer que l’on est à Étampes ou à Bourges, ou même quelque part à Vienne (Autriche) où je n’ai d’ailleurs jamais été.25 La tentative d’épuisement, qui est une tentative de déchiffrement, recompose un espace qui cesse d’être un espace réel, un espace vécu : la mise en série et l’accumulation produisent en fin de compte une dispersion de l’espace, une dé-référentiation qui tend à faire que le plus quotidien se défamiliarise. Certes, la tentative d’épuisement d’un lieu parisien ne parvient pas à donner du sens à l’espace quotidien de la place Saint-Sulpice, dans un mouvement de duplication de l’échec, mais elle crée tout de même un espace nouveau : l’espace de l’œuvre, dans lequel se déploie l’infra-ordinaire, dans lequel quelques signes ont été arrachés à la réalité pour recomposer, et rendre visible, l’espace invisible de la quotidienneté. Perec est parvenu à élaborer une nouvelle mise en forme de l’espace et un nouveau dispositif de lecture du quotidien qui sont autant d’invitations, d’incitations à faire de même pour appréhender l’espace quotidien différemment.

23 Ibid., p. 38. 24 Ibid., p. 58. 25 Ibid., p. 59.

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Notice bio-bibliographique : Raoul Delemazure ([email protected]) est doctorant contractuel en lettres mo- dernes à l’Université Paris Diderot - Paris 7. Il prépare une thèse sous la direction d’Éric Marty et la co-direction de Yannick Séité sur la matrice bibliothécaire de l’écriture dans l’œuvre de Georges Perec. Principales publications : « Portrait de l’artiste en singe savant : Perec ou la rhétorique de l’autoportrait », Le Cabinet d’amateur. Revue d’études perec- quiennes, http://associationgeorgesperec.fr/IMG/pdf/RDelemazure.pdf, juin 2011 ; « Perec dans le XVIIIe siècle », coécrit avec Yannick Séité, Europe, janvier-février 2012, n° 993/994, p. 195-213.

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Protestantisme mouvementé, la mobilité religieuse de George Keith (1639-1716)

Louisiane FERLIER Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR Études Anglophones - LARCA)

La trajectoire biographique1 de George Keith (1639-1716)2 permet de décliner de plusieurs façons l’idée de mobilité religieuse. Né dans une famille presbytérienne du nord de l’Écosse, il poursuit des études théologiques afin d’intégrer le Kirk3 mais rejoint en 1665 la Société des Amis, plus connus sous le nom de Quakers4. Au sein de la Société, il se révèle être un pamphlétaire prolifique et un prosélyte infatigable, ce qui le mène en mission à travers les Provinces-Unies puis à émigrer en Pennsylvanie en 1689, dans la colonie fondée par le Quaker William Penn. Déçu de l’incurie doctrinale des colons quakers, il rompt avec les institutions centrales du quakerisme. La consommation de cette rupture se fait à Londres, où, après avoir bataillé avec ses anciens coreligionnaires, il se convertit à l’anglicanisme en 1698 et devient missionnaire puis ministre du culte pour l’Église anglicane. Les deux conversions de Keith, l’une vers la marginalité puis l’autre vers la conformité, s’accompagnent d’une transformation de son rapport à l’espace. En effet, l’absence de hiérarchie ecclésiastique chez les Quakers se traduit par des déplacements basés sur des réseaux sociaux informels alors qu’à la fin du XVIIe siècle l’anglicanisme met en place de nombreuses sociétés réformatrices afin d’organiser le plus efficacement possible son prosélytisme. Le cas de Keith permet donc d’illustrer les corrélations entre mouvement

1 Cet article résume la participation au séminaire de l’École Doctorale 131 en mars 2011, thème 2010- 2011 : L’espace, séance 1 : Mobilités. 2 Sur la biographie de John Keith, voir : Ethyn Williams Kirby, George Keith, D. Appleton Company, New York, 1943. Kenneth Shelton, « The keithian schism in an English enlightenment context », thèse de doctorat, Boston College, 2009. 3 Le Kirk est le nom écossais de l’Église nationale d’Écosse. Jusqu’en 1660 le presbytérianisme est la religion officielle de l’Église d’Écosse, Charles II instaure l’épiscopat au moment de la Restauration de la monarchie britannique. 4 Le terme Quaker est passé dans le vocabulaire français sous sa forme anglaise dès le Dictionnaire philosophique de Voltaire de 1764 (articles « Église Primitive » et « Quakers »). Le dictionnaire Littré définit ainsi le terme : « Membre d’une secte chrétienne, qui s’éleva, en Angleterre, vers 1650, et qui compte des prosélytes dans ce pays, aux États-Unis et en Hollande ; elle enseigne que Dieu donne à tous les hommes une lumière intérieure, qui dispense de l’intervention des prêtres ou pasteurs ; et qu’il n’est permis ni de faire aucun serment, ni de plaider en justice, ni de faire la guerre, ni de porter les armes ».

161 religieux et déplacement géographique. Ses conversions successives se manifestent tout d’abord comme des réactions à un contexte géopolitique, qui peuvent être présentées comme des mouvements par rapport à une orthodoxie protestante. Ces changements d’affiliation établissent un nouveau rapport au prosélytisme qui se lit dans son rapport à l’espace et dans ses écrits sur les mouvements religieux.

1. Les conversions de Keith : la mobilité religieuse en contexte La conversion de Keith au quakerisme en 1665 se fait dans le contexte d’un bouleversement religieux national en Écosse. Le rétablissement de la monarchie britannique en 1660 entraîne l’instauration d’une église nationale écossaise épiscopale alors que la majorité de la population était presbytérienne. Cette transformation ecclésiastique donne lieu à une vague de conversions (choisies ou forcées) et fait de l’identité religieuse une donnée fluide et modifiable. Cependant, Keith rejoint un courant dissident et marginal du protestantisme. Cette marginalité est tout d’abord numérique : nous avons pu recenser un total de 1200 membres de la Société en Écosse en croisant les Minutes des Synodes Annuels ayant lieu à Édimbourg entre 1650 et 17705 avec un répertoire manuscrit réalisé par W.F. Miller en 17706. Les doctrines et pratiques religieuses des Amis sont également perçues comme des transgressions de l’orthodoxie protestante. Cette image provient des pratiques de la première génération de Quakers (entre la création de la secte en 1640 et 1660) dont les transes expliquent que leurs opposants les aient appelés les « trembleurs », et qui prêchaient nus sur la place publique, interrompaient les cérémonies religieuses ou se prétendaient guérisseurs. En dépit du fait que le quakerisme écossais de 1665 ait éradiqué ces pratiques, la doctrine quaker demeure dans l’hétérodoxie. Par exemple, il n’existe pas de ministre du culte quaker, la Société reconnaît aux femmes un statut égal à celui des hommes et le culte religieux se résume à un moment de silence. Le mouvement de Keith vers la marginalité religieuse ne signifie néanmoins pas qu’il abandonne sa révérence au canon orthodoxe. Il cherchera au contraire à remettre la Lettre au cœur du quakerisme en écrivant plusieurs dizaines de traités théologiques et en exhortant ses condisciples à revenir vers les écrits sacrés et un savoir livresque.

