Chapitre 2.

------L'intelligence économique: pour une posture offensive.

Section 1. Christian Harbulot, Philippe Baumard et la création de l'"intelligence économique". Section 2. L'"intelligence économique": vision du réel et propositions d'actions.

105 L'indépendance nationale et l'autonomie stratégique ont été les principaux leviers justifiant l'intervention exclusive de l'Etat dans le domaine de l'information. Le spectre d'une désorganisation de la société et d'une remise en cause de la hiérarchie des pouvoirs, en cas de dépendance vis-à-vis des sources d'information américaines et des infrastructures permettant leur diffusion, conduisent l'Etat à engager des actions ressemblant plus à des contre-mesures défensives qu'à un programme dynamique d'adaptation. S'appuyant sur ces mêmes leviers, un petit groupe d'acteurs ambitionne d'inverser cet état d'esprit. Perçue avant tout comme une "arme de domination" aux mains de puissances étrangères, l'information doit désormais être appréhendée comme un moyen de renforcer la cohésion nationale, condition préalable à l'influence d'un Etat sur la scène internationale. Avec un vocable nouveau, plus agressif dans sa forme, ces acteurs souhaitent provoquer une double évolution, celle des modes de pensée et celle des modes d'action.

Cette nouvelle représentation est le résultat du croisement des réflexions de deux acteurs, Christian Harbulot et Philippe Baumard. Pour Christian Harbulot, la scène internationale est le théâtre d'une "guerre économique" dont les principaux acteurs sont les Etats et les entreprises. A partir d'une analyse comparative des cultures nationales, il s'attache à démontrer la supériorité que certaines nations ont acquise grâce à une culture du renseignement et à une bonne gestion des échanges d'informations entre acteurs publics et acteurs privés. Pour Philippe Baumard, les nouvelles formes de concurrence appellent un renouvellement de l'approche des activités de "surveillance" et de "veille" dans les entreprises, c'est-à-dire le passage d'une observation passive à l'"intelligence". C'est de la fusion des travaux de ces deux auteurs que naît l'"intelligence économique". Jean-Louis Levet, chef du service du développement industriel au Commissariat général du Plan, leur permettra de finaliser leur représentation et de tenter de convaincre un premier groupe de représentants des secteurs public et privé de la pertinence de leurs réflexions, et de l'intérêt de formuler des propositions d'action à l'attention du gouvernement.

106 S ection 1. Christian Harbulot, Philippe Baumard et la création de l'" intelligence économi que ".

L'objectif de Christian Harbulot est de convaincre les responsables politiques qu'une exploitation offensive de l'information est un facteur clé de succès pour un pays. "La culture du combat", "l'affrontement économique", "le renseignement économique", "la guerre économique", "les actes subversifs" sont les principaux leviers de sa vision. Sa rencontre avec un acteur issu de l'Université provoque un changement de ton et de vocabulaire. Le "renseignement économique" et l'"affrontement économique" cèdent la place à l'"intelligence économique".

I. "Affrontement économique" et "renseignement économique".

En 1990, les responsables du CPE et de l'Aditech financent une seconde étude intégralement rédigée par Christian Harbulot. Ce qui faisait l'objet d'un seul chapitre dans l'ouvrage corédigé avec Laurent Nodinot, et d'une partie unique dans l'étude du CPE, se trouve désormais développé en détails dans Techniques offensives et guerre économique389. Une analyse lexicale du texte390 montre l'utilisation quasi-exclusive du vocabulaire de la stratégie et du combat391 comme support de l'analyse des relations économiques inter étatiques et inter entreprises. Christian Harbulot présente ce travail comme un essai sur la nature des "affrontements économiques" qui opposent les différents modèles d'économie de marché. Son objectif est d'offrir une approche méthodologique pluridisciplinaire mettant en parallèle les facteurs strictement économiques avec les facteurs historiques, géopolitiques, et culturels inhérents à la "guerre économique"392. Une telle approche tend à combler le vide laissé en France, par l'existence d'un véritable tabou sur "les questions offensives dans la compétition commerciale"393. Les débats américains sur une réorientation des missions des services de renseignement servent de véritable tremplin à ses thèses.

389 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, Paris, Etudes Aditech-CPE n° 131, 1990, 156 pages. 390 Voir Tome 2, annexe n°1, Travaux de Christian HARBULOT, p.34. 107 A. 1990 et le travail de Christian Harbulot "prend tout son sens".

Selon Christian Harbulot, l'avènement du capitalisme a fait passer à l'arrière plan le débat sur les rapports de force entre économies nationales. Ainsi, les écoles de commerce considèrent-elles encore le management américain comme la "bible de l'économie de marché" et abordent-elles rarement les aspects conflictuels de l'économie de marché sous l'angle de la réflexion stratégique. A l'image de ses précédentes réflexions sur les modèles culturels du renseignement, Christian Harbulot se propose de montrer pourquoi "certains peuples se mobilisent et d'autres pas"394 à travers une analyse comparative des cultures nationales. L'état des lieux proposé donne, selon lui, "à

391 acquis offensif, acte subversif, action combinée, adversaire, affaiblissement, affrontement économique, agression, aire d'influence, alliance, alternatives stratégiques, antagonisme, arme offensive, arsenal dissuasif, attaque, attitude offensive, axe d'alliance, barrières, base d'appui, bataille commerciale, campagne de désinformation, flux d'information, capacité d'acquisition, capital informatif, capitalisation de l'information, champ de batailles, champs de menace, climat de tension, coalition d'intérêts, combat, compétition économique, conflits commerciaux, conquête, contre-information, créativité combative, culture subversive, cycle infernal, danger, défaite stratégique, défense économique, défi, démarche subversive, dépendance, déploiement offensif, désinformation, déstabilisation, destruction, diplomatie, dispositif d'attaque, dispositif de combat, dispositif offensif, dissusasion, économies nationales offensives, emploi dissuasif, ennemi, espionage, esprit offensif, expansionisme, fléau, force de frappe, force économique, guerre économique offensive, guerre subversive, impact stratégique, impérialisme, incertitudes, indépendance économique, influence, information stratégique, ingénierie de l'information, instruments d'action, intentions offensives, intrusion économique, invasion économique, jeux d'influence, leader, levier stratégique, lien patriotique, lutte d'influence, lutter, machine de guerre, machine de guerre économique, manipulation, manœuvre souterraines, matrice, menace, méthodes d'action, milieu hostile, modèle offensif, montée en puissance, moyens d'actions, neutralisation, non-agression, offensive commerciale, opération de renseignement, paix commerciale, parade défensive et offensive, parade stratégique, partenariat de combat, percée stratégique, perspective stratégique, piratage, plan défensif, plan tactique, position défensive, praxis offensive, pression, procédés expansionistes, processus offensif, prospection stratégique, puissance commerciale, puissance diplomatique, puissance économique, puissance militaire, rapports de force, règle de combat, réglement des conflits économiques, relations stratégiques, renseignement économique, renseignement, réseau d'information, ressource vitale, retournements d'alliance, riposte, risque, rivalité, rouage offensif, rupture d'équilibre, sanctions, savoir faire offensif, secret, secteur d'influence stratégique, secteur stratégique, solutions stratégiques, source d'affrontement, sous-information, stratégie commerciale, stratégie concertée, stratégie d'anticipation, stratégie économique, stratégie nationale, suprématie, sur-information, tactique de pénétration, tactique d'implantation, techniques de manipulation, techniques subversives, tension, tentatives souterraines, terrain, unité stratégique, vaincre, verrouillage défensif, verrous stratégiques, victime, victoire décisive, zone grise, zones stratégiques. in HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, Paris, op.cit. Voir Tome 2, annexe n°1, Travaux de Christian Harbulot, p.40. 392 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op.cit., p.2. 393 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.135. 394 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.40. 108 l'information et à la culture du renseignement dans son ensemble une importance stratégique incontournable. […] Le capital informatif est à la fois un facteur de production mais aussi une arme offensive et dissuasive"395.

La montée en puissance du Japon et de la RFA aux dépens des Etats-Unis met l'accent sur la relance des dynamiques nationales remettant en cause les principes pacifiques des premiers théoriciens du libéralisme396. Défenseurs d'une vision pacifiée du fonctionnement du marché mondial, les économistes libéraux ne peuvent comprendre les mécanismes de cette montée en puissance.

395 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.11. 396 En 1675 dans le Parfait Négociant de J. Savary apparaît la thèse du "doux commerce". En 1748, Dans l'Esprit des lois, Montesquieu asseoit cette doctrine "partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce et partout où il y a du commerce il y a des mœurs douces […] l'effet naturel du commerce est de porter à la paix". En 1768, dans Tableau économique, Quesnay, fondateur de l'école des Physiocrates, écrit dans "La république commerciale universelle" que la liberté du commerce doit être entière car le commerce est facteur de paix. D'Adam Smith à David Ricardo, la tradition économique conclut à l'harmonie des intérêts économiques internationaux dans le cadre de l'économie de marché. Ainsi, en 1776, dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations, Adam Smith souligne-t-il que le commerce international favorise la paix du monde en provoquant l'établissement de relations diplomatiques. Voir SCHMIDT Christian, Penser la guerre, penser l'économie, Paris, Editions Odile Jacob, 1991, 348 pages. 109 De plus les définitions de "l'affrontement économique" qui se réfèrent à la "guerre des prix" pour les libéraux397 et à la "guerre impérialiste" pour les marxistes398 ont perdu toute vertu explicative en 1990399. Toutefois, Christian Harbulot souligne que, dès 1967, les Soviétiques ont considéré la problématique militaire comme une vision trop réductrice de la dialectique des conflits: "En présentant la résolution d'un conflit comme le résultat de l'étude approfondie des problèmes politiques, économiques et culturels, ils ont fait de cette condition l'étape préliminaire à l'élaboration de toute stratégie. Cette démarche intellectuelle a ouvert la voie à une nouvelle lecture des affrontements stratégiques par rapport à la doctrine militaire"400.

Selon cette interprétation, la mondialisation a modifié la "guerre économique". L'"ingénierie de l'information", le "renseignement économique" et les "techniques subversives" constituent désormais le support permanent des pratiques commerciales des "économies nationales offensives"401 sur le marché mondial. Les techniques subversives inventées par les Vietnamiens ont révolutionné les pratiques militaires traditionnelles. La guérilla a su démontrer que le rapport du faible au fort n'était pas toujours synonyme de défaite. Dans la guerre idéologique, les techniques subversives, qui sont le fait de révolutionnaires, visent à déstabiliser l'ordre établi, c'est-à-dire l'Etat et les entreprises. Dans la guerre économique, les techniques subversives sont le fait des Etats et des entreprises qui les commanditent. En tant que levier d'action commerciale, elles déstabilisent une économie nationale ou une entreprise concurrente pour gagner des parts de marché402: "Les coups portés en guerre économique sont souvent invisibles et décisifs"403. Les "transferts subversifs dans la guérilla d'entreprises" ont pris des formes très différentes selon les contextes nationaux: "les économies offensives sont régies par

397 Une situation de concurrence imparfaite peut déboucher sur une situation de luttes entre groupes organisés. Ainsi, dans un marché oligopolistique, les baisses de prix peuvent engendrer une guerre des prix. 398 Pour les marxistes, l'affrontement militaire entre grandes nations est inévitable. Les Etats impérialistes et capitalistes luttent pour la conquête de nouveaux débouchés nécessaires à leur survie et afin d'écouler la production. Voir FONTANEL Jacques, L'action économique de l'Etat, Paris, L'Harmattan, 2001, 166 pages, p.143. 399 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.45. 400 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.135. 401 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.119. 402 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.12. 403 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.16. 110 un système de valeurs nationales qui a servi de cordon ombilical aux démarches subversives de leurs entreprises"404.

Le Royaume-Uni, les Etats-Unis, l'Allemagne, la France et le Japon, ont chacun développé un "modèle culturel" particulier d'économie de marché. Alors que le modèle américain est en crise, le Japon doit sa réussite à sa manière stratégique de gérer l'information et à sa maîtrise des flux d'informations405, au point de modifier à son profit les règles du jeu de la guerre économique. Qualifiées d' "économies nationales offensives", de "puissances économiques offensives" ou encore de "machines de guerre économique", Christian Harbulot considère que l'Allemagne et le Japon mettent en œuvre les politiques économiques les plus offensives et les plus efficaces sur l'échiquier mondial car reposant sur des stratégies concertées entre les entreprises privées ou publiques, les administrations et les réseaux bancaires406. Les "dynamiques d'action" de ces deux pays mais, également celles des Etats-Unis, trouvent leur origine dans "leur passé historique et leurs racines ethno-culturelles"407. Ils ont fait de l'information et du renseignement des leviers d'action économique: "en démocratisant la notion de renseignement économique, les pays expansionnistes ont optimisé sa rentabilité en réduisant l'écart entre l'information et le renseignement, entre les pratiques ouvertes et les pratiques fermées, entre ce qui est accessible à tout le monde et ce qui est secret.408 […] la liaison dialectique qu'elles ont réalisée entre l'information et le renseignement leur a donné les moyens de passer du stade de l'information-connaissance à l'information-action". Christian Harbulot réfute ainsi ce qu'il appelle la "dissociation moralisatrice entre pratiques illégales et moyens réguliers", particulièrement à l'œuvre en France409. Les Japonais n'ont pas hésité à se servir des expériences étrangères du renseignement. La culture anglaise du renseignement leur a appris la mobilisation des élites. La culture soviétique du renseignement a théorisé les techniques de la manipulation de l'information (désinformation, contre information, caisse de résonance).

404 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.139. 405 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.87. 406 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.20. 407 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.139. 408 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.148. 409 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.148. 111 Accusant le pouvoir politique français de ne pas prendre la juste mesure de la "guerre économique" à l'œuvre et de passer sous silence les "risques d'expansionnisme économique en temps de paix"410, Christian Harbulot met en avant le risque pour le pays "de perdre à terme la maîtrise de son indépendance économique"411. Par son manque "d'esprit offensif", la France n'est pas en position de lutter contre la "levée en masse des économies asiatiques" basée sur des "règles non-dites de guerre économique". Le manque de compétitivité commerciale des entreprises françaises serait dû en partie à leur complète méconnaissance des "potentialités offensives de l'ingénierie de l'information". Les entreprises feraient du "pilotage à vue" en utilisant des instruments simples comme l'observation de tendance du marché ou des études marketing. Quelques grandes entreprises, telle Michelin, ont su mettre en œuvre une gamme de pratiques offensives. Cependant pour cause de dispersion de ces expériences, aucun "bilan culturel" n'a pu en être tiré. Il ajoute "Les entreprises françaises ont accumulé un savoir-faire réel en matière de documentation technique mais elles ont le plus grand mal à capitaliser cet acquis dans le sens de la veille active". Seul le concept de "défense économique" est reconnu à travers l'ordonnance de 1959. Or, cette dernière s'avère inadaptée car elle s'applique à une situation de crise au sens militaire du terme. L'échec des opérations de diplomatie économique menées par la France n'est que la résultante de cette grave défaillance. Contrairement à la France, les économies nationales offensives se sont dotées d'organismes spécialisés distincts des structures de réflexions de leur système de défense nationale, comme le MITI au Japon. Pour rattraper son retard, la France doit mettre en œuvre une nouvelle forme de concertation entre l'Etat, le patronat et les syndicats, qui passe par une meilleure "circulation de l'information stratégique au niveau national". Les résultats de la campagne de sensibilisation des entreprises en faveur de la "veille" s'étant révélés décevants, Christian Harbulot propose de lancer une dynamique de formation dans le domaine du "renseignement économique", discipline de la "guerre économique" rassemblant les activités ouvertes et fermées, les activités légales et illégales, encore trop souvent considérées l'affaire de spécialistes. Cette dynamique industrielle nationale est d'autant plus pressante qu'avec le marché unique la concurrence sera de plus en plus vive: "La construction du grand marché de 1993 est

410 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.73. 411 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.156. 112 l'unique voie de salut présentée à l'opinion publique pour résoudre les problèmes endémiques de la société française[…]. La CEE n'est pour l'instant qu'une ligne Maginot de plus dans la guerre économique mondiale. En misant tout sur la dynamique communautaire, la France est à la merci d'un blocage toujours possible de la construction européenne"412.

Dans la préface de cette seconde étude du CPE, Jean Pierre Quigniaux, secrétaire général de l'Aditech, souligne que l'analyse faite par Christian Harbulot devrait permettre d'offrir de nouveaux outils conceptuels nécessaires à la compréhension du monde de l'après 1989 : "Lorsque fin 1988 fut décidé le lancement de cette étude, il n'y avait à l'Est toujours rien de nouveau à l'exception d'un mot encore balbutiant: Perestroïka. Toutes les analyses internationales vivaient à l'abri conceptuel, somme toute confortable d'un Mur dont l'ombre masquait les conflits les plus dérangeants. […] La guerre économique, si déséquilibrés pouvaient être certains échanges mondiaux, apparaissait comme un abus de langage", or "Depuis l'automne 1989, l'Histoire s'est démultipliée, laissant les observateurs, jumelles pendantes. […] Dès lors la géopolitique de notre monde est à repenser et tous les conflits potentiels à analyser de nouveau. Parmi eux, au premier rang, les affrontements économiques parce qu'aujourd'hui la paix apparaît aussi comme la poursuite de la guerre par d'autres moyens. C'est donc dans ce nouvel état du monde que prend son sens le travail de Christian Harbulot à qui nous avons demandé d'analyser- avant qu'il n'y ait quelque chose de nouveau à l'Est- les techniques offensives et mêmes subversives de la guerre économique. Son travail nous alerte sur les impasses conceptuelles […]. Il nous démontre que les recherches doivent être reprises dans ce domaine, pour pondérer les effets de l'actualité et permettre de mieux anticiper notre futur".

Cette radicalisation du langage, choquante dans les années 1980, l'est beaucoup moins en 1990. Outre-Atlantique, la résurgence et la multiplication d'analyses nationalistes des relations économiques internationales semblent soudain donner raison à ce qui aurait pu rester le fait d'un petit groupe d'acteurs à l'auditoire limité. Avec la Chute de l'Union soviétique, le sentiment, déjà présent à la fin des années 1980, d'une

412 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op. cit., p.114. 113 dépendance entre le niveau de vie d'un pays et la défense de ses structures économiques et industrielles nationales, s'affirme nettement. Les termes du débat sur une intervention ou non de l'Etat fédéral américain sont particulièrement virulents.

En effet, l'impression d'une accentuation des pressions concurrentielles provoque le retour à une conception mercantiliste de l'échange où les gains de l'un trouvent leur origine dans la perte de l'autre. L'industrie aurait un caractère entraînant et un excédent de la balance commerciale serait un indicateur favorable de la bonne santé économique d'un pays. Cet excédent doit devenir l'un des objectifs d'une politique économique et plus précisément d'une politique industrielle413. La "théorie de la politique commerciale stratégique"414 élaborée par Paul Krugman, professeur d'économie et de commerce international au Massachussets Institute of Technology, offre aux responsables politiques les éléments de justification d'une politique industrielle nouvelle version. Paul Krugman refuse l'analyse classique qui prône le libre échange du fait de l'impossibilité pour les firmes d'influencer les prix. Il soutient que la concurrence est imparfaite car dans de nombreux secteurs, les échanges sont dominés par un nombre restreint de grandes firmes qui agissent sur les prix du marché et prélèvent des "rentes". Un gouvernement qui mettrait en œuvre une politique commerciale interventionniste pourrait alors obtenir pour son économie une plus grande part de ces "rentes". Cette intervention peut prendre différentes formes telles que la protection d'un secteur spécifique par des barrières tarifaires, la mise à disposition d'infrastructures efficaces ou encore des investissements en R&D. Une protection des firmes nationales contre le marché mondial permet également de promouvoir les exportations.

Avant 1989, les multiples rapports sur le manque de productivité de l'industrie américaine par rapport aux industries étrangères avaient alerté pouvoirs publics et opinion publique sur un possible déclin américain sur la scène économique mondiale.

413 SIROEN Jean Marc, "Protectionisme et libre échange", Problèmes économiques, n°2.319-2.320, 31 mars-7 avril 1993, pp.66-70. 414 KRUGMAN Paul, HELPMAN Elhanan, Market structure and foreign trade : increasing returns, imperfect competition, and the international economy, Cambridge, Massachusets, 1985, 271 pages. KRUGMAN Paul, OBSTFELD Maurice, Economie internationale, De Boeck Universités, Bruxelles, 1992, 891 pages. 114 L'ouvrage de Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances415, amplifie la polémique. Le Japon devient la cible de toutes les critiques. Sa réussite économique serait le résultat d'un non respect des règles du jeu économique, donc d'un enrichissement au détriment des autres nations. De nombreux parlementaires prennent pour preuve des pratiques déloyales japonaises, le déséquilibre bilatéral des échanges. Le discours politique s'enflamme. A la "menace militaire" de l'Union Soviétique, succède la "menace économique" du Japon. Sa politique protectionniste et ses pratiques déloyales désavantageraient les entreprises américaines, et par voie de conséquence agiraient négativement sur l'emploi et le niveau de vie de la population des Etats-Unis. La définition de la "compétitivité" proposée par l'Office of Technology Assessment "le degré par lequel une nation peut, dans des conditions de marché équitables et libres, produire des biens et des services qui résistent au test des marchés internationaux et cela tout en maintenant ou accroissant le revenu réel de ces citoyens"416 rend donc cette situation intolérable, le niveau de vie des citoyens étant directement et officiellement lié au maintien de la compétitivité des entreprises du pays.

Comme le souligne Peter G. Peterson, alors Secretary of Commerce, c'est avec suspicion que les Etats-Unis observent la réussite économique du Japon: "le Japon suscite une réelle admiration pour sa capacité de travail et ses réussites commerciales et en matière de management. Mais d'un autre côté, la peur du Japon grandit ainsi que le sentiment que leurs produits arrivent sur nos marchés par l'intermédiaire de pratiques déloyales"417. Les interprétations sont nombreuses et changeantes suivant l'époque et l'origine de leurs auteurs. Akira Tomioka classe les thèses construites sur ce

415 KENNEDY Paul, Naissance et déclin des grandes puissances. Transformations économiques et conflits militaires entre 1500-2000, Paris, Payot, 1989, 730 pages. 416 Traduit par nos soins "the degree to which a nation can, under free and fair market conditions, produce goods and services that meet the test of international markets while simultaneously maintaining or expanding the real incomes of its citizens", Office of Technology Assessment (OTA), Competing Economies: America, Europe, and the Pacific Rim, Washington DC, U.S. Government Printing Office, OTA-ITE-498, 1991; D'ANDREA TYSON Laura reprend la définition "our ability to produce goods and services that meet the test for international competition while our citizens enjoy a standard of living that is both rising and sustainable" dans son livre, Who's bashing whom?, trade conflict in high technology industries, Washington, Institute for International Economics, 1992, 324 pages. 417 Traduit par nos soins "there is a strong streak of genuine admiration for Japan's hard work, managerial and product achievements […].Yet, on the other hand, there is a growing fear of Japan and a suspicion that these better products have arrived in our markets on the backs of a closed market and an unfair business system in Japan", PETERSON Peter G., The 1990s: decade of reckoning or a decade of a new partnership, the Commision on US-Japan Relations for the twenty first century, 7 mars 1991, pp.6-7. 115 sujet en deux catégories. Au début des années 1980, les thèses "socioculturelles"418 dominent. C'est à travers le prisme de la culture et des relations sociales, que la réussite japonaise peut s'expliquer419. L'homogénéité du pays, la recherche d'un consensus lors de la prise de décision, l'investissement personnel des Japonais dans leur entreprise caractérisent la culture unique du Japon, dite "collective". A partir du milieu des années 1980, les thèses dites de l'entente420 et du "complot" gouvernement/industrie prennent le relais. Elles soutiennent que les responsables politiques, les hommes d'affaires, les administrations et les grandes banques, s'accordent autour d'objectifs économiques communs dans le but d'acquérir une supériorité économique mondiale. Le MITI et le JETRO s'apparentent à des coordinateurs et des exécutants d'une politique industrielle clairement définie au plus haut niveau. Le premier est accusé d'aider directement et indirectement les entreprises et de protéger le marché domestique, et le second de collecter et d'analyser des informations sur les concurrents et de les diffuser aux entreprises japonaises. Ce partenariat est aussi surnommé "Japan Inc" ou "super conglomérat".

Le succès du livre polémique de Pat Choate, Agent of Influence, est également un indicateur des peurs américaines. Pat Choate tente en effet de démontrer l'efficacité de l'influence des réseaux japonais sur les décisions des hommes politiques américains dans le but de défendre leurs intérêts économiques: "Aujourd'hui, le Japon contrôle la machine politico économique la plus sophistiquée et la plus performante des Etats-Unis. […] Le Japon dépense plus, pour ses 1000 lobbyistes à Washington DC, que les cinq

418 TOMIOKA Akira, "Corporate intelligence: the key to the strategic success of japanese organizations in international environments", in ROUKIS George S., CONWAY Hugh, CHARNOV Bruce H. (eds), Global corporate intelligence: opportunities, technologies, and threats in the 1990s, New York, Quorum Books, 1990, 335 pages, pp.211-226, p.211. 419 CHRISTOPHER Robert C., The japanese mind : the goliath explained, New York, Linden Press, Simon and Schuster, 1983, 280 pages ; SHIMADA Haruo, "The perceptions and the reality of japanese industrial relations", in THUROW Lester C.(ed), The management challenge: japanese views, Cambridge, MIT Press, 1985, pp.42-68; KOPROWSKI E. J., "Cultural myths: clues to effective management", Organizational dynamics, automne 1983, pp.39-51; NAKANE Chie, Japanese society, Berkeley, University of California Press, 157 pages; OHMAE Kenichi, Beyond national borders: reflections on Japan and the world, Homewood, Dow Jones Irwin, 1987, 128 pages; OUCHI William, Theory Z., Reading, Addison-Wesley, 1982, 283 pages. 420 GERLACK Michael, "Business alliance and the strategy of the japanese firm", California Management Review, fall 1987, pp.126-142; WOLF Marvin, The japanese conspiracy : the plot to dominate industry world wide and how to deal with it, New York, Empire Books, 1983, 256 pages; ABEGGLEN James, STALK Georges, Kaisha: the japanese corporation, New York, Basic Books, 1985, 309 pages; DRUCKER Peter, "Behind Japan's success", Harvard Business Review, janv-fev 1981, pp.83-90. 116 plus grandes organisations américaines dans le même domaine"421. Leurs procédés différent de ceux des autres Etats "Its foundation Japan's American political machine rests on diplomacy, lobbying, politicking and propagandizing-each delicately crafted and systematically integrated with the others"422. C'est une politique tous azimuts allant du financement de lobbyistes, à celui de partis politiques et de projets locaux, de l'action des réseaux de chambres de commerce et des associations de régions à celles des bureaux exports. L'objectif principal est de diffuser six excuses permettant de justifier leur protectionnisme: le Japon crée des emplois aux Etats-Unis, les problèmes économiques américains ont une origine américaine, la globalisation a un fort impact, le Japon est unique et doit être traité différemment des autres, le changement au Japon est imminent, les critiques contre le Japon sont "racistes", d'où les expressions "japan bashers, jab bashers, japanophobes". Ainsi, selon Pat Choate, à la place d'ouvrir son marché, le Japon lance-t-il une vaste campagne de propagande: "Au lieu de faire des réformes politiques internes et d'offrir une réelle réciprocité commerciale aux autres nations, le Japon a lancé une propagande politique massive. Son but: détourner les critiques étrangères, isoler le Japon des pressions extérieures, maintenir le délicat équilibre de politique intérieure et renforcer le pouvoir et le prestige japonais à l'extérieur. C'est la raison pour laquelle, le Japon dépense autant pour acheter la meilleure expertise en droit et en lobbying aux Etats-Unis, pour donner des emplois sûrs à ses amis politiques américains et pour financer un large réseau d'idéologues composé d'universitaires, d'ex officiels […]"423. Il constate cependant que ce pays profite de la tolérance des Etats-Unis puisque toutes ces techniques d'influence sont légales sur le sol américain: "Cela se joue dans le respect des lois économiques américaines, des tactiques adoptées pour les campagnes électorales et des règles de politique américaine.

421 Traduit par nos soins"Today Japan controls the most sophisticated and successfull political-economic machine in the United-States. […] Japan spend more on its 1.000 person lobby in Washington Dc, than the five most influential american business organizations", CHOATE Pat, "Political advantages: Japan's campaign for America", Harvard Business Review, septembre-octobre 1990, pp.87-103, p.87 et p.89. 422 CHOATE Pat, Agent of influence, New York, Knopf, 1990, 320 pages, p.XVII. 423 Traduit par nos soins "Instead of making internal political reforms and offering real trade reciprocity to other nations, Japan has launched a massive global political and propaganda offensive. The goal : to deflect foreign criticism, to insulate Japan from foreign pressures, to maintain the delicate domestic political balance of power, and to strengthen japanese power and prestige abroad. […] this is why Japan is spending so much to buy the best legal and lobbying talent in America, to provide assured post- government employment for its American political friends and to finance a vast cadre of apologists-some ideologues, some academics, some ex-officials, and some emply fast-guns-for-hire", CHOATE Pat, Agent of influence, op.cit., p.35. 117 […] Le problème n'est pas à Tokyo mais à Washington. DC"424.

