La Révolution française Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française

10 | 2016 L'historien vivant (1789-1830)

Loris Chavanette et Francesco Dendena (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/lrf/1535 DOI : 10.4000/lrf.1535 ISSN : 2105-2557

Éditeur IHMC - Institut d'histoire moderne et contemporaine (UMR 8066)

Édition imprimée Date de publication : 2 mai 2016

Référence électronique Loris Chavanette et Francesco Dendena (dir.), La Révolution française, 10 | 2016, « L'historien vivant (1789-1830) » [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2016, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/lrf/1535 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lrf.1535

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Quand est-il possible d'écrire l'histoire de l’événement auquel l'on a participé ? Où est- ce que se situe la limite entre la restitution immédiate de celui-ci et le premier acte historiographique ? Ces questions ne sont pas nouvelles, loin de là. Cependant elles sont pertinentes à l'heure même où les colloques et les articles consacrés à l'histoire immédiate de la Révolution se multiplient.

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SOMMAIRE

Introduction Loris Chavanette et Francesco Dendena

Dossier d'articles

L’expérience de la défaite, la rencontre avec l’histoire : Barnave et ses écrits historiques Francesco Dendena

Écrire l’histoire de la Terreur ou le piège de la Méduse : Thibaudeau après le 9 thermidor Loris Chavanette

L’an IX ou l’historiographie de la Révolution en débat Olivier Ritz

Raconter « Varennes » ou Comment créer un événement révolutionnaire en 1823 Anna Karla

« Les hommes ne meurent pas libres et égaux… » ou la face cachée des tableaux du Ier prairial en 1830 Pierre Serna

Varia

Les journées de Prairial an II : le tournant de la Révolution ? Annie Jourdan

Compte rendu de lecture

Gaïd ANDRO, Une génération au service de l’État. Les procureurs généraux syndics de la Révolution française (1780-1830) , Société des études robespierristes, 2015 Sylvain Dellea

Position de thèse

Révolutionniser la propriété La confiscation des biens des émigrés à Paris et le problème de la propriété dans la Révolution française Hannah Calaway

Tolérer et réprimer : prostituées, prostitution et droit de cité dans le Paris révolutionnaire (1789-1799) Clyde Marlo Plumauzille

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Introduction

Loris Chavanette et Francesco Dendena

1 Quand est-il possible d'écrire l'histoire de l’événement auquel l'on a participé ? Où est- ce que se situe la limite entre la restitution immédiate de celui-ci et le premier acte historiographique ? Ces questions ne sont pas nouvelles, loin de là. Cependant elles sont pertinentes à l'heure même où les colloques et les articles consacrés à l'histoire immédiate de la Révolution se multiplient1.

2 Impossible de ne pas y voir le réflexe de la nouvelle importance accordée au statut de l'acteur dans le processus historique2. Il serait par ailleurs impossible de faire abstraction du changement de régime d'historicité auquel seraient soumises nos sociétés3. Celui-ci a remis en cause la portée heuristique de l'approche objectiviste sur laquelle était fondée la science historique depuis son institutionnalisation à la fin du XIXe siècle. Cette évolution a également investi la fonction sociale de la discipline dans la mesure où ces approches téléologiques et systémiques étaient porteuses d'une représentation de la Révolution qui justifiait le rôle civique de l'historien dans la société4. En ce sens, l'attention réservée aux premières mises en récit de la Révolution se révèle portée par des interrogations scientifiques autant qu'elle l'est par un questionnement de la communauté des historiens sur elle-même. En étudiant les formes et les évolutions d'un discours historique émietté dans un moment de reconfiguration du régime de temporalité, cette communauté scientifique cherche à construire, ou plutôt reconstruire, une nouvelle grammaire interprétative du fait révolutionnaire autant qu’elle s'interroge sur l'élaboration des conditions de légitimité de ce discours. L’enjeu du problème est la maturation d’une réflexion historique à la lisière de la science du vivant et de l’expérience du vécu. Ce renouvellement se fait à l’aune d’un présent en perpétuelle mutation.

3 Dès lors, l'historiographie immédiate change de signification. Ce qui pourrait être considéré comme l’énième repli du champ historique sur lui-même, un autre soubresaut d'une histoire de la Révolution qui n'en finit plus de mourir5, se configure plutôt comme un recul, sinon comme une véritable prise de conscience pour envisager sous un angle nouveau la double tension dialectique entre engagement et écriture de l'histoire d'un côté et le rapport entre histoire et mémoire de l'autre. C'est par là que le

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sujet de « l'historien vivant » devient crucial, en inspirant la réflexion collective des pages qui suivront.

4 En d'autres termes, il s'agit moins d'écrire le premier chapitre, jusqu'ici largement délaissé, d'un parcours historiographique extrêmement riche, maintes fois réinterprété et discuté, mais en revanche de repenser les mutations et les métamorphoses des pratiques historiques à l’occasion de la mutation d'un régime d'historicité. La volonté est d’appréhender l’impact de l’expérience de la rupture dans la représentation du temps en tant que matrice d'un discours sur l'histoire et saisir ainsi la dimension herméneutique du travail de l'historien « qui lit le réel comme une écriture dont le sens se déplace au fil du temps en fonction de ses diverses phases d'actualisation. L’objet de l’histoire est alors construction à jamais ouverte par son écriture6. »

5 C’est justement en percevant le caractère en devenir de l’écriture historique qu’il est possible de concevoir son caractère performatif dans l’espace politique, sa dimension catégorisante qui non seulement permet de restituer ce qui s’est passé mais aussi de l’institutionnaliser en créant par ricochet une nouvelle grille de lecture de l’évènement qui est en train de s’accomplir7. L’énoncé historique se conçoit comme un acte de réappropriation du réel de la part de son auteur qui en tant que tel prolonge l’engagement dans la cité de celui-ci en déterminant sa propre méthode et sa mise en récit de la Révolution8. Dès lors, le facteur politique n’apparaît plus comme un facteur perturbateur d’une objectivité donnée ou à acquérir, mais comme l’un des éléments constitutifs de l’écriture du passé et sur le passé qu’il convient d’analyser et de déconstruire.

6 Par ce biais, il est possible de réinvestir, dans une approche nouvelle, les premières histoires de la Révolution en se confrontant aux critiques auxquelles elles ont été soumises et qui les ont condamnées à un relatif oubli. En effet, pour un François- Alphonse Aulard, qui leur dédie un espace congru dans ses premiers cours à la Sorbonne9, combien sont les historiens, de Georges Lefebvre à Jacques Godechot, qui leur reprochent de manquer d'objectivité et de méthode critique ? Au premier d'affirmer qu'il convient de laisser de côté « les premiers historiens de la Révolution […] parce que ce sont des mémorialistes ou des publicistes dont les récits doivent être considérés comme des témoignages et non comme des œuvres historiques dites10 » ; au second de répéter le même discours, quasiment mot pour mot, en arguant comme motivation « que tous ont été des témoins, parfois même des acteurs de la Révolution11. » L'adverbe révèle l'antinomie essentielle qui oppose le statut d'acteur à celui d'auteur, présupposé épistémologique implicite sur lequel se fonde la majorité des œuvres consacrées de l'historiographie de la Révolution. Il suffit de les feuilleter pour se rendre compte que leur point de départ coïncide avec la chute de l'Empire12, en oubliant que le « temps de la réaction » ne marque nullement – ni n’est perçu comme tel par les auteurs – la fin de la Révolution, mais bien au contraire le nouveau début d’un vieux combat, celui de 178913. Le fait que des notes de bas de page soient apparues ou que de jeunes historiens aient pris le relai des anciens protagonistes de la Révolution n’a pas entaché leur analyse politique.

7 Sans doute, l’interprétation négative des premières histoires de la Révolution est en grande partie l'héritage des critiques élaborées par l'historiographique méthodique à l'égard de ses propres prédécesseurs, l’historiographie universitaire creusant et formalisant un sillage déjà tracé les décennies suivantes14. Il n’empêche que cette condamnation de l'historiographie immédiate de la Révolution se formalise bien avant,

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dès l’Empire quand on remet en cause le caractère partisan de cette historiographie immédiate qui la disqualifierait. À Bon-Joseph Dacier en 1808 de la couvrir d'un voile, en affirmant que « l'histoire, [pendant la Révolution], garda un silence de plusieurs années. Et comment aurait-elle levée la voix lorsque toute liberté fut comprimée au nom de la liberté15 ? » Présentée comme une évidence même, cette affirmation est en réalité programmatique de la volonté de neutraliser et d’anesthésier l’espace intellectuel pour mieux le recomposer sous l’égide « d’un si grand homme » aboutissement ultime « de tant de grands renversements, tant de grandes calamités, tant de grandes créations, de grandes conceptions, de grandes actions ».16 C’est ici, dans ce panégyrique qui est l’un des récits possibles de la Révolution, que réside au fond le double grief que ce « conservatisme inquiet » adresse à l’histoire immédiate et par ricochet à l’historien vivant de la Révolution17 : d’un côté celui d’avoir réussi à cristalliser par son propre récit une histoire en devenir en ouvrant ainsi des nouveaux espaces d’attentes collectifs et de l’autre côté d’avoir saisi les potentialités de l’événement. Au crible de la critique passée, le sujet révèle pleinement sa richesse, car par son propre acte réflexif l’historien n’a pas seulement été un acteur à part entière de la Révolution, mais il a posé le premier jalon interprétatif et méthodologique sur lequel s’est construite la « véritable chaine qui lie les uns aux autres tous les historiens de la Révolution » et dont les traces demeurent dans leurs travaux.18 Il est désormais question d’en souligner l’importance pour repenser les nouvelles conditions de légitimité de l’écriture historique et repenser le rôle du témoin dans le cadre historiographique.

8 Le second axe de la recherche est de pointer la corrélation, ou l’opposition, qu’il pourrait y avoir entre mémoire et histoire au prisme de cette écriture immédiate des événements révolutionnaires.

9 La distance qui sépare l’historien contemporain de la période révolutionnaire, si elle facilite la recherche historique, complexifie par ailleurs la connaissance des émotions des acteurs de ce temps. Conscient des lacunes des capacité de l’historien à se mettre in situ au temps de la guerre civile révolutionnaire, et en particulier au temps de la Terreur, l’historien Claude Mazauric eut l’idée novatrice, depuis Michelet, de se mettre à la place des membres de cette génération d’une époque extraordinaire, afin d’appréhender ce que ressentirent les témoins et victimes de l’an II.

10 C’est en en effet à l’issue des actes du colloque qui s’est tenu à l’université de Rouen en janvier 2007, intitulé « Les politiques de la Terreur 1793-1794 », que Claude Mazauric entreprit son étude originale de saisir de l’intérieur la terreur, cette « expérience subjective dont nul récit, aucune image, ne peut exprimer l’intensité ni véritablement rendre compte de la frayeur intime qu’elle génère ».19 Ce qu’il met au jour est précisément l’idée que la Terreur fut une réalité politique puisqu’elle fut vécue de façon traumatique par les contemporains et qu’elle fut à la base d’une construction mémorielle, subjective mais réelle, qui a forgé une représentation historique de cette époque, continuée tout au long du XIXe siècle, pour parvenir jusqu’à nous, sous sa forme classique de Terreur de l’an II. Ce faisant, l’historien s’est mis dans la peau de Condorcet, durant sa fuite à Bourg-la-Reine, et a cherché à deviner « ce que dût être le calvaire du « hors-la-loi » ». Cette voie de la subjectivité permet d’éclairer la connaissance de la société de l’an II, assise sur la parole des témoins, et a le mérite de mettre en exergue la nécessité de problématiser les rapports ambigus entre mémoire et

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histoire, mais aussi de suggérer que « dans la mémoire des peuples, qu’on l’espère ou qu’on le craigne, rien ne s’oublie vraiment »20.

11 Des travaux récemment publiés se sont penchés sur la question de « vivre la Révolution », en s’appuyant sur l’analyse des écrits du for privé, et ont interrogé « les témoignages d’individus ayant rarement laissé de traces (…) dans la lignée des travaux sur l’émotion et le sensible ainsi que dans l’affaiblissement des grands paradigmes idéologiques comme explication de l’Histoire ».21 Dans ce schéma, le témoin oculaire est aux premières loges.22 Mémoire et histoire s’enchevêtrent dans cette dynamique d’une écriture d’une histoire présente. Le témoin, c’est la figure du vivant mais est-il pour autant un historien.

12 Or le témoin jugerait plus qu’il ne serait en mesure de comprendre l’histoire. Ces diverses contributions interrogent la subjectivité de l’historien, et sans doute de l’histoire elle-même. La controverse sur la question des rapports ambigus entre mémoire et histoire a agité le numéro de la revue Débat de fin 2002. Les historiens ont voulu réagir à la thèse avancée par Paul Ricœur, selon lequel le témoignage appartient pleinement à la hiérarchie des sources historiques, puisque la mémoire constituerait la « matrice d’histoire, dans la mesure où elle reste la gardienne de la problématique du rapport représentatif du présent au passé ».23 Les historiens s’opposent à ériger le témoignage « en instance privilégiée de « protestation morale » venant attester que quelque chose a bien eu lieu, n’en déplaise aux négationnistes et relativistes de tout poil ».24 Simple querelle de disciplines ou controverse de nature plus philosophique ? La recherche sur l’histoire politique au temps de la Révolution française est proposée comme un éclairage sur ces interrogations. L’historien politique surtout offre un terrain de recherches sur le vivant, l’humain mais aussi sa contemporanéité. Les écrivains de – sous – la Révolution : mémorialistes ou historiens ? La voie médiane de l’historien vivant est censée nourrir la réflexion en ce domaine.

NOTES

1. Philippe BOURDIN (dir.), La Révolution 1789-1871, Écriture d’une histoire immédiate, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008; David ANDRESS (dir.), Experiencing the French revolution, Oxford, Voltaire Foundation, 2013; Mona OZOUF, « The Terror after the Terror: An immediate History », dans The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, vol. IV, The Terror, New York, Pergamon, 1994, p. 3-18. Selon une autre perspective, mais dans le même sillage voir aussi les actes à paraitre du colloque qui s’est tenu à Lille, le 5-6 décembre 2013 « Les révolutions. Un moment de relecture du passé ». 2. Christian DELACROIX, « Acteur », dans Christian DELACROIX, François DOSSE, Patrick GARCIA, Nicolas OFFENSTADT, Historiographies, Paris, Gallimard, 2010, vol. II, p. 651-663. 3. François HARTOG, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Éd. du Seuil, 2003.

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4. François DOSSE, « Anachronisme », dans Christian DELACROIX, François DOSSE, Patrick GARCIA, Nicolas OFFENSTADT, Historiographies, op. cit., p. 664-675. 5. Pour un constat extrêmement lucide et pessimiste en ce sens voir : Patrice GUENIFFEY, « L’histoire au passé », in Histoires de la Révolution et de l’Empire, Paris, Perrin, 2011, p. 7-26. 6. François DOSSE, « Anachronisme », dans Christian DELACROIX, François DOSSE, Patrick GARCIA, Nicolas OFFENSTADT, Historiographies, op. cit., p. 671 ; voir aussi Reinhart KOSELLECK, Le futur passé, Paris, EHESS, 1990. 7. John Greville Agard POCOCK, Vertu, commerce et histoire : essais sur la pensée et l’histoire politique au XVIIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 119. 8. Pierre BOURDIEU, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard, 2001, notamment p. 175-198, 280-292. 9. François-Alphonse AULARD, Études et leçons sur la Révolution française, Paris, Felix Alcan, 1910, vol. VI, p. 32. 10. Georges LEFEBVRE, Réflexions sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1978, p. 224-225. L’on peut retrouver des propos similaires dans Georges LEFEBVRE, La naissance de l’historiographie moderne, Paris, Flammarion, 1971 11. Jacques GODECHOT, Un jury pour la Révolution, Paris, Robert Laffont, 1974, p. 12. 12. Derniers exemples en date : Claude MAZAURIC, « Retour sur 200 ans d’histoire et de révolution. » in Michel BIARD (dir.), La Révolution française : une histoire toujours vivante, Paris, Tallandier, 2012, p. 421-423 ; Jean-Numa DUCANGE, La Révolution française et l’histoire du monde : deux siècles de débats historiques et politiques, 1815-1991, Paris, Armand Colin, 2014. Au contraire, parmi les exceptions plus récentes : Pierre SERNA, « Révolution française. Historiographie au XIXe siècle », in Charles DELACROIX, François DOSSE, Patrick GARCIA et Nicolas OFFENSTADT (dir.), Historiographies. cit., vol. II, p. 1186-1199. 13. Stanley MELLON, The Political uses of history, a study of historians in the French Restoration, Stanford, Stanford University press, 1958. 14. N’était-ce pas le même Aulard qui affirmait que la tâche de l’historien de la Révolution devait être « moins de juger que de faire connaître. Nous lirons, nous analyserons des documents. La légende a recouvert celle période de notre histoire d’incrustations dont la plupart sont encore intactes : nous tâcherons de les arracher et de vous mettre en présence de la réalité nette et nue. » Comment mettre en adéquation cette ambition avec l’historiographie des décennies précédentes marquées par le sceau de l’affrontement et du déchirement politique ? dans François-Alphonse AULARD, Études et leçons sur la Révolution française, op. cit., 1893, vol. I, p. 17. 15. Bon-Joseph DACIER, Rapport historique sur les progrès de l’histoire et de la littérature ancienne, Paris, Imp. Impériale, 1810, p. 16. Sur ses présupposés épistémologiques et leurs implications politiques : Christian DÉCOBERT, « Une science de nos jours » : rapport de Bon-Joseph Dacier sur la classe d’Histoire et de Littérature ancienne de l’Institut. », in Annales historiques de la Révolution française. N° 320, 2000. p. 33-45. Plus généralement, sur les rapports entre histoire et l’Empire: June K. BURTON, Napoleon and Clio: Historical Writing, Teaching and Thinking during the First Empire, Durham N. C., Carolina Academic Press, 1979. 16. Entre autres, Jean-Luc CHAPPEY, « Héritages républicains et résistances à "l’organisation impériale des savoirs" », Annales historiques de la Révolution française, n° 346, 2006 « Les héritages républicains sous le Consulat et l’Empire », p. 97-120.

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17. Pierre SERNA, « Révolution française. Historiographie au XIXe siècle », in Ch. DELACROIX, F. DOSSE, P. GARCIA et Nicolas OFFENSTADT (dir.), Historiographies, op. cit., vol. II, p. 1186-1199. 18. Jacques GODECHOT, Un jury pour la Révolution, op. cit.., p. 11. 19. Claude MAZAURIC, « Révolution et Terreur : une exception française ? », in Michel BIARD (dir.), Les Politiques de la Terreur 1793-1794, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 462. 20. Ibid., p. 467. 21. Annie DUPRAT et Éric SAUNIER (dir.), « Vivre la révolution », Annales historiques de la Révolution française, n° 373, 2013/3, p. 4. 22. Renaud DULONG, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1998. 23. Paul Ricœur cité par Roger Chartier, « Le passé au présent », in Mémoires du XXe siècle, Le Débat, Novembre–décembre 2002, n° 122, Gallimard, p. 10. 24. Paul Ricœur cité par Alexandre Escudier, « Epistémologie et ontologie de l’histoire » dans ibid., p. 21.

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Dossier d'articles

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L’expérience de la défaite, la rencontre avec l’histoire : Barnave et ses écrits historiques

Francesco Dendena

Je tiens à remercier les lecteurs anonymes de la LRF pour leurs conseils et leurs corrections. Cet article est dédié A.V.

1 Si l’historiographie « immédiate » de la Révolution n’a gagné ses lettres de noblesse qu’au cours des toutes dernières décennies1, les écrits sur l’histoire et la Révolution d’Antoine Barnave les ont depuis très longtemps atteintes. Depuis leur première publication en 1843 ? Pas tout à fait. A l’époque, l’initiative de leur éditeur, Bérenger de la Drôme, s’inscrit dans une démarche de glorification de l’auteur plutôt qu’elle ne s’explique par la volonté de comprendre les contenus de l’œuvre. À cela concourent à la fois les liaisons personnelles de Bérenger avec Barnave2, ses convictions politiques et surtout un moment historiographique qui voit dans le héros, le primum movens du processus révolutionnaire. Michelet viendra peu après certes, mais il n’est pas encore là 3.

2 Les pages introductives de Bérenger, d’ailleurs, le témoignent. Présentées comme une « une notice historique », elles sont en réalité un hommage rendu à l’homme, façonnées comme elles le sont par le souvenir de « l’enfant gâté de la Révolution4. » Courage politique, droiture morale et beauté physique : chaque aspect est mobilisé pour dresser l’image de Barnave comme d’un martyr de la « bonne » révolution de 1789 en poursuivant une opération mémorielle commencée précocement et depuis constamment entretenue, car si, dès 1799, une statue à l’entrée du Sénat avait été érigée en l’honneur du député grenoblois, par la suite ses anciens amis n’avaient pas manqué de lui rendre des hommages appuyés dans leurs mémoires5.

3 L’espace qui lui est consacré par la seconde édition de la Biographie universelle ancienne et moderne, publiée elle-aussi en 1843, est une preuve de sa renommée posthume. À la fin d’une très longue notice, le collaborateur des frères Michaud présente Barnave comme « l’un des plus sincères amis de la liberté, un homme qui fut du petit nombre des purs

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parmi les révolutionnaires6. » En ce sens alors, les quatre volumes de Bérenger se contentent d’achever un portait que d’autres ont commencé, en confortant avec du matériel nouveau un vieil échafaudage7. C’est le protagoniste de 1789 et la victime de 1793 qu’on cherche dans ces écrits pour pouvoir le réintégrer dans l’univers politique libéral de la monarchie de Juillet ; l’historien, quant à lui, est à peine remarqué.

4 Il faudra attendre le début du XXe siècle et l’Histoire socialiste de la Révolution pour que cette vision ne soit radicalement dépassée, jusqu’à ce que Jean Jaurès ne trouve, dans l’ Introduction à la Révolution française8, le « premier croquis du matérialisme économique de Marx9. » Les pages de Jaurès sont plus qu’un tournant interprétatif : elles constituent une véritable consécration de Barnave qui, désormais, est élevé au rang de porte-parole conscient de l’élite bourgeoise arrivée au pouvoir en 1789. Au député du Tiers État du Dauphiné revient maintenant le mérite d’avoir saisi la signification profonde de l’événement auquel il a participé, d’avoir peint la Révolution en tant que moment initiateur d’une Histoire que le marxisme se donne pour tâche d’accomplir et de dépasser. En ce sens, Jaurès écrit moins un commentaire du texte de Barnave, qu’il ne noue plutôt un dialogue avec lui en partageant la même conception du progrès historique et, dans l’analyse d’une révolution jugée inachevée, le leader socialiste peut trouver la justification de celle qui viendra.

5 Si Albert Soboul ou George Rudé se sont montrés proches de cette interprétation, François Furet ou Emmanuel Chill de leur côté l’ont seulement en partie modifiée10. Certes, leur attention s’est déplacée en amont du texte plutôt qu’en aval, en cherchant les sources d’inspiration de l’ouvrage plutôt que de s’intéresser à sa postérité comme l’avaient fait leurs collègues marxistes11. Pourtant, en dépit des différences interprétatives, se dégage une approche consensuelle qui fait de Barnave un observateur dépassionné du moment révolutionnaire, capable de développer une analyse critique des bouleversements qui ont intéressé la France, en les inscrivant dans un temps long. C’est justement ici d’ailleurs que résiderait l’intérêt et le caractère exceptionnel de l’Introduction à la Révolution barnavienne : pour être immédiat, il s’agit d’un acte historiographique pleinement abouti. À Furet d’affirmer d’abord que Barnave « aurait mis par écrit les lois qui ont gouverné à leur insu les hommes de la Révolution française, comme s’il n’y avait joué aucune rôle12 » pour ensuite ajouter : Le caractère le plus surprenant de cette Introduction à la Révolution française, de la part d’un acteur si engagé dans l’événement dont il traite, est l’éloignement, la hauteur dont celui-ci témoigne par rapport à l’histoire qu’il vient de faire. Caractère encore plus surprenante si l’on songe aux circonstances dans lesquelles ces pages sont rédigées, dans un temps où leur auteur est désavoué par le tour pris par la Révolution, dépassé, menacé, déjà en prison. […] Barnave contemple ce qui a été avec un détachement patricien13.

6 Unanimité de constat alors. Soit, il reste pourtant à comprendre les modalités de formalisation de ce discours sur l’histoire étayé par Barnave. Comment ses pages, conçues au départ pour être un mémoire défensif14, se transforment en une œuvre historique, qui fait du « moi » de l’acteur révolutionnaire le ressort épistémologique de l’événement ? Pour le dire autrement, il s’agit de s’intéresser aux conditions d’écriture des textes de Barnave afin de comprendre la tension créatrice qui s’instaure entre la mise en récit de l’histoire immédiate et la pratique de la politique, en concevant celle-ci en tant que principe heuristique qui permet d’étayer une pensée de l’Histoire.

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1. L’épreuve de la rupture

7 Au centre des luttes révolutionnaires depuis son arrivée à Versailles, Barnave n’a pas beaucoup écrit lors de son mandat. Il est alors l’homme de la tribune, c’est là qu’il construit sa renommée et son leadership, que ce soit au sein des ou bien à l’Assemblée nationale. N’est-t-il pas la voix du triumvirat ? N’incarne-t-il pas à lui seul le projet feuillant de l’été 1791 ? À lui revient la tâche de le défendre en prononçant les discours plus importants qui marquent les étapes de la révision constitutionnelle : le 15 juillet d’abord il se prononce sur l’inviolabilité du roi, le 11 août il intervient à propos de la révision du seuil électoral, le 15 août enfin il prend la parole concernant la responsabilité ministérielle15. À chaque occasion quelques notes gribouillées suffisent à lui inspirer des idées qui sont longuement étayées en improvisant16.

8 C’est seulement après le retour dans sa ville natale, début janvier 1792, que Barnave peut prendre du recul et développer une réflexion sur les événements qui sont en train de se dérouler. Les échanges épistolaires nourris qu’il entretient avec ses anciens collègues et avec les nouveaux législateurs feuillants, sont décisifs en ce sens, en l’obligeant à la fois à reconsidérer tout son parcours depuis 1789 et à justifier les dissensions de plus en plus profondes qui le séparent de ses interlocuteurs. À Alexandre Lameth et à Adrien Duport, trop pressés de reprendre le contrôle du jeu politique qui leur échappe, il conseille d’accepter le fait que « la révolution que l’Assemblée constituante s’était flattée d’avoir consommée, n’a été qu’un songe », en rappelant par ailleurs qu’« on attendrait en vain pour fixer la révolution, un effort des gens de bien17. » Les seconds sont en revanche invités à reconnaître que, sans les jacobins auxquels ils s’opposent farouchement, l’Assemblée législative « ne serait qu’un vaisseau sans voiles » et que par conséquent il serait impossible de gouverner le Pays, sans leur énergie et leur patriotisme18.

9 Si les interlocuteurs varient, ces textes sous-entendent la même vision du phénomène révolutionnaire. Alors que quelques mois auparavant, dans sa correspondance secrète entretenue avec la reine, Barnave se montrait convaincu du fait que l’acteur historique pouvait maitriser le processus révolutionnaire, et qu’il pourrait même en infléchir la dynamique par sa propre action19, début 1792, c’est une autre vision qui prime, nettement plus pessimiste : l’individu ne peut qu’accepter la force des choses et négocier en permanence avec les circonstances.

10 Éloigné du « tourbillon révolutionnaire », comme lui-même le définit dans ses lettres, l’ancien député saisit l’occasion pour se faire observateur et pédagogue. Observateur par ses analyses détaillées des événements, pédagogue par sa volonté d’en expliquer constamment le sens caché à ses correspondants. Cette double posture l’amène progressivement à se détacher de la quotidienneté pour esquisser une réflexion sur ce que lui parait désormais l’illusion des hommes de 1789, celle de pouvoir être les protagonistes à leur propre destin. La mise à distance du combat politique lui permet de mieux interroger le caractère de la rupture, dont il ne cesse pas de souligner la violence et l’ampleur. Pour cet ancien devenu « jeune professeur de révolution et de royauté constitutionnelle20 », la première est un déchirement au niveau politique collectif bien évidemment, mais elle l’est également dans l’ordre du biographique et dans l’ordre temporel : trois niveaux d’expérience indissolublement liés qu’il s’agit pour Barnave de déconstruire et d’ordonner à travers l’adoption d’une méthode

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critique capable de transformer cette interrogation initiale en ressort de la mise en récit de l’histoire de la Révolution.

11 Certes, de premier abord, on a du mal à saisir la place du subjectif même dans les lettres de 1792 : les réflexions politiques se succèdent à longueur de pages sans qu’il n’apparaisse une seule ligne sur leur auteur. S’il est parfois question de souligner « l’utilité de la retraite » et les « douceurs de la liberté » qui y sont associées, ces allusions s’accompagnent dialectiquement, mais inévitablement, à l’évocation de la « peine » suscitée par le fait de ne pas pouvoir « se concerter avec ses amis », de ne pas prendre part à la lutte dans la capitale. La sphère privée est racontée, sinon appréhendée par l’auteur lui-même, en tant que privation de l’action publique, comme si l’individu ne pouvait se donner à voir qu’au prisme de son activité politique. Il faut attendre une lettre à une femme, Madame Lameth, pour qu’enfin Barnave ose confier ses émotions, son désarroi même, face à la tournure prise par les événements : Il est bien intéressant de commencer une révolution, mais il est bien à charge d’être obligé de la finir. J’ai toujours méprisé ces philanthropes qui sacrifient le bonheur de leur patrie à des spéculations chimériques pour le bonheur de l’humanité, aujourd’hui je suis tout près de désapprouver ceux qui veulent étendre leur sollicitude et leur affection au-delà d’un petit nombre de personnes21.

12 Un aveu d’impuissance que celui-ci qui est d’ailleurs immédiatement renié comme s’il s’agissait d’une honteuse défaillance : « Effacez, Madame, toutes ces réflexions, un jacobin ne peut les entendre sans indignation, mais excusez-moi. […] Pendant l’intervalle du repos, je puis bien me recueillir un moment et dire : ce n’est pas le bonheur22. »

13 Le passage illustre bien la tension qui lie Barnave à la Révolution, le poids prépondérant que l’engagement politique a pris sur la vie intime de l’auteur, mais dévoile aussi son incapacité de se penser en dehors de l’événement historique23. Non seulement, en février 1792, Barnave choisit de se définir encore « jacobin », en dépit de son expulsion du club six mois auparavant24, mais l’éloignement de la scène publique est vécu comme un « intervalle », avant évidemment de reprendre le combat. La Révolution demeure ainsi le seul horizon d’attente d’une vie qui avait acquis une signification inédite au moment de l’écroulement de l’Ancien Régime.

14 Dans les lettre de Barnave, la participation aux affaires publiques se configure en effet comme une deuxième naissance, la seule qui compte véritablement dans la mesure où elle est à la fois l’aboutissement de tout le passé et un arrachement à celui-ci. Un aboutissement car, Barnave l’avoue lui lui-même, « appelé dès ma première jeunesse à l’étude des lois par la profession de mon père, un attrait puissant dirigea toute mon attention sur le droit public. À peine connaissais-je quelques éléments des lois civiles que j’avais déjà lu et extrait la plupart des ouvrages français qui existaient alors sur les lois politiques25. » Un arrachement également, car cette vocation précoce prend un sens nouveau dès 1787, lorsque : La pensée de voir ma patrie affranchie de ses fers, et la caste à laquelle j’appartenais relevée de l’état d’humiliation à laquelle un gouvernement insensé semblait la condamner plus que jamais, exalta toutes les facultés de mon âme, me remplit d’ardeur et d’enthousiasme, je dévouai mon existence à la cause de la liberté et je consacrai tous mes moments aux travaux qui pouvaient me rendre capable de la servir26.

15 Si l’engagement au service de la Nation est censé dévoiler pleinement le sens de son parcours individuel, il est possible de saisir la multiplicité de nuances dont le mot

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« jacobin » se charge sous la plume de Barnave. Il se dépouille de sa signification primaire, qui renvoie à l’appartenance au club de la rue Saint Honoré, pour se charger en revanche d’une connotation plus intime : il témoigne d’un attachement irréductible à une communauté idéale définie par des valeurs et par une expérience ineffaçables, par-delà des clivages politiques contingents. Toutefois, ceux-ci ne peuvent pas manquer d’impacter sa réflexion, car si, depuis 1787, pour Barnave, la Révolution est toute sa vie et toute sa vie est la Révolution, conséquence en est que, dès le 10 août 1792, penser l’une signifie s’arrêter sur l’impasse de l’autre.

16 Son Introduction à la Révolution est dès lors le couronnement, demeuré inachevé, d’une réflexion certes commencée avant le départ de son auteur de la capitale, mais, sous l’empreinte des circonstances, elle conquiert une dimension nouvelle. Le dérapage de la Législative et la chute de la monarchie constitutionnelle obligent Barnave non seulement à entreprendre une réflexion sur ce qui a occasionné la défaite du projet feuillant, mais l’amènent aussi à prendre les distances de l’événement auquel il s’était associé jusque-là, sans pour autant pouvoir le refuser en bloc. L’épreuve de la défaite conduit Barnave à inscrire son propre vécu dans un mouvement plus vaste pour y « rechercher les causes à long et à moyen terme qui pourraient inclure et peut-être expliquer le hasard de [sa] surprise singulière27. » C’est justement à partir de cette mise à distance que l’acteur révolutionnaire peut se faire auteur et devenir historien du temps présent, car, sur le plan méthodologique, elle se traduit en une tension réflexive qui rend possible l’appréhension et la narration des deux28.

17 En ce sens, Barnave se montre l’héritier d’une vieille tradition historiographique qui, tout au long de l’époque moderne, avait fait de l’écriture de l’histoire un domaine réservé aux hommes politiques évincés des affaires ou vaincus. Dès Machiavel et Guicciardini au début du XVIe siècle, en passant par Enrico Davila et son Histoire des guerres civiles de France, pour arriver enfin à Clarendon et son Histoire de la Rébellion d’Angleterre, l’écriture de l’histoire avait souvent été occasionnée par une défaite qui poussait les anciens protagonistes à revenir sur le passé récent pour expliquer leur malheureuse trajectoire individuelle, en la sortant de l’événementiel29. Le vécu, loin d’être une limite épistémologique pour la compréhension de ce qui s’était passé, était censée être un atout, voire la condition nécessaire pour en dévoiler le sens profond. Elle revendiquait alors une portée éducative pour ceux qui accédaient au pouvoir, fussent-ils les princes ou les élites qui gouvernaient la cité30.

18 Lorsqu’il commence à rédiger son Introduction à la Révolution, Barnave est persuadé de cette dimension pédagogique. Preuve en est que dans l’un de ses cahiers de notes, dont la rédaction est contemporaine à celle des écrits sur la Révolution, il se pose la question quant à « l’utilité de l’histoire. » À lui de répondre qu’elle réside dans le fait « de faire connaître les hommes [de pouvoir] ; de peindre les caractères des peuples […] et d’apprendre ainsi l’art de perfectionner la politique. L’histoire est l’expérience de ceux qui gouvernent le monde : qu’elle se guide donc d’après ce but ; qu’elle présente l’analogie des effets et des causes : voilà son rôle31. » Pour l’ancien révolutionnaire, donc, écrire l’histoire ne signifie pas composer une œuvre savante, mais au contraire prendre en compte sa dimension civique dans la mesure où elle concourt au perfectionnement de la politique.

19 Appréhendée selon cet impératif, l’histoire ne doit pas être autre chose que « la peinture du tableau des idées, comparée à la peinture du tableau des sentiments, des passions32. » Ainsi faisant, elle « éclairera de plus en plus les secrets de la morale : ce ne

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sera point inutile dans les mains d’un [homme] politique habile33. » De facto, Barnave assume consciemment le rôle formatif du champ de l’expérience passée, la sienne, pour en faire une clé de lecture du futur, en revendiquant en même temps pour soi-même, le statut d’instituteur de la nation34.

20 Toutefois, les extraits démontrent également que, tout en légitimant son acte historiographique par la volonté d’en faire un instrument regni, Barnave intègre cette conception classique de l’histoire dans le sillage de l’historiographie des Lumières, puisqu’il inscrit son expérience individuelle dans une vision progressive et comparative du devenir historique. L’instance biographique se révèle alors seulement l’un des éléments sur lequel se fonde l’écriture de l’histoire de Barnave, ce qui l’éloigne radicalement de ses prédécesseurs. Le vécu n’est qu’une matière brute, qui est réélaborée, mise en récit grâce à un héritage et un langage historiographique à partir duquel se définit une nouvelle grille interprétative de la réalité, sans cesse réactualisée et modifiée par la contemporanéité.

2. Réélire les héritages historiographiques des Lumières

21 Si, sans aucun doute, le futur révolutionnaire avait été confronté depuis sa jeunesse à l’idée de progrès par le biais des écrits des philosophes écossais et des Lumières françaises35, ses écrits de 1788 et 1789 sont toutefois habités essentiellement par des références aux travaux historiques de Montesquieu et de Mably, dont il reprend à la fois l’interprétation de l’histoire de France et les approches méthodologiques36.

22 D’une part, à l’aube de la Révolution, son discours critique de l’absolutisme se déploie par le recours à l’idée d’une ancienne constitution française, véritable dépôt de la liberté de la nation qu’il serait question de restaurer37. Certes, dans ses écrits, la condamnation de l’absolutisme demeure faible, rapportée à la violence des attaques qui lui sont portées par la même occasion par d’autres auteurs patriotes. Barnave se montre plus attentif au rôle joué par la monarchie dans le processus de formation la « nation française38 », il n’empêche que sur l’essentiel, le futur révolutionnaire ne s’éloigne pas de la vulgate patriote, en présentant le but de la régénération du royaume comme le rétablissement d’un équilibre ancien, quoique sous de nouvelles formes.

23 D’autre part, la continuité avec l’historiographie du siècle des Lumières se retrouve également assurée par les méthodes d’enquête. Barnave plaide pour une histoire qui ne soit pas une narration du passé, mais une analyse problématique de celui-ci. À son avis, l’historien ne peut pas se contenter d’établir des faits, il doit dévoiler les règles qui président à l’action humaine, par-delà des hasards et des accidents du temps39. À lui de conclure que le seul qui se soit approché du but est Montesquieu. Avec le magistrat du Parlement de Bordeaux, Barnave partage notamment l’idée que les sujets de dignes de l’attention de l’historien doivent être les institutions et leurs évolutions au fil du temps, saisies selon une logique comparative40. Peu importent les vicissitudes des hommes qui exercent le pouvoir : son seul centre d’intérêt est la nation et ses rapports avec les autres puissances d’Europe. Là encore Barnave se montre l’héritier d’une tradition historiographique plus qu’il ne développe une vision originale sur le passé.

24 Dans ces écrits de la fin des années 1780, il est impossible de déceler ce qui constitue le propre de son œuvre en 1792-1793, c’est-à-dire l’absence de toute vision contractuelle

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de la politique et la conviction que la Révolution soit le fruit d’un progrès historique dépouillé de toute connotation morale. Ces deux aspects découlent de son épreuve directe de la politique, comme le prouve le fait qu’au moment de la rédaction de l’ Introduction à la Révolution, l’ancien révolutionnaire parcourt à nouveau la même histoire de France (et d’Angleterre) lue auparavant, mais ce retournement vers le passé s’opère selon de nouveaux axes interprétatifs qui impliquent le dépassement des vieilles références, qui lui paraissent désormais obsolètes. Celles-ci ne suffisent plus à assurer les réponses en mesure d’expliquer la rupture instaurée par 1789. Celle-ci, par son caractère exceptionnel, lui impose de chercher dans le passé d’autres précédentes historiques capables de modéliser l’événement révolutionnaire. En effet, on voudrait : Vainement se faire une juste idée de la grande révolution qui vient d’agiter la France en la considérant d’une manière isolée, en la détachant de l’histoire des empires qui nous environnent et des siècles qui nous ont précédés. […] Il faut apercevoir la place que nous occupons dans un système plus étendu41.

25 S’il est difficile de trouver dans ces lignes qui commencent le récit de la Révolution française, une spécificité propre à Barnave, les réminiscences d’Adam Ferguson se confondant avec les accents de Voltaire42, les pages suivantes laissent en revanche transparaître le profond impact que l’Histoire de l’Angleterre sous la dynastie de Stuart de David Hume exerce sur l’ancien révolutionnaire en 1792 et 179343.

26 Même s’il est impossible d’établir quand Barnave avait lu pour la première fois l’historien écossais, il n’y a aucun doute en revanche sur le fait qu’il revienne sur son œuvre, une fois de retour à Grenoble. Il la juge nécessaire à « consulter pour [comprendre] la révolution française44. » Comme beaucoup d’autres certes, Barnave s’appuie sur le texte de Hume pour établir des parallélismes hâtifs et de faible valeur épistémologique entre la guerre civile anglaise et les faits contemporains : il retrouve par exemple « de part et d’autre trois couches de patriotes. D’un côté, Strafford, les presbytériens et les indépendants, de l’autre, Mounier, les constitutionnels et les républicains45 » alors que « nos journaux et nos clubs correspondent à leurs prédicateurs, intermédiaires entre les chefs et le peuple46. » Toutefois, quoique superficiel de par ses contenus, cet usage du texte de Hume illustre l’effort de conceptualisation opéré par Barnave qui, à l’aune de la leçon humienne, développe et nourrit une lecture inédite du processus révolutionnaire.

27 De Hume, en effet, l’ancien révolutionnaire grenoblois ne se limite pas à reprendre la structure formelle de la mise en récit. Dans l’Histoire d’Angleterre, il puise notamment deux éléments qui caractérisent son interprétation de l’événement français : l’attention portée au rôle des passions collectives et à l’affrontement en tant que ressorts involontaires du progrès d’un côté et l’idée que la liberté politique soit le résultat d’un processus sur le long terme, de l’autre côté47. En d’autres termes, par le biais de la lecture de Hume, Barnave brise l’immédiateté de l’actualité, il « construit des médiations entre le temps présent et l’histoire qu’il en donne. […] Le recul n’est pas une distance dans le temps requise comme préalable pour que l’histoire soit possible. C’est l’histoire qui crée le recul48. » Ainsi, dans un double jeu de miroir, sa propre expérience de la Révolution réactualise le passé anglais autant que celui-ci éclaire, du moins partiellement, la première, tandis que les deux s’intègrent au même temps dans une vision unique de l’histoire censée être capable de les expliquer mutuellement.

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3. La Révolution ? Un accident de l’histoire, l’œuvre de l’homme

28 Loin d’être un moment crucial et révélateur, la Révolution pour Barnave n’est qu’une parenthèse, un accident de l’histoire qui ne pourra jamais changer le cours profond de l’évolution des sociétés. Si elle tient ses causes des circonstances, ses conséquences ultimes sont déjà inscrites dans « la nature des choses » et sont prévisibles, pourvu que l’on prenne en considération les règles du devenir historique. En effet, Barnave reprend l’idée, que l’histoire de l’Europe peut être lue au prisme d’une lente et incessante modification des institutions politiques qui sont la projection des rapports de propriété. À l’époque féodale, l’aristocratie détenait tout le pouvoir parce que la possession des terres acquises par droit de conquête, cependant l’essor des arts et du commerce a progressivement changé les rapports de force et a redistribué les positions de force dans la société. Pour Barnave, le constat s’impose : « une nouvelle distribution de richesse prépare une nouvelle distribution du pouvoir. De même que la possession des terres a élevé l’aristocratie, la propriété industrielle élève le pouvoir du peuple49. »

29 La nature des choses, dont l’action constante domine avec tant de supériorité l’influence des causes accidentelles, parvient nécessairement à produire son effet. À lui alors de remarquer que partout, en Angleterre comme sur le continent, la richesse créée par le travail et détenue essentiellement par le « peuple », a permis à celui-ci de s’émanciper en se taillant une part de plus en plus importante dans la gestion des affaires50. Dans les petits États où le peuple a accumulé assez de richesses et a pu exercer le pouvoir directement, des républiques, de nature aristocratique, ont vu le jour. Dans les grands États en revanche, le peuple a mis sa puissance à disposition du monarque dans le but d’établir un fort contre-pouvoir à l’aristocratie. Ainsi, c’est toujours le Tiers État qui, par le biais des impôts, a fondé véritablement la puissance de la couronne, en lui donnant les moyens de bâtir une structure étatique et de rassembler des armées permanentes, deux éléments qui ont progressivement marginalisé les premiers tenants du pouvoir51.

30 Finalement, Barnave offre une lecture classique d’un Tiers État fidèle allié à la cause monarchique face aux tentations frondeuses de l’aristocratie. Pourtant, il s’appuie sur cette vulgate patriote pour en tirer des conclusions radicales, puisque, en poursuivant jusqu’au but de sa logique, Barnave affirme que la couronne ne possède d’autre légitimité pour gouverner que sa capacité d’assurer un équilibre entre les deux autres forces irréductiblement opposées. Véritable superstructure, la monarchie n’est qu’un outil de gouvernement dont la légitimité repose sur son aptitude à maintenir l’unité d’un système en continuelle évolution, en atténuant les chocs qui naissent inévitablement entre l’aristocratie et le Tiers52. Peut-elle les empêcher en cristallisant dans un ordre définitif ? Peut-elle manquer à sa fonction de garant des droits de la nation ? L’histoire de la guerre civile anglaise prouve que non.

31 Jacques Ier voulut étaler un pouvoir que ses prédécesseurs avaient seulement exercé [mais] la force nationale était relevée, échauffée par les passions religieuses ; les plus fortes oppositions se montrèrent. Tout s’exalta sous Charles Ier et l’enthousiasme de la liberté et de la religion se réunirent contre le prince53.

32 Ces deux facteurs rassemblèrent le peuple qui vainquit définitivement les aspirations absolutistes de la monarchie. Si l’expérience républicaine tourna court en se

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transformant en une dictature militaire, quelques décennies après, en 1688, la nation s’imposa définitivement, en obligeant la nouvelle dynastie à souscrire un pacte qui garantissait ses propres droits.

33 Barnave se montre conscient que des éléments peuvent retarder cet incessant déplacement des richesses et sa conséquente redistribution du pouvoir. En élève de Montesquieu, il pointe notamment l’influence du climat et le positionnement géographique des nations, deux éléments qui influencent le commerce et donc indirectement la montée en puissance du Tiers État. Cela explique les diverses formes institutionnelles qui existent en Europe. Pourtant, la véritable pierre d’achoppement à cette « progression douce et sensible » se trouve dans les résistances de l’aristocratie, qui exerce une hégémonie politico-culturelle, capable de dicter les mœurs et influencer les institutions.

34 C’est elle qui fait les lois, qui crée le préjugés et qui dirige les habitudes du peuple ; elle a soin, sans doute de les combiner de manière à conserver toujours sa puissance, et si elle a autant d’habilité que de zèle à en calculer les moyens, elle pourra balancer longtemps, par l’énergie des institutions, l’influence des causes naturelles54.

35 Dans ces lignes est absent tout jugement moral et Barnave ne formule aucune condamnation de l’attitude de l’aristocratie en tant que telle : pour l’auteur, il existe une tendance naturelle des institutions et des classes sociales à perpétuer leur pouvoir sans qu’il n’y ait en cette attitude aucune connotation positive ou négative. Pourtant, c’est justement ce décalage entre les véritables détenteurs des richesses et les dépositaires officiels du pouvoir, qui rend possible une révolution. Lorsque le système est resté trop longtemps bloqué, il accumule une force qui porte à de « violentes commotions. »

36 Sous un certain point de vue, on peut considérer ces choses – la population, la richesse, les mœurs, les lumières – comme les éléments et la substance qui forment le corps social, et voir dans les lois et le gouvernement le tissu qui les contient et les enveloppe. Dans tout état de choses, il faut que l’un et l’autre soient en proportion de force et d’étendue ; si le tissu se dilate à mesure que la substance augmente de volume, les progrès du corps social pourront s’effectuer sans commotion violente, […] mais si, au lieu d’une force élastique, il oppose une rigidité cassante, il arrivera un moment où toute proportion cessera et où il faudra que l’humeur soir consommée, brise son enveloppe et s’extravase55.

37 La Révolution n’est pas un moment régénérateur issu d’un sentiment d’injustice ni la réaction à un régime despotique : elle est juste un moment de crise où les anciennes institutions, incapables de représenter un rapport de force inédit, qui est déjà en place, privés de légitimité s’écroulent d’un coup, laissant un vide dans lequel l’action politique et la violence qui l’accompagne, peuvent se déployer librement.

38 À ce propos, rien n’est plus instructif que les pages dédiées par Barnave aux événements du printemps et de l’été 1789. Leur succession, lue a posteriori comme l’aboutissement d’un siècle de philosophie des Lumières56, se transforme en revanche sous sa plume en une succession d’improvisations, où les États Généraux d’abord et l’Assemblée nationale ensuite ont toujours été en retard sur les événements. « L’ancien édifice s’écroula de toutes parts avant que l’Assemblée nationale eût posé les premières pierres du nouveau. C’est dans cette situation des hommes et des choses que la

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Constitution se caractérisa, tout comme l’issue par laquelle on devait sortir de cette espèce de chaos57 . »

39 Ressentie comme une violence, la Révolution est restituée comme un bouleversement, un rapport de force subi, qui a obligé les élites patriotes à improviser sans cesse des solutions pour s’adapter à des circonstances qui les dépassaient. Barnave arrive même à utiliser le mot de « pulvérisation » en faisant référence à la crise de l’été 1789, terme qui traduit bien le vide et le désarroi auquel sont confrontés les révolutionnaires. D’ailleurs, en vain, on chercherait dans les pages conclusives de l’ouvrage la clarté d’exposition qui caractérisait la première partie de l’œuvre. Cela tient moins aux circonstances de rédaction, l’auteur se trouvait alors en prison, qu’à sa volonté d’explorer et de restituer les espaces d’attente de l’époque, en s’efforçant de justifier le décalage entre ce qui était envisageable alors et les perspectives qui se sont ouvertes depuis. Comment expliquer notamment son adhésion à « une monarchie que les événements semblent avoir condamnée » et sa contrariété « à une république une et indivisible58 », maintenant en passe de s’affermir ?

40 Répondre à cette question contraint Barnave à élargir la perspective, à faire évoluer son récit en construisant un équilibre constant entre l’histoire vécue de la Révolution, celle qui a eu effectivement lieu, et une histoire possible, vraisemblable de celle-ci. Le résultat est de rendre à la première non seulement son caractère ouvert, mais de dévoiler aussi la tension permanente entre l’action des protagonistes et une dynamique qui les emporte constamment. C’est justement ici que réside l’intérêt de cette deuxième partie du texte, plutôt que dans la justesse des jugements portés par Barnave sur ses contemporains, ensemble d’appréciations influencées par une évidente volonté de se justifier. L’Introduction à la Révolution restitue toute leur importance à l’imprévisibilité et à la force de la lame de fond révolutionnaire, en révélant la fragilité du processus d’affirmation de la légalité, toujours soumise aux aléas d’une légitimité contestée. Car, au moment même de son triomphe, « tout ce qui formait le parti révolutionnaire admit la nécessité d’une reconstruction totale ; mais dès lors, on pouvait s’apercevoir, et il est devenu évident depuis, que […] l’on différait beaucoup sur le mode et sur les moyens [de l’accomplir]59. » Née de l’écroulement de l’Ancien régime, la Révolution se mue en une succession de soubresauts, de mêlées, d’ambitions frustrées, lutte de factions d’autant plus radicale qu’elle se fonde sur des rapports de forces toujours changeants.

41 L’incapacité du nouveau régime à sortir de son état de pré-légitimité repose, en effet, sur le volontarisme dont font preuve ses créateurs. Ceux-ci, convaincus d’imprimer leur marque aux événements, sortent en réalité du sillage profond établi par « la nature des choses » et au lieu d’accélérer l’histoire, en détournerait le sens. C’est ainsi qu’ils préparent leur chute car, si leur action ne représente plus que leur propre ambition, leurs conflits demeurent néanmoins le premier ressort qui empêche à la Révolution de toucher à sa fin, pourtant souhaitée par tous.

42 Mais alors, comment y parvenir ? Comment remonter le mécanisme étatique ? Cette question, obsédante, revient à plusieurs reprises en structurant l’écriture barnavienne et la réponse se dessine au fil des pages, corollaire implicite de l’analyse qui se déploie au fil des pages. La Révolution ne pourra se terminer qu’au moment profond où ses protagonistes prendront conscience du mouvement de l’histoire auxquels ils sont invités à s’associer pour recomposer le social avec le politique, en reconstruisant un ordre juridique et symbolique dont la Constitution serait l’expression. Comme remarque justement Furet, selon Barnave : « L’homme peut être non pas l’acteur

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conscient [de l’histoire], mais l’observateur intelligent, à condition qu’il plie son esprit à l’expérience au lieu de prétendre la créer60. » En d’autres termes, le je révolutionnaire peut s’exprimer dans la lutte révolutionnaire lorsqu’il surmonte les circonstances pour se faire garant du devenir historique.

43 Barnave offrira lui-même la meilleure expression de cette vision, lorsqu’il sera appelé à se défendre devant le tribunal révolutionnaire en novembre 1793. En refusant les accusations d’avoir trahi la Révolution, il relit sa propre action au prisme de ce modèle qu’il a élaboré dans ces écrits : Que pouvions-nous donc faire ? Ce que nous avons fait : veiller à l’unité de l’empire […] ; déconcerter toutes les ambitions particulières, en mettant pour ainsi dire, la royauté en dépôt entre les mains de la nation française, jusqu’à ce que l’expérience et la calme lui eussent donné le temps et les moyens d’en disposer au gré de la volonté souveraine61.

44 Revenons sur les verbes utilisés par Barnave : veiller à, déconcerter, mettre entre les mains de la nation... Le révolutionnaire est à la hauteur du moment lorsqu’il s’efface, lorsqu’il n’agit pas de son propre gré, lorsqu’il est capable de répondre aux circonstances. Il est appelé à jouer le rôle de passeur ou, pour ainsi dire, d’interprète en comprenant d’une part le texte du social et d’autre part en le traduisant dans une langue politique nouvelle sans prétendre d’en inventer la grammaire.

45 Une révolution, dira-t-on, est donc impossible à fixer […] et le mouvement ne s’y arrêtera que lorsque [...] la nation se reposera […] et retombera sous son ancien despotisme ! S’il en est ainsi, c’est un profond aveuglement ou un grand crime que de l’entreprendre. Non, cette affreuse destinée n’est pas le résultat nécessaire d’une révolution62 !

Conclusion : La défaite révolutionnaire comme moyen de dépasser la Révolution

46 A travers le développement d’un discours sur l’histoire qui dissocie la signification de l’événement, de son cours effectif, Barnave opère une double rupture avec la représentation que la Révolution est en train de donner d’elle-même.

47 D’abord, en affirmant que 1789, mais les mêmes considérations peuvent être reprises à propos de la fondation de la République en 1792, est le produit à la fois du hasard dans la succession concrète des événements et du progrès historique dans ses conditions de possibilité, Barnave refuse de leur attribuer une quelconque portée métahistorique. Par-là, il les dépouille de leur vocation universaliste et téléologique. L’histoire n’est pas, à leurs yeux, la réalisation d’un dessein rationnel ou moral dont le phénomène révolutionnaire constituerait le moment le plus élevé. C’est ici que réside toute la différence de Barnave par rapport aux autres historiens à lui contemporaines, tels que Condorcet ou Rabaud de Saint Etienne63. Cette séparation radicale entre Révolution et principes implique une deuxième rupture épistémologique : le refus de l’idée que le cours de l’événement répond à une logique dictée par les circonstances, en expliquant son imprévisibilité.

48 Cette vision permet à Barnave de faire coïncider sa condition de vaincu avec l’éloignement de la Révolution par rapport à la nécessité historique qui l’avait enfantée. En considérant le volontarisme des acteurs historiques à la fois comme le moteur de la

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Révolution et comme un épiphénomène de l’Histoire, Barnave renverse la signification de sa propre défaite. Celle-ci devient une preuve de son altérité à la Révolution devenue une succession de péripéties. Défait dans l’immédiat, Barnave garde intact le sens de son propre engagement et l’inscrit dans un processus historique dont il a retracé l’évolution dans la première partie de son ouvrage. En se faisant historien, Barnave acquiert une légitimité plus profonde qui dépasse l’événement dont il est en train de traiter, il se met en surplomb sans le renier et, finalement, et il peut enfin juger une Révolution qui le condamne à mort.

49 Toutefois, insister sur la portée défensive du texte signifierait rester à l’écart de sa signification profonde, en ne saisissant pas sa valeur historiographique. De ce désenchantement face à l’idée que la Révolution soit intrinsèquement porteuse d’un progrès positif, du moins sur le plan politique, il en découle une reformulation du lien qui s’instaure entre l’écriture immédiate de l’histoire et l’action politique dans l’espace révolutionnaire, car le récit à chaud de l’événement devient une mise en garde contre l’illusion de faire de l’espace démocratique le théâtre où les volontés des dépositaires de la souveraineté se déploient librement. En ce sens, Barnave remet en question le mythe de la Révolution au moment même où il est en train de se former alors que son histoire gagne, ou du moins voudrait le faire, une dimension performative. L’histoire devient le moyen à travers lequel les révolutionnaires peuvent se saisir de la véritable signification de leur propre action, en brisant la surenchère vers l’universel auquel les condamne leur manque de légitimité provenant du passé et de la tradition.

50 Contrairement à ce qu’écrira Marx quelques décennies après dans son 18 Brumaire de Louis-Bonaparte, « se remémorer de l’histoire du monde », pour Barnave, ne signifie pas « se leurrer » sur l’histoire qui est en train de s’accomplir64, mais en comprendre les enjeux par-delà l’écume et les vicissitudes dont elle est composée. C’est justement ici que l’acte historiographique immédiat déploie pleinement sa valeur civique, en transformant l’œuvre fragile et chaotique des révolutionnaires en un fait historique et déterminé, l’arrachant à l’exceptionnel. L’histoire immédiate est un acte de réappropriation, historiographique autant que politique. La Révolution retrouve son sens, non pas « en devenant un coefficient de mouvement mobilisant l’histoire au nom de chaque projet d’avenir », mais, dans la mesure où, dépouillée de son aura mythique, elle est réduite à phénomène concret et historicisé65. En tant que telle, elle peut être jugée, critiquée même, mais, en prenant conscience d’elle-même, elle peut affirmer son ineffaçable altérité et l’impossibilité de tout retour au passé.

51 Pour peu qu’on y réfléchisse, on se convainc que, quoi qu’il arrive, nous ne pouvons pas cesser d’être libres, et que les principaux abus que nous avons détruits ne reparaîtront jamais. Combien faudrait-il essuyer de malheurs pour faire oublier de tels avantages66 !

NOTES

1. Pour un cadre exhaustif de ce retournement historiographique, voir introduction : https:// lrf.revues.org/1585.

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2. Député puis pair de France sous la Monarchie de Juillet, Bérenger de la Drôme était proche de la famille de Barnave, dont il reçoit directement la tâche de réordonner les papiers du révolutionnaire. Antoine BARNAVE (éd. Alphonse-Marc BÉRENGER DE LA DRÔME), Œuvres de Barnave, Paris, Challamel, 1843, vol. 1, p. 1. 3. Quant à la rupture historiographique et méthodologique introduite par Michelet : Christian DELACROIX, Les courants historiques en France XIX-XXe siècle, Paris, Gallimard, 2007, p. 58-68. 4. Ainsi se définira Barnave lui-même devant ses juges en octobre 1793. Gérard WALTER, Actes du Tribunal Révolutionnaire, Paris, Mercure de France, 1968, p. 303-320. Pour le portrait de Barnave : Antoine BARNAVE, op. cit., vol. 1, p. CV-CVI. 5. Tous les mémoires des anciens feuillants rendent des hommages à la figure de Barnave. Par exemple : Germaine DE STAËL, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, Paris, Delaunay, 1818, p. 301, 413 et 431. 6. D. R.-R. [Charles DUROZOIR], « Barnave (Antoine-Pierre) », dans Louis Michaud (dir.), Biographie universelle ancienne et moderne, Paris, Thoisnier Desplaces, 1843 (rééd.), tome III, p. 111-118. 7. À titre d'exemple : « Et, toutefois, dans le passé même qui nous a légué de telles leçons, planent au-dessus des excès des partis quelques nobles figures d'hommes politiques dont la calme austérité n'a été altérée ni par l'énergie de leurs convictions, ni par la contagion de l'effervescence générale. Barnave est de ce nombre. S'il devint victime, ce fut sans avoir été persécuteur. » Antoine BARNAVE, op. cit., vol. 1, p. III. Bérenger fut le premier à accéder et à publier une partie des papiers de Barnave. Sur la question et sur l'histoire des écrits de Barnave : Antoine BARNAVE (Patrice GUENIFFEY éd.), De la Révolution et de la Constitution, Grenoble, Presses Universitaire de Grenoble, 1988, p. 28-35. 8. C'est sous ce titre, imposé par Bérenger de la Drôme, qu’est connu le principal texte historique de Barnave. En 1988, Patrice Gueniffey, qui en a soigné l'édition critique, en propose un autre : « De la Révolution et de la Constitution ». Pour les raisons de ce choix : ibidem. 9. Jean JAURÈS (éd. Albert SOBOUL), Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, Ed. Sociales, 1968, vol. 1, p. 185. 10. Albert SOBOUL, Notes, dans Jean JAURÈS (Albert SOBOUL éd.), Histoire socialiste de la Révolution française, op. cit, p. 185-195 ; Antoine BARNAVE (Georges RUDÉ éd.), Introduction à la Révolution français, Paris, Armand Colin, 1971. Toujours dans le même sillage interprétatif voir aussi Rosanna ALBERTINI, Barnave e la rivoluzione : un sogno dell' entusiasmo ?, Pisa, Ets, 1980. 11. François FURET, « Barnave », dans François Furet, Mona Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1992, vol. Acteurs, p. 37-52 et Antoine BARNAVE (Emanuel CHILL introduit et annoté par), Power, property, and history. Barnave's Introduction to the French Revolution and other writing, New-York, Harper and Row, 1971. 12. François FURET, « Barnave », dans François Furet, Mona Ozouf (dir.), op. cit., p. 44. 13. Ibid., p. 43-44. 14. Nombre des commentateurs a sous-estimé ou nié, voir Chill, cet aspect pourtant réaffirmé à plusieurs reprises par Barnave dans sa correspondance et même dans le texte que l'on analysera dans les pages suivantes. Dans une lettre de protestation contre la séquestration de ses papiers, Barnave écrit : « Je sais que je n'en ai pas besoin pour repousser une condamnation judiciaire, mais j'en ai besoin pour imposer le silence à des calomnies si artificieusement répandues, j'en ai besoin pour exposer mon âme toute entière aux regards de mes juges et de mes concitoyens, j'en ai besoin pour porter une grande cause, quand il en sera temps, au tribunal de l’opinion publique ». AN,W//12, dans Georges MICHON, Essai sur l'histoire du parti feuillant : Adrien Duport. Correspondance inédite de Barnave en 1792, Paris, Payot, 1924, p. 472. 15. Respectivement Jérôme MAVIDAL, Emile LAURENT (dir.), Archives Parlementaires, Première série, 1789-1799, Paris, P. Dupont puis CNRS, 1867-, t. XXVIII, p. 325-331, 15 juillet 1791 et t. XXIX, p. 365-368, 11 août 1791 et p. 448-458, 15 août 1791.

