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LES IDES DE MARS : CADOUDAL - ENGHIEN

ors de la rupture de la paix d'Amiens, l'opinion publique L française, d'abord surprise, se prononça bientôt et fort vive• ment contre l'adversaire héréditaire. Le sentiment que l'Angleterre une fois de plus n'avait pas tenu ses engagements, et qu'elle voulait cette guerre, suscita un élan national. Les Assemblées, les corps constitués, les conseils généraux et municipaux,votèrent spontané• ment des subventions. Le Loiret souscrivit 300 000 francs — l'ar• mement d'une frégate —, Lyon 100 canons, 120 et Bordeaux 80. Même l'Institut de France versa 6 000 francs. Un des princi• paux informateurs des princes exilés écrivait le 26 septembre 1803 que beaucoup de royalistes « verraient avec peine les princes pren• dre une part active à la guerre... et que la reconnaissance du roi Louis XVIII par le gouvernement anglais... serait peut-être plus nuisible qu'utile à ses vrais intérêts...» Le voyage dans les départements du Nord et la Belgique du 25 juin au 11 août témoigne de l'état d'esprit populaire. Les bains de foule d'aujourd'hui sont de pâles reflets de ceux d'alors. Amiens, Calais, Lille, Boulogne, Gand, Anvers, Bruxelles, Liège, réservè• rent à Bonaparte un accueil extraordinaire. Un agent royaliste qui suit le voyage en observateur parle du « délire d'admiration des Belges ». Soult décrit à Gand « ...ces bons Belges, qui jamais peut- être n'ont éprouvé de grande émotion et qui sont froids par caractè• re, s'épuisent en démonstrations d'une vive allégresse... l'union du chef de l'Etat avec le sacerdoce a quelque chose de mystique... » L'admiration tourne à l'adulation. A Etaples, le maire Prévost- Labas, emporté par son éloquence, le qualifie « d'ange tutélaire de 566 CADOUDAL - ENGHIEN la patrie » qui « sur les débris de la Tour de Londres proclamera l'éternelle liberté des mers ». A Boulogne, le préfet Lachaise n'hési• te pas un instant à affirmer que « pour assurer la paix sur la terre Dieu créa Bonaparte et se reposa ». Le Premier consul ne put résis• ter au rire lorsque l'amiral Bruix glissa à son oreille « ...et pour qu'il fût plus à son aise Dieu créa aussi Lachaise... » Joséphine reçoit également sa part de compliments. Mgr de Roquelaure, archevêque de Malines, la met au nombre des a chefs-d'œuvre du Créateur ». Aussi, après cette longue parade de fêtes, d'acclamations, de feux d'artifice, d'arcs de triomphe, après la visite grandiose du camp de Boulogne, le Premier consul ne fut-il sans doute pas très surpris d'entendre Joséphine lui dire : — Et maintenant, quand me fais-tu impératrice des Gaules ?

La question n'était d'ailleurs pas si extravagante. Un bruit avait couru à Bruxelles pendant le voyage et l'agent secret de Louis XVIII s'en était fait l'écho : « Quelques-uns assurent que son dessein est de se faire couronner empereur à Bruxelles. C'est pour cela, dit-on, qu'il a rassemblé dans cette ville le Conseil d'Etat et tous les ministres. C'est surtout dans cette vue qu'il fait venir le cardinal-légat, sans doute pour lui faire faire la cérémonie du sacre. D'autres prétendent que c'est à Aix-la-Chapelle, capitale de l'an• cien empire des Gaules et sur le tombeau de Charlemagne qu'il veut ressaisir son héritage... » En fait, Joséphine devra encore attendre seize mois. Mais dès le 25 août 1803 Duroc, général gouverneur du Palais, donne instruction aux cochers, palefreniers, piqueurs, sous-piqueurs des équipages du Premier consul et de Mme Bonaparte d'avoir désor• mais les cheveux poudrés comme sous l'Ancien Régime. L'histoire comporte ainsi sans cesse des petits signes, des clins d'œil qui permettent à ceux qui savent les reconnaître de discerner les signes avant-coureurs d'actions plus importantes à venir.

oute l'opinion cependant n'est pas favorable à Bonaparte. Le X Premier consul se heurte à la fois aux révolutionnaires impéni• tents, nombreux au Tribunat et au Sénat conservateur et surtout aux royalistes dont l'action demeure importante et qui sont encore solidement organisés, entretenant des bandes armées dans certaines' régions, de véritables commandos d'exécuteurs dans d'autres, des courriers, des agences d'informations, etc. Le mouvement royaliste CADOUDAL - ENGHIEN 567 use, à l'époque, à la fois des techniques de la Résistance et de celles de PO.A.S. Ses mots d'ordre ne sont pas sans porter. Même si l'opi• nion soutient largement le Premier consul, heureuse de la paix civile et de la sécurité retrouvée, la rupture de la paix gêne. La hausse des prix est forte, la raréfaction de certaines denrées inquiè• te, le commerce stagne et les banqueroutes se multiplient. Enfin la conscription effraie. La fin de 1803 marque une nette dégradation des sentiments de l'opinion. En novembre, on voit même une bande à Paris parcourir les boulevards en criant « la paix, la paix ». La bourgeoisie s'aigrit, suivant en cela la Bourse qui, comme d'habitude, réagit sans mesure à la baisse. Dès la rupture de la paix d'Amiens, Mollien, directeur de la Caisse d'amortissement, doit intervenir massivement sur l'ordre de Bonaparte. « Certains jours, j'étais le seul acheteur », écrira-t-il. Il faudra attendre les premières victoires, à la fin de 1805, pour assister à des hausses extraordinai• res et à des spéculations qui ne l'étaient pas moins. L'opposition de salon dont Juliette Récamier ou Julie Talma donnent l'exemple n'aurait pas tiré à conséquence si elle n'avait alimenté les informations et diffusé les libelles « des bons amis de Londres ». Quant à Mme de Staël, « cet oiseau de mauvais augu• re » dont « l'arrivée a toujours été le signal de quelque trouble » (1), elle faisait rire lorsqu'elle promettait de se donner à celui qui tuerait le Premier consul : « Ma vie, ma fortune, oui pour le mortel généreux qui aurait frappé le tyran, pourquoi n'ai-je qu'un cœur à lui offrir ? Je l'adore, je l'épouse... » Même le nouveau clergé n'est guère sûr, et Roederer signale à Bonaparte que « le nouveau clergé, malgré ses mandements dithy• rambiques, ne le considère encore que comme un intérim ». Plus dangereuse est la coterie militaire. Oudinot explique à ses amis : « Eh bien nous allons être délivrés de ce bougre-là, il n'en a pas pour un an à vivre », Bernadotte cite à Juliette Récamier vingt généraux prêts à rétablir « la vraie république » : Brune, Augereau, Suchet, Masséna, Macdonald, Lecourbe, Dessolles, ne cachent ni leur mécontentement ni leur hostilité. Moreau, aigre et frondeur, écoute, sans s'engager, les propos les plus vifs et devient l'espoir à la fois des royalistes et des républicains, et là est vraiment la conjonc• tion dangereuse. Selon un rapport de police du 9 novembre 1803