5 Library of the Religious Society of Friends, Londres, Miller MSS. 6 William F. Miller, A Dictionary of all Names of Persons mentioned in the Meeting Books belonging to Edinburgh Yearly Meeting of the Society of Friends (Commonly called Quakers) from the first recorded date 1656 to about 1790. With some additional illustrative notices principally from the meeting books of Aberdeen Yearly Meeting. Compiled by W. F. Miller, vol.1.

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Bien que cette intention de « normalisation » et d’intellectualisation du mouvement soit partagée par d’autres piliers de la deuxième génération quaker, tels Robert Barclay, George Whitehead ou William Penn, chez Keith elle va être exacerbée par la découverte des pratiques quakers en Pennsylvanie. Pour évoquer brièvement les spécificités des pratiques religieuses de la Société des Amis dans la colonie, on peut souligner que les Quakers y sont majoritaires du fait de migrations massives à partir de 1660 et qu’ils y jouissent d’une place politique particulière grâce à la constitution rédigée par William Penn, propriétaire de la colonie. Bien que Penn ne fasse pas du quakerisme la religion officielle et qu’il institue la tolérance religieuse comme principe premier, il offre tout de même aux Quakers les fonctions de magistrats et d’édiles. Keith s’oppose à cette institutionnalisation géopolitique du quakerisme, ce qui va l’amener à être expulsé de la Société des Amis. Il considère que le quakerisme est incompatible avec toute forme de pouvoir politique et dénonce le fait que ces magistrats créent des milices armées alors que les Quakers sont non-violents. Paradoxalement, le mouvement pris par la secte dans le contexte colonial pousse Keith vers une religion d’état par définition mêlée au pouvoir politique. La conversion à l’anglicanisme implique en effet qu’il se soumet à l’autorité religieuse londonienne. Cette deuxième conversion correspond donc à un mouvement vers la norme religieuse. La position occupée par l’individu dans l’espace religieux le conduit à envisager différemment l’espace géographique, comme l’illustrent les différents modes de prosélytisme adoptés par chacune des communautés religieuses.

2. Un prosélytisme en mouvement Les premiers mouvements prosélytes de la carrière quaker de Keith sont ses allers- retours dans les geôles écossaises. La prison devient un lieu de rédaction significatif qui figure en page titre des pamphlets de Keith et lui permet de s’insérer dans une martyrologie quaker. Il rapproche en effet ses souffrances de celles de George Fox, le fondateur du quakerisme, emprisonné de multiples fois. Pour Keith, ses emprisonnements prouvent que les autres religions persécutent, et il s’en sert pour défendre les positions quakers. Ils lui permettent par la même occasion d’établir son statut à l’intérieur de la Société. La répression se traduit également dans l’espace quand les autorités écossaises l’expulsent du territoire

163 national. Cette expulsion, combinée aux velléités migratoires des Quakers écossais vers les colonies américaines7, jette Keith dans une vie d’errance pendant presque deux décennies. Il effectue tout d’abord une mission religieuse dans les Provinces-Unies et la Rhénanie en 1677 au nom de la Société des Amis8. Ce voyage fait suite à une décision de la communauté quaker de Londres et réunit les plus grands noms du quakerisme du XVIIe siècle : George Fox, William Penn, Robert Barclay et George Keith. Il ne s’agit pas de la première mission quaker puisque plusieurs individus ont déjà tenté de porter la « parole vraie » à la Barbade ou à Rome (deux Quakeresses ont été emprisonnées au Vatican pour avoir tenté de convertir le Pape). C’est cependant de la première fois qu’un groupe de quakers organise un séjour visant à convaincre dans des nations où la tolérance passive est instituée et où des branches « enthousiastes » du protestantisme comme les labadistes ou les mennonites sont vivaces. On peut brièvement noter que cette mission correspond à une redéfinition à l’échelle internationale des prêches itinérants, une des pratiques qui a fondé l’identité quaker. Redéfinition en effet, parce que le prêche itinérant était jusque-là une pratique individuelle alors que la mission est motivée et organisée par la communauté à la demande d’émissaires néerlandais. Mais comme pour les premiers missionnaires quakers, la mission consiste en une série de rencontres et de disputes religieuses entre les Quakers et des sectes indépendantes, des discussions théologiques avec des théologiens calvinistes ou avec la Princesse Elizabeth du Palatinat à Herford. En plus de servir au développement de la Société des Amis, le résultat de la mission est l’organisation formelle de la Société dans les Provinces-Unies. La géographie mise en place est en partie affranchie des considérations démographiques, puisqu’elle relie des lieux favorables au développement de mouvements religieux marginaux, qu’ils soient situés à l’écart des grands axes de communication comme Harlingen, ou qu’ils jouissent d’une protection politique locale comme à Herford9. Le réseau formé par la mission fait donc se rejoindre des espaces marginaux, à l’inverse de la mission que Keith effectuera une fois converti à l’anglicanisme pour la Société de Propagation des Évangiles à l’Étranger, qui se restreint aux espaces déjà balisés.

7 Le généalogiste David Dobson a dressé une liste complète des Quakers écossais qui ont émigré vers les colonies américaines : il en recense 500 entre 1650 et 1700. David Dobson, Scottish emigration to colonial America 1607-1785, 2004, Athens, University of Georgia Press, p. 48. 8 Nous avons pu reconstituer le trajet, les lieux de prêches ainsi que le nombre de convertis et les débats les plus intéressants grâce au carnet de voyage rédigé par le secrétaire de George Fox, intitulé The Haistwell Diary (Edward Haistwell), et le Journal de William Penn pour l’année 1677, ainsi que les récits des hôtes des quakers telle que la Princesse Elizabeth et des minutes des synodes visités. 9 Certes le réseau synodal comporte des villes importantes comme Alkmaar, Haarlem ou Amsterdam, mais également de petites villes comme Harlingen, Emden ou Herford. De plus Keith y effectue des séjours en moyenne plus longs que dans des villes plus importantes telles que Cologne ou Düsseldorf.