Les attaques contre le Japon atteignent un paroxysme dans un rapport corédigé par la CIA et le Rochester Institute of Technology425 (RIT) et dont l'existence est révélée en 1991 sous le nom de Japan2000. Quelques extraits parus dans les journaux déclenchent une vive polémique. Aux erreurs de fond et aux naïvetés viendraient s'ajouter des propos extrémistes et racistes, à tel point que le RIT, sous la pression des étudiants et des professeurs, établit une commission d'enquête interne. D'après le texte, Le principal objectif du Japon serait d'atteindre "an unequivocal economic dominance of the world". Cette totale négation des autres proviendrait de leur culture: "la plupart des Japonais sont des créatures appartenant à une culture sans âge, amorale, manipulatrice, qui ne convient qu'à cette race et à ce pays"426. Le rapport souligne: "Ce qui rend les Japonais si uniques c'est le choc de deux paradigmes: le paradigme traditionnel de l'Ouest basé sur la liberté individuelle et le paradigme collectiviste japonais fait de cette capacité si puissante d'uniformité et de cohésion interne, la domination économique peut aller de pair avec l'imposition d'un système de valeurs créées, ce qui est particulièrement troublant compte-tenu de l'absence totale d'impératifs moraux dans le paradigme japonais".

Outre le Japon, ces critiques visent également la plupart des partenaires commerciaux des Etats-Unis dont les services de renseignement d'Etat pratiqueraient l'espionnage des industries américaines. Ces accusations interviennent au moment où le fonctionnement, le budget et les thèmes de recherches de la CIA se trouvent vivement

424 Traduit par nos soins "it plays the american economic game by american rules. It uses of the campaign tactics and methods of American politics[…] It is the highest stakes political-economic game in the world today[…] The problem is not in Tokyo but in Washington DC", CHOATE Pat, "Political advantages: Japan's campaign for America", op.cit., p.103. 425 Une fois l'affaire rendue publique, la plupart des universitaires impliqués directement ou ayant été amenés indirectement à participer à ces travaux se désengagent. 426 Traduit pas nos soins "Mainstream Japanese[..] are creatures of an ageless, amoral, manipulative, and controlling culture suited only to this race, in this place", d'après Marshall WINDMILLER, "The intelligence community and academia", Former Professor of International Relations San Francisco State University, Remarks delivered to the Bay Area Chapter of the Association of Former Intelligence Officers (AFIO) at the Fort Mason Officers Club, 26 février 1992.

118 remis en question427. Le sénateur démocrate Daniel Patrick Moynihan n'hésite pas à proposer428 une dissolution pure et simple de l'organisation. Face à ses détracteurs et devant le risque d'amputation de leur budget, les responsables des services de renseignement américains, soutenus par des élus conservateurs, montent au créneau et se lancent dans une campagne d'explications des nouvelles menaces qui pèsent sur l'économie des Etats-Unis et par répercussion sur le niveau de vie de la population. Dans leur argumentaire, les entreprises américaines deviennent désormais la cible privilégiée des services de renseignement des pays alliés, principalement de la France, de l'Allemagne et du Japon. Ces activités d'espionnage économique se dérouleraient sur le sol américain comme sur les marchés extérieurs, occasionnant d'importantes pertes pour l'économie américaine. Selon le directeur du FBI: "Aujourd'hui, comme demain, les stratégies des adversaires et des alliés ne se focalisent pas seulement sur des sujets d'intérêt défense mais incluent également du renseignement économique, scientifique, technologique et politique"429. Pour le sénateur David L. Boren (D-Okla), président du Senate Intelligence Committee: "Les actes d'espionnage agressifs perpétrés par les gouvernements étrangers par le vol de secrets commerciaux privés dans le but de servir leurs propres intérêts nationaux sont un signe évident de cette menace"430. Désormais, selon le sénateur John Danforth du Missouri, membre du Senate Intelligence Committee, l'espionnage économique prend de plus en plus d'ampleur aux Etats-Unis431. Un ancien directeur de la CIA déclare ainsi "Si nous espionnons pour la sécurité militaire, pourquoi n'espionnerions-nous pas pour la sécurité économique ? "432. Robert Gates433, Director of Central Intelligence, détaille la contribution de la CIA: "Environ 40% des nouveaux besoins sont de nature économique. Les politiciens les plus expérimentés du

427 Voir FOLEY Timothy D., "The role of the CIA in economic and technological intelligence", The Fletcher Forum, Automne-hiver 1994, pp.135-145, et Ernst Maurice C., "Economic intelligence in CIA", in Westerfield Bradford H., Inside the CIA's private world. Declassified articles from the agency's internal journal 1955-1992, New Heaven, Yale University Press, 489 pages, pp.305-329 428 MOYNIHAN, Daniel, "Do we still need the CIA? The State department can do the job", New York Times, 19 mai 1991, p. E17 et BERNSTEIN Jonas, "Spy Agency may have to come in from cold war", Insight Magazine, vol7, n°41, 14 octobre 1991, p.19. 429 GERTZ Bill, "Friends, Foes Said to Employ Business Spies" Washington Times, April 30, 1992, p. A3 430 Traduit par nos soins "Aggressive acts of espionage pursued by foreign governments to steal private american commercial secrets to serve their own national interests are a clear indication of this threat", OSTROW Ronald J., RICHTER Paul, "Economic espionage poses major peril to US interests - Spying: but officials are reluctant to use intelligence resources to help american firms compete globally", Los Angeles Times, 28 septembre 1991, p.1. 431 Traduit par nos soins "Economic intelligence is going to be increasingly important to our country", SEIB Gerald B., "Business secrets : some urge CIA to go - Further in gathering", 4 août 1992, The Wall Street Journal, p.A1. 119 gouvernement voient clairement que les défis et les opportunités les plus importants de la fin de cette décade sont dans la sphère de l'économie internationale"434. Dans le domaine économique, la CIA aura pour missionl'analyse des tendances économiques mondiales et des évolutions technologiques, le suivi des négociations internationales, la dénonciation d'actes de corruption permettant l'acquisition de positions avantageuses sur des marchés étrangers et la lutte contre l'espionnage économique menée par les services de renseignement étrangers. Robert Gates se propose ainsi de moraliser le commerce international: "la CIA pourrait aider à nettoyer le terrain de jeu du commerce mondial en dénonçant ceux qui n'appliquent pas les règles internationales, ou ceux qui font collusion avec leurs industries lésant ainsi injustement l'industrie américaine" 435.

Quelques voix s'élèvent cependant pour relativiser les accusations prononcées contre les pays alliés: "le DCI n'a pas fourni de preuve de son assertion publique selon laquelle nous aurions été victimes d'espionnage industriel"436. De plus, pour les partisans du free trade, impliquer ainsi la CIA dans les affaires économiques mondiales est une erreur grave étayant ce fameux principe mercantiliste selon lequel l'économie bénéficie d'abord aux producteurs, puis secondairement aux consommateurs. La CIA n'aurait pas les compétences requises. Leurs prévisions sur l'évolution économique et politique mondiale de la fin des années 1980 et du début des années 1990 en sont la meilleure preuve: "le gouvernement américain ne devrait pas essayer de définir "des règles du jeu" qui ne feraient qu'augmenter les coûts pour les consommateurs américains, diminuant d'autant leur niveau de vie. Dans ses relations commerciales, le gouvernement des Etats-Unis ne devrait avoir qu'un seul objectif: développer la libre

432 Traduit par nos soins "Aggressive acts of espionage pursued by foreign governments to steal private american commercial secrets to serve their own national interests are a clear indication of this threat", OSTROW Ronald J., RICHTER Paul, "Economic espionage poses major peril to US interests - Spying: but officials are reluctant to use intelligence resources to help american firms compete globally", Los Angeles Times, 28 septembre 1991, p.1. 433 Director of Central Intelligence du 6 novembre 1991 au 20 janvier 1993. 434 Discours de Robert GATES à l'Economic Club of Detroit, 13 avril 1992, transcription, p.7 et p.8, in SEIB Gerald B., op.cit., p.A1. Voir aussi GATES Robert, "Testimony: the threat of foreign economic espionnage to US corporations", Hearings, Subcommittee on Economic and Commercial Law, House committee on the judiciary, 102 congress, 2nd session, 19 avril et 7 mai 1992. 435 Allocution de Robert GATES devant le Congrès, in BERNSTEIN Jonas, "Spy Agency may have to come in from cold war", Insight Magazine, vol7, n°41, p.19, 14 octobre 1991. 436 Traduit par nos soins" the DCI has not substantiated his public assertion that we have been victims of industrial espionage", BRADLEY Bill, Statement on the Intelligence Authorization Act for 1991, Congressional Record, 4 août 1990, p.S12459. 120 concurrence. Et tant qu'il s'en tiendra à cet objectif, il n'aura pas besoin de l'aide de la CIA […] Les organisations de sécurité nationale sont là pour défendre les Etats-Unis contre les agressions militaires extérieures ou les attaques terroristes. En suggérant que la CIA s'intéresse à la technologie de pointe ayant un impact économique direct, Gates élargit l'agenda sécuritaire considérablement. Il est évident que la technologie de pointe a des implications militaires, mais nous ne devrions pas tomber dans le piège de dire que l'économie entière a des implications en matière de sécurité nationale […] parce qu'un appareil de défense avancé ne peut exister sans un appareil économique avancé. Bien que cette dernière affirmation soit exacte, la défense n'est pas la raison d'être de notre économie avancée. L'objectif de l'économie américaine est de fournir aux Américains et aux consommateurs étrangers les biens et les services dont ils ont besoin. Si nous perdons cela de vue, si nous concluons que le but de l'économie et de soutenir un grand nombre d'industries clés et de technologies essentielles à la sécurité nationale, nous courrons le risque de militariser l'économie et de l'attirer dans le champs militaire

121 comme l'ont fait les Soviétiques"437. Une telle politique irait à l'encontre des principes américains de libre concurrence et de non intervention étatique. Une entreprise qui recevrait des renseignements de la CIA bénéficierait d'un avantage sur ses concurrentes américaines: "Si le renseignement doit être utilisé pour soutenir une politique industrielle nationale, ce renseignement bénéficiera nécessairement à certaines entreprises plutôt qu'à d'autres" 438.

Ces quelques critiques se retrouvent rapidement noyées sous un flot d'articles de presse et de publications sur les actes d'espionnage orchestrés par les Etats européens, France439 en tête. La DGSE se voit accuser d'espionner Texas Instrument pour avantager la compagnie nationale Bull, et Air France d'avoir posé des micros dans ses sièges "classe affaire". Dans son ouvrage Friendly Spies, le journaliste Peter Schweizer, n'hésite pas à parler d'un "pillage" des entreprises américaines par les services secrets des Etats alliés des Etats-Unis (Japon, Allemagne, France). Il fonde son accusation sur les propos de Pierre Marion, ancien directeur de la DGSE: "Les Américains croient rarement s'ils y songent jamais que les pays traditionnellement rangés dans le camp occidental comme par exemple le Japon, la Corée du Sud, l'Allemagne, la France ou Israël puissent les

437 Traduit par nos soins" The US governement should not be attempting to define "rules of the game" that will raise costs for American consumers and thereby lower their standard of living. In its trade negociations, the US government should have only one objective: expanding free trade. And as long as it sticks to that objective, there will be no need for support from the CIA […] The national security establishment exists to defend the United States from the threat of military or terrorist attacks. By suggesting that the CIA is interested in advanced technology that has merely economic impact, Gates is broadening the security agenda considerably. To be sure, much advanced technology has military implications, but we should avoid the temptation of saying the entire economy has national security implications because an advanced defense establishment cannot exist without an advanced economy. Although that statement is true, defense is not the raison d'être of our advanced economy. The purpose of the American economy is to provide American and foreign consumers with the goods and services they want. If we lose sight of that, if we conclude that the purpose of the economy is to support a large number of key industries and technologies deemed essential to national security, we run the risk of militarizing the economy and thereby driving it into the ground just as the Soviets did theirs", KOBER Stanley, "Why spy? The uses and misuses of intelligence", Cato Policy Analysis, n°265, 12 décembre 1996, 24 pages, p.12. 438 Traduit par nos soins "if the intelligence is to be used to support a national industrial policy, its intelligence will necessarily benefit some companies more than others", KOBER Stanley, "Why spy? The uses and misuses of intelligence", op.cit., p.12. 439 PETERZELL Jay, "When friends become moles", Time, 28 mai 1990, p.50; WINES Michael, "French said to spy on US computer companies", in New York Times, 18 novembre 1990, p.4 ; REIBSTEIN Larry, "Parlez vous Espionage?", Newsweek, 23 septembre 1991, p.40; "France's bull denies press report of spying against us firms", Wall Street Journal, 18 mai 1990, p.A8; GERTZ Bill, "French spooks scare firms", Washington Times, 9 février 1992. 122 espionner. […] C'est un fait acquis avoue avec franchise Pierre Marion440.[…] sur le front économique, nous sommes adversaires et non pas alliés"441. L'auteur cite également le Comte de Marenches, directeur du SDECE de 1970 à 1981. Ce dernier souligne dans ses Mémoires que l'espionnage économique et industriel est très rentable car il permet de limiter les investissement de recherche et de développement. Il reprend les accusations d'un ancien ambassadeur américain: "il est indubitable que les pays amis et leurs entreprises ont fondu sur nous pour nous dévaliser, proclame-t-il. Les pays d'Europe tout comme le Japon se sont infiltrés partout chez nous pour se procurer des renseignements technologiques"442. Des passages entiers extraits d'un ouvrage de Herbert Meyer, ancien assistant du Director of Central Intelligence et vice-président du National Intelligence Council, donnent des explications particulièrement caricaturales et manichéennes: "presque tous les services de renseignement des principaux concurrents économiques de l'Amérique ont reçu de leur pays un mandat en bonne et due forme qui les autorise à pratiquer l'espionnage économique. Nos alliés "ne semblent guère avoir de scrupules" déclare Herbert Meyer. Ils n'éprouvent aucune gêne morale à espionner les Américains ou à exploiter les secrets industriels et technologiques ainsi dérobés. Ce comportement qui, aux yeux de la plupart des Américains passerait pour répréhensible ou immoral est tenu pour normal presque partout dans le monde"443. Selon Herbert Meyer "appelons cela du puritanisme ou tout ce que vous voulez, mais les entreprises américaines ont tendance à jouer franc jeu. Accepter de pratiquer l'espionnage est contraire à nos instincts"444.

Pour Christian Harbulot, le Japon détient la suprématie mondiale dans l'usage de pratiques subversives. Il appelle la France à se mettre au diapason. Aux Etats-Unis, un discours moralisateur sur les bonnes pratiques semble vouloir indiquer le juste chemin

440 Entretien de Peter SCHWEITZER avec Pierre MARION en date du 14 mars 1992, in SCHWEIZER Peter, Les nouveaux espions. Le pillage technologique des Etats-Unis par leurs alliés, Paris, Grasset, octobre 1993, 345 pages, p.11. 441 SCHWEIZER Peter, Les nouveaux espions. Le pillage technologique des Etats-Unis par leurs alliés, op. cit., p.12. 442 SCHWEIZER Peter, Les nouveaux espions. Le pillage technologique des Etats-Unis par leurs alliés, op.cit., p.12. 443 SCHWEIZER Peter, Les nouveaux espions. Le pillage technologique des Etats-Unis par leurs alliés, op.cit., p.22. 444 SCHWEIZER Peter, Les nouveaux espions. Le pillage technologique des Etats-Unis par leurs alliés, op.cit., p.280. 123 aux Etats déviants. Le pays doit se montrer offensif afin de maintenir sa place de leader. Si le contenu est différent, la forme n'en reste pas moins identique. Les développements relatifs à la "géoéconomie" en donnent un excellent exemple. Cependant, en 1991, Bernard Esambert propose une nouvelle version de la "guerre économique".

B. "Géoéconomie" et "guerre économique positive": première écoute du gouvernement.

Selon Edward Luttwak445, les Etats-Unis se trouveraient dans des conditions défavorables si le pays souhaite "lutter à armes égales". Dès le début des années 1990, l'auteur applique les préceptes de la stratégie aux questions économiques. Suite à la "pacification" des échanges internationaux, les priorités économiques ont pris le pas sur les menaces militaires et les alliances. La puissance militaire et la diplomatie classique ont perdu leur importance traditionnelle et l'ancienne rivalité entre les Etats se transforme en ce qu'il nomme "géo-économie": "Ce néologisme traduit parfaitement l'amalgame qui existe entre la logique propre aux conflits et les méthodes propres au commerce"446. Aux logiques de l'affrontement militaire succéderaient celles de l'affrontement économique dont les Etats seraient les principaux protagonistes. Aux armes militaires, s'ajoute l'arsenal de la "géo-économie" toute entière mise en œuvre par les Etats afin de garantir le plus d'emplois possible à sa population, tels que les barrières commerciales, les barrières douanières, les subventions, les aides pour pénétrer les marchés, etc. A ses yeux, l'économie se présente tel un jeu à somme nulle "win-lose competition", le gain de l'un représentant une perte pour l'autre. La cohésion d'une Nation ne naît plus de la peur d'une menace militaire mais d'une "menace économique": "Dans la mesure ou la cohésion nationale prévalait sur les dissensions sociales et les tensions économiques compte tenu de l'impératif d'être uni face aux antagonismes externes, ce sont bien les conflits armés ou les menaces de conflits armés et non les tensions commerciales qui ont servi de ciment aux nations. Dans un contexte,

445 Docteur de l'Université Johns Hopkins, ancien conseiller auprès du Secretary of Defense, du National Security Council, et du Department of State, membre du Center for Strategic and International Studies. 446 Traduit par nos soins "This neologism is the best term I can think to describe the admixture fo the logic of conflict with the methods of commerce", LUTTWAK Edward N., "From geopolitics to geo-economics. Logic of conflict, Grammar of commerce", The National Interest, Summer 1990, pp.17-23, p.19. 124 aujourd'hui où ces menaces et l'importance donnée aux alliances militaires diminuent, les priorités géo-économiques dominent dans l'action des Etats. […] Et si la cohésion interne doit être préservée par une menace qui unit, cette menace doit être, aujourd'hui, de nature économique"447. La scène économique mondiale n'est plus qu'un "champ de bataille" dans lequel les grands blocs économiques s'opposent, l'Asie autour du Japon, l'Europe et les Etats-Unis448. Pour Selig Harrison449 et Clyde Prestowitz450, si les Etats- Unis n'adoptent pas rapidement cette nouvelle grille de lecture de la scène internationale, le pays se verra dans l'impossibilité de répondre aux attaques de ses anciens alliés, devenus ses "adversaires": "les alliés militaires des USA sont ses ennemis économiques, le refus d'admettre l'existence d'une telle rivalité commerciale empêche les Etats-Unis de faire face de façon efficace aux défis concurrentiels"451.

Si le vocable est radical et particulièrement virulent, l'équivalent de l'expression "guerre économique", en anglais "economic war", est très peu utilisé aux Etats-Unis. En France en 1991, dans son ouvrage La guerre économique mondiale452, Bernard Esambert propose une version de la "guerre économique" différente de celle proposée par Christian Habulot. Bernard Esambert453, ingénieur des Mines, haut responsable dans le

447 Traduit par nos soins"Internally, in so far as national cohesion was sustained against divisive social and economic tensions by the unifying urgencies of external antagonisms, il was armed conflict or the threat of it - not commercial animosities- that best served to unite nations. Now, as the relevance of military threats and military alliances wanes, geo-economic priorities are becoming dominant in state action. […] and if internal cohesion must be preserved by a unifying threat, that threat must now be economic", LUTTWAK Edward N., ., "From geopolitics to geo-economics. Logic of conflict, Grammar of commerce", op.cit., p.20. 448 DIETRICH William, S., In the Shadow of the Rising Sun : the Political Roots of American Economic Decline, University Park, Pennsylvania State University Press, 1991, 343 pages; GARTEN Jeffrey E., A Cold Peace : America, Japan, Germany and the Struggle for Supremacy, New York, Times Books, 1992, 277 pages; THUROW Lester C., Head to Head : the Coming Economic Battle among Japan, Europe and America, New York, Morrow, 1992, 336 pages; SANDHOLTZ Wayne, The Highhest Stakes: The Economic Foundations of the Next Security System, Berkeley Roundtable on the International Economy, Oxfors University Press, 1992, 262 pages; D'ANDREA TYSON Laura, Who's Bashing Whom?, Trade Conflict in High Technoly Industries, Washington, Institute for international Economics, 1992, 324 pages. 449 Carnegie Endowment for International Peace. 450 Président de l'Economic Strategy Institute. 451 Traduit par nos soins "America's military allies are economic adversaries[…] Refusal to acknowledge that an adversarial trade relationship exists […] prevents the United States from responding effectively to the competitive challenge", HARRISON Selig S., PRESTOWITZ Clyde V., "Pacific agenda: Defense or economics?", Foreign Policy 79, été 1990, p.60 . 452 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, Paris, Olivier Orban, 1991, 297 pages. 453 Ingénieur des Mines, Président de l'Institut Pasteur et de sociétés, ancien conseiller industriel de Georges POMPIDOU. Auteur de ESAMBERT Bernard, Le troisième conflit mondial, Paris, Plon, 1977, 330 pages et La guerre économique mondiale, Paris, Olivier Orban, 1991, 297 pages. 125 secteur industriel et bancaire, emploie, dès 1971454, la métaphore de la "guerre économique" afin de mettre en évidence l'âpreté de la compétition dans laquelle se trouve plongée l'industrie française à cette époque. En 1991, il définit le terme455 comme un "conflit par lequel les nations essaient de s'enrichir et de créer emplois et richesse sur leur territoire au détriment des voisins", tout en justifiant l'utilisation de la métaphore militaire: cette "métaphore militaire n'est pas trop forte. Quand les entreprises ferment, quand le champ de bataille est jonché d'usines désaffectées, quand le chômage s'accroît, quand le niveau de vie baisse, quand la misère apparaît, le désastre ne ressemble-t-il pas aux conséquences d'une guerre non moins impitoyable que la guerre tout court"456. Il situe le début de la "guerre économique" au début des années 1960 au moment de l'accélération du commerce mondial, la croissance de ce dernier étant beaucoup plus rapide en volume que la richesse mondiale, avec entre 1970 et 1980 , une progression plus irrégulière. Depuis cette date "l'international commande le national".

Ainsi, la rapidité du développement se mesure-t-elle à la compétitivité et à la créativité liées l'une et l'autre à la capacité scientifique et au niveau d'éducation. "Les combattants de la guerre économique" sont les nations, les "armées" sont formées des entreprises: "L'industrie est l'armée de la compétition mondiale internationale, ses cadres, les officiers de la guerre économique et ses responsables sont devenus les officiers des temps nouveaux457. […] il y a les troupes au "front" que sont les entreprises exportatrices, les troupes de l'arrière qui n'occupent qu'un marché régional ou local, et les commandos de choc qui débarquent à l'étranger, les fameuses sociétés 454 Bernard ESAMBERT fait remonter à l'année 1900 l'utilisation de l'expression "guerre économique" même si celle-ci n'a pas le même sens: PAUL Louis, La guerre économique, Revue Blanche, 1900, puis Charles MAURRAS, Louis RENAULT dans les Cahiers de la Régie vers 1920, en 1935 le Président ROOSEVELT dans un discours à Atlanta dit "faisons nous la guerre commerciale, la guerre qui nous enrichira tous, plutôt que la guerre qui meurtrit les chairs"; en 1941 HITLER utilise l'expression dans un discours lors du 21ème anniversaire du parti nazi "il n'y a plus de guerre économique en Allemagne car l'Allemagne est unifiée". 455 Pour lui, "l'expression "guerre économique" ne signifie pas nécessairement "l'existence d'agresseurs dont nous serions les malheureuses victimes. C'est grâce à ses forces vives qu'une Nation peut combattre au mieux sur le plan économique comme dans les conflits du passé. Les attitudes individuelles et collectives d'un peuple, son degré de mobilisation et son niveau d'éducation permettent le sursaut et la reconquête des marchés. Avec l'appui de la diplomatie. Que politique économique et politique étrangère soient liées par une dynamique particulièrement spectaculaire est évident", in ESAMBERT Bernard, op.cit., p.23). 456 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.17. 457 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.32. 126 multinationales"458. Exporter est l'objectif premier de cette "guerre économique"459. L'investissement et l'argent sont le "nerf de la guerre économique", et les "aliments essentiels" sont l'innovation et l'invention technique. Enfin, la connaissance est la clé du succès460 car "la nouvelle révolution industrielle est celle de l'intelligence"461. Parmi les principales "armes de la guerre économique" figurent au premier rang, l'innovation, la productivité, le taux d'épargne, le consensus social et culturel et le degré d'éducation d'une nation. La "veille technologique"462 est une des principales "armes des combattants de la guerre économique". Le Japon est cité en exemple. Des structures publiques existent. 1,5% du Chiffre d'affaires des entreprises nipponnes est consacré à la "veille technologique". Aux Etats-Unis, elle fait partie du "credo du management américain"463. En France, pour Bernard Esambert , le CPE est la seule structure publique à agir dans ce domaine.

Son argumentation est proche de celle de Christian Harbulot quand il souligne que la culture représente une "arme" qui conditionne la survie et la cohésion de toute communauté. Elle est la "base du partage du savoir qu'impose la compétition économique". Ainsi aux Etats-Unis, "la recherche du profit est fondée sur les comportements individuels tandis qu'au Japon le désir de revanche s'adosse à la communauté"464. C'est sur sa "force culturelle" que le Japon fonde sa puissance économique et c'est "l'armée industrielle japonaise qui débarque sur notre continent"465 depuis quelques années. Nier ce facteur comme le font "les marxistes et certains libéraux c'est prendre le risque de bloquer l'économie"466. Pour faire face à cette guerre, les "Etats combattants" se protègent grâce à une "cuirasse" formée par les droits de douanes, les protections monétaires, les protections de nature non tarifaires. Les morts sont les chômeurs467.

458 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.31. 459 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.207. 460 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.22. 461 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.216. 462 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., pp.220-221. 463 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.221. 464 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.241. 465 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.31. 466 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.241. 467 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.24. 127 Devant le dynamisme économique du Japon, les Etats-Unis contre-attaquent aujourd'hui. Pour Bernard Esambert, ce pays détient les principaux attributs de la puissance: le dynamisme des entrepreneurs, la maîtrise des nombreuses technologies de pointe, la confiance des milieux financiers468. En Europe, l'Allemagne reste le premier de la classe européenne, car l'exportation est un véritable état d'esprit469 pour les entreprises allemandes. La France, quant à elle, est une "économie sur la défensive". Elle doit se doter d'un "chef de guerre" capable de mobiliser: "il peut se situer à l'Elysée. Il pourrait être à Matignon.[…] Mais on peut aussi imaginer la création d'un super ministère auquel seraient confiés tous les moyens économiques et attributions qui peuvent contribuer à dynamiser la monde des entreprises"470. Une telle proposition rappelle fortement le MITI japonais.

Cependant, la "guerre économique n'est pas un mal en soi, elle a ses vertus. Elle stimule, elle créée une dynamique qui entraîne l'accroissement du niveau de vie des pays occidentaux". Les adversaires peuvent devenir des partenaires. De plus, "l'on doit peut être cependant à la guerre économique qui a canalisé les pulsions guerrières des peuples vers une forme de combat plus pacifique une limitation des autres conflits[…] Souhaitons donc longue vie à la guerre économique à condition qu'elle s'assagisse un peu et qu'elle apporte aux combattants d'autres satisfactions que celles purement matérielles sur lesquelles elle a débouché jusqu'à présent"471. Car si le capitalisme triomphe, le "marché n'est pas une divinité"472. Reprenant la question de François Perroux "comment l'économie peut-elle contribuer au meilleur développement de l'homme ?"473, Bernard Esambert en appelle à une voie intermédiaire entre "le système libéral qui met l'accent sur l'efficacité au détriment du social" et "le système socialiste qui insiste sur la solidarité en écrasant les motivations individuelles"474. "Grâce à leurs activités les chefs d'entreprises modèlent notre monde"475, les multinationales servent leur pays, il faut donc que l'Etat crée le meilleur environnement possible à leurs actions.

