Bulletin de la Sabix Société des amis de la Bibliothèque et de l'Histoire de l'École polytechnique

57 | 2015 Eugène Catalan (1814-1894, X 1833) Le bicentenaire et le fonds d'archives Catalan-Jongmans

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/sabix/1856 DOI : 10.4000/sabix.1856 ISSN : 2114-2130

Éditeur Société des amis de la bibliothèque et de l’histoire de l’École polytechnique (SABIX)

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2015 ISSN : 0989-30-59

Référence électronique Bulletin de la Sabix, 57 | 2015, « Eugène Catalan (1814-1894, X 1833) » [En ligne], mis en ligne le 25 juillet 2018, consulté le 03 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/sabix/1856 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sabix.1856

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SOMMAIRE

Introduction Norbert Verdier

Partie I. Entrer en histoire avec un homme

Partie I Entrer en histoire avec un homme

Chapitre 1 : Catalan et son temps Norbert Verdier

Chapitre 2 : Catalan, mathématicien, républicain et homme de presse Pauline Romera-Lebret

Partie II. Le fonds Catalan-Jongmans

Partie II Le fonds Catalan-Jongmans

Chapitre 3 : entretien avec Jacques Bair ou Catalan et ses successeurs liégeois Jacques Bair

Chapitre 4 : inventaire du fonds Catalan-Jongmans Norbert Verdier

Chapitre 5 : journal d’un bourgeois de Paris Morceaux choisis Norbert Verdier

Partie III. Un homme et des mathématiques

Partie III Un homme et des mathématiques

Chapitre 6 : entretien avec Preda Mihăilescu ou sentir les mathématiques « en formes, poids et rythmes, équilibres dynamiques » Preda Mihăilescu

Chapitre 7 : Eugène Charles Catalan et la théorie des nombres Jenny Boucard

Chapitre 8 : Catalan et ses polyèdres Jean-Jacques Dupas et Norbert Verdier

Chapitre 9 : entretien avec Bernard Bru Ou probabilités & statistiques, histoire et historiographie. Bernard Bru

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Chapitre 10 : entretien avec Eugene Seneta ou écrire avec « d’autres » en histoire des sciences Eugene seneta

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Introduction

Norbert Verdier

Le Kremlin -Bicêtre & Fresnes Ce vingt mai 2015

Eugène Catalan (1814-1894)

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François Jongmans (1921-2014)

1 Nous écrivions le trente mai 2014 : « Il y a deux cents ans, jour pour jour, naissait à Bruges Charles Eugène Catalan. Décédé en 1894, il y a cent vingt ans, le savant constitue un point d’entrée privilégié pour appréhender le XIXe siècle entre le début de la première Restauration et le commencement de l’affaire Dreyfus. Auteur de centaines de mémoires et de dizaines d’ouvrages adressées à de multiples publics, il a, à Paris puis à Liège, été en contact avec la plupart des mathématiciens européens. Sa vie et son œuvre ont été longuement explorées par François Jongmans dans son ouvrage Eugène Catalan : Géomètre sans patrie. Républicain sans république et dans différents articles fruits d’un patient travail d’archives. François Jongmans a été un successeur de Catalan à

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l’université de Liège. Mathématicien, il est devenu historien des mathématiques avec et grâce à Catalan.

2 Depuis 2006, nous échangions épistolairement avec François Jongmans autour des différents fonds d’archives disponibles aux quatre coins de l’Europe notamment sur le fonds Catalan accessible aux archives de l’université de Liège. Les lettres de François Jongmans – écrites avec humour et malice qu’il est possible de retrouver dans les titres de ses articles de mathématiques comme « Complainte sur un algorithme de Ford- Fulkerson » (1965), « De frictions internes en incidents de frontière » (1975), « De l’art d’être à bonne distance des ensembles dont la décomposition atteint un stade avancé » (1979), « Essai sur la pluralité des chemins qui mènent à Rome », etc. – étaient chacune porteuses de multiples informations sur un siècle qu’il connaissait mieux que tout autre. J’écris à l’imparfait car, il y a une semaine, au moment de boucler cet ouvrage sa fille Claire m’apprenait le décès de François Jongmans à l’hôpital de Chambéry. J’aurais souhaité le rencontrer et qu’il puisse avoir entre les mains cet opuscule fruit des collaborations de Jacques BAIR (université de Liège), Jenny BOUCARD (université de NANTES), Bernard BRU (université de Paris 5), Jean-Jacques DUPAS (Commissariat à l’Énergie Atomique de Bruyères le Châtel), Preda MIHA˘ILESCU (université de Göttingen), Pauline ROMERA-LEBRET (université Paris 8) et Eugene SENETA (université de Sydney). Cet ouvrage est aussi, en filigrane, un hommage à l’historien François Jongmans qui restera le biographe de Catalan.

3 Notre fascicule est constitué de dix chapitres dont quatre entretiens qui sont organisés autour d’un triptyque : vie/archives/mathématiques. Chaque chapitre peut se lire indépendamment. Désireux de laisser cette liberté de lecture – linéaire ou par centres d’intérêt – nous avons laissé chaque auteur aussi libre que possible dans son écriture. Libre à lui de mettre en place son paratexte (système infrapaginal plus ou moins développé, normes d’écriture des noms de journaux ou des références, système de renvois aux figures, illustrations, etc.) ; notre seule exigence a été la volonté d’écrire professionnellement l’histoire comme Michel de Certeau a si bien su en exprimer les exigences dans son Écriture de l’histoire, en 1975. Nous commencerons par situer Catalan dans son temps ; ensuite, nous nous focaliserons sur les sources archivistiques et nous terminerons en offrant quelques éclairages sur l’œuvre mathématique de Catalan. Nous remercions Catherine Goldstein pour sa relecture d’une première version de ce texte sans omettre Michèle Antibe qui, par de multiples biais et à diverses reprises, a su – par sa prodigieuse habilitation à dynamiser des recherches – encourager et finalement permettre la finalisation de cet ouvrage. Insistons seulement ici sur les fonds d’archives largement utilisés dans ce fascicule. Il y a quelques années, François Jongmans nous avait offert toute la documentation qu’il avait réunie ici ou là pour écrire ses textes avec notamment des dizaines de copies de lettres entre Catalan et des savants de toute l’Europe. Ce fonds d’archives sera prochainement remis aux archives de l’École polytechnique et sera dénommé : « Fonds Catalan-Jongmans ».

4 Écrire sur Catalan est une démarche périlleuse à qui sait la passion qu’il portait – au- delà des mathématiques – à la représentation matérielle des textes. La nécrologie que lui consacre le Journal de mathématiques élémentaires en 1894 en atteste ; l’un des responsables de la revue, Gaston Gohierre de Longchamps, rapporte : « Au congrès de Nancy, il y a quelques années, me trouvant avec Catalan et causant du Journal, il me dit : « Longchamps, ton Journal est plein de fautes typographiques. » […] Je reçus en effet une lettre de lui quelques jours après. Elle commençait ainsi « Je t’ai promis de

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signaler les fautes typographiques du dernier numéro de ton journal ; je n’ai pas eu besoin d’aller bien loin : j’ouvre et, à la première page, je trouve deux virgules qui manquent ; par compensation, il y en a une qui est de trop. » Puissions-nous ne pas avoir fauté au point de passer sous les fourches caudines de Catalan ! Un espace insécable est si vite oublié ; pardon monsieur Catalan : une espace insécable ! »

5 Moins d’un an après, notre ouvrage en hommage à Catalan et à son biographe, François Jongmans, est sous presse. C’est avec plaisir que nous vous convions à sa lecture afin d’en savoir plus sur ce mathématicien, qui a été l’un des plus productifs du XIXe siècle, et à explorer les arcanes d’un siècle si prospère pour les mathématiques.

AUTEUR

NORBERT VERDIER Maître de conférences à l’université Paris-Sud (GHDSO & IUT de Cachan) en mathématiques appliquées & histoire des sciences et des techniques. Il étudie l’édition des mathématiques au XIXe siècle et a dirigé (avec C. Gérini) L’émergence de la presse mathématique en Europe au 19e siècle. Formes éditoriales et études de cas (France, Espagne, Italie et Portugal), Oxford & London, College publications, 2014.

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Partie I. Entrer en histoire avec un homme

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Partie I Entrer en histoire avec un homme

1 Après avoir été nommé chevalier de la Légion d’honneur en 1887, Catalan fait parvenir au secrétariat différents documents dont un extrait manuscrit d’une notice sur lui publiée dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse [Illustration I.1]

Illustration I.1 : extrait de la notice Catalan dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse [Archives nationales, LH/448/55].

2 Nous y lisons les engagements politiques de Catalan ; nous y lisons aussi la reconnaissance scientifique de la Belgique à partir de 1865. Mais faire de l’histoire doit dépasser cette analyse succincte et linéaire dans le corps de texte et interroger ce matériau par de multiples biais. « Quelle est la notice source ? », « Par qui a-t-elle été

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écrite ? », « De quel ordre est l’extraction ? », « Pourquoi a-t-il choisi cet extrait ? », « Quels sont les autres éléments fournis » sont autant de questions auxquelles l’historien doit chercher des éléments de réponses. Dans cette première partie, après avoir inséré Catalan dans son siècle, nous nous intéresserons à quelques facettes du parcours du savant et, tout particulièrement, à celle d’homme de presse. C’est avec cet homme que nous proposons, dans cet ouvrage, d’entrer en histoire, dans l’histoire politique et scientifique de son siècle.

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Chapitre 1 : Catalan et son temps

Norbert Verdier

1 Dans notre tableau, nous avons porté, dans la colonne de gauche, les « faits de vie » de Catalan et, dans la colonne de droite les grands faits politiques. Se restreindre aux aspects politiques n’est pas anecdotique ici tant ses engagements étaient prononcés. Ainsi que nous le rappelle Pauline Romera-Lebret en exergue de son chapitre, Catalan avait déclaré à soixante-dix ans : « Deux passions, Messieurs, ont surtout rempli ma vie : la Politique militante et la Mathématique. »

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BIBLIOGRAPHIE

Sitographie

[1] http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_Belgique#mediaviewer/ Fichier:Belgique_1830.jpg.

[2] http://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/patrimoine/la-bibliotheque/les- bustes-de-daumier

[3] Illustrated London News, 1848, p. 415.

[4] http://tpecaricatures.canalblog.com/archives/2012/02/15/23625838.html

AUTEUR

NORBERT VERDIER Maître de conférences à l’université Paris-Sud (GHDSO & IUT de Cachan) en mathématiques appliquées & histoire des sciences et des techniques. Il étudie l’édition des mathématiques au XIXe siècle et a dirigé (avec C. Gérini) L’émergence de la presse mathématique en Europe au 19e siècle. Formes éditoriales et études de cas (France, Espagne, Italie et Portugal), Oxford & London, College publications, 2014.

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Chapitre 2 : Catalan, mathématicien, républicain et homme de presse

Pauline Romera-Lebret

« Deux passions, Messieurs, ont surtout rempli ma vie : la Politique militante et la Mathématique. » Catalan, Discours à l’occasion de son éméritat, 1884.

1 À la mort d’Eugène Charles Catalan, Paul Mansion et Joseph Neuberg, les rédacteurs de la revue belge Mathesis dont il était un fidèle collaborateur et de laquelle il avait contribué à la création en 1881, insèrent une courte nécrologie au numéro de février 1894. Leur « vénéré maître et ami » vient d’être emporté le 14 février par une pneumonie aiguë, quelques mois avant ses 80 ans. Ce mathématicien, né et mort en Belgique mais français par ses parents, a vécu entre la Belgique et la France, ses engagements politiques ayant pris le pas sur sa carrière mathématique. Outre une brillante carrière universitaire en Belgique, Catalan aura une place prépondérante dans la presse mathématique intermédiaire1 de son époque. Cet article se propose de présenter brièvement la vie de cet homme « géomètre sans patrie et républicain sans république », ainsi que François Jongmans [1996] l’appelle dans son ouvrage dédié à Catalan. Outre cet ouvrage, nos informations sont principalement issues de la notice de Catalan dans la Biographie nationale publiée par l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique [1956] ainsi que du discours prononcé par Paul Mansion à l’occasion de l’éméritat de Catalan en 1884 et retranscrit dans Mathesis [1885].

Les années parisiennes

Formation

2 Eugène Catalan est né à Bruges – alors ville française – le 30 mai 1814, de parents français, mais a été élevé à Paris, où son père, architecte, était venu s’installer. En 18262, Catalan entre à l’École gratuite de dessin (qui deviendra par un décret du 10 octobre

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1877 l’École nationale des arts décoratifs3) et y suit des cours de géométrie pratique. En 1829, à l’âge de 15 ans, il est nommé par concours répétiteur de géométrie dans cette école. Il suit aussi des cours de construction et de perspective à l’École des beaux-arts. Aux côtés de son père, enfin, il étudie l’architecture. Ses professeurs à l’École de dessin, Lavit et Douliot, encouragent Catalan à poursuivre ses études mathématiques ([Catalan 1884] & [Illustration I.2]) et c’est encouragé par Lefébure de Fourcy que Catalan se présente au concours d’admission à l’École polytechnique.

Illustration I.2 : « Extrait d’une lettre adressée au général Poncelet, commandant l’École polytechnique, etc. » (1848) [Archives nationales, LH/448/55].

3 Pour s’y préparer, il suit les cours de Delisle au collège Saint-Louis. Catalan est non seulement reçu à l’École polytechnique en 1833 mais il obtient, la même année, le prix d’honneur au concours général4. Sorti de Polytechnique en 1835 seizième de sa promotion, il abandonne une éventuelle carrière dans les Ponts et Chaussées5 et embrasse une carrière dans l’enseignement : il obtient son premier poste au collège de Châlons-sur-Marne.

4 Quand il revient à Paris en 1838, il est nommé répétiteur adjoint de géométrie descriptive à l’École polytechnique et il fonde l’École préparatoire Sainte-Barbe6 avec Pagès, Sturm et Liouville. L’année suivante, il est nommé examinateur suppléant à Polytechnique. Comme le note Mansion, « il n’avait pas vingt-cinq ans » [Mansion 1885, p. 6].

Aperçu de ses travaux mathématiques

5 Catalan s’intéresse d’abord aux calculs des probabilités et des combinaisons et ses premiers mémoires sont publiés en 1837 [Catalan 1837] et 1838 [Catalan 1838a] dans le Journal de Liouville. Mansion s’attache à rappeler en particulier deux autres mémoires, un de 1838 sur une équation aux différences finies [Catalan 1838b] dont Catalan déduit « d’innombrables conséquences analytiques, entre autres sur les fonctions eulériennes » [Mansion 1884, p. 8]. Le deuxième travail mis en avant par Mansion

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concerne « deux problèmes de probabilités » [Catalan 1841] dont Catalan tire un nouveau principe de probabilités : « la probabilité d’un événement futur ne change pas lorsque les causes dont il dépend subissent des modifications inconnues » [Catalan 1877, p. 463]. Si ce principe n’est pas nouveau, c’est Catalan, selon Mansion, qui en a signalé toute la fécondité.

6 À la même époque (1840), Catalan obtient la médaille d’or de l’Académie de Belgique pour « une question d’analyse algébrique, dont le sujet était laissé au choix du concurrent » avec un mémoire « sur la transformation des variables dans les intégrales multiples », inaugurant ainsi une série de travaux sur les déterminants et les intégrales multiples. En 1839, il publie dans le Journal de Liouville [Catalan 1839] une méthode spéciale de détermination des intégrales multiples, connue depuis sous le nom de « méthode de Catalan ».

7 Au cours de la décennie suivante, Catalan s’intéresse à des questions d’analyse « d’un intérêt moins général que celles » que nous venons d’aborder et qui portent sur le calcul intégral et la théorie des séries. Enfin, une dernière partie des travaux datant de l’époque parisienne de Catalan concerne ses recherches sur les élassoïdes (surfaces à aires minima) [Catalan 1868, p. 67-68] en particulier et la géométrie en général.

Une carrière de professeur à Paris

8 Catalan a commencé sa carrière professorale comme répétiteur à l’École de dessin. Quand il revient à Paris après quelques années à Châlons-sur-Marne, en 1838, il devient examinateur adjoint de géométrie descriptive à l’École polytechnique puis examinateur suppléant l’année suivante. En 1839, il est reçu bachelier ès lettres et bachelier ès sciences puis, en 1840, licencié ès sciences mathématiques. En 1841 il obtient le grade de docteur ès sciences mathématiques et, en 1846, il est reçu premier du concours d’agrégation et licencié ès sciences physiques.

9 Il est ensuite nommé agrégé divisionnaire de mathématiques supérieures au collège Charlemagne puis rejoint le lycée Saint-Louis (1849), chargé d’un cours de mathématiques spéciales.

10 L’ensemble des manuels publiés par Catalan au cours de sa longue carrière professorale forme « un cours complet de mathématiques » [Mansion 1885, p. 19] : avec des ouvrages traitant des éléments de la géométrie [1843, 1852], de géométrie descriptive [1852], de l’analyse [1880] et des séries en particulier [1860]. Deux ouvrages proposent un cours complet pour la préparation au baccalauréat ès sciences [1852] et au concours d’entrée à l’École polytechnique [1857]. Certains ont connu plusieurs éditions comme ses Théorèmes et Problèmes de Géométrie élémentaires (six éditions), son Traité élémentaire de Géométrie descriptive (cinq éditions) ou encore son Manuel du Baccalauréat ès sciences (douze éditions) pour ne citer que les plus republiés.

Le choix de Catalan, le coup d’État de 18517

11 Depuis la révolution de 1830, Catalan participe à la plupart des manifestations dirigées contre LouisPhilippe. Qu’il nous soit permis de reprendre les mots de Mansion pour conclure sur la période parisienne de Catalan :

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12 « Au moment où nous sommes arrivés, M. Catalan est dans l’éclat de son talent. Auteur de nombreux Mémoires insérés dans les premiers recueils scientifiques de la France, Professeur de mathématiques supérieures au Lycée Saint-Louis, Répétiteur de géométrie descriptive à l’École Polytechnique, il semblait tout désigné pour occuper, à la première occasion, une des chaires de cette grande École. Hélas ! le coup d’État du 2 décembre 1851 vint anéantir les plus légitimes espérances de M. Catalan. Comme tant d’autres fonctionnaires, il se trouva brusquement placé entre la douloureuse alternative de prêter un serment qui répugnait profondément à sa conscience, ou de briser sa carrière. » [Mansion 1885, p. 18-19]

13 Le 24 février 1848, à l’Hôtel de Ville, Catalan est le premier à réclamer la formation d’un gouvernement provisoire et fut, pendant quelques heures, l’un des secrétaires du pouvoir insurrectionnel. Après le coup d’État du 2 décembre, Catalan, « républicain sincère et convaincu8 », refuse de prêter serment à l’Empire et se voit donc dans l’obligation de quitter ses fonctions. Dans un premier temps, il devient professeur dans l’enseignement privé préparatoire dans les institutions Jauffret, Barbet ou encore Lesage. C’est durant cette période que Catalan publie la majorité des manuels que nous avons cités précédemment et qui connurent un grand succès [Godeaux 1956, p. 432]. Dans un second temps, sa nomination en 1865 à l’Université de Liège lui donne l’opportunité de quitter la France et de retrouver le pays de sa naissance.

Retour en Belgique

14 Alors qu’il était présenté au roi des Belges par Quetelet à la fin des années soixante-dix, Catalan exprima au souverain sa « reconnaissance envers la Belgique » et lui expliqua qu’il avait « trouvé, en Belgique, le bien-être et la sécurité qui [lui] manquaient en France » [Catalan 1886, p. ii].

La carrière universitaire belge de Catalan

15 En conclusion de la notice biographique de Catalan, Godeaux explique que « sa nomination à l’Université de Liège fut une bonne fortune pour la Belgique ; il a exercé une influence considérable, et des plus heureuses, sur les mathématiciens belges » [Godeaux 1956, p. 433]. Catalan est nommé professeur ordinaire à l’Université de Liège le 1er mars 1865 en remplacement de Mathias Schaar, parti pour Gand. Catalan est en charge des cours d’analyse supérieure, de calcul différentiel et intégral et enfin de calcul des probabilités. Catalan, comme il l’avait été à Paris, fut un professeur apprécié en Belgique, comme en témoigne le discours ci-dessous, prononcé par le recteur de l’Université de Liège à ses funérailles :

16 « Catalan avait en beaucoup de choses, conservé le cœur et la tête de l’étudiant de vingt ans ; il était primesautier, ardent, généreux, dévoué, peut-être quelquefois outré dans ses appréciations. La vivacité de sa parole et de ses jugements était toujours tempérée par une bonté exquise, une courtoisie toute française. On pouvait librement s’entretenir avec lui des grandes questions religieuses ou politiques qui divisent les hommes, sans qu’il en résultât la moindre altération dans les rapports d’affection et de confiance. Caractère droit, esprit élevé, il savait respecter chez les autres la sincérité et la fermeté des convictions. » [Galopin 1884] Même si Catalan fut reconnaissant de

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l’accueil que la Belgique lui avait réservé, il sollicite en 1878 un poste de professeur de sciences mathématiques en France, sans succès9.

17 La même année que sa nomination à l’Université de Liège, Catalan est élu membre associé de l’Académie de Bruxelles. Catalan appartient à de nombreuses autres sociétés savantes : il est ainsi membre de la Société royale des Sciences de Liège et correspondant de l’Académie pontificale de Nuovi Lincei et des Académies de Belgique, Saint-Pétersbourg, Turin, Amsterdam, Toulouse, Lille, Rome. Il enrichit leurs publications respectives de ses nombreux mémoires : en 1884, on en comptait plus de 400.

Catalan, homme de presse

18 Depuis son poste au collège de Châlons-sur-Marne, Catalan collabore activement à divers journaux mathématiques. Ses premiers articles paraissent dans le Journal de mathématiques pures et appliquées ou encore les Nouvelles Annales de mathématiques. Une dizaine d’années après son arrivée en Belgique, il fonde, avec Paul Mansion, la Nouvelle Correspondance mathématique, qui se voulait la suite de la Correspondance Mathématique et Physique10 de Quetelet. Ce dernier, professeur de mathématiques, de physique et d’astronomie à l’Athénée de Bruxelles, fonde en 1825, avec Jean-Guillaume Garnier, qui fut un de ses étudiants, cette revue dans le but de combler un manque. En effet, il n’existe alors en Belgique « aucun recueil consacré aux sciences mathématiques et physiques, qui permette à ceux qui les cultivent, d’établir entre eux un commerce scientifique et qui, entre autres avantages, offre celui de garantir la priorité et la prompte publicité des résultats de ses recherches » [Quetelet et Garnier 1825, p. 1]. Après 11 tomes, la revue cesse de paraitre, officiellement pour que Quetelet, seul maitre à bord depuis le deuxième tome, puisse se consacrer à son poste de secrétaire perpétuel à l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Bruxelles. En réalité, des problèmes avec l’imprimeur, un manque de coopération des savants et la suppression des subventions du gouvernement ont raison de la revue, selon Quetelet qui l’avait cédée en 1836 à la Société belge de Librairie.

19 Comme le rappellent Catalan et Paul Mansion dans le prospectus de la Nouvelle Correspondance mathématique, il n’existait plus, depuis la fin de la revue de Quetelet, « en Belgique, de publication périodique spécialement consacrée aux sciences mathématiques » [Catalan et Mansion 1874, p. 5]. Et c’est avec l’approbation de Quetelet qu’il fonde donc cette nouvelle revue belge destinée aux professeurs et élèves des établissements d’instruction moyenne et dans les cours relatifs à la Candidature (Licence). Après six années d’existence, la publication cesse, faute d’un nombre suffisant d’abonnés [Catalan 1880].

20 En 1881, Paul Mansion et Joseph Neuberg, deux collaborateurs de la Nouvelle Correspondance, fondent Mathesis, un recueil mathématique qui « s’occupera, principalement, des parties de la science mathématique enseignées dans les classes supérieures des établissements d’instruction moyenne et dans les cours des Écoles spéciales » [Mansion et Neuberg 1881, p. 2]. Les deux créateurs veulent leur journal comme la continuation de la Nouvelle Correspondance mathématique fondée par Catalan, dont le défaut, selon eux, fut de s’élever au-dessus des besoins de l’enseignement en Belgique [Mansion et Neuberg 1881, p. 1].

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21 Nombre des collaborateurs officiels de la Nouvelle Correspondance de Catalan étaient français11 et illustrent les liens qui continuaient d’exister entre le savant et la France.

