Nicolas Rouvière (Centre CEDILIT, IUFM de Grenoble)

Astérix et les pirates ou l’obsession que le pire rate : la conjuration d’un naufrage de l’histoire

L’œuvre littéraire et cinématographique de René Goscinny est informée sou- terrainement par le spectre de la Shoah. Dans la bande dessinée Astérix, le célèbre gag des pirates se trouve ainsi au centre d’un étonnant réseau d’associations, dont il convient de retracer la trame inconsciente : les pirates sont le dernier maillon d’une chaîne de figures substitutives qui renvoie de proche en proche au thème de la barbarie nazie. L’imaginaire de la navi- gation dissimule ainsi les thèmes tragiques du saccage généalogique, de la mort à l’étouffée, de l’anthropophagie et de la section des corps.

René Goscinny est connu comme le scénariste de la célèbre série Astérix, dessinée par , et comme celui d’autres bandes dessinées à succès, comme et Iznogoud, dessinées par Morris et Tabary. Mais on méconnaît généralement son œuvre d’écrivain : l’auteur du Petit Nicolas a publié de nombreux autres récits illustrés, parmi lesquels une Histoire natu- relle du potache, illustrée par Cabu, de très nombreuses chroniques éditées en recueil (Interludes,1966), une trentaine de nouvelles policières, un opéra bouffe intitulé Trafalgar (1976), et un roman, Tous les visiteurs à terre1. A quoi il faut ajouter l’écriture de deux scénarios de films, Le Viager et Les Gaspard, réalisés par Pierre Tchernia en 1972 et 1973. René Goscinny est né à en 1926, il est le fils de Stanislas Goscinny, Juif polonais venu poursuivre ses études d’ingénieur chimiste à Paris, et d’Anna Béresniak, issue d’une famille juive d’origine russe, installée dans la capitale depuis le début du siècle. Il passe une enfance et une

1 Réédité en 1997 chez Actes Sud. 152 Nicolas Rouvière adolescence heureuses à Buenos Aires, où son père est l’un des dirigeants de la Jewish Colonization Association, qui aide à l’implantation des Juifs venus d’Europe centrale. Cependant son adolescence est marquée par les nouvelles tragiques qui viennent de : trois de ses oncles sont déportés à Auschwitz et Pithiviers en 1942, tandis que ses grands-parents maternels meurent peu après dans leur fuite de la Zone Occupée. Tragique conjonction des dates : au moment où est anéantie la branche maternelle de la famille, son père meurt accidentellement en 1943 d’une hémorragie cérébrale. Même si le talent de l’humoriste parvient à opérer un incroyable renversement, l’œuvre littéraire et cinématographique de René Goscinny demeure informée souterrainement par cette tragédie familiale. Dans Astérix, le célèbre gag des pirates se trouve au centre d’un étonnant réseau d’associations, dont il convient de retracer la trame inconsciente : ces barbares déracinés sont en effet le dernier maillon d’une chaîne de figures substitutives, derrière lesquelles se dissimule le spectre de l’histoire. Le roman Tous les visiteurs à terre, le scénario du film comique Le Viager, ainsi que la série Astérix, tissent un réseau de références intertextuelles, où l’imaginaire de la navigation dissimule les thèmes tragiques du saccage généalogique, de la mort à l’étouffée, de l’anthropophagie et de la section des corps.

Genèse d’un gag Présents dans 19 albums sur 24, les pirates sont devenus des personnages incontournables d’Astérix. Le gag des « naufrageurs naufragés » suscite une telle attente, que, selon le témoignage d’Albert Uderzo, sa présence est devenue une exigence des lecteurs. Rien pourtant n’en motive la présence dans le récit ; ce sont des personnages secondaires, acteurs d’une histoire dans l’histoire sans aucune influence sur l’intrigue. Les pirates sont les caricatures de personnages appartenant à la série de Jean-Michel Charlier, Le Démon des Caraïbes, apparue en même temps qu’Astérix dans le premier numéro du journal Pilote, le 29 octobre 1959. Barbe-Rouge, un pirate redouté sur les Sept Mers, est assisté du Noir athlétique Baba, et de Triple-Patte, le savant unijambiste. Il recueille Eric, un enfant rescapé d’un abordage où périrent ses parents, et l’adopte pour en faire son digne héritier. Les aventures de Barbe-Rouge eurent un succès immédiat et furent diffusées de 1959 à 1962 sous la forme d’un feuilleton radiophonique sur les ondes de Radio Luxembourg. Il faut imaginer alors la surprise que représenta, pour les lecteurs de Pilote, la parodie, dans Astérix gladiateur, des personnages empruntés à cette série voisine. La célèbre formule de Barbe-Rouge « Corne de bouc, garçons ! », les citations latines du vieil érudit unijambiste, ainsi que le défaut de prononciation du dévoué Baba, qui élude les « R », prennent un