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La conversion de Keith à l’anglicanisme a été effectuée sous les auspices de l’évêque de Londres Henry Compton et l’archevêque de Canterbury Thomas Tennison, tous deux soucieux de réintégrer dans l’Église anglicane les protestants dissidents. C’est dans le but d’opérer cette réintégration que sont créées les premières Sociétés missionnaires, la Société pour la Promotion du Savoir Chrétien (Society for Promoting Christian Knowledge) et sa branche internationale, la Société pour la Propagation des Évangiles à l’Étranger (Society for the Propagation of the Gospels in the Foreign Parts – SPG). Cette branche fut créée par l’évêque Compton dans le but d’envoyer clercs et enseignants dans les colonies américaines et dans les Antilles en 1700 et Keith en sera le premier missionnaire. La mission, qui aura lieu entre 1702-1703, vise explicitement les Quakers puisqu’elle se déroule en Pennsylvanie et dans les deux Jersey, où ils sont largement majoritaires. L’organisation spatiale et le règlement financier de la mission ont préalablement été décidés par une commission de la SPG. Elle suit donc une trajectoire linéaire, à l’inverse de la mission aux Provinces-Unies et en Allemagne qui dessinait des allers-retours et était parsemée d’arrêts imprévus. De même, alors que le réseau synodal de la Société des Amis avait été tracé sur place, Keith ne prend aucune initiative organisationnelle durant la mission de 1702, il se contente d’établir un rapport à partir duquel les décisions seront votées à Londres à son retour. Enfin, si les tâches durant les deux missions sont similaires – convertir, prêcher, recenser et organiser – la mission quaker sera racontée par le biais de journaux personnels, et donc d’une littérature largement subjective, alors que le journal de voyage de Keith est le résultat d’une double relecture et d’une censure par la SPG qui expurge toute impression personnelle pour en faire un rapport chiffré. L’opposition entre ces deux pratiques spatiales témoigne d’une part de la hiérarchisation de l’Église anglicane et de l’autre de l’égalitarisme de la Société des Amis. Les mobilités géographiques et religieuses de Keith le conduisent également à réévaluer ses écrits antérieurs et à considérer les différences entre les mouvements religieux.

3. La mobilité discursive du converti En changeant de courants religieux, Keith s’expose nécessairement à la controverse. Les accusations les plus fréquentes sont celles d’inconstance et de contradiction. Afin de répondre à ces attaques en donnant une cohérence à ses conversions, le converti peut choisir soit de rejeter ses écrits antérieurs soit de les réinterpréter à la lumière de ses nouvelles doctrines. Chez Keith, cette réinterprétation se fait par la mise en valeur des éléments orthodoxes présents dans ses premiers écrits, en particulier sa christologie duelle. Il adopte également une stratégie discursive traditionnelle du discours de conversion et reconnaît avoir

165 commis une erreur partielle en postulant que la partie ne fait pas le tout. Chez Keith, ce rejet partiel est placé en référence au converti le plus célèbre du christianisme, St. Paul : Because St. Paul once thought he ought to do many things against the Name of Jesus, must his Conversion be call’d an Argument of his Insincerity? Must he be thought an unfound Christian, because he was once a Jew, and continue a Persecutor and a Blind leader of the Blind for fear of being call’d an Apostate from the Principles which he imbibed in the days of Ignorance? Away with these ridiculous Notions, which are but the Evasions, Quiblings, and Shiftings of the Party, which by muddying the Water, hope to escape undetected.10 Pour Keith, les « dérobades », les « faux-fuyants » et les « changements » sont donc l’apanage de ses opposants, et il prétend à l’inverse que son changement théologique le rattache à une vérité stable. Il utilise une multitude d’expressions qui placent l’instabilité du côté des Quakers, les accusant par exemple d’avoir établi leur doctrine sur des fondations de sable, ou en rappelant les tremblements des premiers Quakers. La réévaluation du converti passe ainsi par un refus des mouvements associés à son ancienne foi. Sa conversion se manifeste donc non seulement par une transformation doctrinale et (?) par l’utilisation de nouveaux réseaux de diffusion du prosélytisme, mais également par un nouveau rapport au mouvement religieux. Selon Keith, la conversion signifie l’abandon des mouvements instables qu’il associe au quakerisme et l’adhésion à un mouvement dont la progression est linéaire et stable. Cette réévaluation du geste religieux permet au converti de justifier sa propre évolution puisqu’elle présente le changement d’un courant à l’autre du protestantisme comme un trajet vers la vérité. Cette brève présentation ébauche la trajectoire biographique particulièrement riche de Keith. Au croisement de ses mobilités religieuses, géographique et discursive se pose néanmoins le problème de la ligne de cohérence. En un certain sens, l’écriture d’une biographie intellectuelle nécessite que l’on fasse apparaître une cohérence, que l’on tire les fils qui sont aux origines de la pensée contradictoire d’un personnage. Cependant, en dépassant ces contradictions et en présentant sa trajectoire de façon linéaire, nous faisons- nous les relais de l’intégrité religieuse que le converti recréé a posteriori ? Le « cas Keith » pose donc au biographe le défi d’expliquer objectivement les contradictions, les va-et-vient,

10 George Keith, Mr. George Keith’s Reasons for Renouncing Quakerism, and entering into Communion with the Church of England, Londres, imprimé et vendu par les librairies de Londres et Westminster, 1700, p. 8.

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mais également les constances et les cohérences intellectuelles à partir de sources qui les présentent comme les étapes d’une trajectoire vers la vérité.

Notice bio-bibliographique : Louisiane Ferlier ([email protected]) est en doctorat d’Études Anglo- phones à l’Université Paris Diderot - Paris 7 au sein du laboratoire LARCA et de la Humfrey Wanley Fellow de la Bodleian Library d’Oxford pour l’année 2012. Sous la direction du Professeur Robert Mankin, elle réalise la biographie intellectuelle de George Keith (1639-1716) intitulée « Entre orthodoxie protestante et hétérodoxie quaker, discours de la conversion chez George Keith ».

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L’extraordinaire au quotidien : L’espace merveilleux dans Thirsis et Uranie de Jean-Baptiste de Crosilles

Esther JAMMES Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC - LCAO)

Dans le cadre de cette réflexion commune sur la notion d’« espaces quotidiens »1, je propose d’aborder la question, au premier abord paradoxale, de l’extraordinaire au quotidien telle qu’elle apparaît dans la pastorale dramatique de l’abbé Jean-Baptiste de Crosilles, publiée en 1633 et intitulée Les Parfaits bergers, Thirsis et Uranie ou la Chasteté invincible2. Cette pastorale a en effet la particularité de développer plus que d’autres la relation entre l’espace quotidien de ses personnages et l’espace de l’extraordinaire3. Le sujet de la pastorale est assez traditionnel : Thirsis aime Uranie qui veut rester chaste et le repousse. Il a beau lui parler d’amour dans les termes les plus galants, sauver son faon des mains de barbares au péril de sa vie, s’évanouir de douleur quand elle l’abandonne, rien n’y fait. Poussé aux extrémités du désespoir, Thirsis se tue. Uranie qui n’était pas complètement insensible laisse apparaître sa tristesse. Thirsis est alors ramené à la vie d’un baiser, et épouse Uranie dans une union des âmes et non des corps qui respecte sa chasteté. La pièce contient de nombreuses intrigues secondaires, plus ou moins liées à l’intrigue principale, qui permettent de montrer des scènes diverses : joute verbale entre la médisante bergère Driope et ceux qu’elle calomnie aussi bien que satyre poursuivant une nymphe dans la forêt. C’est un schéma d’intrigue et une construction habituels de la pastorale, dans laquelle il n’y a pour ainsi dire pas d’évolution, et où la résolution intervient rapidement dans les dernières pages, souvent avec l’aide d’un deus ex machina, ici, le retour de Thirsis à la vie. Même ce simple résumé suffit sans doute à comprendre que la notion d’espace quotidien n’est sans doute pas la préoccupation principale de l’auteur. Il y a pourtant un