(1) Bonaparte au grand juge Régnier, le 3 octobre 1803. 568 CADOUDAL - ENGHIEN

En cette fin d'année 1803, le vent qui souffle sur Paris est incertain. Bonaparte sans doute a bien assis le nouveau régime, et par peur de l'inconnu, d'un retour aux drames et aux tyrannies révolutionnaires, l'opinion, dans son ensemble, l'approuve et le soutient. Mais en même temps, à l'intérieur et à l'extérieur, les complots se multiplient, qui visent à le détruire physiquement afin de faire, disent les uns, l'économie d'une guerre, et les autres, d'une seconde révolution. Beaucoup partagent le sentiment de la comtesse d'Albany, lorsqu'elle écrit : « C'est une terrible chose qu'un petit bout d'hom• me mette le monde sens dessus dessous (2) », et pense que, Bona• parte disparu, on traiterait sans mal avec le successeur quel qu'il soit, Louis XVIII, Moreau, Siéyès, Louis-Philippe d'Orléans ou même l'un des frères Lucien ou Joseph Bonaparte. Comme le murmure Fouché « l'air est plein de poignards ».

e plus aiguisé de ceux-ci viendra d'Angleterre. L Le gouvernement britannique a pris en effet conscience de l'énorme risque que fait courir au pays un débarquement tel que le prépare Bonaparte. Il a recours à tous les moyens pour parer à ce danger, même à ceux que la morale politique traditionnelle réprou• ve. A vrai dire ce n'est pas la première fois. Il a encore récemment facilité l'assassinat de l'empereur de Russie, Paul Ier, par un groupe de comploteurs fort anglophile (3). L'homme choisi pour mettre en oeuvre la vaste machinerie du complot est Georges Cadoudal. L'« ami » secret placé près du Premier consul pour l'espionner fera de Georges un excellent portrait : « Avec l'air d'être un sous-ordre, lui seul a le secret des moyens, je le connais, c'est un homme très gros, très lourd, la tête comme un muid, un paysan, un fermier qui, élevé par Charette, s'est fait chef, qui sait à peine lire et n'écrit presque pas ; mais c'est la tête la plus forte, la plus riche en moyens, le cœur le plus élevé que j'aie rencontrés depuis cinquante-trois ans que je vois les hommes. » Chateaubriand qui le vit vers la même époque le décrit comme « ... gardant l'air indifférent du sauvage parmi les jeunes émigrants sémillants et bavards, son regard était grisâtre et

(2) Lettre du 26 mars 1803. (3) Cette détestable méthode politique subsiste encore puisque l'on sait que le très moral Kennedy avait laissé ses services spéciaux étudier les différents moyens de faire disparaître Castro. CADOUDAL - ENGHIEN 569

inflexible, sa lèvre inférieure tremblait sur ses dents serrées, ses poignets rugueux étaient taillés de coups de sabre ; il ne parlait pas plus qu'un lion... et rêvait apparemment de sang et de forêts... » Quant à Windham, le ministre anglais qui lui remet les subsi• des et lui donnera le million en lettres de change nécessaires à l'exé• cution du « coup essentiel », il le décrit ainsi : « Georges a le main• tien, la voix et l'aspect d'un rustre ; mais il possède cette aisance et cette assurance naturelles qui sont la marque d'un esprit supérieur, de tous ceux que j'ai vus engagés dans les affaires royalistes, c'est lui qui me donne le plus la sensation qu'il est né pour devenir grand. » Le « coup essentiel » mis au point par Cadoudal et Pichegru, approuvé par Pitt, Windham et le ministre des Affaires étrangères Hawkesœbury, fut soumis à Louis XVIII. Celui-ci refusa nettement d'y être associé, citant chaque fois qu'on lui en parlait le Mithridate de Racine :

« ... et pour être approuvés De semblables desseins veulent être achevés. »