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16. AN, W//13-14. 17. Lettre du 6 avril 1792 à Alexandre Lameth. Antoine BARNAVE (Alphonse-Marc BÉRENGER éd.), op. cit., vol. 3, p. 366-367. 18. Georges MICHON, op. cit., p. 497. 19. Alma SÖDERHJELM, Marie-Antoinette et Barnave, correspondance secrète, Paris, Armand Colin, 1934, p. 90-91. 20. Mona OZOUF, Barnave pédagogue : l'éducation d'une reine, dans Mona OZOUF, L'homme régénéré, Paris, Gallimard, p. 105 et plus en général, p. 91-115. 21. Lettre sans date. AN, W//13 dans Georges MICHON, op. cit., p. 399. 22. Ibidem. 23. À ce propos, on pourrait reprendre mutatis mutandis, les considérations de Merleau-Ponty qui, à propos d'une autre Révolution, utilise le terme hégélien de « conscience malheureuse » à propos du révolutionnaire qui « ne se reconnaît pas dans ce qu’il a produit et cependant il ne peut se désavouer sans contradiction. », Maurice MERLEAU-PONTY, Humanisme et terreur, Paris, Gallimard, 1947, p. 161. 24. François-Alphonse AULARD, La Société des Jacobins : recueil de documents pour l'histoire du club des Jacobins de Paris, Paris, Jouaust, Noblet, Quantin, 1889-1897, t. III, p. 149, 25 septembre 1791. 25. Antoine BARNAVE (Patrice GUENIFFEY éd.), op. cit., p. 111. 26. Ibid., p. 111-112. 27. Reinhart KOSELLECK, L’expérience de l’histoire, Paris, Gallimard, 1997, p. 241-242, plus largement voir p. 217-247. 28. La seconde partie de l’Introduction à la Révolution française, consacrée à l’œuvre de l’Assemblée constituante, révèle pleinement le processus de construction de l’écrit barnavien. D’abord Barnave présente une chronique des événements, puis il présente sa position en justifiant, si nécessaire, le décalage entre le cours de la Révolution et son point de vue. Cette démarche l’oblige enfin à s’interroger sur les conditions possibles de l’événement historique. Antoine BARNAVE (Patrice GUENIFFEY, éd.), op. cit., p. 110-160. 29. Pour des considérations intéressantes sur les rapports entre l’écriture de l’histoire, l’exercice du pouvoir et la défaite à partir du cas de Clarendon, voir : Martine Watson BROWNLEY, Clarendon and the rhetoric of historical form, Philadelphia, University of Pennsylvania press, 1985, p. 74-110 ; Brian WORMALD, Clarendon, politics, history and religion, 1640-1660, Cambridge, University Press, 1951, p. 228-235. 30. Ran HALEVI (dir.), Le savoir du Prince du Moyen Age aux Lumières. L’éducation du prince, Paris, Fayard, 2002 ; Paulina KEWES, History and Its Uses, et Blair WORDEN, Historians and poets dans Paulina Kewes (dir.), The uses of history in Early Modern England, San Marino (Calif.), Huntington library, 2006, respectivement p. 1-31 et p. 69-77. 31. Antoine BARNAVE (éd. Alphonse-Marc BÉRENGER), op. cit., vol. 4, p. 248, souligné par l’auteur de l’article. 32. Ibid., p. 249. 33. Ibidem. 34. Reinhardt KOSELLECK, Le futur passé, Paris, Ehess, 1990, p. 161-187. 35. Furet notamment insiste sur cet aspect. François FURET, « Barnave », dans François Furet, Mona Ozouf (dir), op. cit., p. 45. 36. Voir les fiches de lecture et les considérations contenues dans ses cahiers : Antoine BARNAVE (éd. Alphonse-Marc BÉRENGER), op. cit., vol. 1-3, passim. Pour l’influence de Mably : François FURET, Mona OZOUF, « Deux légitimations historiques de la société française au XVIIIe siècle : Mably et Boulainvilliers », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 34ᵉ année, N. 3, 1979, p. 438-450. 37. Antoine BARNAVE, Esprit des édits : enregistrés militairement au parlement de Grenoble, le 10 mai 1788, s.l. s.d., p. 19 et 21 ; Antoine BARNAVE, Coup d'œil sur la lettre de M. de Calonne, s. l., 1789, p. 9, 11 et

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15. Sur le sujet : Kenneth MARGERISON, Pamphlets and public opinion: the campaign for a Union of Orders in the Early French Revolution, West Lafayette (Ind.), Purdue university press, 1998 ; Jean-Marie GOULEMOT, Le règne de l’histoire, Paris, Albin Michel, 1996 ; Reinhardt KOSELLECK, L’expérience de l’histoire, op. cit. 38. Antoine BARNAVE, Esprit des édits, op. cit., p. 5-19. Antoine BARNAVE, Coup d'œil, op. cit., p. 15-16. 39. Ou selon les termes de Barnave, « il faut du génie pour arracher le grain d’or de l’alliage impur qui s’y est attaché. » Antoine BARNAVE (Alphonse-Marc BÉRENGER éd.), op. cit., vol. 4, p. 250. Justement Chill a défini l’histoire de Barnave comme un exemple d’histoire philosophique. Antoine BARNAVE (Emmanuel CHILL éd.), op. cit., p. 17. La bibliographie sur l’historiographie des Lumières est importante, je me limite ici à signaler quelques références : Hugh TREVOR-ROPER, History and the Enlightenment, New Haven, Yale University Press, 2010, p. 2-12 ; Reinhardt KOSELLECK, Le Règne de la Critique, Paris, Gallimard, 1979 ; Jean-Marie GOULEMOT, , Le règne de l’histoire, op. cit. ; Giuseppe RICUPERATI (dir.), Historiographie et usages des Lumières, Berlin, Verl. A. Spitz, 2002 ; Chantal GRELL (dir.), Pratiques et concepts de l’histoire, Paris, Presses de l'Université de Paris- Sorbonne, 1990. Pour les usages politiques de l’histoire, Keith Michael BAKER, Au tribunal de l’opinion, Paris, Payot, 1993, p. 45-122. 40. Antoine BARNAVE (Alphonse -Marc BÉRENGER éd.), op. cit., vol. 4, p. 248. 41. Antoine BARNAVE (Patrice GUENIFFEY, éd.), op. cit., p. 45. 42. Antoine BARNAVE (Emmanuel CHILL), op. cit., p. 17-19 ; François FURET, « Barnave », art. cit., p. 44-52. 43. David HUME, Histoire de l'Angleterre sous la dynastie des Stuarts, Londres, s.e., 1760, 3 vol ; David HUME, Histoire d'Angleterre, depuis l'invasion de Jules César jusqu'à l'avènement de Henry VII, s.l., 1763-1765 ; David HUME, Histoire d'Angleterre, contenant la maison de Tudor, Paris, s. e., 1766. Le livre avait connu un immense succès en France et nombreuses rééditions jusqu'en 1788, tout particulièrement la partie consacrée à la guerre civile. Michel MALHERBE, Hume's reception in France, dans Peter Jones (dir.), The reception of David Hume in Europe, London, Thoemmes, 2005, p. 45-97. 44. Antoine BARNAVE (Alphonse -Marc BÉRENGER éd.), op. cit., vol. 4, p. 231 et plus généralement p. 231-273. 45. Ibid., vol. 2, p. 69. 46. Ibidem. Barnave retrouve par exemple « de part et d'autre trois couches de patriotes. D'un côté, Strafford, les presbytériens et les indépendants, de l'autre, Mounier, les constitutionnels et les républicains». Cette considération est le point de départ d’une longue liste qui retrace les ressemblances et les différences entre les deux moments de crise. Sur l’influence de Hume sur la Révolution, voir Laurence BONGIE, David Hume, Prophet of the Counter-revolution, Oxford, Clarendon, 1965. Même si une large partie de thèses de l'auteur est désormais dépassée, la richesse de l'ouvrage fait de celle-ci une référence incontournable sur le sujet. 47. Sur la pensée historique de David Hume : Richard D. DEES, « One of the Finest and the Most Subtile invention: Hume on the Governement », dans Elizabeth Schimdt Radcliffe, A companion of Hume, Oxford, Blackwell, 2008, p. 388-404 ; Giuseppe Giarrizzo, David Hume politico e storico, Torino, Einaudi, 1962. 48. Antoine PROST, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 2010, p. 96 ; François HARTOG, Les régimes d'historicité, Paris, Seuil, 2011. 49. Antoine BARNAVE, (Patrice GUENIFFEY, éd.), op. cit., p. 52 50. Barnave utilise ce terme dans l’acception de roturier, de Tiers État. Ibid., passim. 51. « La base de l’aristocratie est la propriété de la terre, la base de la monarchie la force publique, la base de la démocratie la richesse mobilière. Les révolutions de ces trois agents politiques ont été celle des gouvernements. », Ibid., p. 18.

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52. Barnave avait déjà développé cette vision lors de ses discours à l’Assemblée nationale, notamment dans celui du 15 juillet 1791. Jérôme MAVIDAL, Emile LAURENT (dir.), op. cit., t. XXVIII, p. 335-336, 15 juillet 1791. 53. Antoine BARNAVE (Alphonse-Marc BÉRENGER éd.), op. cit., vol. 2, p. 233. 54. Antoine BARNAVE (Patrice GUENIFFEY éd.), op. cit., p. 51. 55. Ibid., p. 63. 56. Voir les interprétations élaborées par Condorcet ou par Rabaud de Saint Etienne. Jean- Antoine-Nicolas CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, Paris, Flammarion, 1988 [1795] ; Jean-Paul RABAUT SAINT-ÉTIENNE, Précis historique de la Révolution française, Paris, Didot l'Aîné, 1792. 57. Antoine BARNAVE (Patrice GUENIFFEY éd.), op. cit., p. 115-116. 58. Ibid., p. 117. 59. Ibid., p. 116. 60. François FURET, « Préface » dans Antoine BARNAVE (Patrice GUENIFFEY, éd.), op. cit., p. 24. 61. Antoine BARNAVE (Alphonse-Marc BÉRENGER éd.), op. cit., vol. 2, p. 382. 62. Antoine BARNAVE (Patrice GUENIFFEY, éd.), op. cit., p. 154. 63. Ici je fais référence à l’ouvrage en général plutôt qu’à des passages spécifiques. Pour cette raison je n’ai pas indiqué des pages précises. Jean-Antoine-Nicolas CONDORCET, op. cit., p. ? passim ; Jean-Paul RABAUT SAINT-ÉTIENNE, op. cit., p. ?. passim 64. Karl MARX, Le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte, Paris, Flammarion, 2007 (1852). 65. Reinhart KOSELLECK, op. cit, p. 76. 66. Antoine BARNAVE (Alphonse-Marc BÉRENGER), op. cit., vol. 1, p. CXX.

RÉSUMÉS

Les écrits sur la Révolution d’Antoine Barnave sont bien connus. De Jaurès à Furet plusieurs historiens ont déjà souligné la capacité de l’auteur de s’abstraire des contingences révolutionnaires pour replacer la rupture révolutionnaire à l’intérieur d’un parcours séculaire d’émancipation du Tiers Etat. Il restait à comprendre les conditions d’écriture de ces textes. Comment un acteur révolutionnaire peut se faire historien de l’événement auquel lui-même a participé ? Quels sont les ressorts et les enjeux de l’écriture historique en Révolution ? C’est à cette double question que souhaite répondre le présent article, en explorant la tension heuristique qui lie engagement politique et écriture de l’histoire. Après avoir retracé la formation culturelle de Barnave et les circonstances où il élabore ses textes historiques, il est question de voir comment l’expérience de la lutte politique, d’abord ,et de la défaite ensuite, obligent l’ancien révolutionnaire à concevoir et s’interroger sur les conditions qui rendent possible la réalisation de l’événement révolutionnaire. Par-là son œuvre, conçue comme une simple mémoire défensif, se transforme enfin en une réflexion originale et unique de la lutte révolutionnaire.

The writings on the Revolution of Antoine Barnave are well known. Several historians have emphasized the ability of the author to replace the revolutionary rupture within a secular path of emancipation of the Third Estate. It remained to understand the writing conditions of these texts. How a revolutionary actor can be a historian of the event itself was involved? What are the

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springs and the issues of historical writing in Revolution? It is this double question the autor wants to answer in this article, exploring the heuristic tension linking political commitment and writing of history. After tracing the cultural formation of Barnave and the circumstances in which he develops his historical texts, this article studies how the experience of the political struggle and defeat the old revolutionary design and question the conditions of possibility of realization of the revolutionary event.

INDEX

Keywords : Barnave, historiography, immediate history, history writing, French Revolution Mots-clés : Barnave, historiographie, histoire immédiate, écriture de l’histoire, Révolution française

AUTEUR

FRANCESCO DENDENA Università degli Studi de Milan

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Écrire l’histoire de la Terreur ou le piège de la Méduse : Thibaudeau après le 9 thermidor

Loris Chavanette

Thermidor ou le travail de mémoire

1 Dans son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricœur réfléchit sur la construction d’une mémoire collective et affirme que lorsqu’un gouvernement a traversé une période de troubles majeurs, il est impératif de ne pas entraver le travail de mémoire. Il soutient que l’amnistie s’apparenterait à « un oubli institutionnel » et, de la sorte, à « un déni de mémoire ». L’amnistie compliquerait plus qu’elle ne faciliterait le pardon. Il serait donc nécessaire de mettre en débat le passé et de ne pas construire une unique mémoire collective car ce serait alors une mémoire imaginaire, fictive, reposant sur la négation des mémoires concurrentes et personnelles. Dans cette perspective, le philosophe met en lumière les bienfaits de ce qu’il nomme « la salutaire crise d’identité permettant une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique1. »

2 L’époque thermidorienne est symptomatique de ces crises d’identité dans la mesure où, conduits à faire le bilan et donc l’histoire de la Révolution, les thermidoriens ont été contraints à résoudre la crise d’identité révolutionnaire provoquée aussi bien par l’expérience de l’an II que par le discours sur la terreur. Le tournant thermidorien voit la justice et l’histoire politiques répondre à cette exigence d’une explication de la Terreur. L’époque est submergée par l’émotion, colportée par les témoignages des victimes des lois de l’an II. Au lendemain de la mort de Robespierre, l’éditeur d’un almanach des prisons lance un appel aux prisonniers de la Terreur que thermidor a fait sortir de leurs geôles. Nous invitons les citoyens de Paris et des départements, comporte l’avertissement, qui ont échappé au glaive de la vengeance, d’adresser au citoyen Michel (éditeur), rue Haute Feuille au No 36, les renseignements, notes, anecdotes, couplets, et

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généralement tout ce qu’ils croiront nécessaire pour mettre au jour le vaste tableau des turpitudes et des infamies qui ont souillé notre révolution2.

3 La libération physique et psychologique, provoquée par le délitement progressif de la politique répressive, avait posé les conditions d’une libération de la parole. La question de la vague de témoignages thermidoriens sur la Terreur et d’un récit des événements à chaud de l’an II et des expériences vécues est au cœur de la singularité culturelle et historiographique du moment thermidorien3. Les travaux de Bronislaw Baczko ont démontré, avec une acuité rarement contestée, que la pierre de touche de la période thermidorienne est la hantise du passé : Avant thermidor, écrit-il, dans l’imaginaire révolutionnaire domine la représentation d’un temps linéaire, d’une marche ascendante et continue de la Révolution (…). Après le 9 thermidor, la Révolution doit porter le poids de son passé ; son présent se définit par rapport à la terreur, période opaque, qui à la fois fait partie de la révolution et contredit ses principes. La révolution perd ainsi sa transparence mais gagne en historicité4.

4 L’historien polonais interprète la création d’un musée des monuments français en l’an III comme la manifestation de cette entreprise thermidorienne de « réconciliation de la République avec le passé national. » Promesses de liberté et souvenirs de la Terreur, enthousiasme et désenchantement (…) : à l’époque où le siècle s’achève, auteurs et lecteurs constituent une nouvelle génération d’ « âmes sensibles », à la recherche de nouvelles formes d’expression, d’un langage et d’une écriture, bref d’une littérature qui rendrait compte de leurs expériences inédites, individuelles ou collectives5.

5 L’unanimité qu’avait produite la Terreur s’efface progressivement pour laisser place à une société révolutionnaire qui renoue avec l’incertitude et les divisions. L’histoire et l’interprétation du passé proche de la Terreur en particulier constituent un enjeu culturel qui structure le rapport de force politique depuis la chute de Robespierre. Le « premier grand débat historique sur la Terreur » venait de naître6.

6 Il s’agit ici de réactualiser la question de la représentation de la Terreur après la chute de Robespierre, puisque, comme l’a justement soutenu Françoise Brunel, l’an III est une mine pour connaître l’an II, et, devrions-nous ajouter, pour comprendre la crise politique et morale de l’an III7. L’expérience thermidorienne est fille de l’expérience de la Terreur8.

7 L’histoire, comme terrain de luttes et de passions politiques, est donc une constante de l’époque. Mona Ozouf distingue, sur cette question, deux partis thermidoriens, l’un étant pour la mémoire, l’autre pour l’oubli9. Les partisans de jeter un voile sur le passé jugent qu’il ne faut pas regarder en arrière en révolution. Celle-ci courrait à sa perte et connaîtrait le même sort que la femme de Loth, qui, dans la Bible, fut changée en statue de sel parce qu’elle ne put s’empêcher de se retourner pour contempler l’anéantissement de Sodome, malgré la mise en garde de Dieu. L’enjeu de la polémique pour la Convention est de savoir s’il faut décréter l’oubli de la Terreur et adopter l’amnistie des crimes qui auraient pu être commis avant le 9 thermidor. Or, la suppression de la loi du 22 prairial, la réforme du Tribunal révolutionnaire et les discours parlementaires prônant la liberté absolue de la presse ont créé une dynamique de libération des opinions qui s’apparente à une explosion des émotions, en rupture avec le contrôle de l’esprit public de l’an II, et qui produit un déferlement de récits, de témoignages sur la Terreur. Avec cette ouverture de la société et de la mémoire, symbolisée et accrue par la réintégration des sur les bancs de la Convention,

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Thermidor a créé les conditions d’un retour à la réalité éclatée de la révolution qui a enfanté non seulement une rivalité entre partisans de l’oubli et ceux de la mémoire, mais un conflit de mémoires. On peut trouver un exemple connu dans la rivalité entre conventionnels et anciens membres du gouvernement, mais aussi entre girondins et dantonistes – rendant leur alliance fragile – puisque Danton et Desmoulins sont pointés du doigt pour avoir préparé le 31 mai avec Robespierre. Il y a autant d’expériences de la révolution qu’il y a d’individus, de factions, et de sensibilités politiques.

8 Le triomphe du passé en thermidor est donc tributaire d’un indéniable désir de vengeance qu’expriment nombre de conventionnels. Les montagnards, dantonistes ou autres, se déchirent entre eux. Plus évidente encore est l’amertume et la rancœur qu’entretiennent les Girondins survivants à l’encontre de leurs anciens proscripteurs. Jules Michelet juge que la réintégration des Girondins dans la Convention thermidorienne eut pour effet de « ramener des spectres de vengeance (comme le tragique Isnard), plusieurs hommes démoralisés en prison et très dangereux10. » Malgré cela, l’historien affirme que cette mesure était « obligée ». L’opinion publique majoritaire était favorable aux Girondins11. La réintégration du tempétueux Isnard justement rappelle les spectres du 31 mai, et aussi les troubles dans le midi. Pour preuve du réveil des haines passées, accentuées par le retour des girondins, il suffit d’étudier la querelle entre Isnard et Fréron sur l’histoire du midi sous la Terreur et durant la « terreur blanche ». Isnard s’indigne de ce que Fréron qualifie, dans son mémoire historique, de révolte royaliste les soulèvements de l’été 1793. Après avoir assuré qu’il prenait l’habit de l’historien12, le girondin raconte comment, à son arrivée à Toulon, il rencontra, devant un mur criblé d’impacts de balles, un vieillard. Ce dernier lui fit un long récit des atrocités des terroristes dans la ville, et des fusillades sommaires ordonnées par Fréron. Isnard dit ne faire que retranscrire ce récit bien connu du midi et colporté encore par la rumeur publique13. Dans ce récit littéraire, où le recours à l’émotion est omniprésent, le tragique de situation magnifie l’horreur pour l’ériger en terreur contre nature ; par exemple, le vieillard raconte comment il fut fauché par les balles, laissé pour mort, puis comment il rencontra par hasard son fils mourant. La victime de la Terreur dans le midi avait averti : « Ecoutez et frémissez d’horreur14. » En se faisant le porte-voix des victimes de la Terreur dans le midi, incarnées dans ce vieillard, Isnard, député du Var, se veut représentant et témoin de l’expérience de douleur et des sentiments anti-terroristes de ses électeurs. La Convention thermidorienne suit la même dynamique : elle veut épouser et incarner un sentiment antiterroriste diffus et victimisant. Thibaudeau agira de même.

9 Les historiens ont tous perçu, à juste titre, que les membres des comités en l’an III et une large frange de la population vouaient une haine à la Terreur et étaient habités par la passion de la vengeance. On ne peut nier le caractère exceptionnellement violent et émotionnel de la rhétorique anti-terroriste au cours des procès de la Terreur ; cependant, il serait exagéré d’axer la recherche exclusivement sur la vague et les procédés de dénonciations des « terroristes » parce qu’on risquerait de sous-estimer la complexité comme la diversité des positionnements politiques en thermidor. L’époque est marquée par le désir de la revanche des victimes de la législation répressive de l’an II. Le discours thermidorien prend la forme d’une alliance entre les mémoires dantoniste, girondine et modérée de la plaine, qui dessinent les traits d’une histoire officielle de la Terreur. On peut interpréter la haine des « terroristes » comme le corollaire de la défense des victimes de la Terreur. Si la révolution de thermidor a ses boucs-émissaires, elle a aussi ses « martyrs15 ». La hantise du passé thermidorienne a sa

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dynamique qui véhicule des valeurs pouvant régénérer corps politique et esprit public. Dire et dénoncer la Terreur, c’est s’obliger à la détruire, par intérêt, par conviction aussi. C’est le sens du propos du conventionnel girondin Petit qui, faisant le procès au 31 mai, juge comme un impératif moral le devoir de « prouver au Peuple Français que la terreur n’est plus ici16. »

10 Au sein de cette Convention thermidorienne en pleine mutation, la justice politique offre une justification de la rupture du 9 thermidor et contribue à la légitimation de la réforme des institutions en place. Il en va de même pour l’histoire qui, jetée aux quatre vents, cristallise les passions et enjeux politiques. Si les audiences du Tribunal révolutionnaire voient les langues des témoins à charge et des accusés se délier, tout est prétexte dans la société et l’opinion, à Paris, comme en province, à faire le récit de ses souffrances durant la Terreur, véritable catharsis qui libère du poids du passé et déforme en même temps l’histoire de la Terreur par le prisme de ces interprétations individuelles qui, pourtant séparées, forment une sorte de tout et ont un fond commun, inspiré par la douleur des expériences.

11 L’an III, pour ambigu qu’il est et sujet à diverses interprétations historiographiques, est mieux connu depuis le bicentenaire de la Révolution. Des rencontres scientifiques, que ce soit à Rennes17 ou à Aix-en-Provence 18, dans deux régions comme deux directions différentes, furent l’occasion d’avancées majeures sur la France thermidorienne, avec au centre des débats la question de la violence politique à Paris comme en province, mettant en lumière la réaction culturelle de l’an III et son cortège de vengeances19, mais aussi le renouvellement de l’aspiration républicaine.

12 Les chercheurs ont axé principalement leur champ d’étude sur la masse des dénonciations des représentants en mission dans les départements, adressées au comité de législation. Mettant en exergue ce contre-imaginaire de la Terreur, François Brunel a dépeint les caractéristiques de ces dénonciations « with stereotypes associating blood, sex, and gold20. » Dans la même veine, Michel Biard étudia la sous- série DIII et compta plus de deux cents cas de dénonciations adressées au comité de législation, pointant le caractère irrationnel et teinté de partialité de ces sources21. On peut encore citer la récente et pertinente étude de Jean-Baptiste Legoff qui a dressé les statistiques de ces dénonciations. Sa conclusion aboutit à juger qu’elles sont inégales et diverses puisque les mois de « brumaire, frimaire et nivôse constituent une période assez « calme » », ceci révélant une pluralité de réactions thermidoriennes au fil de l’an III22.

13 Le constat à faire est que la recherche scientifique s’est donc essentiellement concentrée sur les témoignages et discours de nature judiciaire de l’an III23, sur les diatribes oratoires prononcées à la Convention, les tentatives impuissantes de députés favorables à une amnistie24, ou encore sur les dénonciations de simples citoyens ou de sociétés populaires adressées au comité de législation. Le discours anti-jacobin de La Harpe du 31 décembre 1794 a de même retenu l’attention et pointe la difficulté de l’orateur de juger la Terreur avec une rationalité dépouillée de politisation du verbe25. Quant à l’étude sur les pamphlets et la presse après le 9 thermidor de Michel Biard, elle souligne « la flambée pamphlétaire » de cette époque, mais s’arrête en vendémiaire an III26. Enfin, Anne de Mathan a rendu justice aux mémoires de Riouffe, véritable succès de librairie de l’an III, en rééditant l’œuvre de ce girondin qui prend plaisir à cracher son venin sur la Terreur et Robespierre27. Dans un autre registre, Sergio Luzzatto avait déjà mis l’accent sur les représentations de la Terreur dans les mémoires

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du XIXe siècle28. La réflexion rend compte de la subjectivité de l’acteur politique lorsqu’il compose une histoire bien après les événements auxquels il prit part, tentant d’en restituer le sens.

14 Similaire à cette étude dans la réflexion menée sur la prégnance de la subjectivité du travail historique29, notre propos renverse la distance temporelle pour saisir l’histoire écrite à chaud de la Terreur, ce passé proche que les thermidoriens dénoncent certes mais cherchent aussi à expliquer à la lumière de leur expérience. Cette proximité avec les événements a souvent rendu inaudible le discours thermidorien sur l’an II. Simplificateur, il a souvent été simplifié, soit sur le fondement de sa virulence exacerbée, soit sur le motif qu’il relevait davantage du témoignage partial que d’un cheminement historique indépendant de la contingence. L’approche suggérée ici est d’assumer la part de subjectivité indéniable que recèle le discours thermidorien sur l’an II pour tenter d’en extraire la singularité et ce qui peut nous laisser penser que mémoire et histoire ont pu se rencontrer. L’ambigüité du couple mémoire-histoire semble d’ailleurs ressortir de l’ouvrage d’Anne de Mathan portant sur des mémoires sur la Terreur, puisque le titre porte Histoires de Terreur. Il s’agit de s’interroger s’il y a fusion ou confusion entre la représentation de la Terreur par la méthode historique et par l’outil mémoriel. La part de subjectivité de son entreprise est-elle assumée, voire revendiquée, par le témoin de la Terreur ou bien est-ce que la victimisation est dissimulée derrière une approche rationnelle des événements ? Les témoignages thermidoriens sont-ils à même de prononcer selon le modèle de la parrêsia grecque 30 postulant que le franc-parler est le meilleur chemin vers la vérité ? Ces considérations questionnent l’histoire thermidorienne comme période produisant une littérature pamphlétaire imprégnée de cette partialité qui renseigne l’historien à la fois sur le poids du passé en l’an III et le poids du présent et de ses contraintes au moment où l’historien prend la plume. Penser le passé, le présent mais aussi l’avenir est l’essence du projet thermidorien. Sous cette triple influence, la construction d’une histoire politique immédiate se révèle être un champ d’étude propice pour le chercheur afin de problématiser l’écriture de l’histoire sous la révolution.

15 C’est en tout cas sous cet angle d’une double subjectivité, émotionnelle et politique, que sera étudiée l’Histoire du terrorisme dans le département de la Vienne du conventionnel Thibaudeau, parue en l’an III avant les journées insurrectionnelles de germinal et prairial. En même temps que ce pamphlet illustre la doxa thermidorienne avec une lecture noire du passé proche, il permet de saisir la singularité de l’expérience d’un conventionnel modéré sous la Terreur. Initiative de règlement de compte, il s’agit pour Thibaudeau de déresponsabiliser la Convention nationale des crimes commis en l’an II par les « terroristes » de gouvernement et en mission. Plus tard, dans ses mémoires, il se rappellera que la Convention thermidorienne ressentit le « besoin de se laver aux yeux de la France des excès de la terreur31 ». Conscient que regarder en arrière en révolution risquerait de jeter l’opprobre sur la Convention thermidorienne, il combat la Terreur à la manière de Persée affrontant la Gorgone Méduse : pour ne pas être statufié et vaincu en regardant l’histoire de la Terreur en face, il emprunte une voie détournée, un artifice, tel le bouclier du héros mythologique, pour triompher de son adversaire. L’histoire de Thibaudeau est, à n’en pas douter, un témoignage où l’auteur donne libre cours à sa partialité, explorant les voies de la subjectivité (II) politique et émotionnelle qui caractérise l’opinion publique en thermidor ; cependant que sa méthode prétend une approche historique objective et essentiellement factuelle du passé (I). A la lisière

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de la mémoire et de l’histoire, le conventionnel livre une source pas travaillée jusqu’à présent par les chercheurs.

La méthode de Thibaudeau : l’historien du fait et le moraliste

16 Aulard assure avoir rencontré Thibaudeau quand il avait quatre ans. Il le décrit ainsi : C’était un vieil homme droit et sec qui me parut très grand et qui, à le voir venir, me fit un peu peur par son air froid et hautain. Je pris la main de mon père, qui salua respectueusement le passant et qui me dit ensuite : Rappelle-toi bien, petit, que tu as vu un Conventionnel. Oui, ce monsieur est un Conventionnel : mets cela dans ta mémoire32.

17 Antoine Claire Thibaudeau est un homme de lois, né à Poitiers en 1765. Il suivit à Paris son père, avocat, historien et figure importante de Poitiers, lorsque ce dernier fut élu du Tiers aux Etats Généraux33, et sera un membre de la Législative proche des Feuillants et modéré. Porté par les suffrages de sa ville natale à la Convention, Thibaudeau « ne s’embrigada dans aucun des deux partis dominants et rivaux », ne fut ni jacobin, bien qu’il vota la mort du roi34, ni un membre de la Gironde, bien qu’il vota l’accusation de Marat. Il demeura « un homme de juste milieu35. » La répression du fédéralisme jette en prison son père, son frère, son beau-père et trois de ses oncles. Ce ne fut qu’après la révolution du 9 thermidor qu’ils sortirent de prison. Ses discours et écrits en thermidor sont marqués du sceau de la revanche, le plaçant du côté de la réaction conventionnelle, ce qui fait dire à Baudot que Thibaudeau, mué en « procureur général de la lanterne », est « un soldat qui a tiré sur sa compagnie36. » Transfuge peut-être, mais pas apostat, comme nous allons le soutenir.

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Antoine Claire Thibaudeau (1765-1854)

Gravure composée à l’occasion du centenaire de la Révolution française

18 La chute de Robespierre lui donne l’occasion de témoigner de sa douloureuse expérience de la Terreur, frapper ses ennemis politiques dans la Vienne et s’engager vivement du côté du parti thermidorien réformateur. Thermidor le révèle et lui offre une chance qu’il saisit en rédigeant une adresse particulièrement violente à l’égard des robespierristes, et datée du 10 thermidor. L’élu de la Vienne retrace les causes et événements de l’épisode thermidorien et se livre à une analyse du triumvirat renversé. Ce qu’il défend n’est pas la thèse officielle de la conspiration royaliste, mais l’existence d’un véritable régime despotique reposant sur la « terreur », avec Robespierre à sa tête. Depuis plusieurs mois un seul homme, fort d’une popularité usurpée et d’une énorme influence, despotisait le Gouvernement ou entravait sa marche, tyrannisait la Convention, ou l’avilissait, s’élevait au-dessus des lois, ou les dictait avec impudeur, maîtrisait l’opinion publique ou l’anéantissait pour y substituer la sienne, opprimait les patriotes et proscrivait tout ce qu’il y avait de probe et de vertueux, organisait des Tribunaux et leur commandait des jugements37. L’homme politique se double de l’historien et, en thermidor, Thibaudeau n’en est pas à coup d’essai.

19 Il s’agit désormais d’étudier les formes d’écriture de l’histoire au tournant du 9 thermidor. Comme membre du comité d’instruction publique, il est au cœur du projet de rédaction d’un Recueil des actions héroïques et civiques des républicains français, que la Convention nationale décréta le 10 nivôse an II (30 décembre 1793). Ce recueil devait être envoyé aux municipalités, aux sociétés populaires, aux écoles, aux armées, et être lu publiquement le décadi. Le décret du 13 nivôse prévoyait en outre que les instituteurs feraient apprendre par cœur à leurs élèves ces actions héroïques que le Comité de salut public ordonna de tirer à 150 000 exemplaires.

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20 Cette somme rend compte de la politique historique de la Convention en l’an II et montre le souci de celle-ci de contrôler le récit historique de l’époque en proposant une œuvre pédagogique accessible à tous. Dans son esprit, comme dans ses exigences de forme, ce projet d’une histoire officielle et positive de la Révolution depuis 1789, devait avoir plusieurs qualités : l’histoire devait être purement factuelle et la narration d’une simplicité extrême, entièrement dépourvue de développements superflus, les détails n’étant « nécessaires que pour assurer l’authenticité des faits38. » Léonard Bourdon composa les quatre premiers volumes qui contiennent chacun des dizaines de faits héroïques qui sont presque autant de faits militaires39. Thibaudeau rédigea le cinquième qui confirme une histoire factuelle, cette fois exclusivement tournée vers l’héroïsme de l’armée40. Il ne fait pas de doute que cette histoire, écrite par les députés, a une fonction politique et même « morale » selon Bourdon41. C’est une histoire exemplaire et positive qui est offerte, quasi-hagiographique ; elle est en cela classique et officielle car elle donne à lire des exemples de vertu afin qu’ils soient imités.

21 Quel contraste avec l’écriture de l’histoire après le 9 thermidor où les récits historiques en tout genre narrent les « atrocités » de la Terreur42. La pédagogie n’est plus la même. Il y a assurément un tournant, et la plume de Thibaudeau en témoigne. Girouette politique, comme le suggère Baudot, le député de la Vienne est aussi un transfuge en matière de littérature historique. Tant et si bien, qu’il se sent obligé de justifier sa méthode dans l’introduction de son Histoire du terrorisme tournée sur la peinture des crimes comme son titre l’indique : J’ai longtemps douté si je devais dévoiler les atrocités commises au nom de la liberté, et pendant le Gouvernement révolutionnaire, dans cette partie de la République qui m’a vu naître, et qui m’a nommé un de ses représentants. […] J’ai été, ainsi que toute ma famille, abreuvé pendant un an, de calomnies, d’amertumes et d’outrages, et traîné avec elle au pied de l’échafaud. On ne me contestera pas, je pense, le droit qu’à tout citoyen de publier les crimes de ses persécuteurs, et je stipule ici pour tous ceux de mes concitoyens envers lesquels on a violé toutes les lois43. Il ajoute plus loin : Les forfaits sont d’ailleurs, comme les vertus, la propriété de l’histoire. Elle inscrira sur ses pages sanglantes les auteurs du système de destruction qui couvrit la France d’un crêpe funèbre, et la peuple de ruines et de tombeaux. Ils pourront échapper au glaive des lois, mais ils n’éviteront pas le jugement terrible de la postérité, déjà préparé par leurs contemporains. Je pose entre eux et moi une barrière éternelle44.

22 Ces passages prennent tout leur sens au moment de la répression anti-terroriste de l’an III. Thibaudeau énonce la nécessité de dénoncer devant le tribunal de l’histoire les crimes qui ne font pas l’objet de poursuites pénales. La postérité est un juge auprès duquel le conventionnel formule son recours en tant que citoyen victime de persécutions, en tant que témoin à charge contre les « terroristes », en tant qu’historien de la Terreur. Cette dénonciation recouvre la liberté fondamentale de chacun de témoigner et de s’exprimer pour monter le dossier historique de l’an II. Pour servir de matière à l’histoire, sa dénonciation, explique Thibaudeau, sera un récit documenté et factuel de la Terreur. Il demande un débat contradictoire avec ses anciens détracteurs qui sont aujourd’hui la cible de son pamphlet : « Je n’avancerai rien dont je n’aie la preuve écrite, soit dans vos actes, soit dans les déclarations faites par une foule de citoyens45. » Il tient en partie parole puisque son histoire est extrêmement fournie en pièces et repose sur des cas particuliers et concrets d’exactions sous la Terreur. L’ouvrage s’assimile à un recueil assez mal structuré de lettres, d’arrêtés, mais

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aussi de propos rapportés d’Ingrand et Piorry, envoyés en mission dans la Vienne, adversaires et cibles de l’auteur.

23 Est-ce en cela similaire, sur la forme, à l’histoire factuelle des actions héroïques de l’an II ? On peut trouver un point commun : c’est cette volonté de ne pas dénaturer le récit par le recours à des procédés littéraires ou des développements ampoulés qui risqueraient d’attester la trop grande partialité de l’ouvrage. Thibaudeau veut objectiviser sa dénonciation et prouver ses assertions. Le politique doit s’effacer pour laisser place à l’historien et à l’histoire, ce tribunal espéré impartial. C’est ce qui rend la lecture du livre de Thibaudeau fastidieuse – le tout fait près d’une quatre-vingtaine de pages – parce que le contenu est relativement prosaïque, excepté en introduction et en conclusion où l’auteur se permet des généralisations. Au surplus, il s’agit d’une histoire locale de la Terreur dans un département où fut exercée une terreur ordinaire, peu sanglante – hormis à l’égard des prêtres réfractaires – faute de tribunal révolutionnaire créé, malgré la pression des jacobins. Or, ce qui est intéressant avec l’étude de la Vienne, c’est justement qu’elle est un département « peu troublé par la violence malgré la proximité de la Vendée, un peu à l’écart des grands courants qui traversent le pays, un département probablement représentatif de la « France profonde » », comme l’a remarqué Bernard Schnapper, qui a choisi ce terrain pour ses recherches sur la justice révolutionnaire46. Relevons que Thibaudeau ne fait pas preuve pour autant de mansuétude envers ses ennemis qu’il s’évertue à comparer, de manière classique mais assez prudente, à des « monstres », « tigres » et « barbares »47, ennemis du genre humain avec Lebon et Carrier, complices des triumvirs et donc ayant dupliqué le système de terreur gouvernementale à l’échelon départemental. Ce faisant, il calque sa dénonciation sur le réquisitoire thermidorien, même si cette manie de la diabolisation de l’ennemi a toujours été dans la tradition accusatrice révolutionnaire et même dans certains pamphlets des Lumières.

24 La profondeur de l’analyse de la Terreur, du fait de cette histoire événementielle, y perd parce que l’auteur reste à la surface des événements de l’an II et ne cherche pas à remonter aux causes. C’est ce qui fait dire à Baczko que ces histoires sont « assez pauvres intellectuellement », voire « simplistes »48, et à Sergio Luzzatto que Thibaudeau est un historien doté en général d’une « médiocrité de pensée49. » Je crois que ces jugements sont un peu sévères et n’ont pas relevé les spécificités de l’approche historique d’un avocat pointilleux comme l’est Thibaudeau. Malgré des points communs, il faut relever l’opposition fondamentale qu’il y a entre la pratique des dénonciations en l’an II et celles en l’an III, qui sont le produit des députés. D’une part, en l’an III, la dénonciation repose sur des faits précis et étayés, et ne pratique pas mécaniquement l’amalgame habituel entre criminalité et conspiration contre- révolutionnaire monarchique. D’autre part, en l’an III, les dénoncés ont non seulement le droit de répondre aux accusations et les moyens de réfuter une accusation détaillée. La Convention finance par exemple l’impression des mémoires de défense de Barère, Collot et Billaud. Fouquier publie plusieurs justifications également50. Il en va de même d’Ingrand et Piorry qui répondent à Thibaudeau. Piorry décrit l’objet de sa justification : « réfuter l’histoire du terrorisme, comme ayant le plus agité mon esprit et le plus alarmé ma délicatesse. » Il plaide l’oubli et le silence sur le passé : « Pour justifier aujourd’hui certaines expressions irréfléchies de ma part, dictées par les circonstances, et déposées dans le sein de l’amitié, aurais-je osé repasser tout ce qui

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s’est fait et dit confidentiellement dans l’espace de quatre années ? Non : tout doit rentrer dans le domaine de la pensée51. »

25 Le passé est un débat contradictoire et la publication des mémoires de défense des « terroristes » est un luxe que n’avaient pas les dénoncés de la Terreur. L’histoire est ouverte, voire atomisée, en thermidor alors qu’elle est retenue et dirigée par le pouvoir au temps de la Terreur, les gouvernants de l’an II ayant pressenti à juste titre qu’elle serait une pomme de discorde livrant la Révolution à l’anarchie des émotions. C’est ce qui fait la modernité de l’ouverture thermidorienne qui crée les conditions de l’altérité en politique52.

26 Bien que l’objet de notre propos soit de saisir l’expérience de l’après-terreur et les caractéristiques du discours thermidorien sur l’histoire, il faut dire un mot de l’interprétation de l’an II par Thibaudeau. La méthode de l’histoire factuelle appauvrit la réflexion du conventionnel qui apparaît lacunaire en ce qu’aucune considération sur la guerre civile et extérieure, le contexte de l’an II, bref les circonstances, n’explique la radicalité de cette période.53 Thibaudeau se concentre sur la présentation factuelle des violences arbitraires employées par les agents de la Terreur dans la Vienne. En ce sens, il s’agit moins d’une histoire de la Terreur que des moyens « terroristes », dans ce qui est une vision uniquement négative du passé.

27 Dans les grandes lignes, le représentant de la Vienne reprend les faits reprochés aux anciens membres des comités de gouvernement, tels que développés par le girondin Saladin à la Convention, lors de la séance du 12 ventôse an III (2 mars 1795). Il s’agit d’avoir jeté en prison arbitrairement sans preuve des innocents, au moment des poursuites contre les fédéralistes pour des motifs de haine personnelle54 ; d’avoir surtout organisé une terreur judiciaire locale en ayant fait condamner des individus sans pièce, sur le fondement d’accusations « imaginaires », notamment au temps de la prétendue conspiration des prisons. Thibaudeau reproche à Piorry d’avoir « révisé, analysé et apostillé les pièces », d’avoir « siégé à côté des jurés », d’avoir « parlé aux jurés et aux juges avides du sang de tes victimes » au Tribunal révolutionnaire55. Il accuse aussi le président du tribunal criminel de Poitiers, Planier, présenté comme un prêtre qui « dictait tous les jugements ; il condamnait ou il absolvait, suivant ses caprices ou ses intérêts, et sans respect pour les lois » ; « souvent il jugeait sans jurés » ; ces derniers étant triés56. Ces chefs d’accusation reprennent étrangement ceux reprochés à Fouquier-Tinville à son procès.57

28 La Terreur est pensée comme un système liant le national au local, par l’effet des représentants en mission. Le lecteur doit deviner les ressorts du gouvernement révolutionnaire de l’an II, ce qui fait dire à Piorry et Ingrand qu’en réalité Thibaudeau n’est pas l’ennemi d’une terreur qui n’aurait pas existée, mais l’adversaire de la forme révolutionnaire du gouvernement. Selon eux, le seul fait d’avoir pris des mesures exceptionnelles serait un crime alors que les circonstances les justifiaient58.

29 Cette Histoire du terrorisme montre ses limites. Elle est parcellaire parce que Thibaudeau ne cherche à aucun moment à analyser ni prouver l’intention criminelle des « terroristes » qui est présumée à l’examen des faits. Le caractère objectivement « barbare » de ces derniers dédouanerait l’historien de pareille étude psychologique de la Terreur, ce qui tranche avec les pratiques judiciaires thermidoriennes de redonner sa place à la subjectivité du criminel, en rendant obligatoire la preuve de l’intention coupable des justiciables. Cette lacune dans l’œuvre de Thibaudeau serait compensée par la puissance du ressort émotionnel des faits authentiques cités. Malgré les

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apparences d’une histoire prosaïque, l’auteur montre qu’il cherche en réalité à dépasser la seule étude historique pour donner une composante morale à son récit. La liste des moyens « terroristes » peut sembler fade à première vue alors qu’elle recèle une explication des ressorts de la haine de la Terreur en thermidor. Thibaudeau juge que ce qui confère son caractère si spécial à la Terreur et aux passions haineuses qu’elle a amoncelées contre elle, c’est qu’elle a justement outrepassé les bornes du gouvernement exceptionnel et dictatorial pour verser dans le despotisme ennemi de l’humanité. Les mesures « terroristes », par leurs excès, seraient la cause première du rejet massif de l’an II. L’idée est que si les individus ont subi les exactions des « terroristes », ils ont ressenti les effets de la Terreur, ce qui suffirait à prouver qu’elle a existée. Thibaudeau croit dans l’historicité et donc la vérité objective des témoignages pour penser l’an II. Il légitime en ces termes l’âge des témoins de l’an III : Arrachez donc du cœur de l’homme le sentiment du juste et de l’injuste, tout ce que la nature y a gravé d’affections honnêtes et pures, tout ce que les conventions humaines y ont ajouté de respectable ; alors vous pourrez espérer de faire germer vos affreuses maximes. Vous vous indignez de ce que les victimes, échappées à vos sanglantes proscriptions ne gardent pas encore le plus profond silence… Défendez donc aussi au voyageur qui a bravé tous les éléments, tous les dangers et tous les fléaux, de raconter ses peines, ses inquiétudes et ses malheurs. Défendez à l’agneau qu’on mène à la boucherie de faire entendre ses gémissements. Défendez à cette jeune fille qu’on offense de faire entendre les accents plaintifs de la pudeur outragée ; défendez aux pères, aux fils, aux époux, ces sentiments délicieux qui font la force des Républiques, qui créent la patrie et qui ne seraient plus que stériles vertus, s’ils ne donnaient pas l’énergie nécessaire pour repousser la persécution commune ; défendez à l’homme d’être et de sentir : alors il supportera, sans murmurer, le joug et l’oppression, comme ces méprisables insectes que le voyageur foule aux pieds dans sa course59.

30 Thibaudeau en appelle à la nature humaine, au sentiment humain universel, qui dépasse toute contingence qui justifierait les excès sur le fondement de la thèse des circonstances. On peut y voir une volonté soit de subjectiviser la lecture de la Terreur, avec une vision personnelle de la justice révolutionnaire, soit d’objectiviser au contraire l’analyse en invoquant l’universelle raison humaine. En cela, Thibaudeau emprunte à Thucydide son usage en histoire de ce que les grecs nommaient l’ anthrôpeion, le « sentiment humain », « c’est-à-dire une sorte de substrat, le plus universel possible, et le plus constant possible60. » Histoire factuelle et considérations morales, philosophiques, ont partie liée. C’est une des clés de voûte de la lecture de Thibaudeau, figure thermidorienne par excellence. On retrouve la même analyse de la Terreur dans la Vienne dans le rapport de Chauvin, conventionnel envoyé en mission dans ce département après le 9 thermidor. Ce dernier confirme l’histoire de Thibaudeau en tout point et moralise la dénonciation de la Terreur61.

31 Il est une autre source d’inspiration et d’influence de l’écriture de l’histoire après thermidor, c’est le poids certain du projet politique qui se dessine au fil de l’an III et qui conduit à voir dans l’histoire de Thibaudeau le témoignage d’un art de faire de la politique par l’histoire, avec ce tiers qui s’immisce dans le débat historiographique à cette époque : l’opinion publique.

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Les Voies de la subjectivité politique : entre témoignage et histoire

32 S’il est complexe d’étudier la Terreur sans tenir compte des circonstances, il est difficile, sinon impossible, de comprendre la période thermidorienne sans évoquer le poids des événements qui jalonnent cette époque de crise politique, culturelle, économique et sociale. Thermidor doit être approché à l’aune d’une révolution, c’est-à- dire une période de transition politique. Les histoires de la Terreur s’inscrivent dans une contemporanéité violente et incertaine. En cela, l’Histoire du terrorisme de Thibaudeau est une histoire révolutionnaire, politique et nécessairement subjective. Quelle est la teneur de cette subjectivité de l’historien politique ?

33 Lors de la séance du 11 vendémiaire an III, Thibaudeau s’indigne que, deux mois après l’exécution de Robespierre, des sociétés populaires continuent de professer la haine du « modérantisme » et critiquent ouvertement la politique d’humanité de la Convention. Il demande l’adoption d’une adresse au peuple afin de l’assurer que les « terroristes » seront réprimés, ce qu’il obtiendra une semaine plus tard. Le Moniteur relatant cette séance du 11 écorche le nom de l’orateur puisqu’il est écrit « Thibaudot62 ». Désormais, on se souviendra de son nom car l’homme politique prend une nouvelle dimension. En thermidorien zélé, Thibaudeau veut engager la Convention dans la voie de la révolution commencée par le 9 thermidor. Son opuscule Histoire du terrorisme vise cet objectif proprement politique, comme il le rappelle : « Mon but en le publiant fut de compléter, dans mon département, la révolution du 9 thermidor, d’élever un monument à la mémoire de mes amis et de flétrir leurs bourreaux63. »

34 Quand il prend la plume au début de l’an III, l’élu de la Vienne est convaincu que les jacobins représentent toujours une menace pour la Convention thermidorienne. Les révoltes du printemps 1795 lui donneront partiellement raison. En outre, malgré le procès Carrier, la réalité est qu’au début de l’an III, la répression anti-terroriste est lente et même modérée. Les conventionnels débattent de longues séances du sort des anciens membres des comités et le procès de Fouquier-Tinville n’en est qu’à ses balbutiements. Les envoyés en mission sont dénoncés mais pas livrés à la justice. Les hommes de l’an III ont peur d’un retour des jacobins au pouvoir, et de leurs idées, car il s’accompagnerait, pensent-ils, d’un retour de la Terreur. Il y a donc un lien chez Thibaudeau entre sa peur d’un retour de la Terreur et la persécution des acteurs de la Terreur, comme il le suggère dans sa conclusion : Je ne sais quel avenir se prépare. La terreur dans la main de quelques hommes peut comprimer 25 millions de citoyens : nous en avons fait la triste expérience ; mais la terreur a disparu pour longtemps. Les monstres, les comètes, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, les déluges ne viennent pas tous les jours ravager le globe ; et les insensés qui osent encore faire des vœux impies pour le régime affreux, que la nécessité et la force des choses ont anéanti, ne voient pas qu’ils seront les victimes de leurs coupables initiatives64.

35 La dénonciation a ainsi une valeur pédagogique et exige de tirer les leçons du passé. Thibaudeau inscrit sa démarche dans le sillage de la dénonciation des « buveurs de sang » dans le rapport de Saladin qui contient cet argumentaire : Il faut consolider ce retour (entendre de la liberté), il faut prévenir à jamais celui de ces jours désastreux dont le souvenir est si affligeant encore, il faut déraciner la tyrannie, la frapper dans tous ceux qui y ont eu part ; effrayer par un grand

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exemple tous ceux qui pourraient ou en concevoir le désir, ou en nourrir la pensée65.

36 C’est pourquoi Thibaudeau n’interrompt pas son récit au 9 thermidor mais le continue pour bien souligner la dangerosité des jacobins dans la Vienne et la nécessité de les éliminer. Ceux qui ne sont pas favorables à la révolution du 9 thermidor sont, selon lui, des partisans de la Terreur et des ennemis du gouvernement régénéré. L’écriture de la Terreur est alors un outil politique à vocation de légitimation de la rupture thermidorienne qui est en train de s’écrire. Dénoncer les crimes des « terroristes » revient à justifier a posteriori la révolution du 9 thermidor.

37 Cette méthode tendant à criminaliser les comportements des représentants en mission ne doit pas cacher le projet de Thibaudeau de se déresponsabiliser, auprès de ses mandants, des maux soufferts dans la Vienne.

38 Il soutient d’abord qu’en sa qualité de représentant, il doit des comptes à ses électeurs qui l’ont envoyé à la Convention. Mieux que quiconque il saurait les ressorts cachés de la Terreur dans son département et les crimes des députés en mission. Ces derniers sont trop impliqués pour faire le récit de la Terreur car ils y ont contribué alors que lui aurait l’objectivité requise et l’exacte connaissance des faits pour faire le tableau de l’an II66. Or, Thibaudeau explique qu’il fut témoin mais aussi victime de la Terreur, ce qui subjectivise son approche. Son Histoire du terrorisme s’assimile à une vaste narration des actes d’Ingrand et Piorry67 contre les membres de sa famille, dans lesquels l’élu voit autant de tentatives pour l’atteindre. Son récit peut alors être lu moins comme une analyse de la Terreur qu’une histoire de « sa » Terreur, ce qu’il ressentit, tout au long de l’an II. Le travail de Thibaudeau consiste à démontrer comment, à la manière de la grande majorité des conventionnels, il fut réduit à néant et privé de la liberté de s’opposer au système mis en place à cette époque. Le peuple, écrit-il, verra dans cet écrit par quels moyens infâmes on comprimait l’énergie, et on paralysait toutes les facultés de ses représentants. Comment il fallait rester victime et témoin muet des scélératesses, ou courir à une mort ignominieuse, sans espoir de servir son pays, par le sacrifice de sa vie68.

39 Au moment des dénonciations contre les dirigeants jacobins, l’auteur se sent obligé de justifier son rôle et son silence en l’an II auprès de ses proches emprisonnés, des victimes de l’an II et des habitants de la Vienne en général. Ce discours de victimisation est très révélateur de la Convention thermidorienne en général. On peut d’abord observer que Thibaudeau s’emploie à inscrire son expérience douloureuse de la Terreur dans le fil du déferlement d’émotion dans l’opinion publique des victimes du régime de l’an II. Le conventionnel dit ainsi avoir vécu la terreur comme la plupart de ses concitoyens, se mettant sur le même pied d’égalité qu’eux, en termes de malheurs. « On voulait me traîner, comme vous, à l’échafaud69 », se justifie-t-il. Loin de vouloir guider l’opinion publique, il préfère épouser son mouvement et sa lecture émotionnelle de l’an II. Thibaudeau confie avoir désiré la mort sous la Terreur et s’être converti au stoïcisme tant le désespoir l’accablait en voyant passer les charrettes pour la guillotine. Je faisais des vœux pour que la mort vint frapper mes parents dans leur prison et les soustrait à l’échafaud ; car je ne le craignais pas pour moi ; j’y avais monté souvent en idée ; j’en aurais bravé la honte ; je ne le regardais plus que comme le terme d’une vie que l’injustice et la perversité des hommes me rendaient insupportables70.

40 L’autojustification de l’auteur passe donc par une identification avec les victimes de la Terreur. Ce procédé est typiquement celui de la Convention thermidorienne qui, pour

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s’innocenter des crimes de la Terreur, se pose en victime de l’oppression de Robespierre et jette la responsabilité sur une poignée de représentants. C’est ce qui ressort très nettement du rapport de Saladin qui accuse Barère, Collot et Billaud d’avoir exercé une tyrannie sur le peuple et une oppression sur la Convention. Comme Thibaudeau avec son lecteur, Saladin en appelle au sentiment de justice de ses collègues, la Terreur étant une expérience qui se vit et se ressent autant qu’un objet historique. « Je n’aurais besoin, dit-il, que d’interpeller chacun de vous, que d’interroger vos consciences » ; « il serait donc presqu’inutile de rechercher des faits pour prouver cette oppression, dont la conviction est dans toutes les âmes, et dans les souvenirs amers qu’elle y a laissés71. » Thibaudeau personnifierait ainsi la Convention elle-même. C’est ce qu’il essaie de démontrer en narrant l’interception de sa correspondance par Piorry, avec l’aval des comités. Y eut-il jamais une trame plus perfidement ourdie ! N’y avait-il pas un projet bien évident dans les comités de gouvernement d’avilir la Représentation nationale, et de la mutiler au moral, comme au physique, pour l’anéantir ou pour la dominer72 ?

41 Le rapport de Saladin, ainsi que le livre de Thibaudeau ont une portée majeure parce que leur objet est de laver la Convention, ou le conventionnel, des excès de la Terreur. Le propos est donc empreint de subjectivité politique puisque la Convention est juge et parti dans cette affaire. Il faut pousser l’analyse jusqu’à s’interroger sur la conséquence de cette lecture du passé proche sur l’histoire de la Révolution en général. En rappelant les événements de la Terreur et en en donnant leur interprétation, les thermidoriens font-ils le procès à la Révolution ? Affirmer cela serait sous-estimer le poids des circonstances et des émotions en thermidor. En mettant un terme aux pratiques répressives de l’an II, la Convention a créé les conditions du grand déballage sur les exactions des députés en mission et, pour se sortir du piège qu’elle avait créé, son intérêt était de distinguer ce qu’on appelle la « Terreur » de la Révolution. L’impératif pour les conventionnels était certes de se sauver en accusant une poignée de « terroristes », mais c’était aussi de sauver la Révolution en dénonçant la Terreur. Le livre de Thibaudeau aborde de front cette question : On dira que je suis l’un de ceux qui veulent faire rétrograder la révolution ; je répondrai par un mot plein de sens (…) Pourquoi l’avez-vous menée dans un cul de sac. On s’écrira que j’avilis la Représentation Nationale, en disant franchement la vérité contre quelques-uns de ses membres ; mais on n’avilit pas une Nation, en poursuivant les voleurs et les assassins. (…) J’ai tout pesé, tout calculé ; et j’ai vu qu’après cinq années de révolution, il était temps de revenir aux principes, à la vérité surtout qui met les hommes et les choses en évidence et à leur place, et sans laquelle tous les gouvernements, quelque-soit leur forme, n’ont qu’une existence précaire et une courte durée73.

42 Cet extrait atteste l’idée que les intérêts immédiats et particuliers de la Convention ne font pas perdre de vue l’enjeu politique plus vaste qu’il y a pour les conventionnels à finir la Révolution française. Pour cela, Thibaudeau propose de revenir aux principes de 1789 et de réaliser une sorte de retour aux origines qui légitimerait la Révolution comme produit de l’histoire et d’une conception du progrès.74 La thèse centrale est de soutenir que la Terreur serait une parenthèse de la Révolution, et même une « déviation malheureuse75 » de celle-ci. Le passé versus l’avenir, aurait une vertu thérapeutique, celle d’invoquer les lumières à l’avantage de thermidor : par opposition aux « immoralités » et « barbaries » des jacobins, Thibaudeau rappelle que « c’est dans le dix-huitième siècle, dans le cours d’une Révolution préparée pour la liberté, par des

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productions glorieuses d’une foule de grands hommes, que d’aussi honteux prodiges se sont multipliés, sur l’immense étendue de la plus belle République du monde76 ! » B. Baczko peut livrer cette réflexion : « Les Lumières étaient à l’origine de la Révolution, c’est aux Lumières qu’il revient de la terminer77. » Si la mémoire de la Terreur est négative et noire en thermidor, l’appel aux valeurs de 1789, à l’inverse, propose une vision réenchantée de la Révolution et positive car c’est le moment où elle s’est révélée une et pure, dégagée des factions et des excès. 1789 serait le bon sens de la Révolution selon les deux significations de ce terme. Responsabiliser la Terreur vise donc à déresponsabiliser le projet de 1789 et non à faire un procès à la Révolution. Non sans anachronisme, la peinture de l’arbitraire de l’an II est censée a contrario rattacher la république thermidorienne à l’esprit libéral, « cette croyance avec ce mouvement en avant, cette idée d’une marche irréversible », la « figure matricielle qu’est la Révolution de 178978 », étant espéré que l’âge d’or de la Révolution ait les vertus du Styx.