1 Cet article résume la participation au séminaire de l’École Doctorale 131 en février 2011, thème 2010-2011 : L’espace, séance 2 : Espaces quotidiens. 2 Jean-Baptiste de Crosilles, Thirsis et Uranie ou la Chasteté invincible, Paris, Simon Février, 1633. 3 J’entends ici par « espace quotidien » un espace défini par une relation de répétition journalière avec les individus qui l’habitent. Sous le terme d’« extraordinaire » je fais référence aux fontaines enchantées, miroir magiques, métamorphoses, monstres mythologiques et autres êtres merveilleux que l’on retrouve dans le genre théâtral de la pastorale.

169 « espace quotidien » dans Thirsis et Uranie, mais, comme dans nombreuses autres pastorales dramatiques, on ne peut pas le définir si l’on s’appuie uniquement sur le texte de la pièce. Proche parente de l’utopie, la pastorale représente la vie quotidienne idéale des bergers galants d’une Antiquité rêvée. Or cette vie rêvée ne peut avoir lieu que dans un pays idéal : l’Arcadie, terme qui renvoie d’une manière générale à un monde fictionnel commun aux œuvres pastorales4. Ce monde fictionnel de la pastorale s’est constitué progressivement de la somme de la littérature qui l’a imaginé, depuis Théocrite, Virgile et Ovide jusqu’aux pastorales espagnoles et italiennes du XVIe siècle. En 1630, en France, l’Arcadie est une Antiquité rêvée, rassurante et innocente, une source d’images et de situations connues de tous, un espace mythologique dans lequel un auteur peut situer ses fantaisies comme ses idéaux. Puisque ce monde existe, les pastorales dramatiques ne cherchent pas à créer leur propre monde quotidien, elles empruntent celui de l’Arcadie mythique. L’inscription de Thirsis et Uranie dans cet espace fictionnel de référence se remarque à différents niveaux : le nom des personnages, par exemple Thirsis, Ménalque, Amarille ou Licandre, qui sont les noms caractéristiques du genre ; les types de personnages également, comme les satyres et les nymphes. Autant de références simples qui permettent au lecteur de resituer immédiatement l’histoire dans un espace préexistant. Au théâtre, le décor également aide le spectateur à imaginer l’espace. Si l’on s’en réfère au Mémoire de Mahelot5 et aux exemples de décors qu’il contient, les décors de pastorales sont alors constitués des mêmes éléments organisés différemment selon les besoins de la pièce, créant ainsi un espace commun, familier et immédiatement identifiable. Le décor de Thirsis et Uranie, s’il a existé, a dû en être assez proche, permettant de créer l’espace quotidien des bergers à partir de son espace fictionnel de référence. L’espace quotidien de la pastorale dramatique ne se conçoit donc pas comme un espace quotidien particulier à chaque pièce, mais comme un espace fictionnel commun, un monde dans lequel les personnages de la pièce vivent ou ont vécu. La particularité de cet espace fictionnel arcadien qui nous intéresse ici est son statut d’espace merveilleux. J’entends par là un espace qui non seulement accueille le merveilleux – on trouve par exemple dans Thirsis et Uranie de nombreux personnages liés à l’extraordinaire comme un sacrificateur, un devin, un magicien, un satyre et une nymphe – mais qui présente

4 Thirsis et Uranie se passe, selon le prologue, en Thessalie, pays voisin et équivalent de l’Arcadie. Sur la notion d’Arcadie dans la pastorale dramatique, sa signification et son évolution, voir notamment : Françoise Lavocat, « L’espace pastoral ou les métamorphoses du fleuve » dans Littérature et espaces, Actes du XXXe Congrès de la Société Française de Littérature Générale et Comparée, Limoges, 20-22 septembre 2001, p. 377-385. 5 H. C. de Lancaster (éd.), Le Mémoire de Mahelot, Laurent et d’autres décorateurs de l’hôtel de Bourgogne et de la Comédie Française, Paris, Champion, 1920.

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en outre une topographie de l’extraordinaire. En effet dans cette pastorale l’extraordinaire s’inscrit très clairement dans un espace fréquenté quotidiennement par les protagonistes, comme nous allons le voir. Tout d’abord, la nature, qui constitue le paysage de l’Arcadie, est dans la pastorale dramatique une nature magique, infusée de merveilleux. Voici Ménalque, gouverneur de Thirsis, citant l’exemple d’un berger dont le sort a été similaire à celui de Thirsis : « Combien de fois les Chênes se sont-ils fendus de douleur, oyant les Dryades leurs sœurs en sangloter sous leur écorce ? Combien de fois les Rochers ont-ils répondu à ses plaintes, et les vallons ont-ils mêlé leurs eaux à ses pleurs ? »6 Les chênes abritent des nymphes, les rochers soupirent et les rivières sont les larmes des vallées : le paysage naturel dans lequel évoluent les personnages est intrinsèquement un espace extraordinaire, animé. En second lieu, et cela est plus particulier à Thirsis et Uranie, cette impression d’une topographie de l’extraordinaire tient aux références au merveilleux, qui sont souvent liées directement à la représentation spatiale. Un premier exemple est celui d’Astrée proposant à Thirsis de se promener pour le distraire de sa tristesse : « Pour cet effet change d’air nous irons paître nos troupeaux au pâtis de Penée, là tu verras le lieu où Daphné fille de ce fleuve frustra l’attente d’Apollon. »7 L’image qui se dégage de l’espace dans lequel évoluent ces personnages est celle d’un espace mythologique, où il suffit de marcher quelques minutes pour trouver l’endroit où Daphné a été métamorphosée. Il y a une inscription presque concrète de l’extraordinaire dans l’espace quotidien des bergers de Thirsis et Uranie. Un autre exemple est le discours de Ménalque sur les vertus de cette retraite simple dans le monde des bergers : Après, est-il question des plaisirs honnêtes, si la conversation fleurie agrée à quelqu’un, pourvu qu’il ne soit pas du tout ignorant, elle ne lui manque non plus que les prés et les jardins, témoins les Hyacinthes, les Acis, les Narcisses, les Adonis, les Léandres. Si on aime l’Histoire récréative, il y en a des Biblio- thèques de même étendue que tout l’Orizon, qui contient autant de Romans que d’animaux et de plantes. J’admire souvent Galantis accourcie en belette, Daphnée allongée en laurier, Aglaure durcie en pierre, Esculape rampant en serpent, voûtée en caverne.8 Ici, c’est tout le paysage de la pastorale qui est marqué par les références au monde mythologique. Ménalque peut entretenir une conversation fleurie, parce qu’il converse avec

6 J-B de Crosilles, Thirsis et Uranie, op. cit. Acte II, scène II, p. 66. 7 Ibid., Acte V scène III p. 197. 8 Ibid., Acte V, scène I, p. 184.