Comme on ne voulait pas disserter vulgairement d'assassinat, Cadoudal prétendit n'évoquer que l'enlèvement du Premier consul. Le projet était le suivant. Par une série de relais jusqu'à Paris, on réunissait, venant de Londres et de Bretagne, un fort groupe de partisans armés. A l'occasion d'un déplacement du Premier consul de Paris à Saint-Cloud ou même de préférence à la Malmaison, ces partisans attaqueraient Bonaparte et son escorte. Lié de cordes, le Premier consul serait jeté dans une voiture et amené de relais en relais sur la côte, transbordé à et de là en Angleterre d'où Pitt avait suggéré qu'il fût déporté (déjà) à Sainte-Hélène. Personne d'ailleurs ne prenait au sérieux cette dernière partie du programme, la notion d'enlèvement servait à jeter un voile sur celle d'assassinat sur place. En même temps, Pichegru et Moreau, soutenus par les troupes de Bernadotte, Macdonald et Brune, s'empareraient du pouvoir, en attendant qu'un des princes du sang révélât sa présen• ce. Les agents anglais Drake, Smith et Taylor avaient pour mission de susciter des difficultés aux frontières pour y retenir les unités françaises. A Paris même... « un détachement s'emparera de Murât, gouverneur de Paris, d'autres parcourant les rues... au cri de "Vive le roi", jetteront à droite et à gauche de l'argent à profusion. Dans 570 CADOUDAL - ENGHIEN cet intervalle, le Sénat s'assemblera où plusieurs généraux se rendront et là nous proclamerons Louis XVIII en conservant simplement les choses dans l'état où elles sont. Dans la nuit, nous organiserons la Garde nationale ». Le projet n'était pas nouveau. Un schéma similaire avait déjà été élaboré en octobre 1800 par ce que l'on appelait « l'agence anglaise de Paris ». Dirigée en fait par l'habile et fougueux Hyde de Neuville, l'agence dont le chef nomi• nal était le chevalier de Coigny avait des complicités dans tous les milieux et tous les ministères. Hyde avait même monté une contre- police dirigée par un policier, Duperou, ancien ami de Danton ! L'abbé Godard était chargé de la propagande royaliste, l'abbé Ratel de la rédaction et de la transmission des dépêches pour Londres, le comte de Chevolle, le chevalier de Coigny (un vieil ami de Joséphi• ne Bonaparte) assuraient les liaisons avec la province, le marquis de Rivière celles avec l'étranger, et le chevalier Joubert était'respon• sable de « l'action ». Celle-ci consistait à attaquer Bonaparte avec une douzaine d'hommes sur la route de la Malmaison, et à « l'enle• ver », lire l'assassiner. Les princes devaient alors débarquer en Bretagne et se jeter dans Brest. Des courriers envoyés dans toute la France proclameraient alors l'avènement de Louis XVIII. Fouché mit un terme à ces perspectives par un coup de filet jeté sur l'ensemble du réseau. Le comte d'Artois et le duc de Berry, non découragés par ce précédent, adhérèrent au projet Cadoudal. Le comte d'Artois s'y jeta même tête baissée avec sa légèreté habi• tuelle. Il promit de rejoindre Georges en France, lui-même ou un de ses fils, et désigna pour suivre les détails du complot le baron de Roll, capitaine de ses gardes aussi léger de caractère que lui. Louis XVIII, apprenant, en Courlande, que le projet se réali• sait malgré ses objections, donna en octobre 1803 l'ordre à Cadou• dal de revenir en Angleterre « ... car il n'y a plus rien à remuer dans ce pays lia France] que des cendres... ». Mais il était déjà trop tard. Muni de l'or anglais et des promes• ses du comte d'Artois, Cadoudal s'était embarqué le 19 août au soir sur le cutter El Vencejo amarré dans le port de Hastings et commandé par le capitaine Wright de la Marine britannique (4).

(4) Le capitaine John Wesley Wright, né à Cark (Irlande) en 1769, entra dans la Marine à dix ans. Il voyagea en Russie à l'époque de la Révolution française et devint l'ami et le secrétaire du futur et fameux amiral Sir Sidney Smith, alors au service de la flotte ottomane. Apprenant que la guerre avait éclaté entre la France et l'Angleterre (1er février 1793), ils reprirent tous deux du service dans la Marine britannique. Sidney Smith, ayant reçu le commandant de la Diamond, effectua de nombreuses descentes sur les côtes françaises accompagné de Wright. CADOUDAL - ENGHIEN 571

Après avoir failli s'échouer dans la brume devant Le Tréport, le bâtiment se mit en panne près des falaises de Biville. Dans la nuit du 21 au 22 août Wright débarqua Georges, son domestique Picot, quelques autres conjurés, notamment La Haye Saint-Hilaire et Joyaux, tous deux déjà compromis dans le complot dit de la machi• ne infernale, et Jean-Pierre "Querelle, ancien chirurgien de la Marine royale. Pour gravir les falaises à pic, les conjurés se servi• rent de l'estamperche des contrebandiers, se hissant grâce à ce câble amarré de point en point à des poteaux de bois. Par une série de gîtes bien aménagés, Georges et ses amis arri• vèrent à pied à Jouy-le-Comte le 28 août et passèrent, à la nuit, l'Oise sur le pont de L'Isle-Adam. Le lendemain, ils s'installent à Paris dans les différents logements préparés à l'avance par d'Hozier. Tandis que Georges Cadoudal commence à préparer « le coup essentiel », plusieurs membres du complot se font prendre, Querelle le premier, début octobre, puis de Sol, le 24 octobre. En novembre, des troubles éclatent en Vendée, dans les Deux- Sèvres, en Loire-Inférieure et en Maine-et-Loire. Des bandes de conscrits réfractaires et de brigands parcourent les campagnes. Cette agitation qui semble liée au complot Cadoudal donne l'éveil au Premier consul. Savary, Gouvion et le général Lagrange reçoi• vent l'ordre de poursuivre les insoumis et de recueillir le maximum de renseignements les concernant. Bonaparte ne se trompait pas. L'ensemble de l'appareil anglais était à l'œuvre à Hambourg, à Dresde, à Munich comme à Paris. Il ne le sera de nouveau dans des conditions aussi pressantes qu'à la veille de la guerre de 1939. Le 26 décembre 1803, Bonaparte écrit au grand juge Régnier, en charge de la police : « Je désire savoir si les frères Bertin, qui ont été constamment payés par les Anglais, ont l'entreprise des Débats

