LES GRANDS SUJETS Collection dirigée par Claude Glayman Dans la même collection

Claude BOURDET : L'Aventure incertaine : de la Résistance à la Restauration. Jean-François KAHN : Chacun son tour. Jean DUVIGNAUD : La Planète des jeunes. Georges HOURDIN : Le Malheur innocent. Rolf LIEBERMANN : Actes et Entractes. Paul NOIROT : La Mémoire ouverte. Georges HOURDIN : Pour le concile. Paul BERNETEL : Les Enfants de Soweto. L'Afrique du Sud en question. Jean-Pierre VITTORI : Nous, les appelés d'Algérie. André LAURENS et Thierry PFISTER : Les Nouveaux Commu- nistes aux portes du pouvoir. Préface de Jean Elleinstein. Giuseppe BOFFA et Gilles MARTINET : Dialogue sur le stali- nisme. Traduit de l'italien par Tamara Thorgevsky. Georges HOURDIN : La Tentation communiste. Jean-Pierre CORBEAU : Le Village à l'heure de la télé.

A paraître Pierre SCHNEIDER : L'Anti-musée. Maurice FLEURET : La parole est à la musique. A partir d'entretiens avec Claude Glayman. Etc. IL ÉTAIT DES FEMMES DANS LA RÉSISTANCE... Du même auteur

LA FÊTE CUBAINE, Julliard, 1962. LA BLANCHE ET LA ROUGE, Julliard, 1964. L'AFRIQUE DES AFRIKAANERS, Julliard, 1966. LES PALESTINIENS, Julliard, 1969. UN ALGÉRIEN NOMMÉ BOUMEDIENNE, Stock, 1976, en collaboration avec Jean-Pierre Séréni. Ania Francos

Il était des femmes dans la Résistance...

Stock Tous droits réservés pour tous pays. © 1978, Éditions Stock. Pour Shanah, ma mère. A Monique Antoine et Elisabeth Lagache. A Cécile et Samya aussi...

Avertissement

Toutes, elles m'ont demandé, les héroïnes encore en vie de ce livre : « Pourquoi parler de moi, plutôt que d'une autre ? » Alors je précise que seuls l'amitié et le hasard ont fait que de chaque mouvement de résistance, je privilégie les aven- tures de telle ou telle femme. Que les milliers d'autres, dont la vie vaudrait un roman, me pardonnent. Ania FRANCOS.

Avant-propos

« Madame, dit le procureur allemand, en s'incli- nant devant Agnès Humbert, madame, si les femmes françaises avaient fait la guerre, nous ne serions jamais arrivés à Paris. » C'était en février 1942, et Agnès jouait sa tête dans l'affaire du musée de l'Homme où sept hommes et trois femmes furent condamnés à mort.

« Madame, vous vous étonnez qu'il n'y ait eu que 6 femmes sur 1 059 compagnons de la Libéra- tion ! » s'exclame en 1978, au téléphone, le secré- taire général de l'Ordre des compagnons, un vieux monsieur, sans doute couvert de médailles. « Mais c'est normal : elles n'ont pas été au feu ! » Puis après un long silence : « Pourtant, c'est vrai, elles nous ont accompagnés pendant la campagne d'Italie. Nous avons eu des ambulancières, des cantinières. Des braves filles d'ailleurs ! »

Puisque ce livre voudrait donner à voir des femmes qui ont résisté aux nazis entre 1939 et 1945, il est bon d'avoir à l'esprit que lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate en 1939, les femmes ne sont ni éligibles ni électrices. Cela, malgré huit débats

En guise de prologue...

Souvent, la nuit, je les réunis dans ma chambre. Les vivantes et les mortes. Celles qui vont avoir soixante-dix ans et celles qui n'en auront jamais trente. Parfois, je ne vois pas bien leur visage. Une ombre passe. Je distingue à peine une silhouette décharnée dans une vaste chemise rayée, un crâne rasé. Et ce cou, ce torse dénudé, ces cheveux relevés, pour quel homme, quelle femme ? Pour la hache du bourreau ? Désir de caresser ces boucles rousses ramenées en coque sur le front. Je tends la main dans le vide. De celle-là, je n'aperçois que les chaus- sures à semelles de bois compensées, les socquettes blanches, le sac en bandoulière. Mais pourquoi a- t-elle monté sa bicyclette ? Certaines me demandent du thé, d'autres se ser- vent des rasades de whisky sec. Elles fument trop. C'est mauvais pour les infarctus. C'était bon, jetée au secret pendant des mois ? Sotte : au secret, on est privé de tout. Pourquoi ne tiennent-elles pas en place ? Pourquoi n'ont-elles pas besoin comme moi de se recroque- viller dans un coin ? L'une me raconte des histoires cocasses qui me font sangloter. L'autre m'ordonne d'interrompre mon compagnonnage avec le Valium : il ne sert à rien, il tue le désir ; et, en dehors de la mort, rien n'est dramatique. Je leur dis : « Avez-vous remarqué l'indifférence des Français lorsque les policiers raflent ceux qui ont le teint basané dans le métro ? J'ai lu des graffiti antisémites sur des murs de synagogues. J'ai vu un poster d'Hitler dans la chambre d'un adoles- cent de quinze ans. J'ai peur des enfants d'Hitler et de Staline, du désespoir de la bande à Baader, de la logique de mort des Brigades rouges qui assas- sinent au nom du peuple, j'ai peur des services secrets qui les manipulent, j'ai peur des autonomes qui réclament des P.38 en levant le bras droit. J'ai peur de la raison d'Etat, de l'espace judiciaire européen, de la chasse aux terroristes, de la délation devenue devoir national, des escadrons de la mort à la française, vêtus et gantés de cuir, qui tuent, en choisissant symboliquement leurs victimes parmi les Arabes et les Juifs... Je vieillis, je ne supporte plus les Viva la muerte, les uniformes, les Kalashinkof en érection, même quand ce sont les armes d'un guérillero. » Et je demande obsessionnellement : « N'avez-vous plus jamais peur ? Faut-il passer par là pour ne plus avoir peur ? » Parfois, l'une me donne un conseil : « Pendant le supplice de la baignoire, n'essaie jamais de respirer. Noie-toi tout de suite : alors ils cessent. Ne te crispe pas, laisse-toi aller lorsqu'on te frappe. Et surtout crie très fort comme les Méditerranéennes lorsqu'elles donnent la vie ; c'est une sorte de respi- ration sur le modèle de l'accouchement sans dou- leur. » L'autre ironise : « Tes mains tremblent. Pendant les interrogatoires, garde-les sur tes genoux, - ou assieds-toi dessus. » Et toutes de me recommander de ne jamais oublier de me laver, même avec de l'eau boueuse. « Ils ont une véritable obsession de la propreté. Pendant la sélection pour la chambre à gaz, la saleté ne pardonne pas. » Et je demande : « Faut-il se séparer des enfants ? » Oui, il faut se séparer des enfants. On peut entraîner un homme dans la mort, pas un enfant. Accent bourguignon, accent provençal, accent alsa- cien, accent parisien, accent polonais, accent espa- gnol : elles parlent trop souvent en même temps avec des voix étonnamment nettes. Alors en moi tout est confus, tout se mêle, s'emmêle ; ça me tord les viscères. Je les scrute, les détaille, les découpe, les déshabille : visages lisses, visages roses, cheveux blancs, cheveux argentés, cheveux fauves, cheveux noirs, ports de tête bien droits, yeux clairs même quand ils sont bruns, regards intimidants, même quand ils sont angoissés ; corps de femmes qui par- lent, sexes de femmes que l'on a aimées, qui ont donné la vie. Leur secret ? Je voudrais avoir été leur mère, leur amant, leur enfant. Je n'ose leur dire : « Aimez-moi, consolez-moi, rassurez-moi, reconnais- sez-moi... »