468 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.81. 469 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.95. 470 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.195. 471 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.56. 472 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.288. 473 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.288. 474 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.289. 475 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.174. 128 Pour trouver le plein emploi, il faut pratiquer l'ouverture sur l'extérieur et la rigueur dans la gestion économique par la maîtrise de l'inflation et un taux d'épargne élevé, mettre en œuvre une fiscalité qui encourage l'initiative, réformer le système éducatif, adapter le système de protection sociale et promouvoir l'innovation476. Enfin, une politique industrielle au niveau national puis européen s'impose, afin de rivaliser avec les Etats- Unis et le Japon. Si les résultats de la "guerre économique" conditionnent le niveau de l'emploi et les conditions de vie des habitants, "la guerre économique aura-t-elle le pouvoir de faire surgir un ordre mondial harmonieux"477, s'interroge Bernard Esambert dans sa conclusion. En France, la priorité des priorités réside donc dans la reconnaissance par les gouvernements français de l'existence de cette "guerre économique" et dans la "mobilisation des élites du pays"478.

L'ouvrage de Bernard Esambert est diffusé dans le cadre d'une édition grand public. Quant à l'étude du CPE rédigée par Christian Harbulot fait l'objet d'une synthèse centrée sur les "actions subversives"479 dans un numéro de la Revue politique et parlementaire. Leur audience s'élargit dans le contexte des débats polémiques américains. Christian Harbulot rejoint l'Aditech en tant que directeur des travaux des conseillers des ambassades de France et directeur des relations avec les entreprises480. Il trouve l'écoute de hauts responsables politiques, parmi lesquels Edith Cresson, alors Premier ministre après avoir été ministre des Affaires européennes auprès de Michel Rocard, et son ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas. Les échéances de la construction européenne soulèvent d'importants problèmes. L'impératif de la concurrence dans la perspective du marché unique européen appelle une évolution des modalités des politiques industrielles. En effet, l'instauration du marché unique en 1993 traduit les options libérales de l'Union européenne. La libre circulation des biens, des services et des facteurs de production commande la libéralisation des politiques

476 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.99. 477 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.297. 478 ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, op.cit., p.43. 479 HARBULOT Christian, "Techniques offensives et guerre économique", Revue politique et parlementaire, 1990, pp.61-72. L'accent est mis sur l'action subversive : les éléments de culture subversive dans la guerre économique, l'acte subversif comme levier commercial, les règles dialectiques de l'action subversive, le traitement subversif de l'information. 480 De son côté, Bernard Nadoulek rédige une seconde étude financée par le ministère de la Recherche et publié par l'Aditech, NADOULEK Bernard, Base de connaissances sur la mondialisation des cultures, Paris, Aditech, 1992, 287 pages. 129 structurelles. Les textes sont explicites. La politique industrielle de l'UE "se fonde sur le modèle de l'économie de marché qui fonctionne correctement. Cela signifie que l'initiative et la responsabilité en matière d'adaptation structurelle incombent également avant tout aux acteurs économiques. […] La Commission ne peut pas prendre les décisions à la place des entreprises"481. Même si le Traité de Maastricht retient le principe de subsidiarité, les règles communautaires affectent les politiques industrielles des Etats membres, ces derniers ne pouvant déroger aux principes édictés par la Commission européenne: compatibilité des concentrations avec la préservation de la concurrence, interdiction des aides nationales, aides sous condition aux entreprises publiques, promotion des aides à la recherche développement et à la formation. Tout en affirmant la primauté d'un "système de marchés ouverts et concurrentiels", le Traité sur l'Union européenne intègre la compétitivité industrielle dans les objectifs de la construction communautaire. Un des articles dispose "que la Communauté et les Etats- membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l'industrie de la Communauté soient assurées"482. Cette orientation libérale ne signifie donc pas un désengagement complet de l'Etat mais une redéfinition de son rôle dans un sens moins interventioniste et un véritable effort d'acculturation de l'administration. Dans ce cadre, le Premier ministre Edith Cresson organise une réflexion sur l'adaptation de l'action de administration allant dans le sens d'un décloisonnement et d'un meilleur échange d'informations entre le secteur public et le secteur privé. En charge des Affaires européennes dans le gouvernement de Michel Rocard, Edith Cresson avait déjà constaté l'absence d'une "stratégie d'influence" de la France au sein des institutions européennes. Des groupes d'experts de haut niveau, les "Groupes d'étude et de mobilisation", se réunissent afin de débattre de ces problématiques. Composés d'experts du secteur public et du secteur privé, ces groupes représentent également une première réponse au problème de cloisonnement de l'administration. Christian Harbulot et Bernard Esambert sont invités à participer aux réunions.

481 L'unification européenne, OPOCE, Luxembourg 1995. 482 Article 130 alinéa 1 du Traité de Maastricht. Il fait suite à la communication de la Commission européenne: La politique industrielle dans un environnement concurrentiel et ouvert, Commission européenne, Bruxelles, 1990, (site internet Europa). 130 Le vocable relatif à la "culture du combat", "l'affrontement économique", "le renseignement économique" et "la guerre économique", prôné par Christian Harbulot ne fait pas l'unanimité. Sa rencontre avec un acteur issu de l'université, Philippe Baumard, modifiera "la donne" marquant ainsi la naissance de l'"intelligence économique".

131 II. De "l'affrontement économique" à "l'intelligence économique".

Philippe Baumard483, alors en doctorat de science de gestion se propose de renouveler les travaux sur la "surveillance" et la "veille" à partir d'une approche interdisciplinaire, à la croisée de l'économie industrielle, de la sociologie des organisations, de l'économie de l'information, de la stratégie et du management. Il écarte ces deux termes pour les remplacer par le terme "intelligence" dont la définition est le résultat du croisement des définitions françaises de la "surveillance" et de la "veille" et des définitions anglosaxonnes et suédoises du concept "intelligence". Il propose une méthodologie pour la création d'un "système d'intelligence de l'entreprise" puis, dans un second temps, construit avec Christian Harbulot, une lecture commune des enjeux liés aux nouvelles formes de concurrence s'appuyant sur des approches offensives de l'information.

A. Philippe Baumard et l' "intelligence" au sens anglo-saxon.

Dans un ouvrage paru en 1991, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels484, Philippe Baumard schématise sa démarche de construction d'un cadre conceptuel pour la "surveillance", par l'entrecroisement des trois sphères, stratégie, sociologie, et économie industrielle, qui se recouvrent toutes en un secteur unique, celui du "business intelligence". Respectueux des canons académiques, sa démonstration se nourrit des travaux d'économistes, de gestionnaires, de politologues et de sociologues de renom. Parmi ses références bibliographiques, sous l'intitulé "surveillance de l'environnement de la firme", apparaissent les principaux articles et ouvrages d'origine anglo-saxonnes485 sur "l'environmental scanning", la "competitive intelligence", et dans une moindre mesure l'espionnage industriel486, ainsi que les principaux travaux français sur la "veille"487. Son travail s'inspire également des écrits, très peu connus en France, de Stevan Dedijer sur le concept "social intelligence".

483 En 1991, Philippe BAUMARD se trouve en cours de doctorat en sciences de gestion au sein du centre de recherche "Dauphine Marketing Stratégie Prospective" (DMSP) de l'Université Paris-Dauphine. 484 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, Paris, Masson, 1991, 181 pages. Voir Tome 2, Annexe Travaux de Philippe Baumard, p.58. 485 Parmi lesquels, AAKER D. A. (1983), AGuilar F. J. (1967), ANSOFF I; (1975), FULD Leonard (19888.1985), GHOSHAL Sumantra (1985), GILAD B. et T (1986,1988), PRESCOTT J.E. (1989). 132 Aborder la problématique de la "surveillance" nécessite selon l'auteur que l'on s'éloigne des schémas néoclassiques de la concurrence. Dans la lignée des travaux de Donald J. Teece488 et d' Olivier Williamson489, Philippe Baumard part de l'hypothèse de l'absence de circulation libre de l'information sur le marché et entre les firmes, et donc d'une "disponibilité limitée et coûteuse" de l'information. Cette dernière doit s'appréhender avant tout comme un "élément de connaissance" et non comme un prix. Ainsi, la "compétition" s'organise-t-elle autour de l'acquisition, du transfert et de la protection d'une information490. Dans ce contexte, surveiller a une "utilité tactique" et permet de réduire ou d'augmenter l'asymétrie des niveaux d'information entre les firmes. L'entreprise peut alors sortir de son état de domination par rapport à celle qui possède le savoir-faire et qui maîtrise une technologie. La "surveillance" est "une des forces motrices de l'innovation".

Selon Philippe Baumard, "veille" et "surveillance" sont synonymes même si l'entreprise préfére le premier au second. En effet, "surveillance" rappelle l'univers carcéral et policier, la délation et la coercition. De plus, "surveiller" c'est également prendre des risques pour son image: "Pour une firme surveiller c'est s'exposer à la critique. La firme qui surveille va être soupçonnée de vouloir agrandir son pouvoir, de prévoir des punitions, d'utiliser des délations"491. Contrairement à la distinction en

486 BEQUAI August "Management can prevent Industrial Espionage", SAM Advanced Management Journal, New York, Hiver 1985; DUMAINE B. "Corporate Spies snoop to conquer", Magazine Fortune, 7 novembre 1988; EELLS Richard, NEHEMEKIS Peter, Corporate Intelligence and Espionage, Macmillan, New York, 1986, 267 pages; GIBSON Ray, "Competitive espionage", Small Business Reporter, pp.32-33, Mai 1986; GREENE Richard, Business Intelligence and Espionage, Dow Jones Irwin Eds, Homewood, Illinois, 1966, 312 pages. 487 DOU H. (1988), JAKOBIAK F. (1988), LESCA H. (1986), MARTINET B., RIBAULT J.M. (1989), VILLAIN J. (1989), HARBULOT C. (1989). 488 TEECE Donald J., "Innovations , trade and economic welfare : contrast between petrochemicals and semiconductors", University of California, Berkeley, Colloque du North American Economics and Finance Association, 1985; TEECE Donald J., "Technology Transfer by multinational firms : The ressource cost of International Technology Transfer", Economic Journal, juin 1977, pp.242-261 (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.2, p.9, p.30, p.33, p.115, p.116). 489 WILLIAMSON O., Markets and Hierarchies: Analysis and Antitrust Implications, The Free Press, New York, 1975, 286 pages; WILLIAMSON O., The Economic Institution of Capitalism, The Free Press, New York, 1985, 450 pages; WILLIAMSON O., The Firm as a Nexus of Treaties, Sage Publications, Londres, 1990, 358 pages (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.2, p.32, p.114). 490 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.3. 491 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.24. 133 différents types de "veille" décrits par Bruno Martinet et Jean-Michel Ribault492, Philippe Baumard considère que l'expression "veille globale" correspond mieux à la réalité de l'entreprise. A partir des écrits de François Perroux493, Jeremy Bentham494, Stanley Milgram495, Michel Foucault496, Michel Crozier497 et Ehrard Friedberg, l'auteur offre un éclairage historique et politique de la "surveillance", conçue comme une relation de pouvoir dont le but est de recueillir l'information pour l'autorité qui gouverne. Ainsi, montre-t-il que la "surveillance" passe d'une "fonction de maintenance du pouvoir" à celle de "dynamique de la compétitivité"498. La mission du "veilleur" est liée à celle du "surveillant" "pris dans un contexte historique de geôlier ou d'inquisiteur" : "sa mission est la même : il recueille l'information pour l'autorité qui le gouverne.[…] on ne surveille plus, on "veille". Il n'y a plus de surveillant mais des "veilleurs". Ils ne font plus du renseignement mais "recueillent l'information". Ils ne font plus partie des services d'espionnage et de contre espionnage industriels, mais "de l'observatoire de l'environnement". La surveillance s'est adaptée à son nouvel habitat social. Elle a pris une forme plus douce et n'utilise pas les termes qui rappellent les temps éloignés de l'autoritarisme. La veille est un phénomène social de la firme. Elle est révélatrice d'un comportement qui s'adapte à la fois à des impératifs économiques et à des impératifs sociaux"499. Le métier de "veilleur" n'est donc pas une nouvelle profession. Il redéfinit la

492 MARTINET Bruno, RIBAULT Jean-Michel, La veille technologique, concurrentielle et commerciale, Paris, Editions d'Organisation, 1989 (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.6, p.226). 493 PERROUX François, La pensée économique de J. Schumpeter: les dynamiques du capitalisme, Droz Genève, 1965, 250 pages; PERROUX François, Pouvoir et économie, Paris, Dunod, 1974, 139 pages (cités dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.9, p.31, p.128). 494 BENTHAM Jeremy, Le panoptique, mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d'inspection, imprimé par ordre de l'Assemblée nationale, Paris, Imprimerie nationale, Secours publics, n° 1, 56 pages; BENTHAM Jeremy, "Le panoptique", in Théories des peines et des récompenses, Genève, Editions Dumont, 1811 (cités dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.1, p.19, p.28, p.42, p.90, p.07, p.109, p.111, p.153). 495 MILGRAM Stanley, Soumission à l'autorité, Paris, Calman Lévy, 1982 (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.60, p.64, p.80, p.96). 496 FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, 318 pages; FOUCAULT Michel, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, 275 pages; FOUCAULT Michel, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, 405 pages (cités dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.3, p.18, p.24, p.44, p.75, p.83, p.86, p.91, p.95, p.97, p.100, p.101, p.103, p.120, p.153). 497 CROZIER Michel, Le phénomène bureaucratique, Paris, Editions du Seuil, 1963, 413 pages; CROZIER Michel et EHRARD Frieberg, L'acteur et le système , Paris, Editions du Seuil, 1981, 500 pages (cités dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.9, p.14, p.23, p.31, p.59, p.67, p.73p.79, p.84, p.90, p.95, p.99). 498 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.154. 499 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.26. 134 "surveillance" à l'époque contemporaine, replacée dans le cadre de la gestion d'entreprise comme: "l'ensemble des activités mises en œuvre pour appréhender les dimensions historiques, juridiques, politiques, sociales, culturelles, économiques, et technologiques des espaces de compétition de la firme"500, elle "joue le rôle défensif de protection du savoir-faire et le rôle offensif d'acquisition de connaissances sur l'environnement"501.

Le "panoptique"502 de Jeremy Bentham lui paraît ouvrir la voie à une meilleure compréhension du phénomène de la "surveillance": "le panoptique peut être traduit comme une approche spatiale et économique de la surveillance de l'environnement au sens strict"503. Le principe du "panoptique" est d'agir sur l'environnement des hommes en modifiant la totalité de leur cadre de référence dans le but de mieux les contrôler. Véritable "technologie du pouvoir"504, il fonctionne sur le principe "Voir sans être vu". Pour Philippe Baumard, ce principe est applicable à l'information de la firme, à cette différence prêt, qu'en constante interrelation avec l'environnement, la firme doit savoir mener de front une démarche de protection, d'acquisition et en même temps de partage de l'information505. La firme peut donc se trouver déstabilisée suite à une modification de son cadre de référence (acquis culturels, sociaux, technologiques, historiques, juridiques) à partir duquel elle perçoit son environnement: "La connaissance puis la modification de façon indirecte de ce cadre par la firme concurrente permet de déstabiliser, d'augmenter le climat d'incertitudes et ainsi d'augmenter son pouvoir"506, il s'agit d'une "économie de la dissuasion". L'auteur introduit la notion de "néopanoptisme" pour caractériser le fait que le "système de surveillance" de l'entreprise utilise comme principal support les technologies de l'information: "faculté pour la firme de mettre en

500 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.29. 501 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.3. 502 "Panoptique: modèle architectural de maison d'inspection créé par Jeremy Bentham en 1787 : "à la périphérie, un bâtiment en anneau; au centre, une tour; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l'anneau; le bâtiment périphérique est divisé en cellules dont chacune traverse toute l'épaisseur du bâtiment; elles ont deux fenêtres, l'une vers l'intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour: l'autre, donnant sur l'extérieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part. il suffit alors de placer le surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l'effet de contre jour, on peut saisir de la tour, se découpant exactement sur la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie" (FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, op.cit., p.201)" cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.172. 503 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.120. 504 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.28. 505 Par exemple dans le cadre de "partenariats stratégiques". 506 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.17. 135 œuvre un ensemble de nouvelles technologies de l'information, dites panoptiques pour appréhender son environnement"507. La firme étant un "réseau de compétences"508, la "surveillance" s'organise en réseau.

Philippe Baumard met en évidence les différences d'approche de la "surveillance" et des "manières de surveiller"509 dans une étude comparative sur le Japon, l'URSS, l'Allemagne510, les Etats-Unis. Ses développements s'avèrent très proches de ceux de Christian Harbulot. Au Japon, "surveiller" est naturel, et s'accompagne "d'un grand dessein et d'un réflexe culturel"511. Citant Sun Tzu512, Philippe Baumard souligne que les Japonais misent tout sur le facteur humain et la pratique des réseaux. La force de ce pays résiderait donc dans le "maniement stratégique de la désinformation" mais également dans la "disponibilité d'un réel potentiel de surveillance". Il considère que les Etats-Unis ont franchi une étape avec les travaux du professeur Michael Porter513 sur le "business intelligence", l'ouvrage de Leonard Fuld514 sur le "monitoring" et la communication de l'expérience de l'entreprise américaine Motorola. La description de la situation française s'inspire fortement de l'étude de Christian Harbulot515, Techniques offensives et guerre économique. Il l'entérine et l'approuve sur l'importance de "passer de l'information connaissance à l'information action, c'est-à-dire faire de l'information

507 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.20. 508 L'auteur fait ainsi référence aux travaux de COASE Ronald H., "The nature of the firm", Revue Economica, vol.4, Londres, novembre 1937, pp.386-405 (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.14, p.32, p.115); THORELLI Hans, "Networks : between markets and hierarchies", Strategic Management Journal, vol.7, 1986 (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.9, p.32, p.112); MATTSON G., JOHANSON J., "Interorganizational relations in industrial systems: a network approach compared with the transaction cost approach", International Journal of Management and Organization, 1987 (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.32). 509 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., pp.35-56. 510 Référence à HAUSER Henri, Les méthodes allemandes d'expansion économique, Paris, Armand Colin, 1917 (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.42). 511 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.26-27. 512 SUN TZU, L'art de la guerre, Paris, Presse Pocket, 1993, 149 pages, article XIII "de l'utilisation des espions" (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.10, p.55, p.65, p.105). 513 PORTER Michael, Choix stratégiques et concurrences, Paris, Economica, 1982, 426 pages (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.9, p.107). 514 FULD Leonard, Monitoring the Competition, New York, John Wiley&Sons, 1988, 204 pages (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.39). 515 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.42 136 utile et rentable à l'intelligence"516. Une des sous-parties intitulée "Impasse occidentale en matière d'information stratégique", reprend dans ses grandes lignes le chapitre de Christian Harbulot intitulé "L'impasse occidentale sur la stratégie de l'information".

Du concept de "surveillance de l'environnement", Philippe Baumard glisse vers celui d' "intelligence de l'environnement". La distinction entre ces deux concepts réside principalement dans la différence entre "l'observation passive et l'interaction"517: "l'intelligence discerne les liens, identifie les chemins possibles et suscite des idées. C'est ensuite à la stratégie de bâtir des plans, en développant ces idées […].Veiller n'a de sens que dans la perspective de l'action, et c'est dans cette perspective que la veille doit se structurer, en "intelligence" avec un environnement toujours en mouvance"518. Il définit "intelligence" comme "l'art de l'utilisation de l'information environnementale dans une perspective de gestion tactique et stratégique de l'information". Cette définition permet "de considérer l'intelligence non seulement comme la collecte, l'évaluation et la diffusion de l'information, mais également comme une approche globale de l'environnement mêlant des stratégies relationnelles à la gestion des ressources technologiques et humaines de la firme"519. L'étape de la mise en place d'un "système expert dédié à l'intelligence"520, qu'il nomme également "système de veille stratégique", doit ainsi passer par la participation de l'ensemble du personnel et l'utilisation du système de communication521 de l'entreprise.

Pour opérer ce changement de vocable et intégrer cette nouvelle définition de "l'intelligence", Philippe Baumard s'inspire des travaux de Stevan Dedijer522 de l'Université de Lünd et de l'expérience suédoise. Stevan Dedijer rédige la préface de son ouvrage. A plusieurs reprises, Philippe Baumard le cite directement dans le texte. L'objectif est de susciter une "pratique réfléchie de l'information, […] ce que Stevan Dedijer de l'Université de Lünd appelle une "science de l'intelligence""523. Il souligne

516 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.45. 517 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.128. 518 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., pp.125-126. 519 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.130. 520 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.123. 521 Fait référence aux travaux d'Humbert LESCA (1986), (cité dans BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.37, p.99, p.111). 137 qu'au sein de la culture suédoise existe un véritable "réflexe d'information"524. C'est également le seul pays qui enseigne aux étudiants "l'intelligence" compris au sens d'un "système de jugement favorisant […] l'appréhension globale des problèmes de compréhension des hommes, des entreprises et des nations". Cette "vision holiste de la surveillance" est défendue par Stevan Dedijer qui considère l'émergence dans les années 1920 "d'une intelligence sociale et organisée". Pour Philippe Baumard, "c'est un peu le point fort et l'ambiguïté recherchée de cette approche suédoise: les frontières entre l'intelligence comme faculté de comprendre et "l'intelligence" comme activité de surveillance de l'environnement sont délibérément imprécises et confondues dans une interrelation dynamique. Le message suédois semble vouloir donner une "conscience globale" à la surveillance"525. Ainsi, Stevan Dedijer encourage-t-il toutes le organisations humaines à pratiquer "l'intelligence"526 et à entrer dans "une révolution de l'intelligence qui permettrait à l'homme de résoudre l'ensemble de ses problèmes sans recourir à l'affrontement ou à la guerre". Cette "révolution de l'intelligence" serait "un

522 Biographie de DEDIJER cité par Philippe BAUMARD : "Né à en 1911, le Dr Dedijer […] entre au Collegio Internazionale de en 1924, le quitte en 1929 pour entrer à la Taft School aux Etats-Unis. De 1930 à 1934, il obtient un diplôme de physique théorique à Princeton. De 1934 à 1943 il entre aux laboratoires Chase Brass & Cooper, devient journaliste scientifique pour Newsweek, puis éditeur de Slobodna Rech à . Il rejoint le Parti Communiste et se porte volontaire pour combattre le fascisme lors de la guerre d'Espagne. Devinant l'imminence de la Seconde guerre mondiale, il se porte volontaire pour l'American Office of Strategic Services en 1943. Il défend la Yougoslavie où il est né et le général Tito. Il est exclu de l'OSS et s'engage dans le 101ème Airborne pour les opérations des troupes parachutistes en Hollande et dans les Ardennes françaises. Le général Eisenhower le transfert alors en Yougoslavie en février 1945 pour aider Tito. Il est déçu par la découverte de et du communisme. Il devient secrétaire du vice président Kardelj. A partir de 1949, il occupe successivement, le poste de vice directeur de l'agence de presse Tanjug, (il y organise les relations publiques de la Yougoslavie), puis celui de délégué de la commission socio économique aux Nations Unies. Il fonde et dirige la division de physique des neutrons à l'Institut nucléaire Boris Kidrich. En 1956, il démissionne pour rejoindre le TAIT Institute à Edimbourg. En 1961, il rejoint le Niels Bohr Institute of Theoretical Physics à Copenhague, puis de 1962 à 1966, gagne la Suède pour enseigner la politique scientifique et technique à Lünd, où il fondera en 1966, le Research Policy Institute. Il enseigne à Harvard, Yale, Stanford dans les années 1960. Il conseille l'Inde, la Grèce, l'Australie et le Vénézuela, ainsi que la Communauté européenne, et l'OCDE. En 1990, il se dit défenseur de la démocratie et du "socialisme- capitalisme" selon ses propres termes. Il dirige depuis un département de recherche sur l'intelligence d'entreprise à l'Université de Lund en Suède" : Synthèse des biographies de Stevan DEDIJER présentées dans le livre de Philippe BAUMARD, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.46 et Prospective à l'usage du manager, Paris, Litec, 1996, 230 pages, pp.26-27. 523 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.126. 524 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.46. 525 BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.46. 526 "La surveillance a pour objectif d'apporter des solutions à ce que DEDIJER décrit comme les arbitrages décisifs de cette fin de XXème siècle: la défaillance de la bureaucratie comme système social, le développement de l'économie mondiale au détriment des écosystèmes, la montée de la violence en temps de paix, le ré-équilibrage des échanges socio-économiques Nord-Sud, le manque de capacité à résoudre des problèmes globaux, le manque de perception des limites humaines" in BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., pp.46-47. 138 prélude à l'avènement d'un "cerveau planétaire"527.

Dans l'ouvrage de Philippe Baumard, l'expression "système d'intelligence" englobe aussi bien la "veille", la "surveillance", que le "business intelligence" ou l"environmental scanning". Tout abus risque de dériver vers "l'espionnage". "Intelligence" semble donc être pris dans cette double acceptation introduite par Stevan Dedijer: la faculté de comprendre et l'activité de "surveillance". Le problème principal réside dans l'ambiguïté du terme, problème d'ailleurs soulevé par Stevan Dedijer dans la Préface: "Baumard envisage notre société comme celle de la mobilisation de toutes les intelligences.[…] Ce livre suscite nombre d'interrogations et d'idées originales concernant l'évolution actuelle de l'intelligence et en particulier de l'intelligence en entreprise.[…] l'un des points abordés a trait à la nécessité d'un consensus international sur certains concepts novateurs. Par exemple: à quels termes dans d'autres langues correspondent les contenus désignés par les vocables "intelligence" en anglais ou "renseignement", "surveillance" ou "veille" en français?"528.

