PIERRE DE BOISDEFFRE

LA REVUE

LITTERAIRE

Politique, quand tu nous tiens...

Raymond Triboulet : « Un ministre du Général »

Un ministre du Général... (1) C'est ainsi que, modestement, s'intitule M. Raymond Triboulet. Des «ministres du Général », il y en eut beaucoup, et M. Triboulet, qui fut, certes, un grand ministre de la Coopération n'aura cependant pas été le plus marquant. Beaucoup de ces ministres nous ont déjà donné leur témoignage, certains en manifestant une dévotion touchante à la mémoire du grand homme, d'autres avec plus de liberté. Ce qui me paraît remarquable dans celui de M. Triboulet, c'est que la fidélité au Général n'exclut ni l'indépendance d'esprit ni le sens critique. Des jugements parfois sévères n'altèrent pas cette fidé• lité. Dans Un gaulliste de la IVe (2), M. Raymond Triboulet nous avait déjà renseigné sur son itinéraire : celui d'un agriculteur normand, catholique, père de famille nombreuse, résistant, devenu, un peu par hasard, sous-préfet de à la Libéra• tion — élu député en 1946 et continuellement réélu depuis. Fervent gaulliste et patriote éclairé, il avait souffert, pendant la traversée du désert, de voir notre pays se priver des services du

(1) Raymond Triboulet : Un ministre du Général, un vol., 364 p. (Pion, juillet 1986). (2) Pion, 1985. 714 LA REVUE LITTERAIRE

libérateur et se noyer peu à peu, à travers l'impuissance et l'absence d'Etat, dans le marais des guerres coloniales. Alors que plusieurs de ses compagnons, républicains-sociaux, las d'attendre indéfiniment la légitime récompense de leurs ambitions, « allaient à la soupe» dès 1951, M. Triboulet attendit la dissolution du Rassemblement par son fondateur pour accepter (en 1955) le poste de ministre des Anciens Combattants — c'était dans un cabinet . Arrive le 13 mai 1958, les grandes manœuvres du Général et son retour triomphant. Las ! Fidèle entre les fidèles, M. Tri- boulet voit les solliciteurs accourir rue la Perouse, mais lui-même ne reçoit pas le moindre coup de téléphone. Bien pis ! Il apprend que son vieil ennemi M. Louvel, adversaire constant du gaullisme dans son département du Calvados, entrerait au gouvernement ! (J'ai eu la même surprise en apprenant l'entrée au cabinet de M. Ramonet qui s'était promis, un mois plus tôt, de sauver la République menacée par l'usurpateur !) On préfère les ralliés de la dernière heure aux élus gaullistes ! Le sang de M. Triboulet ne fait qu'un tour, il demande à voir le Général, il est reçu, et le nouveau président du Conseil finit par appeler un membre de son groupe — Jacques Soustelle — pour compléter son cabinet. Première observation : Raymond Triboulet déplore le vieux réflexe antiparlementaire du général de Gaulle, sa constante méfiance à l'égard des hommes politiques, auxquels il préférait les technocrates, les diplomates et les écrivains. Mieux informé, il aurait pu s'appuyer sur eux (comme il l'a fait au début de son septennat) au lieu de les mettre systématiquement à l'écart. M. Triboulet critique donc vivement l'incompatibilité établie entre la fonction ministérielle et la fonction parlementaire. La préférence accordée au « préfet le plus ancien, [au] diplomate le plus chevronné, [à] l'inspecteur des finances le plus confirmé» fait sourire l'élu du peuple — et, parfois, lui fait grincer des dents ! Que Guillaumat, Delouvrier et Brouillet accompagnent le Général dans son premier voyage en Algérie le scandalise. « Comme si un ou deux hommes politiques véritables, c'est-à-dire experts en contacts humains, n'auraient pas été bien mieux à leur place pour agir sur une population au cœur chaud. » Pourtant, l'expérience devait montrer que M. Delouvrier ne resterait pas insensible à l'émotivité des pieds-noirs ! LA REVUE LITTERAIRE 715

