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Debout, partisans !

GRANDS DOCUMENTS CONTEMPORAINS COLLECTION DIRIGÉE PAR CONSTANTIN MELNIK

Fayard © Librairie Arthème Fayard, 1970 Ce livre évoque l'aventure des communistes depuis le mois de mai 1940, où la défaite s'abat sur la France, jusqu'à ce printemps 1942, où les Francs-tireurs et Partisans trouvent leur nom. Tant de silences ont été maintenus, tant d'erreurs écrites, volontairement ou non, sur cette période mal connue, que le simple récit de ce que vécurent quelques hommes, des obstacles qu'ils eurent à franchir, de leur courage et de leur sacrifice, sera sans doute pour beaucoup une révélation. Pourquoi ceux-là précisément? D'abord, parce qu'ils en étaient, et qu'ils en étaient vraiment. Ensuite, parce qu'il fallait choisir entre tant de vies, entre tant d'actions, entre tant de morts. C'est toujours une injustice que de faire un choix. Mais un livre ne suffit pas pour raconter des milliers d'hommes. Celui-ci veut simplement être vrai. C. A. et P. G.

Principaux personnages suivant l'ordre où ils apparaissent dans le récit. (Les responsabilités politiques et les métiers indiqués sont ceux du moment.)

ROGER PANNEQUIN, instituteur.

LAURENT CASANOVA, avocat. ARTHUR DALLIDET, métallurgiste, membre du Comité central, responsable aux cadres.

CLAUDINE CHOMAT, secrétaire nationale de l'Union des jeunes filles de France.

DANIELLE CASANOVA, dentiste, secrétaire générale de l'U.J.F.F. Les députés, BAREL, BARTOLINI, BENOIST, BERLIOZ, BILLOUX, BONTE, COR- NA VIN, COSSONEAU, FAJON. YVONNE BERTHO, brocheuse, militante d'une cellule de Montrouge. MAURICE LE BERRE, métallurgiste, militant des Jeunesses communistes de Draveil.

MARCEL PAUL, secrétaire de la fédération C.G.T. de l'éclairage. , artiste peintre, militant de la cellule Montparnasse. MOULIN (pseudonyme), étudiant en lettres, dirigeant des Jeunesses commu- nistes du Rhône.

GEORGES POLITZER, philosophe, membre du Comité central. BENOÎT FRACHON, secrétaire de la C.G.T., membre de la direction du Parti. MADELEINE MARZIN, institutrice, militante d'une cellule du XV arrondisse- ment de Paris.

RINO SCOLARI, dirigeant des Jeunesses communistes de Puteaux.

GABRIEL PÉRI, journaliste, membre du Comité central, chef de la rubrique de politique étrangère de L'Humanité. ANDRÉ KIRCHEN, lycéen. JULES LEGUY, cordonnier, militant d'une cellule du Perreux. ODILE ARRIGHI, collégienne, militante de l'U.J.F.F. du XVIII arrondis- sement. VALENTINE GRUNENBERGER, gérante d'un restaurant ouvrier, militante d'une cellule du X arrondissement. GEORGES GRUNENBERGER, son fils, ancien employé au service des abonne- ments de L'Humanité. MAURICE TRÉAND, membre du Comité central. , membre du Comité central du Parti, futur chef des F.T.P. , membre du Bureau politique, secrétaire du Comité cen- tral, organisateur et responsable numéro un du Parti et des organi- sations communistes. EUSÈBE FERRARI, électricien, responsable des Jeunesses communistes de Fenain. FORTUNÉ DUBOIS, mineur, militant communiste de Fenain. MARINETTE DUBOIS, sa fille, fiancée d'Eusèbe Ferrari, employée des P.T.T., militante des Jeunesses communistes de Fenain. JEAN CHAINTRON, dessinateur d'études, membre du Comité central. GILBERT BRUSTLEIN, tapissier, militant des Auberges de la jeunesse. MICHEL BRÛLÉ, mineur à la fosse Dahomey de Montigny-en-Gohelle, mili- tant communiste. PAUL LANGEVIN, professeur au Collège de France. MAURICE GLEIZE, imprimeur. JEAN MÉROT, employé des P.T.T., membre du Comité central des Jeunesses communistes. ANDRÉ LEROY, secrétaire national des Jeunesses communistes. LES MILITANTS INTERNÉS AU CAMP DE CHATEAUBRIANT. , dit Frédo, métallurgiste, responsable des Jeunesses communistes pour la région Sud-Est. Deviendra le colonel Fabien. , responsable de la lutte armée des Jeunesses commu- nistes. MARCEL BOUDARIAS, TONY BLONCOURT, MADELEINE CAPIEVIC, MAURICE ET HENRI SCHLEWITZKY, PIERRE DAIX, JACQUES DANDURRAIN, BOB GHEUSQUIN, ROGER HANLET, PIERRE MILAN, CHRISTIAN RIZO, ROBERT PELTIER, ASHER SEMHAYA, GUIDO SPARTACO, PIERRE TOURETTE, FERNAND ZALKINOV, mili- tants des premiers groupes armés parisiens des Jeunesses communistes. ERMINDO ANDRÉOLI, ANDRÉ ET JULES BRIDOUX, MARTHE DALBERTO, RENÉ DENYS, GEORGES (pseudonyme), FÉLICIEN JOLY, TADDEUZ PAVLOWSKY, ANDRÉ ROCH, compagnons d'Eusèbe Ferrari, militants des premiers groupes armés du Nord. CHARLES DEBARGE, mineur, militant communiste à Harnes. Première partie Ils arrivent

mai-juin 1940

1. Deux conscrits dans la défaite

Le 20 mai 1940, deux jeunes gens de Bully-les-Mines, dans le Pas-de-Calais, l'instituteur Roger Pannequin et Martin Lillers, enfourchaient leur vélo pour répondre à leur convocation mili- taire et rejoindre à Cherbourg une unité de fusiliers-marins. Logiquement, ils auraient dû descendre vers le sud. Mais tout était déjà devenu illogique et, sachant que le front était percé, sentant que la menace arrivait sur leur gauche à une allure insensée, ils se dirigèrent d'instinct vers le sud-ouest. Gagner la mer, longer les côtes, c'était à tenter, en effet. S'ils le pou- vaient. Les routes étaient encombrées de fuyards, de soldats en déroute. Il fallait passer. Pannequin et Lillers longèrent de loin le cimetière national de Notre-Dame-de-Lorette, et les morts d'une autre guerre dont leurs pères étaient sortis vainqueurs. Les deux candidats à l'habit militaire sautaient de chemin en chemin, la guerre à leur trousse. Ils atteignirent la Scarpe. Plus personne n'y comprenait rien. Cela faisait dix jours que la guerre avait cessé d'être « drôle », que les tréteaux des théâtres aux armées avaient volé en éclats et que les notes de la chanson à la mode, Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried, s'étaient figées sur les lèvres. Dix jours, et c'était déjà le désastre. Il en avait fallu cinq pour que les Hollandais déposent les armes, submergés par la marée qui déferlait sur leur pays, et quatre seulement pour que Sedan craque. Sedan! Les Allemands s'étaient engagés dans la brèche. Le front était partout, et nulle part. Les nazis surgissaient où on les attendait le moins. Les cartes d'état-major se zébraient de coups de crayon en folie. Or, ce même 20 mai 1940, le 39 Panzerkorps du général Schmidt se heurta, entre Arras et le canal de la Haute-Deule, à une résistance inattendue et farouche. Des éléments français et anglais s'accrochaient au terrain. On se battait furieusement. C'était, sans qu'ils s'en doutent — mais de quoi se dou- taient-ils? — la première aubaine des deux garçons de Bully-les- Mines, celle qui leur avait permis d'arriver jusqu'à la Scarpe. Lorsqu'ils dépassèrent Aubigny-en-Artois, ils aperçurent de loin des auto-mitrailleuses anglaises qui abandonnaient la ville. Ils sentirent la menace se préciser et obliquèrent encore vers l'ouest. Il fallait aller plus vite. Mais quelques kilomètres plus loin, à Ambrines, un petit bourg comme tous ceux d'ici, avec ses maisons de brique, les voici soudain nez à nez avec les Allemands. Coincés. Par chance, comme ils étaient en civil, on ne les arrêta pas. Et vint la nuit. Une nuit étrange, où l'on se terre, où tout est bouleversé. On cherche à recoller les morceaux. On rencontre à tâtons des ombres de civils éperdus et de soldats belges. Par ces derniers, les deux jeunes garçons apprennent qu'on se bat dans Arras. Pannequin et Lillers se concertent. La route de la mer leur est désormais coupée et tout vaut mieux que l'incertitude. Ils iront à Arras. Ils y trouveront sans doute une unité, quelque chose à quoi se raccrocher, ils sauront ce qu'ils ont à faire.

