● Les guerriers de l'Empire chinois sortent du sol ● Persépolis sera-t-elle détruite? ● L'histoire fabuleuse du pétrole ● Quand avait la forme d'un cœur ● Jeanne, la folle par amour ● Un futur roi déserte ● Madame Mère ou « Pourvou qué céla doure » ● Un Napoléon sous l'uniforme anglais ● Alphonse XIII, roi avant sa naissance, abandonne l'Espagne ● Le bourreau en chômage

La plus étonnante découverte archéologique de tous les temps : l'un des 7 000 guerriers chinois découverts près de Xian. Photo Apesteguyl Gamma. L'Histoire insolite DU MÊME AUTEUR

Chez le même éditeur : Théâtre Louis XVII. LA REINE GALANTE, comédie en deux actes MADAME ROYALE. et huit tableaux. (L.A.P.). NAPOLÉON III A LA BARRE DE L' HISTOIRE PHILIPPE ÉGALITÉ, le Prince rouge, ouvrage (L'avant-scène). couronné par l'Académie française. 1951. TALLEYRAND A LA BARRE DE L'HISTOIRE (L'a- MARIE-ANTOINETTE, ouvrage couronné par vant-scène). l'Académie française, 1953. LE GRAND SIÈCLE DE PARIS. « Son et Lumière » L'ALMANACH DE L'HISTOIRE. LES GRANDES HEURES DE CHAMBORD. LA DUCHESSE DE BERRY. Épuisé. LES GRANDES HEURES DES CITÉS ET CHA- LES IMPROMPTUS DE COMPIÈGNE. Épuisé. TEAUX DE LA LOIRE. OMBRES DE GLOIRE (Hôtel Royal des Inva- lides). LE RENDEZ-VOUS DE VARENNES. JOSÉPHINE, Prix du Plaisir de lire. 1965. Chez d'autres éditeurs LES BATTEMENTS DE CŒUR DE L'HISTOIRE. LE FILS DE L'EMPEREUR. Prix de littérature L'AIGLON NAPOLÉON II, Prix Richelieu 1959 1963 de la Fédération des parents d'é- et Prix des Mille lecteurs 1967. lèves des lycées et collèges français. BONAPARTE. (Presses de la Cité, G. P. et Presses Pocket). NAPOLÉON. MARIE-ANTOINETTE (édition illustrée). (Ha- LES GRANDES HEURES DE LA RÉVOLUTION chette). (six volumes par G. LENOTRE et André LE LIVRE DE SAINTE-HELENE (reportage CASTELOT : L'Agonie de la royauté ; La photographique). (Solar). Mort du roi ; La Veuve Capet ; La LE NOËL DE CHARLEMAGNE (G.P.) Terreur ; Thermidor ; 18 Brumaire). L'HISTOIRE DE EN IMAGES. (France- Images. Figurine Panini). DESTINS HORS SÉRIE DE L'HISTOIRE. DRAMES ET TRAGÉDIES DE L'HISTOIRE. Grand Éditions de luxe Prix 1967 du Syndicat des écrivains et des journalistes, et pour l'ensemble de LES GRANDES HEURES DE NAPOLÉON (six son œuvre. volumes). Épuisé. (L.A.P.). LES QUATRE SAISONS DE L'HISTOIRE (quatre SARAH BERNHARDT. volumes). (L.A.P.). Épuisé. LA BELLE HISTOIRE DES VOYAGES. LE LIVRE DE LA FAMILLE IMPERIALE en colla- boration avec le général Koenig et Alain PRÉSENCE DE L'HISTOIRE. Decaux. (L.A.P.). LE CALENDRIER DE L'HISTOIRE. LE GRAND SIÈCLE DE LA PERSE (L.P.). Épuisé. L'HISTOIRE A TABLE. OMBRES VERSAILLAISES (L.P.). Épuisé. NAPOLÉON III, Prix des Ambassadeurs NAPOLÉON BONAPARTE (dix volumes). (Tal- 1974. landier). ROMANS VRAIS DE L'HISTOIRE (six volumes). I Des prisons au pouvoir. (Tallandier). II L'Aube des temps modernes. NAPOLÉON III ET LE SECOND EMPIRE (six volumes). (Tallandier). BELLES ET TRAGIQUES AMOURS DE L'HISTOIRE. L'AIGLON NAPOLÉON II (trois volumes). HISTOIRE DE LA FRANCE ET DES FRANÇAIS AU (Tallandier). JOUR LE JOUR (huit volumes en collabora- tion avec Alain Decaux, Marcel Jullian et Presses Pocket Jacques Levron). 48. OU L'INUTILE RÉVOLUTION. « MY FRIEND LA FAYETTE... MON AMI WASHINGTON. » Textes VERS L'EXIL... LE DRAME DE SAINTE-HELENE (Histoire de la captivité vue par les témoins). MAXIMILIEN ET CHARLOTTE. La Tragédie de (L.A.P.), l'ambition, Prix du Cercle de l'Union SOUVENIRS INÉDITS du prince de Faucigny- 1978. Lucinge, ouvrage couronné par l'Acadé- DE L'HISTOIRE ET DES HISTOIRES. mie française, (L.A.P.). LA FEERIE IMPÉRIALE (Le second Empire vu TALLEYRAND OU LE CYNISME. par les témoins). (L.A.P.). CORRESPONDANCE DE Mme de Genlis et Au FIL DE L'HISTOIRE d'Anatole de Montesquiou. (Grasset). DICTIONNAIRE DE L'HISTOIRE DE FRANCE L'ÉVASION DU MARÉCHAL BAZAINE DE L'ILE (Perrin). Sous la direction d'Alain De- SAINTE-MARGUERITE, par le lieutenant- caux et d'André Castelot. colonel Willette. (L.A.P.). ANDRÉ CASTE LOT

L'Histoire insolite

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© Librairie Académique Perrin, 1982. ISBN 2-262-00248-7 à mon ami Michel de Decker

Comment je suis venu à l' Histoire

Tout a commencé pour moi par une histoire de cheveux coupés en quatre... autrement dit par le mystère Louis XVII. Après avoir été artiste décora- teur, chroniqueur théâtral et, enfin, critique drama- tique, je me suis passionné pour l'énigme du Temple. En 1943, on vendait à la Salle Drouot un médaillon ayant appartenu à Marie-Antoinette et contenant des cheveux du Dauphin. Cette vente devait décider de ma vocation. Comme tant de gens, je me posais cette question : le fils de Marie-Antoinette et de Louis XVI, ses parents montés à l'échafaud, est-il mort dans la vieille tour des Templiers, qui se dressait à l'emplacement de l'actuel square du Temple à Paris, ou bien un autre prisonnier a-t-il été mis à sa place ? Pourquoi douter ? Parce que l'enfant mort sous le nom de Louis- Charles Capet ressemblait fort peu au vrai Louis XVII. Plus grand que le petit roi, il paraissait âgé d'une quinzaine d'années, alors que le vrai Dauphin comptait seulement dix ans et deux mois. Celui que

Encadrée par des officiers municipaux, la promenade de la famille royale dans l'enclos du Temple. Au centre, le roi, la reine, le dauphin et Madame Royale. Madame Elisabeth est un peu en retrait, à la gauche du guichetier. (B.N.) l'on peut appeler l'Inconnu refusait le plus souvent de parler — et ce mutisme semblait inexplicable. Enfin, l'état de santé du petit malade s'était si brusquement aggravé, au début du mois de juin 1795, que certains, cherchant une explication à tant de mystères, parleront même d'empoisonnement.

