Études photographiques

16 | Mai 2005 Colloque « Photographie, les nouveaux enjeux de l’histoire »

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/704 ISSN : 1777-5302

Éditeur Société française de photographie

Édition imprimée Date de publication : 25 mai 2005 ISBN : 2-911961-16-1 ISSN : 1270-9050

Référence électronique Études photographiques, 16 | Mai 2005, « Colloque « Photographie, les nouveaux enjeux de l’histoire » » [En ligne], mis en ligne le 04 juin 2005, consulté le 21 septembre 2021. URL : https:// journals.openedition.org/etudesphotographiques/704

Ce document a été généré automatiquement le 29 septembre 2020.

Propriété intellectuelle 1

Préface

Serge Lemoine et Michel Poivert

1 Près de quinze ans après la célébration des 150 ans de la photographie, que le musée d’Orsay fêtait en 1989 avec l’exposition historique “L’Invention d’un regard”, il nous semblait nécessaire de faire un point sur l’état de la recherche en matière d’histoire de la photographie. En effet, depuis cette date, la sensibilité du public, comme les méthodes et les objets de la recherche, ont beaucoup évolué. La photographie occupe aujourd'hui une place permanente au musée, comme elle figure légitimement dans l’enseignement de l’histoire de l’art à l'université. Elle a acquis ainsi sa place au rang des autres disciplines artistiques. Avec la revue Études photographiques, la Société française de photographie contribue à la diffusion des travaux en France comme à l’étranger. On trouve dans ce numéro spécial le témoignage d’un colloque international, qui a réuni en novembre 2003 au musée d'Orsay plusieurs centaines de personnes, ainsi que des travaux développés autour de sa réalisation, montrant l’inscription de la photographie dans l'histoire de l'art. Il a permis de rendre compte de l'originalité des approches historiques privilégiées par la connaissance en matière de photographie. Les images photographiques sont constitutives de notre regard sur le monde et des représentations que nous en donnent savants et artistes. Historiens des sciences et des arts se rencontrent autour des pratiques et des usages de l’image, qui ont contribué à la modernisation des disciplines, comme à la réforme des processus artistiques.

2 C’est parce que l’histoire de la photographie elle-même a singulièrement ouvert son champ d’investigation, qu’elle participe aujourd’hui à la compréhension des enjeux de la modernité. 3 Serge Lemoine, président du musée d’Orsay

4 Michel Poivert, président de la Société française de photographie

Études photographiques, 16 | Mai 2005 2

Introduction

Quentin Bajac, Dominique de Font-Réaulx, André Gunthert et Michel Poivert

1 En 1989, la France célébrait par plusieurs manifestations d’envergure le cent cinquantième anniversaire de la divulgation de la photographie. Une quinzaine d’années nous séparent de cette commémoration, qui ont vu la connaissance historique du domaine évoluer de la façon la plus radicale, en partie à cause de cette impulsion. Stabilisés dans leurs principaux repères depuis la fin des années 1930, les savoirs spécialisés ont connu depuis lors une véritable explosion. Organisé en collaboration par le musée d’Orsay et la Société française de photographie, un colloque a tenté de mettre en lumière les tendances majeures de ce renouveau1. Le présent volume, issu de ces travaux, en présente une version augmentée et mûrie, destinée à fournir simultanément un précis et un guide des nouvelles curiosités de l’histoire du médium.

2 Si plusieurs acteurs des célébrations de 1989 s’inscrivaient dans un mouvement largement initié de l’autre côté de l’Atlantique, on a pu constater dans la période récente un tournant notable: il existe désormais une spécificité marquée de la recherche française en histoire photographique. Parmi ses principaux traits, dont la plupart des textes ici réunis fournissent l’illustration, retenons le souci de la réflexivité méthodologique, le désir de produire du savoir plutôt que du commentaire, une attention soutenue à la dimension des usages, des contextes et de la réception des images. Mais la situation française ne s’explique pas que par la fermeté de la méthode historique. Elle résulte de la combinaison de quatre déterminations fondamentales, véritable carré magique des quinze dernières années. En premier lieu, une dynamique d’enrichissement des fonds. En attendant une vérification chiffrée, l’impression générale est bien celle d’un considérable accroissement des réserves iconographiques. Certains pays, comme l’Allemagne ou l’Italie, disposent probablement de grandes richesses patrimoniales ; d’autres, comme les États-Unis, peuvent s’appuyer sur un marché structuré prêt à les accueillir - la France bénéficie des avantages d’une bonne combinaison de ces deux facteurs, qui garantit aux chercheurs de profiter d’un corpus toujours plus large et en constant renouvellement. Le deuxième aspect tient à la solidité de l’engagement des principales institutions muséales, encouragé par l’État. Ponctuant la période d’expositions ambitieuses et de catalogues majeurs, celles-ci ont

Études photographiques, 16 | Mai 2005 3

su accompagner l’accroissement des ressources et de l’intérêt du public, tout en préservant une approche rigoureuse. À une époque de fuite en avant dans le marketing culturel, que la comparaison internationale illustre abondamment, ce degré d’exigence doit être apprécié à sa juste valeur. Une troisième particularité française tient à l’acceptation progressive de la spécialité photographique au sein des départements ou des facultés d’histoire de l’art, dont elle devient aujourd’hui le fer de lance - quand la pente constatée dans les pays anglo-saxons conduit plutôt à la diluer dans le territoire des visual studies. Cette liaison présente de nombreux avantages, comme celui de bénéficier d’outils méthodologiques éprouvés, de conserver à l’érudition toute sa légitimité, mais aussi de maintenir au centre la question de l’image. Enfin, un dernier trait remarquable tient à la prégnance d’une forte préoccupation théorique. Puisant à une tradition déjà ancienne, mais toujours vivace, la question du document reste une modalité majeure de l’investigation du fait photographique, qui oriente, souvent en toute discrétion, le choix des objets comme celui des approches. 3 Ne pas dissocier la rigueur méthodologique de la surprise des images, admettre de marier l’érudition avec le souci théorique, telles sont quelques-unes des qualités du style historique qui trouve ici son expression. Pour la commodité de la lecture, ont été regroupés les travaux portant sur l’historiographie et le contexte institutionnel, puis ceux qui proposent une approche renouvelée des sources iconographiques ou archivistiques, ponctués par la mise en exergue du problème singulier de la couleur. Le volume se poursuit par des essais venus apporter sur la photographie l’éclairage d’autres pratiques, et se clôt sur l’analyse des logiques à l’oeuvre dans la constitution de quelques collections majeures. Comme tel, cet ensemble construit une image que nous pensons représentative, autant que faire se peut, des principaux temps forts de la connaissance la plus récente. Pourtant, à peine ce dossier est-il rassemblé que le présent de la recherche, sans attendre, explore d’autres voies. Voici donc un échantillon incomplet, déjà inscrit dans l’histoire : nous n’espérons nullement qu’il apaise la faim ni qu’il étanche la soif. Au contraire, la curiosité augmentant avec la doctrine, ce que nous en attendons est qu’il aiguise l’appétit - le nôtre comme celui des lecteurs. 4 Quentin Bajac, Dominique de Font-Réaulx, André Gunthert, Michel Poivert

NOTES

1.. "Photographie, les nouveaux enjeux de l’histoire", colloque, musée d’Orsay, Paris, 13-15 novembre 2003. On trouvera le programme complet du colloque à l’adresse : http://www.societefrancaisedephotographie.fr/manifestations/orsay

Études photographiques, 16 | Mai 2005 4

Les conditions de l'histoire

Études photographiques, 16 | Mai 2005 5

L’inventeur inconnu Louis Figuier et la constitution de l’histoire de la photographie française

André Gunthert

NOTE DE L’ÉDITEUR

André Gunthert est maître de conférences à _l’École des hautes études en sciences sociales, où il a créé le Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine. Il est le fondateur et le rédacteur en chef d’Études photographiques.

1 L’histoire de la photographie a ses mythes. Son historiographie aussi. Selon un avis largement partagé par les spécialistes, jusque dans les années 1930, celle-ci se déploie sous la forme d’une chronologie des techniques, rédigée par des praticiens, avant de prendre son essor moderniste, grâce à la figure de Beaumont Newhall1. À une histoire de la photographie comme technique aurait succédé une histoire de la photographie comme art, qui aurait elle-même cédé la place, plus récemment, à une histoire de la photographie comme culture. Ce schéma présente plusieurs défauts, notamment celui de s’appuyer sur un seul point de repère initial: la fameuse Geschichte der Photographie de l’autrichien Josef-Maria Eder, dont la version classique est publiée en 19052, avant d’être traduite en anglais et plusieurs fois rééditée jusqu’en 1978. La plupart des histoires généralistes du médium ont puisé dans cette base de données technologiques – utile encore aujourd’hui, admet-on3. Pour une bonne raison: il s’agit d’un cas unique dans la spécialité.

2 L’histoire de la photographie n’est pas née du côté de la technique. Elle n’a pas été établie par des praticiens experts, mais par des littérateurs dilettantes, dans le cadre d’initiatives éditoriales la plupart du temps extérieures au champ photographique. Pour tenter de comprendre la dynamique dans laquelle elle s’inscrit, on observera ici les conditions de sa naissance, quelque part au milieu du XIXe siècle.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 6

Naissance d’une tradition

3 En 1874, le douzième volume du Grand dictionnaire universel du XIX e siècle de Pierre Larousse fait paraître l’article “Photographie”. Celui-ci s’ouvre sur une synthèse historique qui récapitule l’état contemporain du savoir, appuyé sur une large bibliographie dont une quinzaine de volumes sont cités, notamment le Guide du photographe (1854) de Charles Chevalier, La Photographie considérée comme art et comme industrie (1862) des frères Mayer et de Pierre-Louis Pierson, les Dissertations sur la photographie (1864) d’Alexandre Ken, le troisième volume des Merveilles de la science (1868) de Louis Figuier ou encore Les Merveilles de la photographie (1874) de Gaston Tissandier, qui comportent tous de longs développements historiques. Fidèle à l’architecture qu’il emprunte à ses sources, cet article témoigne de l’existence à cette date d’une véritable vulgate historique, appuyée sur une solide tradition et une littérature fournie.

4 Cette situation est typiquement française. En Angleterre, les chronologies d’un Robert Hunt, expérimentateur et pionnier de la photographie naissante, ne rencontrent qu’un écho limité et seront rapidement oubliées4. Transcription du grand mouvement de diversification technologique des années 1847-1851, sa longue et scrupuleuse série de descriptions de procédés, en l’absence de toute proposition narrative ou de schéma organisé de l’histoire, ne pouvait guère intéresser le public des praticiens de la période des années 1851-1882, marquée par la stabilité de l’usage du collodion humide. À l’époque où Hunt publie ses travaux, c’est d’une toute autre manière que débute en France l’entreprise qui va marquer les débuts de l’histoire de la photographie. 5 Longtemps cantonnées à la publication d’ouvrages religieux, les éditions Langlois et Leclercq se joignent en 1845 à l’essor des connaissances utiles, avec des livres dédiés à l’histoire de France, à l’histoire naturelle ou à la mécanique. Associés à Victor Masson, spécialiste d’édition médicale, avec lequel ils ont publié en 1850 le célèbre manuel de chimie de Victor Regnault5, ils commandent à un inconnu de 32 ans le premier ouvrage encyclopédique de vulgarisation scientifique, l’Exposition et histoire des principales découvertes scientifiques modernes, dont l’édition initiale, publiée en deux volumes en 1851, s’ouvre sur le chapitre consacré à la photographie6. Né en 1819 à Montpellier où il a obtenu son doctorat de médecine et son agrégation de pharmacie, Louis Figuier vient d’achever en 1850 sa thèse de doctorat ès sciences, sur l’Action de la lumière sur quelques substances impressionnables, sous la direction du chimiste Antoine Jérôme Balard, et ne s’est guère fait connaître jusque là que par quelques articles spécialisés, consacrés à la photographie, à la télégraphie électrique ou aux aérostats, publiés dans la Revue des deux Mondes7. 6 L’ouvrage remporte un succès immédiat, confirmé par cinq rééditions et réimpressions successives. D’emblée, Figuier a trouvé son style. Son principal modèle sont les Notices biographiques de François Arago, à qui il emprunte le recours à l’histoire comme méthode d’exposition de l’information scientifique et technique8. Il y adjoint un sens aigu de la narration et de l’imagination dramatique, appuyés sur l’anecdote et le dialogue en style direct. Loin du lyrisme d’un Michelet, Figuier est plus proche de la verve d’un Dumas: son écriture, simple et vivante, donne l’impression d’assister sur le vif aux événements cruciaux de l’histoire. La dimension technique est soigneusement escamotée: procédures ou dispositifs font l’objet de descriptions élémentaires, qui ont vocation à rassurer le lecteur sur la qualité de l’expertise. Malgré les réelles

Études photographiques, 16 | Mai 2005 7

compétences scientifiques de Figuier, son approche reste celle d’un littéraire et d’un compilateur: à aucun moment il ne procède à une expérimentation ou une vérification, fut-elle théorique, et son récit peut très bien reproduire une description fautive, lorsque celle-ci figure dans la source employée. 7 En revanche, Figuier excelle dans la mise en perspective. L’un des ressorts narratifs principaux de l’Exposition repose dans les nombreux commentaires généralisants qui scandent le texte et visent à éclairer les mécanismes du progrès scientifique et technique, à révéler ses causes culturelles et sociales, à livrer son sens historique profond. C’est là que réside l’atout majeur de la vulgarisation selon Figuier: aucun élément du récit n’est isolé d’un schéma d’explication, qui forme la structure sous- jacente d’un chapitre ou d’un paragraphe. La façon dont la photographie est envisagée comme un phénomène culturel global est remarquable: dès 1851, Figuier a songé à inclure un chapitre consacré à ses applications scientifiques, un autre à la question de l’art et de la photographie. Près d’un siècle plus tard, l’Histoire de la photographie (1945) de Raymond Lécuyer reproduira encore, jusque dans l’ordre des chapitres, ce découpage. 8 Fidèle à la mission de l’histoire quand il trace une trame distincte dans la confusion des événements, Figuier s’en écarte néanmoins par sa méthode, celle de la compilation. N’ayant jamais recours à l’archive ou au témoignage direct, mais exclusivement à des travaux publiés, il ne peut procéder à aucune investigation ni répondre à des questions que ne posent pas ses sources. Ses modèles explicatifs se limitent à commenter les informations connues, sans jamais pouvoir dépasser l’état du savoir disponible, qu’il se borne à organiser. Par ailleurs, la méthode de la compilation correspondant à une certaine économie de l’écriture, Figuier ne jette jamais rien. Au cours des trois éditions de l’Exposition (1851, 1853, 1854), prolongées par les deux éditions des Merveilles de la science (1868, 1889), on assiste à l’expansion d’un texte qui progresse par ajouts, déplacements et recompositions, mais qui ne modifie que très rarement sa matière, de sorte que de vastes pans de l’édition de 1889 reprennent à la virgule près des élaborations produites près de quarante ans plus tôt. C’est ainsi que se construisent les principaux points de repère de la fameuse vulgate. 9 Dès l’édition de 1851, le récit de l’invention de la photographie s’organise en trois volets successifs: une préhistoire qui s’étend des travaux optiques et alchimiques de la Renaissance aux premiers essais de Niépce; la rencontre et la collaboration de Niépce et Daguerre; la divulgation du daguerréotype et l’émoi suscité par cette annonce en 1839. Pour cet exposé, Figuier n’a eu besoin que de trois ouvrages: l’inaugural Historique et description des procédés du daguerréotype (1839), qui comprend notamment le fameux “Rapport” d’Arago et divers documents; le pamphlet d’Isidore Niépce Post Tenebras Lux (1841), appuyé sur la correspondance Niépce-Daguerre; enfin les souvenirs de Marc- Antoine Gaudin, réunis dans le premier chapitre de son Traité pratique de photographie 9 (1844). Le premier volet est emprunté pour l’essentiel au discours d’Arago, le deuxième s’inspire largement d’Isidore, le troisième combine les informations tirées d’Arago et de Gaudin. En historien scrupuleux, Figuier à tenu à communiquer ses sources: les annexes de l’Exposition comprennent la “Notice sur l’héliographie” de Niépce, la lettre de février 1839 de Francis Bauer, le contrat d’association de Niépce et Daguerre de 1829, ou encore le courrier de Talbot à Biot de février 1839 – archives publiées par les ouvrages mentionnés ci-dessus ou par les Comptes rendus de l’Académie des sciences.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 8

10 Cette abondance de documents facilement accessibles, qui contribue à forger la spécificité de la situation française, s’explique par les débats de priorité qui ont agité l’année 1839 – en particulier ceux occasionnés par la revendication d’antériorité de Talbot, qui ont poussé Arago à faire une large place à Niépce dans la présentation de l’invention10. Exception faite des souvenirs de témoins directs, cette manne initiale encouragera les contributions historiographiques françaises à conserver tout au long du XIXe siècle cette pente du commentaire, sans jamais recourir à l’archive. Est-ce si grave? Ce schéma ne correspond-il pas pour une large part à la vérité historique, comme le montre sa conformité avec l’architecture initiale de la plupart des histoires de la photographie modernes? 11 Mais il est également possible que la fidélité au déroulement classique de l’histoire de l’invention relève de l’obéissance à la vulgate. Chacun des trois volets proposés par Figuier peut être soumis à la critique. C’est pour mieux répondre à Talbot, qui invoquait le précédent de Wedgwood en 1802, qu’Arago invente une longue archéologie de la photographie, dont les racines seraient formées par la lignée de la camera obscura, d’une part, et par les expérimentations de la sensibilité des sels d’argent, d’autre part. Cette option habile n’exclut pas d’autres approches: Hunt, par exemple, inscrit l’invention photographique dans le champ plus vaste des recherches sur la lumière. Les travaux allemands d’inspiration sociologique proposeront au début du XXe siècle de relier la photographie à l’histoire des pratiques du portrait11. Mais surtout, aucun des précédents évoqués par Arago n’a été mobilisé par les pionniers de l’enregistrement visuel: sa généalogie est une construction d’après coup, que l’historiographie pourrait évaluer comme un effet, et non une cause, de l’invention daguerrienne. 12 La place accordée à l’épisode de la collaboration Niépce-Daguerre ne résulte pas que des revendications d’Isidore, mais aussi d’un effet de déplacement et d’un camouflage historiographique. Jusqu’aux travaux de Helmut et Alison Gernsheim, appuyés sur la correspondance conservée à Saint-Petersbourg, publiée pour la première fois en 1949, il était difficile de décrire correctement le cœur de l’histoire primitive de la photographie: la découverte de l’image latente et le processus d’invention du daguerréotype, entre 1835 et 183712. Seul l’article de Jean-Baptiste Biot exposant les travaux propres de Daguerre apportait quelque matière à ces interrogations13 – mais, publié dans le Journal des Savants et non dans les Comptes rendus, celui-ci était resté ignoré de Figuier comme de ses héritiers. La conclusion qu’en tirera Georges Potonniée en 1925 synthétise la position de l’historiographie française: «Le daguerréotype sort de l’héliographie. La notice remise par Nicéphore à son associé décrit les manipulations du daguerréotype, les substances seules étant changées. Entre ces deux procédés et pour aller de l’un à l’autre, quel chemin a suivi Daguerre? On n’en sait rien; Daguerre s’est tû là-dessus. Tout au plus a-t-il donné à Arago quelques explications incomplètes14.» 13 La «conviction» dont fait état Potonniée n’est pas le fruit d’une investigation historique, mais des lacunes de la méthode de Figuier qui, s’accommodant d’un trou dans l’histoire de la photographie, le dissimule en déportant vers l’amont l’accent du récit. À la différence du modèle classique associant une invention à un personnage historique, ce choix qui amplifie le rôle du couple pionnier oriente l’explication du mécanisme de l’innovation vers un déterminisme plus large que l’action individuelle. C’est encore cette idée que favorise Figuier lorsqu’il emprunte à Gaudin l’anecdote de la découverte des effets de l’iode par l’empreinte d’une cuiller oubliée sur une plaque d’argent. Disant la tenir «de bonne source», Gaudin avouait toutefois ignorer lequel des

Études photographiques, 16 | Mai 2005 9

deux inventeurs avait le premier remarqué ce phénomène – ce qui réduisait beaucoup la valeur de l’historiette15. Emporté par la logique de son récit, Figuier en fait une découverte commune, l’illustration de la collaboration des deux pionniers: «Heureusement, le hasard amena les inventeurs sur la voie véritable. […] Il arriva un jour qu’une cuiller laissée par mégarde sur une plaque d’argent iodurée y marqua son empreinte, sous l’influence de la lumière ambiante. Cet enseignement ne fut pas perdu16.» Semblable à la pomme de Newton, l’anecdote de la cuiller symbolise dès la première édition de l’Exposition le rôle d’un déterminisme supérieur, qui fait de la photographie, non le privilège d’un seul, mais une invention d’époque. Cette vision se trouvera renforcée en 1868 dans la version des Merveilles de la science par une autre anecdote: celle de l’inventeur inconnu.

Emprunts croisés

14 Les deux volumes de l’Exposition sont publiés en juillet 1851. Le premier à saluer cette parution, par un article consacré à l’invention de la photographie, qui lui emprunte nombre d’informations, est Francis Wey, dans les colonnes du journal récemment fondé de la Société héliographique, La Lumière. Mais, tout en faisant écho à l’idée selon laquelle «la plupart des grandes découvertes […] sont l’œuvre des sociétés17», le critique ne s’attarde guère. Le compte rendu proprement dit de l’ouvrage sera publié quelques semaines plus tard, le 3 août. Wey loue l’ambition de brosser le panorama des progrès contemporains, mais éreinte la partie consacrée à la photographie18. L’avocat de la Société héliographique, militant du calotype, admet la qualité de l’information sur le daguerréotype, mais reproche à Figuier des «anachronismes» concernant la photographie sur papier. Il lui conseille de mettre à jour ses connaissances, faute de quoi il lui sera impossible de juger convenablement du rôle esthétique du médium.

15 En suggérant à l’auteur de l’Exposition de passer d’une histoire du daguerréotype à une histoire de la photographie proprement dite, Wey vient d’entamer un dialogue fructueux et d’indiquer à Figuier les moyens de donner à sa notice sa forme achevée. Dès la deuxième édition de l’ouvrage, publiée au début de l’année 1853, le texte connaît une importante révision. Passant de 71 à 120 pages, il s’enrichit de larges compléments directement puisés dans La Lumière. Des passages entiers, consacrés par exemple à la reproduction des couleurs, sont repris des articles de Lacan sur Hill19 ou de ceux que Wey a consacré à Niépce de Saint-Victor. Est-ce pour mieux suivre les recommandations du critique? Est-ce parce que leur approche du récit historique concorde en tous points? Les contributions du rédacteur de La Lumière sont celles qui font l’objet des emprunts les plus nombreux, voire de citations textuelles, avec ou sans guillemets. La fameuse liste des sujets rapides enregistrés par les frères Macaire se retrouve ne varietur dans l’Exposition – au détail près que Figuier confond daguerréotype et collodion humide, et attribue à Frederick Scott Archer la reproduction «de corps animés d’un mouvement rapide, tels que les vagues de la mer soulevées par le vent, une voiture emportée sur un chemin, un cheval au trot, un navire à vapeur en marche avec son panache de fumée noire et l’écume qui jaillit au choc de ses roues20»! Mais c’est sur le terrain de la discussion esthétique que se marque le plus fortement l’ascendant de Wey. Cité explicitement pour la reprise de la longue anecdote du tableau retouché par Courbet21, le critique est présent dans toute la dernière partie de l’essai, qui reprend l’antithèse chère aux membres de la Société héliographique du daguerréotype, outil

Études photographiques, 16 | Mai 2005 10

d’une reproduction servile, et de la photographie sur papier qui, «procédant par masses à la façon d’un grand artiste, sacrifie, avec une merveilleuse intelligence, les détails secondaires au résultat final22». 16 Passé jusqu’alors rigoureusement inaperçu, cet étonnant dialogue par textes interposés entre les deux auteurs les plus influents de la photographie du milieu du XIXe siècle ne s’arrête pas là. En juin 1853, Francis Wey rédige pour le Musée des familles un long article d’histoire de la photographie23. À son tour, il emprunte nombre de matériaux au vulgarisateur, notamment son intéressante thèse sur le rôle des demi-savants, ses considérations sur la photographie scientifique ou encore l’anecdote de la cuiller. Comme son collègue, le critique fait parfois preuve d’inattention dans la consultation de ses sources: tout en citant textuellement Figuier, il attribue cette fois à Daguerre la compréhension des effets de l’iode. Cette synthèse n’apporte toutefois guère d’éléments nouveaux, à l’exception d’une péripétie inédite, que Wey a recueilli auprès de l’opticien Charles Chevalier et que celui-ci publiera l’année suivante: l’histoire d’un jeune homme venu lui acheter une chambre noire en 1826, qui s’avère travailler «à fixer les images de la chambre obscure» et qui laissera à l’opticien des photographies positives sur papier, ainsi qu’une petite fiole contenant un produit non identifié. «J’attendis le retour de mon inconnu, raconte Chevalier, mais jamais il ne revint, jamais personne n’en entendit parler24.» 17 L’autre caractéristique intéressante de l’article de Wey est que, accueilli par le Musée des familles, journal illustré, il bénéficie du soutien d’une dizaine de gravures. Seules trois d’entre elles copient des originaux photographiques: deux reproductions d’œuvres d’art et une vue contemporaine de la maison de la famille Niépce aux Gras. Deux autres illustrations rassemblent divers portraits (Porta, Davy, Charles; Niépce de Saint-Victor, Fizeau, le Gray, Blanquart-Évrard, Claudet, Biot, Du Camp). Trois dessins de Gustave Janet représentent des scènes reconstituées de la chronique primitive du médium: la cuiller de Daguerre, l’inventeur inconnu, Niépce et Daguerre (voir fig. 3 à 5)25. Comme tel, cet article constitue la première histoire illustrée de la photographie, et révèle les problèmes des historiographes français, confrontés à une absence à peu près complète de traces répertoriées des premières expériences photographiques26. À défaut de témoignages visuels plus conséquents, les reconstitutions de Janet représentent des documents précieux, ainsi qu’en témoigne leur plagiat par Figuier. 18 Celui-ci a bien pris note de la dernière contribution de Wey. Lorsque les éditions Furne et Jouvet lui proposent, quinze ans plus tard, de réaliser une version illustrée de son panorama, Figuier confiera à Yan’ Dargent l’article du Musée des familles, dont le dessinateur tirera quatre illustrations, reprises des scènes reconstituées ainsi que de la vue des Gras (voir fig. 1, 2 et 6). Publiées en six volumes in-quarto de 1867 à 1891, LesMerveilles de la science, ou description populaire des inventions modernes inaugurent le mariage de la vulgarisation scientifique avec l’image – formule dont la prospérité continue aujourd’hui d’assurer les beaux jours de quelques maisons spécialisées27. L’illustration gravée parachève le système narratif mis en place par Figuier. Pour le dessinateur formé à la représentation de pièces de théâtre, de romans ou d’ouvrages historiques, le texte du vulgarisateur offre une trame familière: à côté de la reproduction des dispositifs ou des portraits des acteurs, l’iconographie des Merveilles de la science fait la part belle à la figuration anecdotique ou à l’évocation fictive. Présent dans toutes les bibliothèques des familles bourgeoises de la IIIe République, où il voisine avec le Voyage autour du monde de Dumont d’Urville ou les romans illustrés de Jules

Études photographiques, 16 | Mai 2005 11

Verne, l’ouvrage de Figuier offre au public cultivé la fresque qui intègre la technique et la science au corpus nécessaire des savoirs citoyens. Destiné par son iconographie à des fins pédagogiques, il peuple l’imaginaire des jeunes générations par ses descriptions saisissantes et ses illustrations théâtrales. 19 Mais la présence des images a aussi des effets sur le texte. C’est le plus étonnant: parmi les modifications et les ajouts apportés à la nouvelle édition, Figuier a retenu certains contenus en fonction de l’illustration. Que l’inventeur inconnu, anecdote savoureuse qui vient renforcer la vision de l’innovation comme phénomène social, fasse désormais partie du paysage dramatique de la photographie primitive ne surprendra pas. En revanche, la rectification apportée à l’historiette fétiche de la cuiller provient du décalage introduit par Wey (qui associe au seul Daguerre un effet que Figuier avait également réparti entre les deux pionniers) et de sa traduction iconographique par Janet, recopiée par Dargent (voir fig. 6). Forcé d’adapter son texte à l’illustration, l’historien se plie à la leçon de l’image et corrige son interprétation initiale: «Le hasard révéla à Daguerre la propriété dont jouit l’iodure d’argent, de se modifier avec une promptitude extraordinaire sous l’influence de l’agent lumineux. Un jour, comme il avait laissé par mégarde une cuiller sur une plaque qu’il venait de traiter par l’iode, il trouva l’image de cette cuiller dessinée en noir sur le fond de la lame métallique28». 20 Qu’un Gernsheim trouve justifié de discuter cette anecdote jusque dans la seconde édition de sa biographie de Daguerre, publiée un siècle après Les Merveilles de la science, témoigne du type d’historiographie dont est issue l’histoire de la photographie29. À l’aune de l’entreprise de vulgarisation, il est plus important de faire comprendre, de donner les clés d’un fonctionnement général, que de respecter à la lettre les détails d’une description30. Dans ce cadre où la pédagogie prime sur la véracité, les énoncés peuvent devenir flottants, être déplacés, s’adapter à un contexte. Ce que réclament les contemporains, c’est une explication à cette nouveauté radicale qui a changé leur vie et leur manière de penser: le progrès scientifique et technique. C’est cette tradition que Figuier contribue à inaugurer, dans laquelle s’inscrit l’historiographie photographique française. 21 Ce n’est pas l’érudition savante qui a préparé l’accès au savoir historique de la photographie. L’exemple d’Arago avait établi la légitimité de l’interrogation du passé à l’endroit du médium. Encouragé par les débats de La Lumière, Figuier lui accorde une place de choix dans son panorama des inventions. Comme le montre la comparaison avec d’autres entreprises contemporaines, la présence de la photographie dans cet ensemble n’allait pas de soi. La précocité et la popularité de cet accueil furent autant d’atouts favorisant un processus de reconnaissance culturelle. Mais la fortune de la photographie ne fut pas seulement de figurer entre les aérostats et les poudres de guerre dans un ouvrage grand public. C’est parce que le médium a pu susciter une légende haute en couleurs, digne des inventions majeures de la période, qu’il a mérité d’entrer dans la série. En d’autres termes, c’est l’économie même de la narration qui a produit les ajustements nécessaires à cette métamorphose. Figuier brosse le tableau d’une histoire humaine, accessible, débarrassée de ses subtilités techniques, émaillée de hauts faits et d’incidents apparemment mineurs, auxquels le récit confère une valeur métaphorique: c’est cette histoire et son prolongement iconographique qui font de la photographie un modèle des “principales découvertes scientifiques” du XIXe siècle.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 12

NOTES

1. Voir notamment: Jean-Claude LEMAGNY, André ROUILLÉ, Histoire de la photographie, Paris, Bordas, 1986, p. 275; Michel FRIZOT, Nouvelle histoire de la photographie, Paris, Bordas, Adam Biro, 1995, p. 10; sur les études anglo-saxonnes, voir dans ce même numéro: Marta BRAUN, “Beaumont Newhall et l’historiographie de la photographie anglophone”, p. 19. 2. Cf. Josef-Maria EDER, Geschichte der Photographie, Halle, Knapp, 1905. 3. Cf. Tim STARL, “Eine Geschichte flüchtiger Bildfolgen”, Fotogeschichte, n° 95, 25e année, 2005, p. 57. 4. Cf. Robert HUNT, “History of Discoveries in Photography”, Manual of Photography, Londres, Glasgow, R. Griffin & C°, 4e éd. revue, 1854, p. 3-104. 5. Cf. Victor REGNAULT, Premiers Éléments de chimie, Paris, Langlois, Leclercq et Masson, 1850. 6. Cf. Louis FIGUIER, “La photographie”, Exposition et histoire des principales découvertes scientifiques modernes, Paris, Masson, Langlois et Leclerc, vol. I,1e éd., 1851, p. 1-72. 7. Cf. coll., Le Savant du foyer. Louis Figuier et la vulgarisation scientifique au XIX e siècle (catalogue d’exposition), Paris, FFCB, 1993. 8. Figuier explicite sa méthode dès 1853 (cf. L. FIGUIER, [introduction], Exposition…, op. cit., vol. 1, 2e éd. rev. et augm., 1853, _p. VI). Il reconnaîtra tardivement sa dette envers Arago (cf. id., La Science au théâtre, Paris, Tresse et Stock, vol. II, 1889, p. XIII). 9. Cf. Louis DAGUERRE, Historique et Description des procédés du daguerréotype et du Diorama…, Paris, Alphonse Giroux, 1839; Isidore NIÉPCE, Post tenebras lux. Historique de la découverte improprement nommée daguerréotype, Paris, Astier, 1841; Marc-Antoine GAUDIN, Traité pratique de photographie, Paris, J.-J. Dubochet, 1844. 10. Cf. François BRUNET, La Naissance de l’idée de photographie, Paris, Puf, 2000, p. 67-70. 11. Cf. Alfred LICHTWARK, “Einleitung”, in Fritz MATTHIES-MASUREN, Künstlerische Photographie, Berlin, Marquardt, 1907, p. 4-18 ; Gisèle FREUND, La Photographie en France au XIX e siècle. Essai de sociologie et d’esthétique, Paris, La Maison des amis des livres/A. Monnier, 1936. 12. . Cf. Helmut et Alison GERNSHEIM, L. J. M. Daguerre. The History of the Diorama and the Daguerreotype, New York, Dover, 2e éd. revue, 1968 ; Toritchan Pavlovitch KRAVETS (éd.), Documentii po istorii izobretenia fotografii…, Moscou, Leningrad, Académie des sciences d’URSS, 1949, (voir également: Manuel BONNET, Jean-Louis MARIGNIER [éd.], Niépce, correspondance et papiers, vol. II, Saint-Loup de Varennes, Maison Nicéphore-Niépce, 2003). 13. Cf. Jean-Baptiste BIOT, “Sur les effets chimiques des radiations et sur l’emploi qu’en a fait M. Daguerre…”, extrait du Journal des Savants, Paris, Imprimerie royale, s. d. [mars 1839]. 14. Georges POTONNIÉE, Histoire de la découverte de la photographie, Paris, P. Montel, 1925, p. 169. 15. Cf. M.-A. GAUDIN, op. cit., p. 4. 16. L. FIGUIER, Exposition…, op. cit., p. 14. 17. Francis WEY, “Temps primitifs de l’héliographie. Joseph-Nicéphore Niépce”, La Lumière, 1e année, n° 22, 6 juillet 1851, p. 85-86. 18. Id., “Publications héliographiques”, ibid., n° 26, 3 août 1851, p. 102-103. 19. Voir dans ce même numéro : F. BRUNET, “Le point de vue français dans l’affaire Hill”, p. 122-139. 20. L. FIGUIER, Exposition…, op. cit., 2 e éd., 1853, p. 59-60. Voir à ce sujet: A. GUNTHERT, “La légende du cheval au galop”, Romantisme, n° 105, octobre 1999, p. 23-34. 21. Cf. F. WEY, “De l’inconvénient de retoucher des épreuves héliographiques”, La Lumière, 1 e série, n° 11, 20 avril 1851, p. 42-43 ; L. FIGUIER, Exposition…, op. cit., 2e éd., 1853, p. 113-115. 22. Ibid., p. 116. Reprise de la formule de l’article inaugural de F. WEY: «Parfois, elle procède par masses, dédaignant le détail comme un maître habile, justifiant la théorie des sacrifices», “De

Études photographiques, 16 | Mai 2005 13

l’influence de l’héliographie sur les beaux-arts”, La Lumière, 1e série, n° 1, 9 février 1851, p. 3. Pour constater la postérité de cette opposition, voir M. BRAUN, loc. cit., p. 22. 23. F. WEY, “Comment le soleil est devenu peintre. Histoire du daguerréotype et de la photographie”, Musée des familles, vol. XX, juin 1853, p. 257-265, juillet 1853, p. 289-300. 24. Charles CHEVALIER, “Troisième partie. Documents historiques”, Guide du photographe, Paris, chez l’auteur, 1854, p. 21. 25. Une illustration d’ouverture orne également la première page de l’article: elle représente Pitre-Chevalier, le directeur du journal, en conversation avec Wey et un certain docteur X, que le début du récit présente comme un tenant du matérialisme, dans le cadre d’un dialogue philosophique. Dans un article récent, Margaret DENTON affirme que le Dr X, figuré de dos, est en réalité un singe, symbole de l’imitation sans intelligence (“Francis Wey and the Discourse of Photography as Art in France in the early 1850s”, Art History, vol. 25, n° 5, novembre 2002, p. 627). Cette exégèse burlesque témoigne d’une grande méconnaissance des codes de l’illustration de la période. Ce que l’historienne interprète comme une toison simiesque est tout simplement une belle paire de favoris, telle celle qu’arbore par exemple à la même époque le docteur Duchenne de Boulogne. 26. Le “Cardinal d’Amboise”, longtemps tenu pour la plus ancienne épreuve conservée, ne sera donné à la Société française de photographie qu’en 1865 par Niépce de Saint-Victor. Cf. Helmut GERNSHEIM, “La première photographie au monde” (édition critique), Études photographiques, n° 3, novembre 1997, p. 6-25. 27. Cf. Louis FIGUIER, Les Merveilles de la science, Paris, Furne, Jouvet et Cie, 6 vol., 1867-1891. 28. Ibid., vol. III, 1868, p. 36. 29. Cf. A. & H. GERNSHEIM, op. cit., p. 69. 30. Cf. Bruno BÉGUET (dir.), La Science pour tous. Sur la vulgarisation scientifique, 1850-1914, Paris, Bibl. du CNAM, 1990.

AUTEUR

ANDRÉ GUNTHERT

EHESS

Études photographiques, 16 | Mai 2005 14

Beaumont Newhall et l’historiographie de la photographie anglophone

Marta Braun Traduction : François Brunet

1 Les recherches nord-américaines actuelles sur l’historiographie de la photographie s’accordent sur l’idée que les premières histoires du médium découlent des récits produits par les inventeurs eux-mêmes1. Les histoires ainsi produites privilégient les progrès techniques sur tout autre aspect : « Les inventeurs de la photographie n’attendirent pas les historiens pour faire rentrer leurs découvertes dans l’ordre de l’histoire écrite. Ils se chargèrent eux-mêmes de cette tâche. En situant ces découvertes dans l’évolution scientifique et technique, ils établirent une tradition qui devait influer sur tous les récits ultérieurs : l’histoire de la photographie serait l’histoire de sa technique2. »

2 Les histoires de la technique photographique, avec leurs accentuations nationalistes, devaient dominer l’historiographie jusqu’aux premières décennies du XXe siècle. Ces récits s’inséraient au sein de manuels rédigés par des praticiens pour des praticiens. Comme il en allait plus généralement de l’histoire des inventions scientifiques et techniques, les histoires de la photographie mettaient en valeur la contribution supposée des innovations photographiques au progrès humain. 3 L’image photographique comme objet esthétique avait certes fait l’objet de débats depuis les débuts du médium, au sein des revues spécialisées ou dans les mémoires et les autobiographies des photographes eux-mêmes. Mais l’éclosion d’une histoire esthétique proprement dite de la photographie, traitant le photographe comme un artiste et considérant l’image comme une authentique création, devait attendre le développement du marché de l’édition artistique, le bénéfice de méthodes de reproduction photomécaniques bon marché, ainsi que l’émergence d’un public intéressé.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 15

4 Dans les années 1920, la plupart de ces conditions étaient réunies. Grâce à la promotion de mouvements comme le Linked Ring et la Photo Secession, et aux efforts d’acteurs comme Peter Henry Emerson, ou Paul Strand, le public découvrait des photographies publiées en albums, exposées dans des galeries et commentées comme des objets artistiques3. La décennie suivante accueillit la première monographie savante, rédigée par un historien d’art de formation classique : David Octavius Hill. Der Meister der Photographie par Heinrich Schwarz, publiée simultanément en allemand et en anglais en 1931. Ce travail biographique, résultat indirect de l’exposition de photographies anciennes que Schwarz avait organisée à la Österreiches Gallerie de Vienne en 1929, s’ouvrait sur une analyse des origines de la photographie et montrait que l’invention du nouveau médium s’intégrait mieux à l’histoire culturelle de l’estampe qu’à un simple récit technologique. Pour Schwarz, la photographie était un « médium de création artistique nouveau et indépendant, soumis à ses lois propres. »4 Quant à Hill, c’était un artiste qui avait réconcilié les limites technologiques propres au médium avec la notion, traditionnelle en histoire de l’art, d’intention. Il représentait pour Schwarz le « caractère essentiel » de la photographie : véracité, reproductibilité démocratique, mariage du savoir technique et de la connaissance artistique. Selon l’historien Douglas Nickel, cette étude était le premier exemple d’une histoire des idées qui allait être appliquée à l’histoire de la photographie durant tout le XXe siècle5. 5 À coup sûr, l’ouvrage de Schwarz fut un modèle déterminant pour Beaumont Newhall, lorsque celui-ci publia, en 1937, le catalogue de la première exposition de photographie du MoMA de New York,“Photography, 1839-1937”. Pour Newhall, Schwarz était « le seul historien d’art de cette période à placer l’aspect spirituel de la photographie au-dessus de son aspect technique6 », et son idée selon laquelle la photographie pouvait être de l’art si elle était fidèle à elle-même, autrement dit que l’excellence artistique procédait d’une photographie “pure” ou “directe”, cette idée devait, au fil des éditions successives, orienter l’historiographie spécialisée anglophone durant plus d’un demi- siècle. 6 Photographe amateur influencé par Strand, Stieglitz, Ansel Adams ou Edward Weston, Newhall obtenait en 1935 son diplôme d’histoire de l’art à l’université de Harvard. Après un bref séjour au musée de Philadelphie, où il devait découvrir les idées de Worringer, Riegl et Wölfflin7, il fut nommé bibliothécaire au MoMA – alors à peine vieux de six ans. Son directeur, Alfred Barr, souhaitait créer un département de photographie et confia à Newhall la direction d’une grande exposition sur le sujet. Celui-ci décida de la présenter sous la forme d’un panorama historique. Au printemps 1936, Beaumont Newhall et son épouse Nancy — qui allait devenir sa plus proche collaboratrice et une historienne de la photographie respectée — effectuèrent leur lune de miel en Europe, afin de rencontrer les collectionneurs spécialisés. Ce voyage excluait toutefois l’Allemagne. Bien que Newhall parlât l’allemand (en 1932, sa première publication sur la photographie était un compte rendu, pour l’American Magazine of Art, du livre de Helmuth Bossert et Heinrich Guttmann, Aus der Frühzeit der Photographie), et bien qu’il eût reconnu plus tard que « l’histoire de la photographie était probablement plus avancée en Allemagne que partout ailleurs, à en juger par l’historiographie régionale spécialisée, l’inclusion des photographies dans les musées d’art et les collections privées, ou la perception des fonctions sociales de la photographie », la situation politique allemande de l’époque interdisait aux Newhall de se rendre dans ce pays8. C’est ainsi que le commissaire concentra son attention sur la production

Études photographiques, 16 | Mai 2005 16

américaine, anglaise et française. À l’exception des photographes contemporains, la contribution allemande était ainsi exclue de l’exposition comme de l’histoire rédigée par Newhall. Cette absence n’a jamais été véritablement corrigée dans l’historiographie nord-américaine de la photographie9. 7 Un autre modèle devait être tout à fait essentiel dans la démarche de Newhall : le catalogue de l’”Exposition internationale de la photographie contemporaine, section rétrospective, 1839-1900”, qui s’était tenue à Paris au musée des Arts décoratifs l’hiver précédent. Cette manifestation de grande ampleur (1236 numéros) était divisée à parts égales entre photographie historique et production contemporaine (l’exposition du MoMA allait comporter 841 pièces, dont 40 % d’œuvres contemporaines). Ce catalogue était préfacé par Georges Potonniée, alors vice-président de la Société française de photographie, dont Newhall connaissait l’Histoire de la découverte de la photographie, publiée en 1925 ; il lui avait probablement été adressé par Charles Peignot, directeur de la revue Arts et Métiers graphiques et secrétaire général de l’exposition de 1936. À Paris, Peignot présenta Newhall aux principaux prêteurs, dont les collectionneurs Victor Barthélémy, Albert Gilles et Georges Sirot, auprès desquels Newhall put emprunter plus d’une centaine d’images pour son projet. Selon son propre témoignage, l’exposition du MoMA n’aurait pas pu être « réunie […] sans [l’] appui enthousiaste des collectionneurs français10 ». De retour à New York, Newhall invita Peignot à faire partie du conseil scientifique de l’exposition, avec , László Moholy-Nagy, C. E. Kenneth Mees, directeur des recherches chez Kodak, D. A. Spencer, président de la Royal Photographic Society, Paul Rotha, cinéaste et producteur de documentaires et Alexeï Brodovitch, directeur artistique du Harper’s Bazaar. 8 L’exposition du MoMA se donnait pour but de « permettre aux visiteurs de comprendre les principes qui ont gouverné la photographie depuis ses premiers temps et qui […] feront la démonstration des facultés de l’appareil photographique en tant que moyen d’expression. »11 Et, tout comme l’exposition, le catalogue connut un succès fulgurant. Les trois mille exemplaires du premier tirage furent bientôt épuisés. Un an plus tard, le musée publiait une deuxième édition, sous le titre : Photography, A Short Critical History. Sur le modèle des anciennes histoires techniques, le texte était divisé en sections intitulées : Daguerréotypes, Calotypes, Procédé au collodion, Photographie sur plaque sèche, Photographie contemporaine. Mais il comprenait aussi l’essai “L’esthétique de la photographie primitive”, qui exposait « deux lois de base […] deux facteurs fondamentaux qui ont toujours caractérisé la photographie » : « le détail : le daguerréotype » et « la masse : le calotype ».12 Cette partition pseudo-wölfflinienne, s’appuyant sur les lois optiques et les propriétés chimiques du médium, était héritée de Schwarz et l’emportait sur tout autre aspect. Comme son modèle, Newhall proposait une synthèse de la technique et de l’esthétique pour élaborer une histoire déterministe en chemin vers la photographie moderniste de ses contemporains. Dans une telle construction, le pictorialisme était une photographie infidèle à elle-même et Newhall le traitait « comme une aberration qui devrait être éliminée ». Inversement, ajoutait-il, « j’ai découvert une puissante affirmation de la photographie directe dans les œuvres magnifiques, pour le XIXe siècle, de Nadar, de l’école de Brady, de Hill et Adamson […] et, au XXe siècle, dans les œuvres d’Eugène Atget, Alfred Stieglitz, et plus tard d’Ansel Adams, Paul Strand et Edward Weston. »13 9 La troisième édition de l’ouvrage parut en 1949 dans une version considérablement augmentée sous le titre The History of Photography. Grâce à une bourse Guggenheim et à

Études photographiques, 16 | Mai 2005 17

un nouvel éditeur, les illustrations avaient été intégrées dans le corps du texte. Newhall avait également sollicité la collaboration de Ferdinand Reyer, romancier et scénariste pour Hollywood : la fluidité de l’écriture était presque aussi remarquable que la description historique14. L’élan narratif du livre ne manqua pas d’éclipser deux autres publications alors disponibles : l’histoire sociale de Robert Taft, Photography and the American Scene (1938) et la traduction anglaise par Edward Epstean de l’histoire technique de Josef-Maria Eder, parue en 194515. 10 Prenant acte du développement considérable du photojournalisme de masse, Newhall soulignait les liens entre enregistrement et information ainsi que le rôle du cinéma documentaire. Dans la quatrième édition, publiée en 1964, cette section devait être révisée pour donner une place centrale à Eugène Atget et pour associer l’expression documentaire à des artistes16. Un nouveau chapitre, intitulé “Tendances récentes”, indiquait que le style photographique s’était affranchi du progrès technologique. À cette date, la photographie faisait partie des cursus d’art plastique de presque toutes les universités nord-américaines et son histoire commençait à être enseignée dans les facultés d’histoire de l’art, ajoutant la dignité académique à l’enseignement pratique17. Newhall lui-même avait alimenté cette évolution en publiant plusieurs recueils de sources, jusque-là non disponibles en anglais18. La concision et la vigueur narrative de sa quatrième édition en faisaient un manuel de référence particulièrement attractif pour les professeurs habitués aux cours généraux d’histoire de l’art. Son seul concurrent était un autre ouvrage anglais, The History of Photography de Helmut et Alison Gernsheim, publié en 1955 et qui connut une seconde édition en 1969. L’Histoire des Gernsheim était elle aussi le reflet d’une collection – celle de l’auteur, un photographe émigré d’Allemagne en Angleterre qui s’était mis à collectionner sur les conseils de Newhall. Mais cet ouvrage, plus détaillé, était aussi beaucoup plus cher que celui de Newhall, et devait souffrir d’une mauvaise distribution en Amérique du Nord. 11 L’élaboration esthétique newhallienne fut propagée par l’enseignement et les publications des photographes et critiques qui l’avaient suivi à la George Eastman House de Rochester, où il avait été nommé conservateur en 1948, et dont il prit la direction en 1958. Minor White, par exemple, un moderniste doté d’une veine mystique19, travailla avec Newhall en 1955 et enseigna la photographie au Rochester Institute of Technology. La méthode anhistorique et apolitique de White, qui consistait à lire les photographies comme des objets transcendantaux, attira des émules comme Carl Chiarenza et Nathan Lyons, et trouva de plus amples échos dans les revues Aperture, dirigée par White de 1952 à 1967, et Afterimage, fondée par Lyons en 1972. En 1966, ce dernier publia Photographers on Photography, la première d’une longue série d’anthologies mêlant textes et entretiens avec des photographes. Fondée sur la prémisse implicite que ce sont les individus qui façonnent les idées et les pratiques photographiques, et par conséquent que la dimension auctoriale de l’image leur appartient, cette anthologie retraçait, pour Lyons, « le développement de la tension entre technique et expression personnelle20 ». 12 La nomination de Newhall à la George Eastman House traduisait son éviction du MoMA, où on lui avait préféré pour le poste de conservateur des photographies un Edward Steichen, plus populaire. Durant son mandat, le programme d’expositions et de publications du musée devait s’appuyer largement sur la photographie de presse. Nommé en 1962, son successeur, John Szarkowski, revint à « la configuration newhallienne du désir et de l’invention et à son modèle de causalité historique21 », et en

Études photographiques, 16 | Mai 2005 18

fit un principe prééminent dans les pratiques de collection et d’exposition du musée. Comme Newhall, Szarkowski était historien d’art de formation et pratiquait la photographie, aussi bien commerciale que documentaire. Ses catalogues, notamment The Photographer’s Eye (1966) et Mirrors and Windows (1978), reprenaient l’éclat narratif et le style suggestif de Newhall, et eurent une importance comparable dans la formation d’une histoire entendue comme un défilé de chefs-d’œuvre liés par le déterminisme moderniste. Ce que Newhall avait conçu comme la « généalogie de l’exception photographique22 », soit la thèse d’une singularité fondamentale de l’image photographique par rapport à d’autres types d’images, trouve un puissant écho dans les écrits de Szarkowski. Comme Newhall, Szarkowski considérait comme périphériques les pratiques photographiques « non directes » [non-straight]. Il alla même plus loin dans la propension à annexer n’importe quelle photographie à l’art sur la base de son intérêt formel. Pour Szarkowski, la photographie était une découverte née d’un coup, et non pas une innovation ou une série d’innovations ; son histoire était le récit de la prise de conscience progressive de son essence – c’est-à-dire, principalement, de son auto- réflexivité moderniste. Selon lui, l’histoire du médium pouvait se résumer à « un processus autarcique façonné par la découverte progressive des possibilités de la forme photographique. »23 En se faisant le champion de la photographie primitive ou vernaculaire et de ses praticiens (il fut l’"inventeur" de Lartigue en 1963), Szarkowski montra comment le "bon" historien devait être capable de reconnaître cette essence dans n’importe quel type d’image. Ses choix de conservateur, qui devaient déterminer les orientations de la photographie contemporaine américaine pendant plus de vingt ans, furent à leur tour intégrés dans les versions successives de l’histoire de Newhall. La quatrième édition inclut ainsi une photographie de Lartigue, tandis que Diane Arbus, Gary Winogrand et Lee Friedlander, qui tenaient une place de choix dans la célébration szarkowskienne de la photographie à base vernaculaire (New Documents, 1967), firent leur entrée dans l’édition suivante, publiée en 1982. 13 À cette date, cependant, le schématisme du récit de Newhall était devenu très apparent. Tandis qu’un marché de la photographie avait émergé dans les années 1970, les fondements théoriques de l’histoire de l’art qui avaient gouverné son élaboration esthétisante étaient la cible d’attaques nourries. Les remparts du modernisme étaient affaiblis par les coups de la théorie française : sémiotique, structuralisme, psychanalyse et linguistique. Dans des revues comme October, dont le premier numéro parut au printemps 1976, ces nouveaux appareils critiques étaient convoqués pour démanteler les méthodes obsolètes d’une histoire de l’art fondée sur l’expertise et pour privilégier les interactions structurelles et sociales dans la pratique artistique contemporaine. À New York, les critiques Rosalind Krauss, Abigail Solomon-Godeau, Douglas Crimp, Allan Sekula et son épouse Sally Stein, et à Londres Victor Burgin et John Tagg, s’appuyaient sur la photographie pour déconstruire le modernisme et pour promouvoir les nouvelles théories de l’art préparant le postmodernisme. Ils soutenaient notamment l’idée que le musée et l’institution universitaire ne pouvaient conférer une autonomie esthétique à la photographie qu’en niant son statut concret de marchandise relevant d’un processus auctorial complexe. La photographie du XIXe siècle avait, aux yeux de ces critiques, été complètement soustraite à son contexte socio-politique. Ils contestaient à grands cris l’application à toutes les formes de la photographie de catégories issues de l’histoire de l’art d’artiste, d’œuvre, de chef-d’œuvre qui semblaient désormais privées de pertinence, tandis qu’ils adressaient leurs éloges aux artistes contemporains qui utilisaient la photographie pour battre en brèche les concepts modernistes de

Études photographiques, 16 | Mai 2005 19

subjectivité ou d’originalité et la pureté supposée des médiums artistiques24. La photographie était devenue une tribune pour la déconstruction du modernisme et de son incarnation institutionnelle, le musée. 14 Si l’histoire de l’art dans son ensemble fut ébranlée par ces critiques, l’histoire esthétisante de la photographie souffrit doublement. Ses racines n’étaient pas assez profondes pour résister au raz-de-marée des “guerres culturelles” des années 198025. L’instrumentalisation de la photographie contemporaine au service de l’expansion de la théorie postmoderniste mettait en relief la faiblesse sous-jacente de la communauté photographique elle-même. L’exclusion hors du musée et du marché des photographes qui étaient sortis des universités dans les années 1970 avait engendré beaucoup d’amertume. Des critiques d’inspiration moins universitaire et moins théorique, comme A. D. Coleman, des enseignants comme Minor White et Nathan Lyons dénonçaient l’orientation formaliste de Szarkowski, qu’ils jugeaient trop étroite et trop intellectuelle. Les écrits de Walter Benjamin, traduits en anglais en 1971, ainsi que les travaux de Roland Barthes, Susan Sontag ou John Berger proposaient une ontologie de l’image photographique et un examen des conditions historiques et idéologiques d’émergence de l’autorité photographique qui dessinaient les rudiments d’une autre histoire de la photographie, plus conforme aux visées théoriques des critiques postmodernistes. 15 Lorsque parut la dernière édition de l’histoire de Newhall en 1982, la communauté à laquelle elle s’adressait était en plein désarroi. Les images qu’elle privilégiait étaient devenues vides de sens, et jouaient plutôt le rôle d’agents dans l’exercice de relations d’influence. En tant qu’objets esthétiques, les images étaient désormais réduites à la portion congrue. En tant que technologie, la photographie voyait son statut évalué à l’aune des rapports de pouvoir qui s’y exprimaient. En tant que pratique, elle était conçue comme la fonction des institutions et des acteurs qui la définissaient et la mettaient en œuvre. Et en tant qu’entité historique, elle n’avait aucune unité. 16 Vers la fin des années 1980, le consensus critique tendait à la formation d’une nouvelle esthétique qui reléguait aux oubliettes les options de Newhall et de Szarkowski. La critique négative de la photographie ne fut pas contrebalancée par un projet positif, par un programme concret d’étude ou de théorie qui aurait fait l’effort de définir des limites et une étendue cohérentes pour le champ. Les histoires de la photographie qui furent publiées pour faire pièce à l’esthétique globalisante de Newhall, comme l’Histoire mondiale de la photographie de Naomi Rosenblum (1984) ou les traductions anglaises des histoires françaises publiées jusque dans les années 1990, incluaient les productions photographiques non artistiques que Newhall avait exclues et tentaient de rendre compte des contextes (sociaux, politiques, économiques) complexes qui entourent la production et la consommation de la photographie – mais elles le faisaient au prix de la cohérence narrative. Aujourd’hui, le livre de Newhall est enfin épuisé. Les histoires les plus récentes qui tentent de le remplacer sont des méta-histoires, des descriptions historiques de l’identité sociale de la photographie, qui mettent d’ailleurs en cause l’ambition descriptive elle-même, et en viennent à suggérer que le projet d’une histoire de la photographie pourrait bien être impossible26. 17 Et pourtant aujourd’hui, où l’exposition de photographies domine l’art contemporain dans les musées au point que le public ne remarque même plus qu’il s’agit d’images argentiques, musées et universités nord-américains continuent de produire une histoire photographique auxiliaire de l’histoire de l’art. La demande de l’économie

Études photographiques, 16 | Mai 2005 20

muséale et celle du public exercent une influence profonde sur les recherches promues par les institutions. Les expositions monographiques (comme celles récemment consacrées à Diane Arbus, Richard Avedon, Irving Penn, André Kertész, Paul Strand, Walker Evans et Carleton Watkins) continuent d’avoir la primeur au détriment des projets thématiques. Un sujet vendeur garantit un catalogue étoffé ; les thèmes spécialisés, les photographes inconnus sont à peu près ignorés, et ce sont les œuvres originales, leur état de conservation, leur disponibilité et leur attrait qui dictent d’ordinaire les contenus des expositions27. Parallèlement, à la faveur de l’intégration de la photographie dans l’art contemporain, les musées produisent des expositions qui ne cherchent même pas à démontrer en quoi les images considérées pourraient avoir un intérêt en tant que photographies. Lors de l’exposition Thomas Struth en 2003 au Metropolitan Museum, les photographies grand format étaient accrochées non pas à l’étage, dans les galeries de photographie, mais au rez-de-chaussée, domicile traditionnel des tableaux de maîtres. 18 Dans les universités, la situation est à la fois plus diverse et plus intéressante. Les premiers postes explicitement créés pour enseigner l’histoire de la photographie dans le cadre de l’histoire de l’art existent encore à ce jour, à commencer par la chaire instituée à Princeton en 1972 au profit de Peter Bunnell – lequel avait travaillé pour Newhall pendant ses recherches de thèse puis épaulé un temps Szarkowski dans ses fonctions de conservateur. Ceux qui ont occupé ces postes, et à leur suite leurs étudiants, continuent de se consacrer à des histoires de l’image photographique sans protester contre la définition scientifique de leurs objets ni contre la définition sociale de leur autorité. Parvenus à maturité dans les années 1980 et 1990, ces chercheurs ont assimilé la théorie critique et la critique postmoderne de la photographie et les ont incorporées dans leur enseignement comme dans leurs travaux — tant dans les revues d’histoire de l’art que dans l’unique revue anglophone exclusivement consacrée à la photographie, le périodique anglais History of Photography. Plusieurs collections de grande ampleur, comme celle du Center for Creative Photography de Tucson (Arizona), la collection Gernsheim, hébergée à l’université du Texas à Austin, celle du National Museum of American History à Washington et la collection Cromer à la George Eastman House, sont encore loin d’avoir été épuisées par les chercheurs (les deux dernières ne sont même pas encore entièrement cataloguées). L’œuvre des pionniers et, en raison de leur importance stratégique, la composition des collections pionnières font l’objet d’un examen critique qui interroge à la fois leur exactitude factuelle et les modèles historiographiques qui leur sont sous-jacents. Un exemple de ce genre d’examen critique est le livre de Kevin Moore sur la lecture moderniste de Lartigue proposée par John Szarkowski28. 19 En dehors de ces centres traditionnels, les postes universitaires nouvellement consacrés à l’histoire photographique tendent à combiner celle-ci avec d’autres médias ou avec une approche plus théorique, et l’histoire de la photographie se voit souvent englobée dans l’enseignement d’une nouvelle discipline intitulée culture visuelle [visual culture]. La problématique de la représentation qui sous-tend cette approche concourt à une réhabilitation de l’histoire de la photographie, mais elle le fait à l’aide de théories issues d’autres domaines des sciences humaines. Or, s’il est vrai que ce recentrage intellectuel a permis de corriger l’étroitesse de l’histoire de Newhall, cela ne s’est pas fait sans perte : cette approche “culturaliste” est prioritairement critique et théorique,

Études photographiques, 16 | Mai 2005 21

et non pas historique, ce qui aboutit, ironiquement, à réduire une fois encore l’étude de la photographie à une méthodologie univoque. 20 Des études plus intéressantes, inversement, ont été produites par des chercheurs venus de la philosophie, de la géographie, de l’anthropologie, de l’histoire des sciences et des études américaines. Historiquement, sous le “règne” de Newhall, seuls les chercheurs qui abordaient l’histoire de la photographie à partir de ces disciplines pouvaient prétendre traiter de photographie dans une perspective extérieure à l’histoire de l’art. Depuis les années 1990, en revanche, les spécialistes de ces disciplines ont à la fois éclairé et élargi les formations discursives dans le cadre desquelles sont produites les photographies. Leurs travaux continuent de stimuler l’histoire de la photographie comme l’histoire de l’art. 21 L’explosion des images numériques et l’adoption de la caméra par des artistes qui, sans être passés par une formation traditionnelle, s’en servent pour explorer les thématiques postmodernistes du genre, de la race, de la narration, du pouvoir ou de l’ironie, tendent à remodeler les frontières de ce qu’est aujourd’hui l’histoire photographique. Appuyée par l’édition universitaire et muséographique29, la tendance dominante dans l’enseignement général de cette spécialité au sein des départements d’art ou de photographie privilégie les dimensions matérielle, sociale et politique des images produites antérieurement aux “guerres culturelles” et à la révolution numérique, tout en englobant le plus souvent les photographies artistiques contemporaines. Les études consacrées à ce qu’un ouvrage récent dénomme les «autres histoires» de la photographie30, soit les productions indigènes des régions autres que l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord, ayant été principalement diffusées au sein des disciplines anthropologiques, ces travaux sont restés situés hors des frontières du champ. Mais, dans la mesure où ces frontières sont en cours de redéfinition, l’intérêt évident de ces études promet une intégration accrue31. De même, la problématique récurrente consistant à chercher ce qui distingue la photographie d’autres systèmes de représentation visuelle, ainsi que l’analyse des pratiques, des institutions et des histoires où s’inscrit l’apparition des images, sont devenues pour la discipline une sorte d’inconscient collectif. Le nombre des voix qui interrogent la photographie et la diversité des tonalités qu’elles font entendre ne cessent d’augmenter. D’aucuns perçoivent peut-être ce concert comme un bredouillage incohérent ; à nos yeux, ces expressions articulent l’émergence de quelque chose de neuf, au creux des interstices séparant les disciplines et les discours multiples qu’on appelle l’histoire de la photographie.