171 des fleurs qui étaient des hommes. Le « J’admire souvent » nous invite à imaginer le personnage dans un rapport quotidien avec cet espace naturel marqué par l’extraordinaire. La Bibliothèque – c’est-à-dire la représentation spatiale de la littérature – est associée à l’Orizon, créant ainsi une sorte de sur-impression de l’espace littéraire fictif sur l’espace naturel de la pastorale. Ménalque n’a plus besoin de lire des histoires récréatives comme Les Méta- morphoses d’Ovide, parce que le monde qui l’entoure est la réalité de cette fiction. La mythologie devient histoire et la fiction littéraire devient la réalité de la pastorale dramatique. Dans ce monde où l’espace quotidien est l’espace de l’extraordinaire, apparaît la question suivante : peut-on toujours parler d’extraordinaire ? Il pourrait sembler logique de dire que ce qui est extraordinaire pour nous lecteurs ou spectateurs, ne l’est pas pour les bergers de la pastorale qui le vivent au quotidien. Cependant, dans Thirsis et Uranie, le merveilleux est toujours présenté comme extraordinaire parce qu’il est remis en question par certains personnages de la pièce. Thirsis et Uranie est en effet l’une des quelques pastorales qui abordent directement la question de la croyance ou non à l’extraordinaire. L’exemple le plus clair de cette incrédulité face à la magie est donné par Driope, la méchante de la pièce, qui doute devant le magicien Licandre. Lorsque Licandre raconte comment il a rencontré la déesse de la magie au beau milieu d’une nuit sombre, le dialogue qui s’ensuit commence ainsi : DRIOPE : Comment la vois-tu de nuit ? LICANDRE : Pour cela, il faut avoir les yeux du métier. DRIOPE : Et pour le croire il en faudrait les oreilles.9 Pour Driope, ces phénomènes extraordinaires n’existent pas, justement parce qu’ils sont extraordinaires, parce qu’ils ne font pas partie de l’ordre des choses telles qu’on peut les vérifier au quotidien. Dans la suite de ce dialogue, le magicien propose à Driope de lui faire une démonstration, mais à chaque phénomène surnaturel qu’il suggère, Driope lui oppose un phénomène naturel semblable : LICANDRE : Veux-tu que je fasse descendre d’Ossa et de Perlion, les aunes et les pins ? Et puis je les ferai danser en rase campagne. DRIOPE : Les coups de hache les font descendre tous les jours ; et les flots les font danser quand ils servent de mats de navire. LICANDRE : Veux-tu que je fasse venir les ténèbres en plein midi ? DRIOPE : Une tonne, un berceau, un bois fort épais feront tout de même.

9 Ibid., p. 111.

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LICANDRE : Veux-tu que je fasse marcher les ombres ? DRIOPE : Chacun fait marcher la sienne, pourvu qu’il se pourmeine au Soleil. LICANDRE : Veux-tu que je fasse revenir les esprits ? DRIOPE : L’eau jetée sur le visage n’y manque point. LICANDRE : Veux-tu que je fasse parler les rochers et les arbres ? DRIOPE : Tirsis le fait en y gravant ses vers, et avec tant de perfection, que c’est un vrai miracle. LICANDRE : Veux-tu que je fasse soupirer le marbre et revivre les morts ? SIREINE : Driope, laisse moi parler à mon tour. Licandre tu m’offres de faire soupirer le marbre, je l’accepte, fais seulement que Uranie soupire pour Thirsis. Tu m’offres de ressusciter les morts ? fais que Thirsis soit aimé d’Uranie, après ces deux miracles là, je croirai tous les autres.10 On voit ici que la magie de Licandre est toujours considérée comme extraordinaire, puisqu’elle doit être démontrée pour être crue, et qu’elle est opposée à l’ordre naturel des choses. Mais ce même dialogue entre Driope et Licandre montre également que si le merveilleux est bien toujours de l’ordre de l’extraordinaire, c’est un extraordinaire en quelque sorte littéraire : ce dialogue présente la magie, le phénomène extraordinaire, dans un rapport net avec la métaphore. Uranie est effectivement assez insensible pour être considérée « de marbre » et Thirsis se meurt d’amour. On peut en voir un autre exemple tiré du monologue de Thirsis qui, au moment où il veut se tuer, imagine sa métamorphose en fleur : Grands Dieux qui métamorphosez les misérables amants, disposez maintenant de moi, que voulez-vous que je devienne ? Je n’ignore pas le rang qui m’est du là-haut dans le Ciel avec mes ancêtres mais puisque Uranie est sur la terre, je quitte le rang des Astres pour celui des Fleurs ; après mon changement je me tournerai toujours devers elle, elle me permettra bien ce que le Soleil permet à Clithie qu’il hait, possible qu’elle se contentera de m’avoir foulé aux pieds durant cette vie ; toutefois si elle s’obstine à me continuer ce mépris, vous savez que j’ai vécu plein d’épines, ôtez-les moi, de peur qu’en marchant elle ne vint à se piquer.11

10 Ibid., p. 113. 11 Ibid., Acte V scène IV, p. 204.

173 Une vie pleine d’épines, métaphore d’une vie douloureuse, se mue réellement en fleur épineuse dans la transformation magique. Il y a dans ces deux exemples une sorte de passage direct, d’équivalence entre la métaphore et la magie. Il y a bien un extraordinaire dans cette pastorale dramatique, mais qui n’a rien de l’extraordinaire inquiétant de certaines pièces plus anciennes. En créant une équivalence entre l’espace quotidien extraordinaire et l’espace fictionnel littéraire, la pastorale a également créé une équivalence entre la transformation magique et la transformation littéraire qu’opère la métaphore.