43 En réaction contre les procédés de la Terreur, le modéré qu’est Thibaudeau envisage de consacrer la politique à la perfectibilité des moyens révolutionnaires. C’est le sens qu’il faut donner à ce passage : Les moyens avec lesquels on a renversé la monarchie ne sont pas ceux avec lesquels on institue un gouvernement. Qu’ils soient réduits à la nullité ceux qui ne trouvaient d’autres moyens pour remédier à la corruption d’un peuple vieilli dans l’esclavage, que de le couper par morceaux pour le rajeunir, le régénérer et le rendre à la liberté79 !

44 Thibaudeau instrumentalise l’histoire de la Terreur pour légitimer la réforme politique qui assurera la pérennité de la Révolution en y mettant un terme. Selon lui, il est indispensable que la Convention s’occupe « à cicatriser sans relâche les plaies profondes de la patrie et à créer la garantie de la liberté publique », ce qui signifie que terminer la Révolution, c’est établir l’ordre constitutionnel80. Ce sera d’ailleurs exactement son propos dans les débats de 1796 portant sur l’accusation de Drouet. Une révolution n’a pour objet que le changement de constitution. La révolution est finie pour tous les Français qui veulent la constitution de 1795 ; tous ceux qui veulent encore révolutionner sont ses ennemis. Les moyens par lesquels on fait une révolution ne conviennent plus à un gouvernement constitué ; il n’y a plus rien à détruire, il faut tout réédifier sur les bases de la liberté publique. On a assez longtemps subordonné toutes les idées d’économie politique à des abstractions plus ou moins philosophiques, il faut s’appliquer sans retard à rétablir parmi les citoyens ces liens sociaux qui garantissent les sûreté des individus, la force et la prospérité du corps politique81.

45 On comprend dès lors mieux la dynamique du plaidoyer de Thibaudeau en faveur de l’opinion publique. C’est à la fois une conviction politique et un désir d’aligner ses émotions sur celles du peuple. Le pamphlet de l’avocat de la Vienne tend à prouver comment l’oppression de la représentation fut une réalité vécue et subie par les conventionnels. Ces derniers, à l’image de Thibaudeau, identifient leur expérience de la Terreur à celle vécue par les victimes survivantes de l’an II qui témoignent leur haine des « terroristes » et structurent l’opinion. Toutes les conditions sont réunies en thermidor pour que l’opinion publique étende son influence. Selon Mona Ozouf, à partir du moment où elle est indépendante et a les moyens de s’exprimer, l’opinion a plusieurs caractéristiques : elle est d’abord le produit du sentiment et non d’un cheminement rationnel ; elle est ensuite une « contre-force » puisqu’ « on la fait donner dès qu’il s’agit de penser contre », faisant de l’opinion un tribunal compétent pour juger tout dans le domaine de la morale ; enfin, elle est forgée par la somme des

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émotions et expériences personnelles puisque, comme l’écrit l’historienne : « l’Opinion individuelle reste l’interprète de l’opinion publique, et le processus temporel est pensé à partir de la subjectivité. Il s’agit d’un historicisme tempéré, où le dynamisme historique ne s’accomplit pas hors de la prise humaine82. »

46 Chacun de ces éléments est présent en thermidor, ce qui fait le poids de cette opinion. Ce que révèle l’Histoire du terrorisme de Thibaudeau83, c’est justement que l’expérience de la Terreur a produit à la fois cette surcharge émotionnelle manifestée par les témoignages, mais aussi cet esprit de « contre-force » de l’opinion qui formule contre les « terroristes » un discours de réaction et de dénonciation des excès de l’an II. « L’opinion individuelle » de Thibaudeau s’aligne sur les opinions individuelles des victimes de la politique de l’an II. En mettant des mots sur sa terreur, celle qu’il a vécue, Thibaudeau prend place dans ce tribunal de l’opinion qu’il revendique et légitime. Il est une voix inscrite dans le concert d’émotions de l’an III. Cette subjectivité des jugements sur la Terreur ne doit pas réduire, et encore moins réfuter, leur valeur historique, sinon il faudrait, en faisant preuve d’esprit de suite, nier tout régime d’historicité aux témoignages et à l’écriture immédiate84. Paul Ricœur propose de donner toute sa place au sentiment dans la compréhension de l’histoire parce que celle-ci est intrinsèquement liée et dépendante de l’action humaine. La vérité historique étant par essence subjective, il appartient à l’historien de se saisir de cet engagement politique et philosophique des acteurs révolutionnaires afin de penser le conflit d’idées et de partis d’une époque donnée, inséparable des trajectoires individuelles. Dans cette optique d’une histoire où le sujet prime l’objet, la recherche historique a une ambition : « c’est l’homme, l’homme et les valeurs qu’il découvre ou s’élabore dans ses civilisations85. » Le témoignage de Thibaudeau illustre la pertinence de l’angle privilégié par Ricoeur car il cherche à mettre sur le même plan sa terreur avec celle pratiquée à l’échelon national au cours de l’an II. Dans un article, Mona Ozouf se positionnait en faveur du caractère historiographique des histoires immédiates de la Révolution car ces premières interprétations seraient toujours les grandes tendances historiographiques actuelles sur la pensée de la Terreur. « Au commencement était le commentaire86 », en conclut- elle. L’approche ici est de proposer qu’au commencement était le témoignage.87 Entre mémoire et histoire, il éclaire la réflexion sur le thème de vivre la Révolution88, précisément vivre la terreur.

47 Le pamphlet de Thibaudeau symbolise l’énergie que déploie la Convention thermidorienne afin de définir son identité politique en prenant la Terreur comme repoussoir. L’élu s’emploie à récupérer la passion anti-terroriste au profit de la Convention. Celle-ci est la pierre angulaire du mouvement de réaction de l’an III auquel elle a donné l’impulsion. Le conventionnel a eu l’intuition qu’il devait rendre des comptes au peuple, et occuper l’espace créé en thermidor par « la revanche du social sur l’idéologie89. » Thibaudeau a un pressentiment et une conviction : tôt ou tard, la Révolution devra renouer avec la procédure démocratique. Il essaie donc de représenter le sentiment anti-terroriste en prévision des élections qui sont l’horizon naturel de la République. Son livre, bien que confus, a valeur de programme politique et démontre qu’au lendemain de la chute de Robespierre, la pré-légitimité90 du régime naissant, qui aboutira à la constitution du Directoire, repose sur la négation du discours et des pratiques de l’an II.

48 Mais il y a un point aveugle dans l’approche de Thibaudeau : c’est que l’opinion assimile la Convention à la Terreur et n’adhère pas entièrement à la thèse de l’oppression de la

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représentation, même si celle-ci a donné des gages de son anti-jacobinisme, notamment lors de la répression des journées de germinal et de prairial an III. Un pamphlet de Lezay-Marnésia, publié au milieu de l’an III, symbolise cette évolution. Les Ruines ou voyage en France91 connaît quatre éditions en un an et est rapidement traduit en allemand et en anglais. Il s’agit d’un récit historique sous forme de fiction puisque le lecteur suit l’histoire de la Terreur à travers le voyage d’un turc débarqué à Marseille, en pleine guerre civile de 1793, qui traverse le pays jusqu’à Paris. Cet essai, sorte de Lettres persanes inversées, est un tableau du despotisme sous lequel auraient vécu les Français en l’an II. L’intérêt majeur du récit est que Lezay ne verse pas dans le discours simplificateur et s’interroge sur les causes de la Terreur, ce que ne fait pas Thibaudeau. Il juge que, loin d’être des monstres assoiffés de sang, les hommes qui ont commis les crimes de l’an II les ont réalisés sur la base de « la plus haute pensée humaine » : « la REGENERATION DE L’ESPECE, LA PURIFICATION DE LA RACE VIVANTE92 ! » Lezay n’est pas un contre-révolutionnaire et adhère à la révolution de 1789 ; mais il met en cause la radicalité politique et aussi l’historicisme révolutionnaire qui consisterait à s’arracher au passé et à la tradition. Dans leur vaste conjuration contre l’espèce humaine, analyse le narrateur, ils avaient embrassé le passé, le présent, l’avenir : les morts furent tirés des tombeaux et remplacés par les vivants, l’avenir infecté dans ses germes, la chaîne des temps désunie […] ; tous les rapports anciens étaient anéantis, les traditions effacées, les plus chères affections proscrites, les plus secrètes communications étouffées… ils avaient réduit l’homme à rien… Son Dieu, son avenir, sa conscience, ils lui avaient tout pris… […] Avait-on à dessein rompu tous ces liens de l’homme, afin de l’isoler plus complètement du passé ?... Ne l’avait-on détaché de tout, qu’afin de l’attacher plus uniquement à la Patrie ?...93

49 Le responsable de la Terreur, pour Lezay, est la Convention nationale qui a porté au pinacle la philosophie jacobine. L’histoire de la Terreur lui sert à étayer son argumentaire anti-conventionnel. Son pamphlet vise la Convention qui, ayant failli, ne représenterait plus le peuple que sur le papier. « La Représentation nationale, écrit Lezay, est le signe du peuple, comme le papier national est le signe de l’or. Mais du signe à la chose il y a une grande différence, témoins, l’assignat et la Convention94. » Le futur maire de Strasbourg pousse plus loin son raisonnement que Thibaudeau qui, en tant que conventionnel, montre les limites de l’objectivité de son regard sur la Terreur. Quand l’élu fait le procès de la Terreur au nom de la Révolution ; la plume de Lezay conduit à faire le procès de la révolution au nom de la Terreur.

50 Le constat est, qu’à la fin de l’an III, la réaction anti-terroriste se mue en réaction anti- conventionnelle, sous l’effet du décret des deux-tiers. Ainsi, suivre le cours des événements de l’an III et la teneur du discours anti-terroriste thermidorien permet d’éclairer la crise de vendémiaire an IV qui conduit au soulèvement des sections parisiennes, moins par conspiration royaliste comme on le dit souvent, que par rejet des conventionnels, ces « perpétuels », et peur du retour de la Terreur, les mêmes causes et hommes pouvant produire les mêmes effets. Roger Dupuy soutient avec cohérence que « la réaction thermidorienne ne saurait se confondre avec le royalisme, mais incontestablement elle a directement réactivé les espoirs des royalistes95. » La mise à nu du passé eut pour conséquence d’opposer les mémoires plutôt que de promouvoir une conscience révolutionnaire unifiée, ce qui fait écrire à Patrice Gueniffey que « c’était la résurrection du discours de 89, mais sans l’esprit qui l’animait96. » Conscient de l’impossibilité d’une histoire apaisée de la Révolution, le

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girondin Mercier propose de commencer le calendrier républicain, non pas en 1789 « l’année sans pareille », mais au jour de l’adoption de la Constitution directoriale97.

51 L’Histoire du terrorisme illustre cette tentative des conventionnels de lever le voile sur les événements de l’an II sous la forme du témoignage et d’accompagner – si possible de contrôler – la réaction anti-terroriste de l’opinion. L’histoire de ce qu’on a nommé dans les départements « la terreur blanche » et de la crise du 13 vendémiaire enseigne que la Convention mit le doigt dans un engrenage qui l’acculait toujours plus parce que, pour la première fois, la Révolution était débordée sur sa droite. Bien plus tard, dans un essai historique composé avec le recul nécessaire pour juger à distance l’histoire de la Convention, Thibaudeau écrira qu’ « on était emporté par le flot de l’opinion » et avouera par ailleurs que le procès de la Terreur, s’il n’était pas un procès fait à la Révolution, fut cependant « un procès fait à la Convention98. » Les révélations sur la Terreur effectuées ou impulsées par les thermidoriens ont contraint ces derniers à dénoncer le passé proche avec le sentiment que c’était une nécessité pour sauver la Révolution et ont à ce titre eu recours à un discours binaire et simplificateur de la Terreur pour ne pas la regarder en face, ce qui nous a conduit à concevoir qu’ils ont lutté par un moyen dérobé contre leur passé, un peu à la manière de Persée triomphant de la Méduse.

52 Cependant, ne peut-on pas se demander si le piège de la Méduse ne serait pas davantage celui du radeau de la Méduse, rendu célèbre par Géricault ? Cela sous-tend, pour notre sujet, que les révolutionnaires en thermidor se sont dévorés entre eux parce qu’ils s’étaient perdus et retrouvés isolés au large, sans doute aussi parce que, au milieu de la violence des tempêtes révolutionnaires, il leur fallait survivre. Le radeau de la Méduse peut être vu comme l’équivalent thermidorien de l’image de Saturne dévorant ses enfants, célèbre sous la Terreur.

53 Mais il y a un rescapé sur ce radeau qui est parvenu à demeurer en vie et même prospérer parce qu’on ne pouvait pas l’atteindre : c’est l’armée. En effet, quand on observe l’écriture de l’histoire de la Révolution, on constate que les déchirements politiques n’ont pas entaché la mémoire de l’armée qui demeure seule positive, aussi bien avant qu’après le 9 thermidor. L’armée traverse les régimes successifs et incarne tout ce qui manque au pouvoir politique : la constance, une forme d’esprit de sacrifice, le patriotisme, et la gloire surtout que procurent les victoires. Dans son pamphlet, Thibaudeau encense la vertu du soldat qu’il oppose à la corruption et la violence arbitraire des députés en mission. Carnot, n’est-il pas intouchable et sauvé d’une arrestation parce qu’il est « l’organisateur de la victoire » ? De même, il n’est pas anodin que le 4 mars 1795, au fort de la polémique sur l’opportunité de criminaliser et juger la conduite des anciens membres des comités, Carnot prononce un discours dans lequel il informe la Convention que le Comité de salut public a créé un cabinet topographique et historique où l’on collecte les papiers sur la guerre, car « ce sont ces matériaux qui, rassemblés et comparés, serviront à former un jour un corps suivi de l’histoire militaire de la révolution99. » Quelle entreprise, dit-il, pourrait vous inspirer un plus vif intérêt que le récit de ces événements mémorables qui ont fixé le sort de la République triomphante ! Avec quelle avidité les enfants de nos braves défenseurs ne parcourront-ils pas ces annales de la gloire de leurs pères ? Quel feu sublime ne développera pas dans ces cœurs ; le souvenir des traits héroïques auxquels leurs noms seront attachés ! Quelles leçons de courage et de dévouement ne puiseront-ils pas dans de si nombreux et de si touchants exemples100 !

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54 L’armée a fini par incarner la légitimité de la Révolution. La mémoire négative de la Terreur n’a pas déteint sur elle. Demeurée populaire, elle sera amenée à jouer un rôle politique sous le Directoire et portera un des siens sur la marche du pouvoir suprême.

55 Thibaudeau est un bon exemple des passions politiques de son temps et du désamour pour la chose publique, auquel son expérience politique l’a conduit. Avec le temps et le recul nécessaire afin de prendre ses distances vis-à-vis des événements et de la contingence révolutionnaires, l’ancien conventionnel tempérera son jugement sur la Terreur. Dans l’introduction de son essai historique sur le Consulat et l’Empire, tout en rappelant son attachement infaillible à l’avènement de 1789, il rompt avec sa lecture systémique de la Terreur et propose une justification de la « dictature révolutionnaire » qui fait plus rôle causal des circonstances terribles de la France en conflit avec l’Europe et plongée dans une guerre civile insoluble depuis l’été 1793 et le conflit entre Girondins et Montagnards. Le pouvoir révolutionnaire, écrit-il, n’avait d’autres bornes, d’autres règles, d’autres principes que ses besoins, ses alarmes, sa colère. Dans son désordre, il se précipitait avec audace vers son but, broyant impitoyablement toutes les résistances, tous les intérêts. […] Au milieu des embarras qui assiégeaient le Gouvernement révolutionnaire, et des perturbations que causaient ses violences, il était difficile de songer à fonder des institutions durables. Les besoins de la guerre occupaient la plupart des capacités intellectuelles. Les hommes d’Etat ne pouvaient produire leurs pensées d’organisation101.

56 Son indulgence finale envers le gouvernement de l’an II tranche avec son histoire de la Terreur écrite à chaud, même si, dans les deux analyses, il légitime aussi la réaction thermidorienne contre les violences de l’an II.

57 Richard Cobb a peint toute l’ambiguïté de ces thermidoriens qui, après avoir soutenu Robespierre et la dictature jacobine, se retournèrent contre leurs alliés de la veille. L’historien américain intègre, dans son propos, la subjectivité de cette logorrhée antiterroriste des hommes de l’an III et l’aspiration commune à une refondation du pacte social, même s’il paraît évident que sa formulation, postulant l’unanimité, est tributaire des innombrables ressentiments individuels et appels à la vengeance caractéristiques de la France post-terroriste102.

58 Au soir de sa longue vie – puisqu’il fut le dernier conventionnel à quitter ce monde en 1854 –, se retournant sur sa propre existence, Thibaudeau confiait son sentiment au moment de la fin de sa carrière politique : Après les premières années de ma jeunesse, ce fut le plus heureux temps de ma vie. J’étais rentré dans cette situation obscure et paisible qui était mon véritable élément. Je n’avais plus l’esprit fatigué par les vapeurs d’une vaine gloire, ni l’âme oppressée par nos dissensions politiques ; je n’éprouvais plus les angoisses de la responsabilité qu’elles m’avaient auparavant imposées, et, tranquille spectateur des mouvements du vaisseau, je laissais à ses pilotes et aux événements le soin de le conduire au port103.

59 Thibaudeau abandonnait la politique, pour un temps seulement104, afin de prendre la robe de l’avocat et la plume de l’historien. Sa confidence sonne comme un écho à la formule antique de Lucrèce : Suave, mari magno, turbantibus aequora ventis, e terra magnum alterius spectare laborem105.

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60 Contempler du rivage les turpitudes de la vie politique et les naufragés de la Méduse, n’est-ce pas la vocation, et sans doute le privilège, de l’historien distant des guerres civiles ?

NOTES

1. Paul RICOEUR, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, Paris, 2000, « L’oubli commandé : l’amnistie », p. 585-589 2. COISSIN, Tableau des prisons de Paris, sous le règne de Robespierre, pour faire suite à l’almanach des prisons, contenant différentes anecdotes sur plusieurs prisonniers, avec les couplets, pièces de vers, lettres et testaments qu’il ont faits, Paris, 1794, avertissement 3. « Contre l’abstraction politique, à quoi « la terreur » est réduite, analyse Jean-Clément Martin, ces textes et les images possèdent une grande efficacité. Edités à chaud, fondés sur des témoignages de survivants, indéniables donc par définition, ils expriment les souffrances des individus écrasés par un ordre politique. Surtout ils rejoignent des manifestations de l’opinion. » Jean-Clément MARTIN, Violence et Révolution française, Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Seuil, 2006, p. 248 4. Bronislaw BACZKO, « Préface », dans Sergio Luzzatto, L’Automne de la révolution, luttes et cultures politiques dans la France thermidorienne, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 11-12. La même idée est avancée par l’auteur dans Bronislaw BACZKO, « L’Expérience thermidorienne », dans Colin Lucas (dir.) The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, Oxford-New York, 1989, tome 2, « The Political Culture of the French Revolution », p. 361-362. 5. Bronislaw BACZKO, « Entre thermidor et brumaire »,dans Giovanni Bardazzi et Alain Grosrichard (dir), Dénouement des Lumières et invention romantique. Actes du Colloque de Genève, 24-25 novembre 2000, Genève, Droz, 2003, p. 15-16. 6. Bronislaw BACZKO, Comment sortir de la Terreur, Thermidor et la Révolution, Paris, Gallimard, 1989, p. 69. Plus généralement, pour une synthèse sur l’historiographie de la période thermidorienne, je renvoie à l’article : Pierre SERNA, « Thermidor, un éternel retour ? », Sociétés politiques comparées, revue en ligne du Reasopo-Fasopo, no33, 2011. 7. Françoise BRUNEL, « Bridging the Gulf of the Terror », dans Keith Michael Baker (dir.), The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, vol. 4, The Terror, New York, Pergamon, 1994, p. 327-46. 8. Sur la question de l’expérience en révolution, voir David ANDRESS (dir.), Experiencing the French Revolution, Oxford, Voltaire Foundation, 2013; Lynn HUNT, « The experience of Revolution », French historical studies, n° 32, 2009, p. 671-678. 9. Mona OZOUF, L’Ecole de la France, essais sur la Révolution, l’utopie et l’enseignement, Paris, Gallimard, 1984, p. 92 10. Jules MICHELET, Histoire du XIXe siècle, t. I, Paris, M. Lévy, 1875, p. 141. 11. Michelet analyse : « Ce n’était pas seulement tel homme, tel individu, mais des villes, des populations entières, des masses de vrais républicains qui revenaient, comme à la file. Disons-le, la majorité énorme du pays. En décembre 94, où l’émigré n’est pas encore rentré encore, où le royalisme se cache, le monde apparaît Girondin. » Ibidem.

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12. « Je ne suis ici qu’historien et je ne dis que la vérité », prévient l’élu girondin. Voir Maximin ISNARD, Isnard à Fréron, Paris, 1795, p. 19. 13. « L’existence de ce vieillard, écrit Isnard, n’est point une fiction. Il vit : il a également raconté ses malheurs à mon collègue Despinassi, et je ne rapporte qu’un trait historique connu de tout le midi. » Ibid., p. 16. 14. Ibid., p. 21. 15. Voir les célébrations du 14 prairial an III honorant la mémoire des Girondins. (2 juin 1795), Moniteur universel original, no258, du 18 prairial an III ; voir Bronislaw BACZKO, « Les Girondins en thermidor », dans François FURET, Mona OZOUF (dir.), La Gironde et les Girondins, Paris, Payot, 1991, p. 47-71 16. Michel Edme PETIT, Le Procès des 31 mai, 1er et 2 juin, ou la Défense des 71 représentants du peuple, 1795, p. 26 17. Roger DUPUIS, Marcel MORABITO (dir.), 1795. Pour une République sans Révolution. Colloque international 29 juin-1er juillet 1995, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1996. 18. Michel VOVELLE (dir.), Le Tournant de l’an III : réaction et Terreur blanche dans la France révolutionnaire, Paris, éd. CTHS, 1997. 19. Voir Stephen CLAY, « Justice, vengeance et passé révolutionnaire : les crimes de la Terreur blanche », Annales historiques de la Révolution française, n° 350, octobre-décembre 2007. 20. Françoise BRUNEL, op. cit., p. 339. 21. Michel BIARD, Missionnaires de la République. Les représentants du peuple en mission (1793-1795), Paris, Éd. du CTHS, 2002, p. 373 et suivante. 22. Jean-Baptiste LEGOFF, « Dénoncer les conventionnels pendant la Terreur et la Réaction thermidorienne : des logiques et pratiques entre local et national », Annales historiques de la Révolution française, n° 372, 2013, p. 81-104. 23. Lise ANDRIES, « Récits de survie : les mémoires d’autodéfense pendant l’an II et l’an III », p. 261-275, dans Jean-Claude Bonnet (dir.), La Carmagnole des Muses. L’homme de lettres et l’artiste dans la Révolution, Paris, Armand Colin, 1988. 24. Pour un cas, voir Pierre SERNA, « Carnot…ou le courage d’assumer le passé », dans Pierre Serna, La République des Girouettes, op. cit., p. 405-413. 25. Tivadar GORILOVICS, « La Révolution et ses monstres (autour d’un discours de La Harpe) », dans Simone Bernard-Griffiths, Antonio Gargano (dir.), Un lieu de mémoire romantique : la Révolution de 1789 Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1993, p. 351-366. Pour les écrits de La Harpe en 1797, Jean-Jacques TATIN-GOURIER, « La Harpe : le démantèlement de la « langue révolutionnaire » et le procès du « philosophisme » inspirateur », dans Jacques Tatin-Gourier, Procès du « philosophisme révolutionnaire » et retour des lumières. Des lendemains de thermidor à la restauration, Québec, Presse de l’Université Laval, 2008, p. 57-72. 26. Michel BIARD, « Après la tête, la queue ! La rhétorique antijacobine en fructidor an II- vendémiaire an III », dans Michel VOVELLE (dir.), op. cit., p. 201-213. 27. Anne de MATHAN, Histoires de Terreur. Les mémoires de François-Armand Cholet et d’Honoré Riouffe, Paris, Honoré Champion, 2014. L’historienne, tout en convoquant des témoignages historiques thermidoriens, en critique la subjectivité et pointe le déficit de rigueur historique des récits, trop personnels et politiques pour constituer une enquête historique digne de ce nom. L’auteur qualifie les Mémoires de Riouffe de « pièce à charge » plutôt que de « témoignage historique » (p. 77-78). Dans le même sens, voir Martine VERLHAC, « La mémoire est-elle l’alliée de l’histoire ? », dans Martine Verlhac (dir.), Histoire et mémoire. Actes du colloque de janvier 1997, Grenoble, CRDP, 1998, p. 9-21. 28. Sergio LUZZATTO, Mémoire de la Terreur. Vieux montagnards et jeunes républicains au XIXe siècle, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1991.

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29. Sur la subjectivité intrinsèque de l’histoire, Ivan Jablonka lequel écrit : « l’histoire est l’absolue liberté d’un moi dans les limites absolues que lui fixe la documentation. Nous pouvons tout dire, tout imaginer, tout croire, tant que l’enquête et l’ensemble des connaissances disponibles ne viennent pas nous contredire. », Ivan JABLONKA, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014, p. 185. Ce sera très exactement cela dans le travail historique de Thibaudeau : beaucoup de sources pour combler les lacunes du « moi » de l’écrivain ; et beaucoup de « moi » pour compenser la froideur des pièces. 30. Michel FOUCAULT, Le Courage de la vérité. Le Gouvernement de soi et des autres II, Paris, Gallimard- Seuil, 2009. 31. Antoine Clair THIBAUDEAU, Mémoires sur la Convention et le Directoire, Paris, Baudouin frères, 1824, t. 1, p. 141. 32. Cité dans Georges BELLONI, Aulard historien de la Révolution française, Paris, PUF, 1949, p. 10. 33. Voir pour la carrière politique de Thibaudeau fils, sa famille et son origine sociale, la seule biographie de Thibaudeau fils par Thérèse ROUCHETTE, Le Dernier des régicides : Antoine-Clair Thibaudeau, 1765-1854, La Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2000. 34. Il se montre radical dans son jugement, épousant la position de la Montagne, puisque selon lui, Louis XVI devait être moins jugé que puni. Antoine Clair THIBAUDEAU, Opinion sur le jugement de Louis XVI, Paris, Convention nationale, 1792. 35. Jean-René SURATTEAU, « Thibaudeau », dans Albert SOBOUL (dir.), Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 1989, p. 1033-1034. Le spécialiste du Directoire qu’est Suratteau juge que Thibaudeau incarnera la figure tempérée et sage du « sphinx » tout au long de la France directoriale, et jouera le rôle de médiateur entre les partis ennemis. Voir Jean-René SURATTEAU, « Les élections de l’an IV », AHRF, t. 23, 1951, p. 392 36. Marc Antoine BAUDOT, Notes historiques sur la Convention nationale, 1893, Paris, Imprimerie Jouaust, p. 238 ; p. 191. 37. Antoine Clair THIBAUDEAU, A.-C. Thibaudeau à ses concitoyens, Paris, 1794, p. 1-2. Dans ses Mémoires, il explique que cette lettre fut interceptée et interdite par Piorry car ce dernier ne voulait pas étendre le débat sur les responsables de la Terreur. Voir Antoine Clair THIBAUDEAU, Mémoires sur la Convention et le Directoire, Paris, SPM, 2007, p. 120. 38. Précision de l’arrêté du comité d’instruction publique, cité dans Antoine Clair THIBAUDEAU, Rapport au nom du Comité d’instruction publique, sur la rédaction du Recueil des actions héroïques des républicains français, séance du 13 messidor an II, p. 7-8. 39. Léonard BOURDON, Recueil des actions héroïques et civiques des républicains français, n° I-IV Paris, Convention nationale, 1793, p. 3. 40. Antoine Clair THIBAUDEAU, Recueil des actions héroïques et civiques des républicains français, Armées du Rhin et de la Moselle, campagne d’hiver, l’an second, n° V, Paris, Convention nationale, 1794. Sur cette question de l’héroïsme au XVIIIe, voir Sylvain MENANT, Robert MORISSEY (dir.) avec la collaboration de Julie MEYERS, Héroïsme et Lumières, Paris, Champion, 2010. 41. Il s’agit, dit Bourdon, de « donner à tous les jeunes citoyens un livre élémentaire de morale (…) substitué aux catéchismes, aux livres bleus dont on obscurcissait leur imagination, et avec le secours desquels on les préparait à l’esclavage, en les éloignant de la vérité, et les enflammer du désir d’imiter les vertus des fondateurs de la République ». BOURDON, op. cit., p. 6. 42. Annie DUPRAT, « Louis-Marie Prudhomme et l’Histoire générale et impartiale des erreurs et des crimes de la Révolution française (1797). Les réflexions d’un républicain sur la Terreur », dans Philippe BOURDIN (dir.), La Révolution, 1789-1871 : écriture d’une histoire immédiate, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2008, p. 111-128. 43. Antoine Clair THIBAUDEAU, Histoire du terrorisme dans le département de la Vienne, Paris, 1795, p. III-IV. 44. Ibid., p. VI.

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45. Ibid., p. VII. 46. Bernard SCHAPPER, « L’activité du tribunal criminel de la vienne (1792-1800) », in Voies nouvelles en histoire du droit : la justice, la famille, la répression pénale, XVIe-XXe siècles, Paris, PUF, 1991, p. 223-240 ; p. 223. 47. Pour des exemples, Antoine Clair THIBAUDEAU, Histoire du terrorisme, op. cit., p. 3 ; p. 36 ; p. 69. Pour une étude récente sur la tendance thermidorienne à « manipuler » l’opinion en créant des monstres qui sont les boucs émissaires et responsables des violences de l’an II, voir Jean-Clément MARTIN, Robespierre. La fabrication d’un monstre, Paris, Perrin, 2016. 48. Bronislaw BACZKO, « “Monstres sanguinaires” et “circonstances fatales”. Les discours thermidoriens sur la Terreur », The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, vol. 3, François Furet, Mona Ozouf, « The transformation of political culture 1789-1843 », Oxford, Pergamon Press, 1989, p. 131. 49. Sergio LUZZATTO, Mémoire de la Terreur, op. cit., p. 39. 50. Lise Andries écrit que les auteurs de mémoires de défense « inventent une écriture de l’histoire » et mettent en place « une dialectique espace public/espace privé » où est convoquée l’opinion publique. Lise ANDRIES, art. cit., p. 261, 269. 51. Pierre-François PIORRY, Réponse de Pierre-François Piorry, représentant du peuple, aux dénonciations dirigées contre lui, Paris, Imprimerie nationale, messidor an III, 1795 p. 2 et p. 21. François Pierre INGRAND, Compte rendu à la Convention nationale, par Ingrand, ou précis sur sa conduite dans les départements, en réponse aux dénonciations faites contre lui par l’administration du département de la Vienne, et par quelques habitants de Poitiers, Paris, Imprimerie nationale, prairial an III, 1795. 52. Sergio LUZZATTO, L’Automne de la révolution, luttes et cultures politiques dans la France thermidorienne, op. cit., p. 341. 53. C’est ce sur quoi insiste Jean-Clément Martin qui écrit : « L’accumulation de ces faits terribles, authentifiés par les témoins, met en place, durablement, une explication qui oppose des victimes isolées face à une machine étatique, ayant déclenché une terreur apocalyptique. L’existence d’un système terroriste est assurée ; on oublie et nie alors les courants, voire les luttes, entre révolutionnaires. La sidération et l’incompréhension dominent, créant des amalgames. » Jean- Clément MARTIN, op. cit., p. 249. 54. Affaires Segris, Tribert (le beau-père de Thibaudeau et ses proches), Clergeau, et bien sûr le père du conventionnel. Antoine Clair THIBAUDEAU, Histoire du terrorisme, op. cit., p. 16-17 ; p. 18 et suivantes ; p. 43 et suivantes ; p. 6 et suivantes. 55. Ibid., p. 43. 56. Ibid., p. 53. 57. Loris CHAVANETTE, Repenser le pouvoir après la Terreur. Justice, répression et réparation dans la France thermidorienne (1794-1797), thèse de doctorat en histoire, soutenue à l’Ecole des hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 2013. 58. Pierre-François PIORRY, op. cit., p. 6. 59. Antoine Clair THIBAUDEAU, Histoire du terrorisme, op. cit., p. 70-71. 60. Jacqueline de ROMILLY, La construction de la vérité chez Thucydide, Paris, Julliard, 1990, p. 107. 61. François-Augustin CHAUVIN-HERSANT, Rapport de la mission de Chauvin, représentant du peuple, Analyse des désordres des départements de la Vienne, de la Haute-Vienne et de la Creuse, pendant la deuxième année de la République, Poitiers, Imprimerie de Chevrier, an III (1795), p. 99. 62. Moniteur universel original, n° 13, 13 vendémiaire an III, p. 67. 63. Antoine Clair THIBAUDEAU, Mémoires, t. I, 1824, p. 105. 64. Antoine Clair THIBAUDEAU, Histoire du terrorisme, op. cit., p. 72. 65. Jean Baptiste Michel SALADIN, Rapport au nom de la Commission des vingt-un, créée par décret du 7 nivôse an III, pour l’examen de la conduite des représentants du peuple Billaud-Varennes, Collot d’Herbois

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et Barère, membres de l’ancien Comité de salut public, et Vadier, membre de l’ancien Comité de sûreté générale, fait le 12 ventôse, Paris, Rondonneau et Baudouin, 1795, p. 6. 66. Cadroy juge pareillement : « Les mandataires chargés de les (les mandants) représenter sentent qu’il est pressant de les défendre : exempts de passions et de préjugés, intermédiaires des représentants qui ont eu des missions à y remplir, ils deviendront les témoins du gouvernement et de l’histoire, ils parleront le langage du sentiment et de la raison. » Paul CADROY, Cadroy… à ses collègues sur le mémoire de Fréron, Paris, Imprimerie nationale, thermidor an III (1795), p. 1-2. 67. Piorry entretint avec Thibeaudeau père une correspondance nourrie (surtout en 1791 au moment de la fuite du roi, quand Piorry est membre du Directoire du département) puisqu’on compte près d’une quarantaine de lettres adressées par le représentant du Tiers à Piorry qu’il tient pour son « ami ». La brouille entre les deux hommes serait survenue seulement en 1793 à l’occasion de la crise entre Girondins et Montagnards, comme le soutiennent les professeurs de l’université de Poitiers et éditeur de la correspondance, H. Carré et P. Boissonnade. Voir Antoine- René-Hyacinthe THIBAUDEAU, Correspondance inédite du constituant Thibaudeau : 1789-1791, publiée par H. Carré et P. Boissonnade, Paris, Honoré Champion, 1898, p. III. 68. Antoine Clair THIBAUDEAU, Histoire du terrorisme, op. cit., p. VI ; voir aussi p. 35-36. 69. Ibid., p. 43. 70. Ibid., p. 48-49. 71. Jean Baptiste Michel SALADIN, op. cit., p. 72-73. En général, sur ce rapport et la dénonciation des anciens membres des comités, voir Bronislaw BACZKO, « La chasse aux responsables », dans Bronislaw Baczko, Politiques de la Révolution française, Paris, Gallimard, 2008, p. 183-210. 72. Antoine Clair THIBAUDEAU, Histoire du terrorisme, op. cit., p. 40. 73. Ibid., p. 5. 74. Sur la question du mythe des origines en histoire, voir Roger CHARTIER, « "La chimère de l’origine". Foucault, les Lumières et la Révolution française », dans Roger Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998, Chapitre 5, p. 132-160. Voir aussi Mar BLOCH, Apologie pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1997. Les historiens cités critiquent cette course à l’origine. 75. Antoine Clair THIBAUDEAU, Mémoires, t. I, 1824, p. 57. 76. Antoine Clair THIBAUDEAU, Histoire du terrorisme, op. cit., p. 69. 77. Bronislaw BACZKO, Comment sortir de la Terreur, op. cit., p. 347. 78. Lhoussain BOUDDOUH, L’écriture de l’événement révolutionnaire et la mémoire des Lumières : de l’exaltation à l’ère du soupçon, Paris, Le Manuscrit, 2012, p. 103-104. 79. Antoine Clair THIBAUDEAU, Histoire du terrorisme, op. cit., p. 72. 80. Ibid., p. 71. 81. Antoine Clair THIBAUDEAU, Discours prononcé par A.C. Thibaudeau, le 2 messidor, sur la question de savoir s’il y a lieu à examen de la conduite du représentant Drouet, inculpé dans la conspiration Baboeuf, Paris, Maret, an IV (1796), p. 34-35. 82. Citations tirées de Mona OZOUF, « L’opinion publique », dans Keith Michael BAKER (dir.), The French Revolution and the Creation of Modern political Culture, vol. I, The Political Culture of the Old Regime, Oxford, Pergamon Press, 1987, p. 424-430. Voir aussi sur la notion d’esprit public, Charles WALTON, La Liberté d’expression en Révolution. Les mœurs, l’honneur, la calomnie, Rennes, PUR, 2014. 83. Antoine Clair THIBAUDEAU, op. cit. 84. Christian Jouhaud critique mais ne remet pas en cause le caractère historiographique des témoignages, qu’ils soient l’œuvre de simples spectateurs ou d’acteurs de l’histoire. Christian JOUHAUD, « Ecriture historique, action et immédiateté », dans Philippe Bourdin (dir.), op. cit. , p. 37-56. 85. Paul RICOEUR, « Objectivité et subjectivité en histoire », dans Paul Ricoeur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1967, p. 50. Voir aussi Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1996.

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86. Mona OZOUF, « The Terror after the Terror: An immediate History », in K.M, Baker (éd.), The Terror, op. cit, p. 17. 87. Pour approfondir, voir Jean-François CHIANTARETTO (dir.), Ecritures de soi, écritures de l’histoire, Paris, L’Harmattan, 2003. Plus récemment: Jeremy D. POPKIN, History, Historians and Autobiography, Chicago-London, The University of Chicago Press, 2005. Ce dernier interroge: « History is the past. But is history the only way in which the facts about the past can be set down and made public? » (p. 10) ; et soutient que ce sont les historiens du XIXe siècle qui ont voulu monopolisé le passé, ce qui s’est fait par la négation de toute historicité ou caractère historiographique de la littérature et des mémoires, ou autobiographies. De ce fait, la subjectivité de l’acteur politique doit être réévaluée. 88. Annie DUPRAT, Eric SAUNIER (dir.), « Vivre la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, n° 373, juillet-septembre 2013, p. 3-10. 89. François FURET, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 123. 90. Voir Guglielmo FERRERO, Les Deux Révolutions françaises, 1789-1796, 1988, Paris, p. 137-138. 91. Adrien LEZAY-MARNESIA, Les Ruines ou Voyage en France, pour servir de suite à celui de la Grèce, Paris, 1795. 92. Ibid., p. 14. Sur la pensée de Lezay sur l’opinion sous le Directoire, voir Pierre SERNA, La République des Girouettes, op. cit., p. 422-428. 93. Adrien LEZAY-MARNESIA, Ibid., p. 19-20. 94. Ibid., p. 26. Voir sur Lezay, Loris CHAVANETTE, « Séparer le bon grain de l’ivraie. Quels héritages de la Révolution française après la Terreur ? », Histoire et Liberté, n° 58, octobre 2015, Paris, p. 61-72. 95. Roger DUPUIS, « Réaction thermidorienne et royalisme », dans Roger Dupuis, Marcel Morabito (dir.), op. cit., p. 246. 96. Patrice GUENIFFEY, « La Révolution ambigüe de l’an III (1795) », dans Patrice Gueniffey, Histoires de la Révolution et de l’Empire, Paris, Perrin, Paris, 2011, collection « Tempus », p. 347. 97. Louis-Sébastien MERCIER, Le Nouveau Paris, dans Paris le jour, Paris la nuit, Paris, Robert Laffont, 1990, n° 99 « Sans-culottes », p. 437. 98. Antoine Clair THIBAUDEAU, Le Consulat et l’Empire, ou histoire de la France et Napoléon Bonaparte, de 1799 à 1815, Paris, J. Renouard, 1834-1835, p. XXX. 99. Moniteur universel, n° 166, 16 ventôse an III (6 mars 1795), p. 680. 100. Ibidem. 101. Antoine Clair THIBAUDEAU, Le Consulat et l’Empire, op. cit., p. XX-XXI. Il serait intéressant de poursuivre l’étude de la figure de Thibaudeau en comparant le propos du mémorialiste et le point de vue de l’historien. 102. Cobb écrit: « the Thermidorians […] are the first, the most systematic, and the best informed, if not the most unprejudiced, historians of the previous « popular movement », not only in Paris, but in every town and bourg in France. We should mistrust their evidence, but we certainly cannot do without it. It is also a much less « orthodox » period than that of the Revlutionnary Dictatorship. In the summer of 1794 we are so deafend by les cris unanimes (or rather by le cri unanime, for only one voice was needed) that we cannot hear any individual voice at all, at any level. Throughout the Thermidorian period, on the contrary, there is a veritable hubbub of confused shouting, vituperation, denunciation, and screams for vengeance, self- justification, and abuse. » Richard COBB, The Police and the people, French Popular Protest 1789-1820, Oxford University Press, 1970, p. 198. 103. Antoine Clair THIBAUDEAU, Mémoires, t. II, op. cit., p. 357. 104. Il sera préfet des Bouches-du-Rhône et fait comte sous l’Empire. Sous les Cent-jours, il siègera à la Chambre des Pairs. Sous Napoléon III, il sera sénateur.

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105. « Il est doux de contempler du rivage les efforts des nochers par les vents furieux, sur le vaste gouffre des mers. » LUCRECE, De la nature des choses, poème traduit par De Poncergille, de l’Académie française, II, v. 1-2, Paris, Lefèvre et Garnier frères, Paris, 1845, p. 75.

RÉSUMÉS

Le travail traite de l’écriture de l’histoire de la Terreur au lendemain de celle-ci, en l’an III, par un homme politique, élu à la Convention et thermidorien engagé, Antoine Claire Thibaudeau. Son Histoire du terrorisme dans le département de la Vienne témoigne à la fois de la subjectivité de l’approche de son auteur, qui est de faire exclusivement une histoire des « crimes » de l’an II dans son département, et de la partialité de sa vision philosophique de la Révolution, interrogeant le discours thermidorien de retour à 1789 et la survivance de la rhétorique binaire jacobine. Le point de vue de ce Conventionnel modéré illustre la passion de la revanche proprement thermidorienne, et soulève en même temps la problématique du rapport – peut-être de la rencontre – entre mémoire et histoire. Bref, en quoi la plume de Thibaudeau est-elle révélatrice de la crise politique et culturelle de l’après-terreur ?

The work questions the writing of history of the Terror, immediately after the end of this one, during year III, by a politician, member of the Convention and avocate of the 9 thermidor: Antoine Claire Thibaudeau. His book Histoire du terrorisme dans le département de la Vienne, reflects the subjectivity of the author’s approach, making only a story of crimes during the year II, and, in the same time, the philosophical view of the Revolution. This method put the light on the thermidorian speech in favour of a return to 1789 and the continuance of the jacobin’s binary rethoric. The point of view of Thibaudeau, as a moderate, illustrates the will of revenge of the thermidorian period and tells us about the problem – and maybe the similarities – between memory and history. In a word, how Thibaudeau’writings are symptomatic of the political and cultural crisis of the thermidorian regim?

INDEX

Mots-clés : Thermidor, Terreur, Convention thermidorienne, Thibaudeau, réaction, Lezay- Marnésia, mémoire, écriture d’une histoire immédiate, opinion publique, Révolution française Keywords : Thermidor, Terror, thermidorian convention, Thibaudeau, Reaction, Lezay- Marnésia, Mémory, Writing immediate history, Public opinion, French Revolution

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L’an IX ou l’historiographie de la Révolution en débat

Olivier Ritz

1 Quand commence l’historiographie de la Révolution ? Quand sont publiées les premières histoires de la Révolution dignes de ce nom ? La plupart des études prennent la Restauration comme point de départ : si elles évoquent parfois les textes publiés avant 1815, c’est pour leur dénier les qualités qui en feraient des histoires véritables ou pour les distinguer sous la catégorie de l’histoire immédiate1. Jusqu’à la chute de Napoléon, les événements révolutionnaires auraient été trop proches pour qu’il soit possible d’en écrire l’histoire avec le recul nécessaire. A contrario, les histoires de la Révolution publiées sous la Restauration – celles de François Mignet, Edgar Quinet et – prouveraient par leur nombre et leurs qualités que le temps de l’historiographie était alors venu.

2 Il faut cependant faire plusieurs constats sur les années 1789-1815. D’une part, les titres d’une cinquantaine d’ouvrages publiés pendant cette période annoncent des histoires de la Révolution. Certains de ces textes sont très courts, éphémères ou confidentiels. Mais d’autres sont remarquables par leur succès, par leur ampleur ou par leur longévité : le Précis historique que Rabaut Saint-Étienne publie en 1792 jouit tout au long de la Révolution d’un large succès d’estime2. L’Histoire philosophique de Fantin- Desodoards fait au contraire l’objet de nombreuses critiques, mais elle connaît six éditions de 1796 à 1817 et compte jusqu’à dix volumes et quatre mille pages3. D’autre part, la production historique de la période est très fluctuante. On publie moins d’histoires de la Révolution en 1793-1794, en 1797-1798 et surtout entre 1803 et 1815, lorsque les pressions du pouvoir sur l’édition sont plus fortes. À l’inverse, de nombreux titres sont publiés pendant les premières années de la Révolution, après Thermidor et surtout dans les mois qui suivent le coup d’État de Brumaire.

3 L’an IX, c’est-à-dire la période qui va de l’automne 1800 à l’été 1801, est tout à fait exceptionnel à cet égard : les histoires de la Révolution y sont plus nombreuses que n’importe quelle autre année entre 1789 et 1815. Elles y sont aussi plus ambitieuses, tant par leurs dimensions que par les objectifs qu’elles affichent. Ce pic de production est d’autant plus remarquable qu’il est suivi par un effondrement. Les textes en

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plusieurs volumes commencés en l’an IX ou précédemment continuent à être publiés jusqu’en 1810, mais les nouvelles histoires de la Révolution sont très peu nombreuses après 1801 et la seule qui est publiée pendant l’Empire est saisie par la police4.

4 Ce moment d’effervescence historiographique est aussi le moment d’un débat sur l’écriture de l’histoire. La question de savoir si ces textes sont « déjà » et « vraiment » des histoires se pose tout autant en l’an IX qu’aujourd’hui. La quantité ne fait pas la légitimité et les « historiens » de la Révolution font l’objet de nombreuses critiques. En réponse aux comptes rendus publiés dans les journaux, ils multiplient les préfaces et autres textes liminaires pour justifier leurs ouvrages5. Cette série de textes qui ont en commun leur année de publication et leur objet est exceptionnelle par sa richesse. L’étude du débat historiographique qui s’y engage contribue à la connaissance d’une période charnière de l’histoire littéraire et intellectuelle, L’an IX est comme encadré par la publication de deux textes qui polarisent les débats littéraires : De la littérature de Madame de Staël (en l’an VIII) et le Génie du christianisme de Chateaubriand (en l’an X). Temps d’« un équilibre inventif entre dérèglement et normalisation6 », le tournant du siècle est aussi, au-delà des seules problématiques littéraires, le temps de « la construction d’un nouvel ordre des savoirs7. »

De Ségur à Toulongeon : un an d’histoires de la Révolution

5 En vendémiaire (octobre 1800), Louis-Philippe de Ségur publie une Histoire des principaux événements du règne de F. Guillaume II, roi de Prusse, et tableau politique de l’Europe depuis 1786 jusqu’en 17968. Son récit de la Révolution française, qui occupe l’intégralité du volume 2 et une grande partie du volume 3, est intégré dans une histoire de l’Europe centrée sur la Prusse. Ce texte occupe les journaux pendant l’automne9 tandis que le Mémorial, ou Journal historique, impartial et anecdotique de la révolution de France10 de Pierre-François Lecomte, annoncé en frimaire (décembre), passe quasiment inaperçu11. C’est en frimaire également qu’est publiée la deuxième édition du De la littérature de Germaine de Staël12.

6 Les cinq premiers volumes de l’Histoire de la révolution de France13 d’Antoine-François Bertrand de Molleville sont annoncés le 30 nivôse (19 janvier 1801) dans la Gazette de France et la Décade. L’ouvrage fait l’objet de critiques hostiles tout au long de l’hiver14. En pluviôse (février), Jean Blanc de Volx publie un ouvrage en deux volumes intitulé Des Causes des révolutions, et de leurs effets ou Considérations historiques et politiques sur les mœurs qui préparent, accompagnent et suivent les révolutions15. Au même moment, François-Xavier Pagès publie le sixième volume d’une Histoire secrète de la Révolution française16 qu’il a commencé à publier en 1797.

7 En germinal (avril), l’éditeur Michel fabrique une histoire de la Révolution à partir de pièces disparates : il combine la traduction française de l’introduction des Annals of the French Revolution d’Antoine François Bertrand de Molleville 17 et y ajoute un traité philosophique publié en 1799 sous le titre Coup d’œil sur le mécanisme et l’objet des révolutions depuis 2600 ans18. Seules les dix dernières pages sont modifiées pour tenir compte du coup d’État de Brumaire, et l’ensemble est publié sous un titre lui aussi emprunté, puisqu’il reprend en grande partie celui utilisé par Chateaubriand en 1797 : Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes, jusques et y

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compris l’époque du 18 Brumaire an 819. Ce montage éditorial suggère que les lecteurs sont prêts à acheter n’importe quel texte qui promet de faire l’histoire de la Révolution.

8 L’événement littéraire du mois de floréal (mai) est assurément la publication d’Atala20, prélude romanesque au Génie du christianisme21. Mais cet immense succès n’empêche pas les journaux de remarquer deux histoires de la Révolution publiées au même moment, d’une part une Histoire du Directoire exécutif de la République française22 en deux volumes et surtout le Précis historique de la révolution française23 de Charles Lacretelle, publiée le 18 floréal24 (8 mai 1801). Les journaux comparent souvent ces nouvelles publications à l’ouvrage de Ségur, dont la seconde édition est annoncée fin floréal25. Enfin, les tomes 15 et 16 de l’Histoire de la révolution de 178926 « par deux Amis de la Liberté » sont publiés en prairial (juin). Le premier tome de cette longue entreprise éditoriale remonte à 1790.

9 Le premier volume de L’Histoire de France depuis la révolution de 178927 de François- Emmanuel Toulongeon est annoncé dans les numéros de messidor (juillet) et de thermidor (août) de la Bibliothèque française. Le premier compte rendu est publié dans les deux numéros suivants, tandis que les autres journaux attendent l’automne et l’hiver pour débattre des qualités de cet ouvrage28. À la fin de l’été, Claude-François Beaulieu publie les deux premiers tomes de ses Essais historiques sur les causes et les effets de la révolution de France29. À ces textes de l’an IX peut s’ajouter le Tableau d’une histoire de la révolution française30 que Jean-Pierre Papon publie en brumaire an X (novembre 1801). Après ce petit ouvrage de 18 pages, annonciateur d’une grande histoire qui ne pourra être publiée qu’en 1815, les nouvelles histoires de la Révolution deviennent beaucoup plus rares.

Qui peut écrire l’histoire de la Révolution ?

10 La carrière d’historien de la Révolution est largement ouverte : le succès et les justifications internes aux textes peuvent pallier l’absence de légitimation institutionnelle ou critique comme le montre l’exemple de Fantin-Desodoards. Ancien prêtre converti à l’écriture de l’histoire et au journalisme depuis 1788, il est devenu historien par sa seule œuvre31. De 1796 à 1800, il a déjà publié sept volumes de son Histoire philosophique de la Révolution de France. Le développement de ce texte, année après année, témoigne du succès de l’entreprise éditoriale et constitue un indice parmi d’autres de la très grande faveur du genre. C’est parce que le public a été avide d’histoires de la Révolution depuis les premières années que Fantin-Desodoards a pu se faire historien. En l’an IX, il publie une quatrième édition revue et corrigée en neuf volumes dans laquelle il multiplie les dispositifs de construction d’une figure d’historien. La « préface », l’« avertissement » et l’« épitre dédicatoire » mettent en valeur le travail d’un auteur indépendant de tout parti et animé par sa seule vocation pour l’histoire. L’ensemble est précédé pour la première fois d’un frontispice gravé. Sous le portrait de l’auteur figurent six alexandrins emphatiques : Dans les feux du volcan qui dévorait en France Le talent, la vertu, les arts, les mœurs, les lois ; Clio lui confia son burin, sa balance ; Il instruisit le peuple, il instruisit les rois, Et de la vérité n’écoutant que la voix Des méchants et des sots, il brava la puissance32.

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11 L’autoportrait en historien glorieux est rendu possible par le succès de l’entreprise éditoriale, mais il trahit l’isolement de l’auteur : les « méchants » et les « sots » sont sans doute ceux qui ont relevé les erreurs contenues par les premiers volumes ou, pire encore, ceux qui dédaignent par le silence les éditions successives de son Histoire. En l’an IX, le texte de Fantin n’a pas même les honneurs de comptes rendus hostiles. Aucun des journaux que j’ai consultés n’annonce ou ne commente la publication de cette nouvelle édition33.

12 Comme pour justifier les silences de ce genre, les journaux de l’an IX sont remplis de textes qui affirment haut et fort qu’il est trop tôt pour écrire l’histoire de la Révolution. À ne retenir que ce qu’ils ont de plus saillant, on pourrait croire à une opposition entre un lectorat avide d’histoires de la Révolution et des journaux radicalement hostiles au genre. En vérité, les journalistes opèrent ainsi une sélection parmi les ouvrages publiés. L’idée qu’il n’est pas encore possible d’écrire l’histoire de la Révolution sert presque toujours d’introduction au compte rendu d’un ouvrage présenté comme une heureuse exception.

13 Si les comptes rendus divergent en raison les oppositions politiques qui traversent les journaux, trois auteurs se distinguent parce qu’ils sont plus souvent commentés que les autres et très largement présentés comme légitimes : Louis-Philippe Ségur, Charles Lacretelle et François-Emmanuel Toulongeon. Plusieurs éléments expliquent leur succès critique. Tous trois écrivent dans les journaux et peuvent ainsi se faire connaître avant de publier leur histoire de la Révolution34. Sur la page de titre, Ségur et Toulongeon font valoir le rôle politique qui a fait d’eux des témoins privilégiés de la Révolution. Ségur a été ambassadeur entre 1784 et janvier 1792. Toulongeon membre de l’Assemblée constituante. Lacretelle n’a pas occupé de fonction officielle mais il peut se prévaloir du nom et de la carrière de celui dont il prolonge l’ouvrage. En écrivant la suite du Précis historique de Rabaut Saint-Étienne, il bénéficie du prestige politique et du succès littéraire de son prédécesseur, dans une manœuvre d’autant plus habile qu’il n’hésite pas à en détourner largement les idées. Enfin, Ségur, Lacretelle et Toulongeon sont tous trois ralliés au nouveau pouvoir. Ségur entre au Corps législatif en l’an IX. Toulongeon, membre de l’Institut depuis l’an V, entrera au Corps législatif en l’an X. Lacretelle, inquiété pour ses opinions royalistes à la fin du Directoire, s’est rallié à Bonaparte et travaille pour Fouché35.

14 Le succès critique dont jouissent ces trois auteurs contraste avec la condamnation unanime de l’Histoire de la Révolution de France de Bertrand de Molleville. Il a pourtant presque les mêmes atouts. Émigré à Londres, il n’écrit pas directement dans les journaux parisiens, mais il est lié aux frères Michaud qui font connaître son ouvrage, notamment dans La Gazette de France du 30 nivôse an IX (20 janvier 1801). Il met aussi en avant le fait qu’il a été « ministre d’État » d’octobre 1791 à mars 1792. Mais c’est précisément cette qualité qui lui est reprochée par la Décade philosophique : « il ne serait pas, il faut en convenir, médiocrement extraordinaire que l’historien le plus étranger à l’esprit de parti, le plus impartial, le plus véridique de la révolution française, fût un ministre de Louis XVI36. » Le Mercure n’est pas en reste, accusant Bertrand de Molleville d’avoir « confondu ses devoirs avec ceux d’un gazetier mercenaire » et lui reprochant explicitement son émigration : on ne peut faire confiance à celui qui « écrit chez l’étranger l’histoire de sa patrie qui le bannit37. » Le rapport au pouvoir consulaire apparaît ainsi déterminant dans les appréciations faites par des journaux déjà sous contrôle et qui se savent menacés s’ils déplaisent à Bonaparte38. La critique

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journalistique opère ainsi un tri qui contraste avec l’intérêt du public pour tous les textes publiés.

À quoi sert l’histoire de la Révolution ?

15 La défense ou la condamnation des histoires de la Révolution passe souvent par une réflexion sur l’utilité de l’histoire. Toulongeon s’interroge : « l’histoire n’est-elle pas une leçon de politique, ou plutôt ne doit-elle pas en être une39 ? » L’idée est loin d’être partagée et appliquée par tous les historiens de la Révolution en l’an IX. Ceux qui prétendent à un rôle politique direct sont rares. Pierre-Charles Lecomte se distingue lorsqu’il dit vouloir prolonger l’œuvre révolutionnaire par son Mémorial. L’histoire de la Révolution est utile, explique-t-il, « parce qu’elle embrasse pour ainsi dire, celle de l’univers, par l’influence de l’esprit de liberté qui s’est propagé chez les autres nations40. » Une telle affirmation est marginale parce qu’elle contredit l’idée largement dominante que la Révolution est terminée.

16 Pour un plus grand nombre de textes, l’histoire a d’abord une utilité pratique, dans la tradition de l’historia magistra vitae : elle donne des leçons utiles pour la vie et enseigne à ne pas refaire les mêmes erreurs. Jean-Pierre Papon compare ainsi l’historien à un voyageur qui après une longue traversée fait « tourner ses observations au profit de ses semblables » en marquant « les erreurs de la carte41. » L’historien peut aussi exercer un magistère moral. Son devoir, écrit Fantin-Desodoards, « est de réveiller dans les âmes les idées de justice et de vertu42. » Les leçons pratiques et l’éducation morale se conjuguent pour façonner l’opinion publique. L’historien se présente comme le garant d’une vérité immuable, capable de juger les faits et d’enseigner le bien à des lecteurs moins éclairés que lui. Seul Toulongeon fait exception en envisageant que la vérité change d’une époque à l’autre et en ménageant une place intéressante pour les conflits politiques dans son texte : « L’histoire ferait en masse ce que la société fait en détail : c’est elle qui rapproche les partis, en les mettant en présence43. »

17 Pour autant, aucun texte ne remet en cause l’ordre politique établi en l’an IX. Tous comportent un éloge plus ou moins appuyé de Bonaparte et présentent le nouveau régime comme un aboutissement heureux. Bertrand de Molleville lui-même, qui écrit à Londres mais qui publie à Paris, limite sa critique à la seule question des émigrés, en demandant à pouvoir rentrer en France. L’histoire militaire occupe pour cette raison une place importante dans les histoires de la Révolution de l’an IX. Comme l’écrit la Décade lorsqu’elle commente l’histoire de Toulongeon, « ce qu’on lit avec un intérêt indépendant de toute opinion et de toute nuance d’opinion, c’est la belle campagne de Dumouriez dans l’Argonne, terminée par la glorieuse journée de Valmy44. » La gloire militaire plaît d’autant plus qu’elle est consensuelle. L’utilité politique de l’histoire est ainsi limitée. Les histoires de la Révolution publiées en l’an IX peuvent prétendre à une utilité éducative, mais alors que l’impartialité est unanimement exigée, le présent ne peut pas faire débat.

18 Plusieurs auteurs entendent en revanche travailler au jugement de la postérité. S’il n’est pas certain que l’histoire puisse changer les hommes, elle peut rétablir la justice dans les domaines des valeurs et de la mémoire. Tacite, modèle de juge impartial, est constamment donné en exemple. Dans son Lycée ou cours de littérature, cité par le Mercure du 16 nivôse an IX (6 janvier 1801), La Harpe écrit à propos de l’historien romain : « Les tyrans nous semblent punis quand il les peint. Il représente la postérité

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et la vengeance, et je ne connais point de lecture plus terrible pour la conscience des méchants45. » Dans son Tableau d’une histoire de la révolution française, Papon traduit un passage des Annales : « Le principal devoir de l’historien, dit Tacite, est de ne pas laisser dans l’oubli les actions vertueuses, et de faire craindre aux méchants l’infamie et la postérité pour ce qu’ils ont dit et fait46. »

19 Dans une perspective chrétienne, le jugement de l’histoire prépare le jugement dernier : « Je me suis regardé, écrit Bertrand de Molleville, comme un témoin nécessaire dans le jugement terrible que la postérité aura à prononcer47. » Dans les observations qu’il publie en tête de ce même texte, Michaud félicite l’historien d’avoir eu le courage d’« évoquer la vérité du fond des tombeaux où elle est ensevelie avec ses innombrables martyrs48. » Les vocabulaires judiciaires et religieux se mêlent pour dire la foi persécutée et son triomphe ultime. Mais on devine le danger d’une telle entreprise au moment où tout le monde, à commencer par le pouvoir consulaire, exige la concorde. L’histoire vengeresse est une histoire à venir, plutôt annoncée que mise en œuvre et beaucoup disent qu’ils ne font que rassembler les matériaux. C’est pour cela que Tacite est le plus souvent évoqué au futur49.