Catalan, un regard vers la France

22 Bien qu’en Belgique depuis une vingtaine d’années, Catalan reste attaché à la science française. Il sollicite ainsi, par l’intermédiaire de Léon Lalanne, sénateur et membre de l’Institut, et du général Frébault, l’obtention de la Légion d’honneur. Dans une lettre [Lalanne 1887] adressée à la Grande Chancellerie, « qui seule a qualité pour lui conférer ce qu’il sollicite » puisque Catalan n’est pas « attaché à un département ministériel », Lalanne rappelle la « laborieuse et honorable carrière » et les « importants travaux scientifiques » de celui qui est allé « exercer dans un pays voisin et ami, le professorat qui lui demeurait interdit en France. » Nommé chevalier de la Légion d’honneur par décret du 30 décembre 1887, Catalan est décoré par le consul de France à Liège, Albert de Courtois, le 29 janvier 1888.

23 Catalan sera moins heureux avec sa volonté de devenir correspondant de la section Géométrie de l’Académie des sciences de Paris. En 1876, il candidate une première fois pour remplacer feu Victor-Amédée Lebesgue mais c’est le savant anglais William Spottiswoode qui est élu. Plus tard dans l’année, Tchébichef ayant été élu associé étranger, un autre poste de correspondant se libère, mais c’est Borchardt qui sera choisi, par 29 voix contre 19. Catalan ne publiera plus, après ces élections manquées, de mémoires dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences de Paris12.

24 Soulignons, enfin, sa participation à une entreprise toute française : l’Association française pour l’avancement des sciences (A.F.A.S.). Fondée en 1872 sur les ruines sociales et scientifiques de la défaite contre la Prusse, cette société pluridisciplinaire entend relever le niveau scientifique français13 comme cela est explicitement évoqué dans sa devise : « Par la Science, pour la Patrie ». Un congrès annuel est organisé tous les ans à travers la France. Catalan, parfois accompagné de sa femme, participera à neuf congrès entre 1872 et 1889. Outre le support scientifique qu’il apporte grâce à ses vingt- deux mémoires, il apporte une contribution financière en adhérant même les années où il ne se déplace pas sur le lieu du congrès.

25 Catalan lui-même conclura bien mieux que nous, à travers les quelques lignes suivantes, le portrait que nous avons tenté d'esquisser d'un mathématicien accompli doublé d'un républicain convaincu :

26 « Si le travail modéré et continu est le plus sûr moyen de développer les facultés cérébrales, il a d’autres effets, plus importants : il est le grand consolateur ! Au risque d’être accusé du péché d’orgueil, je me citerai encore comme exemple. À diverses époques, j’ai éprouvé de cruels malheurs de famille, ou j’ai subi le contrecoup d’épouvantables catastrophes. Pour échapper à de tristes pensées, pour ne pas me laisser abattre par le chagrin, je me suis (passez-moi l’expression) réfugié dans le travail. Il a calmé mes douleurs de père, de citoyen et de patriote. Donc, mes jeunes amis, si les mauvais jours viennent, rappelez-vous que la vie est un combat ! En les attendant, travaillez avec ardeur ; et, si ce conseil de votre vieux Professeur est impuissant à vous déterminer, j’y ajouterai un vœu que vous agréerez : « Puissions- nous, longtemps encore, travailler ensemble ! » [Catalan 1886, p. IV]

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BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie

Sources primaires

Catalan (Eugène) [1837] « Solution d’un problème de probabilités relatif au jeu de rencontre », Journal de mathématiques pures et appliquées, I, 2 (1837) p. 469-482. [1838a] « Note sur un problème de combinaisons », Journal de mathématiques pures et appliquées, I, 3 (1838) p. 111-112. [1838b] « Note sur une équation aux différences finies », Journal de mathématiques pures et appliquées, I,3 (1838) p. 508-516. [1839] « Sur la réduction d’une classe d’intégrale multiple », Journal de mathématiques pures et appliquées, I, 4 (1839) p. 323-334. [1841] « Deux problèmes de probabilités », Journal de mathématiques pures et appliquées, I, 6 (1841) p. 75-80. [1845] « Concours général, année 1833, prix d’honneur », Nouvelles annales de mathématiques, I,4 (1845), p. 214-224. [1868] Mélanges Mathématiques, volume I, Liège : J. Desoer, 1868, 364p. [1877] « Un nouveau principe de probabilités », Bulletin de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique (2), tome XLIV (1877), p. 463-468. [1880] Avis, Nouvelle Correspondance mathématique, tome VI (1880). [1886] « Allocution prononcée dans la salle académique de l’Université de Liège le 7 décembre 1884 », Mémoires de la Société royale de Liège (2), tome XIII (1886), p. i‑iv.

Figuier (Louis) [1894] « Eugène Catalan », L’année scientifique et industrielle, tome XXXVIII (1894), p. 581-582.

Galopin (Gérard) Discours aux funérailles d’Eugène Catalan, lu sur http://www-history.mcs.st-and.ac.uk/Extras/ Catalan_Galopin.html.

Mansion (Paul) « Discours sur les travaux mathématiques de M. E. Catalan », Mathesis, tome V (1885), Supplément, p. 1-38.

Mansion (Paul) et Neuberg (Joseph) [1881] Préface, Mathesis, tome I (1881), p. 2-3.

Monniot (W.) [1894] « Eugène Catalan », La science illustrée, tome XVIII (1894), p. 415-416.

Quetelet (Adolphe) et Garnier (Jean-Guillaume) [1825] Prospectus, Correspondance mathématique et physique, tome I (1825), p. 1 -2.

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Sources secondaires

Belhoste (Bruno) [2001] « La préparation aux grandes écoles scientifiques au xixe siècle : établissements publics et institutions privées », Histoire de l'éducation, n° 90 (2001), p. 101-130.

D’Enfert (Renaud) [2005] « L’École - royale, nationale, impériale - de dessin et de mathématiques au milieu du XIXe siècle : fréquentation, recrutement, débouchés « in : T. Charmasson (dir.), Formation au travail, enseignement technique et apprentissage. Actes du 127e congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Nancy, 15-20 avril 2002, Paris, CTHS, 2005, p. 53-63.

Elkhadem (Hossam) [1978] « Histoire de la correspondance mathématique et physique d’après les lettres de Jean- Guillaume Garnier et Adolphe Quételet », Bulletin de la classe des lettres et des sciences morales et politiques, 5e série, LXIV, 10-11, (1978), p. 316-366.

Gispert (Hélène) [2002] « Par la science, pour la partie », l’Association française pour l’Avancement des Sciences (1872-1 914), un projet politique pour une société savante, Rennes, PUR, 2002.

Godeaux (Julien) [1956] « Eugène Catalan », Biographie nationale, Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, Supplément, tome Ier, fascicule Ier, Bruxelles, Établissements Émile Bruylant, 1956, p. 430-433.

Huard (Raymond) (sous la direction de) [2001] « Autour de décembre 1851 », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 22, 2001. Consulter : http:// rh19. revues.org/482.

Jongmans (François) [1986] « Une élection orageuse à l’Institut », Bulletin de la Société royale des sciences de Liège, 55e année, 5-6 (1986), p. 581-603. [1996] Eugène Catalan : Géomètre sans patrie, républicain sans république, « Mons Société belge des professeurs de mathématiques d’expression française, 1996 ».

Ortiz (Eduardo) [1996] « The nineteenth century international mathematical community and its connection with those on the Iberian periphery », in Goldstein, Catherine, Gray, Jeremy & Ritter, Jim sous la direction de, L’Europe mathématique/Mathematical Europe, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1999, p. 323-343.

NOTES

1. Dans le sens d’Ortiz [1996, p. 324]. 2. Ces informations sont tirées d’une lettre non datée de Catalan adressée au général Poncelet, commandant de l’École polytechnique. Bien que non datée, cette lettre est rédigée entre mai 1848 et octobre 1850, période durant laquelle Poncelet dirige l’École. 3. Pour l’histoire de cette école, on pourra consulter [d’Enfert 2005]. 4. On peut consulter sa composition de mathématiques dans les Nouvelles Annales [Catalan 1845]. 5. Catalan se serait retiré pour ne pas faire concurrence à ses camarades qui s’étaient cotisés pour payer sa pension [Figuier 1894, p. 582].

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6. Sur l’histoire des classes préparatoires en général et de celles de Sainte-Barbe en particulier, on pourra consulter [Belhoste 2001]. 7. Le coup d’État du 2 décembre 1851 désigne l’acte politique par lequel Louis-Napoléon Bonaparte – président de la République française depuis trois ans – conserve le pouvoir à quelques mois de la fin de son mandat. Bien que la Constitution de la Deuxième République lui interdise de se représenter, Napoléon-Bonaparte se rend par ce coup d’État auteur d’une violation de la légitimité constitutionnelle. Pour en savoir plus, consulter : [Huard 2001]. 8. Tiré du dictionnaire de Larousse, recopié par Catalan et joint à la lettre adressée au commandant de l’École polytechnique précédemment citée. 9. Comme on peut le lire sur le site des Archives nationales qui donnent les « candidatures à des chaires de facultés » pour les années 1830-1919 (F/17/13111). 10. Les conditions de création de la Correspondance Mathématique et Physique ont été décrites dans [Elkhadem 1978]. 11. Les premières pages successives du journal citent Charles-Ange Laisant, Henri Brocard, Édouard Lucas puis Ribaucour et Le Paige. 12. Pour les circonstances de ces candidatures, nous renvoyons à l’article : [Jongmans 1986]. 13 Pour plus de détails, on pourra consulter [Gispert 2002]. 13. Pour plus de détails, on pourra consulter [Gispert 2002].

AUTEUR

PAULINE ROMERA-LEBRET Membre du GHDSO (Université Paris-Sud). Docteur de l'université de Nantes en Épistémologie, Histoire des Sciences et des Techniques (spécialité Histoire des Mathématiques). Ses travaux, centrés sur la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle, consistent à étudier les différents modes de circulation, de transmission et d’édification des connaissances (dont la géométrie dite du triangle).

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Partie II. Le fonds Catalan-Jongmans

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Partie II Le fonds Catalan-Jongmans

1 François Jongmans a consulté de multiples archives manuscrites pour écrire sa biographie de Catalan [Jongmans 1996] et les nombreux articles qu’il lui a consacré seul ou en collaboration [Voir chapitre 10]. Il distingue les « sources principales » (essentiellement le fonds des archives de l’Université de Liège [Archives de l’Université de Liège, Ms 1307 C & Ms 1308]) et les « autres fonds d’archives » (divers dossiers personnels dans des archives d’état-civil en France ou en Belgique, à l’École polytechnique, à l’Académie des sciences de Paris, à l’Académie royale de Belgique, à la Société royale des sciences de Liège, à la Bibliothèque nationale de Paris, à la bibliothèque de la Sorbonne, à la Bibliothèque royale de Belgique et aux archives de l’Université La Sapienza de Rome) [Jongmans 1996, p. 206-207]. Grâce au fonds Catalan- Jongmans, nous avons eu accès aux copies de toutes ces pièces. Nous en dressons un inventaire en nous appuyant sur les indications de François Jongmans.

2 Existe-t-il d’autres fonds d’archives concernant Catalan ? Dans notre travail autour du Journal de Liouville [Verdier 2009], nous avons ainsi trouvé différents éléments d’archives – dans l’historiographie et une pièce nouvelle dans des archives berlinoises –, permettant de supposer la possibilité d’un dîner chez Cauchy ; nous écrivions :

3 « Il est fort probable que Liouville et Lejeune-Dirichlet se soient rencontrés à l’Académie au cours du premier trimestre 1839. Ensuite les choses s’accélèrent. Cauchy a, semble-t-il, organisé un dîner chez lui, à Sceaux1, fin juillet 1839. Cauchy était rentré de Prague un an plus tôt où il avait passé plusieurs années suite à la révolution de 1830 pour éduquer le duc de Bordeaux, Henry, petit-fils de Charles X. Cauchy souhaitait reprendre pied avec la nouvelle génération, lui qui avait connu les Ampère, Legendre, Fourier, etc. Il convie à ce dîner Catalan, Liouville et Lejeune-Dirichlet, comme l’attestent les pièces de correspondances suivantes. Nous possédons une lettre de Cauchy à Catalan :

4 « Monsieur et cher confrère, Vous m’aviez promis de venir dîner un jour avec nous à Sceaux, et je viens vous demander aujourd’hui de vouloir bien accomplir cette promesse mardi prochain, après la séance de l’Académie. Nous dînerons à six heures, et j’attends cette fois une réponse favorable. Comme nous voudrions avoir avec vous M.

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Dirichlet dont je ne sais pas l’adresse, j’ai recours à vous, et vous prie encore d’avoir la complaisance de lui transmettre le billet cy-joint. » [Jongmans, 1981, Lettre n° 27, 289].

5 Le « billet cy-joint » avait la forme suivante : « Monsieur et cher confrère, Je viens vous prier de vouloir bien remplir la promesse que vous m’avez faite l’autre jour, en venant dîner avec nous à Sceaux mardi prochain. Nous dînerons à six heures et M. Liouville doit être aussi des nôtres. » [Belhoste & Lützen 1984, note n° 2, p. 209]. Une autre pièce – à notre connaissance inédite2 – confirme cette possible rencontre. Le 25 juillet 1839, Cauchy a écrit à Dirichlet : « Monsieur et cher confrère, Je viens vous prier de vouloir bien remplir la promesse que vous m’avez faite l’autre jour, en venant dîner avec nous à Sceaux mardi prochain. Nous dînerons à 6 heures et M. Liouville doit être mathe des notres. J’espère que vous n’aurez pas d’empêchement » [Dirichlet, SPK, Lettre du 25 juillet 1839].

6 Le dîner aurait eu lieu le mardi 30 juillet 1839 dans la maison de Cauchy. Nous ne connaissons pas les détails de ce dîner qui mettait aux prises un légitimiste convaincu (Cauchy), un ardent révolutionnaire (Catalan ), un radical modéré (Liouville) et un mathématicien à sociabilité mondaine3 (Dirichlet). Cette (possible) rencontre peut être vue comme la reconnaissance « officielle » de la « nouvelle génération » par Cauchy, l’une des grandes figures des mathématiciens reconnus, avec Gauss et Jacobi. » [Verdier 2009, p. 231-232].

7 Nous insistons sans doute trop longuement sur ce passage mais nous voulons, au-delà du degré de granularité atteint, souligner avec insistance que l’historien sans cesse doit se souvenir qu’il lui échappe toutes les sources d’oralité dont il ne sait quasiment rien si ce n’est quelques bribes qu’il peut atteindre ici ou là par des correspondances ou dans certains journaux intermédiaires qui, parfois, font référence à des échanges oraux.

8 Toujours autour de l’historiographie récente signalons les travaux de François Plantade qui effectue actuellement une thèse, sous la direction d'Évelyne Barbin, autour de la correspondance de Guillaume-Jules Houël (1823-1886). Parmi les centaines de lettres repérées, il en a détecté quelques-unes de Catalan aux archives de l’Académie des sciences dans le dossier Houël ; elles seront publiées dans sa thèse, en cours d’écriture. À propos des archives publiques, il existe le dossier de Légion d’honneur d’Eugène Catalan désormais accessible en ligne. Ce dossier contient des documents intéressants qui permettent de comprendre comment le vieil homme Catalan percevait ses activités passées de savant [Archives nationales, dossier de Légion d’honneur d’Eugène Catalan : LH 448/55]. Nous avons utilisé dans le chapitre précédent certaines pièces de ce fonds.

9 L’historien ne doit pas rechigner à explorer les archives privées (archives des descendants) ou fonds détenus dans des fondations privées. Ainsi, nous avons également découvert, par hasard, une lettre de Catalan au Musée des lettres et des manuscrits de Bruxelles [[Musée des lettres et des manuscrits de Bruxelles]] ; c’est une lettre inédite adressée à Charles-Ange Laisant (1841-1920), dont nous reproduisons la transcription : « Mon cher Camarade et ami, Vous allez être bien étonné, peut-être, en recevant une lettre timbrée à Bruges. Je suis venu revoir ma ville natale, où j’ai conservé une jeune cousine et un vieil ami. À tous les cœurs bien nés, que la patrie est chère ! Connaissez-vous le complément (fait sous Louis-Philippe) : Cependant par trois sous, vous en voyez l’affaire.

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J’apprends, avec peine, que vous avez été malade, et que vous l’êtes encore. Vous vous fatiguez trop ; vous vous couchez trop tard ; vous faites trop de choses ; et comme dit Fénelon : Qui trop embrasse, mal étreint ! Je regrette de n’être pas à Paris aujourd’hui, pour la fête de Victor Hugo4. Quel dommage que ce grand poète ait été si titan [ ?] ! Les journaux se trompent : V.H. n’a pas quatre-vingts ans, puisqu’étant né en 1802. Comme je l’ai fait observer dans ma Cosmographie5, le vers si connu : Ce Siècle avait deux ans, renfermant une erreur de supposition. En effet, le XIXe siècle a commencé le 1er janvier 1801. Pour mon voyage, installé dans un modeste hôtel, voilà bien du bavardage : j’arrête. Compliments affectueux de votre bien dévoué très ami E. Catalan. Bruges (hôtel du Commerce), 27 février 1881. Bien que ma femme ne soit pas ici, elle se joint à moi. En partant, je lui ai assuré mon désir de vous écrire » [Musée des lettres et des manuscrits de Bruxelles, 55 164]

10 Alerté par la présence de cette lettre, nous avons cherché à contacter le musée pour savoir s’il possédait d’autres lettres de Catalan. Loanna Pazzaglia nous a répondu le 27 mai 2014 : « Nous possédons quelques autres lettres d’Eugène Catalan, dont voici une brève description : correspondance consacrée à des discussions autour du théorème de Laisant, sur les fonctions hyperboliques, la théorie analytique de Catalan et la théorie des probabilités. Si certaines pièces vous intéressent, nous pouvons vous envoyer leurs scans en haute définition »6. Bref, d’autres pistes archivistiques sont à ouvrir. C’est le cœur même du métier d’historien de découvrir de nouveaux fonds, de les analyser et de les faire partager.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie

BELHOSTE (Bruno) & LÜTZEN (Jesper) [1984] « Joseph Liouville et le collège de France », Revue d’histoire des sciences, XXXVII/3-4 (1984), p. 255-304.

CATALAN (Eugène) [1880] Manuel de cosmographie rédigé d’après les programmes officiels des lycées prescrits pour les examens du baccalauréat, douzième édition entièrement revue et augmentée, Paris : Delalain, 1880.

DUGAC (Pierre) [1975] « Sur la publication du dernier volume des oeuvres d’Augustin Cauchy », Revue d’histoire des sciences, XXVIII/1 (1975), p. 75-82.

JONGMANS (François) [1981] « Quelques pièces choisies dans la correspondance d’Eugène Catalan » in Bulletin de la société royale des sciences de Liège, 50e année, L (1981), p. 287-309. [1986] « Une élection orageuse à l’Institut », Bulletin de la société royale des sciences de Liège, 5-6 (1986), p. 581-603.

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[1996] Eugène Catalan : Géomètre sans patrie. Républicain sans république, Mons : Société Belge des Professeurs de Mathématique d’expression française, 1996.

VERDIER (Norbert) [2009] Le Journal de Liouville et la presse de son temps : une entreprise d’édition et de circulation des mathématiques au XIXe siècle (1824 – 1885), thèse de doctorat de l’Université Paris-Sud XI, sous la direction d'Hélène Gispert, 2009.

Sources archivales

Musée des lettres et des manuscrits de Bruxelles : http://www.mlmb.be/fr/contact.php

NOTES

1. La maison de Cauchy fait actuellement partie du lycée Marie-Curie de Sceaux. 2. En 1975, Pierre Dugac indiquait à propos de la parution du dernier tome des Œuvres complètes de Cauchy : « Notons l’existence d’une lettre de Cauchy à Dirichlet, qui n’est pas signalée ici, de 1839, et qui se trouve à la Staatsbibliothek Preussischer Kulturbesitz à Berlin » [Dugac, 1975, 82]. C’est un extrait de cette lettre que nous publions ici. 3. Lejeune-Dirichlet organisait, à son domicile, des soirées musicales. Nous sommes loin des rencontres que Liouville organisait avec ses élèves, auditeurs ou jeunes collègues. Nous remercions Gert Schubring pour les échanges à propos de cette rencontre entre Liouville et Dirichlet. 4. Le 27 février 1881, pour célébrer l’entrée de Victor Hugo dans sa quatre-vingtième année, une grande fête est organisée : de midi à la nuit, des centaines de milliers de personnes défilent devant l’hôtel pour acclamer le poète debout à sa fenêtre. La presse en rend compte et le poète l’évoque dans ses Carnets, albums, journaux et notes éparses de 1881. 5. Catalan fait référence à son ouvrage intitulé Manuel de cosmographie [1880] dont la douzième édition venait d’être éditée. 6. Depuis le mois de mai, alors que cet ouvrage est en cours de relecture avant envoi à l’imprimerie, Loanna Pazzaglia nous a envoyé ces dizaines de lettres de Catalan ; elles constituent une précieuse source pour comprendre les rouages éditoriaux de la Nouvelle correspondance mathématique. Elles sont en cours d'étude.

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Chapitre 3 : entretien avec Jacques Bair ou Catalan et ses successeurs liégeois

Jacques Bair

1 À Bruxelles, mi-mars 2014 nous avons eu l’occasion de rencontrer Jacques Bair lors d’un colloque organisé pour son départ à la retraite [Justens 2014]. Il a été le successeur du biographe de Catalan : François Jongmans. Cela a été l’occasion de revenir avec lui sur les apports de son maître « monsieur Jongmans » et sur l’université de Liège depuis sa création en 1817 à aujourd’hui. Une université marquée, en filigrane et encore aujourd’hui, par l’impulsion de Catalan et de ses successeurs.

Une photographie de François Jongmans aimablement transmise par sa fille Claire Jongmans.