NOTES

1. Sur l’historiographie nord-américaine de la photographie, voir : Marta BRAUN, "A History of the History of Photography," Photo Communiqué, vol . 2, n° 4 (hiver 1980-1981), p. 21-23 ; Mary Warner MARIEN, "What Shall We Tell the Children? Photography and Its Text (Books)," Afterimage , vol. 13, n° 9 (avril 1986), p. 4-7 ; Barbara L. MICHAELS, "Behind The Scenes Of Photographic History, Reyer, Newhall, and Atget", Afterimage, mai 1988, p. 14-17 ; Martin GASSER,

Études photographiques, 16 | Mai 2005 22

"Histories of Photography 1839-1939," History of Photography , vol. 16, n°1 (printemps 1992), p. 50-60 ; les articles suivants, parus dans History of Photography , vol. 21, n° 2 (été 1997): Allison BERTRAND, "Beaumont Newhall’s ‘Photography 1839-1937’: Making History," p. 137-147; Malcolm DANIEL, "Photography at the Metropolitan, William M. Ivins and A. Hyatt Mayor", p. 110-17; Anne MCCAULEY, "Writing Photography’s History Before Newhall", p. 87-102; Maria Antonella PELIZZARI, "Nathan Lyons: An Interview," p. 147-165; Geoffrey BATCHEN, "Identity," premier chapitre de Burning With Desire: The Conception Of Photography, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1997; Douglas R. NICKEL, "History of Photography: The State of Research," TheArt Bulletin, vol. 83, n°3 (septembre 2001), p. 548-558. Je me suis appuyée sur ce dernier travail pour la structure du présent article. 2. André JAMMES, Eugenia PARRY JANIS, The Art of French Calotype, Princeton, Princeton University Press, 1983, p. XI. 3. Les pictorialistes devaient se démarquer de la fondation technologique de la photographie pour asseoir leur prétention à la pratique artistique, et pour cela il leur fallait trouver dans le passé une tradition plus récupérable pour eux, plus en sympathie avec leurs visées idéologiques. Comme le montrent D. NICKEL and A. MCCAULEY, les figures de David Octavius Hill and furent ici de la plus grande importance. Peter H. Emerson avait écrit un essai biographique sur J. M. Cameron à l’occasion de la publication d’un recueil de ses images en 1890 ; son plus jeune fils, Henry Herschel Hay Cameron, photographe et membre fondateur du Linked Ring, tirait et vendait l’œuvre de sa mère, et fit en sorte qu’elle soit présenté en 1893 dans l’importante revue The Studio, l’un des organes du mouvement anglais d’artisanat "Arts and Crafts" (artisanat d’art). En 1926, Virginia Woolf, petite-nièce de J. M. Cameron, persuada le grand critique moderniste Roger Fry d’écrire une contribution pour son étude biographique, Victorian Photographs of Famous Men and Fair Women by Julia Margaret Cameron. Un autre membre fondateur du Linked Ring, James Craig Annan, vendit les images de D. O. Hill à partir de 1890 et supervisa les expositions à succès qui en furent données en Allemagne et au Royaume-Uni à partir de 1893. C’est par le biais d’Annan qu’Alvin Langdon Coburn fut amené à tirer des épreuves des négatifs de Hill et à les montrer dans les deux importantes expositions qu’il organisa à la Albright Art Gallery de Buffalo, celle de la Photo-Secession en 1910 et l’exposition des "Old Masters of Photography" en 1915, où étaient également montrées vingt images de J. M. Cameron. Voir NICKEL, ibid., et MCCAULEY, "Writing Photography’s History before Newhall", op. cit., p. 93. 4. Heinrich SCHWARZ, David Octavius Hill, Master of Photography, New York, Viking Press, 1931, p. 9-10. 5. D. NICKEL, art. cit., p. 550. 6. Beaumont NEWHALL, "The Challenge Of Photography to This Art Historian," in Peter WALCH, Thomas BARROW, éd., Perspectives on Photography: Essays in Honor of Beaumont Newhall, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1986, p. 4. Newhall aida Schwartz à émigrer en Amérique: B. NEWHALL, Focus: Memoirs of a Life in Photography, Boston, Bullfinch Press, 1993, p. 50. 7. «Il est curieux, voire prophétique, qu’une coïncidence m’ait fait découvrir, en même temps que le livre de Schwartz, l’école viennoise d’histoire de l’art, fondée à la fin du XIXe siècle par Alois Riegl […]. La photographie, qui, pour moi, est en rapport à la fois avec l’art, la technique et la science, peut s’analyser à l’aide de la philosopie de Riegl.» (B. NEWHALL, trad. Gilles Mora), “50 ans d’histore de la photographie”, Cahiers de la photographie, n°3, 3e trimestre 1981, p. 7. 8. «J’évitai complètement l’Allemagne, car aucun d’entre nous ne voulait y aller tant qu’Hitler était au pouvoir» (NEWHALL, Focus, p. 49). Selon Allison Bertrand, cependant, «s’il est fort possible que la situation politique ait été un facteur, [Newhall] manquait de temps et se plaisait à Paris» (A. BERTRAND, "Beaumont Newhall’s ‘Photography 1839-1937’", p. 142.) 9. A. MCCAULEY, "Writing Photography’s History Before Newhall", art. cit., note 20. 10. B. NEWHALL, "The Challenge of Photography", op. cit., p. 5. Parmi les photographes contemporains qui exposèrent à la fois à Paris et à New York, on trouvait Edward Steichen, Laure

Études photographiques, 16 | Mai 2005 23

Albin-Guillot (photographie scientifique), Denise Bellon, Pierre Betz, Ilse Bing, Erwin Blumenfeld, Pierre Boucher, Brassai, Louis Caillaud, Nora Dumas, A. Dumas Satigny, André Durand, Remy Duval, E. Feher, Gertrude Fuld, Florence Henri, Andre Kertész, François Kollar, Paul Kowalinski, Henri Lacheroy, Ergy Landau, Remie Lohse, Herbert Matter, Georges Mounier, (Paul) Nadar, Raymond et Roger Schall, Stephen Storm, Maurice Tabard, Pierre Verger, Ylla. 11. Id., Focus, op. cit., p. 47. 12. Id., Photography, 1839-1937, New York, Spiral Press for the Museum of Modern Art, 1937, p. 41-43. 13. Ibid., p. 46. 14. A. D. COLEMAN, Tarnished Silver: After the Photo Boom. Essays and Lectures 1979-1989, New York, Midmarch Arts Press, 1996, p. 111. L’influence de Reyer sur le récit de Newhall reste à étudier plus complètement. Cf. Barbara L. MICHAELS, "Behind The Scenes Of Photographic History…", art. cit. 15. À propos de l’ouvrage de Robert Taft, Beaumont Newhall a rapporté qu’en 1937, au moment même où son propre catalogue allait paraître, on lui demanda un avis sur le manuscrit en vue de sa publication. «Je lus le manuscrit avec avidité, déclare Newhall. Je constatai que [Taft] avait couvert le même territoire que moi et que dans bien des cas il était arrivé aux mêmes conclusions. […] J’émis certaines objections sur ses conclusions esthétiques, qui, en conséquence de mes suggestions, furent supprimées dans la publication.» (B. NEWHALL, "Toward the New Histories of Photography", Exposure, n°4, 1983, p. 7.) 16. C’est cette quatrième édition qui fut traduite en français par André Jammes et publiée sous le titre Histoire de la photographie depuis 1839 jusqu’à nos jours, Paris, Le Bélier-Prisma, 1967 (NDT). 17. À la fin des années 1960, l’histoire de la photographie était enseignée dans les départements d’histoire de l’art d’universités comme Yale, Harvard et Columbia. À partir du début des années 1970 furent créés des postes spécifiquement dédiés à l’histoire de la photographie: ainsi à l’université du Nouveau-Mexique en 1971 (B. Newhall), à Princeton en 1972 (P. Bunnell), à l’université de Chicago en 1976 (J. Snyder). Voir D. NICKEL, art. cit., p. 555. 18. Voir entre autres B. NEWHALL, On Photography: A Source Book Of Photo History in Facsimile, 1956, et The Daguerreotype in America, 1961. Il publia aussi des éditions du Pencil of Nature de Talbot (1969) et de l’Historique de Daguerre (1971), ainsi que de divers ouvrages techniques américains du XIXe siècle. 19. Joel EISINGER, Trace and Transformation : American Criticism Of Photography In The Modernist Period, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1995, p. 151. 20. Liz WELLS, éd., The Photography Reader, Londres, Routledge, 2003, p. 17. 21. D. NICKEL, art. cit. 22. Ibid., p. 554. 23. EISINGER, Trace and Transformation, op. cit.,p. 225. 24. Ibid., p. 235. Abigail Solomon-Godeau suggère qu’il y a eu simultanéité entre la «marginalisation de la photographie d’art» et la banalisation de«l’usage de la photographie par les artistes» (A. SOLOMON-GODEAU, “Winning The Game When The Rules Have Been Changed. Art Photography And Postmodernism", in WELLS, éd., The Photography Reader, p. 155. 25. L’expression de culture wars désigne les controverses très vives sur la légitimité des institutions culturelles, la place qu’elles font ou ne font pas aux minorités et la composition du “canon” des œuvres dignes de consécration qui ont secoué le monde universitaire, culturel et politique américain depuis la fin des années 1970 (NDT). 26. Mary Warner MARIEN, Photography: a Cultural History, New York, Harry N. Abrams, 2002; Liz WELLS, Photography: A Critical Introduction, Londres, Routledge, 1997. 27. D. NICKEL, art. cit., p. 554. Les principales exceptions récentes à cette tendance sont deux expositions du Metropolitan (“The Dawn of Photography: French Daguerreotypes 1839-1855”, exposition venue du musée d’Orsay, et “The Waking Dream: Photography’s First Century”,

Études photographiques, 16 | Mai 2005 24

consacrée à la collection de la Gilman Paper Company Collection), l’exposition “The New Vision: Photography Between World Wars” (Ford Motor Company Collection) et celle du San Francisco Museum of Modern Art, “Taken By Design: Photographs from the Institute of Design, 1937-1971”. Pour le reste, parmi les expositions montées depuis 1995 par le Metropolitan, la National Gallery of Art in Washington, le San Francisco Museum of Modern Art, le Los Angeles County Museum and le Getty Museum (qui partagent fréquemment des manifestations), on trouve des rétrospectives consacrées à Paul Strand, André Kertész, Alfred Stieglitz, Irving Penn, Walker Evans, Carleton Watkins et Diane Arbus. 28. Kevin MOORE, Jacques Henri Lartigue: The Invention Of An Artist, New Haven, Princeton University Press, 2004. 29. Ainsi, depuis 2002, Yale University Press, qui est probablement la maison d’édition la plus productive dans ce domaine, a publié des monographies sur Alfred Stieglitz, Irving Penn, Édouard-D. Baldus, Frederick Sommer, , Walker Evans, Cecil Beaton, Tina Modotti, , Kasimir Malevich, Emmet Gowin et Mel Bochner, pour beaucoup des catalogues d’exposition, ainsi que des synthèses sur la photographie dans l’Ouest américain, l’école new- yorkaise de photographie de rue, la photographie post-coloniale en Inde et une histoire de la photographie japonaise. 30. Christopher PINNEY et Nicolas PETERSON, Photography’s Other Histories (2003), Durham (N.C.), Duke University Press, 2003. L’exposition “First Seen. Photographs of the World’s Peoples, 1840-1880”, présentée en 2005 au Dahesh Museum à New York, et le catalogue qui l’accompagne (Kathleen Stewart HOWE, First Seen Portraits of the World’s Peoples 1840-1880 from the Wilson Centre for Photography, Santa Barbara (Californie) et Londres, Third Millennium Publishing, 2004) sont un exemple de cette collaboration plus étroite entre l’anthropologie et l’histoire de la photographie.

AUTEURS

MARTA BRAUN

Ryerson Polytechnical University, Toronto. Marta Braun est professeur au département d’histoire du cinéma et de la photographie de la Ryerson Polytechnic University, Toronto.Elle a notamment publié: Picturing Time.The Work of Etienne-Jules Marey, The University of Chicago Press, 1992.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 25

Entre art et culture Politique institutionnelle et photographie en France, 1976-1996

Gaëlle Morel

NOTE DE L’ÉDITEUR

Gaëlle Morel est l’auteur d’une thèse en histoire de l’art intitulée La Culture de l’auteur, l’institution de la photographie en France depuis les années 1970 (2004, Université Paris I). Elle est actuellement attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’université Paris I/Panthéon-Sorbonne.

L’auteur tient à remercier Thierry Gervais et Michel Poivert pour l’aide apportée à la relecture de cet article.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 26

Fig. 1. Carton d’invitation de l’exposition « Jean-Luc Moulène » au Jeu de Paume, du 15 mars au 22 mai 2005 (coll. galerie Chantal Crousel).

1 Situé à Paris, le Jeu de Paume – jusqu'alors galerie nationale d'art contemporain – remplace depuis le mois de juin 2004 deux institutions dont il reprend les missions : le Patrimoine photographique et le Centre national de la photographie. Le Jeu de Paume célèbre sa réouverture en envisageant une « approche résolument ouverte et transversale, sur le plan chronologique (du XIXe au XXe siècle), sur celui des pratiques photographiques et des disciplines (photographie, vidéo, cinéma, installations...)1 ». À la recherche d'une initiative symbolique et économique efficace, le ministère de la Culture confirme une action généraliste inaugurée en 1976. Le développement d'une ossature institutionnelle, souvent ignorée ou à peine abordée par les historiens2, permet pourtant de révéler les éléments visibles d'une politique active. Sans préjuger des résultats qu'une analyse historique du contenu des manifestations produirait, ce dynamisme atteste les errements de la politique institutionnelle française, confrontée à un objet reconnu en partie pour ses fonctionnalités mais qui aspire en même temps à intégrer le champ des beaux-arts. L'identité floue de médium photographique mène à une institutionnalisation chaotique, que reflètent les discours critiques et les débats qui agitent le milieu photographique hésitant entre la valorisation artistique et/ou la reconnaissance culturelle du médium.

Les fondements d'une action généraliste (1976-1981)

2 En quête de reconnaissance, l'organisation de manifestations ou la création d'institutions photographiques reposent avant tout sur l'activisme des actions menées en région et financées en grande partie par les municipalités d'accueil3. Par des actions généralistes, mêlant patrimoine et pratique contemporaine, le dynamisme régional

Études photographiques, 16 | Mai 2005 27

s'accompagne de l'initiative prise par Jean-Claude Lemagny, conservateur pour la photographie contemporaine à la Bibliothèque nationale. L'ouverture d'une galerie d'exposition au sein du prestigieux établissement offre une première impulsion, même modeste, au principe de reconnaissance institutionnelle du médium par l'État (1971)4. En 1976, et pour la première fois en France, l'État consacre un budget spécifique à la photographie. Michel Guy, alors secrétaire d'État à la Culture prélève des fonds sur les crédits du Centre national de la cinématographie5, afin de mettre en place le Service de la photographie, administré par Pierre Barbin, chargé de mission, et par Agnès de Gouvion Saint-Cyr, nommée chargée d'études. Cette cellule administrative prend notamment en charge la création de la Fondation nationale de la photographie à Lyon. Installée au Château Lumière en 1978, la Fondation est le premier organisme photographique financé en grande partie par le ministère. Il propose des expositions temporaires, l'édition de catalogues, l'octroi de bourses et la constitution d'une collection. Toutes ces actions symbolisent le fondement de la politique institutionnelle en faveur de la photographie, consistant à associer, dans un but fédérateur, patrimoine et production contemporaine, création artistique et images répondant à un usage. Cependant, en 1980, le Service de la photographie est scindé en deux cellules administratives : devenu la Mission du patrimoine photographique, il se distingue d'une nouvelle section, administrée par Agnès de Gouvion Saint-Cyr et dépendant de la Délégation à la création, aux métiers artistiques et aux manufactures, qui prend en charge les actions concernant la création photographique, l'enseignement et la situation matérielle, juridique et sociale des photographes. La scission entre le secteur de la conservation et le secteur de la création contemporaine, répondant à une forme de logique, disperse néanmoins des moyens financiers et humains encore modestes. Parallèlement à la mise en place de l'organisation administrative du ministère, l'association Paris Audiovisuel, créée en 1978 et subventionnée par la municipalité, organise la première édition du festival biennal du Mois de la photo (1980)6. Dirigée par Jean-Luc Monterosso, la manifestation a pour ambition de rassembler tout le milieu photographique et associe différentes structures publiques et privées de la capitale : musées, bibliothèques, galeries, mairies, institutions culturelles, etc. Les établissements municipaux favorisent les représentations historiques de la ville, mais dès l'édition suivante, les thèmes se généralisent et les institutions financées par l'État s'associent largement à la manifestation.

Action artistique et action culturelle (1981-1989)

3 Les changements institutionnels qui interviennent avec l'arrivée de l'union de la gauche au pouvoir en 1981 révèlent la volonté du ministère de développer les actions en faveur du médium. La politique menée par le ministre Jack Lang prône l'intégration de nouveaux objets culturels, et l'importance des moyens mis en œuvre profite à la photographie7. La Délégation à la création, aux métiers artistiques et aux manufactures devient la Délégation aux arts plastiques (DAP)8, accueillant la Section de la photographie, rebaptisée Mission pour la photographie. Poursuivant la gestion, la coordination et la mise en œuvre des actions entreprises en faveur de la photographie contemporaine, la Mission pour la photographie gère le suivi des questions professionnelles et juridiques des photographes, accorde des subventions à différents organismes, assure le contrôle des achats de photographies par l'État et la tutelle des nouvelles institutions photographiques. Pour le ministère, la légitimation de la

Études photographiques, 16 | Mai 2005 28

photographie passe par la création d'une institution photographique à Paris : « Puisqu'il y a un siège du pouvoir central, il est à Paris, c'est à Paris que cette Maison de la photographie sera implantée9. » Ainsi annoncé, le Centre national de la photographie (CNP), créé en 1982, devient l'organisme photographique principal de la politique du ministère. À cette date, la Fondation nationale de la photographie à Lyon dispose d'un budget trois fois inférieur à celui du CNP10. Dirigé par le galeriste et éditeur Robert Delpire, le CNP mène une politique d'expositions, d'aide à la jeune création, de production audiovisuelle et une activité éditoriale dynamique, notamment avec la collection “Photo Poche”. La nouvelle institution, ouverte à toutes les tendances de la photographie, est tournée vers le grand public et dispose d'un vaste espace d'expositions au palais de Tokyo (1984), dont profite également la Mission du patrimoine photographique (1985). Gérant la tutelle de la donation Lartigue, la Mission du patrimoine photographique accorde également des subventions aux organismes provinciaux et coordonne l'action de l'Association française pour la diffusion du patrimoine photographique (1982), qui se charge d'enrichir les collections de l'État en accueilllant les donations des photographes11. Les deux organismes principaux chargés d'assurer la visibilité de l'action du ministère sont donc réunis dans un même lieu, alors présenté comme l'édifice le plus vaste du monde consacré à la photographie et attestent une politique visant à la reconnaissance générale du médium.

4 Mais la politique du ministère affirme également la légitimation artistique du médium. La Mission photographique de la Datar, lancée en 1984, et financée en partie par le ministère de la Culture, associe aménagement du territoire et reconnaissance artistique. La médiatisation de l'événement est assurée par la revue Photographies dont la rédaction en chef est confiée, depuis sa création en 1983, au critique d'art Jean- François Chevrier. Éditée par la Mission du patrimoine photographique et la Bibliothèque nationale, elle comprend dans son comité de direction des représentants des institutions nationales concernées par la photographie. Photographies se veut une « revue d'art12» et représente, jusqu'en 1986, un organe de liaison chargé d'associer les personnalités du champ photographique aux grands établissements de l'État. 5 Si l'organisation du Mois de la photo à Paris13 assure le soutien du marché de la photographie, la valorisation artistique du médium passe également par l'affirmation d'un marché photographique d'État, grâce à l'action décentralisée des Fonds régionaux d'art contemporain (Frac), mis en place en 1982 sur le modèle du Fonds national d'art contemporain (Fnac)14. Le ministère modifie la loi régissant le droit d'auteur et assimile officiellement la photographie à une œuvre de l'esprit, sans caractère restrictif (1985)15. La Délégation aux arts plastiques élargit aux photographes la possibilité de bénéficier des allocations d'installation pour procéder à des aménagements au sein de leur atelier et le fonds pour la commande publique est étendu à la photographie (1987). Les photographes peuvent, au même titre que les peintres, se voir attribuer une aide à la première exposition dans une galerie professionnelle (1988), et profitent par la suite de l'attribution d'ateliers d'artistes (1990). Toutes ces dispositions tendent à intégrer la photographie dans le champ des arts plastiques, aux côtés de la peinture et de la sculpture.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 29

Équilibres précaires (1989-1996)

6 En 1989, le ministère concrétise de façon manifeste son action en faveur du médium, avec la célébration du 150e anniversaire de sa naissance officielle. Le musée d'Orsay et le musée national d'Art moderne organisent deux expositions qui circulent à l'étranger par la suite et qui affirment « l'intégration de la photographie à l'histoire de l'art16 ». Le Centre photographique d'Île-de-France, consacré à la pratique artistique contemporaine et financé en partie par le Conseil régional, est créé à Pontault- Combault. Ces initiatives concernant la normalisation artistique et l'inscription du médium dans le marché aboutissent à la définition fiscale de la photographie en tant qu'œuvre d'art originale (1991).

7 L'État, qui doit également assumer une politique globale (décentralisation, édition, aides à la création, conservation, inventaire, enseignement, etc17.) consolide par ailleurs une action culturelle généraliste. Le ministère met en place un fonds pour la photographie, géré par une commission nationale qui administre et accorde des subventions (inventaire, étude et publication, acquisitions, conservation et restauration des collections publiques, édition d'ouvrages et organisation d'expositions). Agnès de Gouvion Saint-Cyr assure le secrétariat général de la commission et différents services du ministère y sont représentés. 8 Dans la même dynamique, le ministère de la Culture annonce la création de Photofolie, une fête de la photographie pour les amateurs et les professionnels (1991). Cette manifestation annuelle qui dure trois jours élargit le modèle opérant du Mois de la photo parisien devenu le premier festival de France en nombre de visiteurs18, et dont le modèle s'exporte dans différentes capitales étrangères. Avec comme référence avouée la Fête de la musique (1981), Photofolie cherche à mêler, autour d'un thème général, tous les publics sur le territoire national : amateurs et professionnels, institutions publiques et privées, etc. La conception et la coordination de Photofolie sont confiées au Centre national de la photographie, dont le caractère œcuménique correspond à la vocation de la manifestation. Malgré l'appui logistique de toutes les structures rattachées au ministère et le soutien de nombreux sponsors, l'ampleur nationale du projet, la multitude des intervenants et le programme relativement indéfini tel qu'il est révélé par les organisateurs, vont nuire à la pérennité de la manifestation19. Se voulant l'événement photographique le plus important jamais organisé en France, Photofolie se réduit, à partir de 1995, à une opération pédagogique auprès des écoles avant de connaître sa dernière édition (1997). 9 D'autre part, Jack Lang annonce le projet de transformation du palais de Tokyo en palais des Arts de l'image (1991). Ce projet, déjà évoqué en 198620, vise à réunir toutes les actions concernant le cinéma et la photographie dans un même lieu. Pour permettre les travaux, le CNP quitte le palais de Tokyo (1993) et déménage à l'hôtel Salomon de Rothschild, dans les locaux de la Fondation nationale des arts graphiques et plastiques. Ce nouvel espace d'exposition, pensé comme temporaire, révèle de multiples inconvénients, notamment un loyer onéreux et un emplacement géographique excentré et méconnu qui oblige à une communication accrue, alors que le budget du CNP ne connaît pas d'augmentation significative. La Mission du patrimoine photographique quitte également le palais de Tokyo et présente, à partir de 1994, ses expositions à l'hôtel de Sully dans le quartier du Marais. Dans le même temps, la Fondation de Lyon ferme ses portes, au profit de l'Institut Lumière consacré au cinéma

Études photographiques, 16 | Mai 2005 30

(1993). L'éparpillement géographique des institutions gérées par l'État est suivi du départ de Robert Delpire et de la cession de la collection “Photo Poche” aux éditions Nathan (1996). La réorientation du projet du ministère passe par la nomination de Régis Durand, critique à la revue Art Press, inspecteur de la création artistique au ministère de la Culture et directeur artistique du festival de photographie Le Printemps de Cahors. Son projet correspond aux nouvelles attentes du ministère, qui souhaite privilégier « la création et la diffusion photographique contemporaine, et [accorder] une place particulière aux jeunes artistes21 ». Le CNP est ainsi appelé à devenir un centre d'art contemporain, plus spécifiquement consacré « aux œuvres de nature photographique22 » et qui doit pallier le désengagement des musées dans la reconnaissance artistique de la photographie. Mais la programmation et le nouvel emplacement de l'institution réduisent ses capacités d'accueil. En abandonnant une action culturelle généraliste, la nouvelle orientation strictement artistique du CNP s'adresse à un public averti et limite la visibilité du lieu. 10 Par ailleurs, la mairie de Paris ouvre dans le quartier du Marais la Maison européenne de la photographie (1996). Jean-Luc Monterosso en assure la direction artistique et aspire à proposer une « institution culturelle de type nouveau23 ». Le nouvel établissement comprend différents niveaux de salles d'exposition consacrées à l'accueil des expositions. Les particularités de la Mep reposent sur la présence d'une bibliothèque d'ouvrages spécialisés, d'un auditorium, de l'installation du laboratoire de restauration de la ville dirigé par Anne Cartier-Bresson24, d'une librairie et d'un café, faisant de l'institution un lieu culturel dédié à la photographie, et non un simple musée. Cette institution « spectaculaire25 » bénéficie d'un budget important, supérieur à ceux des deux institutions gérées par le ministère (le CNP et la Mission du patrimoine photographique). En programmant des expositions thématiques, historiques et monographiques, la Mep souhaite réunir dans un lieu unique le patrimoine et la production contemporaine. L'organisme règle la question de l'intégration de la photographie avec les autres arts dans un lieu légitime déjà existant : « Seules les institutions spécialisées sont susceptibles de donner un aperçu assez large de [la] diversité et de l'histoire de la photographie [...] Ces structures maintiennent [...] un lien entre la photographie qui se destine à l'œuvre et celle(s) qui répondrai(en)t à de simples usages26. » La Mep constitue dès lors un modèle de structure forte, dont le ministère de la Culture tient compte en annonçant un plan en faveur de la photographie. Le projet, qui n'aboutira pas, prévoit notamment la relance du marché des œuvres photographiques par l'organisation à Paris d'un salon annuel de la photographie réunissant des galeries françaises et étrangères, salon présenté par le ministre comme « le second point fort événementiel de cette politique27 ». En novembre 1997, la première édition d'un salon international de la photographie se déroule à Paris, mais sans lien avec ce projet public. Créé et organisé par Rik Gadella, Paris Photo réunit une centaine de galeries au Carrousel du Louvre. L'installation du salon à Paris résulte du dynamisme culturel de la ville présentée par son fondateur comme « la seule capitale au monde où il y a autant d'institutions vouées à la photographie28 ». Le salon Paris Photo devient le « complément indispensable29 » du Mois de la photo à Paris, avec lequel il s'associe en 1998. 11 Ainsi ébauchée, l'histoire des actions entreprises autour de la photographie permet d'éclairer en partie l'obligation pour le ministère, confronté au dynamisme de la mairie de Paris et à la nécessité de trouver un équilibre entre une action culturelle destinée au grand public et une forme de légitimation artistique, de disposer d'un nouvel

Études photographiques, 16 | Mai 2005 31

établissement à la visibilité accrue. La réouverture du Jeu de Paume participe à la rationalisation de la politique de l'État, s'accompagne de mesures d'économie et reprend les principes du projet généraliste initial du Centre national de la photographie. Théoriquement consensuel, le Jeu de Paume a désormais la lourde tâche d'exposer, auprès du grand public, la politique de l'État en faveur de la photographie et de résoudre le dilemme posé par un médium défini en partie par sa valeur d'usage.

NOTES

1. Dossier de presse, Jeu de Paume, inauguration, 26 mai 2004, p. 2. 2. L'ouvrage dirigé par Michel Frizot propose un survol historique international des organismes photographiques, mais il ignore des établissements majeurs. Cf. Stuart A LEXANDER, "L'institution et les pratiques photographiques", Nouvelle Histoire de la photographie, Paris, Adam Biro/Bordas, 1994, p. 695-707. L'histoire des manifestations et des lieux d'accueil du médium se résume principalement à des témoignages et des recueils de souvenirs, à des entreprises de communication ou au récit des ambitions propres à chaque lieu évoqué par les conservateurs spécialisés des musées d'art et des musées d'histoire. 3. Musée de la Photographie de Bièvres (1964), Rencontres internationales de la photographie d'Arles (1970), musée Nicéphore-Niépce de Chalon-sur-Saône (1972) et galerie municipale du Château d'eau de Toulouse (1974). 4. Cf. Emmanuelle MICHAUD, L'Éloge de l'ombre : étude de la place que Jean-Claude Lemagny a accordée à la photographie créative au sein de la collection de photographies contemporaines de la Bibliothèque nationale, DEA d'histoire de l'art, Paris 1, 1999. 5. Une enveloppe de 300 000 francs est dégagée. Cf. Charles-Henri FAVROD, "Pierre de Fenoÿl. Un chronophotographe", in L'Espace photographique de Paris. Journal d'une création 1986-1998, CD-Rom, Paris, Paris Audiovisuel/Mep, 1999. 6. Jusqu'en 1977, date de l'élection de Jacques Chirac à la mairie de Paris, la ville bénéficiait d'un régime particulier, sans conseil municipal ni maire. Renforçant les pouvoirs symboliques et concrets de la capitale, ce bouleversement fait de Paris un lieu stratégique où s'expriment de fortes ambitions politiques, entraînant le développement d'une politique culturelle active. 7. Cf. Gaëlle MOREL, "La figure de l'auteur. L'accueil du photoreporter dans le champ culturel français (1981-1985)", Études photographiques, n°13, juillet 2003, p. 35-55. 8. Décret n°82-394 du 10 mai 1982, article 2. Cf. Bernard BEAULIEU, Michèle DARDY, Histoire administrative du ministère de la Culture, Paris, La Documentation française, 2002, p. 24. 9. Jack LANG, "Photographie : les nouvelles orientations", Interphotothèque Actualités, n°18, octobre 1982, p. 2. 10. En 1983, la Fondation voit son budget diminuer de moitié (1,2 million de francs). Cf. Olivier PERRIN, La Fondation nationale de la photographie, Lyon, ENTPE/Aléas, 2001, p. 81-82. 11. La donation Lartigue a été faite en 1979. Suivent Willy Ronis en 1983, André Kertész en 1984, Amélie Galup en 1986, etc. En 2004, le nombre de donations s'élève à 15. 12. Photographies, n° 3, décembre 1983, p. 3. 13. Avec la création d'une revue d'histoire de la photographie, La Recherche photographique (1986), l'ouverture d'un lieu d'exposition pour la création contemporaine aux Halles (1986-1998) et la constitution d'une collection, la Ville de Paris fait preuve d'un activisme important pour la

Études photographiques, 16 | Mai 2005 32

reconnaissance du médium. Réalisée en partenariat avec l'université de Paris 8, La Recherche photographique, dirigée par André Rouillé, atteste également l'importance de l'université dans le jeu institutionnel. 14. Le Fnac est ouvert à la photographie en 1980 et dispose d'une commission spécialisée qui supervise la politique d'achat à partir de 1982. 15. Cf. G. MOREL, art. cit. 16. Michel POIVERT, La Photographie contemporaine, Paris, Flammarion, 2002, p. 94. 17. L'installation de l'École nationale de la photographie en Arles (1982) s'appuie sur l'infrastructure existante des Rencontres internationales de la photographie. Elle est inaugurée en 1986 par François Mitterrand et Jack Lang. 18. La Photographie. État et culture, Paris, La Documentation française, 1992, p. 82. 19. Photofolie, une fête pour les amateurs et les professionnels, dossier de presse, 28 mai 1991, archives du département d'études et de prospective du ministère de la Culture. 20. Cf. Création du palais de l'Image au palais de Tokyo, 17 février 1986, archives du département d'études et de prospective du ministère de la Culture. 21. Rapport d'activités du CNAP, 1997, p. 78. 22. Michel FRIZOT, "Politique de la photographie", in Emmanuel DE WARESQUIEL (dir.), Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis 1959, Paris, Larousse-CNRS Éditions, 2001, p. 111. 23. Jean-Luc M ONTEROSSO, propos recueillis par Vincent Lavoie, La Maison européenne de la photographie, Paris, Paris Audiovisuel, 1996, p. 15. 24. Mis en place en 1983, l'Atelier de restauration et de conservation des photographies de la Ville de Paris a été créé en 1983 par la mairie de Paris, au sein de la direction des Affaires culturelles, et abrité dans l'ancienne orangerie du musée Carnavalet jusqu'en 2000, année de son installation à la Maison européenne de la photographie. 25. Michel G UERRIN, "La Ville de Paris offre une maison spectaculaire à la photographie", Le Monde, 23 février 1996, p. 27. 26. Sylvain M ARESCA, "Puisque c'est un art désormais", in Une aventure contemporaine, la photographie 1955-1995, Paris, Paris Audiovisuel, 1996, p. 94-95. 27. Philippe DOUSTE-BLAZY, "La politique en faveur de la photographie", conférence de presse, Arles, 7 juillet 1996, archives du département des études et de la prospective du ministère de la Culture. 28. Rik Gadella, propos recueillis par Jean-Louis PINTE, "Paris sort des clichés ", Le Figaroscope, 14-20 novembre 2001, p. 4. 29. Catalogue du Mois de la photo à Paris 2000, Paris, Paris Audiovisuel, 2000, p. 352.

AUTEUR

GAËLLE MOREL

Université Paris I

Études photographiques, 16 | Mai 2005 33

Une autre photographie

Études photographiques, 16 | Mai 2005 34

Hubert, ou l’honneur de Daguerre

Paul-Louis Roubert

NOTE DE L’ÉDITEUR

Paul-Louis Roubert est l’auteur d’une thèse en histoire de l’art intitulée L’Introduction du modèle photographique dans la critique d’art en France, 1839-1859 (2004, Université Paris I). Il est actuellement chargé de cours à l’université François-Rabelais de Tours.

1 À la suite d’un commentaire élogieux sur le spectacle du Diorama, La Vallée de Goldau 1, on peut lire dans le Journal des artistes du 27 septembre 1835 :

2 « [Daguerre] a trouvé dit-on, le moyen de recueillir, sur une planche préparée par lui, l’image produite par la chambre noire, de manière qu’un portrait, un paysage, une vue quelconque, projetée sur ce plateau par la chambre noire ordinaire, y laisse une empreinte en clair et en ombre, et présente ainsi le plus parfait de tous les dessins… Une préparation mise par dessus cette image, la conserve pendant un temps indéfini… Les sciences physiques n’ont peut-être jamais présenté une merveille comparable à celle- ci2. » 3 Cet article est à considérer comme le premier écho public des recherches entreprises par Louis Daguerre pour la mise au point de ce qui deviendra le daguerréotype. Ce texte annonce sur le ton de la rumeur une méthode dont les termes semblent pourtant d’ores et déjà bien définis : une planche préparée recueille en noir et blanc l’image – portrait, paysage, etc. – produite par la chambre noire et la conserve pour un temps indéfini. Le rédacteur anonyme de l’article semble relativement bien informé sur le principe de cette merveille artistique sans égale dans les sciences physiques. Il en extrapole pourtant précocement le taux d’achèvement, car à l’époque si Daguerre, lié par contrat à Isidore Niépce, fils de Nicéphore, décédé en 1833, est parvenu à amplifier la réaction photo-chimique de la plaque exposée, il n’a pas de solution à la fixation de l’image obtenue dans la chambre noire comme le prétend l’article. 4 L’historiographie classique, à savoir l’Histoire de la découverte de la photographie de George Potonniée parue en 1925, et à sa suite la biographie de Daguerre éditée par

Études photographiques, 16 | Mai 2005 35

Alison et Helmut Gernsheim en 1956, a voulu voir dans cet article du Journal des artistes une publicité prématurée pour le futur daguerréotype orchestrée par un Daguerre trop sûr de lui3. À y regarder de plus près, cet article ressemble pourtant bien plus à une fuite d’information qui a en effet tout le caractère de la rumeur : si les propriétés essentielles de l’invention sont mentionnées, l’extrapolation des possibilités de la méthode en l’état, concernant la fixation de l’image et son application au portrait, est pour le moins prématurée. Une communication pilotée par Daguerre aurait sans doute pris la précaution soit d’émettre des réserves sur ces possibilités, soit ne les auraient purement et simplement pas mentionnées. Il est manifeste qu’en 1835 plusieurs personnes commencent à voir des exemples d’images sorties de l’atelier de Daguerre. Le correspondant parisien de la revue anglaise The Athenaeum, commentant les rares daguerréotypes visibles en janvier 1839, rapporte qu’ils sont de bien meilleure qualité que ceux qu’il avait pu voir « quatre ans auparavant4 ». Daguerre, pris entre la volonté de vendre son invention et le souhait de garder son secret – ce que François Brunet a appelé le « paradoxe » de Daguerre5 – est partagé entre le désir de montrer des images afin de constater leur effet sur le public, et la crainte de se faire voler sa recette. Pressé de voir ses travaux aboutir, Daguerre peine pourtant à atteindre le taux d’achèvement qu’il souhaite pour ses images. Ainsi, lorsque l’article du Journal des artistes paraît en septembre 1835, alors que Daguerre n’est donc arrivé qu’« à demi », d’après sa propre expression d’octobre 18296, en revanche il se préoccupe de la méthode à adopter pour la publication de l’invention. Et si Daguerre n’a pas organisé la fuite, ses consultations ont sans doute bien plus précipité la rumeur dont il fait part à Isidore : « D’un autre côté le temps presse car la découverte s’est ébruitée et j’ai la certitude que plusieurs chimistes s’occupent ici de pareils objets7. » 5 La réponse à l’article de septembre 1835 viendra très exactement un an plus tard, en septembre 1836, confirmer les craintes de Daguerre. Un architecte du nom de Hubert8 publie, sous le titre “M. Daguerre, la chambre noire, et les dessins qui se font tout seuls”, un article qui confirme la diffusion de la rumeur par l’entourage de Daguerre : 6 « Je doute que M. Daguerre soit arrivé aux résultats complets que lui auront probablement prêtés des amis officieux ; s’il avait ainsi, comme on le prétend, obtenu le plus parfait de tous les dessins, très probablement il l’aurait fait voir (même sans la seconde condition ; c’est-à-dire, la préparation pour le conserver un temps indéfini) ; dût-il faire un album de nuit, en enfermant ses résultats entre du papier noir et en ne les montrant qu’au clair de lune9. » 7 D’après Hubert, qui prétend avoir lui-même procédé à des expériences similaires10, Daguerre serait soutenu par un cercle d’amis bienveillants qui aurait relayé la nouvelle à son insu. Il semble que dans l’intervalle d’un an, Daguerre ait lui-même démenti la rumeur, arguant de la non-visibilité des images en l’absence de solution à leur fixage. Argument contesté par Hubert, pour qui l’annonce de ces résultats est prématurée compte tenu du taux d’inachèvement dont semble faire preuve la découverte de Daguerre. 8 La conclusion de Hubert est cinglante, et elle met Daguerre dans une situation difficile en l’associant aux inventeurs dont les annonces d’inventions, répétées depuis le début des années 1830, font craindre un complot des arts mécaniques pour le remplacement des arts libéraux : 9 « Je le répète, je doute tellement des résultats anticipés de M. Daguerre, que, pour prendre acte aussi d’une découverte, je me trouve presque tenté d’annoncer que j’ai

Études photographiques, 16 | Mai 2005 36

trouvé un procédé dont il a été aussi question très succinctement dans le Journal des artistes, pour obtenir le plus parfait des portraits, au moyen d’une composition chimique qui les fixe sur une glace au moment où l’on s’y regarde ! Bien entendu que je me garderai jusqu’à nouvel ordre de montrer mes résultats. En résumé, il y a bien loin de toutes ces machines à faire des dessins, ou de ces dessins faits par des machines, aux chefs-d’œuvre des vrais artistes. Aussi ne vous ai-je envoyé le résultat de mes recherches que pour tranquilliser à cet égard les dessinateurs, et ne pas les décourager dans leurs études consciencieuses et pénibles11. » 10 Cette mise en cause publique est généralement sous-estimée par l’histoire de la photographie. Ainsi Alison et Helmut Gernsheim prétendent que l’article de Hubert dénotait une telle connaissance du sujet par son auteur que Daguerre n’essaya même pas de se défendre et qu’il prit contact avec l’intéressé pour en faire son assistant sur les derniers mois de la mise au point du daguerréotype12. Cette mise en cause ouvre pourtant un débat dans lequel Daguerre est sommé publiquement de produire des preuves de l’obtention de ces plus parfaits de tous les dessins. La revue dans laquelle s’effectue cette mise en cause a son importance : l’attaque de Hubert se fait dans le même Journal des artistes, rare organe corporatiste créé par le critique d’art conservateur et anti-romantique Charles Farcy, très proche de la Société libre des beaux-arts, sorte d’Académie des beaux-arts parallèle et dont le Journal des artistes diffuse, entre autres, les comptes rendus de séance. Daguerre fait partie de la Société libre des beaux-arts auprès des membres de laquelle il apparaît comme un véritable artiste peintre. Il semble que Daguerre ne pouvait pas rester insensible à cette mise en cause face à ses pairs. Faut-il s’étonner alors de voir surgir, deux semaines plus tard, un des tout premiers témoignages indirects de description d’un daguerréotype ? 11 En effet, le 28 septembre 1836, Emmanuel Viollet-le-Duc écrit à son fils Eugène, alors en voyage en Italie : 12 « Voici du nouveau : Daguerre est parvenu à fixer chimiquement sur une substance plane et blanche, qui n’est pas du papier, la réflexion de la chambre noire. Ah ! Bizet13 a vu, de ses yeux vu, une de ces réflexions monochromes encadrée. […] Maintenant si le fait est vrai, comme il ne m’est pas permis d’en douter, et si ce moyen vient à la portée de tout le monde, décarcassez-vous, pauvres dessinateurs, crevez-vous les yeux tandis qu’un Savoyard avec une lanterne magique va vous enfoncer à cent pieds sous terre ! ! ! Il y a de quoi devenir fou et douter de la providence, car enfin cela n’est pas juste […]14. » 13 La source de cette information paraît fiable. Mais bien plus, le relais de cette source n’est pas innocent : Emmanuel Viollet-le-Duc, chef de bureau au ministère de la Guerre de 1801 à 1809, sous-contrôleur des services du Palais de 1809 à 1814, vérificateur des dépenses de la Maison du roi de 1815 à 1830, gouverneur de 1830 à 1832, est depuis cette date conservateur des résidences et maisons royales à l’Intendance générale de la liste civile et, à ce titre, logé au palais des Tuileries près du roi Louis-Philippe. En cotoyant ainsi l’Intendance générale de la liste civile, les images de Daguerre s’approchent de la direction des Musées dirigée par le comte Auguste de Forbin, si prévenant l’égard de Daguerre lors de la remise des prix du Salon de 182415. Le doute émis par Hubert dans son article du Journal des artistes pousse Daguerre à chercher des appuis et à maintenir sa réputation afin de convaincre la communauté artistique de la réalité de son invention. Pour cela, Daguerre ira jusqu’au plus haut de l’échelle hiérarchique de l’institution des beaux-arts du royaume.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 37

14 Pour preuve, la Société française de photographie conserve dans ses collections un daguerréotype annoté de la main de Daguerre, témoignage de l’authenticité de l’invention en 1837. Ce daguerréotype est le plus ancien daguerréotype connu. Il est dédicacé à Alphonse de Cailleux16. Ce dernier n’est pas un inconnu pour Daguerre. Avec Charles Nodier et le baron Taylor, il est l’instigateur des Voyages pittoresques et romantiques en l’ancienne France pour lesquels Daguerre réalise des dessins gravés dans les éditions de 1820 et 1829. Mais, avant tout, de Cailleux est secrétaire général des Musées depuis 1821, nommé directeur adjoint après 1832 en remplacement de Forbin de plus en plus malade. Ainsi, en allant voir de Cailleux, Daguerre rencontre en 1837 le premier personnage de l’administration des beaux-arts. Daguerre doit avant tout convaincre : convaincre d’éventuels investisseurs, convaincre les incrédules, convaincre la communauté artistique, convaincre l’institution ; il est à la recherche d’une autorité, artistique, capable de le crédibiliser, une voie susceptible de porter l’invention sur les fons baptismaux et qui lui apporte une solution à la publication pour laquelle tout le monde lui déconseille la souscription17. 15 Alors qu’il semble faire le tour de Paris avec son matériel en tâchant de faire de la publicité à son invention sans en dévoiler le secret18, Daguerre fait imprimer un prospectus chargé d’annoncer la mise en place d’une souscription qui ne verra jamais le jour. Si ce document ne fut jamais diffusé19, il reste qu’il tire sans doute parti de l’expérience que Daguerre a acquise dans la description de son invention dans les différents contacts qu’il noue depuis 1835. Il a donc l’avantage de nous donner aujourd’hui une idée de la présentation que Daguerre pouvait faire du daguerréotype en 1838 pour un public non initié. Inscrivant sa découverte dans la généalogie de l’amélioration des essais entrepris par Niépce avant lui dans le cadre de leur association, Daguerre met l’accent sur l’apport décisif de sa chambre noire20. Il décrit ainsi une recherche de perfection s’intensifiant après la mort de son associé et met en place le rapport de cause à effet du couple essentiel promptitude et exactitude. On peut s’interroger sur la nécessité dans laquelle se trouve alors Daguerre d’inscrire son invention dans une perspective biographique complexe alors qu’il se propose d’en exposer le principe au grand public. Comparant son système à celui de son associé défunt, Daguerre écrit : 16 « Cet autre procédé, dont la base diffère entièrement et auquel j’ai donné mon nom en l’intitulant Daguerréotype, sous le rapport de la promptitude, de la netteté de l’image, de la dégradation délicate des teintes, et surtout de la perfection des détails, est bien supérieur à celui que M. Niépce a inventé, malgré tous les perfectionnements que j’y avais apportés, puisque comparativement la différence de sensibilité à la lumière est comme de 1 à 70, et comparativement avec la substance connue sous le nom de chlorure d’argent, elle est comme de 1 à 12021. » 17 Sans doute la mise en cause encore récente d’Hubert a pu jouer ici un rôle : Daguerre se trouve dans la position de devoir crédibiliser son invention comme étant une découverte viable et originale. Ainsi la référence au chlorure d’argent, qui n’est qu’un comparatif abstrait pour le public, est sans doute un rappel de la mise en cause de 1836 : c’est Hubert qui, dans le Journal des artistes, en appelant à l’autorité de l’astronome et directeur de l’Observatoire de Paris François Arago, mettait en doute les recherches de Daguerre autour d’un agent suffisamment sensible pour retenir l’image de la chambre noire :

Études photographiques, 16 | Mai 2005 38

18 « M. Arago, qui est je pense, à la hauteur des connaissances actuelles en chimie et en physique, disait-il, il y a trois semaines, dans son cours : « […] que de toutes les substances connues, le chlorure d’argent est celle dont la couleur s’altère le plus fortement et le plus rapidement par l’action de la lumière, et que, cependant, une lame de ce composé chimique, exposée pendant un temps fort long, non à la lumière naturelle de la Lune, mais à cette lumière condensée au foyer d’une immense lentille, ne perd rien de sa blancheur naturelle22. » 19 Sans délivrer son secret, Daguerre doit se justifier face à cette autorité scientifique en comparant la sensibilité de sa préparation à celle du chlorure d’argent pris comme étalon. Bien plus, la mise en cause de Daguerre par Hubert à la fin de son article dans lequel il accusait les pseudo-révélations de ce dernier de n’avoir pour effet que d’effrayer les dessinateurs, l’oblige à rassurer la congrégation : « Cette importante découverte, susceptible de toutes les applications, sera non seulement d’un grand intérêt pour la science, mais elle donnera aussi une nouvelle impulsion aux arts, et loin de nuire à ceux qui les pratiquent, elle leur sera d’une grande utilité23. » Le seul avant 1838 qui ait pu émettre publiquement l’idée que le daguerréotype puisse nuire aux artistes est Hubert en 1836. 20 La manière dont Daguerre a pu entrer en contact avec Arago peut donner lieu à de nombreuses hypothèses. Mais comme pour Hubert, comme pour beaucoup d’autres, et jusqu’au public en général, Arago est vu comme une figure faisant autorité dans son domaine. Pour Daguerre, le changement de stratégie auquel peut s’apparenter ce retournement vers une autorité scientifique doit avant tout être perçu comme la réponse à une attente, un espoir pour l’issue à donner à la publication du daguerréotype par une autorité opérante24 : une autorité qui lui dise comment faire et non pas comment ne pas faire. C’est ce que l’on perçoit fort bien à la lecture d’une lettre de Daguerre à Isidore Niépce datée du 2 janvier 1839, et qui commence par ces mots : « Mon cher Isidore, enfin j’ai vu M. Arago25. » Cette entrevue décisive entre Daguerre et Arago, qui intervient à la toute fin de l’année 1838, semble avoir été espérée de longue date par l’inventeur. Elle répond à une double attente : poursuivre la tournée des consultations et lui donner la possibilité de se justifier face à cette autorité scientifique devant laquelle il fut mis en défaut en 1836. Ainsi, en cette fin d’année 1838, Arago trouve un Daguerre tout prêt à entendre ses suggestions et à obtempérer à son projet. 21 La rapidité, pour ne pas dire la précipitation, avec laquelle agit François Arago ne permet que la mise en place d’une stratégie scientifique sommaire : dans sa lettre du 2 janvier à Isidore, Daguerre l’informe qu’Arago a déjà prévu une première communication à l’Académie des sciences pour le lundi suivant, 7 janvier 1839. La communication verbale donnée par Arago le 7 janvier a été retranscrite dans Les Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences. Elle apparaît sous la rubrique “Physique appliquée”, et a pour titre : “Fixation des images qui se forment au foyer d’une chambre obscure”26. Quel est le but de cette communication ? A priori, Arago souhaite à la fois prendre une option claire sur le daguerréotype et lancer la campagne de promotion de Daguerre pour l’achat de l’invention du daguerréotype par le gouvernement. Mais cette précipitation peut également s’expliquer par le fait qu’Arago accède au désir de Daguerre d’en finir avec la rumeur et les idées fausses qui, au-delà de la mise en cause d’Hubert, circulent sur son invention. Cette communication pourrait n’avoir comme seul but, justifiant ainsi la non-divulgation du secret, que de

Études photographiques, 16 | Mai 2005 39

barrer la route aux rumeurs, et par la voie du secrétaire perpétuel de donner du poids à la découverte. La caution d’Arago est alors essentielle qui crédibilise Daguerre et fait taire les sceptiques. Bien plus, cette crédibilisation du daguerréotype semble répondre point par point aux mises en cause d’Hubert de 1836. En effet, ce 7 janvier 1839, le secrétaire perpétuel, qui s’adjoint l’autorité scientifique de Jean-Baptiste Biot et d’Alexandre Von Humboldt, assure que le procédé de Daguerre est une invention originale achevée, qui permet de fixer réellement les images de la chambre noire dans leurs valeurs d’origine ; qu’il s’appuie sur un réactif unique plus sensible à la lumière que tous les réactifs précédemment envisagés, comme le chlorure d’argent ; qu’il permet précisément de recueillir l’image de la Lune ; et enfin, qu’en aucun cas il ne peut être une menace, pas plus pour les scientifiques que pour les artistes : 22 « L’extrême sensibilité de la préparation dont M. Daguerre fait usage ne constitue pas le seul caractère par lequel sa découverte diffère des essais imparfaits auxquels on s’était jadis livré pour dessiner des silhouettes sur une couche de chlorure d’argent. […] La facilité et l’exactitude qui résulteront des nouveaux procédés, loin de nuire à la classe si intéressante des dessinateurs, leur procurera un surcroît d’occupation. […] M. Daguerre a jeté l’image de la Lune, formée au foyer d’une médiocre lentille, sur un de ses écrans, et elle y a laissé une empreinte blanche évidente. […] M. Daguerre aura été le premier à produire une modification chimique sensible à l’aide des rayons de notre satellite27. » 23 Ainsi présenté, le daguerréotype dément les rumeurs consécutives aux allégations d’Hubert et apparaît sous son caractère le plus essentiel, qui justifie la mise sur pied d’une procédure de rachat par le gouvernement : cette invention est une innovation. 24 Un dernier écho viendra retourner l’argumentation de Hubert sur elle-même, lorsqu’en juillet 1839, Arago, dans son rapport à la Chambre des députés, reprend la citation de son cours de 1836, utilisée par Hubert, pour la mettre cette fois au service de l’innovation daguerrienne : « Jamais les rayons de la Lune, nous ne disons pas à l’état naturel, mais condensés au foyer de la plus large lentille, au foyer du plus large miroir réfléchissant, n’avaient produit d’effet physique perceptible. Les lames plaquées de M. Daguerre blanchissent au contraire à tel point, sous l’action de ces mêmes rayons et des opérations qui lui succèdent, qu’il est permis d’espérer qu’on pourra faire des cartes photographiques de notre satellite28. » 25 Il ne faudrait pas surestimer le rôle d’Hubert dans la mise sur pied de la procédure d’achat du daguerréotype par Arago et Daguerre. Après examen, cet épisode apparaît plus comme révélateur d’un double symptôme historique et historiographique. D’une part, le poids de l’opinion publique dans la préhistoire et la divulgation du daguerréotype ; d’autre part, le peu d’attention que l’histoire de la photographie a pu accorder à cette opinion, qui sera pourtant le garant du succès de l’invention.

NOTES

1. [Arsène HOUSSAYE] “Diorama. La Vallée de Goldau”, Journal des artistes, n°13 du deuxième volume, 1835, p. 202-203. Attribution d’aprèsMayer & Pierson, La Photographie considérée comme art

Études photographiques, 16 | Mai 2005 40

et comme industrie, Paris, Hachette, 1862, p. 237 (je remercie André Gunthert de m’avoir signalé cette information). 2. Id., p. 203. 3. L’hypothèse de Helmut Gernsheim, suivant en cela l’insinuation de Georges POTONNIÉE (Histoire de la découverte de la photographie, Paris, Paul Montel, 1925, p. 171), est que Daguerre a orchestré lui-même cette “fuite” dans le Journal des artistes, Helmut et Alison GERNSHEIM, L.J.M. Daguerre. The History of the Diorama and the Daguerréotype, New York, Dover, 1968 [2e éd. revue], p. 73. 4. Cité par Bates et Isabel BARRETT LOWRY, The Silver Canvas. Daguerreotype Masterpieces from the J. Paul Getty Museum, Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 1998, p. 12. 5. Cf. François BRUNET, La Naissance de l’idée de photographie, Paris, Puf, 2000, p. 49. 6. « Dans l’état où en sont les arts présentement il ne faut pas arriver à demi, car le moindre perfectionnement apporté à une découverte fait souvent oublier son premier auteur. » Lettre de L. J. M. DAGUERRE à N. Niépce, 12 octobre 1829, in Correspondance [2], 1825-1829. J. Nicéphore Niépce ; V. Chevalier, L. J. M. Daguerre, F. Lemaître, F. Bauer…, Rouen, Association du Pavillon de la photographie du Parc régional de Brotone, coll. "Documents pour servir à l’histoire de la photographie, 2", 1974, p. 133-134. 7. Lettre de DAGUERRE à Isidore Niépce, 5 octobre 1835, in T. P. K RAVETS (éd.), Documentii po istorii izobretenia fotografii…, Moscou, Leningrad, Académie des sciences d’URSS, 1949, p. 437. 8. Tantôt personnage anonyme faisant irruption dans l’atelier de Chevalier, tantôt fervent disciple de Daguerre (voire son préparateur), Hubert est aujourd’hui identifié, grâce à Stephen Pinson, comme étant Alphonse Eugène Hubert, architecte, décédé en 1841. Ce serait l’auteur de cette image présentée à l’Académie des sciences en 1839 (coll. SFP), et l’auteur d’un manuel intitulé Le Daguerréotype considéré sous un point de vue artistique, mécanique et pittoresque, Paris, Alph. Giroux, 1840. Cf. Le Daguerréotype français. Un objet photographique, Paris, RMN, 2003, p. 160. 9. HUBERT, “M. Daguerre, la chambre noire, et les dessins qui se font tout seuls”, Journal des artistes, 11 septembre 1836, p.166. 10. « Les recherches que j’ai faites à ce sujet, il y a sept ou huit ans, et dont j’ai parlé à plusieurs chimiste et artistes, me font penser, qu’en supposant la découverte d’une matière colorée plus sensible que le chlorure d’argent, l’on aura encore bien de la peine à obtenir le plus parfait de tous les dessins, en faisant même arriver dans une chambre noire l’image d’une statue en plâtre, éclairée en plein soleil, se peignant sur un fond obscur, et en assujettissant la chambre noire et l’objet copié à un même plateau mû par un mouvement correspondant à celui du soleil, de manière à ce que les ombres ne varient pas, et que la presque instantanéité de la décoloration ne soit pas nécessaire. Il y aura encore loin de là à la copie des portraits et des paysages, qui n’ont certainement pas l’éclat du plâtre exposé en plein soleil. », id. p.167-168. 11. Id., p.168. 12. H. et A. GERNSHEIM, L.J.M. Daguerre, op. cit., p. 74. 13. Bizet, littérateur français, mort en 1842. Vaudevilliste, il était membre de la Société philotechnique. 14. Emmanuel Viollet-le-Duc à Eugène Viollet-le-Duc, Paris, 28 septembre 1836, in Eugène VIOLLET- LE-DUC, Lettres d’Italie, 1836-1837, adressées à sa famille, Léonce Laget, Paris, 1971, p. 167. 15. Si les participations de Daguerre au Salon n’ont jamais déclenché l’enthousiasme des critiques, en revanche, depuis l’Ambigu jusqu’au Diorama, son activité scénographique n’a cessé d’être saluée : par ses jeux de lumière au gaz ainsi qu’une réforme de l’implantation des décors, Daguerre crée le spectacle et s’attire les faveurs de la critique et celles du public qui, pour la première fois, peut applaudir le nom du décorateur après ceux de l’auteur et du musicien. Cette reconnaissance publique et critique se doublera en 1824, d’une reconnaissance institutionnelle : les deux associés se verront nommés, à la remise des prix du Salon de 1824, chevaliers de la Légion d’honneur aux côtés des peintres Ingres, Schnetz, Drolling, Heim, Blondel, Watelet et

Études photographiques, 16 | Mai 2005 41

Bidault. Bien que tous deux aient exposé au Salon cette année-là, ce n’est pourtant pas pour les qualités artistiques de leurs toiles qu’ils sont récompensés. Auguste de Forbin, alors directeur des Musées, motivait ainsi à La Rochefoucault, chargé du département des beaux-arts, le choix des inventeurs du Diorama pour cette consécration : « Deux hommes infiniment remarquables auxquels la France doit un nouveau genre de peinture et qui ont rendu l’Angleterre tributaire de leur brillante découverte, MM. Bouton et Daguerre arrivent en première ligne, et méritent, j’ose le dire, plus que personne cette faveur insigne dont on ne saurait être trop avare. MM. Bouton et Daguerre employent un grand nombre d’artistes. On doit récompenser à la fois en eux un beau talent et une haute industrie ; ils concourent à amener et à étonner les étrangers. » (cit. in Marie- Claude CHAUDONNERET, L’État et les artistes. De la Restauration à la monarchie de Juillet (1815-1833), Paris, Flammarion, 1999, p. 127.) Le succès du Diorama a donc rapporté à Daguerre si ce n’est l’estime de la critique purement artistique, à tout le moins une gloire populaire et subséquemment une reconnaissance institutionnelle dans le cadre même du Salon des beaux- arts. 16. Si le contact entre Daguerre et Alphonse de Cailleux en 1837 est admis par l’histoire de la photographie (cf. H. GERNSHEIM, The Origins of photography, Londres, Thames and Hudson, 1982, p. 43) la dédicace manuscrite au dos de l’épreuve 92-1 des collections de la Société française de photographie (« Épreuve ayant servi à constater la découverte du Daguerréotype offerte à Monsieur de Cailleux ») ne peut toutefois avoir été rédigée qu’après avril 1838, date à partir de laquelle Daguerre baptise son invention de “daguerréotipe” [sic] (cf. lettre de DAGUERRE à Isidore Niépce, 28 avril 1838, T. P. KRAVETS, op. cit., p. 460). Il est même à envisager que cette épreuve signée « Daguerre 1837 » n’ait pu être offerte à de Cailleux qu’après le rachat de l’invention par l’État français en 1839, en remerciement de quelque service rendu à Daguerre. 17. Plusieurs autres témoignages rétrospectifs mentionnent la vision de daguerréotypes en 1837, notamment celui d’Alexandre Dumas qui, dans son journal Les Nouvelles en 1866, se souvient que « lorsqu’en 1837, je crois, mon ami Daguerre vint m’apporter le premier exemplaire de son daguerréotype, qui représentait innocemment une rue de Paris avec une cage meublée d’un serin au premier plan, et qu’il me fit observer que l’intérieur de la cage n’était pas correctement venu, attendu que l’oiseau, ne se doutant pas de l’honneur que lui faisait la science, avait bougé, je commençais à rire naturellement du soleil qui […] allait être forcé de sortir de sa paresse millénaire pour reproduire les différents aspects de ce monde qu’il éclaire. », “À travers la Hongrie”, Les Nouvelles, 4 février 1866, p. 1. 18. « Cependant Daguerre, comme bien l’on pense, avait montré des épreuves et fait tout le bruit possible autour de sa découverte ; il avait demandé et obtenu la permission de prendre les monuments de Paris au daguerréotype à l’aide d’un matériel encombrant et lourd. », G. POTONNIÉE , Histoire de la découverte de la photographie, op. cit., p. 174. 19. L. J. M. DAGUERRE, Annonce de l’invention du daguerréotype, 1838, prévision d’une souscription et d’une exposition pour le 15 janvier 1839, George Eastman House, reproduit dans Paris et le Daguerréotype, Paris, Paris-Musées, 1989, p. 22. 20. « […] il était parvenu, par des expériences multiples et variées à l’infini, à obtenir l’image de la nature à l’aide d’une chambre noire ordinaire ; mais son appareil ne présentant pas la netteté nécessaire, et les substances sur lesquelles il opérait n’étant pas assez sensibles à la lumière, son travail, quoique surprenant dans ses résultats, était néanmoins très incomplet. […] J’apportais à la société une chambre noire modifiée par moi pour cette application, et qui, répandant sur un plus grand champ de l’image une grande netteté, influa beaucoup sur nos succès ultérieurs », L. J. M. DAGUERRE, op. cit. 21. Ibid. 22. HUBERT, “M. Daguerre, la chambre noire, et les dessins qui se font tout seuls”, art. cit., p. 166-167.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 42

23. L. J. M. DAGUERRE, op. cit. 24. « Indépendamment de l’arrière-plan théorique et idéologique des options d’Arago, et même du contexte politique de 1839, c’est à l’influence considérable du personnage et de l’Académie que songea Daguerre en approchant le secrétaire perpétuel », F. BRUNET, op. cit., p. 61. 25. DAGUERRE à Isidore Niépce, 2 janvier 1839, T. P. KRAVETS, op. cit., p. 462. 26. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, t. 8, 1839, p. 4. 27. Ibid., p. 4-6. 28. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, t. 9, 1839, p. 43. Nous soulignons.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 43

En-dehors de l’art La découverte de la photographie populaire, 1890-1936

Anne McCauley

1 À chaque génération, la production photographique affûte les questions que les historiens de l’art posent aux images du passé. Même si, dès les années 1950, les précurseurs du pop art emploient photographies de presse, publicités et pin-up dans leurs collages et leurs sérigraphies, même si, dans les années 1960, les étudiants en photographie recyclent les instantanés familiaux sous la forme de sculptures ou de tissages faits main1, c’est surtout depuis les années 1980 que l’on peut constater une extraordinaire croissance de l’intérêt pour la photographie trouvée. Dans un désir de questionner les identités, les genres ou les origines ethniques, des artistes comme Jaune Quick-to-See Smith, Albert Chong, Young Kim, Clarissa Sligh, Glenn Ligon et bien d’autres se tournent vers la photographie de famille pour contester les stéréotypes médiatiques ou la discrimination raciale. L’interrogation par Michel Foucault des origines des formes de coercition publique, de la prison à l’asile,le questionnement de la technique complice de l’État policier capitaliste par le gauchisme amènent des artistes comme Christian Boltanski, Carrie Mae Weems ou Susan Meiselas à puiser dans les fonds d’archives de l’anthropométrie ou de l’identité judiciaire pour redonner un visage à des individus réduits à l’anonymat.