Pour conclure, j’aimerais revenir brièvement à la notion d’espace, en proposant un autre lien, cette fois avec l’idée d’espace théâtral. Il y a dans Thirsis et Uranie un pendant à l’incrédulité de Driope, la méchante de la pièce : c’est l’éloge de la crédulité fait par Uranie. Il est dit dans la pièce qu’Uranie aime être accompagnée de deux enfants, et une scène la montre discutant avec eux12. Le discours qu’elle leur adresse est une sorte d’éloge de l’innocence et du bonheur de ceux qui croient ce qu’ils voient : URANIE : Je rachèterais volontiers au prix de tout ce que j’ay en ce monde l’humeur et l’innocence où j’étais alors : plut aux Dieux qu’il me fut encor bienséant de m’imaginer que le bout de ma vue est le bout du monde, et qu’il ne faut que monter dessus une colline pour toucher au étoiles : plut à Dieu que je fusse encore celle que j’étais lorsque l’eau me semblait contenir ce qu’elle représente, dussé-je craindre derechef de tomber dans le Ciel et sur les nues : mais ces enfants icy sont-ils comme je l’étais en leur âge, venez ça, ne pensez vous pas quelque fois que le Ciel est dans les ruisseaux ou le bord de la rivière ? PHILIS : Et nous le voyons tous les jours. URANIE : Durant que vous croyez ainsi qu’il est sous nos pieds, vous n’aurez que plaisir et que repos d’esprit, ou plutôt vous serez semblable aux Dieux qui marchent sur les Astres. Dès que cela ne sera plus, la peine et l’affliction commenceront à vous saisir13. Contrairement à Driope qui doute, Uranie souhaiterait croire tout, dans un état d’innocence bienheureuse.

12 Il s’agit de la scène II de l’acte IV. 13 Ibid., p. 137

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On peut avancer l’idée qu’à travers l’éloge de l’innocence, Uranie fait un éloge de la capacité de croire, tout en sachant que ce à quoi on croit n’est pas vrai. Cet éloge correspond à une sorte d’acte de foi dans l’extraordinaire mais aussi dans le théâtre. En effet le théâtre dans ce qu’il a de « théâtral », d’artificiel, de merveilleux, permet de voir des choses qui ne sont pas vraies, et le spectateur trouve son bonheur justement dans le fait d’y croire. Si l’espace fictionnel littéraire de l’Arcadie est pour ainsi dire décalqué sur l’espace de la pastorale, en en faisant un lieu à la fois quotidien et extraordinaire, cet espace merveilleux de la pastorale se retrouve transporté à son tour sur l’espace théâtral où il est joué. J’espère avoir ainsi montré comment la notion d’espace quotidien, a priori étrangère aux pastorales, permet en fait d’avoir un aperçu du rapport particulier qu’entretient ce genre théâtral avec l’espace fictionnel dans lequel il se situe.

Notice bio-bibliographique : Esther Jammes ([email protected]) est en doctorat à l’Université Paris Diderot - Paris 7, rattachée aux UFR LAC et LCAO. Elle prépare une thèse intitulée : « Représenter la métamorphose sur scène : la théâtralité baroque française au miroir du kabuki japonais », sous la direction des Professeurs Françoise Lavocat et Cécile Sakai. Elle étudie cette année (2011- 2012) à l’Université de Tokyo sous la direction de Patrick De Vos en tant que Visiting Research Fellow.

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La mise en scène photographique chez Mohamed Bourouissa : comment témoigner d’une génération de « jeunes de banlieues » ?

Anaël MARION Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC - CÉRILAC)

C’est en 1839 que le premier appareil photographique, le « daguerréotype », nommé du nom de son inventeur, est mis à disposition du public. La photographie apparaît ainsi avec les villes modernes et se développe tout d’abord en leur sein1. Les clichés de paysages ne viendront que dans un second temps avec « des projets de maîtrise, de conquête ou de contrôle du territoire lancés à partir des capitales »2 comme le rappelle André Rouillé. Ce contrôle de la périphérie lancé par le centre est aussi au cœur de la première définition de la banlieue. En effet, au Moyen Âge, ce terme désigne l’étendue de pays d’une lieue (3,2 km) autour d’une ville centre. La ville y exerce alors son pouvoir juridictionnel par un droit de ban. Ce n’est qu’au XIXe siècle que le terme acquiert une connotation négative visant la population proche de la ville, dont les mœurs ouvrières ne correspondent pas à la bienséance de mise en centre-ville. On retrouve cette critique dans Les Misérables de Victor Hugo, notamment dans les paroles de la chanson que Gavroche, le gamin des rues, entonne en défi aux balles des gardes nationaux avant de mourir sur les barricades de la rue Saint-Denis, lors de l’Insurrection républicaine de juin 1832 contre la Monarchie de Juillet, à Paris :

On est laid à Nanterre, C’est la faute à Voltaire, Et bête à Palaiseau, C’est la faute à Rousseau. […] Je ne suis pas notaire, C’est la faute à Voltaire, Je suis petit oiseau, C’est la faute à Rousseau3. […]

1 Cet article résume la participation au séminaire de l’École Doctorale 131 en mars 2011, thème 2010- 2011 : L’espace, séance 3 : L’espace de la ville. 2 André Rouillé, La photographie, Paris, Gallimard, Folio Essais, p. 49. 3 Victor Hugo, Les Misérables [1862], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 1240.

177 Pour cet épisode, Victor Hugo s’est probablement inspiré du tableau d’Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple (1830), où l’on retrouve un jeune Gavroche aux côtés de l’allégorie de la liberté. Plus d’un siècle et demi plus tard, Mohamed Bourouissa4 s’inspire lui aussi de ce tableau lors de la révolte de jeunes dans des banlieues françaises en 2005, pour donner le drapeau à ce nouveau Gavroche de banlieue que l’on peut voir sur la photographie intitulée La République.

La République, 2006 © Mohammed Bourouissa

Cette image, issue de la série de photographies Périphéries5 réalisée entre 2005 et 2008, représente pour Mohamed Bourouissa moins la liberté que l’idée de justice, qu’il faut

4 Mohamed Bourouissa est un jeune photographe français. Après un DEA en Arts Plastiques à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (2004), un diplôme des Arts Décoratifs de Paris (2006), c’est en devenant lauréat du prix des Voies Off d’Arles en 2007 qu’il se fait vraiment connaître, entrant ainsi sur la scène internationale. Il termine ensuite ses études au studio du Fresnoy en 2009 où il se met à la vidéo. Actuellement photographe et vidéaste à part entière, il est représenté par la galerie Kamel Mennour à Paris. 5 On retrouve une partie des photographies de la série dans l’ouvrage : Mohamed Bourouissa, Périphé- rique, Paris, Galerie municipale du Château d’eau, 2009.