Avant la parution du livre de Philippe Baumard, les travaux de Stevan Dedijer sur l'"intelligence"529 et sur la "social intelligence" sont très mal connus en France, alors qu'ils inspirent de nombreux auteurs à l'étranger. Le parcours de cet auteur est très original. Sollicité par l'Université de Lund en Suède en 1962 pour initier une recherche et un enseignement sur la politique de recherche scientifique et technologique et sur les interactions entre la science et la société, au sein du département de sociologie de l'Université, Stevan Dedijer est nommé professeur associé en sociologie dans le domaine "recherche sur la recherche". Intéressé par les activités des services spéciaux de renseignement, il débute un enseignement inédit sur le "social intelligence" à l'Université de Lund en 1972. Dans son cours, il enseigne les différentes manières d'aborder le concept "intelligence"530. Selon Blaise Cronin et Elisabeth Davenport, Stevan Dedijer est le premier à tenter une approche intégrée et holistique de "l'intelligence": "Il parle avec confiance d'une révolution de l'intelligence et de l'émergence d'une science de

527 Préface, in BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.V. 528 Préface, in BAUMARD Philippe, Stratégie et surveillance des environnements concurrentiels, op.cit., p.VI. 139 l'intelligence qui intégrerait les recherches sur tous les aspects de l'intelligence, biologique, individuelle, artificielle, gouvernementale"531. Son programme de recherche est à l'origine de la création en 1978 du Research Policy Institute, dirigé par Jon Sigurdson, professor of Research Policy. Les cours de Stevan Dedijer suscitent l'attention et la curiosité de nombreux responsables des services de renseignement en Suède et à l'étranger, tel , alors à la tête de la CIA. Ses travaux identifient l'information, la technologie et la connaissance532, comme des sources de puissance pour les pays développés, au même niveau que les ressources naturelles, le territoire ou la production nationale. Sa théorie unifiée de "l'intelligence" met en scène un processus complexe de transformation d'une "donnée" en "information" en "connaissance" puis en

529 DEDIJER Stevan,"Scientific RD, a comparative study", Nature, 6 août 1960; DEDIJER Stevan, "Why did Daedalus Leave?", Science, 16 novembre 1962; DEDIJER Stevan, "Measuring the Growth of science", Science, 16 novembre 1962; DEDIJER Stevan, Social Intelligence: a comparative social sciences approach to an emerging social problem, Darmouth, New Hampshire, 20 avril 1975; DEDIJER Stevan, Intelligence Sciences Matrix, , 1977; DEDIJER Stevan, "Watching the watchmen", Bulletin of Atomic Scientists, juin 1978, pp.40-43.; DEDIJER Dedijer Stevan "The IQ of the Undeveloped countries and the Jones Intelligence Doctrine", Technology and Society, volume 1, New York, Pergamon Press, 1979, pp-239-253; DEDIJER Stevan, "Social Engineering of Intelligence development", Meeting on the knowledge and the process of developement, OCDE, 12 juin 1980; DEDIJER Stevan, "The Rainbow scheme, British Secret Service and Pax Britanica", in WILHEM Agrell, BO Huldt (eds), Clio goes spying: Eight essays on the history of intelligence, Malmö, Scandinavian University Books, 1983; DEDIJER Stevan, "The 1984 global system. Intelligent systems, development stability and international security", Futures, 1984, 16(1/February):18-38; DEDIJER Stevan, 's national intelligence 2000, Institut d'études économiques de Lund, projet de recherche FOA-IUA-IVA, 24 octobre 1984; DEDIJER Stevan, "British Intelligence : the Rainbow Enigma", Journal of Intelligence and Counter Intelligence, vol1, n°2, 1987; DEDIJER Stevan, DEDIJER Nicolas, Intelligence for Economic Development: an Inquiry into the Role of Knowledge Industry, Oxford, Bergamon, 1987, 264 pages; DEDIJER Stevan, A selected business intelligence & security bibliography, Lund University, 1988; DEDIJER Stevan, "Should we keep the KGB?", Université de Lund, Institute of Economic Research, Researcher Paper # 7, 1989; DEDIJER Stevan, "Self-deception in governing: learning to think the impossible", Université de Lund, Institute of Economic Research, Researcher Paper # 8, 1989; DEDIJER Stevan, "After the cold war: trends in intelligence and security", in The intelligent Enterprise, septembre 1991; DEDIJER Stevan, "Development and Management by Intelligence: Japan", University of Lund (Suède), Institute of Economic Research, Researcher Papers n°15, 1991; DEDIJER Stevan, "Does IBM know what Business it is in? emergence of intelligence revolution and science" Université de Lund, Institute of Economic Research, Researcher Paper # 9, 1991 et Social Intelligence, 1991, vol.1 n°2, pp.121-136; DEDIJER Stevan, "After the cold war: trends in intelligence and security", in The intelligent Enterprise, septembre 1991. 530 "The History of intelligence, Intelligence problems of less-developed countries, Industrial intelligence, social insight and control, secrecy and privacy, Nature benefits and costs of the intelligence function, Computers and intelligence, journalism and intelligence, national intelligence organizations, a future oriented theory of social intelligence", cités dans CRONIN Blaise, DAVENPORT Elisabeth, "Social Intelligence", Annual Review of information science and technology, volume 28, chapitre 1, 1993, pp.3- 44. 531 Traduit par nos soins "he speaks confidently in terms of an intelligence revolution and the emergence of an intelligence science that will integrate the research of all aspects of intelligence, from biological and individual to machine and governing intelligence", CRONIN Blaise, DAVENPORT Elisabeth, "Social Intelligence", op.cit., p.8. 532 En anglais : information, knowledge, technology. 140 "intelligence", ce qu'il schématise sous la forme d'une pyramide à quatre étages: "Le degré le plus élevé de la complexité est l'intelligence au sens psychologique du terme, c'est-à-dire la capacité d'un individu et par extension d'une organisation sociale comme une entreprise ou un pays, à acquérir de nouvelles informations et connaissances, porter des jugements, s'adapter à l'environnement, développer de nouveaux concepts et stratégies et agir de façon rationnelle et efficace sur la base d'informations ainsi acquises […] Le terme intelligence à son tour peut être compris de trois façons différentes. Il peut faire référence à la plus haute couche dans la pyramide de l'information, en un mot, la capacité à juger et à s'adapter à l'environnement de façon efficace ou bien il peut faire référence à la collecte de l'information et de données de l'Agence Nationale de sécurité et par extension (essentiellement un sens utilisé par les britanniques) d'une entreprise industrielle ou de toute autre organisation sociale. Dans cette seconde acceptation, l'intelligence est essentiellement un processus d'acquisition de l'information, de stockage, d'analyse et d'évaluation. La troisième acception du terme est une synthèse des deux premières. Elle inclut les activités de renseignement définies au sens le plus large aussi bien que la capacité à porter des jugements, des évaluations, des inférences et à utiliser cette connaissance pour l'action"533. Stevan Dedijer utilise principalement le terme dans son troisième sens: "l'intelligence se définit comme le processus d'acquisition de l'information au sens le plus large, par une société ou une organisation, qui la traite, l'évalue, la stocke et l'utilise pour l'action." Il donne les caractéristiques de ce qu'il nomme un "système intelligent", composé de différentes fonctions ou activités: "identification, acquisition, evaluation, stockage, application". Il distingue quatre types d'information: l'information secrète à hauteur de 0.9 % de

533 Traduit par nos soins, "the final level of complexity is intelligence in the psychological sense of the term, namely the ability of an individual-any by extension of a social organisation such as an industrial firm or a country- to acquire new information and knowledge, make judgements, adapt to the environment, develop new concepts and strategies, and act in a rational and effective way on the basis of the information thus acquired […] the term intelligence in turn can be understood in three different ways. It can refer exclusively to the upper layer in our information pyramid, namely the ability to make judgements and adapt to the environment in a coherent way, or it can refer to the information and data gathering activities of a national security agency, and by extension (essentially in british usage), of an industrial firm or any other social organisation. In this second sense, intelligence is essentially a process of information acquisition, storage, analysis and evaluation. The third conception is a synthesis of the first two : it includes intelligence-gathering activities defined in the widest sense, as well as the higher ability to make judgements, evaluations, inferences, and use this knowledge for action", DEDIJER Stevan, JEQUIER Nicolas, Intelligence for Economic Development: an Inquiry into the Role of Knowledge Industry, Oxford, Bergamon, 1987, p.13. Nicolas JÉQUIER est aussi auteur de l'ouvrage JÉQUIER Nicolas, Le Défi industriel japonais, Centre de recherches européennes, Lausanne, 1970, 192 pages. 141 l'information récoltée, l'information grise à hauteur de 9%534, l'information ouverte535 à hauteur de 90% de l'information récoltée par une entreprise, une agence nationale ou un Etat. Si l'"intelligence" recouvre l'ensemble des activités traditionnelles des services de renseignement d'Etat menées dans les pays industrialisés pour des questions de priorités politiques, d'objectifs de sécurité ou d'impératifs sociaux, elle est également un instrument de développement pour les pays en voie de développement. L'expression "social intelligence" recouvre cette "forme large d'activités d'intelligence, baptisée par d'autres auteurs tels Harold Wilenski536 par "organisational intelligence". Stevan Dedijer détaille l'origine de cette expression, dans un article537 de 1984 et dans une étude538 de 1985. Historiquement, le psychologue E. Thorndyke539 en 1920, le philosphe J. Dewey540 dans les années 1930, le "social planer" B. Gross en 1967, ainsi que les étudiants en stratégie d'entreprise H. Mendel et A. Mueller en 1972, seraient les premiers à l'avoir utilisée. Ainsi constate-t-il dans le monde actuel l'émergence de la "social intelligence", pris dans le sens "the overall intelligence-related activites of a society"541: "Les agences gouvernementales, les industries, les partis politiques, les syndicats, les armées et les groupes de pression politiques sont tous impliqués dans les travaux d'intelligence. Ces activités, qui consistent à identifier des problèmes, des menaces, des opportunités et des défis, à rassembler de vastes quantités d'informations et à les utiliser pour atteindre les buts fixés par les organisations sont rarement reconnues comme du travail de l'intelligence. Les agences de sécurité nationale ne représentent que la partie immergée de l'iceberg de l'intelligence dans une société". Il souligne que cette infime partie reste la plus étudiée: "La forte visibilité des agences de sécurité nationale a eu tendance à détourner l'attention des chercheurs, des journalistes et des historiens de ce qui est plus important et représente une part plus large des activités d'intelligence menées par les

534 "Which is not published or widely diffused, but to which access can nevertheless be gained, provided one knows that it exists and has the adequate channels of communication: xeroxed documents, preprints of scientific articles, rumours in business circles, project proposaks submitted to a research-funding agency and discussions with well-informed specialists". 535 "Which is openly available in print or from individuals". 536 DEDIJER Stevan, JEQUIER Nicolas, Intelligence for Economic Development, op.cit., p.2. 537 DEDIJER Stevan, "The 1984 global system. Intelligent systems, development stability and international security", Futures, 16/1, février 1984, pp.18-38. 538 DEDIJER Stevan, "Social Intelligence for self reliant Development", Mars 1985, University of Lund. 539 THORNDYKE Edward L., "Intelligence and its uses", Harper's Magazine, janvier 1920, n°140, pp.227-235. 540 Voir GOUINLOCK James, Excellence in Public discourse: John Stewart Mill, John Dewey, and social intelligence, New York, Teachers College Press, 1986, 173 pages. 541 DEDIJER Stevan, JEQUIER Nicolas, Intelligence for Economic Development, op.cit., p.3. 142 entreprises, les groupes sociaux, les institutions privées et les agences gouvernementales. L'intelligence est une activité importante de toute société, quel que soit son niveau de développement. Au niveau de la société, ce terme est quelquefois équivalent à l'intelligence (au sens psychologique du terme) d'un être humain. De la même façon, dont les psychologues et les neurologues parlent d'intelligence humaine, on pourrait parler de l'intelligence d'une société ou d'intelligence sociale. Pour le moment, c'est plus une approche qu'une théorie générale ou un système complexe"542. Cependant, Stevan Dedijer n'hésite pas à soulever l'un des principaux problèmes inhérents à cette recherche: l'ambiguité du terme "intelligence": "Qu'entend-on par intelligence, politique de l'intelligence ou activités de l'intelligence ? En quoi ces termes sont-ils reliés à ceux de connaissance, information, données, industrie du savoir ou systèmes d'information ? Certains termes de bases ont de nombreuses connotions. Dans l'usage britannique le mot intelligence, par exemple, a un sens plus large que le mot intelligence au sens américain. Les difficultés de traduction ajoutent à cette confusion. Le mot français intelligence fait presque exclusivement référence à l'intelligence d'un individu, et non aux activités de recueil d'information d'une agence gouvernementale ou d'une entreprise industrielle tandis que le mot renseignement s'applique aux activités des agences de sécurité nationale et non à celles des entreprises privées ou d'un groupe social" 543.

542 Traduit par nos soins "Government agencies, industrial firms, political parties, trade unions, armies, and political pressure groupes are all involved in intelligence works. These activities, which consist in identifying problems, threats, opportunities or challenges, gathering vast amounts of information, and using it to achieve the organisation's goals are seldom consciously recognised as intelligence work. […] National security agencies represent only the tip of the intelligence iceberg in any society "The high visibility of national security agencies has tended to divert the attention of scholars, journalists, and historians from the ultimately much more important and far wider range of intelligence activities carried out by corporations, social groupes, private institutions and governement agencies""Intelligence is an important activity of any society, whatever its level of development. At the societal level, it is somewhat similar to the intelligence (in the psychological meaning of the word) of a human being. In the same way that psychologists or neurologists speak of a human intelligence, one could speak of the intelligence of a society, or "social intelligence", DEDIJER Stevan, JEQUIER Nicolas, Intelligence for Economic Development, op.cit., p.23. 543 Traduit par nos soins "What does one mean by "intelligence", "intelligence policy", or "intelligence activities" ? How do these concepts relate to "knowledge", "information", "data", "the knowledge industry" or "information systems"? […] several basic terms have various conotations : in British usage the word "intelligence", for instance, has a somewhat broader meaning than "intelligence" in American usage. Translation difficulties only add to the confusion. The french word "intelligence" refers almost exclusively to the intelligence of an individual, not to the information-gathering activities of a government agency or an industrial firm, while the term "renseignement" is applied to the intelligence-gathering activities of national security agencies, and not those of a private corporation or a social group", DEDIJER Stevan, JEQUIER Nicolas, op.cit., p.3. 143 A plusieurs reprises, il publiera des études dans les cahiers de recherches de l'Institut de recherche économique de l'Université de Lünd et essaimera en Yougoslavie, en Suède mais également en Angleterre et aux Etats-Unis. Dans son sillage, quelques chercheurs de l'Université de Lünd abordent les liens science et société, culture/connaissance et société. En 1988, deux chercheurs spécialisés sur la théorie sociale de la science au sein du Research Policy Institute de l'Université de Lünd publient l'ouvrage, From Research Policy to Social Intelligence: Essays for Stevan Dedijer544, qui rassemble les principaux auteurs du domaine. En Croatie, à l'Université de , Slavo Radosevic et Neva Tudor Silovic écrivent sur le même sujet. En 1991, au Royaume-Uni, les universitaires Blaise Cronin545 et Elisabeth Davenport546, tout deux chercheurs en sciences de l'information, lancent la publication Social Intelligence547, qui accueillent les contributions de ce nouveau domaine de recherche alors en quête d'unification. Ils définissent l'expression Social intelligence comme suit: "processus par lequel la société, l'organisation ou l'individu scanne l'environnement, l'interprète et construit une version des événements qui aboutit à des avantages compétitifs"548.

Philippe Baumard situe ses travaux dans le cadre de ce courant. Il intervient à l'Université de Lund549, publie quelques articles550 et présente des communications au sein de colloques551 en France et lors de missions d'études à l'étranger. Aux Etats-Unis,

544ANNERSTEDT Jan, JAMISON Andrew, (ed) From Research Policy to Social Intelligence: Essays for Stevan Dedijer, London, Mac Millan, décembre 1988, 181 pages. 545 Professor of Information Science and Head of Department of Information Science à l'Université de Strathclyde à Glasgow puis professeur à l'Université d'Indiana. 546 Lecturer, Department of Information Science de 1987 à 1992, University of Strathclyde, Strathclyde Business School, puis à l'université d'Indiana. 547 Renommé Journal of economic and social Intelligence, Londres. 548 Traduit par nos soins "as the process by which a society, organization, or individual scans the environment, interprets what is there and constructs versions of events that may afford competitive advantage", CRONIN Blaise, DAVENPORT Elisabeth, "Social Intelligence", op.cit., p.8. 549 "Comparing Organizational and Governmental Intelligence", Lund University, School of Economics, Lund, 4 avril 1991. 550 BAUMARD Philippe, "Veille Technologique: renseignements pris", Le Courrier des Cadres, Paris, APEC, Juillet 1991; BAUMARD Philippe, "Entreprises et intelligence économique", Almanach Jules Verne, Paris, Publication du ministère de l’Industrie, septembre 1991. 551 "A comparative analysis of European, Japanese and American business intelligence thinking", Dharhan, King Fahad University of Petroleum and Minerals, Saudi Arabia, Arabo-Japanese Industrial Management Conference, 14 décembre 1991; "Intelligence and Strategic Intents", IBM Corporate Planning, Paris, 15 octobre 1991; "Intelligence économique et stratégique", AFPLANE, Club France-Amérique, Paris, 3 octobre 1991; "Organizational Intelligence and Strategic Development", STE annual conference, 17 septembre 1991. 144 l'association américaine Society for Competitive Intelligence Professionals (SCIP) l'invite dans ses forums annuels552. En 1986, suite aux publications de Michael Porter, Bob Margulies, All Gaier, et Jan P. Herring, tous trois responsables d'activités de "competitive intelligence" dans de grandes entreprises (Motorola, 3M, KODAK, Colgate) décident de fonder une association dont la mission est de contribuer à l'échange d'expériences sur les pratiques de la "competitive intelligence" et d'animer des débats sur l'éthique de la profession. D'autres associations américaines, telles l'Information Industry Association, le Planning Forum, l'American Marketing Association, et la Special Library Association s'intéressent à la fonction de l'information dans l'entreprise et aux besoins des décideurs mais sous un angle différent. En 1990, SCIP USA compte plus de 4.000 adhérents, issus des entreprises, des cabinets de consultants, des universités, ainsi que des services de renseignement. L'association possède des antennes dans de nombreux pays étrangers. Le résultat des travaux de l'assocation et des réflexions de ses membres fait l'objet d'une revue, Competitive intelligencer (renommée Competitive intelligence review) et de publication d'ouvrages grand public553. Leonard Fuld, Benjamin Gilad, Herbert Meyer, John Prescott, forment le groupe d'auteurs le plus connu sur ce sujet. Parmi eux et les fondateurs, figurent de nombreux anciens membres des services de renseignement. Ainsi, Jan P. Herring554 a-t-il passé vingt ans de sa vie à la CIA avant de se reconvertir dans le secteur privé. Il en est de même pour Benjamin Gilad, ex membre des services de renseignement israëlien555 et pour Herbert Meyer ancien vice–président du National Intelligence Council sous la présidence de Ronald Reagan. Devenu responsable d'un cabinet de consultant, ce dernier publie en 1987 et 552 "A Global Matrix for Competitive Intelligence", Sixth Annual Conference of the Society of Competitive Intelligence Professionals, New Orleans, 8 mars 1991. 553 FULD Leonard M., Competitor Intelligence, New York, John Wiley and sons, 1985, 479 pages; FULD Leonard M., Monitoring the Competition, New York, John Wiley and sons, 1988, 204 pages; GILAD Benjamin, GILAD Tamar, The Business Intelligence System : a New Tool for Competitive Advantage, New York, Amacom, 1988, 242 pages; MEYER Herbert E., Real world intelligence : organized information for executives, New York, Weidenfeld & Nicolson, 1987, 102 pages; PRESCOTT John E., GIBBONS Patrick, Global Perspective on Competitive Intelligence, Society of Competitive Intelligence Professionnals, 1993, 388 pages. 554 Il a pour fonction National Intelligence Officer for Science and Technology. Il se spécialise sur le domaine scientifique et technologique, le transfert de technologie, sur la zone soviétique et asiatique. Il a présidé le Technology Transfer Intelligence Committee, chargé de réfléchir à la manière d'endiguer le passage de technologies américainesà l'Union soviétique. Avant 1987, il occupait le poste de Director of Analytical Research dans l'entreprise Motorola, où il développa un "business intelligence system" inspiré des méthodes utilisées par les services de renseignement. Entre 1987 et 1996, il a en charge le Business intelligence consultancy dans la société The Futures Group (TFG). 555 Il devient consultant et professeur associé de Strategic Management à la Rutgers University's School of Management. 145 réédite en 1991, l'ouvrage Real World Intelligence556 dans lequel il explique comment se servir du renseignement comme outil de management et de planification stratégique, et ce, à partir de son expérience acquise dans les services de renseignement d'Etat. Au-delà des aspects méthodologiques, SCIP participe à l'animation de réflexions sur la gestion et le management des entreprises dans différents pays; le cas japonais étant abordé à maintes reprises557. Ainsi, Philippe Baumard participe-t-il aux forums SCIP aux Etats- Unis et en Asie, le plus souvent en présence de Stevan Dedijer558. En février 1992, il devient vice-président de la branche SCIP Japon. En avril 1992, avec Robert Guillaumot, PDG de la société Inforama559 et Bruno Martinet, Philippe Baumard fonde SCIP- France560, association professionnelle et savante à but non lucratif, dont il devient vice- président. L'objectif de SCIP France est similaire à celui de SCIP USA créé 7 ans plus tôt: promouvoir les activités liées au "business intelligence" et rassembler les professionnels du secteur.

556 MEYER Herbert E., Real World Intelligence, Washington, Storm King Press, 1987, 102 pages. 557 HERRING Jan P., "The governement role in Japanese competititve intelligence", Competitive Intelligencer, v.3, issue 4, février 1989 ; HIMELFARB Daniel, "Japanese Intelligence in the USA: Two Driving Forces", Competitive Intelligencer, Vol. 3, n° 4, février 1989; FAHEY Liam, "Observations on how japanese firms conduct competitor analysis", Competitive Intelligencer, Vol. 3 n° 4, février 1989; KOTLER Mindy, "Foreign intelligence briefing: japanese information and Mexico", Competitive Intelligence Review, vol.2, n°1, spring 1991; KOTLER Mindy, "Information perception : strategic gap", Competitive Intelligence Review, vol.2, n°2, fall 1991; HERRING Jan P., "Business intelligence in Japan and Swaden: lessons for the united states", Journal of Business Strategy, vol13, n°2, mars/avril 1992; NAGAJARAN Nandu, "The role of cost information in competitive strategy: a comparison of US and japanese approaches", Competitive Intelligence Review, vol.2, n°3, winter 1992.

558 "The strengthening of open business intelligence communities: applications for China", People Republic of China, Academy of Sciences - Institute of Scientific and Technical Information of Shanghai, International Marketing and Technology Conference, Shanghai, 29/31 octobre 1991. DEDIJER Stevan, "Development and management by intelligence: Japan", People Republic of China, Academy of Sciences - Institute of Scientific and Technical Information of Shanghai, International Marketing and Technology Conference, 29/31 octobre 1991; Tokyo, 12 février 1992, "Competitive Intelligence in Europe, Japan and United States", Society of Competitive Intelligence Professionals of Japan, Tokyo, Japan. 559 Cette dernière est l'une des plus anciennes sociétés françaises de services spécialisés dans la recherche d'information pour les entreprises, la "veille technologique et commerciale" et les bases de données. Fondée par Robert GUILLAUMOT en 1968, Inforama dispose d'une filiale internationale "Inforama international" depuis 1989. 560 SCIP France n'est pas une antenne officielle de SCIP, ses fondateurs français souhaitent former un pôle français et européen de promotion du "Business Intelligence" tout en restant autonome et indépendant par rapport à SCIP USA qui ne dispose pas de bureaux en Europe. 146 Philippe Baumard participe à un ouvrage collectif, The intelligent corporation: the privatization of intelligence561, dirigé par Jon Sigurdson562 du Research Policy Institute de l'Université de Lünd, illustrant ainsi son intégration au sein de cette communauté de chercheurs et d'opérationnels. Son nom figure au milieu de chercheurs scandinaves et anglo saxons, de responsables d'entreprise (tels le vice-président de Nutrasweet, de Volvo ou de Nichimen Corporation), d'anciens membres des services du renseignement américains tels que William Colby ou Jan P. Herring. Le titre s'inspire des propos tenus par William Colby, alors directeur de la CIA dans les années 1970. A cette époque, il avait soulevé le problème de l'utilisation par le secteur privé d'informations collectées par les services de renseignement, en parlant de "privatization of intelligence" (privatisation du renseignement). La biographie de Stevan Dedijer y figure en bonne place.

L' "intelligence" est abordée sous toutes ses formes et dans tous les contextes: "the intelligent university", "the intelligent bank", "the corporate intelligence", "intelligence as an academic discipline", "business intelligence", "financial intelligence". Dans son article "Shifting intelligence needs"563, Philippe Baumard traite des problèmes sémantiques et des difficultés de compréhension et d'utilisation du terme en France par rapport à celui de "veille" et de "renseignement": "In France, the common sense of intelligence is a human faculty. It is rarely understood as a product or the process of gathering, interpretating and disseminating information. The word "veille" is used in order to express the intelligence process. The word "renseignement" expresses the product: the intelligence that has been gathered in the environment. But the term "veille" has a very passive connotation, which does not imply involvement of the intelligence gatherer; and the term "renseignement" tacity refers to the secret services. Intelligence as a compilation, analysis, and dissemination of information about the intentions, capabilities, weaknesses and strenghts of internal and external actors of a

561 SIGURDSON Jon, TAGERUD Yael, The Intelligent Corporation, the Privatisation of Intelligence, Londres, Taylor Graham, 1992, 280 pages. 562 SIGURDSON John, "Japan's pursuit of knowledge: reversing the flow of information", in ANNERSTEDT Jan, JAMISON Andrew, (ed) From Research Policy to Social Intelligence: Essays for Stevan Dedijer, London, Mac Millan, décembre 1988, 191 pages. 563 BAUMARD Philippe, "Shifting Intelligence Needs", in SIGURDSON Jon, TAGERUD Yaël, The Intelligent Corporation, the Privatisation of Intelligence, op.cit., pp.83-99. 147 given environment is widely ignored by french public opinion"564. Il y souligne l'apport que représente dans ses travaux les réflexions sur le "social intelligence" et sa volonté de participer à l'élaboration d'une théorie générale souhaitée par Stevan Dedijer: "The creative Social intelligence - the forthcoming intelligence of society - has been this piece that I was maiting for without even being aware of it […] there is at last a place today for a general theory of intelligence".

Philippe Baumard nourrit ses réflexions des échanges avec des chercheurs étrangers. Il tente de renouveler l'image de la "veille" et de la "surveillance" dans les entreprises en exploitant le concept anglo-saxon "intelligence". La rencontre de Christian Harbulot et de Philippe Baumard se traduit par l'intégration de l'expression "intelligence économique" en 1992 au débat sur l'adaptation des actions publiques dans le domaine de l'information.

B. Du "renseignement" au "social inteligence".

En 1991, Christian Harbulot et Philippe Baumard rédigent un article-synthèse de leurs travaux en langue anglaise pour le premier volume de la revue Social Intelligence565. Au début de l'année 1992, Philippe Baumard présente à un plus large public français l'objet de ces réflexions. Prenant comme levier les questions relatives à la "guerre économique" et au "renseignement" introduites par Bernard Esambert et Christian Harbulot, il introduit ses analyses sur l' ''intelligence d'entreprise" et sur l'"intelligence de la nation". La Revue politique et parlementaire accueille son article "Guerre économique et communauté d'intelligence"566, lequel succède à celui de Christian Harbulot sur les "Techniques subversives de la guerre économique". Bien que l'expression "guerre économique" ne fasse pas l'unanimité en France, Philippe Baumard justifie ainsi son usage: "bien qu'elles soient dangereuses et réductrices, les mauvaises analogies n'en sont pas moins stimulantes. […] Les images fortes sont d'excellents

564 BAUMARD Philippe, "Shifting Intelligence Needs", op.cit., pp.83-84. 565 BAUMARD Philippe, "Must one see without being seen?", Social Intelligence, Vol. 1 , n° 2, 1991 et BAUMARD Philippe, " Toward less deceptive intelligence", Social Intelligence, Vol.1 n°3, 1991, pp.179- 190; HARBULOT Christian, "Competitive Confrontations and Information Strategies", Social Intelligence, vol. 1 n° 1, 1991, pp.43-55. 566 BAUMARD Philippe, "Guerre Economique et Communauté d’Intelligence", La Revue Politique et Parlementaire, janvier 1992, pp.51-57. 148 leviers du discours. Elles véhiculent un message d'action […] cette analogie guerrière n'est pas si mauvaise, elle a dans la vie des affaires une zone de pertinence: celle de l'information"567. Contrairement à Christian Harbulot, il écarte le terme "renseignement" au profit de celui d'"intelligence" nouvellement défini: "Au terme "renseignement", il est peut être préférable d'utiliser celui "d'intelligence". […] Faire preuve d'intelligence c'est montrer sa capacité à s'adapter de façon appropriée à la mouvance de son environnement: l'activité qui englobe le renseignement et son utilisation. Les systèmes sociaux d'une façon générale, qu'ils soient entreprises, Etats ou nations, ont tous une fonction d'intelligence. […] Elle comprend pour une grande part la transformation de l'information environnementale en décisions d'actions. Avant, elle servait des objectifs militaires, aujourd'hui l'intelligence est "plus globale". Elle vise des objectifs économiques, culturels, et sociaux. Elle sert l'entreprise"568. Il introduit également les expressions "communauté d'intelligence" et "communauté nationale d'intelligence", laquelle en américain "intelligence community" désigne l'ensemble des agences fédérales dédié au renseignement. Il considère que cette communauté composée pendant la guerre froide d'hommes des services de renseignement, s'élargit depuis le début des années 1990 aux responsables d'entreprises impliqués dans un "processus national de veille stratégique", aux chercheurs spécialistes des méthodes de "veille" et de renseignement, aux enseignants et aux formateurs. Cette "communauté d'intelligence" devra faire l'objet d'une "reconnaissance statutaire et publique accordée à un organisme neutre exclusivement chargé de développer la communauté d'intelligence nationale"569 et sera intégrée à la "communauté professionnelle mondiale de l'intelligence"570. A travers la réalisation de travaux communs dont les conclusions seront présentées annuellement à la Nation, la "communauté d'intelligence nationale" réfléchira au "déploiement de stratégies de connaissance de la nation". Tandis que les Etats-Unis, la Chine, la Suède, et le Japon ont initié des réflexions dans ce domaine, la France, est dans le règne du "laisser-faire", "l'anti ingénierie de l'information": "A l'heure où l'on s'inquiète de "créer un dispositif français de veille stratégique", il serait peut être fondé de s'inquiéter

567 BAUMARD Philippe, "Guerre Economique et Communauté d’Intelligence", op.cit., p.51. 568 BAUMARD Philippe, "Guerre Economique et Communauté d’Intelligence", op.cit., p.52. 569 BAUMARD Philippe, "Guerre Economique et Communauté d’Intelligence", op.cit., p.54. Il base cette idée sur des recherches et des applications déjà nombreuses avec les travaux de LIPMAN et DEWEY en 1920, SIMON, ACKOFF, MINTZBERG et GORSKI; JONES et WILENSKY. 570 BAUMARD Philippe, "Guerre Economique et Communauté d’Intelligence", op.cit., p.54. 149 également de la concertation des acteurs de l'intelligence et du renseignement, tant publics que privés qui formeront sans doute ce dispositif"571. Il fait référence à Stevan Dedijer en parlant d'intelligences "gouvernementales, individuelles, artificielles, biologiques", et de "matrice de développement des sciences de l'intelligence" selon laquelle "le stade ultime du développement d'une nation est la maîtrise des ingénieries artificielles, humaines, gouvernementales et biologiques". Christian Harbulot a introduit la problématique des "modèles culturels de renseignement" à la fin des années 1980. Philippe Baumard identifie les "modèles d'intelligence" et les "communautés d'intelligence" dans les pays étrangers, plus particulièrement au Japon, pays qui donne le meilleur exemple de développement de "l'intelligence d'une nation". Pour ce faire, il prône une sensibilisation à ce qu'il dénomme l"intelligence économique", en lieu et place de celle relative à "l'affrontement économique", prônée par Christian Harbulot. Il souligne que cette notion doit être comprise "comme une culture de la compétition et de la coopération fondée sur l'ingénierie offensive de l'information", et conclut que le besoin d' "intelligence économique" n'est pas une utopie572.

