HORS-SÉRIE Décembre 2013

Le magazine de la recherche et de ses applications

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS SOMMAIRE L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS

03 ÉDITO

04 UNE THÉORIE ÉCRITE À PLUSIEURS MAINS, TOUTES ILLUSTRES - Une histoire modèle - L’élaboration d’un modèle abouti, par Jean Zinn-Justin - INFOGRAPHIE : Le modèle standard de la physique des particules - La masse, la symétrie et le vide…, interview d’Etienne Klein

14 HISTOIRE D’UNE PETITE FABRIQUE DE PARTICULES - Des microscopes géants pour sonder la matière - Le LHC, antre de la création… de nouvelles particules - PORTFOLIOS : Les quadripôles du LHC, Le toroïde d’Atlas, Les calorimètres électromagnétiques de CMS et d’Atlas, Le spectromètre à muons d’Atlas - INFOGRAPHIE : Détecteur de particules - Des millions de milliards de données en ligne

28 SIGNÉ BOSON DE HIGGS ! - Les connaissances avant le LHC - En ce jour du 4 juillet 2012… - Un modèle de « coopétition », par Michel Spiro - Du côté d’Atlas et de CMS, interview croisée de Gautier Hamel de Monchenault et Bruno Mansoulié - PORTFOLIO : Portraits-robots du boson de Higgs - Vers la nouvelle physique - L’aventure technologique continue pour le CEA - Une quête pour la connaissance, au service de l’humanité, interview de Philippe Chomaz

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Éditeur Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies aleternatives, R.C.S. Paris B77568019 | Directeur de la publication Xavier Clément | Rédactrice en chef Aude Ganier | Rédacteurs en chef adjoint : Sophie Kerhoas-Cavata, Frédéric Déliot | Rédactrice Amélie Lorec | Ont contribué à ce numéro Patrick Philipon, Vahé ter Minassian | Comité éditorial Brigitte Raffray, Jean-Luc Sida | Iconographie Micheline Bayard | Conception et réalisation www.rougevif.fr | N°ISSN 1163-619X | Tous droits de reproduction réservés. Ce magazine est imprimé sur du papier PEFC Magno Satin, issu de forêts gérées durablement. Imprimerie Sira.

2 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr ÉDITO © L.Godart/CEA

Gabriele FIONI, directeur des sciences de la matière du CEA

LA VALSE DE LA SCIENCE ET DE LA TECHNOLOGIE a quête du boson de Higgs est une gigantesque Ils ont doublement été récompensés. D’une part, ils L aventure humaine. Elle a mobilisé, durant des sont parvenus à découvrir le boson de Higgs offrant décennies, toute la communauté internationale de au modèle standard la cohérence qui lui manquait. la physique pour construire un instrument inédit, D’autre part, ils peuvent se réjouir de l’attribution le LHC, aux pièces uniques dignes de l’horlogerie du Prix Nobel de Physique 2013 aux théoriciens de haute précision. Bien sûr, le CEA était de la par- François Englert et Peter Higgs car il consacre tie, et l’est toujours, fort de ses ceux qui ont brisé « l’effet hori- chercheurs et ingénieurs qui zon », moteur indispensable de savent travailler main dans la la science et de la technologie. main sur les projets les plus L’audace des pionniers qui osent ambitieux. Je me souviens des Chercheurs, affronter l’inconnu au-delà de gigantesques cavernes vides des ingénieurs, l’horizon stimule des généra- expériences Atlas et CMS ; de tions entières de chercheur l’attente et de l’appréhension lors techniciens : tous qui trouvent ainsi le courage de de l’assemblage au micron près ont été embarqués mener à bien un rêve a priori fou : de ces énormes détecteurs. Le dans une même aller voir le monde de l’autre côté jour où le premier courant élec- danse pour repousser de la colline… trique a circulé dans les bobines les frontières Cette élégante, et audacieuse, du toroïde d’Atlas, tout le monde de la connaissance. traque du boson de Higgs encou- a tremblé car rien n’était acquis. rage alors l’Homme, qui doit tou- Certes les calculs disaient que Une quête aux limites jours faire face à son ignorance, la structure allait tenir. Encore de la technologie, à dépasser ses limites. Il n’y a fallait-il qu’elle tienne… Et elle source constante qu’à lever la tête pour s’en aper- a tenu ! d’innovation. cevoir ! Le ciel étoilé que nous La science et la technologie ont pouvons admirer ne représente donc gagné leur pari. Peu importe que 5 % de ce dont est constitué de savoir qui de l’une ou de l’autre l’Univers. L’Homme a encore de est le précurseur, si l’une permet à l’autre de gra- nombreuses frontières à franchir pour comprendre vir les échelles. C’est ensemble qu’on se dépasse, les lois de la nature, de nombreuses valses à danser qu’on réussit, liés comme deux danseurs dans une dans une quête de connaissances si diffi cile à pour- valse d’une rare élégance. Chercheurs, ingénieurs, suivre. Échecs et limites sont notre quotidien mais techniciens : tous ont été embarqués dans une même nous n’avons pas d’alternative car, pour reprendre danse pour repousser les frontières de la connais- l’injonction de Dante Alighieri : « considérez la race sance. Une quête aux limites de la technologie, source dont vous êtes, créée non pas pour vivre comme brutes, constante d’innovation. mais pour suivre vertu et connaissance ».