Transportons-nous donc par la pensée dans le sinistre donjon, au lendemain de la mort de l'enfant. Le commissaire civil Damont, de service ce jour-là à la tour — et pâtissier de son état — regarde le docteur Pelle tan achever l'autopsie du petit corps. Soudain, il se penche vers le médecin et, à voix basse, lui demande de lui donner une mèche des cheveux du « roi ». Pelletan accepte et le commissaire, rentré chez lui, enveloppe la relique dans un morceau de journal... Puis les années passèrent. Bien des années... Napoléon parti pour Sainte-Hélène et Louis XVIII — l'oncle de Louis XVII — rentré aux Tuileries, Damont fait exécuter un magnifique coffret de maro- quin rouge. Il y place religieusement la boucle de cheveux et prend le chemin des Tuileries avec l'inten- tion d'offrir la relique à Madame Royale, sœur de l'enfant-martyr. Mais, à la stupéfaction de l'ancien commissaire, la duchesse d'Angoulême refuse de recevoir « le sieur Damont ». Sur son ordre, le duc de Gramont, capitaine des gardes du corps, se charge d'expédier le bonhomme. À peine a-t-il jeté les yeux sur la mèche qu'il s'exclame : — On vous a trompé, ce ne sont point là les cheveux de Monseigneur le Dauphin !... Et comme Damont commence à raconter « qu'il les a vu lui-même couper sur la tête du petit roi », le duc de Gramont l'interrompt : — Le Dauphin était d'un blond plus clair. J'ai eu l'occasion de bien le connaître à Versailles. Et notre pâtissier, tout déconfit — on le serait à moins ! —, s'en retourna chez lui, sa boîte sous le bras.

Or cette « boîte » contenait le secret de l'énigme.

J'avais, en effet, pensé que s'il était possible de retrouver cette « mèche Damont » et de la comparer avec une boucle de cheveux du Dauphin coupée sur la tête de l'enfant par Marie-Antoinette avant leur séparation — le 3 juillet 1793 —, le célèbre mystère du Temple serait en partie dissipé. Peut-être pour- rait-on ainsi savoir si c'était vraiment le petit roi Louis XVII qui était mort, le 8 juin 1795, dans sa prison. J'ai pu, non sans mal, grâce à M. Pourché du Chéné, de Clermont-Ferrand, découvrir le coffret confectionné par l'ex-commissaire Damont et conte- nant encore la mèche de cheveux, toujours envelop- pée dans un fragment de gazette révolutionnaire. J'ai pu également mettre la main sur la boucle de cheveux de son fils que la reine portait sur elle avant de mourir. Les deux témoins — le premier roux, le second blond — furent envoyés par mes soins au professeur Locard de Lyon, l'éminent criminologiste. Les résultats de son expertise furent formels : les deux mèches de cheveux n'avaient pu appartenir au même crâne. Aucune mensuration ne concordait. Le Dauphin n'est par conséquent pas mort dans la tour du Temple, un enfant avait été mis à sa place et c'est ce malheureux qui mourut dans les bras de ses gardiens. La recherche, puis la découverte, de ces deux témoins, les résultats des expertises faites par le professeur Locard à ma demande, les erreurs que j'ai involontairement commises concernant une mèche de cheveux ayant appartenu, m'avait-on affirmé, au faux Dauphin Naundorff, erreur qui devait m'obliger à écrire deux livres sur la question — les conclusions du second détruisant celles du premier — bref, cette enquête m'a passionné et m'a fait comprendre qu'il valait mieux se consacrer à l'Histoire et abandonner le métier de critique dramatique où l'on se fait des amis de trois jours et des ennemis de vingt ans. Les morts sont moins rancuniers...

Au début de ma carrière, pour me démontrer les difficultés qui m'attendaient, Amédée Augustin- Thierry me raconta l'histoire de son grand-père qui, ayant à se faire établir un passeport pour se rendre en Italie, se présenta au commissariat de police de la rue Jacob : — Quelle profession ? demanda le commissaire. — Historien, répondit Augustin Thierry. Le fonctionnaire le toisa : — Par égard pour vous, monsieur, je vais inscrire rentier ! Il est certain qu'habituellement le meilleur chemin pour devenir historien est d'utiliser les loisirs que vous laisse la tâche d'enseigner l'Histoire ou de gratter du papier dans un ministère. On peut aussi, mais cela n'est pas donné à tout le monde, diriger les Archives de France, se trouver directeur au Quai d'Orsay, ou être paré du titre, mystérieux aux yeux des profanes, de conservateur aux Hypothèques, tel le regretté Louis Hastier. On peut, enfin, avoir trouvé un duché dans son berceau — ce qui facilite diablement les débuts... et vous dirige tout naturel- lement vers les bras accueillants d'une vieille dame du quai Conti.