Pressenti pour être candidat à la présidence de l'Assemblée nationale en décembre 1958, M. Triboulet s'efface — à regret — devant M. Chaban-Delmas : vingt ans plus tard, il regrette encore ! Président du groupe gaulliste (200 députés, du jamais vu), il entre au gouvernement de Michel Debré comme ministre des Anciens Combattants, poste devenu brûlant depuis la suppres• sion — fâcheuse — de la retraite du combattant. C'est de la rue de Bellechasse qu'il observera l'évolution de l'affaire algé• rienne ; la dégradation du climat politique ; cette longue marche vers l'autodétermination entreprise par le général de Gaulle, compliquée par les hésitations de l'armée ; la méfiance puis, très vite, l'hostilité des pieds-noirs ; enfin, la lente et difficile négocia• tion avec le F.L.N., qui finira par aboutir à la moins française de toutes les solutions — cette sécession, dont le Général lui- même avait commencé par dire qu'elle entraînerait « une misère épouvantable, un affreux chaos politique, regorgement géné• ralisé ». Le 4 novembre 1960, en écoutant l'allocution télévisée de De Gaulle, Raymond Triboulet comprend que le Général a déjà fait son choix d'une Algérie algérienne. Deux ans plus tard, les accords d'Evian signés, le F.L.N. a été élevé au rang d'interlo• cuteur unique, tandis que la rébellion de l'O.A.S. a réduit à néant les espoirs d'une cohabitation pacifique des Européens et des musulmans au sein d'une Algérie nouvelle. « En dépit de toutes les excuses que l'on peut fournir, ce sont les Français de souche et l'armée qui ont contraint, selon moi, le général de Gaulle à se résigner à ces mauvais accords. » J'aurais tendance à penser, moi, que c'est la situation internationale et la volonté de faire rentrer la dans le club des Grands qui ont déterminé le général de Gaulle à signer les accords d'Evian, à larguer le Sahara, à tirer un trait définitif sur l'encombrante et ruineuse Algérie française, qu'il connaissait d'ailleurs mal et qui avait fini par l'excéder. M. Triboulet rapporte ici un propos ultérieur du Général qui n'est pas sans intérêt, car il paraît témoigner d'une espèce de remords. Lorsque André Malraux (en décembre 1964) lui demande d'amnistier les Français qui ont milité avec le F.L.N. — ceux du réseau Jeanson, l'aspirant Maillot —, de Gaulle a un haut-le- cœur : «Ah! non! [...] le réseau d'aide au F.L.N. à coup sûr 716 LA REVUE LITTERAIRE la] porté atteinte à l'autorité de l'Etat. Quant aux pieds-noirs, qui voyaient leur monde s'écrouler, leur situation et leur standing menacés, ébranlée la conception qu'ils se faisaient des musul• mans [...], eh bien! je dis que leurs violences sont compréhen• sibles [...] et même excusables. Qu'aurions-nous fait à leur place ? » Intéressant, n'est-ce pas, ce retour en arrière ?... Déception algérienne de Raymond Triboulet. Déception pres• que plus grave : celle d'avoir vu saborder, après trois ans d'efforts couronnés de succès (qu'il nous relate minutieusement, peignant de vivants portraits des chefs d'Etat africains qu'il a fréquentés, le plus grand lui semblant être le président Houphouët-Boigny), ce « grand ministère » de la Coopération dont il avait pris la tête ! L'hostilité du Quai d'Orsay a eu raison de la ferveur du ministre et de son équipe, insuffisamment appuyés par un de Gaulle stratosphérique et par un Pompidou trop tacticien. Les déceptions, cependant — celle de Mai 68 sera pire —, n'enta• ment pas la fidélité. Raymond Triboulet trace du fondateur de la V République un portrait attachant et les nuances qu'il apporte intéresseront les historiens : « Je n'ai jamais connu de supérieur qui ait manifesté plus d'égards non seulement envers ses colla• borateurs, mais envers son prochain au sens le plus large [...] ; son indulgence à l'égard des exécutants me paraissait excessive. Il n'était intraitable qu'au nom de l'Etat, là où il croyait la France en jeu. [Vrai] Je n'ai jamais connu aucun chef politique qui ait mieux respecté les compétences de ses subordonnés. [...] Si la Constitu• tion de la Ve République a dérivé vers le régime présidentiel, ce n'est pas son fondateur qui en est responsable. [...] Des quatre présidents de la V République, le général de Gaulle est bien le seul qui ait pris soin de consulter largement et longuement, de discuter avec ardeur, de respecter ses interlocuteurs, et souvent de leur donner finalement son accord. » (Vrai encore. L'attention du Général à ses interlocuteurs, voire à ses contradicteurs, m'a toujours frappé.) M. Triboulet, cependant, ne souligne pas assez l'implacable résolution du Général lorsqu'il avait fait le choix d'une politique (refus de l'armistice ; Algérie algérienne ; force de frappe, etc.). Il est vrai qu'à la fin de sa longue vie cette résolution s'était peut-être émoussée. Lui-même prétendait qu'à partir de cinquante ans « on laisse faire ». De même, l'auteur souligne la suprématie LA REVUE LITTERAIRE 717 du Général dans la conception de la politique, mais son infério• rité dans le choix des exécutants. Pompidou était plus avisé. C'est à peu près le seul mérite — avoir su s'entourer — que lui reconnaît M. Triboulet car, tout au long de son livre, la critique de se fait de plus en plus âpre. « En apportant aujourd'hui mon témoignage sans détours sur l'action de Georges Pompidou, je contribue à détruire son mythe», reconnaît son ancien ministre. Au total, c'est un vrai réquisitoire que nous lisons. Pompidou n'aurait obtenu la faveur du Général que par une attitude obséquieuse, touchant à la flagornerie. Il faillit faire échouer par ses maladresses la réforme constitutionnelle d'octo• bre 1962 (dont M. Triboulet demeure persuadé qu'elle aurait pu s'appuyer sur une majorité parlementaire — pour avoir cons• taté à l'époque sur le terrain l'hostilité résolue de tous les notables de la IVe République à l'élection du président de la République au suffrage universel, j'en suis beaucoup moins sûr que lui). Dès 1965, M. Pompidou estimait que le Général avait fait son temps et rêvait de lui succéder (c'est vrai). Par sa présomption devant les résultats du premier tour, il aurait été responsable de l'échec — relatif — des élections législatives de 1967 (gagnées au second tour à une voix de majorité). Mais, surtout, il n'aurait pas su prévoir les événements de Mai 68, qui lui ont totalement échappé. Naviguant à la cape pour gagner du temps — au lieu de mater l'émeute et de disperser les trublions —, contredisant ses minis• tres, annulant leurs décisions d'autorité, il fut, tout au long de ce mois « directement responsable de l'incroyable inaction du pouvoir». Bref, Pompidou fut « le vrai fautif [...], aucun historien ne pourra le contester » de Mai 68, qui devait pourtant, par contrecoup, le hisser au pouvoir suprême ! (Objection, Votre Honneur ! Nul, en France, n'avait prévu — général de Gaulle y compris — le soulèvement de Mai 68 : la révolte étudiante a surpris tout le monde 13].) Quant à Pompidou, dont les premiè• res mesures furent, en effet, contestables, sa stratégie délibéré• ment apaisante n'a-t-elle pas été, finalement, payante ? Car, au début de mai, l'opinion était avec les émeutiers.