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Vous êtes en quelque sorte un successeur de François Jongmans ? Comment vous êtes- vous rencontrés et dans quelle mesure avez-vous collaboré ? J’ai rencontré pour la première fois monsieur Jongmans en 1968, au début de ma première licence (c’est-à-dire la troisième année du programme qui comportait alors quatre années d’études à l’Université) en mathématiques : il donnait un cours de topologie. De suite, j’ai eu un véritable « coup de foudre » pour la matière qu’il enseignait et assurément, en y réfléchissant a posteriori, pour la manière dont il la présentait. C’est pourquoi, je décidais de lui demander de diriger mon mémoire de licence. Il accepta de s’occuper personnellement de mon travail en m’orientant vers un article de V. Klee, auteur de grande renommée, dont les travaux en convexité allaient inspirer toutes mes recherches pendant de nombreuses années. De suite après l’obtention de mon diplôme de licence, monsieur Jongmans m’engagea en tant qu’assistant : en fait, il s’agissait de diriger des travaux pratiques relatifs aux cours théoriques dont il était titulaire auprès de (nombreux) étudiants suivant des études en économie et en gestion. J’ai de la sorte rejoint son service, qui comprenait, en plus du patron, un professeur associé (J. Varlet), un chef de travaux (J. Vangeldère) et quatre assistants (L. Bragard, A. Dessard, R. Fourneau et moi-même) ; nous avions la particularité d’appartenir à la Faculté des Sciences, mais de prester1 principalement pour des étudiants inscrits à la Faculté de Droit où se déroulaient les études en Économie et en Gestion. J’étais alors engagé à titre temporaire, sur des contrats de deux années, renouvelables trois fois, comme c’était la norme à l’époque. Après ces six années, pendant lesquelles j’ai présenté mon doctorat (sur la séparation d’ensembles convexes) sous la direction personnelle de monsieur Jongmans, je n’ai pas été confirmé à titre définitif au sein du Corps Scientifique de l’Université, des restrictions budgétaires ayant rendu les nominations très difficiles (aucun mathématicien ne fut alors retenu) : de 1977 à 1988, j’ai été enseignant dans une Haute École formant des Ingénieurs Industriels (dans les petites villes de Huy et de Verviers), tout en restant « assistant volontaire » dans mon ancien service. Pendant toute cette période, monsieur Jongmans m’encouragea fortement à poursuivre mes recherches en convexité et même à présenter les épreuves (assez exigeantes, surtout pour un « extérieur » à l’université) menant au Diplôme d’Agrégé de l’Enseignement Supérieur, ce que je fis en 1985 ; durant cette période, nous eûmes de nombreux et fructueux contacts (aussi bien sur le plan professionnel que privé), avec notamment de multiples articles scientifiques publiés en collaboration. En 1988, monsieur Jongmans fut admis à l’éméritat. Probablement grâce à mon titre d’Agrégé (diplôme menant en principe à la fonction enseignante dans une Université, étant assez rarement réussi à l’époque et ayant désormais disparu), je fus désigné pour donner les cours qu’assuraient messieurs Jongmans et Varlet aux futurs économistes et gestionnaires formés à l’Université de Liège : ce n’était pas en Faculté des Sciences, mais bien à la Faculté d’Économie, de Gestion et de Sciences Sociales qui venait de naître (au départ de la Faculté de Droit). C’est ainsi que je devins le successeur de monsieur Jongmans pour les cours qu’il donnait hors de la Faculté des Sciences. Après le départ à la retraite de monsieur Jongmans et mon entrée, à titre définitif, dans le personnel académique de l’Université de Liège, d’abord en tant que chargé de cours puis comme professeur ordinaire, nous nous sommes tous deux rencontrés assez régulièrement, souvent à son domicile privé d’ailleurs. Nos échanges étaient chaleureux : il s’intéressait de près à mes recherches et à mes cours ; il me tenait également au courant de ses recherches historiques, notamment sur Catalan ; à

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l’occasion, je l’aidais un peu sur le plan technique : j’ai entre autres encodé une partie du livre sur Catalan et me suis occupé de sa publication aux éditions de la Société Belge des Professeurs de Mathématique (dont j’étais à l’époque administrateur) puis ai encodé des articles sur les tonneaux, dont un qui est paru dans le Journal Quadrature [Jongmans 2010]. Monsieur Jongmans a su construire et diriger toute une équipe d’enseignants- chercheurs en mathématiques. Il fut en effet à la tête d’un service assez imposant (bien entendu, à l’échelle de ce qui se passait à l’époque pour les mathématiques dans notre pays) et surtout soudé, au sein duquel il fut enrichissant et agréable de travailler, avec beaucoup de liberté mais en se sachant épaulé efficacement. Il fut également, à mes yeux, un guide et un modèle, aussi bien au niveau professionnel que sur le plan personnel : d’une part, il fut pour moi un exemple de ce que devrait être un professeur d’université dont une mission importante consiste, selon moi, à former des personnes qui seront amenées à travailler dans ses traces ; d’autre part, ses qualités humaines, notamment sa discrétion, son altruisme, sa probité, sa gentillesse et aussi sa fidélité, m’ont toujours fortement impressionné. Il fut pour moi un véritable « père spirituel » : il m’a d’abord formé, puis orienté, mais encore conseillé, guidé, encouragé, corrigé avec autant de patience que de persévérance et de compétence. Sans son aide, il ne fait aucun doute que ma carrière n’aurait pas été ce qu’elle a été.

François Jongmans est-il parvenu à vous transmettre son appétence pour l’histoire des mathématiques ? Je ne perçois pas monsieur Jongmans comme étant seulement, ou même principalement, un historien des mathématiques ; à mes yeux, il est un chercheur – enseignant très polyvalent et de grande envergure, comme l’était E. Catalan. Ce n’est d’ailleurs pas la seule similitude que je vois avec la carrière de ce dernier : ceci explique peut-être en partie pourquoi F. Jongmans s’est intéressé à la carrière et à la vie de son illustre prédécesseur, et a consulté des pièces originales conservées aux archives de l’Université de Liège. Tout comme la carrière de E. Catalan a comporté, d’après P. Mansion [1885], trois parties, je pense que celle de monsieur Jongmans peut également être subdivisée schématiquement en trois, pour ce que j’en ai connu tout du moins. Quand j’ai fait la connaissance de mon maître, je voyais avant tout un enseignant de premier plan. Les cours qu’il donnait aux mathématiciens étaient des exemples à imiter ; après le cours de topologie générale, il nous a donné un cours de tout haut niveau sur les espaces vectoriels topologiques, ce qui m’a donné une bonne base avant de réaliser ultérieurement mes propres recherches ; il organisait également au sein de son Service des séminaires d’actualité, par exemple en algèbre (structure de treillis, algèbre de Boole), mais aussi en recherche opérationnelle (programmation linéaire, théorie des graphes,…) : c’était la première fois que de telles disciplines faisaient leur apparition à l’université de Liège. Quand j’ai assuré les travaux pratiques relatifs à ses cours théoriques auprès des futurs économistes ou gestionnaires, je me suis vite rendu compte que les matières qu’il enseignait étaient toujours bien choisies et présentées idéalement pour de tels étudiants : ses syllabi ont été pour moi des références incontournables pendant toute ma carrière. Bien que la didactique telle qu’on la conçoit souvent de nos jours n’existait pas il y a quelques décennies, je vois en monsieur Jongmans un didacticien de tout premier ordre, qui

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me sert à présent de modèle ; il est à noter au passage qu’il n’avait pas besoin d’utiliser un vocabulaire jargonnant pour réfléchir, avec profondeur et efficacité, sur l’enseignement des mathématiques et pour construire des cours (écrits et oraux) de très grande qualité. Pendant les six années que j’ai passées en tant qu’assistant à son service, il a été à mes yeux avant tout un chercheur de référence. Il a eu le « nez fin » en orientant les recherches de ses collaborateurs dans une direction originale, à savoir la géométrie convexe dans des espaces vectoriels (ce qui n’est évidemment pas sans rappeler les travaux de Catalan) ; au total, pas moins de cinq doctorats ont été réalisés, à cette époque, dans ce domaine au sein de son service. Bien qu’il se soit probablement intéressé à l’histoire des mathématiques depuis longtemps, il ne s’y est vraiment consacré que durant la dernière partie de sa vie professionnelle et après celle-ci. Pour répondre à votre question, je crois que, jusqu’à présent, monsieur Jongmans m’a influencé, dans ma pratique professionnelle, principalement par ses talents de pédagogue et de chercheur… qui étaient aussi, mentionnons-le, des caractéristiques reconnues chez Catalan. Peut-être que son « virus » pour l’histoire va aussi s’emparer de moi durant la retraite (qui vient seulement de démarrer), mais, de toute façon, je n’atteindrai jamais son niveau de compétence. Pour le moment, je m’intéresse beaucoup à l’épistémologie des mathématiques et à son implication dans l’enseignement.

Comme pour Eugène Catalan & François Jongmans, l’université de Liège joue un rôle très important dans votre parcours professionnel. Pouvez-vous nous offrir votre regard sur les mathématiques d’hier & d’aujourd’hui à Liège ? L’Université de Liège a été fondée en 1817, c’est-à-dire quand E. Catalan était âgé d’à peine trois ans. Sans être trop caricatural, on peut affirmer que les mathématiques se sont réellement développées à Liège depuis l’arrivée de Catalan. Il avait été nommé, en 1865, pour assurer un cours en astronomie et géodésie, un cours élémentaire en calcul différentiel et intégral, ainsi qu’un cours de doctorat en analyse (approfondie), comprenant aussi du calcul des probabilités ; il est à remarquer que cette charge initiale ne comprenait aucune mention relative à certaines de ses spécialités, je pense ici plus spécialement à la théorie des nombres (ou plus généralement aux mathématiques discrètes), et à la géométrie (différentielle ou des ensembles convexes). J’ai l’impression, mais ceci est évidemment un point de vue subjectif, que les mathématiques qualifiées d’appliquées ont, dans un premier temps, retenu moins l’attention des mathématiciens liégeois que les mathématiques dites pures. Parmi celles-ci, je pense que ce sont surtout la géométrie et l’analyse qui se sont surtout développées. La géométrie algébrique a fait la renommée de Liège avec notamment L. Godeaux, qui fut le patron de F. Jongmans et qui est aussi connu pour son Esquisse d’une histoire des sciences mathématiques en Belgique [Godeaux 1943]. Quand j’ai accompli mes études universitaires, les mathématiciens liégeois les plus nombreux étaient les analystes. En fait, les deux services d’analyse (dirigés par les réputés professeurs Bureau et Garnir) dominaient en quelque sorte ceux d’algèbre (du professeur Nollet), de statistique et probabilités (du professeur Breny), et de topologie et de géométrie convexe (de monsieur Jongmans) : il était fort difficile pour un « non analyste » de

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devenir professeur à l’Institut de Mathématique. D’ailleurs, monsieur Jongmans a réussi à faire nommer dans le Corps académique liégeois plusieurs de ses anciens collaborateurs, mais toujours dans une Faculté autre que celle des Sciences ; je pense ici à C. Heuchenne, à qui j’ai succédé en tant qu’assistant : il fut Doyen de la Faculté de Psychologie ; je songe aussi à L. Bragard : il fut longtemps Doyen à la Faculté d’Economie, de Gestion et de Sciences Sociales (à laquelle j’ai appartenu) avant d’être Administrateur (c’est-à-dire le « numéro 3 » de l’Université). Actuellement, il me semble que la situation a nettement changé. La plupart des mathématiciennes et mathématiciens sont regroupés dans un Département au sein de la Faculté des Sciences. Si les spécialistes en analyse mathématique y sont encore présents et influents, les « non analystes » sont plus nombreux qu’auparavant et jouent un rôle non négligeable dans le bon fonctionnement de leur Département : ainsi, les trois derniers présidents du Département n’ont pas été choisis parmi les analystes, comme par le passé, mais sont, dans l’ordre chronologique de leur présidence, un statisticien, une statisticienne et un géomètre. De plus, des charges nouvelles ont été créées durant la dernière décennie dans des domaines qui avaient été un peu délaissés par les successeurs de Catalan ; je songe notamment à deux chaires de statistique théorique et probabilités, une autre en mathématiques discrètes et une en géométrie ; deux d’entre elles ont été attribuées, d’une part, à la statisticienne G. Haesbroeck qui a travaillé pendant sept années dans mon service et qui fut présidente du Département de Mathématique pendant six années, et, d’autre part, au spécialiste de mathématiques discrètes M. Rigo qui a aussi commencé sa carrière scientifique sous ma direction et qui préside actuellement Réjouisciences, la cellule de diffusion de sciences et des techniques de l’Université de Liège. Malheureusement, la géométrie convexe a présentement disparu du paysage liégeois. Mais, globalement, il me semble que l’influence de Catalan et de Jongmans est encore bien visible aujourd’hui à l’université de Liège. Celle-ci célébrera d’ailleurs officiellement le bicentenaire de la naissance de Catalan dans le courant du mois d’octobre2.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie

GODEAUX (Lucien) [1943] Esquisse d’une histoire des sciences mathématiques en Belgique, Bruxelles : Office de publicité, 1943.

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JONGMANS (François) [2010] « Le jaugeage des tonneaux : un jardin secret en mathématiques pures et appliquées », Quadrature, 75 (Janvier-Mars 2010), p. 23-34.

JUSTENS (Daniel) (sous la direction de) [2014] Mathématique, de l’esthétique à l’éthique. Une dimension insoupçonnée, Tangente, Hors Série 51 (Mars 2014).

MANSION (Paul) [1885] « Discours prononcé le 7 décembre 1884, à la salle académique de l’Université de Liège, à l’occasion de la promotion de E. Catalan à l’éméritat » in Mélanges mathématiques, E. Catalan, édition définitive, Mémoires de la Société royale des sciences de Liège, 1885, p. 5.

NOTES

1. En Belgique, ce verbe est utilisé pour signifier : fournir une prestation, effectuer des heures pour un travail. 2. Ce colloque a eu lieu le 14 & 15 octobre 2014 à l’université de Liège avec différentes interventions de mathématicien(ne)s (dont Preda Miha˘ilescu) et d’historien(ne)s (dont Catherine Goldstein).

AUTEUR

JACQUES BAIR Docteur en sciences mathématiques et agrégé de l'enseignement supérieur, professeur ordinaire à l'Université de Liège.

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Chapitre 4 : inventaire du fonds Catalan-Jongmans

Norbert Verdier

1 Il y a quelques années, à la demande de leur père, les enfants de François Jongmans – Claire & Denis – m’ont remis plusieurs cartons d’archives essentiellement centrées sur la figure de Catalan. Ce sont des notes patiemment recopiées ou photocopiées ici ou là dans divers services d’archives. Elles apportent un éclairage sur Catalan, sur tous les savants de son temps et également sur la circulation des mathématiques en Belgique. Elles montrent aussi le lent et patient travail de l’historien en contact avec de multiples chercheurs.

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Une (petite) partie du fonds Catalan-Jongmans

Dossier A : « Nombres et polyèdres de Catalan »

2 Comprend de nombreux articles scientifiques (sources primaires et secondaires) autour des nombres de Catalan et des courriers avec F. Jongmans autour de ces nombres. Comprend une transcription de lettres entre Terquem & Catalan.

3 Comprend de nombreux articles scientifiques ou de vulgarisation (sources primaires et secondaires) autour des polyèdres de Catalan.

Dossier B : « Miettes littéraires et politiques »

4 Contient « Miettes littéraires et politiques » par un vieux mathématicien, Liège, Vaillant-Carmanne, 1892.

5 Différents plans de Paris.

6 Tirés à part :

7 Jack G. Segers, « Einige unbekannte Briefe von Rudolf Clausius an François Folie aus seiner würzbuger Zeit », Scientarium Historia, 22 (1996), p. 31-51.

Dossier C : « Jeux »

8 Contient différents articles de vulgarisation sur les jeux : tours de Hanoï, jeux de toupies ; contient un extrait d’un ouvrage de A. de Cock en IS. Teirlinck Kinderspel & Kinderlust in Zuid-Nederland, Gent, 1905.

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Dossier D : « Sylvester, Crolton, Cesaro, Marcolongo… »

9 Contient de nombreux articles (sources primaires), des notes de F. Jongmans et deux tirés à part d’articles sur la correspondance entre Cesaro & Marcolongo par Ferraro & Palladino et un article sur Giuseppe Battaglini par L. Carbone, G. Carbone & Palladino.

Dossier E : « Ferraro »

10 Relatif à un article sur la correspondance entre Hermite & Cesaro par Ferraro, Palladino & Carbone. Article accepté sous réserve de modifications par la Revue d’histoire des mathématiques. Article finalement non déposé suite à un différend entre les auteurs. Nombreuses lettres relatives à cette affaire entre les protagonistes et différents historiens des sciences.

11 Tirés à part d’articles de François Jongmans :

12 « La chute du Second Empire dans les papiers du mathématicien Eugène Catalan », Technologia 9(3) (1986), 159-174.

13 « Quelques pièces choisies dans la correspondance d’Eugène Catalan », Bulletin de la Société royale des sciences de Liège, 50e année, 9-10, 1981, 287-309.

Dossier F : « Portraits de savants belges »

14 Notices biographiques et portraits de Brasseur, Dandelin, Gloesener, Aaron Lévy, Meyer, Neuberg, Noël, Pagani, Quetelet, Rosenfeld, Schaar, Schmidt, Vanderheyden & Van Rees.

15 Issus principalement de « L’Université de Liège depuis sa fondation » par Alphonse Leroy, Carmanne, Liège, 1869, de « Sciences mathématiques et physiques au commencement du XIXe siècle », Bruxelles, Muquadt, 1867 ou de l'Annuaire de l’Académie royale de Belgique, 1856.

Dossier G : « Kepler »

16 Extrait des Œuvres complètes publiées par Frish (1863) : Nova stereometrica Doliorium Vinaxiorum et Visier Buchlein Oesterreichisches Weins dans l’édition de Hammer (1960).

Dossier H : « Catalan/Tchebychev »

17 Lettres de Catalan à Tchebychef (1876-1891). Photographies extraites du fonds Cremona et transcriptions par F. Jongmans.

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Dossier I : « Principe nouveau de probabilités »

18 Dossier relatif à l’article : « A Probabilistic “New Principle” of the 19th Century », Archive for History of Exact Sciences, 47 (1) (1994), 93-102. Contient des versions préliminaires, des courriers entre les auteurs et des copies des textes originaux étudiés dans l’article.

Dossier J : « Inventaire des archives de l'Académie royale de Belgique »

19 Contient différentes pièces relatives à Catalan : lettres sur Longchamps, prix Catalan, etc. ; testament de Catalan, documents relatifs aux funérailles de Catalan, situation de l’enseignement supérieur, notice sur Neuberg et sur Joseph Graindorge (suite à des recherches de Norbert Verdier autour de cet auteur).

Dossier K : « Archives de Bienaymé »

20 Pochette « État-civil » autour de Bienaymé. Inventaires de mariage ou décès (avec information d’étatcivil). Journal de Lilia.

Dossier L : « Bienaymé précautions »

21 Lettres de Bienaymé à Quételet (Archives de l’Académie royale de Belgique) ou archives familiales (collection Arnaud Bienaymé).

22 Courriers avec différents historiens des sciences, la famille Bienaymé ou services d’archives pour des autorisations de publication.

23 Tirés à part de : « La statistique critiquée par le calcul des probabilités : deux manuscrits inédits d’Irénée Jules Bienaymé », par Bernard et Marie-France Bru, Olivier Bienaymé, Revue d’histoire des mathématiques, 3 (1997), 137-239 & de « I.J. Bienaymé : Family Information and Proof of the Criticality Theorem », International Statistical Review (1992), 60, 2, 177-183.

24 Version authentique d’un article de F. Jongmans sur « Bienaymé, Bruges et la Belgique » (légères coquilles dans la version publiée en 1997).

25 Différentes notices éclairant la figure de Bienaymé ou son époque.

26 Rapport suite à un article proposé (et refusé) à Archives internationales d’histoire des sciences, en 1992.

Dossier M : « Archives de Bienaymé, en provenance de Bru »

27 Documents concernant la famille Ledée (Branche Thomas Ledée).

28 Divers : documents concernant la branche Charles Ledée, différents documents généalogiques provenant des archives familiales de Bienaymé.

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Dossier N : « Quetelet par Mailly + Colloques »

29 Différentes notices biographiques sur Quetelet & inventaire du fonds Quetelet (Collection M. et Mme B. de Launois) avec photocopies de certaines pièces dont correspondances.

30 Différentes pièces relatives à la commémoration du bicentenaire de la naissance d’Adolphe Quetelet (1996).

31 Inventaire de la correspondance d’Adolphe Quetelet (supplément) : fonds de l’Académie royale de Belgique.

Dossier O : « Nachberight et Anmerkungen sur Kepler »

32 Différentes notes publiées sur Kepler.

Dossier P : « Conjectures de Catalan »

33 Différentes notes mathématiques publiées sur la conjecture arithmétique de Catalan. Voir chapitre 6.

Dossier Q : « Correspondances avec Seneta, Mawhin, etc. Au sujet de Bertand, Poisson, etc. »

• Courriers avec Eugène Seneta à propos de Bertrand, Poisson. • Photocopies de sources secondaires publiées dans les Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences ou dans les Cahiers du séminaire d’histoire des mathématiques (quelques lettres d’Hermite à Mittag-Leffler au sujet de Bertrand) notamment. • Tiré à part de l’article d'Oscar Sheyin, “Bertrand’s Work on Probability”, Archive for History of Exact Sciences, 48 (2), (1994), 155-199. • Notices biographiques sur Bertrand. • Copies de lettres de Boncompagni à Catalan, datées de 1871, à propos d’un article de Catalan « Sur un article du Journal des savants » à paraître dans le Bulletin de Boncompagni ; Boncompagni conclut : « Tout ce que vous avez eu la bonté de me dire dans votre lettre cidessus mentionnée sur M. Bertrand est assurément vrai. Il est certain que ce savant se rendrait plus utile en exerçant son admirable talent dans des recherches d’analyse qu’en écrivant des articles d’érudition et de bibliographie » (Lettre datée de Rome, 4 octobre 1871).

Dossier R : « Bulletin de l'Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts Belgique : 1871-1880 & 1889 »

34 Liasse de copies relatives essentiellement à des interventions de Catalan (critiques, rapports, polémiques, etc.).

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Dossier S : « Journal d'un bourgeois de Paris »

35 Voir chapitre 5.

Dossier T : « Lettres de Terquem à Catalan (1839-1862) »

36 Le 12 juin 2006, François Jongmans nous écrivait et nous localisait très précisément cette correspondance [Illustration II.1].

Illustration II.1 : Localisation de la correspondance d'Olry Terquem (1782-1862) à Eugène Catalan (1814-1894)

[Extrait d’une lettre personnelle de François Jongmans, 12 juin 2006]

37 Nous nous sommes procuré cette correspondance et l’avons largement analysée dans notre thèse [Verdier 2009, p. 258-268].

Dossier U : « Correspondance de Bienaymé (+ Commentaires de Seneta) »

38 Contient différentes copies de lettres issues des archives Bienaymé : lettres de Libri, Lamé, Villarceau, Woepcke, Darboux, Khanikof, Saint-Venant, Lalanne, Brocard, etc. Ces lettres sont largement annotées par François Jongmans. Elles sont accompagnées et commentées par une vingtaine de pages manuscrites d’Eugene Seneta. Voir chapitre 10.

Dossier V : « Les mathématiques au XIXe siècle »

39 Copie d’un ouvrage de François Jongmans, Les mathématiciens au XIXe siècle, Bruxelles Éditions APPS. Dans son envoi, François Jongmans a joint l’annotation [Illustration II. 2] ; le texte dactylographié est annoté par son auteur pour corriger des coquilles, préciser des termes, etc.

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Illustration II.2 : Propos badins, propos austères sur les mathématiciens du XIXe siècle.

[Annotation de l’exemplaire que nous a envoyé François Jongmans]

Dossier W : « Lejeune-Dirichlet »

40 Contient des articles de Lejeune-Dirichlet publiés dans le Journal de Crelle ainsi que deux articles de Paul Butzer « Zum bevorstehenden 125. Todestag des Mathematikers Johann Peter Gustav Lejeune Dirichlet (1805-1859 » (paru en 1984) & « Johann Peter Gustav Lejeune Dirichlet (1805-1859). Genealogie und Werdegang » (paru en 1986).

Dossier X : « Les tonneaux de Jongmans »

41 Contient différents courriers envoyés à Norbert Verdier à propos d’un article de François Jongmans pour la revue Quadrature sur le jaugeage des tonneaux [Jongmans 2010]. Le chapeau introductif de l’article précise : « Comment jauger un tonneau ? La question dépasse ici l’intérêt de l’ivrogne pour satisfaire la curiosité de l’historien et du mathématicien. François Jongmans revisite – à l’aide du symbolisme d’aujourd’hui – les théories et les pratiques qui se sont développées autour de cette question cruciale de mesure, du XVIIe au XIXe siècle. Avec lui, l’activité de remplissage des tonneaux n’est plus vouée qu’aux seules Danaïdes – ces cinquante filles du roi Danaos condamnées aux enfers à remplir sans fin un tonneau percé – et s’extrait de la mythologie grecque pour épouser toutes les subtilités du calcul intégral. »

Dossier Y : « Divers articles de François Jongmans et de collaborateurs, notes diverses »

42 Voir chapitre 10. • Pochette Jongmans (articles de François Jongmans) : contient différents articles de François Jongmans : « Une élection orageuse à l’Institut », « La chute du Second Empire dans les papiers du mathématicien Eugène Catalan », « Bienyamé, Bruges et la Belgique », « Sur les

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traces d’Eugène Catalan », « Les mathématiciens liégeois au XIXe siècle » & « Un regard nouveau sur l’œuvre de Jules Bienaymé à la lumière des archives familiales et de la correspondance ». • Pochette Seneta (articles d'Eugene Seneta) : Eugene Seneta, « Early Influences on Probability and Statistics in the Russian Empire » & « I.G. Bienaymé [1796-1878] : Criticality, Inequality, and Internationalization ». • Eugene Seneta & F. Jongmans : « Bruges, pépinière de mathématiciens », « The Bienaymé Family History from archival materials and background to the Turning-Point Test », « The problem of the broken rod and Ernesto Cesaro’s early Work in Probability » & « A Probabilistic “New Principle” of the 19 th Century”. • Eugene Seneta, François Jongmans & Karen Parshall : « Nineteenth-Century Developments in Geometric Probability : J.-J. Sylvester, M. W. Crofton, J.- É Barbier ; and J. Bertrand ». • Pochette « Jongmans et autres collaborations » : articles avec G. Bonte « Sur les origines du mathématicien Grégoire de Saint-Vincent » ; avec Paul Butzer, « P.L. Chebyshev (1821-1894) » ; avec P.L. Butzer, L. Carbone, F. Jongmans et F. Palladino, « Les relations épistolaires entre Eugène Catalan et Ernesto Cesaro ». • Pochette Aguiar : contient des échanges avec Marcelo Aguiar et l’article qu’il a co-écrit avec Samuel K. Hsiao, « Canonical Characters on Quasi-symmetric Functions and Bivariate Catalan Numbers ». • Pochette Liège : contient un extrait des textes réunis par Anne-Catherine Bernès, « Regards sur 175 ans de sciences à l’Université de Liège, 1817-1992. », et Eugene Seneta & Karen Parshall, « Building an International Reputation : The Case of J.J. Sylvester (1814-1897) ».