Il était une fois dans un pays qui me semble si lointain et trop proche une petite fille qu'on appelait parfois Oudleh comme sa grand-mère maternelle, morte dans ce qui allait devenir le ghetto de Var- sovie. Son papa, qui était beau et blond, avait en français un terrible accent polonais. Il l'appelait, lui : « ma princesse de Palestine », car il venait de Palestine où les Anglais jetaient en prison les Arabes nationalistes et les Juifs communistes ou terroristes. Shoshanah, sa femme, répétait souvent en yiddish : « Motek, tu gâtes trop cette enfant. » Et Mordekhai répondait : « Mais je n'ai qu'une fille. » C'est du moins ce que j'aime à me raconter. Il faisait très beau ce matin-là du côté de Vierzon, en France. « Un bel été », disait peut-être Mor- dekhai. Six jours plus tard, le 19 juillet 1942, Oudleh allait avoir quatre ans. Le bel homme blond lui mettait des gouttes dans le nez, et elle ressentait, et elle ressent toujours à ce souvenir, un grand émoi, car il la tenait serrée contre lui, et un grand déplaisir, peut-être à cause de cet étrange plaisir. Alors deux inconnus s'encadrent dans la porte de la ferme. Ils portent des uniformes sombres et ils parlent français. Oudleh ne comprend pas ce qu'ils disent. Shoshanah se met à pleurer en demandant : « Mais que va devenir la petite ? » Les deux hommes en uniforme ont l'air très malheureux. Ils disent, je crois : « Nous avions l'ordre de vous emmener tous les trois... l'enfant aussi. Alors il nous faut au moins l'homme. » Tout ensuite s'est passé très vite. Mordekhai aurait prononcé cette phrase : « Shoshanah, ne perds pas la tête. Pense à l'enfant, n'oublie pas son anni- versaire... » Je suis certaine que les deux hommes en uniforme ont dit plusieurs fois d'une voix douce : « Nous reviendrons pour vous demain. » Et Mor- dekhai, qui portait un pantalon de tweed (et, vous pouvez en rire, je ne pourrai plus jamais voir un bel homme blond en pantalon de tweed sans en avoir le cœur chaviré), est parti sans se retourner. Il n'est jamais revenu. Et longtemps, je me suis raconté que c'était sans doute parce que je n'avais pas été sage, pour le plaisir et le déplaisir des gouttes dans le nez. Et, à chaque aube qui se lève, je les attends, ces deux hommes en uniforme qui doivent revenir demain pour me chercher et m'em- mener de prison en prison jusqu'à ce camp, ce peloton, ce charnier où je retrouverai mon bel amour blond, dont le diminutif « Motek » veut paraît-il dire, en je ne sais quelle langue : « Mon doux cœur. »

Alors je laisse les vivantes et les mortes envahir ma chambre la nuit : peut-être l'ont-elles rencontré ? Michelle Firk mon amie d'enfance, la résistante

1. Michelle Firk, née en 1937. Petite-fille de rabbin. Cinéaste et critique de cinéma. Fait partie d'un réseau d'aide au F.L.N. durant la guerre d'Algérie. Tourne un film à Cuba. Part en 1967 pour d'une autre guerre, est souvent là, elle aussi. Elle est revenue de cette fosse commune où ils l'ont jetée il y a dix ans dans un cimetière du Guatemala que je ne connais pas et qui porte un nom de tisane : la Verbena. Ses yeux noisette sont toujours moqueurs. Elle me chante sur un air de comptine : « Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés... Oudleh a peur. Oudleh a peur. » Je vois aussi passer Tamara Bunke, cette fille d'antifascistes allemands, morte avec le Che en Boli- vie sous le nom de « Tania la guérillera ». Tamara dans l'uniforme bleu et vert de la milice qu'elle portait en 1961 à Cuba lorsque j'ironisais parce qu'elle aimait trop les mitraillettes tchèques. Elle me reproche d'être restée sur le chemin en spec- tateur. Et j'aperçois Beatriz Allende, sur l'aéroport de Rancho Boyero à La Havane, courant se jeter dans les bras de son père, cette nuit de décembre 1972. « Beatriz, je ne sais pourquoi tu t'es suicidée à La Havane en 1977 : tu ne supportais pas la culpa- bilité d'avoir dû quitter le palais de la Moneda à Santiago du Chili, quelques heures avant que ton père n'y meure les armes à la main en 1973 ? Tu étais enceinte. » Une femme doit donner la vie, disent les compañeros... Et toi Leila, l'Algérienne, et toi Ti, la Vietnamienne, et toi Sikoze, du Transkei... Je vous prends à témoin : « Voyez ces miroirs qui me renvoient ces visages de femmes que je n'ai pas été, de femmes que vous avez rejointes. » Il faut entrer dans le miroir. Mais il n'y a pas de lapin rose. Et la reine des cartes porte une tête de mort sur son calot vert-de-gris. l'Amérique latine afin de réaliser un film sur les guérillas contre la dictature au Guatemala. En septembre 1968, se tire une balle dans la bouche au moment où la police du Guatemala, ancêtre des Escadrons de la mort brésiliens et argentins, défonce la porte de la chambre où elle se cachait ; son compagnon, Camillo Sanchez, mourra une semaine plus tard sous la torture.

Première partie

Drôle de guerre, drôle de jeu

1939-1941

1

Ma décision était prise. Puisqu'il fallait me plonger dans cette enquête sur les femmes dans la Résis- tance, je ne m'intéresserais plus à l'actualité. Mais, cet automne 1977, elle a forcé ma fenêtre, ma porte... Elle sort du transistor, de la télévision... Un commis- saire de police français explique, ravi, que la Kolla- boration est totale avec la police allemande dans la chasse aux terroristes de la Fraction Armée rouge. Affiches trop rouges placardées sur les murs d'Alle- magne, photos de seize terroristes, dont dix jeunes filles, Versucht, recherchés, publiées dans les jour- naux alsaciens et parisiens à la demande de la Bunder Kriminal Amt. « Il suffit de composer le 0.22.21.11.63 pour donner des renseignements à la police », me dit le chauffeur de taxi qui rêve d'être chasseur de prime. Gudrun Ensslin, comme Ulrike Meinhof, « suicidées » en prison ; photo de la Pales- tinienne abattue à Mogadiscio : son jean est ouvert, on voit son pubis. « Femmes terroristes = femmes salopes », disent-ils. Moi qui, enfant, au contraire des partisans, m'écriais en jouant à tomber devant un peloton d'exécution : « Je meurs la haine au cœur pour le peuple allemand », je n'ai pas une larme pour Schleyer 1 le patron des patrons alle- mands, cet ancien nazi. Et pourtant, la violence de ces femmes de ma génération — ce miroir-là je ne le supporte pas — me plonge dans un état d'angoisse.

Qui savait le 30 janvier 1933 que la visite mati- nale d'Adolf Hitler, fondateur du parti nazi, au vieux président Hindenburg allait entraîner tant de destructions, de sang et de larmes en Allemagne et dans le monde ? Le soir même, le nouveau chancelier, entouré de ses principaux complices, assiste à son triomphe. Toute la nuit, au milieu d'un public de femmes en délire, de vieux banquiers et de gros industriels cyniques tapis dans l'ombre, de chômeurs pleins d'espoir, les truands, les aigris, les ratés, les pervers des Sections d'assaut du parti national-socialiste para- dent avec des flambeaux. Le lendemain, ils brûleront les livres. Et moi qui n'étais pas née, j'entends encore le bruit de leurs bottes, leurs chants martiaux, le roule- ment de leurs tambours. Je vois Hitler, son visage suant d'angoisse, sa mâchoire crispée, ses yeux de myope honteux, sa petite bouche de végétarien qui ne supporte pas que l'on coupe un arbre, que l'on tue un oiseau. Il trépigne, il saute de joie, il pleure, il rit, il jette son bras en avant. Et Goebbels pourra écrire : « C'est presque comme un rêve, un conte de fées. » Quelques mois plus tard, le camp de concentration de Dachau sera ouvert.

1. Hanns Martin Schleyer (1915-1977). Encore étudiant, il s'inscrit dans une organisation nazie et reçoit bientôt la carte de S.S. n° 227014. Il est chargé par le régime hitlérien du démontage d'usines en Bohême-Moravie. Elu en 1973 président de la puissante Fédération des patrons ouest-allemands et de la Fédération des industries, il fut enlevé le 5 septembre 1977 à Cologne par le Commando Siegfried Hausner, qui demanda en échange la libération de onze membres de la Fraction Armée rouge. Son corps fut retrouvé le 19 octobre 1977 dans le coffre d'une voiture stationnée dans une rue de Mulhouse. « Moi, quand je l'ai vu parler dans une fumée d'encens, je me suis marrée. Il était grotesque. Et je me suis dit : " Ce type ne peut garder le pou- voir. " » L'auteur en a le souffle coupé. Hitler a bien existé puisque Mounette Dutilleul l'a vu. Et je répète : « Tu l'as vu Hitler ? Tu l'as vu ? » Chignon bien sage couleur argent, yeux gris faus- sement sérieux cachés derrière des lunettes, petit corps solide et rond masqué par un tailleur sévère, Mounette a, en 1978, soixante-sept ans. Elle avale des pilules pour le cœur, a la réputation d'en savoir beaucoup, d'en dire peu ; elle se livre, se ferme, me dit des horreurs sur les dissidents soviétiques, ponc- tuées d'ironiques : « Tu me prends pour une vieille stalinienne ? », mais dès notre première rencontre j'ai eu envie de lui crier : « Je t'interdis de mourir. » Tu peux croiser tes mains modestement sur la table, prendre ton air de vieille dame revenue de tout, Mounette. Moi, je vois l'impulsive jeune fille blonde, aux yeux clairs et moqueurs, à laquelle Arthur Dallidet1, le prolétaire, offrait des roses en mai. Un vieux monsieur tendre, son mari aujour- d'hui, lui apporte des roses. Elle m'en tend une. Je suis étrangement émue. Pourtant, je ne sais pas encore qu'avant de quitter la prison de la Santé pour le mont Valérien où il sera fusillé en mai 1942, Arthur Dallidet a murmuré à Marie-Claude Vaillant- Couturier : « Mounette, elle est solide, elle s'en sortira. Mais, en mai, au moment des roses, offrez-lui des fleurs pour moi. » Mounette, quand elle me parlera d'Arthur, mar- chant à la tête des ouvriers de chez pendant les grèves de 1936, pleurera en silence, sans même