20 Si la situation politique en 1801 rend les conseils pour le présent et les jugements pour la postérité périlleux, les historiens ont encore la ressource d’affirmer que la connaissance du passé est intéressante pour elle-même. Les textes les plus hostiles à la Révolution tirent habilement parti du succès public des histoires. L’engouement pour le genre s’expliquerait, indépendamment de la qualité des textes publiés, par la force des émotions révolutionnaires : « quand on a commencé la lecture d’un de ces recueils, écrit le Journal des débats, de quelque manière qu’il soit écrit, on est entraîné par une force qu’il est plus aisé de sentir que d’expliquer. […] Nous sentons le besoin de retrouver nos sensations50. » La Gazette de France évoque elle « cet attrait du malheur passé qu’on ne peut définir51. » La place assignée aux lecteurs est celle de victimes traumatisées par les événements et encore sidérées par la catastrophe révolutionnaire.

21 Dans sa préface à l’histoire de Bertrand de Molleville, Michaud étend ce goût à toutes les catastrophes, sans faire de l’expérience personnelle une condition : « Je ne sais par quelle magie les tableaux de la destruction intéressent toujours l’esprit humain ; le génie de l’histoire moissonne ses lauriers les plus brillants sur des tombeaux52. » L’argument ne participe pas seulement d’une stratégie de séduction paradoxale. Il engage une vision de l’homme qui se fait plus manifeste quelques lignes plus bas : La révolution nous a donné de nouvelles lumières ; la nature humaine, aux prises avec tant de passions, au milieu de tant d’ébranlements et de vicissitudes, a laissé échapper ses horribles secrets, et le cœur de l’homme, comme un sépulcre ouvert par la foudre, nous a laissé voir toute sa corruption53. L’homme de Michaud est l’homme de la corruption. L’histoire ne saurait viser à l’améliorer puisqu’il est voué à la faute. En revanche, elle peut l’éclairer sur sa nature corrompue en lui rappelant les désastres de la Révolution.

22 Toulongeon défend une toute autre vision de l’homme dans la Bibliothèque française : Pour intéresser les hommes, n’est-il donc que le tableau de leurs crimes, et des désastres qui en sont l’ouvrage ? L’homme juste aux prises avec l’infortune, est sans doute un spectacle digne des regards de la divinité, mais l’humanité se complairait aussi à voir quelquefois la vertu heureuse par elle-même, et récompensée sur la terre54.

23 Le débat sur le goût du public s’étend ici au roman, puisque ces quelques lignes sont extraites d’un compte rendu d’Atala de Chateaubriand. L’enjeu est la question de la

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perfectibilité, aux centres des débats théoriques de la période55. L’homme est-il capable de progrès ? Refusant « l’histoire désespérante » de la contre-révolution56, Toulongeon défend une histoire où l’humanité n’est pas nécessairement vouée à l’erreur et au malheur. Mais l’immense succès du roman de Chateaubriand donne raison à Michaud : alors que le calme politique est revenu, le récit des malheurs est à la mode. Le public est plus souvent invité au rôle de spectateur qu’à celui d’acteur de son destin.

24 Quelques textes affichent à l’inverse des ambitions explicitement scientifiques. Des ouvrages de pure spéculation intellectuelle s’ajoutent aux histoires de la Révolution proprement dites. Dans Des Causes des Révolutions, et de leurs effets, Blanc de Volx écrit : « ainsi que la géométrie, l’histoire a son algèbre » et annonce que sont étude de « l’ordre immuable des mêmes phénomènes » lui a permis de « résoudre le grand problème de la révolution française57. » Les auteurs d’histoires adoptent des postures de savants, tels Fantin-Desodoards annonçant une démarche comparable à celle d’un naturaliste lorsqu’il écrit : « On trouvera dans mon livre l’exacte classification de ces partis58. » L’histoire qui prend cette direction ne s’adresse plus à un large public. Fantin-Desodoards se présente comme un « philosophe solitaire » animé « par le seul amour de la vérité59. » Charles Pougens écrit dans la Bibliothèque française que l’historien libéré des passions n’intéressera pas : « On ne dévorera point son livre, parce qu’il ne flattera les passions de personne : il ne sera de son vivant, ni loué avec enthousiasme, ni censuré avec acharnement ; […] mais il sera lu par les bons esprits, consulté par les sages ; minorité plus respectable qu’on ne pense.60 » L’histoire savante, loin des passions et des émotions, serait donc réservée à un petit nombre de lecteurs et, une fois de plus, écrite plutôt pour l’avenir que pour le présent. Pougens, pourtant proche de Toulongeon et de manière générale de ceux qui défendent encore les idées philosophiques, rejoint ici Michaud et les journaux contre-révolutionnaires en considérant que les lecteurs de son temps sont animés par leurs seules passions.

25 Le débat sur l’utilité de l’histoire exclut ainsi les lecteurs du débat politique. Dans le meilleur des cas, l’histoire doit faire leur éducation. Dans tous les autres, ils sont disqualifiés par leurs passions.

Comment écrire l’histoire de la Révolution ?

26 La troisième question discutée dans les textes porte sur la manière d’écrire l’histoire. Beaucoup soulignent la difficulté d’avoir à travailler à partir de documents et de témoignages « altér[és] par l’esprit de parti.61 » La solution souvent avancée consiste à confronter les textes. Un débat contradictoire portant sur les faits permettra d’établir la vérité. La proximité des événements peut ainsi être présentée comme une garantie. Claude-François Beaulieu développe ce paradoxe dans une longue note au début de ses Essais historiques sur les causes et les effets de la révolution de France. Il écrit d’abord : « J’entends dire tous les jours, que c’est à nos neveux qu’il doit être réservé d’écrire l’histoire de la révolution de France. » Puis il se justifie : « l’histoire la plus sûre de la révolution sera écrite par les contemporains, parce qu’ils rapporteront des faits qui pourront être contredits par d’autres contemporains62. » Michaud demande de la même manière : Quel temps fut plus favorable pour raconter un événement, que celui où les assertions du mensonge peuvent être publiquement débattues et démenties par les

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témoins oculaires, où les récits fidèles peuvent recevoir la sanction instantanée du public, qui a été aux événements dont on lui met le tableau sous les yeux63 ?

27 Même ainsi contrôlées, les sources de l’historien de la Révolution restent difficiles à utiliser. Leur trop grand nombre et leur désordre en rendent l’usage problématique. Fantin-Desodoards parle de « labyrinthe », d’« entortillage » ou encore de « chaos64 ». Plusieurs ouvrages proposent de mettre en ordre les matériaux de l’histoire révolutionnaire. Le Cousin Jacques espère que son Dictionnaire néologique pourra « devenir de quelque secours à ceux qui écrivent l’histoire65. » L’Analyse complète et impartiale du Moniteur de Girardin promet de palier le « désordre inséparable des ouvrages périodiques » par une table alphabétique qui sert de « fil indicateur général66. » Mais la validation, la sélection et la mise en ordre des sources n’est pas suffisante : « L’histoire n’est ni des annales, ni une gazette, ce n’en sont que les matériaux67 », écrit Toulongeon, avant de comparer l’historien à un « architecte », c’est-à-dire à celui qui conçoit un plan d’ensemble. Le Mercure de France avance la même idée au moyen d’une métaphore textile lorsqu’il reproche à l’histoire de Ségur de manquer d’unité : « En un mot, si tous les lambeaux de cette histoire sont pleins d’éclat, il me semble que le tissu pouvait en être mieux uni et plus travaillé68. »

28 La question la plus importante, en lien avec celle de l’unité, est la question du style. L’unité stylistique est-elle nécessaire dans une histoire de la Révolution ? De manière très originale, Toulongeon défend l’idée que le style doit changer avec les époques présentées : « Le style de l’Histoire du siècle de Louis XIV ne doit pas être le même que celui de l’Histoire d’un temps de révolution populaire ; il faut parler la langue du pays où l’on se trouve, et le langage de chaque siècle est un des traits qui en caractérise le tableau69. » Dans le même passage de son Histoire de France depuis 1789, Toulongeon critique l’habitude d’écrire l’histoire « comme l’Épopée », c’est-à-dire en utilisant une langue « élevée et théâtrale70. » Les enjeux politiques de cette question en apparence formelle peuvent être très importants. La Décade en donne un exemple lorsqu’elle rend compte du texte de Ségur : Un historien ne doit pas faire des descriptions poétiques au lieu de récits exacts ; […] On peut dire dans une Ode ou dans un Poème que la France entière n’était plus qu’un monceau de ruines et une vaste mer de larmes et de sang… mais un historien devrait citer les Départements (et il y en a plusieurs) où il ne s’est pas fait une seule exécution, les villes (et il y en a beaucoup) où pas un seul citoyen n’a été incarcéré71.

29 L’histoire de la Terreur est en débat avec ce débat sur le style. Si personne n’entreprend de défendre Robespierre en l’an IX, la Décade peut déjà opposer l’analyse et la quantification à une écriture de l’histoire trop soucieuse de ses effets. À l’inverse, le Mercure défend l’idée que l’histoire doit avoir les qualités de l’épopée et de la tragédie, c’est-à-dire qu’elle a besoin « d’unité dans son but et d’ensemble dans ses effets72. » On retrouve ici les idées que Jean-François La Harpe auxquelles le Mercure fait un large écho. Pendant les révolutions politiques et littéraires, dit l’auteur du compte rendu du Lycée publié le 16 nivôse (6 janvier), « on voit se propager, en tout genre, les doctrines de l’anarchie. […] Tout est perdu, si des esprits sages ne luttent contre les maximes nouvelles, et ne s’efforcent de rappeler, en dépit des injures et des persécutions de la haine, les principes conservateurs du goût et de la société73. »

30 Les conservatismes littéraire et politique vont de pair. Le bon goût et le bon gouvernement participent d’une même logique, comme on le voit encore dans un extrait du Journal des débats qui condamne les histoires de la Révolution :

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Depuis que tout le monde se mêle d’écrire, et que l’anarchie s’est introduite dans la république des lettres, aucun genre n’a été respecté ; mais l’histoire surtout est devenue la proie de tous les barbouilleurs de papier. Nous comptons presque autant de Tacite, que nous avons eu de Cicéron du temps des clubs et des assemblées de toutes espèces74.

31 Les italiques soulignent ici l’ironie : les faux Tacite succèdent aux faux Cicéron. Après le retour à l’ordre politique qui a exclu le peuple, le retour à l’ordre littéraire réserve l’écriture à ceux qui savent bien écrire.

32 Le débat sur l’écriture de l’histoire en l’an IX est pour une large part un débat qui exclut. Les journaux, choisis par le pouvoir, sélectionnent les historiens légitimes. Les lecteurs, qui font pourtant le succès du genre, sont assignés au rôle de spectateurs passifs, mus par leurs passions plutôt que par une volonté de comprendre ou d’agir. Enfin, une élite littéraire se reconstitue, en lien avec l’élite politique qui se reforme, et les royalistes ralliés mettent leur sensibilité contre-révolutionnaire au service de Bonaparte.

33 Des alternatives intéressantes se développent, en particulier l’œuvre de Toulongeon qui gagnerait à être connue ou l’idée que le débat contradictoire est nécessaire en histoire. Mais une idée hégémonique renforce le processus de normalisation à l’œuvre : l’exigence d’impartialité et de concorde. Bertrand de Molleville a beau jeu d’affirmer depuis Londres : « tous sont fatigués et dégoûtés de la révolution ; tous sentent la nécessité indispensable d’une réunion générale75. » Ainsi l’histoire de la Révolution travaille à sa propre disparition : ce n’est pas seulement un pouvoir de plus en plus autoritaire mais aussi la défense et illustration de l’impartialité, jusqu’à refuser tout conflit, qui lui interdit tout avenir immédiat. La littérature va occuper le terrain délaissé par l’histoire. Dès l’an IX d’ailleurs, le débat suscité par ces histoires de la Révolution qui voudraient être consensuelles est éclipsé par la querelle littéraire que provoquent la publication et l’immense succès d’Atala.

NOTES

1. Voir Jacques GODECHOT, Les Révolutions (1770-1799), Paris, PUF, 1986 (4e édition mise à jour, [1963]), p. 256-258 ; Alice GÉRARD, La Révolution française, mythes et interprétations, Paris, Flammarion, 1970 ; Olivier BÉTOURNÉ, Aglaia I. HARTIG, Penser l’histoire de la Révolution, deux siècles de passion française, Paris, La Découverte, 1989. Comme eux, Claude Mazauric ne signale qu’en passant quelques ouvrages antérieurs à 1815 tout en affirmant que « le temps de l’histoire de la Révolution française » commence en 1815 (Claude MAZAURIC, « Retour sur 200 ans d’histoire de la Révolution », dans Michel Biard (dir.), La Révolution française, une histoire toujours vivante, Paris, Tallandier, 2010, p. 423). En revanche, Alphonse Aulard a consacré une centaine de pages de la sixième série de ses Études et leçons sur la Révolution française aux « premiers historiens de la Révolution française » (Alphonse AULARD, Études et leçons sur la Révolution française, Paris, Félix Alcan, 1910) et Pierre SERNA prend en compte les premières histoires de la Révolution dans une synthèse récente (Pierre SERNA, « Révolution française. Historiographie au XIXe siècle », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies.

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Concepts et débats, Paris : Gallimard, Folio histoire, 2010, vol. 2, p. 1186-1199). Voir enfin Philippe BOURDIN (dir.), La Révolution, 1789-1871, écriture d’une histoire immédiate, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008. 2. Jean-Paul RABAUT, Précis historique de la Révolution françoise, suivi de l’acte constitutionnel des Français, Paris, Onfroy et Strasbourg, J.G. Treuttel, 1792. 3. Antoine-Étienne-Nicolas FANTIN-DESODOARDS, Histoire philosophique de la révolution de France depuis la convocation des notables, par Louis XVI, jusqu’à la séparation de la Convention nationale, Paris, imprimerie de l’Union, 1796 (an IV), 2 vol. 4. Pierre PAGANEL, Essai historique et critique sur la Révolution française, dédié à M. le comte de Lacépède, Paris, Treuttel et Würtz, 1810, 3 vol. 5. L’épigraphe latine qui figure sur la page de titre de nombreux ouvrages joue notamment ce rôle. Voir mon article Olivier RITZ, « Les épigraphes latines des premiers historiens de la Révolution (1789-1814) », Dix-huitième siècle, 45, 2012, p. 581-599. 6. Michel DELON, « Le roman en 1800, entre dérégulation et normalisation », dans Katherine Astbury, Catriona Seth, Le Tournant des Lumières. Mélanges en l’honneur du professeur Malcolm Cook, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 273. 7. Jean-Luc CHAPPEY, « Les Idéologues et l’Empire. Étude des transformations entre savoirs et pouvoir (1799-1815) », dans Antonino DE FRANCESCO (dir.), Da Brumaio ai Gento Giorni. Cultura di governo e dissenso politico nell’Europa di Bonaparte, Milano, Guerini e Associati, 2007, p. 212. 8. Louis-Philippe de SÉGUR, Histoire des principaux événemens du règne de F. Guillaume II, roi de Prusse, et tableau politique de l’Europe depuis 1786 jusqu’en 1796, Paris, F. Buisson, an IX (1800), 3 vol. , in-8°, 1433 p. 9. Bibliothèque française, Vendémiaire an IX – octobre 1800 ; Gazette de France, 17 vendémiaire an IX (9 octobre 1800) ; Journal des débats, 29 vendémiaire an IX (21 octobre 1800) ; Décade philosophique, littéraire et politique, 30 vendémiaire an IX (22 octobre 1800) et 10 brumaire an IX (1er novembre 1800) ; Mercure de France, 16 brumaire an IX (7 novembre 1800). 10. Pierre-Charles LECOMTE, Mémorial, ou Journal historique, impartial et anecdotique de la révolution de France, Paris, Duponcet, an IX (1801), 2 vol. , in-12, 806 p. 11. Gazette de France, 10 frimaire an IX (1er décembre 1800). 12. Germaine de STAËL, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Paris, Maradan, an IX. 13. Antoine-François BERTRAND DE MOLLEVILLE, Histoire de la révolution de France, pendant les dernières années du règne de Louis XVI, Paris, Giguet, an IX (1801), 5 vol. , in-8°, 1927 p. 14. Décade, 30 nivôse an IX (20 janvier 1801), 10 pluviôse an IX (30 janvier 1801), 30 pluviôse an IX (19 février 1801) ; Gazette de France, 30 nivôse an IX (20 janvier 1801) ; Journal de Paris, 1er pluviôse an IX (21 janvier 1801) ; Mercure de France, 1er germinal an IX (22 mars 1801). 15. Jean BLANC DE VOLX, Des Causes des révolutions, et de leurs effets ou Considérations historiques et politiques sur les mœurs qui préparent, accompagnent et suivent les Révolutions, Paris, Dentu, an IX (1801), 2 vol. , in-8°, 726 p. ; Bibliothèque française, Pluviôse an IX (février 1801) et Fructidor an IX (septembre 1801) ; Gazette de France, 9 pluviôse an IX (29 janvier 1801). 16. François PAGÈS, Histoire secrète de la révolution française, tome sixième, Paris, Dentu, an IX (1801), in-8°, 358 p. 17. Antoine-François BERTRAND DE MOLLEVILLE, Annals of the French Revolution ; or, a chronological account of its principal events, London, T. Cadell jun. and W. Davis, 1800, 4 vol. 18. Coup d’œil sur le mécanisme et l’objet des révolutions depuis 2600 ans, Paris, s.n., 1799. 19. Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes, jusques et y compris l’époque du 18 Brumaire an 8, précédé d’un abrégé raisonné de la révolution française, Paris, Michel, s.d. L’ouvrage est annoncé dans le numéro de germinal an IX (avril 1801) de la Bibliothèque française.

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20. François-René de CHATEAUBRIAND, Atala ou les amours de deux sauvages dans le désert, Paris, impr. de Migneret, an IX -1801. 21. François-René de CHATEAUBRIAND, Génie du christianisme ou Beautés de la religion chrétienne, Paris, impr. de Migneret, an X (1802). 22. Histoire du Directoire exécutif de la République française, depuis son installation jusqu’au dix-huit Brumaire inclusivement, Paris, F. Buisson, an IX (1801), 2 vol. , in-8°, 977 p. 23. Charles LACRETELLE, Précis historique de la Révolution française. Assemblée législative, Paris, Onfroy, Treuttel et Würtz, an IX (1801), in-12, 504 p. 24. La Gazette de France du 17 floréal an IX (7 mai 1801) annonce la publication de cet ouvrage pour le lendemain. Voir aussi Gazette de France, 27 floréal an IX (17 mai 1801) ; Bibliothèque française, Prairial an IX (mai 1801) ; Journal de Paris, 10 prairial an IX (30 mai 1801). 25. Gazette de France, 22 et 29 floréal an IX (12 et 19 mai 1801). 26. Histoire de la Révolution de 1789 et de l’établissement d’une Constitution en France, par deux Amis de la Liberté, t. XV et XVI, Paris, Bidault, an IX. 27. François-Emmanuel TOULONGEON, Histoire de France depuis 1789, écrite d’après les mémoires et manuscrits contemporains rassemblés dans les dépôts civils et militaires, Paris et Strasbourg, Treuttel et Würtz, an IX (1801), in-4°, 600 p. 28. Bibliothèque française, Messidor, Thermidor, Fructidor an IX (juillet-septembre 1801) et Vendémiaire an X (octobre 1801) ; Journal de Paris, 7 messidor an IX (26 juin 1801) ; Mercure de France, 16 brumaire an X (7 novembre 1801) ; Décade, 10 ventôse an X (1er mars 1802). 29. Claude-François BEAULIEU, Essais historiques sur les causes et les effets de la révolution de France, avec des notes sur quelques événements et quelques institutions, Paris, Maradan, an IX (1801), 2 vol. , in-8°, 1003 p. ; Gazette de France, 26 thermidor an IX (14 août 1801) et 13 fructidor an IX (31 août 1801). 30. Jean-Pierre PAPON, Tableau d’une histoire de la révolution française, Paris, s.n., 15 brumaire an X (6 novembre 1801), 18 p. ; p. 18. Ce texte annonce un ouvrage qui sera publié à titre posthume en 1815 : Histoire de la révolution de France depuis l’ouverture des États généraux (mai 1789) jusqu’au 18 brumaire (novembre 1799), Paris, Poulet, 1815, 6 vol. 31. Sur l’ensemble de sa carrière, voir Jean-Luc CHAPPEY, « L’Histoire philosophique de la Révolution de France de Fantin-Desodoards. Dynamiques croisées entre statut d’historien et identité politique » dans Philippe Bourdin (dir.), La Révolution, 1789-1871, écriture d’une histoire immédiate, op. cit., p. 129-155. 32. Antoine-Étienne-Nicolas FANTIN-DESODOARDS, Histoire philosophique de la Révolution de France, depuis la première assemblée des Notables jusqu’à la paix de 1801, quatrième édition, Paris, Belin, Calixte Volland, an IX (1801), 9 vol. , in-8°, 4080 p., frontispice. 33. C’est pour cette raison que je n’ai pas pu mentionner l’Histoire de Fantin-Désodoards dans ma présentation chronologique des textes. 34. Ségur écrit dans Le Journal de Paris, Lacretelle dans Le Journal des débats et Le Publiciste, Toulongeon dans la Bibliothèque française : avant de publier son propre texte, il expose ses vues sur l’écriture de l’histoire. Voir notamment « Du devoir de l’historien de bien considérer le caractère et le génie de chaque siècle, en jugeant les grands hommes qui y ont vécu […] par Portalis fils », Bibliothèque française, n° 6, vendémiaire an IX (octobre 1800), p. 1-12. 35. Voir Charles de LACRETELLE (intro. et notes d’Éric BARRAULT), Dix années d’épreuves pendant la Révolution, Paris, Tallandier, 2011, « introduction », p. 14. 36. Mercure de France, n° 13, 10 pluviôse an IX (30 janvier 1801), p. 249. 37. Mercure de France, n° 19, 1er germinal an IX (22 mars 1801), p. 9. Dans le Journal de Paris du 1er pluviôse (21 janvier 1801), p. 731, Gabriel Feydel reproche à Bertrand de Molleville « une candide ignorance des faits, une faculté merveilleuse de déraisonner, une aptitude étonnante à se

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contredire de la page au revers, une tendance continuelle à parler de soi et à n’en parler que ridiculement. » 38. Voir Henri WELSCHINGER, La Censure sous le premier Empire, Paris, Perrin, 1887, p. 13 : « le 27 nivôse an VIII (17 janvier 1800), parut le fameux arrêté sur les journaux. […] Treize journaux politiques sur soixante-treize furent seuls conservés avec les journaux de sciences, de littérature, de commerce et d’annonces, et toute création de feuille nouvelle fut interdite pour l’avenir ». Voir aussi Jacques GODECHOT, « La presse sous le Consulat et l’Empire », dans Claude Bellanger (dir.), Histoire générale de la Presse française, tome I : des origines à 1814, Paris, Presses Universitaires de France, 1969, p. 550-551. 39. François-Emmanuel TOULONGEON, Bibliothèque française, n° 6, vendémiaire an IX (octobre 1800), p. 8. 40. Pierre-Charles LECOMTE, Mémorial, ou Journal historique, impartial et anecdotique de la Révolution de France, op. cit., vol. 1, p. vi. 41. Jean-Pierre PAPON, Tableau d’une histoire de la révolution française, op. cit., p. 18. 42. Antoine-Étienne-Nicolas FANTIN-DESODOARDS, Histoire philosophique de la révolution de France, op. cit., vol. 1, p. xii. Ce passage est un ajout de l’édition de 1801 à la « préface de la première édition ». 43. François-Emmanuel TOULONGEON, Histoire de France depuis la révolution de 1789, op. cit., vol. 1, p. iii, « Discours préliminaire ». 44. La Décade philosophique, littéraire et politique, n° 16, 10 ventôse an X (1er mars 1802), p. 401. 45. Mercure de France, n° 14, 16 nivôse an IX (6 janvier 1801), p. 95. 46. Jean-Pierre PAPON, Tableau d’une histoire de la révolution française, op. cit., p. 15. Papon cite ensuite la phrase de Tacite qu’il a ainsi traduit : « Praecipuum munus annalium reor, ne virtutes sileantur, utque pravis dictis factisque ex posteritate et infamia metus sit » (Annales, III, 65). 47. Antoine-François BERTRAND DE MOLLEVILLE, Histoire de la Révolution de France, op. cit., vol. 1, p. 17. 48. Ibid., p. 6. Le texte est également publiée sous la forme d’une brochure indépendante de quatorze pages : MICHAUD, Observations sur l’Histoire de la Révolution, par A. F. Bertrand de Molleville, et sur l’histoire de la Révolution en général, Paris, Giguet, an IX, 14 p. Les deux frères Michaud se rendent célèbres par leurs activités éditoriales, notamment lorsqu’ils entreprennent la monumentale Biographie universelle à partir de 1811. Dans La France littéraire, Quérard attribue ces « Observations sur l’histoire de la Révolution » à Louis Gabriel Michaud. D’après la notice biographique publiée en tête du volume 85 de la Biographie universelle, L. G. Michaud s’est rendu à Londres pour des opérations éditoriales à cette époque. C’est précisément là que se trouvait Bertrand de Molleville. Cependant, l’auteur pourrait être son frère, Joseph Michaud, auteur du Printemps d’un proscrit en 1803 et d’une Histoire des croisades (1805 puis 1812-1822). Voir Pierre- François BURGER, « La Biographie universelle des Frères Michaud », dans Jean-Claude Bonnet (dir.), L’Empire des Muses : Napoléon, les arts et les lettres, Paris, Belin, 2004, p. 275-290 ; Jean-Luc CHAPPEY, Ordres et désordres biographiques. Listes de noms, dictionnaires et réputation des Lumières à Wikipedia, Seyssel, Champ Vallon, « La Chose publique », 2013. 49. Voir par exemple Louis Sébastien MERCIER, Néologie ou vocabulaire de mots nouveaux, à renouveler, ou pris dans des acceptions nouvelles, Paris, Moussard et Maradan, an IX (1801), note p. xvi : « Gens reposés, attendez le Tacite… il viendra ». 50. Journal des débats et loix du pouvoir législatif et des actes du gouvernement, 29 vendémiaire an IX (21 octobre 1800). 51. Gazette de France, n° 1249, 27 floréal an IX (17 mai 1801), p. 948. 52. [L. G. ou J.] MICHAUD, dans Antoine-François BERTRAND DE MOLLEVILLE, Histoire de la Révolution de France, op. cit., vol. 1, p. 4. 53. Ibidem.

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54. François-Emmanuel TOULONGEON, « Atala, ou les Amours de deux Sauvages », Bibliothèque française, deuxième année, n° 1, floréal an IX (mai 1801), p. 19-20. 55. Voir Florence LOTTERIE, Progrès et perfectibilité : un dilemme des Lumières françaises (1755-1814), Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2006. 56. Voir Gérard GENGEMBRE, La Contre-Révolution ou l’histoire désespérante, histoire des idées politiques, Paris, Imago, 1989. 57. Jean BLANC DE VOLX, Des Causes des Révolutions, op. cit., vol. 1, p. 2, 18 et 20. 58. Antoine-Étienne-Nicolas FANTIN-DESODOARDS, Histoire philosophique de la révolution de France, op. cit., vol. 1, p. xxii. 59. Ibid., p. xv. 60. Bibliothèque française, deuxième année, n° 2, prairial an IX (juin 1801), p. 111. 61. Charles de LACRETELLE, Précis historique de la révolution française, op. cit., p. xi. 62. Claude-François BEAULIEU, Essais historiques sur les causes et les effets de la révolution de France, op. cit., vol 1, note 1, p. i-iii. 63. [L. G. ou J.] Michaud dans Antoine-François BERTRAND DE MOLLEVILLE, Histoire de la Révolution de France, op. cit., vol. 1, p. 12. 64. Antoine-Étienne-Nicolas FANTIN-DESODOARDS, Histoire philosophique de la révolution de France, op. cit. , vol. 1, p. xii-xiv. 65. [Louis-Abel BEFFROY DE REIGNY] LE COUSIN-JACQUES, Dictionnaire néologique des hommes et des choses ou Notice alphabétique des hommes de la Révolution, Paris, Moutardier, s.d., 2 vol. L’ouvrage est annoncé dans la Gazette de France du 15 brumaire an IX (6 novembre 1800). Il existe également une version en deux volumes, avec un titre légèrement différent, publié chez Moutardier et daté de l’an VIII. 66. Emile de GIRARDIN, Révolution française, ou analyse complette et impartiale du Moniteur : suivie d’une table alphabétique des personnes et des choses, Paris, Girardin, des presses d’Étienne Charles, an IX (1801), « Avant-propos », non numéroté. 67. Bibliothèque française, n° 6, vendémiaire an IX (octobre 1800), p. 9. 68. Mercure de France, n° 10, 16 brumaire an IX (7 novembre 1800), p. 253. 69. François-Emmanuel TOULONGEON, Histoire de France depuis 1789, op. cit., « Avertissement sur les pièces justificatives » (Deux pages non numérotées avant la page 1 des pièces justificatives). 70. Ibidem. 71. La Décade philosophique, littéraire et politique, n° 4, 10 brumaire an IX (1er novembre 1800), p. 217. 72. Mercure de France, n° 10, 16 brumaire an IX (7 novembre 1800), p. 252. 73. Mercure de France, n° 14, 16 nivôse an IX (6 janvier 1801), p. 86-87. 74. Journal des débats et loix du pouvoir législatif et des actes du gouvernement, 9 vendémiaire an IX (1er octobre 1800). Cette violente diatribe est suivie d’une compte rendu favorable de l’histoire de Ségur. 75. Antoine-François BERTRAND DE MOLLEVILLE, Histoire de la Révolution de France, op. cit., vol. 1, p. 18.

RÉSUMÉS

L’an IX (de l’automne 1800 à l’été 1801) est une année exceptionnelle pour l’historiographie de la Révolution : les histoires de la Révolution y sont nombreuses et ambitieuses. Elles suscitent un

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débat qui se développe à la fois dans les préfaces des textes et dans les comptes rendus publiés par les journaux. Les historiens et leurs critiques définissent à quelles conditions il est possible d’écrire l’histoire de la Révolution. Qui est légitime pour écrire cette histoire ? À quoi doit-elle servir ? De quelle manière faut-il l’écrire ? Au-delà des clivages politiques, ces questions contribuent à exclure du débat. Les auteurs les plus proches du nouveau pouvoir sont soutenus par des journaux sous surveillances. Les lecteurs sont assignés au rôle de spectateur passifs, mus par leurs passions plutôt que par une volonté de comprendre ou d’agir. Les exigences formelles réservent enfin l’écriture de l’histoire à une élite littéraire reconstituée.

Year IX (from autumn 1800 to summer 1801) was a remarkable year for the historiography of the French Revolution: many substantial histories of the Revolution were published, creating a debate that spread through prefaces and reviews. Historians and critics wanted to define under what conditions it was possible to write the history of the Revolution. Who had the authority to write it? What was its purpose? How should it be written? Beyond political divisions, those questions tended to exclude from the debate. Writers who were close to the government were supported by newspapers under observation. Readers were assigned the roles of passive spectators, motivated by passions rather than knowledge or politics. Furthermore, through the requirements of style, the writing of history was reserved to a restored literary elite.

INDEX

Mots-clés : historiographie, an IX, débat, écrivains, journaux Keywords : historiography, Year IX, debate, writers, newspapers

AUTEUR

OLIVIER RITZ Professeur agrégé de lettres classiques au lycée Jean-Jaurès de Montreuil (93)

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Raconter « Varennes » ou Comment créer un événement révolutionnaire en 1823

Anna Karla

Introduction

1 L’année 1823 s’annonçait fructueuse pour les frères Baudouin et leur maison d’édition au 36, rue de Vaugirard. Après avoir lancé le premier prospectus de leur Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française en mai 1820, dix livraisons étaient en vente en février 1823 dont plusieurs tomes avaient connu une ou deux rééditions. Dans les cabinets de lecture de la capitale, chez des lecteurs de la France entière et même en Angleterre ainsi qu’en Allemagne, chez Hegel à Berlin et chez Goethe à Weimar, on connaissait et on appréciait la collection des frères Baudouin. Un an plus tard, la fameuse encyclopédie d’inspiration libérale publiée par l’éditeur allemand Brockhaus jugea que Jean-François Barrière et Albin Berville, les deux éditeurs de la collection et collaborateurs des frères Baudouin, accomplissaient un travail « exemplaire » et qu’ils choisissaient et éditaient les Mémorialistes de la Révolution avec « grande compréhension et soin1. » Tout était donc prêt pour que la maison d’édition parisienne prenne pied sur le marché des Mémoires en plein essor dans les premières décennies du XIXe siècle2.

2 La Collection des Mémoires poursuivait une double stratégie éditoriale : la plus grande partie des Mémoires étaient des rééditions de textes parus depuis les années 1790 en France ou à l’étranger. Dans les prospectus, les éditeurs promettaient de rendre accessibles des textes épuisés depuis longtemps en les mettant à jour par les commentaires de Barrière et Berville ainsi que par la publication de pièces justificatives et d’autres documents en annexe. Une partie plus petite mais non moins importante de la Collection des Mémoires regroupait des textes jusque-là inédits. Ces volumes présentaient donc des points de vue nouveaux voire des faits inconnus sur les années de la Révolution. Les éditeurs suivaient généralement toujours la même marche :

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chaque volume était dédié à un seul auteur dont les souvenirs, notices ou parfois même de textes purement occasionnels étaient édités en tant que « Mémoires ». Dans neuf tomes de la collection, les éditeurs rompaient avec le principe du classement par auteur pour mettre l’accent sur une thématique particulière. Ainsi, les « Mémoires sur les prisons » regroupaient des textes d’Honoré Riouffe, de Paris de l’Épinard, de Beaumarchais et d’autres auteurs. Les « Mémoires sur les journées de septembre 1792 » comportaient entre autres ceux de Jourgniac de Saint-Méard et de la marquise de Fausse-Lendry.

3 Quand parut, en février 1823 chez l’éditeur Baudouin Frères, un tome in-octavo intitulé « Mémoires sur l’affaires de Varennes3 », cela n’avait donc rien d’exceptionnel dans le cadre de la Collection des Mémoires. Le livre comportait les relations de l’événement par cinq auteurs qui avaient été présents le 21 juin 1791 sur les différentes étapes de la route entre Versailles et Varennes : le mémoire inédit de Louis Joseph Amour de Bouillé, fils de l’ancien gouverneur des colonies et général de l’armée royale François-Claude Amour marquis de Bouillé ; deux relations également inédites du comte de Raigecourt et de l’officier Charles-César comte Damas d’Antigny qui étaient censés accompagner la berline du roi sur son chemin vers le nord ; le précis historique du comte de Valory, qui avait été choisi également pour accompagner le roi ; finalement, une relation de Charles-Georges, Calixte Deslon, chef d’escadron qui avait essayé de libérer la famille royale à Varennes. Par des notes de bas-de-page, les éditeurs se mêlaient également au débat. Vue de la date de parution, il est fort probable que l’éditeur et historien passionné Jean-François Barrière était seul responsable des commentaires de texte. L’avocat libéral Albin Berville dont le nom était bien connu dans le Paris de la Restauration avait quitté l’entreprise éditorial relativement tôt après l’avoir enrichi de quelques contributions de sa main4. Enfin, les journalistes de différentes couleurs politiques – du Constitutionnel jusqu’au Journal des Débats – s’emparaient du sujet une fois le volume publié.

4 Dans le processus de production, de publication et de réception de ce volume sur l’affaire de Varennes, on peut ainsi distinguer trois groupes d’acteurs : d’abord les éditeurs des Mémoires, hommes d’affaires, en tant que représentants d’un marché littéraire en plein essor depuis la fin du XVIIIe siècle qui influençaient le processus d’historicisation de la Révolution française de manière durable ; ensuite les auteurs des Mémoires en tant que producteurs d’un savoir testimonial problématique sur la Révolution ; et enfin les journalistes des années 1820, en tant que multiplicateurs d’un débat entre les contemporains de la Révolution et leurs descendants. La relecture des Mémoires de Varennes entamée ici ne vise donc pas à une reconstruction des faits bien connus ; mais elle propose plutôt d’interroger la formation a posteriori d’un événement clé de la Révolution et de réévaluer ainsi la période de la Restauration dans la construction d’une mémoire de la Révolution française.

Les éditeurs – commerçants et archivistes de la Révolution française

5 Avant que le volume thématique de février 1823 ne voie le jour, « Varennes » était déjà un des fils rouges de la Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française. Le marquis de Bouillé, dont les Mémoires parurent en réédition posthume en 1821, fut l’un des protagonistes de la journée du 21 juin 1791 qui raconta in extenso la tentative du roi

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pour s’échapper de Paris. Dans les Mémoires du marquis de Ferrières, également publiés en 1821, comme dans ceux de Madame Campan publiés en 1822, on apprenait des détails sur la journée par la voix de deux auteurs absents le jour même sur la route entre Paris et Varennes et qui ne connaissaient les événements que par ouï-dire. En 1822, après une longue réflexion, le duc de Choiseul se décida à publier sa « Relation du départ de Louis XVI » dans la Collection des Mémoires. Il avait écrit le texte en captivité à la suite des événements. Mais ce ne fut qu’en 1822, et après avoir pris acte des versions présentées par Bouillé et Ferrières, que Choiseul franchit le pas de la publication. Dans la préface de 1822, le duc justifia son long silence : Voilà bien des années que j’observe ce silence et je le garderais encore si des ouvrages justement recherchés et répandus ne m’obligeaient de le rompre et de rétablir l’exacte vérité5.

6 Les éditeurs comptaient sur ce besoin des contemporains de confier leurs opinions personnelles à un large public. Avec un tirage de deux mille exemplaires et un prix de douze Francs pour une livraison de deux tomes6, la maison d’édition s’attendait manifestement à une bonne affaire : nul doute que la Révolution faisait vendre. Les frères Baudouin et leur imprimeur Joseph Tastu avaient déclenché la controverse par un chiffre de tirage élevé pour une édition relativement chère. Le volume thématique parut en 2 000 exemplaires, Goguelat en 2 500, les lettres ouvertes de Choiseul et Bouillé en 3 000 exemplaires. De plus, afin d’animer le débat au maximum, les éditeurs s’entretenaient avec les protagonistes rescapés ou ils prenaient contact avec leurs descendants. Par des indications subtiles dans les préfaces éditoriales, ils incitaient de futurs Mémorialistes à prendre position publiquement et à choisir la maison d’édition comme leur porte-parole préféré.

7 C’est ainsi qu’ils coopérèrent de manière fructueuse avec le fils du marquis de Bouillé, Louis Joseph Amour de Bouillé. Ce dernier avait participé à la journée du 21 juin 1791 à l’âge de 22 ans. Au début des années 1820, il reçut les éditeurs dans son cabinet privé quand ils étaient en train de préparer la réédition des Mémoires de son père dans la Collection des Mémoires7. Sur la base des archives familiales, il contribua à la publication par des informations supplémentaires8. Dans la préface à la « Relation du départ de Louis XVI, le 20 juin 1791 » par le duc de Choiseul, les éditeurs avaient en quelque sorte anticipé l’intervention de Bouillé fils. Les frères Baudouin se vantaient déjà d’avoir reçu des Mémoires « des main de M. le duc de Choiseul9 » et ils s’empressèrent d’exprimer en une seule fois leur « respectueuse estime et [leur] de notre reconnaissance pour le M. le marquis de Bouillé et pour sa famille10. »

8 Environ trois décennies après les événements, l’entreprise publicitaire des frères Baudouin et de leurs collaborateurs reposait sur des bases solides. Ils évitaient de ranger leur Collection des Mémoires sous un courant politique facilement discernable. En confrontant des points de vue forts différents sur la Révolution dans une même série de livres, les éditeurs adoptaient la posture de l’observateur neutre. Dans la préface aux Mémoires du duc de Choiseul, par exemple, ils faisaient savoir qu’ils n’avaient rien changé ni dans la forme ni dans le fonds du texte : « […] nous nous sommes imposé la loi de les publier tels qu’ils nous ont été remis. Ce volume ne contient de nous que les seules paroles qu’on vient de lire11. » Tout en ouvrant le débat sur un des épisodes-clés de la Révolution, les éditeurs assuraient ainsi leur intégrité professionnelle et personnelle. Afin de contourner toute critique politique, ils choisirent la voie sûre de la mise à disposition des documents et le rôle du collectionneur désintéressé. Même si

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notamment Albin Berville faisait passer des opinions libérales dans les commentaires d’autres volumes, le succès de la Collection des Mémoires était surtout dû à la neutralité affichée des éditeurs.

9 C’est dans ce contexte d’une relative confiance vis-à-vis de l’entreprise éditoriale que l’on peut resituer la vague de publications déclenchée par les mémoires du Marquis de Bouillé et ceux du duc de Choiseul. La renommée des frères Baudouin entrait en résonnance avec la disposition de plusieurs contemporains de la Révolution à écrire leurs propres Mémoires sur un événement d’un passé à la fois personnel et national. En 1823, le baron de Goguelat confiait son « Mémoire sur les événements relatifs au voyage de Louis XVI à Varennes » aux frères Baudouin parce qu’il était convaincu que les jeunes éditeurs gardaient leur impartialité par rapport aux différents témoins. Louis Joseph Amour de Bouillé, pour sa part, était persuadé de participer à une œuvre historique en mettant à disposition ses Mémoires et ceux de son père. Il comptait participer au succès de la Collection des Mémoires. « [U]n ouvrage », selon lui, « devenu en quelque sorte les archives de la révolution12. »

Les Mémorialistes – témoins de la Révolution et contemporains de la Restauration

10 Ce furent ainsi les acteurs historiques eux-mêmes qui se faisaient avocats de l’histoire d’un événement-clé de la Révolution. La Collection des Mémoires rassemblait les voix de ceux qui avaient participé à la fuite du roi – ou qui du moins prétendaient en avoir entendu parler de source fiable. Par leur contenu, ces écrits proposaient des lectures détaillées, mais fondamentalement opposées des événements. Leurs auteurs s’engageaient dans de longues séries d’accusations mutuelles par Mémoires interposés. Si les éditeurs jouaient le rôle de collectionneur et d’arbitre, les Mémorialistes parlaient visiblement en leur propre compte. En présentant leur version des faits, ils mettaient en avant leur statut exclusif de témoin oculaire ayant pris part aux événements. Ce rôle leur permettait d’insister sur la véracité, du moins individuelle, de leur discours. En même temps, ils acceptaient d’entrer en débat ou même en dispute avec des versions divergentes. Car par la publicité donné à leur discours, la controverse était non seulement inévitable, mais elle faisait en quelque sorte partie du jeu : comme la sociologie et la philosophie du témoignage l’ont souligné, la fiabilité d’un témoin ne dépend pas seulement de l’autorité épistémologique qui dérive de son statut de témoin oculaire, mais aussi d’une autorité sociale qui s’établie par la notoriété ou bien par la publicité de la parole testimoniale13. Une trentaine d’années après les événements révolutionnaires, légitimer son propre comportement voulait donc nécessairement dire prendre la parole publiquement.

11 Avant sa mort en 1800, le marquis de Bouillé avait fixé sa version de la journée du 21 juin 1791 en attribuant le rôle du principal coupable au duc de Choiseul. Selon le vieux marquis, ce dernier avait fait triste figure dans le drame. En 1823, Louis Joseph Amour de Bouillé soutenait pleinement son père dans sa version des faits. Le Marquis de Ferrière, en revanche, ne mentionnait Choiseul qu’au passage ; c’étaient les éditeurs qui insistaient par une note de bas de page sur la participation de ce dernier au départ du roi14. Pour sa part, Madame Campan s’intéressait moins au duc de Choiseul qu’au baron de Goguelat, qu’elle rangeait parmi les principaux coupables. Le baron de Goguelat réagit aux reproches en publiant ses propres Mémoires15. Le duc de Choiseul

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s’efforçait dans ses Mémoires publiés en 1822 au sein de la Collection des Mémoires, d’affaiblir les attaques menées contre sa personne. Et comme cela ne suffit pas, on assista à une passe d’armes avec le fils du marquis de Bouillé sous forme de lettres ouvertes. Les frères Baudoin ne tardèrent pas à publier ces lettres et à rendre ainsi public le débat déclenché par leur entreprise éditoriale16. En fin de compte, seuls les éditeurs pouvaient jouer le rôle d’arbitre en rappelant la nécessité de comparer des points de vue et en continuant à faire entendre différents témoins pour reconstituer le cours des événements.

12 Mais si les Mémoires contribuèrent à une l’histoire immédiate de la Révolution, ce ne fut pas tant par leur contenu détaillé que par la manière dont leurs auteurs prenaient position et faisaient passer leur point de vue personnel pour la version la plus vraisemblable des faits. Pour étayer le discours, on se servait du topos classique de l’écriture historiographique à la première personne : le témoignage oculaire ou, du moins, l’accès à des sources privilégiées. C’est ainsi que Madame Campan se considérait légitime à livrer une version des faits dans ses Mémoires même si elle n’avait pas quitté le Château ce jour-là. Elle déclarait tenir ses informations directement « [de] la reine et [des] personnes qui furent témoins de son retour dans son intérieur17. » En se présentant ainsi comme observatrice distante et comme témoin vérace, son souci n’était pas de légitimer ses propres actions mais de rendre crédible son discours par la citation de sources fiables. Pour un acteur mêlé directement aux affaires, l’écriture rétrospective servait au contraire de moyen de légitimation. Le marquis de Bouillé aurait pu se vanter de présenter une version de « première main ». Mais au lieu d’insister sur son accès privilégié à l’événement passé, il rappelait les limites de son discours. Tandis que Madame Campan se plaisait à remplacer son manque de témoignage oculaire par une référence royale, de Bouillé donnait sa décision de prendre la plume pour une obligation inévitable. En tant que participant actif, il voulait se faire entendre pour justifier ses actions, mais il refusait de se mettre en scène de manière ostentatoire : J’ignore si les faits que j’ai cités auront pu intéresser ; j’espère au moins, qu’ils auront servi à me justifier des calomnies atroces dont on m’a accablé : c’était mon unique objet en écrivant ces Mémoires18.

13 Le vieux Bouillé écrivait peu avant sa mort en 1800 et il visait un public qui lui servait d’arbitre. Au début des années 1820, quand « Varennes » devint un événement du marché littéraire parisien par l’entreprise éditoriale des frères Baudouin, la situation était sensiblement différente. Durant les années 1790, une prétendue participation à la fuite du roi pouvait encore mener jusqu’à la prison comme c’était le cas pour Choiseul. Pour les contemporains de la monarchie restaurée, le débat autour des événements se déroulait au contraire à une distance temporelle de plusieurs décennies et dans un contexte politique fondamentalement révolu. Avec le retour d’un Bourbon sur le trône de France, l’histoire semblait avoir donné raison aux anciens royalistes ; en tout cas, ils n’avaient rien à perdre à débattre des temps de la Révolution. La situation était fort différente pour des révolutionnaires affirmés comme Jullien de Paris ou Merlin de Thionville. Ces derniers se voyaient confrontés à des reproches graves et compromettants dans plusieurs volumes de la Collection des Mémoires19. Ceux qui discutaient de « Varennes » se plaçaient au contraire du côté des vainqueurs de l’histoire de la Révolution – du moins provisoirement. Leur débat avait ainsi le caractère d’une controverse historique plus que d’une polémique juridique. Le cadre éditorial participait à garder un ton modeste sur une question pourtant controversée

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politiquement. Le duc de Choiseul entrait dans la bataille des préfaces et des lettres ouvertes pour décortiquer les responsabilités du moment et pour affirmer sa position. Néanmoins, sa préface à la « Relation du départ » publiée en 1822 se distinguait sensiblement du ton urgent d’un marquis de Bouillé en 1800. Maintenant qu’on a le temps de lire et que l’attention du public se porte particulièrement sur les ouvrages de la révolution, j’ai cru pouvoir joindre ma relation à celles que les Mémoires de MM. de Bouillé et de Ferrières viennent de reproduire20.

14 Au lieu de présenter des arguments juridiques et d’insister sur son innocence, Choiseul concevait son texte comme apport historiographique à un événement passé, mais qui intéressait toujours à raison les contemporains de la Restauration. Ainsi, la discussion autour de « Varennes » déclenché par la publication des Mémoires ne fut non seulement une joute oratoire dans le milieu royaliste mais aussi une étape importante de la réflexion historique et de l’écriture historiographique sur la Révolution.

Les journalistes – commentateurs et multiplicateurs de l’histoire contemporaine

15 Les journalistes ne tardèrent pas à se mêler au débat. À l’activité de la maison de l’édition, il faut donc ajouter l’effet multiplicateur de la presse comme les quotidiens Journal des Débats ou le Constitutionnel et les périodiques comme la Revue encyclopédique ou les Tablettes universelles qui annonçaient et commentaient les nouveaux arrivants sur le marché littéraire. Quand le jeune Bouillé écrit aux éditeurs après avoir lu les insinuations faites à son père par le duc de Choiseul et le baron de Goguelat, il choisit le Journal des Débats comme plateforme pour rendre publiques ses accusations21.

16 Les journaux participaient ainsi à canaliser le débat tandis que leurs rédacteurs présentaient des informations supplémentaires et proposaient des interprétations personnelles. Dans son compte-rendu sur les Mémoires de Madame Campan, le Journal des Débats rappelait les critiques sévères des royalistes suite à l’entrée de l’ancienne femme de chambre de Marie-Antoinette dans la cour napoléonienne. Après la lecture attentive des Mémoires, l’auteur du compte-rendu déclara pourtant lui donner une absolution tardive. Notamment par son rapport des événements du 21 juin 1791, elle aurait rétabli sa crédibilité : Il est peu de Français sur qui ces soupçons n’eussent fait une impression très désavantageuse à Mme Campan, du moins parmi les royalistes ; les autres étoient ou indifférens ou reconnoissans : j’avoue que, pour mon compte, je m’étois pas entièrement garanti de cette impression ; mais elle est complètement effacée par la lecture de ces Mémoires. […] On ne peut plus douter, après les avoirs lus, que Mme Campan ait été constamment attachée, constamment fidèle et dévouée à ses maîtres, et particulièrement à la Reine22.

17 Les journalistes s’intéressaient aux positions personnelles tout en saluant l’approche comparatiste des frères Baudouin. Dans les Tablettes Universelles, le compte-rendu du volume thématique sur « L’affaire de Varennes » reprit non seulement les arguments de plusieurs Mémorialistes, mais il retraçait aussi le cheminement du débat entre les témoins animé par les frères Baudouin. À côté des faits, c’était aussi le ton de chaque auteur qui attirait l’attention des journalistes : Le jour a lui enfin sur l’affaire de Varennes. Ce qui reste d’acteurs de cette tragique aventure s’empresse de nous donner les éclaircissements qui nous manquaient. M.

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le duc de Choiseul, M. le baron de Goguelat y jettent de grandes lumières ; M. de Choiseul, avec le ton de vérité et de conviction qui écarte les doutes de l’histoire, nous place partout où il a été, nous dit tout ce qu’il a vu, sans nous dire peut-être tout ce qu’il sait. Accusé par M. le marquis de Bouillé, il démontre jusqu’à l’évidence qu’il a noblement rempli son devoir et sa mission, sans accuser personne d’avoir manqué au sien. M. le baron de Goguelat, offensé des reproches de madame Campan, en fait connaître l’injustice avec cette franchise militaire qui inspire la confiance. Ses mémoires se lient parfaitement à ceux de M. le duc de Choiseul, et peuvent en être tout ensemble la justification et la suite23.

18 C’était en comparaison avec la posture historiographique du duc de Choiseul et du baron de Goguelat que les journalistes jugèrent le texte de Louis Joseph Amour de Bouillé. Cependant, pour les lecteurs des années 1820, ce dernier semblait déjà faire partie d’une époque révolue. Au lieu de vouloir venger son père et d’attaquer de prétendus coupables, le fils aurait dû accepter que, du point de vue des contemporains de la Restauration, « Varennes » ne fut plus qu’un sujet brûlant, mais une thématique à traiter dans une perspective historique : M. de Bouillé fils défend la mémoire de son père ; on ne peut trop louer ce sentiment honorable, mais il faut d’autres considérations pour apaiser l’histoire24.

19 La critique apportée aux assertions de Bouillé dans les « Mémoires sur l’affaire de Varennes » ne touchait donc pas seulement le contenu du texte. Elle s’intéressait aussi à son contenant, c’est-à-dire au style et à la forme dans laquelle l’auteur présentait son opinion sur les événements passés : M. le comte de Bouillé, quelque puissant que soit son amour filial, ne peut changer les situations ; le parallèle en est difficile. Il attaque ceux qu’il accuse avec des expressions peu mesurées, en quoi il s’est écarté du langage de l’histoire et des convenances sociales. Les mémoires de MM. de Choiseul et de Goguelat, au contraire, présentent dans toute leur étendue le style vrai de l’histoire et le respect sévère des bienséances25.

20 Ainsi, non seulement les éditeurs, mais aussi les journalistes insistaient sur l’historicité de « l’affaire de Varennes ». En même temps, ces multiplicateurs du savoir sur un épisode crucial de l’histoire contemporaine proposaient une deuxième trame de lecture qui se trouvait elle aussi, préfigurée par les préfaces des éditeurs. De manière complémentaire à l’historicisation, il fallait revivre le cours des événements afin d’apprendre et de ressentir ce que les acteurs historiques avaient dû apprendre et ressentir. À la distance historiographique nécessaire se rajoutait donc une proximité émotionnelle qu’il fallait créer par la lecture des Mémoires. L’épisode de Varennes, par ses motifs de la route, de la surprise, de l’arrêt et du retour à Paris s’y prêtait particulièrement bien. Les éditeurs avaient soutenu une telle lecture en rajoutant des cartes et des plans aux Mémoires de Goguelat. Le Journal des Débats ne tardait pas à louer les efforts des éditeurs : Telle est même la vivacité de ces intérêts, qu’en lisant les relations de ce fatal voyage, il semble que ce terrible drame n’est point encore achevé pour nous, que sa funeste issue ne nous est point connue ; on s’intéresse au succès des premières démarches, et on en suit avec anxiété les progrès jusqu’à l’affreux dénouement qui frappe de consternation, comme si on venoit de l’apprendre26.

21 Les lecteurs étaient ainsi invités à retracer le chemin de leurs propres yeux et à revivre l’événement à travers ses témoins. Dans de nombreuses recensions sur les tomes de la Collection des Mémoires, cette invitation à une réactualisation du passé était présentée comme le premier atout de la série de livres.

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Conclusion : Comprendre la Révolution par la Restauration

22 Pourquoi donc devrait-on relire les Mémoires sur l’affaire de Varennes ? Les historiens de la Révolution française semblent avoir rendu leur relecture obsolète soit en les citant comme une source première fiable soit en critiquant leur caractère partial27. En revanche, du point de vue de la Restauration, les Mémoires et leur édition livrent des informations cruciales sur la transformation, difficile et longue, des épisodes « à chaud » de la Révolution en des objets d’historiographie. En jetant une lumière nouvelle sur la Révolution à partir de l’époque de la Restauration, ils invitent à discuter la création rétrospective de l’événement révolutionnaire. Dans l’approche choisie ici qui valorise les dimensions politiques de l’historiographie immédiate de la Révolution française, la publication des « Mémoires sur l’affaire de Varennes » est ainsi loin d’être anodine. Le volume peut être considéré plutôt comme la pointe de l’iceberg d’une querelle larvée dans le milieu royaliste, animée par des éditeurs d’inspiration libérale et commentée par des journalistes de toute couleur politique. Par l’histoire de cette publication, on observe donc de près un moment dans lequel des témoins commencèrent à produire des sources et à les mettre en débat.

23 Pour contextualiser cette historicisation de la Révolution par les Mémorialistes et leurs éditeurs, il convient de revenir aux réflexions des historiens professionnels face à la vague mémorialiste de la Restauration. Dans son cours magistral sur la Révolution française qu’il tint à Bâle à partir de 1859-1860, l’historien Jacob Burckhardt se rappela du moment testimonial de la Révolution et s’interrogea sur la manière d’écrire l’histoire de la Révolution française au XIXe siècle. Après 1848, la Révolution était loin d’être une histoire close. Pourtant, durant son enfance – Burckhardt était né en 1818 –, elle avait été bannie au domaine de l’histoire. C’est à cette époque-là, se rappelait-il, qu’un grand nombre de livres avait vu le jour : des livres qui n’étaient pas « classiques » quoique « bien écrits », prenant parti tout en essayant de garder un ton modérateur à propos des événements survenus entre 1789 et 181528. Dans son interprétation, Burckhardt attribuait à la période postnapoléonienne le rôle important d’avoir en quelque sorte préparé l’entrée massive de l’histoire contemporaine dans les librairies, les cabinets de lecture, les bibliothèques et ainsi dans le débat public29.

24 La relative stabilité des premières années de la Restauration, la relative liberté sur le marché littéraire, comparé au régime de censure stricte sous l’Empire, le moment générationnel, enfin, où les derniers participants de la Révolution étaient encore en vie – tous ces éléments peuvent être mis en avant pour décrire ce moment historique particulier de la Restauration. Pour les acteurs de « Varennes », le retour de la monarchie permettait non seulement le repos mais aussi le retour sur le passé. Le duc de Choiseul avoua qu’il n’aurait jamais pris la décision de rendre publics ses souvenirs s’il n’avait pas eu la chance de trouver un moment de calme dans sa vie active : Les événements les plus importans s’étant succédés depuis, avec une rapidité prodigieuse, ce n’était plus le moment d’occuper le public du passé lorsque la pensée même pouvait à peine suivre les actions de chaque jour ; je dus donc attendre, et mon insouciance naturelle sur mes propres intérêts se trouvait très- bien de ce retard30.

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25 L’événement éditorial que fut l’« affaire de Varennes » autour de l’année 1823 permet ainsi de réfléchir sur l’historicisation de la Révolution à partir d’une de ses épisodes- clés et d’identifier les principaux acteurs de ce processus. À ce propos, il faudrait évidemment prendre en compte les différentes approches d’une maison d’édition d’orientation libérale mais de politique éditoriale neutre comme les frères Baudouin d’une part et d’un royaliste affirmé comme le fils du marquis de Bouillé d’autre part. Pourtant, il convient d’insister sur cette conviction commune que Burckhardt décrivit comme un arrêt provisoire de la Révolution française à l’époque de la Restauration – cette conviction de vouloir bannir la Révolution du présent et de la traiter en un objet du passé qui réunissait des différents acteurs autour d’une même question controversée de l’histoire contemporaine. Parce qu’on parlait à distance d’un même phénomène, parce qu’on le résumait dans une « affaire » particulière, on pouvait se retrouver, au-delà de tout différend, dans une même série de publications. Du point de vue d’aujourd’hui, il importe de prendre en considération ce « frein » dans le cours l’histoire de France depuis la fin du XVIIIe siècle. Vue de la revalorisation des monarchies du XIXe siècle dans la recherche historique actuelle31, les historiens de la Révolution seront bien avisés de concevoir l’époque de la Restauration comme une partie intégrante de l’histoire, toujours polémique, de la Révolution française.