(3) Sauf moi, peut-être... voir ma Lettre ouverte aux hommes de gauche (Albin Michel, 1969), et la relation de ce que j'avais vu à Nanterre, en février 1968. 718 LA REVUE LITTERAIRE

De même, la présidence de M. Pompidou mérite un juge• ment objectif. M. Triboulet doit lui-même reconnaître que « son appétit maladif du pouvoir une fois satisfait et six ans d'expé• rience du pouvoir aidant », Georges Pompidou a exercé « digne• ment » ses fonctions. L'histoire ratifiera-t-elle le réquisitoire de notre témoin — alors qu'elle s'est montrée — jusqu'ici — singulièrement indul• gente à l'égard de Georges Pompidou, grandi et magnifié par la mort ? J'avais été choqué — comme Raymond Triboulet — par la jalousie manifestée par le Président à l'égard de Jacques Chaban-Delmas. Mais le bilan de la présidence reste positif. Le Général eut-il tort, comme l'assure M. Triboulet, de choisir cet universitaire sans expérience pour succéder à Michel Debré ? La trajectoire de Georges Pompidou prouve assurément le contraire ! Le debater médiocre de 1962, incapable de rassembler sa majorité, est devenu un stratège et un homme d'Etat, dans toute la force du mot. Sans doute le paysan auvergnat qui voulait « empêcher les Français de rêver » n'avait-il pas les vues planétaires du Général, mais il a fait entrer son pays dans l'ère industrielle moderne. Raymond Triboulet note un trait fort curieux du personnage : sa fascination de la maladie et de la mort. M. Pompidou maintint à leur poste « jusqu'à la mort inclu• sivement » Raymond Mondon et Edmond Michelet mourants, et il aurait voulu garder Jacques Duhamel, en dépit de la sclérose en plaques qui, chaque jour, ravageait un peu plus son ministre. Mais n'a-t-il pas pris une grave responsabilité en se présentant au suffrage des Français en 1969 alors qu'il se savait atteint d'une maladie incurable ? Terrible rançon du pouvoir absolu ! Le spectacle de De Gaulle en 1969, abattu et découragé (« où est le Général d'antan, sa conversation animée, sa verve érudite ? » se demande alors M. Triboulet), celui de Pompidou, souffrant le martyre, le visage déformé par la cortisone, ont quelque chose de tragique.