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retrouver aujourd’hui face à cette mise au ban d’une partie de la population de la périphérie de Paris, condamnation morale et médiatique plus que judiciaire. Prenant le parti de jouer avec les codes visuels du photojournalisme, l’artiste parvient à déplacer le lieu d’exposition de ces images – du journal à la galerie – et à faire ainsi entrer cette génération dont il fait partie dans les lieux de l’art, contribuant par là même à en garder une trace. Génération que j’ai appelée, me prenant à son jeu de déconstruction de stéréotypes, et bien que l’artiste ne la nomme jamais de la sorte : « jeunes de banlieues ». Ce déplacement du journalisme vers l’artistique se cristallise chez Mohamed Bourouissa dans la construction de l’espace photographique, qui ne peut quant à lui être séparé du rapport à l’espace et des rapports dans l’espace qu’entretien- nent les jeunes en question. L’analyse de la photographie Carré rouge (2005) va nous permettre de voir comment ces rapports se construisent et se manifestent.

1. « Jeunes de banlieues » Chercher à donner une réalité anthropologique à cette expression, c’est se heurter, dans un premier temps, à la difficulté de la localisation. L’espace de la banlieue n’étant aujourd’hui plus sous la juridiction du centre, il se compose d’autant de réalités différentes que d’entités administratives. Pourtant, ce terme est couramment employé aussi bien par les médias que par la population. D’après le sociologue Cyprien Avenel, « amplifié par le traite- ment médiatique sensationnaliste des événements, les banlieues sont devenues le symbole même de l’extériorité sociale et culturelle. Parler des banlieues dans la société française, c’est devenu mobiliser un mythe, au sens de représentations collectives qui structurent la société. »6 C’est précisément ce plan des représentations collectives qui intéresse l’artiste. Une première série de photographies, jamais exposée, nous renseigne à ce propos. Influencé par le travail de Jamel Shabazz7 et ses portraits frontaux des jeunes noirs américains des rues de New York dans les années 1980 visant l’exposition de codes communs, Mohamed Bourouissa tente d’imprimer la trace d’une culture à laquelle il s’identifie, pour nous montrer les ambiguïtés de ses codes. Celle-ci se manifeste par l’écoute du rap, un code vestimentaire – qui se résume dans cette première série à la marque Lacoste – et la fréquentation d’un lieu donnant son titre à la série : Châtelet les Halles. Deux précisions sont nécessaires : premiè- rement, ce lieu, au centre, la station de métro des Halles, correspond avec la Gare du Nord au point de rassemblement et d’arrivée de nombreux trains provenant des différentes périphéries. Deuxièmement : l’utilisation de la marque Lacoste est un code identitaire, bien qu’on puisse

6 Cyprien Avenel, Sociologie des « quartiers sensibles », Paris, Armand Colin, 2007, p. 11. 7 Plus précisément par le livre de Jamel Schabazz, Back in the days, New York, Powerhouse Books, 2001.

179 noter le décalage avec l’image de marque qui correspond à la bourgeoisie parisienne, et non « la pommade » que cherche ironiquement le rappeur Disiz la Peste pour effacer « les stigmates, de ce milieu, de ma peau mate » dans sa chanson « Jeunes de banlieues »8. Le stéréotype « jeunes de banlieues » correspond finalement plus à une apparence et à des habitudes qu’à une « origine géographique contrôlée », bien que celle-ci soit nécessaire à la pratique journalistique. Qu’il s’agisse de Pantin, Grigny, Clichy Montfermeil, Argenteuil, ou encore de Toulouse – d’où le pluriel que j’ai donné à « banlieues » – l’artiste ne nous donne aucun indice précis permettant de reconnaître la provenance des clichés. Plus que par des entités urbaines, les jeunes se définissent par des espaces beaucoup plus restreints, de l’ordre du quartier, voire de la « barre d’immeuble », par la manière dont ils l’occupent et l’investissent émotionnellement. Ce qui est l’objet de la seconde série nommée Périphéries.

2. Choix d’un espace : construction d’un espace ou espace de construction ? Voyons à présent comment l’artiste met en scène cette génération, non plus à travers des codes communs, mais dans des scènes quotidiennes et banales. Frontale dans la première série, face à face entre le portrait et le spectateur, la tension se trouve déplacée dans cette seconde série au sein la photographie, où elle vient organiser l’espace entre les protagonistes. Pour parvenir à cette fin, Mohamed Bourouissa travaille selon un processus divisé en quatre temps : d’abord, il rencontre les gens sur les lieux et prend ses premières photographies de repérage, visant à interroger l’espace. « J’essaie de voir comment fonctionne l’espace dans lequel je me trouve et la manière dont les gens s’approprient le lieu ».9 Ensuite, il choisit chez lui la mise en scène qu’il désire à l’aide de dessins préparatoires et des premières images. Puis il demande aux gens sur place, ou à des amis, de se placer dans l’espace et de (re) jouer la scène. Enfin, il fait parfois certaines retouches informatiques. Ces photographies nous montrent autant de lieux communs, lieux de passage, sans identité propre, qui peuvent être investis : halls d’immeubles, couloirs, dessous de pont, impasses… Ils ne sont pas choisis au hasard, car à l’image de la gare des Halles, il s’agit de lieux de rencontres. Mais cette fois-ci, avec la photographie Carré rouge, nous ne sommes plus à l’extérieur, dans un point de rencontre entre les différentes « banlieues », mais à l’intérieur, dans l’espace d’habitation, dans le territoire investi comme tel par les habitants. Le

8 Disiz La Peste, « Jeunes de banlieue », dans Les Histoires extra-ordinaires d’un jeune de banlieue, Barkley, 2005. 9 Dans une interview réalisée par Alexandrine Dhainaut pour le site internet Parisart, « Interviews : Mohamed Bourouissa » [en ligne], 11 novembre 2008 : http://www.paris-art-test.com/interview-artiste/ Mohamed%20Bourouissa/Bourouissa-Mohamed/225.html [consulté le 10 mars 2012].

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hall d’entrée qui donne son cadre à la photographie est un lieu « au statut incertain et mal défini de ces espaces "interstitiels", entre le domaine public et le domaine privé »10. Il est vécu comme l’extension de l’espace privé, car en tant que lieu commun à tous les habitants de l’immeuble, il est aussi l’endroit où tous passent. Vide, l’espace est totalement neutre. Il ne prend sens qu’avec les rencontres qui organisent des « réseaux d’interconnaissances »11. L’étendue du réseau définit le périmètre du territoire. En ce sens, il s’agit d’un lieu pré-privé, d’un seuil avec l’extérieur, où il faut faire ses preuves pour avoir le droit d’entrer.

Carré rouge, 2005 © Mohammed Bourouissa

Construisant son image sur le modèle du tableau La Flagellation du Christ (1450-60) de Pierro della Francesca, l’artiste dispose les deux groupes de droite dans l’espace architec- tural qui sert de scène. Il y ajoute ensuite un troisième groupe pour accentuer le rapport de tension qui n’est pas propre à chaque groupe, comme chez le peintre, mais se trouve véritablement entre les groupes. La composition ternaire est parfaite et rappelle le dispositif du triptyque. Cependant, l’analyse de la perspective montre qu’il s’agit d’un montage : chaque groupe est pris de face pour pallier les déformations des corps aux marges de l’image lorsque l’angle de prise de vue est trop important. Il reconstitue ensuite l’image, qui est ainsi plus vraisemblable que conforme à la vue. L’accent est mis sur le rendu des corps plutôt que sur la cohérence de l’espace.