A l'aube, ils sont de nouveau sur la route, droit vers l'est, cette fois. Ils espèrent pouvoir franchir cette ligne de bataille insai- sissable sans trop d'encombre. En fait, cela se passe avec faci- lité. Rien qui ne les arrête. Au fur et à mesure qu'ils avancent, les gens se font plus rares. Ils traversent Pont-du-Gy sans rien remarquer. Puis un silence inattendu. Ils sont dans Arras. Le combat vient de finir. La ville est vide. Les rues ne sont peuplées que de cadavres. Pas un vivant. On leur avait dit, à Ambrines, qu'il leur faudrait essayer de sortir d'Arras par la route de Cambrai. Ils commencent à douter, mais ils traversent tout de même cette ville qu'ils connaissent, où ils sont chez eux, et qui les épouvante. Et c'est lorsqu'ils sortent, par la nationale 39, qu'ils aper- çoivent enfin la première silhouette debout, un soldat anglais, avec son fusil, dans l'angle d'un mur et d'un poteau électrique. Ils accélèrent. Ils vont pouvoir parler à quelqu'un. L'Anglais les fixait d'un regard qui leur parut difficilement soutenable. Mais il leur fallut s'approcher très près pour s'apercevoir que lui aussi était mort, les yeux ouverts. Ni l'instituteur ni son compa- gnon n'étaient encore habitués à l'horreur. Qu'est-ce qui les pousse alors à faire brutalement demi-tour? La peur de cette route silencieuse, au-delà de l'Anglais mort? Ou la conscience subite d'être pris au piège, au fond d'un filet qui se resserre et dont ils heurtent les mailles? Ils décident de revenir sur leurs pas, de traverser encore la ville et de rega- ger le bassin minier, vers le nord-nord-ouest. C'était ce qu'ils auraient dû faire depuis le début. S'ils avaient réussi, ils auraient pu rejoindre Lille, qui tenait encore, puis Dunkerque qui tiendra jusqu'au 4 juin. Mais à l'autre extrémité d'Arras, en haut de la côte Sainte- Catherine, les Allemands arrivent avant eux. Et cette fois, ils tirent. Pannequin et Lillers se jettent à terre. Les balles leur sifflent aux oreilles. Cela ne va pas du tout s'arranger comme la veille, à Ambrines. Les feldgrau leur demandent ce qu'ils font là. On les fouille, on découvre sur eux leur ordre de route, leur convocation mili- taire. Pour les Allemands, ce sont des soldats français sans uni- forme, qui se sont mis en civil pour fuir, ou peut-être pis encore : des francs-tireurs, des hors-la-loi de la guerre. Les deux garçons n'en mènent pas large. Mais on ne les fusille pas sur place. On les conduit à la citadelle d'Arras.

Hâves, épuisés, le nombre des prisonniers grossissait d'heure en heure dans la cour : des Français et des Anglais appartenant aux unités qui s'étaient battues dans Arras ou qui tenaient encore désespérément les positions entre Arras et Lille, des Belges, et même des Hollandais charriés par la grande déroute et venus se faire prendre par là. Arrivèrent aussi une quarantaine de civils, raflés par les Allemands dans les cités minières. Les uns et les autres, au fur et à mesure qu'ils étaient jetés dans le troupeau racontaient ce qu'ils avaient vu. C'est alors seu- lement que Roger Pannequin et Martin Lillers comprirent à quoi ils avaient échappé. Les Anglais avaient quitté Aubigny-en-Artois après s'y être accrochés quelques temps. C'étaient eux que les deux jeunes gens avaient remarqués lorsqu'ils avaient pris la direction d'Ambrines. Quelques heures plus tard, les Panzers entraient dans la cité, rassemblaient tous les individus de sexe masculin qu'ils pouvaient trouver, gamins ou vieillards, et les fusillaient. Au Pont-du-Gy également, peu après leur passage, sur cette route qui leur avait paru si calme, un autre massacre avait eu lieu : une quarantaine d'hommes avaient été abattus froidement, peut-être par ces mêmes soldats qui avaient arrêté Pannequin et son camarade en haut de la côte Sainte-Catherine. Pendant les trois jours et les deux nuits qu'ils restèrent là, dans la citadelle, pratiquement sans manger, ils virent arriver d'autres rescapés qui racontaient pis encore. Les Allemands avaient sans doute été rendus furieux par la résistance qu'ils rencontraient soudain, alors que, jusque-là, cette guerre n'avait été pour eux qu'une fraîche cavalcade. Sans doute aussi, pour étonnant que cela puisse paraître, avaient-ils peur. Peur que les Français ne leur tirent dans le dos : après tout, il y avait ici des traditions, celle des francs-tireurs dans les territoires occupés en 1914, celle plus lointaine encore des francs-tireurs de 1870. Peur d'une population qui avait peur d'eux. Alors ils se déchaînèrent. A Aubigny-en-Artois, Berles-Mon- chel, Buissy-Baralle, Calais, Carvin, Duisans, Feuchy, Hénin- Liétard, Laventie, Loison-sous-Lens, Ostricourt, Simencourt, Vimy, Vitry-en-Artois... Courrières fut pratiquement rasée et ses ruines brûlées. A Oignies, on devait découvrir plus tard des cadavres d'officiers anglais enchaînés sur des chaises et carboni- sés : les S.S. du régiment Totenkopf les avaient arrosés d'essence et avaient mis le feu. Un peu partout, ils avaient fait creuser leur tombe aux otages avant de les abattre à la mitraillette. Trois cent quatre-vingts civils furent ainsi fusillés sans jugement, ainsi que cinquante-cinq soldats français faits prisonniers. Aucun chiffre n'a été donné pour les Anglais et les Belges.

Lorsque les Allemands firent sortir de la citadelle Roger Pannequin, Martin Lillers et d'autres, ils en savaient assez pour penser que leur sort était réglé et qu'ils n'avaient plus que quelques heures à vivre. Ils se trompaient cependant. On les amena sur la route de Cambrai, cette route devant laquelle ils avaient fait demi-tour, jusqu'à un camp provisoire installé près de Lécluse. Là, dans un simple enclos de barbelés adossé aux marais, des milliers d'hommes, Français, Belges, Anglais. Mais tout cela s'allonge, s'accroupit, rampe, car tous les quarts d'heure, jour et nuit, un tir de mitrailleuse fauche l'air à un mètre cinquante de hauteur. Jour et nuit. Tous les quarts d'heure. C'est le moyen qu'ont trouvé les Allemands pris de court pour garder ces milliers de soldats avec l'effectif d'une compagnie de la Wehrmacht : des marais, du fil de fer, et la mitrailleuse tous les quarts d'heure. Impossible de tenir debout. Cette humanité à quatre pattes s'agglutine et se dilue. Elle pisse sur place. Elle ne mange pas. Ou plutôt si : elle mange l'herbe sous elle, un carré d'herbe que chacun délimite et défend. Quelques-uns ont réussi à dénicher — où? comment? — des branches de tilleul et en mâchent les feuilles. Il fait beau. C'est un printemps magnifique et les nuits ne sont pas trop froides. Tous les quarts d'heure, la mitrailleuse. Pour l'instituteur de Bully-les-Mines, l'évidence se fait; il faut sortir de là, à tout prix. Le hasard et les reptations l'ont placé, avec son compagnon d'aventure, non loin d'un colonel aux cheveux gris qui pleure. Il a été pris dans les derniers combats de Courrières. Il a vu des officiers abandonner leurs soldats et fuir. Le vieux colonel n'arrête pas de pleurer et de répéter : « Mes enfants, ça ne peut pas se passer comme ça. Moi, je vais y rester, moi, je vais crever, mais je m'en fous. Mais vous, vous êtes des jeunes, il faudra reprendre les armes. Il faudra reprendre les armes. » S'évader. Mais comment? Tous les quarts d'heure, les balles sifflent au-dessus des têtes.