Le livre refermé — qui, en dépit de certaines aspérités de l'écriture et de quelques observations naïves, mérite assurément la lecture — incite à élever le débat. La politique devrait être — avec l'art — la plus importante des activités humaines, et peut-être la plus haute forme de l'amour, puisqu'il s'agit d'orga- LA REVUE LITTERAIRE 719 niser le bonheur des hommes tout en respectant leur liberté. La politique est une passion, et elle exige la passion. Comme toutes les passions humaines, elle souffre de fraudes multiples, de per• versions et de travestissements de toutes sortes. (Plus une cause est grande, plus elle peut être pervertie.) L'ambition politique, lorsqu'elle s'empare d'un honnête homme, n'en fait pas un homme heureux. Malraux me répétait, voilà trente ans — et son exemple était le général de Gaulle — que « la réussite d'un homme d'ac• tion n'est jamais celle de son action ». Il y a, bien sûr, des excep• tions à cette règle, mais elles sont rares, et le prix à payer est élevé.

M. Raymond Triboulet n'a pas, et loin de là, tout accompli de ce dont il avait rêvé. Son histoire est, avoue-t-il, « un récit d'échec ». « Mais réussit-on jamais en politique ? » Rendons cette justice à l'auteur : il ne s'est jamais renié, et, dans sa longue carrière — trente années au Parlement, trois fois ministre —, il n'y a non seulement ni bassesse ni souillure, mais aucune de ces petites vilenies, de ces mensonges adroits, de ces accommode• ments aux circonstances qui facilitent le succès. Les électeurs du Calvados ne s'y sont pas trompés, qui ont constamment réélu, avec des majorités accrues, leur député. C'est de cela que M. Raymond Triboulet peut être fier, même s'il ne s'est pas encore consolé de la suppression de « son » ministère de la Coopé• ration (ressuscité par la suite).

Il y a du jansénisme en lui, comme en M. Michel Debré — qu'il admire et qui l'estime (« Raymond, tu as bien opiné ! » lui dit M. Debré après un conseil des ministres mémorable...). Après tout, beaucoup de jansénistes étaient normands. J'en veux pour preuve son extrême discrétion touchant à sa vie privée (et l'on regrette parfois cette pudeur) et l'espèce d'humilité avec laquelle il enregistre ses propres échecs. Ce n'est pas lui qui se vanterait — ou qui déplorerait, comme tel homme d'Etat de plus grand format — d'avoir eu toujours raison.

Un chrétien en politique : l'espèce est rare, mais en voici un représentant authentique, qui clôt ce livre de raison sur les beaux vers du converti Jean Racine (« Quel charme vainqueur du monde /Vers Dieu m'élève aujourd'hui ?/Malheureux l'homme qui fonde /Sur les hommes son appui... »). 720 LA REVUE LITTERAIRE

Un chrétien n'est pas nécessairement un saint... même s'il se passionne pour un mystique comme Gaston de Renty (4). Tout au long de ses Mémoires, M. Triboulet ne peut s'empêcher de décocher des ruades à ceux qui ne l'ont pas compris ou que — peut-être — il n'a pas compris. Il a manifestement un compte à régler avec « les diplomates » qu'il voit empesés, snobs et tatil• lons. En homme bien élevé, il se garde de citer les noms de ceux qui lui ont manqué, mais on les reconnaît aisément, Roland de Margerie en tête. Cher M. Triboulet, les diplomates sont comme les autres hommes ! Il y a sans doute parmi eux des imbéciles, autant (presque autant) que dans les autres catégories sociales, mais tous ceux que j'ai connus (presque tous) manifestaient un sens du devoir, un dévouement et surtout un désintéressement qui me paraissent valoir largement ceux des parlementaires. Ils doi• vent en outre — nécessité fait loi ! — développer des facultés d'adaptation au milieu, sans lesquelles ils ne pourraient faire leur travail. Vous avez apprécié la collaboration de Francis Huré, sa brillante et rapide intelligence. Si vous aviez mieux connu les autres (et les difficultés, l'ingratitude de leur travail), vous leur auriez rendu justice.