NOTES

1. Allgemeine deutsche Real-Encyclopädie für die gebildeten Stände (Conversations-Lexikon). In zehn Bänden, Sechste Original-Auflage, Tome VI, Leipzig, F.A. Brockhaus, 1824, p. 296. Pour une analyse détaillée du contexte de publication voir Anna KARLA, Revolution als Zeitgeschichte. Memoiren der Französischen Revolution in der Restaurationszeit, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht (Bürgertum Neue Folge vol. 11), 2014. 2. Damien ZANONE, Écrire son temps. Les Mémoires en France de 1815 à 1848, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2006. 3. Mémoires sur l’affaire de Varennes : comprenant le mémoire inédit de M. le Marquis de Bouillé (comte Louis) ; deux relations également inédites de MM. les comtes de Raigecourt et de Damas ; celle de M. le Capitaine Deslon, et le précis historique de M. le Comte de Valory, Paris, Baudouin Frères, 1823. 4. Voir Anna K ARLA, « Éditer la Révolution sous la Restauration : La collection ‘Barrière et Berville’« , dans Sophie Wahnich (dir.), Histoire d’un trésor perdu. Transmettre la Révolution française, Paris, Les prairies ordinaires, 2013, p. 129–148. 5. Claude-Antoine-Gabriel duc de CHOISEUL, Relation du départ de Louis XVI, le 20 juin 1791 : écrite en août 1791, dans la prison de la Haute Cour Nationale d’Orléans ; et extraites de ses mémoires inédits, Paris, Baudouin Frères, 1822, p. 2. 6. AN, F/18 (II)/10, Année 1823. Pour une orientation sur les chiffres de tirage au XIXe siècle voir Henri-Jean MARTIN, Roger CHARTIER (dir.), Le temps des éditeurs. Du Romantisme à la Belle Époque, Paris, Promodis (Histoire de l’édition française 3), 1985, p. 22. 7. Voir François-Claude-Amour marquis de BOUILLÉ, Mémoires du marquis de Bouillé, lieutenant général des armées du roi, chevalier de ses ordres, gouverneur de Douai, membre des deux Assemblées des

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notables, et général en chef de l’armée de Meuse, Sarre et Moselle. Avec une notice sur sa vie, des notes et des éclaircissemens historiques par Berville et Barrière, Paris, Baudouin Frères, 1821, p. 159. 8. Voir Ibid., p. XVIII. 9. Claude-Antoine-Gabriel duc de CHOISEUL, Relation du départ de Louis XVI, le 20 juin …, op.cit., p. III. 10. Ibidem. 11. Ibidem. 12. Mémoires sur l’affaire de Varennes : comprenant le mémoire inédit de M. le Marquis de Bouillé…, op.cit., p. 14. 13. Pour une approche sociologique à la figure du témoin voir Renaud DULONG, Le témoin oculaire, Paris, Édition de l’EHESS, 1989 ; Sibylle SCHMIDT, Sybille KRÄMER, Ramon VOGES (dir.), Politik der Zeugenschaft. Zur Kritik einer Wissenspraxis, Bielefeld, Transcript, 2011, p. 11 et suivantes. 14. Charles-Élie marquis de FERRIÈRES, Mémoires du marquis de Ferrières. Avec une notice sur sa vie, des notes et des éclaircissemens historiques par Berville et Barrière, 3 vol. , Paris, Baudouin Frères, 1821, vol. II, p. 349 et 359. 15. François baron de GOGUELAT, Mémoires de M. le baron de Goguelat, lieutenant-général, sur les événemens relatifs au voyage de Louis XVI à Varennes : suivi d’un précis des tentatives qui ont été faites pour arracher la reine à la captivité du Temple, Paris, Baudouin Frères, 1823. 16. Claude-Antoine-Gabriel duc de Choiseul, À Messieurs les éditeurs de la Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française, par le duc de Choiseul (20.05.1823) ; Réponse de M. le marquis de Bouillé (01.06.1823), Paris, J. Tastu, 1823. 17. Jeanne Louise Henriette CAMPAN, Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France et de Navarre ; suivis des anecdotes historiques sur les règnes de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI, 3 vol. , Paris, Baudouin Frères, Seconde édition, 1822, vol. II, p. 146 et suivantes. 18. François-Claude-Amour marquis de BOUILLÉ, Mémoires du marquis de Bouillé, op.cit., p. 379. 19. Voir Anna KARLA, Revolution als Zeitgeschichte. Memoiren der Französischen Revolution in der Restaurationszeit, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht (Bürgertum Neue Folge vol. 11), 2014, p. 277–281. 20. Claude-Antoine-Gabriel duc de CHOISEUL, Relation du départ de Louis XVI, le 20 juin …, op.cit., p. 4. 21. Voir Journal des Débats, 04 décembre 1823, p. 4. 22. Journal des Débats, 03 février 1823, p. 3. 23. Tablettes universelles, 52e livraison, 29 novembre 1823, p. 284. 24. Ibidem. 25. Ibid., p. 285. 26. Journal des Débats, 21 juin 1823, p. 3. 27. Voir Timothy TACKETT, When the King Took Flight, Cambridge/Massachusetts, Havard University Press, 2003; Mona OZOUF, Varennes. La mort de la royauté, 21 juin 1791, Paris, Gallimard, 2005 ; Mona, OZOUF, « Varennes », dans François Furet,Mona Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p. 175-184. 28. Wolfgang HARDTWIG et alii (dir.), Jacob Burckhardt. Geschichte des Revolutionszeitalters, München, Beck (Jacob-Burckhardt-Werke vol. 28), 2009, p. 14 et suivantes. 29. Voir Françoise PARENT-LARDEUR, Lire à Paris au temps de Balzac. Les cabinet de lecture à Paris 1815-1830, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999. 30. Claude-Antoine-Gabriel duc de CHOISEUL, Relation du départ de Louis XVI, le 20 juin …, op.cit., p. 4. 31. Voir par exemple Francis DÉMIER, La France de la Restauration (1814–1830). L’impossible retour du passé, Paris, Gallimard, 2012, p. 11.

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RÉSUMÉS

La « Fuite de Varennes » compte parmi les événements-clés de la Révolution française. La berline royale, Drouet et Sainte-Menehould font partie de l’imaginaire populaire. Mais quant au déroulement exact de la journée, plusieurs témoins ne prennent position qu’à l’époque de la Restauration. Par la publication des « Mémoires sur l’affaire de Varennes », les frères Baudouin, éditeurs de la volumineuse Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française, lancèrent ce débat. La discussion déclenchée sur « Varennes » démontre l’impact de l’entreprise éditoriale sur l’historicisation de la Révolution, elle souligne l’influence des témoins sur l’un de ses topoi et elle permet de réfléchir sur le rôle de la presse dans la difficile quête de vérité en histoire contemporaine. Au lieu d’« obscurcir l’événement » (Mona Ozouf), les Mémoires invitent ainsi les historiens de la Révolution à évaluer la Restauration comme une période cruciale de la constitution de l’événement révolutionnaire.

The “flight to Varennes” is known as a key-episode of the French Revolution. The royal family’s coach, Drouet and the village of Sainte-Menehould play an essential role in the popular imagination of the revolution. Several eyewitnesses, however, shared their memories of the event only three decades later–during the period of restoration. By editing the “Mémoires sur l’affaire de Varennes” in 1823, the Parisian publisher Baudouin Frères initiated a public debate on what had actually happened in June 1791. This controversy shows to what extent editors and journalists contributed to historicising of the French Revolution. Most importantly, it highlights the eyewitnesses’ role in shaping a topos of the revolution. Instead of “occulting the event” (Mona Ozouf), the Memoirs invite today’s historians of the French Revolution to reconsider the restoration as a crucial period for the constitution of the revolutionary event.

AUTEUR

ANNA KARLA Universität zu Köln

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« Les hommes ne meurent pas libres et égaux… » ou la face cachée des tableaux du Ier prairial en 1830

Pierre Serna

1 En 1880 paraît une gravure à l’eau-forte et au burin par Félix Bracquemond, dont le titre est « Boissy d’Anglas présidant la convention le 1er prairial an III, d’après Eugène Delacroix1. » Cette gravure, reprenant un épisode fort connu de la Révolution ne va pas peu contribuer à rendre célèbre son auteur. Elle fut diffusée à plusieurs milliers d’exemplaires dans un format de 54 cm sur 41 cm qui en faisait une pièce de choix, sur un mur, représentant une scène somme toute lugubre. Dans des noirs et blancs tranchés, un homme salue la tête d’un autre homme plantée sur une pique, le cou sanguinolent, une houle de corps gris les enveloppant dans la pénombre…

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Félix BRACQUEMOND d’après Delacroix, Boissy d’Anglas saluant la tête du député Féraud

© Coll. Musée de la Révolution française / Domaine de Vizille, Eau forte, 502 x 676 mm, Inv. MRF 1995.26

2 Les faits basiques de cette journée sont connus et constituent un moment incontournable de toute histoire canonique de la Révolution depuis que Thiers et Mignet en ont fixé les grandes lignes narratives, déclinées de bien des manières différentes depuis lors, mais jamais réellement remises en cause par une nouvelle restitution, encore à proposer de la journée2. Plantons les faits décrits le plus rapidement possible pour y revenir ensuite, afin d’expliquer tel ou tel détail du tableau. Au sortir d’un hiver épouvantable, le peuple parisien durement éprouvé par tant de privations et rendu irritable par la politique économique et sociale de la Convention thermidorienne, qui déconstruit toute la politique d’assistance de contrôle des prix et des salaires mise en place l’année précédente, manifeste deux fois sa colère. La première fois, le 12 germinal an III (2 avril 1795), la foule envahit la Convention de façon pacifique aux cris de « Du pain et la constitution de 933. » Un mois plus tard, dans un contexte social qui n’a cessé de se dégrader, le 1er prairial (20 mai), le désespoir populaire se manifeste de façon bien plus brutale et cette fois, la foule arrivant du faubourg Saint-Antoine, décide d’en découdre lorsqu’elle comprend que l’on veut l’empêcher de s’exprimer à la barre de l’Assemblée nationale. Qu’à cela ne tienne, les insurgés parviennent à lire L’insurrection du Peuple pour obtenir du pain et conquérir ses droits, pamphlet repéré par les mouches de police depuis le 30 floréal (19 mai 1795), rappelant inlassablement la mise en place de la Constitution votée par cette même assemblée nationale en juin 1793. La tension parvenue à son comble, Augustin de Kervelegan, député du Finistère, tentant d’empêcher des personnes de s’approcher de la tribune, est blessé d’un coup de sabre au pied de l’estrade. Il parvient néanmoins à sortir de la salle et à réunir les bataillons qui, la nuit venue, se chargeront de chasser les insurgés. Depuis le matin, plusieurs altercations ont eu lieu entre députés et simples

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citoyens manifestants. Alors que des représentants tentent de fermer la salle, un mouvement de foule s’y oppose. Au cours de l’échauffourée qui s’en suit, le député Féraud, représentant des Hautes-Pyrénées se trouve bousculé, renversé, puis finalement tué4. L’enquête établit qu’un marchand de vin, Luc Boucher, lui aurait coupé la tête, avec son sabre et puis l’aurait jetée à la foule, avant d’être fichée sur une pique. Un serrurier, Jean Tinel, aurait été forcé de la promener dans la salle. Le trophée morbide est présenté au président de séance, Boissy d’Anglas, qui aurait, avec sang- froid, d’abord salué son collège décapité en se découvrant et ensuite fait face avec courage à la multitude violente5. N’abandonnant pas sa place, le président de la Convention tergiverse, refuse de faire passer aux votes les décrets demandés afin de soulager la faim des Parisiens en assurant une meilleure distribution du pain et un contrôle renforcé des denrées entrant dans la capitale. Surtout, en demeurant ferme à son poste, il empêche la dissolution de la Convention, et permet à la Garde nationale des beaux quartiers de se former pour chasser le soir même les émeutiers. Ce jour-là, les femmes jouent un rôle que nombre de témoins reconnaissent, ce qui n’est pas sans importance sur les conséquences de cette journée, comme la répression qui s’ensuivit, particulièrement ciblée contre les émeutières, le démontra6. La Garde nationale intervient vers 23 heures pour disperser dans un premier temps la foule. Dans un second temps, elle prête main-forte à l’organisation d’un authentique siège du faubourg rebelle, par le général Menou, fort de l’appui de 300 hommes de cavalerie, avec à leur tête Joachim Murat, appuyé par la jeunesse dorée. Les forces de l’ordre public exigent que tous les hommes des sections enfermées déposent les armes, et que soit remis le coupable de la décapitation7. Le 4 prairial (23 mai), l’affaire se termine par la défaite du faubourg. Les émeutiers du Premier Prairial se rendent et livrent leurs canons et leurs armes, la menace d’être privé de pain étant devenue insupportable. Concrètement, l’insurrection ayant duré trois jours, ne peut se limiter à la scène de tumulte dans l’assemblée et a dû laisser un souvenir cuisant à tous les responsables des affaires de l’État qui ont vu littéralement leur pouvoir vaciller de nouveau en une révolte qui a mal tourné pour le peuple, mais qui au moment de rouvrir le dossier aurait pu en toute objectivité renverser le pouvoir. La relecture du dossier laisse comprendre que le 1er prairial fut une journée authentiquement révolutionnaire et ratée à la fois. Le souvenir doit être bien présent dans l’esprit des hommes blanchis sous le harnais des épreuves et des changements de régimes, encore en 1830.

3 La reddition du faubourg se matérialise par la poursuite des mesures d’exception qui visent à faire taire et pour longtemps, le peuple de sans culottes des faubourgs parisiens, disparaissant littéralement de l’histoire politique jusqu’en…1830, où le tout récent ministre de l’intérieur, Guizot, décide durant l’été, de ressusciter le souvenir traumatique de la dernière apparition du peuple en colère, et celui de la résistance de l’ordre bourgeois incarné par le courage du président de la Convention et membre du comité de Salut public8. Ainsi le ministre propose aux artistes de peindre l’émeute populaire et son moment paroxystique dans la face du député mutilé et du président le saluant9 ? Pourquoi inviter les artistes à représenter les temps rudes de quasi guerre civile avec ses scènes sanglantes ? Sûrement, Guizot à la recherche de héros d’une économie politique libérale, pouvant s’inscrire dans une culture visuelle du geste héroïque, trouve dans ce drame, une occasion unique de suggérer la confrontation entre la foule violente et l’individu raisonnable, entre les prolétaires coupables et le bourgeois responsable10.

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4 Quelques semaines après les Trois Glorieuses, la légitimité de Louis Philippe accédant au pouvoir par accident, est encore à fonder parmi les élites gouvernantes et parmi les couches nombreuses qui accèdent au savoir et découvrent la politique. Qui est-il ? D’où vient-il et que fait-il ? Il s’agit pour ceux qui le soutiennent de construire une légitimé au roi bourgeois, une identité et une généalogie, le plongeant dans l’histoire de France, que la démocratisation des images peut proposer, soutenir, faire voir, et enfin naturaliser11. Conscient de ce déficit de crédibilité, le roi préoccupé de sa publicité, réfléchit longuement avant de fonder en 1837 le Musée de l’Histoire de France, dans lequel il place sa fameuse la galerie des batailles, au château de Versailles12. Non loin, une salle dite de 1830, présente l’image du roi prêtant serment à la Charte, avec les allégories de l’ordre et de la liberté de chaque côté. Le programme iconographique de cette occupation visuelle des lieux officiels concerne également les espaces publics, en une volonté avouée de construire un continuum visuel de la geste française, depuis la monarchie jusqu’à la Révolution, toutes deux réconciliées dans la gloire militaire, pacifiées dans le mixte réussi de la monarchie constitutionnelle13. Ce projet artistique et politique à la fois, a connu des formes préparatoires.

5 Ainsi, le 25 septembre 1830, de façon solennelle, l’État organise un concours dont l’intitulé est publié par le Moniteur universel14. Il s’agit de décorer la salle des Séances des députés ou Palais Bourbon, à l’aide d’un triptyque qui représenterait au centre, Louis Philippe prêtant le serment à la Charte constitutionnelle, le 9 aout 1830. De chaque côté, deux œuvres doivent illustrer le pouvoir législatif en majesté, lorsqu’il fut défendu contre l’arbitraire de la monarchie absolue et contre la sédition de l’émeute populaire, incarnés par un couple d’hommes « illustres15 ». Les deux champions choisis doivent incarner cette défense de la loi face à l’arbitraire du monarque autoritaire et au désordre de la foule anarchique. Le premier est le Mirabeau de la séance du 23 juin 1789, lorsque s’adressant au marquis de Dreux-Brézé, maître des cérémonies de Louis XVI, qui venait de dire son mécontentement aux députés réunis en Assemblée nationale, le député provençal prononça avec force : « Allez dire à votre maitre que nous sommes ici par l’ordre du peuple et nous n’en sortirons que par la puissance des baïonnettes16. » L’autre héros choisi était un personnage moins connu du plus grand nombre, mais grand constructeur de la bourgeoisie libérale dans ses fondements idéologiques, Boissy d’Anglas président de la Convention, presque par hasard au moment des faits, ayant succédé à deux défections dans la journée, et qui « salua la tête du député Féraud que les révoltés lui présentèrent, en le menaçant de lui faire subir le même sort17. » Pour Guizot, il fallait mettre sous les yeux des représentants, « La résistance au despotisme et la résistance à la sédition [qui] déterminent les limites des devoirs d’un député18. » Guizot en personne rédigea le règlement du concours et choisit les thèmes à illustrer. Ministre de l’ordre public et de la sécurité, il élabore un programme iconographique précis, en fonction d’un projet clairement identifié. Le nouveau pouvoir instauré par la révolution doit se tenir entre deux écueils, la Restauration et l’anarchie, en une politique du juste milieu. Le premier danger est incarné par le pouvoir arbitraire sous la forme du pouvoir absolu et sa pratique inhérente de saisie du pouvoir par le coup d’État ou l’intimidation du pouvoir législatif. Le second péril est l’insurrection de la multitude qui tente de mettre à bas les représentants au nom d’une démocratie, niant les vertus du pouvoir législatif. Dans chacun des cas, c’est explicitement le pouvoir des représentants de la nation qui est visé, ou plutôt des citoyens censitaires et, sa politique modérée et garante de la raison au pouvoir, incarnée par les députés-propriétaires. Entre le risque de despotisme et

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celui de l’anarchie, les vertus de courage, d’abnégation, de stoïcisme, de fermeté et de dignité, doivent incarner le message tout à fait explicite en trois images incitatrices, que les députés ont en permanence en face d’eux, pour s’en inspirer19.

6 Guizot rêve avec ses yeux d’amateur d’art, à une monarchie constitutionnelle en France, sur le modèle respectueux des libertés anglaises20. Le nouveau ministre de l’intérieur, avec nombre de ses contemporains imagine, espère, et finalement s’illusionne sur la possibilité en France de voir une monarchie libérale et parlementaire s’imposer comme la panacée de tous les problèmes légués par la Monarchie, la Révolution, la République et l’Empire21. Il tente de faire traduire dans les images, le pouvoir constituant de la loi et de sa sacralité, programme certes louable, à la condition de se demander qui et que représentent réellement les députés, comment est votée la loi, ce que le roi, puis les meneurs radicaux ou les militants populaires ne manquent pas de demander aux députés, depuis 1789 jusqu’en 1795, et au-delà22. Quant à Guizot, il demeure d’une farouche opposition au peuple souverain, et donc au suffrage élargi à tous les hommes, que le souvenir de la scène d’émeute doit conforter dans ses convictions, toujours davantage persuadé de l’impossibilité de traduire démocratiquement, par le suffrage élargi, la notion de souveraineté nationale23. L’histoire immédiate est devenue l’actualité. Là est l’illusion du concepteur du concours, qui s’accroche encore bien des années plus tard, à sa marotte libérale, soutenant que la France de Juillet 1830 « était décidée à ne pas subir les ordonnances de juillet, la France voulait une révolution qui ne fut pas révolutionnaire lui donnant, du même coup, l’ordre avec la liberté24. » Une révolution sans révolution… Le songe politique de Guizot se poursuit qui s’imaginait, par cette suggestion picturale, pouvoir démontrer aux députés et au roi, comment « se clôt dignement la série d’événements à laquelle nous devons nos garanties politiques25. »

7 Le concours se termina le 1er avril 1831. Le jury était composé de Guérin, Gros et Ingres. 26 concurrents participèrent à l’esquisse de Louis Philippe, 38 s’attelèrent au tribun d’Aix-en Provence et 53 à la scène d’insurrection, dont 13 furent présélectionnés26. C’est là un premier indice fort qui doit dire où est allée l’inspiration et l’imagination créatrice des peintres…

8 Cet article interroge non seulement la peinture comme média possible pour raconter l’histoire et rendre compte de la mémoire de la Révolution française, point seulement cantonnée dans les genres érudit ou littéraire, tels qu’ils se construisent progressivement, à partir des années 1820-1830. Il s’agit d’analyser la représentation d’un événement vieux de trente-cinq ans, ayant clos la première Révolution, au moment où la Révolution vient de se reproduire, mettant en percussion deux époques, au risque, pour ceux qui avaient convoqué le souvenir d’histoire, de provoquer d’autres révoltes, à venir. Cet article propose enfin une réflexion sur les façons d’utiliser et de manipuler l’histoire, pour conforter une représentation quasi falsifiée d’une domination sociale, construite sur l’oubli et le déni de la souffrance du plus grand nombre. Il en résulte un conflit : entre une vision bourgeoise et héroïsée par une pensée classique, et une transcription sociale et collective portée par une autre révolution esthétique.

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I. Quelques remarques de méthode

9 L’esquisse de Delacroix, réédité à la fin du siècle avec succès, fut rejetée sous le prétexte que l’effet provoqué était tel qu’il effaçait la vérité des faits, les auteurs devant se concentrer sur l’héroïsme du président de la Convention. L’argument renvoie tout de suite à ce que « l’on » veut voir et désire montrer : une vérité mise en image, une valeur peinte ou un symbole représenté ? Cette posture et ce choix du jury interroge l’historien : quelle vérité des faits est à privilégier ? L’héroïsme de Boissy d’Anglas : mais qui l’avait démontré et comment le prouver ? Et de quelle authenticité des faits l’on se fait le témoin pictural lorsqu’on tente de reproduire une émeute ? Que raconte une peinture d’histoire et comment lui accorder une valeur de récit historique27 ? Imagine-t-on que la saynète rococo de Fragonard sied mieux, avec ses deux chiens presque charmants, s’ils ne léchaient du sang, avec un enfant en angelot sans-culotte, au pied de l’estrade du président de la Convention et sa lumière d’automne romain, venant éclairer d’un jour artificiel la scène tragique ?

Antoine-Evariste FRAGONARD, Boissy d’Anglas saluant la tête de Féraud

© Coll. RMN-Grand Palais, RF1984-19, Thierry Ollivier28.

10 Pense-t-on concevoir que les drapés olympiens de Degeorge expriment mieux dans cette écriture de l’histoire par les pinceaux, l’intensité du drame romain qui se joue dans ce crépuscule de la participation populaire à la vie politique de la république ?

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Thomas DEGEORGE, Envahissement de la Convention le 1er prairial29

11 Que se joue-t-il d’autre dans le jury, dans ce refus de reconnaitre à Delacroix son talent, sinon un refus de regarder un réel (sûrement pas tout le réel) des faits précis de 1795 et des conditions mêmes d’organisation du concours ? Ainsi posée, l’histoire presque immédiate de la Révolution se trouve subitement articulée autour d’une double dynamique, dans un regard croisé et permanent, dans un va et vient, entre les faits du printemps 1795 et le concours de l’automne 1830, soit à 35 ans d’écart… entre les émeutes de deux révolutions, se concluant dans les deux cas par la confiscation du pouvoir au peuple, au nom de son incapacité à se diriger de façon calme, raisonnée et adulte. Que montrent les scènes d’émeute présentées ? Un événement de 1795 ou une impression (au sens littéral du terme) de révolution vécue quelques semaines auparavant en 1830 et encore dans tous les esprits30 ? Que montre l’audace de Delacroix ? L’impatience d’un jeune artiste insolent, secouant l’académisme de son temps, ou par cette audace approchant de ce dont rêve l’historien revenant de la lecture de ses manuscrits désincarnés… l’intuition du réel, la possibilité du vrai ? Cette gravure est-elle un récit immédiat de la puissance avortée de la Révolution de 1830, ou un récit différé, mais historique car fondé sur une recherche, d’un fils de Conventionnel31 ?

12 Comment, pour un historien, interroger ce concours et les dix tableaux réalisés d’après les esquisses et qui sont demeurés encore de cette première glane ? A plusieurs niveaux, ces esquisses de tableaux racontent une histoire, une partie de l’Histoire. Un premier niveau serait paradoxalement celui du repérage des erreurs à partir des connaissances de 2015. Ce travail permettrait de dater les tableaux, par leurs oublis, leurs anachronismes, les transformations que les auteurs de 1830 ont pu inconsciemment ou sciemment provoquer, par rapport aux documents que l’historien

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peut réunir, pour raconter avec le plus de précision cette journée, par entrecroisement de documents racontant la même scène32.

13 Un second niveau de lecture consisterait en une histoire factuelle de l’art qui permettrait un travail de contextualisation de la production de l’œuvre elle-même, dans le contexte des années 1830. Dans ce cas, l’historien peut chercher les récits, les ouvrages qui ont permis aux artistes de construire leurs documentations pour comprendre ce qu’ils voulaient représenter de cette journée par des choix assumés. Les esquisses inventent et cristallisent une histoire qui apparaît en filigrane dans les invariants de la scène, repris par chaque peintre, mais instillent aussi le doute, par les particularités que chacun introduit, selon sa sensibilité ou parce qu’il l’a réellement trouvé dans un document, que par définition l’artiste ne cite pas, la validité de la production ne se mesurant pas aux notes en bas de tableaux !... Contrairement à la page de l’historien.

14 Il existe enfin un troisième niveau, peut-être plus complexe, qui consiste à interroger le mode de représentation du passé : de quels outils mentaux, de quels documents extirpés du passé, de quels systèmes de représentation disposent les peintres pour représenter un événement vieux de trente-cinq ans33 ? L’étude se concentrerait alors sur la mutation de l’écriture de l’histoire dans ce tournant que constituent les années 1825-183534. Loin de ne représenter qu’une scène d’histoire, ces tableaux disent une révolution en marche, celle d’une sensibilité transformée par la violence de l’histoire et par la volonté de réinventer un regard politique sur l’art capable de rendre performative l’œuvre. En même temps que s’invente un récit d’histoire, des images se fabriquent, confirmant une grande mutation dans la perception du réel, conduisant à une révolution tout court, et dans le cas des tableaux, capables même de provoquer des troubles politiques à leurs tours35.

15 Afin de ne pas rendre cette étude trop longue, c’est cette troisième entrée qui sera privilégiée, sans être exclusive, dans l’étude de quelques esquisses ou représentations du 1er prairial.

16 L’ensemble de ces trois discours superposés, le passé rapporté des faits selon un choix rationnel des documents existant sur la décennie 1789-1799, le présent du mouvement esthétique pictural, influencé par l’actualité révolutionnaire, le passé composé de la représentation mentale en un moment de révolution artistique, tous trois peuvent être mis en perspective, afin de mieux saisir l’entremêlement de ces trois temporalités différentes36. Trois récits fusionnent en une seule toile, différente pour chaque peintre ; mais existe-t-il deux récits d’historiens identiques sur la journée du 1er prairial ? Pourtant, par le jeu de rapprochements, de citations visuelles, voire d’ « interpicturalité », comme l’on parle d’intertextualité, si le néologisme est permis, il apparaît que certains artistes ont eu à leur disposition les deux travaux artistiques les plus proches des événements du printemps 1795. Il existe en effet des images anciennes de l’émeute. Au salon qui suit l’émeute du 1er prairial, Joseph Ducreux expose un tableau représentant Boissy d’Anglas saluant la tête du député Féraud37.

17 Deux autres estampes ont pu être consultées par les artistes, l’une de la même année La tête de Féraud présentée à Boissy d’Anglas. L’autre plus célèbre, gravée par Helman en l’an V, dessinée par Charles Monnet est d’une grande puissance suggestive mais surtout d’une authentique richesse informative. Elle a de fait servi d’inspiration à plus d’une scène esquissée en 183038. De façon précise, Michael Marriman a pu décrire comment

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Vinchon et Delacroix avaient vu et utilisé de façon radicalement différente l’estampe gravée par Helman39.

Charles MONNET (inv.) et HELMAN (sculp), Journée du Ier prairial de l’an III. Ferraud, représentant du peuple assassiné dans la Convention nationale

© Coll. Musée de la Révolution française / Domaine de Vizille, Eau forte, 425 x 580 mm, An V, Inv. MRF 1989-62

18 Chaque tableau propose une fiction authentique, une projection angoissée vers le passé, produisant une vision possible de ce qui a pu se passer. En voulant exorciser un fantôme du passé, ou exalter le peuple en émeute, les peintres vont tellement bien matérialiser la peur du bourgeois au pouvoir, qu’une fois couronné, le tableau finalement vainqueur de Vinchon ne sera jamais exposé dans le Palais Bourbon40.

19 Si l’histoire n’était pas représentée avec une fidélité parfaite, l’effet provoqué par la représentation d’un événement historique risquait selon les autorités inquiètes d’inventer de l’histoire. Les tableaux réifiaient dans le présent, la possibilité de la révolte, par la peinture de la journée émeutière passée, pure valeur performative picturale : ou lorsque peindre l’histoire, c’est provoquer l’histoire. La révolte des Canuts à Lyon en novembre 1831, l’épisode des barricades de Paris en juin 1832, avaient fini par convaincre de la pédagogie possiblement subversive des tableaux à ne pas mettre sous les yeux de n’importe qui. 1795 risquait de rappeler la force du peuple et non son désordre, la puissance de la foule en colère et non l’héroïsme ambigu du député silencieux et pétrifié devant le macabre trophée41

20 En outre, le programme idéologique de ce concours est plus complexe qu’on ne l’a présenté, car s’il émane d’une volonté clairement exprimée de rendre l’ordre, la justice et en fin de compte la morale bourgeoise visibles, il se fonde sur un message contradictoire, au moins brouillé. Certes Mirabeau fut d’un grand courage le

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23 juin 1789, mais est-il le juste, probe et honnête défenseur dont il faut faire le parangon des vertus d’un régime nouveau ? Il défendit certes la monarchie constitutionnelle mais pour quel profit ? Comment se termina-t-elle ?... Par l’échec de Varennes et la République. Plus tard la mémoire du tribun fut vouée aux gémonies et sa dépouille humiliée, fut jetée à la fosse commune. Prairial an III à l’autre extrémité ? Pourquoi ne pas choisir celui qui fit don de sa vie pour sauver la représentation ? Pourquoi ne pas suivre les députés qui, comme Louvet rendirent un vibrant hommage à Ferraud et non à Boissy le 14 prairial an III ? Le choix de Guizot interroge. Certes, Boissy d’Anglas demeura calme ce jour-là, ce qui le fit passer pour courageux, mais à quel prix la Convention fut-elle sauvée42 ? Au prix de la répression ouvrière la plus importante de la décennie et d’une violence policière qui disait à elle seule la contradiction du projet d’un système libéral pacifié43. A ce prix effectivement, la fiction d’un ordre législatif pouvait régner dans l’hémicycle, comme deux belles images, mais quels députés en auraient été dupes si le programme avait été réalisé jusqu’à son achèvement ?

II. Que peut voir un historien de l’histoire du 1er prairial dans les tableaux du concours ?

21 Les projets de toile mis côte à côte, tout un univers fantasmé de la représentation du peuple, se laisse découvrir pour les contemporains de 1830. Le style de ces peintres affirme un moment entre romantisme et art troubadour, où l’héritage de l’académisme davidien demeure encore bien vif44. L’étude ne peut porter ici que sur quelques cas particulièrement révélateurs du traitement de l’histoire récente par les pinceaux de 1830. Vinchon se voit décerner la palme du concours. Le tableau qui l’emporte représente à sa façon la quintessence de la scène de genre historique. Sans réelle unité narrative, l’esquisse se construit autour d’un coup de théâtre, jamais avéré historiquement, et non repris par les autres participants, venant soudainement dramatiser la scène et qui dit la volonté manifeste du jury dans sa recherche du spectaculaire, hors contexte historique. En effet, comme si la dimension tragique n’était pas amplement évidente à tous, Vinchon présente un homme qui vient détacher la tête de la pique pour la présenter à Boissy, la tenant par les cheveux, rajoutant à la violence de la scène. La sauvagerie brutale du militant sans-culotte est signifiée, dans le renforcement de l’ethno-type social du parisien laborieux et dangereux. Il faut reconnaitre également que ce fait, bien que non rapporté dans les récits qui soulignent dans leur ensemble une tête sur une pique, a pu se dérouler de cette façon… L’imagination du peintre dirait la vérité, sans que l’on puisse le prouver. A moins que selon un procédé fictionnel, mais reprenant des gestes s’étant déroulés réellement, le peintre ait lié le moment précédent où Boucher doit bien se saisir de la tête pour la planter sur la pique, et le moment suivant où la tête est présentée, en un raccourci esthétique vrai-faux. Certes le sang répandu ou coulant est épargné au spectateur, mais par cette fantomatique tenue de la tête par les cheveux, l’imaginaire du spectateur est sollicité et renvoie autant au début du spiritisme qu’à la violence de l’épisode révolutionnaire, entre fantastique et souvenir enfoui de la tête de Louis XVI présentée au peuple45.

22 Un face à face s’invente, entre deux personnages dont le plus expressif est le trépassé manifestement, regardant le président, plus mort que vif, comme abasourdi et resté collé à son siège, là où l’un des impératifs consistait à le représenter debout pour

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l’ultime hommage. Boissy d’Anglas est présenté avec un visage d’une pâleur cadavérique, comme tétanisé par le spectacle, en un portrait vériste et qui a peut-être contribué à la victoire. C’est là un autre coup d’éclat du tableau que les autres auteurs ne répètent pas.

Jean-Baptiste VINCHON, Boissy d’Anglas à la séance du 1er prairial an III

1835, Mairie d’Annonay, Salle Boissy d’Anglas46

23 Le reste du tableau est une composition d’anecdotes historiques, emboitées les unes dans les autres, depuis la représentation de cette femme qui répond au nom d’Aspasie, qui aurait tranché la tête avec le couteau qu’elle tient d’une main, rouge du sang du député47. Ce ne serait donc plus le dénommé Boucher qui aurait commis l’acte sacrilège ? Le vrai nom de cette femme est Charlotte Carlemigelli, connue pour l’interrogatoire qu’elle subit le 3 prairial48. Vinchon a-t-il lu sa notice biographique parue 4 ans plus tôt dans la biographie universelle et portative de Rabbe, qui en dresse le portrait littéralement épouvantable d’une femme qui a cherché plusieurs fois à se rendre chez Boissy d’Anglas avant la journée d’émeute, pour le tuer, qui a fracassé la tête de Féraud avec ses galoches une fois que le député, ayant reçu un coup de feu dans l’épaule, fût tombé à terre. A la suite de quoi, elle se serait précipitée sur le député Camboulas pour tenter, en vain, de le poignarder49. A elle seule, elle représente le motif de l’insurrection, brandissant dans l’autre main le drapeau de la France avec la phrase fédératrice de l’énergie populaire, désormais à combattre : « Du pain et la constitution de 1793. » A ses pieds, un homme semble vouloir freiner son mouvement. C’est l’officier Mailly qui a tenté de s’interposer entre la foule et le député une première fois, mais qui n’a pas pu empêcher l’assassinat de Féraud. Lui fut seulement blessé dans l’assaut. Qui sont ces hommes de main qui entourent la femme Aspasie ? Des figures anthropologiques. Plus que des hommes, des figures de masculinité : affublées de mollets musculeux, avec leurs chemises évidemment ouvertes sur leurs pectoraux50. Pourtant, fine observation du personnel politisé de la sans-culotterie de l’an III, ces hommes ne sont pas de jeunes écervelés mais des hommes déjà mûrs, marqués par des calvities prononcées, ne présentant dans leur physionomie, rien de troubadour ou de romantique. Avec leur barbe déjà grisonnante, cet échantillon du peuple des hommes en révolution (soit six hommes autour du bureau du président ou en contrebas), ne donnent pas l’impression de jeunes vindicatifs ou énervés mais correspondent sûrement à la sociographie des émeutiers tels qu’Albert Soboul, puis Kare Tonesson les a dépeints dressant le portrait des sans-culottes de Paris et donnant raison au peintre

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Vinchon. Ce sont des hommes faits, pères de familles, artisans implantés au faubourg Saint-Antoine ou Saint-Marcel, exaspérés par la cherté et la dureté des conditions de vie qui ne cessent de se dégrader à ce moment de déconstruction brutale de toute la politique du maximum… Au fond, une sociologie parisienne s’est construite qui se reconnaît jusqu’au milieu du XIXe siècle. Ce sont leurs enfants que les peintres ont pu observer dans le Paris des immeubles d’artisans et de « l’associationisme » républicain. Peu de jeunes sont là51.

Pierre-Jules JOLLIVET, Boissy d’Anglas saluant la tête du député Féraud, le Ier prairial an III

1831,© Saint-Quentin, Musée Antoine Lécuyer (Aisne), Cliché Gérard Dufrêne

24 Par-delà la liberté prise avec l’histoire dans le geste brutal de saisir la tête coupée par les cheveux, la scène est-elle si violente, si subversive que cela ? Des débordements çà et là certes, dus à quelques éléments incontrôlables. Un pistolet est pointé sur le président par un homme, armé d’un sabre dans l’autre main. Focales de violences indiscutables. Pourtant, le reste de la scène demeure dans l’obscurité des spectateurs, comme dans une pièce de théâtre52. Au fond des gradins de la Convention, un groupe identifié comme des diplomates étrangers, assiste à la scène. Ils incarnent à n’en pas douter une opinion publique ou des couronnes européennes forcément inquiètes, au moment de signer les premiers traités de paix à Bâles ou La Haye, signifiant la reconnaissance et l’indépendance de la République française. Quelle philosophie de l’histoire dans cette esquisse historique ? Est-ce bien le peuple qui agit dans ce tableau ou bien n’est-il pas agi par des forces obscures, que le peintre-historien sans le savoir, sans le vouloir, consciemment ou inconsciemment, représente, ou revoit peut être en pensant par exemple à la célèbre représentation de Gérard ou de Bertaud figurant le peuple le 10 août dans la Convention ? Philippe Bordes note bien le sens du message de Gérard, différent mais utile à comprendre les citoyens en colère de 1795-1830 : « le

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peuple viole l’enceinte sacrée de la loi, mais les insurgés qui foulent aux pieds les attributs de la monarchie s’arrêtent aux marches de l’estrade où siège l’autorité législative53. »

25 Que représente Vinchon si ce n’est un vérisme où tout est parfait, et qui n’exprime rien d’autre que la réduction de l’émeute à la collecte d’anecdotes emboitées ? Le réalisme qui se dégage de la scène, parfait techniquement, à ce titre justement, fait le jeu de la réaction politique et du conservatisme social : l’émeute est réduite à un assassinat présenté comme une académie. La question se pose donc sur la finalité de la représentation qui ne trahit point ce qui a dû probablement se passer mais qui en transforme le sens politique. L’effet est d’autant plus puissant que la peinture est un récit « immédiat », contrairement à la médiation de la lecture, la temporalité qu’elle exige, et la dialectique qu’elle impose entre le texte produit, le texte lu, et l’intégration du sens. La peinture dans ce cas, constitue une histoire doublement immédiate, rapprochée dans le temps des faits décrits, elle provoque à l’instant de son observation, une impression, une émotion qui représente son sens même, encore davantage dans la représentation d’une scène violente, d’où la responsabilité d’historien-artiste du peintre. Cela revient à se demander si la recherche de réalisme d’un Vinchon avec ses détails véridiques rend compte de la vérité d’un moment ? Sûrement pas pour les observateurs, et Gustace Planche, défenseur des romantiques, critique le jury et sa décision de couronner un « tableau irréprochable sous tous les rapports, mais détestable, mais nulle, mais honteuse pour l’école qui les produit, honteuse pour l’autorité qui les accepte et qui les demande54. »

26 Deux autres histoires sont possibles dans ce tableau. Une ligne oblique qui va de l’extrémité en bas à gauche à l’extrémité en haut à droite en passant par la tête de Féraud, confère au tableau une double dimension de scoop historique et d’enquête subliminale. Dans ce cas, peindre la situation est la rendre vraisemblable, possible, véridique même. Qui a tué Féraud ? Est-ce le peuple qui ne semble pas si effrayant que toute une littérature tente de le dépeindre dans sa brutalité, voire sa bestialité ? Ne serait-ce pas le comploteur, l’intriguant, le traître étranger, l’aristocrate caché, l’espion anglais, le fauteur de trouble, celui qui fomente la guerre civile entre le peuple et les députés ? Celui-là donne de l’argent au premier plan, visible et invisible à la fois. Le vrai de cette assertion picturale est de fait impossible à prouver, à l’instar de toutes les rumeurs qui n’ont pas manqué de fleurir lors de chaque explosion de violence depuis 1789, impliquant tel ou tel citoyen mieux mis que les autres et distribuant ici ou là des bourses pour fomenter la sédition. Cette situation peinte reproduit et renforce la scène connue et rabâchée depuis la Grande Peur55. Par ignorance inhérente ou par simple probité, le peuple ne serait pas capable de lui-même d’organiser une émeute de cette importance. Il faut donc que des forces, comme celles qui l’agitent depuis les journées d’octobre 1789, l’aient poussé à commettre l’irréparable56. Là est le coupable de la guerre civile qui gronde entre les deux France opposées, et la peinture fait mieux qu’écrire l’histoire. En la mettant en scène, elle démasque les ennemis…

27 Or, qui peut ignorer en 1830 que le père de Louis-Philippe, à tort ou à raison, a été dénoncé moult fois comme cet homme-là, instigateur, contre argent sonnant, de tous les troubles du début de la Révolution, à commencer par les journées autrement plus sanglantes de l’Affaire Réveillon57. Comment apprécier le niveau de critique assumée par Vinchon, dans cette toile qui superpose trois histoires, celle de la suspicion qui pèse sur le père du souverain d’avoir corrompu le début de la Révolution, celle d’une émeute

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qui oscille entre sauvagerie unique et bonhomie tranquille, et celle d’un moment de l’histoire de la peinture s’inscrivant dans l’histoire immédiate du bouleversement artistique des années 1830-1840 ? L’autre message tient dans cette boule de lumière qui reste accrochée à sa tige et qui surmonte toute la scène en une belle hauteur intouchable mais qui éclaire la scène. La lumière fut l’origine de la Révolution et le demeure même dans la scène de violence. L’ensemble pourtant manque singulièrement d’unité, mais demeure assez consensuel pour être montré dans l’assemblée, ni trop sanglant, ni trop édulcoré. Les critiques de l’époque n’apprécièrent pas l’ambiance émanant du tableau et notèrent plutôt son côté ignoble au moment de représenter le peuple en haillons et assoiffé de sang.

28 Ainsi les tableaux de Court et de Vinchon sont décriés par la presse progressiste comme une insulte au peuple qu’il présente comme un objet de foire et comme de vils outils de propagande du pouvoir au moment où le peuple se fait de nouveau massacrer58. En effet, entre le moment où le concours est annoncé d’abord, le rendu des esquisses ensuite, le verdict et la réalisation des toiles en 1834 enfin, le paysage politique a totalement changé et désormais le présent de la révolte a rencontré le passé de la Révolution59. Les journalistes qui masquent à peine leur républicanisme, fulminent contre cette représentation qui fait passer « la révolution si grande en son principe, dans ses événements, dans ses conséquences, telle une horrible saturnale60. » La critique républicaine éreinte Vinchon, l’attaquant au moment de présenter un peuple en guenilles, les pères et les mères de ceux qui avaient combattu en 183061. Le Boissy d’Anglas d’un autre concurrent, Court, fut montré au salon puis à Lyon en 1834 et à Nantes en 1835 ; ce qui ne manqua pas d’irriter la presse d’opposition, notant que là où les ouvriers se soulevaient, le tableau passait pour stigmatiser la violence de la foule et son ingratitude, et en même temps la victoire finale des honnêtes gens. L’histoire éclairait le présent pour le plus grand soulagement des notables, se dotant des outils visuels, permettant d’essentialiser la violence populaire et regardant dans la peinture- reportage du 1er prairial, la généalogie de la violence inhérente de la foule. La Revue Républicaine finit par dénoncer cette reconstruction visuelle de la Révolution, réduisant la grande décennie, à « la terreur, à l’anarchie, à la proscription et à l’échafaud62. » Pourtant advint ce que n’avait pas prévu Guizot : le 1er prairial n’était plus l’histoire passée et l’image synthétique de la violence populaire, mais une révolte compréhensible dans le contexte de pénurie et de grave crise de subsistance et de restriction de liberté. Les tableaux ne racontaient pas le passé et l’un de ses multiples obstacles avant que l’évidence de la liberté et de son avènement ne s’impose en 1830. Le temps se retournait et les peintres historiens devenaient artistes visionnaires devinant le futur des révoltes sur le point d’éclater ou éclatant. La leçon d’histoire immédiate en images se transforme en fiction annonciatrice de l’avenir. La Révolte de Prairial brûle d’actualité : 1831, 1832 1834, répètent de façon lugubre les répressions d’émeutes ouvrières, parisiennes, lyonnaises qui suivirent la révolte désespérée du printemps 1795, en un retour de l’histoire angoissant pour la toute puissante bourgeoisie qui n’en aurait jamais fini avec la canaille, de chair et de sang, de toile et d’huile. Tout à coup, le sens de la monstration des tableaux s’inverse.

29 Les tableaux réveillent, s’il en était besoin, le feu de la lutte des classes. Ils illustrent, à partir de 1831, le présent de la montée de la colère sociale. Ils concrétisent ce qu’il faut bien appeler une forme de lutte des classes, et précèdent l’organisation de l’appareil militaire le plus brutal qui soit contre les émeutiers, par exemple celui de la troupe aguerrie à la conquête brutale de l’Algérie, envoyée faire la police dans la rue

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Transnonain63. Tant est si bien que lorsque le tableau de Vinchon est terminé, une fois la commande passée en guise de récompense au lauréat, le réel rattrape Guizot. Là où le nouveau ministre espérait terminer l’histoire en gravant, en exorcisant, et en cristallisant la violence de l’émeute populacière dans le passé, voilà que le tableau fini en 1834, devient littéralement « immontrable », imprésentable, « inexposable » (si le néologisme est permis). Un rapport d’administration note à cette époque que l’on ne doit pas le dévoiler « à cause des sanglants épisodes qu’il renferme64. » Insultant pour les républicains, le tableau n’est plus politiquement correct pour le pouvoir, et Louis- Philippe se fait une joie de l’offrir au maire d’Annonay pour qu’il l’emporte le plus loin possible des grands centres urbains, et des yeux cherchant des exemples à reproduire… Où il se trouve encore aujourd’hui65. Encore faut-il préciser que Vinchon avait gagné car sa vision semblait éloignée d’une violence outrée.

III. L’histoire au présent ou les femmes omni-présentes

Félix AUVRAY, François Boissy d’Anglas salue la tête du Député Féraud à la Convention, 183066

30 Que dire et que voir dans le tableau de l’homme jeune, Félix Auvray (1800-1833), qui peint à 30 ans une des esquisses les plus sidérantes qui nous soient parvenus, sans qu’elle n’ait été rtnu par le jury ? L’émeute du 1er prairial s’impose clairement dans sa vision comme une émeute de femmes, entre amazones et tricoteuses, militantes et poissardes, entre jeunes demoiselles nubiles et femmes mûres, façon 183067. Le tableau ne met pas tant en valeur un Boissy d’Anglas héroïque que de façon marginale dans une meute hystérique. Les femmes prennent le pouvoir aux hommes68.

31 Le délire masculiniste du jeune peintre déborde partout, dans les fesses de la Vénus callipyge des faubourgs que les plis bruns de la robe masquent à peine. Elle agrippe au collet un député qui ressemble davantage à un Merveilleux, qu’à un austère législateur

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romain. L’exagération de la vision masculine saute aux yeux dans la vieille harpie qui harangue de la tribune le reste de la foule, dans cette jeune femme mutine devant un homme séduisant, sur l’épaule duquel elle a posé sa main. A bien regarder le tableau il ne respecte pas vraiment les codes de la pudeur ou de la sensibilité tout en retenue qu’une bourgeoisie prude développe au même moment69. Le plus extravagant est à venir avec ces deux femmes aux seins découverts, l’une porte un enfant, sein de mère, non point sein de femme séduisante, dont l’observateur se demande pourtant par quelle pulsion, l’artiste a voulu représenter l’allaitement en ce moment de drame intense. L’autre femme, actrice du drame et moteur de la scène, constitue le cœur du tableau. Elle tient la pique, devenue une hallebarde, au plus près de la tête du député décapité. Concrètement, de sa position, elle ne peut que recevoir le sang de la tête coupée. De l’autre main, elle tend un point vengeur vers Boissy d’Anglas. Brutalement érotique, elle a une robe jaune qui irradie sur toute la toile, largement ouverte sur un sein jeune qui montre un téton parfait. Sa chemise blanche dépoitraillée, dessine le contour des bras et des épaules. Un foulard rouge, symbole de passion et de colère enserre ses cheveux. Elle est l’héroïne de ce tableau, allégorie républicaine par excellence ? La femme furieuse devient la protagoniste de la scène. L’historien écrira bientôt si elle joue la comédie ou bien si elle a de sérieuses raisons de manifester son ire. Au-dessus d’elle, Boissy d’Anglas n’est plus qu’un ectoplasme qu’on a rajeuni de 20 ans (il a trente-neuf ans en 1795), une sorte de petit monsieur, contrit, qui regarde avec une mine de chien battu la tête ensanglanté devant lui. Cette tête de mort lui ressemble étrangement dans sa dimension d’homme éphèbe (Féraud a pourtant 36 ans lors de sa mort), éphémère. Deux hommes épouvantés, effarouchés, sont enfoncés dans leur fauteuil, derrière Boissy d’Anglas, comme atterrés. L’un reste bouche-bée pour l’éternité dans son visage d’ange asexué et horrifié. L’autre serre les poings, en demeurant immobile. Les hommes, discrètement élégants à moins qu’ils ne soient subtilement efféminés, semblent renversés, soudain impuissants, comme émasculés par l’émeute des femmes, saisis dans leur effroi70. Le seul à tenir son rang de mâle, semble- t-il, est le coq sculpté en bois doré derrière Boissy, annonçant derrière lui, la série de symboles inviolés de la République française ayant puisé dans l’arsenal romain.

32 Une sensualité quasi animale émane de ce tableau aux couleurs chaudes. Rouges, jaunes, blancs éclatent en une focale sur la scène centrale, éblouissante de beauté féminine. Un chien qui n’a rien de comparable avec les autres roquets des tableaux concurrents, notamment les deux chiens ridicules du rococoïste Fragonnard, menacent et grondent. C’est manifestement un matin de garde, un chien de combat que son maitre ne retient qu’à peine. On distingue des hommes armés au fond. Ont-ils des piques et des fusils ? Un homme quasiment torse nu à son tour, pistolet à la ceinture, sabre au clair, menace l’assistance. Les députés sont rangés, assis, et pour la première fois bien distincts. Passifs, ils sont alignés comme des oignons serrés, hagards, estomaqués, comme stupéfaits par ce qui arrive. Ici et là des visages, sortis d’un album de physiognomonie de Lavater, empruntés aux visages animaux de Lebrun bien connus des peintres de cette époque71. Des yeux sombres enfoncés dans des faces claires. Le monde à l’envers : les femmes au pouvoir. Qu’a pu voir le jury dans cette esquisse de tableau ? Le fantasme pictural d’un jeune peintre dans toute la force de sa virilité débutante ? Un tableau ambigu, entre attirance forte pour la gente féminine et peinture des clichés stigmatisant de façon toute classique les femmes72 ? Un tableau contre les femmes ? Les peignant telles des furies73 ? A leur propos, le peintre sait-il ce que l’historien ne peut ignorer ? Il est temps de parler de l’hiver 1795, le plus redoutable de

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la décennie révolutionnaire, le second hiver le plus rigoureux après le grand hiver de 1709-1710. Paris sous la neige, Paris sans bois de chauffage, Paris gelé, sans nourriture, sans ressources. Le marché des denrées de subsistances se voit dérégulé par celui que l’on appelle « Boissy-famine » car il s’occupe des subsistances et de fait se voit responsable du bon approvisionnement de la capitale, le contraire dans les faits. L’inflation étrangle les plus faibles74… La police débordée n’arrive plus à tenir le compte des suicidés de désespoir, des jeunes femmes qui se jettent dans des trous d’eau glacée avec leurs enfants dans les bras. Il revient à Richard Cobb d’avoir décrit cette misère dans la mort banale de toute une jeunesse fauchée par l’indigence, d’adultes crevant littéralement de froid, de familles transies des journées entières, jusqu’à la maladie et la mort, comme le destin de la fille de Babeuf va l’incarner, expliquant par là même que la position du père n’est point seulement idéalisme utopique, mais rage et tristesse réalistes et révoltées. Les émeutes de germinal et de prairial ne sont pas, seulement, le fruit d’une maturation politique, mais le résultat d’une détresse sociale, d’une misère sans fond que le peuple parisien subit75. Ces femmes ne sont pas rendues hystériques sous l’effet d’une rage lubrique venue de leur constitution génétique, selon le discours médical de l’époque. Elles sont animées d’une colère salutaire et compréhensible76. La Convention ne s’y trompe pas qui va prendre des mesures spéciales contre les femmes parisiennes à la suite de l’émeute. Elles sont exclues des débats de la représentation nationale, n’ayant plus le droit d’assister aux séances des députés dans les tribunes. Elles ne doivent pas se retrouver à plus de quatre dans la rue, (par quelle tour de force est-ce possible quand on connaît la sociabilité féminine des parisiennes) ? Elles doivent quitter Paris si leur mari est en prison et non parisien. Enfin les meneuses de la journée doivent être sans délai, par un décret du quatre prairial, jugées par la Commission militaire créée spécialement pour mener rondement la répression. Autant de mesures spécifiquement anti-féminines qui disent clairement que les thermidoriens au pouvoir, effrayés par l’émeute de prairial ont bien pris conscience de la dangerosité des femmes, de leurs revendications politiques et de la nécessité selon leur point de vue, de les exclure définitivement de l’assemblée après avoir interdit à celles-ci, de se rassembler en club politique de femmes en octobre 1793. Tableau historique, récit pictural fondé sur une mémoire de récits reconstruit, ou bien projection sur le passé du rôle déterminant que certaines femmes ont pu jouer la veille, durant la Révolution de l’été 1830 ? Il existe un moyen de répondre qui n’épuise pas les autres hypothèses : la lecture du Moniteur de l’époque, ressource surement usitée par tous les participants sérieux et soucieux de coller à l’événement au plus près. La lecture du Moniteur aisée pour n’importe quel contemporain des événements de 1830 semble constituer le paysage de mots qui a pu accompagner le jeune peintre. Lorsque le Quintidi 5 prairial, le rédacteur du journal rapporte les faits, sur les dix colonnes qui présentent l’insurrection heure par heure depuis le matin jusque dans la nuit, trente fois, « les femmes », « la femme » sont mentionnées comme actrices principales de l’émeute devant lesquelles les hommes cèdent, comme impuissants à les ramener au calme. Une dramaturgie constitue la tension du « reportage » dans le journal quasi officiel du Régime, entre quelques protagonistes qui excitent les hommes, un chœur féminin qui ne cesse de crier « du pain » et quelques femmes qui, par leur parole d’insulte ou de harangue, se distinguent dans la foule sans jamais avoir de noms propres, contrairement aux députés. Une forte impression de récit visuel, avec sa tension jusqu’à la tragédie, rythme l’article qui finit par présenter vers 16h30, la scène : « Le tumulte recommence. On recommence à crier au président a bas a bas. Il est de

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nouveau couché en joue. On retient ceux qui dirigent leur fusil sur lui. Une tête est apportée au bout d’une pique… c’est celle du malheureux Féraud. L’homme qui la porte s’arrête devant le président. La multitude rit et applaudit longtemps77. » Alors sûrement est-il temps d’approcher le centre du tableau, plus que le président terrorisé, la tête de Féraud, qui ne fut sûrement pas tué par hasard. Non seulement il multiplie les coups de mains et de poings durant la journée contre les émeutiers, comme le signale le Moniteur, et comme le laisse supposer son caractère de feu qu’il a déjà prouvé en tant qu’envoyé en mission aux armées dans les Pyrénées, ou à la frontière sur le Rhin, mais de plus, il est bien connu de la foule parisienne, pour son rôle dans la police d’approvisionnement de Paris dont il a en partie la charge, avec Barras et Royer, depuis le 19 floréal, ce qui le rend détestable pour la foule. La foule ne frappe pas à l’aveugle et le face à face entre les femmes exténuées par les nuits d’attente devant les boulangeries et Féraud n’est pas une rencontre fortuite, il est le point d’aboutissement d’un long bras de fer entre la Convention et le peuple de Paris.

IV La vision historique de Delacroix, ou l’esthétique en insurrection comme histoire du temps présent

Eugène DELACROIX, Boissy d’Anglas à la Convention

1831, Bordeaux, musée des Beaux-Arts78

33 Dans cette sélection de tableaux comportant une authentique valeur heuristique d’histoire immédiate, il existe enfin une dernière esquisse, qui ne remporta pas le prix mais qui le méritait de l’avis de tous les modernes, parce qu’elle posait la question de ce que devait être l’art révolutionné, de ce que devait être la représentation de l’art et la fonction d’un tableau d’histoire. Où le lecteur retrouve en fin de parcours, l’esquisse de

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Delacroix qui servit de modèle à la gravure de 1880 en assurant son succès commercial. En effet, le concours, puis le salon de 1831, vont constituer le prétexte à remettre sur la table les canons de ce que doit être un tableau d’histoire, ce à quoi il sert et comment le construire.

34 Parmi les 53 propositions reçues, se trouvait celle d’Eugène Delacroix qui ne remporta pas, à son grand dam, le concours. Le choix du jury et son refus de retenir l’esquisse fut le prétexte pour une querelle des anciens et des modernes, qui ne concernait point seulement le théâtre à l’époque, mais allait se propager à tous les arts79. Le travail du jeune prodige Delacroix resta dans l’histoire comme la plus célèbre représentation de cette journée, laissant dans la pénombre les autres participants, connus des seuls spécialistes d’histoire de l’art du XIXe siècle. En 1830, cette vision cathartique, ne respectait pas le cadre proposé par le jury. Delacroix avait commis une faute de lèse- historicité en ne faisant pas de Boissy d’Anglas, un héros, mais en conférant le premier rôle à la foule, au groupe de parisiens et de parisiennes anonymes qui devenaient l’acteur collectif de cette geste sanglante et révoltée. Encore couvert, la cloche à la main, quelque peu dépenaillé, le président, devant incarner l’essence de la République bourgeoise des « honnêtes gens », quelques semaines plus tard, lors de son grand discours de Messidor présentant les travaux de la commission des Onze pour la réécriture d’une nouvelle constitution, semble légitimement horrifié par le spectacle qu’on lui impose et somme toute, dépassé par la situation. La houle de personnes, la vague humaine, l’océan mélangé d’hommes et de femmes, la foule mixte et bigarrées, se saisissent de tous les mouvements contradictoires, des obliques, des verticales, des tourbillons, des creux et des pleins, des ombres, des éclats de lumières, des morceaux de ténèbres, des lambeaux immaculés, de la manifestation déchainée et finissent par occuper l’espace visuel en entier. La révolution devenue héroïne et la révolte esthétique pouvaient être revendiquées à la (vieille) barbe du jury, dans un concours qui avait pour but d’héroïser l’ordre et la vertu morale. Comment Delacroix pouvait-il espérer remporter la palme ? C’en était trop et l’on comprend que dans cette logique, le travail de Delacroix, sorte de reportage reconstruit de ce qui se passa peut-être, probablement, dans la salle de la Convention, mit quelques dizaines d’années avant d’être popularisé, vu, et rendu visible80.

35 Delacroix tient manifestement aussi bien la plume que le pinceau et rédige une lettre pour manifester sa colère et son incompréhension. « A qui donner la palme ? A la plate exactitude ou à l’exécution supérieure ?... Je suis seulement venu me plaindre à vous et avec vous, avec tous les amis des arts qui s’alarment de les voir manquer d’une direction ferme81. » Dans son esquisse, par-delà l’ambiance profonde et dramatique qui règne, le jeune peintre, il a trente-deux ans, donne quasiment à apercevoir d’abord, à voir ensuite, à sentir enfin ce que fut le Premier prairial : une mêlée tragique d’où ont émergé parfois des éclairs, du moins au moment fatal où Féraud est exécuté puis décapité. De façon provocante et assumée, Delacroix refuse au président de l’Assemblée le rôle central de l’action. L’histoire commande la peinture qui recherche son sens et l’interprète. L’esquisse ne présente d’autre vérité que le sens qu’elle donne aux événements. L’histoire du premier prairial, rendue en peinture n’est pas seulement la transposition objective de ce qui s’est passé en une perspective documentaire. Elle concurrence ou se place parallèlement à l’objectivité d’une méthode historique dont les canons demeurent loin d’être fixés encore, entre l’histoire philosophique de Madame de Staël, l’histoire témoignage des mémoires et les récits construits de Thiers et

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Mignet. Elle est impression, allégorie, symbole et force en marche82. La peinture bascule en ces années 1830, 1831, 1832, comme les polémiques autour des Salons le démontrent : l’art doit être intelligible pour tous, capable d’imposer des images fortes, pédagogie politique susceptible de provoquer l’action. Pour certains des artistes de cette génération, l’œuvre qui exprime le mieux l’image de la révolte en marche, dans l’air du temps est la statue de Foyatier, représentant un passé lointain aux accents si présents, laissant découvrir un Spartacus, figure ancienne mais forte « de l’idée présente » selon Cavaignac83. L’œuvre avait été exposée en 1827, puis présentée au salon de 1831 portant la date du 29 juillet 1830, faisant coïncider sa naissance artistique pour le public avec la conjoncture de l’été « insurrecteur ». Désormais la révolte permanente a saisi les jeunes artistes contre tout académisme. La Révolution de 1830 a rencontré celle de 1789 qui a provoqué un bouleversement complet des codes artistiques, moraux et politiques.