Dossier Z : « Fascicules & ouvrages »

• Ernesto Cesaro, Opere scelte, vol. II, Geometrica-Analisi-Fisica mathematica, Edizioni Cremonese, Roma, 1968. • Maths-jeunes, Courbes & surfaces, février 2008, 29e année, N° 119 S. • Franco Palladino, Metodi matematici e ordine politico, Storia E Diritto (43), Jovene Editore, 1999. • Franco Palladino, La corrispondenza epistolare di Federico Amodeo, Catalogo ragionato con regesti degli scritti, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 2000. • Bolletino di storia delle scienze matematiche , Giacomo Michelacci : « Le lettre di Charles Hermite a Angelo Genocchi (1868-1887) » Anno XXV, Numero 1-2. Gennaio-Dicembre 2005, Pisa- Roma, Istituti editoriali e poligrafici internatzionali. • Catalogo sommario della Galleria Doria Pamphilj in Roma , Palazzo Doria Pamphilj, Roma, 1967. • Franco Palladino e Nicla Palladino con la collaborazione di F.S. Tortoriello, Dalla « Moderna geometria » alla « Nuova geometria italiana ». Viaggiando per Napoli, Torino e dintorni. Lettere di : Sannia, Segre, Penao, Castelnuovo, D’Ovidio, Del Pezzo, Pascal e altri a Federico Amodeo, Archivio della corrispondenza degli scienziati italiani, 17, Istituto e museo di storia della scienza, Firenze, Leo S. Olschki, 2006. • Luciano Carbone, Romano Gatto, Franco Palladino, L’epistolario Cremona-Genocchi (1860-1886). La costituzione di una nuova figura di matematico nell’italia unificata, Archivio della corrispondenza degli scienziati italiani, 15, Istituto e museo di storia della scienza, Firenze, Leo S. Olschki, 2001.

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• Franco Palladino, Le corrispondenze epistolary tra Peano e Cesàro e Peano e Amodeo, Per l’archivio della corrispondenza dei matematici italiani, Quaderni P.R.I.S.T.EM. (13), Salerno, dicembre 2 000.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie

JONGMANS (François) [2010] « Le jaugeage des tonneaux : un jardin secret en mathématiques pures et appliquées », Quadrature, 75 (Janvier-Mars 2010), p. 23-34.

VERDIER (Norbert) [2009] Le Journal de Liouville et la presse de son temps : une entreprise d’édition et de circulation des mathématiques au XIXe siècle (1824 – 1885), thèse de doctorat de l’Université Paris-Sud XI, sous la direction d'Hélène Gispert, 2009.

AUTEUR

NORBERT VERDIER Maître de conférences à l’université Paris-Sud (GHDSO & IUT de Cachan) en mathématiques appliquées & histoire des sciences et des techniques. Il étudie l’édition des mathématiques au XIXe siècle et a dirigé (avec C. Gérini) L’émergence de la presse mathématique en Europe au 19e siècle. Formes éditoriales et études de cas (France, Espagne, Italie et Portugal), Oxford & London, College publications, 2014.

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Chapitre 5 : journal d’un bourgeois de Paris Morceaux choisis

Norbert Verdier

1 « [J]’ai eu la bonne fortune de retrouver le Journal d’un bourgeois de Paris, tenu par Catalan de 1858 à 1862, et légué par lui à l’Université de Liège en même temps que la correspondance. Contrairement à mon attente, ce journal ne relate presque pas les faits et gestes de l’auteur. C’est essentiellement une revue des nouvelles glanées soit dans les gazettes françaises ou étrangères, soit dans des conversations, soit encore lors des séances publiques, chaque lundi, de l’Académie des sciences de Paris. Néanmoins, la personnalité de l’auteur transparaît abondamment par la manière dont il rapporte les faits, commentaires qui deviennent par endroits l’évocation de souvenirs personnels. » [Jongmans 1996, p. 3-4]. C’est ainsi que François Jongmans présente le Journal d’un bourgeois de Paris [Liège]. Dans sa biographie, François Jongmans utilise assez régulièrement, notamment sur la période 1858-1862, des extraits du Journal ; nous nous sommes livré à sa lecture et avons extrait quelques épisodes ayant trait au monde mathématique.

2 François Jongmans décrit ainsi la genèse et la structure du Journal : « C’est le premier janvier 1858 […] qu’Eugène commença d’écrire le Journal d’un Bourgeois de Paris. L’intention n’était pas de faire la chronique des faits et gestes de l’auteur, mais plutôt de noter succinctement les événements de France ou d’ailleurs et de les assortir d’un bref commentaire personnel. Le gros des nouvelles provenait des gazettes, françaises ou étrangères, qu’on pouvait se procurer à Paris au gré des caprices de la censure. A cela s’ajoutaient les informations glanées de bouche à oreille, par exemple au café Procope ou à la Société philomatique. L’assistance, en simple spectateur, aux séances de l’Académie des sciences, non seulement offrait un panorama scientifique sans égal, mais aussi réservait des spectacles dont la solennité pouvait virer à la drôlerie quand l’aigre-doux des rivalités ou des vanités blessées prenait le dessus ; le spécialiste incontesté de telles escarmouches, que Catalan s’empressait de noter le soir même, était Le Verrier. » [ibid., p. 73].

3 Nous reviendrons dans le prochain paragraphe sur les appréciations de Catalan à l’égard de Le Verrier. Citons préalablement un extrait de lettre à son ex-condisciple à

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l’École polytechnique, le duc de Padoue, Ernest Louis Henri Hyacinthe Arrighi de Casanova (1814-1888). En mai 1859, ce dernier devient ministre, par intérim, de l’Instruction publique. Catalan lui écrit dans une lettre reproduite dans le Journal : « Monsieur le ministre, Au commencement de 1852, j’étais Professeur de Mathématiques supérieures au Lycée St Louis. Le 18 mai, on me demanda un serment que je ne pouvais prêter : le 4 juin, je fus remplacé par M. Vieille, et je rentrai sans me plaindre dans la vie privée. Dans cette circonstance, et dans toutes celles qui y ressemblent, le Gouvernement a considéré le refus de serment comme un délit politique qu’il a puni par la destitution des coupables ; mais ce délit, à coup sûr était moins grave que ceux qui ont pour conséquence la déportation et l’exil. L’amnistie décrétée récemment doit donc, il me semble, s’étendre à tous les ex-fonctionnaires destitués pour refus de serment. J’ignore quelles sont à ce sujet les idées et les intentions de mes ex-collègues, frappés que moi : pour ma part, M. le Ministre, je vous prie simplement de vouloir bien me nommer Professeur de Mathématiques supérieures dans un des lycées de Paris. Votre ancien camarade, E.C. » [Journal d’un bourgeois de Paris, 29 septembre 1859.].

4 Catalan, dans son Journal, note que, face au silence d’Arrighi, il lui écrit à nouveau. Il obtient une réponse par l’entremise d’un secrétaire. Arrighi se couvre du caractère intérimaire de sa fonction pour remettre le dossier au ministre titulaire. Il ne suivra pas le dossier de son ex-camarade car, début novembre 1859, Arrighi de Padoue est démis de ses fonctions « pour raisons de santé » [Journal d’un bourgeois de Paris, 29 septembre 1859.]. Catalan rapporte, le 7 novembre 1859, d’une conversation en marge de l’Institut qu’Arrighi de Padoue s’était opposé à des travaux d’Haussmann pour protéger des biens familiaux.

5 Napoléon avait aussitôt demandé la destitution de son ministre par intérim. Catalan conclut ironiquement cette affaire par : « C’est en lisant les feuilles officielles que Padoue a su qu’il était malade. » [Journal d’un bourgeois de Paris, 7 novembre 1859.].

Urbain Le Verrier ou escarmouches, vanités et autres joyeusetés

6 Urbain Jean-Joseph Le Verrier (1811-1877) est célèbre pour avoir prédit par le calcul l’existence de Neptune avant qu’elle ne soit observée en septembre 1846 à l’Observatoire de Berlin. La carrière de Le Verrier est lancée ; elle traverse de nombreuses institutions : École polytechnique, Académie des sciences, Société philomatique, Bureau des longitudes, Observatoire et… Sénat. Puissant directeur de l’Observatoire de Paris sous l’Empire, il fut un savant incontestable mais très contesté pour ses prises de décision souvent jugées très fermes ([Verdier 2005] & [Lequeux 2012]) comme Catalan qui n’aura de cesse de le critiquer ouvertement. Contentons- nous de lister exhaustivement les passages où Le Verrier est cité ; ils méritent d’être contextualisés mais ils se suffisent à eux-mêmes pour appréhender le personnage et l’état des relations entre Catalan & Le Verrier.

18 mars 18581

7 « M. Paul Desains , Professeur de Physique à la Sorbonne, vient d’être nommé Astronome à l’Observatoire, en remplacement de M. Liais révoqué. La raison de cette

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nomination est une querelle entre Leverrier et son ex-cher ami Liais : celui-ci a porté plainte ; il a probablement dénoncé les malversations de M. le Sénateur : il a dû être sacrifié. Quant à Paul Desains, qui n’était pas astronome du tout, un simple trait de plume lui a donné l’art d’observer et de calculer : Dieu prodigue des biens À ceux qui font vœu d’être siens !

8 Ce drôle que l’on appelle Leverrier est venu me chercher, le 5 ou le 6 octobre 1840, pour faire émeute à l’opéra, à l’occasion du bombardement de Beyrout. Nous fîmes jouer la Marseillaise (elle fut ensuite jouée pendant tout l’hiver) ; et Marrast fut mis au violon. »

2 juin 1858

9 « Le célèbre Le Verrier continue son cours de basses œuvres. Il avait commandé, il y a plusieurs années, à un artiste nommé Porro, une lunette pour l’Ecole normale. Par suite de diverses circonstances, cette lunette ne fut pas installée ; mais elle était construite : il fallait la payer. Fatigué de réclamations inutiles, Porro s’adressa au Conseil d’État, puis à une autre juridiction, qui lui donnèrent gain de cause. Il allait obtenir une ordonnance de saisie contre Leverrier, quand il fut mandé chez le Procureur impérial, qui lui tint à peu près ce langage : M. Porro, vous allez signer, à l’instant, une renonciation de vos poursuites contre M. Leverrier, ou vous serez expulsé du territoire de l’Empire. Le malheureux Porro a signé : c’est un langage de soixante mille francs ! Le piquant, dans cette ignoble affaire, est que Porro est ratapoil : il a baptisé une de ses lunettes du nom de Napoléon III. Enhardi par ce beau succès, Leverrier a dit au père Jean, qui lui réclamait un peu vivement, pour 35 000 francs de menuiserie : « Si vous faites quelques chose, je vous accuse d’avoir offensé l’Empereur, et je vous fais transporter à Cayenne ». Ce misérable est presque digne du maître !

3 juillet 1858

10 « Est-ce que Leverrier veut devancer la justice du peuple ? On ne lit plus à la porte de son palais Observatoire impérial. De plus, il a fait enlever, m’a-t-on dit, les bustes qui se trouvaient à l’intérieur du bâtiment. Cela me parait peu vraisemblable. »

3 novembre 1858

11 « On m’a dit, hier, que M. Goldschmidt, l’Astronome amateur, a en mains deux lettres très drôles : dans l’une, Leverrier le dénonce à Rouland ; dans l’autre, le même Leverrier félicite le Peintre-Astronome à l’occasion de son décorement.

12 Autre cancan sur couche-tout-nud* : il ne sort pas sans un couteau-poignard ; et, sur sa table de nuit, reposent un autre couteau-poignard, un révolver, etc.

13 Il y a quelque vingt ans, Mme Leverrier désignait ainsi son infortuné mari. »

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18 mars 1859

14 « Il n’est bruit, dans le monde universitaire, que du luxe effréné et des diamants de Mme Leverrier. Où et comment cette petite drôlesse les a-t-elle gagnés ? Quel est le malheureux qui a a fait des folies pour cette femme fort gentille il y a vingt ans ? »

13 février 1860

15 « Une séance de l’Académie des sciences. Je viens d’assister à une magnifique exécution : celle de Leverrier. Lundi dernier, il avait eu l’impertinence de déclarer que l’ Annuaire du Bureau des longitudes et la Connaissance des Temps ne sont plus d’aucune utilité aux astronomes. Aujourd’hui, M. Mathieu, au nom du Bureau, a donné lecture d’une Note très bien écrite et très dure, dans laquelle il fait part des attaques incessantes de Leverrier, en lui reprochant de ne s’être pas laissé arrêter par le scandale qu’il va produire au-dehors. Le digne beau-frère d’Arago a terminé ainsi :

16 Je suis profondément affligé d’avoir eu à répondre, devant l’Académie, à des attaques insensées, continuellement reproduites sous toutes les formes, mais j’ai dû obéir à un devoir impérieux et rompre un silence que j’avais obstinément gardé jusqu’ici.

17 Cette fière, cette écrasante réponse a été accueillie par les acclamations de l’Académie et du public : mais le supplice de Leverrier commençait seulement. A peine a-t-il balbutié quelques mots que Liouville demande la parole et donne le coup de grâce à M. le Sénateur. Dans une improvisation brillante, passionnée, qui a duré une demi-heure, il l’a littéralement égorgillé. Le petit homme a été magnifique lorsqu’il a lancé, à son grand adversaire, ces foudroyantes paroles : « Vous êtes, ainsi que nous, membre du Bureau ; votre devoir est d’assister à nos séances ; je puis dire que vous êtes payé pour y asssister ; mais vous n’y paraissez pas et vous venez nous dénoncer ici ». Je regrette que Liouville, un ancien Représentant du Peuple, ait cru devoir témoigner sa reconnaissance envers M. le Ministre et envers l’Empereur. Quoi qu’il en soit, il a eu le plus grand et le plus légitime succès. Il est vrai que le Leverrier est aussi maladroit que méprisable : dès les premiers mots de Liouville, il s’est écrié que celui-ci faisait des personnalités en rappelant, que lui, Leverrier, est membre adjoint du Bureau : cette réclamation saugrenue a fait beaucoup rire l’assistance. Mais sa conclusion a été bien plus pitoyable.

18 Dans sa courte réplique à Liouville, il a prétendu que l’on avait reconnu la justesse de ses critiques précédentes, puisque le tableau numéroté des planètes ne figure plus dans l’Annuaire. Laugier : « Mais si, il est en tête ! » Leverrier : « Alors, il n’existe pas dans mon exemplaire ! » Cette pantalonnade a eu un succès prodigieux : nous nous tordions à force de rire ! Quand donc ce vilain sera-t-il rémunéré selon ses mérites ? ».

20 février 1860

19 « Séance de l’Académie. Jamais la salle n’a été aussi encombrée aujourd’hui. Des gens qui s’occupent fort peu de Science (par exemple Régnier et Bressant) étaient accourus, espérant assister à une rude et intéressante bataille. Leur attente a été trompée : excepté M. Delaunay, qui a protesté très énergiquement contre les mensonges insérés par Leverrier dans les Comptes rendus, personne n’a fait son devoir. La séance qui

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semblait devoir finir par des soufflets, s’est terminée par un baiser-Lamourette. Grâce à son imprudence et à une apparente modération, Leverrier est sorti vainqueur de la lutte. Chose étrange ! Elie de Beaumont est venu au secours de son collègue au Sénat, en déclarant que le numéro des Comptes rendus contient le résumé des paroles prononcées lundi par Leverrier : cette assertion de M. le Secrétaire perpétuel est tout simplement un mensonge. Pauvres savants ! »

4 au 5 mars 1860

20 « Leverrier et Delaunay. La guerre commencée à l’Institut, il y a un mois, n’est pas terminée : mais Leverrier n’a plus affaire qu’à son jeune confrère Delaunay. La dernière fois, celui-ci a sommé Leverrier (qui était absent) d’articuler nettement ses critiques contre la Théorie de la Lune ; aujourd’hui (Delaunay était absent), Leverrier a lu une lettre de M. Hansen, qui affirme que la théorie de Delaunay est inexacte. En un mot, Leverrier met Hansen aux prises avec Delaunay, et il rentre sous sa tente. Le procédé est habile mais peu loyal.

21 Leverrier et Borie. Il paraît que les articles sur l’Académie des Sciences, que Borie a fait paraître dans le Siècle, ont été fort goûtés par Bonaparte, et que Leverrier a été engagé à se montrer moins désagréable. Il aura bien de la peine à suivre cette ordonnance.

22 Leverrier et Plonplon. Le gros fils de Jérôme déteste Leverrier : il a dit, à un de mes camarades : » J’ai en horreur les gens qui lèchent tous les culs ! ».

25 au 26 avril 1860

23 « Ecce iterum… Leverrier ! Une nouvelle querelle vient d’éclater à l’Institut. Lundi, M. Faye, l’ancien satellite de la planète , a demandé la parole. Il a rappelé d’abord que M. Leverrier l’avait fait désigner pour aller en Espagne, observer l’éclipse du 18 juillet prochain. Il a parlé ensuite des études préparatoires auxquelles il s’est livré. Enfin, il allait raconter comme quoi Leverrier, après lui avoir volé sa mission scientifique, lorsque le président Chasles lui a, pour ainsi dire enlevé la parole. Faye, irrité s’en est allé à sa place en disant : « J’enverrai ma communication aux journaux » Si Oreste et Pylade sont devenus ennemis, nous aurons un spectacle amusant. Je me rappelle, qu’un certain soir, au Café Procope, mon ex-camarade de Faye provoqua en duel un pauvre petit médecin, nommé Deschamps, parce que ce brave garçon lui avait demandé s’il était vrai que la planète Leverrier n’existait pas. Que les temps ont changé ».

28 avril 1860

24 « Faye et Leverrier – Les Comptes rendus ne disent pas un mot de la querelle qui s’est élevée entre ces deux personnages. »

19 juillet 1860

25 « L’éclipse – Le Moniteur publie une dépêche de Leverrier, adressée à Rouland. Il paraît que les astres, même impériaux, n’ont pas été plus favorisés que les autres : à Tudela, un orage a éclaté pendant la matinée. Leverrier dit à ce propos : « Laissant M.M.

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Villarceaux et Chacornai au sanctuaire avec leurs grands instruments, je suis parti pour Tarragona, avec M.M. Novella et Foucault… ». Le mot sanctuaire est heureusement employé ! Dans la grande fête donnée par Leverrier, fête pour laquelle on avait envoyé trois mille invitations, on a pu compter de deux à trois cents hommes. Pour les femmes, les versions varient entre quatre et douze. En un mot : gaspillage scandaleux et fiasco honteux ! ».

28 juillet 1860

26 « Réparation à M. Leverrier : Le Sanctuaire est une localité. Les journaux ayant imprimé « le sanctuaire », j’ai dû mettre une bêtise de plus sur le compte de M. le Sénateur. On ne prête qu’aux riches. »

10 décembre 1860

27 « L’héroïsme de l’imprudence. Depuis plusieurs semaines, la guerre a recommencé ouvertement entre Leverrier et Delaunay, à propos d’erreurs contenues dans les Tables publiées par l’Observatoire, et que Delaunay a signalées. A chaque Note lue par mon camarade, Leverrier répliquait par de longues divagations verbales, entremêlées de phrases comme celles-ci : « M. Delaunay emploie des paquets de chiffres ! Qu’est-ce qu’un nombre pour lui-même ? » puis, dans le Compte rendu de la séance, il corrigeait et dénaturait ses improvisations, et s’attribuait la victoire. A la séance du 3 de ce mois, c’est-à-dire lundi dernier, Delaunay protesta, d’une manière très énergique, contre les inexactitudes (ou plutôt les mensonges) du Compte rendu. Nouvelle divagation de Leverrier, fort mal accueillie à l’Académie : Charles Dupin lui-même (qui l’eût cru ?) s’écria : « Faites comme M. Delaunay ! Répondez par écrit ! M. Delaunay est dans son droit ! » Les choses en étaient là, lorsque le Compte rendu qui a paru hier est venu stupéfier les amis de la vérité et les ennemis de Leverrier ; moi-même, qui l’ai vu à l’œuvre, je ne le croyais pas capable d’un tel excès d’audace. Voici, en effet, par quoi ce misérable remplace sa tentative de réponse verbale : c’est ce qu’on peut appeler un faux en écriture publique : « Note de M. Le Verrier M. Le Verrier déplore qu’un Membre de l’Académie vienne nier aujourd’hui la déclaration solennelle qu’il a faite dans la séance du lundi 26 novembre et que tout le monde a entendue(*). Bien qu’il fût certain d’être dans le vrai, M. Le Verrier s’est assuré près de ses Confrères que la déclaration dont il a pris acte au Compte rendu et qu’on nie, a été très certainement faite par M. Delaunay. En conséquence, il s’est rangé à l’avis de ses Confrères qu’aucune discussion n’est désormais possible ». Aujourd’hui à l’ouverture de la séance, Delaunay a protesté éloquemment contre ces abominables mensonges, contre ces odieuses calomnies. Il s’est écrié qu’il le faisait, non pour l’Académie, mais pour l’Europe et pour la Postérité ! Chose déplorable : pas un de ses Confrères ne s’est levé pour dire : « M. Le Verrier a menti ! » On attendait impatiemment l’arrivée du drôle. Il est venu, il a pris connaissance de la foudroyante Note de son adversaire, puis il a écrit au Président : M. Le Verrier déclare s’en rapporter « à ce qu’il a inséré au Compte rendu ». L’affaire n’est certainement pas finie. (*) Dans cette séance, Delaunay est resté sourd à toutes les interpellations de Leverrier. Une seule fois, poussé à bout, il s’est écrié : « Vous essayez de tromper le public ! ». J’étais présent.

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16 décembre 1860

28 « Leverrier et Delaunay. La querelle n’a pas recommencé aujourd’hui. Il paraît que lundi dernier, pendant le comité secret, Leverrier a été fort mal traité, surtout par son collègue au Sénat, Charles Dupin. « faut-il que deux a-a-mis ! »

29 Il est fâcheux que, dans le Compte rendu qui a paru hier, Delaunay, non content d’avoir adouci, en plusieurs points, sa vigoureuse protestation, ait transformé ainsi une citation qu’il avait lue à la séance : … vous ne cherchez qu’à induire l’Académie en erreur ! » Ses confrères auront probablement obtenu de lui qu’il remplace le Public par l’Académie, mais encore une fois, cela est fâcheux.

7 juillet 1861

30 « La Comète. Aujourd’hui, Leverrier a donné, à l’Institut, des renseignements sur l’astre qui va bientôt disparaître. Le plan de l’orbite est incliné de 84° sur l’écliptique ; en sorte que la Comète de 1861 n’a rien de commun avec la Comète de Charles-Quint. Le pauvre Babinet n’a pas soufflé mot : il s’est laissé égorgiller sans crier. »

3 août 1861

31 « Défaite de Leverrier. Aujourd’hui, l’Académie avait à présenter six candidats aux trois places vacantes au Bureau des Longitudes. M. Leverrier ne s’était pas officiellement mis sur les rangs, mais quelques amis (il a des amis !) avaient parlé pour lui. Le public pensait que la lutte allait s’établir entre Leverrier et Delaunay. Mais point : grâce à ces maladroits amis, M. le Sénateur a eu des voix à chacun des six scrutins ; et il a été battu six fois ! Les candidats de l’Académie sont : MM. Laugier, Puissant, Delaunay, Faye, Peytier et Bégat. Jamais on n’avait vu Un homme aussi… battu !

22 février 1862

32 « M. Le Verrier. Quoique roturier, il vaut le comte et le marquis : dans la séance d’hier, La Rochejacquelain ayant cité, parmi les mauvais journaux, le Constitutionnel, Leverrier s’est écrié : « C’est le plus mauvais de tous. » Est-ce que ce journal n’est pas bonapartiste ? ».