Cependant, pour faire revivre le passé, pour l'ani- mer et lui donner une présence, il existe — parallè- lement aux recherches menées aux Archives et dans les bibliothèques — une méthode née à notre époque et que j'ai choisie : le journalisme, qui met le cher- cheur en contact direct avec des milliers de gens possédant souvent des trésors inconnus dans leur grenier. Mieux encore — et cela est bien précieux pour un historien du Second Empire —, le journa- lisme vous conduit plus aisément à connaître des descendants directs pouvant vous offrir des docu- ments de première main et vous rapporter des détails point déformés par de trop nombreuses confidences faites de bouche à oreille. Il s'agit là — n'est-ce pas, cher Alain Decaux ? — d'une fort bonne école. Écrire un article, s'adresser à un micro ou parler devant une caméra, vous oblige à raconter les événements sur un ton vif, direct, incisif, et à utiliser le maximum de renseignements colo- rés. Bref, à mettre en scène l'Histoire. Mais aussi l'interview et le reportage peuvent être un enseignement précieux pour l'historien décidé à chercher ses matériaux ailleurs qu'à la Bibliothèque Nationale. Il est, en effet, des écrivains d'histoire non chartistes qui n'ont affronté qu'une seule fois dans leur vie les Archives Nationales et ont fui épouvantés après avoir compulsé d'innombrables cartons conte- nant rapports et factures, qui semblent avoir été enchemisés sur l'ordre de quelque dément. Il semble qu'un journaliste, plus habitué aux difficultés et aux obstacles de tout genre, saura plus facilement utiliser l'extraordinaire outil mis à sa disposition rue des Francs-Bourgeois. Il lui sera alors aisé de peindre son personnage dans le cadre où il a vécu — tant de notes de tapissiers avec des échantillons à l'appui ont été conservées ! Il pourra lui faire manger le menu exact qui lui a été servi ou connaître l'inventaire précis — mieux, avoir entre les mains ce que son héros avait dans ses poches ou dans le tiroir de son secrétaire, le jour de son arrestation... Sans parler, bien sûr, de sa correspondance, des interrogatoires et dépositions qui suivirent son incarcération. Il faut avoir vécu, comme je l'ai fait souvent, dans ces admirables Archives Nationales pour compren- dre la joie que l'on peut ressentir en mettant la main sur un document passé jusque-là inaperçu, ou sur la pièce qui va permettre de suivre le fil d'Ariane. Certes, j'ai découvert de nombreux détails inédits rue des Francs-Bourgeois, lorsque je travaillais à faire revivre Marie-Antoinette, Napoléon Bona- parte, Napoléon III, Philippe Égalité, ou, plus récemment encore, en vivant durant plusieurs années en la compagnie, — ô combien envoûtante — de M. de Talleyrand ! Cependant, c'est assurément dans les archives privées que l'on peut tomber sur des merveilles. Je n'en veux voir comme preuve que la masse des documents qui m'ont permis d'écrire Le Rendez-vous de Varennes, La Duchesse de Berry, Maximilien et Charlotte du Mexique, ou encore cette vente, qui eut lieu à Munich, de neuf mille lettres reçues pendant sa vie par l'impératrice Marie-Louise. Avant leur dis- persion au feu des enchères, j'ai pu utiliser des milliers de pièces concernant l'Aiglon et ainsi mieux faire revivre le fils de l'Empereur, documentation qu'il m'a été possible de compléter à Londres, à la veille d'une autre vente organisée, cette fois, par Sotheby.

Je me souviens de la joie ressentie lorsque j'ai appris qu'il existait, au Carmel de Pontoise, une religieuse fort âgée qui voulait bien me vendre, au profit de sa communauté — la plus pauvre de France —, cent cinquante lettres écrites par Madame Royale, la sœur de Louis XVII, pendant son dernier et long exil, à son secrétaire, le baron Charlet, aïeul de ma carmélite. J'arrivai à Pontoise et fus introduit dans une petite pièce dont l'un des côtés était recouvert d'un rideau bleu. J'entendis alors une petite voix lointaine me dire : — Monsieur, notre Très Révérende Mère Supé- rieure m'autorise à vous voir ; veuillez, je vous prie, tirer le rideau. J'obéis et je me trouvai devant une grille fermant un passage au bout duquel se trouvait une autre grille, puis un rideau derrière lequel je devinai madame de Montmarin, tel était le nom de ma religieuse. Dans ces conditions la conversation ne pouvait guère se prolonger. — Monsieur, me dit-elle, je vous passe les let- tres. C'est alors, que je reçus un coup brutal sur les tibias. J'ignorais que l'on communiquait à travers la clôture d'un Carmel par un long et lourd tiroir, j'ignorais également la force insoupçonnée qui dort sous la peau parcheminée des carmélites... — Oh ! pardon. J'aurais dû vous prévenir, me dit madame de Montmarin en réponse au petit cri que j'avais poussé. Dans le tiroir je trouvai le paquet de lettres et j'y mis mon chèque. C'est ainsi que je devins proprié- taire d'une correspondance qui me permit de ressus- citer celle dont Napoléon disait qu'« elle était le seul homme de la famille ».

La marquise de Montgon, fille du cher Lenôtre, m'a offert quelques dessins exécutés par son père sur les lieux mêmes de ses enquêtes à travers le passé. Ainsi, lorsqu'il avait à faire évoluer ses héros, le maître de la Petite Histoire les plaçait plus facilement dans leur cadre. J'ai senti toute l'utilité du procédé lorsque j'ai voulu animer mes personnages en quit- tant mon bureau, mes notes et mes fiches pour mettre mes pas dans les leurs. Le reporter d'Histoire suivra, assurément, plus aisément qu'un autre les méthodes préconisées par l'auteur de Vieilles Mai- sons, Vieux Papiers. Il trouvera tout naturel de se rendre sur les lieux — même fort éloignés — qu'il aura à dépeindre. Suivre minutieusement la route de Varennes ou le chemin du Vol de l'Aigle, en 1815, gravir le mont Saint-Bernard, parcourir les champs de bataille de Napoléon, errer le long de la Berezina ou à l'ombre des Pyramides, ou encore me rendre à Vienne, à Sainte-Hélène, à Mexico et à Queretaro — là même où l'empereur Maximilien fut exécuté —, chercher l'ombre du futur Napoléon III au château d'Arenen- berg qui surplombe les rives du lac de Constance, ou bien celle de la pauvre Charlotte, l'impératrice démente, à Miramar, sur les bords de l'Adriatique, tous ces déplacements, tous ces reportages, ne m'ont nullement paru des actions d'éclat !... Mais il n'est souvent point besoin de se rendre aussi loin. Lorsque je travaillais au premier tome de mon livre sur Napoléon III, on m'avait affirmé qu'il ne demeurait plus rien de la forteresse de Ham où le futur empereur avait été enfermé « à perpétuité », après sa malheureuse équipée de Boulogne. Je m'y rendis cependant. Non seulement je retrouvai la tour — aujourd'hui fort délabrée il est vrai — par laquelle le prisonnier s'était enfui de sa prison, mais aussi le passage long de vingt-six pas qu'il avait dû franchir déguisé en maçon, planche sur l'épaule, est demeuré intact. D'autre part, à la mairie de Ham, on a bien voulu me montrer la blouse avec laquelle Louis-Napoléon est passé devant ses gardiens et qui fut retrouvée dans un fossé, aux portes de Saint-Quentin.

Un reporter d'Histoire saura interroger, jusqu'à les importuner, les descendants de ses héros et se pencher sur leurs archives, ou encore avoir l'idée de compulser les registres de l'Observatoire, afin de savoir quel temps il pouvait bien faire à Paris le soir du 8 thermidor ou le matin du 4 septembre 1870. Voulez-vous un exemple ? Lorsque Marie-Antoinette quitta la pour la dressée sur l'ex-place Louis XV, les archives de l'Observatoire nous indiquent que le temps était doux (10° à 10 heures), qu'il faisait beau et qu'une légère brume, cet indéfinissable brouillard parisien, estompait les lointains. La médiévale tour du Temple. Devant elle, flanquée de deux tourelles, la « petite tour », demeure de la famille royale au début de sa captivité. (B.N.) Une heure plus tard, lorsque la tête de la reine roula sur l'échafaud de la place de la Révolution, la brume s'était tout à fait dissipée, le vent s'était levé et, au nord « montaient de lourds nuages noirs qui, peu à peu, allaient couvrir tout le ciel ». Cela ne s'invente point...