36 Sans le percevoir, Guizot a mis le feu aux poudres. Suggérant de peindre une scène de violence du monde populaire de 1795, pour mieux conjurer la violence du peuple de 1830, il suscite l’effet contraire. Le ministre du juste milieu désirait démontrer visuellement aux représentants du pouvoir législatif qu’ils étaient le phare de la raison, l’incarnation de la loi, de la légalité, et à ce titre le rempart de la bourgeoisie contre l’ire bestiale du peuple. En demandant aux artistes de jouer le jeu de la projection cathartique, Guizot a provoqué le contraire faisant vaciller les cadres esthétiques, les certitudes sur le genre de la scène historique, faisant remettre en cause l’autorité esthétique de l’Académie, désormais critiquée pour ses conformismes, son manque d’audace. Le concours, conjugué au tournant de l’année 1830 a finalement redonné au peuple, toute sa place dans la lutte, lui qui avait précisément « disparu » des journées historiques depuis le 1er prairial. Trente-cinq ans après les faits, le mois de juin 1795 continue d’être subversif et de ronger l’ordre des honnêtes gens. Il est vrai que Guizot, par son peu de connaissances de l’art contemporain, n’a point perçu que le feu était sur le point d’éclater. Depuis quelques années, après que le deuil des larmes versées était assumé, les peintres retrouvent l’impétuosité et la vigueur d’une jeunesse qui ne veut plus pleurer et demeurer dans la nostalgie morbide du souvenir des cous coupés du roi et de la reine84. Le sang est une bonne couleur, une teinte riche, qui inspire. Représenter la violence, revient à l’ordre du jour. La mort de Priam de Pierre Guérin, représentant une scène de carnage commencée en 1822, toujours inachevée en 1829, le démontre85, tout comme les sujets des concours de l’Académie de peinture86. Une nouvelle génération de peintres a compris, a saisi la puissance évocatrice de la violence et de sa représentation. Il ne s’agit pas d’en faire l’apologie, mais de s’en servir esthétiquement pour aller au cœur de la puissance du monde et de la force vitale de la rébellion et de la faculté de dire « non » aux autorités87. L’esquisse de Delacroix est de cette veine comme le sulfureux tableau de Dauvray. L’opposition va croissant lorsque L’exécution de Bailly de Louis Boulanger est refusée au salon de 1831 ainsi que, du même auteur, Mademoiselle de Sombreuil arrêtant les assassins de son père en buvant un verre de sang en 183588.

37 Reste en dernière analyse à interroger la nature de l’erreur d’appréciation de Guizot, quant à l’interprétation qu’aurait dû entrainer la scène. Le résultat final se retourne contre ses commanditaires, déclenchant une révolte esthétique, anticipant les vraies révoltes des classes populaires. Le contexte aide encore à comprendre la méprise du ministre croyant bien faire. Quelle discrète liaison Guizot entretient-il avec Boissy d’Anglas pour tenir à en faire le héros d’une journée tragique pour la République ?

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L’historien ne peut s’y tromper : si Guizot prétend faire acte pédagogique dans cette commande, afin de monter aux députés ce que fut le courage de l’un d’entre eux face à l’émeute, allant jusqu’au sacrifice de sa vie, soit, il est ignorant des suites de la journée, ce qui n’est pas pensable au vu de son expérience et de sa culture politiques, soit il nie la force, et le souvenir de la mort, dans la classe populaire parisienne, soudée par une culture orale toujours vive, non pas d’un député, mais des six députés montagnards. En effet, les républicains et démocrates connaissent bien les vrais « martyrs de prairial », les crétois, les députés qui n’ont pas légitimé la mort de Féraud, mais, comprenant le sens de la révolte de famine, ont tenté, devant la passivité de Boissy d’Anglas de défendre les décrets visant à améliorer le sort misérable du peuple parisien face au chômage, à la paupérisation et à la crise de subsistances qu’il subissait de plein fouet89. Les mesures qu’ils proposent n’ont rien de révolutionnaire, elles rappellent les responsabilités du gouvernement et son devoir de protéger les plus faibles dans l’esprit des lois de bienfaisance, votées par les députés de cette même assemblée en juin 1793. Ration de pain assurée, maximum du prix des céréales garanties, ateliers de travail ouverts, constituent les demandes minimales des hommes et des femmes en colère, et défendus par de rares représentants, demeurés fidèles à leur devoir social90.

38 Dans la nuit, les compagnies des gardes nationaux des quartiers riches de l’Ouest parisien vident la salle manu militari et, sur la motion du député Thibaudeau, les onze députés qui ont défendu après que Goujon l’avait proposé, la formation d’un comité central pour l’application des décrets exigés par la foule, sont décrétés en état d’arrestation. Les députés, avocats des revendications populaires, sont transférés près de Morlaix au château du Taureau, où ils sont enfermés. Apprenant qu’ils vont être jugés par une commission militaire, ils font le serment de se donner la mort en cas de condamnation à la peine capitale, ce qui ne manque pas d’arriver le 17 juin, soit le 29 prairial, un mois et 9 jours après l’émeute91. Spectaculairement, à l’annonce du verdict, ils se suicident à l’antique, se poignardant pour ne pas subir l’infamie de l’exécution par la guillotine, réservée aux ennemis de la patrie92. Romme, Duquesnoy, et Bourbotte meurent sur le coup. Duroy et Soubrany seront conduits plus morts que vifs à la guillotine et achevés. Entre-temps et comme la consultation de la collection des décrets et lois Baudouin le démontre93, les députés n’avaient cessé d’utiliser leur arme législative pour punir les insurgés, pour se donner le droit de siéger armés, pour accélérer le travail de la commission des onze en vue de l’écriture des lois organiques de la Constitution. La bascule de l’an III vers un ordre bourgeois venait de pencher irrémédiablement.

Conclusions

39 Quelques conclusions s’imposent qui sont demeurées jusqu’à présents peu développées : si depuis le 26 août 1789, un être humain égale un être humain, ce que rien ne certifiait auparavant, alors l’arithmétique dit que cette fois-ci, il n’y eut pas qu’un seul député mort mais six législateurs qui n’avaient fait que défendre une foule aux abois, comme hors d’elle, après avoir subi, le plus rigoureux hiver du siècle après celui de 1709 et payé les conséquences sociales d’une misère sans précédent.

40 En défendant ce concours et cette double thématique du héros, celle d’un homme seul en face de la foule, conservant sa dignité solitaire alors que se déchaîne le tumulte anarchique autour de lui, en préconisant la peinture de l’assassinat d’un membre du

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pouvoir législatif comme sacrilège suprême dans un régime représentatif, Guizot dévoile sa pensée, à rebours de la révolution démocratique, des révolutions modernes et égalitaires. Pour celui qui incarne la bourgeoise en 1830, et tente d’ériger en héros Boissy d’Anglas, et subsidiairement Féraud, les hommes ne naissent pas libres et égaux en droits puisqu’ils n’ont pas les mêmes droits politiques de participer à la vie de la cité par le vote. Avec une partie non négligeable de ses coreligionnaires, Guizot assume la construction d’une cité où les élus sont peu nombreux, et doivent afficher les signes de leur réussite sociale, comme preuve de leur élection, tout comme Boissy d’Anglas qui fut le concepteur, quelques jours après l’émeute, au sein de la commission des onze, du rétablissement du cens électoral94. Pour le député qui avait fait face à la foule, la leçon punitive s’imposait. Il ne suffisait pas de faire comprendre aux ouvriers de Paris que dans la reconfiguration du texte constitutionnel, des citoyens seraient « plus égaux que d’autres » pour pasticher l’expression de George Orwell se gaussant de l’égalité des systèmes libéraux, creusant toujours davantage les inégalités de richesse, et éloignant toujours davantage les conditions de réalisation concrète de l’égalité réelle95.

41 De fait, le sujet du concours rappelle de la façon la plus crue, une leçon politique à laquelle les historiens ont peu songé : « les hommes ne meurent pas libres et égaux en droit. La distinction dans leur mort est fonction de leur utilité sociale. » Tel un palimpseste sous la peinture, la réécriture du premier article de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen s’impose, en fonction non de la naissance mais de la fin de vie. Par une supercherie dont il n’a sûrement pas conscience, Guizot tente d’inventer une pure fiction historique d’un cynisme absolu : le printemps 1795 serait marqué par la mort d’un homme, alors que des centaines de Parisiennes, des centaines de Parisiens ont payé de leur vie la dégradation soudaine de leur existence au sortir de la Terreur et de la dérégulation brutale du maximum des produits et des salaires couplées aux conditions météorologiques de l’hiver glacé96. La cruauté inconsciente, comment l’appeler autrement, de Guizot qui ne fut pas qu’un homme tempéré du juste milieu, éclate ici dans sa volonté de continuer de stigmatiser par et dans l’art, le sort des classes laborieuses qu’il considère comme nuisibles. Le choc pour lui est cette mort d’homme, d’un homme, Féraud qui eut le défaut d’avoir un nom qui ressemblait à celui qui devait réellement subir un mauvais sort : Fréron, le collègue de Boissy pour l’approvisionnement de Paris. En construisant par un cynisme de classe assumé, ce silence artistique sur les morts de 1795, et poursuivant la métamorphose en héros d’un personnage aussi ambigu que Boissy d’Anglas, Guizot signifie que les hommes n’ont pas tous la même valeur, et que le blasphème laïc de cette proposition, vaut aussi pour la mort. Certains ont des morts plus précieuses, plus exemplaires, plus utiles, plus valorisantes, fussent-ils morts à la place d’un autre, sous un nom qui n’était pas le leur. Ce déni de justice interroge sur la nature de l’initiative de Guizot. Qu’est-ce qui le lie à Boissy ? Une même philosophie de bourgeois protestant et méritocratique ? Une même vision de l’économie politique et de l’ordre social tempérée par les mots, corrigée par des forces de l’ordre implacables ? La certitude que le tournant de la Révolution s’est joué à ce moment précis de juin 1795 avec le déclin définitif du peuple réalisé au profit de la bourgeoisie au pouvoir ?

42 Spécialiste de politique, Guizot fut moins inspiré pour le choix artistique seyant à la décoration de la chambre des députés, au moment de suggérer un tableau de violence de rage et de sang, pour édifier les mœurs des représentants et leur inculquer la détestation de l’émeute. Croyant calmer les esprits avec son thème choisi, il ne se rend pas compte qu’il propose une scène de furie dans un moment « d’hystérie créatrice », si

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l’on en croit l’expression de Maité Bouyssy pointant avec justesse l’effervescence créatrice, le bouillonnement inventeur, et l’ouragan imaginatif de ces années 1824-1834 et tout particulièrement ceux des années 1830-183297.

43 Alors quelques semaines après l’émeute, la vraie, celle de juin 1795, La Revéllière fit l’éloge de la salle des États Généraux des Provinces-Unies dans laquelle, se trouvait en face des représentants, le peuple… Mais peint sur le mur… En trompe l’œil : « En entrant dans la salle des États Généraux, vous êtes extrêmement frappé de la multitude apparente des spectateurs, qui rappellent aux députés, par leur présence, que ce n’est pas pour eux, mais pour la nation qu’ils délibèrent : mais en même temps, cette foule d’assistants ne peut exciter ni passion, ni tumulte, car elle n’existe qu’en peinture sur les murs de la salle98. »

En forme d’épilogue…

44 De quel type de salle à manger au passage, ou de quelle pièce particulière d’une maison pouvait décorer la gravure de Braquemont, reprenant celle de Delacroix ? Une maison de républicain fin de siècle ? Mais n’y avait-t-il pas de symboles plus heureux pour célébrer le régime encore peu solide, rendu constitutionnel seulement cinq ans auparavant, en 1875 ? Une pièce de la maison d’un sympathisant de la cause anti- républicaine, satisfait de pouvoir constater la chienlit produire l’anarchie sanglante dans l’Assemblée honnie des représentants ? Une pièce de la maison d’un partisan de la république sociale, satisfait de constater la puissance du peuple en colère ? Comme un exorcisme ? Comme une menace latente ? Comme un espoir ? Comme une fatalité, au lendemain du massacre des communards, la vie des ouvriers ne vaudrait plus rien, encore moins leur mort99.

NOTES

1. Félix BRACQUEMOND d’après Delacroix, Boissy d’Anglas saluant la tête du député Féraud, © Coll. Musée de la Révolution française / Domaine de Vizille, Eau forte, 502 x 676 mm, Inv. MRF 1995.26. Les documents iconographiques présentés dans cet article se trouvent sous divers supports au Musée de la Révolution française / Domaine de Vizille, où j’ai bénéficié d’un séjour de recherches au mois de mai 2014. Je tiens à exprimer ma gratitude à Alain Chevalier, conservateur en Chef du musée et à Hélène Puig, responsable du centre de documentation-bibliothèque Albert Soboul, à Vizille, qui m’ont permis, par leur grande générosité, d’organiser la collecte des matériaux pour la rédaction de cette étude. 2. Sur le cadre sociopolitique global de la journée, on peut toujours se référer au texte fondateur de Kare TONESON, La défaite des sans culottes. Mouvements populaires et réaction bourgeoise en l’an III, Paris-Oslo, Clavreuil, 1959. 3. Pour une interprétation nouvelle de cette journée voir Sergio LUZZATTO, L’automne de la Révolution. Luttes et culture politique dans la France thermidorienne, Paris, Honoré Champion, 2001. 4. Pour le premier récit de cette journée, on se réfère au Moniteur, ou Gazette nationale ou Moniteur Universel, n° 245, 5 prairial an III, p. 982-986.

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5. Sur les détails du déroulé de la journée voir Christine LE BOZEC, Boissy d’Anglas, un grand notable libéral, Privas, Publications de la Fédération des œuvres laïques de l’Ardèche, 1995, et la synthèse des 47 récits de la journée qui y est établie. Le docteur Pelletier se charge le 4 prairial (23 mai) d’embaumer le corps du député, enterré au cimetière Montmartre. Luc Boucher fut exécuté le 6 prairial, et Jean Tinel condamné à mort le 3, fut enlevé par la foule alors qu’il était conduit à l’échafaud, puis repris et détronqué le 5 prairial. 6. Dominique GODINEAU, Citoyennes tricoteuses, Paris, Perrin, 2004 (1988, 1ère éd.) et Jean-Clément MARTIN, la révolte brisée : femmes dans la Révolution française et l’Empire, Paris, Colin, 2008. 7. Albert MATHIEZ, La réaction thermidorienne, Paris, Colin, 1929. Chapitre X, « Les journées de Prairial an III », p. 236-257. 8. Sur l’invisibilité du peuple parisien après 1795 qui ne veut pas dire sa disparition, ni un repli mais tout au contraire une stratégie fort originale d’organisation autonome de son économie politique, voir l’ouvrage de Maurizio GRIBAUDI, Paris ville ouvrière. Une histoire occultée (1789-1848), Paris, La Découverte, 2014. 9. Laurent THEIS, François Guizot, Paris, Fayard, 2008. 10. Gérard CONAC, Jean-Pierre MACHELON, La Constitution de l’an III : Boissy d’Anglas et la naissance du libéralisme constitutionnel, Paris, Puf, 1999, collection « Politique d’aujourd’hui » (Actes des Journées d’études de Joviac en Ardèche et de Paris, juin 1994 et printemps 1995, sous l’égide du Centre de recherche de droit constitutionnel de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et du Centre Maurice Hauriou de l’Université de Paris V René Descartes). 11. C’est aussi pour cette raison que le duc d’Orléans possède déjà dans sa galerie du Palais Royal, différents tableaux des batailles révolutionnaires et notamment celle de Jemmapes (Vernet, 1821) qui renforçait l’idée d’un prétendant patriote. Voir Marie-Claude CHAUDONNERET, « Le mythe de la Révolution », dans Philippe Bordes, Régis Michel (dir.), Aux armes et aux arts. Les arts de la Révolution, Paris, Adam Biro, 1989, p. 313-340, p. 317. 12. Marie-Claude CHAUDONNERET, l’État et les artistes. De la Restauration à la monarchie de Juillet, (1815-1833), Paris, Flammarion, 1999. 13. Marie-Claude CHAUDONNERET, « Le concours de 1830 pour la Chambre des députés ; deux esquisses d’Alexandre Evariste Fragonard au Louvre », Revue du Louvre, 2. 1987, p. 128-135. 14. « Arrêté du concours est publié dans la Moniteur Universel du 30 septembre 1830 composé de trois propositions de tableau : I Louis-Philippe prêtant le serment, II Mirabeau devant Dreux- Brézé, III Boissy d’Anglas saluant la tête du député Féraud. » cité par Marie-Claude CHAUDONNERET, « Le concours de 1830… », op. cit., p. 332. 15. Marie-Claude CHAUDONNERET, « Les représentations des évènements et des hommes illustres de la Révolution française de 1830 à 1848 », dans Michel Vovelle (dir.), Les images de la Révolution Française, Paris, Publications de la Sorbonne, 1989. p. 329-335. 16. Ibid., p. 330 17. Ibid., p. 330 18. Ibid., p. 331. 19. Sur la politique du juste milieu, qu’il me soit permis de renvoyer à Pierre SERNA, La république des Girouettes. Une anomalie française la France de l’extrême centre, 1789-1815 et au-delà, Seyssel, Champ-Vallon, 2005. 20. Le ministre est reconnu comme spécialiste de l’histoire de l’Angleterre à cette époque grâce à ses travaux de 1823-1825 : François GUIZOT, Collection des Mémoires relatifs à la Révolution d’Angleterre, accompagnés de notices et d’éclaircissements historiques, Paris, Béchet, 25 volumes, puis entre 1826 et 1827 : François GUIZOT, Histoire de la Révolution d’Angleterre depuis l’avènement de Charles 1er, jusqu’à la restauration de Charles II, Paris, Leroux et Chantepie, 2 volumes. Pour une consultation plus simple, voir François GUIZOT (introduction Laurent THEIS), Histoire de la Révolution d’Angleterre, 1625-1660, Paris, Robert Laffont, 1999.

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21. Stéphane RIALS, « Une doctrine constitutionnelle française ? », Pouvoirs, revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 50, 1789-1989 Histoire constitutionnelle, p. 81-95. Consulté le 7 janvier 2016. URL : http://www.revue-pouvoirs.fr/Une-doctrine-constitutionnelle.html. 22. Pierre SERNA, « En conclusion : concrètement qui fait la loi entre 1789 et 1792 ? », Clio@Themis, numéro 6, Pour une approche matérielle de la loi en Révolution. Consulté le 21 janvier 2016. URL : http://www.cliothemis.com/En-conclusion-concretement-qui 23. Pierre ROSANVALLON, Le moment Guizot, Paris Gallimard, 1985, et Pierre ROSANVALLON, La Monarchie Impossible. Les chartes de 1814 et 1830, Paris, Fayard, 1994. 24. François GUIZOT, Trois générations, 1789, 1814, 1848, Paris, 1863 p. 182. 25. Voir Le Moniteur universel du 20 septembre 1830 et Le journal des artistes du 3 octobre 1830 p. 243-244. C’est encore et toujours le fondement de la culture critique de la révolution que l’on peut observer avec son acharnement pathétique à décréter la fin de la révolution, de génération en génération, récemment encore, dans les années 1980-1990, jusqu’à ce que, au bout du bout de l’exaspération, ce ne soit plus un député qui soit décollé mais un petit marchand de légumes qui s’immole par le feu et recommence l’histoire, comme la seule façon de faire comprendre aux dominants, leur injustice, fût-elle drapée dans la loi et garantie par le pouvoir législatif, comme en 1795. 26. Les noms des lauréats sont les suivants : Vinchon, Court, Lami, Caminade, Thomas, Lettière, Shoppin, Durupt, Tassaert, Harlé, Delacroix, Jollivet, Goyet, (Journal des Artistes, 24 avril 1831). Ce fut Vinchon qui emporta le concours. 27. Voir les catalogues d’expositions : Stephen BANN, Stéphane PACCOUD L’invention du passé. Histoires de cœur et d’épée en Europe, 1802-1850. Tome II, Paris, Hazan, 2014 et Mehdi KORCHANE (dir.), Le passé retrouvé, L’histoire imagée par le XIXe siècle, Lyon, Galerie Michel Descours, 2014. 28. http://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/alexandre-evariste-fragonard_boissy-d-anglas- saluant-la-tete-du-depute-ferraud 29. http://1789-1799.blogspot.fr/2012/01/linsurrection-du-1er-prairial-3-20-mai.html 30. Voir Marie-Claude CHAUDONNERET, « Du genre anecdotique » au « genre historique », une autre peinture d’histoire », dans 1815-1850, Les années romantiques, Paris, RMN, 1995, p. 76-85. 31. Sergio LUZZATTO Mémoire de la Terreur. Vieux montagnards et jeunes républicains au 19e siècle, Lyon, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 1991, voir aussi Anna KARLA, « Une histoire contemporaine de la Révolution : La collection des mémoires relatifs à la Révolution française », thèse soutenue à l’EHESS, sous la direction de Wolfgang HARDTWIG et Michael WERNER, 2013, et l’ouvrage Anna KARLA, Revolution als Zeitgeschichte. Memoiren der Französischen. Revolution in der Restaurationszeit, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2014. 32. Voir, Christine LE BOZEC, Boissy d’Anglas …, op. cit. 33. Pierre SERNA, « Révolution française / Historiographie au XIXe siècle », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies. II. Concepts et débats, Paris, Folio-Histoire, 2010, p. 1186-1199. 34. Sur la production historique à cette époque, voir Philippe BOURDIN (dir.), La Révolution 1789‑1871. Écriture d’une histoire immédiate, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université Blaise-Pascal, 2008, et Sophie-Anne LETERRIER, Le XIXe siècle historien, une anthologie raisonnée, Paris, Belin, 1997. 35. Pim de BOER, « Historical Writing in France (1800-1914) », dans Stuart Macintyre, Attila Pok (dir.), The oxford History of historical Writing. vol. 4 1800-1945, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 184-203 et Ceri CROSSLEY, French historians and romanticism. Thierry, Guizot, The Saint Simoniens, Quinet, Michelet, Londres New-York, Routledge, 1993. 36. François HARTOG, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003 et plus particulièrement le chapitre 2 « La dernière querelle : Révolution et illusion », p. 45-76. 37. Marie-Claude CHAUDONNERET, « Le concours de 1830… », art.cit., p 133.

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38. Dans les collections du Musée de la Révolution française / Domaine de Vizille, Charles MONNET (inv.) et HELMAN (sculp), Journée du Ier prairial de l’an III. Ferraud, représentant du peuple assassiné dans la Convention nationale, © Coll. Musée de la Révolution française / Domaine de Vizille, Eau forte, 425 x 580 mm, An V, Inv. MRF 1989-62. Il existe une troisième représentation datant de 1802, par Jean DUPLESSIS-BERTAUX, Assassinat du député Ferraud dans la Convention, Cent-quinzième tableau de la Révolution dans Collection complète des tableaux historiques de la Révolution française, second volume, édition de 1802, © Coll. Musée de la Révolution française / Domaine de Vizille, Inv. MRF L 1984 253 2 48. 39. Micheal MARRIMAN, Painting politics for Louis Philippe. Art and Ideology in Orleanist France, 1830-1848, New Haven, Yale University Press, 1988. 40. La toile définitive, réalisée entre 1833 et 1835, occupe un espace conséquent de 4,60 m sur 6,12 m. Elle fut acquise par la ville d’Annonay, en 1838. Elle est actuellement dans la salle des mariages de l’Hôtel de Ville. 41. Marie-Claude CHAUDONNERET « Le mythe de la Révolution », dans Aux armes et aux arts…, op.cit., p. 327. 42. S’est posée d’ailleurs de l’interprétation de ce calme : preuve du courage stoïque ou bien manifestation de la peur tétanisée, le fait est que Barras, acteur important de la mise en défense de la ville de Paris à l’extérieur avec le général Leclair à Péronne, désigne « la négligence de Boissy d’Anglas » à l’origine de « l’état déplorable » dans lequel se trouve la population parisienne, du point de vue des subsistances, dans Paul BARRAS, Mémoires, Paris, Mercure de France, 2005 (réed.). Il est vrai que les Mémoires posthumes (1895-1896) ne permettent pas de vérifier l’authenticité de ces dires. 43. Sur la répression des militants jacobins et démocratiques après l’an III, voir Richard COBB, La protestation populaire en France 1789-1820, Paris, Calmann-Levy, 1975. 44. L’influence du peintre est perceptible au moment d’apprécier ce qu’il aurait appelé les « réalistes fripiers », représentant l’anecdote, la gesticulation inutile, et ceux qui allaient s’attacher à l’idée, à la représentation d’un symbole jusqu’à détourner ce dernier en faisant dans le cas de Delacroix, du peuple, l’élément porteur de la grandeur du moment et non le président Boissy. Voir Marie-Claude CHAUDONNERET « le mythe de la Révolution », art. cit., p. 316. 45. Voir Martial GUÉDRON « L’ère du soupçon, Faces, profils et grimaces », dans Jérôme Farigoule, Hélène Jagot (dir.), Visages de l’effroi. Violence et fantastique de David à Delacroix, Paris, Lineart, 2015, catalogue d’exposition, p. 82-91. 46. Un remerciement à l’équipe municipale qui a réalisé le cliché et nous l’a mis à disposition. Installée dans la Salle des Mariages de l’Hôtel de Ville d’Annonay, cette toile de 4,60m sur 6,12m a été exécutée par Vinchon entre 1833 et 1835. Elle fut acquise par la Ville d’Annonay en 1838. 47. Si le personnage a quelque peu disparu de nos mémoires collectives, tel n’est pas le cas au XIXe siècle. Treize ans après le concours, en 1843, lorsqu’Augustin Challamel écrit son ouvrage pour un vaste public, richement décoré, et qui rencontra du succès, Les Français sous la Révolution, son chapitre « les furies de guillotine » est le récit partial des vies de Rose Lacombe et d’Aspasie « riant, criant, les traits renversés à tel point qu’on ne pouvait définir si c’était de la douleur ou du délire qu’elle ressentait, trépigna avec ses galoches sur le corps du malheureux député, et l’assomma à coups de pique pendant que la foule lui tranchait la tête », Augustin CHALLAMEL, Wilhem TÉNINT, Les Français sous la Révolution, Paris, Challamel éditeur, 1843, p. 40. 48. Commission de police administrative de Paris à la section Mucius Scevola : « elle avoue s’être servi du « talon de sa galoche » pour frapper Féraud « Cela fera toujours un coquin de moins », aurait-elle dit. » Cité par Christine LE BOZEC, Boissy d’Anglas …, op. cit., p. 231-232. 49. Elle conserva le silence absolu sur ses éventuelles complicités, affirma qu’elle était à la solde des Anglais, et finalement vit son procès débuter le 19 prairial an IV, pour se terminer cinq jours plus tard par sa condamnation à mort, qu’elle affronta avec courage conclut la notice du

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dictionnaire biographique, à la disposition potentielle de tous les candidats au concours. Ainsi, encore un an après les faits, la répression continuait de s’abattre sur les acteurs de la journée. Folie, rage de femme, confusion mentale jusqu’à l’enferment pour folie, tous les stigmates des tricoteuses passent dans la notice, pour dessiner un portrait stigmatisant de la militante parisienne. 50. Sur la construction du fort des Halles comme figure populacière et à la fois modèle d’académie, au moment du concours voir Jean-Baptiste BORY SAINT VINCENT (dir.), Dictionnaire classique d’histoire naturelle, Paris, Rey et Gravier, Baudouin frères,1829, tome 15, où, de façon explicite, il est fait référence à ces modèles qui mélangent faussement représentations des mélanésiens à partir des ouvriers parisiens : « Les sauvages mélaniens et australasiens, à extrémités grêles, à menton presque imberbe, à figure hideuse et les plus disgracieux de tous les hommes ont été représentés par des artistes parisiens d’après les académies ou des poses dont les divinités de la Grèce et les forts de nos halles avaient été les modèles », tome 15, p. 532. 51. Peut-être parce que dans la représentation politique des rôles en cet an III, des jeunes qui se superposent à « la jeunesse » seraient ailleurs ? Voir François GENDRON, La jeunesse dorée parisienne de l’an III. Episodes de la Révolution française, Sillery, Québec, 1979. 52. Sur le cadre des violences, et leur théâtralité, voir Valérie BAJOU, « Les violences de la Révolution », dans Jérôme Farigoule, Hélène Jagot (dir.), Visages de l’effroi…, op. cit., p. 58-71, p. 66 et 68 pour le commentaire sur le tableau de Pierre-Jules JOLLIVET, Boissy d’Anglas saluant la tête du député Féraud, le Ier prairial an III, op.cit. 53. Voir Philippe BORDES, Représenter la Révolution, Le Dix-Août de Jacques Bertaud et de François Gérard, Fage, Grenoble, 2010, p. 84-88. 54. Marie-Claude CHAUDONNERET, « Le concours de 1830 … », art. cit., p. 132. 55. Timothy TACKETT, « La Grande Peur et le complot aristocratique sous la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, 335, 2004, p. 1-17. 56. Sur l’obsession du complot, au cœur des débordements de violence pendant la Révolution française, voir Timothy TACKETT, The coming of the Terror in the French Revolution, Cambridge, Harvard University Press, 2014. 57. Voir Evelyne LEVER, Philippe-Egalité, Paris, Fayard, 1997. 58. Jean-Claude CARON, Frères de sang. La guerre civile en France au XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2008. 59. Voir, Jean-Claude CARON (dir), Paris, L’insurrection capitale, Seyssel, Champ Vallon, 2013. 60. Marie-Claude CHAUDONNERET, « le mythe de la Révolution », art. cit., p. 326. 61. Pour une analyse de la presse autour du concours c’est l’ensemble de l’article de Marie-Claude Chaudonneret qu’il faut consulter (« le mythe de la Révolution »). 62. Ibid., p. 327. 63. Maïté BOUYSSY, L’urgence, l’horreur, la démocratie (1824-1834). Essai sur le moment frénétique français, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 221-271 ; et Maïté BOUYSSY, La Guerre des rues et des maisons du Maréchal Bugeaud, Paris, Editions Chryséis, 2013 (rééd. revue, 1ère éd. 1997). 64. Marie-Claude CHAUDONNERET, « Les représentations des évènements et des hommes illustres.. », op. cit., p. 333. 65. Michael MARRINAN, Painting France…, op. cit., p. 32 66. https://www.histoire-image.org/etudes/boissy-anglas 67. Cécile DAUPHIN, Arlette FARGE (dir.), De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1997. 68. Jean-Claude POINSIGNON, Félix Auvray : peintre et écrivain 1800-1833, biographie - œuvre littéraire - catalogue raisonné, thèse soutenue à l’Université de Lille III, sous la direction de François Souchal, 1987. 69. Voir Jean-Claude BOLOGNE, Histoire de la pudeur, Paris, Fayard, 1986.

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70. Jérôme FARIGOULE, Hélène JAGOT (dir.), Visages de l’effroi…, op. cit. Valérie Bajou, « Les violences de la Révolution » p. 58-71 ; voir p. 66-68 le commentaire du tableau de Pierre Jules Jollivet « Boissy d’Anglas saluant la tête du député Féraud ». 71. Voir Louis-Marie-Joseph MOREL D’ARLEUX (d’après Charles LEBRUN), Dissertation sur un Traité de Charles Lebrun concernant le Rapport de la Physionomie Humaine avec Celle des Animaux, Paris, Chalcographie du Musée Napoléon, 1806. 72. Anne HIGONNET, « Femme et images. Représentations », dans Geneviève Fraisse et Michèle PERROT, Histoire des femmes. vol. 4. Le XIXe siècle, Paris, Plon, p. 277-340. 73. Arno MAYER, Les furies. Violence, vengeance, terreur aux temps de la Révolution française et de la Révolution russe, Paris, Fayard, 2002. 74. Albert MATHIEZ, La réaction thermidorienne…, op.cit., Chapitre VIII « La première émeute de la faim, p. 186-209. 75. Richard COBB, La Mort est dans Paris - Enquête sur le suicide, le meurtre et autres morts subites à Paris, au lendemain de la Terreur, octobre 1795-septembre 1801, Paris, Le chemin vert, 1985. 76. Voir Dominique GODINEAU, Citoyennes…, op.cit., p. 330-331. 77. Gazette nationale ou le Moniteur universel, n° 245, 5 prairial an III (24 mai 1795), p. 982-986. 78. http://www.photo.rmn.fr/archive/99-003979-2C6NU0X95PUB.html 79. Sébastien ALLARD (dir.), Paris 1820 : l’affirmation de la génération romantique, Berne, Peter Lang, 2005. 80. Sur l’utilisation de la représentation de la violence contre les communards au fondement de la Troisième République, Éric FOURNIER, « La Commune n’est pas morte ». Les usages du passé de 1871 à nos jours, Paris, Libertalia, 2013. 81. Delacroix au directeur de L’artiste, « Lettre sur le concours », L’artiste, 1831 t. 1., p. 49-51. 82. Maria Teresa CARACCIOLO, Le Romantisme, Paris, Citadelle et Mazenod, 2013. 83. Cité par Marie-Claude CHAUDONNERET, « Le mythe de la Révolution », art. cit., p. 326. 84. Emmanuel FUREIX, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Seyssel, Champ Vallon, 2009. 85. Mehdi KORCHANE (dir.), La dernière nuit de Troie, histoire et violence de la mort de Priam, de Pierre Guérin, Paris, Somogy - Musée d’Angers, 2012. 86. Section peinture historique, 1830 « Hector reprochant à Paris sa lâcheté le détermine à le suivre au combat », 1831 « Le Xanthe poursuivant Achille et lançant contre lui ses vagues courroucées ». 87. C’est au même moment ou presque que se déroule la querelle autour de la pièce d’Hernani au premier trimestre 1830 que l’apostrophe du sculpteur Auguste Préault, va rendre légendaire, rejouant une querelle des anciens et des modernes cette fois cristallisée dans l’apostrophe faite aux vieillards, placés en contrebas. Il leur adressa : « À la guillotine, les genoux ! », il ne faisait pas qu’un trait d’esprit se moquant de leur calvitie, mais leur rappelait un temps qui plongeait dans la saison juste avant l’an III. Evelyn BLEWER, La Campagne d’Hernani, Paris, Eurédit, 2002. 88. Celina Moreira de MELLO, « L’Artiste (1831-1838) : l’artiste, les Salons et la critique d’art » dans Jean-Louis Cabanès (dir), Romantismes, l’esthétique en acte, Nanterre, Presses Universitaires de Paris-Ouest, 2009, p. 199-211. 89. Sur la contre légende de l’émeute et la mise en exergue des martyrs de prairial, voir la toile de Charles RONOT, Les derniers Montagnards,1882, © Coll. Musée de la Révolution française / Domaine de Vizille, et Antoinette Ehrard, « La mémoire des « Martyrs de Prairial » dans l’espace public », AHRF, n° 304, 1996, p. 431-446. 90. Voir Gazette Nationale, ou Le moniteur…, op.cit., p. 983-984. 91. John Renwick, « Les Martyrs de Prairial : légende bleue, légende blanche, légende rouge », AHRF, n° 304, 1996, p. 417-429.

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92. Françoise BRUNEL, Sylvain GOUJON, Les martyrs de Prairial. Textes et documents inédits, Genève, Georg Editeur, 1992. 93. Par exemple, le Décret portant que tous les individus arrêtés à la tête des révoltés qui ont attenté à la souveraineté du peuple en violant le sanctuaire des lois, en assassinant l’un de ses représentans à son poste, & c., seront traduits au tribunal criminel du département de Paris, du 2 prairial (21/05/1795), Collection Baudouin. http://artflsrv02.uchicago.edu/cgibin/philologic/getobject.pl?c. 60:32.baudouin0314 94. Michel TROPER, Terminer la Révolution, la constitution de 1795, Paris, Fayard, 2006. 95. Voir par exemple les récentes réflexions de Bruce BÉGOUT, De la décence ordinaire, Paris, Allia, 2008 ; ou Axel HONNETH, La société du mépris, vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, 2010. 96. Voir les tableaux de mortalité dans Dominique GODINEAU, Citoyennes…, op. cit., p. 308 ou sur la fragilité de la vie parisienne en l’an III, les annexes de Richard COBB, La mort est dans Paris, op. cit., p. 173-183. 97. Maité BOUSSSY, L’urgence, l’horreur, la démocratie, op.cit., p. 221-273. 98. Moniteur, XXV, p. 299, séance du 2 thermidor an III, cité par Sergio LUZZATTO, L’Automne de la Révolution …, op. cit., p. 280. 99. Voir Jacques ROUGERIE, Paris insurgé - La Commune de 1871, Paris, Gallimard, 2006.

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Varia

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Les journées de Prairial an II : le tournant de la Révolution ?

Annie Jourdan

1 Par journées de prairial on entendra ici les 22-26 prairial de l’an II (10-14 juin 1794), et évidemment la fameuse loi sur le tribunal révolutionnaire qui a fait couler autant d’encre que de sang. C’est du moins l’image que diffuse la tradition historiographique. Présentée le 10 juin à la Convention, la loi est définitivement acceptée deux jours plus tard. Encore fallut-il y apporter quelques modifications. Cela seul pourrait déjà motiver une étude détaillée. Mais les historiens eux-mêmes lui ont accordé une grande importance, et ce, pour diverses raisons. Non seulement parce que la loi du 22 prairial sur la réorganisation du tribunal révolutionnaire est vue comme introduisant la période dite de « Grande Terreur », mais aussi parce qu’il semblerait qu’elle soit la cause directe ou indirecte du 9 Thermidor, et partant, de la chute de Robespierre et de ses partisans. Peut-être est-elle même à l’origine du mythe de la Terreur – avec majuscule1. Qui plus est, les journées de prairial ont donné lieu à des discussions acerbes – alors qu’on a l’habitude de dire qu’en l’an II, le silence était de mise. Plus personne n’aurait osé ouvrir la bouche, quand le « Grand Prêtre » de la Révolution, prenait la parole. Il paraît donc utile de se demander pourquoi soudain devient manifeste une opposition et qui en sont les protagonistes.

2 Pour commencer, j’évoquerai les interprétations très diversifiées que défendent les historiens à propos de cette « effroyable loi ». J’esquisserai ensuite le contexte dans lequel s’inscrivent les discussions, ce qui aura pour avantage de réfléchir aux causes éventuelles de la loi. On passera de là à une analyse des journées de prairial, afin de voir ce qui s’y passe, comment la loi a été accueillie et pourquoi. Une fois éclaircis tous ces points, restera à proposer des conclusions. C’est dire que cet article traitera de la réception de la loi, de son application et de ses conséquences politiques2.

L’historiographie ancienne et récente

3 L’aperçu historiographique ici proposé n’est pas exhaustif, mais il permet de faire le tour de la question. Commençons par Léonard Gallois qui écrit dans les années 1840 une

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Histoire de la Convention par elle-même en 8 volumes3. Pour lui, la loi du 22 prairial est une « de ces lois déplorables qui suivent habituellement un grand attentat et qui indiquent que l’aveugle colère des gouvernements a remplacé la justice4. » Cet admirateur de la Convention, plutôt robespierriste, hésite à attribuer « l’effroyable loi » à l’Incorruptible. Il en confère la paternité à Renée François Dumas, président du Tribunal révolutionnaire et fervent jacobin. Il fait plus. Il considère la loi comme une réaction vengeresse aux tentatives d’attentat des 3 et 4 prairial (22-23 mai) à l’endroit de Robespierre et de Collot d’Herbois. Pour ses contemporains Buchez et Roux, ce serait cette loi qui a conféré à Robespierre « une affreuse réputation » : « tout le mal qu’on disait de lui semblait justifié5. » Ne tentait-il pas de créer un instrument qui mît insidieusement sous la tutelle du Comité de Salut public les conventionnels eux- mêmes ? La loi lui aurait donné le pouvoir « d’anéantir ceux dont la conduite souillait le présent et menaçait l’avenir6. » Les auteurs de l’histoire parlementaire de la Révolution pensent donc que Robespierre avait bel et bien l’intention de se débarrasser des conventionnels corrompus. Son erreur aurait été de ne pas avouer ses véritables intentions. Rien de tel chez Edgar Quinet qui y voit ni plus ni moins qu’une loi « d’extermination7. » Un peu comme Alphonse Aulard, qui lit dans la loi du 22 prairial une annonce des massacres judiciaires de la Grande Terreur et de la dictature robespierriste8. Moins négatif sur la loi elle-même, Albert Mathiez suggère qu’elle fournit aux adversaires de l’Incorruptible « une arme dangereuse. » L’originalité de Mathiez, c’est qu’il pense que cette loi est liée aux décrets de ventôse en faveur des patriotes détenus et de la confiscation des biens des émigrés9. Des biens qui auraient dû être distribués aux indigents10. Quelques décennies plus tard, Georges Lefebvre relativise la nouveauté ou l’exceptionnalité de la mesure et rappelle que tous les gouvernements en guerre recourent à des législations d’exception. Il rappelle aussi le lien qui relie cette nouvelle loi aux tentatives d’assassinat susnommées. Mais mieux que ses confrères, il note la pluri-causalité à l’origine du texte de prairial : réaction psychologique (peur et réaction), volonté de raffermir le pouvoir central et circonstances (situation extérieure et intérieure)11. Henri Calvet rejoint Lefebvre, quand il réfute l’idée selon laquelle la loi serait exclusivement robespierriste. Elle aurait été une politique commune du Comité de Salut public. Elle ne serait pas non plus synonyme de « proscription universelle » comme le disait Michelet. Mais – et là Calvet se distingue de ses prédécesseurs – elle participerait de « l’évolution logique de la Terreur12. » Dans les années 1980, Michel Eude a également tenté d’y voir plus clair dans le labyrinthe des interprétations. A ses yeux, la loi du 22 prairial s’inscrit dans le cadre de toute une série de mesures pour réorganiser le gouvernement révolutionnaire. Elle visait à écarter les abus et les entraves, et partant, à accélérer la marche de la justice13. Quelques années plus tard, François Furet parle d’une « loi de sang » qui accélère le mécanisme de la terreur bureaucratique et mène à la Grande Terreur de l’an II14. Comme Furet, en somme, Patrice Gueniffey nie un quelconque lien entre les tentatives d’assassinat des 3 et 4 prairial (22-23 mai) et la loi du 22. Il ne croit pas non plus à une « dérive bureaucratique » ni à une « exploitation maligne de la loi par les adversaires de Robespierre. » Il préfère y lire « un projet politique » visant purement et simplement à éliminer les « ennemis du peuple15. » Un acte de guerre pour anéantir les ennemis, avant de pouvoir mettre en œuvre ce que désirent vraiment les robespierristes : « une redéfinition globale de la nature et des fins de la Révolution », tout particulièrement, la poursuite de la vertu16 – Gueniffey qualifie même d’ « idéocratie » ce qu’il voit comme le projet robespierriste en faveur de la « vertu

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totale » – c’est moi qui amplifie. Plus près de nous, Jean-Clément Martin revient sur cette interprétation et rappelle que l’arrêté de Robespierre du 21 floréal (10 mai) pour la formation d’une commission populaire à Orange annonce en vérité la loi votée un mois plus tard17. Et il interprète cette dernière comme menant tout à la fois « à plus et à moins de terreur. » Plus de terreur parce que la loi accélère le fonctionnement du tribunal révolutionnaire, y ajoute une dimension morale et ne connaît qu’une peine : la mort. Moins de terreur, en ce sens que la justice est désormais centralisée et contrôlée au plus haut niveau de l’Etat18. Tout abus ou excès aurait dû être évité. A lire les discours de Robespierre de messidor et thermidor an II, il se pourrait que cela ait été l’intention des rédacteurs. Ce fut et c’est souvent interprété autrement.

4 Cette interprétation est confirmée par les historiens qui s’intéressent plus particulièrement aux mises en liberté et aux acquittements. Dans sa thèse de 1991, publiée en 2015, Eric de Mari y avait accordé quelque attention19. Mais il fallut attendre l’article sur les acquittés de la Grande Terreur d’Anne Simonin pour comprendre que la justice révolutionnaire de l’après-prairial n’avait pas seulement guillotiné20. Dans son sillage, un jeune historien britannique, Alex Fairfax-Cholmeley, a consacré sa thèse aux acquittements, qu’il distingue du reste des mises en liberté21. Il prend en compte tout à la fois les travaux et décisions du parquet et de la chambre du conseil et ceux du tribunal. Mais, et c’est là où ses recherches sont particulièrement novatrices, il inverse également la perspective, en étudiant les stratégies de défense des accusés, de leurs amis et leurs familles. Ce qui explique selon lui bien des mises en liberté et des acquittements, mais aussi qu’il y ait encore et toujours un grand nombre d’acquittés entre le 10 juin et le 27 juillet 1794. Dimension qui faisait défaut aux études antérieures. Il n’en reste pas moins que la loi du 22 prairial réduit à néant la marge de manœuvre de la chambre du conseil. C’est aussi ce dont se plaint en l’an III Fouquier-Tinville, qui se vit privé du droit de « proposer à la chambre du conseil la liberté des individus contre lesquels il ne se trouvait aucune charge22. » Tout jugement qui y était rendu ne pouvait s’exécuter qu’après avoir été approuvé par les Comités de Salut public et de Sûreté générale. Entre-temps, il est vrai, les commissions populaires décrétées en ventôse, germinal et floréal étaient au travail, comme on le verra. Pour ces jeunes chercheurs, la loi du 22 prairial ne modifie donc pas radicalement la course de la justice révolutionnaire et serait loin d’être aussi meurtrière que ne le disaient Henri Wallon et Emile Campardon.

5 Les biographes de l’Incorruptible attachent eux aussi un grand intérêt à cette loi. Tel Peter McPhee qui se demande s’il s’agissait de punir les députés corrompus ou de vider les prisons23 ? Il note par ailleurs – et il n’est pas le seul – que les adversaires de Robespierre profitent de cette loi et de l’absence de Robespierre pour le rendre responsable de l’emballement de la Terreur24. Dans son Robespierre, récemment paru, Hervé Leuwers reprend en somme la version de Léonard Gallois, quand il écrit que le texte était une « loi de colère », de représailles, telle celle du 7 prairial (26 mai) proposée par Barère – à propos des prisonniers anglais et hanovriens – mais, comme Martin, il note aussi que l’arrêté du 21 floréal (10 mai 1794) allait déjà dans ce sens25. Contrairement à Calvet et à Gueniffey, Leuwers rejette par ailleurs l’idée qu’elle s’inscrive dans la logique même du gouvernement révolutionnaire.

6 En bref, l’introduction de la loi du 22 prairial donne lieu à cinq commentaires : 1. loi de colère et de représailles, due aux circonstances dramatiques et « ultime instrument de défense pour protéger le régime nouveau26 » ;

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2. loi visant une meilleure organisation de la justice révolutionnaire et destinée à mettre fin aux abus ou aux excès des tribunaux locaux et des représentants en mission ; 3. loi tendant à renforcer la centralisation pénale – qu’annonçaient les décrets des 27 germinal (16 avril) et 19 floréal (8 mai) ; 4. loi inséparable de la logique interne de la Terreur ; 5. loi inhérente à la politique de la vertu voulue par Robespierre, « signe d’une dérive sanglante vers les rivages de l’utopie27 » ; 6. loi qui fut prétexte à un sabotage organisé pour nuire à Robespierre – mais ici, nous sommes en fait dans le domaine des conséquences.

7 Si les interprétations se font ces dernières années de plus en plus nuancées, nombre d’historiens condamnent cette loi en raison de la procédure simplifiée, de la compétence attribuée presque exclusivement au Comité de Salut public, de la suppression de la défense et de la question intentionnelle et de la formulation vague des chefs d’inculpation28. S’y ajoute la simplification de la peine : « la liberté ou la mort29. »

Le contexte de la rédaction de la loi

8 Afin de mieux saisir la signification de la loi du 22 prairial et avant de conclure à quoi que ce soit, une étude du contexte s’avère nécessaire. Dans ce but, il faut non seulement lire les discours de Robespierre et de Saint-Just, mais les réinsérer dans le cadre des discussions de la Convention et des Jacobins. Et, surtout, il importe d’accorder une plus grande attention aux interventions de révolutionnaires moins renommés qui n’en sont pas moins influents. Que ce soit Couthon, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne30, Barère et Vadier, ou Dumas, Payan, et Herman. A cet effet, une étude des sources les plus diverses s’avère utile. Que ce soit les Archives parlementaires, les procès-verbaux de la Société des Jacobins, le recueil des actes du Comité de Salut public, les Papiers inédits trouvés chez Robespierre, les rapports de Lecointre et de Saladin31 ou les lettres de Herman, commissaire des administrations civiles, police et tribunaux32. Car ce qui se passe alors constitue une série d’actions et de réactions, dont la connaissance est nécessaire pour comprendre comment on en est arrivé là. Cela permet également de voir comment sont accueillis les projets de décrets et ce qu’on leur reproche ou inversement pourquoi on les accepte.

9 En prairial an II (mai-juin 1794), les Hébertistes et les Dantonistes ont été exécutés depuis deux mois environ. On ne reviendra pas sur ces procès ponctués d’irrégularités. Celui de Danton, notamment, avait mené le Comité de Salut public à proposer un décret de la plume de Saint-Just qui permettait à la Convention de mettre hors-des-débats les accusés récalcitrants, qui insulteraient ou se dresseraient contre le tribunal révolutionnaire et ses juges33. Un autre décret du 29 octobre 1793 avait déjà limité à trois jours les délibérations des jurés, lors du procès des Girondins. Dès l’hiver 1793, la Convention avait du reste décidé de réorganiser le tribunal révolutionnaire, ce qui révélait qu’elle en était insatisfaite34. Le procès tumultueux de Danton ne fit qu’accroître cette insatisfaction.

10 A la suite de ces procès dramatiques, la situation semblait toutefois se redresser et le calme revenir. Les discussions de la deuxième moitié de germinal et celles de floréal donnent cette impression35. On y voit Couthon annoncer des rapports à venir sur

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l’épurement de la morale publique et la marche révolutionnaire du gouvernement. Dès le 17 germinal (6 avril), il prévoit même une grande fête qui serait dédiée à l’Eternel36. Cinq rapports sont alors prévus, dont la présentation sera toutefois différée. La proposition de Couthon est bien accueillie, notamment par son collègue Bréard, qui propose de ne pas perdre de temps pour détruire les mauvaises impressions suscitées dans la république et à l’étranger par les Hébertistes. Quelques jours plus tard, Couthon reprend la parole pour se féliciter de l’élimination des « faux frères » et du calme qui règne dans l’assemblée et il rappelle que la France doit prouver à l’univers qu’elle n’a pas mis en vain la probité et les mœurs à l’ordre du jour37. Le 2 germinal (22 mars), entre le procès des Hébertistes et celui des Dantonistes, la Convention avait en effet décrété « la justice et la probité à l’ordre du jour.38 » Le Comité de Salut public souhaitait en vérité « réparer le mal » qu’avaient fait les factions en épurant les mœurs et en simplifiant la justice révolutionnaire39. Le rapport de Saint-Just du 26 germinal (15 avril) allait dans ce sens. Non seulement il préconisait l’éloignement des nobles et des étrangers des points stratégiques de la République et le rassemblement à Paris de tous les prévenus de conspiration, mais aussi la création de six commissions populaires qui auraient pour tâche de juger promptement les ennemis de la Révolution détenus dans les prisons et de relaxer les patriotes injustement incarcérés40. Dans le même projet de décret, Saint-Just invitait par ailleurs à créer deux commissions pour rédiger le code des lois et un corps d’institutions civiles propres à conserver les mœurs et l’esprit de la liberté41. Durant le mois de floréal, les décrets abondent et se succèdent sur l’instruction publique, la mendicité, les secours publics ou la bienfaisance nationale, les rentes viagères, la conservation des livres, les habitations paysannes et l’agriculture, les monuments nationaux, les concours, etc. Des mesures qui donnent toutes le sentiment qu’approche la pacification générale42. Le ton est donné dès le 1er floréal (20 avril), quand Billaud-Varenne fait son rapport sur les institutions propres à former les éléments du bonheur social. Lui aussi insiste bien sur le fait que désormais justice et vertu sont à l’ordre du jour43. Le rapport de Robespierre du 18 floréal an II (7 mai 1794) sur les idées morales et religieuses participe donc d’une série de mesures souhaitées par la Convention et visant tout à la fois à rationaliser la législation et à régénérer et républicaniser les mœurs d’un peuple « démoralisé » par les intrigants, les athées et les corrompus – entendez les Hébertistes et les Dantonistes. La réception du discours est enthousiaste : les autorités constituées viennent tour à tour féliciter la Convention et se féliciter du retour à la moralité44. Carnot lui-même avoue que « cette croyance est pour l’homme un besoin et que sans elle un grand vide existerait dans son cœur45. » Collot d’Herbois n’est pas moins lyrique et célèbre l’immortalité de l’âme. Commune, département et Jacobins rappellent à la Convention que la foi en l’Etre suprême est le germe le plus puissant de toutes les vertus46. Tout au long du mois et au-delà, les adresses des départements sont légions qui vont dans le même sens. L’impression domine que le décret est unanimement accueilli, ce qui ne doit pas surprendre à une époque où hommes et femmes sont en majorité croyants47. Rares sont les athées purs et durs, n’en déplaise aux historiens. Le décret du 18 floréal non seulement doit réduire à néant les calomnies, mais aussi pacifier la France et tranquilliser les catholiques et les prêtres constitutionnels, qui s’étaient sentis menacés par les Hébertistes et leurs amis. Les fêtes prévues par Robespierre sont également dans la droite ligne des Lumières et rappellent la religion civile prônée par Rousseau, et non une quelconque théocratie48. Rien de tout cela n’avait de quoi choquer les contemporains.

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11 A peine ce décret est-il proclamé que s’amoncellent à partir du 26 floréal (15 mai) les critiques contre les sociétés sectionnaires. Selon Collot d’Herbois – lui aussi fort présent aux Jacobins tout au long du mois, à l’instar de Couthon – les sociétés briseraient « la force d’unité du gouvernement49 » et cultiveraient des principes pas forcément révolutionnaires. Cette campagne s’est à peine amorcée que les sociétés commencent à se dissoudre50. Tout au long du mois de prairial, il en est question. Dès lors, ce sont les sociétés populaires elles-mêmes qui sont attaquées51. Une seule société serait concevable : celle des Jacobins parce qu’elle seule servirait l’intérêt public, tandis que les autres nuiraient à l’unité de la nation et à l’union retrouvée. Parallèlement, Payan à la Commune et Dumas aux Jacobins s’en prennent aux défenseurs officieux52 et aux entraves qu’ils constituent pour la bonne marche du tribunal révolutionnaire. Si l’on peut douter que le président du tribunal révolutionnaire, Dumas, ait été le rédacteur de la loi de prairial ainsi que l’affirme Léonard Gallois, il en fut du moins l’inspirateur, de concert avec l’agent national Payan53.

12 Le calme relatif qui suit les grands procès du printemps 1794 est soudain troublé par les deux attentats tentés contre Collot d’Herbois et Robespierre dans les premiers jours de prairial. Comme il est d’usage, Barère se fait le rapporteur du Comité de Salut public pour en imputer l’origine aux intrigues de Londres. Dans ses deux discours des 4 et 7 prairial, il isole de fait Robespierre des autres membres des comités et lui confère un statut spécial. Londres et Pitt en effet ne le décrivent-ils pas comme le « chef des armées de la République » ? Qui plus est, ils dénoncent « un projet de dictature tout d’abord dans le Comité de Salut public, et puis, sur la tête d’un seul homme » : Robespierre54. De là, date aussi le décret du 7 prairial (26 mai) de ne plus faire de prisonniers anglais ou hanovriens, ce qui démontre bien l’effet désastreux des tentatives d’assassinat, dont on aurait tort de minorer l’impact55. Mais les beaux discours de Barère ne sont pas moins importants pour la suite des événements : ils préparent l’opinion à considérer Robespierre comme le chef du gouvernement, voire comme le dictateur. Dès lors, Robespierre est subtilement mis sur un autre plan que ses collègues56.

13 Le 10 prairial, un autre projet de décret présenté par Couthon trahit la stratégie que suit le Comité de Salut public et montre à quel point il a de la suite dans les idées. Car ce décret-là a pour objectif de mettre au pas les représentants en mission. Tous ceux qui seront rappelés devront rentrer et ne pourront se perpétuer dans les départements sous peine d’être censés avoir donné leur démission et d’être remplacés par leurs suppléants57. Ces députés forment, d’après Couthon, une force d’opposition ayant les effets les plus fâcheux, puisqu’ils contrarient les intentions générales du gouvernement, en adoptant « des vues locales. » Rarement signalée, cette loi s’en prend donc aux « proconsuls » qui agissent comme bon leur semble, sans égard pour les lois de Paris. Tels Fouché ou Javogues déjà rappelés, et, de retour dans la capitale. Couthon termine son discours en rappelant que la justice distributive doit être égale pour tous, surtout pour les fonctionnaires publics. Les décisions partiront d’un centre commun et ne seront plus entravées par des « opérations particulières58. » Mais, entre-temps, ce n’est plus la Convention qui s’en occupera par décret, ce sera le Comité par ses arrêtés.

14 Depuis début floréal, le Comité de Salut public s’est par ailleurs doté d’une nouvelle institution révolutionnaire : le Bureau de Police générale dont la tâche justement est de surveiller les fonctionnaires publics59. Saint-Just s’en occupait quand il était à Paris, sinon c’était Couthon ou Robespierre. L’étau de l’exécutif se resserrait de toutes parts60.

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Car tout ce qui précède témoigne avant tout d’une vigoureuse reprise en main du pouvoir par le Comité de Salut public, au nom de la Convention nationale. De quoi se demander si Pitt et Londres n’étaient pas dans le vrai, quand ils parlaient de la dictature dudit comité. Sans doute plus d’un représentant en était-il conscient et s’en inquiétait-il. La loi qui suivit allait de nouveau dans ce sens61.

La loi du 22 prairial

15 Présentée par Couthon le 10 juin 1794, au nom du Comité de Salut public, cette loi réorganisait le tribunal révolutionnaire, ainsi qu’il était donc prévu depuis plusieurs décades. Le personnel est renouvelé et réduit – les jurés sont ramenés à 50 ; ils sont nommés par le Comité de Salut public pour une durée indéterminée62, tandis que les défenseurs sont supprimés. Le tribunal comprendra quatre sections comptant chacune 3 juges et 9 jurés. Y est introduite la catégorie d’ennemis du peuple – au lieu de suspects, avec les connotations afférentes63 – dotée de 11 chefs d’inculpation, jugés trop vagues par la plupart des historiens, là où quelques-uns les trouvent plutôt logiques64. La peine portée contre les délits est la mort – la gradation des peines est donc abolie. Mais, et c’est là ce qui a été négligé par les historiens : c’est compter sans les commissions populaires, créées en floréal an II, qui elles avaient le droit de remettre en liberté et de condamner à la détention ou à la déportation – comme on le verra plus loin65. La preuve est toute espèce de documents soit matérielle, soit morale, soit verbale, soit écrite. Les témoins ne seront convoqués que par défaut de preuves matérielles. Pourront traduire au tribunal révolutionnaire le Comité de Salut public, le Comité de Sûreté générale, la Convention nationale, les représentants du peuple commissaires de la Convention, et l’accusateur public66. Les deux grands comités du gouvernement reçoivent par ailleurs le droit de contrôle sur les jugements et leur déroulement – témoignages écrits ou non, et mise hors-jugement. Qui plus est, on ne saura traduire de suspects au tribunal sans l’autorisation des deux comités.

16 Le texte imprimé par le Bulletin des lois ou le Moniteur et cité ici, est fort différent de la minute rédigée par Couthon67. Sur cette dernière, on voit clairement que, dans un premier temps, Couthon avait conféré au seul Comité de Salut public le droit de traduire au tribunal et de contrôler les mises en jugement – articles 11, 15 et 18. La minute montre bien les corrections apportées, suite aux premières discussions de la loi. Le texte publié dans la presse en tout cas mentionne les deux comités68. Seul l’article 18 omet encore de mentionner le Comité de Sûreté générale, ajouté seulement le 26 prairial (14 juin) sur demande expresse de Vadier. Une première constatation s’impose donc : le Comité de Salut public a tenté d’exclure le Comité de Sûreté générale de cette procédure et de prendre sa place. Mais il y a pis. Les articles 10 et 20 semblent vouloir ôter à la Convention son droit exclusif à traduire elle-même les représentants du peuple au tribunal révolutionnaire. Aucun article ne rappelle ainsi que la Convention s’était réservée la mise en accusation de ses membres. Bien au contraire, puisque l’article 20 déclare « déroger à toutes celles des lois précédentes qui ne concorderaient pas avec le présent décret69. » C’est sur cette imprécision que vont se concentrer les critiques.

17 Le 22 prairial, on n’en est pas encore là. Suite au rapport de Couthon sur la loi, Ruamps s’écrie que « si elle était adoptée sans ajournement », il se brûlera la cervelle ; Lecointre applaudit. Vient ensuite Bourdon de l’Oise qui demande qu’on se borne à compléter le

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jury ; un autre député propose de permettre aux accusés d’appeler des témoins si nécessaire et de renvoyer les petits dilapidateurs devant les tribunaux ordinaires, tandis que le député Gaston rappelle qu’un suspect doit pouvoir produire des preuves en sa faveur. Les deux dernières propositions d’amendement ne font pas problème et sont aussitôt introduites – excepté l’obligation d’avoir des témoins. Robespierre rejette violemment celles de Ruamps et de Bourdon. Mais, le lendemain, Bourdon revient à la charge : il demande si l’on a entendu priver la Convention de son droit exclusif à mettre en accusation un de ses membres. Bernard de Saintes approuve, tout comme Merlin de Douai qui suggère d’ajouter un « considérant » – article additionnel qui précise que la Convention n’a pu se dépouiller du droit qu’elle avait jusque-là de traduire ses membres au tribunal révolutionnaire. Ce sera chose faite en ce 23 prairial (11 juin). Robespierre et Couthon sont absents. Le 24 (12 juin), la discussion se poursuit en leur présence. C’est Charles Delacroix qui ouvre le débat : il veut savoir ce que veut dire « dépraver les mœurs » – un des chefs d’inculpation – et si les cultivateurs qui sèment des prairies artificielles sont passibles de poursuite – auquel cas la France risque de manquer de cultivateurs et, partant, de subsistances70. Mallarmé poursuit et s’interroge sur ce qu’est un jury patriote. Un anonyme demande même que le mot patriote soit supprimé, car inutile. C’est alors qu’interviennent Couthon et Robespierre. Ulcéré, le premier traite d’injure au comité le considérant adopté la veille et fulmine qu’on chicane sur le mot : « dépraver les mœurs71. » Le second s’en prend tout aussitôt à Bourdon qu’il dénonce comme le meneur de l’opposition. Puis, il invective Tallien sur un tout autre point, comme s’il souhaitait changer de sujet. La discussion devient acerbe. Tallien est traité de menteur. Barère calme le jeu et fait rapporter le considérant de Merlin, avant d’attirer une fois encore l’attention sur les nouvelles de Londres, où l’on rapporte que, dans un bal masqué, une prétendue Charlotte Corday menaçait de « maratiser » l’Incorruptible72.