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 3 Le lagrangien du modèle standard est l’équation mathématique la plus élégante, en termes de simplicité et de compacité, et la plus complète à ce jour pour décrire la physique des particules.

4 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr © F.Deliot/CEA

LE MODÈLE STANDARD DE LA PHYSIQUE DES PARTICULES UNE THÉORIE ÉCRITE À PLUSIEURS MAINS, TOUTES ILLUSTRES Bienvenue dans le monde de l’infinniment petit où les parttiiculees élé émentairi es mènene t la danse. Ces constituana ts ultimes de laa matiière ont peu à peu trouvé le moddèlè e qui les unit, et décé rit leuru s intet ractions de laa manière la pluus éléégante quui soit. Aprèr s de nombreuux obbsts acles, parmim lesquele s le problème de la mam sse des paarrticuless, ceette théorie dud modèle standard trouve enfin la pièce quq i lui manqn uaait : le bosos n dee Hiiggs.

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 5 LE MODÈLE STANDARD DE LA PHYSIQUE DES PARTICULES

UNE HISTOIRE MODÈLE Les particules élémentaires s’organisent dans une théorie qui souffre toutefois d’un problème : l’une de ses prédictions n’est pas correcte… C’était sans compter sur le génie de théoriciens qui postulent l’existence du boson de Higgs dont la découverte en 2012 confirme la cohérence du modèle standard de la physique des particules. Une audace récompensée par le Prix Nobel de physique 2013. © Olivier Ouadah

e quoi le monde qui nous neutrino associé à un électron en accélérateurs, fi n des années 1940. Diagrame de Feynman présentant la production d’un boson de Higgs. D entoure est-il fait ? Une 1930. Le muon, sorte d’électron Ce foisonnement rend les phéno- Il a été filmé pour l’exposition question qui taraude les philo- 200 fois plus massif, est décou- mènes diffi cilement intelligibles Mathématiques, un dépaysement sophes et les scientifi ques depuis vert fortuitement en 1936 par et nécessite de remettre de l’ordre. soudain (octobre 2011 à mars 2012) la Grèce antique. À cette époque, Anderson. De plus, Dirac introduit Une situation comparable à celle de la Fondation Cartier. Démocrite postule l’existence théoriquement en 1928 l’antima- des éléments chimiques avant de corpuscules solides et indi- tière avec le positron (antiélec- que Mendeleïev ne les organise visibles constituant la matière : tron)… Ainsi, avec les photons par une classifi cation périodique. les atomes. Ce n’est qu’à la fi n « quanta de lumière d’Einstein », En 1964, Gell-mann, Ne’eman et du XIXe siècle que le concept tous ces corps forment, à la fi n des Zweig proposent, indépendam- • PARTICULE ÉLÉMENTAIRE : de particule élémentaire• se années 1940, une zoologie parti- ment, leur modèle théorique des brique fondamentale et indivisible de précise. culaire assez simple. quarks selon lesquels les hadrons la matière par opposition aux particules composites comme L’électron est identifi é en 1897 par ne sont pas des particules élé- le proton et le neutron. Thomson. Rutherford découvre en Organiser le bestiaire mentaires car ils sont constitués 1911 que l’atome est constitué des particules de la matière d’éléments ultimes baptisés • HADRON : particule composite, d’un noyau dense contenant des Les choses se compliquent quarks. Il faut attendre 1968 pour formée de quarks, de deux types : protons. Le neutron, qui stabilise lorsque de nouvelles particules, que des expériences à SLAC1, en les baryons (3 quarks) et les mésons le noyau atomique, est découvert des hadrons•, sont décou- Californie, montrent que le proton (un quark, un anti-quark). par Chadwick en 1932. Pauli et vertes dans les rayons cos- contient effectivement des parti- Fermi postulent l’existence d’un miques ou auprès des premiers cules plus petites. Les quarks, de