2 Alors que le post-modernisme remettait en question la notion d’auteur ou d’oeuvre, alors que l’accroissement des reproductions diffusées sur internet aboutissait à niveler toutes les formes visuelles, ces images détournées par des artistes soucieux de critiquer la production de masse devenaient à leur tour, non sans ironie, des objets de collection. La plupart des grands musées ne collectionnent pas activement les instantanés d’amateurs, les portraits de studio ou les documents industriels - à moins de pouvoir les faire figurer dans la mouvance des maîtres naïfs (comme Atget ou Lartigue). Mais ils commencent à accueillir des expositions temporaires de ce type, quand ils font écho à des styles artistiques établis (une “nouvelle” Diane Arbus ou un “nouveau” Walker Evans). Parmi les principaux exemples, mentionnons : In the Vernacular. Photographs in Popular Culture au Musée de la Photographie de Californie en 1986 ; Knipser. Die Bildgeschichte der privaten Fotografe in Deutschland und Österreich von 1880 bis 1980, de Timm Starl, au Stadtmuseum de Munich

Études photographiques, 16 | Mai 2005 44

en 1995 ; Snapshots. The Photography of Everyday Life, 1888 to the Present, de Doug Nickel, au Museum of Modern Art de San Francisco en 1998 ; Other Pictures. Vernacular Photographs from the Thomas Walther Collection au Metropolitan Museum of Art, de Mia Fineman en 2000 ; Forget Me Not. Photography and Remembrance, de Geoffrey Batchen, au Musée Van Gogh en 2004. 3 Compte tenu de l’accentuation récente de la dimension vernaculaire ou banale de la photographie dans les pratiques artistique et muséale, on sera surpris de constater l’absence d’efforts pour constituer une histoire alternative : celle des moments et des lieux où les premiers chercheurs, les premiers artistes, ont commencé à regarder, à collecter ou à faire l’éloge du tout-venant photographique. Le triomphe de la “photographie d’art” mise à la mode par les tenants de la Photo-Secession ou par les riches amateurs à partir des années 1890 devait reléguer pour longtemps hors de la curiosité esthétique la majeure partie de la production photographique - que son caractère ordinaire rendait invisible, sauf pour une infime minorité. Je voudrais m’interroger sur la façon dont la photographie populaire (commerciale, familiale, vernaculaire, etc.) a toujours été située par l’histoire du médium au coeur de la définition de ce qui n’était pas de l’art, ou comme la représentation privilégiée de la culture populaire ou de la culture de masse. Les motivations qui inspirèrent les auteurs passés dans leur célébration de l’ordinaire (ou dans leur échec à le reconnaître comme tel) refléteront en bien des points notre propre enthousiasme pour les genres photographiques considérés comme vulgaires. 4 Tout d’abord, il est utile de rappeler que, pendant la majeure partie du XIXe siècle, l’histoire de la photographie englobait évidemment toutes sortes de productions. Il y avait de bons et de mauvais opérateurs, mais pas de réel sentiment de fracture en raison des différences de pratique ou d’appartenance sociale, même si une institution comme la Société française de photographie présentait, dès ses débuts, des clivages entre propriétaires de studios commerciaux et praticiens amateurs. Paysages et microphotographies se côtoyaient dans les expositions internationales et les amateurs s’adonnaient à la reproduction d’oeuvres d’art aussi bien qu’à celle des intérieurs familiaux. Le retournement de tendance ne s’amorça qu’à la fin 1880-1890 : en abandonnant l’accent mis sur les applications fonctionnelles de la photographie au profit de son potentiel esthétique, la place des images acceptables se réduit. On dénigrait les photographies populaires ou commerciales comme laides et stéréotypées ; les clubs des nouveaux amateurs snobaient dans leurs expositions le portraitiste de quartier ou le photographe de sites industriels. 5 Les phénomènes caractérisant cette décennie sont complexes et mettent en jeu des forces historiques qui dépassent de beaucoup la simple invention du Kodak, souvent présenté comme le déclencheur d’une réaction en chaîne à l’origine des mouvements esthétisants de la Linked Ring à la Photo-Secession. Après 1870, le nombre des entreprises utilisant les plaques et les appareils de grand format atteint un plateau. Cela est évident à Paris et, sans doute, dans les autres grandes capitales occidentales qui avaient vu le décollage de la photographie à la fin des années 1850-18602. Les petits opérateurs se désintéressent de ce domaine et les nouvelles utilisations du medium n’encouragent pas l’investissement. Les améliorations de l’impression photomécanique jouent probablement un rôle dans la diminution de la demande de tirages manuels à partir de plaques de verre. Confrontées à une démocratisation manifeste et à la

Études photographiques, 16 | Mai 2005 45

réduction des coûts de reproduction des images, les producteurs de supports comme Eastman lancent de petits appareils bon marché pour attirer un nouveau type de consommateur à qui l’on promet davantage d’autonomie et de liberté. En même temps, les esthètes de la meilleure société comme Peter Henry Emerson, Alfred Stieglitz ou Robert Demachy se dégagent de l’emprise des ateliers commerciaux. Ils mettent en lumière les capacités artistiques exigées pour permettre à la photographie de rivaliser avec la peinture et offrent à la bourgeoisie, éprise d’ascension sociale, des journaux et des expositions entretenant l’idéal classique de la Bildung. Les bénéficiaires de ces deux courants - les amateurs photographes et les photographes d’art - n’étaient guère différents socialement, et nombre de docteurs, avocats, banquiers ou rentiers qui formaient le noyau des photo-clubs emportaient des Kodak lors de leurs vacances en Europe. Comme le constatait Thorstein Veblen à la même époque dans sa Theory of the Leisure Class (1899), les débats entre instantanéistes et photographes d’art s’ancraient dans des distinctions artificielles de goût et de culture qui attribuaient plus de prestige social à l’image bien composée et empreinte d’idéal qu’au produit du hasard, disponible dans l’instant, sur la simple pression d’un bouton. 6 C’est au moment de l’effondrement des catégories sociales héréditaires noté par Veblen et de l’émergence du self-made man que se situe une des premières manifestations de l’acceptation de la photographie commerciale dans le monde de l’art : l’insertion de portraits carte-de-visite ou cartes-album dans les tableaux en trompe-l’oeil anglo- saxons, particulièrement aux États-Unis. Dans The Printseller’s Window, peinture (datée de 1882-1884) d’un obscur artiste anglais, Walter Goodman, au milieu de la masse de gravures, statuettes et autre bric à brac dont le vieux marchand remplit sa vitrine, est ostensiblement étalée une suite de portraits-cartes de peintres contemporains célèbres, de Mariano Fortuny y Marsal, à gauche, à Mihaly von Munkascy, à droite, en passant par Gustave Doré, William Frith, Rosa Bonheur entre autres, avec, dominant la table centrale, un grand portrait de John Ruskin3 (voir fg. 1). De la même façon, les artistes américains spécialisés dans la peinture en trompe-l’oeil des imprimés, lettres, papier monnaie et autres objets trouvés représentés comme s’ils étaient fixés sur une planche (d’où l’appellation de “rack paintings”), comme John Haberle ou John Peto, intégrent parfois aux objets ordinaires des portraits-cartes identifiables d’actrices ou de chanteuses, de politiciens ou d’hommes d’affaires, dont la représentation méticuleuse s’amuse à égarer le spectateur entre les parties peintes et les vrais morceaux de papier et de carton4. Haberle prit même l’habitude d’insérer un trompe l’oeil de son propre ferrotype, en manière de plaisanterie codée, qui faisait de lui la marque publique d’une denrée, comme les autres notices et publicités imprimées qu’il peignait. 7 Ces peintures, qui, de l’aveu général, suscitaient l’admiration pour leurs effets illusionnistes, glorifiaient en même temps l’abondance, propre à la démocratie, d’imprimés, journaux et articles bon marché, apanage d’une société basée sur la prospérité ambiante, où tout était à vendre, y compris les visages des célébrités. Ces peintres trouvaient normal de reconnaître à la photographie commerciale sa place dans la culture générale et affichaient comme but esthétique de rivaliser avec le rendu photographique que méprisaient les artistes académiques. D’après ce que nous savons des mécènes et acheteurs de ces rack paintings, l’absence de prétention des objets peints comme le travail représenté par le rendu illusionniste attirèrent les nouveaux riches qui se flattaient de leur capacité à vendre aux masses et à en avoir pour leur argent5. Ainsi le portrait photographique commercial - images glissées dans les paquets

Études photographiques, 16 | Mai 2005 46

de cigarettes par les fabricants ou réclames d’autres produits vantés par des célébrités - n’était pas un objet de mauvais goût dont on pouvait déplorer qu’il rabaissât le public mais une trouvaille ingénieuse, digne d’être exploitée par les hommes d’affaires. Du point de vue de l’histoire de la photographie américaine, ces peintures indiquent qu’un secteur du monde artistique, plutôt que de battre en retraite devant les incursions de la culture de masse, prouvait sa supériorité en recréant ironiquement une image multiple dans le cadre d’un processus manuel6. Elles indiquent aussi qu’une partie importante du public - les acquéreurs de ces peintures comme ceux des portraits de célébrités - ne trouvaient rien de mal dans ce qu’avait à offrir la photographie commerciale. 8 Alors qu’aux États-Unis, on reconnaissait plus facilement que l’argent pouvait acheter votes, célébrité et position sociale, et que la photographie commerciale n’était qu’une autre forme de monnaie d’échange, en Europe, dans les années 1890, on se souciait bien davantage des dangers de l’augmentation du consumérisme, du droit électoral et de l’effondrement des barrières sociales. La première récupération de photographies banales, en tant qu’artefacts méritant une place dans les collections publiques, eut lieu à l’occasion d’une réflexion sur les qualités que devaient avoir les citoyens d’un État démocratique moderne et sur la manière de profiter au mieux des nouvelles techniques de production en série7. Cela se passait dans l’Allemagne wilhelmienne qui, nouvellement unifiée, cherchait à instaurer une tradition culturelle nationale. Ce fut à Hambourg, cité libre de la Hanse, longtemps rebelle à l’assimilation dans la nouvelle nation, que les photographies anciennes et contemporaines furent accueillies dans les institutions culturelles publiques, créées et soutenues par l’électorat censitaire - 8,7% des 390 000 habitants disposant du droit de vote en 18758. Dès la fin des années 1860, la ville avait fait l’expérience de la création de musées. Le Museum für Kunst und Gewerbe fut créé en 1874 sur le modèle du South Kensington Museum de Londres, inspiré par des industriels inquiets de la capacité des artisans locaux à soutenir la concurrence dans un environnement libre-échangiste. Il s’installa en 1877 dans des locaux spécialement construits, sous la direction de Justus Brinckmann9. Initialement créée pour répondre à la demande des collectionneurs privés locaux, la Kunsthalle devint un musée municipal après 1869, confiée à l’inspecteur Johann Christian Meyer. Après son décès en 1885, Brinkmann et ses amis firent d’Alfred Lichtwark le premier directeur professionnel du musée en 1886. 9 Lichtwark et Brinckmann étaient tous deux prêts à considérer la photographie comme expression d’une vision collective de la société et comme source de documentation historique. D’origine modeste, Lichtwark n’était pas titulaire du baccalauréat. Il s’était formé en suivant les conférences publiques de Brinckmann sur les arts, tout en enseignant dans une école élémentaire de Hambourg. Avec l’aide de son mentor, il s’installa à Leipzig en 1880 et s’inscrivit aux cours d’histoire de l’art d’Anton Springer et d’Hermann Grimm. Neuf mois plus tard, il obtint un poste au musée des arts appliqués de Berlin avec Julius Lessing, tout en écrivant des articles sur les arts et en fréquentant de jeunes artistes, entre autres Max Liebermann, Max Klinger et Anton von Kalckreuth. Comme beaucoup de jeunes étudiants de sa génération, il s’attacha à dévoiler les traits caractéristiques de la tradition artistique germanique plutôt que méditerranéenne et soutint en 1885 un doctorat sur les gravures ornementales de la Renaissance allemande10. 10 L’engagement de Lichtwark en faveur de la photographie découlait de sa conception du musée, de son goût pour la peinture naturaliste, incarnée par l’impressionnisme

Études photographiques, 16 | Mai 2005 47

français, et de son désir d’élever le goût du peuple allemand. Convaincu que les institutions devaient assurer un rôle d’éducation visuelle, il voyait dans la photographie un médium accessible à un large public, grâce auquel il pouvait entraîner ses capacités créatives sans passer par la coûteuse formation d’une école d’art. En 1893, il offrit à l’Association pour l’avancement de la photographie amateur de Hambourg de tenir sa première exposition internationale à la Kunsthalle et prononça trois importantes conférences sur l’importance du rôle de l’amateurisme dans le développement culturel11. L’Allemagne avait excellé à produire des experts spécialistes des outils guerriers, mais pas des étudiants correctement préparés à l’appréciation de la nature qui sous-tend toute approche artistique. Dégagés des demandes pesant sur la production commerciale, les photographes amateurs pouvaient aller à la rencontre des beautés naturelles, perfectionner leur jugement esthétique, développer leur expression et explorer leur patrie et son héritage12. Litchtwark pensait ainsi que la compréhension de l’histoire locale, la participation à l’amélioration de la ville de Hambourg et l’éducation du peuple renforceraient la culture civique. 11 Dans ses essais sur la photographie ancienne et moderne, il fait l’éloge des images qui parviennent à incarner l’esprit ou le caractère national de son époque. Dans son étude en deux volumes du portrait à Hambourg (1898), il prolonge son histoire jusqu’au XIXe siècle, quand la lithographie, puis le daguerréotype deviennent des mediums importants du genre. Lichtwark propose de situer l’origine du mouvement qui conduit à la photographie dans le portrait en miniature, et relie la puissance de l’imagerie au dilettantisme de ses créateurs (un terme qui, selon lui, implique la volonté d’accorder la priorité à l’esthétique sur les préoccupations commerciales). Les daguerréotypes, avec “leur modelé doux et tendre” n’étaient pas altérés par les excès de la retouche appliquée aux tirages sur papier par des photographes dénués de toute éducation artistique13. Leur sincérité à traduire la réalité factuelle des modèles célèbres en faisait une source d’inspiration pour les contemporains à la recherche de leurs racines culturelles. De même, dans de nombreux articles consacrés à explorer l’histoire de la photographie14, Lichtwark redonna au photographe écossais David Octavius Hill sa place d’artiste portraitiste dont le style direct éclairait l’histoire de la bourgeoisie. Il ignora systématiquement les motivations commerciales des photographes plus anciens, de sorte qu’ils pouvaient être assimilés aux amateurs contemporains dont il accueillait les oeuvres à la Kunsthalle. Toute production visuelle “honnête” (fruit de la libre volonté et non de la nécessité) était décrite comme l’expression du tempérament, du climat ou du paysage national. Les photographies comme les peintures étaient précieuses dans la mesure où elles traduisaient ce qu’éprouvait sur-le-champ, en un lieu donné, un observateur sensible. 12 Au moment où Lichtwark portait aux nues la photographie d’amateur, comme expression pure du goût national, son mentor Justus Brinckmann et son équipe du Museum für Kunst und Gewerbe prirent conscience que les photographies avaient leur place dans les musées des arts et métiers. Brinckmann, devenu un disciple de Gottfried Semper pendant son stage au Museum für Kunst und Industrie de Vienne, croyait au mariage de l’art et de l’industrie et reconnut l’importance de la photographie, d’abord comme moyen de reproduction15. En 1892, il demanda au dessinateur du musée, Wilhelm Weimar, de réaliser les illustrations photographiques du guide de l’institution. Weimar devint non seulement un photographe habile et un chercheur en chimie photographique, mais commença une collection à partir des daguerréotypes des familles des opérateurs professionnels locaux. Encouragé par Brinckmann, Weimar

Études photographiques, 16 | Mai 2005 48

collectionna ainsi, de 1900 à 1917 (année de sa mort), plus de 900 daguerréotypes, ambrotypes et photographies diverses qui firent leur entrée dans les collections du musée. En 1915, il publia la première étude historique sur les daguerréotypes régionaux, Die Daguerreotypie in Hamburg, 1838-1860 : Ein Beitrag zur Geschichte der Photographie16. En plus de ses 49 planches, l’ouvrage contenait également les dimensions de chaque image, les biographies des opérateurs, le guide des restaurations, la taille des plaques et l’histoire de l’introduction du daguerréotype à Hambourg. 13 Weimar ne s’était pas exprimé sur la raison qui lui faisait accorder de l’importance aux daguerréotypes, mis à part leur valeur historique locale. En revanche, son contemporain Max Lehrs, qui avait obtenu son doctorat en histoire de l’art en 1886 avec une thèse consacrée au maître de Banderolles, un graveur du XVe siècle, fut plus éloquent dans la défense de ces petits portraits, et en justifia l’entrée dans les collections d’un musée d’art. Assistant puis conservateur en chef du cabinet des estampes de Dresde jusqu’à sa retraite en 1924 (mis à part pour la brève période, de 1904 à 1908, où il fut directeur du cabinet des estampes du musée de Berlin), Lehrs s’intéressait aux gravures populaires, aux jeux de cartes que le musée avait collectionnés dès 1885, aux affiches (1895), aux gravures sur bois japonaises (1896), aux cartes postales artistiques (1898), ainsi qu’aux photographies d’amateurs (1899) et aux “silhouettes” (1916)17. Sous l’influence de son ami Lichtwark, Lehrs prit pour sujet d’étude les photographies exposées dans le cabinet du musée de Dresde en 1899. Cette même année, il devait acquérir quelque 122 daguerréotypes, allemands pour la plupart, qu’il jugeait équivalents aux gravures des primitifs qui l’avaient absorbé pendant sa formation. Dans un article publié en 1917 dans le Zeitschrift für Bildende Kunst (voir fg. 2), inspiré par l’ouvrage de Weimar et l’exposition des daguerréotypes au Museum für Kunst und Gewerbe en 1915, Lehrs écrivait que les daguerréotypes témoignaient d’une simplicité et d’une sincérité absentes des photographies commerciales plus tardives et permettaient de reconstruire tout le tissu social d’une époque. Il évoquait avec chaleur les chapeaux de paille, les ombrelles, les gilets de tissu écossais, ainsi que les décors peints servant de fond aux simples portraits qui illustraient son texte. Celui-ci commençait même par la reproduction d’un daguerréotype montrant, comme Lehrs le révélait quelques pages plus loin, son père, alors étudiant à Leipzig18. 14 Lichtwark comme Lehrs voyaient dans les daguerréotypes la preuve d’un passé allemand encore intact, où la mécanisation et la concurrence internationale n’avaient pas encore gommé les différences locales. En fait, ils cédaient à un fantasme primitiviste qui niait les forces commerciales en action durant la période Biedermeier, la génération de leurs parents. Leur propos sur la sauvegarde des photographies anciennes pour leurs qualités artisanales trouve son pendant dans les mémoires de Nadar, Quand j’étais photographe, publiés en 1899, au moment même où l’Allemagne découvrait les daguerréotypes comme objets de collection. L’expression de Nadar, “les primitifs de la photographie”, hommes d’honneur dédaignant le commerce, pour désigner les opérateurs du Second Empire, avait déjà été appliquée aux pionniers de la photographie, mais sans aucun doute avait-elle à ses yeux une résonance particulière. Très lié aux anarchistes Elie et Elisée Reclus depuis sa participation à la guerre de 1870 et à la Commune19, Nadar devait connaître l’ouvrage de l’anthropologue Elie Reclus, Les Primitifs. Études d’ethnologie comparée (1885), une première tentative d’évaluation des cultures non occidentales sur leur propre terrain. Même si

Études photographiques, 16 | Mai 2005 49

Reclus assimilait les peuples primitifs à des enfants, “c’est précisément par leur intelligence enfantine et leur moralité rudimentaire qu’ils devraient exciter l’intérêt20”, concluait-il. Ce jugement positif qui, au XIXe siècle, s’inscrit dans une évaluation plus large des “primitifs” , allant de la Grèce archaïque aux peintres italiens du Quattrocento, permettait au photographe vieillissant de caractériser la génération à laquelle il appartenait, par les traits de la sincérité, du travail et de l’honnêteté, rejetant l’esprit mercantile au profit de l’expression personnelle. 15 L’appellation de “primitifs” employée par Nadar pour désigner les premiers photographes, tout comme les daguerréotypes chargés d’une innocence perdue et condamnés à disparaître décrits par Lehrs, s’inscrivaient dans le cadre des efforts pour sauvegarder et collectionner les arts populaires après la Première Guerre mondiale. Mais l’assimilation des daguerréotypes aux vestiges d’un âge d’or irrémédiablement perdu était révolutionnaire. Le folklore, catégorie linguistique et nationaliste identifiée par les romantiques au début du XIXe siècle avec les contes de fées, se trouvait isolée par contraste avec l’industrialisation et la mécanisation - à laquelle appartenait la photographie. Après le conflit mondial et son cortège d’horreurs, bombardements aériens, gaz de combats, sous-marins d’attaque, etc., le futur technologique apparaissait plus menaçant encore, et les traditions locales plus fragiles. Comme le notait le médiéviste Henri Focillon, dans la préface des actes du premier congrès international des arts populaires, à Prague en 1928, la guerre avait donné de la valeur aux arts populaires, utilisés par les élites comme un instrument de lutte contre la production de masse, banale et interchangeable, et comme un moyen de préserver un patrimoine menacé21. Mais ce rapport, qui comprenait des exemples d’architecture, de sculptures sur bois, de céramiques, de textiles, de musique et même de danse et de théâtre du monde entier, n’avait pas retenu la photographie. 16 Aux États-Unis, le médium connut des difficultés similaires pour intégrer les études sur le folklore. Quelques collectionneurs privés comme Hamilton Easter Field et Electra Havemayer Webb avaient commencé à rassembler des americana et des objets traditionnels avant même la Première Guerre mondiale, et nombre d’artistes modernes dont Elie Nadelman, Charles Sheeler, Yasuo Kuniyoshi et William Zorach continuèrent à le faire dans les années 1920. Néanmoins, l’accession de l’art populaire à la dignité muséale devait attendre les années 1930 avec la création du Museum of Modern Art (1930) et du musée de Newark (New Jersey)22. Holger Cahill, un ancien émigrant suédois, organisa deux expositions, l’une au Newark Museum en 1931, l’autre au MoMA en 1932, sous le titre "American Folk Art, the Art of the Common Man" ("L’art populaire américain, art de l’homme quelconque"). En définissant l’art populaire comme “l’art de réaliser des objets à la main23”, Cahill empêchait l’introduction des objets faits par des machines, donc les photographies. Le public allait devoir attendre 1986 pour voir l’introduction de photographies amateurs dans une exposition d’art populaire au Museum of American Folk Art à New York24. 17 Cependant, dès le début des années 1930, dans les rares publications sur l’histoire de la photographie, on pouvait observer l’éclosion d’une tendance assimilant les premières décennies de la pratique photographique aux arts folkloriques. Dans l’article "De l’art au kitsch", paru en 1930 dans l’ouvrage Aus der Frühzeit der Photographie, 1840-1870, Helmut Bossert opposait le réalisme caractéristique des daguerréotypes ou des épreuves de Nadar et Le Gray à la décadence des productions postérieures, gâtées par la retouche. Comme Lehrs, Bossert était expert en gravures allemandes de la

Études photographiques, 16 | Mai 2005 50

Renaissance, et mettait la dernière main à son Histoire des arts et métiers de tous les peuples et de tous les temps, quand il publia sa contribution à l’histoire de la photographie. Selon lui, le terme "kitsch", mot allemand dérivé de Skizze (esquisse) introduit vers 1909 pour décrire les objets de mauvais goût produits en série, marquait l’influence de la standardisation que seul un retour aux origines de la photographie pouvait corriger25. 18 Les témoignages de l’âge d’or idéalisé de la photographie retenus par Bossert, Nadar, Lehrs ou Lichtwark étaient généralement des portraits aux poses naturelles (plus rarement des paysages), apparemment sans trace de retouche, issus des trente premières années de la photographie. Parmi les images commerciales produites durant la vie du critique, seules semblaient retenir son attention celles de l’immédiat après- guerre ou celles des mouvements anti-artistiques, qui critiquaient et simultanément exploitaient les objets produits en série. Dans les années 1920, les surréalistes, dans les pages de La Révolution surréaliste ou de Documents, ne purent s’approprier la bizarrerie de leurs trouvailles photographiques que grâce à l’invention du photomontage : les images de presse ou de publicité, sorties de leur contexte, se transformaient en signifiants indécis par fragmentation ou juxtaposition, à la façon des rêves, par des changements d’échelle ou par le rejet d’un espace pictural cohérent. Les campagnes d’affichage publicitaire de même que l’introduction des gros plans ou du montage au cinéma avaient contribué de la même manière à altérer l’échelle et la cohérence narrative de l’image photographique : il devenait possible de regarder de manière fragmentaire les photographies documentaires ou commerciales quelconques26. Ainsi pouvons-nous trouver dans La Révolution surréaliste du 15 avril 1925 un portrait carte-de-visite d’un garçon ou, dans le numéro de mars 1926, un portrait de Rockefeller issu de la série des célébrités de Félix Potin, accompagnés de photogrammes, de vues de Paris d’Atget ou des rayogrammes et des gros plans avant- gardistes de Man Ray. 19 Les éditeurs de Documents, notamment Georges Bataille, mêlaient des portraits commerciaux de l’atelier de Paul Nadar avec des images d’animaux, de vedettes de cinéma et de criminels de l’agence Keystone, non pas parce qu’ils admiraient leur côté naïf, mais parce qu’ils trouvaient ces sujets dérangeants et symptomatiques de l’effondrement des valeurs du monde contemporain. Il est souvent impossible de déterminer exactement comment ces images étaient lues, puisque les textes qui les accompagnaient négligeaient d’en débattre ou, quand ils le faisaient, dissimulaient leur sens par des phrases allusives et poétiques. Dans un article intitulé " F i g u r e h u maine" (septembre 1929), illustré par une mosaïque de portraits de l’atelier Nadar, une photographie de mariage et différents tirages non identifiés d’actrices et de comédiens en costumes (fg. 3 et 4), Bataille attribue ces images à “une seule époque où la forme humaine s’est accusée dans l’ensemble comme une dérision gâteuse de tout ce que l’homme a pu concevoir de grand et de violent27.” Il décrit ensuite ces photographies comme sorties du logement poussiéreux d’un passé sans lustre, la vie déprimante de ses parents, marquée par “une véritable négation de l’existence de la nature humaine”. Conservant jusqu’à un certain point la nostalgie que Lehrs montre pour le daguerréotype de son père, Bataille ne s’intéresse pas aux auteurs des photographies ni à leur valeur de témoignage, mais aux images elles-mêmes comme représentation du ridicule, de la vulgarité des artifices et de la vanité humaine. L’être humain de la fin du XIXe siècle donne l’impression d’un étranger, appartenant à une autre espèce, et cependant Bataille parle de la fascination et de l’attraction perverse de

Études photographiques, 16 | Mai 2005 51

ces images. Il faut distinguer son attitude de celle de Bossert qui écarte ces mêmes images au nom du kitsch : Bataille se délecte de ce qu’il y a de mort dans ces portraits, menant une sorte de danse macabre où les vivants n’offrent que des squelettes revêtus de chair. La banalité de la photographie joue le rôle de memento mori dont le pathos provient de l’innocence même de sa création. 20 Les surréalistes commencèrent aussi à collectionner les images commerciales qui, en toute innocence, anticipaient la ruine des systèmes de signes dans la poésie et la peinture surréaliste comme d’étranges juxtapositions de formes et d’expressions décontextualisées du visage et du corps. Il est difficile de déterminer à quel moment, durant les années 1920, le poète Paul Eluard se mit à réunir des cartes postales sentimentales et érotiques (fg. 5), mais il en écrivit une critique élogieuse dans Minotaure de décembre 1933, intitulées “Les plus belles cartes postales 28” (fg. 6). Tout en reconnaissant que les cartes postales étaient “commandées par les exploiteurs pour distraire les exploités” , il admettait que ces articles de pacotille (qu’il assimilait à de la petite monnaie) produisaient parfois de l’or. Les étranges juxtapositions obtenues par photomontage, que les fabricants de cartes postales avaient utilisées bien avant les artistes, donnaient des images chargées de rêve et d’érotisme qui, au premier abord, étaient kitsch et sans valeur, mais en même temps obsédantes et psychologiquement dérangeantes. 21 L’étrangeté et l’onirisme des vieilles photographies expliquent les louanges d’un autre critique français de la mouvance surréaliste, Waldemar George (de son vrai nom Valdemar George Jarocinski). Juif polonais immigré à Paris en 1911 et mêlé aux cercles anarchistes pendant la Grande Guerre, George se fit une réputation de critique de l’École de Paris dans les années 1920 et publia de bonne heure de courtes monographies sur Matisse (1925), Picasso (1926), Maillol (1926), Seurat (1928) ou de Chirico (1928)29. Sans autre participation antérieure connue à l’histoire de la photographie, il publia un important essai aux vues pénétrantes dans un numéro spécial de Arts et Métiers graphiques en 1930. Reconnaissant les valeurs occidentales inhérentes au procédé photographique, il étudia l’accueil du public aux débuts de la photographie en critiquant Baudelaire, incapable de reconnaître la “teneur poétique des daguerréotypes” dans son célèbre compte rendu du Salon de 185930. George faisait l’éloge des premières photographies en tant que phénomène social qui “restitue une époque, non point parce qu’elle enregistre les événements, les modes, les types humains, les aspects extérieurs de la vie, mais parce qu’elle livre la clef intime des songes, parce qu’elle représente l’attitude d’un milieu, d’une race ou d’une génération” ou même d’une “tribu exotique31”. Il les comparait aux mosaïques byzantines et aux pavements romains, dans leur absence de réalité et leur “sens occulte32”. Grâce à son expérience de conseiller auprès du galeriste Paul Guillaume dont il avait catalogué la collection en 192933, George rapprochait les productions des humbles photographes itinérants des foires et des villes de garnison des oeuvres du Douanier Rousseau qui figuraient dans la collection de Guillaume. Il adressait également un concert de louanges à “Adget [sic], le photographe de Paris”, déjà célèbre grâce aux efforts des surréalistes, de Man Ray et de Berenice Abbot. 22 Le groupe des sociologues associés à l’Institut für Sozialforschung de l’université de Francfort suivit cette tendance visant à préciser ce qu’il fallait considérer comme de bonnes photographies “populaires”, en s’appuyant sur les épreuves d’avant 1870 ou sur les oeuvres d’Atget, rejetant le reste comme kitsch (soit toutes les images situées entre

Études photographiques, 16 | Mai 2005 52

1870 et la Nouvelle Vision). En réaction aux dangers que la “culture industrielle” (selon leur expression) faisait peser sur les libertés individuelles et politiques, Max Horkheimer et Theodor Adorno se concentrèrent sur les médias collectifs, tels que les films de Hollywood ou les transmissions de concerts symphoniques. Ils minimisaient, pour l’heure, l’existence des petits producteurs culturels, comme la plupart des photographes commerciaux. Leur ami Walter Benjamin, dans sa "Petite Histoire de la photographie" de 1931 prolonge en fait les travaux de Lehrs, Bossert et George qui assimilent la “bonne” photographie à une production artisanale visible à travers une mise au point exacte et une certaine maladresse dans les poses et la composition. Benjamin définit comme “auratiques” la présence de Karl Dauthendey et de sa femme dans un autoportrait daguerrien, la redingote de Schelling sur une épreuve anonyme ou bien le vide d’une vue parisienne d’Atget34. Ce qui intéressait Benjamin n’était pas le populaire en lui-même, mais bien la particularité du procédé photographique dans lequel la réalité brûle littéralement le support et donne à toutes les photographies la même présence ontologique, quel qu’en soit le style ou le contenu. Néanmoins, ainsi que Benjamin le remarque à la fin de son article, ce sont les photographies du milieu du XIXe siècle, “l’ombre du quotidien de nos grands-pères”, qui sont pour lui les plus mystérieuses et évocatrices, “si belles et inapprochables35”. 23 En rejetant les photographies commerciales des années 1870 à 1920, L’École de Francfort n’a pas pour autant offert de modèle pour permettre de comprendre ou même de regarder ces images. On peut en dire autant de la première thèse sur la photographie écrite par une jeune Allemande, étudiante en sociologie, Gisèle Freund, amie de Benjamin et comme lui exilée à Paris. Dans La Photographie en France au XIXe siècle (1936), Freund s’inspire des cours de Karl Mannheim, auprès de qui elle avait étudié en 1930 à l’Institut de sociologie de l’université de Francfort36. En 1929, Mannheim avait publié son premier ouvrage important, Idéologie et Utopie, dans lequel il démontrait que la sociologie de la connaissance permettait de comprendre les changements historiques. Cependant ce fut l’assistant de Mannheim, Norbert Elias, qui influença surtout la jeune étudiante37. Venu de Heidelberg, Elias avait rejoint Mannheim à Francfort où il finissait sa thèse sur l’impact de la société et de la culture florentine sur l’origine des sciences. Il vit les oeuvres photographiques de Freund et lui suggéra d’étudier les relations entre la structure sociale et les origines de la photographie française. Elle commença ses recherches à Paris, pendant un semestre en 1931, et les y poursuivit à partir de mai 1933, après avoir fui l’Allemagne nazie, en même temps qu’Elias, deux mois après la fermeture de l’Institut für Sozialforschung. 24 Écrit en allemand et traduit par son amie Adrienne Monnier, le livre de Freund décrivait les débuts de la photographie comme le produit de l’ascension de la bourgeoisie républicaine, en réponse à l’industrialisation. Quoiqu’elle prétendît que “la méthode sociologique doit s’interdire tout jugement d’ordre esthétique38”, le texte trahit ses lectures de Baudelaire, des mémoires de son contemporain Nadar de 1899, ainsi que de Bossert, dans sa classification de la première génération de photographes de formation artistique “écrasés par l’industrie”. La lecture de Marx lui permet de déclarer dans son introduction qu’”art et société sont en relation étroite et réciproque” et que “même dans le cas où l’artiste est économiquement indépendant et n’est pas lié, par conséquent, aux désirs de sa clientèle, il ne peut exprimer dans ses créations que les sentiments et les opinions que lui fournit la société à laquelle il appartient39”. Bien qu’elle gagnât sa vie à Paris en travaillant pour la presse, elle terminait son livre en

Études photographiques, 16 | Mai 2005 53

plaçant ses espoirs dans la photographie d’amateur et en répétant le credo de Lichtwark : “Le mouvement d’avant-garde de la photographie d’aujourd’hui, en bien des points, est issu de la photographie d’amateur40”. Illustrée de quatorze reproductions de portraits de Nadar, Disdéri et Dallemagne et de deux nus venant des collections de la Bibliothèque nationale et de Paul Nadar (fg. 7), cette thèse était aussi compatible avec les opinions anti-commerciales de Benjamin, présent à sa soutenance, et qui fera grand usage des sources citées par Freund. 25 Cette brève esquisse montre qu’entre 1890 et 1936, années cruciales où on commença à écrire l’histoire de l’art de la photographie, il fut difficile pour les historiens et les critiques d’évaluer les premières photographies commerciales, produites en série, sans leur conférer l’anonymat, la naïveté, souvent la nostalgie des images populaires, oeuvres d’amateurs ou d’individus entrés dans une légende où l’argent n’était pas une motivation. Lichtwark, Lehrs, Nadar, Bossert, George et Freund eurent tous recours à la notion de primitivité populaire pour distinguer les “bons” portraits (d’avant 1870), des travaux plus tardifs surchargés et de mauvais goût. Par contraste, les artistes, d’abord les peintres de trompe-l’oeil puis les surréalistes, furent plus sensibles à la naïveté et aux violations du bon goût des premières photographies commerciales. Souvent issus de milieux modestes, les peintres américains partageaient le goût du public pour les articles bon marché, alors que les écrivains surréalistes campaient sur leurs positions élitistes. Ils ne faisaient pas partie du public visé par les images populaires qu’ils s’appropriaient, et pouvaient par conséquent leur attribuer la valeur de curiosités détournées, de vestiges anthropologiques dont l’étrangeté témoignait du fossé qui séparait surréalistes et grand public, les lumières des uns sur l’artificialité de la surproduction capitaliste et l’enthousiasme aveugle des autres pour les biens de consommation. Si les collectionneurs ne se privèrent pas de mépriser et ridiculiser le public visé par ce type d’objets, l’attitude des surréalistes fut plus complexe, nuancée du regret mélancolique de ne pouvoir revenir à l’état d’ignorance propre à la société où évoluaient ces photographes et leur clientèle originelle. Pour tous les exemples historiques mentionnés ici comme pour tous les contemporains passionnés de culture photographique populaire, l’impossibilité absolue de revenir un jour à la signification entière de l’instant photographique reste au coeur de la fascination exercée par les épaves anonymes de la photographie. 26 Anne McCAULEY

27 Princeton University

28 (Traduit de l’anglais par Mathilde Leduc-Grimaldi)

NOTES

1.. Les artistes comme Robert Rauschenberg, Bruce Conner et Peter Blake utilisèrent, dans les années 1950, des images de journaux et de magazines féminins, imprimées photomécaniquement, qui furent sérigraphiées ou collées sur des suppourts en trois dimensions. À ma connaissance, ils n’inclurent pas de photographies familiales

Études photographiques, 16 | Mai 2005 54

personnelles. D’autres artistes pop qui par la suite travaillèrent à partir d’un substrat photographique, comme Warhol, Ruscha, Morley ou Hamilton, choisirent aussi des images commerciales ou publicitaires (ou prirent leurs propres instantanés) plutôt que de réutiliser leurs photographies de famille. Inspiré par le renouveau d’intérêt pour ce qui était personnel, fait à la main et populaire (vu comme une alternative au monde de la communication de masse masculin, capitaliste et lié aux sociétés privées), Nathan Lyons et ses étudiants du Rochester Institute of Technology des années 1960, qui comprenaient Bea Nettles, Betty Hahn, Alice Wells et Robert Fichter, utilisèrent leurs instantanés personnels comme base de leurs sérigraphies, broderies, cyanotypes et leurs oeuvres en trois dimensions. 2.. Mes recherches dans les annuaires de commerce de Paris indiquent qu’entre 1848 et 1900, la liste des ateliers de photographie culmine en 1868 avec 365 artistes photographes et décroît jusqu’à 341 entreprises faisant de la publicité en 1894. Cf. Industrial Madness. Commercial Photography in Paris, 1848-1871, New Haven Conn., Yale University Press, 1994, p. 50. 3.. Frank Kelly a identifié ces peintres dans la notice de son catalogue concernant cette peinture dans Sybille ELBERT-SCHIFFERER, Deceptions and Illusions. Five Centuries of Trompe-l’oeil Painting, Washington, D. C., National Gallery of Art, 2002, p. 286. On sait peu de choses sur la vie de Goodman, et c’est l’une des deux seules oeuvres connues. 4.. Voir de John Haberle, “The Changes of Time” (1888, collection privée), “Torn in Transit” (1888-1889, Memorial Art Gallery, Rochester, N. Y.), “A Bachelor’s Drawer “(1890-1894, Metropolitan Museum of Art) ou de Peto, “Office Board for Eli Keen’s Sons” (1888), “The Ocean County Democrat“ (1889) et plusieursd autres tableaux étudiés par John WILMERDING, The Art of John F. Peto and the Idea of Still-Life Painting in Nineteenth-Century America, Washington, D.C., National Gallery of Art, 1983. 5.. Sur les acquéreurs de ces oeuvres et quelques unes de leurs critiques, voir Paul STAITI, “Con Artists. Harnett, Haberle, and their American Accomplices”, in S. ELBERT-SCHIFFERER, op. cit., p. 90-103. 6.. Les similitudes entre cette démarche et celle de nombreux artistes modernes qui suivirent ont été notées par Johanna DRUCKER, “Harnett, Haberle, and Peto. Visuality and Artifice among the Proto-Modern Americans”, Art Bulletin, mars 1992, p. 37-50. Sur le lien entre le goût pour les trompe-l’oeil et la fascination contemporaine pour la magie et l’illusionnisme, voir James W. COOK, The Arts of Deception. Playing with Fraud in the Age of Barnum, Cambridge, Ma, Harvard University Press, 2001, chap. 5. 7.. Les photographies avaient fait leur entrée dans les collections des bibliothèques et des musées dès la fin de la décennie de 1840, comme le montrent les registres d’objets ou d’expéditions, les guides pour artistes et, à la Bibliothèque nationale, l’évidence du dépôt légal. Il semble aussi qu’au South Kensington Museum, Henry Cole acheta des photographies pour leurs qualités esthétiques en 1856. Cf. A. MCCAULEY, Mark HAWORTH-BOOTH, The Museum and the Photograph. Collecting Photography at the Victoria and Albert Museum, Williamstown, Ma, Sterling & Francis Clark Institute, 1998 ; M. HAWORTH-BOOTH, Photography, an independent Art. Photographs from the Victoria and Albert Museum, 1839-1996, Princeton, Princeton University Press, 1997. Cependant l’acquisition de ces objets ne suscita pas de discussion publique sur la philosophie qui sous-tendait ces collections. Au début, il n’y eut pas non plus de conservateurs ni de systèmes de catalogage propres aux images qui furent entreposées dans les bibliothèques ou intégrées dans les départements de musées selon leur sujet. 8.. La meilleure source sur les rapports entre les affaires culturelles et les structures politiques à Hambourg est Jennifer JENKINS, Provincial Modernity. Local Culture & Liberal Politics in Fin-de

Études photographiques, 16 | Mai 2005 55

Siècle Hamburg, Ithaca, N.Y., CornellUniversity Press, 2003. Sur les aspects généraux de Hambourg, voir aussi David RODNICK, A Portrait of Two German Cities. Lübeck and Hamburg, Lubbock, TX, Caprock Press, 1980 ; Madeleine MONTAGU-HURD, The Elusive Alliance. Liberals, Socialists and Democrats in Hamburg and Stockholm, 1870-1914, thèse, Harvard University, 1993. 9.. Comme le South Kensington Museum (aujourd’hui Victoria and Albert Museum), fondé pour abriter les objets de l’Exposition universelle de Londres de 1851, le Museum für Kunst und Gewerbe eut pour point de départ les acquisitions provenant d’une exposition industrielle de Hambourg en 1869. Cf. Justus BRINCKMANN, Führer durch das Hamburgische Museum für Kunst und Gewerbe, Hamburg, Verlag des Museums, 1894, 2 vol. ; Max SAUERLANDT, Das Museum für Kunst und Gewerbe in Hamburg, 1877-1927, Hambourg, M. Riegel, 1927. 10.. Il existe une importante littérature sur Lichtwark en allemand, mais peu en anglais ou français. La meilleure source sur le contexte politique du travail de Lichtwark à Hambourg est JENKINS, op. cit. Pour les biographies, cf. Eric MARCKS, Alfred Lichtwark und sein Lebenswerk, Leipzig, Quelle & Meyer, 1914 ; Julius GEBHARD, Alfred Lichtwark und die Kunsterziehungsbewegung in Hamburg, Hans Hoffman & Campe, 1947; Werner KAYSER, Alfred Lichtwark, Hamburg, Christians, 1977; Has PRÄFFCKE, Der Kunstbegriff Alfred Lichtwarks, Hildesheim, G. Olms, 1986. Sur son oeuvre et ses collections au Kunsthalle, voir le catalogue de l‘exposition, “Kunst ins leben. Alfred Lichtwarks Wirken für die Kunsthalle und Hamburg von 1886 bis 1914”, Hamburg, Kunsthalle, 1986 et Ulrich LUCKHARDT, Uwe M. SCHNEEDE, “Introduction”, Alfred Lichtwarks Sammlumg von Bilidern aus Hamburg, Hamburg, Kunsthalle, 2002; Carolyn H. KAY, Art and the German Bourgeoisie. Alfred Lichtwark and Modern Painting in Hamburg, 1886-1914, Toronto, University of Toronto Press, 2002. 11.. JENKINS, op. cit., p. 63. Les conférences furent publiées ensuite sous le titre : Die Bedeutung der Amateurphotographie, Halle, 1894. 12.. Alfred LICHTWARK, Die Bedeutung…, op. cit, p. 6-12 13.. Id., Das Bildnis in Hamburg, Hamburg, 1898, v. 2, p. 225-226. 14.. Voir, par exemple, son “Incunabeln der Bildnisphotographie”, Photographische Rundschau, 1900, p. 25-30, et son introduction à Fritz MATTHIES-MASUREN, Künstlerische Photographie, Berlin, Marquardt, 1907, p. 1-7. 15.. Brinkmann a étudié avec Rudolf von eitelberger, le premier historien d’art de l’université de Vienne, délégué autrichien à l‘Exposition de Londres de 1862. Eitelberger fut parmi les fondateurs du Museum für Kunst und Industrie en 1864. Julius Lessing avait étudié la philologie et l‘archéologie grecque, avant de passer sous l‘influence d‘Anton Springer qui se spécialisa dans l‘art et le contexte culturel de la Renaissance. Brinckmann eut pour tâche de cataloguer en 1865 la collection d‘objets de verre, récemment acquise par le musée. Barbara MUNDT “Julius Lessing und Justus Brinckmann”, Jahrbuch des Museums für Kunst und Gewerbe Hamburg, 1955, p. 97-102. Sur l‘attitude de Brinckmann envers la photographie au Museum für Kunst und Gewerbe, cf. Claudia PHILIPP, “Die Geschichte der Photographie im Museum für Kunst und Gewerbe Hamburg”, Photographische Perspektiven aus den Zwanziger Jahren, Hambourg, 1994, p. 16-17. Dès 1871, Brinckmann envoya des vues de Venise pour la collection du Museum et il poursuivit activement une collection de reproductions de photographies avant de commencer à acquérir des images pour leur valeur historique. D’autres musées consacrés aux arts industriels, entre autres le South Kensington Museum, l’Union des arts décoratifs à Paris et le musée Alexander von Minutoli à Liegnitz avaient déjà des collections photographiques bien établies. 16.. Fritz KEMPE, “Die Daguerreotypen des Museums für Kunst und Gewerbe, Hamburg”, in Bodo von DEWITZ, Fritz KEMPE, Daguerreotypen-Ambrotypen und Bilder anderer Verfahren aus der Frühzeit der Photographie, Hambourg, Museum für Kunst und Gewerbe, 1983, p. 9-19.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 56

17.. On peut trouver une brève biographie de Lehrs (1855-1938) dans l’introduction de Hyatt MAYOR à : Max LEHRS, Late Gothic Engravings of Germany and the Netherlands, New York, Dover, 1969. Sur la collection de Lehrs au département des gravures du musée de Dresde, cf. Jurgen RICHTER (éd.), Museen, Kupferstick-Kabinett Dresden, Dresden, 1992, p. 104 ; M. LEHRS, “Daguerreotypen”, Zeitschrift für Bildende Kunst, 1917, p. 181. 18.. Ibid., p. 181-196. Lehrs publia une seconde évaluation des daguerréotypes en 1917, inspirée par une publication de Weimar dans laquelle il évoquait ses propres démarches auprès des familles et des antiquaires de Dresde pour le musée de Dresde et se plaignait des fréquentes destructions de ces liens fascinants avec le passé. Cet essai est reproduit dans son: Gesammeltes, Freiburg-en-Brisgau, Urban Verlag, 1924. 19.. Nadar correspondit avec Élisée Reclus à l’époque de la publication de Quand j’étais photographe et dit qu’il avait de ses nouvelles par son frère Élie. Cf. Élisée Reclus à Nadar, courrier du 18 février 1900, reproduit sur www.http://krop.free.fr/Reclus-corr-TIII.htm. Sur Nadar et la famille Reclus, cf. Catherine de LORENZO, “The Composite Enigma of Nadar”, History of Photography, automne 2003, p. 205-221. 20.. Élie RECLUS, Les Primitifs. Études d’ethnologie comparée, Paris, Librairie Reinwald, 1903. 21.. Henri FOCILLON, “Introduction”, Institut international de coopération intellectuelle, Arts populaires - Travaux artistiques et scientifiques du premier Congrès international des arts populaires, Prague, 1928, p.viii-ix. 22.. La meilleure étude des débuts de l’histoire des collections d’art populaire en Amérique est due à Virginia Tuttle CLAYTON, Elizabeth STILLINGER, Erika DON, Deborah CHOTNER, Drawing on America’s Past. Folk Art, Modernism, and the Index of American Design, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2002. Sur Hamilton Easter Field qui emplit d’objets populaires Ogunquit, sa colonie d’art du Maine, cf. Doreen BOLGER, “Hamilton Easter Field and his contribution to American Modernism”, American Art Journal, vol. XX, n° 2, 1988, p. 78-107. Edith Halpert, fondatrice de la Downtown Gallery, commença aussi à acheter et vendre de l’art populaire dans les années 1920 et devint la conseillère d’ Electra Havemayer pour sa collection, aujourd’hui au Shelburne Museum. Henry JOYCE, “Electra Havemayer Webb and Edith Gregor Halpert. A collaboration in folk art collecting, 1950-1960”, Magazine Antiques, janvier 2003, p. 184-191. 23.. Holger CAHILL, American Folk Art. The Art of the Common Man in America, 1750-1900, New York, Museum of Modern Art, 1932, p. 3. 24.. Elizabeth V. Warren déclare dans un catalogue en 1986 que pour la première fois les photographies étaient intégrées comme forme d’art populaire. Cependant, elle continuait à prétendre que tout photographe amateur n’est pas forcément un artiste, qu’il lui faut posséder des qualités esthétiques : “composition, plan, vision d’ensemble et maîtrise de ce moyen d’expression - le tout devant être présent dans une oeuvre d’art populaire réussie. De plus, le photographe, comme tout artiste populaire, fait partie de la communauté, au sens large, qu’il enregistre : contrairement à beaucoup de bons artistes, il partage, avec ses modèles, les mêmes valeurs sociales et la même éthique” Robert BISHOP, “Introduction. Between Two Wars”, in Jean LIPMAN, Elizabeth V. WARREN, Robert BISHOP, Young America. A Folk-Art History, New York, Museum of American Folk Art, 1986, p. 11. Les difficultés de Warren à faire la distinction entre preneurs d’instantanés et “bons” artistes montrent certaines faiblesses dans l’élaboration d’une théorie générale de l’art populaire, en tant que catégorie esthétique indépendante. Il est clair qu’il faut approfondir les origines de cette catégorie dans l’Europe occidentale en cours d’industrialisation ; la création du mythe de l’artiste qui serait en marge de la culture urbaine et technologique et l’histoire des collections d’art populaire (d’abord dans les musées d’art et

Études photographiques, 16 | Mai 2005 57

traditions populaires d’Europe, et, pour l’art populaire américain, dans les collections privées formées après la première guerre mondiale). 25.. Claudia Putz note la première utilisation du mot kitsch dans les écrits de Gustav Pazaurek, directeur du Landes-Museum de Stuttgart. Claudia PUTZ, Kitsch-Phänomenologie eines Dynamischer Kulturprinzips, Bochum, Universitats Verlag Dr. Norbert Brockmeyer, 1994, p. 9. En 1912, G. PAZAUREK publie Guter und schlechter Geschmack im Kunstgewerbe où il déplorait le nivellement du goût et le non-respect des matières et du travail artisanal, estampillé ”kitsch” et reproduit à de nombreux exemplaires, comme cette chope de bière en forme de tête de Bismarck, des cartes postales de scènes de voyages utilisées en montages sur des objets-souvenirs (chaussures ou coquillages) et un portrait photo du comte von Zeppelin en habit de soirée. Il remarquait l’utilisation des objets kitsch pour promouvoir patriotisme, foi religieuse, voyages, célébrités et, sous sa forme publicitaire, la consommation. Les images commerciales photographiques apparurent dans beaucoup de ses illustrations mais Pazturek n’étudia pas le rôle du medium dans la fabrication des objets kitsch. 26.. Le morcellement contraire à la logique et les distorsions ont fait partie du vocabulaire formel du comique pendant des siècles et en ce qui concerne la photographie, ils étaient apparus en premier dans des montages comiques comme la carte de visite de Disdéri montrant les jambes de danseuses de l’Opéra et les portraits-charges et albums amateurs. Clément Chéroux a retracé la filiation depuis les montages de photographies comiques d’amateurs jusqu’à leur re-création par l’avant-garde au XXe siècle, sans s’attaquer à de possibles changements plus vastes dans la façon de regarder qui auraient pu permettre aux surréalistes d’envisager la photographie comme un objet étranger. Cf. Cl. CHÉROUX, “Les discours de l’origine. À propos du photogramme et du photo-montage”, Études photographiques, n° 14, janvier 2004, p. 35-61. 27.. Georges BATAILLE, “Figure Humaine”, Documents, septembre 1929, p. 194. 28.. Avec ses amis Tristan Tzara et Max Ernst, Paul ÉLUARD s’est intéressé aux photographies commerciales dès 1921, quand il écrit un poème sur une séance de pose dans “Les Nécessités de la Vie et les Conséquences des Rêves”, OEuvres poétiques, Paris, 1986, vol. I, p. 123. Dans ses lettres à Gala, il décrit son amusement en prenant des photographies dans un photomaton en 1928. En 1929, il entama une correspondance intensive avec elle à propos des cartes postales qu’ils collectionnaient tous les deux. Sur les albums de cartes postales d’Eluard, maintenant au musée de la Poste à Paris, cf. Regards très particuliers sur la carte postale, Paris, musée de la Poste, 1992. Sur les surréalistes et les cartes postales, cf. Florian BRITSCH, Peter WEISS, Le Avangardie Artistiche e la Cartolina Postale, Florence, Cantini Editore, 1989, p. 33 sq. Quelques-unes des cartes postales érotiques d’Eluard sont reproduites in Robert D. VALETTE, Éluard, livre d’identité, Vevey, Claude Tchou éd., 1967, p.94-95. 29.. Sur George, cf. Matthew AFFRON, “Waldemar George, A Parisian Art Critic on Modernism and Fascism”, in M. AFFRON, Mark ANTLIFF (éd.), Fascist Visions. Art and Ideology in France and Italy, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1997, p. 171-204. George a peut-être étudié l’histoire de l’art à Vienne, parce que, dans son étude sur les dessins français de David à Cézanne, il montre une grande connaissance des historiens de l’art allemands et viennois comme Riegl, Wölfflin, Justus Brinckmann et Semper. 30.. Waldemar GEORGE , “Photographie. Vision du Monde”, Arts et Métiers graphiques, 15 mars 1930, p. 8-12. La longue dissection des écrits de Baudelaire sur la photographie, est à ma connaissance, la plus ancienne recherche sur cet aspect des oeuvres de ce poète du Second Empire. 31.. Ibid., p. 7, 12. 32.. Ibid., p. 12.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 58

33.. W. GEORGE, La Grande Peinture contemporaine à la collection Paul Guillaume, Paris, éd. des ‘Arts à Paris’, 1929. 34.. Voir l’excellente traduction de ce texte par André GUNTHERT, in Études photographiques, n° 1, novembre 1996, p. 6-36. Gunthert remonte aux sources de l’article de Benjamin dans les ouvrages de photographie ancienne et contemporaine, publiés en allemand depuis la fin des années 1920, comme Aus der Fruhzeit der Photographie, 1840-1870 de Bossert et Gutmann, ou la monographie de l’historien de l’art Heinrich Schwarz, David Octavius Hill, der Meister der Photographie (1931). Comme Gunthert le note à juste titre, Benjamin utilisa ce qu’il pensait être un portrait commercial du daguerréotypiste Karl Dauthendey et de sa femme, comme prétexte pour étudier le pouvoir de la photographie de révéler la vérité spirituelle, au travers de l’enregistrement inconscient de détails (“une valeur magique”) presque imperceptibles (p. 11, note 16). Plus loin dans le texte, Benjamin appelle cela “l’aura du réel”. 35.. Ibid., p. 29. Benjamin, dans ces lectures des portraits commerciaux du XIXe siècle, peut être comparé à Siegfried Kracauer dont l’essai, “Photographie”, publié en 1927 dans le Frankfurter Zeitung, s’ouvre sur deux exemples de photographies banales - le portrait d’une star du cinéma et le portrait d’une grand-mère. Kracauer utilise ces exemples comme introductions à sa préoccupation première : comment la technologie de la photographie casse les liens entre le fond et la forme et est “issu du mode de production capitaliste”. 36.. Sur les débuts de la carrière de Freund, cf. Gisèle FREUND, Mémoire de l’oeil, Paris, Seuil, 1977, et : id., Le Monde et ma caméra, Paris, Denoël, 1970. 37.. Elias n’avait pratiquement rien publié à l’époque où il rencontra Freund. Il fuit Francfort en mars 1933 pour la Suisse, à la recherche d’un poste universitaire avant de s’installer à Paris. À Paris, il ouvrit une petite fabrique de jouet et écrivit un article, ”Kitschstil und Kitschzeitalter”, qui fut publié dans Sammlung en janvier 1935 et cité par Freund dans son doctorat. En 1935, il quitte Paris pour Londres. Sur les début de la carrière d’Elias, cf. Norbert ELIAS, Reflections on a Life, Cambridge, UK, Polity Press, 1994. e 38.. G. Freund, La Photographie en France au XIX siècle. Essai de sociologie et d’esthétique, Paris, Maison des Amis du livre, 1936, p. 4. 39.. Ibid., p. 3-4. 40.. Ibid., p. 144.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 59

Le rayogramme au service de la révolution Photographie surréaliste et occultisme

Michel Poivert

NOTE DE L’ÉDITEUR

Michel Poivert est maître de conférences à l’université Paris I/Panthéon-Sorbonne. Il a publié La Photographie contemporaine aux éditions Flammarion en 2002.

1 Les travaux menés sur le terrain d’une histoire culturelle de la photographie ont récemment fait une place importante à l’iconographie de l’occulte1 et, depuis quelques années déjà, à l’iconographie scientifique. Les productions vernaculaires – qu’elles aient été celles de professionnels de la voyance, des amateurs mêlant récréations photographiques et expériences spirites d’un côté, ou bien celles de scientifiques passionnés par un usage probatoire de l’enregistrement photographique de l’autre – ont désormais acquis le statut d’un corpus original diffusé dès la fin du XIXe siècle. S’il est bien difficile de mesurer, à côté des usages, l’existence d’un “public” pour ces images, et partant, d’apprécier leur réception (qui n’a peut-être d’égale que l’intérêt que nous leur portons aujourd’hui), on peut cependant s’interroger sur les effets d’une imagerie aussi singulière dans le domaine artistique. Traces lumineuses, effluves riches en lignes expressives, opalescences aux densités suggestives, l’iconographie des photographies fluidiques (les plus significatives d’un nouveau répertoire formel) comme des résultats d’observations effectuées à l’aide d’appareillages en tout genre (microphotographie, radiographie, etc.) semble parfois trouver un écho dans les expérimentations artistiques des avant-gardes, et notamment dans les productions abstraites des praticiens du photogramme dont Man Ray fut le grand représentant dans le cadre du surréalisme2. Ce n’est pas seulement parce que les expériences artistiques de la photographie surréaliste entretiennent une analogie formelle avec ces images spirites ou scientifiques que l’on est amené à conclure à un effet de passage d’une culture des usages à une culture spéculative d’avant-garde. C’est aussi qu’à ses débuts,

Études photographiques, 16 | Mai 2005 60

le surréalisme entretient une relation particulière avec l’occultisme, comme il entretiendra, un peu plus tard, une relation singulière avec les sciences exactes : l’une puis l’autre forment pour la pensée surréaliste des modèles révolutionnaires. Nous nous intéresserons plus précisément ici au cas de la réception des photogrammes de Man Ray, qui suscitent aux premières heures du surréalisme, et de manière presque systématique, la référence au surnaturel. Ce jeu de correspondances entre occultisme et photographie surréaliste peut s’expliquer par une détermination d’ordre stratégique autant qu’esthétique : les animateurs du mouvement d’avant-garde ressentent le besoin de produire une image emblématique des notions abstraites, véritables métaphores visuelles, auxquelles ils confient alors le destin esthétique de leur programme. Et parmi celles-ci, l’automatisme s’affirme comme la plus déterminante d’un nouveau modèle d’inspiration qui trouve dans la culture occultiste un premier lieu d’inscription culturelle.

2 Rappelons que le concept clé qui émerge dès 1919 dans le cadre du surréalisme naissant est celui d'automatisme psychique pur, auquel André Breton donnera le statut de définition même du surréalisme dans son manifeste de 19243. Centré sur la question de l'écriture et du récit – mais aussi, bien sûr, du dessin –, l'automatisme ne donnera toutefois pas lieu à une théorie de la représentation, et la notion même d'automatisme psychique reste incertaine4. Il est toutefois intéressant d'observer que la photographie, grâce à l'instantanéité de l'enregistrement, est la pratique la plus imprégnée de cette notion d'automatisme au début du siècle. C'est donc auréolée d'automatisme que la photographie croise le chemin du surréalisme au début des années 1920. Elle va alors rapidement combler le “déficit” d’image dont souffre une notion fort abstraite. Et même si l'instantané photographique est une question photographiquement réglée depuis la fin du XIXe siècle, le caractère révolutionnaire de sa production n'est pas éteint : l'automatisme de l'instantané photographique est encore paré du prestige d'une invention scientifique et populaire, mais aussi du mystère des manifestations de l’âme5. 3 L'instantanéité, appliquée à la physique du mouvement (chronophotographie), a permis de révéler des scènes invisibles à l'œil nu parce que trop rapides pour l'enregistrement rétinien. La vulgarisation de l'imagerie scientifique rencontre la culture occultiste qui voit dans l'enregistrement photographique de l'invisible la validation scientifique des phénomènes paranormaux6. Réciproquement, les scientifiques (tels Charles Richet, Albert de Rochas...) s'intéressent aux phénomènes spirites au point de créer à la Sorbonne, en 1922, une commission chargée de constater la présence des ectoplasmes7 ! Le phénomène peut sembler anecdotique, mais il faut rappeler que l'occultisme, et la magie en particulier, sont intégrés au champ scientifique et intellectuel depuis le début du siècle par le biais de l'ethnologie naissante8. L'automaticité de la photographie, combinée à cette révélation de l'invisible, forme donc une figure rhétorique parfaite pour décrire le processus de création dont rêvent les surréalistes, et que l'écriture automatique met en place à la fin des années 1910. Ceci explique l'usage métaphorique de la photographie dans le discours théorique des surréalistes. Elle incarne alors l'opération d'enregistrement et de projection de la pensée. Les photogrammes de Man Ray présentent en outre une photographie sans intermédiaire technique : une pure opération de l'esprit. 4 La tentative de construction conceptuelle de l'automatisme psychique par André Breton s'inscrit dans une voie bien particulière : le choix de la culture médiumnique

Études photographiques, 16 | Mai 2005 61

comme modèle révolutionnaire. On peut dès lors observer, à travers la réception des œuvres de Man Ray, comment la photographie contribue à établir la notion d'automatisme comme processus de création, et comment elle accompagne, tout au long des années 1920, le médiumnisme comme combat contre « le règne de la logique9 ». Observer donc, comment, sous le flot des métaphores, gît effectivement une croyance en la nature mystérieuse des représentations. 5 On sait la fascination qu'exercent les médiums et les voyantes sur André Breton10, voyantes auxquelles il adresse une véritable lettre d'admiration en 1925 dans La Révolution surréaliste11. Mais c'est dès le premier Manifeste du surréalisme qu'il regrette l'écart auquel est tenue, dans notre société, la culture de l'irrationnel : « Sous couleur de civilisation, sous prétexte de progrès, on est parvenu à bannir de l'esprit tout ce qui se peut taxer à tort ou à raison de superstition, de chimère12 », écrit-il avant de livrer « les secrets de l'art magique surréaliste13 ». Et c'est dans le Second Manifeste, quand il demande « l'occultation profonde, véritable du surréalisme », qu'il développe son intérêt pour l'occultisme14. Breton évoque alors des expériences de « transmission de pensée » et souligne leur caractère récréatif qui n'en diminue pas la portée. Il raccorde ENSUITE CES RÉflexions à l'hommage qu'il rendit avec Aragon aux « femmes hystériques » en publiant les photographies de la Salpêtrière15, et révèle ainsi la seconde source majeure du principe automatique : la psychiatrie de la seconde moitié du XIXe siècle. Mieux étudié, l'ascendant des théories médicales sur le surréalisme de Breton ne sera pas développé ici16, mais il faut noter toutefois que psychiatrie et médiumnisme se trouvent combinés, non seulement dans l'établissement du principe de l'automatisme psychique mais aussi, plus largement, dans le principe révolutionnaire du surréalisme : folie et occultisme sont deux facteurs culturels qui s'opposent à la raison positiviste contre laquelle Breton est en guerre. Mais c'est sans conteste le modèle médiumnique, qui « donne à l'automatisme, en tant qu'impulsion inconsciente, ses lettres de noblesse dans l'ordre du merveilleux17 ». Cet automatisme, nourri à la source de la culture occultiste, hérite ainsi des expériences menées par les médiums, au rang desquelles figure la photographie. Il n'est alors pas du tout étonnant de voir apparaître la photographie dans le discours théorique des surréalistes dès le début des années 1920 : c'est elle qui peut permettre, aux côtés d'autres machines d'enregistrement prisées dans les milieux occultistes (radiographie, galvanomètres, etc.) de penser l'automatisme comme enregistrement de l'impulsion inconsciente. Tout est donc en place aux débuts des expériences surréalistes pour que la photographie devienne la métaphore structurelle de l'automatisme. 6 C'est en 1921 que Breton rédige la célèbre phrase : « L'écriture automatique apparue à la fin du XIXe siècle est une véritable photographie de la pensée 18. » Il est tout à fait intéressant de remarquer qu'une telle expression apparaît sous la plume de Lewis Carroll dans son essai intitulé "Photography extraordinary", précisément à propos d'une pratique qui sera très à la mode dans la photographie transcendantale au tournant du siècle, et qui consistait à enregistrer la pensée d'une personne sur du papier sensibilisé19. Cette analogie entre écriture automatique et photographie n'est donc pas une simple métaphore, elle va en outre habiter l'esprit de Breton de longues années et sera reprise en 1933 dans son article majeur sur la pensée médiumnique, "Le message automatique20". L'enjeu théorique de l'analogie photographie-écriture coïncide avec l'effort produit par Breton pour articuler deux expériences fondamentales des débuts du surréalisme : l'écriture automatique, dès 1919 avec Les

Études photographiques, 16 | Mai 2005 62

Champs magnétiques, et les séances de sommeils hypnotiques de 1922. Entre les deux, Breton se lance dans les récits de rêves (1921), mais ces récits, comme l'écriture automatique – « cette dictée magique » –, ne satisfont pas sa recherche d'une création déjouant totalement la raison21. Seules les séances de sommeils libèrent d'une manière expérimentale l'esprit des poètes : ce sera la "troisième voie", l'issue des recherches sur l'automatisme psychique. Et c'est précisément cette troisième voie qui emprunte à la culture médiumnique ses principes et ses rituels. L'initiation "spirite" reçue par Crevel grâce à « une dame D. », qui avait décelé en lui des qualités "médiumniques", va donc occuper le cercle de Breton22. On comprend ainsi que la métaphore photographie- écriture automatique intervient au moment où Breton travaille à élaborer le principe automatique dans le cadre d'expérimentations médiumniques. 7 Un article de Max Morise témoigne de cette articulation entre culture occultiste et photographie surréaliste23. Louant à son tour les médiums24, Morise réclame une plastique surréaliste équivalente à l'écriture automatique. Il évoque alors la figure de Man Ray, présenté tel un "alchimiste", qui, lors de la réalisation des rayogrammes, « d'objets de première nécessité fait, à l'aide du papier sensible, des objets de dernier luxe25 ». Transformateur des objets familiers en or, Man Ray est aussi quelqu'un qui pense sa production photographique sur le modèle de l'écriture, « [...] j'essaie de rendre ma photographie automatique, affirme-t-il, de me servir de mon appareil comme d'une machine à écrire26. » On voit donc bien que la métaphore analogique photographie- écriture s'élabore lors de la construction du concept d'automatisme et au sein même d'un discours empreint d'occultisme. Et, par ailleurs, que la métaphore fonctionne dans les deux sens : poètes et photographes usent d'une analogie probable entre photographie et écriture. Le meilleur témoignage de cet ajustement des imaginaires photographique et poétique sous le sceau de l'automatisme est le titre que Man Ray choisit pour son premier recueil de photogrammes, et qui fait explicitement référence aux Champs magnétiques : Champs délicieux (1922). 8 Pour Aragon, reprenant la notion de « photographie de la pensée », les photogrammes de Man Ray ne relèvent plus d'une pratique photographique. Il s'agit, selon lui, d'une « opération philosophique27 ». Pure mécanique de la pensée, la création des rayogrammes relève également du « miracle » pour Georges Ribemont-Dessaignes. Dans un article publié en 192528, l'auteur file une métaphore physique, parlant de champs de gravitation (qui là encore rappellent l'imaginaire scientifique des Champs magnétiques), et de désintégration de la matière par la lumière, qui caractérisent le travail photographique de Man Ray. Mais c'est moins en savant qu'en « mage » qu'il voit Man Ray : « C'est vous, clients du miracle, qui pouvez vous satisfaire, car Man Ray fait mieux que Lourdes ou le fakir hindou29. » Le singulier mélange de références scientifiques et « mystiques », Man Ray l'encouragera lui-même, dans son texte de 1933 intitulé "L'âge de la lumière30". Ce rapport qui s'établit entre le caractère magique et scientifique des photogrammes se retrouve parfaitement dans la réception critique des Champs délicieux. Cocteau adresse ainsi une "Lettre ouverte à M. Man Ray, photographe américain31", qui tourne à la confidence médicale, et lie le plaisir ressenti face aux images au danger maléfique des radiographies qu'il subit alors : « Je viens d'être malade. Or on me soignait aux rayons X. Les rayons X c'est le diable. » Science et croyance mystique se mêlent à nouveau dans la réception des photogrammes de Man Ray.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 63

9 On sait à quel point les premières images radiographiques ont fasciné la conscience populaire32, et incarnent encore aujourd'hui le paradigme de l'imagerie scientifique. L'histoire de la photographie a souvent noté l'analogie formelle entre photogramme et imagerie Röntgen, prenant ainsi appui sur la démonstration iconographique proposée par Lázló Moholy Nagy en 1927 dans Malerei, Fotografie, Film, où se succèdent photographies astronomiques, photographies d'éclairs, radiographies de mains et d'animaux pour aboutir à ses propres photogrammes33. Mais on peut aussi préciser le rapport étroit entre photogramme et radiographie avec les résultats obtenus par le docteur Villard dans ses expériences menées à Paris en 1899, et qui avaient notamment pour but d'obtenir des radiographies positives34. L'usage d'objets tels que pinces et roues dentées pour la démonstration montre une image finale qui s'apparente beaucoup à celles des Champs délicieux. Mais au-delà de la parenté formelle, on sait aussi la fortune que connut la radiographie dans la pratique photographique des médiums, et tout ce que cette empreinte de l'invisible dévoile de mystères. La révélation du sens caché, et de l'intériorité des êtres par le biais de l'empreinte, n'a cessé de fasciner les surréalistes, comme en témoignent "Les révélations psychiques de la main" dans Minotaure, présentant des empreintes de mains d'artistes du groupe ainsi que d'autres personnalités35. Ou bien encore dans la pratique de la décalcomanie, telle que la développe Oscar Dominguez sur le principe du test de Rorschach, élaboré en 1921, et dont Breton donne la recette toujours dans Minotaure36. On comprend ainsi l'importance que les surréalistes accordent aux photogrammes : leur nature éminemment concrète d'empreinte s'accorde à une révélation de l'intériorité. 10 Presque dix ans après les Champs délicieux, la réalisation du recueil de photogrammes intitulé Électricité est l'occasion de développer encore cet imaginaire commun à la science et à la croyance37. Dans le texte signé Pierre Bost qui accompagne les images, l'allégorie de la magie combine photographie et électricité. « "Presser le bouton" est devenu le geste magique des contes modernes et futurs », affirme l'auteur, assimilant l'électricité à une déesse à laquelle la photographie viendrait rendre hommage. L'électricité conserve sa puissance de phénomène naturel que physiciens et mathématiciens, ces "prêtres-ingénieurs", tentent d'expliquer. Man Ray est quant à lui assimilé au « sorcier [qui] a réussi, avec l'appareil le plus fidèle au concret que les hommes aient inventé, à donner des images non pas ressemblantes mais vraies de ce qui est au monde de plus abstrait [...] Approcher fantômes... [...] Man Ray a saisi l'invisible38 ». Invisible et abstraite, l'électricité se trouve dans le photogramme représentée par la force concrète des empreintes. Comme chez Aragon, il ne s'agit plus ici de photographie dans l'esprit de Bost, « c'est l'objet, saisi directement, qui devient ici objectif », mais cette objectivation ne se départit pas du mystère, c'est bien « une image de l'invisible » que l'on demande à Man Ray, et, insiste Bost :« J'appelais Man Ray un sorcier ? Je ne m'en dédis pas. » René Zuber, quelques années plus tard dans Arts et Métiers graphiques, se souvient des premiers photogrammes de Man Ray, en soulignant encore l'étrangeté des images : « On se souvient de cette première apparition de spectres, d'ombres blanches, de compositions mystérieuses39...» 11 Au début des années 1930, la réception des photogrammes de Man Ray conserve donc cette propension à voir des apparitions, des abstractions et à comparer l'artiste tantôt à un savant tantôt à un mage. La seule mention que fait alors Breton d'une image surgie automatiquement de l'esprit prend alors l'allure d'un diagnostic cérébral : « Il me paraît certain que des images visuelles ou tactiles (primitives, comme la représentation

Études photographiques, 16 | Mai 2005 64

de la blancheur ou de l'élasticité sans intervention préalable, ni concomitante ou même subséquente de mots qui les expriment ou en dérivent) se donnent libre cours dans la région, de superficie inévaluable, qui s'étend entre la conscience et l'inconscience40. » L'hypothèse d'une production d'images localisée dans le cerveau, sous la forme d'une pure abstraction, tente d'expliquer le mécanisme même de l'automatisme psychique pur. Et c'est l'année suivante, en 1934 dans "La beauté sera convulsive", que Breton livre à nouveau une analogie entre photographie et écriture, mais cette fois-ci sous la forme d'un cliché : L'image, telle qu'elle se produit dans l'écriture automatique41. Se proposant comme une forme blanche étoilée sur fond noir, elle use des mêmes principes plastiques que le photogramme, mais l'image n'est pas sans rappeler l'iconographie issue des théories de Baraduc sur le fluidisme42 et d'Albert de Rochas sur le rôle de l'électricité dans l'activité du cerveau. L'abstraction de la blancheur et de l'élasticité traduit donc ces images produites par le cerveau sous forme d'"étincelles" électriques dont Breton avait décrit le processus dans le premier Manifeste à propos des images littéraires nées de la libre association : « C'est du rapprochement en quelque sorte fortuit de deux termes qu'a jailli une lumière particulière, lumière de l'image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensible. La valeur de l'image dépend de la beauté de l'étincelle obtenue ; elle est, par conséquent, fonction de la différence de potentiel entre les deux conducteurs43...» L'explication avancée par Breton dans la production d'images automatiques doit plus à la neurologie qu'aux pratiques occultistes. Cette orientation scientifique du discours surréaliste est au cœur des propos tenus dans "Le message automatique". 12 La contribution de Man Ray à l'illustration de l'article de Breton se résume à des photographies de boules de cristal de voyantes, disposées latéralement par rapport au titre et à l'aplomb d'une autre illustration de première page : un lavis de Victor Hugo, datant de ses expériences médiumniques à Jersey. Malgré l'hommage que Breton semble rendre à l'expérience occultiste d'Hugo, il critique alors les dérives mystiques44. En effet, dans le même article, Breton précise l'expérience médiumnique et son importance dans la construction d'un art automatique, mais surtout en définit les limites pour proposer une nouvelle voie, celle de la psychologie expérimentale et de la psychanalyse. Dans cette démonstration, la photographie apparaît toujours de manière métaphorique en rapport avec l'écriture automatique. La photographie semble pleine encore d'une connotation mystique, mais quand Breton parle désormais de « révélation », il joue sur l'ambiguïté du terme et pense à l'opération chimique autant qu'au phénomène mystique. Breton évoque alors le « retour aux principes », il faut désormais, écrit-il, « travailler systématiquement et sans délire à ce que la distinction entre subjectif et objectif perde de sa valeur45 », mettant ainsi en avant ce qui est le fondement même des pratiques automatiques : le passage du sujet à l'objet. Cette opération d'objectivation qui reposait sur le modèle médiumnique semble désormais ressortir d'une démarche scientifique. Man Ray, l'année suivante, réalise la série des objets mathématiques46. Ces images servent en 1936 à l'illustration d'un article qui marque définitivement l'engagement de Breton sur la voie du modèle scientifique : "Crise de l'objet47". L'irrationnel n'est plus l'unique arme contre la raison, c'est désormais le rationalisme ouvert, c'est-à-dire celui des sciences contemporaines dégagées du modèle positiviste, qui s'offre comme modèle révolutionnaire48. La formidable « fiction théorique » que fut l'automatisme psychique pur aura toutefois trouvé dans la photographie, au-delà même d'une structure métaphorique, la réalité

Études photographiques, 16 | Mai 2005 65

d'images capables de concentrer l'ambivalence d'une culture médiumnique et scientifique.