1. Arthur Dallidet était l'un des principaux responsables du P.C.F. dans la clandestinité. s'en apercevoir. Et moi qui ne suis plus une adoles- cente, mais qui n'aime que les histoires d'amour, j'ai honte d'avoir les larmes aux yeux. Car je n'ai pas fait mon deuil. Mes mortes, mes morts — Juifs polonais, Algériens, Cubains, Argentins, Dominicains, Israéliens, Palestiniens, et je ne vous dirai pas leurs prénoms — prennent trop de place dans mon corps, ce lieu maudit, ce champ de bataille. Elles, mes résistantes, elles ont pleuré, elles pleurent. Mais comme le corps de la mère, elles sont vivantes. Dans l'après-midi de leur vie ou son crépuscule, elles sont pour moi, la vie.

Parce qu'il y a eu Hitler, Staline et quelques autres, que l'on fusille toujours des otages à l'aube, je me rends régulièrement depuis plusieurs années chez un monsieur qui ressemble à Mordekhai, et je lui parle pour me vider de mes cadavres. Il habite rue Jean-Dolent, une voie qui longe la prison de la Santé. Aujourd'hui, j'entends deux détenus se parler en arabe par la fenêtre, d'une cellule à l'autre et je lève la tête. « Bonjour madame », me crie l'un d'eux, dont je ne vois que les mains agrippées aux barreaux. Je lui rends, en arabe, son salut. Sans doute ne m'a-t-il pas entendue, mais il a dû comprendre que mon mouvement de tête était amical, car sa voix, toute joyeuse, explique à son camarade, qui peut-être ne peut m'aperce voir : Fi ouahed benet g'zela... La suite est incompréhensible. Pour ce prisonnier inconnu, toutes les femmes qui passent dans la rue sont belles comme des gazelles... Je me fredonne en pensant à Arthur Dallidet : « En mai, offrez-lui des roses. » En savoir plus sur Mounette. Elle est née en 1911 dans une famille de mineurs originaire de Pont-de-la-Deule, dans le Nord. « Mon côté anar, raconte Mounette, vient de mon père Emile qui, avant de devenir communiste et trésorier de la Section française de l'Internationale communiste, nom du P.C.F. avant la guerre, avait fréquenté la bande à Bonnot et était monté à Paris pour préparer un attentat contre un prince des Balkans. » Bien. Mais d'où vient l'esprit de parti de Mou- nette ? Membre du comité central du P.C.F. après la guerre, elle a été « remise à la base », comme beaucoup d'anciens résistants. Le prétexte dans son cas ? Elle avait refusé en 1948 d'écrire un article condamnant Tito, en disant : « Il a au moins un mérite : celui d'avoir résisté. » Reste que ce témoin privilégié de l'histoire du P.C.F. au début de la guerre a remis bien sagement toutes ses notes, ses souvenirs, ses analyses et les documents en sa possession au secrétariat général, le laissant libre de décider de leur usage. Mounette était une petite fille douée pour les études, qui souhaitait devenir professeur d'histoire. Impossible. Les temps étaient durs. Pour que sa sœur cadette puisse continuer à fréquenter l'école, à quinze ans, Mounette a dû travailler. Elle l'a reproché à ses parents et, sur un coup de tête, pour devenir indépendante, elle s'est mariée très jeune : on ne saura jamais le nom de ce premier mari qui n'a pas compté. « Je n'étais pas politisée du tout, raconte Mou- nette. Je viens d'une famille d'ouvriers où l'on man- geait rarement de la viande ; le plat du jour c'était toujours le hareng-pommes de terre ; mais je ne me sentais pas pauvre. Tout de même, quand j'ai com- mencé à travailler, j'ai eu envie de vivre, de sortir, de m'habiller comme les autres filles de mon âge. Et je me suis aperçue que pour une fille d'ouvrier, c'était impossible. Je faisais du lèche-vitrine, et je me disais : " Pourquoi les vieilles schnoques, les moches, peuvent se pavaner quand elles ont de l'argent, et nous on n'ose pas sortir parce qu'on n'a rien à se mettre ? " Et, de fil en aiguille, j'ai senti toutes ces injustices. Je voulais déjà que tous les hommes puissent vivre égaux. » Avant son mariage éphémère, elle a désiré adhérer au parti communiste, un parti qui ne comptait alors que trente mille adhérents, où tout le monde se connaissait : une grande famille sécurisante. On l'a jugée trop jeune. A l'époque, un garçon était consi- déré comme adulte lorsqu'il avait terminé son ser- vice militaire. Une fille célibataire, jamais. « Vous ne voulez pas de moi au parti, se dit Mounette. Eh bien, moi, je vais partir en U.R.S.S. » Non seule- ment, elle a obtenu un visa, mais elle a trouvé un emploi comme dactylo au Komintern, place du Manège à Moscou. « Prolétaires de tous les pays unissez-vous. » Elle y est restée un an, a appris le russe, et garde de ce séjour le même souvenir émer- veillé. C'était pourtant la fin de la collectivisation forcenée, le début des grands procès. Elle dit aujour- d'hui : « Mais c'est vrai, c'était extraordinaire cette jeunesse qui crevait de faim, de froid et qui jouait quand même de l'accordéon le soir. J'avais honte de ne pas être comme eux. » Me moquer ? Moi qui à l'âge de quinze ans suis revenue absolument éblouie de Pologne parce que j'avais dansé La Craco- vienne, pieds nus, dans les ruines de Varsovie... Mounette est rentrée à Paris, a adhéré au parti communiste en 1932, puis elle est partie à Berlin, travailler à l'Imprekor, un bulletin de politique étrangère en allemand de l'Internationale commu- niste. L'arbre nazi, disait Thaelmann le secrétaire du P.C. allemand, ne doit jamais cacher la forêt sociale-démocrate. « On se battait contre les sociaux- démocrates pendant que les nazis paradaient, dit Mounette. L'atmosphère de misère, les millions de chômeurs, c'était terrible. Sur la Frederickstrasse à

1. Thaelmann fut assassiné à Buchenwald en août 1944, après avoir passé onze ans en prison et au camp. Berlin, on voyait des braves mères de famille qui vendaient leur corps à l'heure où les enfants étaient à l'école. J'avais des copains de cellule qui se pros- tituaient aussi pour une soupe de haricots. Tout le monde était en uniforme, même les communistes. Les pavés suaient l'angoisse. Quand il y a eu l'incen- die du Reichstag, j'ai cru que c'était les pétards du carnaval. Tout semblait irréel. » Mais tout est trop réel. La provocation organisée par Goering a réussi. Bientôt, on entendra dans toute l'Europe l'hymne des S.S., le Horst Wessel : « Bran- dissez haut les drapeaux ! Serrez les rangs... Les troupes d'assaut marchent d'un pas régulier et tran- quille... » Dimitrov est arrêté. Les communistes, qui ont refusé le front unique avec les socialistes, paient leur sectarisme, leur division, leur puérilité. Ils rem- plissent les prisons, ils inaugurent les camps de concentration, ils sont assassinés. Mounette doit reve- nir en France. Elle est suivie par de nombreux communistes allemands qui ont réussi à échapper à la persécution. Elle se dit : « Nous les Français, au moins, on ne pourra pas fuir à l'ouest. Derrière nous, il y a l'Océan. » A cette époque, Mounette n'est plus une ouvrière ; depuis son retour à Paris, elle travaille dans une maison de production de cinéma à Billancourt. Mais lorsqu'elle rencontre Arthur Dallidet, un jeune chau- dronnier breton de vingt-neuf ans qui trime le jour chez Renault et la nuit chez Hispano-Suiza, elle devient, dit-elle, totalement « renaultisée » 1 « Il était veuf, me raconte Mounette, d'une jeune ser- veuse de restaurant morte en couches qui lui avait laissé un garçon. Je le revois dans sa cotte bleue comme les ouvriers de l'époque qui se contentaient de jeter autour de leur cou, le dimanche, une écharpe blanche. Il vivait dans une chambre de bonne à