Capturés dans ta baie de la Seine, en mars 1796, et envoyés tous deux à la prison du Temple, ils s'en évadèrent grâce à des faux papiers et des déguisements, en septembre 1797. A son retour en Angleterre, Smith reçut le commandement du Tiger et fut envoyé, toujours accompagné de Wright, en Méditerranée. Il commanda l'escadre chargée de bombarder Alexandrie et assuma la défense de Saint-Jean-d'Acre, contraignant Bonaparte à lever le siège et recevant cet hommage du futur empereur : « Cet homme m'a fait manquer ma fortune. » Revenu en Angleterre après la paix d'Amiens, il fut mis à la tête de l'escadre de la Manche dès la reprise des hostilités. C'est alors qu'il se sépara de Wright. Celui-ci reçut le commandement du cutter El Vencejo et fut chargé des difficiles liaisons avec la côte française, assurant le va-et-vient des agents royalistes avec la France. Arrai• sonné en mai 1804 devant Lortent et de nouveau enfermé au Temple, il fut trouvé mort, la gorge tranchée, dans la nuit du 27 au 28 octobre. On soupçonna un assassinat par la police, mais il semble en fait qu'il se soit suicidé après avoir appris la nouvelle défaite des alliés à Ulm et devant la perspective d'une longue captivité. 572 CADOUDAL - ENGHIEN et du Mercure. Ne leur cachez pas que c'est la dernière fois que je leur fais connaître mon mécontement et que s'ils suivent cette direc• tion de chercher à alarmer la nation, d'être l'écho des intrigues anglaises, ils n'apprendront le mécontentement du gouvernement que par la suppression de leur feuille... que mon intention est de ne laisser subsister de journaux que ceux qui animeront la lutte contre l'Angleterre... » Quant à « l'ami de Paris » qui observe de si près Bonaparte, il écrit (5) à d'Antraigues, représentant des princes : « L'Angleterre a ici des gens de talent, employés en chef dans l'armée, qui abhorrent cette guerre de descente et la veulent empêcher... ceux-là devinent le plan général de Bonaparte d'après ce qu'ils entrevoient et ils avertissent à Londres... » Le 7 décembre 1803, Cadoudal retourne aux falaises de Biville accueillir Coster Saint-Victor et Armand de Polignac et revient avec eux à Paris. Il est de nouveau à Biville, le 16 janvier 1804, pour réceptionner Pichegru, Lajolais, le major suisse Rusillion, Armand Gaillard, et le marquis de Rivière, aide de camp du comte d'Artois : — Amenez-vous le Prince ? leur crie-t-il. — Non, répondent les nouveaux arrivants. — Nous sommes, perdus, murmure Georges. Ils l'étaient en effet, non par l'absence du prince, mais par les imprudences des conjurés, d'ailleurs inévitables dès lors qu'ils étaient aussi nombreux. Peu de temps après son arrivée à Paris, Pichegru rencontre Moreau, le 28 janvier 1804, boulevard de la Madeleine. Voici comment Napoléon, qui disposa de tous les documents, même les plus secrets, raconte la scène dans le Mémorial de Sainte- Hélène : « ...Moreau venait par la rue Royale et Pichegru fut au- devant de lui par le boulevard, il l'embrassa et lui annonça qu'il venait dans la capitale pour renverser le Premier consul. Georges restait à l'écart. Pichegru fut le chercher et le présenta à Moreau... Celui-ci était fort embarrassé. Georges lui demanda sur quoi il pouvait compter : « Dans l'état présent des choses, répondit Moreau, je ne pourrais rien pour vous autres, je n'oserais pas vous répondre même de mes aides de camp ; mais défaites-vous du Premier consul, j'ai des partisans dans le Sénat, je serai nommé

(5) Lettre du 21 décembre 1803. CADOUDAL - ENGHIEN 573

immédiatement à sa place. Vous, Pichegru, vous serez examiné sur ce qu'on vous reproche d'avoir trahi la cause nationale : ne vous le dissimulez pas, un jugement vous est nécessaire ; mais je réponds du résultat : dès lors vous serez second consul ; nous choisirons le troisième à notre gré, et nous marcherons tous de concert et sans obstacle. » Georges réclama vivement cette troisième place : « Cela ne se peut, lui dit Moreau ; vous ne vous doutez pas de l'esprit de la France, vous avez toujours été blanc ; vous voyez que Pichegru aura à se laver d'avoir voulu l'être. — Je vous entends, dit Georges en colère. Quel jeu est ceci, et pour qui me prenez-vous ? Vous travaillez donc pour vous autres seuls, et nullement pour le roi .'S'il devait en être ainsi, bleu pour bleu, j'aimerais bien mieux encore celui qui s'y trouve. » « On se sépara fort mécontents, Moreau priant Prichegru de ne plus lui amener ce brutal, ce taureau dépourvu de bon sens et de toute connaissance... »

Deux jours avant cette rencontre, Querelle avait été jugé et condamné à mort. Espérant sa grâce, il avoue, le 28 janvier, tout ce qu'il sait : les débarquements à Biville, les gîtes relais, Cadoudal à Paris et les principales caches dans la capitale. Troche, horloger à Eu, un des passeurs de Biville, fut aussitôt arrêté. Il avoua un quatrième débarquement imminent. Cadoudal, informé, envoya sur la côte M. de Cacqueray. Celui-ci enterra armes et poudres et fit faire les signaux nécessaires pour prévenir le bâtiment britannique, qui vira de bord. Ce nouveau débarquement, prévu pour le 11 février, ne comprenait d'ailleurs pas le comte d'Ar• tois, comme le pensait Cadoudal, mais vingt-cinq chouans en renfort. A Paris, Bonaparte ayant pris en main la direction de la police, fait perquisitionner au moindre indice et fermer les barrières d'en• trée de la capitale. Le 8 février, Louis Picot, le domestique de Cadoudal, est arrêté à son tour, à l'hôtel de la Cloche d'Or, rue du Bac. Sous la torture des policiers qui lui écrasent les pouces avec des chiens de fusil, il donne de nouvelles précisions concernant l'attaque contre Bonapar• te, mais surtout il reconnaît que Bouvet de Lozier, chef de la corres• pondance avec Londres, et Pichegru sont en France. Arrêté le 9 février, Bouvet de Lozier refuse de parler, puis tente de se suicider. Réanimé, il avoue le 13 février, et il avoue beaucoup. Non seulement la présence de Cadoudal et de Pichegru, 574 CADOUDAL - ENGHIEN mais aussi les contacts avec le général Moreau et l'arrivée imminen• te d'un des princes. Dans la nuit du 14 et 15 février, Bonaparte tient un conseil secret et décide l'arrestation de Moreau, qui dès le 15 est intercepté sur la route de Grosbois. Le cercle se resserre sur les chouans. Joyaux, Dattry puis Burban de Malabry sont eux aussi arrêtés. Le 28 février c'est au tour de Pichegru, dénoncé par son hôte qui touche 100 000 francs pour sa délation. Jules de Polignac et le marquis de Rivière sont appréhendés le 4 mars, et le major Rusillion le 6 mars. Celui-ci

Arrestation de Georges Gadnudal Gravure de Dupré raconte tout ce qu'il sait : « Avec, signale la minute de son interro• gatoire, une naïveté voisine de la niaiserie. »

Ce n'est que le 9 mars 1804 que Cadoudal sera arrêté dans des circonstances dramatiques au moment où il cherche à gagner la maison du parfumeur Caron qui, pour 8 000 francs, lui louait une cache magnifique : l'enseigne creuse de sa boutique où un homme pouvait se cacher en cas de perquisition. Dans la nuit du 5 au 6 avril, tandis que le procès s'instruit rapidement, Pichegru se suicide. CADOUDAL ENGHIEN 575

Le 18 mai, le Sénat adopte le sénatus-consulte qui crée l'Empi• re et Cambacérès proclame Napoléon Bonaparte Empereur des Français. Le 28 mai, commence le procès de Georges et de ses coaccusés. Le verdict est rendu à 5 heures du matin, le 10 juin. Cadoudal est condamné à mort, Moreau à deux années d'emprisonnement. L'exécution a lieu le lundi 25 juin en place de Grève. A peu près au moment où le cardinal Caprara discute avec Talleyrand » des rites qui servaient à la consécration des rois » et qui peuvent être utilisés pour le sacre de l'Empereur.

ur ce premier drame s'en greffe un second. L'enlèvement et S l'exécution de l'innocent duc d'Enghien. Dès ses premiers aveux, à la mi-février, Bouvet de Lozier avait dit que l'on attendait un prince : « ... D'après la promesse expresse de Georges, rien ne devait être entrepris qu'un prince ne fût à notre tête. Le prince reje• tait toute idée d'assassinat, de machine infernale. Il s'en était expli• qué franchement, il voulait, je le répète, une attaque de vive force dans laquelle il eût pu payer de sa personne... » Il s'agissait, en fait, nous le savons, du comte d'Artois.