Le second jour de leur arrivée, pourtant, des hauts-parleurs annoncent que les tirs vont cesser pendant un certain temps. Il faut seulement que les Anglais professeurs d'allemand se fassent connaître. Une douzaine d'hommes se lèvent, professeurs ou instituteurs parlant l'allemand et qui voyaient là peut-être un moyen de s'en sortir. C'est alors que la tragédie devint farce. Une farce amère à laquelle les soldats de la Wehrmacht engageaient à participer ceux-là mêmes qu'ils tenaient depuis des jours dans la plus humiliante des positions. Mais il y a des degrés dans l'humiliation, et celle qui attendait les Anglais devait être d'une qualité supé- rieure. Avec eux la guerre continuait, tandis qu'avec les autres les Allemands tenaient à montrer qu'elle était déjà finie. On distribua des brouettes aux intellectuels et ils durent planter autour du camp une nouvelle rangée de barbelés. Comme ils n'avaient pas d'échelles et que les piquets étaient hauts, l'un d'entre eux tenait la brouette droite sur la roue, tandis que l'autre, debout sur cet engin basculant, maniait la masse pour enfoncer le bois, vacillant, déséquilibré, grotesque, jusqu'à l'épuisement, sous les rires des gardiens. L'opération terminée, les mêmes Anglais furent attelés comme des chevaux à des chariots véhiculant des tonneaux métalliques et partirent chercher de l'eau au village. Le camp put boire pour la première fois, chacun ramassant l'eau comme il pouvait, dans un casque ou dans le creux de ses mains. Roger Pannequin et Martin Lillers avaient trouvé et vidé de son contenu un étui de masque à gaz. Lorsqu'ils s'aperçurent qu'ils avaient oublié de le rincer, leur tour était déjà passé. Ils burent un liquide amer qui puait le caoutchouc.

Enfin le camp fut levé. Une colonne se forma pour encadrer les hommes. Ils s'y attendaient. La veille, des Belges étaient arrivés, qui venaient de Cambrai et que l'on renvoyait en Belgi- que. Ceux-là avaient eu le temps de les avertir : « Faites attention, si vous allez à Cambrai, c'est la déportation en Allemagne. » Ils partirent. Vers Cambrai. La longue colonne s'étirait sur la route, un Allemand, fusil à l'épaule, pour quatre prisonniers. Mais Roger Pannequin et son camarade remarquèrent vite que les soldats allemands se tenaient tous du même côté, sur la gauche. Ils se regardèrent, se comprirent et changèrent insensiblement de place pour se trouver du côté droit. En traversant le village désert de Rumau- court, ils se jetèrent dans une porte ouverte. Les autres serrèrent les rangs. 2.

A vingt kilomètres de la frontière allemande, à l'est, la déroute commence à peine. Quatre cent mille soldats en kaki sont concernés. Ils marchent. Les Panzers de Guderian leur préparent un rendez-vous à la mode allemande, une victoire blindée suivie d'encerclement. Ils foncent vers Dijon; ils vont barrer toutes les routes de la retraite, du plateau de Langres, où la Seine prend sa source, jusqu'à la frontière suisse. Et trois armées françaises, à quelques régiments près, iront bientôt garnir les Stalags. Un caporal d'infanterie vit là ses dernières journées de soldat en liberté. A trente-cinq ans, cet homme au galon de laine va jouer les capitaines à la demande de ses camarades. Ils sont venus le trouver. « Nous, on ne marche plus... Ou alors c'est toi qui prend le commandement de la compagnie! » Le caporal n'a pas bronché. Plus rien ne l'étonne sans doute. « Eh bien, allez le dire au capitaine... » Et c'est ce qu'ils font, les soldats. La mutinerie se passe le mieux du monde. Les officiers sont vieux, désemparés et, pour beaucoup, démoralisés. Ils connaissent, eux, l'étendue du désas- tre, mais ils n'en soufflent mot. Pâles figurants d'une guerre perdue, ils se contenteront désormais de suivre leurs hommes sans même protester. La compagnie vient pourtant d'hériter d'un curieux chef, le secrétaire de , le caporal Laurent Casanova. Le repli avait commencé le 13 juin, non loin de Metz. C'était la saint Antoine, le jour où, en Corse, dans le village des Casa- nova, les fidèles vont en procession. En bon ordre, tournant le dos à la ligne Maginot, la superbe fortification inutile, les unités formées pour la retraite étaient parties pour Courcelles- Chaussy. A pied. Les soldats ne savaient rien de la guerre si ce n'est que les Allemands avaient lancé leur offensive. Rien sur le désastre de Dunkerque et rien sur l'occupation imminente de Paris où le clairvoyant général Von Stutnitz, commandant militaire, allait faire apposer sa première affiche, le 14 juin à midi : « Français! Vous êtes absolument trahis. La ligne Maginot n'a plus aucune valeur. »

Pour le caporal Casanova, baptisé un peu vite capitaine par des hommes qui le tutoyaient, la situation n'aurait pas manqué d'humour si les Panzers n'avaient alors parcouru les routes de France. C'est que Laurent Casanova n'avait pas vécu, jusqu'à l'automne 1939, comme un civil bien ordinaire. On le serait à moins lorsqu'on travaille, depuis trois ans, aux côtés de Maurice Thorez et qu'on dirige depuis 1934, l'action anti-militariste clan- destine du parti communiste. En fait, Laurent Casanova contrô- lait la propagande destinée aux soldats, le recensement des communistes dans l'armée, l'organisation des cellules et l'éta- blissement des liaisons nécessaires. Au fil des années, l'action « anti-militariste » n'avait jamais changé d'appelation, mais elle avait évolué sinon changé de contenu. Lors de sa création, le Parti avait rejeté le principe même de défense nationale. Au Parlement, ses députés refusaient régulièrement de voter les crédits militaires. Dans ses publications distribuées aux soldats, comme La Caserne, le ton était au « défaitisme prolétarien ». On expliquait aux civils en uniforme que les travailleurs n'avaient d'autres ennemis que leur propre bourgeoisie. L'année 1935 avait marqué un tournant. A l'intérieur du pays, la gauche se préparait à monter au pouvoir. On allait prononcer bientôt le « serment du Front populaire ». A l'exté- rieur, le danger se précisait. Hitler et la jeune Allemagne nazie montraient déjà les dents; Staline et l'Internationale communiste avaient pris position dès 1934 et dénoncé le nouveau péril qui menaçait l'Europe; l'U.R.S.S. proposait aux autres nations de faire face. Maurice Thorez, le 21 janvier 1936, au VIII congrès du Parti, associa le drapeau tricolore au drapeau rouge et La Mar- seillaise à L'Internationale. C'était l'événement. Dès lors, l'action anti-militariste perdit pour une grande part son expression clan- destine. On critiquait toujours l'armée traditionnelle, les officiers « croix-de-feu » et cagoulards, mais on insistait maintenant sur la nécessité d'un effort militaire national. Puis vint le temps des accords de Munich avec l'abandon de la Tchécoslovaquie, le 29 septembre 1938. Quelques mois plus tard, le 28 avril 1939, Hitler revendiquait le corridor de Dantzig. Le parti communiste définissait alors son attitude en fonction de la guerre qui maintenant s'annonçait. L'expérience des républicains espagnols, abandonnés au fascisme par les démo- craties occidentales, obsédait les esprits. L'Humanité défendait une politique de fermeté devant les nouvelles revendications allemandes. Puis vint le pacte germano- soviétique, l'interdiction de la presse communiste, la déclaration de guerre à l'Allemagne. A l'Assemblée, le 3 septembre 1939, les communistes votent les crédits militaires, et les députés mobi- lisables, dont Maurice Thorez, rejoignent leurs unités sur le front. Le 26 septembre, le gouvernement Daladier interdit cepen- dant par décret le parti communiste. L'Internationale communiste critique aussitôt la position du Parti, qualifiée d'« opportuniste ». Et c'est « la drôle de guerre >. L'armée française s'immobilise aux frontières tandis que les Alle- mands écrasent la Pologne. Puis le gouvernement enverra des troupes en Finlande et le général Weygand parlera d'attaquer les installations pétrolières soviétiques de Bakou. La presse communiste clandestine, celle destinée aux civils comme celle réservée aux soldats, rectifie alors le tir, dénonce tout au long du conflit la « guerre impérialiste », affirme qu'on ne la fait pas à Hitler mais au peuple français — « cette guerre n'est pas la nôtre » 1 — et demande que la paix soit rétablie au moyen d'une entente avec l'U.R.S.S.

