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LE RETOUR EN FRANCE DE CADOUDAL

Fils d'un cultivateur breton aisé, Georges Cadoudal, né en 1771, s'était illustré durant les guerres de la . Au mois de mars 1800, contraint de renoncer à une lutte impos• sible, il avait fait sa reddition et avait été convoqué aux Tuile• ries. Le premier Consul l'avait reçu deux fois et lui avait offert les étoiles de général de division. Cadoudal avait refusé de se rallier au régime consulaire et, déjouant les recherches de la police, il avait gagné l'Angleterre. Pensionné par le gouvernement britannique, promu cordon rouge et lieutenant-général par Louis XVIII, Cadoudal avait acquis une place en vue parmi les émigrés et il avait continué la lutte contre Bonaparte. Après la rupture de la paix d'Amiens, il offrit à Pitt de mettre au service de l'Angleterre une équipe de partisans qu'il n'avait cessé d'entraîner en vue d'un enlèvement éventuel du Premier Consul. Son projet fut agréé. Pitt ouvrit un crédit d'un million de livre^ et l'expédition fut décidée. Cadoudal quitta Londres et, le 9 août 1803, il vint s'établir à Hastings. Un cutter, Y El Vehcejo, était mis à la disposition de Georges et de ses hommes. Il était commandé par un ancien officier d'ordon• nance de Sydney Smith (le général anglais qui avait tenu Bona• parte en échec devant Saint-Jean-d'Acre). Ce marin, plus « ven• déen qu'anglais » se nommait le capitaine Wright il était promis à un sort tragique. Cadoudal était accompagné de son domestique Picot et de quelques chouans triés sur le volet : La Haye Saint-Hilaire, dit LE RETOUR EN FRANCE DE CADOUDAL 537

Raoul, ou d'Oison, combattant de maquis depuis sa dix-huitième année, de Joyaux, dit d'Assas, aide de camp de Georges. Ces deux hommes étaient connus de la police française, car ils avaient été suspectés au moment de la machine infernale. Deux autres conspirateurs, nommés Kirch et Hermely, étaient d'anciens marins, qui, sous la Convention, avaient quitté la cause républicaine pour se donner à la monarchie. Enfin, le dernier des embarqués, ancien officier de santé dans la marine royale, avait ensuite exercé dans le civil à Sarzeau. Il se nommait Jean-Pierre Querelle. Il semble qu'il ait abandonné la France parce qu'il y était perdu de dettes et qu'il ne se soit mêlé à l'affaire que par goût du lucre. Avant de quitter la côte anglaise. Georges donna ses dernières instructions à Guillemot. Celui-ci devait organiser les prochains départs du camp de Romsey ; il devait également faire répandre le bruit que Georges avait été vu dans le Morbihan, au cas où la police consulaire aurait eu vent de son absence de Londres. Ces précautions prises, VEl Vencejo appareilla le 10 août au soir. Pris par des courants, il dériva vers Le Tréport et le capi• taine Wright dut reprendre le large pour piquer, plus près de Dieppe, en direction de la falaise de Biville, première étape de la route qui allait mener les aventuriers jusqu'au cœur de . Le site de Biville est farouche, presque tragique. Dans une falaise à pic de cent mètres, une sorte de coupure en forte pente ; contre la paroi, de loin en loin, des poteaux vermoulus auxquels est attaché un câble avec des nœuds. En s'aggrippant à cette rampe rudimentaire, que les indigènes appellent une estamperche, des pêcheurs ou des contrebandiers peuvent, au prix de grands efforts, se hisser sur le plateau. En face de cette