NOTES

1. Sur photographie et occultisme, voir Im Reich der Phantome – Fotografie des Unsichtbaren, Cantz, 1997, cat. exp., Mönchengladbach, Krems, Winterthur, dir. Andreas FISCHER, Viet LOERS et Clément CHÉROUX ; le présent article a été publié dans cette édition sous une forme quelque peu différente. On renverra pour une étude plus récente au catalogue de l’exposition “Le Troisième Œil. La photographie et l’occulte”, cat. exp., Paris, New York, Gallimard, 2004, dir. C. CHÉROUX et A. FISCHER. Parmi les nombreuses études sur photographie et science, on nous permettra de renvoyer au catalogue de l’exposition L’Utopie photographique. Regard sur les collections de la Société française de photographie, Paris, Le Point du Jour, 2004. 2. Pour la question générale des relations entre récréations photographiques et avant-garde, on renverra à la thèse de C. CHÉROUX, Une généalogie des formes récréatives en photographie (1890-1940), Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 2004. 3. André BRETON, "Manifeste du surréalisme (1924)", in Manifestes du surréalisme, Gallimard, coll. Folio-Essais, 1996, p. 36. 4. Françoise W ILL-LEVAILLANT parle même de « fiction théorique », cf. "L'analyse des dessins d'aliénés et de médiums en France avant le surréalisme – contribution à l'étude des sources de l'automatisme dans l'esthétique du XXe siècle", Revue de l'art, n° 50, 1980, p. 24-39 ; et du même auteur, "Signes de l'automatisme graphique : psychopathologie ou surréalisme", "Expression et signes” Psychologie médicale, 1981, 13, 9, p. 1421-1427. 5. Cf. André GUNTHERT, La Révolution de la photographie instantanée, Bibliothèque nationale de France/Société française de photographie, 1996. 6. Cf. La Photographie transcendantale, Paris, Librairie nationale, s. d. 7. Henry DECHARBOGNE, "Spiritisme", Larousse mensuel, n° 226, déc. 1925, p. 988-989. 8. Marcel M AUSS, “Esquisse d'une théorie générale de la magie” (1902), in Sociologie et Anthropologie, Paris, Puf, 1950, p. 283-310. 9. A. BRETON, op. cit., p. 19. 10. Cf. J. PIERRE, André Breton et la peinture, L'Âge d'homme, Lausanne, 1987, "Surréalisme et occultisme", p. 276-284. 11. A. BRETON, "Lettre aux voyantes", La Révolution surréaliste, oct. 1925 : « Les moins difficiles d'entre vous seraient en droit de faire valoir sur nous leur supériorité, nous la tiendrons pour la seule indéniable. » 12. Id., "Manifeste du surréalisme", op. cit., p. 20. 13. Ibid., p. 41. 14. Id., "Second manifeste du surréalisme", in Manifestes du surréalisme, op. cit., p. 128-129 : « Il y aurait tout intérêt à ce que nous poussions une reconnaissance sérieuse du côté de ces sciences à divers égards complètement décriées que sont l'astrologie, entre toutes les anciennes, la métapsychique (spécialement en ce qui concerne l'étude de la cryptesthésie) parmi les modernes. » 15. A. BRETON, Louis ARAGON, "Centenaire de l'hystérie", La Révolution surréaliste, n° 11, 15 mars 1928, p. 20-22.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 66

16. À ce sujet, voir les travaux de F. WILL Levaillant, note n° 2. 17. F. WILL LEVAILLANT, art. cit., La Revue de l'art, p. 36. 18. A. BRETON, préface au catalogue Max Ernst, Librairie Sans Pareil, 1921, repris dans Les Pas perdus, Paris, NRF, 1924. 19. Cf. P. EDWARDS, Littérature et photographie, la tradition de l'imaginaire (1839-1939), thèse de doctorat, Université de Paris XII, 1996, exemplaire dactylographié, p. 376, note 14. 20. A. BRETON, "Le message automatique", Minotaure, n° 3-4, 1933, p. 56 : « Tout est écrit que la page blanche, et ce sont de bien inutiles manières que font les écrivains pour quelques choses comme une révélation et un développement photographiques. » 21. Id., "ENTRÉE DES MÉDIUMS", Littérature, 1ER nov. 1922, p. 1-16. 22. Cf. M. BONNET, André Breton, Naissance de l'aventure surréaliste, Librairie José Corti, 1988, p. 262-269. 23. M. MORISE, "Les yeux enchantés", La Révolution surréaliste, n° 1, 1924, p. 26-27. 24. Ibid. : « Admirons les fous, les médiums qui trouvent moyen de fixer leurs plus fugitives visions, comme tend à le faire, à un titre un peu différent, l'homme adonné au surréalisme. » 25. Ibid. 26. Lettre à Katherine Dreier, 20 février 1921, cit. in J. H. M ARTIN, Man Ray, Ph. Sers-Centre Georges-Pompidou, 1981, p. 7. 27. L. ARAGON, La Peinture au défi, Paris, 1930, p. 25. 28. G. RIBEMONT-DESSAIGNES, "Man Ray", Les Feuilles libres, n° 40, mai-juin 1925, p. 267-269. 29. Ibid. 30. Man RAY, "L'âge de la lumière", Minotaure, n° 3-4, 1933, p. 1 : « De même que le savant qui, comme un simple prestidigitateur, manipule les nombreux phénomènes de la nature [...], le créateur, s'occupant de valeurs humaines, laisse filtrer les forces inconscientes...» 31. Jean COCTEAU, "Lettre ouverte à M. Man Ray, photographe américain", Les Feuilles libres, n° 26, avril-mai 1922, p. 134-135. 32. E.-N. S ANTINI rappelle la fortune populaire de l'imagerie Röntgen : « [...] dans cette découverte, ce ne sont pas tout d'abord les applications chirurgicales, les bienfaits humanitaires qui sont apparus, c'est, au contraire, le côté curieux, drôle, fantasmagorique, extraordinaire, de l'invention...», La Photographie à travers les corps opaques par les rayons électriques, cathodiques et de Röntgen, avec une étude sur les images photofulgurales, Paris, Ch. Mendel, s. d., p. 1-2. 33. Lázló MOHOLY-NAGY, Malerei Potografie Film, Bauhausücher série 1, 8, Munich, Albert Langen, 1925, éd. augmentée 1927, planches 63 à 69. 34. P. VILLARD, Le Rôle des diverses radiations en photographie, Paris, Gauthier-Villars, Paris, 1899. 35. L. WOLFF, "Les révélations psychiques de la main", Minotaure, n° 6, 1935, p. 38-44. 36. Coll., "D'une décalcomanie sans objets préconçus", Minotaure, n° 8, 1936, p. 24. 37. Man RAY, Électricité, dix rayogrammes de Man Ray et un texte de Pierre Bost, Compagnie générale d'électricité, Paris, 1931. 38. Ibid. 39. R. ZUBER, "Photogrammes", Arts et Métiers graphiques, n° 46, 1934-1935, p. 34-36. 40. A. BRETON, "Le message automatique", art. cit., (je souligne). 41. Id., "La beauté sera convulsive", Minotaure, n° 5, 1934, p. 9-15. 42. Cf. notamment H. BARRADUC, L'Âme humaine, ses mouvements, ses lumières, Paris, 1896. 43. A. BRETON, "Manifeste du surréalisme", op. cit., p. 49. 44. Id., "Le message automatique", art. cit., p. 61 : « Mais c'est incontestablement surtout dans l'écriture automatique que cette lamentable plaisanterie a suivi son cours dégradant, forte d'ailleurs de l'appui que lui a prêté la famille Hugo par l'histoire des "tables tournantes de Guernesey". » 45. Id., "Le message automatique", art. cit., p. 65.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 67

46. Cf. Isabelle FORTUNÉ, “Man Ray et les objets mathématiques”, Études photographiques, n° 6, mai 1999, p. 100-117. 47. A. BRETON, "Crise de l'objet", Cahiers d'art, n° 1-2, 1936, p. 21-26. 48. Cf. Michel POIVERT, “Politique de l’éclair, André Breton et la photographie”, Études photographiques, n° 7, avril 2000, p. 70-89.

AUTEUR

MICHEL POIVERT

Université Paris I

Études photographiques, 16 | Mai 2005 68

Portraits en pied... de nez L'introduction du modèle récréatif dans la photographie foraine

Clément Chéroux

NOTE DE L’ÉDITEUR

Clément Chéroux est historien de la photographie. Il souhaite remercier ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont aidé et orienté sa recherche : Jacqueline Christophe et Hervé Jézéquel du musée national des Arts et Traditions populaires, Esther Vuaroqueaux des Archives municipales de Neuilly-sur-Seine, François Cheval et Christian Passeri du musée Nicéphore-Niépce, Liza Daum de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, Chantal Soler de l'agence Rapho, le personnel des Archives de la préfecture de police de Paris, ainsi que Valérie Vignaux, Mette Kia Krabbe Meyer et Arno Gisinger. Il tient également à exprimer sa plus vive reconnaissance aux collectionneurs privés, Gérard Lévy et Christophe Gœury, en particulier, qui, en lui ouvrant les portes de leurs collections, ont permis que cet article existe.

1 Parmi les différents objets encombrant la table basse de la chambre de Clara Marcia, il y a « une photographie, représentant certainement Madame Marcia elle-même, mais d'au moins quarante ans plus jeune : c'est une frêle jeune fille, avec un gilet à pois et un bibi ; elle est au volant d'une fausse voiture – un de ces panneaux peints parfois percés de trous pour les têtes tels qu'en utilisaient les photographes de fêtes foraines – en compagnie de deux jeunes hommes portant des vestes blanches finement rayées et des canotiers1 ». Des photographies foraines, comme celle que décrit ainsi Georges Perec dans La Vie mode d'emploi, il en est quelques autres dans la littérature française du XXe siècle. Une semblable image, oubliée dans une baraque de photographie foraine, occupe de longs passages de L'Emploi du temps de Michel Butor 2. Avant-guerre, ces attractions photographiques avaient déjà inspiré quelques belles pages à Paul Morand ou à Pierre Mac Orlan, tandis que Jean Cocteau recommandait, dans le préambule de son Orphée, que ses décors rappellent « les aéroplanes ou navires trompe-l'œil chez les photographes forains »3. L'engouement des surréalistes pour les fêtes foraines est également connu. « Le soir, quand nous n'étions que trois ou quatre, raconte Maxime

Études photographiques, 16 | Mai 2005 69

Alexandre, nous allions parfois au Luna-Park, à la porte Maillot. Breton, d'ordinaire si grave et majestueux, s'y amusait follement et ne ratait aucune des nombreuses attractions de cette foire ouverte en permanence4. » Les stands de photographie ne firent pas exception et reçurent régulièrement la visite des surréalistes et de leurs amis. De ces excursions foraines, il subsiste aujourd'hui, conservés dans des collections publiques ou privées, près d'une trentaine de clichés représentant Breton en habit de clown, jouant avec Paul Éluard au mari infidèle ou survolant Paris, en compagnie de Robert Desnos, à bord d'un avion de carton (fig. 1, 23). Les études littéraires, qui, ces dernières années, se sont révélées si promptes à examiner les différentes modalités d'incursion du photographique dans le champ des belles lettres, se sont curieusement peu penchées sur cet intérêt des écrivains du XXe siècle pour la photographie foraine. Les historiens de la photographie, comme ceux des arts forains, ne se sont guère plus intéressés à cette catégorie particulière de portraits populaires5. Les rares analyses disponibles ont davantage étudié les photographes renommés qui avaient occasionnellement réalisé des reportages sur l'univers forain (Eugène Atget, Marcel Bovis, André Kertész et quelques autres) que la cohorte des anonymes travaillant quotidiennement en son sein6. Pour le dire autrement, la fête foraine semble avoir plus intéressé les historiens comme sujet d'illustration que comme lieu de production photographique.

2 Il faut dire que l'histoire de ces productions est particulièrement difficile à établir. Tout d'abord, parce que la photographie constitue, dans la hiérarchie foraine, une attraction mineure. À la différence du dompteur d'animaux, du montreur de phénomènes, ou de la diseuse de bonne aventure, le photographe ne fait quasiment jamais l'objet d'enquêtes journalistiques ; tout juste se contente-t-on de signaler sa présence, comme on le ferait du vendeur de ballons ou du marchand de friandises7. Mal considéré par les portraitistes professionnels, pour lesquels il représente une concurrence qui casse les prix, sabote le travail et discrédite la corporation tout entière, l'opérateur forain n'a guère, non plus, suscité l'intérêt de la presse photographique8. Il en résulte une très grande pénurie de la documentation sur le sujet. Les sources archivistiques sont tout aussi rares. Car, ambulants par nature, soumis à d'incessants déménagements, à des contraintes d'espace ou de poids, les forains ont peu conservé de témoignages écrits, ou de traces matérielles, de leur activité. Les quelques documents livrés par les archives municipales sont les demandes d'emplacement, les lettres de réclamation, ainsi que les diverses ordonnances ou décrets réglementant l'activité9. Mais ce sont là, dans l'ensemble, des informations comptables qui n'offrent de la profession qu'une perception statistique et juridique, nécessaire, mais non suffisante. Les sources photographiques sont également parcimonieuses. Car une fois le portrait remis au commanditaire, son négatif – si tant est qu'il y en ait eu un – était généralement détruit. L'un des avantages de l'emploi, par les forains, du ferrotype, c'est-à-dire d'un procédé de photographie directe sur plaque de métal, est, précisément, qu'il ne produisait pas de négatif10. À la différence d'autres domaines d'application du médium, comme la médecine ou l'architecture, il n'existe donc pas de fonds de photographies foraines permettant l'analyse précise de cette pratique. Reste les portraits eux-mêmes, ces sommaires images remises aux clients que quelques collectionneurs privés, ces dernières années, se sont évertués à réunir en des ensembles plus ou moins cohérents11. Mais, qu'on ne s'y trompe pas, l'analyse de ces corpus reconstitués, l'examen des images elles-mêmes, le recoupement des indications qui figurent parfois sur leur verso avec les rares autres sources documentaires disponibles n'offrent qu'une maigre

Études photographiques, 16 | Mai 2005 70

moisson d'informations. C'est donc avec la plus grande prudence que sont proposées les quelques réflexions et hypothèses qui vont suivre. Sur une chose, au moins, l'étude attentive des photographies foraines est édifiante : les portraits du XIXe siècle ne ressemblent en rien à ceux du XXe. Ceux qui posent dans la majorité des premiers sont graves et solennels. Le corps engoncé, ils se tiennent devant l'appareil comme ils le feraient devant un peloton. À l'inverse, la plupart des portraits forains du XXe siècle sont enjoués, les visages sont volontiers rieurs, les poses loufoques ou irrévérencieuses. Comment expliquer une telle différence ? C'est la question à laquelle se propose de répondre cet article. 3 L'histoire de la photographie foraine, dans ses premières années, se confond avec celle de la photographie ambulante. Dans les différents articles de presse qui, après 1839, font mention d'un photographe itinérant, il est difficile de déterminer avec précision s'il s'agit d'un opérateur indépendant, se greffant occasionnellement sur les foires, ou les fêtes, afin de profiter de la potentielle affluence de clientèle, ou s'il fait partie de la caravane foraine. Après 1850, la distinction est plus évidente. Il y a, d'une part, les photographes ambulants qui parcourent les villes, les campagnes et les lieux de villégiature, où ils exercent leur industrie « en plein vent12 ». Il y a, d'autre part, « les saltimbanques de la photographie13 », comme les désigne Ernest Lacan, qui sont issus du milieu forain et n'opèrent pas en dehors de ce contexte. Dans les descriptions, l'échoppe de ces derniers est désormais décrite comme n'importe quelle autre baraque foraine. Dans un article paru en 1858, dans La Lumière, La Gavinie décrit ainsi la fête de Montmartre : « La montagne est envahie par les buvettes et les cafés ambulants. Les boulevards, les places, se remplissent de badauds entourant les tourniquets, les jeux d'adresse ou de force, les balances, les quatre parties du monde, les chevaux de bois ou bien les bateleurs, les musiciens alsaciens, les hercules, les singes, M. Albus, M. Laroche, les marchands de gaufres, de sucres d'orge, les tirs à l'arc, etc., etc., etc. La photographie a aussi ses baraques au milieu des serpents à deux têtes, du cirque Bouthor et de la femme géante14. » Le commerce des portraits semble être devenu une activité foraine comme les autres. Certains forains gèrent d'ailleurs ce négoce à côté d'autres, plus classiques. En 1876, à la fête de Neuilly-sur-Seine, un certain Delavacquerie propose à la fois un stand de tir et un studio de portraits ; neuf ans plus tard, le même demande à nouveau un emplacement de photographe accompagné, cette fois-ci, d'un spectacle de puces savantes. En 1883, Weker tire le portrait tout en tenant un jeu de massacre. Cinq ans après, Murat tient une voiture de somnambule et une baraque de poses, etc.15 La photographie fait désormais partie intégrante de la foire. Dans cette seconde moitié du XIXe siècle, le photographe opère à la lumière du jour, à toit ouvert ou en plein air. Pour une somme inférieure à celle des portraitistes sédentaires, le client reçoit en quelques minutes une petite photographie sur métal (ferrotype) ou sur papier, plus rarement sur toile cirée. Généralement réalisé sur un fond uni, le portrait est sans effet; la publicité accrochée à la devanture de l'entresort garantie la ressemblance. 4 Dans ses toutes premières années, la photographie semble avoir bénéficié de la curiosité et de la sympathie du public forain. Elle est alors une véritable attraction, dans la plus pure tradition de ces représentations foraines lors desquelles des bonimenteurs de talent présentent les dernières nouveautés scientifiques, en les adaptant aux conditions du spectacle et au goût des badauds pour le merveilleux. Très rapidement, cependant, l'appréciation du public à l'égard de la photographie foraine se

Études photographiques, 16 | Mai 2005 71

détériore. Il est plusieurs manières d'expliquer ce prompt retournement d'opinion. Il est tout d'abord probable que la multiplication des studios de portraits au cours des années 1860 aura contribué à faire passer l'effet de nouveauté dont avait profité la photographie foraine jusqu'alors. De plus, les portraits que proposent les forains soutiennent difficilement, en termes de qualité, la concurrence de leurs confrères sédentaires. Ils confinent souvent à ce qu'Alphonse Allais appelle ironiquement « un pur chef-d'œuvre de ressemblance sur tôle16 » (en référence au ferrotype). « C'était noir, c'était flou, c'était affreux17 », écrit plus crûment Ernest Lacan. Par-delà la déplorable qualité de leurs productions, il ne fait guère de doute que les opérateurs des baraques de photographie ont également pâti de la mauvaise réputation de la corporation foraine toute entière. Ils sont, au surplus, régulièrement assimilés aux photographes ambulants, réputés pour leur malhonnêteté. Dans l'article très documenté qu'elle a consacré à la photographie ambulante en Grande-Bretagne, Audrey E. Linkman cite plusieurs cas avérés d'escroquerie perpétrée par des portraitistes peu scrupuleux18. D'après le Photographic News de 1879, certains opérateurs n'hésitaient pas, après un rapide simulacre de prise de vue, à remettre à leur client un portrait dans un petit écrin fermé, avec la recommandation de le conserver clos pendant trois ou quatre heures, afin de laisser le processus chimique se poursuivre jusqu'à son terme. Si l'image recevait d'ici là un tant soit peu de lumière, elle risquait de disparaître. Les clients impatients qui ouvraient l'écrin plus tôt n'y découvraient évidemment aucune image. À ceux qui revenaient lui faire réclamation, le photographe rétorquait qu'il les avait prévenus, mais leur proposait de renouveler l'opération moyennant une rétribution supplémentaire. Les autres, qui attendaient patiemment que le délai soit écoulé, découvraient trop tard la supercherie, le photographe avait eu le temps de filer19. 5 Bien davantage qu'à ces indélicatesses, dont la majorité des opérateurs ne peut évidemment être taxée, l'impopularité des photographes forains est due à leur recours au racolage. Plusieurs documents en témoignent : certains forains n'hésitent pas à forcer les clients – à les décider « par les épaules20 », comme l'écrit Willy – à pénétrer dans leur baraque. La lettre d'une foraine, datée de 1907, décrit ainsi les pratiques peu courtoises du photographe Minette, à la fête de Neuilly : « Il y a trois racoleurs qui barrent le chemin aux passants, qui choisissent les plus naïfs, qui les font entrer de force ou de bonne volonté dans leur boutique. Alors ils commencent à braquer leur appareil photographique et se réunissent tous pour intimider la personne. Tandis qu'il y a une grande femme qui se met au-devant de la porte pour regarder s'il ne vient pas quelqu'un qui pourrait intervenir. Et lorsque les racoleurs ont dépouillé leur victime, la femme donne l'ordre de la laisser sortir. La victime sort de la baraque parfois les larmes aux yeux [...] ; le plus fort de leur audace est à la tombée de la nuit21. » Si cette attitude est préjudiciable à tous les forains, et incite certains d'entre eux à refuser que leur baraque ne soit installée aux abords d'un photographe, elle est aussi particulièrement désagréable pour le public. Son exaspération est d'ailleurs perceptible à travers quelques caricatures ou remarques parues dans la presse. « Le photographe est un parasite des foires et le bourreau des promeneurs22 », écrit, par exemple, Jean Copain en 1897. Il faut dire, à la décharge des photographes, que le métier est de plus en plus difficile, en raison de la multiplication des opérateurs. Les statistiques établies par Florine Charpin à partir des répertoires d'inscription de la fête de Neuilly sont à cet égard édifiantes : en 1873, il n'y a qu'un seul photographe sur le champ de foire, en 1886, ils sont 2423. Le racolage est bien la conséquence de la concurrence.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 72

6 Les syndicats forains et les pouvoirs publics, prenant conscience de l'agacement des visiteurs, ne tardent pas à réagir. En 1887, à Neuilly, une décision de la commission des fêtes réduit le nombre des baraques de photographie à douze, choisies « parmi les établissements les plus convenables24 », puis à dix, et enfin à quatre jusqu'en 1914. En 1890, une circulaire du préfet de police de Paris au commissaire du quartier de la Roquette, où se tenait, chaque année, la foire aux pains d'épices, stipule que « les photographes devront être invités à ne pas harceler le public et prévenus qu'en cas de plaintes, leur carnet serait retiré25 ». Une ordonnance plus tardive rappelle que « les photographes doivent afficher à l'extérieur et près de l'entrée de leur établissement leur tarif suivi des mots "Sans supplément à payer", le tout en caractères très apparents26 ». Une autre insiste pour que les photographes soient surveillés « d'une manière toute spéciale27 ». Tous les problèmes ne sont pas pour autant résolus pas ces mesures coercitives. Si elles contribuent à faire diminuer le racolage, et à rendre les photographes moins antipathiques, elles ne résolvent guère les difficultés structurelles de la profession. Et ceci d'autant plus qu'à la compétition entre forains, vient s'ajouter, à la fin du XIXe siècle, une nouvelle forme de concurrence : celle des photographes amateurs. Dépassant très largement le cas forain, ce problème concerne toute la corporation des portraitistes. Dès les années 1880, avec l'avènement du gélatino- bromure d'argent et le développement de l'amateurisme, quelques professionnels avaient, en effet, commencé à s'inquiéter de l'escamotage potentiel d'une partie de leur clientèle. Selon eux, l'accès facilité à la pratique photographique encourageait, non seulement, de nombreux amateurs à embrasser la carrière de portraitiste et à grossir ainsi le rang des concurrents ; mais surtout, un nombre de plus en plus important de clients se contentaient de portraits réalisés par des novices et délaissaient ainsi les officines des photographes patentés. En 1886, Le Moniteur de la photographie relate qu'un professionnel a récemment écrit à Hermann Vogel « relativement au nombre croissant d'amateurs, en lui demandant s'il n'y avait pas moyen de réagir contre cette augmentation, car il constatait qu'elle avait une influence nuisible sur les affaires28 ». Avec la commercialisation, à la fin des années 1880, d'appareils particulièrement aisés à manier comme le Kodak, et l'augmentation encore accrue du nombre des amateurs dans les décennies suivantes, le manque à gagner, pour les professionnels, s'en trouve démultiplié. De nombreux articles se font alors l'écho de l'antagonisme qui s'instaure entre amateurs et professionnels, sur la question du portrait. En 1899, L. Stainier écrit, par exemple, dans La Photographie : « Amateurs et professionnels sont souvent entre eux comme chiens et chats, l'animosité venant surtout des professionnels ; leur grand grief est la concurrence absolument déloyale et le tort considérable que font les amateurs à leurs affaires, et je suis au regret de devoir déclarer qu'ils n'ont pas toujours tort29. » En 1908, Charles Gravier réitère les arguments d'un discours qui résonne désormais comme un poncif : « Les professionnels se plaignent généralement : 1° que les affaires deviennent de plus en plus difficiles, 2° que la vulgarisation intensive de la photographie accroît le nombre des amateurs, 3° que ces derniers leur font une concurrence déloyale [...]30.» Plus nuancé que ses confrères sur les responsabilités des amateurs dans cette crise que subissent les professionnels, Gravier envisage d'autres causes : la baisse de qualité du travail, la concurrence des studios des grands magasins, et, peut-être, une certaine lassitude de la clientèle pour ce qui lui est proposé en matière de portrait. Quelles que soient les raisons de la récession, il convient cependant d'en sortir en renouvelant les pratiques : « Maintenant il faut du nouveau pour attirer

Études photographiques, 16 | Mai 2005 73

le grand public31 », écrit Gravier. Le simple portrait, tel qu'il se pratiquait dans les studios traditionnels depuis la carte de visite, ne semble, en effet, plus suffire. 7 Dans l'ouvrage qu'il a consacré à l'histoire des studios photographiques, Jean Sagne note que « l'exotisme de pacotille va bientôt devenir un argument publicitaire pour les ateliers de portraits qui veulent conserver une clientèle démobilisée par la pratique amateur. De nouveaux accessoires, vélocipèdes, voitures, avions, envahissent la chambre de pose32 ». À la toute fin du XIXe siècle, les propositions de différenciation se multiplient en effet. Les ateliers offrent désormais des portraits avec « effet artistique » ou « en situation », dans des décors choisis au gré de la fantaisie du client. Depuis le début des années 1890, plusieurs ouvrages compilaient justement, à l'attention des amateurs photographes, diverses astuces permettant de réaliser facilement des portraits fantaisistes. Ces ouvrages de « récréations photographiques » expliquaient par exemple comment réaliser un théâtre d'ombres chinoises ou des tableaux vivants. Ils proposaient également de se photographier dans des miroirs déformants ou de dessiner des fonds représentant des situations cocasses dans lesquelles il suffisait de glisser sa tête. Ils livraient encore différentes recettes permettant de se photographier soi-même, de transformer son sujet en statue vivante, de le déformer, ou de le démultiplier33. Ces manuels de récréations dont le but était précisément, selon les auteurs de l'un d'entre eux, d'offrir aux amateurs des occasions de « sortir des sentiers battus34 », fournirent également, à quelques photographes d'atelier, l'opportunité de renouveler leur gamme de portraits. Tout le répertoire d'amusements photographiques ne fit cependant pas l'objet de cette récupération. Seules certaines récréations, qui demeuraient dans les limites de la bienséance, n'altèraient pas outrancièrement la ressemblance, mais offraient une représentation intrigante ou amusante, furent adoptées par les professionnels. Ainsi est-il possible de trouver, au tournant du siècle, quelques studios qui proposent à leurs clients de les photographier entre deux miroirs, sur un fond ajouré, déguisés, dédoublés, ou démultipliés. Confrontés à la même concurrence, les photographes forains réagissent comme leurs confrères sédentaires. Avec un léger décalage dans le temps, mais de manière beaucoup plus unanime, ils adoptent, dès les années 1910, puis plus massivement dans la décennie suivante, quelques-uns des modèles fournis par les récréations photographiques35. Soumis aux contingences de l'itinérance, moins bien installés ou équipés que les sédentaires, les forains ne conservent cependant que les récréations les plus simples ou celles qui utilisent des dispositifs (décors ou mécanismes) familiers à la profession. 8 Les auteurs des manuels de récréations avaient proposé aux amateurs de glisser leur tête dans des fonds ajourés, achetés dans le commerce ou confectionnés par leurs soins. Assez rudimentaires, ces fonds ne permettaient généralement que de produire un simple effet de disproportion entre la tête et le corps. Les décors employés par les forains sont plus élaborés. Peints par les forains eux-mêmes ou par des entreprises spécialisées36, ils sont essentiellement de deux sortes. Il y a tout d'abord des décors constitués d'un seul tenant : un panneau de toile percé d'un ou de plusieurs orifices destinés à être comblés par la tête des clients. Ces « passe-têtes37 » représentent généralement une scène amusante : un ivrogne entre deux gendarmes, un constat d'adultère, une joyeuse farandole, etc. (voir fig. 1 à 7). Les forains qui possèdent une plus grande baraque peuvent proposer des décors plus complexes, constitués de deux panneaux : un fond et un premier plan. Ces décors sont plus spécifiquement consacrés aux moyens de transport : avions, bateaux ou voitures (voir fig. 8 à 17). Certains forains proposent les deux types de décors. Dans les années 1920, Marrecau, "Photo en foire",

Études photographiques, 16 | Mai 2005 74

transporte, au choix, en avion ou en voiture38. Une photographie plus tardive, réalisée par Robert Doisneau à la foire du trône, montre que le propriétaire de la "Photographie comique" possède à la fois un décor d'aéroplane et une scène de genre (voir fig. 11). « Pour 60 centimes, MODERN PHOTO vous tire, en aviateur, ou en Jésus, avec la couronne d'épines, SANS AUGMENTATION DE PRIX39 », écrit Paul Morand en 1924. Répondant à l'injonction du bonisseur, le badaud s'introduit dans la baraque, puis dans le décor. Le photographe dispose devant lui un trépied surmonté d'une volumineuse chambre qui va servir à la fois d'appareil de prise de vue, de laboratoire et de banc de reproduction (fig. 19). Il opère à la lumière du jour et le soir à la poudre éclair ou à l'électricité. C'est un papier carte postale sensibilisé qui lui sert de négatif. Une fois la prise de vue réalisée, ce négatif papier est développé, puis fixé dans un compartiment obscur situé à l'arrière de la chambre noire et rendu accessible par un ou deux manchons de manipulation. À l'aide d'un petit bras escamotable qui vient se fixer devant l'objectif, le négatif (fig. 18) est ensuite rephotographié sur un autre papier carte qui après traitement devient le positif remis au client40. Ce papier carte postale, portant au revers l'emplacement pour la correspondance, l'adresse et le timbre, a un double avantage41. Pour le forain, il est le papier photographique le moins cher du marché. Pour le client, il permet d'expédier son portrait par la poste, accompagné de quelques mots : « Cher oncle et chère tante. Je vous envoie nos photos pour que vous voyez [sic] ma poire ce que je suis moche là dessus », écrit par exemple une jeune fille à la grammaire déficiente ; « Les deux aviateurs viennent à tire-d'aile t'offrir leurs plus affectueux souhaits de la fête », notent encore deux joyeux aéronautes42. 9 Apparue sur les champs de foire dans les années 1920, peu après les décors peints, une autre attraction proposée par les opérateurs forains est le "tir photographique"43. Celui-ci se présente comme un stand de tir traditionnel. À la différence près que lorsque le plomb du tireur touche la cible en son centre, il déclenche un mécanisme photographique qui le fixe instantanément d'un coup de flash (voir fig. 20, 21 et 23). Plutôt qu'un quelconque lot, il gagne alors le droit d'emporter son effigie en tireur. Il s'est en somme fait tirer le portrait, au sens propre du terme, et par lui-même. Cette attraction photographique reprend en fait le principe des « tirs à surprise » du siècle précédent, ces « théâtres dans lesquels le spectateur dirige la mise en scène avec le fusil », comme les décrit Walter Benjamin44. « À la fin du XIXe siècle, explique Zeev Gourarier, ces jeux, alors très répandus, utilisaient la pression de la balle gagnante sur un piston placé au centre de la cible, pour mettre en marche des scènes animées. [...] Après le tir au but, une dame qui se montrait jusqu'alors de face pivote d'un demi-tour, exposant son dos, jupe levée ; des pompiers actionnent une pompe et le garçon change de tête avec le bœuf persillé qu'il portait sur un plateau45. » Également apparue dans les années 1920, et basée sur le même principe que le tir photographique, une autre attraction consiste à conduire une automobile miniature sur un circuit semé d'embûches, depuis un volant situé sur le comptoir de la baraque foraine. Celui qui franchit la ligne d'arrivée déclenche pareillement un dispositif photographique et remporte, en guise de trophée, son image en vainqueur46 (voir fig. 22). À la différence des décors peints qui adaptaient les principes des récréations photographiques aux conditions et à l'espace de la fête, ces jeux d'adresse procèdent d'une tradition strictement foraine. Ce n'est donc pas ici la récréation qui devient attraction, mais l'inverse. Après quelques ajustements, les classiques baraques de tir ou de course pouvaient ainsi se transformer en « jeux photographiques forains47 », comme les désigne la presse spécialisée de l'époque. Bien qu'ingénieuses et fascinantes, ces

Études photographiques, 16 | Mai 2005 75

dernières attractions (courses et tirs photographiques) étaient beaucoup moins répandues que les décors peints. Elles sont, de surcroît, encore plus mal documentées et affectent, par conséquent, assez peu la suite de l'analyse48. 10 Il semble que le renouvellement de la photographie foraine ait été particulièrement bien apprécié par le public. Il est assez aisé de comprendre pourquoi. Pour ceux qui s'y prêtent, le plus souvent entre amis, la photographie foraine est avant tout un amusement : d'abord lors de la prise de vue, puis ensuite, dans le temps du souvenir, en regardant l'image. Mais il serait naïf de penser qu'elle n'est que cela. Celui qui introduit tout ou partie de son corps dans le décor se glisse aussi, un peu, dans une autre peau. La baraque du photographe offre l'occasion de s'essayer dans des situations inédites, de changer d'habits ou d'allure, sans changer de visage. « C'est ici le temple des "vies imaginaires", écrit Pierre Mac Orlan. Chacun retrouve son désir secret que le photographe bienveillant révèle à ceux qui cherchent dans les images de la pensée une situation plus conforme à leurs espoirs. Le couple placide vit au-dessus des villes surpeuplées son rêve de gloire et de massacre. Le bon monsieur aux cheveux ondulés confronte sa douceur apparente aux cris de la foule et à la blanche lumière du ring où tous les applaudissements éclatent comme des artères ou claquent comme des os. Nous allons tous, avec plus ou moins de goût, chez le photographe de notre choix. Il nous pare de ce que nous ne confions même pas à notre miroir49. » Jean Sagne note également que « le fond peint joue comme écran, lieu de projection50 ». Si le décor du photographe forain apparaît, en effet, comme un « lieu de projection », il est aussi un espace de valorisation sociale. Car, tirée sur carte postale, la photographie foraine est faite pour être expédiée. Elle semble toujours dire « m'as-tu-vu ? » à son destinataire. La description du photographe de la foire du Trône, que propose Jean-Gérard Fleury en 1929, en rend parfaitement compte : « En avion, en paquebot, sur la croisette de Cannes ou la promenade des Anglais, à Nice, sur l'esplanade des Invalides, au sommet de la tour Eiffel, faites-vous photographier, messieurs, faites-vous photographier... avec vos dames... Nice, Paris, Cannes... Vous n'avez jamais tant voyagé : c'est la baraque du photographe qui pour six francs la douzaine, vous prend survolant la tour Eiffel, tel Lindbergh au lendemain de son raid transatlantique, ou sur la Côte d'Azur, tel un insulaire fortuné51. » Ainsi, le choix de ce que représente le décor n'est-il jamais anodin. Les moyens de locomotion, particulièrement courants, apparaissent comme des signes extérieurs de richesse ou d'aventures. Ils n'offrent pas au client l'illusion du voyage, mais l'illusion qu'il est un voyageur. Il ne faut pas non plus négliger l'hypothèse que certains de ces aviateurs ou automobilistes d'occasion aient pensé pouvoir leurrer – dans un premier temps tout du moins – ceux à qui ils envoyaient leur image. C'est, en tout cas, ce que laissent accroire certains textes consignés au dos de ces portraits forains. En septembre 1913, un militaire, en garnison à Coëtquidan, écrit ainsi à sa famille :« Dans mes petites aventures, il est arrivé que j'ai fait un petit voyage en aéroplane c'est épatant vous savez il ne s'agit que de ne pas avoir la frousse. J'ai même été sur la Mayenne et j'aurais été jusque sur Meslay mais le vent étant plutôt contraire nous sommes rentrés et comme par hasard un photographe se trouvant là nous a pris en atterrissant52. » Dans plusieurs autres exemples, l'ambiguïté du correspondant laisse à penser qu'il ne lui aurait, en effet, pas déplu que son destinataire l'imagine sillonnant les routes, les mers ou les airs. 11 Espace d'amusement, de projection autant que de valorisation, il n'en fallait guère plus pour que la photographie foraine fasse à nouveau recette. Et, à partir des années 1920, la réputation des photographes forains semble, en effet, s'améliorer. Même si la qualité

Études photographiques, 16 | Mai 2005 76

des portraits laisse encore à désirer, les critiques, à l'égard de la corporation, sont désormais plus rares. Elles cèdent la place, dans la presse ou dans la littérature, à une évocation pittoresque du dépaysement instantané offert par la photographie foraine. Il n'est plus guère question de racolage. C'est là le signe de la meilleure santé de la profession que confirme, par ailleurs, la longévité d'une pratique qui perdure jusqu'à la fin du XXe siècle. L'adoption des techniques récréatives par les photographes forains leur aura en somme permis de sortir de la crise du portrait du tournant du siècle. En termes commerciaux, elle leur aura de surcroît fourni l'occasion de repositionner leur offre par rapport à celle de leurs concurrents sédentaires. À l'exception des ateliers situés dans les villes de garnison où les lieux touristiques (bords de mer, stations thermales, tour Eiffel, etc.), la plupart des studios fixes qui, au tournant du siècle, s'étaient occasionnellement essayés aux procédés récréatifs revinrent à une pratique du portrait d'identité où dominait la volonté de ressemblance. Au cours du XXe siècle, le portrait récréatif s'impose donc, dans le champ de la photographie professionnelle, comme la marque de fabrique des opérateurs forains. Dans leurs baraques, on ne se soucie guère de saisir l'air de famille. C'est bien la fantaisie qui prime. Les enseignes du XIXe siècle qui promettaient une « ressemblance garantie » ont été remplacées par la promesse d'une « photographie caricature », « humoristique », ou « comique ». Ces portraits en pied... de nez sont d'ailleurs beaucoup plus conformes à l'esprit de la fête foraine, espace de farces et d'illusions, « terrain d'élection du jeu », selon Roger Caillois53. L'introduction du modèle récréatif dans la photographie foraine lui aura, en somme, permis de mieux s'armer contre la concurrence, il lui aura surtout offert l'opportunité de trouver sa véritable identité ludique.

NOTES

1. Georges PEREC, La Vie mode d'emploi, Paris, Hachette, 1978, p. 200. 2. Cf. Michel BUTOR, L'Emploi du temps, Paris, Minuit, 1956, p. 136, 174, 176-177, 179, 181, 183, 184, 190, 345. Ces attractions foraines sont également évoquées par Raymond Queneau dans Pierrot mon ami, Paris Gallimard, 1942, p. 25. 3. Cf. Paul M ORAND, "Foire à la Floride" [1924], Poèmes, Paris, Gallimard, 1973, p. 36 ; Pierre MAC ORLAN, "Le photographe", Boutiques de la foire, Paris, M. Seheur, 1926, n. p. ; Jean COCTEAU, Orphée, Paris, Stock, 1927, p. 17. 4. Maxime ALEXANDRE, Mémoires d'un surréaliste, Paris, La Jeune Parque, 1968, p. 178. 5. Il faut cependant signaler le chapitre du livre de Christiane P Y et de Cécile FERENCZI ("Les marchands de portraits", La Fête foraine d'autrefois. Les années 1900, Lyon, La Manufacture, 1987, p. 252-260), l'article de Hervé JÉZÉQUEL ("La photographie dans la fête foraine", Ethnologie française, 1995/4, p. 687-695), ainsi que la maîtrise de Florine CHARPIN (Photographie et fête foraine [1839-1914]. Espace de représentation, espace de production, mémoire de maîtrise d'histoire de l'art, Paris, Université de Paris I, 1998) qui constitue à ce jour le travail le plus complet sur la question. Je suis redevable à ces auteurs de quelques-unes des informations ou des hypothèses qui figurent dans le présent essai.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 77

6. Cf. Alain LANAVÈRE, Fête foraine, Paris, Caisse nationale des monuments historiques et des sites, 1995 ; Martine JAOUL, Jacqueline CHRISTOPHE, H. JÉZÉQUEL, "Photos foraines, 1900-1960", Le Petit Journal des grandes expositions, n°273, oct.-janv. 1996. 7. Significativement, le fonds Tristan Rémy de la préfecture de police de Paris, ou celui des actualités anciennes (séries 89, 102 et 104) de la Bibliothèque historique de la ville de Paris, qui réunissent diverses coupures de la presse généraliste sur les fêtes foraines, ne contiennent pas d'articles spécifiquement consacrés à la photographie dans l'espace forain. Des sondages approfondis dans une douzaine de périodiques forains (L'Actualité foraine, L'Activité foraine de Toulouse et du Sud-Ouest, Forain-Foraine, Le Forain unitaire, L'Industriel forain, L'Intermédiaire forain, L'Intermédiaire des forains et des exploitants de cinématographes, Le Journal des forains, Le Marchand forain, Le Monde forain, Paris-forain, Le Syndicaliste forain, La Voix foraine) ne m'ont pas non plus permis de localiser des articles sur la photographie foraine. 8. Un dépouillement systématique de près de 200 titres de périodiques photographiques parus entre 1870 et 1914 ne m'a permis de trouver que deux articles sur la photographie foraine (A. MAHLINGER, "Le photographe ambulant", Photo Pêle-mêle, n°156, 23 juin 1906, p. 198-199 ; William A. EVERARD, "La photographie foraine", Photo-Revue, 19 juillet 1908, p. 20-21). Pour la période de l'entre-deux guerres, le dépouillement de la Photo-Revue m'a permis de localiser trois articles sur le sujet (J. R., "La photographie foraine", Photo-Revue, n° 11, 1er juin 1919, p. 81-82 ; C. F., "Appareil pour la photographie foraine", Photo-Revue (supplément), n° 18, 15 sept. 1927, p. 3-4 ; Jérôme TAXARD, "Le ‘photographe ambulant’", Photo-Revue, n° 20, 15 octobre 1937, p. 315-317), tandis que de 1919 à 1929, Le Photographe, la revue technique des professionnels, ne publie rien sur le sujet. 9. Les Archives municipales de Neuilly-sur-Seine, où avait lieu la fameuse fête à "Neu-Neu", sont représentatives de ce type de documentation. 10. Sur le ferrotype, voir F. CHARPIN, op. cit. en note 5, t. 1, p. 82-101 ; Les Ferrotypes, collection musée Niépce, Chalon-sur-Saône, Musée Nicéphore-Niépce, 1994 ; La Ferrotipia. L'età del ferro nella fotografia, Turin, Fondazione italiana per la fotografia, 1997. 11. Je me suis essentiellement basé pour cette étude sur deux collections privées parisiennes conservant chacune près de 500 photographies foraines. 12. LA GAVINIE, "Chronique", La Lumière, n° 31, 1er août 1857, p. 123. 13. Ernest LACAN, "Les saltimbanques de la photographie", La Lumière, n°20, 15 mai 1858, p. 77. 14. LA GAVINIE, "Chronique", La Lumière, n° 28, 10 juillet 1858, p. 111. 15. Ces informations proviennent des registres d'inscription de la fête de Neuilly-sur-Seine. Ils sont cités par F. CHARPIN, op. cit. en note 5, t. 2, p. 115-127. 16. Alphonse ALLAIS, "Le mariage manqué", À l'œil, Paris, Librio, 1994, p. 114 : « Nous entrâmes chez un photographe forain, qui nous livra en quelques minutes un pur chef-d'œuvre de ressemblance sur tôle, encadré richement, le tout pour 1 franc 75. » 17. E. LACAN, "Les saltimbanques de la photographie", art. cit. en note 13, p. 77. 18. Cf. Audrey E. LINKMAN, "The Itinerant Photographer in Britain, 1850-1880", History of Photography, vol. 14, n° 1, janvier-mars 1990, p. 49-68. 19. Cf. "Looking back", The Photographic News, vol. 23, n° 1, 108, 28 nov. 1879, p. 568-569, cit. in A. E. LINKMAN, art. cit. en note 18, p. 60. 20. WILLY (pseudonyme de Henry Gauthier-Villars), "Préface", in Henry G AUTHIER-VILLARS, Manuel de ferrotypie, Paris, Gauthier-Villars, 1891, p. V. 21. Lettre de Mme Coquinet à la municipalité de Neuilly-sur-Seine, citée sans référence par C. PY, C. FERENCZI, art. cit. en note 5, p. 255. Malgré mes recherches aux Archives municipales de Neuilly- sur-Seine, il ne m'a pas été possible de retrouver ce document. 22. Jean COPAIN, "La vie foraine", Le Figaro illustré, novembre 1897, p. 98. 23. Cf. F. CHARPIN, op. cit. en note 5, t. 2, p. 115-124.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 78

24. ROUSSELET et al., “Fête communale de 1887. Procès-verbaux des réunions de la commission”, Archives municipales de Neuilly-sur-Seine, boîte 661 V, n. p. [p. 3]. 25. "Lettre-circulaire du préfet de police à Monsieur le commissaire de police du quartier de la Roquette", Paris, le 19 avril 1890, n. p., Archives de la préfecture de police, recueil de documents sur les cirques, les foires et les fêtes foraines réunis par Tristan Rémy, dossier DB 202. 26. Anon., "Ordonnance concernant les fêtes foraines", Bulletin municipal officiel de la ville de Paris, n°184, vendredi 9 août 1929, p. 3833. 27. "Lettre-circulaire du préfet de police à Monsieur le commissaire de police du quartier de la Roquette", Paris, le 24 mars 1893, p. 5, Archives de la préfecture de police, recueil de documents sur les cirques, les foires et les fêtes foraines réunis par Tristan Rémy, dossier DB 202. 28. Anon., "Faits divers", Le Moniteur de la photographie, 1886, p. 181. 29. L. STAINIER, "Amateurs et professionnels", La Photographie, 1899, p. 172. 30. Charles G RAVIER, "Les professionnels et les amateurs photographes", Le Moniteur de la photographie, 1908, p. 67. 31. Ibid., p. 70. 32. Jean SAGNE, L'Atelier du photographe (1840-1940), Paris, Presses de la Renaissance, 1984, p. 225. 33. Cf. Clément CHÉROUX, Une généalogie des formes récréatives en photographie, 1890-1940 (thèse de doctorat), Paris, Université de Paris I, 2004. 34. Albert BERGERET, Félix DROUIN, Les Récréations photographiques, Paris, Charles Mendel, 1891 [2e éd.], p. 1. 35. Certains forains continuèrent cependant à réaliser les traditionnels portraits d'identité. Des photographies représentant les devantures des baraques de photographie sur lesquelles étaient exposés les produits proposés à la vente montrent de surcroît que nombre d'entre elles offraient à la fois des portraits traditionnels et des portraits d'identité. Rien ne permet cependant de mesurer la proportion entre ces deux types de production. 36. Une publicité pour les établissements Raaco publiée dans Photo-Revue (supplément), n° 15, 15 août 1924, cahier publicitaire n. p., ou dans Le Photographe, n° 130, 20 septembre 1924, p. X du deuxième cahier publicitaire, propose des fonds (avec avion, ou « suivant le désir du client ») pour les photographes forains. 37. Je remercie François Cheval, le conservateur du musée Nicéphore-Niépce de Chalon-sur- Saône, d'avoir attiré mon attention sur cette appellation. L'équivalent anglais « Poke your head » était également employé par les photographes forains outre-Manche. 38. Informations consignées au dos d'un portrait forain, tiré sur une carte postale photographique et conservé dans une collection privée parisienne. 39. P. MORAND, "Foire à la Floride", op. cit. en note 3, p. 36. 40. Une très bonne description de cette procédure est donnée dans C. F., "Appareil pour la photographie foraine", art. cit. en note 8. La collection Zilmo de Freitas conservée au musée Nicéphore-Niépce offre également plusieurs reportages (photographiques ou audiovisuels) sur la manière d'opérer des photographes ambulants qui employaient exactement la même technique. 41. Sur cette utilisation de cartes postales photographiques par les forains, voir Albert THINLOT, "Carte-photo artisanale", Le Cartophile, bulletin du cercle français des collectionneurs de cartes postales, n° 75, décembre 1984, n. p. 42. Informations consignées au dos de deux portraits forains tirés sur carte postale photographique et conservés dans une collection privée parisienne. 43. La plus ancienne épreuve datée retrouvée porte l'inscription « 1926 » dans l'image même. La première demande d'inscription d'un tir photographique à la fête de Neuilly-sur-Seine date de 1925. 44. Walter BENJAMIN, "Jouets", Sens unique (traduit de l'allemand par Jean Lacoste), Paris, coll. "10/18", 1978, p. 162-163.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 79

45. Zeev GOURARIER, Il était une fois la fête foraine, Paris, Réunion des musées nationaux, 1995, p. 160. 46. Il existe un portrait d'André Breton réalisé de la sorte. 47. Publiée dans Paris-Forain en 1927 et 1928, une publicité pour les Ateliers et laboratoires Magnésium offre par exemple des brevets et des licences pour des « jeux photographiques forains » et propose l'étude et l'exécution « de tous jeux concernant la photo ». 48. Je n'aborde pas ici la « multiphotographie », un autre type de portrait fantaisiste dérivé des récréations d'amateurs, et qui consistait à disposer le sujet devant deux miroirs formant un angle d'environ 60° afin d'obtenir son image en cinq exemplaires. S'il est avéré que plusieurs photographes sédentaires, à Paris ou à Marseille, réalisaient de tels portraits dans les premières décennies du XXe siècle, rien ne me permet aujourd'hui d'affirmer avec certitude que des opérateurs forains aient eu recours à ce genre d'attractions photographiques. 49. P. MAC ORLAN, "Le photographe", Boutiques de la foire, Paris, M. Seheur, 1926, n. p. L'évocation des « vies imaginaires » est une référence au livre de Marcel SCHWOB (Vies imaginaires, Paris, Charpentier, Fasquelle, 1896). Le texte de Mac Orlan a été réédité en 1990 avec les photographies de Marcel Bovis. Cf. M. BOVIS, P. MAC ORLAN, Fêtes foraines, Paris, Hoëbecke, 1990. 50. J. SAGNE, op. cit. en note 32, p. 226. 51. Jean-Gérard FLEURY, "À la fête du Trône. Royaume des forains", L'Ami du peuple, n° 150, 3 avril 1929, éd. du soir, p. 4. 52. Texte manuscrit consigné au dos d'un portrait forain, tiré sur une carte postale photographique et conservé dans une collection privée parisienne. 53. Cf. Roger CAILLOIS, "La fête foraine", Les Jeux et les Hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1967, p. 259-265 ; id. (dir.), "La fête foraine", Jeux et Sports, Paris, Gallimard, 1967, p. 711-716.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 80

L’archive photographique, un document intégral Doisneau chez les Joliot-Curie, 1942-1956

Alain P. Michel

1 En 1942, à la demande des autorités de Vichy, l’éditeur Maximilien Vox prépare un album voué à célébrer le rayonnement scientifique et culturel de la France, Les Nouveaux Destins de l'intelligence française1. Il commande à Robert Doisneau la réalisation d’une partie de l’illustration. Sur vingt-huit reproductions dues au photographe, deux sont consacrées au laboratoire de synthèse atomique d’Ivry. C’est le premier reportage de Doisneau auprès d’Irène et Frédéric Joliot-Curie, qu’il retournera voir à plusieurs reprises jusqu’en 1956 pour illustrer divers articles à caractère scientifique ou politique2.

2 Parmi ces reportages, seules les “belles images” de Doisneau sont habituellement retenues parce qu’elles offrent une vision frappante de la physique nucléaire française. L’étude des pratiques de production et de réception d’une série complète de clichés permet d’aller au-delà des impressions que suscite une sélection d’images. Si beaucoup de photographies de Doisneau sont des œuvres, elles sont toutes des documents historiques. Certes, l’image par elle-même n’explique pas la réalité représentée. Mais plutôt que de l’affronter de face, je propose de l’approcher depuis la matérialité de l’archive dont elle est issue. Ici, son appréciation n’est plus d’ordre esthétique ou médiatique, mais pratique et historique. Replacée dans son contexte, confrontée aux autres sources, analysée par série, l’image photographique donne un témoignage précieux sur le travail des scientifiques et bouscule quelques idées reçues à propos du photographe. 3 L’épisode “Doisneau chez les Joliot-Curie” offre une vision inédite de la physique française du milieu du siècle. Elle donne aussi l’occasion de corriger la perception d’un auteur victime de sa notoriété. L’image populaire de Doisneau – celle du photographe des rues, des bistrots, des enfants et des amoureux – est largement réductrice. C’était un travailleur toujours sur le qui-vive, jouant avec le hasard mais composant ses clichés et reconstruisant le monde tel qu’il aurait voulu qu’il soit. La succession de ses

Études photographiques, 16 | Mai 2005 81

reportages montre qu’il intervenait d’abord sur commande et que ses missions photographiques répondaient à des enjeux précis.

Approche contextuelle d’un trucage

4 L’ambiguïté de la représentation photographique n’est pas en contradiction avec son intérêt documentaire. Par exemple, une photographie truquée n’est pas qu’une illusion. À deux reprises, Robert Doisneau a utilisé un même cliché de 1942 pour fabriquer un arc électrique factice.

5 Le négatif d’origine (G 152h, sans éclair) provient de la première mission de Robert Doisneau chez les Joliot-Curie à l’été 1942 (voir fig. 1). Un premier trucage (G 152h, avec étincelle ajoutée) est publié en 1957 dans la plaquette du CNRS sur le laboratoire de synthèse atomique3. Le second trucage (n° 80106) se trouve dans le fichier des négatifs du fonds photographique de Robert Doisneau. C’est une plaque de verre de 10 x 12,5 sur laquelle le négatif 6 x 6 du truquage de 1957 est fixé de biais, les contours étant encadrés de bandes de papier noir. 6 La place et le numéro de ce dispositif photographique attestent sa réalisation en 19794. Ces deux documents sont donc de vrais-faux, reconstitués quinze et trente-sept ans plus tard par l’auteur du cliché original5. Les deux images ne sont pas rigoureusement identiques. 7 Elles sont ici inversées, mais d’autres tirages les montrent dans le même sens. Surtout, on observe qu’en 1957, la fausse étincelle se prolonge malencontreusement sur la boule inférieure alors qu’un effet d’illumination la dissimule sur l’image de 1979 (fig. 2). 8 Dans les deux cas, l’arc électrique sert à illustrer l’aspect fantastique des expériences scientifiques. Si le résultat obtenu est contrefait, les trucages sont doublement instructifs. 9 D’abord, ils montrent un écart entre l’imaginaire de la science et la réalité de son fonctionnement. Sur le négatif original de 1942, il n’y a pas d’arc électrique entre les boules. Néanmoins le dispositif technique inerte du cliché rappelle l’installation phare de l’Exposition universelle de 19376. Pendant les démonstrations du palais de Chaillot, ce sont surtout les étincelles qui frappent les visiteurs : 10 Avant guerre, Robert Doisneau est un petit employé anonyme du service photographique interne de l’entreprise Renault8. Pendant l’Occupation, devenu photographe indépendant, il a l’occasion de photographier ce type d’installation au laboratoire de synthèse atomique des Joliot-Curie à Ivry9. Dans son reportage, il restitue le caractère monumental de l’installation, mais pas l’événement de l’arc électrique. 11 C’est avant tout parce que le travail des physiciens consiste précisément à l’éviter. L’étincelle est impressionnante, mais provoque une perte d’énergie. La réaction atomique suppose de pouvoir “bombarder” violemment la matière avec des particules. Pour cela, il faut accumuler une tension de l’ordre de cinq millions de volts dans les boules afin de propulser les particules dans un “canon” (ici un long tube à vide) au bout duquel se produit la fission nucléaire. L’immense bâtiment est désert parce que l’air est un mauvais isolant électrique. Il faut de grandes distances d’isolement donc des installations monumentales et l’absence de tout corps étranger pour éviter de provoquer des courts-circuits pendant l’accumulation. S’il ne se passe rien sur la photographie de 1942, c’est aussi pour des motifs conjoncturels. En temps de guerre, la

Études photographiques, 16 | Mai 2005 82

pénurie d’énergie et de matériels techniques empêche l’installation de fonctionner. Le don de Doisneau est d’avoir su « prendre de cet appareil un cliché digne du sujet10 » et de donner « de très belles photos » d’une installation en panne. 12 Le trucage montre aussi le décalage entre le temps de l’imaginaire et celui de la science. L’image initiale résultait d’une commande de Vichy, destinée à illustrer un rayonnement scientifique et culturel dont peu de Français sont alors convaincus11. Dès la fin des années 1930, il s’avère que la maîtrise du tube à rayons X est délicate : de grande taille, il est soumis à des forces importantes du fait des champs électriques et du vide poussé qui y règne. Non seulement il nécessite de gros moyens, qui ne sont plus disponibles, mais sa capacité atteint la limite pratique. À cette époque, Frédéric Joliot détourne son attention des installations monumentales du laboratoire d’Ivry pour concentrer ses efforts sur la mise au point du cyclotron. L’objectif de cette nouvelle installation est d’obtenir la réaction en chaîne en utilisant plusieurs fois la même énergie. Pour cela, les physiciens ont imaginé d’appliquer, en plus de la haute tension, un champ magnétique, qui, sans modifier l’énergie de la particule, lui imprimerait une rotation. C’est cette idée de la « fronde atomique », à l’origine de la plupart des grands accélérateurs actuels, que Frédéric Joliot tente de réaliser, en même temps que d’autres physiciens, dans le troisième sous-sol du Collège de France. Une physique souterraine se substitue à la physique monumentale des années 1930. 13 Pourquoi Doisneau se sert-il d’un cliché réalisé quinze ou trente-sept ans plus tôt pour véhiculer l’image d’une science spectaculaire, que le palais de la Découverte continue aujourd’hui à mettre merveilleusement en scène ? Ce n’est pas seulement parce qu’il ne dispose pas de clichés plus modernes. En 1957 et en 1979, il reconstruit une image de la science monumentale dans la lignée de celles imaginées par Hergé (Georges Rémi, 1907-1983) ou Edgar P. Jacobs (1904-1987)12. 14 Dans les années 1950, les créateurs de Tintin et de Blake et Mortimer se sont nourris des avancées de la physique nucléaire et de la fascination du public pour une science mystérieuse. Sur place, dans les laboratoires des Joliot-Curie qu’il revisite en 1955 et 1956, Robert Doisneau n’a pas pu photographier des installations conformes à cet imaginaire populaire. 15 En 1957, il publie dans une plaquette du CNRS la première image grossièrement truquée13. Les scientifiques eux-mêmes n’y voient que du feu. L’imaginaire de la science se transforme dans les années 1970. Le ralentissement de la production des aventures de Blake et Mortimer témoigne d’une panne d’inspiration de Jacobs14 et de la désaffection (provisoire) du public pour cette série15. L’auteur ne peut plus s’appuyer sur les mêmes dispositifs technologiques pour rendre crédibles ses anticipations. Avec son trucage sophistiqué de 1979, Robert Doisneau reproduit une image désuète de la science. Celle qui est revenue à la mode dans les années 1990, avec le retour de Blake et Mortimer, sous la plume des successeurs de Jacobs16.

Approche archivistique d’une pratique de photographe

16 Les reportages de Doisneau chez les Joliot-Curie sont d’autant plus instructifs qu’ils ont été récurrents à des époques charnières. Aucun document écrit ne permet de reconstituer la chronologie exacte des reportages de Doisneau chez les Joliot-Curie pendant l’Occupation ni au milieu des années 1950. Robert Doisneau ne conservait pas ses « paperasses ». Pas de dossiers de commandes, pas de factures, peu de

Études photographiques, 16 | Mai 2005 83

correspondance professionnelle, en un mot pas d’archives papier que l’historien puisse consulter pour documenter les étapes méconnues de la carrière du photographe. Par contre, il conservait (presque) toutes ses images. Artisan photographe, il a sélectionné et classé ses négatifs au fur et à mesure de ses reportages en composant par là même une archive photographique continue, depuis le début de sa carrière jusqu’à sa “retraite”.

17 En l’absence de documents écrits explicites, je commence par identifier dans le fonds d’archives du photographe les reportages de Doisneau chez les Joliot-Curie. Un “reportage” est une série continue de négatifs. Cette série correspond à un ensemble de clichés pris, à la suite, dans un même lieu. Le classement des négatifs prouve qu’une même commande est souvent réalisée par plusieurs reportages. 18 Dans cette archive photographique, je distingue d’un côté le fonds de négatifs et de l’autre les albums d’épreuves. Au fur et à mesure de leur réalisation, Robert Doisneau sélectionnait directement (et radicalement) ses négatifs17puis les classait afin de pouvoir les retrouver et les reproduire. Ce fonds, résultat du travail de classement du photographe, a été précieusement conservé. Les "albums" quant à eux sont des outils de travail, dérivés de ce fonds. Pour Doisneau, il s’agit en fait de fiches cartonnées (de 15 x 27 cm) rassemblant plusieurs épreuves d’un même sujet18 et regroupées (dans un intercalaire d’un tiroir métallique ou par cartons) avec d’autres fiches du même thème. La fiche est comme une page mobile d’un dossier qui sert d’album photographique thématique (fig. 5 et 6). 19 L’ensemble est organisé comme une bibliothèque (photothèque) en une centaine de thèmes essentiels sur lesquels Doisneau a travaillé aux différentes étapes de sa carrière19 ainsi que les sujets auxquels il s'est particulièrement intéressé 20. Les fiches rassemblées en albums permettent de sélectionner rapidement des images et d’accéder aux négatifs correspondants. Car à coté de chaque épreuve – systématiquement – un numéro indique l’emplacement du négatif dans le fonds. Ces fiches sont la partie visible et partielle du fonds. Elles correspondent à une seconde sélection d’images par le photographe. Elles gardent – de manière aléatoire au recto et quelquefois au verso – les traces du travail de Doisneau : recadrages, commentaires, associations d’images, identification des personnes, éléments de datation, donc, une série d’informations complémentaires qui sont particulièrement précieuses. Pour rechercher une image, le plus simple est d’abord de regarder et d’analyser les fiches pour accéder ensuite aux négatifs. Mais, c’est pourtant le fonds de négatifs qui est le socle de l'archive. Robert Doisneau a utilisé successivement deux systèmes de classement de ses négatifs.

Classement alphabétique des reportages de l’Occupation

20 Dans un premier temps (1932-1945), il les a organisés par séries alphabétiques. Chaque lettre de l’alphabet était associée à un thème. Les “enfants” dans la série C, le “ski” dans la série E, le “travail” dans la série G23, les “portraits de personnalités” dans la série S24. Robert Doisneau déterminait la série alphabétique correspondant au thème principal d’un reportage puis il y classait les clichés par ordre numérique. Ce mode de classement est celui qui a été mis en place en 1934 par le service photographique de Renault, précisément au moment où Robert Doisneau y est embauché21. Il adapte donc à

Études photographiques, 16 | Mai 2005 84

ses propres clichés – privés puis relevant d’une production de photographe indépendant – un système conçu pour la communication d’une des plus grandes entreprises françaises de l’époque. Les clichés pris pendant la guerre chez les Joliot- Curie ont presque tous été classés dans la série G, la plus volumineuse de toutes ses séries alphabétiques22.

21 Chez Renault, la série G était celle qui rassemblait les images des “usines”. Pour Doisneau, il s’agit plus généralement du “travail”, thème de prédilection d’un « spécialiste de ce genre de reportage » comme l’indique Vox à Joliot23. On constate par là que, pour Doisneau, les physiciens travaillent. Le monde industriel et celui des laboratoires scientifiques entrent dans une même catégorie. 22 Grâce à ce classement (numéro-thématique) des négatifs on peut reconstituer la chronologie des reportages de Doisneau chez les Joliot-Curie et éclairer l’évolution d’une recherche nucléaire par ailleurs peu loquace sous l’Occupation. Pendant la guerre, Doisneau s’est déplacé au moins onze fois chez les Joliot-Curie. Après le reportage de l’été 1942 à Ivry déjà évoqué, le photographe n’y retourne plus car la technologie monumentale est alors dépassée. Par contre, Doisneau réalise quatre reportages à l’Institut du radium d’Irène (rue Curie) et quatre autres reportages au laboratoire de chimie nucléaire de Frédéric (au Collège de France). S’il commence par l’institut de la fille de Pierre et Marie Curie, il s’intéresse ensuite surtout au laboratoire du beau-fils. Seul le physicien est l’objet d’une série de portraits de face qui ont été classés, non dans la série G, mais dans la série S dédiée aux personnalités (masculines)24. 23 Frédéric Joliot s’affiche plus que sa femme, éphémère ministre du Front populaire au caractère plus secret et réservé que son mari25. À la fin de la guerre, et après Hiroshima et Nagasaki (6 et 9 août 1945), c’est le laboratoire de chimie nucléaire – autour de Frédéric Joliot et du cyclotron – qui prend nettement le dessus, aussi bien sur le « tube à rayons X » d’Ivry que sur l’Institut du radium et ses réserves de radio-éléments. Une technologie atomique s’est imposée.

Classement numérique des images du “retour” de l’après-guerre

24 La confusion s’accroît progressivement dans les séries alphabétiques visiblement de moins en moins adaptées aux reportages d’un photographe indépendant26. Juste après la Seconde Guerre mondiale, Doisneau opte pour un système de classement numérique plus simple puisqu’il dispense du classement thématique initial. Les négatifs sont numérotés au fur et à mesure de leur traitement et correspondent globalement à l’ordre chronologique de leur réalisation. La différentiation thématique se fait alors uniquement dans le second temps des “fiches-albums”.