18 Ces trois journées dévoilent plusieurs choses, mais surtout trahissent : 1. La volonté du Comité de Salut public de dominer le gouvernement au détriment du Comité de Sûreté générale et de la Convention. Notons qu’il empiète également sur les prérogatives du Comité de Législation, auteur jusque-là des lois pénales – que ce soit le tribunal extraordinaire de mars 1793 ou la loi des suspects du 17 septembre suivant73. Pis. Le Comité de Sûreté générale n’a pas du tout été impliqué dans l’élaboration de la loi. 2. La volonté du Comité de Salut public de réduire les prérogatives de la Convention en matière judiciaire et d’imposer soi-même le personnel74. Il permettra même à la Commission des administrations civiles, prisons et tribunaux dirigée par Herman de traduire directement au tribunal75. Mais notons aussi que, par Comité de Salut public, il faut entendre plus particulièrement le « triumvirat. » A savoir Robespierre, Couthon et Saint-Just. Les autres membres ont seulement signé les arrêtés. Leur rôle dans l’élaboration de la loi n’est pas prouvé76. 3. La suspicion des députés sur cette loi qui leur paraît dangereuse pour l’intégrité de la Convention. Curieusement ils ne protestent pas contre l’empiètement sur les prérogatives des autres comités. J’ai noté par ailleurs le nom de tous les intervenants pour montrer ceux qui ont eu le courage d’affronter Robespierre et de contester la loi proposée au nom du Comité de Salut public77. Depuis l’élimination des factions, l’unanimité semblait en effet régner dans la Convention. Mais après Thermidor, on accusera Robespierre d’y avoir exercé une « dictature d’opinion ». Ce n’est certes pas faux. Et même s’il n’était pas le seul parmi les membres des comités à adopter une posture dominatrice : Billaud, Collot et Vadier lui faisaient de temps en temps concurrence78, c’est Robespierre qui l’emportait auprès de

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l’opinion française et étrangère. « Sa réputation, dira Barère, était colossale79. » De quoi froisser les amours- propres et créer des haines insurmontables80. 4. L’existence d’une opposition réelle à Robespierre et à ses amis. A cette date, personne n’en connaît ou n’en soupçonne l’ampleur. Mais les journées de prairial an II en dévoile du moins quelques protagonistes81.

Une conspiration nouvelle

19 Le 26 prairial (14 juin), aux Jacobins, Couthon revient sur ces journées avant de conclure que les dissensions du 24 prouvent qu’il existe une nouvelle conspiration pour détruire le gouvernement révolutionnaire – on notera que son intransigeance ne le cède en rien à celle de Robespierre. Couthon incrimine alors les divisions funestes qui troublent les travaux du comité et se plaint de la rumeur qui se répand selon laquelle 18 membres de la Convention vont être arrêtés82. La rumeur des listes de proscription est donc relativement précoce, et, suit immédiatement la réorganisation du tribunal. L’affaire saugrenue à l’ordre du jour le lendemain ne fait que confirmer l’insatisfaction croissante d’une partie de la Convention. Il s’agit du discours du 27 prairial (15 juin) de Vadier, membre du Comité de Sûreté générale, qui dénonce à la tribune la conspiration de la « Mère de Dieu », Catherine Theot, baptisée pour l’occasion « Theos83. » Son récit « moitié sérieux, moitié bouffon » sur cette secte religieuse provoque le fou-rire de l’Assemblée au détriment du président, qui n’est autre que Robespierre. L’ironie marquée de Vadier trahit l’intention de ridiculiser le concepteur de la fête à l’Etre suprême du 20 prairial (8 juin), et la tentation de prendre une revanche sur le rôle de second plan que la loi du 22 a voulu conférer au Comité de Sûreté générale. Le 21 messidor (9 juillet), Vadier revient à la charge, et sur le même ton ironique, défend des cultivateurs détenus « pour avoir lié des bottes de foin avec de la paille où se trouvaient quelques épis de blé84. » Façon ingénieuse de critiquer la loi nouvelle qui emprisonnerait pour des motifs anodins, et de s’en séparer. Le 28 prairial (16 juin), Vadier avait relu son discours sur Catherine « Theos » à la tribune des Jacobins, présidé par Fouché qui lui aussi en voulait à Robespierre de ses menaces. Depuis germinal, il était en effet visé en raison de sa politique à Lyon – accusations qui impliquaient Collot, lequel était aux côtés de Fouché à la même période et qui devait lui aussi se sentir menacé. La Société des Jacobins accorda à Vadier l’impression du discours, ce qui démontre que même aux Jacobins, Robespierre ne faisait pas toujours l’unanimité85. De deux affaires banales, Vadier avait fait un instrument pour ébranler la popularité de Robespierre. Dès lors, l’interprétation qui veut que la Grande Terreur soit le résultat d’un sabotage de la loi du 22 prairial devient plausible. Pour une part, du moins86. En témoigne aussi l’affaire des chemises rouges, symboles de parricide, portées par les condamnés – Cécile Renault, Admirat et autres – du 29 prairial (17 juin)87 !

20 La loi du 22 prairial n’était pas la seule à tenter de subtiliser ses pouvoirs au Comité de Sûreté générale. Avec la création du Bureau de police générale, en vue de la surveillance des fonctionnaires – de plus en plus nombreux et pas tous fiables – le second comité de la Convention avait acquis un rival de poids et allait perdre quelques- unes de ses attributions. Il en perdit aussi quand furent établies les 24 et 25 floréal (13-14 mai) deux commissions populaires à qui était confiée une première sélection des suspects. Elles rendaient compte avant tout au Comité de Salut public et au Bureau de police88. Il en allait de même de la Commission des administrations civiles, police et

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tribunaux – qui remplaçait désormais le ministère de l’Intérieur et qui s’adressait de préférence à Robespierre, ainsi qu’en témoigne la correspondance de Herman qui la dirigeait89. L’agent national, Payan, conseillait même à Robespierre de se débarrasser du Comité de Sûreté générale qui, disait-il, brisait l’unité d’action du gouvernement90. En messidor an II, le Comité de Salut public, son Bureau de police et la Commission des administrations civiles, police et tribunaux, mais aussi la Commune de Paris et son département de police, empiétaient donc sur le second comité de la Convention, quand ils n’empiétaient pas sur les attributions de la Convention elle-même. Ces empiètements étaient dus principalement aux robespierristes. Une lettre de Herman à Carnot ici encore le suggère : il s’y excuse de s’être adressé directement à Robespierre, et non à l’ensemble du comité. Ce qui suggère que Carnot en était mécontent et s’en était plaint. D’autres arrêtés du Comité de Salut public mentionnent dûment les signatures exclusives d’Herman et de Robespierre91. De même, c’est le Comité de Salut public qui avait permis à Lanne, l’adjoint d’Herman et un ami de Lebas, de traduire les prévenus directement au tribunal révolutionnaire lors de la prétendue conspiration des prisons – ce qui leur valut à lui et à Herman d’être condamnés à mort en germinal an III92. La Commune s’en mêlait : Payan et Fleuriot-Lescot apportaient eux aussi leurs listes au Comité – notamment sur la conspiration de Bicêtre. Les administrateurs de la police de Paris, Faro et Grépin, ne demeuraient pas en reste93. On se demande quelles prérogatives conservait dans la réalité le Comité de Sûreté générale en matière de surveillance et de police, et surtout, comment il réagissait en sous-main94.

Les commissions populaires

21 Entre-temps, la loi du 22 prairial était entrée en vigueur, et personne ne s’en plaignait au gouvernement. Il semblerait même que si les diverses instances impliquées avaient réellement fonctionné, telles qu’elles avaient été initialement conçues, elle n’aurait pas eu les conséquences qu’elle a eues. Le système avait été plutôt bien pensé95. A la base, les comités révolutionnaires interrogeaient les suspects et constituaient des tableaux ; ils les envoyaient aux deux commissions populaires du Museum qui examinaient les pièces et réinterrogeaient les prévenus, si nécessaire96. Elles établissaient des listes avec les motifs d’inculpation et les peines que semblaient mériter les détenus, et les faisaient passer aux deux Comités du gouvernement qui les contrôlaient et y apposaient leur visa97. Seuls les suspects jugés coupables de crimes graves étaient dirigés vers le tribunal révolutionnaire. Les commissions pouvaient proposer la relaxation des patriotes injustement emprisonnés ; la détention ou la déportation98 pour les crimes superficiels ou peu graves, et, enfin, donc, le renvoi au tribunal révolutionnaire pour les crimes de contre-révolution. Leurs tableaux témoignent qu’elles faisaient plutôt bien leur travail. Le président Trinchard99 fut du reste acquitté en germinal an III100. Le tribunal lui-même avait le pouvoir de remettre en liberté les innocents101. Et il le fit régulièrement. De même, il n’aurait pas dû juger arbitrairement : il exigeait les pièces nécessaires avant que de juger102. Se basant sur la série W des Archives Nationales, Georges Lefebvre l’avait déjà observé. Après le 22 prairial, certes, il pouvait en aller autrement. Lors de son propre procès, Fouquier-Tinville avoue ainsi qu’il n’avait plus le temps de lire toutes les pièces et que ce sont les jurés qui s’en chargeaient s’ils le jugeaient nécessaire. Il se plaint aussi que la loi du 22 prairial ait supprimé l’interrogatoire103 et, surtout, qu’il ait reçu l’ordre d’accélérer la cadence. C’est ainsi qu’en nivôse an III, la Commission des Vingt-et-Un signale qu’en 45 jours – entre la

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retraite de Robespierre et sa chute – 1 286 personnes ont été exécutées contre 577 durant les quarante-cinq jours précédents104. Laurent Lecointre l’avait déjà constaté en fructidor an II, alors qu’il lançait sa première attaque contre les membres des deux comités. Que s’était-il donc passé pour en arriver à de telles hécatombes ?

22 On a vu que les historiens sont partagés à ce sujet. Pour les uns, il s’agit d’une dérive bureaucratique ; pour d’autres d’une volonté politique d’extermination ; et pour d’autres encore d’un concours de circonstances et d’une volonté punitive. Certains y voient un sabotage pur et simple de la part des adversaires de Robespierre105. Et il est vrai que, dès la mi-messidor, une rumeur insistante lui imputait les mesures répressives et les « assassinats judiciaires », ainsi qu’il le rappelle lui-même le 8 thermidor : « c’est Robespierre qui le veut […] c’est à Robespierre que vous devez vous en prendre106. » Calomnie qui constituait une forme de sabotage. Ne passait-il pas pour être devenu le chef suprême de la République ? Les abus lui étaient tout simplement attribués. L’Incorruptible était conscient des attaques insidieuses dont il était victime107. Il fut impuissant à y remédier, d’autant qu’il déserta tout à la fois la Convention et le Comité de Salut public. On l’avait isolé ; à partir du 12 messidor, il s’isola de lui-même. Erreur fatale qui laissait le champ libre à ses ennemis, devenus de plus en plus nombreux. La retraite de Robespierre durant les quatre décades qui précèdent sa chute le disculpe pour une part108. Quant à Saint-Just, il était rarement à Paris. On voit mal Couthon expédier toutes ces victimes au tribunal révolutionnaire109. Les registres du Bureau de Police générale prouvent à l’inverse que les affaires y étaient traitées sérieusement110. Il n’en reste pas moins que les nominations de germinal et de floréal renforçaient principalement le parti robespierriste111. Si Robespierre était absent depuis la mi-messidor, il avait des partisans actifs non seulement aux Jacobins, mais surtout à la Commune, au tribunal révolutionnaire, au Bureau de Police et à la Commission des administrations civiles, qui suivaient ses instructions à la lettre et ne craignaient pas de faire des excès de zèle112. A l’instigation de Robespierre ou de Saint- Just, le Comité de Salut public permettait même à la dite Commission de renvoyer directement au tribunal révolutionnaire113.

Les dysfonctionnements

23 En vérité, ce n’est pas tant la loi qui est responsable des abus du printemps 1794 que son exécution. Le dysfonctionnement est favorisé non seulement par la multiplicité des instances à qui il est soudain permis de traduire les prévenus au tribunal et par les rivalités et les règlements de compte que cela entraîne, mais aussi par les délais que subit la mise en place de la réglementation114. Sans oublier évidemment les individus corrompus ou revanchards qui dénoncent à tort et à travers. Et ils sont légion115. Qui plus est, les comités exigent célérité et rigueur. Le Comité de Salut public critique ainsi la lenteur des commissions populaires et enjoint le tribunal d’accélérer la cadence sans daigner comprendre que cela se fait au détriment du bon fonctionnement de la justice. En ce printemps où l’on croyait la concorde revenue et les factions éteintes, il s’avérait de surcroît que les comités du gouvernement étaient divisés. Mieux, en leur sein même régnaient des désaccords importants : entre Carnot et Saint-Just, au sujet de la guerre et des arrestations intempestives du Bureau de Police générale ; entre Billaud, Collot et Robespierre pour des motifs divers et variés. Robespierre et Saint-Just eurent la maladresse de s’aliéner également Barère – en critiquant ses rapports sur les

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victoires116. Quant au Comité de Sûreté générale, il déclara la guerre au « triumvirat » : Couthon, Saint-Just et Robespierre. Parallèlement complotaient ceux qui se sentaient menacés : Fouché, Tallien, Fréron, Barras, Dubois-Crancé, Rovère, les deux Bourdon et bien d’autres encore117. C’est à eux sans nul doute que sont dues les listes qui effrayaient tant les conventionnels. Soixante députés ne dormaient plus chez eux depuis le 22 prairial. Le précédent de Danton demeurait dans les mémoires. Ces querelles suffisent-elles à expliquer l’augmentation vertigineuse des exécutions ? L’exemple du comité révolutionnaire de l’indivisibilité en tout cas démontre clairement qu’il y avait des injustices flagrantes, puisque ce comité avait fait arrêter des hommes en état d’ébriété, au grand dam de Robespierre qui soupçonnait une intrigue et les fit libérer118. Mais lui-même fit emprisonner les membres du dit comité contre l’avis du Comité de Sûreté générale qui les relaxa quelques jours plus tard119. Un scénario similaire eut lieu à la section des Arcis. Le manège aurait pu durer longtemps120.

24 Les deux Comités de la Convention devenaient de plus en plus oppressants, d’autant donc que s’étaient multipliées les instances de répression – celles-là mêmes qui rivalisaient de zèle et dont nous venons de parler121. Les sections de Paris récriminaient. Celle de la Montagne notamment, qui revendiquait l’entrée en vigueur de la Constitution de l’an I, avait ouvert des registres où s’accumulèrent en quelques jours deux mille signatures122. A la fin du mois de messidor, une campagne de banquets fraternels se mit en place pour fêter la victoire et le retour de la paix. Les sections recherchaient dans cette initiative un substitut à leur action politique, subtilisée ici encore par le Comité de Salut public. Initiative qui n’eut l’heur de plaire ni à la Commune robespierriste, ni au premier des comités du gouvernement123. Enfin, les prétendues conspirations des prisons démontrent à quel point l’atmosphère s’était dégradée124. Le soupçon était devenu général et la terreur régnait dans un camp comme dans l’autre. Chacun se croyant menacé de mort. Mais c’est plus le désaccord et la jalousie entre les pouvoirs et les individus que la loi en elle-même qui en étaient la cause125. Ce fut cette loi pourtant qui dépopularisa Robespierre et ses partisans. Imposée de façon impérieuse, elle fit craindre le pire à tous ceux qui avaient quelque chose à se reprocher – y compris Collot d’Herbois qui avait donc été le complice de Fouché à Commune-Affranchie – et elle blessa ceux qui se voyaient dépassés, voire méprisés – tels Vadier, Amar et Voulland. Mais le 22 prairial persuada aussi les Français que Robespierre visait à la dictature, ainsi que le claironnait à longueur de pages la presse britannique, relayée par Barère à la tribune. Au lendemain du 9 Thermidor, celui-ci n’eut aucun mal à reprendre cette fiction et à l’orner de nouvelles figures de style pour diffuser l’image d’un Robespierre dictateur, qui voulait se faire roi.

25 La question est évidemment de savoir si la faction dite robespierriste souhaitait intensifier à ce point la répression. Les chiffres donnés par Arne Örding sur le Bureau de Police générale ne permettent pas de l’affirmer, mais les initiatives de Herman, de Lanne, de Payan et de Fleuriot-Lescot qu’autorise le Comité de Salut public – ou mieux le Bureau de Police générale - suggèrent tout autre chose126. De même, les consignes données au tribunal révolutionnaire et aux commissions populaires d’accélérer la cadence pèsent sans doute plus lourd que toute tentative de sabotage. Les dégâts auraient certes été moindres si le système avait bien fonctionné. De cela Robespierre semble avoir été inconscient : lui pensait que « des agents impurs prodiguaient des arrestations injustes127. » Il imputait ainsi à des hommes ce qui était pour une part, du moins, dû au défaut du système – et à ses propres initiatives128. Ce qui ne veut pas dire

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non plus que parmi ces hommes « impurs », quelques-uns ne conspiraient pas contre lui.

26 Le fait est que, dès les 9 et 13 messidor (27 juin et 1er juillet)129, Robespierre a conscience de la conjuration qui se noue contre lui. Le 26 du même mois (14 juillet), il traite même Fouché de chef de cette conspiration130 . Or, ces prétendus conspirateurs, il veut absolument les détruire. Son discours du 22 prairial en dit long à ce sujet : il ne tolère ni « séparation », ni « démarcation », ni « division131. » Pour lui, tout cela rime avec coalition, faction, contre-révolution et conspiration. Deux mois plus tard, son intransigeance a ligué contre lui un trop grand nombre de ses collègues. Son absence n’a rien fait pour y remédier. Si conspiration il y eut, ce fut celle qui mena de façon tout à fait inattendue au 9 Thermidor (27 juillet). Ce fut la revanche des têtes rebelles de l’hydre. Mais celles-ci se dressaient non contre la loi du 22 prairial, mais contre l’usage que Robespierre et ses fidèles entendaient en faire.

27 Au lendemain de la chute de l’Incorruptible et de ses amis, la loi du 22 prairial ne fut donc pas immédiatement supprimée. Billaud-Varenne était contre et Merlin de Douai renâclait, car, disait-il, sans cette loi, pas de juges ! Le 14 thermidor (1er août), la majorité vota malgré tout son abrogation. Vadier, pour sa part, avoua postérieurement que la loi n’était pas si mauvaise, si elle avait été entre d’autres mains132. Mais ce que l’on ne pardonnait pas aux concepteurs de la loi, c’est d’avoir voulu l’imposer envers et contre tous. C’est d’avoir voulu tromper la Convention sur les intentions secrètes – la poursuite et l’élimination des corrompus et des exagérés parmi les représentants – et d’avoir voulu dominer en lieu et place de l’Assemblée nationale et des autres comités, ce qui trahissait une volonté de dictature. Le « triumvirat » et leurs partisans en furent les premières victimes, mais bientôt suivirent ceux-là mêmes qui les avaient abattus : Barère, Billaud, Collot et Vadier. Le rapport de la Commission des Vingt-et-Un témoigne qu’on leur reprochait d’avoir trop bien appliqué cette fameuse loi, en dépit de l’absence de Robespierre. Le fait est que la rivalité entre les comités et leurs membres ne freina pas la multiplication des procès et des condamnations. Elle les favorisa au contraire. Chaque pouvoir renvoyant à son gré les suspects au tribunal révolutionnaire, bien souvent sans passer par les commissions populaires, lesquelles auraient dû être les garde-fous de tout le système répressif133.

Des causes et des conséquences

28 Pour conclure, il paraît probable que si la loi du 22 prairial fut élaborée à cette date, c’est en réaction aux attentats et aux conspirations diverses, lesquels exacerbait la volonté d’en finir avec les ennemis de la Révolution134. Mais elle l’aurait été, même sans ces attentats135. A la volonté punitive s’ajoutaient en effet le souci d’efficacité et le désir de centralisation, que stimulaient les actions désordonnées des instances locales et des représentants en mission136. Parallèlement, le Comité de Salut public souhaitait accélérer la marche de la justice et, pour ce, simplifier la procédure. Mais tout cela ne concernait que les crimes graves. Les délits superficiels étaient ou auraient dû être traités par les commissions populaires, qui prononçaient la remise en liberté, la détention ou la déportation137. De là, une seule peine devant le tribunal révolutionnaire : la liberté ou la mort ! Les personnes visées étaient évidemment les contre-révolutionnaires et les corrompus ou les malveillants qui faisaient le jeu de la contre-révolution et qui leur étaient à tort ou à raison assimilés. Le but de la

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Convention était de moraliser la vie politique révolutionnaire. Rien de très idéocratique ici, ni même de rapport avec l’Etre suprême. Il s’agissait de redorer l’image de la France révolutionnaire et de raffermir sa dignité et son honneur endommagés par les athées et corrompus, et pour cela, d’encourager les citoyens à être honnêtes et vertueux. Les discussions susmentionnées de germinal et de floréal, de même que le décret du 2 germinal en faveur de la justice et de la probité, parlent en ce sens.

29 La loi du 22 prairial suscita avant tout un nombre croissant d’ennemis aux robespierristes : représentants en mission et membres des comités, gênés, menacés ou blessés par l’autorité intransigeante de Robespierre et de ses amis. Mais il leur fallait aussi compter avec l’animosité des députés dantonistes, tout à la fois assoiffés de vengeance et terrorisés, et, celle des Hébertistes, tels que Fouché et Collot, qui ne se sentaient pas moins menacés. Ces hommes étaient plus que d’autres enclins à nuire à Robespierre et, donc, à intriguer et à saboter sa politique. Non qu’ils aient abusé de leur pouvoir pour envoyer des innocents à la mort138. Les procès-verbaux du Comité de Sûreté générale ne suggèrent rien de semblable. Au contraire. Ils témoignent que des suspects étaient régulièrement libérés et que les arrestations étaient contrôlées, surtout si elles émanaient de Saint-Just. Vadier s’en vantait implicitement le 21 messidor (9 juillet), quand il défendait des cultivateurs – pour mieux discréditer la loi du 22 prairial139. Mais les dysfonctionnements des instances judiciaires étaient légion : ces dernières étaient trop nombreuses, empiétaient les unes sur les autres ou ne fonctionnaient pas comme elles auraient dû. Qui plus est, les dirigeants étaient dépendants de commis et d’agents, dont certains n’étaient pas fiables, sans qu’on puisse pour autant parler de dérive bureaucratique140. Le procès de Fouquier-Tinville démontre que la plupart faisaient bien leur travail, et ceux qui laissaient à désirer étaient destitués et sanctionnés. Mais avec le rassemblement des suspects à Paris, les prisons étaient surpeuplées. La tâche était gigantesque et les erreurs devenaient inévitables. Cette accumulation de prisonniers suscitait la terreur des autorités. Les rumeurs les plus fantaisistes signalaient des complots et des scénarios d’assassinat des membres du gouvernement. Inversement, les conditions de vie souvent peu enviables des détenus favorisaient le désir d’évasion, d’autant que nombre d’entre eux s’attendaient à être sous peu exécutés. Comme le dira la Commission des Vingt-et-Un : évasion n’est pas conspiration. Les autorités étaient pourtant persuadées de tout autre chose. Herman explique ainsi dans sa défense : « on avait découvert la conspiration de Dillon ; on n’avait puni que les chefs ; il restait les complices, du moins, on le croyait, d’après les dénonciations141. » Sans doute dit-il là sa vérité. Ni Herman, ni Lanne, son adjoint, n’ont le profil de vulgaires assassins. Très consciencieux, ils obéissaient aux instructions du Bureau de Police générale – quand ils ne suggéraient pas eux-mêmes les mesures à prendre142. La traduction au tribunal des diverses instances provoquait un véritable embouteillage, lequel entraînait précipitations et erreurs. Saint-Just lui-même avait sermonné la commission populaire au sujet de ses lenteurs. Mais il se refusait à écouter ses motivations. Le Comité de Salut public en vérité était devenu inaccessible. En fin de parcours, force est de constater qu’en déléguant la recherche et le renvoi au tribunal à la Commission des administrations civiles, les arrêtés de Saint-Just et de Robespierre favorisaient le dysfonctionnement, tandis que leur rigueur et leur impatience ne facilitaient pas la communication et la tâche des commissions populaires143. Ces initiatives encourageaient d’autres membres des comités à agir de la sorte. Et cela en définitive n’avait rien à voir avec la loi du 22 prairial, à cela près que la fameuse loi accélérait terriblement la procédure judiciaire, et partant, les exécutions.

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NOTES

1. Sur le mythe de la Terreur, Jean-Clément MARTIN, Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Seuil, 2006 et notre article « Les discours de la terreur à l’époque révolutionnaire. Etude sur une notion ambiguë », French Historical Studies, I, n° 36, p. 51-81. 2. Pour une approche strictement juridique de toute la période, Eric DE MARI, La mise hors de la loi sous la Révolution française (19 mars 1793-an III). Une étude juridictionnelle et institutionnelle, Issy-les- Moulineaux, LGDJ, 2015, p. 461-480. De Mari voit une réelle continuité entre les lois du 27 germinal et du 19 floréal et celle du 22 prairial, en vue d’une centralisation accrue de la répression. 3. Léonard GALLOIS, Histoire de la Convention par elle-même, Paris, Auguste Mie, 1834-1848, 8 vols. 4. Léonard GALLOIS, op. cit., VII, p. 79 et p. 107. 5. Philippe BUCHEZ, Pierre-Célestin ROUX, Histoire parlementaire de la Révolution française, Paris, Paulin, 1834-1838, 40 vols., vol. 33, p.VI-VII. 6. Ibidem, p.VII. 7. Edgar QUINET, La Révolution, Paris, Belin, 1987, p. 556-563. 8. Alphonse AULARD, Histoire politique de la Révolution, Paris, Armand Colin, 1909, p. 363-366. 9. Albert MATHIEZ, « Robespierre et le procès de Catherine Théot », AHRF, n° 34, 1929, p. 392-397. Et Albert MATHIEZ, La Révolution française, Paris, La Manufacture, 1989, p. 565-570. A l’exception de la loi du 13 ventôse, qui prévoit d’indemniser les « malheureux avec les biens des ennemis de la révolution », les autres lois ne permettent pas d’affirmer que les jugements devaient aboutir à une redistribution des biens des émigrés. Celle du 8 ventôse projette seulement de séquestrer les biens des ennemis au profit de la République et celles des 23 ventôse et 27 germinal ne précisent nullement que les commissions populaires, créées pour juger promptement les suspects, auront d’autres tâches. Les décrets d’installation des dites commissions (24 et 25 floréal) leur confient le recensement des suspects à déporter, la mise en liberté des patriotes arrêtés et l’enquête sur les détenus des prisons parisiennes. Contre l’interprétation de Mathiez, Henri CALVET, « Une interprétation nouvelle de la loi de prairial », AHRF, n° 120, 1950, p. 305-319. Voir aussi l’analyse très nuancée de Françoise BRUNEL, Thermidor. La chute de Robespierre, Bruxelles, éd. Complexe, p. 51 et p. 62-71. 10. Barère présente en revanche une loi sur la bienfaisance nationale, annonçant des secours publics pour les malheureux, les victimes, les infirmes, etc. BRUNEL, Thermidor…, art. cit., p. 59-62. 11. Georges LEFEBVRE, « Sur la loi du 22 prairial », AHRF, n° 123, 1951, p. 225-256. 12. Voir note 9. 13. Michel EUDE, « La loi de Prairial », AHRF, n° 254, 1983, p. 544-559. 14. François FURET, La Révolution 1770-1814, Paris, Hachette, 1988, 2 vols, I, p. 250-254. 15. Patrice GUENIFFEY, La politique de la Terreur. Essai sur la violence révolutionnaire, Paris, Fayard, 2000, p. 278-294. 16. Curieusement Gueniffey ajoute « peut-être aussi un pas vers la sortie de la Terreur par des moyens violents », Ibid, p. 294. 17. Ce qui détruit l’argument de plusieurs historiens selon lequel la loi du 22 prairial serait principalement une réponse aux tentatives d’assassinat des 3-4 prairial. Et de fait, l’arrêté du 21 floréal était plus sévère encore, puisqu’il supprimait le jury. 18. Jean-Clément MARTIN, Violence et Révolution, op. cit., p. 224-229. 19. Eric DE MARI, op. cit. 20. Anne SIMONIN, « Les acquittés de la Grande Terreur : réflexions sur l’amitié dans la République », dans Michel Biard (dir.), Les politiques de la Terreur, Rennes, PUR, 2008, p. 108-209.

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21. Alex FAIRFAX-CHOLMELEY, Reassessing Revolutionary Justice: Suspects, the Paris and the Terror in France (1793-1794), thèse de doctorat de la Queen Mary University, Londres, 2011. 22. Fouquier-Tinville cité par Laurent LECOINTRE, Les crimes des sept membres des anciens comités, Paris, Maret, 1794, p. 131. 23. Barère qui était doué pour la surenchère rhétorique avait eu le malheur de prononcer ces mots. Ils furent pris au sérieux par les agents divers et les détenus. Voir AN F7-4599, déclaration de Guillaumin dans le procès de Trinchard, qui pensait que le Comité de Salut public voulait vider les prisons. 24. Peter MCPHEE, Robespierre. A Revolutionary Life, New Haven & Londres, Yale University Press, 2012. 25. Hervé LEUWERS, Robespierre, Paris, Fayard, 2014, 26. Louis JACOB, Les suspects pendant la Révolution (1789-1794), Paris, Hachette, 1952, p. 205 et p. 210. 27. GUENIFFEY, La politique de la Terreur, op. cit., p. 294. A la suite des procès des Hébertistes et Dantonistes, la vertu est souvent à l’ordre du jour en raison même des délits commis par les uns et les autres : athéisme d’une part ; corruption de l’autre. De là à y voir une idéologie « absolue », il y a un pas. 28. Ajoutons à cela la dénomination expressément vague d’ennemis du peuple au lieu de suspects (loi du 17 septembre 1793) ou d’ennemis de la Révolution (arrêté du 21 floréal). Une enquête dans le Moniteur universel sur les occurrences de l’expression révèle qu’elle est rarement utilisée en 1791, mais devient courante dès le début 1792, et pas seulement chez les députés montagnards. Dès lors, D’Averhoult, Pastoret et Ducos la prononcent, tout comme Lanjuinais, Carra ou Danton en 1793. C’est dire par ailleurs qu’une catégorie politique se fait juridique, à partir du 22 prairial ! Et donc que le droit est sous l’emprise du politique. 29. On verra que cette accusation est infondée. La détention et la déportation subsistent tout au long de la période. 30. On invoque souvent Billaud-Varennes comme ennemi de Robespierre. Pourtant, ils apparaissent assez proches. Mais Billaud-Varennes reprochait à Robespierre sa « popularité ». Jacques-Nicolas BILLAUD-VARENNE (Françoise BRUNEL, éd.), Principes régénérateurs du système social, Paris, éd. de la Sorbonne, 1992, p. 240. 31. Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc. supprimés ou omis par Courtois, Paris, Baudouin, 1828, 3 vols ; Laurent LECOINTRE, Les crimes des sept membres des anciens comités, op. cit. ; Jean SALADIN, Rapport au nom de la Commission des 21, créée par décret du 7 nivôse pour l’examen des représentants du peuple[…], Paris, Rondonneau & Baudouin, 1795. 32. Cette commission exécutive fut créée en germinal an II. Le directeur en était Martial Herman, originaire d’, qui connaissait Robespierre depuis plus longtemps, voir AN AF II* 48. Pour sa correspondance, AN BB 30-22. 33. Décret du 15 germinal an II. Consultable en ligne :https://collection-baudouin.univ-paris1.fr/ vol. 48, p. 115. 34. Le Moniteur, t. 19, p. 54 (25 décembre 1793). 35. Elle coïncide pourtant avec de nouveaux procès, notamment celui des fermiers généraux du 16 floréal et le renvoi au tribunal révolutionnaire des membres du Parlement de Toulouse, arrêté le 1er floréal. Le Moniteur, t. 20, p. 387-392. Et pour les parlementaires, voir l’arrêté du Comité de Sûreté générale dans AN AFII*-254. 36. Le 10 germinal, Barère annonçait un décret en faveur de la régénération, contre l’immoralité et l’athéisme. Le 30 germinal, Payan attaque à son tour l’athéisme et préconise le culte de l’Etre suprême. Le Moniteur, t. 20, p. 90 et p. 394. 37. Le Moniteur, t. 20, p. 168 et p. 191. 38. Le Moniteur, t. 20, p. 24. 39. Le Moniteur, t. 20, p. 220.

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40. Les commissions populaires étaient prévues depuis le 23 ventôse an II. Deux d’entre elles sont mises en place les 24 et 25 floréal, on y reviendra plus amplement, car elles sont importantes dans ce contexte et ont échappé jusqu’à présent à l’attention des historiens. Raymonde MONNIER leur a pourtant consacré un premier article : « Le peuple juge », dans Philippe Boucher (dir.), La Révolution de la justice, Paris, Jean-Pierre de Monza, 1989, p. 161-190. Elle note que les mises en liberté augmentent en prairial et messidor, mais ne donne pas de références précises. 41. Le Moniteur, t. 20, p. 220-222. Sur l’articulation entre la loi du 22 prairial et les institutions, voir Françoise BRUNEL, Thermidor, op. cit., p. 45-52. 42. Présenté une fois encore par Couthon, le décret du 19 floréal an II précisait ce que la loi du 27 germinal laissait dans le vague : à savoir les compétences respectives des tribunaux criminels et du tribunal révolutionnaire. Il supprimait les tribunaux et commissions révolutionnaires, établis dans les départements – sauf autorisation spéciale du Comité de Salut public. Le Moniteur, t. 20, p. 419. 43. Le Moniteur, t. 20, p. 263-267. 44. Après Thermidor, Barère qualifie pourtant ce projet de « manifeste religieux » intempestif. Lui aurait conçu un projet plus dans l’air du temps – critiqué par Robespierre comme « trop philosophique ». s.n., Défense de Barère. Appel à la Convention nationale et aux républicains français, Paris, Imprimerie de Charpentier, 1795. 45. Carnot dans Le Moniteur, t. 20, p. 492 et p. 518. 46. Collot d’Herbois dans Le Moniteur, t. 20, p. 499. 47. Voir aussi Jonathan SMYTH, « Public Experience of the Revolution: the national reaction to the proclamation of the Fête de l’Etre suprême », dans David Andress (dir.). Experiencing the French Revolution, Oxford, Voltaire Foundation, 2013, p. 155-176. Anticléricalisme ne signifie pas athéisme. Nombreux sont déistes. 48. Rappelons aussi qu’il refuse de bannir ceux qui pensent autrement, contrairement à Rousseau. Et d’ajouter : « nous ne sommes pas des persécuteurs ». Alphonse AULARD, La Société des Jacobins, Paris, Jouaust, 1892-1897, 6 vols., VI, p. 132-133. 49. Le Moniteur, t. 20, p. 522. 50. Sur ce point, Albert SOBOUL, Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire en l’an II, Paris, Flammarion, 1973. 51. Vadier constate pour le regretter que les sociétés sectionnaires dissoutes se fondent dans les sociétés populaires. AULARD, Société des Jacobins, op. cit., VI, p. 181. 52. Payan les critique le 16 germinal et la Commune de Paris réitère le 26 du même mois. Aux Jacobins, le président du tribunal révolutionnaire, Dumas, parle le 11 prairial contre le temps précieux qu’ils font perdre au tribunal. Il invite les deux comités du gouvernement à examiner s’ils sont vraiment nécessaires. D’après lui, « la décision d’une affaire est dans la nature de la dénonciation et dans la conscience des jurés ». Journal de la Montagne, n° 36, p. 284 ; Le Moniteur, t. 20, p. 154 ; Société des Jacobins, op. cit., VI, p. 162. 53. De Mari y voit une affinité avec les commissions révolutionnaires lyonnaises, créées par Couthon en octobre 1793. Or, c’est Couthon qui présente la loi du 22 prairial. Notons toutefois que Couthon n’a pas créé « des » commissions à Lyon, mais une seule, sur ordre du Comité de Salut public. Eric DE MARI, La mise hors de la loi, op. cit., p. 479. 54. Le Moniteur, t. 20, p. 559 et p. 580-582. 55. A ce sujet, Marisa LINTON, « The stuff of nightmares: plots, assassinations and duplicity in the mental world of the Jacobin leaders, 1793-1794 », dans David Andress (dir.), Experiencing the French Revolution, op. cit., p. 201-218. 56. Barère en était-il conscient, à cette date, du moins ? Voir aussi Hervé LEUWERS, Robespierre, op. cit., sur les calomnies plus anciennes visant Robespierre.

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57. Le Moniteur, t. 20, p. 598-599. Sur les précédents, Michel BIARD, Missionnaires de la République, Paris, CTHS, 2002, p. 342-362. 58. Léonard GALLOIS, Histoire de la Convention, op. cit., VII, p. 71 ; Le Moniteur, t. 20, p. 598. 59. Arne ÖRDING, Le Bureau de Police du Comité de Salut public. Etude sur la Terreur, Oslo, Jacob Dybwad, 1930. Il fonctionna du 4 prairial au 10 thermidor. Il était prévu par le décret du 14 frimaire et devait se concentrer sur les fonctionnaires, mais bientôt, il outrepassa ses compétences. 60. Le 13 ventôse avait également été créé un bureau des détenus qui dépendait en principe des deux comités mais qui siégeait au pavillon de Flore, sous l’influence du Comité de Salut public et avec un personnel qui lui était attaché. 61. Plusieurs témoignages dans AN F7-4435. Sur les premières attaques par Hébertistes et sans- culottes, Albert SOBOUL, Mouvement populaire, op. cit., p. 163-171. 62. De là, leur dénomination de « jurés patriotes ». Ils avaient été soigneusement sélectionnés. Fouquier-Tinville se serait plaint que l’on réduise le nombre de jurés. C’est tout ce qu’il reprochait alors à la loi du 22 prairial. AN F7-4599. 63. Notamment Patrice GUENIFFEY, La politique de la Terreur, op. cit., p. 295-296. J’ai mentionné plus haut la récurrence de l’expression dès le début 1792. 64. Jean-Clément MARTIN, Violence et Révolution, op. cit., p. 224 qui reprend ici l’interprétation de Abdoul-Mellek. 65. La même chose vaut à Orange : des détenus sont relaxés ou incarcérés. Agricole Moureau, un fervent patriote, s’en offusque. Ce serait, selon lui, une infraction à la loi du 22 prairial (voir AN F7-4436). Or, ces jugements parviennent régulièrement au Bureau de police générale qui les enregistre, sans la moindre critique. Ainsi, le jugement du 25 messidor de la Commission d’Orange compte 11 condamnés à mort, 2 mises en liberté et 2 détentions (voir AN F7-3822). Voir aussi Anne Marie DUPORT, « Deux tribunaux d’exception du sud-est. Le tribunal révolutionnaire de Nîmes et la commission populaire d’Orange », dans Michel Vovelle (dir.), La Révolution et l’ordre juridique privé : rationalité ou scandale ?, Paris, PUF, 1988, 2 vols., II, p. 675-685. 66. Selon les termes de la loi, la Commission des administrations civiles, police et tribunaux n’avait donc pas le droit de traduire au tribunal révolutionnaire. Bulletin des lois, n° 1, Paris, 1794. Notons aussi que le rapport de Couthon figure en annexe du texte de loi « comme instruction ». De Mari l’a déjà noté : Eric DE MARI, La mise hors de la loi, op. cit., p. 479. 67. AN C 304, pl. 1126 et pl. 1127. Voir l’article cité de Lefebvre sur la loi du 22 prairial (Georges LEFEBVRE, « Sur la loi du 22 prairial », art. cit.). 68. Le Journal de la Montagne du 23 prairial, n° 45, p. 358-359, reproduit la séance du 22 prairial le lendemain. Le Moniteur ne la publie que le 24 prairial et il donne celle du 24, deux jours plus tard. Le Moniteur, t. 20, p. 694-699 et p. 713-716. Journal des Débats et des Décrets, nos628 à 630. Sur l’observation de Vadier du 26 prairial, Le Moniteur, t. 20, p. 735. 69. Ibidem. 70. Première impertinence, qui précède donc celles, plus ironiques encore, de Vadier. 71. Le Moniteur, t. 20, p. 714-715. 72. Le Moniteur, t. 20, p. 713-716. 73. Par la voix de Cambacérès et de Merlin de Douai. Voir Annie JOURDAN, « La Convention ou l’empire des lois », La Révolution française [En ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 20 décembre 2012, Consulté le 03 août 2016. URL : http://lrf.revues.org/730. 74. Les jurés n’étaient plus élus, mais désignés. Le tribunal révolutionnaire avait été recomposé le 18 germinal par le Comité de Salut public. Sur les nominations suite aux procès de germinal, AN AFII*-48. 75. Les 25 prairial, 7 et 17 messidor, la Commission des administrations civiles, police et tribunaux reçoit la permission de faire des recherches dans les prisons de Paris et de traduire

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directement au tribunal. Ce qu’elle exécutera fidèlement, en se prévalant de ces permissions, signées Saint-Just ou Robespierre. Alphonse AULARD, Recueil des Actes du Comité de Salut public, Paris, Imprimerie nationale, 1900, vol. 14, p. 291 ; p. 518 et p. 739. Et Jean SALADIN, Rapport au nom de la Commission des Vingt-et-Un, op. cit., p. 29-32 et p. 187-189. 76. On ne sait pas avec certitude si les autres membres du Comité de Salut public avaient été impliqués dans la rédaction de la loi. Ils le nient lors de leur procès. Mais le fait est que le 24 prairial, Billaud et Barère prirent le parti de Robespierre et de Couthon. De même, ils ont bon gré mal gré appliqué la loi. Par ailleurs, il est indéniable que cette loi a été rédigée et présentée par Couthon et qu’elle a des ressemblances avec l’arrêté du 21 floréal, concocté par Robespierre, mais aussi avec les directives de Couthon pour Lyon. 77. Depuis le procès de Danton, la plupart préféraient se taire. S’ils s’exprimaient sincèrement, ils étaient aussitôt réprimandés par Robespierre, tel Legendre qui avait fait l’erreur de défendre Danton, et qui fut remis impérieusement à sa place. Que dire enfin d’Antonelle emprisonné pour avoir motivé ses opinions en tant que juré du Tribunal révolutionnaire ! Sur les mésaventures de ce dernier, Pierre SERNA, Antonelle, aristocrate révolutionnaire, Paris, éditions du Félin, 1997. 78. A ce sujet, le Rapport de la Commission des Vingt-et-un, op. cit., p. 74. 79. Réponse des membres des deux anciens comités de salut public et de sûreté générale… à Laurent Lecointre, Paris, Imprimerie de Charpentier, an III, p. 13. 80. Voir Albert MATHIEZ, « Trois lettres inédites de Voulland sur la crise de Thermidor », AHRF, n° 19, 1927, p. 67-77. Voir celle du 9 thermidor : « petits amours blessés… aigris avec le temps, dont l’explosion a été terrible. » 81. Carnot et ses agents concoctaient également des projets. Le 5 thermidor, plusieurs sections ont éloigné leurs canonniers sur ordre du Comité de Salut public – par l’intermédiaire de Pille, agent de Carnot. Actes du Comité de Salut Public, op. cit., vol. 15, p. 375. Couthon s’en plaint le lendemain aux Jacobins, Société des Jacobins, op. cit., vol. 6, p. 239. 82. Le Moniteur, t. 21, p. 4-5. 83. Le Moniteur, t. 20, p. 738-740. Voir aussi l’article cité plus haut de Mathiez sur Robespierre et Catherine Théot (Albert MATHIEZ, « Robespierre et le procès de Catherine Théot », art. cit.) 84. Philippe BUCHEZ, Pierre-Célestin ROUX, Histoire parlementaire…, op. cit., t. 33, p. 327. 85. Société des Jacobins, op. cit., VI, p. 180. 86. Ce qui ne signifie pas que le Comité de Sûreté générale emprisonnait à tout vent et multipliait les exécutions. Rien ne le laisse à penser. Mais il tirait parti de tout ce qui se présentait pour « dépopulariser » Robespierre. Sur ses arrêtés, voir AN AFII*-254 et 255. 87. Qui concocta ce spectacle ? D’après Örding, ce ne serait pas le Comité de Sûreté générale, mais celui de Salut public (Arne ÖRDING, Le Bureau de police, op. cit.). Pour Topino-Lebrun, témoin au procès de Fouquier, c’est ce dernier qui en aurait pris l’initiative – ce qui est douteux. De fait, l’ironie malveillante suggère que Vadier n’y était pas étranger, d’autant qu’il était proche de Fouquier. Notons surtout que ce n’était pas la première fois qu’un condamné revêtait la chemise rouge. A ce sujet, Michel BIARD, La Liberté ou la Mort. Mourir en député 1792-1795, Paris, Tallandier, 2015, p. 166-171. 88. Michel EUDE, « Le Comité de Sûreté générale », op. cit. p. 301-302. En messidor, elles prirent l’habitude malgré tout de s’adresser au Comité de Sûreté générale. Elles ne commencèrent à vraiment fonctionner qu’à la fin du mois de prairial. Voir leur lettre du 14 messidor dans AN W-500, dossier 1. Le Comité de Salut public leur demandait d’accélérer leurs travaux. De fait, devant l’afflux des suspects, elles s’avérèrent insuffisantes et quatre autres étaient prévues début thermidor qui s’occuperaient exclusivement des départements. 89. AN BB30-22. Cela nuance donc l’analyse de Michel EUDE, « Le Comité de Sûreté générale », art. cit., p. 302-304. 90. Papiers inédits de Robespierre, op. cit., vol. 1, p. 50-51.

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91. Notons qu’Herman avait été avocat à Arras et qu’il était très estimé de Robespierre. Sa nomination à la commission des administrations civiles dit bien qu’il était proche des robespierristes. Voir F7-4436 et Papiers inédits de Robespierre, op. cit., vol. 2, p. 7-10. L’adjoint de Herman, Lanne, lui aussi juriste, était originaire du même village du Pas de Calais et très proche de Lebas. Actes du CSP, op. cit., vol. 14, p. 131-132 ; p. 291 ; p. 375 ; p. 519-520. 92. L’arrêté du 25 prairial est signé Robespierre, Barère et Lindet. Il concerne les détenus de Bicêtre. Celui du 17 messidor est de Saint-Just seul et concerne le Luxembourg. Au cours du mois de messidor, on trouve plusieurs arrêtés signés de son nom seul. Le 7 messidor, plusieurs arrêtés sont de la main de Robespierre. Saladin en cite un de Robespierre, Billaud-Varenne et Barère. C’est celui qui permet à Herman de rechercher les suspects dans les prisons. Actes du CSP, op. cit., vol. 14, p. 518 et p. 519-520. Jean SALADIN, Rapport au nom de la Commission des Vingt-et-un, op. cit., p. 31. 93. Philippe BUCHEZ, Pierre-Célestin ROUX, Histoire parlementaire…, op. cit., t. 35, p. 64-65. 94. Voir sur ses activités : AN AF II*- 254 et 255. On découvrira que le Comité de Sûreté générale non seulement met régulièrement en liberté, mais aussi qu’à partir de prairial et jusqu’en thermidor, il vérifie et fait contrôler les arrestations ordonnées par Saint-Just et Lebas. AN AF II*- 275. 95. Voir aussi Réponse des membres des deux anciens comités […] à Lecointre, Paris, Charpentier, 1795, p. 50-53. Les auteurs précisent que de tous les travaux des commissions, il n’y a eu d’exécuté que les mises en liberté. 96. Nous avons retrouvé les feuilles des commissions populaires, éparpillées dans Rapport de la Commission des Vingt-et-Un, op. cit. ; AN AFII*-220, AN W-95 et AN F7-4436. La référence usuellement donnée sur leurs travaux (AN W/233-237) s’est avérée incorrecte. 97. Sur ces détails, AN F7-4436. Arrêté du 3 prairial an II demandé la veille par Herman à Robespierre : Les commissions populaires peuvent appeler les prévenus si nécessaire ; prendre sur eux des renseignements ; demander des pièces et lancer des mandats d’arrêt contre de nouveaux coupables, découverts lors de l’affaire traitée. Dans ce cas, elles doivent en informer le Comité de Salut public dans les 24 heures. Par contre, elles ne doivent pas s’occuper des représentants du peuple. Voir aussi Actes du Comité de Salut public, op. cit., vol. 13, p. 516. 98. AN BB30-23 et AN W-500, dossier 1. 99. Trinchard, ci-devant menuisier, avait été juré avant de présider une des commissions populaires. En l’an IV, il est signalé comme partisan de Babeuf. Le président de l’autre commission était Subleyras. Il ne fut pas inquiété en Thermidor. 100. Les deux commissions populaires avaient acquis une bonne réputation. Un témoin du procès Fouquier affirme ainsi que « la commission populaire formait alors toute l’espérance des détenus » (Philippe BUCHEZ, Pierre-Célestin ROUX, Histoire parlementaire…, op. cit., t. 35, p. 60). Le rapport de Saladin le confirme quand il écrit : « Vadier craignait que l’affaire de Pamiers se retrouve devant les commissions populaires. » Jean SALADIN, Rapport des Vingt-et-un, op. cit., p. 39. Du coup, il s’était adressé directement à Fouquier-Tinville. 101. A ce sujet, Anne SIMONIN, « Les acquittés de la Grande Terreur », art. cit., p. 183-209. Elle compte 19,4 % d’acquittements au tribunal révolutionnaire, contre 21 % chez Patrice GUENIFFEY, La politique de la Terreur, op. cit. , p. 289. D’autres chiffres dans Emile CAMPARDON, Le tribunal révolutionnaire de Paris d’après les documents originaux, Paris, Plon, 1866, 2 vols., II, p. 217-222 : d’avril 1793 à Thermidor an II, il y aurait eu 4 061 affaires, 2 625 condamnations à mort, 1 306 acquittements et 130 peines diverses. Pour la même période, Alex FAIRFAX-CHOLMELEY, Reassessing Revolutionary Justice…, op. cit., donne des chiffres sensiblement différents : 3 966 jugements ; 2 511 condamnations à mort ; 948 acquittements, 399 mises en liberté et 108 peines diverses. Mais tous passent donc sous silence les remises en liberté proposées par les commissions populaires, qui ne renvoyaient au tribunal révolutionnaire que les deux tiers des personnes interrogées.

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102. Ainsi le 7 thermidor, quand Fouquier-Tinville se plaint de ne pas avoir les dossiers de 50 suspects sur les 150 à juger. D’après Fouquier, 2 718 personnes auraient été jugés et 900 d’entre elles acquittées, ce qui ferait 33,1 %. Philippe BUCHEZ, Pierre-Célestin ROUX, Histoire parlementaire…, op. cit., t. 34, p. 336. Selon les feuilles remises par Fouquier au Comité de Sûreté générale en prairial et messidor, il y aurait eu : 23 % d’acquittés (2e décade prairial) ; 14,3 % (3e décade prairial) ; 16,3 % (1er décade messidor) ; 27 % (2e décade messidor) et 32 % (3e décade messidor). Voir AN F7-4438, plaquette 2. 103. Ce qui n’aurait pas été grave si les commissions populaires avaient déjà fait le travail, mais la conspiration des prisons leur fut ôtée, puisque c’est la Commission des administrations civiles qui s’en occupait et qui traduisait directement au tribunal, avec la permission du Comité de Salut public, ou du moins, celle du Bureau de police. Notons encore que Robespierre ne voulait pas se débarrasser de Fouquier, contrairement à ce qu’avance Albert Mathiez (Albert MATHIEZ, « Fouquier-Tinville et Robespierre », Annales Révolutionnaires, t. 9, n° 2, 1917, p. 239-243). Le 8 messidor, Herman recherche bien un accusateur public, mais c’est pour le 3e arrondissement de Paris (AN BB30-20). Le citoyen Gatrey sera nommé à ce poste le 12 messidor. AN AFII*-221. 104. Pour se défendre contre l’accusation de faire traîner les choses, Trinchard affirme le 14 messidor qu’ils ont déjà traité 4 à 500 affaires depuis les 26-27 prairial. Le 8 thermidor, Vadier parle de 800 affaires soumises aux deux commissions populaires. Comme Lecointre, la commission des Vingt-Un quant à elle évoque 1 286 condamnations à mort en 45 jours, ce qui prouve bien que toutes les affaires ne passaient pas par les commissions populaires. 105. Il faut aussi tenir compte des greffiers ou commis qui bâclaient leur travail. Un d’entre eux – Legris – est accusé de négligence. Il est condamné à mort le 1er thermidor pour un autre crime. Emile CAMPARDON, Le tribunal révolutionnaire, op. cit., I, p. 347-348. Son dossier dans AN W-423. Mais d’autres ont sans nul doute commis des erreurs. On remarquera ainsi que, sur l’arrêté du 3 thermidor des deux comités, deux feuilles sont mentionnées deux fois (feuilles 45 et 56) : à la fois dans les condamnations à la déportation et dans le renvoi au tribunal révolutionnaire. Deux feuilles manquent, mais ce sont des remises en liberté. Voir AN AF*II-220. Saladin se fait un malin plaisir à énumérer les vices de procédure et les erreurs. En revanche, il passe sous silence les relaxations et les simples détentions. Jean SALADIN, Rapport des Vingt-et-Un, op. cit., p. 120-123 et p. 142-154. 106. Voir Léonard GALLOIS, Histoire de la Convention, op. cit., vol. 7, p. 180. 107. Voir ses discours des 9, 13 et 21 messidor, notamment. Le 9, il réagit aux intrigues de Vadier. Il n’a pas encore eu la querelle qu’il aura avec ses collègues le 11 messidor et qui va mener à son éloignement volontaire. , Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, PUF, 1967, éds. Marc BOULOISEAU et Albert SOBOUL, vol. 10, p. 504-523. 108. Alors qu’en messidor, Robespierre a multiplié les arrêtés – 25, dont 22 signés seul – aucun n’aurait été retrouvé pour Thermidor. Georges WALTER, Robespierre, Paris, Gallimard, 1946, p. 523. Lecointre en signale malgré tout plusieurs qui auraient été signés à son domicile. Laurent LECOINTRE, Les crimes des sept membres des anciens comités, op. cit., p. 171. 109. Une étude de ses interventions au Bureau de Police générale démontre que Couthon exigeait avant tout des renseignements. AN AF 7-4437. Il déférait également les suspects devant les commissions populaires, ce que ne faisaient ni Robespierre ni Saint-Just. Le premier les renvoyait à Herman ; le second, au Comité de Sûreté générale, du moins jusqu’à la mi-messidor. Tous deux renvoyaient aussi directement au Tribunal révolutionnaire. Robespierre, enfin, corrigeait de temps à autre les décisions de Saint-Just. WALTER, Robespierre, op. cit., p. 539-540. 110. Sur 464 arrêtés du Bureau de Police, 295 regardaient les fonctionnaires et 250 étaient des ordres d’arrestation, ce qui n’est tout de même pas négligeable. Cela fait environ 83 arrestations par mois. Un cinquième seulement des jugements était des acquittements. Arne ÖRDING, Le Bureau de police, op. cit., p. 101.

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111. Voir AN AFII*-48 sur les destitutions et les nominations de germinal et de floréal an II. 112. On signale ainsi une liste de 200 noms établie par deux administrateurs de la police de Paris, responsable des prisons. Philippe BUCHEZ, Pierre-Célestin ROUX, Histoire parlementaire, op. cit. , vol. 35, p. 64-65. Lanne lui aussi faisait des excès de zèle et parcourait les prisons à la recherche de suspects. D’après Billaud-Varenne, les comités révolutionnaires envoyaient également au tribunal, ce qui était illégal selon la loi du 22 prairial. AN F7-4599 plaquette 5. 113. Les 25 prairial, 7 et 17 messidor. Voir Actes du Comité de Salut public, op. cit., vol. 14, p. 291, p. 518, p. 741. Sur les suspects des prisons, voir aussi AN F7-4599, n° 12. 114. Toutes les lois n’ont pas encore été mises en vigueur : la déportation n’est pas définitivement réglementée et les dépôts doivent être réorganisés. Avec l’augmentation des détentions, de nouvelles prisons doivent être créées, notamment à Vincennes. AN BB-30/22 et 23. L’instruction pour les commissions populaires n’est rédigée que le 3 prairial. Pis. Les feuilles des commissions populaires de prairial an II ne sont contrôlées par les comités que les 1er, 2 et 3 thermidor, en même temps que celles de messidor. Voir leur reproduction dans AN AFII*-220, W-95 et Jean SALADIN, Rapport des Vingt-et-Un, op. cit., p. 120-123 et p. 142-154. Ironie du sort donc : Saint-Just fulmine contre les lenteurs des deux commissions, mais que dire des comités eux- mêmes ? 115. Notamment dans l’affaire des conspirations des prisons. Voir le procès de Fouquier-Tinville. AN W-500 et W-501. 116. Ils s’aliénèrent également Amar du Comité de Sûreté générale, en critiquant sévèrement son rapport sur Chabot. Notons par ailleurs que, le 2 prairial, Robespierre se plaint auprès d’Herman que son discours du 18 floréal n’ait pas été communiqué à Hanriot et au tribunal révolutionnaire. Or, qui était chargé de cette tâche ? Le Comité de Salut public ! Ce qui confirme les inimitiés au sein dudit comité. AN BB30-22. 117. Philippe BUCHEZ, Pierre-Célestin ROUX, Histoire parlementaire, op. cit., vol. 34, p. 5-6. Durand de Maillane dit bien que le côté droit de l’Assemblée a été plusieurs fois abordé. La troisième fut la bonne. Lui-même décida de se rallier aux ennemis de Robespierre. Parmi les hommes qui l’ont convaincu figurent Bourdon de l’Oise, Rovère et Tallien – ce qui ne veut pas dire qu’il y avait vraiment une conspiration digne de ce nom. DURAND DE MAILLANE, Histoire de la Convention nationale, Paris, Baudouin, 1825, p. 199. 118. Maximilien ROBESPIERRE, Œuvres…, op. cit., X, p. 519 – 21 messidor an II. 119. Voir le discours de Vadier du 8 thermidor dans Albert TOURNIER, Vadier sous la Terreur, Paris, s.d., p. 153-159. 120. Pour exemple : le Bureau de Police avait fait incarcérer tout d’abord Mansuis et Favereau que Carnot fit relaxer trois jours plus tard ; puis Bauche et Rambourg qui furent libérés après Thermidor. Michel EUDE, « Le Comité de Sûreté générale », art. cit., p. 300-302. Actes du Comité de Salut public, op. cit., t. 15, p. 80 et p. 163. Dumas dénonçait le 1er thermidor l’arrestation de quinze pères de famille par quatre employés du Comité de Sûreté générale. Société des Jacobins, op. cit., t. 6, p. 232-233. Des querelles opposaient aussi deux employés du Comité de Salut public : Pille (Carnot) et Sijas (Saint-Just et Robespierre), Albert MATHIEZ, La Révolution…, op. cit., p. 576. Sur la section des Arcis, AN-AFII*275. 121. Jusqu’au 19 messidor an II, il fallait compter aussi avec le Comité de surveillance du département de Paris, dont les archives mentionnent 469 inculpés et des mises en liberté. AN BB 3/65. 122. Albert MATHIEZ, La Révolution…, op. cit., p. 573. Et surtout Albert SOBOUL, Mouvement populaire, op. cit., p. 479. 123. Albert SOBOUL, ibid., p. 466-473. S’ajoutait à cette initiative populaire le culte des martyrs de la Liberté, peu prisé par la Convention.