faille, dans la ligne blanche des falaises, le capitaine Wright mit en panne. Il embarqua ses passagers dans une chaloupe et, dans la nuit du 21 au 22 août, il les conduisit lui-même jusqu'à la grève caillouteuse. Un afïidé de d'Hozier, le nommé Troche, fils d'un horloger d'Eu, était aux aguets. Il accueillit les voyageurs et leur expliqua comment il fallait user de Vestamperche. Les arrivants entamèrent leur pénible ascension. En dépit de sa corpulence Cadoudal parvint à se hisser seul jusqu'au som• met. Par crainte des douaniers, on ne s'attarda pas. On se dirigea rapidement vers le premier gîte d'étape, la ferme de la Poterie, 538 LE RETOUR EN FRANCE DE CADOUDAL vers la forêt d'Eu, à près de sept lieues de Biville. En marchant uniquement de nuit, on pouvait gagner Paris en une semaine. Le jour, on dormirait dans des maisons-refuges, sises respecti• vement à Breusseville, Aumale, Feuquières, Auteuil, Arronville

et Saint-Leu. 4 Après l'Isle-Adam, un des fourriers de d'Hozier, Raoul Gail• lard, se fit le guide des arrivants. Il les installa à Saint-Leu. Là, ils furent rejoints par d'Hozier, accompagné de son second, Bouvet de Lozier. Vers la fin de la soirée du 29 août, les compagnons de Georges firent leur dernière étape en promeneurs, deux par deux, et ils entrèrent sans difficulté dans Paris. La preuve était donc faite que, sans montrer de passeport, on pouvait se rendre depuis la côte de la Manche jusqu'à la capi• tale, bien qu'il existât un état de guerre entre la France et l'Angle• terre. Ce résultat a été dès cette époque qualifié de merveilleux. Il ne représentait pourtant que la moitié des réalisations de d'Hozier. Celui-ci révéla tout le reste à Cadoudal, tandis que les deux hommes gagnaient Paris en voiture et passaient sans encombre la barrière Saint-Denis pour gagner la taverne de la Cloche d'Or, à l'angle de la rue du Bac et de la rue de Varenne. C'était là une des maisons préparées par les soins de d'Hozier. Celui-ci en avait loué un certain nombre sous des noms d'em• prunt. Dans ces appartements, un menuisier de génie, nommé Spin, avait aménagé des cachettes variées. Les unes, telles des lits à double fond, permettaient de disparaître instantanément. D'autres dissimulaient des escaliers dérobés conduisant à la rue. La plus étonnante était, rue du Four, l'énorme enseigne d'un parfumeur, nommé Caron. Débordant sur le trottoir, elle pou• vait abriter trois hommes, ainsi suspendus entre ciel et terre, sans qu'on pût les déceler dans la maison. Caron louait cette niche pour le prix exorbitant de huit mille francs (au moins vingt-cinq ou trente mille francs 1963). D'autres cachettes furent si bien dissimulées que la police consulaire ne les découvrit jamais. L'une d'elles, 42 rue de Buci, ne fut trouvée qu'en 1892, lors de réparations effectuées dans cet immeuble. La retraite principale avait été aménagée à Chaillot, par les soins de Bouvet de Lozier. C'était la maison destinée à recevoir LE RETOUR EN FRANCE DE CADOUDAL 539 le « Prince » qui coordonnerait l'action des conjurés et prendrait le gouvernement avant l'arrivée du Roi, dès que Bonaparte aurait été enlevé et que l'armée et le Sénat auraient été ralliés. Ce logis appartenait à une dame Costard de Saint-Léger, vrai• semblablement la maîtresse de Bouvet de Lozier. Elle consentit à céder sa maison après l'avoir pourvue d'un ménage de vieux gardiens dont elle répondait. Sise dans