En février 1992, Christian Harbulot présente l' "intelligence économique"573 dans le Bulletin de veille du Centre de prospective et d'évaluation. Dans sa première étude de 1989, la "méconnaissance des potentialités offensives de l'ingénierie de l'information" et les faiblesses françaises dans le domaine du "renseignement économique" trouvaient leur origine dans les contradictions profondes de la société française : "pas de culture écrite du renseignement", "clivages politiques", "sectarisme social", "antagonismes culturels", "corporatisme des grands corps et crise du système universitaire", "absence de consensus national", "état de dépendance culturel". En février 1992, les propos et le vocabulaire ont évolué. Les métaphores militaires et le terme "renseignement" passent au second plan, suivant en cela le souhait de Philippe Baumard de s'éloigner de la problématique de "l'affrontement". L'expression "intelligence économique" évince celle de "renseignement économique", laquelle avait auparavant évincé celle de "veille". Ainsi, Christian Harbulot évoque-t-il d'une manière différente les faiblesses françaises

571 BAUMARD Philippe, "Guerre Economique et Communauté d’Intelligence", op.cit., p.53. 572 BAUMARD Philippe, "Guerre Economique et Communauté d’Intelligence", op.cit., p.57. 573 HARBULOT Christian, "Le prix de l'information dans la compétitivité des entreprises", in VTS, n°19, février 1992, 4 pages. 150 dans "le domaine de l'ingénierie de l'information" et désormais de "l'intelligence économique": absence de "culture écrite de l'intelligence économique", absence d'une "stabilité infrastructurelle des appareils de veille", absence d'un "marché inter- entreprises de l'information", d'une "concertation stratégique entre les réseaux d'information administratifs et industriels", de l'"identification d'une communauté nationale de l'intelligence économique", d'un "cycle de formation universitaire sur l'intelligence économique", et d'une "vision globale de l'évolution des systèmes techniques et de leurs conséquences économiques, culturelles et organisationnelles"574. Le style est modéré et plus proche du lexique utilisé par les administrations et les représentants de l'Etat.

En avril 1992, une étape supplémentaire est franchie avec la publication par les Annales de l'Ecole des Mines d'un dossier spécial sur l'information. Depuis le rapport de René Mayer sur le thème "information et compétitivité" et la présentation d'une politique nationale en faveur de l'information scientifique et technique par le ministre de la Recherche, Hubert Curien, ces thématiques ne faisaient plus guère l'objet d'interventions publiques ni d'écrits. Ainsi, le dossier examine-t-il l'information et son organisation comme une question d'importance nationale, nécessaire à la compétitivité de l'Etat et des entreprises. Les articles ont pour objectif d'éclairer les décideurs publics et privés afin que l'information fasse l'objet d'une politique: "L'organisation de l'information devient une question d'importance stratégique, voire une nécessité vitale […] ce besoin n'est malheureusement pas ressenti par tous les dirigeants". Face au "déficit culturel vis-à-vis de l'information", une politique nationale doit voir le jour. L'Etat aurait un rôle central à jouer dans la sensibilisation de l'administration et des entreprises à la "fonction information" : "Les articles réunis ici sont des témoignages sur la gravité de la situation, ils permettent d'établir un constat peu réjouissant. […]Aucune politique nationale ne semble exister aujourd'hui"575[…] "Au niveau de la Nation, il s'agit d'organiser un système d'information plus efficace au sein duquel l'Etat et ses structures ont un rôle majeur à jouer. […] Au sein de l'entreprise, il s'agit d'abord de susciter l'intérêt des dirigeants et de les aider à définir et mettre en place une fonction

574 HARBULOT Christian, "Le prix de l'information dans la compétitivité des entreprises", op.cit. 575 Dossier sur l'information, Réalités industrielles, Annales des Mines, avril 1992, p.5. 151 information"576. Seule une petite communauté de personnes semble convaincue en France, d'où l'interrogation suivante: "Mais que peuvent quelques spécialistes face à l'inertie générale?"577.

Pour la première fois, ce dossier rassemble la majorité des représentants du secteur public578, privé579, et de l'Université, ayant pris part au débat et aux premières actions publiques relatives à la documentation, à l'information scientifique et technique, et à la veille, engagées depuis le début des années 1980. S'y adjoignent des représentants du milieu de la défense et de la sécurité et des "spécialistes de l'information" du secteur privé. Alors qu'un représentant du ministère de l'Intérieur aborde la question de la "culture du renseignement", Philippe Baumard580 et Robert Guillaumot581 présentent la problématique de l'"intelligence". Le premier démontre l'avantage décisif pour une entreprise de collaborer avec un "conseiller en intelligence"582.Le second souligne l'importance des "nouveaux besoins en intelligence" et de la constitution d'une "communauté d'intelligence". Philippe Baumard emploie une large gamme de qualificatifs: "intelligence économique", "intelligence économique et sociale", "communauté d'intelligence", "communauté d'intelligence économique et culturelle", "révolution de l'intelligence", "intelligence d'entreprise", "business intelligence", "renseignement ouvert, "veille ouverte". Pour une meilleure compréhension du terme en France, il indique qu' "intelligence" s'entend au sens anglo-saxon du terme, c'est-à-dire de recueil, d'analyse et de diffusion de l'information et au sens universel de capacité de comprendre. Ainsi, l' "intelligence économique"583 est-elle l'équivalent direct de

576 Dossier sur l'information, Réalités industrielles, Annales des Mines, avril 1992, p.90. 577 Dossier sur l'information, Réalités industrielles, Annales des Mines, avril 1992, p.5. 578 SGDN, DIST du ministère de la Recherche et de la Technologie, ministère de l'Intérieur, Chambre de commerce d'industrie, ARIST. 579 Grandes entreprises, consultants. 580 BAUMARD Philippe, "Concertation et culture collective de l'information", op.cit., pp.80-83. 581 GUILLAUMOT Robert, "L'intelligence c'est l'information juste, juste à temps", Dossier sur l'information, Réalités industrielles, Annales des Mines, op.cit., pp.63-64. 582 "L'avantage décisif qu''un conseiller en "intelligence" doit apporter au patron pour qui il travaille, c'était de lui permettre de comprendre comment les autres -amis ou adversaires- pensent ou se préparent à agir" in GUILLAUMOT Robert, "L'intelligence c'est l'information juste, juste à temps", Dossier sur l'information, Réalités industrielles, Annales des Mines, avril 1992, p.63. 583 Déjà utilisé dans l'article BAUMARD Philippe, "Intelligence économique et stratégique : vers une culture collective de l’information", Revue de l'AFPLANE, Paris, Association Française de la Planification d’Entreprise, n° 6, Février 1992, pp. 25-28. 152 "business intelligence"584. Il affine sa définition de "communauté d'intelligence" : "A cette nouvelle forme d'intelligence plus orientée vers l'économique, la confrontation et la coopération des Etats-Nations, a correspondu la naissance de nouvelles communautés d'hommes d'affaires, de professeurs, de chercheurs, d'hommes politiques réunis par ce qui pourrait être appelé un "patriotisme économique" et partageant un savoir de l'information concurrentielle et une vision des relations entre Etats-Nations qui leur sont communes"585. Philippe Baumard souligne l'avance des Etats-Unis sur ce thème. Les écrits sur ce sujet y sont pluriels586. La "communauté d'intelligence économique américaine" est structurée autour des anciens des services de renseignement rassemblés dans l'association SCIP. l'Université s'intéresse au sujet. Les journalistes confondent moins le "business intelligence" avec l'espionnage. Selon lui, Leonard Fuld et Benjamin Gilad "ont réussi le pari de systématiser, de réduire la complexité de l'intelligence pour sa meilleure diffusion dans le monde du management; tandis que progressent en tant que disciplines, l'histoire d'entreprise, la veille technologique avec de nombreux ouvrages français, des journaux587 entièrement consacrés à la discipline sont nés en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, au Japon…"588; Quant à Stevan Dedijer et à Christian Harbulot, ils ont "montré l'importance d'une recherche historique et d'un processus cumulatif sur l'intelligence économique et sociale"589. Il conclut, comme l'avait fait Bernard Esambert en 1991, à la nécessité de trouver une voie intermédiaire entre le libéralisme et le socialisme:"l'émergence du Japon comme puissance économique rivale des Etats-Unis n'a pas seulement révélé la puissance d'une culture groupale et nationale: elle montre également l'urgence d'un nouveau chemin entre un libéralisme n'apportant aucune réponse satisfaisante aux crises sociales de cette fin du XXème siècle et un socialisme, qui se définissant par une opposition trop mécanique et exacerbée à ce libéralisme est mort de trop de bureaucratie et d'inconscience

584 "L'intelligence économique n'intéresse pas seulement l'Europe, les Etats-Unis, et le Japon. La Chine a organisé en octobre 1991 une conférence ouverte sur le thème "Business intelligence and Information Systems" in BAUMARD Philippe, "Concertation et culture collective de l'information", op.cit., p.81. 585 BAUMARD Philippe, "Concertation et culture collective de l'information", op.cit., p. 82. 586 Il cite des auteurs américains spécialistes de l'entreprise et du renseignement tels que GREENE, WILENSKY, RANSOM, AGUILAR. 587 Il cite les périodiques The Intelligent Enterprise, Social Intelligence, Competitor Intelligence Review de SCIP USA, Business Intelligence. 588 BAUMARD Philippe, "Concertation et culture collective de l'information", op.cit., p. 83. 589 BAUMARD Philippe, "Concertation et culture collective de l'information", op.cit., pp. 82-83. 153 économique"590.

La rencontre de Christian Harbulot et de Philippe Baumard dans les années 1991- 1992 scelle la construction de l'expression "intelligence économique" et d'un lexique plus modéré. L'implication de Jean-Louis Levet, chef du service développement technologique et industriel au Commissariat général du Plan, est décisive dans la transformation de réflexions, encore isolées, en propositions d'actions pouvant être soumises aux plus hauts niveaux de l'Etat.

590 BAUMARD Philippe, "Concertation et culture collective de l'information", op.cit., p. 82. 154 S ection 2. L' " intelligence économique ": vision du réel et propositions d'action.

La création d'un groupe de réflexion au sein du Commissariat général du Plan donne à Christian Harbulot et à Philippe Baumard l'opportunité de dresser les contours définitif de l'"intelligence économique" en collaboration avec des représentants du secteur public et du secteur privé. Le groupe joue le double rôle d'instrument d'information des membres présents et d'instrument de concertation permettant de dégager les priorités et les rôles de chacun.

I. La porte entrouverte du Commissariat général du Plan.

Le débat sur l'"intelligence économique" se situe dans un contexte où l'avenir du Plan et de la planification est sérieusement remis en cause. Préparé en 1992 par les commissions de concertation, le projet de 11e Plan, initialement prévu pour couvrir la période 1993-1997, n'est pas adopté par le gouvernement issu des élections législatives de mars 1993. Ce dernier préfère inscrire ses choix de politique économique dans un ensemble de lois quinquennales. S'identifiant à l'intervention des pouvoirs publics, le Plan subit les conséquences des interrogations relatives à la pertinence et à la légitimité de l'action publique591. Jean-Louis Levet, chef du service du développement technologique et industriel du Commissariat général du Plan, accepte cependant de sortir des sentiers battus en permettant à Christian Harbulot et Philippe Baumard de rassembler leurs réflexions au sein d'un rapport officiel. Les propos tenus par les démocrates américains lors de la campagne présidentielle et la création de nouvelles structures visant à coordonner la politique économique extérieure alimentent les débats du groupe "intelligence économique et stratégies des entreprises".

591 DE GAULLE Jean, L'avenir du plan et de la planification dans la société française, Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 1994, 109 pages, p.39. 155 A. Jean-Louis Levet et le groupe "intelligence économique et stratégie des entreprises".

Docteur en sciences économiques, Jean-Louis Levet est chef du service du développement technologique et industriel au Commissariat général du Plan depuis le début de l'année 1992. Au cours des années 1980, il occupe divers postes à responsabilités dans l'industrie, au sein d'institutions financières, ainsi qu'au ministère de l'Industrie. Conseiller d'Edith Cresson pour les questions industrielles au ministère des Affaires européennes puis à l'Hôtel Matignon, il participe à la mise en place des Groupes d'Etudes et de Mobilisation (GEM), auxquels ont participé Christian Harbulot et Bernard Esambert. Dès le début de sa carrière, Jean-Louis Levet publie ses réflexions sur la politique industrielle de la France et sur les difficultés d'adaptation des entreprises à la concurrence étrangère. Il est l'auteur des dossiers noirs de l'industrie française en 1985592, d'Une France sans usines593 en 1989 ou encore d'Une France sans complexe594 en 1990. Dans ces ouvrages, transparaît le souhait d'une modification profonde des relations entre l'Etat et l'industrie. Il y fustige les handicaps du développement industriel de la France595, pays dans lequel les "facteurs sociaux et organisationnels de la compétitivité"596 sont trop négligés. L'administration n'est pas épargnée: "Ces défaillances reflètent une certaine inconsistance dans le domaine stratégique. Le diagnostic que porte l'administration a trop souvent l'allure d'une dissertation littéraire témoignant d'une méconnaissance réelle des forces en présence et des enjeux industriels"597. L'enjeu à long terme pour la France est sa mutation "d'une société industrielle vers une culture de l'information"598. Les principaux concurrents de la France l'ont déjà compris: "Les Etats jouent sans relâche sur les facteurs de compétitivité à long terme que sont principalement la recherche, l'innovation, l'investissement, la

592 LEVET Jean-Louis, TOURET Jean-Claude, DACIER Pierre, Les dossiers noirs de l'industrie française, Paris, Fayard, 1985, 414 pages. 593 LEVET Jean-Louis, Une France sans usines, Paris, Economica, 1989, 190 pages. 594 LEVET Jean-Louis, Une France sans complexes, Paris, Economica, 1990, 179 pages. 595 LEVET Jean-Louis, TOURET Jean-Claude, DACIER Pierre, Les dossiers noirs de l'industrie française, op.cit., p.49. 596 LEVET Jean-Louis, TOURET Jean-Claude, DACIER Pierre, Les dossiers noirs de l'industrie française, op.cit., p.49. 597 LEVET Jean-Louis, TOURET Jean-Claude, DACIER Pierre, Les dossiers noirs de l'industrie française, op.cit., p.135. Voir également LEVET Jean-Louis, Une France sans usines, op.cit., p. 179. 598 LEVET Jean-Louis, TOURET Jean-Claude, DACIER Pierre, Les dossiers noirs de l'industrie française, op.cit., pp.293-294. 156 formation et l'information, afin de donner à leurs entreprises les meilleures chances dans la compétition internationale"599. Or depuis 1989, il faudrait savoir saisir les nouvelles opportunités créées par les évolutions technologiques que sont la dérégulation, le développement des services et la globalisation. Pour cela, il est nécessaire d'adopter une "approche mondiale des marchés", de développer des partenariats internationaux, d'adapter les organisations, d'intégrer une démarche de "veille technologique"600 et de diffuser les nouvelles technologies. Dans Une France sans usines, ces remarques évoquent celles de Christian Harbulot dans l'étude601 de l'Aditech ou encore celles de Bernard Esambert: "la France se réfugie dans une complaisance narcissique de son redémarrage économique, en méconnaissant les nouvelles formes de la guerre économique mondiale: protection des marchés, Etats devenus les nouveaux compétiteurs, actions psychologiques, lobbying nationaux"602. Ainsi, la France doit-elle être "offensive sans agressivité mais avec détermination sur trois fronts": les nouvelles formes de la concurrence appellent une nouvelle utilisation des ressources nationales. Les nouvelles formes de protectionnisme appellent de nouvelles stratégies, les nouvelles formes de l'intervention de l'Etat dans l'économie appellent de nouvelles relations entre l'Etat et les entreprises alliant solidarité et efficacité603. Pour ce faire, pouvoirs publics, entreprises et régions doivent élaborer une "stratégie concertée sur le long terme"604. Il conclut: "S'adapter aux nouvelles formes d'affrontement économique offensive tout en construisant de nouvelles solidarités de demain est d'autant plus nécessaire que la paix n'est que la poursuite de la guerre par d'autres moyens"605.

Dans le cadre de la préparation du XIème plan (1993-1997), Jean-Louis Levet propose au Commissaire au Plan606 deux sujets centrés sur la compétitivité: l'un sur la création d'emplois, le second sur l'innovation. Lors de la préparation des thématiques de réflexion des futurs groupes, Christian Harbulot et Philippe Baumard parviennent à

599 LEVET Jean-Louis, TOURET Jean-Claude, DACIER Pierre, Les dossiers noirs de l'industrie française, op.cit., p.56. 600 LEVET Jean-Louis, Une France sans usines, op.cit., p.136. 601 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, Paris, Etudes Aditech-CPE n° 131, 1990, 156 pages. 602 LEVET Jean-Louis, Une France sans complexes, op.cit., p.173. 603 LEVET Jean-Louis, Une France sans complexes, op.cit., p.176. 604 LEVET Jean-Louis, Une France sans complexes, op.cit., p.177. 605 LEVET Jean-Louis, Une France sans complexes, op.cit., p.179. 606 Jean-Baptiste DE FOUCAULD. 157 convaincre Jean-Louis Levet de proposer au Commissaire au Plan la création d'un groupe de réflexion sur le thème de l'"intelligence économique". Ce dernier aurait pour mission de renouveler l'approche économique du Rapport de René Mayer sur le lien information/compétitivité. Sa création répondrait également à l'une des propositions faites du même rapport concernant l'ouverture de futures recherches sur l'information en tant qu' "arme de domination" d'un Etat sur un autre. Les responsables du Plan acceptent de rencontrer Stevan Dedijer607 en février 1992, introduit par Philippe Baumard. Christian Harbulot et Philippe Baumard rédigent un document de travail608 sur les thèmes à aborder: réfléchir à la façon d'encourager l'"intelligence économique" au niveau des entreprises; étudier les systèmes d'intelligence éonomique étrangers, développer des "savoirs écrits"609 sur l'"intelligence économique"; élaborer des contenus pédagogiques à destination de l'enseignement supérieur et encourager le partage d'expérience entre opérationnels; enfin lancer une "réflexion nationale et prospective" passant par le recensement d'une "communauté étatique de l'intelligence économique" au sein des administrations, par des mesures gouvernementales, par le développement de la "fonction intelligence économique" dans les organisations françaises, et par l'encouragement d'études prospectives.

Dans le même temps, Jean-Louis Levet intègre Christian Harbulot au sein du groupe de travail sur la compétitivité française présidé par Jean Gandois et dont il est rapporteur. Christian Harbulot ainsi que toute l'équipe de l'Aditech viennent en effet d'être remerciés. Le statut de simple association appendice du CPE représentait un frein au renforcement de l'action de l'Aditech. Le Premier ministre Edith Cresson lance une réflexion sur le changement de statut. Deux options sont envisagées: la privatisation ou la création d’un EPIC. Quelques mois après son arrivée à l'Hôtel Matignon610, le Premier ministre, Pierre Bérégovoy, tranche en faveur de la deuxième option. Par un décret611

607 Intervenu au Commissariat général du Plan au moment de la préparation du programme de travail: Conférence "Au-delà de l'informatique…L'intelligence sociale", 10 février 1992, Commissariat général du Plan. 608 Inclus dans l'annexe 1 du livre de HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats- Unis, Japon, Europe, Paris, Economica,1992, 163 pages, pp.156-158. 609 Bibliographie analytique, traduction d'écrits étrangers, création d'une bibliothèque à la disposition de la "communauté d'intelligence économique". 610 Pierre BÉRÉGOVOY remplace Edith CRESSON au poste de Premier ministre le 2 avril 1992. 611 Décret n°92-472 du 25 mai 1992 portant création de l’Agence pour la diffusion de l’information technologique, JO du 27 mai 1992. 158 signé le 25 mai 1992, l’ADITECH devient l’ADIT, Agence de diffusion de l’information technologique. L’Agence est placée sous la double tutelle du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la Recherche et de l’Espace. La nouvelle structure est dotée d'un conseil d’administration composé en partie de représentants des principaux ministères612. D'après l'article 2 du décret, l'ADIT a pour tâche le traitement, la synthèse et la diffusion de l'information scientifique et technique afin de valoriser des travaux de recherche à finalité civile et commerciale et d'aider le développement des entreprises613. Installés à Strasbourg, les membres de l’ARIST Alsace, dirigés par Paul Degoul, forment le noyau de base de la nouvelle équipe.

En juin 1992, un groupe de réflexion sur le thème "intelligence économique et stratégie des entreprises"614 voit ainsi le jour au sein du Commissariat général du Plan. Jean-Louis Levet, alors rapporteur de la commission Gandois, choisit d'en être simple membre et non président ou rapporteur d'un des sous-groupes. Il sollicite Henri Martre, ancien délégué général pour l'armement, président de l'AFNOR et président d'honneur d'Aérospatiale, en tant que président de groupe. Philippe Clerc615, chargé de mission depuis le mois d'août 1992 au sein du service de Jean-Louis Levet, est nommé rapporteur général du groupe et coordonne les travaux. Le groupe présidé par Henri Martre est subdivisé en quatre sous-groupes dont les thématiques sont: "Analyse comparée des systèmes d'intelligence économique dans le monde", "Comment encourager l'intelligence économique?", "Réflexion nationale, Prospective action", "Banques de données et intelligence économique". Philippe Baumard est rapporteur du premier sous-

612 "Neuf représentants de l’Etat nommés par décret dont huit désignés sur proposition des ministres chargés de l’éducation nationale, de l’économie et des finances, des affaires étrangères, de la défense, de la recherche, du budget, de l’industrie et des postes et télécommunications. Huit personnalités qualifiées nommées par décret sur proposition des ministres chargés des affaires étrangères et de la recherche" Titre II du décret n°92-472 du 25 mai 1992. 613 L'ADIT doit contribuer à la mise en œuvre d'une "politique de veille technologique", "de travaux de prospective relatifs à l'évolution des sciences et des techniques ainsi qu'à ses conséquences économiques et sociales", "à la diffusion en priorité au bénéfice des entreprises, de dossiers d'information scientifique et technique ainsi que des synthèses à caractère prospectif élaborées soit par l'établissement soit au sein des différents services de l'administration. Il peut dans le domaine de ses compétences, effectuer ou faire effectuer des études et organiser des actions de formation ou y participer", in Article 2 du décret n°92-472 du 25 mai 1992. 614 Il figure aux côtés d'autres sujets tels qu'une réflexion sur "le système productif français", "l'Europe et la politique de concurrence", le "problème de la territorialisation des activités productives". 615 Ancien responsable au CESTA durant les années 1980 puis consultant dans le domaine de la veille. Il travaille à plusieurs reprises avec l'Aditech. 159 groupe sur une analyse comparative . Christian Harbulot est rapporteur du troisième sous-groupe sur une réflexion nationale.

Les travaux débutent au dernier trimestre de l'année 1992, au moment de la campagne présidentielle américaine. L'intégration d'une rhétorique industrialiste et sécuritaire dans les discours de campagne du candidat Bill Clinton, l'annonce de la création d'un "conseil de sécurité économique" et du déploiement des "autoroutes de l'information" fournissent de précieux arguments aux instigateurs de "l'intelligence économique".

B. Face à la rhétorique mobilisatrice des discours politiques des démocrates américains.

En 1992, la campagne électorale bat son plein aux Etats-Unis. Le gouverneur Bill Clinton est en lice pour obtenir la magistrature suprême. Compétitivité et création d'emplois sont les principaux leitmotiv de sa campagne. Une politique commerciale dynamique et agressive doit donner les moyens aux Etats-Unis de retrouver leur place sur la scène économique internationale. Il élabore son programme économique en suivant les conseils d'un professeur de la Harvard's Kennedy School of Government, Robert Reich. Ce dernier s'était prononcé dès 1983 avec Ira Magaziner en faveur d'une politique industrielle destinée à maintenir le niveau de vie des Américains616.

En 1991, son ouvrage The Work of Nations617 propose une synthèse libérale sur les moyens et les objectifs d'une politique industrielle dans le contexte d'une "économie mondialisée". Selon lui, les Nations sont devenues des régions de l'économie mondiale, et leurs citoyens, la population active du marché mondial. Les firmes nationales se mutent en grands réseaux mondiaux dont les activités de production sont installées là où

616 "our standard of living can only rise if capital and labor increasingly flow to industries with high value- added per worker and we maintain a position in those industries that is superior to that of our competitor". MAGAZINER Ira C., REICH Robert, op. cit., p.15. 617 REICH Robert, The Work of Nations, New York, Knopf, 1991, 331 pages. Traduction française : L'économie mondialisée, Paris, Dunod, 1993, 336 pages. 160 les salaires sont les plus bas. La richesse d'une Nation dépend dès lors de la propriété du travail intellectuel et du contrôle sur la production de la connaissance. Les ingénieurs, les mathématiciens, les professeurs, les consultants, les conseillers financiers, les journalistes, sont les principaux protagonistes de l'"économie mondialisée". Les produits de leur travail intellectuel sont la recherche scientifique et technologique, la formation de la force de travail, l'amélioration du management, la communication de pointe et le développement des réseaux électroniques. L'Etat se doit donc d'investir dans ces domaines stratégiques à haute valeur ajoutée et de soutenir le fruit du travail de ces travailleurs qualifiés. Chaque citoyen prend une responsabilité dans l'amélioration du niveau de vie de ses compatriotes, et parallèlement travaille avec les autres nations afin de s'assurer que ces améliorations ne se font pas au détriment du reste de l'Humanité. Au lieu d'avoir comme seul objectif d'augmenter la capacité à faire faire des profits à ses firmes nationales, le rôle économique d'une nation doit viser en priorité l'amélioration du niveau de vie de la Nation. La politique économique menée par le gouvernement aura donc comme priorité le renforcement de la protection sociale, l'amélioration de la formation initiale et permanente, l'établissement d'infrastructures618 de qualité, la mise en place de subventions publiques destinée aux firmes nationales dont la production est à forte valeur ajoutée. Robert Reich s'oppose à l'élévation de barrières commerciales et à tout autre obstacle au mouvement de l'argent et des idées. Face aux "forces centrifuges de la mondialisation", il milite en faveur d'un "nationalisme économique positif", troisième voie entre "le nationalisme à somme nulle", privilégiant les intérêts économiques des Etats-Unis aux dépens d'autres intérêts dans le monde, et le "cosmopolistisme indifférent", adepte du laisser-faire.