6 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr trois types différents (up, down et comment ces particules intera- strange), gagnent alors leur statut gissent entre elles. En mécanique L’UNION FAIT LA FORCE de particule élémentaire. En 1970, quantique, théorie appropriée Glashow, Iliopoulos et Maiani vont pour traiter de l’infi niment petit, La force faible et la force électromagnétique sont décrites plus loin en théorisant l’exis- une particule est aussi une onde. dans le cadre d’une théorie unifi ée qui constitue la base tence d’un quatrième quark, le L’interaction entre les particules du modèle standard. Ainsi, l’électricité, le magnétisme, charm, qui sera observé en 1974 de matière consiste alors en la lumière et certains types de radioactivité sont des au SLAC et à Brookhaven2. Les l’échange d’une onde de force manifestations d’une seule et même force appelée force quatre quarks se scindent en deux (également nommée « champ ») électrofaible. branches : une première compo- qui est une particule liée à l’inte- sée des quarks up et down, consti- raction appelée boson vecteur. Aux tuants du proton et du neutron ; la trois des quatre interactions fon- seconde formée par le charm et damentales connues (les forces)4, deux interactions : c’est la théorie le strange. « L’expérience reprend correspond ainsi un (ou plusieurs) électrofaible, développée dans les le dessus sur les arguments théo- bosons vecteurs. La force élec- années 1960 par Glashow, Weinberg • SYMÉTRIE : propriété selon riques lorsqu’un nouveau quark est tromagnétique, responsable de et Salam. Cette démarche, ulté- laquelle un système physique découvert en 1977, au Fermilab3, l’interaction entre les particules rieurement étendue à l’interac- reste invariant sous l’action d’une transformation. En physique ouvrant la voie à une troisième chargées et à qui nous devons la tion forte, marque la naissance des particules, elle est relative branche avec le bottom. Cette lumière, l’électricité et le magné- du « modèle standard » de la phy- aux équations qui restent découverte induit l’existence du tisme, est véhiculée par l’échange sique des particules (voir pp 10-11). identiques quand on applique des transformations à leurs variables. compagnon de ce quark, le quark d’un photon. La force faible, inter- top, lequel est mis en évidence venant dans la combustion des Un modèle « à la masse » ? • DÉSINTÉGRATION BÊTA : au Fermilab, en 1995 » indique étoiles et dans la désintégration Si tout semble parfaitement maî- type de désintégration radioactive Frédéric Déliot, physicien des par- bêta•, correspond à l’échange trisé dans le monde de l’infi ni- d’un noyau instable lors de laquelle ticules à l’Institut de recherche sur de bosons W et Z. Enfi n, la force ment petit, un problème de taille une particule bêta (électron ou positron) est émise. les lois fondamentales de l’Univers forte relie les quarks entre eux demeure. Selon le modèle stan- du CEA (CEA-Irfu). dans les protons et neutrons dard, l’union des forces électro- Notes : La famille des leptons, composée des noyaux atomiques grâce à magnétique et faible, appelée 1. Stanfort Linear Accelerator alors de l’électron et du muon, l’échange de gluons. Si diffé- « symétrie électrofaible », néces- Center. Laboratoire du Department n’est pas en reste puisque, comme rentes soient-elles, ces forces site que les bosons W et Z soient of Energy (DOE) Californie. celle des quarks, elle s’enrichit présentent toutefois des simili- sans masse. Or, ce n’est pas le 2. Brookhaven National Laboratory, d’une nouvelle génération avec tudes, en particulier la force élec- cas, comme le montreront deux (DOE) New York. 5 3. Fermi National accelerator la découverte, en 1975, du lepton tromagnétique et la force faible. expériences du SppbarS au CERN Laboratory, sous tutelle du DOE, tau. Les particules de matière, Leurs intensités sont très diffé- au début des années 1980. Alors, Chicago également appelées fermions, rentes à l’échelle des atomes mais comment doter ces bosons d’une 4. La force gravitationnelle, qui s’organisent alors de manière sont les mêmes à des échelles masse sans faire s’effondrer l’édi- maintient la Terre en rotation autour symétrique• en trois familles de inférieures, correspondant à des fi ce qui les prédit et qu’aucune du Soleil, n’est pas prise en compte par le modèle standard car elle est quarks et trois familles de leptons. hautes énergies (voir p.16). Ainsi, mesure ne vient contredire ? Dans négligeable à l’échelle subatomique comme pour les fermions, les les années 1960, de nombreux des particules élémentaires. Que les forces soient théoriciens ont utilisé la notion théoriciens sont à l’œuvre pour 5. Supersynchrotron à protons du avec elles ! de symétrie pour construire un résoudre ce problème (voir enca- CERN, transformé en collisionneur proton-antiproton (SppbarS) dans Cependant, décrire la matière ne modèle unifi ant dans un même dré p.9). « À l’époque, ils avaient déjà les années 1980 et qui “alimente” en suffi t pas ! Il faut aussi com prendre formalisme mathématique ces compris que les forces agissaient particules les faisceaux du LHC.