25 Mais ce système de classement ne se réduit pas à une stricte suite numéro- chronologique. Doisneau y introduit quelques repères pratiques. Il effectue plusieurs sauts de numérotation, principalement pour distinguer les formats de ses négatifs27. 26 Trois ensembles sont alors physiquement séparés bien qu’ils participent du même système de numérotation. D’un côté, le fichier numérique de négatifs 6 x 6 (1946-1993) prend la suite du fichier alphabétique. Il en a le même aspect extérieur (tiroirs métalliques gris clair), mais à l’intérieur les négatifs n’ont plus de classement thématique. En parallèle, couvrant à peu près la même période, une boîte de grands

Études photographiques, 16 | Mai 2005 85

négatifs 13 x 18 nettement moins nombreux. Dès 1946, leur numérotation commence à 50 00028. En troisième lieu, Robert Doisneau classe ses négatifs 10 x 12,5 (1947-1993)29 dans un fichier identique à celui des 6 x 6, mais qui débute à 70 000. 27 Les grands ensembles numériques permettent d’identifier le format initial des négatifs. Ainsi les archives de Doisneau ne possèdent plus les négatifs d’une collection de tirages retrouvés dans les archives Joliot-Curie30. Grâce à leur numérotation en 70 000, on sait qu’il s’agissait de négatifs 10 x 12,5. Par perte ou par destruction, un tirage peut devenir la seule source – mais pas forcément la seule trace – d’une image photographique. 28 Une quatrième série de négatifs 24 x 36 s’ajoute (1952-1993), mais cette fois-ci avec une numérotation à part. Les “négatifs Leica” sont conservés dans des classeurs contenant, à gauche cinquante bandes de six négatifs et, sur la feuille de droite, les légendes des reportages (date, sujet, etc.)31. Doisneau travaille donc avec quatre types d’appareils, personnels ou loués selon les conditions de la commande. Il double fréquemment les clichés de ses reportages en Rolleiflex – qui restent la base de son fonds – afin de bénéficier de différentes qualités d’image. 29 L’identification des reportages de l’après-guerre chez les Joliot-Curie demande donc toujours un dépouillement minutieux du fonds de négatifs numériques. Il est toutefois facilité par la conservation, à partir de 1950, de l’ensemble des agendas sur lesquels Doisneau indiquait ses rendez-vous professionnels32. 30 Ces petits carnets confirment la diversité des commandes du photographe. Confrontés au fonds de négatifs, ils permettent surtout de dater et de suivre les reportages. Or le principal “retour” de Doisneau chez les Joliot-Curie a lieu dans les années 1955-1956 (avant la mort d’Irène Curie en mars 1956). Robert Doisneau, dont la réputation de photographe “humaniste“ est déjà bien établie, réalise encore une fois une série d’images techniques sobres et rigoureuses. C’est de cette période que datent les collections de tirages retrouvés aux Archives Curie. Pour l’essentiel, ces clichés n’ont jamais été publiés. Quelques-uns ont servi à illustrer des ouvrages scientifiques peu diffusés. Leurs traces sont donc moins évidentes à repérer et plus difficile à documenter. Elles nécessitent l’aide des spécialistes de ces technologies, capables d’identifier les installations. Elles obligent également à une investigation plus poussée dans les archives afin d’en déterminer précisément la date. 31 Doisneau effectue douze déplacements dans les laboratoires de Joliot entre la fin de l’année 195533 et le début de 1956. D’abord un rendez-vous au Collège de France le 3 octobre puis un autre le lendemain. Doisneau réalise alors un premier reportage avec deux appareils différents34. Un rendez-vous est pris dix jours plus tard au “labo de synthèse atomique” d’Ivry35. Doisneau effectue un autre reportage très technique (spectromètre, générateur Greinacher, chambre de Wilson) dont les images ont servi pour l’article de L’Age atomique en 1955 et pour la plaquette du CNRS de 1957. Le photographe retourne ensuite au Collège de France où il rencontre « M. Renard » à six reprises (entre le vendredi 21 octobre et le mercredi 7 décembre 1955). De cette série de rendez-vous, il ne reste qu’un petit reportage complémentaire du premier36. Finalement, Doisneau effectue trois autres reportages complémentaires au début de l’année 195637. 32 Ainsi Doisneau revient chez les Joliot-Curie au moment où ces derniers tentent de sortir de l’ostracisme dont ils sont victimes depuis le début de la guerre froide. Le photographe, expert réputé, est sollicité alors que le couple de scientifiques “communistes” cherche à reprendre pied dans les sphères de décision de la recherche

Études photographiques, 16 | Mai 2005 86

nucléaire. La plaquette du CNRS n’est pas destinée au grand public de Jacobs, mais aux hautes sphères du monde scientifique. En 1955, comme en 1942, la photographie technique est aussi politique. 33 De ce retour du photographe chez les Joliot-Curie au milieu des années 1950, je retiens également la “résurrection” du laboratoire de synthèse atomique d’Ivry. Après treize ans d’effacement par rapport au laboratoire de chimie nucléaire du Collège de France, l’installation d’une nouvelle machine – le bêtatron – donne l’occasion à Frédéric Joliot de relancer l’un de ses sites. En fait, Saclay et Orsay – où Irène entreprend de transférer ses activités juste avant sa mort – auront la préférence38. Si rien n’est encore joué, il est sûr que la recherche nucléaire change d’objet et d’échelle. Il s’agit de doter la France de l’arme atomique et de la maîtrise de l’énergie nucléaire civile. Ni l’Institut du radium ni le Collège de France n’ont suffisamment d’espace pour permettre le déploiement de l’activité des laboratoires modernes. L’image est au service d’une certaine vision de la science. Encore une fois, ce n’est pas un hasard. 34 Cette étude des reportages de Doisneau chez les Joliot-Curie conteste donc l’idée qu’une photographie ne puisse rien dire de fiable sur le monde qu’elle fixe dans une tranche d'espace et de temps. Lorsqu’elle est belle, comme le sont les tirages de Robert Doisneau, elle nous impressionne au-delà de ce qu’elle montre. Bien sûr, une photographie seule ne dit pas tout. Elle n’est pas une preuve historique. Juste une trace au statut mal défini, entre la pièce à conviction et la mise en scène qui, comme n’importe quel document doit être confrontée à d’autres sources. Car le cliché ne se réduit pas à la surface de l’image qu’il présente. La photographie argentique a une épaisseur matérielle et une profondeur temporelle ne serait-ce que par les travaux du photographe. Depuis la prise de vue jusqu’au développement : par la sélection, le classement et l’archivage des négatifs, leurs tirages, recadrages, reproductions multiples et diffusions. Pour être documentaire, la photographie doit être replacée dans sa série et relié à sa source. Car elle ne vient jamais ni seule ni de nulle part. À l’origine, elle fait toujours partie d’un reportage – une série de clichés réalisés ponctuellement sur un sujet donné. Avec le recul du temps et les outils de l’histoire, la part du monde qui apparaît sur la photographie peut redevenir plus qu’une ombre dans la caverne de Platon (et de Susan Sontag39). Ainsi, pendant une séance, l’arrière-plan bouge, au cours d’une commande, les décors varient : d’une époque à l’autre la situation change. 35 Les images techniques et esthétiques de Doisneau présentent les contextes différents dans lesquels les Joliot-Curie ont accompli leur travail routinier de chercheurs. Pour peu qu’on s’intéresse à ce qui apparaît sur l’image – ici les instruments, les machines et les technologies nucléaires –, les photographies permettent de suivre de près et de façon inédite, l’évolution visible et les transformations occultes de la recherche nucléaire de cette période.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 87

NOTES

1. Henri MASSIS et Maximilien VOX (dir.), Nouveaux Destins de l’intelligence française, Ministère de l’Information et Union bibliophile de France, Draeger Frères, Montrouge, 1942-1943. 2. Michel PINAULT, Frédéric Joliot-Curie, Paris, Odile Jacob, 2000, 712 p. Dans le cadre de l’Année mondiale de la physique, la rencontre du photographe et des scientifiques est l’objet de l’exposition “Doisneau chez les Joliot-Curie. Un photographe au pays des physiciens” au musée des Arts et Métiers (mai-août 2005). Cf. Alain P. MICHEL, “Au début du style Doisneau. Les rencontres du reporter avec le monde de la science”, in M. P INAULT (dir.), Doisneau chez les Joliot- Curie. Un photographe au pays des physiciens, Paris, Cnam-Romain Pages Éditions, à paraître en mai 2005, p. 80-93. 3. CNRS, Laboratoire de synthèse atomique, Paris, Imprimerie Sennac, 1957, 24 p. 4. Pour une première approche du système d’organisation des archives photographiques de Robert Doisneau, voir Peter Hamilton, Robert Doisneau : La vie d'un photographe, Paris, Éd. Hoëbeke, 1995, p. 368-370. 5. Il s’agit du seul cas explicite de truquage que j’ai pu retrouver dans les archives de Robert Doisneau. L’exemple montre que même pour un photographe dont ce n’était pas le style, ce genre de pratique était connu et utilisé. La polémique autour du “Baiser de l’hôtel de Ville” (1950) a rappelé le panel des techniques de la prise de vue et du développement photographique. 6. Cf. Philippe Molinié, “Les machines atomiques : les instruments de la physique changent d’échelle”, in M. PINAULT (dir.), Doisneau chez les Joliot-Curie, op. cit. 7. Demain, 10 janvier 1937, cit. in Jacqueline E IDELMAN, La Création du palais de la Découverte – Professionnalisation de la recherche et culture scientifique dans l’entre-deux-guerres, thèse, université Paris V, 1988, p. 325-327. 8. Robert D OISNEAU, Doisneau-Renault, Paris, Hazan-La Villette, livret édité à l'occasion de l'exposition de photographies par Robert Doisneau (16 novembre 1988-22 janvier 1989), s. d. [1989], sans pagination. Propos recueillis par André Maisonneuve. 9. Clichés G 150 à G 152h, soit 14 négatifs pris entre mai et août 1942. 10. M. VOX, lettre à Frédéric Joliot, 13 mai 1942, Archives Curie. 11. Id., Nouveaux Destins de l’intelligence française…, op. cit. 12. E. P. JACOBS, Un opéra de papier, Gallimard, Paris, 1981. B. MOUCHART et R. RIVIÈRE, La Damnation d’Edgar-Pierre Jacobs, Paris, Seuil-Archambaud, 2003. 13. CNRS, Laboratoire de synthèse atomique, 1957, op. cit., p. 6. 14. Alors qu’il a produit six titres entre 1946 et 1960, Jacobs tarde à sortir Les Trois Formules du professeur Sato (1971-1977) et ne réalisera pas la seconde partie de ce huitième titre. 15. René NOUAILHAT, Jacobs, la marque du fantastique. Mythologie, politique et religion dans la bande dessinée Blake et Mortimer, Besançon, CRDP Franche-Comté, 2004. 16. “Blake et Mortimer. Face aux démons de la science”, éd. spéciale de Science & Vie, 2004. Je remercie Nathalie Machetot (coordinatrice muséographique de l’exposition “Doisneau chez les Joliot-Curie…”, cf. note 2) pour ses recherches bibliographiques sur le sujet. 17. Selon sa fille, Robert Doisneau faisait une «sélection directe avec des ciseaux, les chutes tombant dans une poubelle» (Francine Deroudille, entretien du 6 juillet 2004). 18. Chaque fiche est composée d’un collage de tirages 1/1 à partir des négatifs. Il ne s’agit pas de planches “contacts”, mais bien de fiches d’épreuves. Il est donc possible de faire le “best off” des images des Joliot-Curie (selon Doisneau). Les portraits des deux scientifiques ont été utilisés sur de nombreuses fiches. Par exemple apparaissent sur trois fiches différentes – et deux fois directement associés – G391f, Frédéric Joliot au pupitre du cyclotron, G495a et G496b, Irène

Études photographiques, 16 | Mai 2005 88

Joliot-Curie devant un appareil de mesure. De même pour le cliché des boules de l’éclateur d’Ivry (G152h) qui a été l’objet du truquage de 1979 et deviendra une image icône. 19. P. HAMILTON, Robert Doisneau…, op. cit., p. 368-369. 20. Par exemple, en 1990 (au moment de La Science de Doisneau et sous l’impulsion d'Alain Foucault), les fiches sur la science ont été placées dans un dossier intitulé bizarrement "Sciences- Étranger", en dehors des thématiques alphabétiques habituelles. 21. A. P. MICHEL, Les Images du travail à la chaîne. Une analyse des sources visuelles des usines Renault : 1917-1939, Paris, Créaphis, à paraître en 2006. 22. Série G, Travail, de G1 à G1323. Approximativement 2000 négatifs, alors que les autres séries tournent entre 300 et 500 négatifs. On retrouve le reportage sur la Bibliothèque nationale de France réalisé pour Vrai en 1941 (G20), mais aussi toute une série de reportages pour Destins français en 1942 (G64-75 = étages de rayonnages/collection des médaille, etc.). J’en déduis que Doisneau avait effectué une cinquantaine de reportages sur le travail avant la fin de 1942. 23. M. VOX, lettre du 13 mai 1942 à Frédéric Joliot, Archives Curie. Depuis, le photographe est revenu sur cette “spécialité” dans Robert DOISNEAU, Un certain Robert Doisneau, Éditions du Chêne, Paris, 1986. « Depuis le temps, il y a prescription, mes remords s’envolent. Dans cette collection de scalps, nombreux sont ceux qui ont été capturés dans le monde du travail. La chance qui apporte les premières commandes vous classe rapidement comme spécialiste; par hasard il s’agissait de photographies industrielles. Ce que je sais faire en vrai professionnel, c’est-à-dire avec un minimum de gestes inutiles, ce sont des images des machines et ceux qui gravitent autour. Le hasard avait bien fait les choses. » 24. Série S : approximativement 400 négatifs. Les clichés de Frédéric Joliot sont classés S69a/b à S71e/f. Ils datent probablement d’après l’édition de Destins français (août 1942) et d’avant la livraison des clichés à Vox à la fin de l’année 1942. On retrouve aussi un peu plus loin des portraits de Maximilien Vox (S81-87). 25. Hélène Langevin et Pierre Joliot, entretien du 18 novembre 2004, musée Curie, avec Michel Pinault et Alain Michel. 26. Par exemple, la série D porte d’abord sur des reportages en intérieur – à la différence des séries A et B qui sont des reportages en extérieur. Mais des portraits de groupes d’architectes sont progressivement introduits dans cette série avec en D301 des images de Le Corbusier. De même la nature de la numérotation change en cours de route. Au début de la série G, un numéro correspond à une planche-contact : chaque négatif recevant une lettre d’identification. À la fin de cette même série, un numéro est attribué à chaque négatif retenu. 27. Doisneau fait débuter à 2 000 la numérotation des clichés de 1946, à 3 000 ceux de 1947. 28. Pour l’année 1947, les négatifs 13 x 18 sont numérotés de 50 000 jusqu’à 50 201. Les négatifs 6 x 6 n’arrivent à ces chiffres qu’en 1958. En 1959, les 6 x 6 commencent à 51 000. De fait, il y a nettement moins de mille grands négatifs. 29. Dès 1948, Doisneau fait un second saut à 70 000 pour les négatifs 10 x 12,5 (= 4 x 5). Mais il prévoit alors de leur réserver jusqu’à 170 000. En 1963, les 6 x 6 commencent à 171 500. 30. Ce sont pour l’essentiel, les tirages rassemblés sous la référence « 1975 » par la photothèque des archives Curie. Ils correspondent (dans le désordre) à un reportage de Robert Doisneau (72 882 à 72 909), clichés effectivement réalisés à la fin 1955 selon la logique du classement des négatifs de format 10 x 12,5. 31. En novembre 1952, Doisneau acquiert un Leica IIIF et bien qu’il n’ait pas réalisé tous les négatifs 24 x 36 avec ce type d’appareil, ils sont toujours désignés comme les «négatifs Leica» par Robert Doisneau. 32. Série d’agendas “Diplomate”, trimestriels, Archives de l’atelier Robert Doisneau. 33. Cf. Agenda trimestriel, Archives de l’Atelier Robert Doisneau 34. D’un côté clichés 6 x 6 du reportage 40625/26/27, et de l’autre une série de 28 négatifs en 10 x 12,5.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 89

35. Ce second reportage en 10 x 12,5 est numéroté 72950 à 72971 (21 clichés presque continus). 36. Sept clichés numérotés n° 72992 à 72998 proviennent d’un troisième reportage en 10 x 12,5. 37. Cf. Agenda du premier semestre 1956, Archives de l’atelier Robert Doisneau. 38. M. PINAULT, Frédéric Joliot-Curie…, op. cit., p. 519. Deux ans plus tard, Doisneau réalise un autre reportage sur le cyclotron de l’École de physique-chimie publié par Regards le 2 avril 1958. Finalement, en juillet 1970, il réalise (sans doute pour la Vie ouvrière) un reportage en 24 x 36 au CEA. Après une série de portraits de Winter en pleine conversation, les planches-contacts (numérotées 8755 et 8756) montrent des vues plongeantes et des gros plans d’un Van de Graff (de Saclay ou de Bucher-le-Châtel). 39. Susan SONTAG, “Dans la caverne de Platon”, La Photographie, trad. de l’anglais par G.-H. Durand et Guy Durand, Paris, Le Seuil, 1979, p. 11-36.

AUTEUR

ALAIN P. MICHEL

CSI de la Villette, Centre de recherche en histoire des sciences et des techniques

Études photographiques, 16 | Mai 2005 90

La couleur contre la photographie

Études photographiques, 16 | Mai 2005 91

Le point de vue français dans l’affaire Hill

François Brunet

NOTE DE L’ÉDITEUR

François Brunet est américaniste, professeur à l’université de Paris VII-Denis Diderot. Il a publié La Naissance de l’idée de photographie aux Presses universitaires de France en 2000.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 92

Fig. 1. L. Hill, femme tenant un drap (d’après peinture ou estampe), hillotype, 21,5 x 16,5 cm (pleine plaque), v. 1850-1855, Photographic History Collection, National Museum of American History, Smithsonian Institution. (Nota bene : le crédit de cette image, commun à toutes les illustrations de l’article, ne srea pas répété dans les légendes suivantes.)

1 En 1851, l’annonce dans les journaux américains d’un procédé de daguerréotypie en couleurs, baptisé hillotype d’après son inventeur, Levi Hill, fit aux États-Unis et en Europe une énorme sensation, pour tourner bientôt à la controverse et finir en opprobre public pour l’intéressé, accusé de mensonge et de charlatanisme. Cette affaire est généralement traitée comme une simple anecdote dans les histoires de la photographie, et la teneur exacte du procédé est restée incertaine jusqu’à nos jours. Pourtant, les soixante-deux plaques hillotypiques conservées à la Smithsonian Institution à Washington, rarement reproduites et difficiles à reproduire en raison de leur pâleur, montrent distinctement des traces de couleur qui ne relèvent apparemment pas du coloriage ; les exemples que nous proposons, jusqu’ici inédits, ne peuvent guère manquer de susciter l’intérêt (fig. 1 à 9)1. Le propos de cet article n’est pas, cependant, de chercher à valider ou à invalider les titres de l’inventeur américain, ni a fortiori de décrire ou d’analyser son procédé, éminemment complexe. On s’intéressera ici à l’affaire Hill, plutôt qu’à la nature du hillotype ; et on étudiera cette affaire sous l’angle nouveau, et apparemment secondaire, de sa réception contemporaine en France. Cette réception, très négative, contribua au discrédit de l’inventeur dans son pays, tout en tenant lieu en France d’histoire de la photographie américaine ; à travers elle, on percevra peut-être mieux l’importance, régulièrement sous-estimée, des facteurs sociaux et institutionnels dans l’histoire des techniques photographiques.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 93

Inventeur génial ou charlatan éhonté ?

2 Tâchons d’abord de retracer les grandes lignes d’une affaire très confuse. Celle-ci commence fin 1850 avec la publication d’une brochure sur le daguerréotype par un certain Levi Hill, pasteur baptiste du village de Westkill, dans le nord de l’État de New York2. L’auteur annonce « la découverte de certains faits remarquables, ayant trait à un procédé de daguerréotypie dans les couleurs de la nature » et promet d’en fournir sous peu la recette « à tous ceux qui voudront bien payer un prix modéré pour cela. » À la différence du mémoire de Niépce de Saint-Victor sur l’héliochromie, paru un peu plus tôt, cette brochure ne décrit aucun procédé. Elle fait néanmoins sensation dans les colonnes des deux premiers périodiques photographiques du monde, le Photographic Art Journal de Henry H. Snelling et le Daguerreian Journal de Samuel D. Humphrey, lequel conclut de sa visite à l’inventeur : « Si Raphaël avait pu contempler un hillotype avant de terminer sa Transfiguration, la palette et la brosse lui seraient tombées des mains, et le tableau serait resté inachevé3. » À partir de 1851, le tout-New York de la photographie va se rendre chez Hill, à commencer par Samuel Morse, le parrain du daguerréotype aux États-Unis, qui attestera la véracité des dires de Hill et – presque seul contre tous – défendra les droits de ce dernier à garder son secret4. Car l’inventeur, pour des raisons complexes et incomplètement élucidées, ne souhaite ni publier, ni breveter, ni vendre, ni encore moins décrire ce secret, et, au lieu de cela, multiplie entre 1851 et 1855 les souscriptions pour des éditions légèrement remaniées de son manuel. Les daguerréotypistes américains – victimes, dira-t-on, d’une baisse des ventes, le public préférant attendre la couleur – interprètent ces appels comme des manœuvres puis comme de pures et simples supercheries. De visites en tractations, de souscriptions en certificats, de soupçons en dénonciations – le magazine Scientific American, en particulier, prend parti contre Hill – et jusqu’à l’intervention d’un comité sénatorial, qui rendra un rapport favorable sans lui donner de suites, l’affaire fait un énorme scandale, aux États-Unis et en Europe, et traîne pendant cinq ans. Quand le procédé sera enfin dévoilé, dans A Treatise on Heliochromy (1856), il passera complètement inaperçu, tout le monde s’étant convaincu que Hill n’était qu’un imposteur, et le daguerréotype étant alors en nette perte de vitesse5.

3 Les historiens ont largement entériné ce jugement négatif, à commencer par les contemporains de Hill. Marcus Root, qui avait pourtant témoigné en faveur du hillotype, conclut en 1864 que les épreuves montrées par Hill avaient été coloriées aux pigments, et que même s’il avait obtenu un succès « partiel », il y avait eu « tromperie » 6. Quant à John Towler, il écrit dans sa nécrologie de Hill en 1865 que les hillotypes étaient « produits par une combinaison accidentelle de produits chimiques que [Hill], à son désespoir, ne put jamais reproduire7 ». Et l’historiographie du XXe siècle s’est généralement contentée de suivre l’une ou l’autre de ces deux pistes. Pour Josef-Maria Eder, Hill « vendit des licences sur un procédé qui s’avéra n’être rien d’autre que de la peinture sur daguerréotype8 ». Helmut Gernsheim ne semble pas parler de Hill. La même indifférence a prévalu en France depuis Georges Potonniée9. Même aux États- Unis, le diagnostic n’a guère été favorable, surtout dans l’historiographie muséographique. Beaumont Newhall concluait dans la dernière édition de son History que le traité de 1856 était « confus » et l’invention probablement accidentelle10 ; Naomi Rosenblum juge le procédé « inefficace » et voit dans les résultats de Hill le fruit du hasard11. Quant à la foisonnante historiographie américaine des collectionneurs et des

Études photographiques, 16 | Mai 2005 94

amateurs de daguerréotypes, si elle a exploré l’affaire en détail, elle n’est pas parvenue à des conclusions beaucoup plus favorables. Robert Taft, en 1938, proposait le premier récit circonstancié, pour conclure à « la possibilité ténue que Hill ait vraiment découvert un procédé couleur12 ». Ce sont surtout les collectionneurs Floyd et Marion Rinhart qui ont fait avancer le débat, en donnant dans leurs deux livres une analyse précise de la partie technique du traité de 1856 et des éléments de description des 62 hillotypes légués à la Smithsonian Institution en 1933 par le gendre de Hill13. Curieusement, cependant, après avoir rejeté la thèse de l’invention accidentelle comme celle du coloriage, les Rinhart se bornent à noter qu’après la publication tardive de son livre de 1856, « Hill doit avoir conclu que le daguerréotype était passé à l’histoire et qu’une reconnaissance majeure de son procédé ne viendrait jamais » ; déplorant une histoire « tragique », ils appellent de leurs vœux une recréation expérimentale du procédé14.

Fig. 2. L. Hill, cavalier chutant de son cheval (d’après peinture ou estampe), hillotype, 16,5 x 21,5 cm (pleine plaque), v. 1850-1855.

4 Tandis que le thème des injustices du destin se perpétue aujourd’hui sur divers sites web spécialisés, une telle expérimentation a bel et bien été réalisée, et publiée en 1987, par l’historien et daguerréotypiste Joseph Boudreau, qui a réalisé des hillotypes en suivant la méthode décrite dans le traité de 1856 ; il apparaît que cette méthode, quoique difficile, était clairement exposée par Hill et qu’elle produit bien des daguerréotypes en couleurs, et non pas simplement irisés15. Un collectionneur et expert, Mike Jacob, a décrit dans un opuscule de 1992 les hillotypes conservés à Washington et conclu que « les couleurs chimiquement inscrites sur ces plaques couvrent tout le spectre » et « semblent présenter une surface lisse, chimiquement homogène, et non pas la surface plus irrégulière de plaques coloriées par la main de l’homme »16. Ces auteurs s’accordent néanmoins à concéder que la nature des réactions chimiques à l’œuvre et celle des composés de chlorures résultants ne sont pas

Études photographiques, 16 | Mai 2005 95

élucidées, rejoignant ainsi l’opinion de Hill lui-même17. Prenant acte de ces expériences, l’historien John Wood aboutit en 1995 à une conclusion qui ne laisse pas d’étonner : « Je n’ai pas de doute que Hill ait bien produit des plaques dans les couleurs naturelles, mais sa réticence à exposer son travail, ses réclames et ses appels à la Barnum, ses produits et ses procédés mis en vente à des prix gonflés, et le manque de franchise de son approche, même envers ses défenseurs, jettent le doute sur ce qu’il a bien pu réaliser en vérité18. »

Fig. 3. L. Hill, discussion de soldats avec un drapeau français (d’après peinture ou estampe), 16,5 x 21,5 cm (pleine plaque), hillotype, v. 1850-1855.

5 Autrement dit, quand bien même Hill serait un grand inventeur, il serait encore et surtout un charlatan – et l’on en à vient à se demander à quoi sert l’historiographie de la photographie. À tout le moins, on peut se demander comment tant d’efforts érudits aboutissent à des conclusions aussi frustrantes, et reconduisent des catégories moralisantes, là où de toute évidence – c’est du moins mon hypothèse – la dimension sociale et institutionnelle doit être prise en compte. L’on peut aussi s’étonner qu’un John Wood, par ailleurs champion de l’esthétique “native” du daguerréotype américain, reproduise en 1995 un Hill caricatural, proche des portraits vengeurs qu’en dressèrent les commentateurs du XIXe siècle, notamment français.

Un « célèbre puff »

6 Le fait est peu connu : le révérend Hill et son invention ont nourri en France une mythologie de l’Amérique photographique, mythologie un peu courte, mais acerbe et durable. Inspirée indirectement par les comptes rendus américains contemporains, généralement critiques contre Hill, et issue des colonnes de La Lumière, où, on le verra, un véritable feuilleton Hill se donna libre cours entre 1851 et 1853, cette satire du charlatanisme américain se perpétua dans une série d’ouvrages postérieurs ; je

Études photographiques, 16 | Mai 2005 96

l’examinerai moins pour son contenu, peu original, que pour le point de vue français qui l’imprègne. Les principales étapes en sont le récit extrêmement détaillé fourni en 1853 par Louis Figuier, lequel ne se lassa jamais de narrer, citations à l’appui, ce « célèbre puff américain19 » ; et la page vengeresse qu’y consacrait Ernest Lacan dans ses Esquisses photographiques (1856). On peut y ajouter un passage des Dissertations d’Alexandre Ken (1864) et un autre du même acabit dans les Merveilles de la photographie de Gaston Tissandier (1875, 1882)20. À l’image du mot qui la résume, puff, désignant à la fois la fumée et le boniment et censément emprunté aux détracteurs américains de Hill, l’histoire du hillotype telle que la racontent les spécialistes nationaux est à la fois fidèle à son canevas d’origine et imprégnée du point de vue de l’anti-américanisme français, tel que l’a brillamment étudié Philippe Roger21. On se bornera ici à mentionner deux thèmes.

Fig. 4. L. Hill, la Cène (d’après une peinture ou estampe), hillotype, 16,5 x 21,5 cm (pleine plaque), v. 1850-1855.

7 Le premier est l’appât du gain, résumé par la somme astronomique qu’aurait encaissée Hill selon Ernest Lacan (200 000 francs) ; cette cupidité est d’autant plus méprisable qu’elle est le fait d’un révérend (on reconnaît ici la figure du “dieu dollar”), dont les ignobles manœuvres sont systématiquement mises en regard, dans ces textes fort chauvins, du « désintéressement » et du « dénuement » prêtés au « soldat » Niépce de Saint-Victor. Le second thème est l’enflure du discours, accusation qui certes se justifie amplement des reproches adressés à Hill par ses compatriotes, mais qui s’enrichit ici de la distance romanesque de Paris à Westkill : « l’invention de M. Hill », ce n’était qu’une harangue de camelot yankee, une parole certes efficace (les 200 000 francs…) mais dont le succès même témoigne d’un contexte barbare, comme on le voit dans la saisissante hypotypose mise en œuvre par E. Lacan (« “[…] Souscrivez donc ! et, avec l’aide de Dieu et de vos dollars, je doterai mon pays de la plus magnifique découverte des temps modernes : le Hillotype.” »). Grâce à ces deux thèmes, entre autres, le roman Hill sert de

Études photographiques, 16 | Mai 2005 97

contrepoint drolatique au sérieux positif associé aux mémoires de Niépce de Saint- Victor.

8 Si le hillotype a échoué comme procédé, il n’a donc pas été perdu – comme ressource rhétorique – pour tout le monde. Ce qui montre surtout la réussite de l’opération éditoriale et idéologique est la longévité exceptionnelle de cette anecdote en France, dont témoignent les ouvrages de Figuier et de Tissandier : vers 1880 et même 1890, Hill était oublié aux États-Unis, mais faisait encore recette en France. Le fait est d’autant plus notable que jusqu’à l’apparition du Kodak (1888) au moins, cette « célèbre mystification » reste à peu près le seul sujet américain à exciter quelque intérêt des historiens français, au XIXe comme au XXe siècle, exception faite des statistiques impressionnantes de la photographie américaine que citaient volontiers les auteurs du XIXe22. Lacan et consorts contribuèrent ainsi à une indifférence, voire à une incompréhension, de la photographie américaine qui, à côté de ses effets comiques, accentua l’effet “révolutionnaire” associé aux mutations de l’après-1890. On va voir cependant, en revenant au feuilleton de La Lumière, que la comédie française du hillotype joua sans doute aussi un rôle immédiat dans l’échec de l’inventeur américain.

Le feuilleton de La Lumière.

Fig. 5. L. Hill, portrait d’homme de style napoléonien (d’après peinture ou estampe), hillotype, 21,5 x 16,5 cm (pleine plaque), v. 1850-1855.

9 Comme le notait Robert Taft, la controverse sur le hillotype débute – en 1851 – au moment précis où émergent, aux États-Unis comme en France, les premiers organes photographiques, journaux et associations, sur fond de déclin du daguerréotype mais aussi de dissensions internes aux milieux concernés23. Aux États-Unis, l’annonce du procédé paraît intervenir exprès pour nourrir les colonnes des deux premiers

Études photographiques, 16 | Mai 2005 98

périodiques (The Daguerreian Journal [DJ], apparu en novembre 1850, qui sera le plus fidèle soutien de Hill et dont ce dernier deviendra d’ailleurs rédacteur en mai 1851, et le plus artiste The Photographic Art Journal [PAJ], qui débute en janvier 1851). Quant à La Lumière, apparu en février 1851, il n’y consacre pas moins de six articles de juin à octobre 1851, et encore huit autres par la suite. On peut voir avec André Gunthert une forme de « remplissage » dans ces habillages éditoriaux de traductions du PAJ (plutôt que du DJ, très peu cité) puis, surtout, du Scientific American [SA], qui se fait remarquer en France par sa croisade contre Hill et pour Niépce de Saint-Victor (ainsi que pour un autre inventeur américain du daguerréotype en couleurs, Jason Campbell, lequel publia son procédé dans le SA et marqua sa dette à l’endroit de l’inventeur français). Toujours est-il que l’affaire Hill contribua aussi à lancer La Lumière.

Fig. 6. L. Hill, nature morte (d’après peinture ou estampe), hillotype, 21,5 x 16,5 cm (pleine plaque), v. 1850-1855.

10 Le second fait remarquable est la rapidité fulgurante du trajet éditorial qui mène Lacan d’une phase de vif intérêt pour le hillotype à une condamnation sans appel de son inventeur. Ce trajet s’accomplit, pour l’essentiel, de juin 1851 – où Lacan, citant Henry H. Snelling, déclare qu’il n’est « pas possible de douter » de la découverte de Hill – à octobre de la même année, où le renversement de position est consommé. Revenant sur les hommages rendus en Amérique à Niépce de Saint-Victor, Lacan enfonce alors le clou à l’aide d’un extrait du SA du 20 septembre, qui déclare à l’encontre de Hill : « La gloire de la découverte appartient de droit à celui qui le premier l’a donnée au monde, fait qu’on n’apprécie pas aussi bien ici [aux États-Unis] qu’en Europe. » Conclusion de Lacan : « [Hill] a trop attendu. » Les lecteurs du magazine français peuvent avoir l’impression que l’affaire est close24.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 99

Fig. 7. L. Hill, paysage d’après nature, hillotype, 21,5 x 16,5 cm (pleine plaque), v. 1850-1855.

11 Alors que la controverse va durer encore deux bonnes années au moins aux États-Unis, elle prendra désormais dans La Lumière l’allure d’un roman-feuilleton, qui trouve précocement son “dénouement” dans l’article de une du 6 mars 1852, intitulé “Nouvelles d’Amérique – La découverte de M. Hill – Dénouement” et qui s’ouvre sur un « Chers lecteurs, vous n’entendrez plus parler de M. Hill. » C’est cet article qui, démasquant Hill, fondera la légende française du hillotype25. Ce ton satirique ne fera que s’amplifier en 1852-1853, alors que la controverse revêt aux États-Unis une dimension patriotique croissante mais complexe. Il y a alors débat, aux États-Unis, entre une position pro-Hill dictée notamment par le patriotisme et une position anti- Hill appuyée a contrario sur l’exemple de la «générosité » de Niépce de Saint-Victor ; Lacan exploite impudemment ce débat. Peu après la parution du troisième mémoire de Niépce de Saint-Victor, La Lumière publie la traduction d’un long manifeste de Hill, précédée de cet exergue à la Eugène Sue : « Hill vit, Hill agit, Hill écrit – longuement même. » Dans ce texte, Hill fustige ceux de ses concitoyens qui « renoncent aux honneurs qui croissent dans nos montagnes (the honors that grow in our mountains) pour les remettre dans les mains de la belle France », c’est-à-dire les adeptes de Niépce de Saint-Victor, et affirme : « Cette invention est mienne dans toutes les acceptions du mot, et elle n’appartient à personne d’autre… seulement je suis tenu d’en faire quelque chose d’utile. Je regarde comme indiscutable mon droit naturel et légal de la garder tout entière pour moi, ou d’en disposer », en commençant par « l’élever en paix au milieu de mes montagnes ». Précisant son attaque, Hill affirme que le principal but de sa lettre est « de conserver à [son] pays natal l’honneur de la découverte » et s’en prend explicitement à Niépce de Saint-Victor et à une « publication étrangère »26. Même si Lacan ne le relève pas, il ne peut s’agir que de La Lumière ; et l’on voit ici un effet de retour très clair de la chronique française sur le débat américain, voire sur le comportement même de Hill, très remonté depuis quelque temps déjà contre la France

Études photographiques, 16 | Mai 2005 100

et les partisans de Niépce de Saint-Victor27. Dans tout cela, et dans l’annonce que fait Hill d’un nouvel ouvrage, Lacan ne voit pourtant qu’une énième fanfaronnade : le révérend Hill « est devenu poète » (alors que Niépce « a travaillé ; il a communiqué », avec ce glorieux « désintéressement » qui lui vaut d’avoir un disciple en la personne de Jason Campbell). En guise de conclusion, Lacan cite également l’article du SA du 23 octobre 1852 qui reproduisait le témoignage de Samuel Morse en faveur de Hill et de son droit de ne pas révéler ce qui n’est pas parfait, mais pour n’en retenir que le commentaire critique du magazine américain : « […] ce sont des faits que nous voulons. » Cette maxime est pourtant contredite par l’inflation rhétorique et romanesque qui caractérise et caractérisera jusqu’en 1855 le feuilleton Hill dans La Lumière28.

Hill, un Daguerre manqué ?

12 Ni les pitreries d’Ernest Lacan ni même l’amertume de Hill contre les « savants français » n’épuisent l’intérêt de cette séquence. Prisonnier d’un schéma d’antagonisme entre Hill et Niépce qui renvoie à un point de vue chauvin, Lacan se montre incapable d’interpréter correctement les hommages américains à Niépce de Saint-Victor et plus généralement aux normes européennes de la communication scientifique ; préoccupé de « glorifier » Niépce, il reste imperméable à la signification scientifique et politique de cette évocation chez les auteurs américains, lesquels envient plus à la France l’efficacité de son organisation institutionnelle – sa puissance – que telle ou telle invention. Dans l’affaire Hill, le point de vue français n’est pas seulement celui que représente Lacan ; c’est aussi celui qui, aux États-Unis, cherche à concevoir le schéma idéal de la publication de l’invention selon un modèle français. De fait, la satire – américaine aussi bien que française – du charlatanisme cupide masque ce problème inextricable qu’est au XIXe siècle la reconnaissance et la rémunération des inventions. Ce problème de la propriété et de la rente des inventions est très bien connu en France, au moins depuis 1839 et la loi sur le daguerréotype. Et il est à cet égard frappant, quoique pas très surprenant, que Lacan et ses collègues amateurs de puffs n’aient jamais songé, en ces années 1851-1853 où La Lumière rendait les honneurs à Daguerre et au daguerréotype, que les mésaventures de l’inventeur américain rappelaient celles de son prédécesseur français. Histoire d’un procédé élaboré mais non divulgué, dont la concrétisation complète eût bel et bien révolutionné la photographie, l’affaire Hill présente pourtant une ressemblance, et sans doute une filiation généalogique, avec l’histoire de Daguerre et du daguerréotype. Je me bornerai ici à esquisser des pistes, sous réserve d’une réouverture plus complète du dossier Hill.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 101

Fig. 8. L. Hill, quatre espèces d’oiseaux (d’après peinture ou estampe), hillotype, 21,5 x 16,5 cm (pleine plaque), v. 1850-1855.

13 Le mot de hillotype, forgé par Humphrey pour le compte de Hill, dit déjà une ressemblance au moins imaginaire du procédé américain avec le daguerréotype : comme son modèle français, ce mot visait à faire époque, et les commentaires contemporains aussi bien que postérieurs sur la révolution hillotypique décrivent celle- ci comme une seconde naissance de la photographie, revendiquée aux États-Unis comme égale à la première. De même, le mélange de propagande et de mutisme qui caractérise le comportement de Hill peut rappeler les paradoxes de Daguerre, qui, lui aussi, avait longuement hésité avant de publier, et multiplié fuites et projets de souscription alors qu’il perfectionnait encore son procédé, avant de lancer le “coup” Arago29. (Dans une certaine vulgate postérieure à 1839, d’ailleurs, Daguerre sera dépeint lui aussi comme un charlatan, un proto-Hill ayant volé son secret et sa gloire à un proto-Niépce, l’oncle de Saint-Victor.) Cependant, la ressemblance entre Hill et Daguerre est surtout négative : Hill échoue là où Daguerre a réussi, c’est-à-dire échoue à mettre en branle un processus commercial ou institutionnel de validation et de rémunération pour son invention. À cet égard, Hill est l’anti-Daguerre. Son échec a peut-être moins à voir avec l’inachèvement de son procédé qu’avec la faiblesse institutionnelle des États-Unis en 1850, faiblesse compensée, mais aussi accusée, par la presse, et dont sont très conscients les témoins américains de l’époque30.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 102

Fig. 9. L. Hill, homme et femme à cheval (d’après peinture ou estampe), hillotype, 21,5 x 16,5 cm (pleine plaque), v. 1850-1855.

14 Or ce rapprochement n’est pas seulement valable a posteriori, et il semble bien y avoir une filiation entre les deux affaires : la longue séquence de non-publication du hillotype en 1851-1856 peut apparaître comme un remake (manqué, mais conscient chez certains acteurs) de la séquence de divulgation du daguerréotype en 1835-1839. Il y a des raisons de supposer qu’au début des années 1850, et singulièrement en 1851-1852 – année de la mort de Daguerre, et année où La Lumière ouvre une souscription pour un monument aux inventeurs de la photographie, démarche imitée à New York –, Hill ou certains de ses parrains cherchent à rejouer le succès du daguerréotype en 1839. Quatre indices soutiennent ce qui, je le souligne, n’est qu’une hypothèse. D’abord, plusieurs textes, français et américains, montrent que la procédure de 1839 servit de référence pour le hillotype31, même si elle n’avait guère de chance d’être reproduite aux États-Unis. Un second indice suggérant au moins a contrario le poids de l’exemple français est l’attitude de Samuel Morse, parrain du hillotype puis défenseur farouche du « droit naturel » de Hill à ne pas publier ni breveter. “Passeur” transatlantique expérimenté, Morse connaît par cœur la fonction (et l’éventuelle inanité) des parrainages prestigieux ; en 1851-1853, tandis qu’il joue les Arago pour Hill, il est embarqué dans une procédure judiciaire homérique sur le télégraphe, et c’est le désir de soustraire son protégé à la rapacité des plaideurs qui le pousse à persuader Hill de renoncer à toute publication. Il y a en outre et surtout la démarche de Hill – convaincu semble-t-il, comme Daguerre, qu’un brevet était inapplicable à son procédé chimique – auprès du Sénat américain, qui aboutit à ce rapport surréaliste de mars 1853 où le comité, après avoir donné son aval au procédé, conclut que « la presse du moment » ne lui laisse d’autre recours, en guise de mesure pratique, que de « placer son rapport dans les archives du Sénat »32. Enfin, et sur tout un autre plan, on est frappé de constater que plusieurs des estampes reproduites par Hill sur ses plaques exhibent des motifs français, voire une origine

Études photographiques, 16 | Mai 2005 103

française, trahissant à tout le moins un intérêt marqué pour la culture française, voire – pourquoi pas ? – l’éventuelle intention de montrer ses résultats en France.

15 Ces éléments de réflexion ne peuvent à eux seuls valoir réexamen du dossier Hill, l’un des plus épineux des débuts de la photographie. Ils devraient permettre néanmoins de dépasser l’alternative traditionnellement proposée entre découverte géniale et arnaque de camelot. Quand on accorde à l’individu Hill le bénéfice d’une découverte pour lui reprocher du même élan une cupidité barnumesque, on ne fait pas avancer l’histoire de cette première invention de la photographie en couleurs – invention certes incomplète, mais incontestablement avancée. On ne comprendra cette histoire, comme l’histoire des sciences et des techniques en général, qu’en prenant toute la mesure des facteurs institutionnels, sociaux et politiques.

NOTES

1. Je remercie chaleureusement le National Museum of American History, Smithsonian Institution, Washington (NMAH), et surtout Shannon Perich, conservatrice, pour son assistance généreuse dans la consultation et la reproduction de ces précieux documents. Les plaques sont, à quelques exceptions près, des reproductions d’estampes en couleurs, pour la plupart en mauvais état (voir la description, accompagnée d’un récit succinct de l’affaire, par Peter LIEBHOLD, “Hillotypes : a sad tale of invention”, History of Photography, vol. 24, n°1 (2000), p. 52 ; les mieux conservées donnent l’impression d’une reproduction authentique, quoique fruste, des couleurs. Pour l’examen microscopique, l’analyse et des éléments de certification a posteriori de ces plaques, voir les études de RINHART, BOUDREAU et JACOB citées aux notes 14, 15 et 16, qui sont par ailleurs les seules, à ma connaissance, à inclure des reproductions. Dans cet article, je suis seul responsable des traductions, à l’exception de celles que j’emprunte aux auteurs français du XIXe siècle. 2. Levi HILL, The Magic Buff and Other Improvements, Lexington, Holmes & Grey, 1850 (brochure publiée en 4e partie de la réédition d’un ouvrage du même auteur paru en 1849 et intitulé A Treatise on Daguerreotype). 3. Daguerreian Journal, vol. 2 (1851), p. 17, cit. in Beaumont NEWHALL, The History of Photography, 5e éd., New York, MoMA, 1982, p. 269. Ce commentaire, où Humphrey invente le mot “hillotype”, conforme l’annonce du procédé au modèle de l’invention révolutionnaire (cf. infra). Pour d’autres exemples de ces premières réactions, voir Robert TAFT, Photography and the American Scene : A Social History, 1839-1889, New York (1938), Dover, 1964, p. 87-90 ; Merry A. FORESTA et John WOOD, Secrets of the Dark Chamber, The Art of the Daguerreotype, National Museum of American Art, Washington, Smithsonian Institution Press, 1995 (voir http://nmaa-ryder.si.edu/collections/ exhibits/secrets/text). 4. Après lui avoir conseillé au contraire de publier : cf. P. LIEBHOLD, art. cit., et Kenneth SILVERMAN, Lightning Man : The Accursed Life of Samuel F.B. Morse, New York, Knopf, 2003, p. 306 ; sur Morse et le daguerréotype, François BRUNET, “Samuel Morse, ‘père de la photographie américaine’”, Études photographiques, n°15, p. 4-30. 5. Ce traité aujourd’hui très rare a été réédité par Carnation Press, 1992 ; extraits dans FORESTA et WOOD, op. cit., p. 259-260.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 104

6. Marcus ROOT, The Camera and the Pencil (Philadelphie, 1864), repr. Pawlet, Helios, 1971, intr. de B. Newhall, p. 316, 376. 7. Cit. in B. NEWHALL, op. cit., p. 272. 8. Josef-Maria EDER, History of Photography (1932), New York, Dover, 1978, p. 316. 9. Exception notable, la petite Histoire de la photographie de Jean-A. K EIM (Paris, Puf, “Que-sais- je ?”, 1979) concluait prudemment : « […] la question est encore discutée de savoir si Hill était un grand inventeur ou un imposteur » (p. 119). 10. B. NEWHALL, op. cit., p. 272. 11. Naomi R OSENBLUM, Une histoire mondiale de la photographie, Paris, New York et Londres, Abbeville Press, 1992, p. 448. 12. R. TAFT, op. cit., p. 91. B. Newhall poursuivit lui-même l’enquête dans The Daguerreotype in America, New York, Duell, Sloan & Pearce, 1961. 13. Don en 1933 du Dr John Garrison, gendre de Levi Hill, comprenant, outre un portrait de l’inventeur et un exemplaire du traité de 1856, 62 plaques obtenues par « hilectromy », selon la lettre d’accompagnement (NMAH, Levi Hill Daguerreotypes, Access File ; P. LIEBHOLD, art. cit.). Cette collection considérable est restée longtemps ignorée (pour la revue Image de Rochester, en 1952, « aucun exemple [de hillotype] n’est connu » : “The Misadventures of L.L. Hill”, Image, vol. 1, n°5 [mai 1952], p. 2). 14. Floyd et Marion RINHART, The American Daguerreotype, Athens, University of Georgia Press, 1981, p. 223 ; cf. F. et M. RINHART, American Daguerreian Art, New York, Clarkson N. Potter, 1967, p. 59-62 et 67. 15. Joseph B OUDREAU, “Color Daguerreotypes : Hillotypes Recreated”, in Eugene O STROFF, ed., Pioneers of Photography, Their Achievements in Science and Technology, Springfield, The Society for Imaging Science and Technology, 1987, p. 189-198, avec des analyses spectrométriques et crystallographiques. 16. Michael G. JACOB, Il Dagherrotipo a colori, Technische e conservazione, Florence, Nardini, 1992, p. 71-81, english translation, p. 9. La formule, curieusement mythologique, suggère que l’invention de la photographie en couleurs se présente encore aujourd’hui comme une seconde invention de la photographie. 17. Cf. J. BOUDREAU, p. 198 ; F. et M. Rinhart, art. cit. Voir aussi, sur le thème des injustices de l’histoire, Herbert KEPPLER, “The Horrible Fate of Levi Hill : Inventor of Color Photography”, Popular Photography, juillet 1994, p. 42-43, et P. LIEBHOLD, art. cit. 18. J. WOOD, “The Secret Revealed : Literature of the Daguerreotype”, in M. A. FORESTA et J. WOOD, op. cit., p. 215. Cf. J. WOOD, ed., America and the Daguerreotype, Iowa City, University of Iowa Press, 1991. 19. Louis F IGUIER, Exposition et histoire des principales découvertes scientifiques modernes, (éd. consultée : 3e éd., Paris, Masson-Langlois et Leclercq, 1854, t. 2, p. 73-84). La Lumière du 29 janvier 1853 notait dans son compte rendu de la 2e édition que Figuier « rend justice aux travaux de nos compatriotes, en châtiant le charlatanisme intéressé du révérend M. Hill, de New York » (vol. 3, n° 5, p. 19). Voir aussi L. FIGUIER, Les Merveilles de la science, Paris, Furne et Jouvet, vol. 3 [187?], p. 71 sq., et le reprint sous le titre La Photographie, Laffitte, 1983 (présenté comme basé sur l’édition de 1888), p. 76-79. Dans ces deux textes, Figuier conclut son récit en expliquant que la « comédie » a dû finir, et que le public s’est aperçu, comme dans la pièce de Shakespeare, que le hillotype avait causé « beaucoup de bruit pour rien ». 20. Voir Ernest LACAN, Esquisses photographiques, Paris, Grassart/Gaudin, 1856, p. 52-53 ; et Gaston TISSANDIER, La Photographie, 3e éd., Paris, Hachette, 1882, p. 184-185, qui cite Alexandre Ken. 21. Philippe ROGER, L'Ennemi américain. Généalogie de l'antiaméricanisme français, Paris, Seuil, 2002, notamment p. 61-98 sur le Second Empire. Sur le goût français de cette période pour les figures américaines du boniment (humbug) et de l’escroquerie (hoax), voir Philippe Hamon, “Images à lire

Études photographiques, 16 | Mai 2005 105

et images à voir : ‘images américaines’ et crise de l’image au XIXe siècle (1850-1880)”, in Stéphane MICHAUD et al., éd., Usages de l’image au xix e siècle, Paris, Créaphis, 1992, p. 240. Sur la fortune particulière des mots "puff" et "puffisme", voir aussi l'analyse de Joelle MENRATH, "'Le pied dans le plat': les 'images américaines' dans la littérature française", in Georgy KATZAROV (dir.), Regards sur l'antiaméricanisme. Une histoire culturelle, Paris, L'Harmattan/Musée d'Art américain de Giverny, 2004, p. 85-93. 22. Voir par exemple LACAN, op. cit., p. 147-149, et les références à la photographie en Amérique dans les sommaires de La Lumière. 23. R. T AFT, op. cit., p. 84-87 ; William WELLING, Photography in America : The Formative Years 1839-1900, (1978), Albuquerque, University of New Mexico Press, 1987, p. 81-91 sq. ; sur la France, voir André GUNTHERT, “L’institution du photographique. Le roman de la Société héliographique », Études photographiques, n° 12 (novembre 2002), p. 37-63. 24. Cf. La Lumière, vol. 1, n° 17 (1er juin 1851), p. 67. Dès le 5 août, Lacan cite un autre article du PAJ, beaucoup plus réticent, en soulignant a posteriori des « soupçons » et des « doutes » antérieurs (n°26, p. 101-102). Cette surenchère au doute s’alimente de la querelle qui naît alors outre-Atlantique entre les défenseurs de Hill et les partisans de Niépce de Saint-Victor, lequel vient de publier son mémoire sur l’héliochromie et se voit vanté pour son attitude d’ouverture scientifique. Le 17 août (n° 28, p. 110), La Lumière traduit un article du PAJ de juillet qui, publiant le mémoire de Niépce de Saint-Victor, exprime l’espoir « qu’avant peu le génie de nos artistes américains n’accomplisse ce grand desideratum », la fixation des épreuves colorées, tout en soulignant que Hill devrait en tout cas « partager les honneurs de sa découverte avec son compétiteur de l’ancien monde » ; et Lacan d’ironiser sur la postérité et la place qu’elle voudra bien faire, à côté de Hill, à « un M. Niépce, qui cependant n’était pas américain. » Ce parcours s’achève le 12 octobre 1851 (n°36, p. 142). 25. La Lumière, 6 mars 1852 (vol. 2, n°11, p. 41-42).Toujours appuyé sur des sources américaines, le texte français réécrit ces dénonciations surtout morales dans le vocabulaire mythologique du « bateleur », de son « puff » et de son « piédestal de carton ». C’est aussi dans cet article que Lacan se livre à une computation des profits du révérend Hill : « une somme d’environ 200 000 F, une fortune !… », surtout par contraste avec le dénuement de Niépce, qui, lui, « ne fait pas de bruit et n’annonce rien ; il travaille et il révèle. » Ce « dénouement » sera suivi le 10 avril 1852 (vol. 2, n° 16, p. 62) d’un « épilogue » dans lequel Lacan brocarde violemment l’« infatigable philanthrope » Hill et ses « œuvres de bienfaisance ». 26. “Nouvelles d’Amérique”, La Lumière, 27 novembre 1852 (vol. 2, n° 49, p. 193-194. La lettre- manifeste de Hill, adressée « à la confrérie daguerrienne et au public en général », avait été publiée le 26 octobre dans le New York Daily Times et reprise dans l’ American Artisan du 6 novembre, source de la traduction française. Cette pétition intervenait alors que Hill avait reçu de nombreux témoignages et certificats favorables, les plus importants étant ceux de Samuel Morse, publiés dans le National Intelligencer du 8 octobre 1852 (dans ce texte, repris dans le SA du 23 octobre, Morse déclarait que cette invention était « aussi remarquable que la découverte originale de la photographie par Daguerre ») et le New York Times du 26 octobre ; voir sur tout ceci F. et M. RINHART, The American Daguerreotype, op. cit., p. 217-218 et K. SILVERMAN, op. cit., p. 307. La Lumière ne fit nullement état de ces témoignages très favorables, mais seulement des nouvelles attaques du SA et du PAJ contre Hill, son goût du secret et la tonalité agressive de son manifeste. 27. En avril 1852 déjà, Hill avait fait état à Samuel Morse de sa défiance à l’égard des « savants français », qu’il soupçonnait de vouloir « sauter sur mon trésor, et cela dans mon pays natal » (Levi Hill à Samuel Morse, 26 avril 1852, Samuel F.B. Morse Papers, Library of Congress, General Correspondence ; cf. K. SILVERMAN, op. cit., p. 306). 28. Le feuilleton dégénéra en 1853 en controverse franco-française, entre Lacan et La Lumière d’un côté, l’abbé Moigno et le Cosmos, revue éclectique qui eut un temps l’ambition de détrôner la

Études photographiques, 16 | Mai 2005 106

précédente, de l’autre – controverse qui voit notamment l’abbé Moigno, d’abord violemment hostile à Hill et aux « témoignages de complaisance » de Morse (Cosmos, vol. 2, p. 39-41, 5 décembre 1852), se muer en un partisan éphémère mais ardent de Hill et de Jason Campbell, et se livrer sur des colonnes entières de Cosmos à de savantes critiques philologiques des traductions du SA fournies par La Lumière (ibid., p. 89-90). Lacan concluait en déclarant, d’un ton entendu, pouvoir comprendre « la sympathie de M. l’abbé Moigno pour le révérend Hill » (« M. Hill et le Cosmos », La Lumière, 4 juin 1853, vol. 3, n° 23, p. 90). Le 17 février 1855, dans le dernier entrefilet de La Lumière sur le hillotype, Lacan ironisera sur la parution d’un nouveau livre de Hill, « toujours le même et toujours nouveau » (vol. 5, p. 26). Mais ce livre ne sera pas commenté, pas plus que le traité de 1856. Ultime preuve de la mode française du hillotype, la Revue photographique, apparue en décembre 1855, y consacre le 5 janvier 1856 un article subodorant « une nouvelle mystification » (vol. 1, n° 3, p. 34). 29. Cf. F. BRUNET, La Naissance de l’idée de photographie, Paris, Puf, 2000, p. 47-52, et Paul-Louis ROUBERT, L’Introduction du modèle photographique dans la critique d’art en France (1839-1859), thèse de doctorat, Université de Paris I, juin 2004, p. 31-57. 30. À commencer par les Humphrey et les Snelling, qui cherchaient à organiser la corporation daguerrienne pour la guérir de sa réputation de charlatanisme (cf. les textes cités par W. WELLING, op. cit., p. 96, 107-109). On peut présumer que l’affaire Hill a contribué à favoriser la formation institutionnelle de la corporation. 31. Un bon exemple de cette référence est l’espoir exprimé dans un article du PAJ de 1851, que cite La Lumière dans son compte rendu du 1 er juin 1851 : « que le gouvernement des États-Unis épargnera à M. Hill la nécessité de prendre un brevet pour protéger ses droits, en lui achetant, au profit du monde entier, sa précieuse découverte » (vol. 1, p. 67). Cette piste serait à approfondir du côté américain, où l’aspiration à une divulgation « démocratique » semble avoir été répandue, sinon partagée par Hill lui-même. 32. Émanant du comité sur les brevets, qui avait auditionné Hill, ce rapport était inhabituel dans sa démarche et étonnant dans ses attendus et ses conclusions (cf. P. RINHART, The American Daguerreotype, op. cit., p. 220-221) ; il mérite une analyse approfondie. Il fut critiqué par le SA du 26 mars 1853 (vol. 8, p. 224).

AUTEUR

FRANÇOIS BRUNET

Université de Paris VII-Denis Diderot

Études photographiques, 16 | Mai 2005 107

Couleur versus noir et blanc

Nathalie Boulouch

NOTE DE L’ÉDITEUR

Nathalie Boulouch est maîtresse de conférences à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne et actuellement en délégation CNRS auprès du CRAL (EHESS). Elle a publié Lumière, la couleur inventée. Les Autochromes Lumière aux éditions Scheibli en 1999.

1 La couleur n’est entrée que tardivement dans la pratique photographique, avec la production industrielle de la plaque Autochrome Lumière en 1907. Après cette première étape, la commercialisation des procédés à développement chromogène à partir du milieu des années 1930 marquera un nouveau palier, ouvrant l’ère de la photographie couleur moderne1.

2 Au-delà du progrès technique généralement retenu, on s’attachera ici au fait que les procédés couleur introduisent une nouvelle catégorie dans le champ des représentations photographiques. Les images produites, dont la spécificité est d’être en « couleurs naturelles », viennent en effet s’inscrire dans un univers demeuré monochrome. Faisant cela, elles forcent une individualisation, établissant l’existence d’une photographie sans couleurs qui se définit désormais comme telle, et entraînent de fait un processus de comparaison. Si les images en couleurs dénoncent l’écart entre la photographie monochrome et la réalité qu’elles représentent2, et révèlent les limites de la convention de la représentation valoriste en photographie instaurée depuis les débuts, cette confrontation va finalement contribuer à confirmer le statut du noir et blanc comme moyen d’expression propre au médium. On retiendra ainsi une remarque de Paul Strand dans son article de 1917, “Photography” où, évoquant les spécificités et les potentialités propres à la photographie en terme d’expression du motif sur l’échelle des valeurs de clair-obscur, il introduit un commentaire entre parenthèses : « [...] couleur et photographie n’ont rien à voir ensemble3. » 3 Ainsi, dès le début du XXe siècle où la photographie commence à s’affirmer comme médium artistique, la différenciation entre couleur et noir et blanc débouche-t-elle rapidement sur la question de la reconnaissance de la validité esthétique de la

Études photographiques, 16 | Mai 2005 108

photographie couleur vis-à-vis du noir et blanc4. En 1976, la première exposition personnelle de William Eggleston, organisée par John Szarkowski au Museum of Modern Art (MoMA) de New York, apportera à ce débat un nouvel argument en consacrant la photographie couleur moderne. Dans l’intervalle, c’est une histoire des modalités de réception et d’évaluation des procédés de photographie couleur au XXe siècle qui se révèle ; où il apparaît qu’au-delà des critères techniques et économiques, des modèles opératoires en histoire de l’art, ceux des hiérarchies artistiques5, se sont transférés au domaine photographique.

Comparer

4 Du point de vue de la pratique, ce sont les fabricants autant que les auteurs d’ouvrages techniques qui les premiers, conscients de la familiarité des photographes avec le maniement des procédés noir et blanc, imposent d’emblée un schéma comparatiste où le noir et blanc constitue le standard de référence. Tous n’auront de cesse d’insister sur le fait que les procédés couleur sont aussi simples d’utilisation que leurs prédécesseurs monochromes. Toutefois, le fait de pouvoir reproduire les couleurs au lieu de les transposer sur l’échelle des valeurs monochromes implique un apprentissage couplé à une nécessaire éducation à la perception des couleurs. Pratiquer la couleur nécessite une maîtrise technique – en ce qui concerne le calcul du temps de pose en particulier – dont Étienne Wallon et quelques autres avaient pleine conscience dès la présentation de la plaque Autochrome en juin 19076. Et Nancy Newhall ne dira rien d’autre à propos des essais en couleurs d’Edward Weston en 1953 : « Voir la couleur en premier, et la voir à la fois en tant que forme, ligne, ombre, profondeur, n’est pas chose aisée7. »

5 Cette nécessaire maîtrise combinée aux limites techniques des premiers procédés couleur va les cantonner à des usages précis. En 1936, la commercialisation par les firmes Kodak et Agfa des premiers procédés soustractifs, le Kodachrome et l’Agfacolor Neu, va favoriser le développement de l’usage de la couleur dans la photographie commerciale. La publicité8 et la mode tireront profit de l’amélioration corrélative des techniques des procédés d’impression photomécanique qui permettent de publier des images en couleurs de façon plus généralisée dans la presse illustrée9, pour s’instaurer alors comme les deux principaux domaines d’application de la photographie couleur. 6 Parallèlement, avec l’arrivée sur le marché de nouveaux procédés10, à partir des années 1940, on assiste à une structuration progressive du champ de la photographie amateur en vue de l’accroissement de la pratique de la couleur, qui aboutira à une popularisation et à l’ouverture effective d’un marché de masse dans les années 1970. Cette structuration est largement encouragée par une politique volontariste des firmes et par les revues spécialisées11 à destination des amateurs ouvrant leurs colonnes au sujet. 7 Les domaines privilégiés pour l’usage de la couleur se partagent ainsi entre la photographie appliquée et la pratique amateur. La différenciation entre noir et blanc et couleur trouve là les arguments pour se convertir en une hiérarchisation qui touche à la question de la valeur artistique des procédés couleur.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 109

Hiérarchiser

8 Les modalités de l’opposition qualitative mettent en parallèle hiérarchie des usages sociaux et hiérarchie artistique. En effet, celle-ci recouvre une division culturelle où une pratique créative, élitiste, du noir et blanc se distingue d’une pratique de la couleur commerciale ou bien amateur et populaire, privilégiant toutes deux une iconographie triviale et des modes de diffusion – images imprimées, diapositives, tirages de laboratoire – qui ne sont pas ceux du tirage original de qualité. Au regard de critères esthétiques, les usages de la couleur l’insèrent alors de facto dans une catégorie dépréciative. La hiérarchie valorise la pratique du noir et blanc au détriment de la couleur, comme en témoigne implicitement en 1947 le jugement de Bruce Downes : « Certes, Steichen a beaucoup pratiqué la couleur à une époque, mais c’est son travail en noir et blanc qui est pourtant resté dans les mémoires12. » Deux ans plus tard, le critique américain réitère ce type d’appréciation en s’exprimant à propos d’une photographie en couleurs de Edward Weston, “The Docks at Monterey” (1946), qu’il a découverte dans l’édition de 1949 de History of Photography publiée par Beaumont Newhall : « […] comparée à des douzaines de ses meilleurs tirages noir et blanc, elle ne mérite aucun classement13. » Ce cliché faisait partie d’une série d’essais réalisés par Weston à la demande de la firme Eastman Kodak pour expérimenter la nouvelle version du Kodachrome et servir ainsi la promotion des procédés couleur auprès des amateurs. En 1954, Walker Evans publie à son tour cette photographie dans le magazine Fortune, parmi d’autres tests confiés par Kodak à des photographes de renom tels que Ansel Adams, Paul Strand, Charles Sheeler, etc., afin d’illustrer un article consacré à la firme. Si le portfolio imprimé en couleurs débute par une formule bienveillante de Evans à l’égard d’une photographie couleur « encore dans l’enfance », et salue la qualité du travail de ses confrères qui ont su tirer parti de leur maîtrise du noir et blanc pour aborder la couleur, il se referme sur ces mots : « Nombre de photographes ont tendance à confondre couleur et bruit14. » Quinze ans plus tard, Walker Evans assène un avis qui sera généralement retenu : « La couleur gâte la photographie, et la couleur absolue la gâte absolument. Quatre [sic] mots suffisent à régler la question, qu’on doit prononcer à voix basse : la photographie couleur est vulgaire. Lorsqu’une photographie traite d’un sujet vulgaire […] alors la photographie couleur s’impose15. »

9 Edward Weston avait quant à lui choisi de dépasser l’approche hiérarchique. En 1947, confiant ses premières impressions à l’équipe de Kodak qui lui avait donné quelques films d’essai, il compare sa récente production en couleurs à l’aune de son expérience du noir et blanc : « […] plusieurs sont aussi bonnes que mes meilleures photos en noir et blanc. Du moins, c’est ce qu’il me semble sous le coup de mon premier enthousiasme16. » La même année, interviewé parmi vingt experts par le critique Jacob Deschin dans le cadre d’une enquête sur l’avenir de la photographie couleur pour Photography, il formule son opinion en ces termes : « Je suis un complet débutant en couleur mais ce que j’en attends est l’ouverture de nouvelles voies, différentes, et sans aucune compétition avec ma pratique du noir et blanc17. » Mais c’est dans un article intitulé “Color as Form” que Weston donnera en 1953 sa pleine opinion. Après avoir évoqué « le préjugé de nombreux photographes à l’égard de la couleur [qui, selon lui] vient du fait qu’ils ne pensent pas la couleur comme une forme », il en vient à exprimer une position hardie bien qu’elle relève de l’évidence : « Il existe quelques sujets qui peuvent être traités indifféremment en couleurs ou en noir et blanc. Mais la plupart du

Études photographiques, 16 | Mai 2005 110

temps, ils ne peuvent s’exprimer que par l’un ou l’autre (…). Ce sont des moyens différents pour servir des buts différents18. »

Légitimer

10 Le lien tissé par Weston entre sujet, couleur et forme allait trouver un écho particulier en 1976, sous la plume de John Szarkowski. Dans le texte d’introduction du William Eggleston’s Guide qui accompagne l’exposition présentant soixante-quinze tirages dye- transfert réalisés à partir de Kodachrome de William Eggleston datant des années 1969-1971, le directeur du département de photographie propose un argumentaire serré, dans la droite ligne d’une démarche développée depuis son arrivée au MoMA en 1962. Formé à l’histoire de l’art et appliquant à la photographie une critique formaliste dans la continuité de ce que Clement Greenberg avait développé pour la peinture, il procède à un exposé dans lequel il s’attache à définir les caractéristiques formelles et le vocabulaire spécifique de la photographie19. Puis, il définit ce qui constitue la spécificité de la couleur en photographie. Il s’attache alors à mettre en avant ce qui caractérise la photographie de Eggleston : le traitement de sujets ordinaires, quotidiens, qui relèvent de la tradition vernaculaire, et compare le Guide à un album de famille ; inscrivant ainsi le travail du photographe dans une catégorie assimilable à celle de la photographie amateur. De fait, après avoir pratiqué le noir et blanc, Eggleston avait commencé à s’intéresser à la photographie couleur au contact d’un ami qui travaillait dans un laboratoire professionnel et qui développait des films couleur réalisés par des amateurs. En 1965, le choix de la couleur était devenu celui de l’évidence : « Le monde est en couleurs20. » Enfin, Szarkowski répète une formule qui sera épinglée par la critique : « Dans ces photographies, forme et sujet ne font qu’un21. »

11 Si elle semblait contredire le murmure de Walker Evans en 1969, l’exposition Eggleston renvoyait d’une manière indirecte à la production récente du père du “style documentaire” décédé l’année précédente. En effet, Evans avait changé d’opinion à l’égard de la couleur en 1973 après l’acquisition d’un appareil Polaroid SX-70 arrivé sur le marché depuis un an22. De septembre 1973 à novembre 1974, il réalisa plus de 2 650 Polaroids dans lesquels il réexplorait les thèmes qui lui étaient chers : architectures vernaculaires, vues d’intérieur, panneaux signalétiques, enseignes publicitaires, portraits23. Son enthousiasme était tel pour ce nouveau « jouet24 », qu’en 1974, il reconnaissait son attitude paradoxale à l’égard de la couleur : « Il y a un an, j’aurais déclaré tout net que la photo couleur est chose vulgaire. Paradoxe qui m’est coutumier. Maintenant, je vais me consacrer très soigneusement à mon travail sur la couleur25. » 12 De fait, Walker Evans a entretenu avec la couleur une relation des plus ambiguë. Entre 1945 et 1965, il pratique régulièrement la couleur dans le cadre de sa collaboration avec le magazine Fortune26. Mais dans les années 1960, Evans qui s’attache « à tirer l’interprétation de son œuvre vers une lecture purement esthétique27 » ne pouvait que tendre à rejeter ce travail qui relevait du photojournalisme. La critique le suivra d’ailleurs dans l’occultation de cette production au profit de celle des années 1930-1940, alors consacrée par les institutions artistiques28. 13 Cette production tardive de Walker Evans dont, il faut le préciser, quelques exemples ont été exposés dès 1974 dans le cadre d’une exposition au Fogg Art Museum de Boston29, a-t-elle influé sur la décision de Szarkowski de consacrer une exposition au travail de Eggleston qu’il connaissait depuis 1967 ? Cela reste à vérifier. A-t-il trouvé

Études photographiques, 16 | Mai 2005 111

chez le photographe de Memphis ce qui lui permettait de prolonger un processus de requalification du vernaculaire qu’il avait engagé depuis les années 196030 ? De fait, la photographie de Eggleston établissait une passerelle entre la couleur et la tradition documentaire héritière de Walker Evans, passant par l’esthétique de l’instantané de Garry Winogrand et croisant l’impact du travail de Henri Cartier-Bresson31. 14 L’entreprise de légitimation sera en tout cas immédiatement identifiée et dénoncée. Ainsi, dans la revue Artforum32, Max Kozloff critique les méthodes rhétoriques de Szarkowski et rejoint les arguments de Hilton Kramer, du New York Times : le choix des sujets banals et ennuyeux, le principe compositionnel de focalisation sur un objet ou une personne mis en avant par Szarkowski sont autant d’éléments qui rendent ces photographies dignes de séances de photo-club mais certainement pas des cimaises d’un musée. Les réactions critiques se justifiaient d’autant plus que les tirages dye- transfert conféraient à l’iconographie triviale une qualité esthétique et une stabilité de conservation33 qui les fera qualifier d’« instantanés chics (snapshot chic34) ». 15 Le déplacement des critères d’évaluation et de validation hiérarchiques a permis à John Szarkowski d’affirmer et de légitimer la photographie couleur moderne35 en l’introduisant, via l’exposition et son catalogue, dans le dispositif d’autorité institutionnelle incarné par le MoMA. La marginalisation, sinon le rejet, d’une photographie couleur par opposition à l’instauration artistique d’une photographie noir et blanc, prenait fin. La photographie couleur reprenait à son compte les tactiques dont avait usé le noir et blanc, pour s’imposer à ses côtés au sein d’une reconnaissance culturelle commune : celle de la photographie. 16 Aujourd’hui, l’exposition est communément considérée pour son rôle de levier dans le processus de reconnaissance de la photographie couleur dont on peut mesurer l'incidence sur les pratiques contemporaines depuis les années 1980. Elle est parvenue à mettre à mal ce préjugé vivace que rappelait encore Eggleston en 2001 : « […] le noir et blanc serait l’art ; la couleur serait commerciale36. »

NOTES

1. Cf. H. WILHELM, “The Modern Era of Color Photography began in 1935 with the introduction of Kodachrome Transparency Film”, in E. RIJPER (éd.), Kodachrome. The American Invention of our World 1939-1959, New York, Delano Greenidge Editions, 2002, p. 12-15. 2. Cf. N. BOULOUCH, “Die Realität der ‘natürlichen Farben’” (La réalité des “couleurs naturelles”), in Störzeichen/Les signes du désordre – L’image face au réel, VDG, Weimar, 2003, p. 31-35. 3. P. STRAND, “Photography”, , n° 49-50, 1917, in P. ROBERTS, Camera Work. The Complete Illustrations 1903-1917, p. 780. Dans les années 1950, Strand sera sollicité par la firme Kodak pour tester et faire la promotion de ses procédés couleur. 4. Cf. N. B OULOUCH, La Photographie autochrome en France (1904-1931), thèse de doctorat, Université de Paris I, 1994, p. 432-458. 5. Cf. G. ROQUE (dir.), Majeur ou mineur ? Les hiérarchies en art, Nîmes, Éd. Jacqueline Chambon, 2000.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 112

6. E. WALLON, La Photographie des couleurs et les plaques autochromes, Paris, Gauthier-Villars, 1907, p. 27. 7. Commentaires de Nancy Newhall cités dans E. WESTON, “Color as Form”, Modern Photography, déc. 1953, p. 59. 8. D’après Robert A. Sobieszek, il était clair qu’à partir de 1936, la couleur serait amenée à jouer un rôle important dans la photographie publicitaire. Cf. R. A. SOBIESZEK, “The Advent of Color”, in The Art of Persuasion, New York, Harry N. Abrams Inc., 1988, p. 68. 9. Bien que L’Illustration ait été le pionnier des journaux illustrés dans la reproduction d’Autochromes dès 1907, l’impression de photographies couleur, complexe et onéreuse, reste longtemps peu répandue. Dans l’entre-deux-guerres, les États-Unis prendront progressivement le dessus des reproductions couleur dans les magazines. 10. Commercialisation du Kodacolor en 1942 et de l’Ektachrome en 1946. Dans les années 1960, les appareils Instamatic Kodak, qui pouvaient être chargés avec des pellicules couleur, vont contribuer à l’engouement des amateurs pour la couleur. Pour une histoire technique des procédés couleur, voir Jack H. COOTE, The Illustrated History of Colour Photography, Surbiton, Fountain Press, 1993. 11. Ainsi Modern Photography consacre chaque mois un portfolio imprimé en couleurs avec des conseils et des exemples de photos couleur à destination des amateurs. Par ailleurs, des périodiques à destination des amateurs et entièrement consacrés à la couleur apparaissent dans les années 1950-1960. Parmi les actions engagées par Kodak en vue du développement d’un marché amateur, il faut citer le “Colorama” qui, à partir de 1950, présentait des photographies monumentales en couleurs sous la forme de diapositives rétroéclairées dans le hall de la gare de Grand Central à New York. Plusieurs exemples sont reproduits dans A. NORDSTRÖM, P. ROALF, Colorama, Paris, Textuel, 2004. 12. Bruce DOWNES, “Angle of View by the Editor”, Photography, hiver 1947, p. 31. Après avoir expérimenté l’Autochrome à Paris dès sa commercialisation en juin 1907, Steichen sera pendant quelques années un fervent défenseur du nouveau procédé. À partir du milieu des années 1930, il pratiquera les procédés couleur dans le cadre de son activité pour la photographie publicitaire et la photographie de mode. C’est à cette pratique commerciale en couleurs que B. Downes fait référence ici. 13. B. DOWNES, “Let’s Talk Photography”, Popular Photography, déc. 1949, p. 24. 14. Walker EVANS, “Test Exposures”, Fortune, juillet 1954, p. 77, 80. Le portfolio comportait six reproductions en couleurs sélectionnées par Evans. 15. W. Evans cit. in G. MORA, La Soif du regard, Paris, Seuil, 1993, p. 336. 16. Cit. in Peter C. BUNNELL (éd.), Edward Weston on Photography, Salt Lake City, Gibbs M. Smith. Inc. 1983, p. 146. 17. Jacob DESCHIN, “The Future of Color”, Photography, hiver 1947, p. 142. 18. E. WESTON, “Color as Form”, Modern Photography, déc. 1953, p. 54-59. La formule de Weston pourrait être mise en relation avec celle de Cyrille Ménard à propos de l’Autochrome : « Gardons- nous donc de dresser [...] une échelle de gradation esthétique entre les deux fleuves du Noir et de la Couleur, deux procédés fort différents » (C. MÉNARD, “La bataille du noir et de la couleur”, Photo-Magazine, 15, 1912, p. 123). 19. Szarkowski reste ici fidèle à l’approche développée en particulier dans The Photographer’s Eye (1966). 20. Ute ESKILDSEN, “A Conversation with William Eggleston”, in The Hasselblad Award 1998 : William Eggleston, Göteborg ; Zurich, Hasselblad Center, Scalo, 1999, s. p. 21. William Eggleston’s Guide, New York, Museum of Modern Art, 1976, p. 12 et 13. 22. Evans a acheté un Polaroid en 1972 au cours d’un voyage à Atlanta. Il ne commence cependant à l’expérimenter que l’année suivante, encouragé par la firme qui cherchait alors, à

Études photographiques, 16 | Mai 2005 113

l’instar de Kodak, à appuyer la promotion de son nouvel appareil sur l’exemple de quelques photographes de renom. Cf. J. KELLER, Walker Evans. The Getty Museum Collection, Londres, Thames and Hudson, 1995, p. 358. 23. Certains de ces Polaroid ont été rassemblés dans Jeff L. R OSENHEIM (éd.), Walker Evans : Polaroids, Zurich, Scalo in Association with the Metropolitan Museum of Art, 2002. 24. Cf. citation de Evans in Jeff L. R OSENHEIM (éd.), Walker Evans : Polaroids, op. cit., p. 6 : « I bought that thing as a toy, and I took it as a kind of challenge. » 25. Cit. in G. MORA, La Soif du regard, op. cit., p. 336. 26. Sur l’activité de Evans à Fortune, se reporter à L. K. B AIER, Walker Evans at Fortune, Wellesley College Museum Massachusetts, 16 nov. 1977-23 janv. 1978 et J. KELLER, op. cit., p. 299-305. 27. Cf. Olivier LUGON, Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans 1920-1945, Paris, Macula, p. 114-115. 28. En 1971, Szarkowski négligera ainsi totalement cette partie de la production du photographe. Cf. Walker Evans, New York, The Museum of Modern Art, 1971, p. 18. 29. Quatre Polaroid ont été montrés pour la première fois dans l’exposition “Photography Unlimited” présentée au Fogg Art Museum du 13 sept. au 19 oct. 1974. Cf. J. KELLER, op. cit., note 7, p. 361. 30. Cf. J. EISINGER, Trace and Transformation. American Criticism of Photography in the Modernist Period, Albuquerque, The University of New Mexico Press, 1995, p. 213-233. Le premier exemple de ce processus a été récemment mis en lumière : cf. K. MOORE, “Jacques-Henri Lartigue et la naissance du modernisme en photographie”, Études photographiques, n° 13, juillet 2003, p. 7-34. 31. J. SCULLY, A. GRUNDBERG, “Currents. American Photography Today”, Modern Photography, juin 1980, p. 84-86. 32. M. KOZLOFF, “How to Mystify Color Photography”, Artforum, nov. 1976, p. 50-51. 33. Dès 1950, B. Downes considère que le procédé dye-transfert devrait ouvrir la voie de la créativité en couleurs. Cf. Popular Photography, août 1950, p. 20. À la fin des années 1970, la stabilité avérée de ces tirages permettait d’envisager sérieusement une entrée dans les collections photographiques. 34. Hilton KRAMER, “Art : Focus on Photo Shows”, New York Times, 28 mai 1976, p. C. 18. 35. Cf. S. EAUCLAIRE, New Color/New Work-Eighteen Photographic Essays, New York, Abbeville Press, 1984, p. 10. 36. Cit. in Michel G UERRIN, “William Eggleston, « l’inventeur » de la photo couleur moderne”, Le Monde, 25-26 nov. 2001, p. 28.