1. L'Humanité clandestine du 13 novembre 1939. 2. « Les forces de réaction en France, Daladier aussi bien que les chefs qui ont trahi le Parti socialiste, expriment la même fureur devant la dénon- ciation que nous avons faite des buts impérialistes de la guerre imposée par Quelques heures avant la chute de Paris, le 13 juin au soir, la compagnie du caporal-capitaine Casanova pénètre dans Cour- celles-Chaussy. Quelques habitants regardent en silence passer la troupe en retraite. Le village est pratiquement abandonné. Une sentinelle fait les cent pas dans la grand-rue. Seul, oublié peut-être, l'homme se promène l'arme à la bretelle sans qu'on sache vraiment ce qu'il peut bien encore garder. Non loin de la gare, des femmes se disputent en dialecte. Un vieil homme les regarde faire. Il pleure. Intrigué, Casanova s'approche. « Dites, pourquoi crient-elles ainsi, ces femmes? — Monsieur, répond le vieillard, l'une reproche à l'autre d'avoir reçu des soldats français chez elle... — Et alors, c'est un crime? » Le vieux fixe un temps le caporal. « Mais monsieur, c'est que maintenant les Prussiens vont venir! » Puis il tourne le dos. A la gare de Courcelles, un train est en formation. Les soldats montent dans les wagons. Le soir, ils dormiront à Nancy. Il y a là un bataillon du 105 R.I. et quelques unités de la Coloniale. Le lendemain, on reprend la route. Quelques vieux chars sont venus se joindre à la colonne. Le moral n'est pas fameux. Les soldats ont vu affiché sur les murs d'un village l'appel de Paul Reynaud qui demande aux Etats-Unis d'intervenir. Une nuit, enfin, un adjudant d'artillerie vient dire à Casanova : « Les Allemands sont entrés à Brest! » Mais le caporal ne veut rien entendre. « Qu'est-ce que tu nous racontes... Comment les Allemands peuvent-ils être à Brest et nous ici! » Toujours à l'arrière-garde, fermant la marche des unités en retraite, la compagnie de Casanova reflue en bon ordre avec ses officiers silencieux et son caporal communiste.

ces hommes et par ces forces au peuple français. » (Interview de M. Thorez reproduit dans le Daily Worker britannique et dans L'Humanité clandestine du 17 novembre 1939.) Cela ne pouvait durer longtemps. Un matin, à l'aube, la compagnie s'arrête à l'entrée d'un village, dans les bois de Charmes, non loin de Baccarat. L'endroit semble désert. Casanova fait disposer une mitrailleuse lourde et quelques F.M. afin de pouvoir éventuellement commander la route. Il poste enfin des guetteurs, deux cents mètres plus avant, afin de se garder de toute surprise. Les hommes s'installent dans les granges voisines pour prendre quelque repos. Du village arrive un médecin militaire. Un peu raide dans son uniforme, il interpelle brutalement Casanova. « Qu'est-ce que vous foutez ici? » Toujours calme, avec cet accent corse qui arrondit et les mots et les phrases, Casanova répond : « Je commande l'unité qui est en position. » Et les visites se succèdent. Arrive le commandant du bataillon. Comme pour une revue, il interpelle un soldat. « Qui commande ici? — C'est le caporal, mon commandant. » L'officier ne sourcille pas. « Et les officiers, où sont-ils? > Casanova s'est approché. Il hésite à peine. D'un geste, il désigne une petite maison à l'écart. « Allez par là, ils doivent être encore dans un coin, en train de pleurer. » Le commandant ne sursaute même pas. Tout est normal donc. Il montre à Casanova les chariots que ses hommes ont sortis des granges et chargés de grosses pierres. « Disposez-les en chicane afin de pouvoir barrer la route. > Puis il tourne les talons. Un soldat corse s'approche alors de Casanova. « Dis, on devrait foutre le camp... Ils vont nous livrer aux Allemands, je te dis. Cette nuit, j'ai vu des gars de la Coloniale et de la Légion. Un officier leur a dit : « Si vous ne voulez pas être faits prisonniers, si vous voulez continuer à vous battre, venez avec moi. Et ils sont tous partis. > Mais partir, c'est aussi accepter la dispersion, la débandade. Casanova n'est pas très chaud. Et toujours pas de nouvelles du front. Il hésite, il regarde les défenses sommaires que ses hommes ont installées au détour de cette route départementale. Puis il pénètre dans la grange. Mais à l'extérieur quelqu'un a crié : « Barrez-vous! » Casanova bondit. Les Allemands. Cette fois, c'est bien la fin. Une auto blindée, un officier et des soldats, mitraillettes pointées, viennent de tourner les hommes en position sur la route. C'est toujours la même chose, cette guerre. On attendait les Allemands sur la ligne Maginot et ils passent par la Belgique. On les croyait du côté du bois et ils débouchent du village, par la grand-rue, sans que personne ait tiré sur eux.

Encadrés par les Allemands, Casanova et ses compagnons pénètrent pour la première fois dans le village. La rue est déserte. Quelques portes et quelques fenêtres ouvertes témoignent du passage récent de la troupe. Au loin, la grand-rue forme un coude et sur le clocher de l'église, qui apparaît maintenant, flotte un drapeau blanc. Le spectacle allait commencer. Les nouveaux prisonniers ne seraient pas en retard. Ils allaient déboucher sur la place de l'église, là où les Allemands avaient déjà parqué quelques centaines d'officiers, des soldats et même un général. De tous les bois alentour sortiraient des colonnes et des colonnes de soldats, leurs officiers en tête, précédés par l'un d'eux qui porterait un drapeau blanc. Et tout deviendrait clair, le « qu'est-ce que vous foutez » du médecin militaire, le « qui commande ici » du chef de bataillon, la démission des officiers. L'état-major avait convenu avec les Allemands de la reddition, sans armes et sans gloire, des unités encerclées Au milieu des officiers, Casanova retrouve son commandant de bataillon. Et il ne se contient plus. « Vous êtes tous une belle bande de salauds, ça n'a pas de nom ce que vous venez de faire...! Tout à l'heure, vous auriez pu nous dire la vérité au lieu de nous faire installer des chicanes sur la route. Non, vous nous avez livrés! Sans vous, on ne serait pas là... Vraiment, vous n'avez pas d'honneur! » Les prisonniers formeront bientôt une longue colonne sur la

1. La retraite est coupée pour les III IV et VIII armées qui se replient au nord-est. Le général Condé qui les commande est autorisé, le 22 juin, par le général Weygand, à capituler avec ses 400 000 soldats. route. Les gardes allemands poussent Casanova et ses compa- gnons vers un groupe à l'écart. Il y a là des Français, des légion- naires, des coloniaux et aussi des Polonais. Les Allemands ont voulu isoler ce petit monde. Un soldat de la Wehrmacht leur dit : « Ici, c'est pour ceux qui n'ont pas obéi à leurs officiers, pour ceux qui avaient encore des fusils. » 3. L' « appareil » sur les routes

L'organisateur

Lorsqu'il devint évident que Paris serait pris et que les Alle- mands étaient en passe d'occuper une partie importante du territoire, la direction du Parti prit la décision d'envoyer vers le sud-ouest les principaux responsables de l'appareil technique et des liaisons clandestines. Il s'agissait de maintenir l'organisation de l'autre côté de la ligne d'avancée des troupes, de préserver ce qui avait été si péniblement et si dangereusement mis sur pied depuis quelques mois et d'être prêts à rétablir les liaisons dès que la situation se serait stabilisée. Parmi les groupes de militants qui prirent ainsi la route de l'exode, avec dans leur tête ou dans leur poche les secrets les mieux gardés du Parti, l'un des plus importants était celui que conduisait l'organisateur même de l'appareil clandestin, Arthur Dallidet.

Cet ouvrier métallurgiste de 34 ans à l'activité inlassable, d'une politesse exemplaire et d'une discrétion à toute épreuve, avait pris une lourde succession. Après la dissolution des organisations communistes, le secré- taire administratif du Parti, Mourre, avait commencé à renouer les fils rompus. La remise en place était difficile. La plupart des militants, mobilisés, se trouvaient au front. D'autres, par centaines, étaient arrêtés. Dans ce qui restait, les trahisons avaient taillé quelques coupes claires. Celle du secrétaire à l'organisation Marcel Gitton, pour être la plus spectaculaire, n'avait peut-être pas été la plus dangereuse; d'autres, plus obscures, touchaient à des rouages plus essentiels. Succédant à Mourre, Arthur Dallidet réussit en quelques mois à rétablir les liaisons sur l'ensemble du territoire. Il utilisa notamment les membres d'une organisation à laquelle peu de monde attachait d'importance et que l'on considérait dans les milieux politiques comme une fantaisie plus ou moins folklorique du parti communiste : l'Union des jeunes filles de France. L'une des dirigeantes de l'U.J.F.F. qui avait considérablement secondé Dallidet dans ce travail, Claudine Chomat, l'accompa- gnait d'ailleurs dans son repli vers le Sud-Ouest, avec trois autres militants de l'appareil central, Jeanjean, Jeanne Têtard et Geor- gette Cadras accompagnée de sa vieille mère.