un jardin fermé par une grille, au bout d'une allée d'arbres, cette « folie », élégamment meublée, comportait, outre sa sortie visible sur le quai de Chaillot, des issues secrètes grâce à des souterrains utilisant d'anciennes carrières. En quittant sa demeure, Mme de Saint-Léger avait seulement averti ses gardiens et son concierge, qu'en son absence des « amis » viendraient habiter chez elle et avait ordonné qu'on leur obéît comme à elle-même. Si le « Prince » arrivait, personne à Paris ne pourrait s'en apercevoir. Georges vint faire plusieurs séjours dans cette maison qui fut l'un de ses asiles principaux. Les autres, outre la Cloche d'Or, se trouvaient rue Chariot (aujourd'hui Bichat) et rue du Puits-de- l'Ermite, chez un nommé Verdet, logeur qui exploitait cynique• ment ses pensionnaires. La femme de Verdet ayant été arrêtée, il fallut abandonner ce gîte et le remplacer par un entresol savam• ment machiné par Spin, nie Carême-prenant. Sous des pseudonymes variés, se faisant appeler tour à tour Larive et Couturier, Georges changeait de logis. Fréquemment, il quittait Paris et, prenant la route aux étapes secrètes, il allait accueillir de nouveaux débarqués. On admet qu'il se déplaça quatre ou cinq fois entre Paris et la Normandie. Ordinairement il était déguisé, mais son aspect ne lui permet• tait guère que de porter le costume de « fort de la halle » ; avec cette apparence il était connu sous le sobriquet de Legros. Parmi les débarquements de conjurés, deux présentent un intérêt majeur pour la suite de l'aventure. L'un se situe le 7 décembre 1803 : il amenait des personnages importants, notamment Armand de Polignac, fils aîné de la favo• rite de Marie-Antoinette, gentilhomme de trente et un ans, marié à une Hollandaise résidant à Paris, et Coster de Saint-Victor, ancien complice de Limoëlan, un des plus dévoués parmi les chouans. Au cours de l'étape à Aumale, ces deux nouveaux arrivants com• mirent l'imprudence de commander au tailleur des uniformes 540 LE RETOUR EN FRANCE DE CADOUDAL de dragons et de chasseurs. Puis ils partirent sans les avoir essayés ni réglés. Heureusement l'homme qui gardait le gîte d'étape eut l'esprit de prendre livraison de la commande et de payer les qua• tre cents francs qui étaient dus. Georges se chargea du paquet de vêtements lors de son dernier voyage le long des relais. Il s'agissait, cette fois, du débarquement qu'il considérait comme décisif, celui qui amènerait le Prince à Paris. Le 16 janvier 1804 Y El Vincejo mouillait une nouvelle fois au large de Biville. Pichegru débarquait, accompagné d'un de ses anciens aides de camp, le général Lajolais, et du major suisse Russillion, ami personnel de Moreau. , frère d'Armand, et le marquis de Rivière, aide de camp du comte d'Artois, s'étaient joints à ces personnages de premier plan. Gadoudal attendait les arrivants au relais extrême, la ferme de la Poterie, d'où l'on venait directement depuis Biville. Depuis quelque temps Georges s'inquiétait et il estimait avoir de sérieuses raisons pour cela. Aussi était-il arrivé en avance et pendant plu• sieurs heures son impatience ne cessa de s'accroître. Enfin on signala que les voyageurs approchaient de la ferme. Depuis le perron, Georges cria : — Amenez-vous le Prince ? — Non, réppndirent-ils en chœur. Alors Cadoudal laissa échapper un cri de découragement ; puis, baissant la tête, il dit tristement ; — Nous sommes perdus.