1. C'est Dallidet qui a créé clandestinement chez Renault la C.G.T.U. qui comptera, en 1936, 20 000 syndiqués et 6 500 communistes. la Goutte-d'Or, un quartier qui alors n'était pas habité par des travailleurs arabes, mais par des émigrés juifs d'Europe centrale. Ce garçon doué d'un extraordinaire esprit de synthèse et d'analyse faisait évidemment des fautes d'orthographe et il ne savait jamais s'il fallait un " p " ou deux, ou trois aux mots. Mais quand je voyais passer dans une mani- festation ce grand type brun qui avançait avec une dignité que je n'avais jamais vue chez un homme, c'était pour moi... la classe ouvrière en mouvement. On aurait dit que l'avenir lui appartenait... » C'est la guerre d'Espagne. Dallidet se voit refuser par le parti l'autorisation de s'engager comme volon- taire dans les Brigades internationales. Car la direc- tion a d'autres projets pour lui : après un stage dans une école de cadres du Komintern à Moscou, il devient l'adjoint de Maurice Tréand 1 à la section des cadres du parti : il est chargé par exemple de vérifier régulièrement les biographies. Un jour, il s'attarde à relire celle de Mounette, devenue elle aussi permanente, plus précisément secrétaire de Tréand. « Bonne à tout faire, dit-elle aujourd'hui. Officiellement, en dehors de Lili Field, il n'y avait pas de femmes journalistes dans la presse commu- niste. On était " dactylo " même si l'on rédigeait des papiers. Ensuite, on a dit que j'étais l'agent de liaison de Frachon, puis de Duclos. Les femmes communistes étaient de drôles d'agents de liaison : on en faisait autant, sinon plus que les hommes, mais eux avaient les beaux rôles. » Dallidet a souligné au crayon rouge dans la « bio » de la jeune femme ce qui le choque le plus : n'a-t-elle pas écrit qu'elle regrettait son ancien métier dans le cinéma « plus amusant et mieux payé » ?

1. Maurice Tréand, dit le « Gros », était entré en 1937 au comité central. Il était responsable aux cadres et à la sécurité et des liaisons internationales du P.C.F. Il avait été formé à l'école du Komintern pour appliquer à l'étranger les consignes de l'Internationale. Il la considère sans doute comme une « emmer- deuse », avec une mentalité de « petite-bourgeoise » : c'est une femme, elle n'accepte pas d'avaler toutes les couleuvres et elle pose les problèmes du quoti- dien. En 1978, Georges Marchais, qui ne peut avoir ta mémoire, Mounette, suit la bonne vieille tradition et traite les féministes communistes de « petites- bourgeoises ». Un matin que Mounette était en retard, Tréand lui en demande la raison. Elle répond crânement : « Je viens de passer la nuit avec Dallidet. » Drame. Il régnait à l'époque au P.C.F. un mélange de puri- tanisme de façade et de cynisme : un militant et surtout une militante, officiellement, ça n'avait pas de sexe : alors on pouvait, bien sûr, faire l'amour en douce (le fameux verre d'eau qu'on avale), mais il ne fallait pas afficher une histoire d'amour non conventionnelle, il ne fallait pas aimer. Lénine n'avait-il pas dit que l'énergie consacrée à l'amour est perdue pour la révolution ? Mais peut-on vivre la révolution, la Résistance, la clandestinité sans amour ? Ce n'est pas toi, Rosa Luxemburg, qui me contrediras, ni toi Inès Armand, amante romantique et clandestine de Lénine qui préconisais l'union libre prolétarienne fondée sur l'amour, ni toi Alexan- dra Kollontai, exilée en Scandinavie par les bolche- viks... Il y avait le puritanisme ou l'hypocrisie et puis les raisons de sécurité. Mis à part le modèle -Jea nnette Vermeersch, un couple ne pouvait travailler dans le même service. « Tu iras t'expliquer avec Maurice, tu lui diras avec qui tu as passé la nuit », jette Tréand, furieux, à Mounette. Mounette rit encore en racontant la scène : « Papa en personne ! Très gentil dans le privé, Thorez était terriblement gêné. Il me demande : " Tu l'aimes Arthur ? " Je réponds oui. " Et lui, il t'aime ? " Je réponds oui. Alors, il me pousse vers la porte : Bon, qu'on ne vous voie plus jamais ensemble. Déménagez. " Ce furent mes débuts dans la clandes- tinité. Nous étions clandestins avant même que le parti ne le devienne. Nous avons déniché un appar- tement place des Fêtes. Je crois que personne n'au- rait jamais su que j'avais été la compagne de Dallidet si Thorez, après la guerre, n'avait eu ce geste... » Ce geste ? En 1947, lors d'un meeting en hommage aux communistes morts pour la France, Maurice Thorez se penchera vers la salle : « Je voudrais saluer la compagne de Dallidet. Monte à la tribune, Mounette. » Et Mounette, retenant ses larmes, se lèvera en murmurant : « Voilà, Arthur, nous som- mes mariés. » L'auteur raconte cette histoire à une de ses amies qui se tord de rire : « Thorez c'était quoi pour elle ? Dieu le Père ? » Moi, je n'ai pas envie de rire, le réel n'existe pas, il n'y a que des symboles...

Je ne commence pas une enquête policière : alors, lorsque Mounette me parle de sa fille Hélène, de ses amours avec Dallidet, je confonds un peu les dates et les lieux. Mais je pense que nous sommes maintenant début 1939... J'ai quelques mois et Mor- dekhai vient d'épouser Shoshanah, sans passer devant le rabbin. Il s'est rendu à la 7 section du parquet de la Seine pour « réclamer » au procureur de la République de « bien vouloir m'assurer la qualité de Française en vertu des dispositions de l'article 3 de la loi du 10 août 1927 ». Qualité qu'en sa grande bonté, son substitut m'a « accordée ». C'est du moins ce que je lis dans une pièce jointe à mon livret de famille, relique jaunie que je feuillette de temps en temps pour me prouver que je n'ai pas rêvé l'exis- tence du beau Mordekhai que l'officier de l'état civil, agacé par ce nom barbare, a écrit « Mordchy ». Depuis qu'en 1937 Hitler a rayé l'Autriche de la carte, Vienne (ville natale de ma grand-mère Judith, où Mordekhai a poursuivi ses études avant de s'embarquer pour la Palestine) a vécu comme Berlin des orgies de sadisme antijuif. Même si je ne l'ai pas vue, elle est gravée dans ma mémoire cette image de mère juive lavant à la brosse à dents un trottoir de Vienne sous l'œil ironique d'un S.A. Le bruit de bottes se rapproche. Ai-je entendu la voix de Goering s'écrier le 10 septembre 1938 à Nuremberg : « Les Tchèques, cette misérable race de paysans sans culture — personne ne sait d'où ils viennent —, oppriment une race civilisée et derrière eux se profile, avec Moscou, le masque éternel du démon juif " » ? Dans la nuit du 29 au 30 septembre 1938 à Munich, Daladier et Chamberlain ont cédé à Hitler « pour préserver la paix ». La Tchécoslova- quie, abandonnée par les démocraties occidentales, est occupée. Daladier de retour à Paris est applaudi par la foule. Il aurait murmuré : « Les cons... » Churchill, lui, s'écrie aux Communes : « L'Angle- terre avait le choix entre la guerre et la honte. Ses ministres ont choisi la honte, ils n'éviteront pas la guerre. » Arthur Dallidet sait que le fascisme se rapproche, que le parti risque d'être mis dans l'illégalité et qu'il faut mettre en place un appareil clandestin. « Nous avons prélevé des militants dans l'orga- nisation, me raconte Mounette, surtout des jeunes filles qui n'étaient pas connues, pour préparer des planques, des liaisons avec l'Internationale commu- niste... »

Angèle G..., baptisée en 1938, au parti com- muniste la « môme sourire », est de celle-là. Lors- que, au printemps 1977, Mounette me donne rendez- vous chez celle qu'elle appelle sa « vieille complice » dans une confortable villa de la banlieue parisienne, je n'imagine pas une seconde que cette femme rousse, épanouie, qui va et vient entre ses chiens, ses chats, de sa cuisine superéquipée au jardin où se dresse un barbecue, qui aime le bon vin, les bons petits plats, a été, il y a près de quarante ans, celle par qui transitaient tous les messages de l'Internationale. Encore un mythe qui se déchire : où sont-ils, ces agents du Komintern, couleur de muraille ou vêtus de canadiennes sombres, que je fantasmais, adoles- cente ? Angèle a soixante-quatre ans ; elle en paraît qua- rante-cinq. Elle dit : « Je n'ai jamais été belle », alors que son sourire est irrésistible. Elle répète aussi : « Moi, j'ai toujours été une femme libre », alors que sa vie a longtemps dépendu des décisions de la direction du parti. Elle avait dix-huit ans lorsque Hitler prit le pou- voir. Son père, un égoutier, était mort sur la Marne en 1918, sa mère travaillait dans une manufacture de tabac, et elle dut quitter l'école à dix ans pour s'occuper de ses petits frères. « Dans ma famille, on ne parlait jamais politique, explique Angèle en me servant du beaujolais. Mais on apprenait tout dans la rue. Il y avait des chan- teurs populaires qui racontaient l'histoire de Sacco et Vanzetti, qui dénonçaient la guerre du Rif On lisait les affiches s'indignant du blocus contre l'U.R.S.S. " patrie des prolétaires ". Avant 1936, les ouvriers n'avaient pas d'allocation de chômage et l'on voyait des files d'hommes aux vêtements élimés à la recherche d'un travail, faisant la queue devant la soupe populaire ; on voyait des gosses dormant sur les trottoirs dans des caisses de savon. Moi, j'ai appris à nager dans le canal de l'Ourcq. J'ai