Je dois encore rappeler combien les constructions dramatiques de la Caméra explore le temps, à la télévision, ou de la Tribune de l'Histoire, à la radio, combien ces émissions — ou même l'élaboration d'un scénario d'un spectacle « Son et Lumière » — m'ont été précieuses et utiles pour présenter la marche des événements, et faire revivre le passé, bien que — soyons modeste — l'Histoire soit une approxima- tion.

De celui qui créa l'empire chinois...... à celui qui le perdit

En Chine, à Lin-T'ong, à l'est de Xian — capitale de onze dynasties successives — une poignante émotion m'a serré la gorge lorsque j'ai vu sortir de terre quelques-uns des 7 000 guerriers en terre cuite — plus précisément en limon ocre du fleuve Jaune. Cette armée fut placée en ordre de bataille dans trois galeries souterraines deux cent dix ans avant notre ère pour servir de cortège funèbre à T'sin ou Shin Huang-Ti, « premier empereur auguste souve- rain d'un empire infini », et qui donna son nom — T'sin — à la Chine. Sa tombe — le tumulus en terre battue de 47 m de hauteur et de près de 1 500 m de circonférence — s'élève au sud des fosses découver- tes par hasard à notre époque. Au mois de mai 1974, des paysans de la commune populaire de Yan Zhai, creusant un puits dans la cour d'une ferme, ramenè- rent une tête, puis un guerrier enterré à une profon- deur de 4,80 m. Des fouilles furent immédiatement entreprises et l'on découvrit trois fosses, trois gale- ries plutôt, remplies de guerriers. Tandis que les archéologues, armés de pinceaux et de petits balais, s'affairent — il leur faudra encore

L'un des sept mille guerriers de l'armée en terre cuite de l'empereur Shin-Huang-ti. Ici, un officier, qui est assurément un portrait ressemblant de l'homme mort il y a plus de deux millénaires. (Plon) Un conducteur de char précède des soldats portant des javelots de bronze qui ont été enlevés de la fosse et placés au musée. ( Lochon-Gamma) plusieurs années avant d'achever leur gigantesque travail — certains guerriers commencent seulement à quitter leur gangue terreuse. Sur les parois ocre, on peut voir parfois une main ou un profil apparaître, le reste du corps d'argile est encore enseveli... et c'est peut-être là l'image qui hante, lorsqu'on regarde l'extraordinaire spectacle : des guerriers mesurant 1,78 m à 1,82 m, coiffés d'un pittoresque chignon planté sur le côté de la tête et qui sont, semble-t-il, autant de portraits ressemblants. Dans les trois fosses, les soldats sont placés en ordre de bataille. D'abord, sur trois rangs, l'avant- garde. Seuls les officiers, casqués, portent l'armure et l'épée. Les autres, revêtus d'un uniforme de combat plus léger, ont les jambes gainées de bandes molletières et les pieds chaussés de sandales. Ils tiennent à la main des javelots et des flèches vérita- bles formés d'un alliage de bronze, d'étain et — on croit rêver — chromés ! Oui, chromés, deux cent dix ans avant Jésus-Christ ! Puis suit une unité disposée en trente-huit colonnes entourant de nombreux chars de combat tirés par des chevaux à la crinière joliment tressée. Hauteur du garrot : 1,70 m, longueur : 2 m. Une double haie de guerriers a été placée sur les flancs du régiment, faisant face à droite et à gauche comme pour protéger la marche de la colonne. Une troisième fosse contient une véritable division de cavalerie : un millier d'hommes et de chevaux ! Un peu plus loin, on peut dénombrer soixante-huit gar- des entourant un char. C'est le quartier général de la division !

Avant ce premier empire, une effarante tradition exigeait que l'on enterrât vivants, en compagnie du cadavre du roi, tous ses serviteurs et surtout ses femmes et ses concubines, ainsi qu'une partie de l'armée du défunt. Shin Huang-Ti voulut sans doute conserver l'armée intacte pour son fils, et préféra faire exécuter une division en terre cuite par des milliers d'artistes qui, affirme-t-on, furent, eux, enterrés bien vivants avec leur œuvre, tandis qu'une partie des femmes de l'empereur — sans doute celles qu'il préférait... — suivaient leur maître dans sa tombe. Or il possédait un nombre suffisant d'épouses pour en changer tous les soirs durant trente-six années, ce qui — et ce chiffre laisse rêveur — représente plus de treize mille femmes ! À 17 m, de l'autre côté du tumulus pillé autrefois, mais qui n'a pas encore été exploré à notre époque, deux véhicules en bronze de 1,20 m chacun viennent d'être mis au jour. Ils sont attelés de quatre chevaux deux fois plus petits que nature. L'un des cochers est accroupi, l'autre debout, les yeux fixés sur son attelage. Il ne s'agit pas ici de chars de combat, mais de véritables calèches. Les deux voitures, peintes à l'origine, sont fermées par une seule porte et sem- blent avoir été destinées à l'impératrice et à la première concubine.

Celui que Mao admirait — et auquel il se comparait — n'était d'abord que le prince féodal Tcheng-Wang qui, en 246 avant notre ère, succéda, à l'âge de treize ans, à son père Tchouang-Siang, roi de T'Sin, dont le royaume s'étendait dans la vaste boucle du fleuve Jaune — le Shan-Hsi d'aujourd'hui, une province stratégiquement bien placée et grande comme une fois et demie la France. Le règne du père du futur empereur ne fut qu'un gigantesque holocauste. Il passa son temps à faire la guerre aux autres rois — d'ailleurs l'époque s'appelle le Temps des Rois combattants — et, en 260, il fit décapiter 400 000 prisonniers à qui il avait pourtant promis la vie sauve ! Précisons encore que la solde des combattants t'sin leur était payée seulement sur présentation de têtes coupées... Après avoir vaincu les autres rois — Han, Zhao, Wei, Chu et Qi — le prince Tcheng-Wang devient le Premier Empereur sous le nom de Huang-Ti. Après avoir annexé les royaumes vaincus et s'être emparé de Fu Jan, Guandong et du Nord-Vietnam, il annonce fièrement : — L'Histoire commence avec moi ! Et il le prouve ! Sur la fameuse stèle de Lang-Ya, on peut lire ces mots : J'ai institué, en les rendant égales pour tous les hommes, les lois, les règles et les conditions d'existence de mon peuple... L'empereur souverain a pacifié, chacun à son tour, les quatre coins du monde. Veut-on le voir par la plume de son biographe Sseuma-Ts'ien : « L'empereur a le nez retroussé, les yeux fendus, la poitrine bombée, la voix du loup, le cœur du tigre, retors, mesquin et dépravé. » Inutile de préciser que cette description a été faite peu après la mort du tyran... Il n'a régné que onze années, mais son œuvre est considérable. Qu'on en juge ! D'une intelligence moyenne, mais armé d'une volonté de fer, sans relâche, il parcourt son vaste empire, étudiant, la nuit, la course des étoiles et, le jour, la marche du soleil. Il lui faut créer des routes afin d'amener l'approvisionnement aux villes, mais les chemins n'étaient alors que de lamentables pistes où s'em- bourbaient les charrettes. Une paire d'ornières, soit ! Mais plusieurs, non ! Aussi Huang-Ti standardise pour tout l'empire la largeur des essieux des véhi- cules et ira jusqu'à supprimer les sentiers qui cloison- naient par trop les champs. Toutes les parcelles devront être désormais égales.