Bernard Destremau : « le Cinquième Set »

Mais voici d'autres souvenirs qui vont nous permettre une comparaison instructive — entre deux générations, deux hommes politiques au style de vie bien différent. Les Mémoires de M. Bernard Destremau viennent de paraître (5). L'auteur a fait son chemin entre le sport, le libéralisme politique et la diploma• tie, comme M. Triboulet a fait le sien entre l'agriculture et le gaullisme politique — le premier aussi parisien que le second était provincial. Au départ, M. Bernard Destremau paraît comblé par toutes les fées. Il est grand, bien de sa personne, il appartient à un excel• lent milieu. Son père est général. Son enfance se déroule au lendemain d'une victoire, au gré des garnisons paternelles en

(4) Gaston Jean-Baptiste de Renty, Correspondance et écrits spirituels, Desclée de Brouwer, 1978. (5) Bernard Destremau : le Cinquième Set, « du tennis à la diplomatie. 1930-1983 », un vol., 452 p. (Editions France-Empire, mai 1986). LA REVUE LITTERAIRE 721

France et à l'étranger. Partout, ¡1 est fêté comme le fils d'un vainqueur. Il est bon d'être jeune et riche dans la France de l'après-guerre (celle de 1918). On assiste à l'essor d'un sport tout neuf : le tennis. Bernard Destremau, cadet de nos mousque• taires — les Lacoste, les Borotra, les Suzanne Lenglen —, tient plus qu'honorablement sa partie dans les compétitions. En cinq ans de tournois — et sans jamais avoir reçu de leçons —, il accède à la première série. Sa jeunesse, dans le prisme de ses souvenirs, apparaît comme « une fête continuelle », partagée entre les études (elles sont brillantes, couronnées du diplôme des Hautes Etudes commerciales), le tennis... et les femmes. « L'insouciance habitait nos esprits. L'aura du tennis était scintillante. L'argent n'était pas au bout de l'effort, mais la réussite nous assurait des invitations de haut vol, les hôtels de grand luxe, des traversées sur les plus beaux paquebots, des réceptions parsemées de femmes jolies et avenantes. Capoue, presque. » Destremau a tout juste dix-neuf ans quand il joue son pre• mier match de Coupe Davis. A vingt ans, il voyage sur le Normandie : amours, délices et orgues ! Aux Etats-Unis, il joue chaque jour en compétition, ce qui ne l'empêche pas de sortir tous les soirs dans des « parties » enchanteresses. Hélas ! la dolce vita ne durera pas. L'été de 1938 a été agité ; celui de 1939 voit éclater la tempête. La guerre est déclarée la veille du jour où devaient débuter les championnats des Etats-Unis. « Le tennis n'avait plus rien à dire, et ses champions redevenaient de simples citoyens. Quelques semaines auparavant, le diplôme H.E.C. en poche, j'avais décidé de consacrer deux ans au tennis. Ne serais-je pas capable d'être classé dans les cinq premiers mondiaux ? Dans des conditions favorables, sans souci d'examens, l'objectif parais• sait à ma portée. Mais nous étions en juillet 1939... » Redescendant « du paquebot de luxe à la garde d'écurie », le jeune Destremau doit prendre sa part — modeste — de la «drôle de guerre». «Si je cherche le terme qui, malheureuse• ment, qualifie l'état d'esprit des Français de l'époque, c'est celui de somnambulisme qui me parait le moins inexact. » Après avoir préparé — et perdu — la guerre à cheval, l'élève-officier de Saumur se retrouve à Montauban, toujours à la tête d'un peloton de cavaliers ! « Exactement la même fonction qu'exerçait mon père, cinquante ans auparavant », dans la même ville... 722 LA REVUE LITTERAIRE