10 David Lepoutre, Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, [1997], Paris, Odile Jacob, 2001, p. 55. 11 Ibid, p. 122.

181 Si la scène est posée, elle garde la fraîcheur de la spontanéité car les acteurs re-jouent leur propre rôle suivant les indications de l’artiste. La visée est esthétique, mais le résultat dépasse la simple apparence pour interroger la capacité qu’a toute photographie à rendre compte de la réalité. Elle est certes capable de saisir la géométrie des corps à un instant donné, mais qu’en est-il des émotions qui les animent, des rapports de forces qui les lient et les rendent vivants ?

3. Mise en scène : mise en tension des corps et « géométrie émotionnelle »12 Malgré l’impression de réalité qui se dégage des photographies, rendant troublante la comparaison avec des clichés de photojournalistes, les photographies de l’artiste sont on ne peut plus construites. Car la prise directe, ou prise sur le vif, rendue nécessaire par l’obli- gation de témoigner d’un événement dans un temps court, ne permet que rarement de capter les regards tout en soignant l’esthétique. Bourouissa ne veut pas rendre la vérité (ce qui est de toute façon illusoire), il veut être au plus juste. Pour cela, il lui est nécessaire de pouvoir intervenir sur les gestes, la lumière et la composition. Ce qui fait toute la différence avec le photographe de presse qui prend une photo, mais ne la fait pas, car il n’en a pas le temps. L’artiste construit des fictions qui miment la réalité pour en rendre le moment le plus décisif, celui où tout peut basculer, mais où rien ne s’est encore passé. Dans Carré rouge, les groupes qui animent la fiction n’organisent pas l’espace selon différents pôles clos sur eux- mêmes, au contraire, ils semblent ouverts à un événement, l’arrivée du jeune à la veste rouge, qui polarise leurs regards vers un même lieu. Il entre, passant ainsi le seuil. Mais est-ce quelqu’un de connu ? Aura-t-il le droit d’entrer ? C’est alors au spectateur de se faire sa propre histoire, sa propre interprétation. Bourouissa sème des indices visant à interroger le regard et à déjouer la crédulité. C’est autour de tels moments de tension que les corps s’animent et occupent l’espace qu’ils s’appro- prient. Aussi banale soit-elle, cette tension organise l’espace comme le point esthétique de toute relation. Contrairement au photographe Jeff Wall dont il s’inspire, il n’y a pas d’abord un lieu qui devient ensuite la scène d’une narration : l’un et l’autre naissent ensemble. Témoigner de cette génération serait ainsi, pour Mohamed Bourouissa, témoigner de et dans ce rapport à l’espace.

12 La paternité de l’expression revient à Florence Paradeis que Mohamed Bourouissa a eu pour enseigante à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris.

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Critiquant les médias et leur capacité à rendre justice à l’événement, Bourouissa vise la multiplication des images qui dictent une réalité portée par le scoop. Saturées de pathos, ces images ne laissent plus de place à l’analyse. Les photographies de l’artiste, quant à elles, sont souvent ouvertes sur un hors champ, sur une possibilité autre, un extérieur, comme pour signifier – maintenant toutefois une certaine ambiguïté – qu’il ne s’agit que d’une partie bien cadrée de la réalité. C’est ce que nous montre de manière exemplaire L’Impasse (2007) figurant des jeunes rassemblés autour d’une voiture brûlée. Bourouissa joue avec les présupposés du public : ces jeunes ne sont pas à l’origine de l’état de la voiture, ils en sont plutôt les investigateurs. La voiture devient un objet esthétique autour duquel l’image se construit et l’émotion gravite. L’événement et son explication sont hors champ comme nous le suggère le personnage à la tête coupée par le cadrage. Les protagonistes ne sont que les héritiers d’une situation qu’on leur impose et avec laquelle ils doivent composer. Si Mohamed Bourouissa crée ses images à partir d’une narration ou d’un fait, ce n’est qu’une base lui permettant d’organiser l’espace et de composer la photographie. Il cherche ensuite à effacer toute factualité pour ne pas imposer d’interprétation au spectateur.

L’Impasse, 2007 © Mohammed Bourouissa

183 Finalement, le photographe ne part pas en banlieue pour en conquérir le territoire. Il part de la banlieue avec un objet plastique et esthétique qu’il veut faire entrer dans l’histoire visuelle développée par le centre. Il ne s’agit pas de ramener une copie du réel, mais de donner un regard juste. Il tente de redonner ainsi à cet espace tant médiatisé, mais mal interprété, un regard calme et esthétique où la tension compose plus qu’elle n’explose.

Notice bio-bibliographique : Anaël Marion ([email protected]) est doctorant moniteur à l’UFR LAC (ED 131) et fait partie de l’équipe de recherche CÉRILAC. Il est en troisième année de thèse sous la direction d’Évelyne Grossman et de Clélia Nau. Sa thèse s’intitule : « De la ruine à l’œuvre dans la littérature et les arts visuels aux XXe et XXIe siècles ».

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Imprimerie Paris Diderot

Novembre 2012

Tél. : 01 57 27 63 03 [email protected]

Édition Université Paris Diderot - Paris 7 École doctorale 131 Langue, littérature, image : Civilisation et sciences humaines (domaine francophone, anglophone et d’Asie Orientale) Direction : Évelyne Grossman

Coordination : Sarah Clément ([email protected]) Diane Massone ([email protected])

Couverture – Mise en page et enrichissement typographique : Bureau des publications Université Paris Diderot - Paris 7

Université Paris Diderot - Paris 7 École doctorale 131

Travaux en cours N° 8 - 2012

Actes des journées d’études Antonin Artaud, Samuel Beckett, Maurice Blanchot Séminaire des Doctorants de l’ED 131

Édition établie par Sarah Clément et Diane Massone Avec la participation de Valérie Alias et Pénélope Patrix

Contributions de Cécile Beaufils, Camille Bui, Laurence Cazeneuve-Guégan, Sarah Clément, Emmanuel Cohen, Laure Couillaud, Élodie Degroisse, Raoul Delemazure, Marco Della Greca, Nicolas Doutey, Louisiane Ferlier, Guillaume Gesvret, Esther Jammes, Atsushi Kumaki, Paola Lalario, Ayelet Lilti, Anaël Marion, Athina Markopoulou, John Mckeane, Alexandre Massipe, Esteban Restrepo Restrepo, Philippe Roy, Céline Sangouard-Berdeaux, Julia Siboni.