29 mars 1862

33 « Un coup d’État. Le Moniteur publie un décret portant réorganisation du Bureau de Longitudes. M.M. Laugier, Faye, Delaunay, Peytier, présentés par l’Académie, il y a six ou huit mois, sont nommés Membres titulaires. M.M. Leverrier, Villarceau et Foucault, qui n’avaient pas été présentés du tout, sont également anciens titulaires : il n’y a plus d’adjoints. Leverrier rappelle Jocrisse, qui espérait gagner à la Loterie, bien qu’il n’eût pas pris de billet. »

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21 novembre 1862

34 « Ecce iterum… Leverrier. Voici une lamentable histoire : un ancien capitaine au long cours, M. Collas, a fondé au Havre, un observatoire maritime et astronomique : cela lui a coûté près de quatre-vingt mille francs. À la suite d’un dissentiment entre M. Collas et Leverrier, et à l’instigation de ce vilain être, M. Justin Viel, maire du Havre a fait saisir les instruments comprenant l’observatoire, et les a fait vendre à vil prix ! Pendant cette exécution, Bonaparte a envoyé 7 400 F, montant de la dette pour laquelle M. Collas était poursuivi ; mais il était trop tard ! L’Observatoire est détruit, M. Collas est ruiné, et Leverrier triomphe ! »

35 Toutes les affirmations de Catalan devraient être confrontées à d’autres éléments et méticuleusement renvoyées à des sources secondaires. Par exemple, pour l’observatoire du Havre, nous disposons de la thèse d’Olivier Sauzereau [2012]. Toutefois l’historiographie citée ([Verdier 2005] & [Lequeux 2012]) permet largement de contextualiser les morceaux que nous avons choisis.

Un journal utile à l’historien des sciences par des points de vue très personnalisés

36 Le Journal d’un bourgeois offre de multiples autres centres d’intérêt pour l’historien des sciences. C’est tout d’abord une façon d’appréhender les points de vue personnels de Catalan. Il développe à de multiples reprises ses positions antireligieuses contre le christianisme et ce qu’il nomme le « fanatisme musulman ». Sur un plan plus sociétal, il prend position contre la peine de mort : « Quand donc la société reconnaîtra-t-elle que l’on ne punit pas le meurtre par le meurtre, et que la peine de mort n’est pas un frein ? » note-t-il le 18 octobre 1860. Mais c’est surtout à l’Empereur et à son entourage qu’il réserve ses critiques les plus acerbes. Ainsi, contre le baron Hausmann qui révolutionne la géographie parisienne en faisant percer de larges boulevards, il écrit :

37 « Un nouveau théorème de géométrie. M. Haussmann, qui sait mêler le doux au grave, a réjoui ses collègues par la proposition suivante : « l’Hypoténuse n’est que d’un septième plus courte que les deux autres côtés réunis d’un triangle rectangle ». Règle générale : quand un homme du monde, un littérateur ou un artiste prononce un seul mot appartenant au langage scientifique, il dit une bêtise… quand il n’en dit pas deux ! » [1er au 2 mai 1861].

38 Catalan, au fil de son journal, ne cesse de dénoncer les malversations financières qui sont légion sous l’Empire.

39 Catalan fait référence dans son Journal d’un bourgeois à de nombreux savants et à leurs proches (Arago, Biot, Darboux, Dupin, Geoffrey, Alexandre de Humboldt, Saint-Hilaire, La Place, Libri, Poinsot, Polignac, Sénarmont, Serret, Terrien pour n’en retenir que quelques-uns). Dans les illustrations jointes, nous avons extrait les évocations de Poinsot [Illustration II.3] et deux parmi les nombreuses allusions au mathématicien et prince de Polignac [Illustration II.4 & 5] ; elles donnent le ton.

40 Original

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Illustration II.3. Mort de M. Poinsot2

41 Retranscription 4-5 décembre 1859

« Mort de M. Poinsot. Cet illustre géomètre (qui avait l’organe et les allures d’une vielle coquette) est mort ce soir, à 6 heures. Il était paresseux, égoïste, avare et lâche ! C’est lui qui, vers 1844, fit subir à M. Montpensier l’examen d’admission à l’École polytechnique, et, deux heures après, l’examen de sortie ! À cette époque, nul autre que monsieur Poinsot ne se serait, je crois, prêté à cette parade.

Pourquoi le caractère est-il, si rarement, à la hauteur de l’intelligence ? M. Poinsot, qui possédait, me diton cent mille francs de rente, vivait misérablement : il est mort entre les bras de son domestique ! »

42 Original

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Illustration II.4. Le prince de Polignac, un mariage, des « drôlesses » et des nombres premiers3

43 Retranscription 10 mai 1860

« Une mésalliance. Les journaux annoncent le mariage du prince de Polignac, capitaine d’Artillerie, avec Melle Mirès. M. de Polignac avait réhabilité son triste nom par son intelligence et sa bonne conduite : après avoir servi dans la Garde mobile, il a fait l’expédition de Crimée, ce qui ne l’empêchait pas de publier de fort belles recherches sur les Nombres premiers. On peut regretter que, pour deux millions, il consente à épouser la fille d’un homme taré. »

44 Original

Illustration II.5. Le prince de Polignac, un mariage, des « drôlesses » et des nombres premiers (suite).

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45 Retranscription 3-5 novembre 1860

« Illusion détruite. M. Alphonse de P., qui a épousé récemment la fille d’un de nos plus richissimes manieurs d’or, est encore Elève de l’Ecole Polytechnique et capitaine d’Artillerie. De plus, quoique prince, il occupe un rang très honorable parmi les Géomètres. Jusque ces derniers temps, j’avais la plus grande estime pour lui. Malheureusement, il me revient de tous côtés qu’il sera peut-être obligé de donner sa démission. Il paraît qu’à Toulouse d’abord, à Paris ensuite, il a vécu avec des drôlesses, tenant des maisons de jeux clandestines, et aux dépens, bien entendu, des jeunes pigeons qui venaient s’y faire plumer. A quoi servent la naissance, la fortune, d’intelligence ? »

46 Le Journal d’un bourgeois éclaire également sur les sociabilités savantes de l’époque aussi bien dans des cadres institutionnels (École polytechnique, Académie des sciences, Société philomatique, Faculté des sciences de Paris (Sorbonne), Bureau des longitudes, Observatoire, etc.) ou associatifs (associations polytechnique et philotechnique).

47 C’est aussi un très intéressant objet d’étude pour appréhender la société française sous l’Empire. Catalan note de nombreux faits divers (accidents, meurtres, pédophilie, etc.) et fait allusion à certaines pratiques comme le patinage au bois de Boulogne. Il s’intéresse surtout à la géopolitique internationale des années 1858-1862 : pénétration française en Cochinchine, au Mexique, envoi d’un corps expéditionnaire anglo-français en Chine (pillage du Palais d’été à Pékin), guerre de Sécession, massacres des chrétiens en Syrie, situation politique au Maghreb, révolte en Grèce, en Inde, en Pologne, montée de Bismarck outre-Rhin, percement du canal de Suez, réunification italienne sauf la récupération de Venise et Rome, etc.

48 Pour terminer, son Journal intéressera l’historien de la presse. Il fait allusion à des centaines de titres régionaux, nationaux ou étrangers. Ouvrons les premières pages du Journal entre le premier janvier 1858 et le 30 avril 1858 ; Catalan extrait des notes du Moniteur, de la Revue de Paris, du Spectateur, le Bulletin des lois, de L’Illustration, du Constitutionnel, du Journal des débats, de La Presse, de L’Estafette, de L’Indépendance belge, du Times, de La Patrie, de la Revue contemporaine, de la Législative, du Siècle, de L’Univers, de

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L’Illustration allemande, du Moniteur algérien, du Moniteur universel, de L’Union, du Morning Post, de la Gazette des tribunaux, du Guetteur & du moniteur du Loiret. Tout au long des pages, ce sont ainsi des dizaines de titres qui sont évoqués par Catalan. Le plus souvent Catalan critique l’enracinement politique en faveur de l’Empereur. Il note : « le Moniteur officiel ajoute : « Le rôle de la presse est d’éclairer le public, et non de le tromper ». Impudents laquais de plume, que faites-vous depuis le 2 décembre ? » [9 avril 1858].

49 Le Journal apparaît ainsi comme un très intéressant témoignage de lecture d’un savant sur la presse du XIXe siècle, une presse comprenant des centaines de publications recensées dans Civilisation du journal [Kalifa, Régnier, Thérenty & Vaillant 2011]. L’étude des procédures de lecture à une époque donnée fait partie des problématiques des historiens du livre ainsi que l’explique Robert Darnton dans le premier chapitre de son Apologie du livre [Darnton 2010]. Elle permet de mieux comprendre les processus d’appropriation du livre par les acteurs eux-mêmes. En ce sens, Catalan, par son Journal d’un bourgeois de Paris, nous offre un très bel exemple de lecture de « butinage » pour reprendre une expression chère à Montaigne. Catalan butine dans la presse de son temps pour nous tracer les contours de sa vision du monde.

BIBLIOGRAPHIE

Sources archivales

[LIÈGE] Archives de l’Université de Liège, fonds Catalan, MS 1308.

Sources secondaires

BORDELLÈS (Olivier) & VERDIER (Norbert) [2009] « Variations autour du Postulat de Bertrand » (en collaboration avec Olivier Bordellès), Bulletin Association Mathématique du Québec, XLIX (2, mai 2009), p. 25-51.

BOUCARD (Jenny) [2011] « Louis Poinsot et la théorie de l’ordre un chaînon manquant entre Gauss et Galois ? », Revue d’histoire des mathématiques, 17(1, 2011), p. 41-138.

DARNTON (Robert) [2010] Apologie du livre. Demain, aujourd’hui, hier, traduction de Jean-François Sené, Paris, Gallimard, 2010.

JONGMANS (François) [1996] Eugène Catalan, Géomètre sans patrie, Républicain sans république, Mons : Société Belge des Professeurs de Mathématique d’expression française, 1996.

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KALIFA (Dominique), RÉGNIER (Philippe), THÉRENTY (Marie-Ève) & VAILLANT (Alain) [2011] La civilisation du journal, histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris : Nouveau monde éditions, 2011.

LEQUEUX (James) [2012] Le Verrier. Savant magnifique et détesté, Paris, EDP Sciences, 2012.

SAUZEREAU (Olivier) [2012] L’histoire des observatoires de la marine en France aux XVIIIe et XIXe siècles, sous la direction d'Évelyne BARBIN & Martine ACERRA, Université de Nantes, 2012.

VERDIER (Norbert) [2005] « Une main de fer dans un gant d’acier ! Urbain Le Verrier », Tangente Hors Série, 21 (2005), p. 36-40.

NOTES

1. Dans ce qui suit, les dates renvoient au Journal d’un bourgeois [Liège] ; pour alléger les écritures, nous ne ferons pas systématiquement référence à ce renvoi. Les passages en gras sont soulignés dans le texte de Catalan. 2. Pour l’examen des contributions de Poinsot (en théorie des nombres entre autres mais pas seulement), nous renvoyons à [Boucard 2011]. 3. Pour les travaux arithmétiques de Polignac et des éléments biographiques, nous renvoyons à : [Bordellès & Verdier 2009].

AUTEUR

NORBERT VERDIER Maître de conférences à l’université Paris-Sud (GHDSO & IUT de Cachan) en mathématiques appliquées & histoire des sciences et des techniques. Il étudie l’édition des mathématiques au XIXe siècle et a dirigé (avec C. Gérini) L’émergence de la presse mathématique en Europe au 19e siècle. Formes éditoriales et études de cas (France, Espagne, Italie et Portugal), Oxford & London, College publications, 2014.

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Partie III. Un homme et des mathématiques

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Partie III Un homme et des mathématiques

1 Décrire l’œuvre mathématique de Catalan n’est pas une mince affaire. Elle est constituée de centaines d’articles éparpillées dans des dizaines de revues françaises et étrangères ainsi que dans de multiples ouvrages. François Jongmans essaie dans le dernier chapitre de son livre intitulé Le mathématicien [Jongmans 1996, p. 162-200] de classer les différents apports du savant. Il répartit l’œuvre de Catalan en plusieurs items : Théorie des nombres-conjectures, analyse, Séries, Géométrie infinitésimale-Surfaces minima, Géométrie combinatoire-polyèdres & Géométrie combinatoire-Nombres de Catalan. Pour cet état des lieux, François Jongmans prend pour corpus l’ensemble des publications de Catalan listées par Léon Fouarge [1936] qu’il considère comme l’unique liste ordonnée et presque complète des travaux de Catalan [ibid., p. 207] et sur Notice sur les travaux mathématiques d’Eugène Charles Catalan proposée par Paul Mansion [1896]. Il précise la nature des supports utilisés par Catalan : « Telle qu’elle a été dressée par approximativement par Fouarge, la liste des travaux publiés par Catalan dans des revues comporte environ 450 titres, parmi lesquels figurent, essentiellement dans le Bulletin de l’Académie royale de Belgique, quelque 70 rapports sur des œuvres d’autrui ou sur des concours de cette académie. Les 380 articles restants se répartissent à peu près pour moitié dans des revues à vocation scientifique affirmée et pour moitié dans des revues d’ambition plus modeste : Nouvelles annales de mathématiques, Nouvelles correspondance mathématique, Mathesis, Journal de Longchamps, etc. » [ibid., p. 162].

2 Avant de se livrer à une critique : « C’est surtout la première moitié, encore un gros morceau, qui a fait l’objet de la notice de Mansion, notice rédigée d’ailleurs à une époque où l’estampille de Catalan sur diverses notions n’était pas encore consacrée. Il convient de rappeler chaque volume des Mélanges mathématiques [Catalan 1885-1888] est en fait un recueil de nombreuses notes souvent très brèves, dont les titres individuels ne sont cités ni par Fouarge, ni par Mansion, bien que ce dernier en analyse quelquefois le contenu » [ibid.].

3 Il serait sans doute souhaitable de reprendre précisément cette liste quasi-exhaustive de Catalan en y ajoutant ses différentes publications pas seulement mathématiques. Nous ne le ferons pas ici mais allons examiner le point de vue de l’acteur lui-même. Dans son dossier de légion d’honneur dont il sera nommé chevalier en 1888 [Catalan,

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Archives nationales, LH 448/55], il a joint une ancienne notice sur ses travaux datées de 1859 ; elle est structurée en deux parties. Une première partie recense cinquante mémoires qu’il a classés par support de publication : vingt dans le « Journal de M. Liouville », onze dans les « Comptes-Rendus », quatre dans le « Journal de l’Ecole polytechnique », un dans les « Mémoires couronnées de l’Académie de Belgique », un dans les « Bulletins de l’Académie de Belgique », onze dans les « Nouvelles annales de mathématiques », un dans le « Journal de M.Tortolini1 » et un dans « Extraits des Procès-Verbaux de la Société Philomathique ». Une deuxième partie est intitulée « Résultats principaux » et est constituée d’une liste de cinquante résultats ordonnée. Ses résultats ne renvoient pas aux articles mentionnés et ne sont pas classés par champs d’activité [Illustration III.1].

Illustration III.1 : Les dix-sept premiers résultats principaux de Catalan exposés pour être nommé chevalier de la Légion d’honneur

[Archives nationales, LH 448/55]

4 Signalons, pour terminer, une étude récente de Catherine Goldstein [2015]. Outre l’analyse des travaux proprement dits, elle montre avec justesse les ponts qui existent entre les travaux de Catalan et ses réseaux et ses lectures. Jusqu'à présent, il y avait des listes commentées mais sans lien des différents travaux, des travaux relevant d'un champ particulier (arithmétique de Catalan, polyèdres de Catalan, etc.) mais pas cette volonté de chercher l’unité entre un homme et ses mathématiques.

5 Beaucoup d’études restent à faire pour comprendre, dans le corps de texte, les multiples contributions de Catalan sous divers formats éditoriaux. Nous pensons notamment à toutes celles relevant de l’analyse ou toutes celles qu’il a pu faire dans toute une catégorie de journaux de mathématiques élémentaires florissant dans le dernier tiers du siècle. Tout un aspect de Catalan n’est quasiment pas abordé dans notre

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ouvrage ; il s’agit du Catalan auteur de manuels d’enseignement. Évelyne Barbin – dans un texte intitulé « Top-down : the Role of the Preparatory classes for the Great Schools into the French System of the Mathematical Curriculum (1850-1910) » [2015] – étudie en entrant dans des textes centrés sur la géométrie descriptive les rôles joués par une communauté de professeurs dans les classes de préparation à l’École polytechnique (et donc Catalan) sur l’enseignement des mathématiques dans différentes strates du système éducatif français. Nous nous focaliserons seulement sur quelques thématiques relevant de l’arithmétique, des probabilités et de la géométrie.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie

BARBIN (Évelyne) [2015] «Top-down : the Role of the Preparatory classes for the Great Schools into the French System of the Mathematical Curriculum (1850-1910) », in BJARNADOTTIR Kristin, FURINGHETTI Fulvia, PRYTZ, Johan ; SCHUBRING Gert, sous la direction de, Proceedings of the Third International Conference on the History of Education, Uppsala, p. 49-64.

CATALAN (Eugène) [1885-1888] Mélanges mathématiques, Mémoires de la Société royale des sciences de Liège, série 2, 12 (1885), 13 (1887) & 15 (1888).

FOUARGE (Léon) [1936] « Eugène Catalan » in Liber Memorialis de l’université de Liège, sous la direction de Léon Ernest Halkin & Paul Harsin, t. II, Liège : Kramanne, 1936, p. 70-87.

GOLDSTEIN (Catherine) [2015] « The mathematical achievements of Eugène Catalan », Bulletin de la Société Royale des Sciences de Liège [En ligne], Volume 84 - Année 2015, Actes de colloques, Colloque CATALAN, p. 74 - 92, http:// popups.ulg.ac.be/0037-9565/index.php?id=4830.

JONGMANS (François) [1996] Eugène Catalan : Géomètre sans patrie. Républicain sans république, Mons: Société Belge des Professeurs de Mathématique d’expression française, 1996.

MANSION (Paul) [1896] « Notice sur les travaux mathématiques d’Eugène Charles Catalan », Annuaire de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, 62 (1896), p. 114-172.

MAZZOTTI (Massimo) 2000. « For science and for the pope-king : writing the history of the exact sciences in nineteenthcentury Rome », British Journal for the History of Science, 33 (3, 2000), p. 257-282.

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Sources archivistiques

Archives nationales, dossier de Légion d’honneur d’Eugène Catalan : LH 448/55. Cf. http:// www.culture.gouv.fr/LH/LH035/PG/FRDAFAN83_OL0448055v001.htm.

NOTES

1. En 1850, l’abbé Barnaba Tortolini (1808-1874) lance à Rome ses Annali di scienze matematiche e fisiche. Ce Journal n’a pas été suffisamment étudié en tant que tel. Toutefois, Massimo Mazzotti situe la création du Journal dans son contexte romain et italien [Mazzotti 2000]. Les Annali offrent un espace de publication pour les géomètres italiens puis étrangers.

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Chapitre 6 : entretien avec Preda Mihăilescu ou sentir les mathématiques « en formes, poids et rythmes, équilibres dynamiques »

Preda Mihăilescu

1 Rencontre avec Preda Mihăilescu (Université de Göttingen) [[Mihăilescu]]. Il a fait passer du stade de conjecture au stade de résultat une intuition de Catalan publiée dans le premier tome des Nouvelles annales de mathématiques – le journal des candidats aux Écoles polytechnique et normale –, en 1842. Nous n’entrons pas dans les détails techniques de sa démonstration mais cherchons à comprendre comment il s’y est intéressé, ce qu’il en a tiré sur le plan plus général de la théorie des nombres et comment il pratique et pense les mathématiques, dans leur généralité.

Comment avez-vous rencontré la conjecture de Catalan exposée en 1842 à Paris puis en 1844 à Berlin [Illustration III.2] ?

Illustration III.2 : La conjecture de Catalan en 1842 & 1844

À Paris, Nouvelles annales de mathématiques, I, 1 (1842), p. 520

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puis à Berlin, Journal für die reine und angewandte Mathematik, 27 (1844), p. 192.

En juillet 1999, Guillaume Hanrot exposait à Rome à la Faculté Lateranea, dans une atmosphère non aérée, à plus de 40 degrés de chaleur, la démonstration d'un résultat intéressant qu'il avait obtenu avec Yann Bugeaud. Il utilisait une astuce touchant à des unités, due à Yuri Bilu. Pour mettre la beauté de cette astuce en évidence, Guillaume Hanrot, un mathématicien très pondéré par ailleurs, éclata au milieu de la canicule en insistant : “And here we see a miracle, this rational number is in fact an integer” - plus ou moins cela. Combiné à la chaleur, le sympathique coup théâtral de Guillaume eut un grand effet sur moi – je suis resté irrité, en pensant qu'en mathématique un miracle est une chose insuffisamment comprise, et me suis promis d'essayer de mieux comprendre le « miracle » de Bugeaud et Hanrot. Ce que je fis, en rentrant à Paris où je passais six semaines au Laboratoire d’Informatique de l’École polytechnique (LiX) [[LIX]]. Et bien sûr que le phénomène dont avait parlé Hanrot était bien surprenant et de grande beauté – mais il fallut peut-être le double effet de la chaleur plus l'hyperbole utilisée par le présentateur, pour fixer mon attention sur ce problème. Voici l'histoire, elle est vraie. L'unique doute qui me reste est si, oui ou non, j'avais déjà vu le problème la première fois à 15 ans dans un magnifique recueil de Waclav Sierpinski qui fut traduit en roumain. Même si c'était le cas ; en 1999 c’était complètement oublié.

Depuis l’annonce de votre démonstration en 2002 puis sa publication en 2004 – dans ce même Journal für die reine und angewandte Mathematik cent soixante-dix ans après la lettre de Catalan – [Mihăilescu 2004], avezvous continué à travailler sur ce type de questions issues de la théorie des nombres ? Franchement, c'est la misère. Bien sûr, aussitôt que j'ai eu un emploi stable et ma fille au Kindergarten1, j'ai fait mon devoir d'étudier jusqu'où mène la méthode que j'ai développée pour démontrer la conjecture de Catalan. J'ai eu quelques petits résultats, qui fonctionnaient dans des problèmes très particuliers, bien au-delà de ce qu'on avait fait avant ; j'ai même publié une conséquence sympathique de la « démonstration de la conjecture de Catalan », avec Yann Bugeaud, le coauteur de Hanrot [Bugeaud & Mihăilescu 2007]. Mais somme toute, les résultats restent plutôt frustrants ; aucune percée jusqu'au bout. Donc en évaluant les limites de ma méthode, j'ai bien vite fait de me dédier à d'autres problèmes intéressants de la théorie d'Iwasawa. Il faut aussi savoir perdre.

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Vous pratiquez plusieurs langues (roumain, français, anglais et allemand). Quelle est votre langue de prédilection pour pratiquer et penser les mathématiques ? Oh la la ! Si vous m'aviez demandé quelle est la langue dans laquelle j'exprime mes sentiments en parlant mentalement à d'autres, la réponse est assez nette, je me suis aperçu depuis pas mal de temps, encore en Suisse, que mes sentiments, instincts et réactions étaient exprimées de la façon la plus naturelle – donc proche de mon être – non en français mais bien en italien, entre toutes les langues que j'utilise pour parler à qui a le défaut de ne pas connaître le roumain : -). Bien sûr, l'allemand est fantastique côté précision et clarté, mais s’exprimer soi-même, c'est une autre histoire. Et pas toujours une de précision… voilà. Mais vous vous inquiétez des pensées mathématiques, et je crains vous décevoir : les maths ne se pensent pas en langage parlé, elles se sentent en formes, poids et rythmes, équilibres dynamiques. Ensuite, de temps en temps il y a un éclair qui demande des définitions, mais celles-là aussi s'expriment très bien en formules, de manière que la langue qui décrit ces formules est suffisamment secondaire. À la fin, quand se pose la question d'expression dans une langue, souvent le processus de pensée mathématique est plutôt fini – et là, il est très naturel de penser en anglais, la langue utilisée pour publier et donner des conférences, ou bien en allemand, la langue pour enseigner. C'est la réponse le plus honnête que je puisse donner à cette question. Bien sûr quand je dis « les maths ne se pensent pas en langage parlé », je parle de moi ; je crois bien qu'il y a des façons diverses de faire des maths. Mais ce que je viens de dire caractérise, je pense, une certaine partie des mathématiciens ; ce n'est pas que mon approche individuelle.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie :

Bugeaud (Yann) & Mihăilescu (Preda) [2007] « On the Nagell-Ljunggren equation (xn -1)/(x-1) = yq », Math. Scand., 101 (2007), p. 117-183.

Mihăilescu (Preda) [2004] « Primary cyclotomic units and a proof of Catalan’s conjecture », Journal für die reine und angewandte Mathematik, 572 (2004), p. 167-195.