Le 21 juin 1992, le candidat Bill Clinton présente son programme dans le domaine économique au sein de Putting People first: A National Economic Strategy for America619. La création de nouveaux emplois est conditionnée à l'ouverture des marchés étrangers et à la suppression, par les concurrents étrangers, des aides d'Etat dans les secteurs stratégiques. Le ton employé est résolument offensif: "Nous ouvrirons de façon

618 REICH Robert, L'économie mondialisée, op.cit, p.295. 619 "Putting People first: A national economic strategy for America", présenté dans deux grands discours : Annual US Conference of Mayors, 22 juin 1992, Houston et National Association of Manufacturers, Washington, 24 juin 1992. 161 plus agressive les marchés étrangers aux biens et services américains, nous sommerons nos partenaires commerciaux en Europe et dans le Pacifique de renoncer aux pratiques commerciales déloyales dans des secteurs cruciaux comme le secteur des constructions navales et l'aéronautique et nous agirons promptement s'ils ne s'inclinent pas"620. Il annonce sa volonté de créer un conseil de sécurité économique, similaire au conseil de sécurité nationale621, qui sera chargé de coordonner la politique économique du pays et de suivre les négociations économiques internationales622. Au début de l'année 1992, dans son rapport623 annuel au président et au Congrès, le Competitiveness Policy Council avait soulevé la question de la création d'une agence chargée du suivi des affaires économiques internationales. Elle aurait pour missions d'évaluer "les industries américaines clés, y compris quelques-une de celles figurant sur les listes des technologies critiques"624 et de suivre "les activités des gouvernements étrangers et des entreprises dans les mêmes secteurs pour pouvoir fournir des "alertes" suffisamment tôt

620 Traduit par nos soins, "we will move aggressively to open foreign markets to quality American goods and services. We will urge our trading partners in Europe and Pacific Rim to abandon unfair trade subsidies in key sectors like ship building and aerospace, and act swiftly if they fail to respond". 621 Organe de conseil du Président américain sur les questions de sécurité nationale et de politique étrangère, créé en 1947 dans le cadre du National Security Act. Sa structure et sa composition évoluent suivant les présidents des Etats-Unis. Depuis 1989, le NSC comprend trois comités: le Principals Committee, le Deputies Committee, les Policy Coordinating Committees. Le premier, dirigé par le Président des Etats-Unis, est composé des membres de droit (le vice-président des Etats-Unis, le Secretary of State et le Secretary of Defense) et des conseillers statutaires (le Director of Central Intelligence et le Chairman of the Joint Chiefs of Staff), auxquels se joignent à partir du 21 janvier 1993, le Secretary of the Treasury, le US Representative to the United Nations, l'Assistant to the President for Economic Policy, l'Assistant to the President for National Security Affairs, et le President Chief of Staff. Des personnalités extérieures peuvent être convoquées sur des sujets particuliers. Le Deputies Committee réunit les adjoints des membres du Principals Committee et prépare les dossiers à l'ordre du jour. Les Policy Coordinating Committees sont structurés par domaine (défense, économie internationale, renseignement, désarmement…) et par zone géographique (Europe, Chine, Amérique Latine, Russie et Europe de l'Est…). Ces comités se réunissent régulièrement. Des procédures de gestion de crise et la mise en place de systèmes élaborés de traitement de l'information, facilitent leur convocation en cas d'urgence. Le NSC s'appuie sur les agences de renseignements fédérales, notamment la CIA dont elle oriente les travaux et le cas échéant les actions spéciales menées à l'étranger. Depuis son origine, le National Security Council traite des plus grands dossiers de politique étrangère américaine et de sécurité nationale: la chute du Mur de Berlin, le déploiement des troupes en Irak, au Panama, en Bosnie, et en Somalie, la lutte contre les trafics illicites et le crime organisé, le maintien de la paix dans le cadre des Nations Unies, la politique de contrôle des armements, l'intégration de l'Europe centrale et l'Europe de l'Est, la promotion d'un libre marché, le développement de relations commerciales stables avec la Chine et la zone Asie-Pacifique, la ratification du Traité sur les armes chimiques, l'élargissement de l'OTAN, les négociations de l'OMC. 622 Il déclare son intention de créer "an economic security council, similar in status to the national security council with responsability for coordinating America's international economic policy". 623 Competitiveness Policy Council, Building a Competitive America, First Annual Report to the President and Congress, 1er mars 1992, et Competitiveness Policy Council, Enhancing American competitiveness, a progress report to the President and Congress, Washington, DC, 1993; Competitiveness Policy Council, A competitiveness strategy for America, Second report to the President and Congress, Washington, DC, 1993. 162 sur les problèmes de concurrence qui pourraient se poser"625. Dans ce cadre, la CIA aurait eu son rôle à jouer: "La communauté du renseignement peut contribuer de façon significative à cet effort"626. Durant la campagne, la Carnegie Endowment ainsi qu'une commission mise en place par le sénateur de New York, proposent627 chacune la création d'une structure de coordination de la politique économique à la Maison Blanche: "un instrument pour s'assurer que l'on accorde autant d'importance à la politique économique qu'aux questions plus traditionnelles de sécurité nationale, travaillant en étroite collaboration avec le NSC et ses personnels sur des questions touchant à l'économie internationale et avec le Conseil intérieur et ses personnels sur les questions de politique intérieure"628.

A maintes reprises, Bill Clinton utilise le terme de "sécurité économique" sans le définir, et ce, en dépit des critiques: "le titre conseil de sécurité économique suggère que notre sécurité économique est mise en danger par les ennemis étrangers au même titre que l'était la sécurité nationale pendant la guerre froide"629. Son objectif principal est de placer l'économie au cœur de la politique étrangère: "an economic security council similar to the national security council and change the State Department's culture so 624 Traduit par nos soins, "the likely course of key American industries, including at least some of those on the very similar lists of 'critical technologies", Competitiveness Policy Council, op.cit., p.33. Chaque année l'Office of Science and Technology Policy publie une liste des technologies critiques, comme son rapport de mars 1991 qui conclut que sur 94 technologies clés pour l'avenir, l'industrie américaine sera hors course d'ici 1995 sur 15 d'entre elles, pour 18 autres technologies son potentiel est très faible. Seule pour 25 d'entre-elles l'industrie américaine peut relever le défi de la concurrence internationale. 625 Traduit par nos soins, "the activities of foreign governments and firms in those same sectors to provide 'early warning' of competitive problems that might be on the horizon", Competitiveness Policy Council, op.cit., p.33. 626 Competitiveness Policy Council, op.cit., p.33. 627 Changing Our Ways: America and the New World, Report of the Carnegie Endowment National Commission, Carnegie Endowment for International Peace, Institute for International Economics, 1992, 90 pages, suite aux travaux de la commission "Commission on Government renewal"; The Cuomo Commission on Trade and Competitiveness, The Cuomo Commission Report, New York, Simon and Schuster, 1992, 120 pages. Commission créée par le gouverneur de New York, Mario CUOMO dans laquelle siègent Robert E. RUBIN et Laura D'ANDREA TYSON. 628 Traduit par nos soins "instrument for assuring that economic policy gets attention equal to traditional national security, working extremely closely with the NSC and its staff when international economic issues are under consideration, and with the Domestic Council and its staff on domestic policy matters", Changing Our Ways: America and the New World, op.cit., cité dans DESTLER Mac I., The national economic council, a work in progress, Institute for International Economics, n°46, novembre 1996, 70 pages, préface. 629 Traduit par nos soins " language conditions thought, and the title Economic security council suggests that our economic security is endangered by foreign adversaries in the same way our national security was during the cold war", KOBER Stanley, "Why spy? The uses and misuses of intelligence", op.cit., p.13, note de bas de page 32. Voir également NEU C. Richard, WOLF C., NEW Carl R., The Economic Dimensions of National Security, Washington, Rand, 1994, 84 pages, p.11. 163 that economics is no longer a poor cousin to old school diplomacy"630. Ainsi, en appelle- t-il à la création d'une politique économique nouvelle version: "je propose une stratégie économique nationale basée sur la construction de l'équipe américaine […]. En mêlant le travail et le monde des affaires, le gouvernement et l'éducation pour concourir et gagner […] Ce n'est pas un hasard si 28% des travailleurs japonais et 32% des travailleurs allemands sont dans l'industrie […] aux Etats-Unis ce chiffre est en chute aux environs de 16%. Je veux promouvoir de nouveau l'industrie américaine […]. Et je ne crois pas qu'il faille faire un choix entre le commerce et les emplois si nous avons la politique commerciale qui convient. Nous avons besoin des deux. Je ne suis pas protectionniste. Mais je ne veux pas être trop "ouvert" non plus. Je veux que nous puissions encourager le commerce. Quand les règles sont justes et les marchés ouverts, les entreprises américaines peuvent concourir et gagner. Je veux utiliser les pouvoirs que me donne la présidence pour rendre ces règles justes. Je crois que nous devrions voter une loi sur le commerce plus contraignante et plus affûtée que la loi Super 301 qui nous permette en cas de refus par les autres pays de respecter nos règles de jouer avec leurs propres règles. Je pense que notre politique étrangère devrait mettre l'accent beaucoup plus qu'elle ne le fait, sur la politique économique internationale et nous avons besoin d'un Conseil de sécurité économique semblable au Conseil de sécurité nationale qui coordonnerait notre politique économique"631.

Le 3 novembre 1992, William Jefferson Clinton devient le premier président démocrate depuis James Earl Carter (1976-1980). La nomination de trois personnalités à des postes-clés donne le ton en matière économique et commerciale et marque une rupture avec la politique libre-échangiste de ses prédécesseurs républicains. Robert

630 Los Angeles World Affairs Council, 13 août 1992. 631 Traduit par nos soins I propose a national economic strategy based on building America's team. Bringing together business and labor, government and education to compete and win. […]It isn't any accident that 28 percent of the Japanese work force and 32 percent of the German work force are in manufacturing, and we are all the way down to 16 now in the United States. I want to promote American industry again. And I don't think there is a real choice to be made between trade and jobs if we have the right kind of trade policy. We need both. I am not a protectionist. But I don't want to be a pushover. I want us to be able to expand trade.[…] When rules are fair and markets are open, American companies can compete and win. I want to use the powers of the presidency to make those rules fair. I think we should pass a stronger and sharper so-called Super 301 trade bill so that if other countries refuse to play by our rules, we can play by theirs. I think our foreign policy should be focused much more on international economic policy, and I think we need an economic security council similar to the National Security Council, with responsibility for coordinating our economic policy", Discours du gouverneur Bill CLINTON, Economic Club of Detroit, 21 août 1992. 164 E.Rubin632 accède au poste d'Assistant to the President for Economic Policy, Laura D'Andrea Tyson à celui de présidente du Council of Economic Advisers, et le professeur Robert Reich à celui de Secretary of Labor. Dans sa déclaration633 devant le Congrès, dans le cadre de sa nomination au poste de Secretary of State, Warren Christopher annonce que les questions commerciales et économiques deviennent désormais officiellement le cœur de la politique étrangère634. Cette dernière reposera sur trois piliers: élever la "sécurité économique des Etats-Unis" au rang de premier objectif, préserver et adapter les capacités militaires, promouvoir la démocratie et le marché à l'étranger635. Il s'agit d'une "diplomatie pour une compétitivité globale".

Alors que le nouveau Président s'apprête à annoncer la création effective d'un "conseil de sécurité économique", il se ravise sous la pression de quelques proches et du professeur Robert Reich. Le terme "sécurité économique" est sujet à caution. Il rappelle trop la doctrine protectionniste636. L'intitulé "Economic Security Council" est remplacé par celui de "National Economic Council" (NEC). Le 25 janvier 1993, un Executive order établit officiellement le NEC. Ce n'est pas la première fois que le gouvernement fédéral lie économie et sécurité nationale. Le 23 juillet 1982, le Président Reagan sous l'influence de son National Security Advisor, William P. Clark, signe la National Security Decision Directive 48 "International Economic Policy" qui prévoit la création du Senior Interdepartemental Group - International Economic Policy (SIG-IEP) dont l'objectif déclaré est d'intégrer les questions économiques, financières, commerciales et technologiques au sein d'une stratégie de politique étrangère et de sécurité nationale plus large. Présidé par le Secretary of Treasury, il est composé de représentants des agences637 concernées par les problèmes économiques ainsi que de représentants du Department of Defense, de la CIA et du National Security Council. Rattaché au bureau exécutif du

632 Avocat et ancien dirigeant de la banque d'investissement Goldman Sachs de Wall Street. 633 CHRISTOPHER Warren, Global Leadership, Testimony before Congress, US Department of State Dispatch, 4,4, 25 janvier 1993, pp.45-49. 634 GARTEN Jeffrey E., "Clinton's emerging trade policy", Foreign Affairs, 72(3), 1993, pp.182-189, p.183. 635 CHRISTOPHER Warren, "Economy, defense, democracy to be US policy pillars", USIS, 14 janvier 1993, p.7. 636 JUSTER Kenneth I., LAZARUS Simon, Making Economic Policy. An Assessment of the National Economic Council, Washington DC, Brookings, 1997, 72 pages, p.3. 637 Department of State, Department of Commerce, OMB, USTR, Council of Economic Advisors, White House Office of Policy Development. Avec la participation le cas échéant de l'Eximbank, l'USDA, du Department of Energy, Transportation, Labor and Interior. 165 Président, le National Security Advisor fait le lien entre le comité et le Président. Le Senior director for international economic affairs du National Security Council se voit charger du secrétariat exécutif et détermine le programme de travail. Le NSC devient un intermédiaire obligatoire. En 1985, le Secretary of State et le Secretary of Treasury décident son abrogation afin de séparer les questions économiques internationales des préoccupations de sécurité nationale. Il est remplacé par l'Economic Policy Council dans lequel le Departement of Defense, le NSC et la CIA se siègent pas. En 1986, le National Security Council soulève le problème de la domination du secteur des composants électroniques par le Japon638. Une interruption de l'approvisionnement pourrait avoir des conséquences graves sur la compétitivité des sociétés américaines. Les investissements japonais et européens dans des entreprises américaines du secteur de la défense sont également remises en cause. Suite au constat dressé par le NSC, le Président Ronald Reagan soutenu par Caspar Weinberger, Secretary of Defense, et Malcolm Baldridge, Secretary of State, contraint la société japonaise Fujitsu à retirer son offre de rachat de Fairchild Semi Conductor Corporation. De plus, le 23 août 1988, l'adoption de l'Omnibus Trade and Competitiveness Act639 prépare le contexte d'une future action de l'administration vers les entreprises640. Les termes de l'Executive order décrivant les missions du NEC sont choisis avec une grande prudence: "coordonner la politique économique en prenant en compte les aspects nationaux et internationaux, coordonner le conseil au président en matière de politique économique, s'assurer que les décisions et les programmes de politique économique sont cohérents avec les objectifs du président et que ceux-ci sont effectivement poursuivis, surveiller la mise en œuvre des actions de politique économique"641. Le conseil devient "la pièce maîtresse du réseau de politique économique de l'administration"642. Présidé par le président, dirigé par un Assistant of the President for Economic Policy et composé des représentants des

638 Pour les semi conducteurs, les plus grandes entreprises du secteur étaient américaines au début des années 1980, en dix ans les entreprises japonaises NEC, Toshiba et Hitachi sont passées en première position. 639 Un Competitiveness Policy Council est mis en place afin de proposer les moyens de renforcer la position des Etats-Unis sur le marché international. Il est composé de 12 membres issus de l'administration fédérale, des entreprises, des groupes de citoyens. L'amendement Exxon Florio de l'Omnibus trade and competitiveness act vise à protéger les entreprises américaines stratégiques contre toute prise de contrôle étrangère. 640 BELLON Bertrand, L'interventionisme libéral. La politique industrielle de l'Etat fédéral américain, Paris, Economica, 1986, 175 pages. 166 départements643 concernés par les questions économiques, le NEC apparaît comme un organe de conseil, de coordination et d'harmonisation de la politique économique644 nationale et internationale du nouveau gouvernement fédéral américain. Contrairement au SIG-IEP, mis en place auparavant par le président Ronald Reagan, le DoD et la CIA ne siègent pas au NEC. Seul le National Security Adviser participe aux réunions.

Le 26 février 1993, le président Clinton présente officiellement sa nouvelle approche de la politique commerciale, toute entière tournée vers la relance du soutien à l'exportation. Le Trade Promotion Coordinating Committee645 (TPCC), présidé par le Secretary of Commerce et composé des principales agences gouvernementales646, fournira un cadre unifié destiné à coordonner les activités du gouvernement des Etats- Unis en matière de promotion et de financement des exportations. Le 30 septembre 1993, le TPCC expose la National Export Strategy647, premier plan stratégique à l'échelle du gouvernement pour la promotion et le financement des exportations. Le titre de l'introduction est lapidaire: "A Message for Growth in a Global Economy: US Exports =

641 Traduit par nos soins, "to coordinate the economic policy-making process with respect to domestic and international issues, to coordinate economic policy advice to the president; to ensure that economic policy decisions and programs are consistent with the president's stated goals and to ensure that those goals are being effectively pursued, to monitor implementation of the president's economic policy agenda", in Executive order 12835 "Establishment of the national economic council", The White House, 25 janvier 1993, 2 pages, section 4 "Functions" directive du 24 mars 1993 : Presidential Decision Directive/NEC-2: le NEC est organisé en trois comités : NEC Principals Committee (ECON1), NEC Deputies Committee (ECON 2), Interagency Group (ECON3). Il comprend au départ une vingtaine de personnes. 642 WEATHERFORD Stephen, MCDONNELL Lorraine M., "Clinton and the economy: the paradox of Policy success and Political Mishap", Political Science Quaterly, 111(3), 1996, pp.403-436, p.419. 643 Composition du NEC: President, Vice-president, Secretary of State, Treasury, Agriculture, Commerce, Labor, Housing and Urban Development, Transportation, Energy, Administrator of the Environmental Protection Agency, Chair of the Council of Economic Advisers, director of the OMB, USTR, Assistant to the President for Economic Policy, Assistant to the President for Domestic Policy, Assistant to the President for Science and Technology, National Security Adviser. 644 En théorie, dans le domaine des discussions et de la coordination des politiques, le NEC exerce les responsabilités de l'United States Trade Representative-(USTR), ce qui n'est le cas pour les négociations commerciales. En pratique, le NEC oriente et détermine les objectifs des négociations. 645 Export Enhancement Act de 1992, title 15, chapter 73, subchapter III, Export Promotion, sec. 4727 Trade Promotion Coordinating Committee. 646 L'Executive Order 12870 du 30 septembre 1993 introduit en plus des membres initialement prévus le Department of Defense, Labor et Interior et les agences suivantes EPA, USIA, CEA, OMB, NEC et NSC. Au total, les membres du TPCC sont le Department of Commerce, State, the Treasury, Agriculure, Energy, Transportation, Defense, Labor, the Interior, Agency for International Development, Trade and Develoment Agency, Environmental Protection Agency, United States Information agency, Small Business Administration, Overseas Private Investment Corporation, EximBank, Office of the United States Trade Representative, Council of Economic Advisers, OMB, NEC, NSC. 647 Toward a National Export Strategy - Report to the United States Congress, Trade Promotion Coordinating Committee, September 30, 1993. 167 US Jobs"648. Cette stratégie est présentée comme une réponse à l'attitude des concurrents des Etats-Unis, en particulier du Japon, du Royaume-Uni, de la France, de l'Allemagne, et du Canada, premiers pays à avoir entrepris un soutien massif des entreprises par l'Etat pour la conquête des marchés extérieurs649. Les membres du TPCC préconisent soixante cinq mesures, organisées autour des grands axes suivants: la réduction des obstacles à l'export, l'amélioration des conditions de financement des exportations, une meilleure gestion des moyens, un meilleur accès à l'information tout particulièrement pour les PME650, la concentration des moyens sur des cibles prioritaires dites "big emerging markets"651 et sur des secteurs prioritaires652, une politique agressive d'advocacy.

L'Advocacy fait référence aux efforts d'activisme qui devront être lancés en faveur des entreprises engagées dans l'obtention de contrats internationaux jugés essentiels et dans la conquête de marchés publics étrangers. Le TPCC propose qu'un Advocacy Network, composé des agences gouvernementales intéressées par l'export,

648 Toward a National Export Strategy - Report to the United States Congress," Trade Promotion Coordinating Committee, September 30, 1993, introduction, dans laquelle apparaît un extrait du discours du président CLINTON : "The work that exporters […] do to expand jobs and growth is fundamentally important, because every time we sell $1 billion of American products and services overseas, we create about 20,000 jobs. In all, more than seven million Americans clearly owe their jobs to exports. And because those workers in export-related jobs make about 17 percent more than the average worker, we need more of these jobs. Our vehicle to a coherent promotion plan will be the Trade Promotion Coordinating Committee, an interagency group created by Congress", President Bill CLINTON, 6 mai 1993. 649 "The fierce competition for international markets comes first and foremost from the more innovative firms in Europe and Japan. In particular, Japanese companies have set the pace with a mix of aggressive business practices and a virtually economy-wide commitment to quality, rapid time to market, ongoing innovation, and customer satisfaction . […] In most industrial countries, diplomatic missions actively are involved in trade promotion. As international markets became more competitive and more promising, European and Asian governments have made international sales an integral part of their economic diplomacy. Exports often are viewed as so important to the home country economy that senior officials, including the head of government, will travel abroad to support export sales. The government's classic role of information provider is even more important where smaller domestic firms face different languages in distant markets" in Toward a National Export Strategy - Report to the United States Congress, Trade Promotion Coordinating Committee, September 30, 1993, introduction. 650 "For exporters -- especially small and mid-sized companies -- daunted by the byzantine organizational charts and acronym soup of US government agencies created to serve them, there will be relief. The National Export Strategy will create a series of user-friendly one-stop shops located in major export centers. These facilities will bring together, under a single coordinated management team, the resources of a wide variety of local, state, and federal government agencies and a network of private sector export service providers. It seems like a simple idea. It is. But it is also a revolution in government."in Toward a National Export Strategy - Report to the United States Congress", Trade Promotion Coordinating Committee, September 30, 1993, introduction. 651 Afrique du Sud, Argentine, Brésil, Chine, HongKong, Taïwan, Corée du Sud, Inde, Indonésie, Mexique, Pologne, Turquie. 652 Technologies de l'information, santé, transports, énergie, finance, environnement. 168 prenne en charge l'organisation du soutien aux entreprises653 en accord avec la politique étrangère des Etats-Unis: "Etablir le TPCC-Advocacy Network, présidé par le Secrétaire d'Etat au Commerce ou son suppléant, pour développer un système efficace d'aides et de conseils volontaristes en coordination étroite avec le secteur privé et dans le contexte global de la politique étrangère américaine"654. Pour assurer cette mission, le réseau bénéficiera d'une cellule d'appui: l'Advocacy Center655. Dotée d'une quinzaine de personnes, l'Advocacy Center est conçu comme un instrument pour la "surveillance" permanente des grands projets, la réception des demandes de soutien des entreprises et la préparation des missions officielles. Son objectif est de défendre les intérêts des entreprises américaines dans les grands appels d'offres internationaux grâce aux ressources et aux moyens du gouvernement afin d'exercer une pression directe coordonnée. L'Advocacy Center se mobilise à la demande d'une des agences du réseau, d'un chef d'entreprise ou d'un ambassadeur. Il aide les entreprises de différentes manières. Soit par la rencontre d'un spécialiste de l'US Department. Soit par l'intervention directe auprès des décideurs étrangers d'un des représentants de l'Etat à Washington ou d'une ambassade. Les plus hauts représentants de l'Etat pourront inciter les représentants étrangers à respecter les règles du jeu et à s'en tenir à des considérations commerciales. Parallèlement, le contre espionnage américain s'organise. En 1994, Le FBI lance un programme spécifique "Economic Counterintelligence program", visant à

653 L'Advocacy Network devra participer à la coordination des financements, au ciblage des projets prioritaires à suivre, à l'appui de ceux jugés en accord avec les objectifs de politique extérieure des Etats- Unis. 654 Traduit par nos soins "Establish the TPCC Advocacy Coordinating Network, chaired by the Secretary of Commerce or his delegate, to develop an effective system of aggressive advocacy in close coordination with the private sector and within the context of overall US foreign policy", in Toward a National Export Strategy - Report to the United States Congress, Trade Promotion Coordinating Committee, September 30, 1993. Recommandation 38. 655 Mis en place le 22 novembre 1993 en tant que cellule d'appui du Trade Promotion Coordinating Committee (TPCC) du Department of Commerce des Etats-Unis. Localisé dans la Trade Development Division dans l'International Trade Administration de l'U.S. Department of Commerce."As part of the Trade Development Division of the International Trade Administration, the Advocacy Center acts as a unique, central coordination point marshalling the ressources of 19 U.S. government agencies in the Trade Promotion Coordinating Committee (TPCC) to ensure that sales of U.S. products and services have the best possible chance abroad. We are, in short, your advocates. Exporting today means more than just selling a good product at a competititve price; it can also mean dealing with foreign governments and complex regulations. That's where we step in. The Advocacy Center at the U.S. Department of Commerce puts the resources and authority of the U.S. government behind your team to help you resolve problems like these: Contracts pursued by foreign firms that receive assistance from their home governments to pressure a customer into a buying decision; Unfair treatment by government decision-makers, preventing you from a chance to compete; Tenders tied up in bureaucratic red tape, resulting in lost opportunities and unfair advantage to a competitor. If these or any similar export issues are affecting your company, it's time to call the Advocacy Center". 169 détecter et à agir contre tous les actes étrangers allant à l'encontre des intérêts économiques américains. Ce programme fédéral prévoit le rassemblement par le FBI d'informations sur les "menaces économiques" étrangères, leurs acteurs, les armes et les méthodes utilisées. De nature défensive, selon le directeur du FBI, il vise exclusivement à protéger la sécurité nationale656.

Pendant sa campagne, le gouverneur Bill Clinton fait du développement des nouvelles technologies de l'information et des communications l'un des points principaux de son programme, suivant en cela les conseils d'un de ses plus proches collaborateurs, le sénateur Al Gore. Il charge ce dernier de trouver les arguments d'un discours politique mobilisateur afin de convaincre les électeurs de l’importance de lancer une initiative nationale. C'est par l'expression "Information Superhighway" que le sénateur Al Gore tente d'expliquer l'importance de construire une grande infrastructure dans le domaine des communications et de l'information, dénommée National Information Infrastructure (NII). Bill Clinton élu Président, Al Gore nommé vice- président, la réalisation du NII est confiée officiellement à ce dernier. Le 15 septembre 1993, lors de la présentation d'un document d'orientation sur la stratégie nationale, National Information Infrastructure, Agenda for Action657, le vice-président Al Gore déclare "Je veux relier plus vite tous les hommes grâce aux nouvelles autoroutes de demain, les autoroutes de l'information". Le 15 janvier 1994, il livre au public américain

656 "Consistent with U.S. national security policy since 1990, the Federal Bureau of Investigation initiated an Economic Counterintelligence program in 1994 with a mission to collect information and engage in activities to detect and counteract foreign power-sponsored or coordinated threats and activities directed against United States' economic interests, especially acts of economic espionage. This program does not involve offensively collecting economic information; it is defensive in nature with the ultimate goal of protecting U.S. national security. This goal has and will continue to be accomplished by the application of investigative tools, techniques and remedies available through the authorities and jurisdictions assigned to both the FBI's Foreign Counterintelligence and Criminal Investigative Programs. Through the Economic Counterintelligence program, the FBI has developped significant information on the foreign economic threat, to include the identification of actors, targets and methods utilized" […] Understandably, U.S. industry is reluctant to publicize occurrences of foreign economic and industrial espionage. Such publicity can adversely affect stock values, customers' confidence, and ultimately competitiveness and market share. Nevertheless, in the last few years, there have been a number of studies and estimates which have attempted to quantify the scope and impact of economic espionage", Statement of Louis J. FREEH, Director, FBI, Before the Senate Select Committee on Intelligence and Senate Committee on the Judiciary, Subcommittee on Terrorism, Technology and Government Information Hearing on Economic Espionage, 28 février 1996. 657 Dans le cadre de sa deuxième campagne présidentielle, le président Clinton fait part de ses intentions dans le texte Bridge to the 21st Century de promouvoir la diffusion d'Internet dans l'ensemble de la société. 170 le contenu de son action et sa justification: il s’agit d’"un système permettant de distribuer à tous les Américains l'information dont ils ont besoin quand et où ils la veulent, et à un coût abordable". Les objectifs sont pluriels: amélioration de l'accès aux services administratifs et aux services d'enseignement et d'éducation, meilleure gestion des services de santé et du contrôle de ses coûts, accroissement de la compétitivité des secteurs industriels traditionnels, développement du commerce électronique et des communications interentreprises. Le NII doit favoriser l'avènement d'une nouvelle économie basée sur la production et le commerce de l'information à un moment où les Etats-Unis s'interrogent sur les capacités du pays à tenir son rang sur la scène économique internationale. Considérant que "les Etats-Unis tracent la voie pour le reste du monde", le Vice Président Al Gore change d'échelle et fait du développement des infrastructures de l'information un volet à part entière de la politique étrangère des Etats- Unis. Dans le cadre d'une conférence internationale réunissant les principaux Etats membres de l'Union Internationale des Télécommunications (UIT), à Buenos Aires le 24 mars 1994, il présente la vision américaine d'une Global Information Infrastructure (GII), projet d'interconnexion mondiale uniforme des réseaux à l’échelle planétaire658 : "La GII ne sera pas seulement une métaphore de la démocratie en marche, elle en fera la promotion en permettant une plus grande participation des citoyens à la prise de décision. Elle favorisera la capacité des nations à coopérer entre elles. […]Ce réseau abolira le temps et les distances pour les familles et les amis et permettra de créer un marché mondial de l'information où les consommateurs pourront acheter et vendre des produits" 659.

Le projet NII devient l'instrument d'une politique sociale, industrielle, technologique, économique et commerciale. Un grand programme d'investissement est lancé en 1993 par le Council of Competitiveness afin de construire un réseau national de communication à haut débit articulé autour du réseau Internet. La réalisation du NII s'appuie sur une collaboration entre les agences fédérales et le secteur privé (grandes

658 Le "réseau des réseaux" se présentera telle une architecture physique complexe composée d'une juxtaposition de réseaux (continentaux, nationaux, régionaux et locaux, publics, privés ou universitaires) reliés entre eux par des lignes téléphoniques commutées, numériques, des lignes optiques, des câbles coaxiaux à haut débit et des satellites. Les services formant la trame de la GII seront essentiellement numériques. 659 Global Information Infrastructure, Agenda for Cooperation, UIT, Buenos Aires, 21 mars 1994. 171 entreprises, laboratoires de recherche des Universités). Deux structures coordonnent le projet: l'Information Infrastructure Task Force (IITF) sous la direction du Department of Commerce, et l'Advisory Council. La première, composée de hauts représentants des agences gouvernementales, est chargée d'intégrer le développement des NTIC dans l'administration et de coordonner les initiatives et les aides publiques. La seconde rassemble 25 représentants des plus grandes entreprises du secteur informatique et des télécommunications et conseille l'IITF. A travers le High Performance computing and Communications Program660 et l'Information Infrastructure Technology and Applications, le gouvernement fédéral finance des programmes annuels et pluriannuels de recherche développement dans le domaine des logiciels et des communications661. L'administration Clinton souhaite donner l'exemple avec l'initiative "Reinventing Government"662 dans le cadre du National Performance Review (NPR) lancé en mars 1993. La justification officielle est claire "L'administration n'a pas d'autre voie que celle du "gouvernement électronique", pour être sûr que le gouvernement fédéral travaille mieux et coûte moins cher". L'un des objectifs du NPR est donc de rationaliser l'organisation de l'administration en s'appuyant sur le NII. Internet doit permettre une meilleure circulation de l'information entre les grandes agences, un accès en ligne aux services de l'administration et à l'information fédérale ainsi qu'une plus grande participation des citoyens américains.