1. Le Rif est une région du nord du Maroc qui fut placée sous l'influence de l'Espagne en 1912. La « guerre du Rif » commence en 1919, menée par Mohamed ben Abd el-Krim d'abord contre l'Espagne jusqu'en 1924, puis contre la France et l'Espagne jusqu'en mai 1926, où les troupes de l'émir sont écrasées sous une masse énorme d'armement et de bataillons. La guerre du Rif servira de modèle aux mouvements d'indépendance d'autres pays colonisés. Hô Chi Minh, glorifiant en Abd el-Krim le « précurseur », reconnaît tout ce que les révoltes armées doivent à ce modèle de résistance militaire. d'abord été employée dès l'âge de quatorze ans dans une usine de chaussures à Châteauroux, puis chez Renault, où j'étais entrée en " achetant un type du syndicat patronal qui recrutait dans un bistrot de Boulogne. Ma première robe neuve, je me la suis cousue dans du satin noir pour aller à la conférence de la paix, ce qu'on a appelé la conférence Amster- dam-Pleyel . « En 1933, après l'incendie du Reichstag, eut lieu une grande campagne pour la libération de Dimi- trov ; moi, j'ai patronné à Pantin une pétition avec un vieux curé de quatre-vingts ans. J'ai toujours été très unitaire. Et j'ai décidé d'entrer au parti. On n'a pas voulu de moi. " T'es trop jeune — j'avais pourtant dix-huit ans — adhère d'abord aux Jeunes- ses communistes ", m'ont répondu les responsables. Alors, clandestinement, j'ai fait du syndicalisme ; j'ai même, avec des copains, rédigé un petit journal, rempli de fautes d'orthographe, pour dénoncer les conditions de travail dans mon atelier de sellerie où on attrapait des anthrax à recouvrir les sièges des " Juva 4 ". Un jour, un vigile de l'usine m'a fouillée ; il a trouvé L'Huma dans mon imperméable ; j'ai été virée. Alors je me suis occupée de comités de chô- meurs. C'était pas comme aujourd'hui. Malgré la misère, nous étions plus gais, on s'adressait la parole dans les rues ; dans les immeubles, on se connaissait. On avait l'impression que le monde était à nous. Quand une famille ouvrière devait être expulsée pour n'avoir pas payé son loyer, on était là dès l'aube. On rentrait par la fenêtre les meubles que

1. Après la conférence sur la paix, tenue d'abord à Amsterdam puis à Paris salle Pleyel, un groupe d'intellectuels avait créé à Paris, après l'incendie du Reichstag en 1933 et les événements de février 1934 à Paris, un Comité de vigilance des intellectuels antifascistes. Il regroupait des personnalités de divers partis politiques et des scientifiques comme les professeurs Alain Rivet. Langevin. Le gences entre communistes et socialistes sur la non-intervention en C.V.I.A.Espagne ets'est après effiloché Munich... ensuite, essentiellement à cause des diver- les flics sortaient par la porte. On ne pérorait pas tout le temps sur la révolution, comme beaucoup de jeunes aujourd'hui. On était " contre on voulait que ça change et on était sûrs que ça allait changer. C'était plus net, plus tranché... » Au mot « tranché », je vois des têtes qui tombent, mais je ne le dis pas. J'ose simplement : « Mais ça n'a pas changé. Ça ne fait qu'empirer... » J'ai l'air d'avoir deux mille ans. Mounette et Angèle compatis- sent. Angèle me ressert à boire ; Mounette me prend la main, me sourit gentiment : « Eh bien, ma petite poule, de quoi as-tu peur ? » Angèle ajoute que dans sa jeunesse, les femmes n'avaient pas le droit de vote, mais que de tout temps il y eut des femmes libres qui n'en faisaient qu'à leur tête sans se poser le problème de l'oppres- sion masculine. « Moi, je n'ai demandé à personne la permission d'entrer au parti, de me marier, de divorcer quelques mois plus tard, parce que ça ne collait pas. Ensuite, j'ai eu ma fille aînée et je l'ai reconnue toute seule, sans drame... » Alors l'auteur se lance dans un grand discours un peu pâteux sur la direction du parti, père et mère symboliques, sur la liberté qui n'existe pas... Et Angèle répète : « J'ai toujours été libre », tout en racontant comment le parti lui a interdit de partir comme volontaire en Espagne. « C'était normal, dit-elle, je n'étais qu'une ouvrière sans spé- cialité, je n'étais pas infirmière ni médecin, je ne savais pas me servir d'un fusil. » Elle se tait, puis dit : « Remarque, il y avait des gars qu'étaient pas plus qualifiés que moi et qui ont eu le droit de partir. » Mounette, quarante-deux ans après, la console : « Tu sais bien que les républicains n'avaient pas besoin de combattants mais d'argent, d'armes, de médicaments... » Dallidet, qui se souvient d'Angèle occupant les usines Renault avec d'autres femmes en 1936, en parle à Tréand et la direction du parti décide de l'envoyer fin 1938 étudier le chiffre dans une école du Komintern à Moscou. Elle rompt avec sa famille et part les mains dans les poches en manteau de printemps et en sandales d'été. « On gelait cet hiver 1938-1939 à Moscou, se souvient Angèle. Je ne voyais personne d'autre que le Soviétique qui m'apprenait le pianotage et le décryptage des messages. Moi qui avais l'habitude du travail de masse, j'étais gâtée. » Plus tôt que prévu, en mai 1939, Angèle est rappe- lée en France. Littéralement kidnappée dès son arrivée, elle devient totalement clandestine. On l'a chargée de garder des planques dans des immeubles donnant sur les boulevards extérieurs, et à plusieurs sorties pour qu'on puisse les quitter sans se faire remarquer. « Vraiment, conclut Angèle, c'était pas du tout romantique comme travail, je m'ennuyais comme un rat mort... »

Le 23 août 1939, Staline signe le pacte de non- intervention avec l'Allemagne hitlérienne. Le 25 août, L'Humanité est interdite. Quelques semaines plus tard, le parti communiste et la C.G.T. sont mis hors la loi. Il est vrai que la Seconde Guerre mon- diale vient d'éclater, qu'Hitler et Staline vont se partager la Pologne, ce qui contrarie les plans de Mordekhai qui s'apprêtait à retourner à Tarnopol pour montrer à sa famille l'héritière du nom. Je ne connaîtrai donc pas la Galicie polonaise qui fait maintenant partie de l'Ukraine ni cette famille qui aimait le socialisme et la culture yiddish, et qu'Hitler

Molotov proclame : « C'est une guerre impéria- liste. » Et les directions des partis communistes européens répètent. Mounette Dutilleul, Arthur Dal- lidet, , parmi d'autres commu- etnistes, Staline savent ont anéantie.bien, eux, que c'est une guerre anti- fasciste. « Moi, affirme Mounette, je me suis dit : L'U.R.S.S. doit avoir ses raisons de signer un pacte avec l'Allemagne. Mais ce ne sont pas mes raisons. Ça va tourner mal pour notre parti. " » Une des consignes de l'I.C., transmise par Clé- ment 1 son délégué en France, est de faire partir à l'étranger la direction du parti pour la mettre « à l'abri des recherches et des provocations de la police de Daladier ». Angèle, qui a la foi du charbonnier, se dit que « Staline en signant le pacte a simplement voulu gagner du temps » ; elle accompagne Tréand et Clément à Bruxelles, où elle passe ses journées enfermée dans une arrière-boutique à décrypter les messages de Moscou. Duclos, qu'on appelle « Léo », les rejoindra. Et Maurice Thorez fera lui aussi escale à Bruxelles avant de s'exiler à Moscou où il devra faire, dit-on, amende honorable devant certains diri- geants du Komintern qui jugent la politique du parti communiste français trop nationaliste et prônent la désertion. Vingt-cinq ans plus tard, pendant la guerre d'Algérie, ce sera le contraire : les staliniens seront opposés à la désertion ; un communiste doit militer sur le terrain, là où sont les masses. Y compris dans les salles de torture ?... Benoît Frachon, « Tonton » dans la clandestinité, dont Mounette est la collaboratrice directe, reste en France avec la responsabilité du parti. Terrible épo- que pour les militants communistes accusés par cer-