Sitographie :

LIX (Laboratoire d’informatique de l’École polytechnique) : http://www.lix.polytechnique.fr/, consulté le 19 mars 2014.

Mihăilescu (Preda) : http://www.uni-math.gwdg.de/preda/ ; consulté le 19 mars 2014.

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NOTES

1. En Allemagne, les « Kindergarten » désignent les jardins d’enfants c’est-à-dire les systèmes de garderie mis en place avant la scolarisation.

AUTEUR

PREDA MIHĂILESCU Professeur au Mathematisches Institut der Universität Göttingen, spécialiste en théorie algébrique des nombres. Il revint à l'Alma Mater après 15 ans de travail dans l'industrie, en démontrant en 2002 la célèbre conjecture arithmétique dite "de Catalan".

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Chapitre 7 : Eugène Charles Catalan et la théorie des nombres

Jenny Boucard

1 Des contributions arithmétiques de Catalan, l’on retient le plus souvent sa célèbre conjecture devenue résultat en 2002 [Voir chapitre 6] ; c’est bien entendu une vision très réductrice de l’œuvre arithmétique de Catalan mais au-delà du résultat en lui- même transparaissent ici certains de ses traits caractéristiques : son goût pour les équations diophantiennes1 ; son habitude d’énoncer ce qu’il appelle lui-même des théorèmes empiriques dont « les démonstrations viendront plus tard ; du moins [il] l’espère » [Catalan 1892, p. 203] ; son intervention, sous diverses formes, dans plusieurs journaux mathématiques2 [Illustration III.3].

Illustration III.3 : Théorèmes empiriques de Catalan [Catalan 1892]

2 Catalan est effectivement reconnu comme un savant très prolifique en termes de publication, qualifié d’« auteur dominant de la presse mathématique » au XIXe siècle [Verdier 2009a, p. 258-268]. Cela transparaît d’ailleurs dans la liste de 406 publications de Catalan publiée en 1888 dans le troisième volume des Mélanges de mathématiques en 1888, soit six années avant son décès [Catalan 1888, p. 261-272]. Qu’en est-il de sa

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production arithmétique ? Il est toujours délicat de repérer ce qui peut être qualifié de théorie des nombres chez un auteur du XIXe siècle [Goldstein 1999], que l’on s’appuie sur les définitions, multiples, données par les auteurs eux-mêmes ou sur les classifications proposées dans les journaux dans lesquels Catalan publie, lorsqu’elles existent, ou celles mises en œuvre rétrospectivement dans les journaux mathématiques de recension fondés dans le dernier tiers du XIXe siècle, comme le Jahrbuch über die Fortschritte der Mathematik. Nous avons relevé plus d’une centaine de références à Catalan dans la compilation History of the Theory of Numbers de Dickson [Dickson 1919-1923], publiée entre 1919 et 1923. À partir du Jahrbuch, qui recense les articles publiés à partir de la fin des années 1860, et de la liste des publications de Catalan évoquée précédemment, nous retrouvons plus d’une soixantaine d’articles pouvant être rattachés à la théorie des nombres3. De plus, une partie des contributions de Catalan au domaine de la théorie des nombres n’apparaît pas dans ce relevé parce qu’elles se font sous d’autres formes qu’un article. Nous y reviendrons. Toujours est-il que ces premières données quantitatives suggèrent une activité arithmétique substantielle de la part de Catalan.

3 Comme F. Jongmans le souligne, « la vie d’Eugène Catalan s’étend de 1814 à 1894, soit quasiment d’un bout à l’autre du XIXe siècle […] »4. Nous commençons donc par donner un panorama de la théorie des nombres au XIXe siècle afin de pouvoir situer la production arithmétique de Catalan puis nous nous arrêterons sur trois épisodes ponctuels qui permettent de donner un éclairage sur les pratiques de Catalan mais aussi sur les réseaux d’auteurs dans lesquels il évolue.

La théorie des nombres au XIXe siècle

4 La théorie des nombres est radicalement transformée au cours du XIXe siècle [Goldstein & al. 2007]. Cette période s’ouvre avec la publication de deux traités. Le premier, Essai sur la théorie des nombres de Legendre, est publié en 1798 [Legendre 1798] et offre une synthèse de résultats arithmétiques déjà énoncés et parfois démontrés par Fermat, Euler ou encore Lagrange, souvent centrés sur l’analyse diophantienne. Dans son introduction, Legendre assimile d’ailleurs explicitement la théorie des nombres à l’analyse indéterminée. C’est en 1801 que le second ouvrage, les Disquisitiones arithmeticae de Gauss paraît [Gauss 1801]. Gauss y distingue clairement la théorie des nombres « où l’on considère particulièrement les nombres entiers, quelquefois les fractions, mais où l’on exclut toujours les nombres irrationnels » [Gauss 1801, Préface] 5 et organise le contenu autour d’un nouvel objet arithmétique : les congruences . Les Disquisitiones arithmeticae vont connaître plusieurs formes de réception.

5 Dans le premier quart du XIXe siècle, c’est la dernière section qui sera très rapidement reprise, tout particulièrement dans des ouvrages d’algèbre : Gauss y propose une méthode de résolution algébrique des équations binômes xn =1 (n premier), fondée sur l’utilisation d’un outil arithmétique, les racines primitives. La théorie des nombres est alors délaissée par la plupart des mathématiciens, au profit de recherches analytiques et/ou liées à des questions astronomiques et physiques.

6 La situation change progressivement à partir de 1825. Une nouvelle génération de mathématiciens, comprenant par exemple Carl Gustav Jakob Jacobi et Johann Peter Gustav Lejeune-Dirichlet, se familiarise avec l’ouvrage de Gauss au cours de leur formation mathématique, de façon généralement autodidacte. Cela se passe dans le

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cadre d’un renouveau des mathématiques allemandes, où la théorie des nombres est beaucoup plus soutenue. C’est également à partir de 1825 que sont créés plusieurs journaux mathématiques ou contenant des mathématiques [Verdier 2009b] : même si, à l’exception du Journal de Crelle, leur durée de publication est relativement courte, ils participent à une reconfiguration du paysage éditorial et donnent des possibilités supplémentaires aux jeunes auteurs de faire connaître leurs travaux. Dans le cas qui nous intéresse ici, le nombre d’articles de théorie des nombres publiés augmente sensiblement. Ce phénomène s’accentue à partir de 1835, lorsque sont lancés les Comptes rendus de l’Académie des sciences de Paris, le Journal de Liouville (1836) ou encore les Nouvelles annales de mathématiques (1842) dans le cas français. Des recherches contemporaines en analyse portant notamment sur les nombres complexes, l’analyse de Fourier ou encore les fonctions elliptiques, sont également mobilisées pour traiter de nombreuses questions arithmétiques, portant sur des thématiques développées par Gauss dans son ouvrage comme les résidus, les lois de réciprocité ou encore la théorie des formes quadratiques. Entre les années 1830 et 1860, un champ de recherche – intitulé analyse algébrique arithmétique [Goldstein & Schappacher 2007a] - liant des problématiques de théorie des nombres, de la théorie des équations et d’analyse se développe autour d’un réseau international d’auteurs. On retrouve également une caractéristique générale, mais non spécifique ni en opposition avec l’analyse arithmétique algébrique, commune à quasiment toutes les publications arithmétiques françaises dans lesquelles les congruences sont mobilisées : un rapprochement entre équations et congruences, qui induit des questionnements et des méthodes spécifiques [Boucard 2011]. Ainsi, côté français, pratiquement aucune recherche centrée sur les résidus, les lois de réciprocité ou la théorie des formes quadratiques n’est publiée sur cette période.

7 Du point de vue de l’enseignement, les situations allemandes et françaises sont également très différentes : dans l’espace germanique, des manuels centrés sur les congruences – et donc présentant la théorie des nombres comme Gauss dans les Disquisitiones arithmeticae – sont publiés et des cours universitaires sont consacrés à la théorie des nombres. En France, les programmes d’enseignement, plus homogènes et très orientés par les besoins de l’École polytechnique, ne laissent quasiment aucune place à la théorie des nombres. Les quelques points apparaissant progressivement au programme [Belhoste 1995] ne prennent en aucun cas en compte les résultats de Gauss en termes de résidus ou de congruences.

8 À partir des années 1860, les recherches rattachées à la théorie des nombres se décomposent en plusieurs réseaux d’articles [Goldstein 1999, Goldstein & Schappacher 2007b]. Ainsi, C. Goldstein et N. Schappacher distinguent trois réseaux principaux : le premier contient des recherches centrées sur des problématiques renvoyant au début du XIXe siècle (racines primitives, nombres premiers, équation cyclotomique, équations diophantiennes, fractions continues…) dont les auteurs, issus de milieux variés, s’appuient sur les traités de Legendre et Gauss et proclament leur opposition à l’intégration de l’analyse dans la théorie des nombres ; le second réseau adopte pour référence le travail analytique de Dirichlet autour des séries, puis intègre les recherches d’analyse complexe de Riemann à la fin du siècle ; les auteurs impliqués dans le troisième réseau s’intéressent principalement à la théorie arithmétique des formes en lien avec les fonctions elliptiques.

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9 On peut distinguer des approches analytiques et algébriques de la théorie des nombres. Ainsi, l’analyse est centrale dans un ensemble de recherches sur la théorie des nombres premiers – c’est le cas de travaux dans la lignée de Dirichlet ou de Riemann. D’autres auteurs prônent au contraire une approche algébrique de la théorie des nombres. Ici, le sens du mot « algébrique » est multiple : chez Lucas par exemple, l’algèbre renvoie à la théorie des équations tandis que chez Hilbert, l’algèbre renvoie à la théorie des groupes. Finalement, à la fin du siècle, en se fondant sur plusieurs classifications6, on retrouve une nouvelle organisation de la théorie des nombres : la théorie des nombres dite élémentaire (congruences, loi de réciprocité quadratique, formes quadratiques dans un certain sens), la théorie des formes, la théorie des corps de nombres algébriques et la théorie des nombres analytique.

10 Comment situer Catalan dans ce siècle arithmétique ? Le premier article de théorie des nombres qu’il publie a pour titre Analyse indéterminée du premier degré et paraît dans Le Géomètre [Catalan 1836], un journal de préparation aux concours des « écoles du gouvernement » qui ne tient que quelques mois en 1836 [Verdier 2009a, p. 82-95]. Dès 1837, ses relations avec Liouville lui permettent de publier ses travaux dans le Journal de mathématiques pures et appliquées : une Note sur la théorie des nombres, portant sur la fonction d’Euler, y est insérée en 1839 [Catalan 1839]. C’est également à cette période que Catalan publie ses premiers textes de combinatoire. Après son élection en 1840 à la Société philomatique, Catalan publie plusieurs papiers dans le Bulletin associé, dont un sur les fractions continues périodiques en 1844 [Catalan 1844b]. Catalan diffuse également ses travaux dans les Nouvelles annales de mathématiques, et ce, dès la création de ce journal mathématique intermédiaire. Là encore, ses relations avec un des éditeurs, Olry Terquem7, lui permettent de publier ses articles, de réagir très rapidement aux recherches d’autres auteurs. Ces quelques données montrent que Catalan s’est rapidement forgé une place de choix dans l’espace éditorial français. Notons également qu’à cette période, Catalan se construit progressivement un important réseau relationnel : à côté de Liouville et Terquem, Catalan tisse également des liens – plus ou moins lâches – avec Lamé, Cauchy, Jacobi, Hermite ou encore Tchebychev, qui consacrent tous une partie plus ou moins importante de leurs recherches à la théorie des nombres. Après les années 1840, les travaux de Catalan s’orientent essentiellement et massivement vers ce qui est classé, à la fin du siècle, dans la catégorie « théorie des nombres élémentaire »8 ; il s’agit sur les sommes de diviseurs, sur les équations diophantiennes, sommes de carrés et de cubes, divisibilité des coefficients binomiaux, nombres polygonaux, nombre de solutions d’équations diophantiennes, répartition des nombres premiers, partition d’un nombre, nombres parfaits, etc.

Les débuts arithmétiques de Catalan dans les années 1840

11 Comme nous l’avons déjà évoqué, Catalan apparaît comme un des principaux auteurs des deux périodiques français non institutionnels. Du point de vue de l’arithmétique, Catalan publie une Note sur la théorie des nombres dans le Journal de Liouville, qui porte sur la fonction d’Euler9, et plusieurs articles dans les Nouvelles annales de mathématiques, dans lesquels il aborde l’analyse indéterminée du premier degré, les fractions continues et les fractions décimales périodiques. Notons que ces trois thématiques appartiennent

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aux programmes officiels en vigueur, ce qui conforte l’objectif assigné aux Nouvelles annales. Arrêtonsnous cependant sur l’article de Catalan intitulé Sur les fractions décimales périodiques [Catalan 1842] publié dans le premier volume des Nouvelles annales10. La présentation choisie par Catalan est intéressante en ce qu’elle s’appuie sur des résultats fondamentaux de la théorie des nombres, la plupart du temps absents des manuels. Catalan revendique d’ailleurs dès son introduction l’originalité de son

approche par rapport au contenu traditionnel des manuels : « La note suivante ne contient rien de neuf : si je me décide à la publier, c’est parce que la manière dont on présente ordinairement la théorie des fractions périodiques n’est, si je ne me trompe, ni très-logique, ni très-rigoureuse. En outre, cette théorie s’appuie assez naturellement sur le théorème de Fermat, et sur d’autres propriétés intéressantes, qu’il serait peut-être convenable de faire entrer dans les éléments. » [Catalan 1842, p. 457].

12 Dans la suite de son texte, Catalan développe des raisonnements basés sur la considération de restes et obtient des résultats à partir du théorème de Fermat11. Il n’emploie à aucun moment le symbole des congruences de Gauss, mais manie à plusieurs reprises la notation « M. 13 » pour désigner un multiple quelconque de 13. Ce mémoire est suivi d’une observation de Terquem, éditeur des Nouvelles annales, dans laquelle il rappelle la définition d’une racine primitive, objet là encore représentatif de la théorie des nombres « à la Gauss ». Il en profite pour introduire une nouvelle notation, différente de celle de Gauss et de celle utilisée ici par Catalan : Terquem utilise le signe p pour figurer un multiple de p.

13 Ce texte permet d’éclairer plusieurs aspects de la place de la théorie des nombres dans la communauté enseignante des années 1840 et des méthodes d’échanges au sein d’un périodique intermédiaire comme les Nouvelles annales. Tout d’abord, le texte de Catalan sera cité à plusieurs reprises par différents auteurs du journal : c’est par exemple le cas de Terquem, Eugène Prouhet, Drot ou encore Thibault entre 1842 et 1845. Cela illustre très bien le mode de fonctionnement de ce périodique, dans lequel le lecteur peut suivre de nombreuses discussions déployées sur plusieurs volumes. Ensuite, l’intervention de Terquem en fin de mémoire est tout à fait habituelle : comme Gergonne au début du siècle, Terquem commente très souvent les textes insérés dans « son » journal. Dans le cas de la théorie des nombres, Terquem semble jouer un rôle fondamental dans la mise en avant de l’importance de la théorie des résidus et des congruences. Le cas de Catalan n’est en effet qu’un exemple parmi d’autres. Terquem justifie l’insertion d’un article d’Étienne Midy ainsi : « Cette méthode est précisément celle des congruences de M. Gauss. C’est pour la propager que nous avons inséré cet article » [Midy 1845, p. 147]. Il critique également régulièrement des manuels d’arithmétique qui, selon lui, ne présentent pas une approche adéquate. Dans le cas des Leçons d’arithmétique de P.-L. Cirodde, il observe : « La divisibilité des nombres, les théorèmes sur les nombres premiers, la recherche des diviseurs communs, précèdent les fractions (33 à 56). Cet ordre est-il bien adapté à l’état actuel de la science telle que nous le devons aux découvertes de Gauss ? Il serait plus instructif et en même temps plus facile, de débuter par la théorie des restes, autrement dit des congruences. » [Terquem 1842, p. 54].

14 Plus généralement, on retrouve dans les années 1840 un réseau d’auteurs des Nouvelles annales, pour la plupart enseignants en collège, dont l’objectif explicité est justement de « propager » une théorie des nombres centrée sur les résidus et les congruences. Terquem y joue le rôle d’animateur, en développant une rhétorique clairement en

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faveur de cette théorie des nombres et de son intégration dans l’enseignement. Cela contraste bien entendu avec ce que l’on peut trouver dans les media officiels (programmes et manuels). Le rôle de Catalan, s’il n’est pas essentiel dans ce premier cas, nous semble beaucoup plus visible lorsqu’il deviendra lui-même éditeur d’un périodique mathématique intermédiaire, une trentaine d’années plus tard.

Catalan et la Nouvelle correspondance mathématique (NCM) dans les années 1870

15 En 1863, Catalan accepte une chaire à l’Université de Liège, en remplacement de Mathias Schaar et se consacre à la préparation des cours dont il est en charge. Il ne cesse pas pour autant de publier dans différentes colonnes : des périodiques français, belges, mais aussi italiens. Il profite également de sa position de membre associé à l’Académie de Belgique pour publier dans les publications de cette institution. Il poursuit également ses relations épistolaires et débute des correspondances avec plusieurs savants belges. On trouve parmi ces deniers Paul Mansion, basé à Gand, et pour qui Catalan joue un rôle fondamental dans la carrière universitaire. Mansion propose en 1870 à Catalan un projet de création de revue mathématique : le premier volume de la Nouvelle correspondance mathématique, édité par les deux hommes, paraît en 1875. Ce journal se propose de traiter principalement des « parties de la science mathématique enseignées » et est composé, comme la plupart des journaux intermédiaires, d’articles originaux, de questions / réponses et d’une partie bibliographique [Voir chapitre 2].

16 Dans cette période succédant au conflit franco-prussien, cette nouvelle revue mathématique peut être vue comme une « zone neutre » pour les savants français et allemands pendant ses sept années d’existence. Le mathématicien Édouard Lucas par exemple s’en saisit pour diffuser plus largement ses recherches arithmétiques [Décaillot 1999].

17 Les tables des matières des six volumes parus débutent toutes par la rubrique intitulée « Arithmétique ; analyse indéterminée ». Une place importante, en termes de nombres d’articles, est octroyée à cette section et est animé par un réseau d’auteurs international (même s’il est très francophone), lié d’une façon ou d’une autre à Catalan. Catalan intervient sous plusieurs formes (questions, extraits de correspondances, notes sur des mémoires et articles). Ses interventions engendrent des discussions (comme celle sur un ancien mémoire de Libri [Libri 1838]) ou produisent des articles qui sont ensuite repris dans d’autres publications (comme ce problème de Catalan repris par Laisant, cf. partie suivante). En 1879, c’est l’arrêt de la Nouvelle correspondance mathématique ; Mansion relance dans la foulée un périodique ayant une forme similaire : Mathesis. Catalan y intervient de manière intensive en posant de nombreuses questions, participant ainsi à la dynamique des auteurs de ce nouveau périodique autour des problèmes arithmétiques.

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Itinéraire d’un problème de Catalan ou la théorie des nombres au sein de l’Association française pour l’avancement des sciences (AFAS)

18 1872 est l’année de création de trois sociétés savantes en France : la Société mathématique de France (SMF) – la première à être réservée exclusivement aux mathématiques -, la Société française de physique, et l’Association française pour l’avancement des sciences. Dans un contexte politique particulier, juste après la fin du conflit franco-prussien, la fondation de ces sociétés traduit une volonté forte de rétablissement national de la science et de l’enseignement supérieur et de promotion de la recherche scientifique française. Une caractéristique de l’AFAS est de mettre l’accent sur la nécessité d’une alliance entre les milieux politiques, scientifiques et industriels. En mathématiques notamment, cela induit des thèmes de recherche spécifiquement développés dans le cadre des congrès annuels de l’AFAS, qui rassemblent une communauté internationale de scientifiques, dont les Allemands sont cependant exclus jusqu’en 1894 [Décaillot 2002, Décaillot 2007]. Plusieurs mathématiciens membres de l’AFAS produisent de nombreux travaux de théorie des nombres : c’est par exemple le cas de Laisant ou de Lucas. Catalan, qui est membre de la SMF et de l’AFAS, est le seul mathématicien reconnu à participer au premier congrès de l’AFAS en 1872. Il expose alors un Résumé de sa théorie des polyèdres. Il participe en tout à huit congrès de l’AFAS entre 1872 et 1884 ; il y présente plusieurs travaux arithmétiques, portant sur la somme des diviseurs d’un nombre, sur la répartition des nombres premiers ou encore sur des équations indéterminées.

19 Son nom apparaît également dans plusieurs mémoires lus lors de congrès de l’AFAS. C’est notamment le cas d’un mémoire de Laisant [Auvinet 2011, p. 326-340], intitulé Sur le développement de certains produits algébriques [Laisant 1882] qui reprend une question posée par Catalan dans le dernier volume de la Nouvelle correspondance mathématique : « Dans le développement du produit (1-a) (1-b) (1-c) (1-d)… […], quel est le signe du nième terme ? » [Nouvelle correspondance mathématique, vol. 6, p. 143]. Cette question a été résolue dans le même volume par Césaro par une méthode purement combinatoire.

20 Laisant, à partir du problème posé par Catalan, propose dans un premier temps plusieurs solutions, fondées sur des systèmes de représentations différents. Ainsi, il commence par reprendre la solution présentée par Césaro, puis traduit le problème de Catalan en la considération des permutations possibles dans un alphabet à deux lettres. Une troisième représentation du problème de Catalan s’appuie sur des échiquiers dont les cases sont colorées en noir et blanc. Catalan généralise ensuite le problème en travaillant avec un alphabet à trois lettres, et des échiquiers dont les cases sont de trois couleurs. Cette manière de traiter le problème initial de Catalan renvoie à un courant de recherche plus large et qui semble se développer particulièrement au sein de l’AFAS : en effet, les échiquiers constituent un objet d’étude pour plusieurs mathématiciens, notamment depuis les années 1870 (nous pensons par exemple à Sylvester ou Lucas). De nombreux travaux de ces auteurs s’appuient sur des liens entre théorie des nombres, combinatoire et géométrie de situation12. Les mathématiques qu’ils pratiquent correspondent bien à ce qui est attendu au sein de l’AFAS, à savoir une science utile et visuelle. Un acteur important de cette « communauté des mathématiques discrètes » [Auvinet 2011, p. 299-401] est Édouard Lucas. À ce titre, il est très intéressant d’analyser le plan de son ouvrage Théorie des nombres, qui paraît en

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1891, qui contient deux chapitres sur l’analyse combinatoire et sur la géométrie de situation, dans lesquels les travaux de Catalan sont cités.

21 Ces quelques instantanés en lien avec l’activité autour de la théorie des nombres de Catalan, loin de donner une vision exhaustive de ses travaux, permettent néanmoins de saisir quelques facettes du Catalan arithméticien. En tant qu’auteur et rédacteur, Catalan anime plusieurs réseaux d’auteurs particulièrement liés à l’enseignement formés via des journaux intermédiaires : il propose ainsi des exposés sur des thèmes classiques de l’enseignement – comme les fractions décimales périodiques par exemple – selon une nouvelle approche, il commente des articles d’autres auteurs, pose de nombreuses questions arithmétiques initiant ainsi des échanges, ou publie des extraits de correspondances. Il se forge d’ailleurs progressivement l’image d’un arithméticien de valeur : en effet, en 1883, Catalan fait partie de la commission chargée d’examiner les travaux sur le dernier théorème de Fermat dans le cadre d’un prix proposé par l’Académie des sciences de Belgique. Notons enfin que, sans qu’il ne se situe explicitement lui-même dans cette lignée de recherche, certaines de ces thématiques de prédilection – à savoir la combinatoire, la théorie des polyèdres et la théorie des nombres – s’accordent bien avec une approche des mathématiques prônée par plusieurs auteurs de la fin du XIXe siècle, dont une des figures de proue est Édouard Lucas.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie

Sources primaires

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GAUSS (Carl Friedrich) [1801] Disquisitiones Arithmeticae, Leipzig : Fleischer.

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GÉRONO (Camille) [1842] « Fraction continue », Nouvelles annales de mathématiques, I, 1 (1842) p. 1-20.

LAISANT (Charles-Ange) [1882] « Sur le développement de certains produits algébriques », Association française pour l’avancement des sciences. Compte rendu de la 10e session. Alger 1881, Paris : Masson, p. 84-108. [1898] La mathématique : philosophie-enseignement, Paris : G. Carré et C. Naud.

LEGENDRE (Adrien-Marie) [1798] Essai sur la théorie des nombres, Paris : Duprat.