Les démocrates américains proposent une conception globale de la "sécurité nationale" afin de justifier l'interventionisme du gouvernement fédéral. Le maintien d'une position compétitive des Etats-Unis face à ses principaux concurrents devient l'un des objectifs de sécurité nationale. A leur arrivée au pouvoir les démocrates américains affichent clairement leurs intentions. L'administration se réforme et adapte son

660 Dans la lignée du High performance Computing and Communication Act décidée par le Président Bush en novembre 1991 et limité au développement d'un réseau à haut débit pour la recherche et l'éducation. 661 Dans les domaines tels que les bibliothèques virtuelles, l'éducation et la formation à distance, la sécurité nationale, les infrastructures civiles, l'accès à l'information publique. 662 GORE Albert, Creating a Governement that Works Better and Costs Less: Report of the National Performance Review, Washington, Government Printing Office, septembre 1993 (annexe: "Reeingineering throught Information Technology"); GORE Albert, Creating a Governement that Work Better and Cost Less, Status Report, Washington, Government Printing Office, septembre 1994; GORE Albert, Access America, National Partnership for Reinventing government, Report of the National Performance Review and the Government Information Technology Services Board, 1997; Reinventing Governement: status of NPR Recommandations at 10 Federal agencies (http://www.npr.gov; http://www.itpolicy.gsa.gov; http://www.govexec.com ). 172 organisation afin d'aider les entreprises à conquérir les marchés extérieurs. La mise en place des infrastructures de l'information lui permettra d'accomplir efficacement ses missions et de faciliter la circulation de l'information entre les principaux centres de décision du pays.

Les actions américaines donne des arguments à ceux qui souhaitent faire de l'"intelligence économique", une politique nationale. Les travaux du groupe "intelligence économique et stratégies des entreprises" à peine lancés, Christian Harbulot, Philippe Baumard, ainsi que Jean-Louis Levet, posent les premiers jalons et préparent la réception du futur rapport.

173 II. Finalisation de propositions d'action en faveur d'une "troisième voie française".

Entre 1992 et 1993, publications d'ouvrages et effets d'annonce positionnent l'expression "intelligence économique" dans le débat public sur la compétitivité nationale et spécifient l'urgence d'une action publique.

A. Spécifications des nécessités d'une action publique.

Une fois les travaux du groupe "intelligence économique et stratégie des entreprises" lancés, ceux de la Commission "compétitivité française"663 arrivent à terme et font l'objet d'une publication à la fin de l'année 1992. L'expression "intelligence économique" et l'idée selon laquelle la performance des entreprises et de l'Etat dépendrait de la diffusion et de l'exploitation de l'information, font leur apparition dans les premières pages du rapport. Le Commissaire au Plan, Jean-Baptiste de Foucauld, souligne ainsi dans la préface "L'efficacité de l'entreprise et plus largement de l'appareil productif va se mesurer dans la capacité à se décloisonner et à diffuser l'information. […] La "performance globale" ne peut s'obtenir que par une association de tous les acteurs. Elle concerne en effet autant les entreprises que la nation dans la mesure où les progrès à accomplir sollicitent l'ensemble des intervenants de tous niveaux: chefs d'entreprises et salariés, Etat, collectivités locales, partenaires sociaux, société civile"664. Le chapitre introductif sur l'adaptation du système productif au nouveau contexte économique international est composé d'une sous partie intitulée "L'affrontement concurrentiel"665. "L'environnement concurrentiel mondial" est décrit en terme d'affrontements et de menaces. Le vocable employé tranche par rapport au contenu du rapport. Un paragraphe développe succinctement "une des nouvelles actions" permettant aux entreprises de mieux anticiper les menaces.Il s'agit de "l'intelligence économique", définit comme "l'ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement, de distribution et de protection de l'information utile aux acteurs

663 Dans le cadre du Xème plan 1989-1992, sur le thème "La France, l'Europe". 664 GANDOIS Jean (groupe présidé par), France: le choix de la performance globale, Paris, Commissariat général du Plan, La Documentation française, 1992, 203 pages, préface de Jean-Baptiste DE FOUCAULD, Commissaire au Plan. 665 GANDOIS Jean (groupe présidé par), France: le choix de la performance globale, op.cit., p.18. 174 économiques, obtenue légalement dans les meilleures conditions de qualité, de délais et de coût"666. Christian Harbulot est à l'origine de cette première apparition du terme "intelligence économique" et de sa définition dans un document officiel. Il justifie cette intégration par le fait que quelques mois auparavant, une étude, Made in France667, réalisée par les professeurs d'Université Dominique Taddéi et Benjamin Coriat pour le Commissariat général du Plan et pour le ministère de l'Industrie et du Commerce extérieur faisait "une impasse sur les répercussions de la concurrence dans le devenir des économies nationales" ainsi que sur les différents "modèles culturels d'économie de marché".

Ce Made in America français suggère que la stratégie des entreprises et l'action des pouvoirs publics reposent désormais sur de nouveaux principes668. Les pouvoirs publics ont un rôle essentiel à jouer dans "l'accompagnement, l'impulsion et l'anticipation des stratégies industrielles"669, et cela compte tenu de l'imperfection et des défaillances du marché ainsi que du poids des stratégies privées et publiques sur la réorganisation industrielle des Etats. Pour éviter les erreurs commises dans le passé, les auteurs proposent une meilleure définition et délimitation de l'action publique: "il suffit de fixer deux bornes au nouveau rôle des pouvoirs publics: ne jamais intervenir quand le comportement spontané des acteurs économiques conduirait au même résultat collectif car il y aurait là une aubaine illégitime; ne jamais intervenir non plus quand il n'existe pas d'opérateurs aptes à atteindre les objectifs recherchés"670. Ils considèrent également que le terme "politique industrielle", tabou aux Etats-Unis, se justifie :"[…] il n'y a guère d'inconvénients à continuer à parler de politique industrielle, pourvu qu'on convienne de partir des stratégies d'entreprises. Il s'agit alors pour nous de construire des avantages compétitifs pour ces dernières"671. Contrairement au passé, cette nouvelle "stratégie de compétitivité" de la France doit s'effectuer, en complète symbiose avec les partenaires européens, participant ainsi à l'émergence d'une "politique industrielle

666 GANDOIS Jean (groupe présidé par), France: le choix de la performance globale, op.cit., p.19. 667 TADDEI Dominique, CORIAT Benjamin, Made in France, l'industrie française dans la compétition mondiale, Paris, Livre de Poche, 1993, 470 pages. 668 TADDEI Dominique, CORIAT Benjamin, Made in France, op.cit., p.11. 669 TADDEI Dominique, CORIAT Benjamin, Made in France, op.cit., p.14. 670 TADDEI Dominique, CORIAT Benjamin, Made in France, op.cit., p.288. 671 TADDEI Dominique, CORIAT Benjamin, Made in France, op.cit., p.290. 175 commune"672 et à la mise en place d'instruments efficaces. Dans leur analyse, Benjamin Coriat et Dominique Taddéi effleurent les questions relatives à la concurrence déloyale. Ils citent "quelques pratiques de nos partenaires"673 et à un seul endroit, transparaît une "légère irritation": "quant à ceux qui ont l'outrecuidance de parler de la "Forteresse Europe", disons leur très calmement qu'elle n'est pas près d'atteindre la taille de la Forteresse Japon ni la puissance de l'artillerie américaine"674. Pour Christian Harbulot, les propos tenus sont beaucoup trop prudents et éloignés de la réalité concurrentielle: "Le problème de la compétitivité ne se résume pas à une redéfinition du contenu du travail et à une revalorisation des rapports entre partenaires sociaux, il faut gagner des parts de marché"675.

En 1992, Jean-Louis Levet et Christian Harbulot s'emploient à en convaincre le plus grand nombre par la publication d'ouvrages grand public. Jean-Louis Levet publie La révolution des pouvoirs, les patriotismes économiques à l‘épreuve de la mondialisation676, et Christian Harbulot La Machine de guerre économique. Etats-Unis, Japon, Europe677. Jean-Louis Levet signe la préface de l'ouvrage de Christian Harbulot. Il écrit: "Le grand mérite et l'originalité du travail de Christian Harbulot est bien là: renouveler de fond en comble notre compréhension du monde industrialisé d'une part, par la prise en compte d'un facteur décisif de la guerre technologique et industrielle peu étudié jusqu'à maintenant: les systèmes d'information. […] Christian Harbulot va jusqu'au bout de son analyse de la menace économique et de ses pratiques"678. L'ouvrage est une reprise de l'étude de l'Aditech de 1990 au tirage limité. Le résumé figurant sur la jaquette du livre plante le décor: "la guerre économique est une menace particulièrement pernicieuse […]. Ce climat d'insécurité économique a des répercussions sur le quotidien de tous les Français.[…] A l'heure où les Etats-Unis

672 Cite la Communication BANGEMANN approuvée par le conseil des ministres du 26 novembre 1990. 673 L'adoption de mesures anti-dumping, la section 301 du code de commerce des Etats-Unis et son refus de conclure les négociations du GATT, les arrangements bilatéraux Etats-Unis/Japon. 674 TADDEI Dominique, CORIAT Benjamin, Made in France, op.cit., p.326. 675 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, Paris, Economica,1992, 163 pages, p.145. 676 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, les patriotismes économiques à l ‘épreuve de la mondialisation, Paris, Economica, janvier 1992, 217 pages. 677 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, Paris, Economica,1992, 163 pages. 678 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.VIII. 176 envisagent de se doter d'un conseil national de sécurité économique, où se profile en Occident la concurrence par l'illégalité économique, où se développent à travers le monde des économies mafieuses, la France ne peut se permettre d'avoir une guerre de retard". Par rapport à ses écrits de 1990, le principal changement réside dans une réactualisation version "intelligence économique"679. Un chapitre entier est consacré à cette notion. Certaines parties sont supprimées, le style est épuré. En dépit du titre, volontairement accrocheur, les métaphores militaires sont beaucoup moins nombreuses dans le texte. Les mots "intelligence" et "information" l'emportent sur celui de "renseignement". Le chapitre "Cultures occidentales et modèles offensifs" de 1990 est remplacé par le titre "L'arme de l'intelligence économique ". Les sous titres "L'impasse occidentale sur la stratégie de l'information" et "Les nouveaux enjeux du renseignement économique" deviennent respectivement "L'impasse sur la culture collective de l'information" et "L'enjeu de l'intelligence économique". Une sous-partie sur "L'émergence d'une culture française de l'intelligence économique" est ajoutée au chapitre sur la situation française. Le terme "subversif" disparaît des titres et apparaît peu dans le texte. Ainsi, par exemple, "Eléments de culture subversive dans la guerre économique" devient-il "La concurrence par l'illégalité économique". En entrant davantage dans le détail, une réécriture très légère d'une des phrases en dit long sur l'évolution des termes, en particulier celui "d'espionnage". Dans Il nous faut des espions, il est écrit qu'aux Etats-Unis, les entreprises américaines ont développé des "techniques d'espionnage surtout sur leur territoire […] Les techniques offensives inventées par les Américains dans le cadre de le concurrence commerciale s'appliquaient surtout à leur marché intérieur"680 avec, mentionné dans la note de bas de page " sur un échantillon représentatif de plus de 1500 entreprises, les 4/5 d'entre elles obtenaient régulièrement des informations sur leurs concurrents, et le tiers possédait un service spécialisé dans l'espionnage industriel"681. Dans l'étude Aditech de 1990, on peut lire notamment "Les entreprise quant à elles se sont protégées de la concurrence de leurs congénères.[…] A la fin des années 50, il existait déjà aux Etats-Unis des organismes spécialisés dans l'espionnage et le contre espionnage industriel682. En 1992, on trouve dans le chapitre

679 Voir Tome 2, annexe Travaux de Christian Harbulot , p.35. 680 ELHIAS Marc, NODINOT Laurent, Il nous faut des espions, op.cit., p.258. 681 ELHIAS Marc, NODINOT Laurent, Il nous faut des espions, op.cit., p.258. 682 HARBULOT Christian, Techniques offensives et guerre économique, op.cit., p.96. 177 consacré au système américain dans La machine de guerre économique: "Si les multinationales américaines ont intégré dès l'après-guerre l'information dans leurs stratégies concurrentielles, elles l'ont d'abord utilisées entre elles. […]A la fin des années 50 il existait déjà aux Etats-Unis des organismes spécialisés dans le renseignement économique ouvert et fermé"683.

Christian Harbulot réédite ses accusations quant à la non préparation de la France à la "guerre économique", ce qui pousse le pays "vers un statut de puissance soumise"684. Les politiques s'obstinent à miser sur la construction européenne et ainsi à croire que "le message de Maastricht a une ampleur suffisante pour remplacer un discours à la Japonaise sur le patriotisme économique"685. Il définit le "patriotisme économique" comme un "système de valeurs nationales à trois dimensions: une dimension culturelle qui fait référence aux racines du système de production; une dimension conflictuelle qui fait référence aux rapports de forces concurrentiels; une dimension temporelle qui fait référence à l'évolution des progrès technologiques"686. Ce concept n'a pour lui aucun sens dans le cadre de la doctrine libérale, qui ne tient compte ni des enjeux stratégiques des Etats ni de la doctrine marxiste, selon laquelle la population ne peut se mobiliser pour servir les intérêts d'une économie nationale. Pour passer d'une "culture fermée et individuelle à une culture ouverte et collective de l'information", il propose la mise en place d'un "dispositif français d'intelligence économique" résultant de la concertation des acteurs privés et publics. Sa définition de l'expression "intelligence économique" est beaucoup plus élaborée que celle du rapport de la Commission Gandois: "la recherche et l'interprétation systématique de l'information accessible à tous, dans un objectif de connaissance des intentions et des capacités des acteurs. Elle englobe toutes les capacités de surveillance de l'environnement concurrentiel (protection, veille, influence) et se distingue du renseignement traditionnel par la nature de son champ d'application (information ouverte), par la nature de ses acteurs (ensemble des personnels et de l'encadrement dans un processus de culture collective de l'information), par ses spécificités culturelles (chaque économie nationale génère un modèle spécifique

683 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.99. 684 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.7. 685 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p. XII. 686 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.37. 178 d'intelligence économique)"687. Pour illustrer ses propos, il représente l'"intelligence économique" par un schéma688 à trois niveaux: le niveau des entreprises, le niveau national puis international, composé chacun des caractéristiques de l'"intelligence économique".

Christian Harbulot expose les raisons historiques qui permettent aujourd'hui d'utiliser le mot "intelligence" dans un nouveau sens. Auparavant, selon lui, le terme dérangeait. Il faisait trop référence à l'expression anglosaxonne désignant les activités des services de renseignement "Bref, on craignait de choquer l'auditoire. C'est ce qui explique pourquoi les précautions oratoires avaient jusque là étouffé dans l'œuf toute réflexion sérieuse sur la question"689. La notion "d'intelligence économique" n'aurait été alors comprise que par une infime minorité d'experts familiarisés avec le monde anglo- saxon .De même, toute allusion à une politique globale dans ce domaine s'avérait impossible, compte-tenu de l'amalgame fait entre le "renseignement économique ouvert" et l'espionnage industriel, "sujet tabou par excellence". Il considère que cette autocensure a empêché de repenser le concept d'information qui n'intègre pas de vision stratégique et tactique de la "guerre économique", ce que montre le rapport René Mayer, en adoptant une "vue trop générique" de l'information. Les actions japonaise ont également ouvert la voie: "en associant l'outil informationnel à la réussite de leur modèle économique, les patrons japonais ont obligé les Français à se défaire du complexe d'infériorité qu'ils entretenaient à l'égard des activités d'intelligence. Grâce à leur démonstration sur la rentabilité de l'information accessible à tous, les entreprises nippones ont décriminalisé le terme intelligence"690. La prise de conscience serait désormais réelle: "Nous savons maintenant que l'information a un champ d'expérimentation très varié. La documentation n'est que le simple maillon d'une longue chaîne. L'intelligence économique couvre tous les maillons de la chaîne, du renseignement économique ouvert à la prospective action. Le renseignement économique ouvert auquel on a préféré pour l'instant le terme plus anonyme de veille,

687 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.91. 688 "Les trois niveaux de l'intelligence économique", HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.90. 689 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.89. 690 HARBULOT Christian, op.cit., p.89. 179 regroupe les activités de collecte, de traitement et de diffusion de l'information ouverte"691.

Dans ce contexte, la création du groupe "intelligence économique et stratégies des entreprises" représente pour lui une grande avancée: "jamais une institution française n'avait osé jusqu'à présent poser le problème de la compétitivité sous cet angle"692. Il souligne qu'une collaboration avec Philippe Baumard a donné lieu à un travail commun de définition des axes de travail du groupe du Plan693, l'objectif étant d'ordre méthodologique, "fédérer les disciplines de l'ingénierie de l'information" et d'ordre politique, "susciter l'émergence d'un dispositif français d'intelligence économique"694, et ce dans la lignée des travaux du rapport de René Mayer. La formation et la sensibilisation à "l'intelligence économique" lui semble absolument prioritaire. Il définit l'enseignement de "l'intelligence économique" telle une "approche pluridisciplinaire théorique et pratique des problèmes d'information", "socle indispensable à la pérennité d'une culture française du renseignement"695.

Les développements sur les pays étrangers sont issus de l'étude Aditech. Pour chacun des pays étudiés, Etats-Unis, Japon et Allemagne, un schéma696 illustre les liens perçus entre les acteurs publics, semi-publics et privés. Ces liens rendent compte de l'organisation nationale de "l'intelligence économique". Un schéma similaire pour le Japon avait déjà été présenté dans l'ouvrage Il nous faut des espions, sous le titre "Organigramme du consensus culturel japonais en 1987". Il propose également une shématisation de ce que pourrait être le "système français d'intelligence économique"697.

691 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.93. 692 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.89. 693 Définir les blocages culturels français et les problèmes posés par les nouvelles formes de compétition, élaborer des typologies des dispositifs étrangers et des méthodologies censées changer la perception de l'organisation vis-à-vis de l'information et de l'importance de son environnement 694 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.93. 695 HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.124. 696 "L'intelligence économique dans l'économie américaine", p.17; "L'organisation étatique de l'intelligence économique au Japon" p.24; "L'intelligence économique dans l'économie japonaise" p.30; "L'intellignce économique dans l'économie allemande" p.108; "Les déviances mafieuses du système d'information japonais", in HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.138. Voir Tome 2 Annexe Travaux de Christian Harbulot, pp.53-56. 697 "L'intelligence économique dans l'économie française", HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Etats-Unis, Japon, Europe, op.cit., p.121. Voir Tome 2 Annexe Travaux de Christian Harbulot, p.54. 180 Les références bibliographiques698 de Christian Harbulot sont pour l'essentiel d'origine francophone. Il complète les références de l'étude Aditech par quelques ouvrages parus entre les années 1990 et 1992 aux Etats-Unis et en France, dont celui de Philippe Baumard et de Bernard Esambert ainsi que la dernière étude commandée par l'Aditech à Bernard Nadoulek sur le thème de la mondialisation des cultures.

En revanche, Jean-Louis Levet, qui, dans ses précédents ouvrages avait fait preuve d'une certaine retenue, adopte un vocable plus agressif dans son ouvrage699 écrit en collaboration avec Jean-Claude Tourret. L'influence des écrits de Christian Harbulot apparaît clairement. Les premiers chapitres détaillent ainsi le "déploiement offensif de l'économie japonaise": "Le modèle global concurrentiel de l'Occident est l'objet d'une agressivité sans faille de la part du Japon, modèle global impérialiste qui multiplie les actions subversives à notre égard"700, ainsi "le patriotisme économique devient pour certaines nations, l'outil historique d'un expansionnisme mondial, pour d'autres le moyen de sauvegarder une souveraineté menacée"701. Le Japon fait de l'information "une arme de guerre économique"702: "Ces sociétés (japonaises) ont intégré les potentialités offensives de l'ingénierie de l'information qu'elles mettent au service de leur expansionnisme. Elles ont pour cela bâti leur machine de guerre économique en misant sur l'efficacité à long terme de l'information et en assurant sa diffusion à tous les centres nerveux des entreprises et de l'Etat concernés par son contenu"703. Ses critiques sur le cloisonnement de l'administration sont plus vives qu'auparavant. Il parle de "querelles de clocher", de "manque de culture économique des administrations centrales". Ainsi, souligne-t-il l'importance d'une "démarche d'intelligence économique au niveau national": "en matière d'intelligence économique, d'utilisation du système national d'information à des fins économiques, le pouvoir politique, à l'exception de démarche volontariste de quelques-uns, n'a jamais eu d'approche globale.[…] pour la France on le voit, l'anticipation des menaces, la définition, l'application et la gestion dynamique d'une stratégie à tête multiple, nécessitent une véritable politique de

698 Voir Tome 2 Annexe Travaux de Christian Harbulot, p.38. 699 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, les patriotismes économiques à l‘épreuve de la mondialisation, Paris, Economica, janvier 1992, 217 pages. 700 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, op.cit, p.10. 701 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, op.cit, p.12. 702 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, op.cit, p.81. 703 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, op.cit, p.87. 181 l'intelligence économique et la maîtrise de l'outil du renseignement civil. La communication entre l'Etat et le secteur privé sur une question aussi essentielle est indispensable"704. Contrairement à Christian Harbulot pour lequel l'Europe n'offre aucune solution, Jean-Louis Levet en appelle à un "patriotisme économique européen". Il conclut son ouvrage par l'approche culturelle inspirée de la dernière étude de Bernard Nadoulek: "La diversité des cultures est un véritable laboratoire dont la richesse est le principal atout de l'Europe, face au globalisme impérialiste nippon et à la puissance américaine.[…] L'Europe peut engendrer un patriotisme économique moderne au croisement des différentes matrices culturelles qui la forment"705. Il s'écarte cependant d'une vision trop tournée vers "l'affrontement". Ce "patriotisme économique européen" devrait empêcher la constitution "d'un modèle guerrier de conquête économique"706 et d'une logique "d'affrontements économiques au niveau mondial".

Le 18 novembre 1992, le Centre français du commerce extérieur organise un colloque sur "L'intelligence économique et concurrentielle aux Etats-Unis"707. Dans les interventions708, aux problématiques relatives à la création d'un "service de veille" et à l'utilisation des bases de données, vient s'ajouter la question de "l'intelligence économique". A cette occasion, le Moniteur international709, publie une interview710 de Philippe Baumard. L'article débute par les deux questions suivantes: "Quels enseignements peut-on tirer de l'expérience des entreprises américaines? Que faut-il comprendre par ce nouveau concept: "l'intelligence économique et concurrentielle"?"711. Philippe Baumard explique les origines et le pourquoi de l'"intelligence économique" et 704 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, op.cit, pp.202-203. 705 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, op.cit, pp.210-211. 706 LEVET Jean-Louis, TOURRET Jean-Claude, La révolution des pouvoirs, op.cit, p.212. 707 Actes du colloque, L'intelligence économique et concurrentielle aux Etats-Unis, Paris, CFCE, 18 novembre 1992, 308 pages. 708 Christian HARBULOT y présente ses travaux sur une analyse comparative Etats-Unis/Japon/Europe. Un représentant du CEDOCAR, un intervenant du ministère des Affaires étrangères et de l'Anvar, prennent la parole. Robert GUILLAUMOT présente la branche Inforama Internationale aux Etats-Unis et un de ses collaborateurs prend la parole sur SCIP-USA. Deux représentants de sociétés privées américaines spécialisées dans les bases et banques de données sont présents. Le Crédit Lyonnais, l'Institut français du Pétrole, Digital Equipment France, L'Oréal, Framatome, Laboratoires Fournier, La Compagnie Bancaire, présentent leurs activités de veille. Pour le groupe Ciments français, Bruno MARTINET, auteur de différents ouvrages sur la veille et co-fondateur de SCIP France, propose une méthodologie afin de créer "un service de veille" sur les Etats-Unis. 709 Journal du CFCE. 710CORVELLECK Annick, "Etats-Unis, la surveillance offensive de la compétition", Le Moci, 12 octobre 1992, pp.34-35. Voir Tome 2, Annexe Travaux de Philippe Baumard, p.101. 711 CORVELLECK Annick, "Etats-Unis, la surveillance offensive de la compétition", op.cit., p. 34. 182 des "communautés d'intelligence". Il introduit les actions de SCIP USA et de SCIP France et souligne l'importance pour la France d'entamer la transition de la "veille" à "l'intelligence économique": "La fonction de veille a été bien utile aux Français pour qu'ils s'intéressent à l'Intelligence. Mais l'Intelligence est offensive. C'est l'information évaluée, interprétée, utilisée par l'entreprise"712. L'étude Aditech de Christian Harbulot sur les "techniques offensives de la guerre économique" est citée dans le texte comme une étude sur "l'ensemble des nations les plus avancées dans la mise en œuvre de l'Intelligence économique". L'action de Stevan Dedijer en Suède, celle de Marcel Bayen au CPE et celle de Robert Guillaumot à Inforama sont également rappelées. Le propos ne concerne pas l'espionnage. Toutefois le terme apparaît en première page et en gras dans l'article du Moniteur international.

Ces annonces interviennent au courant de l'année 1992 et 1993 au moment où les sous-groupes thématiques du groupe présidé par Henri Martre "Intelligence économique et stratégies des entreprises" se réunissent et rendent la synthèse de leurs travaux. Philippe Clerc, Christian Harbulot et Philippe Baumard rédigent le rapport final, remis officiellement au mois d'octobre 1993. Des propositions d'action relatives à la mise en œuvre d'une "politique nationale d'intelligence économique" se trouvent pour la première fois finalisées et présentées comme une "troisième voie" pour la politique industrielle.

712 CORVELLECK Annick, "Etats-Unis, la surveillance offensive de la compétition", op.cit., p.34. 183 B. De nouvelles clefs de compréhension du monde et de nouveaux modes d'actions.

Le rapport713 se propose d'élaborer une "nouvelle grille de lecture" axée sur la "gestion de l'information" et sur "l'intelligence économique". Il constitue une synthèse des travaux antérieurs de Philippe Baumard et Christian Harbulot. Une première grande partie propose une analyse comparée des "systèmes d'intelligence économique" et balaye l'ensemble des pays, Grande-Bretagne, Suède, Etats-Unis, Japon, Allemagne, étudiés auparavant par les deux auteurs. La seconde partie, intitulée "L'intelligence économique en France", est consacrée à la pratique des acteurs (entreprises, banques, Etats, acteurs locaux). Philippe Baumard est l'auteur de la bibliographie714 qui contient les références appelées à former le socle intellectuel de l'"intelligence économique". Le vocabulaire emprunte largement aux écrits de Christian Harbulot, tels que "action offensive, affrontement concurrentiel, agression concurrentielle, arsenal, attaque, axe d'intervention, économies nationales agressives, blocage culturel, caisse de résonance, capacité offensive, conflit, confrontation, coopération offensive, défense des intérêts économiques, force collective, gestion stratégique de l'information, intention stratégique

713 Voir Tome Tome 2, Annexe Le rapport Intelligence économique et stratégies des entreprises, p.115. 714 Les sources sont pour l'essentiel d'origine anglo-saxonnes. C'est une synthèse des références scandinaves, anglaises, américaines et françaises sur le sujet. La bibliographie contient aussi bien: les travaux de Stevan DEDIJER et de chercheurs dans son orbite sur le concept "intelligence" (John SIGURDSON, Blaise CRONIN et Elisabeth DAVENPORT, Nicolas JÉQUIER, ANNERSTEDT et JAMISON), des ouvrages d'universitaires sur le "renseignement" (Harold WILENSKY, Michael HERMAN), des écrits sur l'espionnage industriel (DELUCA J.V., DREYFUSS J., GIBSON R., GREENE R., BEQUAI A., CARTER R., PAVLICER L., STEDMAN M.H.), des écrits d'anciens des services de renseignements américains et de membres de SCIP (Robert STEELE, Leonard FULD, Tamar GILAD, Jean Paul HERRING, Mindy KOTLER, John PRESCOTT, William COLBY, Herbert MEYER, Juro NAGAKAWA, Qiaho MIAO), des ouvrages de gestion et de management sur l"environmental scanning", le "business intelligence", le "competitive intelligence" et le "competitor intelligence" (Brenner EVERETT, H., OLSEN G.V., AAKER D.A., AGUILAR F., ANSOFF Igor, ATTANASIO D., COLE R., DANIELS L.M., DAVIDSON W.H., GOSHAL S., PORTER M., SAMMON W. L), les écrits d'Alvin TÖFFLER, les publications françaises sur la "veille"( CALORI, ATAMER et LAURENT JAKOBIAK F., LESCA H., MARTINET B., RIBAULT J.M., OURY JP, VILLAIN J., COMBS R. MOORHEAD J., MCGONAGLE J.J., VELLA CM, MC GRANE, BRYANT W.E.,), les travaux de Christian HARBULOT, Philippe BAUMARD, Jean-Louis Levet LEVET, Bernard NADOULEK, Robert GUILLAUMOT, du général PICHOT DUCLOS et du général MERMET, les références des articles parus dans le dossier sur l'information dans l'Annales des Mines en avril 1992, ainsi que les rapports du Commissariat général du Plan sur l'information. L'ensemble est classé en sept parties: "analyses comparatives des pratiques dans différents pays, organisation de l'intelligence économique dans l'entreprise, les sources d'intelligence économique pour les entreprises, la privatisation de l'intelligence économique des gouvernements, intelligence économique et politique d'accompagnement des Etats et des collectivités locales, les menaces qui pèsent sur l'entreprise, la contre-intelligence économique". 184 et tactique, jeux d'influence, manœuvre stratégique, menace, rapport de force, rivalité, stratégie concertée, technique offensive, zone grise", ainsi qu'à ceux de Philippe Baumard, "communauté d'intelligence, communauté nationale d'intelligence et de sécurité". La lecture "géo-économique" du contexte international transparaît à diverses reprises: "L'ordre de Yalta fait ainsi place à une organisation géoéconomique multipolaire dominée par l'internationalisation des économies, les stratégies d'expansion des entreprises et le renforcement des affrontements concurrentiels"715; dans le cadre d'un monde devenu "complexe et conflictuel", les stratégies des acteurs économiques (Etats, régions, entreprises) "se donnent à lire à travers des interactions complexes, voire des logiques contradictoires"716; "L'effondrement du bloc communiste a modifié la nature des menaces pesant sur les nations. Les enjeux sont beaucoup plus géo-économiques que géopolitiques"717. Le rapport constate ainsi le "renforcement des stratégies d'intérêt national dans les relations économiques internationales"718.