1. Eugène Field, dit Clément, communiste tchèque, ancien des Brigades internationales, chargé par l'I.C. de contrôler le parti communiste français et l'action de Thorez, dont il avait épousé la première femme. Il était lui-même contrôlé, dit-on, par l'Italien Ceretti, véritable homme de Moscou. Car Clément, dont l'on prétend qu'il fut assassiné par les Allemands en Belgique au début de la guerre, aurait en fait été liquidé par des émissaires de Staline. Il en savait trop sur les crimes du maître du Kremlin et les manœuvres de ses agents à l'étranger. Il fut accusé d'être « trotskiste et ennemi du peuple » dans les procès de 1952 en Tchécoslovaquie où London et des anciens des Brigades internationales furent condamnés. tains qui finiront par collaborer avec les nazis d'être des agents de l'Allemagne. C'est le désert. La direc- tion est dans la nature. Les militants sont mobi- lisés. Gitton, qui était le responsable à l'organisation du parti, et connaissait tous les secrets de l'appareil clandestin, toutes les liaisons internationales, se révèle être un policier infiltré dans le parti De nombreux cadres sont arrêtés. Qui peut renouer les fils du parti, sans se faire trop remarquer ? Les jeunes filles. Elles ont été moins secouées que les vieux militants par le pacte germano-soviétique Avec des dizaines de milliers de policiers aux trous- ses, elles sillonnent la France, tentant de savoir où ont atterri les militants, faisant remonter les infor- mations vers Dallidet.

Janine Bernardon fut l'une de ces jeunes filles que Dallidet jeta dans la clandestinité à l'automne 1939. Elle rentrait d'une colonie de vacances dont le médecin, un antifasciste autrichien, lui avait dit, apprenant l'entrevue Molotov-Ribbentrop : « C'est très mauvais. — Mais, non, lui avait-elle répondu, Staline veut gagner du temps. L'U.R.S.S. est encer- clée. Pendant le Front populaire, j'ai entendu dire : Plutôt Hitler que la classe ouvrière au pouvoir. " » De toute façon, quarante ans après, pour Janine, le parti reste la vraie famille ; on lui pardonne tout. Petite, brune, l'air très sage, elle regarde Mounette, à peine son aînée de dix ans, comme la maman idéale. « Moi, j'ai besoin d'admirer, reconnaît-elle. Mou- nette, quand je t'ai connue, tu étais en femme ce que Dallidet était pour moi en homme : le commu-

1. Avec quelques anciens membres du P.C., il va adhérer à un mouvement pro-nazi, in Noguères, Histoire de la Résistance en France. 2. Essentiellement les cadres des Jeunes Filles de France, orga- nisation créée en 1936 par le P.C. : Claudine Chomat, Danielle Casanova, Josette Dumex, etc. niste, avec toutes les qualités humaines, l'intelligence, la bonté, la fraternité, la discrétion, la force de caractère. Tout ce que j'ai fait dans la clandestinité, c'est en pensant à vous. Je me disais : " Je ne veux pas avoir à rougir devant eux. " — C'est parce qu'on t'avait arrachée à ta mère qui te couvait, dit Mounette. Le parti, pour toi, c'était la famille, la chaleur. » (A quoi ça sert le parti ? demandera, en 1978, Régis Debray. « A tenir chaud. ») Janine était effectivement une petite fille modèle, élevée par une mère, ouvrière dans la couture, qui lui enseignait les bonnes manières, lui cousait des robes longues et la chaperonnait au bal de la mairie du XVIII A quinze ans, elle a dû travailler. Comme elle était jolie et courtoise, sa maman l'a présentée chez Dufayel, un grand magasin populaire de Barbès où l'on vendait des meubles à crédit. Blouse noire, col blanc, cheveux permanentés, les vendeuses mépri- saient les ouvriers en cotte bleue. Les petits chefs de rayon arrogants eurent vite fait son éducation politique, raconte Janine : « Une fille refusait de coucher avec eux, c'était la porte. Pas de syndicats, pas de convention collective. Une fille demandait une augmentation — je gagnais 250 francs par mois 1 —, on lui répondait : " Mais, mademoiselle, vous êtes assez jolie pour arrondir vos fins de mois. " » En 1936, on n'avait jamais vu cela : les vendeuses se mettent en grève, elles défilent avec les ouvriers. Janine décide d'adhérer au parti communiste en enten- dant dans un meeting un ouvrier du bâtiment, dans son costume de velours, son mètre plat dépas- sant de la poche de son pantalon, à hauteur du genou (modèle maintenant très chic photographié dans Vogue, à l'automne 1977), développer l'histo- rique du mouvement ouvrier. Aujourd'hui, Janine

1. Environ 1 250 francs d'aujourd'hui. me dit textuellement : « Il était inculte, mais je me suis murmuré : " Il a la richesse du peuple travail- leur. " » C'est beau comme un livre d'images... Et Janine dansera en robe longue au Claridge en 1936 pour le bal de sa section syndicale ! Ne souriez pas : ces jeunes ouvrières rêvant de valser romantiquement en robe de mousseline, ces prolétaires se croyant obligés, comme Dallidet, pour se faire tirer le portrait de se déguiser en commu- niant attardé, mourront en héros., Janine se souvient : « Dallidet disait : attention, il faut tout observer du coin de l'œil " mine de peler les oignons "... Dès l'automne 1939, il me charge de rencontrer des femmes de communistes mobilisés pour leur demander d'accepter que leurs apparte- ments servent de planques possibles aux camarades recherchés... Je fais le tour des commerçantes, coif- feuses, mercières, blanchisseuses dont les arrière- boutiques servaient en 1936 de lieux de rencontre aux antifascistes italiens, allemands, aux illégaux des pays de l'Est qui transitaient clandestinement par la France pour se rendre dans les Brigades en Espagne... On préparait des boîtes aux lettres, une infrastructure... — Dès le début, reprend Mounette, il a fallu arrêter l'hémorragie, les arrestations en série. On a dû apprendre le B A BA de la clandestinité ; tout ce qui vous semble si banal aujourd'hui, mais que nous ignorions ; comment déjouer les filatures : regarder dans une vitrine pour voir si quelqu'un vous suit, simuler de réparer sa chaussure pour que le fileur éventuel vous dépasse ou se démasque. Surtout mettre de la distance entre chaque rendez- vous. Ne jamais oublier un rendez-vous de repê- chage. Rendez-vous fixe, rendez-vous en marchant : tu pars à la même heure que celui que tu dois rencontrer d'un endroit donné en sens contraire et tu finis toujours par buter dessus, sans savoir à l'avance le lieu ni l'heure. Apprendre à sauter dans le train ou l'autobus au moment où il démarre ; bousculer ses voisins dans le métro pour sortir au moment où les portes du wagon se referment... Ne jamais se lier à des inconnus, essayer de ne pas avoir d'aventure avec des camarades... Mais on ne pouvait toujours respecter les consignes. Je me sou- viens d'un soir où je rentrais rue Olivier-de-Serres. Je portais un grand sac de plage plein de patates. Parce que, tu sais, même en mission, si on voyait une queue, nous les femmes, on s'y collait. On en profitait pour faire son marché. Je m'aperçois que je suis suivie. Je décide de ne pas m'arrêter devant chez moi et je prends une petite rue pour voir si le type me suit toujours. Il me suit. Je me dis : " Bon, je ne vais pas rentrer, je vais prendre le métro à la porte de Versailles. " Mais j'étais fatiguée. Alors, je me suis retournée et je lui demande ce qu'il me veut. Il était très jeune. " Je peux vous aider à porter votre sac, c'est tout, répond-il, timidement. Ça sem- ble très lourd. " Il voulait juste me draguer. J'avais tellement eu la trouille, que je l'ai engueulé en lui disant d'aller se faire voir chez sa mère. — Ça pouvait être un flic, remarque Angèle. C'est fou ce que les flics nous draguaient. Moi, je me souviens d'un jour où je transportais des documents, un policier m'a arrêtée parce que je n'avais pas de lumière sur ma bicyclette. Et puis il m'a proposé un rendez-vous... J'ai filé. Au début, même les Alle- mands étaient galants. Ils ne se méfiaient pas des filles, surtout lorsqu'elles étaient jolies. » Evidemment, tout ça ne marcherait plus aujour- d'hui. Les femmes sont au contraire suspectées en premier lieu. Le mythe de la femme terroriste belle et élégante est passé dans les mœurs. « Moi, on a voulu me teindre en blonde, me raconte Angèle, m'habiller luxueusement pour que je passe inaperçue. Mais Dallidet n'était pas d'ac- cord. Il disait : " Se déguiser en bourgeois, alors qu'on n'a ni les coutumes ni l'allure, ce n'est pas efficace. On va continuer à vivre dans les H.B.M., dans nos vêtements de tous les jours. On y sera plus en sécurité. " » Mounette et Arthur seront arrêtés mais jamais leur « planque » ne sera découverte. Mounette, qui assure la liaison entre Frachon en France et Duclos à Bruxelles, travaille à mi-temps chez un avocat. Dallidet, réformé, s'est donné comme couverture un commerce de pommes de terre. Ils se voient peu. Mais malgré tout, chaque nuit ensemble, c'est le bonheur, c'est toujours « ça de pris sur l'ennemi », comme on dit. Alors qu'elle a dû convoyer à Bruxelles le fils d'un dirigeant pour que sa famille ne soit pas désunie, Mounette doit se séparer de sa propre petite fille. « Tu sais, me dit-elle, quand j'ai dû lâcher sa petite main tiède, je me suis dit : " C'est pas juste. Pour les femmes, la guerre c'est trop dur. Pour une femme, quitter son môme, c'est se mutiler. " » Et pour un homme ? demande l'auteur qui s'est longtemps raconté que Mordekhai a tenté jour après jour de survivre uniquement pour tenir la promesse, écrite sur une feuille de papier à cigarette et jetée d'un train qui partait vers la Nuit et le Brouillard : « Ma princesse, je reviendrai, nous serons un jour réunis. »