LIBRI (Guglielmo) [1838] « Mémoire sur la théorie des nombres », Mémoires présentés par divers Savants à l’Académie Royale des Sciences de l’Institut de France ; sciences mathématiques et physiques, vol. 5, p. 1-75.

MIDY (Étienne) [1845] « Analyse indéterminée du premier degré », Nouvelles annales de mathématiques, I, 4 (1845) p. 146-152.

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Sources secondaires

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NOTES

1. Une équation diophantienne est une équation polynomiale à coefficients entiers ou rationnels dont la résolution est attendue en nombres entiers ou rationnels. 2. Rappelons en effet que Catalan énonce cette conjecture dans les Nouvelles annales de mathématiques en 1842, puis la fait paraître en 1844 dans le Journal de Crelle en envoyant une missive à l’éditeur [Catalan 1844a]. 3. Ici, nous ne prenons pas en compte les textes de Catalan abordant des questions de combinatoire qui pourraient être considérés comme relevant de l’arithmétique : par exemple, Catalan y aborde parfois la question de la partition d’un nombre m en n parties [Catalan 1838]. 4. [Jongmans 1996, p. 1]. Dans la suite de l’article, et sauf indication contraire, les indications biographiques sur Catalan sont issues de cet ouvrage. 5. Deux nombres entiers a et b sont dit congrus modulo un nombre entier p si leur différence est divisible par p. 6. Nous nous appuyons ici sur les classifications issues de trois entreprises éditoriales : le Jahrbuch, que nous avons évoqué précédemment ; l’Encyklopädie der mathematischen Wissenschaften mit Einschluss ihre Anwendungen (Encyclopédie des sciences mathématiques incluant leurs applications) qui est rédigée sous l’impulsion de Felix Klein et Wilhelm Meyer et qui paraît de 1898 à 1904 [Grattan-Guinness 2009, p. 44-45, 90] ; le traité de théorie des nombres de Paul Bachmann, publié en cinq parties entre 1872 et 1905, dans lesquels il fait une synthèse des différents résultats arithmétiques alors connus, tenant compte de la théorie des nombres élémentaire (Niedere) et avancée (Höhere). 7. Les deux hommes entament un échange épistolaire régulier en 1839 et le poursuivront jusqu’à la mort de Terquem en 1862. 8. À deux ou trois exceptions près : Catalan sort du cadre « élémentaire » et utilise alors les fonctions elliptiques pour travailler sur les sommes de carrés, en lien avec les travaux de Hermite. 9. La fonction d’Euler est une fonction arithmétique associant à un nombre entier n le nombre d’entiers naturels inférieurs ou égaux à n et premiers à n. 10. Il est à noter que le premier article des Nouvelles annales porte aussi sur les fractions continues ; il s’agit d’un article rédigé par l’autre co-fondateur des Nouvelles annales : Camille Gérono. L’article est de nature historique et pédagogique et ambitionne d’expliquer aux lecteurs

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de la revue les résultats d’algèbre élémentaire obtenus à l’aide du concept de fraction continue [Gérono 1842]. 11. D’après ce théorème de Fermat, si p est un nombre premier qui ne divise pas un entier n, alors np-1-1 est divisible par p. 12. Voici une définition de la géométrie de situation par Laisant : « Elle se rattache à la Géométrie par son titre, à l’analyse des combinaisons, et par conséquent à l’Algèbre, par une grande partie des objets qu’elle étudie, à l’Arithmologie par plusieurs de ses conséquences. Enfin, elle rend des services importants dans la Théorie des fonctions et dans les applications géométriques du Calcul infinitésimal. […] C’est une sorte de Protée affectant des formes diverses, suivant le but poursuivi. » [Laisant 1898, p. 105].

AUTEUR

JENNY BOUCARD Maître de conférences en histoire des sciences, centre François Viète, université de Nantes.

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Chapitre 8 : Catalan et ses polyèdres

Jean-Jacques Dupas et Norbert Verdier

1 « Faire l’énumération complète de tous ces divers polyèdres » [Annales de mathématiques pures et appliquées, 7 (1816-1817), p. 256], se questionner sur le nombre de diagonales d’un polyèdre [Nouvelles annales de mathématiques, I, 4 (1845), p. 368] sont des questions qui animent la presse mathématique de la première moitié du XIXe siècle. L’Académie des sciences n’est pas en reste et propose en 1861 un prix qui récompenserait une avancée significative dans la théorie géométrique des polyèdres. Catalan y participe est c’est là son principal travail sur les polyèdres.

2 Eugène Charles Catalan publia de nombreux articles dans le Journal de mathématiques pures et appliquées (Journal de Liouville), mais en 1854 il cessa quasiment de publier dans ce journal, tout en continuant à publier dans les Comptes rendus de l'Académie des sciences et dans de nombreuses autres revues dont les Nouvelles annales de mathématiques. Au début des années soixante, Catalan recherche une position académique. En 1860, Bertrand, Hermite et Serret avaient tous les deux été élus à l'Académie. Lors de l’élection de Serret en cette année 1860, Catalan était sur la liste, mais il n’était que quatrième, derrière Serret, Bonnet et Puiseux [Jongmans 1986]. En 1861 l’Académie des sciences, donne comme sujet de concours pour le grand prix de mathématiques : « Perfectionner, en quelque point important, la théorie géométrique des polyèdres. ». Cependant, le prix fut reporté à 1863. Catalan remit un mémoire mais fut invité à soumettre une nouvelle version de sa copie en 1862, ce qu’il fit le 22 décembre 1862. Ce mémoire fut examiné par un comité composé de Bertrand, Chasles, Liouville et Serret. Notons que Bertrand était un grand connaisseur des polyèdres sur lesquels il avait produit des théorèmes fondamentaux et une note synthétique dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences [Bertrand 1858]. Chasles et Liouville, son grand ami, souhaitaient voir Catalan primé, mais les autres proposèrent que le prix ne soit pas accordé. Deux mémoires furent distingués, ceux de Catalan, que nous allons détailler, et de Möbius. L’Académie des sciences ne reçut que huit mémoires. Nous ne sommes pas parvenu à localiser le mémoire de Möbius qui n’a, semble-t-il, pas été publié. Citons également la tentative de Pierre, Marie, Eugène Prouhet (1817-1867) [Archives de l’École polytechnique, VI 1b2 (1857) & X2C 26/1843]1. Il aurait déposé un mémoire avant de le retirer après avoir découvert une erreur dans ses écrits. À la mort d’Olry Terquem

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(1782-1862), en 1862, Prouhet prend la co-direction des Nouvelles annales de mathématiques et publie notamment une note « sur le nombre des diagonales d’un polyèdre » [Prouhet 1863] ; en fait, c’est une adaptation d’une réponse à une question proposée en 1845 et ouvrant notre chapitre. Prouhet revient sur une solution proposée par un certain Henri Binder, alors élève en mathématiques élémentaires au collège Charlemagne de Paris. Il est curieux de constater que Prouhet ne cite pas la réponse publiée dans ces mêmes Nouvelles annales en 1845 [Binder 1845] mais celle traduite en allemand dans Archiv der Mathematik und Physik [Binder 1846]. En 1865, Prouhet écrit à Catalan et revient à propos des animosités de Catalan à l’encontre de Bertrand, Bonnet et Serret et considère que le meilleur mémoire sur les polyèdres et celui de Catalan. En revanche, Prouhet – connaisseur de l’historiographie sur le sujet – signale un certain nombre de sources anciennes qu’ignorait probablement Catalan [Jongmans 1996, p. 119-120 & 188].

3 En revanche, Catalan connaissait très bien la géométrie et en particulier la géométrie descriptive qu’il avait enseignée, en temps que répétiteur à l’École polytechnique de 1838 à 1850, tellement bien qu’il rédigera un manuel de géométrie descriptive [Catalan 1861-1862]. En 1865, il fait publier dans le Journal de l’École polytechnique son « Mémoire sur la théorie des polyèdres » [Catalan 1865] ; une note de bas de page, datée du 23 janvier 1865, stipule : « Le présent Mémoire est la reproduction, aussi fidèle que possible, de celui qui a été déposé au Secrétariat de l’Institut le 22 décembre 1862. Sauf quelques renvois, nécessités par la nouvelle disposition des figures, pas un mot de la rédaction primitive n’a été changé. » [ibid., p. 1]

« Quelques-unes des lois générales qui régissent les polyèdres » par Gergonne, en 1824-1825

4 Catalan s’appuie essentiellement sur un article de Gergonne dans ses Annales [Gergonne 1824-1825]. Dans ce texte Gergonne analyse la formule d’Euler, à savoir S+F =A+2 où S représente le nombre de sommets, F le nombre de faces et A le nombre d’arêtes du polyèdre, Gergonne remarque très judicieusement que S et F joue un rôle symétrique ce qui lui permet de définir la conjugaison de deux polyèdres en échangeant les rôles de S et F puis par simple analyse de la formule d’Euler, il déduisit tout une série de théorèmes que l’on peut décliner soit en caractéristiques des sommets soit, par conjugaison, en caractéristiques des faces.

5 Catalan reprend cette idée et sa très bonne connaissance de la théorie des nombres lui permet en manipulant les équations issues de la formule d’Euler de déduire à son tour un grand nombre de théorèmes exprimés soit en termes de sommets soit en termes de faces, ainsi que des conditions régissant l’existence des polyèdres.

6 La formule d’Euler est fascinante : on peut déduire les caractéristiques des cinq polyèdres de Platon (dont le fait qu’ils ne sont que cinq) uniquement en manipulant des nombres entiers, et donc sans jamais faire de géométrie comme le fait Gergonne.

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Et un « commencement de solution » par un abonné des Annales de Gergonne

7 Catalan est aussi parti d’un autre texte toujours extrait des Annales de Gergonne [Abonné 1818-1819] ; c’est un élément de réponse à une question sur les polyèdres posé en 1816-1817 et ouvrant notre article. Il est signé « par un abonné » mais nous avons de bonnes raisons de penser que le signataire est Gergonne lui-même. D’une part c’était une pratique courante chez Gergonne de signer « par un abonné » des articles qu’il rédigeait lui-même comme l’a montré Christian Gérini dans sa thèse consacrée à l’étude des Annales de Gergonne [Gérini 2002] ; d’autre part, le sujet des polygones était un sujet qui intéressait particulièrement Gergonne. C’est, à titre d’exemple, lui qui a adapté dès 1812-1813, un article du genevois Simon, Jean, Antoine Lhuillier (1750-1840) pour les Annales [Lhuillier & Gergonne 1812-1813]2.

8 Dans son texte, Gergonne définit le polygone régulier et l’angle polyèdre régulier, la conjugaison des polyèdres et le polyèdre régulier : faces régulières égales et angles polyèdres réguliers égaux. Cette dernière condition est tellement restrictive que l’auteur se demande si de tels polyèdres existent. Grâce à la formule d’Euler, l’auteur retrouve les cinq polyèdres de Platon auquel il ajoute le polygone régulier et le digone (polygone constitué de deux sommets, une arête (en fait deux arêtes confondus)), puis il ajoute la sphère divisée en une infinité de compartiments infiniment petits, carrés, triangulaires et hexagonaux. Beaucoup plus tard, l’ingénieur des mines, ami et collaborateur de Jules Verne, Albert Badoureau3 montrera que ces divisions infinies de la sphère n’existent pas [Badoureau 1878 &1881]. Puis l’auteur anonyme, repartant des cinq polyèdres réguliers, ajoute sur chaque face des pyramides en choisissant astucieusement la hauteur de ces pyramides, deux faces latérales de ces pyramides partageant la même arête du polyèdre primitif peuvent être dans le même plan auquel cas les faces sont des losanges (aussi nommés rhombes) d’où l’obtention : • Du cube à partir du tétraèdre régulier • Du dodécaèdre rhombique à partir du cube ou de l’octaèdre régulier ; • Du triacontaèdre rhombique à partir du dodécaèdre régulier ou de l’icosaèdre régulier

9 Il ne reconnaît : • Ni le dodécaèdre rhombique qui est certainement connu depuis la nuit des temps puisque de nombreux cristaux possèdent cette forme ; • Ni le triacontaèdre rhombique décrit par Kepler.

10 L’auteur nomme ces polyèdres semi-réguliers par excès de première classe.

11 Si les faces latérales des pyramides ne s’alignent pas on peut néanmoins choisir la hauteur des pyramides afin que les angles polyèdres soient réguliers et nous obtenons 5 polyèdres que l’auteur anonyme qualifie de semi-régulier par excès de seconde classe.

12 De même repartant des cinq polyèdres réguliers, il retranche sur chaque sommet des pyramides ; le sommet du polyèdre primitif est le sommet de la pyramide, les faces concourantes en ce sommet contiennent les faces latérales de la pyramide, en choisissant astucieusement la hauteur de ces pyramides, les sommets des nouveaux

polyèdre se trouvent au milieu des arêtes du polyèdre primitif d’où l’obtention : • De l’octaèdre à partir du tétraèdre régulier ; • Du cuboctaèdre à partir du cube ou de l’octaèdre régulier ; • De l’icosidodécaèdre à partir du dodécaèdre régulier ou de l’icosaèdre régulier.

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13 Il ne reconnaît • Ni le cuboctaèdre ; • Ni l’icosidodécaèdre ; qu’il nomme polyèdres semi-réguliers par défaut de première classe.

14 Si les arêtes des faces latérales des pyramides n’atteignent pas le milieu des arêtes des polyèdres primitifs, on peut encore une fois néanmoins choisir la hauteur des pyramides afin que les faces des polyèdres soient régulières et nous obtenons cinq polyèdres que l’auteur qualifie de semi-réguliers par défaut de seconde classe. Nous reconnaissons : • Le tétraèdre tronqué ; • Le cube tronqué ; • Le dodécaèdre tronqué ; • L’icosaèdre tronqué.

15 Il affirme qu’aucun géomètre n’a étudié ces polyèdres semi-réguliers. Nous verrons que c’est en grande partie faux et constatons qu’il ne qualifie pas précisément cette notion. Tous les polyèdres décrits par cet auteur ne sont décrits qu’en termes de nombre de sommets, arêtes et faces ; leurs caractéristiques géométriques, angles de faces, rayons inscrits… ne sont pas précisées.

Catalan

16 Catalan reprend tous cela de façon beaucoup plus systématique et va chercher à obtenir tous les cas possibles. Il définit précisément la notion de polyèdres semi-réguliers : « J’appelle polyèdre semi-régulier, soit celui dont les faces sont des polygones réguliers et dont les angles polyèdres sont égaux (ou symétriques), soit celui dont les faces sont égales et dont les angles polyèdres sont réguliers. J'admets en outre que, dans tout polyèdre semi-régulier, du premier genre, les faces de même espèce sont égales, et que, dans tout polyèdre semi-régulier, du second genre, les angles polyèdres de même espèce sont égaux » [Catalan 1865].

17 Mais Catalan découvre un peu tard qu’une partie de ses découvertes ont déjà été faites : « Cette définition, aussi bien que la plus grande partie du présent Mémoire, date de l’année dernière. Il y a quelques semaines, j’ai appris, par hasard, que les polyèdres semi-réguliers, du premier genre sont connus presque tous depuis longtemps sous le nom de solides d’Archimède. Nil Novi sub Sole ! 24 avril 1862 » [ibid.].

18 Il commence par étudier les polyèdres semi-réguliers, du premier genre en établissant préalablement une série de théorèmes généraux qui l’aideront dans sa démarche : • Tout polyèdre semi-régulier, du premier genre, a les arêtes égales entre elles ; • Tout polyèdre semi-régulier, du second genre, a les angles dièdres égaux entre eux ; • Dans tout polyèdre semi-régulier, du premier genre, les sommets sont trièdres, tétraèdres ou pentaèdres ; • Dans tout polyèdre semi-régulier, du second genre, les faces sont triangulaires, quadrangulaires ou pentagonales ; • Tout polyèdre semi-régulier, du premier genre, est inscriptible ; • Dans tout polyèdre semi-régulier, du premier genre, les angles dièdres, déterminés par des faces respectivement égales, sont égaux entre eux ; • Dans tout polyèdre semi-régulier, du premier genre, les sommets adjacents à un sommet donné sont situés sur une circonférence ayant pour pôle le sommet donné.

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19 Puis partant de ses fondations solides, il établit la liste des quinze polyèdres possibles. Il prouve l’existence de chaque polyèdre puis pour tous les polyèdres non repérés dans l’article des Annales de Gergonne, il calcule les angles entre faces et les rayons inscrits des faces. Notons que ces quinze polyèdres sont les deux familles infinies des prismes et des antiprismes, et les 13 polyèdres archimédiens ont été ainsi nommés car ils ont été décrits par Archimède dans un ouvrage aujourd’hui perdu mais dont Pappus s’est fait l’écho dans les collections mathématiques. À la renaissance tous ces polyèdres semi- réguliers ont été redécouverts et étudiés par Kepler. Ces polyèdres étaient connus de Poinsot [Poinsot 1810], au travers de l’annexe appelée « Description De Quelques Solides Semi-Réguliers, Appelés Les Corps D'Archimède » contenue dans un ouvrage de Nicolas-Joseph Lidonne (1757-1830)4 publié en 1808 [Lidonne 1808]. Par rapport aux Annales de Gergonne, Catalan a donc redécouvert le petit rhombi-cuboctaèdre, le grand rhombicuboctaèdre, le petit rhomb-icosidodécaèdre, le grand rhomb-icosidodécaèdre, le cube camus, le dodécaèdre camus, les prismes et les antiprismes. Puis aussi méthodiquement et avec beaucoup de persévérance il étudie les polyèdres semi- réguliers du deuxième genre. Ceux-ci deviendront les polyèdres de Catalan.

… et ses polyèdres

20 De même que pour les polyèdres semi-réguliers du premier genre, il commence par établir une série de théorèmes généraux : • Tout polyèdre semi-régulier, du second genre, est conjugué d’un polyèdre semi-régulier, du premier genre et vice versa ; • Tout polyèdre semi-régulier, du second genre, est circonscriptible • Si deux polyèdres conjugués, P, p, sont l’un inscrit et l’autre circonscrit à la même sphère O, de façon que les sommets du premier soient les pôles des faces du second, et vice versa, deux arêtes correspondantes quelconques sont réciproques ; • Si deux polyèdres P, p, semi-réguliers et conjugués, sont l’un inscrit et l’autre circonscrit à une même sphère : • ◦ Les sommets de P, adjacents à un sommet A, sont situés sur une circonférence qui a pour pôle le sommet A ; ◦ Les faces de p, adjacentes à une face a, sont tangentes à un cône de révolution dont le sommet est sur le diamètre perpendiculaire à a ; ◦ Chacune des faces de p est circonscrite à une circonférence qui a pour centre un sommet de P.

21 Puis il décrit ces quinze polyèdres, en remarquant que le dodécaèdre rhombique [Illustration III.4, figure 53] est connu des cristallographes et que le triacontaèdre rhombique [Illustration III.4, figure 61] était connu du minéralogiste Jean-Baptiste Romé de Lisle (1736-1790). Catalan donne les caractéristiques métriques des quinze polyèdres rencontrés. Si on met à part le dodécaèdre rhombique et le triacontaèdre rhombique, il est le premier à décrire leurs caractéristiques métriques et à faire une représentation graphique. De plus, huit polyèdres de cette famille sont envisagés, pour la première fois, par Catalan.

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Illustration III.4 : Les quinze solides de Catalan

22 Partant du constat que la liste des polyèdres semi-réguliers n’était pas connue, Catalan a produit un travail remarquable de généralisation en établissant cette liste et en caractérisant tous ses membres. Pour ce faire, il s’est appuyé sur ses talents de géomètre et de théoricien des nombres. Malheureusement, une grande partie de ses découvertes avait déjà été faite par le passé ce qui amoindrit considérablement la portée de son mémoire. Aujourd’hui à l’ère d’internet, les recherches bibliographiques sont faciles. Il n’en n’était rien dans le courant du XIXe siècle, la même mésaventure était arrivée à Poinsot dont deux des quatre polyèdres qu’il avait imaginés étaient connus de Kepler. Cependant, l’approche de Catalan était originale et systématique. Sans parler de ses épures magnifiques dues à l’atelier de gravure « Dulos sc »5. Ce n’est que justice qu’une famille de polyèdres porte son nom. Rappelons que les solides de Catalan sont les conjugués des solides archimédiens, c’est-à-dire que leurs faces sont égales, leurs angles polyèdres sont réguliers et ils approximent la sphère, qu’ils circonscrivent, par excès.

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NOTES

1. Nous remercions Olivier Azzola – chargé des archives à la Bibliothèque de l’École polytechnique – de nous avoir communiqué ces documents sur Eugène Prouhet. 2. Gergonne a ici volontairement « abrégé » l’article initial de Lhuillier qui a beaucoup œuvré autour des polyèdres en laissant plusieurs manuscrits sur ce sujet ainsi que l’atteste la notice biographique publié dans le Bulletin de bibliographie, d’histoire et de biographie mathématiques en 1856 [Bulletin de bibliographie, d’histoire et de biographie mathématiques, 2 (1856), p. 140-146]. À noter également que Gergonne dans un rapport à l’Académie du Gard a été très critique envers les conceptions mathématiques de Lhuillier exposées dans ses Éléments raisonnés d’algèbre [Gérini 2002, p. 86-90]. 3. Pour les liens entre Badoureau et Verne et pour ses apports à l’étude de certains polyèdres, nous renvoyons au dossier que lui a consacré le magazine Quadrature [Crovisier Jacques & Crovisier Sylvain 2007]. 4. Pour une notice biographique, nous renvoyons à celle (anonyme) publiée dans la biographie de Michaud : [Michaud 1843, p. 1]. 5. Au début de la seconde moitié du XIX e siècle, Pierre Dulos supplante les autres graveurs et devient le graveur attitré de la presse mathématique. Il ne se contente pas de faire de la gravure sur cuivre, « à l’ancienne » : il améliore les procédés. Avant lui, les gravures en creux provoquaient, après encrage et transfert sur la page, des tracés qui n’étaient pas toujours nets. Il améliore chimiquement le procédé au début des années soixante en tentant d’avoir un aval académique. Avec Dulos, la gravure atteint sa maturité et entre dans une autre histoire, celle de sa pré-industrialisation : les burins des graveurs sont, avec Dulos, définitivement remplacés par des procédés chimiques qui rendent possible l’insertion des figures à des coûts accessibles et avec une netteté graphique irréprochable. Pour obtenir davantage d’information sur les techniques de graveurs des planches de mathématiques au XIXe siècle, nous renvoyons à [Verdier 2009, p. 137-149].

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AUTEURS

JEAN-JACQUES DUPAS Ingénieur chercheur au Commissariat à l’Énergie Atomique.

NORBERT VERDIER Maître de conférences à l’université Paris-Sud (GHDSO & IUT de Cachan) en mathématiques appliquées & histoire des sciences et des techniques. Il étudie l’édition des mathématiques au XIXe siècle et a dirigé (avec C. Gérini) L’émergence de la presse mathématique en Europe au 19e siècle. Formes éditoriales et études de cas (France, Espagne, Italie et Portugal), Oxford & London, College publications, 2014.

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Chapitre 9 : entretien avec Bernard Bru Ou probabilités & statistiques, histoire et historiographie.

Bernard Bru

1 Depuis plus de trente ans existe à Paris un séminaire régulier consacré à l’histoire du calcul des probabilités et des statistiques. Dans cet entretien avec l’un des co- fondateurs : Bernard Bru, nous souhaitons revenir sur quelques moments historiques et historiographiques de ce domaine désormais fort développé et situé aux confins de l’histoire des méthodes quantitatives et des mathématiques dans les sciences sociales. Nous souhaitons également, en filigrane, revenir sur l’œuvre de François Jongmans en ce domaine.

Quand et dans quelles circonstances avez-vous rencontré François Jongmans ? J’ai rencontré François Jongmans à l’occasion de la journée Bienaymé organisée par le séminaire d’Histoire du Calcul des probabilités et de la Statistique (EHESS) avec le concours de la Fédération Française des Sociétés d’Assurance. Cette journée s’est tenue le vendredi 21 juin 1996 au siège de la Fédération. Nous avions invité François Jongmans et celui-ci, avant le premier exposé, m’a fait cadeau de son beau livre sur Catalan [Jongmans 1996], en s’excusant à sa manière d’avoir écrit un livre qui ne plaisait pas aux historiens des mathématiques. Je lui ai peut-être répondu que c’était bon signe, mais je n’en suis pas très sûr. Et nous sommes devenus amis, sans plus pouvoir nous rencontrer, mais ce n’est pas le plus important.