Les termes "intelligence" et "information" ne font pas l'objet de définitions. Ce n'est qu'à la fin de l'introduction, que "l'intelligence économique" se voit donner une signification: "L'intelligence économique peut être définie comme l'ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution en vue de son exploitation, de l'information utile aux acteurs économiques. Ces diverses actions sont menées légalement avec toutes les garanties de protection719 nécessaires à la préservation du patrimoine de l'entreprise, dans les meilleures conditions de qualité, de délais et de coût.[…]La notion d'intelligence économique implique le dépassement des actions partielles désignées par les vocables de documentation, de veille […], de protection du

715 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, Paris, Commissariat général du Plan, La Documentation française, 1994, 213 pages, p.13. 716 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.13. 717 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.39. 718 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.15. 719 "Dans le cadre des programmes de coopération entre les grands groupes qui pratiquent l'intelligence économique, se pose le problème du partage ou de l'utilisation commune de l'intelligence économique […] Non gérés les flux d'intelligence économique produits par un programme de coopération peuvent se retourner contre l'un des deux partenaires. […] la question concerne l'ensemble des entreprises de grandes tailles travaillant au niveau international, mais plus encore les entreprises de taille moyenne qui "découvrent l'internationalisation et ne possèdent pas de savoirs faire traditionnels sur la protection des patrimoines", in MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.66. 185 patrimoine concurrentiel, d'influence […]. Ce dépassement résulte de l'intention stratégique et tactique, qui doit présider au pilotage des actions partielles et au succés des actions concernées, ainsi que de l'interaction entre tous les niveaux de l'activité, auxquels s'exercent la fonction d'intelligence économique : depuis la base (interne à l'entreprise), en passant par des niveaux intermédiaires (interprofessionnels, locaux), jusqu'aux niveaux nationaux (stratégies concertées entre les différents centres de décision), transnationaux (groupes multinationaux), ou internationaux (stratégies d'influence des Etats-nations)"720.

"L'intelligence économique" représente un "mouvement de convergence": "critère de compétitivité", "matière première d'une nouvelle industrie", "fondement d'une culture écrite", "source de concertation Etat/entreprises/collectivités territoriales", "défense de l'intérêt national". L'objectif est de "mettre en corrélation différents facteurs-clés (individus, technologies, stratégies, savoir-faire) afin de tenter une reconstitution des intentions d'un concurrent"721. Parmi les "outils courants des démarches d'intelligence économique", on trouve: la "veille scientifique", les profils de carrière, les rapports d'étonnement722, les profils d'intentions et de capacité, les profils psychologiques. L'objectif de ces techniques serait de "déceler le moindre signal" dans l'environnement qui peut éclairer l'intention d'un acteur. L'ensemble des acteurs du pays est concerné par la mise en oeuvre de ces techniques, d'où l'expression "système d'intelligence économique", défini comme "l'ensemble des pratiques et des stratégies d'utilisation de l'information utile, développées au cœur d'un pays à ses différents niveaux d'organisation: celui de l'Etat, du gouvernement, de l'industrie, des entreprises, de l'éducation, et même de la population"723. La circulation de l'information entre entreprises, administrations, collectivités territoriales est la condition de l'efficacité d'une

720 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., pp.16-17. 721 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.20. 722 Avec toute la prudence consacrée: "ces mémos contiennent en quelques lignes "ce qui a étonné la personne". On ne lui demande pas d'analyses ou de justifications. Seul "l'étonnement" de cette personne intéresse les experts de l'intelligence économique. Bien sûr, il peut expliquer pourquoi cela l'étonne, aidant ainsi à découvrir de nouvelles pistes techniques ignorées jusqu'alors", MARTRE Henri (groupe présidé par), op.cit., p.25. 723 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.27. 186 "ingénierie stratégique de l'information nationale". Les pays qui possèdent et développent un tel système l'oriente, selon les auteurs, vers le maintien de la compétitivité d'un secteur industriel ainsi que vers la défense de l'emploi, de l'industrie et des parts de marché.

La prudence est cependant de mise. A la place de "l'intelligence économique est définie", on trouve "peut être définie". L'expression est présentée telle une "notion" et non un "concept". Une typologie rassemble les "différents niveaux inhérents à sa pratique"724 tout en soulignant, dans une note de bas de page que cette typologie et la définition proviennent d'un travail "approfondi et original de l'ensemble du groupe"725. Ainsi, suivant la rareté des sources et leur difficulté d'accessibilité, "l'intelligence économique" est dite "primaire, secondaire, tactique ou de terrain et stratégique ou de puissance"726. Des exceptions existent: "des phénomènes exceptionnels peuvent se produire et contrarier une telle typologie"727. La démarche d'"intelligence économique" appliquée au champ scientifique est nommée "intelligence scientifique" et celle appliquée à la concurrence "intelligence concurrentielle"728. Les termes "intelligence collective", "intelligence civile", "intelligence globale", "intelligence militaire" fleurissent. Elle est dit "d'Etat" ou "privée". L'expression se décline de multiples manières729. Alors que le concept "Information" est affublé dans le texte de plus de 43 qualificatifs différents730 et d'une multitude de composés731, seule l'expression "information utile" est définie : "l'information dont ont besoin les différents niveaux de décision de l'entreprise ou de la collectivité pour élaborer et mettre en œuvre de façon cohérente la stratégie et les tactiques"732.

724 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.17. 725 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.17, note de bas de page (2). 726 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., pp.18-19. 727 "Le journal local d'une ville où se situe l'usine d'un concurrent peut mettre dans le domaine public une information concernant l'achat de machines-outils nouvelles par cette usine. Pour un concurrent, cette information d'une accessibilité aisée revêt un caractère stratégique. Elle peut l'informer, à partir des capacités des machines-outils, sur les "intentions" concurrentielles de l'entreprise acquéreuse", in MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.19. 728 MARTRE Henri (groupe présidé par), op.cit., pp. 22-23. 187 Dans le corps du rapport, les systèmes étrangers les plus efficaces font l'objet chacun d'un développement de quelques pages, auxquelles s'ajoutent en annexe des études733 complémentaires et d'autres exemples liés à la Russie734, à la Chine735 et à l'Italie736. Les deux déterminants à partir desquels le rapport dresse un état des lieux des "pratiques d'intelligence économique", sont les mêmes que ceux proposés quelques années auparavant par Christian Harbulot concernant le "renseignement économique", c'est-à-dire, les facteurs culturels et l'histoire. De plus, les pays choisis répondraient tous

729 "Contre intelligence économique", "fonction intelligence économique", "démarche d'intelligence économique", "expert en intelligence économique", "courtier en intelligence économique", "cabinet de conseil en intelligence économique", "cabinet privé d'intelligence économique", "marché privé de l'intelligence économique", "communauté d'intelligence économique", "culture française de l'intelligence économique", "flux d'intelligence économique", "réseau d'intelligence économique", "dispositif d'intelligence économique", "management de l'intelligence économique", "action d'intelligence économique", "actitivité d'intelligence économique", "capacité d'intelligence économique", "dynamique collective d'intelligence économique", "diffusion de l'intelligence économique", "force d'intelligence économique", "gestion de l'intelligence économique", "modèle national d'intelligence économique", "offensive d'intelligence économique", "opération concertée d'intelligence économique", "savoir faire en intelligence économique", "système d'intelligence économique", "technique d'intlligence économique".Voir Tome 2, Annexe Grand lexique de l'"intelligence économique", p. 154. 730 Par ordre alphabétique: "Information" action, commerciale, concurrentielle, connaissance, critique, d'environnement, d'intérêt commun, de contrainte, de métier, de nature commerciale, de nature économique, de nature technologique, de sécurité, de source administrative, diffusée, disponible, du domaine public, économique, élaborée, écrite, générale, grise, industrielle, innovante, juridique,légale, nécessaire, ouverte, pertinente, pointilliste, primaire privée, privilégiée, publique, règlementaire, scientifique et technique, sensible, scientique, stratégique, stratégique utile, technique, technico économique, technologique, utile. Voir Tome 2, Annexe Grand lexique de l'"intelligence économique", p. 154. 731 Accès à l'information, acquéreur d'information, acquisition de l'information, recherche d'information, traitement d'information, besoin d'information, canaux d'information, collecte d'information, diffusion de l'information, centre d'information, chaîne de l'information, circulation de l'information (opérationnelle, optimale), classification de l'information, compétitivité de l'information, courtier en information, crédibilité de l'information, culture de l'information (collective), distribution de l'information, échange d'information, flux d'information, fournisseur d'information, gestion de l'information, industrie de l'information, marché de l'information, professionnel de l'information, marché privé de l'information, masse d'information,, mémorisation des informations, métier de l'information, technologie de l'information, opération d'information, diffuseur d'information, producteur d'information, partage de l'information, perception de l'information, pratique collective de l'information, recueil de l'information, production de l'information, recherche d'information, redistribution de l'information, relais de l'information, réseau d'information, service d'information, source d'information, spectre des informations, stratégie de l'information, système d'information, traitement de l'information, usage de l'information, validation de l'information, valorisation de l'information. Voir Tome 2, Annexe Grand lexique de l'"intelligence économique", p. 154. 732 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.16. 733 Le nouvau système de recouvrement de la TVA au sein de l'Union européenne, pp.143-147; Le Programme du "National Industry Security Program operating manual" américain, pp.147-155 ; Le Technoglobalisme japonais, pp.155-165; les Chambres de commerce et d'industrie et l'intelligence économique, pp.165-183, in MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., annexes. 734 Le redéploiement du dispositif de collecte de l'information russe, MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., annexes, pp.137-139. 188 aux critères suivants: "performance globale de l'ingénierie stratégique de l'information, existence de modes de concertation entres les dispositifs d'intelligence économique des secteurs privés et publics, innovation dans le domaine, utilisation de l'intelligence économique comme levier dans la compétition économique, développement d'un marché privé, intégration du management de l'intelligence économique dans la vie des entreprises". Les "systèmes nationaux d'intelligence économique" sont présentés comme des "leviers essentiels au service de la compétition et de l'emploi". Le chapitre sur l'analyse comparée se termine par une partie intitulée "des conceptions nationales de l'intelligence ?", dans lequel il est spécifié qu'en réalité "aucune nation à ce jour n'a officiellement affiché un rôle actif dans l'intelligence économique dans des secteurs privés ou comme soutien à l'industrie", cependant il "existe de facto et de manière masquée des coopérations dans des secteurs qui traditionnellement opèrent en relation étroite avec leurs gouvernements comme la défense ou l'aéronautique". Le cas américain fait l'objet d'un chapitre à part entière. Tout au long du rapport, les réflexions et les rapports américains servent également de sources d'informations. L'urgence du lancement d'actions françaises trouve souvent sa justification dans l'existence préalable d'actions américaines.

La Grande-Bretagne et la Suède sont les deux pays précurseurs. La force du "modèle anglo-saxon" provient de la "compréhension tacite et immédiate" suscitée par le terme "intelligence". Leur "culture de l'intelligence économique" daterait du développement de l'Empire britannique, les élites intégrant la fonction dans leur système de décision. Le manque de compétitivité actuel du Royaume-Uni résulterait de la "dilution" de cet "atout culturel" consécutif de la "dilution de l'intérêt national" avec la disparition de l'empire colonial, l'ouverture systématique vis-à-vis du Japon, et les nombreuses délocalisations à l'étranger. "La force de la culture de l'intelligence britannique" se concentrerait désormais à la City et dans les grandes entreprises, lesquelles ont intégré des départements "marketing intelligence" depuis les années 1950, ainsi que dans des cabinets privés en "business intelligence", équivalents des "cabinets

735 La Chine et l'intelligence économique, MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., annexes, pp.133-137. 736 Le dispositif national de commerce extérieur italien, MARTRE Henri (groupe présidé par), op.cit., annexes, pp.139-143. 189 conseil en intelligence économique". La Suède compense ses "handicaps géo- économiques" par un développement fondé sur une "ingénierie stratégique de l'information". Entreprises et universités participent à une réflexion sur le sujet. La mise en pratique est grandement facilitée par l'homogénéité culturelle du pays. Cette homogénéité, renforcée par le nombre restreint de "citoyens nés en dehors de Suède", permet une forte cohésion culturelle de la population.

Les commentaires sur les racines culturelles et historiques du "système d'intelligence économique" du Japon, de l'Allemagne et des Etats-Unis, sont entièrement empruntées à l'étude de Christian Harbulot Techiques offensives et guerre économique. Un paragraphe sur le Japon rappelle les propos de Pat Choate dans son livre, Agent of influence: "de puissants moyens de désinformation et d'influence relayent, à l'intérieur comme à l'extérieur, le dispositif d'intelligence économique nippon. Le Japon est la première puissance à avoir fait de l"influence" un atout déterminant de la réussite de sa politique industrielle"737. Les rédacteurs du rapport n'hésitent pas à faire référence à l'étude américaine Japan2000, dont les conclusions ont été unanimement condamnées aux Etats-Unis: "l'isolement des auteurs de Japan2000 vis-à-vis de l'establishment américain n'est pas forcément immuable, dans la mesure où la supériorité du dispositif économique asiatique sur le dispositif économique anglo-saxon se vérifie dans un nombre croissant de secteurs d'activités"738. Pour l'Allemagne, le thème de l'avance historique du pays dans la mise en œuvre d'une "ingénierie de l'information"739 liée entre autres à la constitution pendant le IIIème Reich de "fichiers thématiques" s'inspire de l'ouvrage Il nous faut des espions, la dureté de ton en moins740. Une description du travail du "spécialiste allemand de l'information économique" revêt tous les traits d'une "image d'Epinal": planification systématique, goût de la précision, rigueur d'exécution, ponctualité dans le suivi des investigations. Le rôle des services de renseignement allemand dans le dispositif d'espionnage industriel est illustré par un schéma établi d'après les informations recueillies dans le livre polémique, Friendly Spies, du

737 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.47. 738 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.53. 739 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.56. 190 journaliste Peter Schweizer741. Côté américain, alors que l'administration Clinton a soigneusement évacué le terme de "sécurité économique", le rapport souligne que désormais la sécurité des Etats-Unis ne repose plus seulement sur un dispositif militaire, mais dépend également de "la définition d'une politique de sécurité économique" dont les principes se résument ainsi: renforcer la compétitivité du tissu industriel et apporter des réponses aux "agressions concurrentielles" menées par certaines puissances742. La création du National economic council au même niveau que les comités exécutifs chargés de la sécurité nationale et des affaires intérieures auraient pour objectif, selon le rapport, d'assurer "une meilleure coordination des canaux d'information existants et une circulation plus opérationnelle de l'information recueillie par les administrations fédérales vers le pouvoir exécutif". Les entreprises bénéficieraient de la reconversion dans le privé d'anciens fonctionnaires du renseignement américain. Leurs connaissances acquises sur le fonctionnement des Etats et des organisations internationales, et sur l'identification des principaux acteurs de la vie diplomatique justifieraient leur seconde carrière, tout en ajoutant une raison plus pragmatique "la majorité de ces nouvelles carrières sont en fait des reconversions individuelles motivées par les hauts salaires du secteur privé"743. Ces "hommes du renseignement" sont qualifiés d'"experts en

740 Dans le rapport le paragraphe suivant apparaît: "Cette méthode de traitement de l'information n'a pas été perdue. Le patronat Ouest allemand l'a reprise à son compte. A l'automne 1945, les Alliés autorisèrent la création d'une police industrielle dans les entreprises sous contrôle occidental. Formée d'anciens membres des services de sécurité du IIIème Reich, cette structure née de la Guerre froide fut chargée d'empêcher le comité Allemagne libre piloté par les Soviétiques de noyauter les nouveaux syndicats créés en Allemagne de l'Ouest. […] Au-delà de sa fonction originelle de contrôle social, la police industrielle a surtout créé un état d'esprit sécuritaire dans les grandes entreprises ouest- allemandes. Entre 1968 et 1992, sa mission a évolué à partir du moment où la concurrence internationale a menacé les intérêts de l'économie allemande". Dans l'ouvrage de 1988, Il nous faut des espions, il est écrit "en bons héritiers du contrôle social nazi, ils (les patrons) créent dès l'automne 1945 une police industrielle…Avec la bénédiction des Alliés, qui ont peur de voir le comité Allemagne libre, manipulé par l'Est, accoucher d'un mouvement syndical ouvrier puissant. […] Battant le rappel des rescapés des milices nazis d'entreprise, les dirigeants des cartels ont adapté la renaissance de la grande industrie au contexte de la guerre froide. Une police industrielle à la fois centralisatrice, avec une concertation patronale permanente sur les questions de sécurité économique. Mais aussi très structurée à la base. On retrouve dans le contrôle du personnel la célèbre minutie de la mise en fiche gestapiste. […] cette police industrielle va évoluer avec le contexte économique mondial. Devant la relative stabilité du monde syndical allemand, les patrons ont essayé de réorienter ses activités vers l'espionnage économique" in ELHIAS Marc, NODINOT Laurent, Il nous faut des espions, op.cit., p.255. Le rapport de 1993 évite soigneusement les termes "nazi, "gestapo" et "espionnage économique". 741 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.61. 742 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.53. 743 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.39. 191 intelligence économique"744.

Alors que des pays élaborent de "véritables politiques de performances économiques nationales autour d'une large concertation entre les acteurs économiques. L'industrie, l'enseignement, l'administration se mobilisent sur la diffusion du savoir- faire en intelligence économique". La France se doit de réagir vite, et plus particulièrement l'Etat. Les propos sur la France se veulent optimistes: "contrairement aux apparences, les Français ont un passé long en matière d'intelligence économique"745. Cependant une diffusion large de "l'intelligence économique" et l'émergence "d'un système collectif et national d'information" se heurtent aux obstacles suivants: absence d'une prise de conscience des acteurs nationaux du rôle de la "gestion stratégique de l'information" pour la défense de l'emploi, le renforcement des industries et la capacité de négociation internationale, actions des entreprises limitées à la protection et à la "veille technologique"746, existence d'un cloisonnement entre l'administration et les entreprises.

Contrairement à la France, le terme "intelligence économique" fait l'objet d'un usage courant dans les pays anglo-saxons sous les appellations "economic intelligence", "business intelligence" ou encore "competitive intelligence". Se pose alors la question: "Comment exprimer dès lors une activité d'ingénierie offensive de l'information?". Le vocable doit évoluer car le mot "veille" ne fait aucune référence à des "actions offensives sur le terrain": "On ne voulait pas en France, utiliser le terme renseignement à cause de ses connotations policières ou militaires, ni le terme "intelligence", car si, dans la culture française, il exprime uniquement la capacité de comprendre, dans les pays anglo-saxons, il fait référence aussi à la notion d'espionnage. Dès lors les entreprises françaises ont choisi le terme veille pour décrire leur ingénierie stratégique de l'information. Or le mot veille et la terminologie qui lui est associée ne suggère pas une attitude suffisamment dynamique […] a trop se limiter au concept de "veille", les

744 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.39. 745 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.71. 746 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.118. 192 activités liées à l'intelligence économique n'ont pas pu se développer. Il s'agit nullement de remettre en cause le concept. […] Les activités de veille sont indispensables au sein des entreprises, mais ces dernières doivent également entreprendre des actions offensives sur le terrain". Les actions du groupe Elf Atochem font l'objet d'un long développement car s'apparentant à une "démarche d'intelligence économique". Les quatre pages747 de description du système de l'entreprise font référence au livre de François Jakobiak, plus particulièrement à ses analyses sur l'importance d'un fonctionnement en réseau et sur l'existence d'un poste "d'animateur"748.

Dans l'édification d'un "système d'intelligence économique" français, c'est à l'Etat d'agir: "il apparaît clairement que l'adaptation stratégique de la France […] dépendra d'une volonté claire, affichée par la puissance publique, qui, seule, pourra donner l'impulsion nécessaire"[…] l'Etat doit jouer un rôle incitatif puissant"749. Le titre du schéma illustratif750 sur le cas français parle de lui-même. Il ne s'intitule pas "Le système d'intelligence économique français", sur le modèle des précédents schémas sur les cas étrangers, mais "Le potentiel étatique français en intelligence économique" avec en son centre "l'Elysée-Matignon"751. L'Etat a un rôle central à jouer principalement dans trois domaines: l'organisation de la "gestion de l'information économique" afin d'aider les entreprises engagées dans la concurrence internationale; la protection du patrimoine économique et technologique; la mobilisation des "gisements d'information de l'administration". Au niveau régional et local, des initiatives existent, mais se heurtent à des cloisonnements et des incompréhensions. Le réseau des Chambres de commerce et d'industrie est confronté au cloisonnement des acteurs locaux et à un manque de maturité

747 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., pp.77-80. 748 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.89. 749 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.122. 750 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.99. 751 "L'Elysée-Matignon"est symbolisé entouré du SGDN, du SGCI, des réseaux d'influence du ministère de la Coopération, des réseaux diplomatiques du ministère des Affaires étrangères, des lobbies du ministère de l'Agriculture, de la représentation permanente à Bruxelles, des services spécialisés du ministère de la Défense, des services spécialisés du ministère de l'Intérieur, des Observatoires du ministère de l'Industrie et du Commerce extérieur, des experts du ministère de la Recherche, des directions d'investigation du ministère des Finances, des organismes publics et parapublics concernés. Tout acronyme des services de renseignement d'Etat est évité. 193 de la demande.Les actions régionales d'aides à l'exportation sont inadaptées et dispersées. Là encore, l'Etat se doit de jouer un "rôle d'éclaireur"752, car la mise en œuvre de l'"intelligence économique" ouvrira la voie à une intervention adaptée des décideurs régionaux dans le cadre du développement régional, de l'aide à l'export, et de la coopération interrégionale753. Cependant, les auteurs insistent sur l' "orientation résolument défensive" du système français. Une "politique stratégique à long terme" doit être définie et des "réformes essentielles" engagées754. Face à l'ampleur de la tâche, les rédacteurs rappellent les quelques initiatives animées par des "experts" dans le domaine de la "veille stratégique" et le rassemblement d'une "première communauté de spécialistes" au sein de SCIP France.

Le rapport formule quatre grandes propositions: diffusion de la pratique dans les entreprises, optimisation des flux d'information entre le secteur public/privé, conception de banques de données, mobilisation du monde de l'éducation et de la formation. Une phrase-clé exprime clairement que le problème est avant tout politique. Par le biais de "l'intelligence économique", c'est le regard sur l'économie qui change: "L'intelligence économique par la volonté d'imposer un horizon de compréhension élargie à l'entreprise, à une collectivité ou à une nation, répond à un besoin urgent de comprendre l'économie dans un autre langage que celui -réducteur- de la simple compétitivité. […] La question est politique et nécessite une prise de conscience des dirigeants, car elle concerne un regard sur l'économie qui n'est pas neutre"755.

752 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.104. 753 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.113. 754 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.118. 755 MARTRE Henri (groupe présidé par), Intelligence économique et stratégie des entreprises, op.cit., p.68. 194 Le rapport du groupe présidé par Henri Martre réalise la synthèse des réflexions de Christian Harbulot et de Philippe Baumard. Il officialise une représentation particulière des rapports entre Etats sur la scène internationale. Ces derniers se trouvent en compétition afin de garantir le bien-être matériel de leur population. Tous les coups sont permis. La fin justifie les moyens et surtout le redéploiement des actions des services de renseignement vers l'économie. Pensée en terme de systèmes, de réseaux d'acteurs, d'entente, d'influence, de coordination des centres de décision, cette vision joue sur les peurs consécutives à l'invisibilité des menaces. Alors que les adjectifs "incertain" et "imprévisible" sont très présents dans les discours et les analyses qui tentent de caractériser le monde de l'après-89, le rapport du Plan semble donner les voies et les moyens de limiter l'incertitude et de rendre l'avenir prévisible.

En expliquant les origines et les causes de la supériorité de tel Etat sur un autre, le rapport propose des clefs de compréhension du monde. Il met l'accent sur l'importance de l'unité et de la cohésion nationale en prenant pour exemple le Japon et la Suède. Leur approche est globale. La France ne pourra maîtriser son avenir que collectivement. La position centrale de l'Etat est également confirmée. Tout part de lui et tout revient vers lui. Garant de la cohésion nationale, réducteur d'incertitudes, avocat et défenseur des intérêts de la nation, il se présente comme un rempart contre les "agressions économiques" des autres Etats. Cependant le rapport de force n'est pas favorable à la France car le pays souffre d'une absence d'interactions entre le secteur public et le secteur privé et la posture générale du pays est toujours défensive. Les auteurs jouent sur les images du réel afin d'accuser et de dénoncer. L'objectif de ce rapport est avant tout de mobiliser l'élite politico-administrative autour de l'enjeu de la maîtrise collective de l'information et de l'utilisation de l'information comme une arme de domination. Devant l'état des lieux dressé par le rapport, les propositions d'actions paraissent relativement timides. Les mesures proposées reprennent celles qui avaient été formulées dans les années 1980 dans le cadre des actions publiques relatives à la diffusion de l'information scientifique et technique et à la veille technologique, tout en intégrant le volet relatif à la protection de l'information. Seul le vocabulaire change. La diffusion de ce dernier doit occasionner un un changement d'état d'esprit, qui mènera à une adaptation des modes de relations entre acteurs politiques, administratifs et privés. 195 Ainsi, le rapport du Commissariat général du Plan introduit officiellement le nouveau vocable "intelligence économique" et une certaine vision du réel. Cette dernière justifie l'urgence du lancement d'un programme d'action gouvernemental. Deux acteurs principaux sont à l'origine entre 1990 et 1992 de la construction de l'"intelligence économique". Entre 1992 et 1993, ils bénéficient du soutien d'un représentant de l'Etat convaincu du fait que, de la mise en place de nouvelles relations entre l'Etat et les entreprises dépend l'adaptation des modes d'intervention de l'Etat. Le contexte international est particulièrement porteur. L'inflation verbale et la rhétorique sécuritaire à l'œuvre Outre-Atlantique a préparé le terrain. Les incertitudes politiques et économiques liées à la construction communautaire sont également un terreau favorable.

Le rapport est publié en 1994. Son contenu tranche par rapport à l'ensemble des rapports publics antérieurs sur les thèmes relatifs à la compétitivité et au rôle de l'information. La période 1994-1997 est celle d'une réussite de l'intégration de l'expression "intelligence économique" dans les discours politiques et le vocabulaire administratif. La mise en oeuvre d'actions pratiques est beaucoup plus difficile. Le souhait d'un décloisonnement de l'administration et d'une systématisation des interactions entre administrations centrales, intermédiaires professionnelles et parapublics, grandes entreprises et PME, collectivités territoriales et organes déconcentrés de l'Etat, touchent en effet le cœur des principes et des modes opératoires de l'administration française. La matérialisation de ce projet global de réorganisation des relations acteurs publics-acteurs privés se heurte rapidement aux réalités politiques et administratives nationales et communautaires.

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