Sur la photo, couleur tabac, on voit une petite fille blonde, un gros nœud blanc dans les cheveux, qui paraît avancer gauchement sur un chemin de campagne, guidée par ce bel homme blond en pan- talon de tweed, dont on dit que ses sœurs aimaient tellement ses fossettes qu'elles le payaient pour qu'il sourie. Elle lève la tête vers celui qui lui semble un géant avec un air de confiance extraordinaire. Derrière la photo, je lis : « Pau. Mai 40. » Que faisais-je avec mon père à Pau au moment où le front français était percé et où les panzerdivizion allemandes se lançaient sur la France ? L'exode nous avait-il menés à Pau ? Est-ce pour moi que Mor- dekhai avait refusé d'entrer une fois encore dans la clandestinité ? Je ne sais pas alors que c'est la drôle de guerre, que la bataille de France qui n'a duré que soixante jours se termine en tragédie : 1 850 000 soldats prisonniers, 80 000 tués. Paul Rey- naud appelle au secours Pétain, le « héros de Ver- dun », qui est ambassadeur auprès de Franco. Je ne vois pas Hitler défiler sur les Champs-Elysées, le 15 juin. Mais Paris était vide. Et je n'entendrai pas Pétain déclarer : « Je hais les mensonges qui nous ont fait tant de mal. La terre, elle, ne ment pas » ; et j'entendrai encore moins Charles de Gaulle s'écrier à la B.B.C. : « La France a perdu une bataille, elle n'a pas perdu la guerre. » Je regarde mon père, je suis heureuse. Dès l'occupation de la Belgique en mai 1940, la direction du parti, exilée à Bruxelles, est rentrée à Paris. La nuit où les Allemands font leur entrée dans la capitale belge, Angèle, qui a appris à faire du vélo en trois heures, a sauté sur un tandem avec un jeune communiste belge ; il l'a abandonnée à la frontière qu'elle traverse de nuit, guidée par des femmes de mineurs. Une jeune fille voulant rejoin- dre Boulogne-sur-Mer continue à pédaler avec elle. Mais elle a tellement peur, qu'Angèle doit pratique- ment la tirer. On a tout dit de l'exode et sur un mode comique : la confusion, la panique sous la pluie et les bombardements des stukas allemands, les routes encombrées de femmes, d'hommes et d'en- fants fuyant vers le sud, à pied, en voiture, à bicy- clette, traînant des carrioles surchargées, au milieu des vaches, des cochons, des animaux domestiques et des troupes françaises en déroute avec leurs vieux fusils, leur cavalerie à cheval, leurs cuisines rou- lantes datant de la guerre de 1870. La lâcheté, les ambulances utilisées par les officiers pour fuir, les blessés abandonnés le long des fossés, les enfants réclamant de l'eau, du pain... Mais l'exode, je l'ai compris en 1967, au bord du Jourdain : les réfugiés palestiniens fuyaient la guerre, l'occupation, pous- sant leurs moutons devant eux, leurs matelas et leurs bébés sur le dos ; les femmes qui dans la panique avaient perdu leurs enfants et suppliaient les soldats israéliens de les laisser repasser le tablier du pont Allenby à moitié détruit... Et puis j'ai vu récem- ment les enfants libanais fuyant la guerre au sud... Et j'ai vu à la télévision Pnom Penh vide, et j'ai songé à ce que cela signifiait d'être poussé sur les routes dans une direction inconnue, séparé de ceux qu'on aime, moi qui depuis cet exode de 1940 ai toujours peur qu'on me lâche la main...

Angèle finit par arriver à pied dans Paris, une ville déserte sillonnée uniquement par les Citroën noires de la Gestapo, une ville aux rues barrées d'écriteaux en allemand, aux édifices recouverts d'im- menses oriflammes rouges à croix gammée noire et protégés par des sacs de sable. Moi, quand je cauche- marde cette époque, je ne vois que des S.S. en uni- forme noir ou des gestapistes en civil, portant des imperméables de cuir noir et des chapeaux sombres rabattus sur le front. Mais il y a aussi ces curieux huissiers vêtus de vert, un collier de fer autour du cou et le casque plus long derrière que devant : ce sont, je le sais aujourd'hui, les feldgendarmes, chargés plus particulièrement du transport des déte- nus... En fait, la majorité des soldats allemands por- tent des treillis ou des uniformes vert-de-gris, avec une petite martingale dans le dos et un calot, genre pompiste, sur leur crâne rasé ou couvert de cheveux courts et blonds. Des femmes les trouvent beaux, sans doute à cause de leurs fameuses et hautes bottes de cuir qui rendent si ridicules les godillots et les molletières des soldats français. Pour le moment, ils prennent possession de la ville : on les voit dévorer des camemberts, des mottes de beurre à pleines dents, comme s'il s'agissait de pain, manger des pêches avec les noyaux, prendre le soleil à la terrasse des cafés, ou sur des chaises- longues au milieu des places, se faire photographier devant la tour Eiffel pour envoyer un souvenir à la Mutter. Dès qu'ils s'installent dans une ville, un village, ils offrent des concerts aux populations qui apprécient peut-être au début ces manifestations. Angèle est de nouveau recluse, occupée à décryp- ter les messages de l'I.C., dans des appartements, sans cesse abandonnés pour que les stations d'écoute allemandes ou leurs voitures-gonio ne repèrent pas les pianotages des postes émetteurs : place des Vos- ges, à Levallois, à Antony... « C'était très fatigant, dit-elle. Les messages n'étaient pas clairs. Et les Allemands qui rôdaient nous obligeaient tout le temps à déménager. » Je demande : « Alors c'est toi qui as reçu le message du Komintern ordonnant au parti de deman- der à la Propagandstaffel l'autorisation de faire reparaître légalement L'Humanité ? » Angèle est formelle : « Il n'y a pas eu de message. » J'insiste : « C'est Duclos qui en a reçu l'ordre directement de Staline via l'ambassade soviétique à Paris ? » Silence. Visages fermés. « C'est pas le sujet de ton livre », dit Mounette. Ce n'est pas le sujet de mon livre, mais ça m'intéresse 1 Qui possédait les dernières notes