Mais Bonaparte réagit selon les traditions de son île natale. Un Bourbon avait voulu le faire assassiner, il fallait exécuter un membre de cette famille. En en faisant le recensement, il constata que Louis XVIII et le duc d'Angoulême étaient à Varsovie, le comte d'Artois, le duc de Berry et les princes de Condé à Londres, donc difficiles à enlever. Le duc d'Enghien seul résidait à Ettenheim, dans le margraviat de Bade, près de la frontière française. Le jeune duc d'Enghien n'avait été mêlé ni au complot de Georges Cadoudal ni à l'attentat de la machine infernale ; il désapprouvait ce qu'il appelait « des sottises » et ajoutait « ces moyens ne sont pas de mon genre ». Un homme étant venu lui proposer d'assassiner Bonaparte, en janvier 1802, «Je ne lui ai pas donné, écrit Enghien à son grand-père, le temps d'achever les détails de ses projets et j'ai repoussé cette proposition avec horreur, de pareils moyens ne pouvant convenir qu'à des Jacobins... »

Sympathique, brave, respecté de ses adversaires militaires répub|icains qui l'appelaient le « Duc va de bon cœur », Enghien détestait le nouveau régime français. Il acceptait pour le combattre d'être à la solde des Anglais, mais il entendait le faire en soldat. 576 CADOUDAL ENGHIEN

Depuis la paix d'Amiens, il s'était établi à Ettenheim, près de la princesse Charlotte de Rohan à laquelle l'attachaient de tendres liens et peut-être même un mariage secret. L'attention de Bonaparte fut attirée sur lui par un rapport du 27 février 1804 de Méhée de La Touche (agent double et provoca• teur) signalant les liaisons établies par le duc d'Enghien avec les royalistes alsaciens et le groupe d'émigrés d'Offenbourg. Ce rapport transmis par Talleyrand et confirmé par une note du général Moncey, commandant la gendarmerie nationale, décida Bonaparte le 2 mars à demander au préfet de Strasbourg, M. Shée, si le jeune duc était toujours à Ettenheim et, s'il en était parti, vers quelle destination. La mission fut confiée le 4 mars au sous-officier de gendarmerie Lamothe qui, déguisé en civil, alla tout bonnement puiser ses renseignements auprès du propriétaire de l'Auberge du Soleil à Ettenheim. Ce bon Badois prononçait mal le français et l'entendement de la langue germanique de Lamothe laissait à dési• rer ; quoi qu'il en soit, il comprit que résidaient avec le duc un M. Smith et le général Dumouriez, alors que l'aubergiste avait en fait parlé du général Thumery, aide de camp du prince, et de M. Schmitt, un Allemand de sa maison. Le rapport ainsi rédigé fut aussitôt expédié par le préfet Shée au Premier consul qui le reçut le 8 mars. Décidé à enlever Dumou• riez, Spencer, Smith (agent anglais connu et redoutable) et le duc d'Enghien, le Premier consul réunit, le 10 mars, un conseil privé comprenant les deux autres consuls, les ministres, Murât et Fouché. Talleyrand et Fouché approuvent le projet. Tous deux voient là le moyen de compromettre définitivement Bonaparte et de le lier à la France révolutionnaire. Lebrun et le grand juge Régnier se taisent. Cambacérès seul fait des réserves demandant aussi que soient véri• fiés les renseignements reçus. La réponse du Premier consul est sèche : « Vous êtes bien avare aujourd'hui du sang des Bourbons... Sachez que je ne veux pas ménager ceux qui m'envoient des assas• sins. » Le conseil terminé, Cambacérès reste seul avec Bonaparte et tente encore de le dissuader : — Vous avez été étranger aux crimes de la Révolution, vous allez y être mêlé. — La mort du duc d'Enghien, répond Bonaparte, ne sera aux yeux du monde qu'une juste représaille de ce qu'on tente contre moi-même. Il faut bien apprendre à la Maison de Bourbon que les coups qu'elle dirige sur les autres peuvent retomber sur elle-même ! IWOOUIMI. i NGHILN 577

La mort, c'est te seul moyen de la forcer à renoncer à ses abomina• bles entreprises... lorsqu'on est aussi avancé, il n'est plus possible de reculer. » Plus tard, en 1812. il dira à Caulaincourt : « Quant au duc d'Enghien, je n'y fis pas une bien vive attention quand j'envoyai l'ordre de l'arrêter. Je crus qu'on prendrait aussiDumouriez ce qui m'importait davantage, son nom donnant à cette conspiration le caractère d'une grande intrigue. J'étais dans mon droit, car le prince conspirait contre moi comme Georges et les autres... » Dès la fin du conseil, Bonaparte dicte ses ordres à Méneval pour le ministre de la Guerre Berthier. Le général Ordener partira dans la nuit pour Strasbourg sous un faux nom, avec mission « de se porter sur Ettenheim et d'y enlever le duc d'Enghien, Dumouriez, un colonel anglais et tout autre individu qui serait à leur suite (6) ». Bonaparte dresse minutieusement les plans de l'opération. A Rheinau, Ordener trouvera 300 hommes du 26e dragons et 15 pontonniers qui feront passer hommes et chevaux en un seul voya• ge. Trente gendarmes se joindront à la troupe. Caulaincourt à la tête de 200 hommes de la même unité devra cerner Offenbourg et arrêter la baronne de Reich qui y dirige le comité royaliste. Les deux troupes seront appuyées par 300 hommes de cavalerie qui doivent passer le Rhin à Kehl avec 4 pièces d'artillerie légère. Les Irais de l'expédition, la subsistance des troupes, sont également arrêtés avec minutie. Il donne l'ordre enfin à Talleyrand de remettre, le 11 mars, à Caulaincourt, une lettre pour le baron d'Edelsheim, ministre d'Etat de l'électeur de Bade dont le territoire va être envahi, justifiant l'ac• tion hors du commun et du droit des gens que constitue cette agres• sion, ir Le Premier consul a cru devoir donner à deux petits déta• chements l'ordre de se rendre à Offenbourg et à Ettenheim pour y saisir les instigateurs d'un crime qui, par sa nature, met hors du droit des gens tous ceux qui y ont manifestement pris part... » Prévenue discrètement, le 12 mars, par un officier de gendar• merie de Strasbourg qu'il se préparait certainement quelque chose, Charlotte de Rohan supplia le duc d'Enghien de s'éloigner (7). Il