Cette idée que l'on ne pourrait rien réussir sans la présence d'un prince de la maison de Bourbon n'était pas neuve. Les chouans l'avaient éprouvée à Quiberon et plus encore quand le comte d'Artois, débarqué à l'île d'Yeu, à l'automne de 1795, avait ater• moyé pour rejoindre les Vendéens, puis les avait abandonnés aux vindictes de la République. « Sire, la lâcheté de votre frère a tout perdu, » aurait écrit Charette à Louis XVIII. Puis le chef des Vendéens, désemparé, s'était laissé prendre et il avait payé de sa vie sa foi monarchique. Le cri désespéré de Cadoudal rele• vait exactement de la même croyance. LE RETOUR EN FRANCE DE CADOUDAL 541

Depuis cinq mois on était à pied d'œuvre. L'heure sonnait pour frapper le « coup essentiel », et le Prince attendu se dérobait, condamnant les conspirateurs à enlever, et peut-être à tuer Bona• parte, sans avoir les moyens de faire triompher sur-le-champ la cause monarchique. La sagesse aurait été d'attendre encore, au besoin d'aller à Londres, afin de reprendre contact avec le comte d'Artois. Il ne semble pas que Cadoudal ait envisagé cette solution. Proba• blement, après avoir surmonté la crise de découragement qui l'avait accablé, il s'était cru assez fort pour aboutir avec l'aide de Pichegru et de Moreau. Pichegru, avant de quitter Londres, avait fait entreprendre des démarches auprès de ce dernier. Un agent des émigrés, l'abbé David, venu d'Angleterre, avait pu s'introduire chez Moreau à la fin de l'année 1803. Il lui avait parlé de Pichegru et avait laissé entendre que l'ancien conqué• rant de la Hollande désirait voir mettre une fin à son exil. Pouvait-il compter sur l'intervention en sa faveur du général Moreau et ce dernier consentirait-il à lui confirmer cet appui par une lettre ? Moreau, qui manquait souvent de caractère, ne semble pas avoir vu qu'une semblable démarche risquait de le compromettre. Se souvenant de son ancienne camaraderie avec Pichegru, il écri• vit un message que David emporta en Angleterre. La police avait filé constamment David et avait noté ses visites à Paris. Aussi quand l'abbé monta sur le bateau fut-il appréhendé et fouillé. On ne trouva sur lui aucun document car il avait eu assez de sang-froid pour faire disparaître la lettre de Moreau. Mais, brûlé désormais, il ne pouvait plus servir d'intermédiaire. Cet incident avait retardé la venue de Pichegru et il avait fallu s'aviser d'un autre moyen pour réaliser la conjonction entre les deux anciens commandants en chef de l'armée du Rhin. Plusieurs agents secrets s'étaient offerts pour assurer l'opéra• tion : Fauche-Borel y figurait en première place, mais, comme il était enfermé au Temple, il était impossible de l'utiliser. Néanmoins, par son canal, Pichegru avait pu savoir que Moreau se prêterait volontiers à une réconciliation. C'était sur ce faible indice que Pichegru avait décidé de venir et aussi parce que son aide de camp, l'ex-général de brigade Lajolais, s'était fait fort d'obtenir pour lui un rendez-vous avec Moreau. Cadoudal accepta donc tout de suite de faire partir Lajolais 542 LE RETOUR EN FRANCE DE CADOUDAL en avant-garde, tandis que Pichegru et lui ne prendraient la route que vingt-quatre heures plus tard. Le 23 janvier 1804, Lajolais entrait à Paris et se présentait chez un des conjurés, Victor Couchery, ex-employé à la gendar• merie sous les ordres de Moncey, en lui murmurant à l'oreille : — Le général arrivera ici ce soir ou demain. Couchery se tint donc à la disposition de Pichegru et dès que celui-ci fut arrivé à son tour, il le conduisit sur sa demande auprès de son frère, l'abbé Pichegru, docteur en Sorbonne. Comme on sait par le témoignage de ce dernier que l'entrevue des deux frères eut lieu le 24 janvier, on peut tenir cette date pour celle de l'arri• vée de Pichegru à Paris. Cadoudal, jugeant très imprudente cette entrevue, reprit aussitôt Pichegru sous sa coupe. Après trois jours passés dans l'appartement de la rue Carême- prenant, Pichegru fut mené par Georges dans la maison de Chaillot. Le général fut sensible au confort de cette retraite qu'il occupait à défaut du prince attendu. Sa