— L'Histoire commence avec moi !

Il n'y a pas que la largeur des essieux des charret- tes qui soit fixée par décret, les attelages sont, eux aussi, normalisés. Désormais les chars sont conçus pour être traînés par six chevaux ; l'écriture, la langue, les poids et mesures sont unifiés, les mêmes lois sont appliquées dans tout l'empire divisé en 36 provinces ou commanderies, subdivisées elles-mêmes en préfectures, arrondissements, cantons et villages. La bureaucratie est centralisée, le corps des fonction- naires créé et hiérarchisé. Les provinces ont à leur tête deux gouverneurs, l'un civil, l'autre militaire, qui vont d'ailleurs s'espionner mutuellement et bien souvent paralyser les services. « Telle fut, tout au long de son histoire, nous dit Amaury de Riencourt, l'essence même de la philosophie de l'administration chinoise : mieux valait paralyser tous les services, au point de les rendre irrémédiablement inefficaces, que risquer d'encourager, parmi les puissants fonction- naires provinciaux, une tendance séparatiste. On pouvait encore trouver, il y a quelques années, des séquelles de ce système au Tibet, où chaque province était administrée par deux gouverneurs, ayant le même rang et la même autorité. » Huang-Ti décide que désormais seules auront cours dans l'empire les pièces rondes comme le ciel et percées d'un trou carré — image de la terre — qui rend ces sapèques faciles à grouper et à transpor- ter. L'empereur régularise les cours d'eau, cette eau qui encore aujourd'hui permet d'irriguer les rizières étagées bien joliment en terrasses à flanc de colline et donnant aux paysages chinois un charme incompara- ble. Aussi la dynastie est-elle placée sous le signe de l'Eau et l'agriculture connaît-elle un essor considéra- ble. Enfin, Huang-Ti instaure des communes rurales et élabore des lois pénales. La noblesse doit abandon- ner ses armes et ses privilèges. Et la religion ? Huang-Ti ordonne de construire des temples consacrés au soleil, à la lune, aux étoiles, aux planè- tes, au vent, aux pluies ou aux divinités des champs. Pour son usage personnel, il fait élever par 100 000 ouvriers deux cent-soixante palais et, tout particuliè- rement, le gigantesque ensemble de Hien-Yang, sur les bords de la rivière Wei. Pour s'y rendre, il emprunte une route bordée de hautes levées de terre afin que nul ne puisse apercevoir le Fils du Ciel partant pour sa demeure privée, le palais A-Fang, long — en mesures d'aujourd'hui — de 700 m sur 120. Certains chroniqueurs plus récents affirment que Huang-Ti fit encore exécuter douze colosses de bronze pesant chacun 120 tonnes et d'une hauteur de 15 m... mais, depuis longtemps, ces monstres ont été transformés en pièces de monnaie.

Une sanglante révolution culturelle, plus de deux millénaires avant celle que nous avons connue, s'abat sur l'empire T'sin, de 213 à 207 avant J.-C. Il fallait — les stèles qui ont été conservées l'affirment — « cor- riger, purifier les mœurs, et faire table rase du passé ». Tout comme à notre époque la veuve de Mao dans le Drapeau rouge, Huang-Ti déclare haïr les lettrés, les érudits, et les discipes de Confucius, fils de mandarin. Le confucianisme sera banni. Ces gens-là pensent et parlent trop ! Ils donnent leur avis à haute voix et constituent ainsi un danger pour l'État ! Le premier ministre de l'empereur, le nommé Li-Sseu, n'y va pas de main morte en tenant ce violent et long discours à son maître : — Jadis l'empire se désintégra et tomba dans le désordre et il n'y avait personne qui fût capable d'en faire l'unité. Alors les féodaux vinrent au pouvoir. Dans leurs discours, ils chantaient tous les louanges du passé afin de déprécier le présent et disaient de belles paroles vides afin de cacher la vérité. Chacun chérissait son école philosophique favorite et criti- quait ce qui avait été institué par les autorités. À présent, en revanche, Votre Majesté possède un empire unifié ; elle a distingué le blanc du noir et a fermement établi sa suprématie. Pourtant, ces écoles indépendantes s'unissent pour critiquer les codes des lois et des ordonnances. Dès la promulgation d'un décret, elles le critiquent, chacune de son propre point de vue... Si une telle licence n'est pas interdite, le pouvoir souverain, en haut, déclinera et les fac- tions partisanes, en bas, se formeront... Votre servi- teur suggère que tous les livres, dans les archives impériales, excepté les Mémoires du Ts'in, soient brûlés. Tous ceux qui, dans l'empire — excepté les membres de l'Académie des lettrés — sont en posses- sion du Canon des poèmes, du Canon de l'Histoire et des Discours des Cent philosophes, les porteront chez les gouverneurs locaux et les feront brûler sans discrimination. Ceux qui oseront parler entre eux du Canon des poèmes et du Canon de l'Histoire seront exécutés et leurs corps exposés sur la place du marché. Quiconque, se référant au passé, critiquera le présent, sera mis à mort avec tous les membres de sa famille. Les fonctionnaires qui manqueront à rapporter les cas de leur ressort seront coupables de la même façon. Ceux qui, trente jours après la promulgation du décret, n'auront pas détruit leurs livres, seront marqués au fer rouge. Les livres que l'on ne doit pas détruire sont ceux qui traitent de la médecine et de la pharmacie, de la divination par l'écaille de tortue et l'achillée, de l'agriculture et de l'arboriculture. Les personnes désireuses de poursui- vre des études prendront pour professeur des fonc- tionnaires. En somme, effacer le passé et les idées périmées pour commencer l'Histoire avec la lignée du Grand Empereur. Et le terrible autodafé se déchaîne ! Pour empêcher les lettrés de protester, Huang-Ti fait mettre à mort 460 contestataires après leur avoir fait couper les mains et les pieds. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil chinois ! Cependant, nombreux sont les poètes, les philoso- phes et les lettrés qui ne se laissent pas faire et essayent de résister — ce qui met Li-Sseu hors de lui : — Qu'un individu refuse de se conformer, dans quelque domaine que ce soit, aux leçons du passé et prétende, malgré cela, jouer un rôle durable, cela ne s'est, à notre connaissance, jamais produit ! La colère de Li-Sseu n'a d'égale que celle de Huang-Ti. Les récalcitrants sont mis à mort ou expédiés à la Grande Muraille que le Grand Empe- reur a conçue et dont il commence l'extraordinaire exécution.