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124. De là sans doute le projet des 4 et 6 thermidor (22 et 24 juillet) d’établir quatre autres commissions populaires, qui chacune serait chargée d’un arrondissement de plusieurs départements. Ce qui éviterait de réunir tous les détenus à Paris. Mais c’était ici encore diminuer les pouvoirs des représentants en mission. Cette nouvelle loi n’évoquait pas non plus la redistribution des biens des émigrés. 125. Notons par ailleurs qu’en messidor, le Comité de Salut public cherche à se débarrasser de Couthon, en l’envoyant en mission dans le Midi, tandis que le 5 thermidor (23 juillet) les canonniers de plusieurs sections sont éloignés de Paris, par ordre de Carnot. En date des 15 et 19 messidor, Voir AN AFII*- 48 et Actes du CSP, op. cit., vol. 15, p. 375. 126. On l’a dit. Herman s’adressait de préférence à Robespierre, ou au secrétaire du Bureau de Police, Lejeune. 127. Discours du 8 thermidor, Maximilien ROBESPIERRE, Œuvres…, op. cit., X, p. 549. 128. Ses arrestations intempestives et ses ordres à Herman, on l’a vu plus haut, permettent de lui rendre pleinement ses responsabilités. La même chose vaut pour Saint-Just. 129. Est-ce dû à la querelle qui l’opposa le 11 messidor (29 juin) à ses collègues des comités ? Cela se peut, mais, tout comme Couthon, il savait déjà que circulaient des listes d’éventuelles victimes. Dès le 9, en tout cas, il attaque les intrigues de Vadier dont il n’était pas dupe. Société des Jacobins, op. cit., VI, p. 192-196 ; p. 210-215. 130. Ibid., VI, p. 217-218. 131. Maximilien ROBESPIERRE, Œuvres…, op. cit., X, p. 484-486. 132. Sur Vadier et le témoignage de Locré. Michel EUDE, « La loi de prairial », art. cit., p. 557-559. 133. Ainsi qu’en témoigne le nombre d’affaires traitées respectivement par les commissions populaires et par le tribunal révolutionnaire. 134. L’arrestation et l’exécution des ci-devant fermiers généraux et membres du Parlement de Toulouse en floréal an II semblent confirmer cette idée. Rappelons que les dits parlementaires avaient déjà été condamnés par la Constituante pour « crime de lèse-nation ». Tandis que les fermiers généraux étaient accusés d’abus d’autorité, d’exactions et de malversations – sinon de rébellion. Le Moniteur, t. 20, p. 387-392 et AN AFII*-254. 135. Ainsi qu’en témoignent l’arrêté du 21 floréal sur la commission populaire d’Orange et les procès des fermiers généraux et des parlementaires de floréal susnommés. Les attentats procurèrent au Comité de Salut public un prétexte pour faire accepter plus facilement la loi par la Convention. Celle du 21 floréal n’était ni une loi, ni un décret mais un arrêté du seul Comité de Salut public, limité à Orange. 136. Toutes les mesures proposées par Couthon ou Saint-Just, citées dans cet article, vont dans ce sens. 137. La thèse d’Eric de Mari passe cela sous silence. Fairfax-Cholmeley ignore également les commissions populaires, mais restitue du moins leur place au parquet et à la chambre du conseil et surtout à la défense des prévenus. 138. L’affaire Pamiers étant l’exception qui confirme la règle. Vadier souhaitait la condamnation immédiate des suspects de Pamiers et s’adressa directement à Fouquier-Tinville. TOURNIER, Vadier, op. cit., p. 175-242. 139. Ce que vise Vadier le 21 messidor, c’est de ridiculiser et critiquer les rédacteurs de la loi. Louis JACOB, op. cit., p. 224-225. 140. Le Comité de Salut public disposait de 512 employés ; celui du Comité de Sûreté générale de 160. Voir dans le numéro de La Révolution française consacré aux comités des assemblées révolutionnaires les contributions de Raphaël Matta Duvignau et d’Émilie Cadio : Raphael MATTA DUVIGNAU, « Le Comité de Salut public (6 avril 1793-4 brumaire an IV) », La Révolution française [En ligne], 3 | 2012 ; Émilie CADIO, « Le Comité de sûreté générale (1792-1795) », La Révolution française [En ligne], 3 | 2012.

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141. Philippe BUCHEZ, Pierre-Célestin ROUX, Histoire parlementaire, op. cit., vol. 35, p. 44. 142. Le 3 messidor, c’est Herman qui demande à Robespierre de lui permettre de rechercher les suspects dans les prisons. Il parle même de « purger les prisons des immondices et rebuts de l’humanité ». De là, l’arrêté du 7 messidor, ci-dessus abordé. AN F7-4599. 143. Voir la lettre du 14 messidor an II de Trinchard à Herman sur les critiques injustes qui lui sont faites. AN W-500, dossier 1. Il se plaint par ailleurs que la communication avec le Comité de Salut public soit devenue impossible et il signale aussi que le Bureau des détenus ne voulait recevoir les tableaux de la commission que deux ou trois par décade – ce qui allait donc contre les ordres du Comité de Salut public – et de Saint-Just. Inversement, la commission populaire est bien accueillie au Comité de Sûreté générale et décide de s’adresser désormais à lui. AN F7-4438, pl.1, pièce 9.

RÉSUMÉS

La loi du 22 prairial a très mauvaise presse. Mais la connaît-on vraiment ? Ce n’est pas certain. De là l’intérêt à l’examiner de près, à en étudier la réception, de même que l’application et les conséquences. On découvrira que la plupart des études passent sous silence certains dispositifs de la répression de l’an II, conçus justement pour éviter les injustices et libérer les patriotes détenus. Mais cela permet aussi de retrouver les réseaux qui se constituent pour ou contre Robespierre et de vérifier le rôle qu’ils vont jouer dans la politique de l’an II.

The 22 Prairial law has a very bad reputation. But do we know it well? I am not sure. That is why I decided to study its reception, its implementation and its consequences. It allowed me to discover that historians are forgetting an important fact: that the repression and coercion of 1794 did not mean that injustice and terror were on the agenda. Conversely, there were institutional devices which made it possible to liberate patriots in custody. Studying this law and its implementation also enables to discover the networks for or against Robespierre and to investigate the part they were playing during the so-called Terror.

INDEX

Mots-clés : loi du 22 prairial, tribunal révolutionnaire, commissions populaires, Terreur, Bureau de police générale Keywords : 22 Prairial law, Revolutionary Court, People's Commissions, Terror, Office of General Security

AUTEUR

ANNIE JOURDAN Université d’Amsterdam

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Compte rendu de lecture

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Gaïd ANDRO, Une génération au service de l’État. Les procureurs généraux syndics de la Révolution française (1780-1830) Paris, Société des études robespierristes, 2015

Sylvain Dellea

RÉFÉRENCE

Gaïd ANDRO, Une génération au service de l’État. Les procureurs généraux syndics de la Révolution française (1780-1830), Paris, Société des études robespierristes, 2015, 499 p.

1 L’ouvrage de Gaïd Andro est appelé à compter dans l’historiographie de l’administration française depuis la fin de l’Ancien Régime. Il s’agit de la publication aux Editions de la Société des Etudes Robespierristes de sa thèse dirigée par Michel Biard à l’Université de Rouen, lequel préface l’ouvrage. Elle y propose une relecture totale d’une institution mal connue et méprisée de l’historiographie, les procureurs généraux syndics. Sa réflexion déborde néanmoins largement la seule étude de cette institution pour interroger de manière novatrice la construction de l’administration française contemporaine par-delà la rupture révolutionnaire, notamment des années 1780 aux années 1830. Fondamentalement, elle montre la transformation de l’administration révolutionnaire d’une nature profondément démocratique, car élue, à une nature professionnelle, neutre et docile. Elle recourt pour cela à une double clé d’analyse : l’institution des procureurs généraux syndics et la génération l’ayant occupée.

2 Commençons par définir l’institution étudiée. Un procureur général syndic est mis en place dans chaque département par la loi du 22 décembre 1789. Agent singulier et unique, il y représente le pouvoir exécutif central auprès des autorités constituées

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départementales (conseil général, directoire, justice, administrations de district, municipalités, etc.). Sa profonde originalité vient de son élection selon une logique démocratique, mandat électif qui le place au-dessus de ses concitoyens et qui résulte d’un processus de sélection sociale. Par sa légitimité électorale, il diffère donc des institutions nommées lui ayant succédé, ce que l’auteure ne manquera pas d’interroger. En charge de « l’intérêt général de la nation », il est chargé de requérir l’application des lois, d’initier les débats et de veiller concrètement à l’application et à la circulation de la loi dans le département. Gaïd Andro le résume ainsi : « il transmet la loi, dit la loi, explique la loi et fait exécuter la loi1 » et souligne l’importance de son rôle dans un pays où a été proclamé au cours de l’été 1789 le règne de la loi. L’auteure n’aura de cesse de montrer et d’interroger la nature profondément démocratique de cette institution.

3 Or, c’est paradoxalement ce qui valut à l’institution une condamnation par l’historiographie. Critiquée dès l’an II par les députés soucieux de justifier le recours au gouvernement révolutionnaire, puis par les rédacteurs des constitutions de l’an III et de l’an VIII, elle est ensuite dénoncée par les historiens tant libéraux que « marxistes », les premiers pour ses supposées faiblesses et impuissance face à la dynamique révolutionnaire, les seconds dénonçant ses prétendues décentralisation et modération favorables à la classe dominante. On voit bien à quel point cette double condamnation, en l’absence d’études spécifiques sur l’institution (un « vide historiographique2 » selon Gaïd Andro), est surtout le résultat d’un jugement rétrospectif. Dès lors, Gaïd Andro considère avec raison que l’institution des procureurs généraux syndics doit être réévaluée dans une histoire plus globale de la construction de l’administration en France. Elle est donc amenée à penser son sujet par rapport à la théorie de la centralisation d’, fondamentale dans l’historiographie du fait administratif. Rappelons-la brièvement : Tocqueville, dans l’Ancien Régime et la Révolution3, voit dans l’histoire administrative de la France un processus inéluctable d’accentuation du pouvoir de l’Etat sur l’ensemble du territoire national au niveau local, de la monarchie absolue à Napoléon III. La période révolutionnaire, loin de stopper le mouvement, constituerait un moment clé de son accélération car en supprimant les cadres administratifs de l’Ancien Régime elle préparerait le terrain de la réorganisation centralisatrice consulaire et napoléonienne. Cette théorie a irrigué l’historiographie et n’a que progressivement fait l’objet d’une remise en cause. Il faut aujourd’hui en finir avec elle pour deux raisons principales. D’une part, la démonstration historique qui la sous-tend ne résiste pas à la multiplication des études. Michel Biard, dans sa synthèse sur le sujet, infirme toute idée d’inéluctabilité dans la construction de l’administration révolutionnaire, en démontrant qu’elle a été le résultat d’une interaction complexe entre les conceptions politiques des contemporains, l’empirisme et le poids des événements4. D’autre part, la théorie passe à côté de la question fondamentale des différences de nature politique des régimes qui se succèdent : leurs administrations successives n’ont pas la même signification politique. Gaïd Andro continue et approfondit cette remise en cause du paradigme tocquevillien en inscrivant son travail à la croisée de trois axes historiographiques en renouveau depuis les années 1980. Celui de l’histoire administrative tout d’abord : la fusion progressive entre une histoire politique sans administration et une histoire de l’administration sans politique a engendré un profond et fécond renouvellement des perspectives, notamment dans l’analyse des pratiques politiques ou dans l’étude de la relation centre/périphéries, qui irrigue l’ensemble de l’ouvrage. Celui de l’histoire locale, plus particulièrement départementale, ensuite : la multiplication des

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monographies départementales autour et à la suite du bicentenaire de la Révolution française a réaffirmé le département comme échelle pertinente d’analyse. Elle permet aussi à l’auteure de disposer d’un matériau riche, diversifié et d’en entreprendre une synthèse. Celui de l’histoire des élites enfin : leur rôle dans la construction de l’Etat, l’analyse des réseaux, des mobilités et des dynamiques sociales ont fait l’objet d’un nombre croissant d’études, qui amène l’auteure à interroger leur importance dans l’institution du procureur général syndic et à postuler la possibilité d’étudier ce groupe comme appartenant à une même génération d’agents de l’Etat façonnée par cette expérience institutionnelle. L’importance de l’ouvrage résulte donc d’un questionnement permanent et d’une synthèse réussie d’approches historiographiques multiples.

4 Afin de répondre à cette ambitieuse problématique, Gaïd Andro a réalisé un travail minutieux et très approfondi sur des sources nombreuses et variées, manuscrites et imprimées, locales et nationales. Elle s’est particulièrement appuyée sur les sources manuscrites des archives départementales de onze à quatorze départements, ainsi que sur les archives ministérielles, parlementaires et du tribunal révolutionnaire aux Archives nationales. Elle complète son travail avec des sources imprimées dont la diversité et l’intérêt témoignent d’une perception large du sujet, tant du point de vue chronologique que thématique.

5 Dans la première partie de l’ouvrage, Gaïd Andro commence par définir l’institution du procureur général syndic telle qu’elle a été conçue (chapitre premier) et mise en œuvre à l’origine par les Constituants (deuxième chapitre). Ce faisant, l’auteure en effectue une réévaluation intégrale, pour ainsi dire une réhabilitation.

6 L’auteure commence par réévaluer les origines de l’institution et démonte l’idée d’une « pure invention5 » (François Furet et Denis Richet) en en montrant à la fois la continuité mais aussi l’originalité par rapport à l’Ancien Régime. Le procureur général syndic du département est l’héritier du procureur général des assemblées de 1787 et du procureur syndic des Etats provinciaux avant lui, fusionnant ainsi dans une même fonction le « syndicat » (avoir la capacité à représenter une communauté) et la « procuration » royale (avoir la responsabilité de défendre les intérêts de la couronne). Selon Gaïd Andro, cette forme de continuité des pratiques administratives de l’Ancien Régime révèle la part de pragmatisme des Constituants. Cependant, c’est la rupture politique révolutionnaire qui donne un sens nouveau, profondément démocratique, à l’institution en l’inscrivant dans une nouvelle conception de l’administration. Celle-ci vise fondamentalement à : « associer unité nationale et souveraineté du peuple6 » grâce à l’idée clé du consentement des administrés à la loi produite par la volonté générale. Dès lors, l’élection s’impose pour choisir les procureurs généraux syndics, comme expression de la nouvelle souveraineté nationale d’une part et comme garantie d’une bonne connaissance des enjeux locaux d’autre part. Simultanément, et contrairement à ce qu’a affirmé l’historiographie, le procureur général syndic permet au pouvoir exécutif de la monarchie constitutionnelle d’exercer un contrôle sur les administrations et, par leur biais, sur l’ensemble des citoyens. Gaïd Andro conclut à une « nature hybride » de l’institution : « incarner le roi et défendre les intérêts du peuple7. » Il est le pivot qui établit un lien entre le local et le national. Il donne un sens politique national à l’action administrative locale. Il est donc un rouage essentiel de la nouvelle organisation du territoire.

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7 Ceci conduit donc Gaïd Andro à reconsidérer la question de la puissance réelle du procureur général syndic. Là encore, ses analyses contredisent toute idée d’impuissance de l’institution, qui selon l’historiographie aurait été délibérément conçue par les constituants pour affaiblir l’Exécutif et serait donc responsable d’une « anarchie » administrative. Bien au contraire, elle montre la position centrale, et néanmoins à part, du procureur général syndic : « il est toujours présent, mais rarement nommé, et détient une autorité qui parait évidente sans que son contenu soit réellement perceptible8. » Sa présence est obligatoire aux réunions de l’administration départementale mais il n’a pas voix délibérative dans la décision collégiale. Ceci implique son logement dans les bureaux de l’administration départementale, ce dont il est le seul à bénéficier. Mais plus qu’une simple présence protocolaire dans le rituel administratif, il joue un rôle clé de coordination de l’action de l’administration départementale, en convoquant les assemblées administratives du conseil général ou du directoire du département, de manière régulière ou si nécessaire en réunion extraordinaire. Il supervise également le travail des comités lors des sessions du conseil général ainsi que des bureaux du directoire, notamment celui de la correspondance, afin d’avoir immédiatement connaissance des lois et d’en requérir l’exécution. Gaïd Andro en conclut qu’ « il est celui sur qui repose la dynamique administrative9. » Il doit être pensé comme « un agent de surveillance, placé au cœur de l’administration, non pas une surveillance contraignante ou dénonciatrice, mais bien, dans la logique quelque peu utopique de 1790, une surveillance toute auréolée de sa légitimité électorale et de l’autorité suprême de la Nation incarnée par le roi10. » Il supervise en effet dans une hiérarchie parallèle les procureurs syndics de district et les procureurs de commune, formant ainsi ce que l’auteure appelle une sorte de « tuteur » de la politique départementale. Il exerce donc une autorité certaine sur l’administration tant par une parole maitrisée et codifiée, notamment dans le cadre du réquisitoire, que par l’écriture et la lecture puisqu’il détient le monopole de la correspondance. Il lui revient enfin la tâche importante d’expliquer la loi aux administrés et d’en garantir l’exécution. Son action et son influence dépassent donc souvent les murs des bureaux de l’administration. Il exerce généralement un réel rayonnement départemental, Gaïd Andro le définit alors comme un « pédagogue » faisant circuler la connaissance de la loi, suivant le déroulement des affaires et l’application concrète de la loi, répondant aux demandes des administrés, etc. Il est connu des administrés et identifiable lors des cérémonies publiques au cours desquelles il prend régulièrement la parole. On mesure en fin de compte combien les modalités de son action administrative, loin de toute idée « d’impuissance », apparaissent véritablement démocratiques et différent totalement de celles de l’intendant qui a été son anti-modèle et de celles du préfet à l’aune duquel il a trop souvent été jugé.

8 Le profil sociologique et professionnel des procureurs généraux syndics est un autre argument fort de réévaluation de l’institution : les hommes élus à cette fonction, dès 1790, sont connus localement pour leur compétence et leur rayonnement. Pour leur grande majorité, ce sont des hommes de loi ayant déjà occupé des responsabilités au niveau du pouvoir provincial (intendances, assemblées provinciales, parlements de province) notamment lors des réformes des années 1780, ce qui explique à la fois leur choix par les électeurs, leur compétence administrative et montre leur influence politique. Hommes de réseaux et de pouvoir, ils appartiennent globalement à une même génération d’hommes d’âge mur (30-50 ans), formée et entrée dans la vie professionnelle sous un Ancien Régime parcouru par des discussions politiques intenses

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sur la légitimité et la finalité du pouvoir. Gaïd Andro voit donc chez eux une « culture générationnelle commune11 », qu’elle retrouve en actes dans leur pratique administrative : « maitrise de la parole et de la méthode du réquisitoire, connaissance des lois et de la démarche juridique, légalisme, références intellectuelles, etc.12 ». On est bien loin de l’idée d’ « incompétence » véhiculée par l’historiographie…

9 Dans la seconde partie de l’ouvrage (troisième et quatrième chapitres), Gaïd Andro analyse les transformations profondes de l’institution du procureur général syndic face à la radicalisation du processus révolutionnaire de 1790 à 1793. Elle y montre une politisation de l’institution qui s’est faite à la fois progressivement et lors de temps forts. Plus globalement, l’auteure apporte ici un éclairage nouveau sur les dynamiques révolutionnaires dans les départements, en y montrant le rôle majeur du procureur général syndic.

10 Dans le troisième chapitre, Gaïd Andro étudie la période d’avril 1790 à la proclamation de la République en septembre 1792. Elle identifie une première phase de politisation de l’institution, de septembre 1790 au renouvellement administratif de l’automne 1791. Cette politisation ne va pas de soi. En effet, la nouvelle administration révolutionnaire, bien qu’elle-même issue d’une rupture constitutionnelle radicale, aspire avant tout à fixer définitivement le nouvel ordre des choses, bref à terminer la Révolution. Les procureurs généraux syndics sont des hommes modérés politiquement, « majoritairement attachés à la monarchie, à l’ordre et à la propriété privée13. » Leur loyalisme à l’égard du nouveau régime ne peut être mis en doute. Ils sont les garants d’une certaine continuité et stabilité de l’Etat. Néanmoins, ils sont amenés à renoncer au paradigme du consensus collectif autour de la loi : les difficultés administratives liées à l’application de la vaste législation révolutionnaire, les premiers problèmes de maintien de l’ordre, les obstacles à la perception des contributions et surtout la mise en œuvre de la Constitution civile du clergé dès l’été 1790 les conduisent progressivement à sortir du consensus pour privilégier une action coercitive qui apparait alors révolutionnaire, nettement plus radicale et cassant l’ancien ordre social. La trahison du roi et la crise politique qui s’ensuit durant l’été 1791 sont un moment clé d’accélération de leur politisation. En effet, ils s’affirment comme des acteurs locaux essentiels pendant la « vacance du pouvoir » qui s’ensuit. Ils assurent la pérennité de l’autorité politique au niveau local, ils rassemblent les administrations, font prêter le serment de fidélité à la Constitution et mobilisent l’ensemble de la Garde nationale. Les répercussions de la fuite du roi révèlent l’importance de l’institution, sa solidité et l’efficacité de son administration. Suite à la clôture de la Constituante, les élections à l’Assemblée législative et aux administrations départementales en septembre 1791 entrainent un renouvellement partiel (45 %) des procureurs généraux syndics car ils sont nombreux (26) à être élus comme député du département, ce qui témoigne de leur forte influence dans la vie politique départementale. Gaïd Andro observe alors que les nouveaux procureurs généraux syndics sont socialement proches des anciens (une large majorité d’hommes de lois, un tiers sont d’anciens Constituants), ce qui témoigne d’une recherche de stabilité par les électeurs. Il s’ensuit une seconde phase, entre l’automne 1791 et septembre 1792, durant laquelle les procureurs généraux syndics renforcent à la fois leur professionnalisation et leur politisation. Pourtant, le pouvoir législatif apparait conscient du processus de politisation des procureurs généraux syndics et souhaite leur interdire toute forme de « représentativité » politique, d’où la précision dans le texte définitif de la Constitution de 1791 : « Les administrateurs n’ont aucun caractère de représentation. Ils sont des citoyens élus par le peuple pour exercer

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sous sa surveillance et l’autorité du roi, les fonctions administratives14. » Leur élection est donc uniquement une modalité démocratique de désignation et non une délégation de souveraineté, laquelle ne réside que dans le corps législatif. Gaïd Andro observe toutefois que les procureurs généraux syndics tendent à attribuer une dimension représentative à leur fonction, ce qui préfigure les conflits du fédéralisme. L’auteure met en évidence pour cette période une forme de professionnalisation de la pratique administrative, avec une logique d’efficacité de l’action : élagage très net du style rédactionnel, systématisation de l’usage du registre de correspondance, etc. Elle voit s’affirmer dans la correspondance une nouvelle notion : le Bien public, c’est-à-dire la reconnaissance collective d’une mission commune et générale, qui se substitue à la rhétorique traditionnelle de l’obligation sociale interpersonnelle. Pour l’auteure : « les procureurs généraux syndics commencent à se penser en tant que professionnels du service de l’Etat et de l’Intérêt général15. » Pourtant, leur professionnalisme croissant devient sujet à dénonciation au cours de l’été 1792. Avec la poursuite de la dynamique révolutionnaire, servir l’Etat implique dorénavant d’adhérer à un nouveau régime politique, la République. La tutelle de l’autorité centrale se pense alors davantage en termes d’allégeance politique qu’en termes de pyramide gouvernementale. Or, Gaïd Andro observe simultanément une dynamique presque contraire : « le rapprochement des procureurs généraux syndics de leurs commettants16. » En effet, pour les procureurs généraux syndics de la République, le service des administrés va souvent primer sur la domination hiérarchique de l’Etat. Le renouvellement électoral de septembre et de novembre 1792 le montre puisque la conformité des procureurs généraux syndics à la couleur politique de leur département devient plus importante aux yeux des électeurs que leur fonction d’agent d’exécution des décisions du pouvoir central.

11 L’un des points forts de l’ouvrage concerne l’analyse de l’année décisive de 1793, objet du quatrième chapitre. Gaïd Andro montre un affaiblissement progressif de l’autorité administrative des procureurs généraux syndics, une déliquescence qui s’achève avec la suppression de l’institution par le décret du 14 frimaire an II. Surtout, elle effectue une réévaluation globale de la crise fédéraliste en y montrant le rôle fondamental joué par les procureurs généraux syndics tant dans son déclenchement que dans sa résolution.

12 La chute de la monarchie constitutionnelle entraine l’emballement du processus révolutionnaire. La République assiégée ne peut plus se contenter seulement d’une administration compétente. Elle exige dorénavant docilité, dévouement et adhésion politique des administrateurs. L’institution du procureur général syndic, dont la définition constitutionnelle est inchangée, apparait bientôt inadaptée aux nouvelles modalités de l’action gouvernementale. Tout d’abord, l’adoption des mesures extraordinaires de Salut public transforme l’action locale des procureurs généraux syndics. La loi n’est plus l’expression parfaite et sacralisée de la Volonté générale mais devient un mode de gouvernement qui fait l’objet de contestations, de conflits. Le pouvoir central accentue son contrôle sur les départements. Les procureurs généraux syndics doivent mettre en œuvre une politique qui rompt avec la recherche de la modération et du consensus. Leur action au sein de l’administration est transformée : Gaïd Andro montre que la célérité et l’efficacité l’emportent désormais sur le respect du protocole administratif qui devient caduque et sacrifié. Ceci appauvrit alors l’institution d’une partie de ses fondements politiques et administratifs au nom de l’action révolutionnaire. Par ailleurs, la multiplication des autorités alternatives au sein des départements concurrence et affaiblit l’autorité administrative des procureurs

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généraux syndics. Le Conseil exécutif provisoire multiplie les commissaires et agents envoyés dans les départements pour appliquer directement les mesures extraordinaires. Surtout, la Convention nationale envoie en mission ses propres députés dans l’ensemble des départements17. Ils y détiennent et exercent une autorité par nature supérieure à celle des procureurs généraux syndics, établissant une relation directe avec le peuple notamment par le biais des sociétés politiques ou des comités de surveillance. Les procureurs généraux syndics perdent donc l’essence de leur autorité administrative et se trouvent réduits au rôle d’intercesseurs auprès des Représentants en mission.

13 Dès lors, Gaïd Andro propose une nouvelle interprétation du fédéralisme focalisée sur l’attitude des procureurs généraux syndics comme personnages centraux à l’origine du mouvement insurrectionnel. En effet, suite à l’arrestation des députés girondins au printemps 1793, certains procureurs généraux syndics, en proie à une crise de confiance à l’égard d’un pouvoir central réduisant progressivement leur rôle, en viennent à penser que la Convention est menacée par la Commune de Paris. Dès lors, considérant leur insubordination nécessaire et légitime, ils basculent dans la révolte en utilisant leur fonction élective pour s’arroger le titre de « représentants » du peuple et tenter de mettre en place un autre foyer de la légalité politique. Cependant, contrairement aux initiatives prises lors de la trahison du roi, le pouvoir central estime en 1793 que : « revendiquer une autonomie à l’égard du Législatif est hors de question dans la mesure où cela revient à se substituer à la Souveraineté du peuple18. » L’auteure montre ensuite le rôle clé joué par les procureurs généraux syndics à la fois dans la révolte fédéraliste mais aussi dans sa répression, selon le choix personnel des procureurs de basculer ou non dans l’insubordination. Cette analyse confirme l’enracinement local et l’importance institutionnelle des procureurs généraux syndics dans leur département.

14 A court terme, l’échec du fédéralisme entraine une épuration importante du personnel administratif départemental. Le procureur général syndic devient le coupable désigné et le symbole d’une administration considérée comme inefficace et indigne de confiance. Gaïd Andro relève qu’en cinq mois, 37 procureurs en fonction sont soupçonnés puis condamnés (43,5 %), dont 30 pour fédéralisme (35 %). Ils font l’objet d’une accusation systématisée lors des procès. Outre les menées fédéralistes, on leur reproche d’autres déviances : la trahison, le royalisme supposé, les abus de pouvoir et le « modérantisme ». En l’an II, l’administration ne peut se penser qu’en termes d’adhésion politique. C’est cependant sur le long terme que le fédéralisme prend une importance historique majeure selon Gaïd Andro : « un acte inaugural dans l’élaboration de la fonction publique du XIXe siècle19. » Le fédéralisme entraine une nette distinction entre les deux formes de la politisation administrative. Le pouvoir central exige une politisation « d’adhésion », c’est-à-dire de fidélité au régime, et condamne simultanément toute velléité de politisation « de représentation » qui se fonderait sur un lien particulier avec les administrés. Cette distinction établit et renforce « une séparation nette entre l’homme politique et l’administrateur20. » Elle discrédite également l’élection comme mode de désignation de l’agent exécutif local. Ainsi le décret du 14 frimaire an II supprime l’institution du procureur général syndic au profit d’un agent nommé, dépendant de l’autorité centrale : l’agent national. Gaïd Andro analyse donc le fédéralisme comme « un élément fondamental, voire matriciel dans la mise en place de l’administration contemporaine21 », en ce qu’il redéfinit la posture attendue des administrateurs à l’égard du pouvoir politique : « une posture

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alliant fidélité et neutralité, autrement dit politisation d’adhésion et docilité 22. » Elle considère que cette nouvelle exigence de fidélité politique, conjoncturelle en l’an II et liée aux dangers vécus par la République, est ensuite durablement reprise par les régimes politiques du XIXe siècle pour contrôler le territoire national.

15 Dans la troisième partie de l’ouvrage, Gaïd Andro interroge l’héritage laissé par l’institution des procureurs généraux syndics dans les débats constitutionnels postrévolutionnaires (chapitre cinq) et dans la longévité des carrières des 197 individus ayant occupé un mandat de procureur général syndic entre 1790 et 1793 (chapitre six). Elle interroge le constat, en apparence paradoxal, de la condamnation très précoce de l’institution et de la valorisation toute aussi rapide des individus qui l’ont occupée.

16 Après sa suppression, le procureur général syndic est devenu un contre-modèle dans les débats constitutionnels entre 1793 et 1871. Si l’institution est évoquée dans les débats constitutionnels pour être aussitôt condamnée, c’est surtout son absence qui est notable selon Gaïd Andro et qui prend une signification historique différente selon les moments étudiés. Les débats constitutionnels de la période révolutionnaire le présentent comme un échec constitutionnel à ne pas renouveler. Déjà, en février 1793, le projet girondin de Constitution prévoyait la suppression du procureur général syndic et la nomination par le ministre de l’Intérieur d’un « Commissaire national » dans chaque département, choisi parmi les membres élus du Conseil général, préservant en partie la légitimité électorale mais renforçant surtout le contrôle du pouvoir central. A l’inverse, le projet montagnard de juin 1793 cherchait à amoindrir définitivement le pouvoir ministériel et entendait supprimer les procureurs généraux syndics sans prévoir d’institution alternative entre le pouvoir central et les départements. L’auteure perçoit : « une forme de mauvaise conscience collective » chez les Conventionnels, réticents à aborder la question de l’institution de remplacement des procureurs généraux syndics, ce qui explique qu’ils mettent deux ans à assumer la portée symbolique de leur suppression définitive dans la Constitution de l’an III. Elle montre qu’une lecture officielle et téléologique est alors proposée aux contemporains et aux historiens : les procureurs généraux syndics auraient été : « une institution éphémère de transition qui devait permettre l’affaiblissement définitif de la monarchie23. » tandis que les agents nommés, les commissaires du Directoire, étaient présentés comme les institutions de la stabilité et de la pérennité. Cette inversion de la réalité historique permet de justifier le renoncement collectif à l’idéal d’une administration élue. Les débats de l’an VIII affichent ainsi un mépris global envers le principe électif au profit des notions de centralisation et de professionnalisation. L’année 1800 voit donc la naissance du préfet qui assure la continuité de l’Etat par-delà les changements de régime, cette efficacité jetant : « un voile sur les procureurs généraux syndics24. » Gaïd Andro cherche ensuite les traces du procureur général syndic dans les débats politiques du XIXe siècle sur la centralisation politique et administrative. Elle constate un oubli collectif de l’institution dans les premières décennies du siècle, avant d’en voir une résurgence tardive en lien avec la critique de l’institution préfectorale. Cependant, le procureur général syndic, institution créée sous la monarchie constitutionnelle, n’est pas considéré comme une institution républicaine ; de plus la Troisième République peut difficilement s’inspirer officiellement des modèles institutionnels passés. L’auteure présente dans ce chapitre des réflexions pertinentes et novatrices sur la construction de l’administration française au XIXe siècle, notamment sur la signification politique des institutions administratives.

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17 Gaïd Andro montre ensuite que la condamnation de l’institution du procureur général syndic s’accompagne simultanément d’une valorisation collective des hommes ayant occupé cette fonction. Dès les lendemains de Thermidor, les anciens procureurs généraux syndics réapparaissent dans le fonctionnement politique et administratif de la République. Leur expérience et leur savoir-faire administratif, leur modération politique, après avoir été stigmatisés en l’an II, deviennent : « la garantie d’un esprit révolutionnaire exonéré des abus de la Terreur25. » Ils entrent alors dans une nouvelle étape de leur carrière, qui les amène à occuper des fonctions dans les institutions directoriales, consulaires, impériales et parfois même monarchiques. Gaïd Andro constate que plus de 60 % d’entre eux (121 sur 197 procureurs) effectuent leur parcours dans une continuité administrative entre l’Ancien Régime, la Révolution et les régimes post-révolutionnaires. Cette longévité des carrières montrerait la professionnalisation progressive de l’administration française. Les régimes politiques du XIXe siècle recrutent ainsi des hommes ayant vécu l’expérience politique de la Révolution française, « garantie d’une expérience inestimable » notamment de gestion des conflits locaux, de qualités de négociations et de recherche du consensus. Ce passé collectif de résistance aux « extrêmes » politiques garantirait également la nécessaire politisation d’« adhésion » indispensables aux nouveaux régimes. L’auteure rejoint donc le concept d’ « extrême-centre » mis en valeur par Pierre Serna, défini comme la foi en un Exécutif fort et la recherche d’un « juste-milieu » politique permettant seul la construction du consensus social26. Afin de rendre compte de la multiplicité des profils et parcours des anciens procureurs généraux syndics, Gaïd Andro propose une typologie mettant en évidence quatre figures principales du serviteur de l’Etat. • « L’homme de pouvoir » n’est pas la catégorie la plus représentée (un sixième du corpus) mais elle occupe une place importante dans la définition du serviteur de l’Etat, notamment par le rayonnement des personnalités qui la composent. Ces hommes manifestent souvent un réel engagement politique qui les amène à entretenir une proximité constante, voire une fidélité personnelle avec le pouvoir en place. Selon Gaïd Andro, c’est l’association parfois problématique des convictions personnelles et de « l’opportunisme conjoncturel » qui explique la présence dans cette catégorie de la figure caricatural de la girouette politique. Malgré leur implantation locale, ils effectuent majoritairement leur carrière à l’échelle nationale, entre le pouvoir législatif (mandats de députés) et le pouvoir exécutif (haute administration d’Etat). • « L’agent de l’Etat » est le profil le moins représenté (un dixième des carrières observées). Il s’agit d’hommes reconnus pour leur compétence d’administrateur et pour leur attachement au service de l’Etat davantage qu’aux régimes politiques. Ils privilégient une forme de neutralité administrative et politique, ce qui explique leur traversée sans encombre de la période révolutionnaire. • « Le notable local » est le profil dominant du corpus d’étude (un tiers des carrières observées). Il se caractérise par une forte implantation locale dans le département, tant sociale (réseaux locaux et familiaux) qu’économique (recherche de l’enrichissement) et par l’investissement dans une longue carrière politique de député afin de manifester son statut social et de défendre les intérêts locaux. Il s’inscrit donc au cœur d’une notion politique et sociale fondamentale du XIXe siècle, la notabilité. • « Le technicien » représente environ un sixième des profils. Ce sont des individus dont la carrière est restée locale et bureaucratique. Ils se caractérisent par leur approche technique et leur prudente neutralité politique. Selon Gaïd Andro, « ils préfigurent le fonctionnariat du

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XIXe siècle27 » et effectuent leur carrière à l’échelle locale dans une situation intermédiaire entre la haute fonction publique et le petit fonctionnariat.

18 Les anciens procureurs généraux syndics se situent dans une génération de serviteurs de l’Etat qui, en investissant massivement les rangs de la notabilité du XIXe siècle, assurent pendant plus de cinquante ans à la fois l’assise territoriale du pouvoir politique et les échanges entre Paris et la province. Elle montre aussi la naissance d’une éthique de l’administration d’Etat, autrement dit : « une définition précise de ce qui fait le magistrat idéal28 », qui repose sur l’héritage cumulé des valeurs de la bourgeoisie robine du XVIIIe siècle (désintéressement, service de la chose publique, honneur de la magistrature), des principes de l’administration élective de la Révolution (confiance populaire, renoncement à soi, service de l’intérêt général, fidélité politique) et des règles de la société impériale (méritocratie, notabilité, quête des honneurs), qui sont « à la base de la construction d’une fonction publique d’Etat au XIXe siècle29 ». Elle considère d’ailleurs que la continuité des trajectoires des agents de l’Etat s’explique en partie par le partage de cette image du « magistrat idéal » tant par le pouvoir central que par les administrés, et ce jusqu’à aujourd’hui.

19 Arrivé au terme de sa présentation, on mesure combien cet ouvrage, en mettant en lumière un élément clé de l’histoire administrative, permet un approfondissement significatif de la compréhension des dynamiques révolutionnaires, notamment celles des années 1789-1793, et apporte au-delà des réflexions riches et nouvelles sur l’ensemble de l’histoire administrative depuis la chute de l’Ancien Régime. Il déborde donc de son objet initial apparent, l’étude de l’institution du procureur général syndic, pour tendre à une réflexion plus générale sur la construction du fait administratif en France, de la fin de l’Ancien Régime au début de la Troisième République et sur l’émergence et le rôle d’une génération de serviteurs de l’Etat. Le lecteur appréciera particulièrement la richesse et la diversité des analyses proposées, la densité factuelle, analytique et historiographique qu’il renferme, la solidité et la clarté du raisonnement. On peut sans risque affirmer qu’il est dorénavant incontournable dans l’historiographie de l’administration française.

NOTES

1. Gaïd ANDRO, Une génération au service de l’État. Les procureurs généraux syndics de la Révolution française (1780-1830), Paris, Société des études robespierristes, 2015, p. 17. 2. Gaïd ANDRO, op. cit., p. 17-26. 3. Alexis DE TOCQUEVILLE, L’Ancien régime et la Révolution, Paris, Flammarion, 1988 (rééd., 1ère publication 1856). 4. Michel BIARD, Les lilliputiens de la centralisation : des intendants aux préfets, les hésitations d’un modèle français, Seyssel, Champ Vallon, 2007. 5. François FURET, Ran HALEVI, La monarchie républicaine. La Constitution de 1791, Paris, Fayard, 1996, p. 252. 6. Gaïd ANDRO, op. cit., p. 49.

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7. Ibid., p. 95. 8. Ibid., p. 98 9. Ibid., p. 101. 10. Ibidem. 11. Ibid., p. 79. 12. Ibid., p. 80. 13. Ibid., p. 149. 14. « Texte constitutionnel, Titre III, article 2 de la section II du chapitre IV » dans Gaïd ANDRO, op. cit., p. 191-193. 15. Ibid., p. 195. 16. Ibid., p. 223. 17. Michel BIARD, Missionnaires de la République. Les représentants du peuple en mission (1793-1795), Paris, Editions du CTHS, 2002. 18. Gaïd ANDRO, op. cit., p. 427. 19. Ibid., p. 297. 20. Ibidem. 21. Ibid., p. 428. 22. Ibidem. 23. Ibid., p. 327. 24. Ibid., p. 335. 25. Ibid., p. 347. 26. Pierre SERNA, La République des girouettes, 1789-1815 et au-delà. Une anomalie politique : la France de l’extrême-centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005. 27. Ibid., p. 389. 28. Ibid., p. 390-391 et p. 431. 29. Ibid., p. 431.

AUTEURS

SYLVAIN DELLEA Enseignant d’histoire-géographie

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Position de thèse

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Révolutionniser la propriété La confiscation des biens des émigrés à Paris et le problème de la propriété dans la Révolution française

Hannah Calaway

REFERENCES

Hannah Calaway, Révolutionniser la propriété : la confiscation des biens des émigrés à Paris et le problème de la propriété dans la Révolution française, sous la direction de Pierre Serna et Patrice Higonnet (cotutelle Université Paris 1 - Harvard Universtiy), 2015.

1 To say that the Revolution was first and foremost a revolution in property is a familiar bromide. Whether one views liberal democracy or totalitarianism as the major legacy of the period, the establishment of property rights in 1789-91, their violation during the Terror, and their rehabilitation under the Directory form a crucial strand of the narrative. And yet, the more closely one traces the fate of property, the more difficult it becomes to make out any narrative at all. For example, the Constituent Assembly declared all property sacrosanct, but went on to base citizenship rights on land alone, excluding other forms of property. Church property was abolished on the grounds that property was an individual right, but the state continued to be a major landowner and even enjoyed special privileges, such as exemption from prescription. In its most glaring inconsistency, the Constituent Assembly declared all men equal in rights, but declined to abolish slavery, identifying slaves as “commercial property.” In short, lawmakers spent a great deal of time talking about property, but what exactly they meant when they did so is far from clear. One might ask, as Adrien Duport did on the floor of the legislature during a particularly frustrating debate about Church lands, “What is property?”

2 The claim that property was at the center of the Revolution depends on the assumption that property itself is self evident. This is not the case. Property as a legal and political right was unstable in the Revolution. The ideals of liberty and individualism that inspired property reform in 1789-91 were themselves conflicted and, as such, open ended—there were multiple different ways that they could be put in practice. Property

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as an object was fluid, as economic change pushed the boundaries of what could be owned, and as existing legal traditions of inheritance stretched the boundaries of ownership well outside the individual. This situation led to contradiction and uncertainty. “Property” was forged over the course of the Revolution through the confrontation of emerging liberal and republican politics, Old Regime legal traditions, and evolving economic and administrative practices.

3 This dissertation studies how property was assembled by breaking the idea apart. Property lies at the intersection of ideas and practices. Over the course of the Revolution, concepts as diverse as citizenship, lineage, and commerce took shape through property: in requirements for voting, in inheritance, and in interest-bearing instruments. Concerns about the smooth functioning of these concepts in practice guided the ways lawmakers articulated them legally. Lawmakers were not the only actors influencing property reform. Administrators, owners, family members, and a host of borowers, lenders, tenants, and others also took part in shaping the boundaries of property. Changes to lending regulations, inheritance laws, and administrative methods influenced their choices. Property took shape in the interplay of law and politics with administration, social practices, and economic forms. To break property apart, then, requires attention to the ways actors at various levels of state and society articulated property conceptually and translated it into practice.

4 The confiscation of émigré assets provides a fulcrum for a broader study of property. As measures against the émigrés were conceived and put into action, ideas and practices of property converged, offering a useful point of access for the historian. Émigré property seizure unfolded throughout the whole Revolution, its scope extending well beyond the names on the émigré list. A core piece of the revolutionary project, émigré seizures offered the means to achieve political and social change on a large scale—an opportunity that lawmakers took up in some instances and consciously avoided in others. The laws against the émigrés are associated with the Terror, and yet the first laws limiting emigration appeared in 1790, and confiscations began before the fall of the monarchy. The confiscation process spanned nearly the entire Revolution, engaged all levels of government, and touched thousands of people, émigré or not. The administrators handling confiscation worked to maintain the chain of title on properties by gathering documentation of ownership, so that even the records of confiscation extend well beyond the bounds of individual émigré fortunes.

5 While the dissertation focuses on the émigrés narrowly, its purpose is to address property broadly. The relationships revealed in the sources of émigré confiscation offer a view into property relations that, ultimately, is only incidentally related to the émigrés themselves. They are filtered through the émigrés, but they are not unique to them. Practices reflect the assumptions, beliefs, and values of the individuals who engaged them, which are themselves knitted into the society and culture of which the actor is part. Shared attitudes and beliefs can be derived from the behaviors of any of the members of a society. Further, the places where property claims are contested, or where practices move outside what is accepted, offer the historian particularly valuable insight into the boundaries of what was deemed acceptable. From this perspective, the representativeness of any given source is not a particularly relevant issue. One could find justification for this approach in the microhistory of the 1990s, but it also corresponds to current trends in economic and institutional sociology, as well as legal history.

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6 The structure of the dissertation reflects its aims, capturing the forces that forged revolutionary property by means of a methodological experiment in non-linear, interdisciplinary history. We study property along five strands, associated with five sets of actors. The members of the revolutionary legislatures appear first in the role of lawmaker and second of politician. Next, we examine the administrators who interpreted law as they put it into practice; the émigré owners and their families; and the émigrés situated within the webs of economic relations created through their property. This final group includes family members who did not emigrate, employees and tenants who depended on émigrés, and others who entered into contracts of various types with émigrés or their agents. Each set of actors invites a different methodological orientation, considering property from the perspective of law, politics, administration, anthropology, and economic history. These five approaches provide the architecture of the dissertation, which is organized in five chapters. By interweaving multiple ways of thinking about property, we consider how its different valences conflicted and coordinated.

7 The sources for this project pose a methodological dilemma. Our particular focus is property seizure in the city of Paris. The density of seizures, diversity of forms of property taken, and direct relationship between local and national administrations make the capital well suited to this study. For other reasons, however, it is a problematic choice. A comprehensive, quantitative analysis of confiscation or a reconstitution of émigré patrimonies is impossible, because the sources were almost entirely destroyed when the archives of both the City of Paris and the Ministry of Finance burned in 1871. Information about émigré property must be pieced together from the fragmentary registers and correspondance of the Paris Domains bureau. At the national level, the operations of the Ministry of Finances must be gleaned indirectly from the correspondance of the Ministry of the Interior and the Ministry of Police, which shared the task of identifying and tracking the émigrés.

8 The obstacles to studying property seizure point to the richness in doing so, and are not limited to Paris. Émigré property was tracked according to its location, not the residence of the owner, so that the records of a single patrimony are scattered across France. The division of émigré estates among heirs, however, was undertaken in the last place of residence of the émigré, regardless of the location of any property. Lawmakers set up two opposing systems for dealing with property, one based on the location of the object, the other on the location of the owner. The duality that underlies these approaches, of property as an object versus property as a legal relationship among people, points to the very heart of the issue. Property is multiple things at once, but the expectations that were loaded onto it continually interfered with each other.

9 Revolutionary law was predicated on a break with the past, and yet lawmakers—many of them lawyers—were strongly influenced by French legal tradition. Inspired by republican thought, lawmakers conceived of property as an individual right in the context of citizenship. The legal tradition that undergirded property, however, conceived of it in the opposite way, as a tool for social cohesion and interdependence. Exemplary of this is the distinguishing characteristic of feudal property, the ability to distribute layers of ownership of a single property among individuals of different castes. Lawmakers sought to destroy feudalism, but by no means repudiated customary law as a whole. Concern for social cohesion motivated a number of elements of revolutionary property reform, including limits placed on authorial rights and the

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creation of public land registries at the expense of the time-honored principle of family secrecy. Legally, property continued to be defined by family relations, even as the right to property became the hallmark of individual citizenship. The political role attributed to property contradicted its legal character.

10 Émigré policy reflected the dual concerns of individual rights and social interdependence. The decision to seize property from the émigrés was based on the assumption that traditional and revolutionary conceptualizations of property were harmonious. Individual émigrés lost their property on the grounds that they had acted against the interest of the polity as a whole, their property rights taken by the community as an indemnity. But property as an individual right was a political fiction. In practice, property anchored networks of interdependent claims. This became apparent in the Directory, as legislators debated what to do about the enormous debt held by the creditors of émigrés. Reimbursing the debt would make confiscation a net financial loss for the state, but repudiating it would anger the hundreds of thousands of people who held émigré debt.

11 Identifying émigrés and confiscating their property demanded a complex administrative process, which itself influenced the way property was conceptualized. Hundreds of laws governing émigré administration were passed from 1791 through the Consulate, and the administrations responsible for putting the laws into action were reorganized repeatedly. The men at the Régie de l’Enregistrement, des Domaines et du Timbre who created coherent practices out of the thicket of legislation were largely Old Regime veterans committed to applying the letter of the law. Even as administrators cleaved owners from their possessions using tools such as inventories and court orders, numerous threads persistently drew the two back together. Legal records of ownership created by the state could not entirely overcome the ownership performed by émigré owners, even though they were absent. Administrators’ own records tracked the provenance of valuable art, furniture, and real estate, and the cachet of the former owner’s name added value. Without a name, goods detiorated in warehouses, unsold and unowned. Damage and spoilage posed a serious threat to value. In the case of real estate, a web of relationships pulled seized property back towards its owner: family members left behind in a house; tenants who continued to pay rent to an émigré’s agent.

12 Lawmakers recognized that property served the claims of many people at the same time and took advantage of this possibility. The ability to layer claims allowed families to stretch a single asset to serve the needs of multiple members, or for one investor to divide a single asset into pieces and borrow against them separately. These practices made it more difficult to separate an individual émigré from his assets, but corresponded to Revolutionary reforms that conceptualized the family as an egalitarian, consensual unit. Equal inheritance, instituted in stages through 1791-2, favored greater division of estates or, from another point of view, encouraged families to share assets that would previously have passed to a single heir. Émigré policy favored an approach to lineage that ran contrary to the rigorous individualism of citizenship. For example, property belonging to an émigré’s parents was sequestered as part of their children’s future inheritance, so that lineage took precedence over individual assets.

13 The tension between the rights-bearing individual and the family as the base unit of society was grounded in the very nature of property rights. So was the inherent

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instability of a system that granted political rights to property owners, in a context where a landed estate, based on paper wealth, could vanish overnight. The citizen could not be separated either from feudally-toned notions of lineage or from unstable networks of debt, because property bound them all together. The political value of property could not be sequestered from its other strands, and such a separation was not the intention of lawmakers. Further, property ownership was not a binary state. Owning and not owning fell on a continuum, with a wide middle range available to individuals leveraging assets to which they had only a partial claim.

14 When property becomes the question rather than the explanation, the Revolution looks quite different. It represents a significant moment in the formation of democratic institutions, which took shape in historically contingent ways. The idea that property was constructed over the course of the Revolution challenges us to think differently about the democratic institutions of which property was a foundational element. The sources of political conflict in the postrevolutionary eras should be sought within the institutions of property that endured well after the First Repbulic, and not only in the conflict among political ideologies. The implications of this approach extend beyond the scope of the Revolution. Property, as it was created in the revolutionary era, bears the marks of its historical and cultural context. Acknowledging this contingency provides the starting point for a more complex account of how property rights were exported to the rest of the world even as they became a central point of conflict in Europe and America. This approach includes a closer examination of the assumptions that traveled with property rights across imperial spaces.

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Tolérer et réprimer : prostituées, prostitution et droit de cité dans le Paris révolutionnaire (1789-1799)

Clyde Marlo Plumauzille

RÉFÉRENCE

Clyde Marlo Plumauzille, Tolérer et réprimer : prostituées, prostitution et droit de cité dans le Paris révolutionnaire (1789-1799), Thèse de doctorat en histoire moderne soutenue sous la direction de Pierre Serna, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, le 7 décembre 2013 devant un jury composé de Jacques-Olivier Boudon (Professeur à l’Université de Paris IV-Sorbonne, Centre du XIXe siècle), Philippe Bourdin (Professeur à l’Université de Clermont-Ferrand-Blaise-Pascal, CHEC), Dominique Godineau (Professeure à l’Université de Rennes II, CERHIO), Carla Hesse (Professeure à l’Université de Berkeley Californie), Pierre Serna, (Professeur à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, IHRF) et Sylvie Steinberg (Maîtresse de conférences HDR à l’Université de Rouen, GRHis).

1 En 1791, la prostitution est dépénalisée. C’est avec la Révolution française que naît la tolérance de cette activité dénoncée comme la part maudite mais nécessaire de l’urbanité. À la croisée des recherches sur les femmes, le genre et les sexualités, cette thèse propose une histoire des « femmes infâmes » en Révolution afin de penser le défi constitué par la prostitution au nouvel ordre révolutionnaire puis républicain, de même que les stratégies mises en œuvre par ses différents protagonistes – le législateur, le policier et la prostituée. Étude empirique, elle s’appuie sur les apports de l’histoire des femmes et du genre à l’époque moderne et contemporaine, la sociologie de la déviance et l’étude des politiques publiques de la sexualité. Combinant archives de la régulation sociale, qu’elles soient policières, hospitalières ou carcérales, sources imprimées et égo-documents, ce travail permet de mettre en lumière un univers féminin singulier du Paris révolutionnaire, mais aussi d’interroger la Révolution en

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utilisant la prostitution parisienne comme caisse de résonance de dynamiques politiques, économiques, sociales et sexuelles situées. Catégorie morale, la prostitution renvoie à la perception d’un usage féminin incorrect et donc immoral de la sexualité. Aussi, dans le sillage du travail fondateur de l’anthropologue Paola Tabet, s’est-il agi d’interroger le phénomène prostitutionnel in situ, dans le contexte social et culturel global qui lui confère son signifiant transgressif. Dans cette perspective, les archives de la contrainte ont permis toute à la fois d’appréhender les « vies minuscules » de ces jeunes femmes marquées comme prostituées, et la fabrique de leur exclusion « au ras du sol » dans la cité républicaine. Au seuil de ce travail, une question simple s’est donc posée : quel rôle la Révolution a-t-elle joué à l’égard du phénomène prostitutionnel ? Cela nous a amené à interroger les cadres de l’expérience prostitutionnelle. Ces derniers ont-ils été révolutionnés ? Les prostituées ont-elles disposé d’un véritable droit de cité dans le Paris révolutionnaire ?

2 Ces questionnements se sont révélés d’autant plus nécessaires que la prostitution constituait un impensé voir même un non-lieu d’histoire de la Révolution. Les grandes études historiques de la prostitution et de sa police aux XVIIIe et XIXe siècles, celles d’Erica-Marie Benabou, de Jill Harsin ou d’Alain Corbin, ont en effet systématiquement évacué la période révolutionnaire de leur découpage chronologique. En retour, l’absence de positionnements clairs de l’historiographie révolutionnaire sur le phénomène prostitutionnel a laissé libre cours à toute une histoire licencieuse des passions débridées de la Révolution, au sein de laquelle les prostituées et la dépénalisation de la prostitution ont été érigées en symbole. Aussi, bien que l’histoire du phénomène prostitutionnel connaisse depuis le début des années 2000 une certaine vitalité, ce regain d’intérêt a largement délaissé la période révolutionnaire. Cette thèse répond à cet impensé historiographique. Elle a ainsi montré que si la Révolution, par l’imposition d’un régime juridique libéral, a dépénalisé la prostitution, elle a aussi contribué de façon décisive à sa mise en administration par l’appareil policier. Entre tolérance, surveillance et répression, ce dernier contribue à instituer une catégorie de jeunes femmes des classes populaires en une classe licencieuse placée aux confins de la citoyenneté vertueuse. Auscultant la face cachée de la citoyenneté au travers des exclus qu’elle produit, cette étude a mis en lumière les hiérarchisations sociales, sexuées et sexuelles à l’œuvre dans la dynamique révolutionnaire.

3 Dans la ville moderne, la prostitution publique est particulièrement visible ; intégrée au tissu urbain, elle ne forme pas d’isolats. Le déclin des grands bordels, le décloisonnement et l’éparpillement du marché du sexe en une multiplicité de petits foyers temporaires dans la capitale nourris par une crise de l’emploi féminin d’une ampleur inédite explique la prégnance de la prostitution dans la capitale. Dans son sillage, se révèle en outre une jeunesse parisienne indisciplinée et extravertie, dynamisée par la vitalité de l’espace public révolutionnaire, et qui vient défier les codes de la société régénérée. L’étude statistique de la population des femmes désignées comme prostituées par le pouvoir policier rend compte d’une zone de vulnérabilité sociale et d’une culture sexuelle populaire, informelle et subversive. L’échantillonnage de quelque deux mille deux cents femmes arrêtées dans la capitale ainsi que celui de mille femmes enfermées à la Salpêtrière et aux Vénériens sur ordre de police entre 1793 et 1799 a permis de restituer les contours d’une biographie collective de cette population. Il s’agit de jeunes célibataires, âgées de 15 à 25 ans, qui, ayant quitté le foyer familial pour gagner leur vie, ne parviennent pas à s’inscrire durablement sur un

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marché du travail parisien en crise et à « s’établir », c’est-à-dire se marier. Dit autrement, ces jeunes femmes ne disposent pas des ressources économiques et sociales qu’exige la pratique des bonnes mœurs révolutionnaires, elles ne sont pas, elles ne peuvent pas être ces mères et épouses de citoyens à la conjugalité vertueuse. Entre solitude, autonomie et précarité, ces jeunes femmes évoluent à côté de la grande Révolution qui échoue à les intégrer, et dans laquelle elles ne trouvent pas leur place.

4 À la différence de la monarchie d’Ancien Régime, les révolutionnaires ont évacué la prostitution du domaine de la Loi, en se refusant à faire de celle-ci matière à législation. En rupture avec la prolifération des ordonnances royales d’Ancien Régime et leur approche prohibitionniste, les Constituants instaurent, par leur silence dans les principaux codes de loi en 1791, la tolérance de cette activité. Seule la surveillance des lieux de prostitution est prescrite par le Code de police et le proxénétisme des mineurs est réprimé par le Code de police et le Code pénal : l’exercice de la prostitution lui est libre. Dépénalisée, la prostitution n’est pas pour autant reconnue ou acceptée par la société, aussi parlera-t-on d’une dépénalisation manquée. En outre, objet de non-loi, la prostitution n’en demeure pas moins appréhendée comme un facteur de trouble dans l’espace public parisien, relevant à ce titre des prérogatives du nouveau pouvoir policier régénéré. Ces ambiguïtés participent de la précision de ce nouveau régime juridique « en creux » qui consacre le pouvoir discrétionnaire de l’administration policière sur la prostitution. Du 4 octobre 1793, qui voit la promulgation par la Commune de Paris d’un premier arrêté résolument répressif contre le raccrochage des « femmes de mauvaise vie », à la fin du Directoire, qui entérine dans les faits une définition policière de la prostitution publique comme « atteinte aux bonnes mœurs », va venir se définir ce nouveau pouvoir réglementaire de la police parisienne sur la prostitution à l’origine du réglementarisme.

5 Par ces discours et ses pratiques de surveillance quotidienne, d’entraves ponctuelles, de rafles et de contrôle de la circulation dans l’espace public, l’administration policière fait des femmes publiques des citoyennes diminuées. Les prostituées continuent ainsi d’être stigmatisées dans la nouvelle société régénérée ; et ce particulièrement sous l’effet de la pratique policière qui joue un rôle essentiel dans la définition des bons et des mauvais citoyens à partir de la réaction autoritaire et sécuritaire des années 1793-1794. Malgré les carences des fonds révolutionnaires, nous avons pu collecter en relation avec la prostitution 640 procès-verbaux dans les archives très lacunaires des commissaires de police de la capitale aux Archives de la Préfecture (1789-1799), quelques 200 rapports de surveillance (1793-1799) et plus de 2 200 entrées sur la prostitution dans les statistiques de l’administration centrale de police de Paris (1796-1799) aux Archives nationales. Archives de la pratique, de la routine administrative et archives sérielles, ces sources manuscrites offrent la possibilité d’une histoire au ras du sol où l’on peut saisir à la fois l’État et les individus qu’il contrôle en action, sur le vif. Elles nous ont permis d’interroger l’« administration de papier » de la prostitution et de restituer une chronologie du travail policier dans la capitale. Les femmes ciblées par cette police, qui se fait la « politique des honnêtes gens », donnent à voir les rapports de domination qui s’exercent sur un segment de la population en raison de son mauvais genre – ce sont exclusivement de jeunes célibataires, migrantes pour la plupart – ; de sa position économique subalterne – elles sont pour l’essentiel au chômage – ; et enfin, de ses pratiques sexuelles – en monnayant leur sexualité, ces femmes vont à l’encontre des normes de la conjugalité bourgeoise promue par les révolutionnaires. Les problématiques économiques et sociales relatives à leur prostitution, notamment la

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crise de l’emploi et des subsistances ou encore l’importance du célibat féminin, sont totalement évacuées au profit d’un traitement strictement policier de ce qui est considéré d’abord et avant tout comme une nuisance urbaine résultant d’une population indésirable et pervertie.

6 Cependant, si ces procédés stigmatisant font de ces femmes des citoyennes diminuées, il n’en demeure pas moins qu’elles sont citoyennes malgré tout, un nouveau statut qui n’a rien d’anodin. En octroyant aux femmes des droits civiques, la Révolution a favorisé leur prise de parole et les a dotées d’un langage et des pratiques revendicatives spécifiques qui permettent même aux plus dominées et aux plus exclues de la société de s’en emparer. Ainsi, contre le caractère systématique et arbitraire des pratiques répressives de la « Terreur » (1793-1794), des détenues pour prostitution vont écrire à leurs représentants pour faire valoir leur identité citoyenne et les droits et les libertés que cela suppose. Plaçant la République face à ses contradictions, elles soulignent que leur condamnation ne relève pas d’un délit reconnu comme tel, mais d’un mode d’existence. Si ces femmes bénéficient de peu de ressources pour négocier leur droit de cité, elles disposent cependant du droit de le négocier et, surtout, se considèrent comme légitimes pour l’exercer. Finalement, la décennie révolutionnaire a conféré un droit de cité conditionnel et paradoxal aux femmes exerçant la prostitution. Ce processus est révélateur des logiques implicites de genre, de classe et de sexualité qui guident l’intervention étatique républicain, en dehors de la loi, et au nom de l’ordre public, à restreindre les conditions d’existence et les modes de subsistance d’une population juvénile et populaire qui mobilise son anatomie comme stratégie de survie.

INDEX

Keywords : French Revolution, Popular classes, Gender, Prostitution, Sexuality, Public Space, Paris, Police Mots-clés : classes populaires, Genre, police, prostitution, Paris, sexualité, espace public

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