Séjours à , puis en Tunisie dans l'exploitation familiale. Après le débarquement américain, le vent tourne. Destremau, qui a recommencé à jouer au tennis, mais à qui l'inaction pèse, songe à reprendre le combat. Grâce à une jeune fille intrépide, Margue• rite de Gramont, il franchit clandestinement les Pyrénées. Sa bonne étoile aidant, il échappe à la traque des résistants par les policiers de Franco pour se retrouver — sans argent, mais non sans amis — à Madrid, où il rencontre sir Samuel Hoare, l'am• bassadeur Piétri, Mgr Boyer-Mas et Pierre Pucheu, qu'attend un destin tragique. Mais, déjà, on lui pose partout la question : « Tu est gaulliste ou giraudiste ? » Evadé de France par patriotisme, Bernard Destremau se refuse à choisir « un général contre l'autre ». Arrivé enfin au Maroc, l'évadé rend visite au général Noguès, encore résident général, et qui regrette de n'avoir pas été informé du débarque• ment. Puis il retrouve à Alger son frère, chef d'un bataillon de tirailleurs africains, et fait la connaissance de M. Maurice Couve de Murville. Les bureaux d'Alger bruissent de rumeurs. La lutte entre giraudistes et gaullistes bat son plein. Destremau se moque de ce conflit franco-français. Ce qu'il veut, c'est se battre. Echappant à « la grenouillère d'Alger », il finit par s'engager dans l'armée que constitue de Lattre. Avec elle, il débarque à Toulon, remonte la vallée du Rhône, combat durement une armée allemande encore puissante ; il est blessé, se bat devant Colmar, passe le Rhin et se retrouve vainqueur en Allemagne. Beaucoup de pertes, de chars détruits ou brûlés, d'amis morts ou mutilés, mais « Utm à nos pieds, cela valait peut-être quelques sacrifices. Depuis 1805, aucun soldat français n'avait atteint cette cité chargée d'histoire ». Tout cela nous avait déjà été narré par l'auteur dans A chacun sa guerre (6) ; cependant, on a plaisir à entendre à nou• veau ce récit, car il s'agit d'une des rares pages glorieuses d'une histoire militaire qui, depuis 1940, en a compté fort peu. Elle trouve son point d'orgue avec la triomphale revue de Constance, qui marque la renaissance de l'armée française, orchestrée par un de Lattre superbe et souverain. Le général, auquel de Gaulle va enlever son commandement, fait à l'auteur cette confidence stu• péfiante : « Si le général de Gaulle pouvait me faire fusiller, il le

(6) La Table ronde, 1984. LA REVUE LITTERAIRE 723 ferait ! Mais je me ferai garder, moi, je ne ferai pas comme Giraud. » Le 5 novembre 1945, le lieutenant Destremau quitte l'uni• forme. Pendant près de deux ans, il a perdu presque tout contact avec la vie d'une humanité normale, apprenant à tuer pour ne pas être tué, à se servir d'une arme, à lire les cartes, à manœu• vrer entre les collines. Il a combattu sans haine ; il dépose l'uni• forme sans regret. Le lendemain de sa démobilisation, il se rend au Quai d'Or• say, où il vient d'être admis sur titres, avec des garçons de valeur qui s'appellent Olivier Wormser, Jean-Marie Soutou, Jean Béliard. Il a cependant un handicap aux yeux de la « maison » : ce sont ses victoires au tennis. Pourra-t-il mener de front compétition et diplomatie ? En tout cas, lorsqu'il entre au « Quai », la diplo• matie jouit encore d'un grand prestige. La carrière de Destremau ne sera pas sans attraits. Il est à Bruxelles en 1950 ; au Caire, au moment où Nasser nationalise le canal ; il quitte l'Egypte à l'instant où la France et la Grande- Bretagne se lancent dans la folle équipée de Suez. A New York, il participe à cette session de l'Assemblée générale des Nations unies où nous faisons figure d'accusés. (Un Giscard d'Estaing de trente ans y fait une intervention remarquée.) On l'envoie en Afrique du Sud à l'époque de «l'apartheid mesquin» (1959); 95 % des métis ont un père afrikaner. Les Sud-Africains d'ori• gine britannique ne se sont jamais mélangés avec les « natives » ; ils pratiquent une ségrégation de fait, mais ils se gardent de légi• férer en la matière, alors que les Boers multiplient les règlements tatillons et tracassiers. Le jeune secrétaire d'ambassade a déjà pu constater le peu de poids des diplomates « traditionnels » face aux hommes poli• tiques. Leurs conseils, souvent judicieux, sont peu écoutés. C'est ainsi qu'Armand du Chayla, excellent ambassadeur au Caire, avait suggéré à notre gouvernement un « coup d'arrêt » après la nationalisation du canal, et la modération ensuite. On fit exacte• ment le contraire — avec le succès que l'on sait ! A la fin de 1966, M. Destremau, qui a trouvé son avancement plutôt lent, comparé à la rapide carrière des hommes politiques, et déjà tâté le terrain électoral à Paris, décide de se présenter à la députa- tion. C'est une nouvelle carrière qui commence ; elle durera onze 724 LA REVUE LITTERAIRE