AUTEUR

NATHALIE BOULOUCH

Université de Rennes 2, CRAL-EHESS

Études photographiques, 16 | Mai 2005 114

Histoires parallèles

Études photographiques, 16 | Mai 2005 115

Le vrai sous le fantastique Esquisse des liens entre le daguerréotype et le théâtre de son temps

Dominique de Font-Réaulx

NOTE DE L’ÉDITEUR

Dominique de Font-Réaulx est conservateur au musée d’Orsay. Elle a dirigé, avec Quentin Bajac : Le Daguerréotype français. Un objet photographique, Paris, RMN, 2003.

L’auteur remercie Stéphane Guégan et Jean-Claude Yon. Fig. 1. L. J. M. Daguerre, Intérieur de Roselyn Chapel, huile sur toile, 113 x 97 cm, 1822, coll. musée des Beaux-Arts de Rouen (phot. Catherine Lancien/ Carole Loisel).

« Le troisième acte [du Songe, joué en 1818 à l’Ambigu-Comique] offre une décoration représentant un clair de lune que l'on peut considérer comme chef- d'œuvre de ce genre et qui a causé une espèce d'enthousiasme. […] Le succès obtenu est dû au seul M. Daguerre, décorateur, et c'est lui seul qu'on aurait dû nommer1. » 1 Jacques Louis Mandé Daguerre (1787-1851) fut, dès 1818, un des décorateurs les plus appréciés de la scène théâtrale parisienne sous la Restauration. Longtemps négligée, la création picturale et théâtrale de Daguerre a fait l’objet de plusieurs études récentes (fig. 1) ; la thèse de Stephen Pinson, à paraître prochainement, permettra de disposer d’un outil de recension et d’analyse précieux2. L’étude érudite et clairvoyante de Philippe Ortel sur les liens existant entre la photographie et la littérature, dès les prémices, a montré combien l’invention daguerrienne entretient des rapports étroits avec l’art littéraire et scénique de son temps3.

2 Le théâtre rencontre alors un succès et une effervescence qui en font un des loisirs préférés des Parisiens. Son influence sur les autres arts, et sur la peinture en particulier, est extraordinaire. Il connaît alors un renouveau exceptionnel, dont Stendhal souligne la nécessité en 1823 : « La poésie dramatique en est en France au point où le célèbre David trouva la peinture en 17804. » Ce renouveau porte tant sur la nature des œuvres jouées – tragédie classique ou drame shakespearien, qui porte en ferment, comme le défend Stendhal, les enjeux du drame romantique et son rapport au réel comme au fantastique, à la représentation de la réalité comme à la création de

Études photographiques, 16 | Mai 2005 116

l’illusion –, que sur le jeu de l’acteur (le Paradoxe sur le comédien de Diderot, écrit dans les années 1780, n’est publié qu’en 1833) ou sur les décors. Il n’y a alors pas de metteur en scène, tout au plus un régisseur : la représentation se règle, sous le contrôle du directeur du théâtre, entre l’auteur, les acteurs et le décorateur5. Le rôle de ce dernier est essentiel ; les décors sont attendus par les spectateurs et souvent applaudis pour eux-mêmes, ainsi que l’écrit un critique en 1818 : « Monsieur Daguerre est un auxiliaire bien dangereux pour un auteur ; quand un ouvrage est couvert d’applaudissements, il tire à lui les trois-quarts de la couverture6. » Dans “Le parfait machiniste”, un des contes constituant les Kreisleriana de Hoffmann, paru en 1813, Maître Kreisler, le maître de chapelle sous lequel se cache l’auteur lui-même, souligne son attachement aux décors : « Quand je dirigeais encore l’orchestre de l’Opéra de…, ma fantaisie et le hasard me conduisaient souvent sur la scène, et je m’inquiétais fort de la décoration et de la machinerie7. » 3 L’époque est friande de spectacles d’optique, de jeux de lumière. Le succès du panorama, inventé en 1787 en Grande-Bretagne par Barker mais qui ne connut nulle part ailleurs un succès plus grand et plus durable qu’à Paris, se décline à différentes échelles, du jeu pour enfants aux scènes gigantesques et somptueuses construites pour Pierre Prévost. La mode pervertit même le langage, comme le souligne Balzac dans Le Père Goriot. Pour être de leur temps, les pensionnaires de la pension Vauquer parlent en «-rama », ajoutant ce suffixe à tous leurs propos. Les procédés inventés pour le panorama – sa reproduction fidèle du réel, les jeux d’éclairage – comme ses sujets, proches des sujets romantiques, liés à ce goût du sublime défini au milieu du XVIIIe siècle par Burke et soutenu par Diderot qui invente et apprécie une nature tout à la fois menaçante et protectrice, terrifiante et maternelle, sont repris et déclinés au théâtre comme le souligne, en 1930, Marie-Antoinette Allevy : « Il se dégagea dès l’origine, de ces spectacles qui n’étaient ni théâtre, ni peinture, mais qui se rattachaient si étroitement à ces deux arts, une conception toute particulière du monde extérieur. Monuments, sites pittoresques, manifestations les plus complexes de phénomènes naturels y étaient reproduits avec une exactitude qui faisait crier au miracle. Ces tableaux hybrides marquèrent d’une empreinte profonde d’abord l’art dramatique qui y puisa des sujets d’action scénique, ensuite, la décoration théâtrale chargée avant tout d’illustrer adroitement ces sujets. Les décorateurs du temps allaient, dans ces divertissements, trouver un inépuisable répertoire de modèles8. » Théophile Gautier note, en 1839, que « le temps des spectacles purement oculaires était venu9 ». 4 En ouvrant en juin 1822, rue Samson, en collaboration avec le peintre Charles Bouton, son Diorama, Daguerre exploite magistralement le goût de l’époque pour l’illusion et le trompe-l’œil. Il met en œuvre alors tant ses qualités de décorateur et de peintre que son énergie d’homme de spectacle, et utilise au mieux son talent à exploiter les secrets de la camera obscura. Les liens étroits entre les deux inventions majeures de Daguerre, le Diorama en 1822, le daguerréotype dont la connaissance fut portée au public par Arago en 1839, ont été soulignés par Jules Janin dès son premier article consacré à la découverte daguerrienne dans L’Artiste 10. L’un et l’autre, écrit Janin, sont le fruit de l’habileté de Daguerre à maîtriser la lumière et à la mettre à son service, l’inventeur lui commande de « façon impérieuse », semblant en fixer lui-même les limites. Ils partagent aussi ce même sens du mystère, de l’étrange qui séduit le spectateur devant les toiles transparentes du Diorama comme devant l’aspect miroitant de la plaque daguerrienne. Enfin, ils sont, aux yeux de l’écrivain et critique de théâtre, de même

Études photographiques, 16 | Mai 2005 117

nature : ils constituent un art au-delà de l’art, puisant dans la maîtrise de l’illusion la représentation de la réalité. 5 Les rapports de l’invention de Daguerre avec la peinture ont été à plusieurs reprises soulignés, tant pour mettre en valeur leur proximité – leur caractère d’unicum, l’inscription dans un cadre, la soumission à la perspective albertienne – que leur différence – l’utilisation d’une technique liée à la chimie et à l’alchimie, l’opposition de la surface réfléchissante du métal avec le velouté du papier ou le fini de la toile, l’apparition du contingent et du fortuit en contrepoint du sacrifice du peintre. Nous souhaiterions évoquer ici, à grands traits et dans l’attente d’un développement, les relations qu’entretient le daguerréotype avec la création théâtrale de son temps. Ces relations, nous semble-t-il, s’articulent autour de trois points essentiels, enjeux de la création théâtrale comme de l’invention de Daguerre : le désir de ne pas rompre l’illusion de la représentation, l’utilisation de la lumière – tant dans sa maîtrise que dans le choix des sujets qu’elle éclaire et, au-delà, dans le mode de création qu’elle permet –, le sens de la composition fondé sur un rapport des masses qui puise, en partie, sa logique dans les procédés de création des décors théâtraux. Au-delà, il nous semble que l’analogie théâtrale est à la source de ce qui put déranger, et dérange encore, les détracteurs du daguerréotype : les liens avec la réalité – proximité avec le réel qui est le vice de la peinture et la vertu du décor théâtral –, la variation de l’image avec la lumière et plus encore, ce sens de l’étrange qui constitue une part de l’esthétique daguerrienne comme de celle du théâtre de la première moitié du XIXe siècle et qui nous semble naître de cette façon subtile qu’ont le drame shakespearien comme le conte d’Hoffmann, mais aussi l’invention de Daguerre, de mêler vérité et magie, de faire jaillir le vrai sous le fantastique. 6 La mission assignée au théâtre est de distraire mais surtout d’émouvoir. Le spectateur veut éprouver des sensations et des sensations fortes : « Au théâtre, il faut rire, pleurer, s’effrayer, avoir peur, s’épouvanter11 », écrit Hoffmann. Le rôle du décor est essentiel dans cette émotion éprouvée. C’est lui qui, en maintenant l’illusion théâtrale, permet de toucher l’âme du spectateur. « Tous deux [le décorateur et le machiniste] partaient de ce principe insensé que décorations et machines devaient servir le poème sans qu’on les remarquât, et que dès lors, grâce à l’effet d’ensemble, le spectateur devait se trouver transporté tout entier hors du théâtre, comme sur des ailes invisibles, dans le monde fantastique de la poésie. Ils étaient d’avis qu’il ne suffit pas, pour parfaire l’illusion, de décors combinés avec une profonde érudition ou un goût raffiné, des machines agissant avec une puissance enchantée et incompréhensible aux yeux du spectateur12 », s’enthousiasme Hoffmann évoquant au travers de la fiction le talent de Holbein, machiniste et décorateur au théâtre de Bamberg où séjourna le poète de 1808 à 1813, lors de l’écriture de ses contes. Goethe, en écrivant son premier Faust, dévoile son intention de séduire et d’émouvoir les foules. Son œuvre s’ouvre par un “Prélude sur le théâtre”, vouant une place importante au décor de la représentation : « C’est à la foule que je voudrais plaire ! on vient ici au spectacle ; on veut qu’il y ait beaucoup à voir. Si les yeux sont satisfaits, si vous présentez au public des tableaux variés et merveilleux, vous voguez à pleines voiles […] N’épargnez aujourd’hui ni décorations, ni machines ; faites paraître le soleil et la lune, semez des étoiles à pleines mains, usez à discrétion des eaux, des feux et des rochers, des bêtes féroces et des oiseaux de proie. Entassez entre ces quatre planches toutes les merveilles de la création, et percevez d’un seul coup d’œil les cieux, la terre et les enfers13… » En 1828, le critique du Globe loue les qualités de la série de lithographies que le jeune Eugène Delacroix vient de consacrer à

Études photographiques, 16 | Mai 2005 118

Faust, série que Goethe, au soir de sa vie, considéra comme la meilleure interprétation de son œuvre. Ce sont là aussi les qualités théâtrales des lithographies qu’il met en avant, leur capacité comme un décor de théâtre de ménager des surprises, de maintenir l’illusion : « Faust ne sera donc une fête que pour ceux qui aiment les surprises de machinerie, les apparitions et les disparitions sensationnelles, les monstres divins de la sorcellerie et toute la fantasmagorie du ciel et de l’enfer. Et qui n’aime pas cela aujourd’hui ? » (fig. 2). Ces quelques lignes montrent la force de l’influence du théâtre sur les arts de son temps, sur les arts de la gravure et du dessin en particulier, que Daguerre pratiqua, notamment à l’initiative du baron Taylor, en participant aux Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, parus à partir de 1820. Hommage au passé médiéval de la France, prélude aux tournées de Mérimée, puis à la Mission héliographique de 1851, les illustrations des voyages de Taylor et Nodier entretiennent des liens étroits avec le théâtre, nourris par l’intérêt que porte le vibrionnant baron à cet art de la représentation, qui le conduit à diriger, à partir de 1825, le plus prestigieux des théâtres, la Comédie-Française, où il introduit, en contrepoint à la tragédie classique, le drame romantique. Par leur sujet qui puise à l’imaginaire de la ruine cher à Hubert Robert, puis à Alexandre Lenoir et qui fait alors fortune au théâtre, comme par leur traitement qui multiplie les effets d’optique, les jeux des galeries et des corridors, les différentes sources de lumière, ces illustrations entretiennent un lien étroit avec la scène théâtrale. Le dessin préparatoire de Daguerre pour la galerie du château de Tournoël semble celui d’un décor de théâtre (voir fig. 3). Au premier plan, une ouverture voûtée, dessinant un cercle presque parfait, dévoile les ruines du château. Cet oculus évoque celui de la chambre noire du dessinateur, puis du photographe. À leur tour, les illustrations des Voyages pittoresques et romantiques ont ensuite servi de modèles aux photographes des années 1850.

Fig. 2. E. Delacroix, Duel de Faust et Valentin, lithographie, 23 x 29 cm, 1827, coll. BnF.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 119

7 L’illusion théâtrale n’est pas, comme le met en avant Stendhal dans le dialogue qu’il imagine entre l’académicien et le romantique, s’opposant sur les mérites comparés de Racine et de Shakespeare, une illusion parfaite, mais une illusion librement consentie et appréciée : « Avoir des illusions, être dans l’illusion, signifie se tromper, à ce que dit le dictionnaire de l’Académie. Une illusion, dit M. Guizot, est l’effet d’une chose ou d’une idée qui nous déçoit par une apparence trompeuse. Illusion signifie donc l’action d’un homme qui croit la chose qui n’est pas, comme dans les rêves, par exemple. L’illusion théâtrale, ce sera l’action d’un homme qui croit véritablement existantes les choses qui se passent sur scène. […] Les spectateurs savent bien qu’ils sont au théâtre et qu’ils assistent à la représentation d’un ouvrage d’art. Il est impossible que vous ne conveniez pas que l’illusion que l’on vient chercher au théâtre n’est pas une illusion parfaite14. » Cependant, cette illusion parfaite est un leurre délicieux que l’auteur, les acteurs comme le décorateur doivent savoir offrir au public, et que permet mieux, écrit le commentateur, Shakespeare que Racine, le drame que la tragédie, par le goût des détails naïfs, le sens du vrai. « Il me semble que ces moments d’illusion parfaite sont plus fréquents que l’on ne croit en général […]. Mais ces moments durent infiniment peu. […] Ces instants délicieux et si rares d’illusion parfaite ne peuvent se rencontrer que dans la chaleur d’une scène animée. […] tout le plaisir que l’on trouve au spectacle tragique dépend de la fréquence de ces petits moments d’illusion, et de l’état d’émotion où, dans l’intervalle, ils laissent l’âme du spectateur15. » L’enthousiasme de Hoffmann et de Stendhal semblent trouver un écho dans les propos de Alexandre von Humboldt décrivant à son ami le peintre Carus – qui vivait et travaillait à Dresde, ville dont Hoffmann dirigea le théâtre dans les années 1820 – les premières plaques de Daguerre que lui montra Arago16. L’enchantement du savant à distinguer les détails, y compris ceux qui, comme le paratonnerre ou les bottes de paille, étaient invisibles à l’œil nu, semblent reprendre ceux du poète quant à la nécessité de garder l’illusion de la représentation intacte en perfectionnant le décor jusqu’à le faire oublier : « Selon eux [le décorateur et le machiniste idéaux], il était de la plus extrême importance d’éviter (et jusqu’au plus petit détail) tout ce qui eût pu nuire à l’effet final. Pas un décor placé contre l’intention du poète, non ! pas un ! Car souvent un seul arbre faisant saillie mal à propos… une seule corde qui pend, détruit toute l’illusion. Il est très difficile, poursuivaient-ils de maintenir le spectateur dans l’illusion qu’il aime17. » Philippe Ortel a souligné cette capacité de la chambre obscure de Daguerre de faire du monde une scène, du réel une représentation : « Après tout, photographier n’est-il pas un geste scénographique à l’envers ? Tandis qu’Hugo met le monde sur la scène, Daguerre invente avec Niépce la machine qui transforme en scène tous les lieux du monde enregistrables ; le théâtre est une chambre noire et la chambre noire un théâtre18. » Ortel ajoute que, bien que liée au réel par ses représentations, la chambre noire peut être placée de façon libre, enregistrant une scène choisie, maîtrisée et non fortuite.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 120

Fig. 3. L. J. M. Daguerre, Vue prise au château de Tournoël (Puy-de-Dôme), galerie qui conduit à la chapelle, lavis à l’encre brune, 21,5 x 27 cm, v. 1820, coll. BnF.

8 Les critiques de théâtre de l'époque, comme les premiers observateurs du daguerréotype, louent dans ces créations la capacité à saisir la lumière et les changements d'atmosphère. Les reprenant, Nicole Wild écrit ainsi : « La grande originalité des recherches de Daguerre réside dans la reproduction des phénomènes de la nature. […] Passionné par les spectacles d’optique, il utilise des jeux de lumière mouvants afin d’obtenir une sorte de décor en mouvement, avec effets de brouillard, de nuages qui passent, de soleil qui se lève, de nuit qui s’estompe sous les effets de la lune19. » Les décors d'Élodie, pièce de Victor Ducange créée à l'Ambigu-Comique en 1822 (fig. 4) sont particulièrement applaudis. « Rien n'est plus beau que les décorations faites par MM. Daguerre et Gosse ; l'effet est admirable et l'illusion complète », écrit à ce sujet un critique du Miroir des spectacles, le 12 janvier 1822. Cette vue intérieure de monastère, sorte de terrasse à demi-noyée dans la pénombre et s'ouvrant au-delà d'une balustrade à claire-voie sur une toile de fond panoramique est un exemple caractéristique de la manière de Daguerre, mêlant l'ombre et la lumière, la permanence du paysage et la fugacité de l'atmosphère. Les mêmes louanges pour sa capacité à saisir le fugace et le mouvant sont attribuées au daguerréotype ; Janin souligne ainsi : « Au contraire, pas un de ces tableaux, exécutés d'après le même procédé, ne ressemble au tableau précédent : l'heure du jour, la couleur du ciel, la limpidité de l'air, la douce chaleur du printemps, la rude austérité de l'hiver, les teintes chaudes de l'automne, le reflet de l'eau transparente, tous les accidents de l'atmosphère se reproduisent merveilleusement dans ces tableaux merveilleux20. »

Études photographiques, 16 | Mai 2005 121

Fig. 4. G. Engelmann d’après L. J. M. Daguerre, Décors pour Elodie, lithographie, 10,2 x 14,1 cm, 1822, coll. BnF.

9 La maîtrise de la lumière forme, aux yeux des critiques contemporains21 comme des historiens d'aujourd'hui, le lien entre les différentes productions de Daguerre, de son apprentissage chez Prévost aux succès du Diorama, de ses premiers décors à l'Ambigu- Comique, théâtre situé boulevard du Temple, à l'invention du daguerréotype.

10 L'utilisation de la lumière et de l'ombre, sa rivale obscure, est au cœur de la création romantique, tant en termes de sujets que de traitement de l'image ou même de procédés de création. Simone Delattre, dans un ouvrage récent, a montré comment se forme au début du XIXe siècle un genre littéraire autour du Paris de l'ombre22. Le genre échappe même à l'espace littéraire pour devenir un mode d'observation de la ville et de ses monuments, proche de celui des premiers daguerréotypes de Daguerre puis des grands panoramas sur le métal, comme ceux de Martens, ou sur le papier, telles les vues de Gustave Le Gray ou d'Auguste Rosalie Bisson. Ces vues diurnes, par le jeu de la lumière et des ombres, le reflet de l'eau et la profondeur du champ font écho aux observations nocturnes de la ville : « La ville nocturne offre certes à la contemplation un décor intemporel, mais l’immuabilité des pierres ne résiste pas longtemps aux projections imaginaires : la nuit parisienne ressortit aussi à un exotisme de l’intérieur où l’organique, la barbarie, la conspiration, l’anomalie ont leur place. » Le demi-jour, le clair-obscur triomphent sur la scène comme dans la gravure ou la peinture. En 1820, Daguerre est le premier à utiliser, en collaboration avec Cicéri, l'éclairage au gaz pour l'opéra Aladin. Le succès de sa mise en lumière vient de sa capacité à varier les sources lumineuses, plaçant même des lampes au gaz dans la salle, et leur intensité. Ces effets scéniques, loués par Gautier, influencent la création picturale et gravée. Les effets de lumière mis en œuvre par Daguerre pour son spectacle Le Déluge présenté au Diorama à la fin des années 1820 trouvent un écho durable sur la scène comme en peinture. Les

Études photographiques, 16 | Mai 2005 122

décors conçus par Cambon et Pilastre pour un spectacle donné au Cirque universel, Le Déluge universel ou l'Arche de Noé, d'Augustin Hapdé, reprennent les modes opératoires de Daguerre en matière d'éclairage, visant à obtenir le même effroi et saisissement dans l'âme du spectateur. Un critique de 1830 met en évidence l'analogie avec le Diorama mais aussi avec les tableaux du peintre anglais John Martin : « L'étonnant tableau de la fin où l'on voit réunies les pensées de Poussin, de Daguerre, de Girodet et de Martin paraît d'une prodigieuse vérité23. » (fig. 5). La proximité de l'œuvre de Martin et celle de Daguerre, déjà soulignée, mériterait d'être approfondie. L'un et l'autre jouent sur l'effet d'ensemble, sur l'émotion générée par la foule, sur la puissance de la lumière comme le montre, dans les années 1850, Thoré-Bürger : « Martin n’est pas un peintre. C’est une puissance mystérieuse qui n’a de rang, ni de place nulle part, qui se soucie peu de la forme de sa pensée, pourvu qu’il émeuve, qu’il étonne et qu’il galvanise la pensée d’autrui. Il se complaît dans une poésie sans nom, embryonnaire, inachevée, confuse, qui excite l’imagination jusqu’à l’enivrement, mais qui ne laisse jamais dans l’âme du spectateur une impression complète et durable24. » Le grand succès de Scribe et de Cicéri, La Muette de Porticci, reprend dans la scène finale de l'éruption du Vésuve les effets du Diorama, de la mise en lumière et de la dramatisation souhaitée par Daguerre. Le célèbre tableau de Delacroix, L'Assassinat de l'évêque de Liège (Lyon, musée des Beaux-Arts, 1829) qui relate un épisode de Quentin Durward de Walter Scott, reprend avec le coup de lumière qui vient désigner le prélat et son meurtrier, les effets de lumière du théâtre, si bien maîtrisés par Daguerre.

Fig. 5. J. Martin, Le Déluge, eau forte et manière noire, 47,6 x 71,4 cm, 1828, coll. British Museum.

11 Ces jeux d'ombre et de lumière qui structurent l'espace de la composition deviennent, par leur force, partie intégrante du sujet. On retrouve la même intensité dans les premières natures mortes reproduites avec le daguerréotype par Daguerre et ses premiers disciples. Les objets choisis pour la diversité de leurs formes, leur capacité à accrocher la lumière et à construire l'espace semblent révélés par l'image daguerrienne, nimbés de mystère et de poésie. Humboldt apprécie tout particulièrement ces plaques : « L'effet le plus splendide est obtenu à l'aide de la lumière d'une lampe, éclairant des statues en marbre, des bas-reliefs en marbre. De

Études photographiques, 16 | Mai 2005 123

telles plaques, longues de six pouces, ou plus grandes aussi, sont remarquables sous l'effet d'une lumière éblouissante. »

12 Au-delà, la chambre noire comme métaphore de l'esprit du poète est un motif courant à l'époque romantique. Dans sa préface faussement postérieure aux Fantaisies à la mode de Callot de Hoffmann, Jean-Paul l'utilise déjà : « Sur les murs de sa chambre noire (camera obscura), et dans les couleurs les plus naturelles, les coquetants vibrions de la colle et du vinaigre se livrent à des mouvements vifs, s’affrontent, tourbillonnent avec des claquements secs. Sous une forme réduite, fruits d’une humeur facétieuse et parfaitement sarcastique, sont dépeints tout aussi bien les tristes jeux de l’amour et de l’art que les arts eux-mêmes sans oublier les amateurs d’art ; le trait en est accusé, les couleurs chaudes, le tout empli d’âme et de liberté25. » Nul plus qu’Hugo n’a utilisé, comme cela a déjà été mis en évidence par Philippe Ortel et Florence Naugrette, les analogies visuelles entre la puissance créative du poète et le pouvoir de réflexion et de concentration de la camera obscura. La préface de Cromwell, manifeste en 1827 de la toute jeune école romantique, multiplie ces exemples : « Le drame est un miroir où se réfléchit la nature. Mais si ce miroir est un miroir ordinaire, une surface plane et unie, il ne renverra des objets qu’une image terne et sans relief, fidèle, mais décolorée ; on sait ce que la couleur et la lumière perdent à la réflexion simple. Il faut donc que le drame soit un miroir de concentration qui, loin de les affaiblir, ramasse et condense les rayons colorants, qui fasse d’une lueur une lumière, d’une lumière une flamme. Alors seulement le drame est avoué de l’art. Le théâtre est un point d’optique26. » Hugo écrit ces lignes au moment où Daguerre a vent des découvertes de Niépce et commence sa quête obstinée de la fixation des images qui se forment dans la chambre noire. La coïncidence montre combien le daguerréotype, « cet art nouveau dans une vieille civilisation », comme le décrit Gay-Lussac en 1839, s’inscrit dans la création de son temps. 13 Pour conclure, nous voudrions souligner que c’est peut-être au théâtre et à ses artifices que le daguerréotype doit son esthétique qui mêle réalité familière et étrangeté magique. L’utilisation de la camera obscura, celle des peintres d’architecture depuis le XVIe siècle mais aussi celle des décorateurs de panoramas et de théâtres en ce début du XIXe siècle privilégie un point de fuite, une échappatoire du regard au centre d’une scène circonscrite par le cadre de l’image. La précision de l’image daguerrienne, sa clarté donne aux masses de l’architecture, un des premiers sujets choisis par Daguerre, à même de supporter les longs temps de pose, une silhouette découpée, aux bords saillants, qui n’est pas sans évoquer celle des fermes de théâtre montées sur châssis, se tenant rigides sans appui, que l’inventeur utilisait pour ses décors à l’Ambigu-Comique. L’habileté des premiers daguerréotypistes à utiliser la lumière, à jouer sur ses variations progressives évoque, quant à elle, les variations lumineuses des décors scéniques. L’effet est particulièrement troublant dans la Vue du Palais Royal de Daguerre, conservée à Prague, où le quadrilatère de l’ancien palais de Richelieu forme une scène bien délimitée. L’effet est plus puissant encore dans les premières vues de la Seine, les panoramas de Martens en particulier, conservés au musée des Arts et Métiers. La comparaison avec un dessin de Charles Bouton, peintre et décorateur, fondateur avec Daguerre du Diorama, gravé par Jaime en 1834 (fig. 7) montre la proximité avec l’univers théâtral. Le spectateur placé par Bouton comme par Martens à l’extrémité du Pont-Neuf domine la Seine – et toute la scène parisienne qui se dévoile devant lui.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 124

Fig. 6. F. Martens, vue de Paris, daguerréotype, 11 x 38,8 cm, v. 1844-1845, coll. SFP

Fig. 7. Jaime, d’après Ch.-M. Bouton, Vue du Louvre prise du Pont Neuf, lithographie, 27 x 40 cm, 1834, coll. BnF.

14 Le daguerréotype semble alors pleinement héritier des arts de l’illusion et du trompe- l’œil dont son inventeur fut un des maîtres les plus applaudis. Fondé sur la représentation du réel, auquel il semble tout dévoué, l’art daguerrien n’exclut pas la magie, ni le fantastique. Fantastique qui naît de la nécessité de conquérir l’image mais aussi du rapprochement paradoxal d’une représentation précise et claire, moderne dans la pleine acception du mot, avec des sujets traditionnels. Les traits et les contours du daguerréotype soulignent les murs lézardés d’un Paris encore médiéval, dessinent les silhouettes de moulages en plâtre à la surface grumeleuse, poussiéreuse. Du hiatus naît, comme sur la scène des théâtres de 1830 où les effets les plus subtils sont obtenus par l’alliance d’un savoir-faire technique des décorateurs et l’évocation d’un passé médiéval redécouvert, un sentiment où se mêlent vrai et fantastique27. L’écho des critiques enthousiastes de Gautier pour les Contes d’Hoffmann semble alors résonner : « Hoffmann, en effet, est un des écrivains les plus habiles à saisir la physionomie des choses et à donner les apparences de la réalité aux créations les plus invraisemblables. […] Il rend compte des formes extérieures avec une netteté et une précision admirables. Du reste, le merveilleux d’Hoffmann n’est pas le merveilleux des contes de fées, il a toujours un pied dans le réel. […] Les talismans et les baguettes des Mille et Une Nuits ne lui sont d’aucun usage. […] C’est le positif et le plausible du fantastique28. »

Études photographiques, 16 | Mai 2005 125

L’imagination du poète allemand constitue, comme la plaque daguerrienne, un prisme magique, où viennent se concentrer et se diffracter les rayons de la réalité. « Son style [celui d’Hoffmann] est un prisme magique et changeant où se réfléchit la création en tous sens, un arc-en-ciel, un reflet de toutes les couleurs de l’iris, une queue de paon où le soleil a réuni tous ses rayons29… »

NOTES

1. Cité d’après Georges POTONNIÉE, Daguerre, peintre et décorateur, Paris, Paul Montel, 1935, p. 20, repris de [Anon.] "Théâtre de l'Ambigu-Comique, Première représentation du Songe, ou la Chapelle de Glenthorn", Le Journal de Paris, n° 204, 23 juillet, 1818, p. 2 (je remercie Stephen Pinson de la communication de cette référence). 2. Stephen PINSON, Speculating Daguerre, thèse de doctorat, Harvard University, 2002, à paraître aux Chicago University Press. 3. Philippe ORTEL, La Littérature à l’ère de la photographie, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 2002. 4. STENDHAL (Henri Beyle, dit), Racine et Shakespeare [1823], Paris, Kimé, 1994, p. 19. 5. Florence NAUGRETTE a montré l’apparition progressive du metteur en scène et le rôle essentiel joué alors par Alexandre Dumas et Victor Hugo dans la représentation de leurs pièces, Le Théâtre romantique, Paris, Le Seuil, 2002. 6. Journal des débats, 1818. 7. E. T. A. HOFFMANN, “Le parfait machiniste”, Kreisleriana, repris dans Fantaisies à la manière de Callot, Paris, Phébus, Libretto, 2004, p. 95-101. 8. Marie-Antoinette ALLEVY, La Mise en scène en France dans la première moitié du XIXe siècle, Paris, Droz, 1938, p. 44. 9. Théophile GAUTIER, Histoire de l'art dramatique, Paris, 1869, t. II, p. 174-175. 10. Jules Janin, “Le daguereotype” [sic], L’Artiste, 1839, 2 e série, t. II, 11e livraison, p.145-147. Dans un article, S. Pinson souligne cette proximité entre Diorama et daguerréotype : “Trompe-l’œil : Photography’s Illusion Reconsidered”, Nineteenth Century Art Worlwide, vol. 1, n° 1, printemps 2002, http://19thc-artworldwide.org/ spring 02/articles/pins. html. 11. E. T. A. HOFFMANN, “Le parfait machiniste”, Kreisleriana, repris dans Fantaisies à la manière de Callot, op. cit., p. 99. 12. Ibid., p. 97. 13. GOETHE, Faust I et II, Paris, Garnier-Flammarion, 1984, p. 30. 14. STENDHAL, Racine et Shakespeare, op. cit., p. 22. 15. Ibid., p. 23, c’est Stendhal lui-même qui souligne. 16. Lettre datée du 25 février 1839 et publiée dans Le Daguerréotype français, un objet photographique, Paris, Réunion des musées nationaux, 2003, p. 385. 17. E. T. A. HOFFMANN,“Le parfait machiniste”, Kreisleriana, repris dans Fantaisies à la manière de Callot, op. cit., p. 23. 18. Ph. ORTEL, op. cit., 2002, p. 50. 19. Nicole WILD, “La scène”, in L’Invention du sentiment, Musée de la Musique, RMN/Cité de la musique, 2002, p.132-133. 20. J. JANIN, art. cit., p. 146.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 126

21. Cf. Népomucène LEMERCIER, "Sur la découverte de l'ingénieux peintre du Diorama", in Recueil de pièces, Institut, t. XVIII, 1839, reproduit en partie dans Le Daguerréotype français, op. cit., p. 389-392. 22. Simone DELATTRE, Les Douze Heures noires, la nuit à Paris au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 2000, p. 34. 23. Le Courrier des théâtres, 27 mai 1830, cit. in M.-A. ALLEVY, op. cit., p. 72. 24. Cit. in Barthélémy JOBERT, L'Invention du sentiment, Paris, RMN/Cité de la musique, 2002, cat. 61, p. 170-172. 25. Jean-Paul RICHTER, Préface des Fantaisies à la manière de Callot de E.T.A. Hoffmann, Bamberg, 1813 (daté par le préfacier de décembre 1823), Paris, Phébus, coll. Libretto, 2004, p. 27. 26. Victor HUGO, Cromwell, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 90. 27. Théophile G AUTIER écrit ainsi dans ses Souvenirs de théâtre, d’art et de critique, Paris, Charpentier, 1883, p. 183 : « Le théâtre est un monde particulier. Il a pour soleil un astre de gaz et de cristal, pour lune un quinquet derrière un transparent, pour forêts des toiles peintes au balai, pour cascades des rouleaux de papier argenté, pour mer un tapis sous lequel s'agitent des gamins, pour tonnerre un lycopodium soufflé à travers une sarbacane, pour population des êtres fardés de plus de couleurs que les Indiens Ioways, et qui sont bruns, blonds, roux dans la semaine – une ligne de feu sépare l'univers réel et l'univers fantastique. » 28. Ibid., p. 143-146. 29. Cit. in Henri DE CURZON, traducteur des Fantaisies à la mode de Callot en 1891, dans sa préface à l’œuvre de Hoffmann, op. cit., n. p.

AUTEUR

DOMINIQUE DE FONT-RÉAULX

Musée d’Orsay

Études photographiques, 16 | Mai 2005 127

Photographies de presse ? Le journal L’Illustration à l’ère de la similigravure

Thierry Gervais

NOTE DE L’ÉDITEUR

Thierry Gervais est chargé de cours à l’université Paris III. Il prépare un doctorat d’histoire et civilisations à l’EHESS sur les usages de la photographie dans la presse française au XIXe siècle.

1 La rencontre entre la presse et la photographie est fréquemment présentée par l’historiographie comme relevant d’une évidence ontologique. Cependant, si le journalisme revendique une quête impartiale de l’information et que le processus mécanique de la photographie tend vers une objectivation de la représentation, le croisement de leurs chemins résulte d’une économie générale aux variables techniques, financières et culturelles. L’étude des usages de la photographie dans le journal L’Illustration des années 1850 a révélé une nécessité économique qui repose sur la séduction visuelle des gravures et, son corollaire, la légitimation de cet usage qui s’appuie sur une croyance dans les images en général1. Dans la filiation des journaux de connaissances utiles aux objectifs saint-simoniens, L’Illustration justifie la publication de gravures pour leur vertu pédagogique. Faisant appel au sens de la vue, les images sont sensées être plus accessibles que les mots impliquant un savoir. Dans ce cadre, les photographies qui se sont glissées dans le corpus iconographique de l’hebdomadaire confirment les mêmes croyances et cela d’autant plus que les techniques de reproductions leur donnent les formes de la gravure.

2 De nouvelles questions se posent lorsque les techniques d’imprimerie autorisent la reproduction des formes de la photographie dans les pages d’un journal. La crédulité face aux images est-elle immédiatement et profondément modifiée ? Plus précisément, les vertus pédagogiques des gravures font-elles place au pouvoir “véridique” de la photographie ? Et, comment ces valeurs s’intègrent-elles aux pratiques illustratives du journal ?

Études photographiques, 16 | Mai 2005 128

Rappels techniques

3 D’un poids considérable dans l’histoire de l’imprimerie, l’évolution des techniques de reproduction photomécanique au cours du XIXe siècle a fait l’objet de nombreuses recherches2.

4 En 1864, Walter Bentley Woodbury prend un brevet pour la technique de la photoglyptie qui permet d’obtenir, à partir d’une émulsion à la gélatine bichromatée, une matrice respectant les variations de tons de la photographie3. La photoglyptie est utilisée pour illustrer les livres et quelques hebdomadaires, comme Paris-Théâtre qui publie chaque semaine le portrait d’un comédien célèbre4 (fig. 2). Cependant, la matrice obtenue est en creux et suppose l’utilisation d’une presse spéciale. Les images sont imprimées, puis découpées et collées sur les pages typographiques. L’utilisation de cette technique ne pouvait donc s’étendre aux journaux à gros tirage. 5 La technique du bois pelliculé est fréquemment évoquée comme une avancée importante dans la reproduction de la photographie dans la presse5. Mise au point par Ernest Clair-Guyot, elle consiste à reproduire un cliché photographique sur un bois sensibilisé qui sera ensuite directement gravé6. Elle permet de réduire le travail du dessinateur et diminue d’autant le processus de fabrication de la gravure sur bois. En outre, cette technique n’implique pas d’investissement matériel considérable et peut se réaliser dans l’atelier de gravure traditionnel. Selon Clair-Guyot, la première image de ce type, publiée dans L’Illustration du 25 juillet 1891 représente une garde-barrière 7. Cependant, si la technique du bois pelliculé restreint l’intervention du dessinateur, le graveur transforme toujours les tonalités photographiques en un réseau de hachures. Il existe bien de nouvelles molettes qui permettent de transcrire plus fidèlement les gris, mais le résultat formel s’apparente toujours plus à la gravure qu’à la photographie. 6 La technique qui transforme profondément les pratiques de l’imprimerie est la similigravure. Dans les années 1880-1890, les travaux de Charles-Guillaume Petit en France, de Georg Meisenbach en Allemagne et surtout de Frederic Ives aux États-Unis contribuent à l’élaboration de ce procédé. La similigravure utilise une trame pour diviser les tonalités photographiques en points8. Plus ou moins rapprochés selon la trame utilisée, les points forment un réseau qui traduit les dégradés de la photographie. Cette technique permet d’obtenir une matrice sur cuivre en relief qui peut être associée aux caractères typographiques dans la composition d’une page de journal. Comme les lettres de plomb, les points de l’image peuvent retenir l’encre d’imprimerie traditionnelle.

Naissance d’illustrés photographiques

7 Le problème technique, souvent évoqué pour expliquer l’absence de la photographie dans les journaux d’actualités, aurait donc trouvé sa solution. Mais, la mise au point de la similigravure n’explique pas à elle seule la naissance d’un illustré comme La Vie au grand air en 1898 (fig. 3). Créé par Pierre Lafitte, cet hebdomadaire sportif s’est construit autour de la photographie9. Dans ce cadre, la similigravure est une donnée importante, mais autant que le développement des loisirs sportifs à la fin du siècle10 et la possibilité de se procurer chaque semaine la quantité suffisante de photographies pour illustrer le journal. Le sport produit de nombreux sujets photographiques : départs, arrivées, sauts

Études photographiques, 16 | Mai 2005 129

et d’autres événements programmés qui permettent au photographe de s’organiser. Dans la production photographique amateur de la fin du siècle, le sport est un sujet de prédilection qui permet d’éprouver l’instantané photographique autorisé par les nouveaux appareils portatifs11.

8 En 1914, La Vie au grand air s’est imposé comme un des journaux sportifs les plus importants de la Belle Époque. Avec Henri de Weindel, rédacteur en chef de La Vie illustrée créé en 189812 (fig. 4), Pierre Lafitte est un personnage clé de la presse illustrée qui se développe au tournant du XIXe siècle. En 1910, les deux hommes s’associent pour élaborer le quotidien Excelsior qui réserve une place importante à la photographie13 (fig. 5). Ces nouveaux périodiques représentent des expériences remarquables dont les mises en pages constituent l’archéologie du graphisme moderne des années 1920-1930. Cependant, leur durée de vie ou leur tirage ne supportent pas la comparaison avec L’Illustration qui, dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, atteint le tirage exceptionnel de 280 000 exemplaires14.

L’Illustration de Lucien Marc

9 Dans un premier temps, l’intérêt de L’Illustration pour la similigravure demeure relatif. De 1886 à 1903, sous la direction de Lucien Marc, l’usage de la gravure supplante toujours celui de la photographie. Si le journal évoque parfois des faits d’actualité politique, l’essentiel de ses pages se consacre aux événements théâtraux et à la publication de nouvelles littéraires. La répartition des illustrations suit la règle établie depuis le premier numéro : pour une meilleure qualité, une double page vierge alterne avec une double page illustrée. Les gravures sont grandes, souvent publiées en pleine page, et accompagnent parfois un article. Si ce n’est pas le cas, la rubrique “Nos gravures” de la dernière page rassemble des brèves qui commentent les images et les rattachent à une actualité. La qualité des illustrations, en termes de rendu d’imprimerie et d’un point de vue esthétique, constitue la notoriété de l’hebdomadaire. Or, les photographies reproduites en similigravure sont ternes et donnent une image grise et triste. À cela s’ajoute une composition aléatoire qui s’accommode de tous les détails enregistrés sur la plaque photographique. En 1898, sur les huit pages consacrées aux images dans L’Illustration, une seule reproduit des photographies15.

Images mixtes

10 Ces remarques techniques et esthétiques sont probablement à l’origine de l’apparition d’un type d’image dont les caractéristiques formelles se situent à mi-chemin entre celles de la photographie et celles de la gravure.

11 Dans les dernières années du XIXe siècle, des gravures publiées dans L’Illustration témoignent de l’usage d’une trame qui se décèle aisément dans le ciel ou, plus généralement, dans les aplats. Ces images révèlent aussi quantité d’ombres et de détails que le dessinateur n’aurait pas représentés dans un souci de composition. Aux côtés de ces marques photographiques, on distingue de larges retouches réalisées au pinceau sur l’image avant le report sur la plaque de zinc. Ces interventions de la main humaine dans le processus de reproduction photomécanique accentuent des blancs ou des noirs que la trame va ternir. Le dessinateur peut aussi souligner le dessin d’un sujet

Études photographiques, 16 | Mai 2005 130

important en appuyant le cerne de sa forme. L’intervention est parfois directement réalisée sur la plaque de zinc puisque la trame de certaines zones est hachurée (fig. 6 et 7). 12 Tout ce travail sur l’image qui mélange les formes de la gravure et de la photographie cherche à rendre le document acceptable à l’œil du lecteur, mais sème la confusion sur l’origine technique de l’image source. De plus, le recours aux légendes, qui avait permis de délimiter un corpus dans l’hebdomadaire des années 1850, est caduc. Aux côtés de la mention « d’après photographie », est apparue la mention « photographie » ou « photo. de », voire plus simplement encore « phot. de ». Et surtout, ces légendes accompagnent indifféremment des gravures au trait, des photographies tramées et des images aux formes mixtes. 13 Bien que la similigravure autorise une reproduction mécanique de la photographie dans la presse, les usages dans L’Illustration témoignent d’un intérêt modéré pour le médium. D’une part, les statistiques démontrent que la mise au point de la similigravure n’implique pas un changement instantané et exclusif pour la photographie dans les habitudes iconographiques du journal16. D’autre part, les images tramées sont d’une qualité médiocre inacceptable pour L’Illustration de Lucien Marc. Dans le respect d’une norme qualitative, le journal demande au graveur d’intervenir dans un processus qui peut désormais se passer de lui. Aux dépens d’une forme d’objectivité symbolisée par la mécanisation du mode de représentation et de reproduction, L’Illustration fait valoir la valeur esthétique des images.

Changement de direction

14 Le numéro du 13 novembre 1909 de L’Illustration témoigne d’un changement. Pour illustrer le procès de Mme Steinheil, l’hebdomadaire réutilise des photographies publiées par le quotidien Le Matin 17(voir fig. 1, 8 et 9). De mauvaise qualité, les quatre images représentent l’accusée dont les traits se distinguent à peine. Faisant partie des rares documents de ce type à avoir été réalisés dans le tribunal, ces images retiennent l’attention pour leur caractère unique et non plus pour leurs qualités esthétiques. Sous la direction de René Baschet, les objectifs de L’Illustration ont changé et les photographies ne répondent plus aux mêmes exigences.

15 Au cours de l’année 1904, René Baschet succède à Victor Depaëpe et constitue une équipe de travail, l’« Empire Baschet », dont le règne se termine avec le dernier numéro de L’Illustration en 1944. En 1903, le tirage de l’hebdomadaire est en baisse et René Baschet réoriente la politique éditoriale du journal pour regagner la confiance des lecteurs18. Les pages de L’Illustration s’ouvrent régulièrement à l’actualité politique, intérieure et étrangère, et révèle une attention nouvelle pour les faits-divers dont elle propose une version illustrée. Parallèlement, cette mutation éditoriale s’accompagne d’un déclin de l’usage de la gravure au profit de celui de la photographie. 16 Les gravures ne disparaissent pas complètement du journal et sont encore présentes dans les années 192019. Cependant, en 1904, pour la première fois le nombre de photographies dépasse celui des gravures. Quatorze photographies sont publiées en 1903, vingt en 1904 et, en 1905, trente-neuf sont imprimées contre seulement cinq gravures. De même, en 1905, la surface occupée par les photographies dans l’hebdomadaire devance celle consacrée aux gravures. En moyenne, sur un total de

Études photographiques, 16 | Mai 2005 131

seize pages, treize sont occupées par les images dont neuf par les seules photographies20. 17 Au-delà même du constat d’un usage croissant de la photographie, ces chiffres nous informent sur le mode d’illustration choisi par l’hebdomadaire. À partir de 1904, le nombre d’images devient un paramètre important. Dès lors, il devient difficile au journal de suivre la règle qualitative qui consiste à ne pas imprimer des images au recto et au verso d’une même feuille. Cette décision est évidemment une réponse à la concurrence. Les premiers numéros de La Vie illustrée, qui imprime sur un papier plus rudimentaire que celui de L’Illustration, vante sur sa couverture le nombre d’images publiées dans le numéro pour attirer le lecteur21. Dans ces conditions, le temps de réalisation nécessaire aux gravures devient un problème et la reproduction de photographie en similigravure une solution. Enfin, la production de photographie s’est très largement accrue depuis les années 1890. L’industrialisation des procédés et la mise au point d’appareils portatifs trouvent un accueil chaleureux dans les classes bourgeoises qui voient dans la photographie un loisir utile. 18 Pour des raisons économiques, techniques et culturelles, la photographie s’impose à L’Illustration en 1904. Parallèlement à l’investissement technologique, ce changement suppose la mise en place d’un réseau de photographes et entraîne des problèmes iconographiques.

Dessinateurs-photographes

19 Dans un premier temps, L’Illustration encourage la reconversion de ses dessinateurs. Employé comme envoyé spécial de 1885 à 1930, Ernest Clair-Guyot raconte que le passage du croquis à la photographie s’est imposé à lui et au journal comme un gain de temps22. Dans les années 1890, Lucien Marc lui fait installer un laboratoire dans les locaux du journal pour qu’il puisse développer les clichés à son retour. Il retouche, voire dessine sur les tirages qui sont ensuite reproduits sur des bois pelliculés et envoyés au graveur.

20 La contrainte essentielle du journal consiste à recevoir les images à temps pour illustrer une actualité. Alors que le télégraphe permet un récit des faits quasi immédiat, les images voyagent encore au rythme des chemins de fer. Dans ces conditions, le graveur propose une solution impossible au photographe. À partir d’un récit, il peut imaginer un croquis représentatif de l’événement. Il en résulte une répartition des sujets entre photographie et gravure dans le journal. Cette dernière demeure efficace pour les scènes d’action inaccessibles ou lointaines alors que la photographie produit essentiellement une documentation générique. La transmission d’une image par téléphone, mise au point dans les années qui précèdent la Grande Guerre, apportera une solution à ce problème23.

Structures spécialisées

21 Pour répondre à cette demande de photographies, des structures comme les agences Rol, Branger ou Chusseau-Flaviens se spécialisent dans la réalisation de clichés illustratifs. Pour l’essentiel, ces agences produisent des images d’événements organisés ou collectent une documentation photographique atemporelle que les journaux

Études photographiques, 16 | Mai 2005 132

utilisent à défaut d’images d’actualité. Dans l’agence Chusseau-Flavien, le classement est réalisé par pays, par ville, par monument et par type humain (breton, corse, etc.)24. Le paysage, la vue d’architecture et bien sûr le portrait forment les genres les plus représentés. Pour chaque déplacement officiel ou passation de pouvoir, l’agence dépêche un photographe et organise une séance de prise de vue. Toutes ces images n’ont pas l’aura des photographies de l’envoyé spécial ou l’attrait de l’image d’un “scoop”, mais elles forment cependant le corpus photographique le plus important par le nombre.

22 Dans la production de l’agence, des images révèlent une certaine liberté à l’égard du médium photographique. Si les photographies de la nouvelle famille royale de Belgique publiées dans le numéro du 1er janvier 1910 de L’Illustration proviennent de négatifs simples (fig. 10 et 11), l’agence propose aussi des montages photographiques réalisés à partir de plusieurs photographies. C’est le cas notamment de cette image du prince Albert 1er escaladant une montagne qui présente une scène qui n’a jamais existé (fig. 12). Pour la composition de cette photographie, l’agence a utilisé trois clichés distincts. Le premier a fourni un paysage et le groupe de l’arrière-plan, le second une vue du prince gravissant la montagne et le dernier un parfait profil du roi. Aucune des trois photographies ne présente à elle seule les qualités nécessaires pour être publiée. Pour proposer une image attractive, l’agence fait donc intervenir un dessinateur qui plie chaque personnage aux règles de composition classique.

Photographe amateur

23 La rédaction de Baschet, comme celle de Paulin soixante ans plus tôt, fait aussi appel à des correspondants, le plus souvent de simples lecteurs, pour se fournir en images. Dopée par la mise au point d’une technique fiable et pratique, la production de la génération de photographes amateurs du tournant du XIXe siècle, constitue un véritable réservoir d’images pour la presse.

24 Léon Gimpel fait partie de ces photographes qui produisent aussi bien des images distractives que des documents pour la presse, les deux se rencontrant régulièrement25. De 1897 à 1935, Gimpel réalise quelques milliers de photographies, en noir et blanc, en relief et en couleurs. À partir de 1904, plusieurs centaines de ces images sont publiées dans L’Illustration. Amateur de photographie, Gimpel se distingue de la génération Kodak, par une maîtrise parfaite de la technique et un défi constant des limites qu’elle lui impose. Il représente donc pour le journal un correspondant idéal, capable de produire un document de bonne qualité technique et suffisamment audacieux pour réaliser une photographie originale26. 25 La collaboration qui s’établit avec L’Illustration est à l’initiative de Gimpel qui envoie spontanément en mars 1904 deux photographies, publiées quelques jours plus tard par le journal27. L’association dure plus de trente ans et, si Gimpel incarne parfois le rôle d’envoyé spécial, il réalise principalement des photographies d’une actualité de proximité : l’éclairage du Salon de l’automobile en 1907, le roi et la reine du Danemark à Paris la même année, ou encore le cortège festif de la mi-carême en 191028. D’apparence secondaire, tous ces sujets constituent cependant des petits événements en soi, d’ordre photographique.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 133

26 L’éclairage du Salon de l’automobile compose un sujet pittoresque, mais il offre des conditions dramatiques de luminosité pour le photographe qui a dû mettre en œuvre tout son savoir technique pour obtenir un résultat acceptable (voir fig. 13 et 14). D’un genre classique, le portrait des souverains danois constitue cependant le premier reportage photographique en couleurs publié dans la presse. Quelques semaines plus tôt, Gimpel s’est lui-même chargé de diffuser dans les locaux de L’Illustration le procédé autochrome des frères Lumière et devient rapidement un des principaux photographe en couleurs du journal29. Enfin, pour varier les représentations de la procession de la mi-carême, Gimpel enregistre le défilé d’une tour de la cathédrale Notre-Dame, dans une perspective en plongée qui écrase tous les volumes et donne une image peu commune des chars et de la foule. 27 L’attitude du photographe ne résulte pas de la seule pratique amateur récréative. À plusieurs occasions, Gimpel a expliqué ses choix visuels comme des solutions nécessaires pour assurer à ses images une publication dans L’Illustration. L’originalité formelle d’un cliché est en effet le gage d’une sélection parmi une production photographique importante. Les pratiques d’un amateur et les attentes iconographiques de L’Illustration se rejoignent donc sur des critères esthétiques30. 28 L’avènement de la technique de la similigravure n’est pas synonyme d’un usage immédiat et systématique de la photographie comme mode illustratif des journaux. Le cas du journal L’Illustration témoigne d’une acceptation lente des formes de la photographie où le dessin est régulièrement sollicité pour produire une image qui répond aux codes en vigueur depuis des années. La piètre qualité des premières similigravures explique en partie l’intervention du graveur dans l’impression photo- mécanique. D’autre part, si les éditeurs de presse manifestent à la fin du XIXe siècle une croyance en la véracité photographique, la notion de preuve en photographie n’est pas l’unique argument de publication d’une image. De nombreux autres paramètres interviennent dans la décision du rédacteur en chef d’ouvrir résolument les pages du journal à la photographie. On peut nommer le développement d’une concurrence qui privilégie la quantité à la qualité, l’existence d’un corpus de photographies suffisant pour illustrer un journal hebdomadaire et la pratique d’un journalisme d’investigation qui reconnaît dans la photographie un nouvel outil d’enquête31. Dans L’Illustration, le changement de statut de la photographie s’effectue au tournant du XIXe et du XXe siècle. À partir de 1880, de nombreux articles relatent les progrès de la photographie en couleurs, de la photographie au rayon X ou de l’usage de la photographie au palais de justice32. Dans cette nouvelle configuration, les valeurs d’authenticité et de vérité vont alors relayer les vertus pédagogiques attribuées aux images dans le processus de légitimation de l’usage de la photographie par la presse.

NOTES

1. Thierry GERVAIS, “D’après photographie. Premiers usages de la photographie dans le journal L’Illustration (1843-1859)”, Études photographiques, juillet 2003, n°13, p. 56-85.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 134

2. Voir notamment, Georges DEGAAST, Panorama graphique. Le livre et sa technique vus par l’image, s. l., s. d. [1937]. E. COURMONT, La Photogravure. Histoire et technique, Paris, Gauthier-Villars, 1947 ; G. BAUDRY, R. MARANGE, Comment on imprime, Paris, Dunot, 1971. 3. Léon VIDAL, Traité pratique de photoglyptie, Paris, Gauthier-Villars, 1882. Le brevet de Woodbury repose sur les recherches d’Alphonse Poitevin, cf. A. P OITEVIN, Traité des impressions photographiques, suivi d’appendices par Léon Vidal, Paris, Gauthier-Villars, réimpression, préface de Yves Baudry, Marseille, Lafitte, 1983. Pour les autres travaux sur la reproduction photomécanique, voir Louis-Philippe CLERC, Reproductions photographiques monochromes, Paris, Doin et fils, 1925 ; Sylvie AUBENAS (dir.), D’encre et de charbon. Le concours photographique du duc de Luynes, 1856-1867, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1994. 4. Voir par exemple le portrait de Mlle Chapuy (de la troupe de l’Opéra-Comique) d’après un cliché de Maunoury, ou celui de Charles Garnier (architecte de l’Opéra) d’après une photographie de Carjat, imprimés en photoglyptie sur les presses de Lemercier et Cie, Paris-Théâtre, 6 mai 1875, n° 103, p. 1, et n°87, 14 janv. 1875, p. 1. 5. Anne-Claude AMBROISE-RENDU, “Du dessin de presse à la photographie (1878-1914) : histoire d’une mutation technique et culturelle”, Revue d’histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1992, p. 6-28. 6. Ernest CLAIR-GUYOT, “Un demi-siècle à L’Illustration”, L’Illustration, 1er juillet 1933, n° 4713, n. p. 7. Id., publiée en première page de L’Illustration, la gravure de la garde-barrière est accompagné d’une légende qui ne précise pas la technique employée, L’Illustration, 25 juillet 1891, n° 2526, p. 61. Formellement, cette image n’est guère plus photographique que la gravure d’un aiguilleur des chemins de fer publiée trois semaines plus tôt, L’Illustration, 4 juillet 1891, n° 2523, p. 12. 8. DÉMICHEL, “Clichés tramés haute-lumière”, BSFP, septembre 1930, n° 9, p. 262-272. 9. André GUNTHERT, "Un laboratoire de la communication de masse. Le spectacle du sport et l’illustration photographique", in Laurent VÉRAY, Pierre SIMONET (dir.), Montrer le sport. Photographie, cinéma, télévision (actes colloque), Cahiers de l'Insep, 2000, p. 29-35. 10. Alain CORBIN, L’Avènement des loisirs : 1850-1960, Paris, Aubier, 1995. 11. A. G UNTHERT, “Esthétique de l’occasion. Naissance de la photographie instantanée comme genre”, Études photographiques, mai 2001, n° 9, 64-87. 12. L’article liminaire de La Vie illustrée publié le 20 octobre 1898 est signé par Henri de Weindel et Lucien Métivet. 13. Excelsior cherche « à tirer parti, pour l’utilité et pour le plaisir du grand public, des progrès formidables effectués depuis une dizaine d’années dans les industries de la typographie, de l’art photographique et de la photogravure », in Pierre LAFITTE “Notre programme”, Excelsior, 16 nov. 1910, n° 1, p. 2. 14. Jean-Noël M ARCHANDIAU, “L’Illustration, premier journal illustré du monde (1904-1913)”, in LIllustration (1843-1944). Vie et mort d’un journal, Toulouse, Privat, 1987, p. 179-206. 15. T. GERVAIS, “Statistiques sur les gravures et les photographies publiées dans L’Illustration”, in Les Libertés visuelles de Léon Gimpel (1873-1948). Un photo-reporter contemporain des avant-gardes, mémoire de maîtrise, Université de Paris I, 1996, p. 145-153. 16. Id., “Statistiques sur les gravures et les photographies publiées dans L’Illustration”, op. cit. 17. “Mme Steinheil en cour d’assises”, L’Illustration, 13 nov. 1909, n° 3481, p. 338-345. Ces quatre photographies sont les seules publiées aux côtés de 35 dessins illustrant l’article. Elles ont respectivement pour légende : “Énergie”, “Lassitude”, “Abattement” et “Larmes” (p. 344-345). 18. J.-N. MARCHANDIAU, “Les tirages utiles”, in L’Illustration…, op. cit., p. 325. 19. En 1929, L’Illustration accueille encore des dessins en première page, “Un émouvant débat sur l’Alsace, à la Chambre des députés […] Dessin d’André Galland”, L’Illustration, 9 fév. 1929, n° 4484, p. 125.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 135

20. T. GERVAIS, “Statistiques sur les gravures et les photographies publiées dans L’Illustration”, op. cit. 21. La couverture du numéro 2 de La Vie illustrée, du 27 octobre 1898 annonce la publication de « 50 illustrations ». La même année, L’Illustration publie en moyenne vingt-quatre images par numéro. En 1904, la mention du nombre d’illustrations disparaît de la couverture de La Vie illustrée au profit d’une mise en pages très graphique construite autour d’une image imprimée en deux couleurs. 22. E. CLAIR-GUYOT, art. cit. 23. Sur les travaux de Korn, voir Paul GATTINGER, “La photographie transmise par le télégraphe (téléphotographie), L’Illustration, 24 nov. 1906, n° 3325, p. 328 ; “La photographie télégraphiée. L’initiative et le monopole de L’Illustration”, L’Illustration, 8 déc. 1906, n° 3328, p. 379-381 ; “La téléphotographie à L’Illustration. Conférence de M. le professeur Korn et expérience de transmission des photographies sur le circuit Paris-Lyon-Paris”, supplément de L’Illustration, 9 fév. 1907, p. 97-104 ; Sur le bélinographe, voir Édouard BELIN, “La téléphotographie au moyen du téléstéréoscope”, BSFP, 9 déc. 1907, p. 196-207. 24. Le fonds Chusseau-Flaviens est conservé dans trois collections. Le musée Nicéphore-Niépce détient les tirages (environ 4 500 images), la George Eastman House possède 11 000 plaques de verre négatives et le musée d’Orsay dispose de 22 autochromes. 25. T. GERVAIS, Les Points de vue de Léon Gimpel, Paris, édition Céros/Venti 6, 2004. 26. T. GERVAIS, Les Libertés visuelles de Léon Gimpel…, op. cit. 27. Léon GIMPEL, Quarante ans de reportages. Souvenir de Léon Gimpel, collaborateur à L’Illustration (1897-1932), Domaine de Castellemont, Jurançon, manuscrit (collection SFP), 20 février 1944. 28. “L’éclairage du Salon de l’automobile”, L’Illustration, 16 déc. 1905, n° 3277, p. 415 ; “Le roi et la reine du Danemark”, L’Illustration, 29 juin 1907, n° 3357, n. p. ; “La mi-carême vue de Notre- Dame”, L’Illustration, 12 mars 1910, n° 3498, p. 258-259. 29. Nathalie B OULOUCH, “Léon Gimpel”, in La Photographie autochrome en France (1904-1931), Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, thèse de doctorat en histoire de l’art, 1994, p. 228-235. 30. T. GERVAIS, “Un basculement du regard. Les débuts de la photographie aérienne (1855-1914)”, Études photographiques, mai 2001, n° 9, p. 88-108. 31. “Reconstitution photographique de l’arrestation et du suicide de l’anarchiste Morral”, L’Illustration, 16 juin 1906, n° 3303, p. 374 ; sur l’enquête comme forme journalistique voir Dominique KALIFA, L’Encre et le Sang. Récit de crime et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995. 32. GUERRONNAN, “La photographie des couleurs”, L’Illustration, 28 fév. 1891, n° 2505, p 190-191 ; L. GASTINE, “Nouvelles études au moyen des rayons X”, L’Illustration, 7 nov. 1896, n° 2802, p. 363 ; Jean SIGAUX, “La photographie au palais de justice”, L’Illustration, 16 mars 1889, n° 2403. Sur les articles de L’Illustration consacrés à la photographie, voir Dominique B LANC, Apparition de la photographie dans la presse, mémoire de maîtrise en art plastique, Université de Paris VIII, s. d.

AUTEUR

THIERRY GERVAIS

EHESS

Études photographiques, 16 | Mai 2005 136

“Kodakoration” Photographie et scénographie d’exposition autour de 1900

Olivier Lugon

NOTE DE L’ÉDITEUR

Olivier Lugon est professeur à l’université de Lausanne (section histoire et esthétique du cinéma). Il a publié Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, aux éditions Macula en 2001.