tranquillité y fut de courte durée puisque au soir même de son installation, le 28 janvier, il reçut la visite de Lajolais. Celui-ci avait pu joindre Moreau, lequel consentait à voir Pichegru sur-le-champ. Il fallait se trouver à neuf heures du soir précises boulevard de la Madeleine. A l'heure annoncée, Moreau, en habit bleu et chapeau rond, déboucha sur le boulevard, une canne à la main. Lajolais qui faisait le guet, s'approcha de lui : — Le général est arrivé, lui dit-il. A ce moment un rayon de lune inonda les visiteurs. Moreau sursauta et l'on passa dans la rue des Capucines « où la lune don• nait moins ». Alors Moreau vit descendre d'un fiacre son ancien collègue de l'armée du Rhin. Bouvet de Lozier, qui avait accompagné Pichegru, resta dans la voiture. Au contraire, Georges venu dans un autre véhicule, descendit et suivit de loin Pichegru. Moreau reconnut aussitôt le chef des chouans. Il ne s'atten• dait pas à sa présence et eut un mouvement de recul. Il venait d'accueillir Pichegru par une chaleureuse accolade. Les deux hommes avaient échangé quelques phrases. Pichegru était convenu qu'il séjournait à Paris dans le dessein de renverser le gouvernement consulaire. Sur ce point tous deux pouvaient se mettre d'accord. LE RETOUR EN FRANCE DE CADOUDAL 543

Pichegru crut alors habile de faire signe à Cadoudal et il le présenta à Moreau. La prise de contact fut froide. Depuis qu'il avait aperçu de loin le chouan, Moreau était sur la réserve. Il permit pourtant à Georges d'exposer les grandes lignes de son plan. Puis il fit com• prendre que si Bonaparte était enlevé ou assassiné, ce serait autour de lui, Moreau, que l'armée se grouperait. Cette vue allait tout à fait dans les vues de Georges. Mais sa satisfaction fut brève et la suite lui plut moins. Moreau entendait bien laisser aux royalistes l'odieux de l'agres• sion et du meurtre possible. Ce n'était qu'un détail aux yeux de Cadoudal si l'on était en accord sur le reste. Si l'on renversait ou supprimait Bonaparte, Moreau déclara qu'il entendait devenir Premier Consul. Il acceptait que Pichegru fût second Consul. — Et moi le troisième, dit Georges. Moreau refusa. Si l'armée le savait compromis avec un chouan, elle refuserait de le suivre. Que Georges abattit Bonaparte ! Après on aviserait. Le ton monta. Pichegru qui avait suivi la discussion s'impatienta à son tour. Il dit à Georges : — Vous m'avez fait venir et vous ne pouvez rien. Exaspéré, Cadoudal lança alors à Moreau : — S'il en est ainsi, je me retire et vous pouvez bien conduire vos affaires tout seul. Les points de vue se révélaient inconciliables. La conférence aboutissait à un échec. A ses amis, Cadoudal avait déclaré brutalement : — Il paraît que Moreau ne voulait que se servir de nous pour prendre la place du Premier Consul ; mais un bleu pour un bleu, j'aime encore mieux celui qui y est que ce jean-foutre-là. Une nouvelle conférence entre Moreau et Pichegru semblait même exclue. Elle eut pourtant lieu, le 5 février suivant, rue d'Anjou. ' Lajolais avait trouvé un intermédiaire en la personne d'un nommé Henri Rolland, ex-administrateur des équipages, qui avait naguère connu Pichegru et Moreau en Alsace et avait con• servé des relations avec eux. A Rolland, Moreau répondit : 544 LE RETOUR EN FRANCE DE CADOUDAL

— Je ne puis me mettre à la tête d'aucun mouvement en faveur des Bourbons. Ils se sont si mal conduits qu'un essai sem• blable ne réussirait pas. Cependant Moreau envoya quand même sa voiture à Pichegru et il le reçut pendant une heure dans son hôtel. A la sortie, Piche• gru rejoignit Lajolais qui l'attendait dans un fiacre stationné rue de la Ville-l'Evêque. Le général avait l'air très mécontent de sa visite et, au bout d'un moment, il lâcha à propos de Moreau : — Il paraît que ce bougre-là a aussi de l'ambition et qu'il voudrait régner. Eh bien 1 je lui souhaite beaucoup de succès, mais, à mon avis, il n'est pas en état de gouverner la France pen• dant deux mois. Puis Pichegru se fit déposer chez Rolland qui lui donnait alors asile, en raison des très graves événements qui s'étaient produits entre les deux entrevues.