— L'Histoire commence avec moi !

La Grande Muraille franchit vingt-deux méri- diens ! « La plus belliqueuse de toutes les barrières sous le ciel », constate la stèle de Lia Yui-Kouan qui se dresse encore au Tibet. La seule œuvre humaine que les astronautes ont vue de la Lune ! Ici aussi, la stupéfaction vous étreint lorsqu'on découvre pour la première fois, face à la mystérieuse Mongolie, sur une longueur de près de 6 500 km, ce ruban cyclo- péen, ce cheminement de pierres crénelées courant sur les crêtes jusqu'à 2 000 m d'altitude, descendant dans les vallées, se dédoublant, comme au nord de L'étonnante grande muraille de Chine, qui se déroule de de Beauvoir en 1867 — et il ajoutait : « Ce serpent de pierre montagne en montagne et de vallée en vallée. On la découvre fantastique restera dans mes souvenirs comme une vision avec une intense émotion... On est pourtant préparé à ce magique... » (Rapho-Gregers Nielsen) spectacle « souverainement grand », ainsi que l'écrivait le comte

Pékin, ou devenant triple comme dans la région de Kansou ! Il fallait élever à perte de vue un gigantesque rempart barrant les routes de l'invasion aux Houang- Non, autrement dit les terribles Huns. Cavaliers et archers prestigieux et intrépides, ils dévalaient des montagnes, dévastaient et pillaient les villages, vio- lant les filles, incendiant les récoltes. Déjà les Rois Combattants avaient érigé çà et là, au débouché des cols, des fortins et quelques ouvrages défensifs... mais dérisoires. Aussi Huang-Ti décide-t-il de réunir ces fortifications isolées et de les souder de montagne en montagne et de vallée en vallée, par un chemin en pierre, une muraille s'étendant depuis la mer Jaune jusqu'au tibétain Toit du monde. Sur un soubassement de pierre, il ordonne d'élever un double mur de briques liées par un mortier défiant le temps. Chaque mur, coiffé d'un parapet crénelé, mesurait — et mesure encore — sur une grande partie de son parcours, 4 m de hauteur et 1,50 m d'épaisseur. L'intervalle entre chacun des murs, distants l'un de l'autre de 7 m, a été rempli d'un agglomérat de glaise, d'argile et de pierres. Chevaux et chars peuvent se croiser sur la voie dallée aména- gée au sommet de la muraille. Tous les 100 à 500 m, des tours de guet de 12 m de côté sont construites, tandis que des fortins se dressent aux principaux chemins de passage et servent de garnisons, fortes de cent à deux cents hommes. 40 000 tours se voyaient ainsi sur l'interminable parcours. Un million d'hom- mes se répartissaient la garde du colossal ouvrage qui, paraît-il, correspondrait à un mur de 2,50 m de hauteur ceinturant la Terre à la hauteur de l'équa- teur. Pourquoi la Muraille a-t-elle une forme sinueuse ? Une vieille légende chinoise nous en donne la raison : « Quand les fondations eurent été établies, une chute de neige suspendit les travaux, et, de ce fait, les briques se ramollirent. Un dragon, qui passait par là, s'endormit machinalement en s'appuyant sur le mur devenu fragile et lui donna sa forme gracieuse. Les ouvriers, revenus au chantier, virent là une indica- tion et en poursuivirent la sinuosité. » Le général Moung-Tien, le « Victorieux Tartare », réussit à drainer jusqu'au gigantesque chantier un million de travailleurs et de travailleuses — car les femmes étaient transformées en bêtes de somme, comme encore trop fréquemment aujourd'hui en Chine. 400 000 ouvriers et ouvrières périrent d'épui- sement — et on les enterra, symboliquement, dans l'ouvrage même. Et ce n'est pas tout ! Un devin aurait prédit que dix mille hommes devaient être ensevelis vivants dans la muraille afin de lui donner une âme. Et un poète du temps pourra versifier :

Si on n'enlevait pas les blancs ossements des morts, Ils parleraient à la hauteur de la Grande Muraille. Tandis que des centaines de caravanes convergent chaque jour vers les chantiers, on construit, non loin de la Muraille, trente-quatre villes fortifiées où vivent les chefs et où l'on a aménagé de vastes entrepôts.

On le devine, la Muraille était loin d'être terminée lorsque disparut Huang-Ti. On y travaillera encore durant des siècles. Au XVII siècle, le minutieux Père de Magalha nous précise que 902 054 fantassins et 389 167 chevaux formaient la garnison de l'œuvre commencée par le Grand Empereur. Huang-Ti rendit l'âme loin de Xian. Afin que l'odeur ne décelât pas la présence de son cadavre, lors de la lente procession funèbre, on accompagna le convoi d'une cargaison de poissons avariés et salés, puis on se dirigea, à 80 km de la capitale, vers le mausolée de Lin-T'ong, auquel avaient travaillé 700 000 hommes, et que protégeaient deux enceintes rectangulaires d'un kilomètre sur deux. Ici aussi, les ouvriers et artisans furent enterrés vivants. Le chroniqueur Sseuma-Ts'ien nous raconte qu'à l'intérieur du tumulus impérial, éclairée par des lampes à huile, une voûte céleste tournait au sommet de l'édifice, tandis que le sol, recouvert de plaques de bronze, était sillonné par des rivières simulées grâce au mercure. Le réseau alimentait un lac intérieur bordé de végétaux et d'animaux en jade, en or et en argent. Des arbalètes automatiques devaient tirer sur ceux qui auraient osé violer la sépulture. Une légende ? Un beau conte oriental ? Et si c'était vrai ? Pouvait-on croire, avant le mois de mars 1974, à la présence d'une armée de 7 000 hommes grandeur nature, les armes de bronze à la main, et veillant sur leur maître après deux mille deux cents ans ? Ceux-ci commencent maintenant à sortir du sol et, comme la Grande Muraille, viennent témoigner de la grandeur et de la puissance de l'Empereur Huang- Ti.

Son fils Hou Haï — « une tête d'homme poussant des cris de brute » — mit à mort toutes les femmes de son père qui avaient survécu au massacre ordonné par son père Huang-Ti et qui n'avaient donné nais- sance qu'à des filles. Puis, emporté par son élan, il massacra douze princes, douze princesses et tous les ministres du précédent gouvernement, selon les dires de son confident et complice Li Si. Légende ? Or on vient d'exhumer, près du tumu- lus, non seulement cinq cadavres dont les crânes portent encore des traces de pointes de flèche, mais aussi soixante-dix tombes contenant les corps de « jeunes soldats morts étouffés, enterrés vivants, sans cercueil ni linceul. Leurs membres désarticulés témoignent de leurs efforts pour tenter d'échapper à la mort ».