ans. Après quoi, battu à Versailles, M. Destremau reviendra à la diplomatie et se retrouvera ambassadeur à Buenos Aires. Le sport, la politique, la diplomatie : cela fait une vie bien remplie ! Mais un champion, qui a toujours rêvé du premier rôle, peut-il se contenter de jouer les brillants seconds ? Bernard Des• tremau avait été champion de France de tennis dès 1936, et il l'était redevenu en 1950. Le vœu qu'il avait formé, en 1939, de figurer un jour parmi les dix premiers joueurs mondiaux, était devenu un rêve. Certes, l'équipe française d'avant-guerre — Petra, Bernard, Destremau, Pellizza — était toujours là, mais elle avait dix ans de plus. Destremau jouait toujours contre le roi de Suède ou contre l'empereur d'Iran, toutefois il n'était plus question de remporter la Coupe Davis ou le championnat des Etats-Unis. A trente-cinq ans, il joua pour la dernière fois en coupe — et gagna. Restait la politique. Avoir été onze ans parlementaire et deux ans et demi secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères sous M. Giscard d'Estaing, ce n'est certes pas rien. Côté voyages, M. Destremau, assurément, a été comblé : « déplacements tous azimuts », trente-cinq pays en vingt-sept mois ! Buenos Aires, Ceylan, Dacca, Katmandou (pour le sacre du roi qui nous vaut une description haute en couleur ; officiants coiffés de melons jaune canari, « de l'urine de vache comme saint-chrème »), Lima, Quito, Bogota, Caracas, Marrakech, Berlin, Rome. Zaïre, Panama, Haïti, Saint-Domingue, New-Delhi, Bangkok. Kuala Lumpur, Sydney, Canberra, Auckland, Mururoa, Oslo... et j'en passe. Néanmoins, le rôle est un rôle de figuration, non de déci• sion. Les secrétaires d'Etat passent. Ce ne sont pas eux qui déci• dent de la politique . Reste la diplomatie, un choix que M. Destremau n'a jamais renié. Or s'y est-il vraiment accompli ? Certes, il a disposé d'une longue expérience, mais les grands postes ont été à d'autres. M. Destremau a vu lui échapper notre ambassade aux Nations unies — qu'il aurait souhaiter occuper et dont l'importance poli• tique a toujours été considérable. Il a fini par recevoir celle de Buenos Aires, une « grande ambassade » certes, mais en un moment difficile pour nos relations, lorsqu'une junte militaire bornée menait une politique étroitement nationaliste qui allait conduire le pays à sa perte. Au prix de quelles infractions aux droits de l'homme et de quelles pertes humaines ! LA REVUE LITTERAIRE 725

Quant à l'ambassadeur lui-même, ne se sent-il pas plus doué pour l'action que pour le contact humain ? Ne se fait-il pas une trop haute idée de sa personne et de ses fonctions pour condescendre à s'intéresser aux détails ? Ne dédaigne-t-il pas la nuance — comme on le voit dans les portraits rapides où il « exécute » des ambassadeurs dont j'ai pu apprécier les mérites ? Certes, pour avoir pratiqué la diplomatie à tous les niveaux, M. Destremau aurait pu répondre à M. Triboulet en prononçant une « défense et illustration » de la carrière. Il ne le fait qu'inci• demment et comme à regret. Pourtant, je partage plus d'une de ses observations. Bien qu'ayant échappé à de telles contingences, M. Des• tremau note la paupérisation de la carrière et le retour difficile des agents en métropole. « Après avoir vécu dans une résidence luxueuse avec la domesticité nécessaire, se retrouver dans un petit appartement de banlieue où il faut faire la lessive, ce n'est pas la joie. On racontait au Quai que, si les agents restaient très tard le soir, n'était-ce pas dans la crainte qu'à peine rentrés dans leur deux-pièces, les épouses leur demandent de monter de la cave un sac de charbon ? » « La passion, pas plus que l'enthousiasme ne sont des états d'âme qui conviennent à un diplomate », observe M. Destremau. Cela explique peut-être l'instinctive méfiance de M. Triboulet — qui, comme son ami Michel Debré, est un passionné — à l'égard de notre corps. Je nuancerais, cependant, le propos. Certes, l'expérience incite au scepticisme. Les ambassadeurs ne savent que trop com• bien leurs moyens — c'est-à-dire ceux que leur donne le Quai d'Orsay — sont limités. Pourtant, ici comme ailleurs, l'enthou• siasme, voire la passion sont d'indispensables adjuvants. Des hommes comme les Cambon, comme Camille Barrère ou, plus près de nous, comme André François-Poncet, comme Wladimir d'Ormesson, comme notre cher François Seydoux — ou, dans un autre style, plus ironique, comme Jean Chauvel et Francis Huré — n'en furent pas dépourvus. Non, cher Bernard Destremau, l'en• thousiasme n'est jamais inutile, même s'il est souvent déçu. Même dans notre métier, surtout dans notre métier, la foi est indispen• sable. C'est pourquoi votre réflexion sur la « carrière » me paraît — en fin de compte — trop pessimiste. Peut-être un jour m'essaie- rai-je à la compléter ? 726 LA REVUE LITTERAIRE