1 L’histoire des modes d’exposition de la photographie, de ses formes d’accrochage et de scénographie a attiré l’attention des chercheurs dès les années 1980, en particulier à travers les études pionnières de Christopher Phillips aux États-Unis et d’Ulrich Pohlmann en Allemagne1. Le sujet n’en demeure pas moins un large champ à défricher, tant sont nombreuses les manifestations encore à explorer, les conventions d’accrochage à interroger, et tant ont été riches les solutions adoptées depuis cent cinquante ans – une diversité insoupçonnée à visiter les expositions de ces dernières décennies. L’avènement de la photographie dans l’institution artistique depuis une vingtaine d’années s’est en effet joué à travers la prédominance d’un unique modèle de présentation, popularisé notamment par le MoMA (des images soigneusement séparées l’une de l’autre, isolées par un cadre, accrochées à hauteur des yeux, à plat sur un mur apparemment plein et de couleur unie), et du coup sur le refoulement d’un siècle d’expérimentations et d’innovations d’une infinie variété, une liberté d’invention bien supérieure à la présentation picturale, où les modes d’accrochage sont restés jusqu’à aujourd’hui beaucoup plus unitaires et codifiés. Par sa propre souplesse matérielle – une photo n’a ni corps, ni poids, ni facture, elle peut être agrandie, rétrécie, projetée, inversée, dédoublée, suspendue, collée de multiples façons –, mais surtout par son absence d’aura, le fait d’avoir été longtemps une image sans valeur, elle a pu être traitée avec beaucoup plus de légèreté et d’inventivité que les médias arrivés. Elle est ainsi devenue l’allié le plus sûr et l’agent le plus fécond de cet art central du XXe siècle qu’a été la scénographie d’exposition, l’accompagnant et le stimulant dans toute l’étendue de ses apports, bien au-delà des manifestations proprement artistiques ou

Études photographiques, 16 | Mai 2005 137

photographiques – des présentations commerciales aux pavillons de propagande, des expositions didactiques à celles d’architecture, de tourisme ou de science. Il apparaît d’autant plus incompréhensible que ce qui devrait être l’un des motifs de gloire du médium, ce foisonnement dans les propositions de renouvellement des dispositifs de monstration, soit aujourd’hui effacé des mémoires comme autant de vulgaires bricolages d’avant la reconnaissance artistique et l’entrée au musée.

2 Non seulement la photographie est un sujet d’étude déterminant pour faire l’histoire du médium exposition au XXe siècle, mais à l’inverse l’exposition constitue un élément clé de l’histoire de la photographie. S’intéresser à la périphérie des images plutôt qu’à leur “contenu”, se mettre à étudier la couleur des murs et la nature des fixations n’est pas se cantonner à un aspect marginal par rapport à ce qui serait la “vraie” histoire de la photographie. On le sait bien pour ce qui est de sa publication – du poids de la mise en pages, de la légende, du commentaire –, le sens d’un cliché n’est pas seulement dans ce qu’il contient, mais aussi dans ce qui l’entoure et en façonne la réception : cela vaut tout autant pour la gestion du mur et de l’espace. 3 En particulier s’agissant de sa reconnaissance comme art, la question de l’exposition a dès le départ constitué un enjeu stratégique presque existentiel pour les photographes2. Autant, en effet, il est difficile d’imaginer, en Occident en tout cas, une peinture qui ne soit pas d’art (la seule vision d’un carré de toile coloré d’une pâte séchée m’affirme que cet objet est là pour réclamer ma contemplation), autant la photographie, par l’hétérogénéité de ses usages, se refuse à cette suggestion d’immanence de l’œuvre d’art et doit produire ce statut artistique par l’organisation de son contexte de présentation. L’évolution des modes d’accrochage ne traduit donc pas de superficielles variations ornementales autour d’un objet, la photographie, qui resterait toujours le même ; ces différences construisent des distinctions de fond dans la signification et la valeur des images. 4 Très tôt, les photographes ont travaillé avec l’intuition de cette ductilité fondamentale de leurs tirages. Depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1960, c’est en tout cas un propos récurrent des magazines spécialisés que d’affirmer qu’en photographie, bien plus qu’en peinture, l’accrochage peut faire une image, peut anéantir l’impact d’un bon cliché ou transformer les épreuves les plus moyennes en œuvres de qualité – comme si la création d’une photographie ne cessait de se rejouer dans son exhibition. 5 Si ce pouvoir d’un discours de la présentation reconnu et assumé par les photographes marque toute l’histoire du médium, celle-ci est néanmoins traversée par une partition structurelle majeure. D’un côté, l’essentiel de ces cent cinquante ans d’exposition a consisté à présenter sur le mur des images non conçues pour cette situation et s’y retrouvant uniquement au prix d’un déplacement, une transformation de fait, fût-elle invisible, par ce passage à la verticalité de la cimaise. La plupart des grandes manifestations du XXe siècle ont fonctionné sur ce principe : de Film und Foto en 1929 à Photographer’s Eye en 1964, en passant par The Family of Man en 1955, le mur accueille des clichés produits prioritairement pour la page imprimée. Et il n’est guère que deux périodes ayant fait exception et pour lesquelles on peut véritablement parler de photographie d’exposition, soit une photographie dont la destination première est la cimaise et dont la forme publiée ne serait qu’un état impur et dégradé : c’est le tournant du XXe siècle, avec le pictorialisme, et celui du XXIe siècle, depuis les années 1980, avec l’entrée de la photographie dans le marché de l’art contemporain.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 138

6 Cette soumission de la photographie aux canons de l’exposition d’art a souvent été identifiée à une subordination exclusive au modèle du peintre, instance prééminente dans la recherche d’une légitimité artistique. Dans le cas des pictorialistes, une autre figure professionnelle a pourtant eu une importance majeure dans la logique de leur production et dans leur quête de reconnaissance artistique, c’est l’architecte d’intérieur, le décorateur. Les pictorialistes ont en effet développé une conception très extensive du processus créatif en photographie. Non seulement il ne s’arrête pas à la prise de vue, s’étendant et s’épanouissant avant tout au tirage, mais il s’étire encore au- delà, incorporant l’encadrement, l’accrochage, jusqu’à, de proche en proche, déborder sur des domaines extérieurs au champ de compétence supposé des photographes : la décoration de la salle, les choix du mobilier, des tentures ou des fleurs. Les œuvres ne sont en somme achevées ni dans l’appareil, ni au laboratoire, mais seulement dans l’organisation de leur exhibition, soit dans ce qui est extérieur à elles. Fred Holland Day formule cela de façon très claire en 1898 : selon lui, la façon dont on encadre et met en scène les photos constitue « plus de la moitié de la bataille » – « mes photos montées par d’autres ne seraient plus mes photos3 ». En clair, la photographie d’art serait autant un art décoratif, architectural et spatial qu’un art graphique. 7 Pour s’en tenir à la seule sphère anglo-saxonne, deux figures peuvent servir à illustrer cette attention intense du monde photographique à la scénographie autour de 1900 : l’une est célèbre – c’est Edward Steichen –, l’autre oubliée – c’est George Walton.

George Walton

8 Alors qu’il a été dans les dernières années du XIXe siècle une personnalité très connue des cercles photographiques britanniques, George Walton est absent des histoires du médium pour la simple et mauvaise raison qu’il n’est pas photographe, mais architecte et décorateur. Il constitue pourtant une figure exemplaire dans la mesure où, durant plusieurs années, de 1897 au début du XXe siècle, il travaille presque exclusivement pour le milieu photographique : qu’un décorateur ait pu pareillement se spécialiser et gagner sa vie en mettant en scène des tirages dit assez l’importance accordée dès cette époque à la question chez les photographes.

9 Écossais, Walton (1867-1933) se forme à Glasgow, où il côtoie notamment Charles Rennie Mackintosh4. Dès ses débuts au seuil des années 1890, il se lie à plusieurs photographes, dont Craig Annan, avec lequel il entame une collaboration très serrée : Annan se charge de documenter les réalisations du décorateur, pendant que celui-ci prend en main tout ce qui concerne l’habillage de la production du photographe, aménage son atelier, installe ses expositions, dessine et produit ses cadres. 10 Mais c’est surtout après son déménagement à Londres en 1897 que Walton se fait un nom dans le milieu photographique, devenant pour un temps, selon une expression du périodique Photograms of ’98, une sorte de « décorateur en chef des photographes 5 ». Cette notoriété s’explique d’abord par son engagement, cette année-là, par Eastman Kodak pour devenir le principal architecte de la firme en Europe. La collaboration commence par la mise en scène d’une très grosse exposition sur Regent Street, qui va attirer quelque 20 000 visiteurs en trois semaines, être unanimement saluée comme un modèle du genre par la presse spécialisée et qui voyagera ensuite à New York, où c’est Stieglitz qui sera chargé de réaccrocher la section artistique agencée par Walton. La collaboration s’étend ensuite à l’aménagement de multiples magasins, salles

Études photographiques, 16 | Mai 2005 139

d’exposition et bureaux de la marque, non seulement à Londres (fig. 2), mais aussi à Bruxelles, Glasgow, Dublin, Milan, Vienne ou Moscou, pour lesquels Walton se charge de l’intégralité de la mise en forme, du dessin des meubles, des lampes ou des poignées de porte jusqu’aux papiers peints et au lettrage des façades. Le soin apporté par le nouveau géant de l’industrie photographique à ses dispositifs de présentation est très remarqué, on se met même à parler de « kodakoration6 », mot qui dit bien la solidarité d’un type d’images et d’un type de monstration. En 1903 encore, Hermann Muthesius, l’un des futurs fondateurs du Werkbund allemand, consacre un long article au travail de Walton pour la firme, saluant la façon dont le médium moderne par excellence aurait trouvé avec lui une forme adaptée à sa modernité (il revient en particulier sur la gestion de la lumière électrique, point effectivement fondamental des expositions photographiques de la période, qu’il resterait à examiner plus avant)7. 11 Mais c’est pour une autre manifestation que Walton va devenir un sujet de discussions très vives dans le milieu photographique : son aménagement, à l’automne 1897, du Ve Salon annuel du Linked Ring (fig. 3), aménagement très controversé, qui va alimenter pendant des semaines le courrier des lecteurs du British Journal of Photography (on y parle de tentative « ridicule », de « catastrophe », de « splendide échec », de « poubelle »). 12 Le Linked Ring est un regroupement de photographes d’art qui, en 1892, font dissidence au sein de la Royal Photographic Society, principalement autour de la question de l’exposition et en particulier autour de la coutume, selon eux désormais inacceptable, de faire cohabiter dans un seul espace les œuvres et les appareils, le régime de la production et celui de la contemplation8. Dès leur premier Salon annuel, en 1893, la qualité de leurs présentations est remarquée : parcimonie de la sélection, concentration des images à hauteur des yeux, soin apporté jusqu’au dessin des affiches, des catalogues et des tickets d’entrée. Mais c’est avec le cinquième Salon que, pour la première fois, le détail des modes d’accrochage devient un sujet de polémique qui occulte partiellement la discussion des images dans la presse spécialisée. 13 Le premier objet de grief est le fait même que des photographes, et qui plus est, ceux qui prétendent faire accéder leur discipline au rang d’art autonome, se soient livrés pieds et poings liés au pouvoir d’un tiers, le décorateur. Walton a en effet reçu carte blanche pour l’aménagement de la salle, soit pour la décoration de l’espace comme pour le placement des images sur le mur, opération à haute responsabilité par les hiérarchies qu’il ne manque pas d’organiser au sein de la paroi (le positionnement dans la hauteur en particulier est un enjeu majeur dans les cercles pictorialistes, l’accrochage d’une image dans les rangées périphériques pouvant constituer une façon très diplomatique d’accepter une épreuve sans vraiment la montrer). Et les libertés prises par Walton ne s’arrêtent pas là : il va par exemple jusqu’à défaire de leur encadrement original les tirages envoyés par un membre aussi éminent que Frederick Evans pour mieux les adapter à l’ensemble, à la fureur publique du photographe9, lequel reprendra lui-même en main les accrochages du Salon à partir de 1901. 14 Dans cette façon d’envisager l’exposition non plus comme l’addition d’œuvres individuelles, mais comme un environnement global auquel celles-ci doivent se soumettre, Walton ne fait pas entièrement figure de pionnier. Comme lui-même l’avouera, il suit là le modèle d’un précurseur fameux : le peintre James McNeill Whistler, dont il considère les expositions londoniennes comme « les événements les plus remarquables de son époque10 ». Whistler est effectivement une figure clé dans

Études photographiques, 16 | Mai 2005 140

l’histoire de la scénographie d’exposition, dans l’élargissement de la définition de l’œuvre d’art et son intégration de l’espace environnant11. Selon lui, être peintre ne signifie pas seulement fabriquer des images, mais maîtriser jusqu’au bout ce qui en conditionne la réception, et, partant, dépasser la distinction hiérarchique entre peinture et décoration. Cela implique notamment de considérer l’accrochage, la combinaison des images sur le mur comme une nouvelle création, une œuvre à part entière, sorte de composition de compositions – un geste qui deviendra essentiel pour la photographie au XXe siècle – ; au-delà, cela signifie de prendre en charge l’agencement de tout ce qui constituera l’espace de perception. Dans l’exposition dite « du pot de moutarde » en 1883 par exemple – tout y était jaune –, il va jusqu’à imposer la couleur de ses pantalons et de ses chaussettes au préposé aux catalogues. Il travaille également à la gestion de la lumière, pour laquelle il introduit l’usage du vélum, lequel, en “éteignant” partiellement l’espace du spectateur pour mieux faire éclater l’objet de son regard, fait entrer dans le monde des beaux-arts le modèle du spectacle moderne éprouvé depuis un siècle alors à travers le panorama. Walton voulait à son tour en installer un au Salon de 1897, mais en sera empêché pour des raisons financières : il le fera l’année suivante. 15 Or, il est significatif que celui que Walton désigne comme son maître en matière de scénographie d’exposition soit précisément l’artiste fétiche des photographes d’art de la période (il est le peintre le plus cité dans Camera Work). Son esthétique a effectivement quelque chose de très photographique et sa situation paraît assez similaire à celle des photographes. Ses œuvres se réduisent souvent à une taille modeste et à des camaïeux de gris ou de teintes sombres, des images d’une certaine façon ingrates qui peineraient à attirer l’œil dans une situation d’exposition traditionnelle et appellent des égards particuliers pour pouvoir se défendre. Ce discours d’une image pauvre impliquant un soin d’autant plus grand à tout ce qui l’entoure irrigue nombre d’écrits sur l’exposition photographique à l’époque : incapable d’accrocher ou de relancer l’attention comme le ferait une succession de toiles colorées, la photographie en exposition engendrerait la plupart du temps monotonie et lassitude – un uniforme tapis de grisaille où, comme le note un commentateur allemand au début du siècle, rien d’autre n’est offert « que des photographies et toujours des photographies12 ». L’importance accordée à la scénographie par les pictorialistes peut ainsi être interprétée comme l’aveu implicite d’une faiblesse foncière de leur médium et d’une contradiction dont ils ne vont pouvoir se sortir, pas plus que les modernistes qui prétendront s’en démarquer : vouloir asseoir la valeur propre de leur art en s’appliquant surtout à soigner ce qui l’entoure et le dépasse, prétendre le faire marcher seul, mais recourant toujours pour affirmer cela au soutien de béquilles empruntées ailleurs. 16 Parmi les stratégies développées par Walton au Salon de 1897 afin de donner ainsi une chance aux images, l’une des plus remarquées consiste à neutraliser de façon inédite l’espace de vision (voir fig. 3). Il élimine tous les renfoncements et les saillies des parois, évacue au-dessus d’une corniche de bois une zone périphérique supérieure qui distrairait le regard, et surtout organise en dessous une continuité nouvelle du mur et du sol, unis par une suppression des lambris et par l’application d’une même couleur marron – sorte de “brown cube” de la photographie devant contribuer à un nouveau confort de vision. À partir de là – et c’est le point le plus controversé –, il desserre les images de façon inaccoutumée (les expositions de la Royal Photographic Society, par exemple, continuent jusqu’en 1899 à empiler les cadres bord à bord sur plusieurs

Études photographiques, 16 | Mai 2005 141

rangées) et instaure entre les œuvres des intervalles irréguliers. Il rompt ainsi aussi bien avec l’ancien tapis continu d’images de la Royal qu’avec l’organisation purement formelle, de plus en plus fréquente sur le Continent, de groupes symétriques très hiérarchisés dans lesquels un ensemble de tirages secondaires servent de faire-valoir à une œuvre centrale. 17 Face à cela, le parti pris de Walton a plusieurs implications. Ce réseau d’images à la fois distendu et non hiérarchisé incarne d’abord un aspect aussi essentiel que problématique de la philosophie du mouvement amateur, Linked Ring en tête : son double discours du prosélytisme et du sens de l’élite, sa façon récurrente de prétendre tout à la fois démocratiser et exclure. D’un côté, l’apparition de la paroi entre les épreuves proclame l’instauration d’une sélection et d’un rejet sévères, d’un régime du mérite et de la distinction, affiche ce que toute la prose pictorialiste ne cesse de proclamer : beaucoup d’appelés, peu d’élus. La nudité du mur est signe de sévérité : plus large la surface inoccupée, plus impitoyable semble avoir été le travail du jury, et plus forte sa légitimité (galeries et musées du XXe siècle retiendront bien la leçon). D’un autre côté pourtant, une fois passé ce filtre de la qualité, l’accrochage de Walton proclame une réelle démocratie des envois retenus, sans accent ni place privilégiée – nouveauté qui va manifestement beaucoup troubler les anciens du Ring, qui avaient pris l’habitude de lire les répartitions sur le mur comme une distribution implicite des prix. Dans son souci d’égalité, Walton va jusqu’à prendre soin de positionner les œuvres aux passe-partout clairs ou blancs à des endroits “faibles”, afin de maintenir un équilibre et d’éviter qu’elles ne prennent le dessus sur les cartons plus sombres13. 18 L’autre signal donné par son accrochage est l’instauration d’un idéal nouveau de la réception de la photographie : la contemplation, l’absorption intense et concentrée dans l’image individuelle exposée. Cet idéal est merveilleusement figuré dans une œuvre de Edward Steichen datée de 1900 (voir fig. 1) mettant en jeu trois photographes- scénographes : Steichen lui-même observant Evans observant Holland Day. Il s’agit ici d’un pur fantasme d’exposition – il n’existe pas en 1900 de présentation si aérée de la photographie (30 centimètres d’écart semble un maximum) –, fantasme réalisé par l’ombrage au tirage des œuvres environnantes. Mais c’est bien un tel idéal que Walton cherche à approcher. Cela ne se fait pourtant pas sans difficultés. Autant un large espacement entre les images nous semble aujourd’hui aller de soi comme l’environnement idéal de l’œuvre d’art (elle « respire », comme on dit), autant, à la fin du XIXe, un tel dépouillement n’est aucunement une évidence. On est certes d’accord pour desserrer un peu les œuvres, éviter le trop-plein et les parasitages, mais ce souhait se heurte à une logique inverse : la hantise du vide. Un morceau de paroi laissé à nu est perçu comme une béance, un espace négatif qui perturbe et distrait le regard du visiteur autant qu’une surface encombrée. Certains déplorent ainsi au Salon une parcimonie gênante pour l’œil, l’impression d’un stock insuffisant, parlent d’une centaine d’images manquantes. Pour résoudre cette contradiction, Walton met pourtant au point un dispositif unique (on peut douter qu’un décorateur se soit permis ce genre d’intervention autour de toiles peintes sans l’accord de leur auteur) : desserrer les images certes, mais une fois celles-ci en place, dessiner entre elles des motifs ornementaux, floraux ou géométriques, afin d’occuper quand même ce nouvel entre- deux (fig. 4). Comme l’explique Alfred Horsley Hinton, « afin qu’aucune vacance, aucun vide ne soit ressenti, on a dessiné sur la toile de fond une petite arabesque ou un dessin de lotus, de lis ou de feuille […] – jamais pénétrants, seulement perceptibles lorsqu’on

Études photographiques, 16 | Mai 2005 142

les cherche », des formes faites pour « éviter la formation d’un espace vide, mais pas assez présentes pour attirer l’attention14 ». 19 Cet ornement de fleurs idéalement invisibles incarne mieux que toute chose la dialectique de l’accrochage photographique qui se met en place alors et qui caractérisera en réalité toute l’histoire de l’exposition moderne de l’art : prendre en main ce qui entoure l’œuvre pour mieux faire voir celle-ci. C’est précisément en donnant une importance inédite à ce qui dépasse l’objet de la vision que l’on peut concentrer le regard sur cet objet seul, créer les conditions d’un face-à-face exclusif avec lui. La question de la scénographie, de ce qui environne les images ne va paradoxalement prendre de l’importance qu’à partir du moment où l’on va vouloir isoler l’œuvre de ce qui l’entoure, évacuer tout ce qui pourrait troubler la relation du spectateur à elle. Il s’agit de favoriser l’absorption par l’aménagement de ce qui ne doit pas être vu – en gros, décorer pour faire disparaître, s’affirmer pour se faire oublier. Ce paradoxe se reflète dans les commentaires du Salon de Walton, un même auteur pouvant, à quelques lignes d’intervalle, louer le confort de contemplation mis en place par le scénographe, prévenant selon lui la fatigue du visiteur comme aucune exposition jusque-là, et dénoncer la place excessive prise par son travail, comme si, en somme, le soin apporté à l’accrochage servait et écrasait tout à la fois la production des photographes15.

Edward Steichen

20 Si Walton va faire éclater aux yeux des pictorialistes anglo-saxons l’importance décisive de la présentation, cela acquis, certains photographes vont chercher à se réapproprier ce pouvoir. C’est le cas de Frederick Evans, déjà cité, ou encore de Fred Holland Day, lui aussi membre du Ring, représenté au Salon de 1897 et qui, dans les années qui suivent, se fera la réputation de « consacrer autant d’attention à l’encadrement et à l’accrochage de ses œuvres qu’à leur composition16 ». En 1900 notamment, il met en scène, toujours à Londres, la fameuse exposition The New School of American Photography. Il y est secondé par un jeune homme de 21 ans, qui découvre là une activité – accrocher la photographie – qui l’accompagnera toute sa vie et par laquelle il va conquérir un pouvoir qu’aucun de ses collègues n’atteindra jamais par ses clichés : Edward Steichen. Si son parcours est assez connu pour ne pas le détailler ici, il doit être signalé comme figure emblématique, puisqu’il va plus que tout autre tendre à déplacer le centre de gravité du travail photographique d’une maîtrise de la production à une maîtrise de la présentation des images, oscillant sa vie durant entre les deux, comme s’il n’y voyait en définitive aucune différence de fond.

21 Cela commence en 1905, année où il met en forme le premier espace conçu expressément pour l’exhibition de la photographie, la galerie 291, pour laquelle Stieglitz le crédite comme décorateur dans le numéro de Camera Work consacré à la nouvelle structure (fig. 5)17. Non seulement il y détermine les conditions supposées optimales de l’exposition du médium (exaltation de l’intimité par la constitution d’un véritable écrin textile, mise en scène de la rareté par le resserrement des images sur une seule rangée aérée, insistance sur la maîtrise de la lumière), non seulement il y accroche ses images et celles de ses collègues, mais – et c’est la différence avec Walton – il finit par utiliser cette boîte de vision comme un lieu d’échange plus serré encore entre ses deux activités fétiches – photographier/exposer –, étendant certaines

Études photographiques, 16 | Mai 2005 143

formules proprement photographiques à la présentation des œuvres. C’est le cas de l’exposition de statuaire africaine en 1914 (fig. 6). Pour mettre en valeur les pièces retenues mieux que Stieglitz ne l’avait fait dans un premier accrochage jugé poussiéreux par son jeune disciple, celui-ci ajoute sur le mur des cartons de couleurs, qui font du cadrage sa principale stratégie d’exposition, isolant – et domestiquant – les objets d’art primitif comme le ferait leur reproduction. Il reprend plus exactement une forme spécifique et récurrente de sa pratique de photographe, proche de l’art de la vitrine : le cadrage par l’arrière, sorte de découpe photographique inversée, ou redoublée, dans laquelle un cadre isolant est placé non seulement entre l’œil et l’objet présenté, mais aussi derrière celui-ci. Parmi les multiples images jouant sur ce principe, un portrait de 1905 (fig. 7) pousse très loin le brouillage entre photographie et scénographie, entre travail graphique et travail sur les trois dimensions, puisqu’on ne sait guère si la signature de l’artiste repose sur le cliché ou sur le mur du fond, sur le premier ou sur le second cadre – en bref, si l’auteur se crédite d’un travail de photographe ou de décorateur. Cette position double va marquer toute sa carrière, les deux activités restant intriquées et se nourrissant l’une l’autre pendant des décennies. 22 Toute sa “période commerciale” de l’entre-deux-guerres se situe ainsi dans une zone intermédiaire entre pratique de photographe et d’ensemblier. C’est vrai pour ses images publicitaires, sortes d’organisations de vitrines pour la page imprimée, c’est vrai surtout pour ses recherches sur l’extension des images à l’espace et à l’architecture d’intérieur, que ce soit dans ses photomurals des années 1930, sa réalisation de tissus sur base photographique pour un fabricant de soies en 1927, voire la production de purs objets décoratifs, comme la création d’un piano en 1928 ou ses recherches de culture florale, avec lesquelles il obtiendra sa première exposition personnelle au MoMA en 1936. 23 Mais cet élargissement d’un travail graphique à un travail volumétrique ou spatial culmine dans ses expositions des années 1940 et 1950, The Family of Man en tête (fig. 8). Il y achève le déplacement entamé en 1905 et sa redéfinition d’une création photographique centrée sur sa présentation, mettant désormais son penchant pour la décoration au service d’un ambitieux propos humaniste. Ici, selon Steichen, l’exposition n’est même plus une addition d’œuvres plus ou moins bien arrangées après coup, elle est cette œuvre, celle du seul véritable artiste à bord, le commissaire-scénographe – une « autre forme de one-man show », comme il l’affirme déjà pour Road to Victory en 194218, dans un étrange projet d’éloge de la pluralité démocratique orchestré par un autocrate. Que l’organisateur de l’exposition endosse désormais, plus que les fournisseurs d’images, la figure de l’auteur, du génie créateur, la promotion de The Family of Man s’en fait largement l’écho, développant une rhétorique inédite de l’organisation d’exposition comme douloureuse genèse créative, comme labeur, n’en finissant pas de décrire, par le texte et par l’image, les tourments, les nuits blanches, les privations, les fatigues physiques et psychiques du commissaire-scénographe. Les photographes, eux, acceptent apparemment de bonne grâce ce renversement des rôles et cette situation paradoxale d’une reconnaissance muséale qui passe désormais par l’abdication partielle de leur statut d’auteur. 24 La rhétorique promotionnelle prend soin de continuer à présenter Steichen, lui, pourtant représenté par trois images seulement, comme le grand maître de la photographie mondiale. En l’occurrence, c’est plutôt son accrochage, réalisé avec l’architecte Paul Rudolph, qui joue de nombreuses recettes proprement

Études photographiques, 16 | Mai 2005 144

photographiques : gestion des cadrages, des percées, des profondeurs de champ, autant de procédés de découpes et de perspective utilisés, comme en photo, à des fins narratives, discursives et idéologiques. C’est ainsi, par exemple, que qui admire la section d’ouverture sur les jeunes amoureux voit déjà apparaître entre les images les familles nombreuses, ceci devant forcément conduire à cela. Mais Steichen utilise également les cadrages et les ouvertures à des fins psychologiques plus cachées encore. C’est ainsi qu’en contemplant les tirages suspendus dans le vide, on est le plus souvent amené à observer aussi, fût-ce de façon périphérique, les autres spectateurs en train de se soumettre au même spectacle que soi, à la même émotion – façon de souligner, dans la pratique même de la visite, l’idée-force de l’exposition, ce sentiment de communauté humaine exaltée par le titre, cette universalité des expériences et des émotions. Dans une nouvelle extension de son pouvoir, la scénographie d’exposition photographique devient tout autant scénographie de la foule, chaque visiteur se retrouvant, pour le reste du public, part de l’exposition. 25 En bref, de la même façon que les arabesques et les lys de Walton, ce qui se passe entre les images fait l’objet d’une attention extrêmement précise et vient façonner, autant que ce qu’elles contiennent, leur impact et leur signification, même si ce cadre est désormais un vide et si ce travail sur la périphérie n’est pas perçu de façon consciente par le visiteur, ou plus exactement s’il ne doit pas l’être pour pouvoir fonctionner. On atteint là un nouveau degré de sophistication dans l’art paradoxal de l’exposition photographique entamé soixante ans plus tôt, art qui se fait d’autant plus puissant qu’il reste invisible.

NOTES

1. Christopher P HILLIPS, “The Judgement Seat of Photography”, October, n°22, automne 1982 (traduction française : “Le tribunal de la photographie”, Les Cahiers du musée national d'Art moderne, n° 35, printemps 1991). Parmi les nombreuses publications de Ulrich Pohlmann sur le sujet, voir notamment ”‘Nicht beziehungslose Kunst, sondern politische Waffe’. Fotoausstellungen als Mittel der Ästhetisierung von Politik und Ökonomie im Nationalsozialismus’”, Fotogeschichte, vol. 8, n° 28, 1988 ; ‘Harmonie zwischen Kunst und Industrie’. Zur Geschichte der ersten Photoausstellungen (1839-1868)”, in Silber und Salz. Zur Frühzeit der Photographie im deutschen Sprachraum 1839-1860, éd. Bodo von Dewitz et Reinhard Matz, cat. exp., Cologne, Agfa Foto-Historama, Cologne/Heidelberg, éd. Braus, 1989 ; Kultur, Technik und Kommerz. Die photokina-Bilderschauen 1950-1980, cat. exp., Cologne, Historisches Archiv der Stadt Köln, 1990. 2. Sur l’obsession du Salon comme structure primordiale de légitimation chez les praticiens des années 1850, voir Paul-Louis ROUBERT, “1859. Exposer la photographie”, Études photographiques, n° 8, novembre 2000. 3. Fred Holland DAY à Alfred Stieglitz, 1898, cit. in Carl S ANDBURG, Steichen the Photographer, New York, Harcourt, Brace, 1929, p. 23. 4. Pour une étude monographique fouillée de la carrière de George Walton, voir Karen MOON, George Walton, Designer and Architect, Oxford, White Cockade Publ., 1993. Voir également Nikolaus

Études photographiques, 16 | Mai 2005 145

PEVSNER, “George Walton : his life and work”, Journal of the Royal Institute of British Architects, vol. 46, n°11, 3 avril 1939. 5. Photograms of ‘98, 1898, cité par Karen MOON, ibid., p. 75. 6. “The Work of the Year. A Fragmentary Retrospect”, Photograms of ‘98, 1898, p. 48. 7. Hermann MUTHESIUS, “Die Kodak-Läden George Waltons”, Dekorative Kunst, vol. 6, n° 6, mars 1903. 8. Sur le Linked Ring, voir Margaret HARKER, . The Secession Movement in Photography in Britain, 1892-1910, Londres, Heinemann, 1979. 9. Frederick H. EVANS, “The Salon”, The British Journal of Photography, vol. 44, 19 novembre 1897, p. 751. 10. George WALTON, lettre à Architectural Review, vol. 74, 1933, p. 43, cit. in Nikolaus P EVSNER, op. cit., p. 545. 11. Sur Whistler comme scénographe d’exposition, voir David Park C URRY, “Total Control : Whistler at an Exhibition”, in JamesMcNeill Whistler. A Reexamination, Studies in the History of Art, vol. 19, éd. Ruth E. Fine, Washington, National Gallery of Art, 1987. 12. Artur RANFT, “Reminiszenzen”, Photographische Kunst, vol. 5, n° 21, 15 février 1907, p. 338. 13. Voir Alfred Horsley HINTON, “The Salon Hangings”, The Photogram, vol. 4, n° 47, novembre 1897, p. 321. 14. Ibid., p. 320-321. 15. “The Photographic Salon”, The British Journal of Photography, vol. 44, 8 octobre 1897, p. 645. À propos de la place excessive prise par le scénographe, l’auteur note : « La photographie ne doit pas être appropriée et faite par le tapissier ou par le menuisier, jaugée et évaluée selon le mérite des productions de ces utiles artisans, pas plus que les œuvres des auteurs dramatiques et des comédiens ne doivent être considérées en référence aux créations du décorateur ou du costumier. Les photographies, comme les pièces de théâtre ou le jeu des acteurs, continuent à devoir être jugées par et pour elles-mêmes – les accessoires décoratifs écartés comme des éléments subsidiaires, plus ou moins nécessaires, mais contingents et éphémères. » 16. “Exhibition of F. H. Day’s Work”, Camera Notes, vol. 1, n° 4, avril 1898, p. 119. Sur Day et l’exposition, voir Jane VAN NIMMEN, “F. Holland Day and the Display of a New Art. ‘Behold, It Is I’”, History of Photography, vol. 18, n° 4, hiver 1994. 17. Camera Work, n° 14, avril 1906, n. p. Sur la galerie 291, voir notamment Modern Art and America. Alfred Stieglitz and His New York Galleries, éd. Sarah Greenough, cat. exp., Washington, National Gallery of Art, 2000. 18. Edward Steichen à Matthew Josephson, n. d., cit. in Penelope NIVEN, Steichen. A Biography, New York, Clarkson Potter Publishers, 1997, p. 594. Sur Family of Man, voir encore Eric J. S ANDEEN, Picturing an Exhibition. The Family of Man and 1950’s America, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1995 et The Family of Man 1955-2001. Humanism and Postmodernism : A Reappraisal of the Photo Exhibition by Edward Steichen, éd. Jean Back, Victoria Schmidt-Linsenhoff, Marburg, Jonas Verlag, 2004.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 146

AUTEUR

OLIVIER LUGON

Université de Lausanne

Études photographiques, 16 | Mai 2005 147

Regards sur l’élégance au village Identités et photographies, 1900-1950

Marin Dacos

NOTE DE L’ÉDITEUR

Marin Dacos est professeur agrégé à l’École des hautes études en sciences sociales et prépare une thèse à l’université Lumière-Lyon II. Il est le fondateur de Revues.org. Les noms de lieux et de personnes ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des personnes étudiées.

Fig. 1. Anon. (photographe amateur), « Omer Bobert », tirage argentique, 1941 [1], coll. part.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 148

1 L’étude des albums de famille est un moyen de révéler le rapport que les individus et les groupes entretiennent avec la prise de vue photographique, sa technique, son esthétique et ses normes1. Elle est aussi l’occasion d’étudier un discours sur soi qui relève de l’histoire culturelle d’une façon plus large ; la photographie révèle en effet le discours corporel et vestimentaire des individus photographiés qui est rarement étudié en tant que tel. Certes, l’objet est délicat à manier, tant il pose de problèmes de collecte, d’identification, de traitement et, plus encore, d’interprétation. Pourtant, les traces de l’écriture de soi sont tellement rares qu’il serait regrettable d’occulter une telle source. Dans trois villages du Sud-Est de la France entre 1900 et 1950, une vingtaine de familles a accepté de livrer ses albums de photographies et de les soumettre à une identification précise. Les centaines de personnes photographiées dans ce corpus font face aux objectifs du photographe de studio, du photographe ambulant ou, plus souvent, de leur voisin, cousin ou ami devenu photographe amateur. En se prêtant au jeu photographique, elles mettent en scène leur corps et soumettent leur identité au regard d’un entourage élargi. Ce faisant, elles élaborent un discours qui, confronté aux images contemporaines de la société villageoise, permet d’interroger la façon dont les habitants des campagnes se perçoivent et souhaitent être perçus2.

Le poids de la rusticité : intériorisations de l'infériorité ?

2 En 1930, on nomme depuis longtemps déjà "exode rural" le mouvement qui privilégie démographiquement les villes au détriment des campagnes. Le vocabulaire adopté, empli de pathos biblique, pourrait laisser penser à une valorisation excessive des campagnes et de leurs habitants à cette époque. Les agrariens ne s’en sont pas privés3. Le régime de Vichy a, par la suite, récupéré ce mouvement politiquement partagé entre la droite et la gauche, pour en faire un des piliers de la société qu'il appelle de ses vœux. Pourtant, la première moitié du XXe siècle n’est pas un temps d’idéalisation de la paysannerie et, plus largement, de la société rurale. On peut même considérer le discours agrarien comme une tentative désespérée de réhabilitation de l'image d'un monde rural qui recule face aux progrès des villes.

3 Nombre de caricatures dressent le portrait de paysans arriérés, grossiers, coupés du monde et archaïques. Le Rire permet d'en prendre la mesure. Une caricature de Pierre Falek datant de 1922 montre une citadine en chapeau, portant un petit sac à main, qui va à la rencontre d’une paysanne en sabots. Coiffée traditionnellement, celle-ci est accompagnée de trois enfants sales, décoiffés, qui portent des habits rapiécés. La citadine, qui leur a confié une baignoire pour qu’ils se lavent enfin, a la désagréable surprise d’apprendre que la paysanne s’en sert comme d’une mangeoire à cochons : « — Et la baignoire d’enfant que je vous ai donnée ? Je parie que vous ne vous en servez pas ! Pardon ! même qu’elle me rend un grand service : j’en ons fait une mangeoire à cochons4 ! »

Études photographiques, 16 | Mai 2005 149

Fig. 2. Anon. (photographe amateur), « Camille et Amélie Aculard dans un pré », tirage argentique, 1935 [5], coll. part.

4 Ce type de caricature est fréquent et alimente une image négative du monde rural, sans en épuiser tous les contours. Lorsque les campagnes sont présentées de façon positive, c’est en général à travers le prisme de la tradition et de la « paix des champs5 » . Épargné par la modernité, à l'exception de l'innovation technique induite par la mécanisation, le monde rural apparaît comme un espace préservé du bruit et de la fièvre urbaine. Pierre et Marie-Claire Bourdieu ne disent rien d'autre lorsqu'ils parlent de rapport solennisé, hiératique et stable à la photographie dans le monde paysan. Force est de reconnaître que, par bien des aspects, les albums de famille étudiés confortent parfois les caricatures qui figent le monde rural dans une position atemporelle. Pour certains villageois, ce phénomène semble relever d’un processus d’intériorisation de l’image négative des campagnes. On trouve ainsi souvent des personnages photographiés dans une pose archaïque et présentant une allure traditionnelle qui semblent confirmer les caricatures du Rire. Deux photographies des grands-parents de la famille Aculard, datant du milieu des années 1930, permettent de souligner cette tendance. Né en 1860, Camille Aculard est agriculteur à Balmon : le recensement le qualifie de « propriétaire-agriculteur » en 1901, d'agriculteur en 1906 puis de cultivateur jusqu'en 1936 (il a alors 74 ans)6. Plus significatif, son épouse est enregistrée par le recensement comme « cultivatrice » jusqu'en 1931, date à laquelle elle est déclarée sans profession, alors qu'elle a 64 ans. La retranscription de leurs déclarations au recensement est donc clairement celle de personnes se pensant et se vivant comme des travailleurs de la terre. En 1935[5]7, ils posent en tenue quotidienne (fig. 2). Le grand-père porte sa pipe à la bouche et est vêtu de l'habit traditionnel (taïole sur le ventre, veston). La femme pose en se tenant debout, bien droite, et tente un sourire en joignant les mains dans une pose féminine très conventionnelle. L'ensemble présente une allure rustique, déjà datée.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 150

Fig. 3. Anon. (photographe amateur), « Camille et Amélie Aculard avec un livre », tirage argentique, 1935 [5], coll. part.

5 Dans une autre photographie (fig. 3), ce même couple reproduit consciencieusement le modèle des studios photographiques dans une pose que décrivait déjà Pierre Bourdieu en 1965. La pose de Camille Aculard est souverainement verticale tandis que son épouse Amélie, assise, ouvre sagement un livre. Cette double posture sexuée est fréquente dès le début du XXe siècle dans de nombreuses photographies de studio et se raréfie après le premier tiers du siècle, mais elle ne disparaît pas.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 151

Fig. 4. Anon. (photographe professionnel), « Lucien Choulès », tirage argentique, 1923 [2], coll. part.

6 Les postures archaïques ne se retrouvent pas seulement chez des individus portant des tenues traditionnelles. Les tenues du dimanche et les cravates n'empêchent pas l'adoption de positions rigides héritées du modèle de studio. Ainsi, la position debout, le corps raide et la main presque au milieu du dos se retrouve-t-elle dans de nombreux clichés, comme celui de Lucien Choulès, maçon devenu pâtissier à Margues, né en novembre 1903 (fig. 4). Il en est de même dans la photographie qui présente une certaine « Adeline Queva Vve Vallard » dont nous ne connaissons rien (fig. 5). Il s'agit sans doute d'une amie ou d'une cousine de la famille Laure, de Balmon.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 152

Fig. 5. Anon. (photographe amateur), « Portrait de femme dans un pré », tirage argentique, 1934 [0], coll. part.

7 Une partie de la population villageoise ne semble donc pas en mesure d'adopter une posture photographique originale et valorisante. En outre, elle a tendance à apprécier le contact de lieux et d'objets valorisants, compensant ainsi un sentiment d'infériorité qui semble profondément ancré. Les photographies de famille présentent en effet parfois des images de châteaux et de jardins se situant non loin des lieux de résidence des familles étudiées. Au lieu de photographier la cour de sa maison, on traverse la rue et photographie le château voisin. Ainsi, les habitants de Balmon préfèrent le jardin de Claude Umègre à leur médiocre jardin quand vient l’heure de se faire prendre en photo. De même, les véhicules automobiles qui jalonnent les collections familiales ne sont pas toujours la propriété d’un membre de la famille. Le processus mis en œuvre se retrouve donc fréquemment : la beauté de l'objet photographié à côté d’un individu valorise ce dernier. Poser à côté d’une belle voiture, d’un beau jardin ou d’un château grandiose, c'est hériter, par un jeu de translation mécanique, de ses qualités, de sa beauté, de la fortune qu'il induit. C’est ainsi que la famille Uliale profite de la présence de la villa de l’Amandier près de chez elle pour s’en servir comme terrain photographique. Dans la photographie 021-68, Rolande Dulien, agricultrice née en 1914, pose en 1933[2] avec son manteau à col de fourrure devant ce qui ressemble à une riche propriété, protégée par un mur et par une haute barrière. Les villageois connaissent les propriétaires de la villa de l'Amandier. Nul ne peut confondre cette villa avec celle des Uliale. En se faisant photographier devant une voiture ou une maison qui ne sont pas les leurs, les personnages n'imaginent pas un instant que de telles richesses leur seront attribuées. En revanche, la photographie de l’habitation élégante du voisin agrémente la scène et valorise la personne photographiée. Il y a là renoncement à photographier sa propre maison, son propre jardin, son âne à la place d’une automobile. Cette mise en retrait de soi n’est pas généralisée mais trop fréquente pour être exempte de signification : il y a

Études photographiques, 16 | Mai 2005 153

bien une difficulté à assumer sa propre condition, qu'elle soit modeste ou, plus fréquemment, simplement moyenne.

La recherche de l’élégance, nuances d’un modèle

8 Le regard négatif porté sur la paysannerie, et plus généralement sur les villageois, pose un problème d’identité aux personnes concernées. Le mode de vie citadin, jugé moins pénible, plus propre et plus prestigieux, est la référence permanente qui fait planer le spectre du célibat au village9. C’est en particulier la jeunesse qui se trouve confrontée à ce problème, surtout dans les territoires pauvres. Léonce Chaleil raconte la confrontation entre les jeunes villageois du Gard et les citadins dans les bals, dans laquelle se joue une intense rivalité masculine pré-matrimoniale. Elle a pour enjeu la conquête des jeunes femmes du même âge : « Pour les jeunes gens de dix-huit ans que nous étions en 1926, ce qui comptait, c’était les bals. [...] Le dimanche, la jeunesse venait de quarante kilomètres à la ronde […]. Les jeunes gens, nous avions intérêt à savoir danser, parce que les jeunes filles, ça vous pardonnait pas si vous leur écrasiez les pieds. Et si l’une refusait l’invitation, on “piquait un fard”, on rougissait, surtout qu’après on n’avait plus aucune chance de danser : elles se donnaient le mot “Non, merci, j’ai promis”. Ça voulait tout dire. Heureusement, pour moi, je savais et j’aimais danser. Surtout qu’on avait une sérieuse concurrence avec les garçons qui arrivaient frais et pimpants de la ville faire les paons devant ces paysans que nous étions. Et puis, ils étaient mieux habillés que nous, à la dernière mode. Nous, on avait, peuchère, un costume en laine qui faisait toute l’année. L’été, dans nos habits, on transpirait ; mais selon avec qui on dansait, on ne pouvait pas tomber la veste, c’était pas pensable. Moi, je mettais même un mouchoir sur ma main pour ne pas tacher la robe de ma cavalière. C’est malheureux, mais déjà, à l’époque, les filles admiraient ceux qui ressemblaient le moins à des paysans, qui prenaient des allures de citadins et connaissaient les nouvelles danses ; ça les impressionnait. » 9 La maîtrise de savoir-faire corporels, ici représentés essentiellement par la danse, mais plus généralement par l'aisance dans la posture et les déplacements, semble distinguer le futur célibataire de celui qui parviendra à séduire une fille et, ainsi, à espérer prendre femme. La maîtrise vestimentaire est également déterminante : avoir les moyens de varier et d'adapter ses tenues aux circonstances est à la fois un signe d'aisance matérielle et de bon goût. Enfin, l'intériorisation du caractère inférieur de la condition paysanne se manifeste avec force lorsque Léonce Chaleil utilise un mouchoir pour éviter le contact direct entre ses mains et sa partenaire. La distance physique que ce geste instaure avec sa cavalière le stigmatise.

10 Il faut cependant nuancer les tableaux dressés par le témoin Léonce Chaleil et le sociologue Pierre Bourdieu. L’un comme l’autre parlent exclusivement de la paysannerie et plutôt d’une paysannerie pauvre, celle du Béarn pour Bourdieu et celle des Cévennes pour Chaleil. D’autre part, Léonce Chaleil est un témoin de grande qualité, dont la mémoire, extraordinairement précise, a été collectée avec soin par son fils, Max Chaleil. Cependant, ce texte est soumis aux lois du genre : fortement nostalgique, il insiste à la fois sur la dignité du peuple des campagnes et sur sa profonde pauvreté. L’épisode du bal le montre comme une victime de la modernité urbaine et ne semble pas lui laisser de possibilité de réaction, d’adaptation et même de survie. Pierre Bourdieu, de son côté, se concentre sur la seule paysannerie, catégorie emblématique, mais qui ne résume pas la diversité sociologique du village. De fait, il n’insiste pas sur

Études photographiques, 16 | Mai 2005 154

les phénomènes de fluidité et de contact qui permettraient de nuancer le modèle d’une paysannerie soumise, incapable de dépasser la gaucherie qui la maintient dans le camp des perdants. La photographie villageoise atteste pourtant les tentatives de dépasser ce qui ressemble à un déterminisme. Celles-ci sont parfois malhabiles et pourraient prêter à sourire. Les manuels de savoir-vivre se scandalisent souvent de la maladresse des classes populaires dans leur volonté de paraître moins pauvres et plus dignes. Ils brocardent volontiers les ouvriers et les paysans qui essaient d’être élégants. Le scandale suscité est à la hauteur de la transgression initiée : rompre l’ordre social induit par la tenue vestimentaire, c’est déjà tenter de le pervertir, de le retourner et d’en brouiller les cartes. Dès lors, les velléités d’élégance villageoise ne sont-elles pas d’évidentes manifestations d’une société en mouvement, qui cherche un équilibre entre des repères traditionnels et son insertion dans le siècle ? Le sujet est vaste et ne saurait être épuisé en quelques pages, tant la variété des photographies collectées est grande et nécessiterait un commentaire détaillé, nourri de nuances, d’explications conjoncturelles. Parmi les différents indices qui peuvent être mis à jour, je me contenterai d’évoquer un type de posture élégante, celle d’hommes debout portant fièrement leur costume.

Fig. 6. Anon. (photographe amateur), « Portrait de trois amis », tirage argentique, 1930 [2], coll. part.

11 Les hommes photographiés sont bien souvent en habits du dimanche, mais de nombreux cas dépassent le simple endimanchement. Par exemple, le portrait de trois jeunes gens daté de 1933[2] montre une partie de la jeunesse villageoise et sa diversité (fig. 6). Le seul personnage identifié de ce trio est Armand Lardi, épicier à Balmon10, né en 1913. On remarque la diversité des tenues : un seul des trois jeunes hommes porte la cravate, deux sur trois ont des rayures à la mode sur leur costume, un seul porte un couvre-chef, aucune veste n’est boutonnée de la même façon (un seul bouton pour le premier, les trois boutons pour le second, aucun boutonnement pour le troisième). On note également la diversité des postures : l’homme de gauche met la jambe droite en

Études photographiques, 16 | Mai 2005 155

avant et a les bras posés le long du corps ; Armand Lardi a les pieds joints, les bras le long du corps et il arbore un sourire serein ; enfin, l’homme à la casquette est le plus décontracté. Sa jambe gauche est mise en avant beaucoup plus nettement que celle du premier individu. Ses mains ne pendent pas le long de son corps mais l’une plonge dans sa poche et l’autre s’appuie sur l’épaule de son voisin. Sa ceinture, blanche, est apparente et sa veste n’est pas boutonnée. Tous les trois ont des tenues de qualité correcte et leurs chaussures ne sont pas celles d’êtres miséreux. L’homme à la casquette est, de toute évidence, plus à la mode que les deux autres, qui l’imitent partiellement : l’un par la position de ses pieds, l’autre par les rayures de son costume. Aucun des deux n’ose, cependant, mettre de main dans sa poche, aucun n’a osé la ceinture blanche, ni la veste ouverte, ni la casquette. La décontraction affichée par l’homme à la casquette est- elle le fait d’un citadin, venu rendre visite à des amis villageois ? Quoi qu’il en soit, elle participe à la vie du village et concourt à l’abandon progressif des postures hiératiques dès le début des années 1930.

Fig. 7. Anon. (photographe amateur), « Yvon Ladibet », tirage argentique, 1930 [2], coll. part.

12 Le portrait d’Yvon Ladibet, fils de l’agriculteur Émile Ladibet, datant de 1930[2], confirme des tendances similaires (fig. 7). Son frère, Roger, est devenu cultivateur comme son père. Sa sœur, Georgette, s’est mariée avec Louis Chouvet, cultivateur à Balmon. Arrivé à l’âge adulte, Yvon devient chauffeur routier. La photographie confirme le phénomène de mode que constitue l’adoption de la casquette et du costume à rayures, même si celui-ci n’est pas un costume particulièrement onéreux (« C’est un costume normal », affirme sa sœur11). Le jeune Yvon prend la pose. Il met trois doigts de la main gauche dans la poche de sa veste. Et surtout il plie sa jambe droite, ne laissant reposer au sol que la pointe de sa chaussure. On retrouve une posture similaire chez Omer Bobert, employé de bureau à Avignon, en 1941[1] (voir fig.1). L’homme est plus âgé et ses habits plus sages, mais sa veste est elle aussi déboutonnée, sa main glissée dans une poche, son coude appuyé sur le sommet du mur. Sa pose est encore

Études photographiques, 16 | Mai 2005 156

plus décontractée que celle d’Yvon Ladibet au début des années 1930. L’élève instituteur Roger Clomel adopte au même moment (1941[1]), à son tour, une pose apparentée (fig. 8). Contrairement aux apparences, Roger Clomel est le fils d’un agriculteur pauvre, parvenu à atteindre l’École normale grâce aux bourses offertes par l’État. Il doit même sa tenue à son frère. « Ce costume que j’ai, c’est la veste de mon frère qui est mort de la fièvre typhoïde. Comme j’avais rien à mettre, vé ! Il y avait sa veste à la maison alors je l’ai mise12. » De même, il n’a pas d’animal de compagnie : le chien qui l’accompagne est « Loup, le chien du directeur de l’école normale, et moi- même, toujours avec le costume de mon frère13 ».

Fig. 8. Anon. (photographe amateur), « Roger Clomel », tirage argentique, 1941 [1], coll. part.

13 En dépit de leur diversité, ces trois photographies révèlent l’influence d’un modèle de posture associant décontraction affichée et volonté d’élégance. Elle semble prendre sa source dans des catalogues de vente par correspondance, dont la diffusion est sociologiquement très large et atteint largement les villages du Sud-Est de la France. À partir des années 1930, la publicité gagne en effet largement les campagnes, notamment à travers la presse et les catalogues de vente par correspondance14. En particulier, le catalogue de La Samaritaine dépasse les deux millions d’exemplaires tandis que le Catalogue de la Manufacture d’armes et de cycles de Saint-Étienne tire à un million d’exemplaires15. L’extrait du catalogue de 1931 À la Samaritaine montre une posture à la fois décontractée et distinguée, présentant de grandes similitudes avec les postures villageoises qui viennent d’être décrites. On y distingue en effet des ressemblances assez fortes dans la pliure du genou comme dans la façon de laisser reposer le pied sur sa pointe. L’attitude du corps, se reposant vers l’arrière sur une canne, ainsi que la position du bras gauche, ne sont en revanche pas présents dans les trois photographies étudiées. De même, d’un point de vue vestimentaire, le chapeau n’est pas adopté par les villageois photographiés. En dépit des différences de détail entre le modèle imprimé et les postures photographiées, il semble que la publicité

Études photographiques, 16 | Mai 2005 157

commerciale influence les pratiques corporelles villageoises photographiées. Cependant, les processus d’imitation corporelle ne sont pas mécaniques et ne puisent pas leur source à une seule image. Ils constituent des phénomènes complexes d’accumulation et de superposition, dont on ne retrouve ici qu’une trace partielle.

Fig. 9. Publicité, « Vêtements pour homme », extraite du catalogue A la Samaritaine, 17-19 mars 1931, coll. Bibliothèque du Musée Galliera, Paris.

14 La photographie amateur montre la diversité des attitudes villageoises face à la question de l’élégance et de la mise en scène de soi. Cette diversité est le résultat d’une négociation permanente entre repères endogènes et repères exogènes. Ainsi est nuancée l’image d’un village uniforme, ancré dans une continuité archaïque et univoque, sans lien dynamique avec le reste de la société. Alors qu’une partie importante de la population s’endimanche et se conforme aux postures amidonnées, une autre partie des villageois s’essaie à des partitions corporelles différentes, inspirées de modèles extérieurs. Le stéréotype campagnard est fortement combattu par les jeunes générations, qui ne semblent pas décidées à abandonner leur siècle, en particulier lorsqu’elles sont en train de quitter la terre pour d’autres métiers. La réussite scolaire de Roger Clomel le transforme en instituteur lettré. Il se doit d’endosser par anticipation les habits et les postures de sa nouvelle condition. Sans être riche, il sera désormais assuré d’un revenu et d’une nouvelle prestance sociale au village.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 158

NOTES

1. Pierre B OURDIEU, Marie-Claire BOURDIEU, “Le paysan et la photographie”, Revue française de sociologie, VI, Paris, Éd. du CNRS, 1965, p. 165-174. P. BOURDIEU (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Éditions de Minuit, 1965, 362 p. Elvire PEREGO, “Intimités et jardins secrets. L’artiste en photographe amateur”, in Michel F RIZOT, Nouvelle Histoire de la photographie, Paris, Bordas, 1994, p. 335-345. Marin DACOS, “Le regard oblique. Appropriation de la photographie amateur dans les campagnes (1900-1950)”, Études photographiques, Paris, Société française de photographie, 2002, p. 44-67. 2. Cet article constitue une étape d’une thèse en cours sous la direction de M. Jean-Luc Mayaud à l’université Lumière-Lyon II, Pour une histoire sociale et culturelle du regard photographique dans les campagnes de la France méridionale (1900-1950). 3. Pierre BARRAL, Les Agrariens français de Méline à Pisani, Paris, Armand Colin, 1968, 384 p. 4. Pierre FALEK, “Hygiène”, Le Rire, n°185, 19 août 1922. 5. Jean-Luc MAYAUD, Gens de la terre. La France rurale 1880-1940, Paris, Éditions du Chêne, 2002, p. 11. 6. Archives communales de Balmon, 1F2. 7. J’utilise une convention d’écriture pour les datations incertaines des photographies étudiées. La date est suivie d’un indicateur de qualité de la datation exprimé en nombre d’années autour de la date proposée. Par exemple, une image datée 1926[1] doit être comprise comme étant probablement de 1926, à une année près, ce qui signifie que l’image a la même probabilité de relever de l’année 1925 que de l’année 1926 et de l’année 1927. Ainsi, une image datée 1932[0] a été, de façon certaine, prise en 1932. 8. Les cotes indiquées pour les photographies sont construites sur le modèle suivant : cote de la collection - cote de la photographie dans la collection. Chaque collection constitue un fond d’archive isolé, c’est-à-dire en général une famille. 9. P. BOURDIEU, Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, 2002, 266 p. 10. Léonce CHALEIL, La Mémoire du village : souvenirs, Paris, Payot, 1977, rééd. de 1994, p. 234. 11. Le recensement de 1936 le décrit comme épicier. Il a commencé à travailler dans l’épicerie de sa belle-famille avant de s’établir à son compte, d’abord comme transporteur pendant la guerre et après la guerre. Il s’est ensuite établi comme agriculteur, reprenant les terres de son père qui était revenu de la guerre très handicapé en raison d’un éclat d’obus dans le cerveau. 12. Entretien avec Georgette Chouvet, le 6 avril 1999. 13. Entretien avec Marie-Rose et Roger Clomel du 21 février 2000. 14. Entretien vec Marie-Rose et Roger Clomel du 9 août 2000. 15. Marc Martin, Trois Siècles de publicité en France, Paris, Odile Jacob, 1992, 430 p.

AUTEUR

MARIN DACOS

EHESS

Études photographiques, 16 | Mai 2005 159

Les collections en perspective

Études photographiques, 16 | Mai 2005 160

“Magique circonstancielle” Le fonds de photographies du XIXe siècle au département des Estampes et de la Photographie de la BnF

Sylvie Aubenas

1 L'histoire du fonds de photographies du département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France1 est en soi un sujet digne d'intérêt : constitué à partir de 1849 et sans discontinuer jusqu'à ce jour par des dons, des acquisitions et le dépôt légal, c'est de fait le plus ancien et le plus vaste fonds institutionnel de photographies que nous possédions, et il fait désormais partie de l'histoire de la photographie elle-même. Mon ancien collègue et prédécesseur Bernard Marbot en a brossé la chronique en trois articles ; moi-même, à l'occasion d'une exposition récente, j'ai repris cette trame en l'augmentant de quelques éléments nouveaux2. Des études récentes sur d'autres collections historiques de photographies3 montrent que cet axe d'analyse, tracé depuis longtemps pour l'étude des collections d'antiques, de peintures ou de dessins, est riche d'enseignements sur la découverte des oeuvres, les fluctuations du goût, l'évolution des politiques patrimoniales.

2 L'examen de notre fonds, dont la richesse ne saurait être justifiée seulement par une suite miraculeuse de hasards, nous permet de comprendre aujourd'hui que la “reconnaissance de la photographie”, cette notion vaguement militante qui sous-tend aujourd'hui encore nombre d'initiatives, a été tout autre chose qu'une longue marche de l'obscurantisme vers la lumière, du mépris à la sollicitude. Tout indique au contraire qu'au cours de la période qui va de l'invention aux premières années du XXe siècle, beaucoup de contemporains, y compris des conservateurs de bibliothèque, surent parfaitement distinguer entre oeuvre d'artiste, pochade d'amateur, production industrielle, archives scientifiques et documentation iconographique. Il faut se garder en effet de généraliser le large désintérêt pour la photographie ancienne qui a marqué la première moitié du XXe siècle en l'étendant à la période précédente, au cours de laquelle la photographie avait progressivement glissé de la nouveauté à l'histoire. La diversité des regards portés sur la photographie au cours du XIXe siècle et jusqu'à nos jours répond à son ambiguïté originelle, en faisant perpétuellement hésiter ou osciller son statut entre document, produit industriel et oeuvre d'art.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 161

3 Les articles publiés dans la présente revue sur la politique de leurs institutions respectives par deux de mes collègues, François Cheval4, directeur du musée Nicéphore- Niépce de Chalon-sur-Saône, et Quentin Bajac5, conservateur au musée d'Orsay puis au musée national d'Art moderne, m'incitent à revenir sur l'histoire du fonds de la BnF : celle-ci en effet peut s'écrire comme une contribution à l'histoire du médium, comme je l'ai dit, mais elle peut aussi apporter des éléments à un dialogue fécond entre les grandes collections françaises, l'existence même de ce fonds premier ayant contribué et contribuant encore à préciser les objectifs de ceux qui se sont développés plus récemment. 4 Les collections précitées appartiennent à des musées. Si les musées sont aujourd'hui le type d'établissement le plus adapté à la présentation publique de la photographie notamment sous son aspect artistique, c'est évidemment parce qu'ils ont pour fonction propre de conserver des oeuvres précieuses et de les mettre au mur dans des salles d'exposition permanentes ou temporaires. Les autres institutions détentrices de photographies, surtout des bibliothèques mais aussi des dépôts d'archives, des sociétés savantes, etc., quels que soient les efforts déployés, rencontreront toujours plus de difficultés à faire connaître leurs richesses du public local, national ou international. L'exposition n'est pas leur mission première, elles ne disposent pas de la logistique correspondante et le personnel scientifique capable de mener à bien ce type d'opération ne saurait être distrait entièrement de ses tâches propres6. 5 Alors que, en France, les photographies n'ont rejoint que tardivement en tant que telles les collections nationales, grâce à des musées comme Orsay, le MNAM, le musée Nicéphore-Niépce, le musée de la Photographie de Bièvres, etc., elles étaient présentes dans les bibliothèques presque dès l'origine : non seulement à la BnF mais aussi dans nombre de grandes bibliothèques savantes, comme en témoignent les collections de l'École nationale supérieure des beaux-arts, de la bibliothèque Doucet, de l'Institut, du Muséum national d'histoire naturelle, de la bibliothèque historique de la Ville de Paris, de la médiathèque du Patrimoine ou de la bibliothèque des Arts décoratifs, pour ne citer que les ensembles les plus importants ; on pourrait ajouter encore le musée de l'Homme, le Conservatoire national des arts et métiers, diverses grandes écoles, les dépôts d'archives et les administrations publiques les plus variées. 6 L'accumulation de ce patrimoine s'est faite indépendamment de la politique des musées, parce qu'au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, comme le rappelle Quentin Bajac, la photographie, avant d'être largement reconnue comme un art digne des cimaises, possédait du moins une valeur incontestée de documentation et de témoignage. C'est donc à ce titre d'abord qu'elle a été acquise en masse par les bibliothèques spécialisées, et tout particulièrement par le cabinet des Estampes, mais aussi, rappelons-le, dans les musées eux-mêmes, par leurs services de documentation7. 7 Cette visibilité réduite de la masse accumulée au sein des institutions anciennes, alors qu'un intérêt nouveau s'éveillait, du côté des collections privées puis des pouvoirs publics, a contribué à encourager des initiatives, privées ou publiques, autour de pôles nouveaux : celles de la famille Fage pour la création du musée de la Photographie à Bièvres, de Paul Jay pour le musée Niépce à Chalon-sur-Saône, du ministère de Jack Lang dès 1982, de Michel Laclotte pour le département de photographies du musée d'Orsay. Ce mouvement a abouti à une notable diversification des établissements mais aussi des crédits d'acquisition et de mise en valeur, qu'il s'agisse de leur source

Études photographiques, 16 | Mai 2005 162

(budgets des collectivités territoriales comme de différentes directions ministérielles), de leur procédure d'affectation ou de leurs bénéficiaires. 8 Lorsque le musée d'Orsay commença à exposer de la photographie dans ses murs dès 1986, il était seul en mesure de jouer efficacement le rôle de vulgarisation et de légitimation artistique déjà amorcé précédemment, depuis 1982, par le Centre national de la photographie au palais de Tokyo, quels qu'aient été les efforts consentis dans ce domaine par la BnF dès 1945. À partir de l'ouverture du site de Tolbiac, en 1996, notre institution a enfin disposé des salles, des équipes et des moyens nécessaires à des manifestations de plus grande ampleur, mais pour ses fonds patrimoniaux en général, non seulement pour la photographie. 9 La disparité qui subsiste entre un fonds photographique colossal mais enfoui au sein d'une institution bien plus gigantesque encore et chargée de collections de toutes sortes - des monnaies antiques aux manuscrits médiévaux et au dernier CD-Rom - et des institutions plus réduites mais plus efficacement identifiées à une spécialité, est un paradoxe dont il faut s'accommoder. Mieux, il faut considérer comme un atout unique la possibilité de proposer une lecture du médium photographique qui ne le sépare pas de son plus large contexte, entre le livre illustré, la gravure, la lithographie et le dessin. En effet si un département autonome de photographies existe au sein d'importantes maisons comme le musée J. P. Getty depuis 1984, le musée d'Orsay depuis son ouverture en 1986, le Metropolitan Museum de New York depuis 1992, à la BnF la photographie est toujours restée du ressort de l'ancien cabinet des Estampes, devenu en 1976 département des Estampes et de la Photographie8. 10 Cette cohabitation au sein d'un seul département d'images issues de toutes les techniques me paraît indispensable. Sans cette sédimentation spontanée de la photographie selon les conditions historiques de son émergence, on courrait le risque d'oublier ses liens organiques avec la gravure et le dessin. Or ils importent pour comprendre le développement de ses procédés tout autant que son devenir esthétique. Faut-il rappeler que Daguerre, Girault de Prangey, Le Secq, Nadar, Vallou de Villeneuve ou Carjat ont pratiqué aussi bien le crayon, la lithographie, l'eau-forte, et que nous conservons en un même lieu ces oeuvres différentes d'un même auteur ? La lente naissance des procédés photomécaniques, fusionnant l'héritage technique de la gravure et de la lithographie avec la chimie photographique ; la présence conjointe, dans les mêmes albums ou les mêmes portefeuilles acquis auprès des collectionneurs, de photographies, de gravures et de dessins ; la communauté des circuits commerciaux qui diffusèrent photographies et estampes : ce sont là des faits qui ont été décrits en particulier par Peter Galassi9 et plus récemment par Stephen Bann10. Cette inscription de la photographie dans l'essor sans précédent de la production et de la consommation de toutes les images au XIXe siècle est un terrain d'étude qui continue de s'offrir aux historiens. Elle doit servir aussi de garde-fou à cette vision abusivement moderniste, décrite par Quentin Bajac, qui consiste à postuler le développement parfaitement autonome d'une esthétique photographique. Si des manifestations organisées avec talent et perspicacité au MoMA et à Orsay ont brillamment démontré la nature singulière de l'image photographique, cette clé n'est pas à mettre entre toutes les mains et on ne peut que trop facilement arriver à des choix et à des commentaires sur la photographie où l'ignorance de ses relations avec les autres modes de figuration obère le jugement sur les oeuvres.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 163

11 La diversité des institutions ayant à gérer des photographies historiques ainsi que la multiplication des publications et des manifestations dans ce domaine dessinent un cadre institutionnel et scientifique dans lequel doivent s'articuler les prises de position de mes collègues comme la mienne. 12 Chalon, Orsay et le MNAM possèdent des collections récentes : tout y est entré par la volonté et le choix de conservateurs dont beaucoup sont encore en fonction. Les critères d'historiens, d'esthètes et de gestionnaires patrimoniaux ont présidé aux décisions. Ils reflètent les préférences et les goûts d'une génération, ils portent la marque de personnalités telles que Paul Jay puis François Cheval au musée Niépce, Françoise Heilbrun, Philippe Néagu (†) et Quentin Bajac au musée d'Orsay, et Alain Sayag au MNAM. Les critères communs de jugement, tels que la date et la qualité du tirage (vintage contre tirage moderne), la mise en valeur de grands noms au détriment d'images anonymes, la sélection d'une pièce au détriment d'un ensemble et inversement ne sont donc pas des vérités issues spontanément de l'expérience : ils résultent de choix intellectuels et esthétiques mais aussi de calculs d'acquisition, des paramètres du marché, des idées que les collectionneurs et le grand public peuvent se faire de la photographie. Les choix tranchent à chaque fois entre plusieurs appréciations possibles, reflétant toutes des aspects différents et complémentaires de la photographie. La photographie telle qu'elle est montrée au musée d'Orsay ne saurait être en désaccord trop brutal avec les orientations et les exigences de cette institution dans les autres domaines de l'art. Certains pans de la production photographique en sont ainsi exclus par principe, mais ils se trouvent correspondre, me semble-t-il, dans une saine complémentarité, aux centres d'intérêt du musée Niépce. 13 La mission de la BnF est autre encore. Son fonds a été constitué à l'origine et durant plus de cent ans, sans parti pris et souvent sans même tenir aucun compte de l'importance historique ou esthétique des oeuvres. Les enrichissements dus aux conservateurs spécialistes depuis une génération ne représentent en quantité qu'une petite partie du tout. En qualité, cependant, grâce au développement récent d'un véritable marché de la photographie et d'une politique réfléchie dans ce domaine, les acquisitions ont privilégié bien plus que par le passé les oeuvres d'importance majeure. Qu'il suffise de citer entre autres les noms de Daguerre, Niépce, Nègre, Bisson, Girault de Prangey, Flachéron, Cuvelier, Louis Vignes, Nadar et Le Gray, dont nous avons acquis des ensembles parfois considérables. Les entrées d'ensembles moins illustres mais aussi volumineux se sont aussi poursuivies, comme pour ceux Seeberger et Disdéri11 ou pour le reste du fonds du Touring Club. S'y ajoutent des enrichissements courants, un album, quelques pièces isolées, dont l'accumulation finit par atteindre aussi des quantités notables. Mais sur l'ensemble des pièces conservées pour le XIXe siècle, soit plusieurs millions, ce qui a été engrangé entre 1849 et 1970 reste de loin le plus important. 14 Par son ampleur, ce fonds exonère les autres collections des démarches longues et désormais très onéreuses nécessaires pour réunir des échantillons représentatifs de tel ou tel mouvement, de tel ou tel auteur. Si l'on veut évaluer, esthétiquement, intellectuellement, socialement, ce qu'a été la photographie en France au XIXe siècle, les collections historiques comme celles de la BnF, de la Société française de photographie ou des bibliothèques citées plus haut, suffiraient très largement. Tout ce qui peut se construire au-delà est une affaire de politique culturelle, de mode, d'opportunité conjoncturelle. Ceci soit dit non pour en nier l'utilité ou l'intérêt mais pour souligner la liberté que le socle historique acquis ouvre aux choix actuels et futurs : les différences