LES PRINCIPAUX PRIX NOBEL DE PHYSIQUE LIÉS AU MODÈLE STANDARD

BURTON RICHTER (1931) ABDUS SALAM (1926-1996) CARLO RUBBIA (1934) JÉRÔME I. FRIEDMAN (1930) SAMUEL CHAO CHUNG TING (1936) SHELDON LEE GLASHOW (1932) SIMON VAN DER MEER (1925-2011) HENRY W. KENDALL (1926-1999) Physiciens américains STEVEN WEINBERG (1933) Physiciens italien et néerlandais RICHARD E. TAYLOR (1929) Prix Nobel de Physique 1976. Découverte Physiciens pakistanais et américains Prix Nobel de Physique 1984. Découverte Physiciens américains et canadien expérimentale, en 1974, d’une nouvelle Prix Nobel de Physique 1979. Théorie expérimentale en 1983 des bosons W et Z, Prix Nobel de Physique 1990. Mise en particule qui apporte la preuve de l’existence électrofaible, élaborée dans les années vecteurs de l’interaction faible. évidence expérimentale dans les années 1970 du quark charm. 1960, qui unifi e les interactions faible et de l’existence des quarks. électromagnétique et constitue un pilier du modèle standard.

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 7 LE MODÈLE STANDARD DE LA PHYSIQUE DES PARTICULES

Chercheurs réunis au CERN, lors de l’annonce de l’attribution du Prix Nobel de Physique 2013 à François Englert

et Peter Higgs. © CERN 2013

par l’intermédiaire de bosons vec- d’énergie non nulle dans le vide. élémentaires de la matière une teurs et que leur portée était sans « C’est un peu comme si la nature masse, d’autant plus élevée doute déterminée par la masse de avait joué aux dés et avait fi xé cette qu’elles interagissent fortement • TRANSITION DE PHASE : ces derniers. Comme la force faible valeur, une fois pour toutes, après le avec le champ de Higgs… transformation d’un système par la variation d’un paramètre extérieur est de courte portée, ses bosons, big bang » illustre la physicienne. (température, champ magnétique). les W et Z, devaient par conséquent Après la transition, les bosons W Chercher la pièce Cas des transitions de phase des être massifs. De même, comme et Z ont acquis une masse, rédui- manquante du puzzle systèmes thermodynamiques (fusion, ébullition, sublimation) ou les photons sont sans masse, ils sant l’interaction faible à des dis- Mais comment « prouver » l’exis- du changement de comportement doivent être les vecteurs d’une force tances sub-nucléiques. Par la tence du champ de Higgs ? En phy- magnétique d’une pièce de portée infi nie, la force électro- même occasion, cette brisure de sique quantique, le champ étant métallique… magnétique » Ursula Bassler, symétrie fournit aux particules indissociable d’une particule, • PRODUITS DE chef du service des particules DÉSINTÉGRATION : particules au CEA-Irfu. issues de la désintégration d’une Peter Higgs, d’une part, Robert particule instable. Brout et François Englert, d’autre LES MÉTAPHORES DU CHAMP DE HIGGS part, proposent en 1964 un méca- Notes : nisme de « brisure spontanée de Le physicien David J. Miller compare le champ de Higgs à un 6. Large Electron Positron collider, collisionneur électron-positon du symétrie » au cours duquel les groupe de personnes dans un cocktail : lorsqu’une célébrité CERN. bosons W et Z acquièrent une entre dans la salle, elle attire la foule ce qui lui confère une 7. Accélérateur circulaire proton masse tandis que celle du pho- « masse » importante. John Ellis, physicien, aime à évoquer antiproton du Fermilab. ton reste nulle. Ce mécanisme un champ de neige avec lequel des randonneurs en raquette 8. , résulte d’une transition de phase• interagiraient fortement, comme s’ils étaient massif, tandis collisionneur de protons du CERN. au cours de laquelle un champ, le que des skieurs rencontreraient moins de résistance, comme 9. Le Prix Nobel n’étant pas décerné à titre posthume, Brout, décédé en champ de Higgs, développe spon- s’ils étaient très légers… 2011, n’en est pas lauréat. tanément une valeur de densité