Au milieu de l'exode

Dallidet et son groupe partirent de Paris chargés comme des mulets car, outre les papiers confidentiels et quelques sommes d'argent assez considérables, ils emportaient tout le matériel dont ils avaient pu se charger : des valises de documents et même des machines à écrire. Dans le long charroi de l'exode, au milieu des matelas et des édredons, cela ne détonnait pas. La première étape était Saint-Rémy-les-Chevreuse. Ils l'attei- gnirent sans encombre et couchèrent ensemble, dans la même pièce, chez des militants que Dallidet connaissait. Au moment de repartir, Dallidet se rendit compte que les Allemands allaient très vite, beaucoup plus vite que cette foule démesurée à laquelle il fallait de nouveau s'intégrer, et qu'ils iraient sans doute beaucoup plus loin que prévu. Le danger était grand. S'ils continuaient ainsi, les Allemands seraient bientôt sur leurs talons. Il fallait donc aviser d'autre chose. La décision fut vite prise. Les autres continueraient, avec la même directive, ne pas se laisser rattraper, et tenteraient de rejoindre à Bordeaux Danielle Casanova 1 qui s'y trouvait déjà. Dallidet, lui, regagnerait Paris. 1. Alors l'un des principaux responsables de l'appareil du Parti. Ils s'étaient déjà séparés lorsque Dallidet revint, tirant un lan- dau, et tout heureux de sa trouvaille. Ils y entasseraient ce qu'ils pourraient de bagages, cela les soulagerait d'autant.

L'homme, les trois femmes, la vieille mère qu'il faut aider à marcher ont pris la route, poussant dans une voiture d'enfant le matériel du Parti parmi le flot des réfugiés. Sur la route interminable, la poussière et la fatigue noient les heures. Parfois des avions italiens 1 passent en rase-motte et mitraillent. La cohue se jette dans les fossés, puis repart. Un moment, des soldats acceptent de prendre sur une roulante la vieille Mme Cadras. Puis il faut marcher de nouveau, marcher encore. Près d'une gare, le groupe rencontre, affalée dans une brouette, épuisée, la femme d'un membre du Comité central, elle aussi militante de l'appareil technique clandestin, qui est partie, comme eux, avec les mêmes consignes. A Etampes, les cinq trouvent refuge dans une grange pleine de sacs de farine. Ils y dorment. Ils en ressortent couverts d'une poussière blanche et repartent, ayant troqué le landau contre deux diables, beaucoup plus commodes. Les attaques aériennes se font plus fréquentes, plus meur- trières. On s'affale. On se relève. Cette fois-ci, il y a des dizaines de morts, des dizaines d'hommes et de femmes qui ne repar- tiront pas. Un cheval agonise. De la poche d'un ouvrier en bleus étendu de tout son long, criblé de balles, dépasse une bouteille. C'est du rhum. Ils en boivent. Et ils repartent.

« Un peu de dignité »

La situation devenait difficile. Le groupe décida de se séparer en deux, Claudine Chomat et Jeanne Têtard partiraient ensemble, avec les diables. Jeanjean ferait route avec Georgette Cadras et sa mère, qui avait de plus en plus de difficultés à marcher. Les uns et les autres essaieraient de se retrouver un peu avant Orléans. S'ils n'y parvenaient pas, le but commun restait Bordeaux.

1. L'Italie a déclaré la guerre à la France le 10 juin 1940, le jour même où le gouvernement français se replie à Tours. Déjà ils avaient commencé à jeter au bord des routes le matériel qu'ils n'avaient plus la force de traîner. Mais les diables restaient lourds aux mains des deux jeunes femmes. A Orléans, Claudine Chomat et Jeanne Têtard attendirent les autres, puis, ne les voyant pas arriver, décidèrent de repartir. Elles traversèrent la ville. Le pont sauta derrière elles. Elles étaient passées. Mais les autres? A Vierzon, elles rencontrèrent des républicains espagnols. Un train attendait en gare pour aller on ne savait trop où, mais dans la direction de Bordeaux. Elles abandonnèrent les deux diables aux Espagnols. Elles n'auraient jamais pu continuer ainsi.

Le train, encore faut-il pouvoir le prendre. Car Claudine Chomat et Jeanne Têtard ne sont pas les seules à en avoir entendu parler. Lorsqu'elles arrivent, une foule déjà se précipite dans les wagons, tandis que les premiers occupants se main- tiennent farouchement dans les places conquises. Pas question de billet. Entre qui peut, en poussant, en tirant. On s'entasse, serrés les uns contre les autres, assis les uns sur les autres. Lorsque le convoi eut démarré, chacun avait déjà faim et soif. Mais ce fut encore bien pis au bout d'un certain temps. Le train ne s'arrêtait pas. Il allait trop vite pour que l'on puisse se ravitailler en route, trop lentement pour que le trajet soit rapidement parcouru et la souffrance de courte durée. Au contraire, dans cette foule à bout de nerfs que ne soutenait plus l'obsession de marcher, elle s'exacerbait. Une femme mangeait sa pâte dentifrice et pleurait. Claudine Chomat excédée, la gifla en lui lançant : « Un peu de dignité! » Quelle dignité? Ils l'avaient perdue dans la panique. Mais cela coupa au moins les pleurs. Puis il y eut les sanglots d'un bébé qui mourait de soif, et le train ne s'arrêtait toujours pas, et la mère affolée qui suppliait. Lors d'un arrêt brusque, l'enfant est passé de main en main vers quelqu'un à l'extérieur, quelqu'un au hasard, mais surtout qu'il le fasse boire, qu'il le fasse boire, la mère bloquée dans son coin par cette masse de bras, de jambes, de ventres et de paquets, le train qui repart, le gosse dehors — c'était quoi? Une gare? Un quai? Ou simplement des gens dans la campagne, sur le remblai? — ce cri, on imagine, et le silence qui suit... Tout cela finit par arriver à Bordeaux. Il y avait longtemps que les deux jeunes femmes ne conservaient plus que les listes, l'argent, et les documents essentiels. Elles réussirent à sauter du train avant qu'il n'entre en gare. On ne sait jamais, même dans une pagaille pareille. Claudine Chomat savait où retrouver Danielle Casanova et Rose Blanc, elle aussi militante de l'U.J.F.F., mais il fallait auparavant manger un peu, se reposer, se laver. Elle se rendit avec Jeanne Têtard chez la secrétaire des Jeunes filles dont la grand-mère tenait un magasin de spiritueux sur les Quinconces. La fille la reconnut, elle pourtant si sale, si chiffonnée. Mais la grand-mère, désemparée par les événements, s'accrochait à une idée bizarre : elle acceptait bien d'en aider une, mais une seulement. « Convainc-la au moins de nous laisser prendre une douche », disait Claudine Chomat à la fille. La vieille se laissa fléchir et donna même finalement à manger. Le lendemain, elles retrouvaient Danielle Casanova. Puis il fallut reprendre la route : l'armistice était signé, le pays coupé en deux par une ligne de démarcation entre zone occupée et zone libre. Danielle Casanova qui avait la liaison avec la direction du Parti prit la conduite des opérations : les trois jeunes femmes partiraient ensemble, franchiraient la ligne avant qu'elle ne soit fermée et contrôlée, puis rejoindraient Tou- louse. Ce fut rapide et sans histoires : un car jusqu'à Casteljaloux, à Casteljaloux un inconnu qui possédait une automobile. Danielle Casanova lui fit du charme pour la bonne cause. A Toulouse, Claudine Chomat et Jeanne Têtard retrouvèrent les membres de l'équipe partie de Saint-Rémy-lès-Chevreuse avec le landau de Dallidet : Georgette Cadras et Jeanjean. 4.