(6) Lettre du Premier consul à Berthier, ministre de la Guerre, du 10 mars 1804, texte intégral publié en annexe. La rédaction, précise quant aux faits, mais décousue quant à la composition, montre la hâte. (7) Bourrienne et Mme de Cayla devaient plus tard affirmer, puis écrire publique• ment, que c'est Talleyrand qui fit prévenir Charlotte de Rohan. 578 ( AUOUDAL KNGHIKN accepta de partir pour Fribourg-cn-Brisgau mais voulut encore chasser une journée près d'Kttcnheim et revoir Charlotte. Les trou• pes d'Ordcncr firent mouvement le 14 mars au soir (8). Le 15 mars, à 5 heures du matin la résidence du duc était cernée. Réveillé en sursaut, Enghien ouvre la fenêtre et cric : — Qui commande ici ? Une voix répond : — Nous n'avons pas de compte à vous rendre. Enghien met en joue un officier, en fait le chef d'escadron Chariot qui commande le détachement et qui bredouille : « Ne tirez pas, Monsieur, ce n'est pas à vous qu'on en veut, nous ne cherchons que des émissaires anglais. » Le baron de Grunstein relève alors le fusil du duc : — Monseigneur, vous êtes-vous compromis ? — Non. — Eh bien, toute résistance devient inutile, j'aperçois beaucoup de baïonnettes... Conduit à Strasbourg et enfermé à la forteresse, le duc écrit à Charlotte de Rohan : « ... On me témoigne égards et politesse ; je puis dire qu'à la liberté près... je suis aussi bien que possible... on cherchait Dumouriez qui devait être dans nos environs, on croyait apparemment que nous avions eu des conférences ensemble et appa• remment il est impliqué dans la conjuration contre la vie du Premier consul. Mon ignorance de tout cela me fait espérer que je pourrai obtenir ma liberté... » Le 18 mars à 1 heure du matin, il est réveillé par le comman• dant Chariot, enfermé dans une voiture et dirigé sur Paris. Il pénètre dans la cour du château de Vincennes le 20 mars à 5 heures et demie de l'après-midi. Le commandant d'armes Harel, ancien sergent aux Gardes français, avait reçu d'ordre du Premier consul des instructions formelles de secret. « Un individu doit être conduit dans le château... que tout ce qui lui sera relatif soit tenu très secret et qu'il ne lui soit fait aucune question ni sur ce qu'il est ni sur les motifs de sa détention, vous-même devez ignorer qui il est... » Son identité fut pourtant percée dès son arrivée car, par un étrange hasard, Mme Harel était la sœur de lait du duc d'Enghien et elle éclata en sanglots en le reconnaissant. Enghien, qui n'avait pratiquement pas mangé depuis Stras• bourg, prit une légère collation chez Harel, puis exténué alla se

(8) Rapport du citoyen Chariot, chef du 38e escadron de gendarmerie nationale, au général Moncey, 15 mars 1804. Texte publié en annexe. CADOUDAL - ENGHIEN 579 coucher dans le réduit qui lui était réservé, un grabat, une fenêtre aux carreaux cassés, un lumignon fumeux, le froid et l'humidité. Il s'endormit à poings fermés et n'entendit pas les voitures des membres de la commission militaire qui franchissaient successive• ment la poterne. Bonaparte avait en effet décidé de faire trancher le cas du duc d'Enghien par une commission militaire spéciale de sept membres (9) qui, selon la loi, devait juger dans les vingt-quatre heures tout émigré qui aurait porté les armes contre la France. Murât, gouverneur de Paris, désigne comme membres de la commission les colonels des régiments stationnés à Paris. Le général Hulin, commandant les Grenadiers consulaires, présidera, le major Dautancourt, de la gendarmerie d'élite, sera le rapporteur. L'arrêté de Murât précise : « Cette commission se réunira sur-le-champ au château de Vincennes pour y juger sans désemparer le prévenu. »

Vers 11 heures, Dautancourt vient réveiller le prince : — Pourquoi si tôt, le jour ne paraît pas encore, quelle heure est-il donc ? — Près de minuit, vous allez comparaître devant un conseil de guerre. — On est bien pressé, il me semble que quelques heures plus tard vous auraient convenu, et à moi aussi, je dormais si bien... Dautancourt procède à son interrogatoire d'identité. Le duc décline son nom, donne des précisions sur ses campagnes militaires, indique qu'il résidait présentement pour son agrément au pays de Bade, qu'il ne connaissait ni Pichegru, ni Georges, ni Dumouriez et n'avait participé à aucun complot. En terminant il demanda à rencontrer le Premier consul. Le major le lui fit consigner au bas du procès-verbal. « Avant de signer le présent procès verbal, je fais avec instance la demande d'avoir une audience particulière du Premier consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l'horreur de ma situa• tion me font espérer qu'il ne se refusera pas à ma demande. » A 1 heure du matin, le duc est introduit devant la commission spéciale, dont les membres ne disposent d'aucun document d'accu• sation ni d'aucune information. « Cette commission, écrira plus tard Savary dans ses Mémoi• res, n 'avait pour toute pièce du procès que le rapport de l'officier de