1. Maurice Tréand se présenta le 19 juin 1940 à la Propagandstaffel, en compagnie de Denise Ginollin et d'une interprète, Schrodt. La Kommandantur déclara le 20 que rien ne s'opposait à la parution légale de L'Humanité si le journal se conformait aux instructions de la censure. Mais Tréand et Denise Ginollin, prévue comme gérante du journal, furent arrêtés le 21 par des policiers français, porteurs des morasses du journal. Ils furent libérés le 25 sur ordre du chef de l'administration militaire allemande. On fit porter à Tréand le chapeau de cette affaire, alors qu'il n'avait fait qu'exé- cuter les ordres de Duclos, ainsi qu'à Denise Ginollin, arrêtée par les Allemands en Bretagne en 1943 et qui est morte ensuite triste- ment exilée dans les Landes. Duclos ne reconnaîtra jamais avoir été, sur les ordres de Staline, à l'origine de toute l'affaire. (Selon Charles Tillon, in On chantait rouge, éd. Laffont.) de Jean Catelas, guillotiné le 24 septembre 1941, mais qui avait pu, après son arrestation, relater dans quelles conditions Duclos l'avait obligé à faire des démarches auprès des nazis pour tenter de léga- liser le parti ? Avant de mourir il exigeait que la direction du parti fasse son autocritique pour avoir appliqué contre son intérêt les directives de l'I.C. Ces notes remises à Thorez ont disparu 1 Mounette me dit qu'elle a un souvenir précis. « Je rencontre le " gros Tréand ", qui a malheureu- sement payé les erreurs des autres. Il me dit : " Il faut profiter de la situation confuse due à l'entrée des Allemands pour que le parti sorte de l'illégalité, se réorganise. " Moi, j'ai pensé : " Tréand travaille pour les flics. " Je me suis mise en colère : " Mais qu'est-ce que vous croyez, Duclos, Clément, ceux de Bruxelles ? Que le parti n'existe plus ? Nous sommes organisés, nous avons sorti des tracts... Ce que vous voulez faire sera catastrophique pour le parti. " » Elle ne se trompe pas. Pendant quelques jours les militants retournent chez eux, les conseillers municipaux essaient de récupérer les mairies : c'est la répression, les arrestations en masse. Fin 1940, le parti aura plus de 20 000 emprisonnés ou internés. « Je ne crois pas que ce fut une directive de Dimitrov qui était antifasciste, dit Mounette. C'est Staline. Mais on a rectifié. Le parti a rédigé le 10 juillet ce qu'on a appelé l' " appel Duclos-Tho- rez » Ce texte en fait ne sera connu qu'en août 1940 et certains affirment qu'il a été antidaté. « Jamais le peuple français ne sera un peuple d'es- claves » : appel à la résistance antivichyssoise sans doute, mais appel à la résistance antiallemande ? L'appel de De Gaulle du 18 juin n'était pas, lui, il est vrai, antivichyssois, mais antiallemand ; les deux appels se complètent.

1. Selon Charles Tillon, in On chantait rouge, op. cit. Mounette s'enflamme car elle était du nombre de ceux qui ont refusé les consignes du Komintern : « Début mai, alors que les Allemands avancent comme dans du beurre, que les villes de plus de vingt mille habitants sont déclarées villes ouvertes, j'ai rencontré Tonton " [Frachon] dans une planque des boulevards extérieurs. Politzer, mobilisé aux Invalides, avait été contacté par de Monzie, un mem- bre du gouvernement Reynaud. Il souhaitait ren- contrer Marcel Cachin et savoir ce que proposaient les communistes en cas d'occupation. Et Frachon était heureux : il venait de faire parvenir à Politzer une proposition pour la défense de Paris et pour que la guerre se transforme " en une guerre natio- nale pour l'indépendance et la liberté » Moi, j'ai toujours imaginé la Résistance comme une geste grouillante de F.T.P., grenades à la main, en train de faire sauter des camions pleins d'Alle- mands. Mais il y avait l'obscur travail dit de « masse », moins excitant que l'exécution d'un soldat allemand, même si la mort attendait toujours le partisan. Angèle, elle, aurait aimé être de ceux qui dès septembre 1940, autour de Charles Tillon et de Marcel Paul, stockent des armes, forment cette Organisation spéciale, ces groupes chargés de proté- ger les distributeurs de tracts, qui deviendront les F.T.P. et qui, dès l'entrée des troupes allemandes, détruisent aux portes de Paris les pancartes qui permettent aux convois allemands venant du nord de s'orienter. « Une arme, cela coûte trop cher pour la confier à une femme », lui répondra-t-on. Pourtant, ces armes, ce sont bien les femmes qui les transporte- ront. Et pour moins que cela, elles seront torturées, condamnées à mort, décapitées... Qui imaginerait par exemple, en cet automne 1940, que cette jeune femme qui traverse Paris en métro, un bébé dans les bras, cache au milieu de son sac de couches un engin explosif dont son mari, le futur colonel Rol- Tanguy, va enseigner le maniement à de jeunes camarades dans un terrain vague de banlieue ? Angèle, elle, ne sera pas F.T.P. Elle reçoit l'ordre de suivre en Dordogne Maurice Tréand, « mis au vert », payant ainsi à la place d'un autre le « faux pas » de la demande de reparution de L'Humanité. Elle doit veiller à sa sécurité, à son confort. Elle vend de la bonneterie sur les marchés, se morfond. Il lui reste de la guerre Mauricette, la fille qu'elle a eue de Tréand qui, dit-elle, l'a beaucoup aimée, et le souvenir d'un homme brisé qui mourra en 1949, sans dire un mot, fidèle jusqu'au bout à l' « esprit de parti » qu'on lui avait enseigné à l'école du Komintern à Moscou. On décidera alors de lui orga- niser un bel enterrement. Mais il ne sera pas réha- bilité. Et Angèle devra attendre qu'il soit mis en terre pour pouvoir enfin refaire sa vie avec l'homme qu'elle aimait et dont elle aura trois enfants.

La bataille aérienne fait rage sur l'Angleterre. Hitler signe un pacte avec l'Italie et avec le Japon. « C'est dans l'honneur que j'entre dans la voie de la collaboration », déclare Pétain en octobre 1940. Il est interdit aux Juifs, aux étrangers et aux gens de couleur de revenir en zone occupée. Mais Sho- shanah veut revoir Paris qui vivra un de ses hivers les plus rudes. Et j'apercevrai la Seine gelée, je déraperai moi aussi dans les rues, j'aurai des enge- lures, des poux ramenés par les troupes d'occupation, mais je n'attraperai pas la tuberculose, bien que la mortalité infantile n'ait cessé de croître 1 A quel âge commence la mémoire ? Je ne garde aucun souvenir de ce premier hiver de l'Occupation. Cette petite photo déchirée, où je me vois marcher dans les rues

1. En 1944, on constatera chez les enfants de 14 ans un déficit de 9 kilos et de 7 centimètres pour les garçons, et de 7 kilos et de 11 centimètres chez les filles. de Paris aux côtés de Shoshanah, doit dater de 1942, puisque ma mère porte une étoile jaune à la place du cœur. On a recensé les Juifs à l'automne 1940, en publiant dans la presse des schémas com- plexes à la façon des petits pois de Mendel pour permettre aux intéressés de savoir s'ils sont ou non aryens. Pour moi, j'imagine qu'il n'y eut pas besoin de calculs savants : aucun moyen d'échapper à la malédiction. Est-ce à ce moment-là qu'ils décidèrent de me donner un prénom chrétien ? Tiens, je me souviens pourtant d'une chanson. Une femme fredonne : « J'attendrai le jour et la nuit, j'attendrai toujours ton retour... » Et Charles Trenet chante, lui : « Tout va très bien, madame la marquise. » Les cartes de rationnement ont fait leur apparition ; des fortunes vont s'édifier sur le marché noir, sur le trafic avec l'armée d'occupation : on vendra du Champagne, du cognac par lots de cinquante mille bouteilles ; on ouvrira de nombreux cabarets et les restaurants de luxe comme Maxim' s, interdits aux Français, ceux des grands hôtels, comme le Plazza Athénée, transformés en « mess », seront pleins d'officiers allemands entourés de jolies Fran- çaises qui bénéficient de cartes de textiles « haute couture ». Brutalement, la vie change : le couvre-feu à minuit oblige les hôtes à renvoyer leurs invités vers 22 h 30 sous peine de les voir rater le dernier métro et se retrouver au poste de police ; le métro, lui-même, ne s'arrête plus à toutes les stations ; plus d'essence, alors on roule à bicyclette, objet qui devient très recherché ; les rares autobus circulent avec des gazo- gènes, les vélos-taxis apparaissent ; de nombreux cinémas sont transformés en soldatenkino, on ne projette pratiquement plus que des films allemands et les occupants ne veulent pas qu'on applaudisse pendant les actualités... On vit à l'heure allemande et pour marquer leur indignation, certains continuent à retarder leur montre de deux heures. Est-ce parce « Il était des femmes dans la Résis- tance », livre miroir où se réfléchis- sent les portraits de résistantes vi- vantes et mortes ; celui de l'auteur, une femme de 1978, celui de la petite fille qu'elle fut dans une famille pres- que entièrement exterminée par les nazis. Livre-document, car résultat d'une longue enquête où aucun des personnages ni des aventures ne sont imaginaires mais qui se lit comme un roman. Livre d'actualité car écrit par une journaliste mêlant par un télesco- page de la mémoire, le passé aux événements politiques qui l'an- goissent dans le présent. Livre féministe au sens où il est une dé- claration d'amour aux résistantes qui auraient pu être les mères ou les grand-mères de l'auteur, ces femmes qui furent les égales des hommes dans le courage, la douleur et le martyre ; mais qui, à la fin de la guerre, n'eurent droit ni aux honneurs, ni à la gloire, ni au respect, ni à la liberté...

Ania Francos : journaliste, grand reporter, a couvert pendant une dizaine d'années le Moyen-Orient. Livres déjà parus : « La fête cubaine», « La Blanche et la Rouge», « L'Afrique des Afrikaaners», «Les Palestiniens ». Chez Stock, «Un Algérien nom- mé Boumedienne», en collaboration avec Jean-Pierre Séréni, et un roman en préparation. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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