Les députés en prison

Angers, le 26 mai. Les députés communistes couchent nus sur leur paillasse. A six heures du soir précises, chacun dépose devant la porte de sa cellule sa bassine, sa gamelle, sa cuillère, sa tenue marron de forçat, sa chemise, son maillot de corps, son caleçon et ses chaussettes. Nus comme des vers jusqu'à six heures du matin. Quand ils sont arrivés là, on leur a fait subir une fouille minutieuse, dégradante, obscène, complète. On les a tondus à ras. Puis, on a donné à chacun une cellule passée à la chaux. Pour eux le temps n'existe plus, ni l'extérieur. La correspon- dance strictement censurée n'est autorisée qu'avec les plus pro- ches parents; elle ne doit traiter que des sujets familiaux. Ils ne savent pas ce qui se passe. Ils ont seulement appris que la vraie bataille a commencé. Réveil à six heures, coucher à six heures. Soupe aux légumes le matin, soupe aux haricots le soir. La cantine, il vaut mieux ne pas en parler, leur pécule étant réduit à cent francs. Le surplus est versé à la trésorerie de l'Etat pour le paiement des amendes. Dix minutes de promenade par jour, dans une cour en trapèze, de trente-cinq pas de tour. Ils sont huit : Barel, Bartolini, Benoist, Berlioz, Billoux, Bonte, Cornavin et Cossoneau. Ils ont été évacués le 18 mai de la prison de la Santé. Deux autres groupes de neuf ont été dirigés, l'un vers la prison de Poitiers (Costes, Cristofol, Croizat, Demu- sois, Gaou, Grésa, Lareppe, Lévy et Lozeray), l'autre vers celle de Niort (Martel, Midol, Môquet, Musmeaux, Petit, Prachay, Prot, Touchard et Waldeck-Rochet). La répartition a été faite dans un ordre strictement alphabétique. Ce 26 mai, le groupe des huit réclame, dans une lettre écrite par Florimond Bonte, le bénéfice du régime politique. Le Garde des Sceaux, Louis Sérol, dans la débâcle, trouve le temps de répondre. C'est « non ». Les huit continueront à coucher nus et à accomplir, le jour, dans le silence total, leur travail forcé : l'un défait des nœuds de filets, les autres fabriquent des licols, sans doute pour les chevaux de l'armée en déroute.

Le procès

Récit d'Yvonne Bertho : « Je me souviens, dans une cellule à la Roquette, avant mon procès, nous étions cinq, trois politiques et une femme avec sa fille. Lorsqu'elles sont arrivées, ces deux-là, je me suis dit : « Elles n'ont pas dû faire grand-chose de mal, une mère « et sa fille...! » Le lendemain, j'ai appris par mon avocat qu'elles avaient tué un nouveau-né, qu'elles l'avaient fait bouillir et qu'elles l'avaient donné à manger aux cochons. « Puis il y a eu le procès au tribunal militaire 1 On m'y a emmenée en fourgon cellulaire. Ça me changeait de la première fois, où on m'avait bouclée dans une voiture de sel Cérébos pour aller aux Invalides. Pas confortables, les voitures de sel Cérébos! « Il y a eu le procès, donc. Je me souviens bien de ce jour-là. Des jeunes communistes d'Ivry et de Villejuif étaient venus. D'autres aussi, des camarades, Lucien Terrion en particulier et puis Blondeau, le cafetier chez qui on se réunissait, et même une mercière de l'avenue de la République. Des gens sont venus dire que j'avais rendu des services à Montrouge, que j'étais

1. Yvonne Bertho avait été arrêtée le 2 janvier 1940 à Montrouge. 2. Lucien Terrion était le responsable du groupe clandestin dans lequel militait Yvonne Bertho. toujours sur le terrain pour aider les autres : je m'étais inscrite dans les équipes de défense passive, ça me permettait de sortir après le couvre-feu. « Si bien que l'officier qui soutenait l'accusation a dit aux juges : « Je ne vous demande pas de juger la camarade Yvonne comme le petit saint Jean de Montrouge dont on vient de faire l'apologie ici, je vous demande de la juger comme un agent de Moscou, qui poignarde nos soldats dans le dos pen- dant qu'ils sont en train de se battre. » « Je leur ai dit : « Mon colonel, mon commandant, j'ai un frère qui est à la guerre, j'ai un beau-frère qui est à la guerre, j'en ai de nombreux dans ma famille qui sont à la guerre, et vous qui représentez l'Armée française, vous êtes ici en train de juger leurs sœurs et leurs femmes? Ah, vous n'êtes pas en danger, hein? » « Mon avocat, un camarade du Parti, m'a retenue : « Yvonne, est-ce que tu m'as fait venir pour balayer la salle? Tu vas te taire? » Je lui ai répondu : « Roland, une fois dans ma vie, j'ai le bonheur de leur dire ce que je pense. Tu ne vas pas me l'enlever? » « Et puis, j'ai parlé de ma jeunesse. J'ai dit : « Un jour, j'ai eu un père, il a oublié de rentrer, il a oublié de savoir qu'il avait une fille. Ma mère a demandé un logement dans les H.B.M. On ne lui en a pas donné, parce qu'elle n'avait pas de mari qui puisse répondre. » « Je leur ai tout raconté, toute ma vie, le travail, la misère, les copains. « Un moment, j'ai demandé à aller aux cabinets. Mon avocat m'avait dit : « Vas-y, tu rencontreras des camarades. » En che- min, j'ai perdu une chaussure : c'était une amie qui m'avait prêté les siennes, elles étaient trop grandes. J'ai ri! Tout ça, c'était du temps de gagné. « Aux waters, j'ai rencontré des soldats qui avaient distribué des tracts sur le front et qui étaient condamnés. Ils m'ont demandé : « Tu sais, ça fait longtemps que nous n'avons pas « vu de femme, embrasse-nous comme tu embrasserais ton « frère ». Ils étaient deux, je les ai embrassés. « Je suis revenue, entre les deux petits soldats qui étaient très gentils et qui me donnaient des sandwiches au saucisson. « Et puis, ça a été le verdict : cinq ans. « Et voilà que dans la salle, les gosses se mettent à chanter La Jeune Garde : Nous sommes les enfants de Lénine Par la faucille et le marteau... « C'était une faute : c'est La Marseillaise qu'ils auraient dû chanter. Mais va dire ça à des gosses... « Et me voilà ramenée à la Roquette. Le procès avait duré jusqu'à neuf heures du soir. J'arrive à la Roquette vers minuit. Celui qui me reçoit, et qui ne me connaissait pas, demande : « Qu'est-ce qu'elle a, cette dame-là? » J'étais tout de même proprement mise, avec mon manteau bleu-marine et mes cheveux longs bouclés. « C'est une des putains qui ont vendu la France », répond l'officier qui m'accompagnait. « Ça, ce n'était pas nouveau. Déjà, pour le commissaire qui m'avait arrêtée, j'avais été « la putain de Staline ». Ils man- quent d'imagination. « Je suis restée à la Roquette jusqu'à la fin mai. « A ce moment-là, on a assisté à un grand branle-bas. On s'habille, on prend ses bagages, et nous voilà parties en panier à salade, moi et les camarades qui étaient avec moi, Berthe, Jeanne, Mireille, d'autres encore. Quel voyage! « A Orléans, on s'est arrêté dans une cour, au milieu de laquelle se trouvait une fontaine. Berthe et Jeanne ont dit qu'elles avaient soif. Moi, j'aurais préféré crever plutôt que demander quelque chose. « Couchez-vous à plat-ventre, vous n'avez qu'à « boire là », leur a répondu le gardien. La prise d'eau était pres- que au ras du sol. « Le second arrêt, ça a été dans un champ, entre Orléans et Tours. Nos gardiens avaient envie de se soulager. Le panier à salade était là, seul, dans le champ. Une demi-heure. J'en étais malade! Je me disais : « Si mes copains de Montrouge « se baladaient par ici, ils auraient vite fait d'ouvrir les portes. » Malheureusement... « Et nous sommes arrivés à la prison de Tours... »

Les fers aux pieds

Angers, le 8 juin. Le détenu Florimond Bonte reçoit une visite inattendue, celle de sa femme. Ils se parlent entre deux grillages distants d'un mètre cinquante. Entre eux, un gardien. Et naturellement, interdiction de parler des événements. Uni- quement de la famille. C'est donc à travers les nouvelles de sa famille, de ceux qui habitent Lille, Roubaix, Tourcoing, Watrelos, que Florimond Bonte apprend la défaite et l'exode. Il apprend aussi que son fils Serge, médecin aux armées, blessé près de Beauvais, a été cité à l'ordre du jour et que l'on est sans nouvelles de son fils Pierre dont le groupe d'artillerie a été encerclé en Belgique. En revanche, il n'apprend pas, parce que sa femme l'ignore encore, que son neveu André, un jeune communiste ancien élève de l'Ecole coloniale, a été tué avec sa fiancée lors du bombardement d'une colonne de réfugiés, près de Saint-Omer. Mais le gardien gueule, il en a assez; la femme de Bonte vient de parler de Daladier et de Reynaud. Il lui ordonne de se rendre auprès du directeur. On traîne Florimond Bonte, qui refuse de quitter le parloir, jusqu'à sa cellule. Le même jour, Etienne Fajon, député et membre du Comité central, arrive à la prison d'Angers, menottes aux mains et fers aux pieds. Les huit sont maintenant neuf.