Deux ans après la mort de Huang-Ti, la guerre civile se déchaîne, contrecoup normal après une aussi sanglante dictature. Un aventurier nommé Lin-Pang — un homme madré « au front de dragon » — prend le pouvoir de pittoresque façon. Officier de police, il enlève les chaînes d'une forte troupe d'hommes qu'il devait conduire en prison et se trouve, de cette façon cavalière, à la tête d'un groupe de combattants. Il fait disparaître l'héritier de Houang-Ti, écrase l'aristo- cratie rebelle et devient l'empereur Kao-Tsu. Son premier geste est de se précipiter au tombeau du Grand Empereur, de s'emparer de ses richesses qui avaient été accumulées dans le tumulus et de mettre le feu aux constructions. J'ai vu, au-dessus des fosses, à l'emplacement des poutres recouvrant les galeries, dans lesquelles est encore rangée l'armée impériale, les traces d'un violent incendie. Des charpentes, en s'écroulant, ont bousculé les guerriers, en ont brisé un grand nom- bre... puis la terre et les eaux ont recouvert les débris des statues funéraires qui, aujourd'hui, renaissent de leurs cendres. Et près de vingt-deux siècles passèrent...

Quand j'ai regardé se dresser pour la première fois devant moi à Pékin la célèbre porte Tian-an-Men, ce gigantesque monument de couleur pourpre qui per- met d'accéder à l'entrée sévèrement gardée de la Cité Interdite de Pékin, je ne pus m'empêcher de penser que son approche était autrefois « absolument défen- due aux bonzes, aux aveugles, aux boiteux, aux estropiés, aux mendiants, à ceux qui ont le visage défiguré par quelque cicatrice, et qui ont le nez et les oreilles coupés ; en un mot, à tous ceux qui ont quelque difformité remarquable ». Mais en pénétrant dans la Cité Interdite par la porte Wu-Men longue de 92 m surmontée de cinq pavillons et coiffée de tuiles jaunes, couleur réservée à l'empereur, comment ne pas penser à Pou-Yi, dernier empereur de Chine, qui demeura là durant près de dix-huit années, et dont l'atroce destin fut le plus insolite de l'Histoire ?

Lorsque Pou-Yi vient au monde, le 7 février 1906, c'est sa tante, l'abominable impératrice douairière Tseu-Hi, qui — « maternelle et propice » — après avoir gouverné d'abord au nom de son fils, dirige maintenant l'empire de son neveu. Elle règne prati- quement depuis 1874. Sa cruauté laisse pantois. Le fouet claque chaque jour dans tous les coins du palais. Paul Kramer, qui a fort bien préfacé les Mémoires de Pou-Yi, nous rapporte que l'impératrice se rendit compte un matin que l'eunuque-femme-de-chambre, en la coiffant, avait découvert un cheveu blanc. Il essaya fort gentiment de le dissimuler, ce qui n'em- pêcha nullement Tseu-Hi de faire rouer de coups le malheureux. Celui-ci s'estima encore heureux de n'avoir pas été décapité ou jeté dans un puits comme la jolie concubine Perle, qui avait osé ne pas être de l'avis de la terrible femme. On ne comptait plus les parents de l'impératrice ou les conseillers de la Cour qui furent condamnés à mort et obligés d'avaler du poison. On peut encore voir dans le palais de la Nourriture Céleste la pièce où l'impératrice accordait ses au- diences et gouvernait l'empire. Un rideau la séparait du reste de la salle où l'on avait placé sur un divan le jeune empereur Kouang-Siu, puis le petit Pou-Yi. Celle que les Pékinois ont surnommée le Vieux Bouddha meurt peu après l'empereur Kouang-Siu. Et Pou-Yi, âgé de deux ans et dix mois, monte, le 2 décembre 1908, sur le trône du Dragon. Son père, l'incapable prince Tch'ouen — il ne pouvait prononcer deux mots à la suite sans bafouiller — exercerait la régence. Devenu ainsi le dixième empereur de la dynastie Tsing, le jeune Pou-Yi voit désormais ses visiteurs exécuter devant lui l'humble salut kotow consistant, depuis la porte jusqu'au trône, en trois agenouillements et en neuf prosternations. Alors que le vieil et turbulent empire commence à être déchiré par des bandes rebelles et par des hordes révolutionnaires, alors que la guerre civile bouillonne aux portes de Pékin, Pou-Yi, à l'abri des rouges murailles de la Cité Interdite encerclant 45 hectares de palais coiffés de tuiles cuivrées, vit là comme sur une autre planète. Autour de lui, tout devait être jaune brillant : sièges, rideaux, coussins, habits, harnais des che- vaux... jusqu'aux théières ! Un jour, l'empereur entrevoit la doublure de la manche de la robe de son jeune frère Pou-Chieh ; elle était du fameux jaune impérial. L'incapable prince régent Tch'ouen avec ses deux fils. À gauche Pou-Yi, l'empereur de deux ans et dix mois. Sur les genoux de son père, le petit prince Pou-Chieh. (Hachette) — Pou-Chieh, lui fait remarquer sèchement l'em- pereur, que fait sur toi ma couleur ? Qui te fait croire que tu as le droit de la porter ? — Mais, balbutie Pou-Chieh... c'est du jaune orangé... ce n'est pas le jaune impérial... — Pas du tout, c'est du jaune brillant ! — Oui, sire, oui, sire, reconnaît bien vite le mal- heureux Pou-Chieh en s'inclinant respectueuse- ment. — C'est du jaune brillant, fit Pou-Yi, péremp- toire. Tu ne dois pas le porter. — Oui, sire, oui... Les moindres déplacements de l'empereur, même pour se rendre d'un palais à l'autre à l'intérieur de la Cité Interdite, déclenchent une extraordinaire pro- cession. Un eunuque de l'Intendance précède ses pas et émet continuellement un bruit nasillard destiné à avertir les gens d'avoir à s'écarter et à se prosterner. Derrière lui, deux eunuques marchent en crabe de chaque côté du chemin. Puis, à dix pas, Pou-Yi s'avance. S'il est assis dans sa chaise, deux jeunes eunuques trottinent à ses côtés, attentifs à ses moindres désirs. S'il va à pied, leur rôle consiste à soutenir les pas impériaux. Un eunuque tient au- dessus de sa tête un grand parasol de soie. Vient ensuite un groupe encombré par de multiples objets. L'un porte un petit fauteuil pour le cas où Pou-Yi voudrait se reposer, un autre a les bras chargés de vêtements impériaux de rechange, un troisième brandit un parapluie, un quatrième une ombrelle. À la suite marchent encore les « eunuques de service du thé impérial » coltinant des pâtisseries, des boîtes de biscuits, de la vaisselle et des pots d'eau chaude. Suivent les eunuques de la pharmacie impériale, ayant au bout de leur palanche tout un équipement de secours d'urgence, des coffrets de médicaments, des bottes de racines, d'écorces et de feuilles de bam- bous. En été, les serviteurs transportent respectueu- sement de l'essence de graine de péthoine destinée à lutter contre les bouffées de chaleur, des pilules des Six Harmonies pour combattre les douleurs des organes centraux, des dragées dorées de cinabre pour calmer les convulsions, les contractures et la soif, des préparations aux herbes odorantes, des bâtons de panacée, des drogues pour la colique et des poudres fébrifuges. En toute saison, on trimbale le breuvage des Trois Immortelles qui facilite la diges- tion impériale. Enfin, fermant la marche, des eunu- ques bardés de pots de chambre, de récipients et autres ustensiles. Si l'empereur préfère marcher, sa chaise, tendue d'étoffe lourde ou légère, selon la saison, suit la procession qui s'avance dans le silence le plus absolu. Pou-Yi dort dans le palais du Long Printemps et vit dans cet admirable palais de la Nourriture de l'Esprit construit sous les Ming. Lorsque l'empereur a faim, il s'exclame : — Apportez les viandes ! L'ordre est alors transmis d'eunuque en eunuque, de garde en garde, jusqu'aux salles des Viandes Impériales, situées au fond de l'avenue de l'Ouest. Les plats sortent aussitôt des réchauffoirs où ils attendaient l'impérial appétit. Et cinquante eunu- ques, en livrées rutilantes, transportant tables et coffres, se dirigent en une longue procession vers le palais de la Nourriture Terrestre. Les « Viandes » — environ vingt-cinq plats — sont placées sur la table, mais Pou-Yi ne touche pas à ce repas d'apparat. L'impératrice douairière, et plus tard les impératri- La Cité Interdite de Pékin, d'une superficie de 720 000 m, est gauche et à droite, tandis que le palanquin passait au-dessus du aujourd'hui ouverte au public. L'escalier central était réservé à bas-relief représentant un dragon au milieu de flammes. l'empereur. Les porteurs de la chaise impériale marchaient à (Gerster-Rapho) ces-épouses, envoyaient une vingtaine de plats pro- venant de leurs propres cuisines et infiniment mieux préparés, paraît-il. Les impératrices expédiaient ensuite un eunuque vers le palais de la Nourriture