(9) Conforme aux lois des 28.3.1793 et 25 brumaire an III. CADOUDAL - ENGHIEN gendarmerie envoyé à Ettenheim et les documents envoyés par M. le préfet Shée ils étaient persuadés, comme tout le monde, que Georges n'opérait que sous la direction d'un prince intéressé aux succès de l'entreprise. On ne voyait que le duc d'Enghien qui, par sa position, pût jouer ce premier rôle. » Quelques flambeaux tenus par des gendarmes éclairent la pièce du tribunal. Pas de témoins, pas de défenseurs, pas de documents à charge ou à décharge. Le prince d'une voix ferme et forte nia avoir participé à tout complot contre la vie du Premier consul mais reconnut qu'il avait soutenu les armes à la main les droits de sa famille. « Ma naissance, mon opinion, me rendent à jamais l'ennemi de votre gouverne• ment... apprenant que la guerre avait été déclarée contre la France, j'avais fait demander à l'Angleterre du service dans ses armées, le gouvernement anglais m'avait fait répondre qu'il ne pouvait m'en donner, mais que j'eusse à rester sur le Rhin où incessamment j'au• rais un rôle à jouer... » Hulin essaya d'avertir le prince qu'il était en train de se charger gravement : « Prenez-y garde, ceci pourrait devenir sérieux et les commissions militaires jugent sans appel. » A deux heures du matin Enghien se retire. La commission déli• bère, Hulin ne sait comment rédiger le jugement ni même à quelles lois se référer, à cet égard le texte restera donc en blanc. Enghien de toute évidence n'a participé à aucun complot. Mais il est à la solde de l'Angleterre et il a porté les armes contre la République. Pour ces militaires chevronnés le jugement est sans nuance quant à la lettre de la loi. Celle-ci prévoit la mort, c'est donc la mort qu'il faut appliquer. Mais sur le fond ils chargent Hulin de demander la grâce consulaire.

Les commissaires signent alors le texte suivant :

« Aujourd'hui le 30 ventôse an XII de la République, La Commission militaire formée en exécution de l'arrêté du gouvernement en date du 29 du courant composée des citoyens Hulin, etc. (nous avons donné plus haut la composition du tribu• nal)... s'est réunie au château de Vincennes, à l'effet de juger le ci- devant duc d'Enghien sur les charges portées dans l'arrêté précité. Le président a fait amener le prévenu, libre et sans fers, et a ordonné au capitaine rapporteur de donner connaissance des pièces tant à charge qu'à décharge au nombre d'une. Après lui avoir donné lecture de l'arrêté sus dit, le président lui a fait les questions suivantes : l'ADOUDAL KNGHIEN 581

— Vos nom, prénoms, âge et lieu de naissance ? — A répondu se nommer Louis, Antoine, Henri, de Bourbon, duc d'Enghien, né à Chantilly le 2 août 1772. — A lui demandé s'il a pris les armes contre la France ? — A répondu qu'il avait fait toute la guerre et qu'il persistait dans la déclaration qu'il a faite au capitaine rapporteur et qu'il a signée. — A de plus ajouté qu'il était prêt à faire la guerre, et qu'il désirait avoir du service dans la nouvelle guerre de l'Angleterre contre la France. — A lui demandé s'il était encore à la solde de l'Angleterre ? — A répondu que oui, qu'il recevait par mois cent cinquante guinées de cette puissance. La Commission après avoir fait donner au prévenu lecture de ses déclarations par l'organe de son président, et lui avoir demandé s'il avait quelque chose à ajouter dans ses moyens de défense, il a répondu n'avoir rien à dire de plus et y persister. Le président a fait retirer l'accusé, le Conseil délibérant à huis clos, le président a recueilli les voix en commençant par le plus jeune en grade, le prési• dent ayant émis son opinion le dernier, l'unanimité des voix l'a déclaré coupable et lui a appliqué l'art... de la loi du... ainsi conçu et, en conséquence, l'a condamné à la peine de mort. Ordonne que le présent jugement sera exécuté de suite, à la diligence du capitaine rapporteur, après en avoir donné lecture, en présence des différents détachements des corps de la garnison, au condamné. Fait clos et jugé sans désemparer à Vincennes les jours, mois, an que dessus et avons signé. » Signé : P. Hulin, Bazancourt, Rabbe, Barrois, Dautancourt rapporteur, Guitton, Ravier.

Aussitôt l'acte signé, Hulin commence à rédiger une lettre au Premier consul au nom de la Commission unanime pour solliciter la grâce du condamné et lui faire part de la demande du duc d'En• ghien d'obtenir une audience.

Savary, commandant de la gendarmerie d'élite, qui s'était constamment tenu au fond de la pièce durant le procès, s'approcha alors de lui : — Que faites-vous là ? — J'écris au Premier consul pour lui exprimer le vœu du Conseil et celui du condamné. 582 CADOUDA1. ENGHIEN

— Votre affaire est finie, dit Savary en saisissant la plume d'Hulin, maintenant cela me regarde. A trois heures du matin Hulin fait revenir le prince et lui lit l'arrêt le condamnant à mort. Puis tout ira très vite. Après la lectu• re du jugement, Enghien est revenu dans sa chambre, Harel vient l'y chercher et une lanterne à la main, encadré par les gendarmes, il le guide à travers les cours. Arrivé à la tour du Diable dont l'esca• lier conduit aux fossés, Enghien eut un mouvement de recul : — Où me conduisez-vous ? Dites-le-moi. Personne ne répondit. — Est-ce aux cachots ? Autant vaudrait mourir. Quelqu'un murmura « aux cachots non malheureusement!» Harel dit alors : « Monsieur, veuillez me suivre et faire appel à tout votre courage. » Le prince comprit qu'il n'y avait plus de recours. En tournant le coin du pavillon de la Reine il se trouva face au peloton d'exécu• tion de seize gendarmes. A la vue des fusils, le prince dit : « Du moins je mourrai de la mort d'un soldat. » Le lieutenant Noirot, fort ému et qui visiblement s'acquittait avec tristesse de sa mission, lut la sentence de mort. La lecture terminée, Enghien demanda des ciseaux, se coupa une mèche de cheveux, y joignit son anneau *et une montre et demanda à Noirot de les remettre à la princesse Charlotte. Il demanda alors un prêtre. — Veux-tu donc mourir en capucin, lança une voix, les curés, ils sont tous couchés à cette heure ! Il se mit à genoux et pria, puis se relevant il dit : a Mes amis... » — Tu n'as pas d'ami ici, coupa la même voix. Le prince termina pourtant sa phrase : « Il est affreux de périr ainsi de la main des Français. » On voulut lui bander les yeux, il refusa. Il y eut un bref commandement, l'adjudant Pelé qui commandait le peloton porta la main à son chapeau et se découvrit. La salve tirée à six pas éclata et le duc foudroyé roula sur lui-même. Jusqu'au dernier moment, le malheureux jeune prince joua de malheur. Injustement soupçonné, illégalement enlevé, plus illégale• ment encore jugé, il n'est pas certain que dans l'esprit de Napoléon il devait être exécuté. Le 20 mars en fin de soirée Bonaparte donna en effet l'ordre à Réal de se rendre « sur-le-champ à Vincennes pour interroger le rUHH'DAI. I-.NGHII-'N 583