Un vélo-car dans l'exode

Récit de Maurice Le Berre : « Je n'avais pas encore dix-huit ans. J'étais ajusteur. « C'est en 1939 que j'ai commencé à apprendre le travail clandestin. On avait installé une imprimerie à la maison. J'avais des liaisons surtout avec Roger Payen, responsable du Parti à Draveil, et avec Jean Compagnon, d'Ivry, l'un des dirigeants nationaux de la Jeunesse communiste. « Lorsque l'exode a commencé, tout était désorganisé. Je suis parti avec un copain des Jeunesses communistes, Marcel Linard, qui a été fusillé ensuite. Dix-huit ans! On avait la tenue classique du campeur, la culotte courte de velours, la chemisette ouverte et les cheveux en brosse. « Mes parents avaient un vélo-car. Un engin bizarre, à deux places, à pédales, avec quatre vitesses et une carrosserie en contre-plaqué. « On a pris la machine à écrire et un duplicateur que Payen avait fabriqué avec un cadre-tendeur à aquarelle et un morceau de mousseline. « On a mis tout ça dans le vélo-car et en route! « Linard et moi, avec nos quatre jambes, nous avancions! Nous avons même doublé des gens qui étaient partis de Draveil en voiture, et qui n'avaient plus d'essence. « La nuit, nous campions avec les autres et nous tirions des tracts. Le matin, on les distribuait autour de nous. Dans l'affole- ment général, c'était une chose curieuse. Nous nous faisions parfois traiter d'espions... « Nous nous sommes trouvés, un moment, derrière un camion d'aviateurs. Nous avions un fanion des Auberges de jeunesse sur le vélo-car, l'un des aviateurs en était. Il nous a lancé une corde, et nous voilà remorqués. Le vélo-car en vibrait de partout et menaçait de se disloquer : ce n'est pas fait pour rouler à soixante à l'heure, ces machines-là! On était obligés de lâcher la corde de temps en temps. On se marrait bien. « Le soir, nous sommes restés avec ces aviateurs. Mais les choses se sont gâtées lorsqu'en déballant nos sacs nous en avons tiré un 6,35 à barillet qui appartenait à mon père et un pistolet que Payen nous avait donné, et qui avait fait la guerre d'Espagne. Avec leurs balles. « Vous êtes fous », disaient les soldats. Eux avaient jeté leurs armes. — « Qu'est-ce que ça peut vous faire? » Mais ils ne voulaient rien entendre : « Demain, vous ferez bien de ne pas « rester avec nous, vous allez nous faire avoir des ennuis. » « Un autre soir, nous sommes entrés dans une ferme, pour y dormir, et tant qu'à faire dans un lit. Des soldats étaient passés par là. Ils avaient massacré tous les animaux pour en manger quelques-uns sans doute, les autres pour le plaisir. Dans le lit, entre les draps, ils avaient couché une chèvre égorgée. Nous avons dormi dans la paille. « Nous sommes arrivés ainsi à Sully-sur-Loire. C'est là que nous avons vu nos premiers cadavres, des hommes cette fois. « Les Italiens nous ont attaqués. Ils ne tiraient pas sur la route, mais sur les côtés, pour mieux atteindre ceux qui s'enfuyaient, à la mitrailleuse et aux torpilles. Nous avons pensé qu'il valait mieux rester sur la route. Mais comme ça bardait trop, nous nous en sommes sauvés tout de même. Heureusement! A notre retour, le vélo-car n'existait plus, il avait pris une torpille par le travers. « Nous avons sorti de là ce que nous avons pu, la toile de tente, nos sacs, nos revolvers, et nous sommes repartis à pied. « Les Allemands, nous les avons rencontrés sur le pont de Sully-sur-Loire. Ils nous attendaient. »

Le deuxième classe quitte l'uniforme

Sur les bords de la Loire, presque le même jour, le soldat de deuxième classe Marcel Paul prend la décision qui lui semble s'imposer. Il quitte son uniforme, emprunte des habits civils et court se cacher dans les bois. Ce serait trop bête, alors que la débâcle l'a sauvé des policiers français, de devenir prisonnier des Allemands et d'échanger une captivité pour une autre. Cet homme, qui entre dans la quarantaine, est déjà un mili- tant communiste chevronné. Il a été condamné en 1929 pour action anti-militariste, élu conseiller municipal de Paris et conseiller général de la Seine. A la déclaration de guerre, il est secrétaire de la fédération C.G.T. de l'Eclairage. Ce qui lui a valu, mobilisé le 3 septembre 1939, d'être déclaré indésirable successivement dans le groupe de sous-marins de l'Atlantique-nord auquel il était affecté, puis sur le cuirassé Richelieu, et finalement exclu de l'armée de Mer. Ramené à Paris au début du mois de décembre, pour que soit statué sur son sort, quelque chose d'inexplicable s'est passé dans les locaux du 2 bureau aux Invalides : son dossier a disparu. Sans que personne ne le sache, ni lui — il l'apprendra des années plus tard — ni les officiers qui l'interrogent et que l'absence du dossier déroute, un syndiqué de l'Eclairage, mobilisé comme secrétaire dans le plus parfait incognito, vient de le faire disparaître. Cet incident modifie sans doute, tout au moins pour le moment, le sort qui l'attend : Marcel Paul est affecté à une unité de l'armée Corap, pendant que l'on reconstitue un dossier. Un matin, un officier de l'unité, réserviste comme lui et qui l'a pris en sympathie, lui confie que son arrestation est immi- nente. Mais le lendemain les Allemands déclenchent leur offensive sur la Meuse. La rapidité des événements le sauve. A quoi pense-t-il, dans son bois? A cette retraite incohérente qui l'a mené jusqu'ici? A l'incroyable rapidité avec laquelle tout s'est déroulé? A lui peut-être, à sa vie étrange et dure? Il en a le temps. Abandonné à deux jours présumés place de la Bastille, placé en nourrice par l'Assistance publique chez des paysans pauvres de la Sarthe, il était de ceux qu'on appelait dans le pays « les pitaux », les enfants des hôpitaux. On lui a raconté, plus tard, qu'il se débattait tellement dans ce qui lui servait de lit qu'il s'était une fois coincé les fesses entre les planches du sommier. A trois ans et demi, il avait le corps couvert de croutes et de crasse et la bride de son bonnet s'était incrustée autour de son cou. Il ne connaissait d'autre nourriture que le fromage blanc et les pommes de terre. Plus âgé, il se battait avec les garnements du village qui lui criaient, à lui et aux autres de l'Assistance : « Les pitaux, leur mère est une putain et leur père un Prussien. » Il était alors chez une seconde nourrice, qui le tenait propre, qu'il appelait sa mère, et qu'il aimait. Le merveilleux, c'était l'école, le maître qui lui apprenait les choses et sa femme qui poursuivait les cours pendant la récréation. Le certificat à onze ans, fut sa première victoire, une vraie, une grande. Mais à treize ans, les pitaux étaient versés dans l'agriculture qui manquait de bras à l'époque. A la Saint-Jean, on les louait avec les autres valets, sur les foires, 135 francs pour un an et pour travailler comme un homme, de trois heures du matin à dix heures du soir. Il était au Mans lorsqu'arrivèrent les premiers trains de blessés du 117e d'Infanterie, décimé en Belgique en août 1914. Au Mans encore, l'année suivante, en train de décharger des pommes à cidre à la gare, il tomba par hasard sur un tract de la Jeunesse socialiste qu'il lut en cachette. Il adhéra clandestinement — déjà — avant d'être envoyé aux écoles de la Marine, qui firent de lui un électricien. Depuis ce temps-là, le Parti était sa famille et dans son bois, le soldat de deuxième classe Marcel Paul, qui vient de jeter aux orties l'uniforme de la défaite, ne songe qu'à une chose : rejoindre Paris pour retrouver le contact. L'artiste-peintre se fait prendre