Ce que vous ne dites pas, c'est que la diplomatie est un travail d'équipe. Dans ma courte expérience — plus modeste que la vôtre —, j'ai eu l'occasion de le vérifier — et de m'en féli• citer —, ayant eu cette chance de trouver partout — presque partout — des collaborateurs excellents. J'ai dû parfois m'adap- ter à leur style ; j'ai décidé de leur faire confiance et je m'en suis toujours — presque toujours — félicité. Tous — presque tous — sont devenus des amis. Nous ne vivons — trop souvent — que pour nous-mêmes. Mais nous n'existons que par les autres. Jamais nous ne leur rendrons assez justice ! L'examen de conscience est un exercice pour lequel vous paraissiez peu doué. Pourtant, à la fin de votre livre, vous vous demandez : « Suis-je encore dans le coup ? » Et vous avez l'hon• nêteté de nous dire que votre fille vous a accusé de narcissisme. Nous avons vécu, vous et moi, entre deux siècles, entre deux sociétés, entre deux mondes. Vous avez connu le tennis des grands « amateurs » à une époque où il paraissait déjà bien beau d'être « défrayé », mais où il aurait été tenu pour déshonorant de percevoir un centime pour un match. Nous en sommes au tennis des « professionnels » : les quatre ou cinq meilleurs joueurs du monde reçoivent, grâce à la publicité, plus de un milliard de francs chaque année et le dixième perçoit encore près de sept millions ! « Le rouleau compresseur du sponsoring a fait dériver" le professionnalisme vers une commercialisation à tous crins qui transforme peu à peu les champions en hommes-sandwiches et les éreinte aux quatre coins du monde au point que, en fin de compte, c'est le moins fatigué qui gagne. » Et pourtant, vous avez souhaité vous-même le passage de 1' « amateurisme » au « professionnalisme » (7), plus de clarté dans la rémunération des joueurs, moins d'hypocrisie dans leur mode de vie. Vous avez même plaidé — trop tôt pour être écouté — pour que les jeux de hasard viennent aider au financement du sport. Ce sont les socialistes qui ont fini par légaliser les concours de pronostics. J'aurais aimé lire une réflexion plus approfondie sur le « libéralisme » du président Giscard d'Estaing, dont vous avez été l'ami et le proche collaborateur — comme aussi sur le passage brutal de ce libéralisme au socialisme àont vous avez été, en 1981, le témoin. Ce sera pour une autre fois.

(7) Tout le tennis, Amiot-Dumont, 1955. LA REVUE LITTERAIRE 727

Les deux essais que je propose aujourd'hui à la réflexion des lecteurs de la Revue sont instructifs. Ils définissent deux hommes et deux styles. M. Triboulet montre plus de gravité, de profon• deur, d'émotion. M. Destremau, plus de gaieté, de panache, de désinvolture. Qu'a-t-il manqué au premier ? Peut-être un peu de chance, d'agilité, de décontraction ? Et au second ? Sans doute un peu d'humilité. Mais je fais mienne la conclusion du champion de tennis, qui vaut assurément pour toute existence : « La partie n'est jamais gagnée tant que la dernière balle n'est pas jouée. Elle n'est jamais perdue non plus. »

PIERRE DE BOISDEFFRE