Études photographiques, 16 | Mai 2005 164

fondamentales entre les politiques d'Orsay, du MNAM et d'un musée comme celui de Chalon sont une richesse et même une nécessité. 15 Notre fonds est composite voire hétéroclite comme la photographie elle-même. Le dépôt légal de la photographie instauré depuis 185112 a permis l'entrée indiscriminée de centaines de milliers de pièces : des chefs-d'oeuvre isolés comme des séries complètes - les planches publiées par Blanquart-Évrard, des milliers de nus académiques visés par la censure, les oeuvres de Vallou de Villeneuve, de Briquet, de Famin, de Durand- Brager, d'Aubry, de Richebourg, de Neurdein, etc. -, mais aussi des oeuvres mineures ou qui restent à découvrir. À ces alluvions régulières s'ajoutent des achats ponctuels dont le plus souvent cité est celui de 4 500 photographies d'Eugène Atget entre 1900 et 1925, des dons très variés, puis une première politique d'acquisition réfléchie amorcée en 1945 : fonds d'atelier comme ceux de Nadar, Reutlinger, Otto et Pirou, collections comme celles de Sirot, Cromer ou Gilles. Mentionnons encore les fonds spécialisés, plus ou moins étendus, provenant d'autres institutions où cette documentation ancienne avait perdu son utilité initiale, comme le musée de la Photographie documentaire (1907), le musée de l'Homme (1966) ou le Collège de France (1970). 16 Constitué depuis les origines de la photographie en dehors des modes et des théories, en bonne partie même de manière passive, le fonds reflète donc les aspects les plus variés du médium : certains désormais bien connus, d'autres qui resteront marginaux, anecdotiques, amusants ou simplement documentaires, d'autres enfin dont l'importance historique ou esthétique se révélera dans les années à venir. Devançant les curiosités futures par son indépendance à l'égard de celles du présent, il peut alimenter sans fin l'avant-garde de la recherche et du goût ; inversement, et pour ces mêmes raisons, il y subsistera toujours de vastes jachères. Les autres départements de la BnF connaissent les mêmes fluctuations de la demande pour tel type d'imprimé ou de manuscrit, selon le passage des modes universitaires. 17 Au regard changeant que nous portons sur la photographie s'ajoutent les surprises que nous réserve le traitement scientifique des collections, perpétuellement inachevé tant est grande la disproportion entre les moyens humains et la masse des images. Le reclassement des photographies par auteur, contre l'ancienne répartition strictement documentaire par sujet, engagé après l'arrivée de Bernard Marbot en 1970, n'est pas entièrement terminé et fait resurgir année après année des richesses insoupçonnées. 18 Ce fonds en perpétuelle réévaluation constitue évidemment une chance et une leçon pour qui en a la charge. Une chance parce qu'il oblige à regarder, trier, analyser, critiquer sans cesse des oeuvres ou des images, parfois sans autre référence que le regard qu'on leur porte ; et une leçon, parce qu'on est sans arrêt confronté à une interprétation de l'oeuvre différente ou complémentaire de la nôtre, celle de l'ancien classement, de l'ancien collectionneur, du prédécesseur qui les a acquises, de l'iconographe qui y voit seulement une illustration ou du spécialiste saisi d'une transe soudaine devant un document d'apparence anodine. 19 Mes préoccupations rejoignent celles de mes collègues des musées lorsqu'il s'agit d'opérer des choix en matière d'acquisitions. Il se trouve qu'en France, actuellement, les relations constantes et l'excellente entente entre les responsables de différentes institutions13 permettent une répartition réfléchie des enrichissements en fonction des priorités de chacun et, il faut bien le dire aussi, des disponibilités budgétaires. La politique de la BnF a toujours consisté à privilégier les documents historiques, les ensembles significatifs, les photographes français14, les pièces manquant à l'oeuvre d'un

Études photographiques, 16 | Mai 2005 165

artiste bien représenté dans la collection, plutôt que les chefs-d'oeuvre isolés. Le fonds est assez vaste pour résister en général à la pression du marché en attendant le meilleur moment, l'idéal étant de pouvoir acheter à contre-courant. Cette politique me semble compléter sans heurts celle des autres institutions concernées et être suffisamment large pour nous exonérer de principes de choix trop contraignants. La coordination est évidemment essentielle également pour éviter la multiplication inutile et coûteuse des doublons entre collections publiques voisines. Mais la prudence reste nécessaire pour l'acquisition de pièces précieuses dont on peut raisonnablement imaginer la découverte future, soit au département des Estampes, soit dans une autre des nombreuses bibliothèques de Paris et de province dont les fonds photographiques restent à mettre au jour. 20 En matière d'expositions également, comme on peut le constater en parcourant le travail d'un demi-siècle, un certain éclectisme a guidé le choix des sujets. La fréquence de ces manifestations n'atteint certes pas le rythme que soutient le musée d'Orsay depuis son ouverture ; néanmoins, ces dernières années, ont été présentés aussi bien des monographies que des thèmes, des techniques que des ensembles historiques, avec une préférence pour les sujets qui permettent de présenter un ensemble d'oeuvres sous forme de pièces originales, dans les meilleurs tirages possibles, qu'il s'agisse de calotypes, de papiers albuminés ou de cartes postales. Les prêts très fréquents et abondants à des manifestations tenues en France ou à l'étranger étendent ce champ d'action que nos seules forces ne sauraient couvrir. 21 En se laissant guider d'abord par les photographies elles-mêmes, par les ensembles qu'elles dessinent, par les voies qu'elles indiquent, en évitant les a priori éphémères ou les vues de l'esprit qui négligent le savoir de l'oeil, on peut proposer encore de nombreuses clés de lecture, réévaluer des auteurs ou des pratiques, dans une constante complémentarité des actions et des collections. La même épreuve d'Atget acquise ou présentée par le musée d'Orsay, le musée Carnavalet, le musée Niépce ou la BnF, selon des perspectives ou des projets différents, illustrera autant de facettes de la photographie. L'enjeu de notre travail est de maintenir à l'avenir cette pluralité d'approches dont la confrontation puis la succession dans le temps permettront seules de rendre justice à l'inépuisable richesse de l'image photographique. 22 Sylvie AUBENAS

23 Département des Estampes et de la Photographie, BnF

NOTES

1.. Abrégée ci-après en BnF. Le titre du présent article est emprunté à André Breton : c'est une des définitions qu'il donne de la beauté dans le premier chapitre de L'Amour fou. 2.. Sylvie AUBENAS, "Visages d'une collection. La photographie du XIXe siècle au département des Estampes et de la Photographie de la BnF", in Portraits/Visages

Études photographiques, 16 | Mai 2005 166

1853-2003, Paris, BnF/Gallimard, 2003, p.17-29. Voir la note 2 de ce texte pour les références des articles de Bernard Marbot. 3.. Ibid. Voir les notes. 4.. Cf. François Cheval, "L'épreuve du musée", Études photographiques, n° 11, mars 2002, p. 5-43. 5.. Cf. Quentin BAJAC, "Stratégies de légitimation. La photographie dans les collections du MNAM et du musée d'Orsay", dans ce même numéro. 6.. On sait toutefois que, depuis une vingtaine d'années, dans le sillage des musées, la politique d'exposition des autres établissements culturels s'est considérablement développée (parfois, précisément, au détriment de leurs missions fondamentales). Par ailleurs, la consultation individuelle y est souvent plus facile que dans les musées, grâce à des salles de lecture permanentes. Et il est dans la tradition des bibliothèques, à plus forte raison dans celle de la Bibliothèque nationale de France, de donner accès à la description précise de l'ensemble des oeuvres conservées, par des catalogues imprimés ou désormais par des bases informatiques consultables à distance. 7.. Certaines de ces collections ont ensuite rejoint le musée d'Orsay à partir des années 1980. Notons qu'aujourd'hui encore, au musée J. P. Getty par exemple, il existe deux politiques d'acquisition en matière de photographies, relevant en l'occurrence de deux services distincts: le département des Photographies acquiert des oeuvres d'art et le Centre de documentation des images à vocation documentaire. 8.. Soulignons tout de même que d'autres départements, comme ceux des Manuscrits, de la Musique, des Cartes et Plans, de la Réserve des livres rares, ainsi que l'Arsenal et l'Opéra, conservent également, pour des raisons historiques, un nombre très important de photographies originales. 9.. Stephen BANN, Before Photography. Painting and the Invention of Photography, New York, The Museum of Modern Art, 1981. 10.. Id., "Photographie et reproduction gravée. L'économie visuelle au XIXe siècle", Études photographiques, mai 2001, n° 9, p. 23-43 ; Parallel Lines. Printmakers, Painters and Photographers in Nineteenth-Century France, New Haven et Londres, Yale University Press, 2001. 11.. 19 000 pièces acquises en 1995. 12.. Auquel on peut ajouter, à partir de la fin du XIXe siècle, celui de la carte postale. 13.. Même si en fait peu d'institutions possédant des fonds patrimoniaux sont actuellement en mesure de les accroître d'acquisitions régulières. Seules quelques-unes ont une politique suivie dans ce domaine. 14.. Cette prédilection pour l'art français peut paraître obsolète aujourd'hui dans bien des domaines mais correspond à la mission première de l'établissement, consistant à préserver, en particulier par le biais du dépôt légal, le patrimoine national. Cela n'empêche pas la BnF de conserver, en photographies comme en oeuvres écrites ou autres, un très grand nombre de pièces étrangères de provenances diverses. Le musée d'Orsay a cependant joué un rôle déterminant pour l'enrichissement volontaire des collections françaises en oeuvres majeures de photographes étrangers, comme Carroll ou Steichen.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 167

Stratégies de légitimation La photographie dans les collections du musée national d’Art moderne et du musée d'Orsay

Quentin Bajac

NOTE DE L’ÉDITEUR

Conservateur au musée d’Orsay de 1995 à 2003, Quentin Bajac est aujourd’hui conservateur au Musée national d’art moderne. Une première version de cet article a été présentée dans le cadre des journées d’études “La reconnaissance culturelle de la photographie, 1970-2003” (EHESS-SFP, 2003). Fig. 1 et 2. Vues des expositions « L’Invention d’un art » (Mnam, 12 octobre 1989-1er janvier 1990) et « L’Invention d’un regard » (musée d’Orsay, 2 octobre-31 décembre 1989), coll. part.

1 Étudier la place de la photographie dans les deux grandes collections nationales que sont le musée national d’Art moderne et le musée d’Orsay, plus d’un quart de siècle après son ouverture pour le premier, au moment des débuts de la préfiguration du second1, c’est s’interroger sur les stratégies de légitimation de cette technique, nouvelle dans les collections des musées nationaux, mises en place par les deux institutions. Non pas tellement pour en juger l’efficacité, jugement délicat à établir, mais bien davantage pour en interroger la nature, les fondements et les particularités. Il ne s’agit pas ici de proposer une étude historique sur le développement de ces deux jeunes collections2, mais bien davantage de s’interroger sur la façon dont la photographie y a été envisagée, en examinant les deux principales missions de l’institution – la constitution des collections et leur diffusion – pour tenter d’en dégager un ou des modèles.

2 La réflexion doit aussi être l’occasion d’évoquer, pour les nuancer, un certain nombre de critiques émises à propos de ces collections et de ce modèle, celui des “grandes institutions nationales” parfois jugé obsolète ou inapproprié mais rarement étudié de près. Ainsi dans un article paru dans ces mêmes colonnes, François Cheval, conservateur en chef des musées de Chalon-sur-Saône, présentait le modèle du musée Nicéphore-Niépce, musée entièrement consacré à la seule photographie, dans toute sa diversité, revendiquant la généralité de ce support, dans ses dimensions

Études photographiques, 16 | Mai 2005 168

socioculturelles, économiques, esthétiques et techniques, sans dissocier procédés et images3. À ce modèle de développement autonome, qu’il ne m’appartient pas de discuter ici, François Cheval opposait « la politique des grandes institutions nationales », le musée d’Orsay et le musée national d’Art moderne, dans le domaine de la photographie. Consacrant la coupure entre images et techniques, ces deux institutions avaient, selon lui et suivant en cela l’exemple américain incarné par le musée d’Art moderne de New York (MoMA), consacré la « primauté de l’esthétique contre la banalisation de l’image, le soutien du vintage contre la multiplication, de l’œuvre d’art contre le document4 ». 3 Les critiques émises par François Cheval à l’égard de ces établissements rappellent celles formulées contre un certain nombre d’institutions muséales américaines, plus particulièrement le Museum of Modern Art et le Metropolitan Museum of Art de New York, il y a de cela un quart de siècle, par divers critiques américains réunis autour de la revue October et dont la France n’a reçu, par le biais de quelques traductions, que des échos tardifs et incomplets5. Elles évoquent plus particulièrement l’analyse faite par Christopher Phillips dans un article important, “The Judgment Seat of Photography6” où ce dernier, reprenant la distinction établie par Walter Benjamin entre valeur cultuelle et valeur d’exposition, soulignait la prééminence accordée à la première dans la politique photographique du MoMA (le goût pour le vintage, l’insistance portée à l’unique), au détriment de ce qui fait la spécificité du photographique, le multiple et le reproductible. De la valeur cultuelle de Benjamin au culte du vintage contre la multiplication dénoncé par Cheval, il n’y a qu’un pas. 4 Le jugement énoncé par F. Cheval mérite pourtant réexamen : non pas que son constat initial soit globalement inexact. Il serait en effet vain de nier que les deux grandes institutions nationales n’ont pas, à la suite du MoMA, entrepris une politique photographique qui insiste davantage sur la valeur cultuelle de la photographie que sur sa valeur d’exposition. Il n’est pas dans mon propos ici de défendre la pertinence d’un tel choix. Mais davantage de nuancer le constat de départ, considéré ici indépendamment de tout jugement de valeur : non seulement parce que “le modèle” du MoMA est lui-même plus ambivalent qu’il n’y paraît de prime abord, mais également parce que, contrairement à ce qui est parfois avancé, ce modèle n’a été suivi que de manière partielle et différente par les deux collections françaises. Malgré de nombreux points communs, les deux institutions ont en effet depuis le début des années 1980 adopté ce qu’il convient d’appeler des stratégies de légitimation de la photographie distinctes, entraînant, au sein de ce modèle commun et cultuel, des divergences d’appréciation et de choix. 5 Faut-il le rappeler_? Jusqu’au début des années 1970, la photographie comme l’estampe restaient en France l’apanage des bibliothèques et plus particulièrement de la Bibliothèque nationale, des services d’archives, et des musées d’histoire et d’histoire des techniques. Il convient de rappeler le retard accumulé dans ce domaine par les musées des beaux-arts en France et plus particulièrement, pour ce qui nous intéresse ici, par les collections nationales françaises : à son ouverture au début de l’année 1977, le nouveau musée national d’Art moderne ne comptait dans ses collections que de rares photographies, qui n’étaient pour la quasi-majorité pas le fruit d’une politique d’acquisition volontariste mais bien le résultat de legs ou de dons : les clichés de Brancusi, faisant partie du legs de l’atelier réalisé par l’artiste à sa mort en 1957, source de la première exposition de photographies organisée au centre Georges-Pompidou, des

Études photographiques, 16 | Mai 2005 169

épreuves de Raoul Haussman et Raoul Ubac, données par ce dernier en 1975 et 1976, ainsi que deux chefs-d’œuvre, “Le Simulateur”, grand photomontage de Dora Maar et “Woman” de Man Ray, provenant de la collection de Jean Arp et Sophie Taeber-Arp et donnée par cette dernière en 1973. Les premiers véritables achats de photographies, essentiellement contemporaines, à l’initiative de l’équipe de conservateurs en place à l’époque, ne débutent timidement qu’en 19767. Cependant, jusqu’au début des années 19808 et à la création d’un véritable cabinet de la photographie, la politique dans ce domaine restera mal définie. En ce qui concerne le musée d’Orsay, la situation est encore pire puisque la collection fut constituée ex nihilo à partir de 1979, à la fois par des acquisitions mais également des dépôts, transferts et attributions de divers services et institutions9. 6 Cette double décision de faire désormais figurer la photographie parmi les techniques représentées dans les deux grands musées nationaux en voie de création apparaît rétrospectivement comme un des symptômes les plus évidents de l’évolution, dans le courant des années 1970, du schéma intellectuel et institutionnel d’alors : progressivement, la photographie devient du domaine du musée, non plus de l’archive mais de l’œuvre10. Commencée sous les gouvernements successifs pendant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing11, cette politique d’ouverture de la sphère culturelle à la photographie se voit renforcée sous le premier septennat de François Mitterrand, Jack Lang, ministre de la Culture bâtissant l’essentiel de sa politique autour de cette notion d’extension du champ culturel et artistique à des disciplines et pratiques auparavant non considérées, parmi lesquelles la photographie. 7 Dans ce contexte, la prise en compte de la photographie par les deux grandes institutions nationales qui se créent au cours des années 1970 apparaît comme un des principaux symptômes d’un engouement des pouvoirs publics. Prenant la suite d’institutions préexistantes, ces nouvelles structures témoignent d’une volonté de renouveler les approches traditionnelles des périodes respectives, et d’élaborer des établissements qui ne soient pas seulement des musées des beaux-arts mais de véritables institutions culturelles, capables d’écrire une histoire de l’art plurielle, ouverte à d’autres courants et d’autres disciplines que ceux précédemment abordés. À cet égard, le programme du musée national d’Art moderne n’est pas sans évoquer le projet élaboré par Maurice Besset dès 1961, afin de combler le retard français pris en la matière : celui d’un « lieu total, où toutes les expressions artistiques de notre siècle trouveraient une place : cinéma, art théâtral, photo, architecture, etc, au même titre que la peinture et la sculpture12 ». Pour le musée national d’Art moderne, inséré dans le nouveau contexte global du centre d’art et de culture que représente le centre Beaubourg, comme pour le musée d’Orsay, les programmes scientifiques mis au point au cours des années 1970 et au début des années 1980 entendent non seulement signifier la fin d’une approche trop franco-française de l’art, dominée au XXe siècle par la seule École de Paris et au XIXe par l’impressionnisme, mais également trop monodisciplinaire – d’où l’importance nouvelle accordée à l’architecture, aux arts décoratifs, au design comme à la photographie ou au cinéma : au musée national d’Art moderne, les grandes expositions pluridisciplinaires historiques (“Paris/Berlin”, “Paris/New York”, “Paris/Moscou” ou “l’Apocalypse joyeuse”), organisées entre 1977 et 1984, sont la meilleure illustration de cette double évolution13. En 1986, à l’ouverture du musée d’Orsay, la place faite à la photographie comme à l’art le plus pompier,

Études photographiques, 16 | Mai 2005 170

participaient, paradoxalement, dans deux directions très différentes, de cette même volonté d’ouverture. 8 Dans ce contexte de création des deux collections photographiques nationales, au cours des années 1970, le MoMA a incontestablement constitué un modèle pour ces institutions14 : aucun autre musée américain des beaux-arts ne peut alors lui être comparé en prestige et en qualité des collections. Le MoMA apparaît bien à cette date, au milieu des années 1970, comme le seul exemple d’un département de photographie, inscrivant la photographie comme une discipline artistique à part entière, au sein d’un grand musée pluridisciplinaire, avec une volonté encyclopédique et une mission d’exemplarité. Couvrant toute l’histoire de la photographie, il peut en outre représenter un exemple tant pour Orsay que pour le musée national d’Art moderne. 9 En revanche, il convient à mon avis de reéxaminer ce modèle du MoMA. Même Christopher Phillips, pourtant critique à l’égard de ce dernier, souligne la tension existante au sein d’une approche de la photographie d’ordre majoritairement cultuelle. Cette tension s’exprime dans le cadre, assez lâche, lié au projet de son premier directeur Alfred Barr, celui de prendre en compte au sein du musée des « conceptions divergentes15 » de la photographie : non seulement bien évidemment en accueillant la photographie dans sa dimension la plus créatrice, la plus étroitement liée aux mouvements artistiques d’avant-garde, de la Photo-Sécession au surréalisme, mais également, de manière plus large, en soulignant que « la photographie avait si profondément marqué la vie moderne » qu’elle « relevait inévitablement du musée, indépendamment de la question de savoir si, ou dans quels cas particuliers, elle pouvait être considérée comme un art16 ». 10 La pierre fondatrice de la politique du MoMA, l’exposition de Beaumont Newhall de 1937, est loin d’être un manifeste d’une photographie artistique, coupée de toute préoccupation autre qu’esthétique : la grande quantité d’œuvres présentées17, le caractère foisonnant et éclectique de l’exposition, la place importante accordée à la technique, à l’aspect sociologique, particulièrement forte pour la photographie ancienne, contrastent d’ailleurs fortement avec l’approche très moderniste de l’exposition suivante, “Sixty photographs : a Survey of Camera Aesthetics”, organisée à l’initiative toujours de Newhall, en collaboration avec Ansel Adams en 1940, date de la création du département de photographie. On voit d’ores et déjà s’ébaucher cette oscillation entre une approche esthétique, insistant sur la spécificité du médium photographique, et une approche plus ouverte, prenant en compte une photographie vernaculaire. Cette oscillation est celle de toute l’histoire du département du MoMA, par-delà les personnalités des divers directeurs qui ont privilégié telle ou telle approche : Steichen, dont l’action demeure aujourd’hui décriée, considérait à cette période la photographie comme un support de masse et non comme un moyen d’expression artistique. C’est pourtant le même homme qui, affichant au sein de “The Family of Man” un beau dédain des questions d’auteur et d’esthétique, présentait dans le même temps certains de ses contemporains, Robert Frank et Harry Callahan, comme les personnalités les plus influentes de cette jeune génération, tout en faisant l’acquisition de la première photographie de Robert Rauschenberg. Plus près de nous, sous la direction de Peter Galassi, le département du MoMA a, depuis le début des années 1990, vu l’organisation d’expositions monographiques de grands contemporains envisageant la photographie dans une lignée très artistique, de Gursky à Sherman,

Études photographiques, 16 | Mai 2005 171

comme dans une approche délibérément historique et socioculturelle (“Fame and Photography”). 11 La politique de John Szarkowski, directeur du département de 1962 à 1991, était également représentative de cette oscillation, qu’il cherchait pourtant à unifier sous une même grille de lecture extrêmement moderniste et formaliste : “ThePhotographer’s Eye18” (1964), sa célèbre exposition de 1964, plaçait sur le même plan toutes les photographies, depuis les images vernaculaires les plus banales jusqu’aux épreuves les plus sophistiquées de la photographie d’art : en envisageant la photographie tout entière comme un langage spécifique, distinct, l’exposition entendait fournir des clefs pour l’analyser dans sa totalité. C’est d’ailleurs de cette période19 que date l’ouverture de vastes espaces spécifiquement dévolus à la présentation des collections de photographie, traduisant physiquement, dans l’espace du musée, cette autonomie du médium photographique. 12 C’est de ce modèle initial, permettant de prendre en compte des conceptions parfois divergentes, que vont s’inspirer, mais de manière partielle et dans des directions différentes, les deux grandes institutions nationales. Puisant largement dans l’héritage laissé par John Szarkowski, le musée d’Orsay a suivi une politique que l’on pourrait qualifier de classiquement moderniste : ouvrant le champ de la photographie à une infinité de pratiques – artistiques certes mais également documentaires, amateurs – tout en insistant sur la spécificité du langage photographique par rapport aux autres formes artistiques. Le musée national d’Art moderne a en revanche emprunté d’autres voies : d’abord peu lisible, sa politique en matière photographique est allée s’affirmant à partir du milieu des années 1980, avec la volonté d’inscrire la participation de la photographie dans l’histoire de l’art du XXe siècle en soulignant, en rupture avec un discours moderniste, les enjeux communs : la conquête d’une légitimité artistique passait dès lors, en conformité avec l’évolution des pratiques contemporaines, par une dissolution dans le champ des beaux-arts. Insistant davantage sur les pratiques artistiques que sur l’existence d’un langage spécifique à la photographie, cette politique s’affirmait en rupture avec l’héritage moderniste et une tradition incarnée par le MoMA. 13 La commémoration des cent cinquante ans de la naissance officielle de la photographie, en 1989, et les expositions qui l’accompagnent ont été l’occasion de mieux cerner ces différences. Sous une apparence continuité chronologique et de pensée, ce sont bien deux thèses différentes qui sont en présence : au musée d’Orsay était présentée l’exposition “L’invention d’un regard20”, manifestation rétrospective organisée en collaboration avec la Bibliothèque nationale, quand de son côté, toujours en collaboration avec la Bibliothèque nationale, le musée national d’Art moderne présentait “Linvention d’un art21”. 14 Ce passage du “regard” à l’”art” mérite examen : dans la préface du catalogue de l’exposition “L’Invention d’un regard”, les auteurs, se plaçant dans une lignée moderniste, de Moholy-Nagy à Szarkowski, en passant par Beaumont Newhall, mettaient en avant une spécificité du médium photographique qui ne se contenterait plus « d’adopter de façon assez ambiguë, un langage hérité de la critique picturale ». Les auteurs soulignaient « l’absolue originalité, l’invention plastique inépuisable qu’offre la photographie » avant de présenter, sous de grands chapitres, non pas tant ses caractéristiques techniques que les spécificités de ce langage photographique. Mélangeant dans leur sélection images réalisées à des fins artistiques, documentaires,

Études photographiques, 16 | Mai 2005 172

scientifiques, des images d’artistes comme d’anonymes, les commissaires se trouvaient, dans leurs choix, conformes à l’esprit du Fotokunst (l’Art photographique) de Moholy- Nagy, tel qu’il s’exprimait dans les grandes expositions de l’entre-deux-guerres, ou aux écrits de Szarkowski : celle d’un langage spécifique à la photographique et d’une technique possédant ses lois propres. Cette orientation les amenait, paradoxalement pour une exposition présentée dans un musée des beaux-arts, à mettre l’accent sur l’originalité radicale de la photographie par rapport à la peinture, au dessin, ou à la gravure et à écarter « les photographies trop étroitement dépendantes de la peinture », en particulier certains photographes pictorialistes. À cet égard, le relatif peu d’intérêt manifesté à l’égard de tout un courant trop pictural, de Rejlander à Robinson en passant par les images les plus mises en scène de Julia Margaret Cameron, comme des pictorialistes français, Puyo, Demachy, est sans doute à verser au dossier d’une certaine tradition moderniste et d’un rejet de ce que déjà Beaumont Newhall et à sa suite toute une critique essentiellement anglo-saxonne qualifiait de contraire à une essence plus réaliste22. Paradoxalement, le musée d’Orsay s’est en effet relativement désintéressé d’un certain caractère pictural de la photographie du XIXe siècle, préférant insister sur la « radicale nouveauté » du langage photographique. 15 En opposition à cette conception, “L’invention d’un art” développait une thèse plus proche de la Kunstphotographie, la « photographie d’art » chère à Stieglitz. Car curieusement, la plus pictorialisante des deux expositions de 1989 est incontestablement celle organisée au musée national d’Art moderne : malgré deux salles consacrées à la photographie comme « art moyen23 », la manifestation, à travers l’évocation d’expositions emblématiques du développement de la photographie d’art, non seulement consacrait la photographie comme une pratique centrale dans la sphère artistique contemporaine, mais surtout affirmait, dans une position non pas tant post- moderniste qu’anti-moderniste, que cette position avait été acquise par l’oubli de ce qui faisait sa singularité : « Car majeure, la photographie l’est devenue en se dépassant. Elle ne trouve plus sa finalité en elle-même : elle est désormais un simple moyen, une technique, au service d’une esthétique essentiellement picturale. La photographie n’est plus à la recherche de l’art, elle est l’art », écrivaient les auteurs du catalogue. S’ouvrant par de la peinture (section “Avant la photographie l’art”), “L’invention d’un art” reprenait une partie de l’exposition de Peter Galassi, “Before Photography”, qui entendait, en 1981, insister sur la continuité entre l’image photographique et le regard analytique en peinture, ou selon les propres termes de Peter Galassi, considérer la photographie comme un « enfant légitime de la tradition picturale occidentale ». À l’autre bout de l’exposition, la thèse de la résorption de l’art photographique dans les arts plastiques, illustrée par la présence dominante des artistes plasticiens dans les dernières salles contemporaines, dressait un état des lieux de « la photographie comme art en 1989 ». 16 Ces conceptions divergentes expliquent en partie la politique différente menée en matière d’inscription physique de la photographie dans l’espace des collections au sein des deux musées. Au musée d’Orsay, le débouché logique et nécessaire de cette politique d’esprit moderniste fut la création d’un espace indépendant pour la photographie. Celle-ci a pu être itinérante24, elle n’en est pas moins restée sur ce principe, celui d’un espace indépendant, sur le modèle du MoMA. Cette inscription physique, à l’écart, traduisait la spécificité de la photographie par rapport aux autres techniques. Car plus qu’à de simples critères de gestion fréquemment invoqués, cette séparation obéissait véritablement à une logique de l’institution et de sa politique dans

Études photographiques, 16 | Mai 2005 173

le domaine de la photographie. Au musée national d’Art moderne, l’affirmation d’un caractère désormais central de la photographie autorisait à ne pas cultiver sa spécificité et ce d’autant plus que l’hybridation généralisée des pratiques contemporaines, remettant en cause la spécificité moderniste, l’y encourageait. Dans les faits, cette stratégie de fusion dans le champs des beaux-arts a conduit à ne pas cultiver sa différence. Ainsi n’a pas été privilégié spécialement d’espace distinct pour les collections : encore plus qu’à Orsay celle-ci a été itinérante – mezzanine, salles contemporaines, galerie du forum, jusqu’au petit espace de la galerie de la Tour : la reconnaissance de la photographie ne passait pas par l’affirmation d‘une quelconque spécificité du support. Le réaménagement mené avant la réouverture du centre en 2000 n’a fait que renforcer cette tendance : la disparition complète de la galerie de la Tour a consacré la fusion complète de la photographie parmi les autres techniques, comme dans la pratique contemporaine, au risque de la perte de visibilité25. 17 Ces stratégies différentes se retrouvent enfin bien évidemment exprimées dans la façon dont se sont constituées tant les collections du musée d’Orsay que celles du musée national d’Art moderne. Ces deux ensembles jeunes, créés pour l’essentiel ex nihilo, peuvent être véritablement considérés comme de véritables “collections” au sens étymologique du terme : des ensembles rassemblés volontairement d’œuvres élues selon un certain nombre de critères d’appréciation, permettant de distinguer une logique récente à l’œuvre dans leur constitution. 18 Avant d’examiner brièvement cette logique, remarquons que, si l’unicité de telle ou telle image a pu constituer un facteur déterminant lors de telle ou telle acquisition, il serait inexact de penser que ces deux collections nationales ont uniquement privilégié l’aspect cultuel ou auratique de la photographie dans leur politique d’acquisition. Une telle vision relève davantage de l’image d’Épinal que d’une quelconque réalité. Parce que notamment l’achat de fonds entiers contribue parfois à faire entrer des clichés qui n’ont pas été forcément rigoureusement sélectionnés, les collections, notament celle du musée d’Orsay, se composent d’images aux motivations de production et aux statuts très différents à partir desquelles pourraient être établies nombre de ces “histoires parallèles” de la photographie, en marge d’une histoire officielle marquée du double sceau de la notion d’auteur et de celle de chef-d’œuvre et d’où seraient exclus des « statuts de l’image inférieurs ». Parce que également, à Orsay comme au musée national d’Art moderne, d’autres statuts de l’image – notamment le négatif – sont largement représentés : cette forte présence d’images négatives au sein des collections du musée d’Orsay (quelque 5 000 images négatives) et surtout au musée national d’Art moderne (plus de 40 000 soit, en nombre, les deux tiers de la collection), sont là pour témoigner qu’il serait inexact d’écrire que dans ces deux institutions, « l’original incarne l’unique aboutissement de la création photographique […]. Quant au négatif, il tombe dans l’obscurité d’un phénomène au statut indécis ». 19 Ceci posé, force est de constater encore que les logiques d’acquisition ne sont pas les mêmes. Pour cerner ces différences, on empruntera aux développements menés par Jean-Marie Schaeffer dans son ouvrage L’Art de l’âge moderne 26. Il semble que le musée national d’Art moderne ait placé d’emblée sa collection sous le signe de l’artistique, ou, pour reprendre les distinctions faites par Jean-Marie Schaeffer, de photographies dénotant une volonté « d’art », ou s’inscrivant dans une fonction « purement esthétique ». Symptomatiquement, la collection débute aux travaux photographiques des avant-gardes artistiques dada et surréalistes : on notera à cet égard l’absence

Études photographiques, 16 | Mai 2005 174

complète des collections d’œuvres d’Atget, trop ambigu dans sa démarche, et, plus curieuse, l’absence du pictorialisme dont les artistes relèvent pourtant, en grande partie, administrativement parlant, du musée national d’Art moderne27 et s’inscriraient de plus parfaitement dans sa logique de constitution des collections. L’ensemble privilégie les grands mouvements d’avant-garde : photographie créatrice, photographie subjective, pratiques abstraites, jusqu’à la photographie plasticienne des années 1980, et laisse de côté certains aspects plus documentaires de la photographie (de reportage, appliquée)28, conforme en cela à la ligne directrice dégagée dans “L’invention d’un art”. 20 Pour le XIXe siècle, une telle approche était bien évidemment problématique : la prise en compte unique et spécifique d’une photographie d’art (obéissant à une volonté purement esthétique) conduisait à ne considérer que d’infimes aspects de la production photographique du siècle passé, à savoir cette tentation pictoriale de la photographie qui parcourt la deuxième moitié du XIXe siècle, des années 1850-1870 – Le Gray, Nègre, Rejlander, Robinson, Löcherer, Cameron – jusqu’aux pictorialistes du tournant du siècle. La logique qui a présidé à la constitution des collections a donc été, conformément à la lecture faite par Szarkowski, celle d’un glissement de la notion d’artistique à celle d’esthétique en constatant que l’absence d’un projet artistique au sens institutionnel du terme n’excluait pas automatiquement la présence d’un souci esthétique. Ou pour reprendre les termes de Jean-Marie Schaeffer que « la pertinence des catégories esthétiques intentionnalistes ne se limite pas aux objets qui s’insèrent dans une visée constitutivement artistique : une photographie qui appartient à une activité constitutivement esthétique n’a pas nécessairement une force esthétique plus grande qu’un produit dont le statut esthétique est conditionnel ». Ce glissement a permis l’entrée dans la collection d’objets n’appartenant pas au monde de l’art ; des clichés scientifiques, du reportage, de la photographie appliquée, commerciale, avec comme corollaire, le renforcement de la part de subjectivité dans les critères d’appréciation. Paradoxalement cependant, là encore, les images aux ambitions artistiques et picturales les plus affichées, souvent les plus en rupture par rapport à une lecture moderniste du médium, celles des pictorialistes français notamment, de Puyo à Demachy, ont pâti de cette orientation. 21 Ces politiques de légitimation différentes n’ont pas empêché les deux institutions d’être fréquemment en butte aux mêmes critiques, remettant partiellement en cause le bien fondé de ce modèle, celui de collections photographiques au sein d’un musée des beaux-arts. Elles se sont vues accusées paradoxalement d’avoir été trop et pas assez efficaces : trop efficaces en contribuant pleinement à la légitimation de la photographie comme un art à part entière – et à son corollaire, un développement immodéré du marché de la photographie – pas assez, par la relativement faible place accordée au médium, relançant la sempiternelle question autour d’un lieu spécifique pour la photographie. Or si interrogation il y a à formuler, elle pourrait bien davantage porter sur cette difficulté, pour l’une comme pour l’autre, à assumer pleinement cette contradiction inhérente au rôle de la photographie dans un musée des beaux-arts, sur le fil, à mi-chemin d’une lecture moderniste aujourd’hui trop réductrice et d’une impossible fusion dans le champ des beaux-arts : maintenir cette politique du grand écart menée par le MoMA, depuis maintenant plus de soixante ans, en tentant « d’élargir notre vision de la photographie non seulement aux “auteurs” mais aussi à tous ceux qui font la photographie29 ».

Études photographiques, 16 | Mai 2005 175

NOTES

1. Pour mémoire, la décision de création du centre Beaubourg date de 1969. Le musée national d’Art moderne y est inauguré en janvier 1977, date qui coïncide avec les premiers achats dans le domaine photographique, intervenus au cours de l’année 1976. C’est également à cette date qu’est prise la décision de créer le musée d’Orsay_: si le musée n’ouvre ses portes qu’en décembre 1986 dans l’ancienne gare d’Orsay, la mission de préfiguration est lancée dès la fin des années 1970, au palais de Tokyo, et les premières acquisitions de photographies ont lieu en 1979. 2. Pour un historique des collections photographiques du musée d’Orsay, on pourra se référer à Françoise HEILBRUN et Philippe NÉAGU, Chefs-d’œuvre de la collection photographique du musée d’Orsay, Sers/Vilo, 1986, ainsi qu’à F. HEILBRUN et Quentin BAJAC, La Photographie, Scala, 2000, (réédition revue 2003). Pour l’historique des expositions de photographie, on consultera avec profit l’article de Joëlle BOLLOCH, 48/14, revue du musée d’Orsay, n° spécial “Photographie”, 2003. Pour l’historique des collections photographiques du Mnam, on trouvera des éléments dans Collection de photographies du musée national d’Art moderne 1905-1948, catalogue réalisé par Annick LIONEL-MARIE sous la direction d’Alain SAYAG, Éd. du centre Georges-Pompidou, 1996. Pour l’histoire plus générale du centre Georges-Pompidou et du musée national d’Art moderne, voir l’introduction de Dominique BOZO dans l’ouvrage La Collection du musée national d’Art moderne, sous la direction d’Agnès DE LA BEAUMELLE et Nadine POUILLON, Éd. du centre Georges-Pompidou, 1987 et l’ouvrage de Catherine LAWLESS, Musée national d’Art moderne, historique et mode d’emploi, Éd. du centre Georges-Pompidou, 1986. 3. François CHEVAL, “L’épreuve du musée”, Études photographiques, n°_11, p. 5 à 43. 4. Ibid., p. 9. 5. Voir notamment Richard BOLTON (éd.), The Contest of Meaning, Critical Histories of Photography, Cambridge et Londres, MIT Press, 1989. Pour des textes traduits en français, on se référera à l’article d’Abigail SOLOMON-GODEAU traduit et présenté par François Brunet et publié dans Études photographiques, n°_12, nov. 2002. 6. Christopher PHILLIPS, “The Judgment Seat of Photography”, in The Contest of Meaning, op. cit., p. 14-47. 7. Citons pour l’année 1976 l’achat de quatre épreuves de Boubat, d’une pièce de Jan Groover et de deux œuvres de Barbara et Michael Leisgen. 8. On notera à cet égard qu’en 1977, lors de l’ouverture du centre, en l’absence de collections de photographie au musée national d’Art moderne, figuraient, dans le parcours des collections, des clichés sélectionnés par Jean-Hubert Martin et J.-C. Lemagny dans les collections de la Bibliothèque nationale. 9. Voir l’introduction de F. HEILBRUN dans La Photographie, op. cit. 10. Suivant en cela un mouvement amorcé aux États-Unis précédemment_: voir à ce sujet notamment Douglas CRIMP, “The Museum’s Old/The Library’s New Subject”, in The Contest of Meaning, op. cit., p. 2-12. 11. Voir sur ce sujet Petite Histoire des institutions photographiques françaises (1976-1996), communication faite par Gaëlle Morel dans le cadre des journées d’études consacrées à “La reconnaissance culturelle de la photographie, 1970-2003”, EHESS, 17 et 18 octobre 2003. 12. D. BOZO, “Introduction”, in La Collection du musée national d’Art moderne, op. cit., p. 18. 13. Pour mémoire, la grande exposition rétrospective de 1960, “Les Sources du XXe siècle”, organisée par l’équipe dirigée par Jean Cassou, faisait figurer la peinture et la sculpture, à peine l’architecture et les arts décoratifs, pas du tout ni la photographie ni le cinéma.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 176

14. A. Sayag mentionne la «_continuité_» entre la politique photographique menée par le MoMA et celle du Mnam dans l’introduction de Peter GALASSI, Photographie américaine de 1890 à 1965, à travers la collection du Museum of Modern Art, The Museum of Modern Art/Centre Georges- Pompidou, 1996. 15. Cité par P. GALASSI, “Une double histoire“ dans Photographie américaine de 1890 à 1965…, op. cit., p. 31-32. Ce texte est, avec celui de Christopher Phillips, dans une optique différente, la meilleure synthèse sur la politique photographique du MoMA. 16. Ibid., p. 32. 17. L’exposition comptait 841 numéros. 18. John SZARKOWSKI, The Photographer’s Eye, New York, The Museum of Modern Art, 1966. 19. Ces espaces ouvrent en 1964 et voient leur surface doublée vingt ans plus tard, en 1984. 20. F. HEILBRUN, Bernard Marbot, Ph. NÉAGU, L’Invention d’un regard, (1839-1918), Paris, RMN, 1989. L’exposition s’est tenue au musée d’Orsay du 2 octobre au 31 décembre 1989. Les trois commissaires de l’exposition sont d’ailleurs les premiers à souligner la perspective très différente dans laquelle les deux expositions ont été organisées. 21. A. SAYAG et J.-C. LEMAGNY (dir.), L’Invention d’un art, Paris, Adam Biro-Éd. du centre Georges- Pompidou, 1989. L’exposition s’est tenue au musée national d’Art moderne du 12 octobre 1989 au 1er janvier 1990. 22. Voir notament le chapitre ”Fine Art Photography”, in Helmut GERNSHEIM, Creative photography. Aesthetic Trend, 1939-1960, New-York, Dover publication, 1991. 23. L’exposition évoquait de manière astucieuse et indirecte, à travers deux salles, consacrées l’une à la photographie érotique et pornographique (le cabinet noir), et l’autre à une installation de Dieter Hacker recyclant des photographies vernaculaires, des usages non artistiques du médium. 24. D’abord répartie sur plusieurs espaces, puis réduite à la portion congrue, salle 49 (quarante mètres carrés environ au niveau 4), et maintenant installée de manière plus ample, au rez-de- chaussée, dans trois salles. 25. Ce manque de visibilité est d’ailleurs dû davantage à un éparpillement qu’à une réelle absence de la photographie dans les collections permanentes_: un examen rapide permet en effet de recenser dans l’accrochage des collections permanentes, au dernier trimestre 2003, plus de 80 photographies, allant de Brassaï à Georges Tony Stoll. Malgré ce chiffre, en raison de l’absence d’un espace spécifique et d’un ancrage véritable, la visibilité de la collection demeure médiocre. 26. Jean-Marie SCHAEFFER, L’Art de l’âge moderne, Paris, Gallimard, 1992. 27. Administrativement, les artistes nés en ou avant 1870 dépendent du musée d’Orsay, ceux nés après dépendent du musée national d’Art moderne. 28. Pour bien comprendre le pourquoi d’un tel axe, il convient également de prendre en compte la politique d’acquisition du Fonds national d’art contemporain, complémentaire de celle du Mnam, et dont l’approche est, jusqu’à aujourd’hui, plus ouverte à la diversité des pratiques. 29. A. SAYAG, citant P. GALASSI, dans la préface de Photographie américaine de 1890 à 1965…, op. cit., p. 8.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 177

AUTEUR

QUENTIN BAJAC

Musée national d’Art moderne

Études photographiques, 16 | Mai 2005 178

Les collections photographiques de la Cinémathèque française

Laurent Mannoni

NOTE DE L’ÉDITEUR

Laurent Mannoni est directeur des collections d’appareils de la Cinémathèque française et du Centre national de la cinématographie. Il a récemment publié, avec Georges Didi- Huberman, Mouvements de l’air. Étienne-Jules Marey, photographe des fluides Gallimard, 2004.

L’auteur tient à remercier Dominique de Font-Réaulx et Quentin Bajac.

1 La Cinémathèque française (association loi 1901) est née en 1936, grâce à une poignée de passionnés de cinéma : Henri Langlois, Georges Franju, Paul-Auguste Harlé, Jean Mitry. La principale vocation de la Cinémathèque est alors de collecter les films anciens, tous menacés de destruction en raison de leur support inflammable et dégradable, le nitrate de cellulose.

2 Si l’on considère, comme certains auteurs du début du XXe siècle, que la cinématographie n’est qu’une application de la photographie, et si l’on calcule, comme Louis Lumière l’affirme dans la brochure qui accompagne en 1897 son Cinématographe, qu’un film large de 35 mm et long de 15 mètres ne contient pas moins de 900 clichés différents, nous pourrions dire avec un peu de provocation que la Cinémathèque française, avec ses quelque 30 000 films, constitue l’une des premières photothèques au monde. En effet, si un film de long-métrage mesure grosso modo un kilomètre de longueur, cela représente 50 000 images, qu’il faut donc multiplier par 30 000, ce qui nous donne 1 milliard cinq cent millions d’images, toutes différentes, et pour cause ! Et parmi ce milliard d’images, certaines sont signées de Méliès, Fritz Lang, Murnau, Jean Renoir, Jean-Luc Godard, tous les grands noms du cinéma en bref, et même Man Ray, Francis Picabia, Marcel Duchamp, cinéastes expérimentaux.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 179

3 Évidemment, le statut d’un photogramme de cinéma n’est pas le même que celui d’un cliché photographique original. Tout d’abord, les films impressionnés et tirés sur nitrate de cellulose entre les années 1890 et 1950, qu’ils soient négatifs ou positifs, sont appelés à disparaître, tous, irrémédiablement. Dans quelque temps, nous ne disposerons plus, dans nos collections, des négatifs originaux de Marey, Lumière, Méliès : ils se seront autodétruits. Il faut donc dupliquer les négatifs, les positifs, tout en sachant aujourd’hui que le support acétate, qui a remplacé le nitrate, est lui aussi sujet à de graves instabilités physiques. Le cinéma, art de la reproductibilité par excellence, est aussi, par sa fragilité, le cauchemar des conservateurs. 4 D'autre part, le photogramme est extrait d'une œuvre qui doit être en principe regardée dans toute sa continuité et son entièreté ; mais parfois, certains clichés pris directement sur la pellicule d'un film atteignent un statut iconique dans la mémoire collective des cinéphiles : par exemple les photogrammes extraits de Nosferatu ou du Cuirassé Potemkine, que Langlois avait accrochés en 1972 sur les cimaises de son musée du palais de Chaillot, comme de véritables tableaux. 5 Dès 1936, il est également prévu dans l’acte de fondation de la Cinémathèque française, de conserver des “photographies de plateau”. Plus de deux millions de tirages sur papier ont été ainsi rassemblés, couvrant la période des origines du cinéma à nos jours. Ils sont aujourd'hui consultables dans une photothèque spécialisée à la Bibliothèque du film. Le département des collections d’appareils de la Cinémathèque conserve, en outre, un fonds de quelque 7000 plaques de verre photographiques, négatives et positives, réalisées entre les années 1900 et 1950. Ces clichés, récemment inventoriés, ont permis la découverte de quelques documents exceptionnels. Outre leur valeur esthétique, ils nous renseignent sur la vie des studios, la technique des prises de vues. 6 Il nous est arrivé, lors du catalogage de ce fonds de plaques de verre, de rencontrer des personnages très familiers. Il existe ainsi un reportage en plaques stéréoscopiques teintées du tournage de La Roue, d’Abel Gance, en 1923. 7 L’homme en casquette et au bras coupé qui se tient au premier plan (fig. 2) est l’écrivain Blaise Cendrars, qui assistait Abel Gance lors du tournage. Dans une série de plaques de verre négatives consacrées au tournage du Juif errant de Luitz-Morat, en 1926, nous trouvons ce superbe portrait d’un autre écrivain, Antonin Artaud (voir fig. 1), dont la maigre silhouette hante alors les plateaux de cinéma. Artaud va notamment jouer le rôle de Marat dans le Napoléon d’Abel Gance, film de 1927 dont nous possédons aussi quelques Autochromes. 8 Bien entendu, la très riche collection des photographies de plateau tirées sur papier que conserve la Cinémathèque française contient aussi des clichés fort instructifs sur les tournages hollywoodiens. Ce type de documents nous apporte de précieux renseignements sur les techniques de décor, d’éclairage, de prise de vues et d’enregistrement sonore de l’époque. 9 L’autre vocation de la Cinémathèque française, c’est de rassembler et de conserver les appareils cinématographiques. C’est ce que faisait durant les années 1920-1930 la vénérable Société française de photographie, qui avait non seulement collecté des appareils photographiques anciens, mais aussi des caméras et des projecteurs de films. La collection d’appareils de la Société française de photographie forme aujourd’hui le noyau dur du musée des Arts et Métiers, qui a ouvert dès 1927 une section dédiée au cinéma. Aujourd’hui, la collection d’appareils de la Cinémathèque française, avec ses

Études photographiques, 16 | Mai 2005 180

quelque 3 000 pièces, figure parmi les premières au monde. Elle ne contient pas beaucoup d’appareils photographiques, ce n’est pas sa vocation, mais on peut y trouver quelques pièces rarissimes, par exemple une chambre noire portable, dite “Royal Delineator” (c. 1778), aux armes de George III, de même que le premier Kodak à pellicule de 1888. 10 De même, nous conservons une petite collection de daguerréotypes, calotypes et tirages anciens de Nadar, Bisson ou Cameron, mais ce fonds est très limité, car encore une fois, la Cinémathèque n’a pas vraiment vocation à collecter de type d’images. Notons cependant la présence d’un très rare document datant de 1827. Il s’agit de l’une des gravures rendues translucides au moyen d’un vernis, dont Nicéphore Niépce se servait pour ses essais de reproduction héliographique. 11 Longtemps exposée au musée du Cinéma Henri-Langlois au palais de Chaillot, cette image qui n’avait jamais été répertoriée dans aucun ouvrage sur Niépce, a été étudiée pour la première fois par Jean-Louis Marignier en 19991. Il s’agit en fait d’une gravure reproduisant une lithographie de Daguerre, intitulée Clair de lune. Elle a servi à Niépce pour réaliser une plaque héliographique sur étain aujourd’hui conservée à la Royal Photographic Society. 12 Certes, le boulimique Henri Langlois aurait été heureux de posséder un ensemble plus complet sur la photographie du XIXe siècle. Il a d’ailleurs rêvé d’acquérir la collection française de Gabriel Cromer avant qu’elle ne parte à l’étranger. En 1959, il s'est en quelque sorte vengé du départ de la collection Cromer en acquérant, grâce à André Malraux, alors secrétaire d’État aux Affaires culturelles, la collection Will Day. Cet Anglais, Will Day, mort en 1936, l’année même où la Cinémathèque française était fondée, avait rassemblé un énorme ensemble d’appareils, de films, de documents, de livres sur le cinéma2. Il avait déjà exposé une partie de sa collection au Science Museum, en 1922. 13 Will Day peut être considéré comme le premier collectionneur d’objets et d’archives relatifs au septième art. En acquérant le fonds Will Day, Langlois propulsa la Cinémathèque française à la tête des rares archives européennes alors détentrices d’une collection d’appareils. 14 Mais au fond, presque toutes les grandes cinémathèques du monde entier peuvent se vanter, elles aussi, de posséder des milliards d’images sur film 35 mm, des millions de photographies de plateau, voire même, dans quelques rares cas, une belle collection d’appareils. À Londres, à Berlin, à Bruxelles, à Rochester, il existe des collections de films comparables à celles de la Cinémathèque française. Il me semble toutefois que, sur un point précis, la Cinémathèque française se distingue fortement de ses consœurs. Elle possède en effet un fonds unique, extrêmement riche, qui illustre au mieux un phénomène essentiel constituant ontologiquement le cœur même de son activité, de son existence : le passage, au XIXe siècle, de la photographie fixe à la photographie animée. C’est là l’un des points forts de la Cinémathèque, et cela justifie donc, peut- être, mon invitation à cette tribune. 15 Outre le fait que les images bougent – nous y reviendrons tout à l'heure –, la spécificité du cinéma par rapport à la photographie est d’offrir du temps : le cinéma serait le seul art à représenter le temps qui s’écoule, avec en outre des procédés d’enchaînement par montage qui permettent de jouer avec ces notions temporelles. Cette théorie deleuzienne, maintes fois reprise, s'étend selon nous à ce que certains ont nommé le

Études photographiques, 16 | Mai 2005 181

« pré-cinéma ». On trouve en effet les premières notions de durée temporelle, de montage, et même de trucage, dans les bandes zootropiques éditées à partir des années 1860. Si l’on remonte plus haut, on trouvera aux XVIIIe et XIXe siècles de nombreux exemples de vues d’optique qui, par leurs effets diurnes et nocturnes, offrent également une représentation temporelle d’une scène qui s’écoule sur un long moment. Prenons un exemple dans le domaine de la photographie, puisque ce sujet nous occupe aujourd’hui. La Cinémathèque française possède un ensemble très remarquable de vues photographiques destinées à une grande boîte d’optique dite “megaletoscopio”, fabriquée à Venise à partir de 1862 par un opticien nommé Carlo Ponti (à ne pas confondre avec le célèbre producteur de cinéma). Les images qu’il s’agit d’insérer dans cet appareil sont montées sur un châssis en bois. Ce sont des photographies à l’albumine, finement percées de petits trous à certains endroits. Au dos de ces clichés, le fabricant vénitien s’est livré à un travail minutieux : rehauts de peinture, renforts de papiers colorés, parties ajourées. Si l’on éclaire la vue par l’arrière, graduellement, avec l’un des miroirs disposés sur les panneaux en bois du megaletoscopio, on obtient une lente transformation de la vue diurne, en vue nocturne. Les reproductions photographiques ne peuvent restituer la profonde poésie de cette vision, ni même, évidemment, suggérer la notion de temporalité si étroitement liée au futur spectacle cinématographique. Voici quand même une image, représentée en deux temps. D’abord, une vue diurne de Venise (fig. 3). Rien d’étonnant a priori sur cette image photographique très classique. Mais, si l’on actionne les volets catoptriques du megaletoscopio, si l’on dirige la lumière vers l’arrière de l’image, la vue se transforme, graduellement, j’insiste sur ce mot, en image nocturne (fig. 4). 16 On voit que la lagune est désormais envahie de gondoles qui n’apparaissaient pas dans l’image précédente. 17 Cette technique pré-cinématographique de dissolving views, de fondu enchaîné, de représentation graduelle du temps, de transparence – Dominique de Font-Réaulx nous en a parlé au sujet de Daguerre – existe aussi dans les projections lumineuses de la lanterne magique, dès les années 1830. La lanterne magique permet en outre toutes sortes de trucages d’optique qui préfigurent Méliès. Si l’on reste strictement dans le domaine de la photographie et du trucage, il nous faut citer la lanterne “Biophantic” de John Rudge, fabriquée à Bath vers 1881, et provenant de la collection Will Day. La Cinémathèque française en possède le seul exemplaire connu. Dans cet appareil, une manivelle actionne un ergot qui fait arriver successivement au foyer de l’objectif l’une des sept plaques de verre photographiques disposées autour du corps de la lanterne. Un obturateur à ciseaux permet de masquer le changement de vues. Les images projetées sont truquées ; elles représentent un homme jouant avec sa propre tête. La tête est celle de John Rudge, le corps est celui de son ami William Friese-Greene, l’un des premiers pionniers anglais à avoir réalisé des films. 18 La Cinémathèque française possède aussi les premiers films réalisés en Angleterre par William Friese-Greene à partir de 1890. Ce sont des bandes en celluloïd, certaines perforées, représentant des scènes de rue à Londres, à King’s Road notamment. Nous conservons également les premiers essais de stéréoscopie animée sur film celluloïd large de 15,5 cm, réalisés vers 1890 par Friese-Greene et Frederick Varley. 19 Nous entrons donc ici pleinement dans le domaine de la photographie animée – stéréoscopique de surcroît –, ou « photographie mouvementée », selon l'appellation en usage durant les années 1890. La voie avait été largement ouverte en 1878 par l’Anglais

Études photographiques, 16 | Mai 2005 182

Eadweard Muybridge, dont la Cinémathèque française possède, grâce encore à Will Day, plus de 600 planches originales extraites du gigantesque Animal Locomotion, imprimé à Philadelphie à partir de 1887. 20 Tout cela nous amène à l’un des sujets favoris de Langlois : Étienne-Jules Marey et la chronophotographie, c'est-à-dire la représentation photographique du mouvement et du temps. La première exposition qui ait été réalisée sur Marey après la disparition de celui-ci date de 1963 : elle a été organisée par Langlois et la Cinémathèque française au palais de Chaillot (fig. 5). En étant le premier à comparer concrètement Marey à l’art moderne, en accrochant sur les cimaises des chronophotographies côte à côte avec des tableaux de Max Ernst, Duchamp et Severini, Langlois a non seulement célébré la personne du physiologiste alors oubliée, mais il a aussi souligné sa grande influence sur le XXe siècle, credo qui sera repris, par la suite, maintes fois.

21 C’est à l’occasion de cette exposition que Langlois parvient à convaincre deux élèves de Marey, Lucien Bull et Pierre Noguès, d’effectuer d’importantes donations à la Cinémathèque française. Grâce à ces dons et à divers achats, la Cinémathèque possède, actuellement, un ensemble remarquable sur l’œuvre du physiologiste : plus de 400 films originaux, plus de 400 plaques de verre négatives, quelque 500 dessins et graphiques originaux, une dizaine d’appareils, des archives. 22 Cet ensemble est fondamental pour comprendre les différentes étapes qui ont mené de la méthode graphique à la chronophotographie, de la photographie fixe à la photographie dite « mouvementée », c'est-à-dire la cinématographie. Il couvre la période des années 1850 aux années 1900. Il ne prétend certes pas être exhaustif, puisqu’il existe aussi des archives de premier ordre au musée Marey de Beaune et au Collège de France ; mais le fonds de la Cinémathèque est sans conteste le plus riche en ce qui concerne les films chronophotographiques. 23 Le fonds des plaques de verre chronophotographiques de la Cinémathèque est moins étendu que celui du Collège de France, mais contient tout de même quelques grands classiques. Un ensemble particulièrement intéressant regroupe tous les clichés instantanés que Marey a réalisés à partir de 1899 pour ses expériences aérodynamiques (fig. 6). Il a conçu pour cela une machine à fumée, hélas disparue, que nous avons reconstituée à la Cinémathèque et a été le sujet d’une exposition en octobre 2004 au musée d’Orsay. 24 Grâce aux dons de Paul Demenÿ, neveu de Georges Demenÿ qui fut le préparateur de Marey à la Station physiologique, la Cinémathèque possède aussi des plaques de verre provenant de ce pionnier du cinéma. Par exemple, une plaque de verre positive pour projections, représentant en gros plan l’œil de Demenÿ. 25 La collection des dessins provenant de Marey est exceptionnelle. Plus de 500 pièces, nous l’avons dit, ont été cataloguées et restaurées. Les plus belles ont été montrées en 2000 à l’Espace Electra, à l’occasion d’une exposition sur l’œuvre du physiologiste. Ce fonds, alors inédit, a montré que Marey possédait également à son actif une œuvre graphique, terme qui lui convient particulièrement bien. En effet, Marey ne s’est pas contenté de mesurer graphiquement ou de chronophotographier des mouvements, il a aussi essayé d’en obtenir des épures abstraites et géométriques, ou bien des représentations figuratives. 26 Par exemple cette épure de 1867 (voir fig. 7), que l’on croirait extraite d’un cabinet d’architecte du Bauhaus, représente, après identification, un graphique comparatif

Études photographiques, 16 | Mai 2005 183

montrant l’allongement produit par une même charge sur un muscle en repos et sur un muscle tétanisé. 27 Nous l’avons dit, la collection des films chronophotographiques conservée par la Cinémathèque constitue un ensemble unique, précieux et très fragile. La Cinémathèque française est la seule institution à en posséder une telle quantité : 416 films originaux, datant de 1889 aux années 1900. La seconde collection en ce domaine précis est celle des Archives françaises du film, avec environ 150 films. 28 Nous conservons notamment les tout premiers films que Marey a réalisés durant l'été 1889 à la Station physiologique (fig. 8). De cette période essentielle – l’année 1889 – qui marque le passage de la chronophotographie sur plaque de verre au support filmique, il ne reste que quelques fragments, une dizaine d'images négatives sur celluloïd, extrêmement fragiles, qui représentent d'une part la marche de l'homme, d'autre part la locomotion du cheval, les deux sujets préférés du physiologiste. Il s'agit de très précieux incunables, à l'égal de la Bible de Gutemberg, sauf que ces incunables de la chronophotographie et du cinéma sont appelés à disparaître, en raison de leur nature physique, nous l'avons dit. Bien sûr, nous en gardons la trace sous forme de contretype et de tirage, mais ce n'est pas tout à fait la même chose. 29 Bon nombre de films de Marey étaient déjà attaqués par la décomposition chimique lorsqu’il a été décidé, en 1995, de les numériser et de les transférer sur un support film 35 mm. Un premier travail a consisté à contretyper (en tirage contact) chaque bande sur un support souple et transparent, et enfin sur support papier (voir fig. 9). On garde ainsi en mémoire le format exact du film et ses caractéristiques physiques (défauts, traces d'écriture, etc.). Le deuxième travail – beaucoup plus onéreux –, réalisé grâce aux budgets alloués par le Centre national de la cinématographie, a consisté à numériser, une par une, toutes les images négatives des films originaux. Ces images ont été ensuite “restaurées” à l'aide d'une palette graphique. Se pose ici le problème de tous les restaurateurs : où s'arrêter ? L'image doit-elle être débarrassée de tous ses défauts (rayures, poussières, effluves, cassures, manques, etc.) ? Grâce au numérique, on peut en effet obtenir une image parfaitement “neuve”, sans aucune trace d'usure. Les laboratoires Neyrac, qui ont restauré les bandes de la Cinémathèque française et celles des Archives françaises du film, proposent plusieurs stades de restauration, de la plus discrète à la plus intensive. Nous pensons évidemment qu'il est inutile de donner un aspect parfait à des films qui ont, dès leur époque, connu des problèmes techniques (rayures engendrées par le passage dans la caméra, traces de doigts lors du développement, jets de lumière, effluves dues à l'électricité, etc.). 30 L'autre étape consiste à transporter les restaurations numériques sur la pellicule 35 mm acétate moderne. Il a fallu auparavant trouver la cadence adéquate pour que le spectateur puisse voir d'une façon satisfaisante, sur un écran, la projection d'un film qui mesurait, initialement, deux ou trois mètres de longueur. Il faut donc copier sur la même pellicule un certain nombre de fois chaque image, jusqu'à ce que l'on obtienne une durée convenable. Le problème est complexe : Marey était un adepte de la prise de vues à grande vitesse, sa caméra pouvait fonctionner à 100 images/seconde, ce qui lui donnait des “ralentis” extrêmement précieux pour ses recherches. Or, il est difficile de déterminer avec quelle cadence tous les films mareysiens ont été réalisés. Un bon moyen consisterait à relever les indications du chronographe, dont l'aiguille donne un tour en une seconde ; mais malheureusement cet appareil n'est pas toujours présent sur le film.

Études photographiques, 16 | Mai 2005 184

31 Le transfert des images sur la pellicule 35 mm permet de projeter sur grand écran et donc de montrer au public l'incroyable beauté visuelle des images mareysiennes. On l'a bien vu lors de l'exposition Marey présentée en 2000 à l'Espace Electra : le public restait captivé par l'image de la main qui s'ouvre et se ferme, par les chevaux au galop, par le vol des oiseaux et des insectes, par les étranges « portraits parlants »… Certes, à leur époque, ni Marey ni Demenÿ n'ont pu voir leurs films aussi bien projetés : mais il ne faut pas oublier que le phonoscope de Demenÿ, notamment, a permis dès 1892 de projeter en boucle certaines bandes chronophotographiques. Contrairement aux idées reçues, Marey s'intéressait beaucoup à la projection en tant que synthèse – à la condition, précisément, que les films offrent la vision du ralenti, car la vitesse réelle (une arrivée d'un train en gare par exemple) n'avait pour lui aucun intérêt. Nous allons y revenir. 32 La dualité des images mareysiennes a de quoi troubler. En raison de leur beauté, de leur mystère, elles captivent aujourd'hui le grand public qui est en général ignorant des problèmes posés par la physiologie du mouvement. En raison de leur signification, de leur raison d'être, elles passionnent les physiologistes et les biomécaniciens actuels. Marey jouait déjà sur cette ambiguïté, à son époque : il cherchait à réaliser des images de plus en plus étonnantes, afin de surprendre le monde scientifique et le public. Son programme n'était-il pas de « voir l'invisible » ? Cette course en avant vers le spectaculaire allait engendrer, quelques années plus tard, l'industrie du septième art. 33 On comprend donc pourquoi Marey a été considéré comme un grand artiste et un grand cinéaste par Langlois, qui se déclarait complètement amoureux de l’esthétique mareysienne : « Rien n’est plus secret, rien n’est plus lyrique, rien n’est plus explosif, rien n’est plus actuel que le silence de ses noirs et la légèreté de ses blancs », écrit le fondateur de la Cinémathèque française en 1963. 34 Nous avons parlé tout à l'heure des clichés représentant les canaux de fumée que Marey a réalisés à partir de 1899 pour ses recherches sur l'aérodynamique. Il est tout de même curieux que Marey, après avoir initié la chronophotographie sur plaque de verre puis sur film, revienne à la fin de sa vie vers la photographie instantanée. Mais, en fait, il ne fait qu'anticiper, une fois de plus, sur une certaine tendance esthétique et technique du cinéma moderne, qu’il soit de fiction ou scientifique. 35 En effet, nous l'avons dit également tout à l'heure, Marey est un adepte de la prise de vues à grande vitesse. Dès le début des années 1890, il atteint dans ses films la fréquence de 100 images par seconde, ce qui lui permet une analyse au ralenti extrêmement détaillée, jamais atteinte auparavant, d'un mouvement humain ou animal. 36 Au moins depuis La Chute de la maison Usher de Jean Epstein jusqu’à Taxi Driver de Scorsese, en passant par certains films plus récents aux ralentis particulièrement langoureux (je pense par exemple aux splendides études sur la marche qu’offre In the Mood for Love de Wong Kar-waï), le cinéma à grande vitesse a envahi nos écrans, grâce à Marey. 37 Dans le domaine du film scientifique, ce sont d’ailleurs deux disciples de Marey, Pierre Noguès et Lucien Bull, qui vont poursuivre à toute vitesse, c’est le cas de le dire, le travail de leur maître. Pierre Noguès est parvenu à enregistrer des films à 300 images/ seconde et à obtenir des images animées d'une lenteur majestueuse. Lucien Bull, dont nous allons voir l'un des films réalisés au cours des années 1920 conservés à la

Études photographiques, 16 | Mai 2005 185

Cinémathèque française, est allé beaucoup plus loin, en défiant les lois mêmes de la technique cinématographique. 38 Chez Lucien Bull le film reste immobile, c'est un prisme qui tourne à grande vitesse – 9 000 tours par minute – et qui permet l'enregistrement des images à haute fréquence. Bull a poursuivi toute sa vie ce type de prise de vues, augmentant de plus en plus la fréquence d'enregistrement, comme s'il s'était engouffré dans une spirale infernale. Il atteint à sa mort la fréquence de un million d'images par seconde. 39 Cette spirale semble ne pas connaître de limite. En un siècle, depuis les premiers films ultra-rapides de Marey en 1891, la capture des phénomènes brefs est passée d'une cadence de 100 images par seconde à 10 milliards d'images par seconde, grâce notamment aux systèmes électroniques. Mais, autre paradoxe, à force de multiplier par millions ou par milliards la fréquence des images, on revient en quelque sorte à la production de l'instantané photographique, et donc à ce que Marey avait fini par préconiser à la fin de sa vie pour saisir le flux des mouvements d'air.

NOTES

1. Jean-Louis Marignier, Nicéphore Niépce, 1765-1833, L’Invention de la photographie, Paris, Belin, 1999 ; voir également Stephen Pinson, “Daguerre, expérimentateur du visuel”, Études photographiques, n°13, juillet 2003, p. 114-116. 2. Michelle AUBERT, Laurent MANNONI, David ROBINSON (dir.), “The Will Day Historical Collection of Cinematograph & Moving Picture Equipment, 1895”, Revue de l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, numéro hors série, 1997, 208 p.

AUTEUR

LAURENT MANNONI

Cinémathèque française

Études photographiques, 16 | Mai 2005