Boris Taslitzky, 28 ans artiste-peintre, soldat de première classe, membre de la cellule Montparnasse, arrive lui aussi sur les bords de la Loire, lui aussi sauvé de l'arrestation par la débâcle. Des policiers, deux hommes en gabardine coiffés d'un casque, étaient venus l'interroger, le 16 ou le 17 mai, cinq jours après que sa compagnie eut enfin commencé à se battre, dans la vallée de la Chiers, entre Longuyon et Longwy déjà occupés par les Allemands. Motif : il avait, au cours de l'hiver, organisé une collecte de pull-overs et de chaussettes pour une unité d'Espagnols mobilisés comme pionniers, sans armes, sans uniformes et pataugeant dans la neige, vêtus des seules loques qui étaient les leurs au camp de Gurs ou du Vernet1. L'aumônier de la compagnie, qui l'avait aidé en cette occasion, avait pris sa défense, allant jusqu'à jurer que l'idée venait de lui, pieux mensonge. Le procès-verbal d'interrogatoire signé, Boris Taslitzky ne devait plus revoir les policiers, et pour cause : sa compagnie avait été transportée impromptu à quelque deux cents kilomètres de là, à Chateau-Thierry où elle se battit dans le cimetière américain et s'y fit décimer. Puis la déroute avait commencé, jusqu'à ce village, Gondre- ville-dans-le-Loiret, où le soldat Taslitzky, avec quelques autres, entend le général Bridoux 2 commandant sa division, expliquer à son chef de bataillon qu'il fallait être prisonnier, parce que la situation politique avait changé et que... « Moi, mon général, interrompt l'officier, qui avait été capi- taine en 1914 et venait d'être nommé commandant, je ne suis pas allé à l'Ecole de guerre. J'ai été à l'école de la guerre et je ne me constitue pas prisonnier. » Ce qu'un compagnon du peintre traduit par :

1. Après la défaite de l'armée républicaine, les Espagnols qui se réfugiaient en France furent internés dans des camps proches de la frontière. 2. Le général Bridoux, de retour de captivité, devait devenir ministre de la Guerre du gouvernement de Vichy. « Nous, on ne se fait pas faire aux pattes. — Et comment! répond Taslitzky. On s'en va! » Mais ils ne vont pas très loin. Ils se font prendre dans la nuit par les Allemands.

« La nuit où j'ai pleuré »

Yvonne Bertho : « La première chose que j'ai vue, lorsque la porte de ma cellule s'est refermée sur moi, à la prison de Tours, c'était une affichette. Elle m'indiquait que je devrais désormais porter une cagoule chaque fois que j'aurais à parler à quelqu'un, que le guichet s'ouvrirait ou que je sortirais. « Le lendemain matin, la surveillante m'apporte une cagoule en toile de sac. « Ça commençait bien! « On a voulu me faire travailler, me faire fabriquer des sacs. J'ai refusé. J'ai dit : « Si vous voulez que je travaille, mettez-moi « dehors. Ici, je ne travaillerai pas. » « Le directeur — un malade, avec des tics — est venu me voir et, m'a collé quatre jours de mitard. Mais je n'ai pas travaillé pour autant. « Les journées devinrent beaucoup plus pénibles lorsque Tours, qui n'avait pas été déclarée ville ouverte, fut bombardée. Des camarades ont commencé à avoir peur. L'une a voulu se pendre, l'autre s'étrangler. J'essayais de les rassurer. « Moi, du jour où je suis entrée dans une prison, je me suis dit : « Tu as fait le sacrifice de ta vie, ce n'est pas la peine « de pleurnicher et de passer pour une communiste en peau de « lapin. » Même lorsque j'avais mal au cœur, ils m'ont toujours vu rire. « Pourtant... « Je ne recevais aucune lettre, et je soupçonnais le directeur de ne pas me les transmettre. J'ai demandé audience. « « Comment se fait-il, lui ai-je dit, que je n'aie pas de « lettres? Ma mère n'est pas loin, elle habite Contres, dans « le Loir-et-Cher. « — Contres? m'a-t-il répondu. C'est inutile d'en attendre des nouvelles. La ville a été rasée et tous les habitants sont morts. » « Il mentait, je l'ai su plus tard. « Mais cette nuit-là, j'ai pleuré, tout de même. J'ai pleuré. On entendait le canon... »

Des vacances en canoë

Maurice Le Berre : « Les Allemands au milieu du pont de Sully-sur-Loire! Nous étions, Linard et moi, plutôt estomaqués et, il faut le dire, impressionnés. Grands, corrects, propres. Ils nous ont demandé nos papiers et nous ont laissés passer. « Le soir, nous avons couché au milieu des autres réfugiés. Nous y avons fait connaissance avec le vol, la fauche et autres cochonneries. On n'avait pas l'habitude. On était jeunes. « Le lendemain nous nous demandions quoi faire. Nous avons retraversé le pont. Nous avons vu des vélos abandonnés. Les prendre et rentrer, c'était ce qui nous restait à faire. « Mais la Loire était belle, les bancs de sable accueillants et on a décidé de se baigner, avant de repartir. « Il y avait là un canoë, à moitié immergé près du pont de bateaux que les Allemands avaient construit pour doubler le pont de Sully. Nous nous en sommes approchés. Il était à moitié rempli de grenades françaises. Nous l'avons vidé. Et la même idée nous est venue. « Du bateau, tu en as fait, toi? — Moi, non. Et toi? — Eh bien, mon vieux, c'est l'occasion ou jamais. « Nous avons laissé les vélos, nous avons transporté nos deux sacs dans le canoë, et direction ! « Ce furent les plus belles vacances de ma vie. »

Derrière six cents forçats

Angers, le 17 juin. Six cents forçats, dans la rue, encadrés par une centaine de gardiens armés, marchent vers la gare de mar- chandises. A la queue de la colonne, les neuf députés communistes bénéficient d'un gardien chacun. Ils sont bien placés pour enten- dre la foule massée sur les trottoirs les injurier et crier : « On pense davantage aux bandits qu'aux honnêtes gens! On ne nous évacue pas, nous! » Lorsqu'une escadrille pique sur eux et mitraille, la foule se dissipe comme par enchantement, les forçats se jettent à terre. Les gardiens les relèvent à coups de crosses. La gare est en pitoyable état. Dans le dernier wagon d'une rame, on entasse les neuf députés avec une soixantaine de voleurs et de souteneurs. Chacun a touché une boule de pain et un cinquième de camembert. Mais ils ne partent que le lendemain matin. Cholet... Des soldats reconnaissent Gaston Cornavin et Jean Bartolini, s'approchent, houspillent les gardiens, tendent des boî- tes de sardines et du saucisson. Niort... La même scène recommence. Le soir, c'est La Palice, les hommes enfermés dans la cale d'un chaland, et, après une demi-heure de traversée, l'accostage à l'Ile de Ré. Un car de tourisme les conduit au bagne.

Mobilisé un peu tard

A Lyon, le 19 juin. Moulin, un étudiant en lettres qui a pris, depuis un an, un poste d'instituteur intérimaire, et fait partie de la poignée de militants communistes lyonnais ayant échappé aux arrestations 1 a jusqu'ici été épargné par la mobilisation. Mais il lit dans la presse un communiqué enjoignant aux jeunes de son contingent d'avoir à se présenter dès le lendemain à la caserne la plus proche de leur domicile, en l'occurence, pour lui, le fort Lamothe. Les nouvelles sont allées vite, ces jours derniers. D'autant plus vite qu'elles étaient imprécises : les Allemands sont à tel endroit, puis à tel endroit. Puis : « Ils sont à Mâcon. » Qu'importe! Au jour dit, ayant fait ses adieux à ses copains et à sa famille, muni de son barda et de sa brosse à dents, Moulin se présente au fort Lamothe. Devant la porte de la caserne, un sous-officier l'accueille en disant : « Les instructions sont que vous rejoigniez Marseille,

1. Les auteurs ont conservé à ce personnage de leur récit l'un de ses pseudo- nymes de la clandestinité. H. 35.5155.3 Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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