Tandis que Cadoudal et d'Hozier avaient très remarquable• ment réglé les points de détail de leur entreprise, certains de leurs affidés avaient commis des imprudences. Quelques-unes étaient des légèretés, tels les adieux des Poli- gnac avant de quitter Londres, d'autres de purée folies comme la conduite de Querelle. Non seulement celui-ci fréquenta imprudemment les cafés, mais il prit une maîtresse, culottière de son état. De plus, par la poste ordinaire, il écrivit à son beau-frère, un nommé Blouet, apothicaire à Vannes. Dans la lettre, il parla de son séjour à Paris, tint des propos risqués sur ses occupations, et, faute suprême, il donna son adresse. L'apothicaire Blouet avait pour maîtresse une bouchère. Celle-ci, fouillant les poches de son amant, y trouva la lettre de Querelle. Sans en comprendre la portée exacte, elle flaira tout de même qu'il s'agissait de choses graves et elle subtilisa la missive qu'elle remit au préfet du Morbihan, probablement pour obtenir une récompense. La suite fut du domaine de la police. La lettre fila aux rensei- LE RETOUR EN FRANCE DE CADOUDAL 545 gnements généraux, et, dès le 12 octobre 1803, Querelle était appréhendé et conduit à l'Abbaye. Cadoudal conclut de grandes inquiétudes de cette arresta• tion. Elle lui prouva toutefois combien l'organisation des cachettes dans Paris était excellente, puisque, une fois Querelle emprisonné, personne ne fut inquiété. Pourtant depuis la reprise des hostilités contre l'Angleterre la machine policière fonctionnait à haut rendement. S'il avait été enfermé au Temple. Querelle s'y fût trouvé le compagnon d'autres serviteurs de la même cause que celle où il s'était laissé engager. Deux anciens chouans, Picot et Lebourgeois, avaient été signa• lés, dès le début de 1803, par l'ambassadeur de France à Londres, le comte Andréossy. On les soupçonnait de complicités dans l'affaire de la machine infernale. Quant ils entrèrent en France, ils furent cueillis par la police à Pont-Audemer et, après un semblant d'inter• rogatoire, ils furent mis au secret à la Tour du Temple. Egalement et à tout hasard, on avait arrêté deux autres chouans, Pioger et Desol de Grisolles, qui, eux, étaient des séides de Georges. Le second avait accueilli Cadoudal à Saint-Leu-Taverny après le débarquement d'août 1803. Homme de grand caractère, il n'avait rien lâché de compromettant lors de son interrogatoire. Aussi le secret sur la conspiration était encore entier quand Piche- gru arriva en France^ Ce fut une intervention personnelle de Bonaparte qui déchira le voile. Le Premier Consul partageait son temps entre Paris et Boulogne. Autour de cette dernière ville, il avait établi un camp gigantesque où se rassemblaient les effectifs destinés au débar• quement en Angleterre. Etant donné le secret qui devait envelopper une opération de cette envergure, la surveillance du territoire était renforcée. Ne négligeant jamais les détails, et voyant des espions un peu partout, Bonaparte se faisait communiquer la liste des suspects arrêtés. Quand après une inspection à Boulogne, le Premier Consul revint à Paris le 7 janvier 1804, diverses indications lui furent communiquées par Régnier, le Grand Juge, et par Réal, un con• seiller d'Etat détaché à la police, ami de Fouché, ayant conservé de bonnes relations avec son ancien chef. " L'ensemble des renseignements donnait à penser qu'une