Exécution du duc d'Enghien prisonnier ». Il doit lui poser des questions précises dont le Premier consul lui donne la liste. Maret pose le pli à son domicile. Personne n'ose tirer Réal de son sommeil. Réveillé à l'aube, il lit la lettre du Premier consul, s'habille en hâte et se fait conduire au galop à Vincennes. A la barrière Saint-Antoine il rencontre Savary qui lui deman• de où il va : — A Vincennes. J'ai reçu hier au soir l'ordre de m'y transpor• ter pour interroger le duc d'Enghien. Réal, stupéfait, apprend alors l'exécution. — Mais cela est-il possible, crie-t-il, j'avais tant de questions à faire au prince, son interrogatoire pouvait découvrir tant de choses. Encore une affaire manquée et dans laquelle on ne saura rien. Le Premier consul sera furieux. A la Malmaison Bonaparte écouta Savary silencieusement. Apprenant que le duc d'Enghien avait sollicité un entretien, il l'in• terrompit brusquement : — Qu'a donc fait Réal ? Pourquoi avoir jugé sans attendre Réal ? 584 ('AI)OUDAL HNGHIKN

H II me fixait avec ses yeux de lynx, raconte Savary, et répé• tait : — Il y a quelque chose que je ne comprends pas ; que la Commission ait prononcé sur l'aveu du duc d'Enghien, cela ne me surprend pas, mais enfin on n'a eu cet aveu qu'en commençant le jugement, et il ne devait avoir lieu qu'après que M. Réal l'aurait interrogé sur un point qu'il importait d'éclaircir. » Réal parut alors et s'expliqua. « Le Premier consul écouta sans blâmer et dit seulement'''C'est bien" avant de leur tourner le dos. » A Joséphine qui lui dit : — Le duc d'Enghien est mort ! ah, mon ami, qu'as-tu fait ? Bonaparte, répond : — Les malheureux ont été trop vite. Certains ont cherché à rejeter sur Fouché et Talleyrand la responsabilité de la décision prise. Ils ont en fait donné un avis favorable à l'enlèvement et au jugement du duc d'Enghien, pensant ainsi rattacher définitivement Bonaparte au monde de la Révolu• tion. Mais cet avis n'allait pas jusqu'à l'exécution et a été contreba• lancé par d'autres beaucoup plus nombreux et aussi influents. Chateaubriand, qui n'aimait pas Talleyrand, fait état d'une lettre du 8 mars 1804 de Talleyrand au Premier consul l'invitant à sévir contre ses ennemis : « Si la justice oblige de punir rigoureuse• ment, la politique exige de punir sans exception », et il ajoute « que M. de Talleyrand ait décidé Bonaparte à la fatale arrestation, contre l'avis de Cambacérès, il est difficile de le nier, mais qu'il ait prévu le résultat du conseil qu'il donnait, il est difficile de l'admet• tre... la légèreté, le caractère, l'éducation, les habitudes du ministre l'eloignaient de la violence, la corruption lui ôtait l'énergie, il était trop peu honorable pour devenir un profond criminel (10)... » En réalité, Bonaparte a pris sa décision seul. Il a voulu, conçu et organisé avec minutie l'enlèvement et le jugement. Et ici encore l'appréciation de Chateaubriand semble exacte : » Bonaparte seul a voulu la mort du duc d'Enghien, personne ne lui avait fait une condition de cette mort pour monter au trône. Cette condition supposée est une de ces subtilités des politiques qui prétendent trouver des causes occultes à tout... le jugement de Vincennes fut une affaire de tempérament corse, un accès de froide

(10) Mémoires d'outre-tombe, Livre 16, chapitre 7. < ADOUDAL KNGHIHN 585

colère, de passion précautionnée contre les descendants de Louis XIV spectre toujours menaçant... » Si l'incident Réal laisse planer un doute sur son intention fina• le, le Premier consul couvrit en tout cas entièrement ses subordon• nés et endossa toute la responsabilité de l'exécution. Le jour même de l'exécution il dira : « Au moins ils verront ce dont nous sommes capables. Doréna• vant j'espère qu'on nous laissera tranquilles... j'ai versé du sang, je le devais, et j'en répandrai peut-être encore, mais sans colère et tout simplement parce que la saignée entre dans les combinaisons de la médecine politique. On veut détruire la Révolution en s'attaquant à ma personne. Je suis l'homme de l'Etat, je suis la Révolution française et je la soutiendrai. » Le 24 mars publiquement au Conseil d'Etat il ajoutera « que la France ne s'y trompe pas, elle n'aura ni paix ni repos jusqu'au moment où le dernier individu de la race des Bourbons sera exter• miné. J'en ai fait saisir un à Ettenheim... j'ai fait juger et exécuter le duc d'Enghien pour éviter de tenter les émigrés rentrés qui se trouvent ici. J'ai craint que la longueur d'un procès, la solennité d'un jugement, ne réveillassent dans leur âme des sentiments qu'ils n'auraient pas pu s'empêcher de manifester, que je ne fusse obligé de les abandonner à la police et d'étendre ainsi le cercle des coupables au lieu de le resserrer... au surplus il a été jugé par une commission militaire et il en était justiciable : il avait porté les armes contre la France, il nous avait fait la guerre. Par sa mort il nous a payé une partie du sang des deux millions de citoyens français qui ont péri dans cette guerre. » La pensée de la mort du duc d'Enghien le poursuivra pourtant encore longtemps. A Sainte-Hélène, dix jours avant de mourir, Napoléon, crai• gnant sans doute que cette exécution ne ternisse son image aux yeux de la postérité, fera rouvrir son testament pour y ajouter le codicille suivant : " J'ai faù arrêter, et juger le duc d'Enghien parce que c'était nécessaire à la sûreté, à l'intérêt et à l'honneur du peuple français, lorsque le comte d'Artois entretenait, de son aveu, soixante assas• sins dans Paris. Dans une semblable circonstance j'agirais encore de même. » MICHEL PONIATOWSKI

Extrait de la préface de M. Michel Poniatowski au livre de Marco Saint-Hilaire : Souvenirs intimes du temps de l'Empire (Librairie académique Perrin).