Avec François Jongmans et Eugène Seneta, vous avez coécrit [Bru, Jongmans & Seneta 1992] un article sur Bienaymé, un des acteurs principaux des probabilités au XIXe siècle, encore célèbre aujourd’hui avec sa célèbre inégalité dite « de Bienaymé-Tchebichef ». Quelles ont-été les relations entre Catalan et Bienaymé ? Et comment votre passion pour Bienaymé est-elle née ? Les relations entre Bienaymé et Catalan ont été très bien analysées par François Jongmans au cours de la journée Bienaymé [CAMS 1997], et dans ses travaux avec Eugene Seneta. Je n’ai rien à y ajouter [Voir chapitre 10].

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En ce qui concerne la seconde question, tous les enseignants de calcul des probabilités à quelque niveau que ce soit, ont eu à parler de cette fameuse inégalité de Bienaymé-Tchébycheff qui est au programme des universités françaises, et maintenant des lycées, depuis le milieu des années 1920, notamment à cause de la campagne de promotion menée par Maurice Fréchet dans son beau livre [Fréchet & Halbwachs 1924]. Auparavant il n’en était pas question et on chercherait en vain des traces de cette inégalité et de ses applications dans les cours de Bertrand, Poincaré ou Borel. Donc, comme pour tout le monde le nom de Bienaymé ne m’était pas inconnu, mais je ne savais rien ou à peu près ni de l’œuvre ni de la vie de ce mathématicien. Aussi, lorsque le magnifique livre de Heyde et Seneta est paru en 1977 je me suis empressé de le lire et de l’étudier [Heyde & Seneta 1977]. D’ailleurs, quelques années auparavant, un très bon ami commun, Tony Naulty, m’avait envoyé d’Australie une copie d’un article préliminaire de ces deux auteurs paru en 1972 [Heyde & Seneta 1972] qui exposait les travaux de Bienaymé sur la durée des familles et posait une question historique ou plutôt deux questions auxquelles il était difficile de rester insensible. En 1845, en effet, Bienaymé avait fait paraître [Bienaymé 1845] un très court article de deux pages énonçant le premier théorème connu sur les processus de branchement, que les anglo-saxons appellent le « criticality theorem », un résultat retrouvé vers 1930 seulement et depuis largement développé et appliqué, notamment aux réactions en chaîne de la bombe atomique. Bienaymé annonçait qu’il se proposait d’écrire un mémoire spécial sur le sujet, mais comme à son habitude, il n’en a rien fait. La première question était, le « mémoire spécial » existe-t-il sous une forme ou une autre, et la seconde pourquoi un polytechnicien inspecteur de finances, théoricien du calcul des probabilités, s’est-il intéressé à la question de l’extinction des familles, un sujet de statistique appliquée, a priori sans rapport visible avec ses centres d’intérêt ? La première question n’a été résolue que vers 1990, après la sortie du tome VI-2 des œuvres complètes d’Augustin Cournot, une entreprise de longue haleine commencée au début des années 1970, sous la direction d’André Robinet [Cournot 1973-2010]. Le tome VI-2, consacré à la réédition par Nelly Bruyère d’un traité peu connu de Cournot, sur la correspondance entre l’algèbre et la géométrie [Cournot 1847], est paru en 1989. On trouve dans cet ouvrage au numéro 36 un exemple de jeu à deux joueurs qui, précise Cournot en note, « est au fond le même que celui qui a pour objet de déterminer la probabilité de la durée des descendances masculines ou des familles, problème dont M. Bienaymé s’est occupé. » Un coup d’œil au texte montre à l’évidence que le résultat du n° 36 de Cournot est exactement le même que celui énoncé par Bienaymé de 1845 et qu’il a pour lui d’en donner la démonstration détaillée, qui utilise de façon ingénieuse la méthode analytique des fonctions génératrices de Moivre et Laplace. De sorte que la première question était résolue, Bienaymé ayant collaboré avec Cournot à la « correction » de l’Exposition de la théorie des chances, parue en 1843 et étant depuis lors un ami très proche du savant graylois [Cournot 1843]. La seconde question en a résulté. En effet, la publication de la réponse à la première question avait attiré l’attention de la famille Bienaymé sur son illustre ancêtre et elle nous a appris qu’elle possédait un fonds d’archives provenant d’Irenée Jules. Entre beaucoup d’autres choses, il apparaissait que Bienaymé était apparenté à l’un des très

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grands statisticiens du XIXe siècle, Louis-François Benoiston de Châteauneuf, avec qui il entretenait des relations étroites quasi filiales. Entre beaucoup d’autres sujets, Benoiston de Châteauneuf s’était intéressé de près à l’extinction des familles et il n’était pas difficile d’imaginer qu’il en avait discuté avec Irenée lors d’une soirée familiale. Les deux questions étaient résolues autant qu’on le pouvait, en attendant d’autres pistes que l’avenir dévoilerait, qui viendraient contredire celles exploitées ici. Pour en rester à Cournot et à Catalan, on sait qu’il existe des liens discrets entre les deux savants. Cournot était un personnage officiel de l’Instruction publique sous la Monarchie de Juillet, président du Concours d’agrégation, membre du Conseil royal de l’instruction publique, mais il n’était pas et ne serait jamais de l’Académie et le pouvoir qu’il avait acquis grâce au soutien indéfectible de Poisson, était strictement administratif. Certes, il aurait pu soutenir Catalan dans sa carrière parisienne, et peut-être l’a-t-il fait, mais il aurait fallu pour cela que Catalan s’y prêtât, ce qui n’était pas précisément le cas. Catalan avait une sorte de génie pour se brouiller avec tous les hommes d’influence et surtout il avait refusé de prêter le serment d’allégeance à Napoléon III, un serment obligatoire pour la poursuite d’une carrière française. D’un autre côté, on peut noter que Catalan a développé une note de jeunesse de Cournot [Cournot 2010] sur un problème d’algèbre légale posé l’ancien article 757 du Code civil de 1804, [Cournot 1831]. Ce point a été fort bien analysé par François Jongmans dans son livre merveilleux sur Catalan. On peut voir également les textes de Cournot et Catalan [Catalan 1862] à ce sujet, et un article très bien fait de Henry Picquet [Picquet 1910], dans lequel ce savant remarquable, X 1864, défend avec talent « la mémoire d’un célèbre savant, Eugène Catalan, qui a indiqué la formule rigoureuse, résultant de l’application stricte de l’ancien article 757 », lequel précise qu’un enfant naturel venant en concurrence avec des enfants légitimes a droit à un tiers « de la portion héréditaire que l’enfant naturel aurait eue s’il eût été légitime. » Cette rédaction hautement énigmatique a plongé dans des abîmes de perplexité des générations entières de notaires jusqu’à ce que la loi supprime toute discrimination subie par les enfants naturels, y compris les adultérins, à compter du 1er juillet 2002. C’est surtout pour Catalan l’occasion de montrer sa virtuosité dans le calcul des jolies séries [Catalan 1863], par exemple celle-ci, sur la série harmonique alternée, typique de notre auteur [Illustration III.5] :

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Illustration III.5 : Circulation d’un problème d’algèbre légale dans les Nouvelles annales entre 1845 et 1863.

Nouvelles annales de mathématiques, I, 4 (1845), p. 249-256

Nouvelles annales de mathématiques, I,10 (1851), p. 27-31

Nouvelles annales de mathématiques, II, 2 (1863), p. 107-111

Plus généralement, comment devient-on historien des probabilités et des statistiques ? Tout le monde est historien, c’est une constante universelle, et, lorsqu’on est amené par les hasards de l’histoire à enseigner le calcul des probabilités en 1965, on ne peut que l’être doublement. En effet, cette discipline très ancienne était alors timidement renaissante en France et il fallait trouver des textes d’exercices et des méthodes d’enseignement qui réconcilient une tradition probabiliste millénaire, mais quelque peu défraîchie, avec la modernité bourbachique triomphante. Etudier l’histoire du calcul des probabilités et de la statistique pouvait y contribuer, du moins c’est ce qui

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venait à l’esprit en premier. D’autant que cette histoire est aussi riche que fascinante et qu’on s’y attache dès qu’on y a goûté. Il se trouve également que dans ces mêmes années 1960-1970, enseignait à la Faculté des sciences de Paris où je travaillais, un des principaux historiens des mathématiques de la seconde moitié du 20e siècle, Pierre Dugac, qui dirigeait alors le séminaire d’histoire des mathématiques de l’IHP, un séminaire fondé juste après la seconde guerre mondiale par Maurice Fréchet et que René Taton a longtemps dirigé [[IHP]]. Pierre Dugac était mon ami et, occasionnellement, quand il n’avait pas de conférencier pour son séminaire, il me demandait un exposé probabiliste, ce qui n’intéressait personne, soit dit en passant, mais lui rendait service. René Taton et Pierre Dugac avaient également pour mission d’organiser les commémorations qui chaque année marque un événement mathématique historique ou quasi historique et ils sont nombreux. Ils devaient également susciter des collaborations pour les éditions des grandes œuvres scientifiques alors encore possibles. Si bien qu’inéluctablement et faute de mieux, j’ai été associé à leurs travaux pour la partie probabiliste et bientôt rejoint par mon grand ami Pierre Crépel, spécialise du 18e siècle et de beaucoup d’autres choses. L’une des principales collaborations à laquelle j’ai été associé a été celle du séminaire d’histoire du calcul des probabilités de l’EHESS en collaboration avec le centre Koyré, fondé à l’initiative de Marc Barbut et Ernest Coumet en 1982, avec qui j’ai travaillé pendant vingt ans. Dans le cadre de ce séminaire plusieurs thèses importantes ont été soutenues. Chaque année nous invitions à parler les meilleurs spécialistes de ces questions en France et à l’étranger. C’est ainsi que j’ai eu le bonheur de rencontrer Eugene Seneta, François Jongmans, Steve Stigler et tant d’autres. Ce séminaire n’a jamais cessé de se réunir. Il est maintenant dirigé par Michel Armatte, Eric Brian, Thierry Martin et Laurent Mazliak [[SHCPS]].

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie

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CAMS (Centre d’Analyse et de Mathématiques Sociales) [1997] Actes de la journée Bienaymé, CAMS-138, Série « Histoire du Calcul des Probabilités » n° 28.

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CATALAN (Eugène) [1862] L’article 757 – Application de l’algèbre au code civil, Paris, Dentu, 1862. [1863] « Sur un problème d’algèbre légale et sur une transformation de série », Nouvelles annales de mathématiques, II, 2 (1863), p. 107-111.

COURNOT (Augustin) [1831] « Sur un problème d’algèbre légale », Bulletin de Férussac, section I, 16 (1831), p. 3-7, Œuvres 11, p. 84-85. [1843] Exposition de la théorie des chances et des probabilités, Paris, Hachette, 1843, Œuvres 1. [1847] De l’origine et des limites de la correspondance entre l’algèbre et la géométrie, Paris, Hachette, 1847, Œuvres VI-2. [1973-2010] Œuvres complètes, 13 vol. , Paris, J. Vrin, 1973-2010. [2010] Écrits de jeunesse et pièces diverses, Œuvres 11.

FRECHET (Maurice) & HALBWACHS (Maurice) [1924] Le Calcul des Probabilités à la portée de tous, Paris, Dunod, 1924.

HEYDE (Chris) & SENETA (Eugene) [1972] The simple branching process, a turning point test and a fundamental inequality : A historical note on I. J. Bienaymé, Biometrika, 59 (1972), p. 680-683. [1977] I. J. Bienaymé. Statistical theory anticipated, New York, Springer, 1977.

JONGMANS (François) [1996] Eugène Catalan, géomètre sans patrie, républicain sans république, Mons, SBPMef, 1996.

PICQUET (Henry) [1910] Sur la détermination mathématique des droits de succession des enfants naturels, Nouvelles annales de mathématiques, IV, 10 (1910), p. 164-177.

Sitographie

[IHP] Pour la liste des exposés depuis 1948, nous renvoyons à http://www.ihp.fr/seminaire/SHM- histoire. Consulté le 18 juin 2015.

[SHCPS] Pour des informations sur le Séminaire d’Histoire du Calcul des Probabilités et des Statistiques (SHCPS), nous renvoyons à http://www.jehps.net/seminaire_hcps.ehess.html. Consulté le 18 juin 2015.

AUTEUR

BERNARD BRU Professeur honoraire de mathématiques à l’université Paris 5. Co-éditeur de Cournot, Antoine Augustin, Œuvres complètes T. XI : Écrits de jeunesse et pièces diverses, édité par Bernard Bru et Thierry Martin, Paris : Vrin et Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté, 2010.

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Chapitre 10 : entretien avec Eugene Seneta ou écrire avec « d’autres » en histoire des sciences

Eugene seneta

1 Eugene Seneta [[Seneta]] – professeur émérite à l’université de Sydney (School of Mathematics and Statistics) – est réputé pour ses contributions en probabilités et statistiques dont certaines ont débouché sur des applications aux domaines de la finance. Membre de l’Australian Academy of Sciences depuis 1985, il a aussi beaucoup contribué à l’histoire des probabilités et statistiques ; il revient dans cet entretien sur

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ses collaborations avec François Jongmans ainsi qu’avec Henri Breny, Bernard Bru et Karen Hunger Parshall. Il nous montre ainsi que les articles cosignés avant d’être des traces écrites sont avant tout des histoires de rencontres humaines. When and how do you meet François Jongmans ? The initial contact and further collaboration centered on the figure of the French mathematical the statistician Irenée-Jules Bienaymé (1796-1878), IJB in the sequel. After publication of the book of Heyde and Seneta [1977], I eventually traced a descendant, Alain Bienaymé, a professor of Economics at Paris IX Dauphine, who in a letter of February 2, 1981, mentioned the possibility of existence in the Bienaymé family of some documents of IJB. The next epoch was a paper by Butzer and Jongmans [1989] about P.L. Chebyshev (1821-1894) and his contacts with Western European scientists. IJB had been one such contact. The authors had seen and cited Heyde and Seneta [1977]. François Jongmans' address on that paper is given as the Université de Liège. Paul Butzer, a professor at the nearby Hochschule in Aachen had sent me the offprint. I wrote on July 13, 1989, to thank Butzer, and mentioned the possibility of the family documents, and suggested joint publication if he or François were able to follow this up with a trip to Paris. Butzer replied politely that François, having more time since he was now retired, might be interested in IJB. And indeed he was, not least because of IJB's strong Belgian connections. François' first letter to me, in clearly handwritten English as were all the subsequent letters, is dated August 1st, 1989, and advises that he has been retired for 3 years, and that he is busy working on what was to become the book on Catalan : Jongmans [1996]. But also says that he would be willing to go to Paris for a few days to investigate and make photocopies, if I had some means of making the trip financially neutral for him. In the meantime he would send me copies of 3 letters, of 1876, 77 and 78, from IJB to Catalan. The 3 letters were photocopies of the originals, accompanied (at my request) by typed versions (since IJB's handwriting was terrible due to his trembling hands). The letters of 1876 and 1877 would contribute to both aspects of Jongmans and Seneta [1993]. On my visit to the Jongmans family, François gave me a handwritten translation into English of the long letter of 1878, which played a central role in our later joint paper : Jongmans and Seneta [1994]. François denied that he was anything of a probabilist or statistician, which was the general technical area in which we collaborated, but he was firmly focussed on the historical role of Belgian mathematicians of French culture. IJB could be considered as such, having spent a part of his childhood and youth in Bruges, the birthplace of Eugène Charles Catalan (1814-1894). IJB's friend and contemporary leading Belgian statistician, the great L.A.J. Quetelet (1796-1874) was born the same year. It was not long before I had as enclosures with a letter from François of March 24, 1990, typed copies of letters from IJB to Quetelet, in particular recalling nostalgically his Bruges years (1803-1811). Then in a letter dated 21st Sept., 1990, François gave me the good news that his contact, Germain Bonte, a retired officer with archival training, and with the Bruges archives as a hobby, had provided him with much information about members of the Bienaymé family. In a letter of March 15, 1990, I had written to François that I had made initial contact with Bernard Bru, whose main historical interest at the time was A. A. Cournot (1801-1877), a close friend of IJB. Bernard had recently discovered, amongst the Cournot materials, the essence of the lost proof of IJB of the criticality theorem of

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branching processes. Bernard was to become a good friend and valuable contact, but was too overloaded with work at the time to look for Bienaymé archival family materials. Because of this, François had consequently agreed to go to Paris in early December, 1990. A long letter of 8 closely handwritten pages of December 7th, 1990, from François contained a detailed account of his investigations in Paris, much detail from official archives on the Bienaymé family history, including photocopies of certificates of birth, death, and marriage of various family members. There had been correspondence between IJB and A. Meyer (1803-1857), of which we learned from Henri Breny (1923-1991), a friend and colleague of François at the Université de Liège. Breny's interest in the history of the course on probabilities at the Université de Liège, whose teachers included Meyer, Catalan, and Breny himself, led to the work : Breny [1992]. Henri and I had been exchanging letters sporadically for many years before meeting at a conference in Maastricht in August, 1985 ; and more intensively during the debilitating illness which took Henri's life, on January 5th, 1991. François and I completed the historical work on Meyer's role, in the context of his quarrel with Schaar, and contact with IJB, on the turning point test for randomness, and it was published as Breny, Jongmans and Seneta [1992], immediately following Breny [1992]. We also wrote an obituary : Jongmans and Seneta [1992]. On my first visit to Liège not long after, we visited Henri's grave, and his family. His final philosophical notes on the confluence of streams of probabilistic thinking, stimulated by, but divergent from, the book of Lorraine Daston [1988], sadly, remain incomplete in his letters to me. Our source materials on the Bienaymé family history and IJB's contact with Belgian mathematics were thus almost completed. We prepared a joint note on IJB combining what we had at the time. Dedicated to Henri Breny, submitted in September, 1991 and published as Bru, Jongmans and Seneta [1992], it was a condensation of Bru [1991] and a forerunner of the comprehensive Jongmans and Seneta [1993]. The notes on Catalan's “un nouveau principe” for probabilities in Breny [1992] and François' special interest in Catalan helped motivate us to take up studies focussed on Catalan's probabilistic work, published as Jongmans and Seneta [1994]. Germain Bonte's information later stimulated a paper on history [Jongmans and Seneta 2000] on Bruges as a nursery of mathematicians.

In your article written with F. Jongmans : “A probabilistic “New principle” of the 19th Century [Jongmans & Seneta 1994], you study the idea of martingale. What are Catalan’s contribution in this area ?

Suppose urn A initially contains X0 white balls and N0 - X0 black balls, with N0 (≥1), X0

known and constant. Suppose N1 balls are drawn out in succession (without

replacement) from urn A and placed into previously empty urn B. Denote by X1 the number of white balls which urn B now contains. The key assumption in Catalan

[1877] is that both N1 and X1 are not known : that is, they are random variables. By

assuming that N1 has a uniform distribution on {1,2,…, N0 } (using the Principle of Insufficient Reason to express ignorance), Catalan [1877] proves that

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where PB is the probability of now drawing a white ball from urn B. Bienaymé’s letter of th April 5 , 1878, indicates that the distribution of N1 may be specified arbitrarily on {1,2,

…, N0 }. Here is a compact argument at the heart of this result. Given N1, X1 has hypergeometric distribution with mean :

so that

Now taking expectation over, we obtain

which, if we allow N0, X0 to be random, we can write as a conditional expectation :

(5) is a general expression of (1). The process of ball extraction could be continued indefinitely starting from urn B to urns C, D, E, …, and eventually (see Jongmans and Seneta [1994] for specifics), we may write :

so that the sequence {Nn /Nn} is a martingale. Thus the first step, (5), which we may attribute to Catalan [1877] is an early contribution to the concept of martingale. With Karen Hunger Parshall [[Parshall]] and François Jongmans, you study the contributions of some actors (Sylvester, Crofton, Berbier and Bertrand) in Geometric

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Probability [Seneta, Parsahall & Jongmans 2001]. What is Geometric Probability and is it right that Catalan doesn’t play any part in this field ? “Geometric probability” is the study of probabilities of geometric quantities such as a length or an area. The topic began in 1777, with what is now called “the Buffon needle problem.” Buffon asked, in effect : if one drops a needle of length l “at random” onto a set of parallel lines which are all a distance d apart, where d > l, what is the probability that the needle intersects one of the parallel lines ? Under uniform distribution assumptions on certain statistically independent random variables to define “at random”, the probability sought is the probability measure of an area in the two- dimensional plane. Another famous problem in geometric probability, whose origin and solution go back to 1873, asks : if a rod of length 1 (one) is broken into n pieces at n-1 randomly chosen points, what is the probability that exactly k segments are of length greater than x, where k =0,1,2,...,n, and kx ≤1. Catalan had contact with geometric probability in the context of this problem of the broken rod. This was through his very energetic correspondent located at the University of Ghent, Paul Mansion (1844-1919), and then in connection with the probabilistic work of Ernesto Cesàro (1859-1906), who had been Catalan's student in Liège around 1879. In 1874 Catalan, Mansion, and Joseph Neuberg founded the journal Nouvelle Correspondance mathématique [Voir contribution de Pauline Romera-Lebret : chapitre 2], which continued till 1880. Then Catalan encouraged Mansion and Neuberg to publish a new journal, Mathesis, which appeared from 1881. Mansion published a great deal in both journals. Comments on the French history of the treatment of the broken rod problem in 1878 by Mansion (as author) and Catalan (as editor) in an article the Nouvelle correspondance elicited a letter, published in 1879, to the editor from one Lemoine. This letter attracted the attention of Cesàro, who, under the guidance of Catalan published on the broken rod problem in the Nouvelle correspondance in 1880 ; and then in 1882, 1883 and 1886 in Mathesis, with Mansion as editor, and with Lemoine unjustly dismissing the upstart novice Cesàro. The paper of Seneta and Jongmans [2005], accessible by title on the internet, gives a detailed account of the saga, and of Cesàro's achievement. Catalan does not figure at all in the British/French history of geometric probability portrayed in Seneta, Parshall and Jongmans [2001] (SPJ in the sequel).

You wrote several article (See bibliography) with F. Jongmans ; can you explain to us your practice of writings ? Our contact, apart from three meetings, was by handwritten letters, of which each of us kept copies. François wrote in excellent English, and was quick to respond. Using the facilities of the excellent libraries in Liège and Brussels, and with the help of M. Germain Bonte, he was able to send me progressively photocopies of the historical French-language materials which we compiled as needed for the project then being undertaken. His very large contribution to our joint work was on historical aspects, with especial attention to , and Catalan and Liège as focus. My historical motivation in our collaboration had initially been, more specifically, Bienaymé.

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My main contribution throughout was synthesizing and presenting succinctly the technical probabilistic aspects, which occupy significant portions of Jongmans and Seneta [1993, 1994], SPJ, and Seneta & Jongmans [2005]. François, of course, wrote our three French-language papers, with only small contribution on my part to the content, and their final typed versions were produced in Liège. The first drafts of the historical sections of all our English-language papers except SPJ, were written by hand by François. I collated everything into a coherent whole, which after several iterations was typed by a mathematicallyskilled secretary at the School of Mathematics and Statistics at the University of Sydney, Australia, my permanent location. In the case of SJP, the typing was done by a mathematically-skilled secretary at the Department of Mathematics at the University of Virginia, USA, where I had spent a number of somewhat separated semesters over two decades, teaching applied probability models, and doing research. My presence there around 2001 was partly due the well- known historian of mathematics, Karen Parshall. The two papers in Archive for History of Exact Sciences were communicated to that journal by Bernard Bru. We all three met in Paris in 1996, at the Bienaymé symposium organized by Bernard. The reader may notice some sizeable gaps between the appearances of the papers where François and I figure as joint authors, although the correspondence on background work for them had no such gaps. My “Jongmans” archived box in my retirement office at Sydney University has 4 folders of correspondence, over consecutive blocks of years to about 1998, and folders in my office at home contain subsequent correspondence, till François was no longer able to write from his retirement home in France. The last letter I have from him is dated December 30th, 2010. His daughter Claire now gives me brief messages and news by email.

BIBLIOGRAPHY

Bibliographie

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Sitographie

PARSHALL (Karen Hunger) http://pi.math.virginia.edu/~khp3k

SENETA (Eugene) http://www.maths.usyd.edu.au/ut/people?who=E_Seneta

Bulletin de la Sabix, 57 | 2015 97

AUTHOR

EUGENE SENETA Professeur émérite de mathématiques et statistique, université de Sydney

Bulletin de la Sabix, 57 | 2015