Terrestre chargé de savoir comment Pou-Yi avait trouvé le repas. Au retour, prosterné devant ses maîtresses, le serviteur annonçait :

— Votre esclave informe ses maîtresses : le Sei- gneur des Dix Mille Années a consommé un bol de riz, un pain au sésame et un bol d'eau de riz. Il a

consommé ses viandes avec satisfaction.

La cruauté de l'empereur — il l'avoue lui-même

dans son autobiographie — est affreuse. « Un jour, nous dit-il, j'avais huit ou neuf ans, l'idée me vint

brusquement de mettre les eunuques à l'épreuve pour voir s'ils étaient vraiment prêts à exécuter sans

discussion n'importe quel ordre du « Divin Fils du

Ciel ». Je repérai une crotte sur le sol et la montrai du

doigt en disant :

» — Mangez ça.

» Le plus rapide se jeta à genoux et s'exécuta

sans hésiter. Une autre fois, je jouais près d'une

lance à incendie ; un vieil eunuque vint à passer. Pris

d'une envie irrésistible, je saisis la lance. Au lieu de

s'enfuir en courant, le vieillard s'agenouilla sous le

jet. C'était l'hiver et sous cette trombe d'eau glacée il

perdit connaissance. Il fallut force massages pour le

ranimer. »

On peut lire dans le Journal de son précepteur :

« Sa Majesté cherche fréquemment querelle aux

eunuques. Il en a déjà fait fouetter dix-sept pour des

fautes insignifiantes. Son dévoué serviteur Chen

Pao-Chen et d'autres ont tenté de le reprendre, mais

il ne daigne pas les écouter. » La révolution nationaliste va faire mourir l'Empire céleste. L'insurrection commence à Wuchang, le jour du fameux Double-Dix — le 10 octobre 1911. La révolte se propage et le 29 décembre, celui que l'on appelle le Père de la Nation, Sun Yat-Sen, est élu président provisoire de la République. Le 12 février 1912, l'empereur est obligé d'abdiquer. La républi- que de Chine prend la place du Céleste Empire. Mais Pou-Yi, maintenant détrôné, n'en demeure pas moins un empereur intra-muros — et cela jusqu'en 1924. Cependant, en 1917, une agitation secoue Pékin, Chang-Choun, ancien vice-roi, devenu gouverneur du Kiengsou, essaye d'abattre la république et de replacer Pou-Yi sur son trône. — Mais, je suis trop jeune ! s'exclame l'empereur effarouché, je manque de vertus comme de capacités. Je ne pense pas pouvoir porter sur mes épaules une aussi grande responsabilité. Chang-Choun lui affirme alors que le président de la République demande lui-même la permission de démissionner et Pou-Yi accepte de reprendre le pouvoir en dépit de son jeune âge. Cependant, le président — il se nomme Li Yuen-Hung — change d'avis et refuse maintenant de quitter sa charge. Il se contente de se réfugier provisoirement à la Légation japonaise. Pou-Yi, après une brève restauration, doit à nouveau abdiquer et reconnaître qu'il n'est vérita- blement qu'un empereur-enfant. Il retombe dans son inaction, d'autant plus que le signal de la débâcle de la conjuration est donné par un avion de l'armée rebelle qui — ô sacrilège ! — vient lancer ses bombes sur la Ville Interdite. Il n'en jette que trois qui, hors quelques dégâts matériels insignifiants, blessent un La Salle de l'Harmonie Suprême, reconstruite en 1669, qui servait de cadre lors des grandes fêtes, telles celles du Solstice d'hiver ou du nouvel an. On y accède par trois escaliers de marbre blanc. (Roger-Viollet) porteur de chaise. Mais quelle panique dans les palais impériaux ! Pou-Yi l'avouera, il trembla de tous ses membres. Désormais, il n'y a plus, dans la Cité, de salut kotow et on ne présente plus à l'empereur aucun édit impérial à signer. Il n'empêche que nombre de Pékinois ont la nostalgie des pompes d'autrefois. Les quémandeurs se pressent toujours aux portes du palais, mendiant le droit de porter la tunique jaune de fonctionnaire de la Maison Tsing. Pou-Yi, attaché aux traditions, a bien du mal à faire respecter les règles : interdiction de monter à cheval dans l'enceinte de la