LA BEVUE N° 4 3 546 LE RETOUR EN FRANCE DE CADOUDAL affaire était en train de se tramer contre le gouvernement. Une enquête menée en Vendée par Savary avait révélé que de nombreux contacts avaient été pris avec d'anciens maqui• sards. Cela laissait supposer que l'on cherchait depuis Londres des appuis pour réorganiser la résistance intérieure, peut-être en vue d'un débarquement. Il était donc logique qu'avec Régnier, Bonaparte épluchât la liste des gens emprisonnés. Parmi ceux qui paraissaient suscep• tibles de contacts avec les chouans, les cinq personnages cités plus haut arrivaient en tête. A la fois pour obtenir des révélations et pour frapper les esprits par un exemple, le Premier Consul ordonna à Cambacérès de faire traduire ces prévenus devant une commission militaire. Régnier, avisé de cette volonté le 21 janvier, fit diligence et, le 27, Murât, gouverneur de Paris, fit passer devant un conseil de guerre Picot et Lebourgeois. Le tribunal siégea toute la nuit. Bien que les deux accusés n'eussent rien avoué, le seul fait qu'ils étaient des émigrés venus d'Angleterre en France en période d'hostilités, emporta leur condamnation à mort. Le jugement prononcé le matin fut exécuté dans l'après-midi à la plaine de Grenelle. Pioger et Desol de Grisolles, qui, eux, étaient réellement cou• pables, surent tenir tête et bénéficièrent d'un acquittement, tout en étant gardés en prison. Querelle, jugé le dernier, était trop compromis par son passé pour traverser les mailles du filet. Condamné à mort, il allait être fusillé, au matin du 28 jan• vier, quand il annonça, alors qu'il allait monter dans la voiture qui le conduisait au poteau, qu'il avait des révélations à faire. Prévenu aussitôt, Bonaparte ordonna de surseoir à l'exécution et il envoya Réal à L'Abbaye pour entendre le condamné. L'inter• rogatoire se déroula sensiblement au moment où Moreau, Cadou- dal et Pichegru se rencontraient boulevard de la Madeleine. Aux questions de Réal, Querelle, tremblant de peur, répon• dit en racontant tout ce qu'il savait. Il dévoila le débarquement du 20 août à Biville avec Cadoudal ; il exposa comment le voyage s'était effectué grâce à des relais établis dans des fermes isolées ; il révéla l'existence d'une bande de chouans organisée à l'inté• rieur de Paris. Sans en entendre davantage, Réal courut aux Tuileries ; il LE RETOUR EN FRANCE DE CADOUDAL 547

annonça au Premier Consul la présence de Cadoudal à Paris. — J'ai prescrit de fermer les barrières, répondit Bonaparte. Cette décision pouvait faciliter des arrestations ; elle ne sup• primait pas le danger immédiat. Le lendemain, le Premier Consul devait passer une grande revue au Carrousel. Un surcroît de sur• veillance fut décidé ; des rafles furent effectuées dans le quartier de la rue Saint-Nicaise, plein de souteneurs et de prostituées.' « Ces demoiselles furent invitées à passer ailleurs la journée du lendemain. » Elles furent remplacées par des gendarmes en bour• geois et la revue se déroula sans incident. Bonaparte n'en oubliait pas le reste pour autant. Le 30 jan• vier, Réal tut chargé de pousser l'enquête beaucoup plus loin. Il allait le faire avec un succès qui dépassa toutes les espérances. Le 2 février, Lajolais, qui avec l'aide de Rolland préparait la seconde entrevue de Pichegru avec Moreau, s'était rendu à pied à la maison de Chaillot, sur les sept heures et demie du soir. Il y avait trouvé Pichegru avec une partie des conspirateurs. Tout le monde avait l'air accablé. Cadoudal montra le dernier numéro du Moniteur. On y annon- \ çait que Querelle avait parlé. Les chouans étaient trahis ; le pot aux roses allait être découvert. — Je voudrais que Querelle fût mort, s'était écrié Cadoudal. La faiblesse de l'officier de santé avait tout perdu. Mais Georges n'abandonna pas la lutte.

DUC DE CASTRIES.