LES PRINCIPAUX PRIX NOBEL DE PHYSIQUE LIÉS AU MODÈLE STANDARD

GEORGE CHARPAK (1924-2010) GERARD’T HOOFT (1946) DAVID J.GROSS (1941) YOICHIRO NAMBU (1921) Physicien français MARTINUS J.G. VELTMAN (1931) H.DAVID POLITTZER (1949) MAKOTO KOBAYASHI (1944) Prix Nobel de Physique 1992. Invention Physiciens néerlandais FRANK WILCZEK (1951) TOSHIHIDE MASKAWA (1940) d’un grand nombre de détecteurs Prix Nobel de Physique 1999. Élucidation, Physiciens américains Physiciens nippon-américain et japonais de particules élémentaires, en particulier en 1971, de la structure quantique des Prix Nobel de Physique 2004. Découverte Prix Nobel de Physique 2008. Application, à la la chambre proportionnelle multifi ls. interactions électrofaibles. en 1970 de la « liberté asymptotique » fi n des années 1950, du mécanisme de brisure dans la théorie des interactions fortes spontanée de symétrie dans la physique subatomique (pour le premier) et prédiction, dans les années 1970, de l’existence d’une 3e famille de quarks (pour les seconds).

8 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr la solution consiste à trouver L’ÉLABORATION D’UN MODÈLE ABOUTI le célèbre « boson de Higgs ». Problème : cette particule massive, Postulé en 1964, le mécanisme de « brisure spontanée » de et interagissant très faiblement symétrie repose sur des concepts de physique classique, apparus avec la matière, est ultra-diffi cile dans la description des transitions de phase. Pour être transposé à produire. De plus, sa durée de à l’échelle quantique, il aura mobilisé de nombreux théoriciens, vie est si courte qu’une détection tel que l’explique Jean Zinn-Justin, théoricien du CEA-Irfu qui a directe est impossible. Les cher- fortement contribué à l’élégance de cette théorie… cheurs n’ont d’autres choix que de repérer ses produits de désinté- « En 1937, le physicien russe Landau élabore une théorie générale des gration•. Or, ceux-ci dépendent transitions de phase qui sont des exemples de brisure spontanée de précisément de sa masse, laquelle • SUPRACONDUCTIVITÉ : symétrie. En 1950, avec Ginzburg, il l’applique à la supraconductivité• : justement n’est pas connue. Pour phénomène caractérisé par l’expulsion du champ magnétique du supraconducteur est la première l’absence de résistance électrique débusquer « le Higgs », les scien- et l’expulsion du champ analogie, dans le cadre classique, du “phénomène de Higgs”. Ce tra- tifi ques doivent alors retrouver les magnétique à l’intérieur de vail, trop précurseur, ne sera apprécié que plus tard… différentes signatures des désinté- matériaux dits supraconducteurs Dans les années 1960, l’interaction nucléaire faible est décrite comme grations possibles pour les diffé- qui se manifeste à des une interaction de contact “courant-courant” mais ce modèle ne per- températures très basses. rentes hypothèses de masse (voir met pas de calculer les corrections quantiques•. Cependant, il res- p. 36). Autant chercher une aiguille • CORRECTIONS semble beaucoup à l’interaction électromagnétique et à son échange dans une botte de foin ! QUANTIQUES : calculs s’ajoutant de photons (bosons vecteurs). Or, dans l’électromagnétisme, les pho- C’est à cette tâche que se sont aux calculs classiques pour étudier tons sont de masse nulle alors que l’interaction faible exige l’échange des phénomènes à l’échelle sub- attelés les physiciens de la com- atomique (quantique). de bosons vecteurs très lourds. Il fallait trouver un mécanisme pour munauté internationale sur le leur donner une masse. LEP6, au CERN, et le Tevatron7 En 1963, Philip Anderson s’intéresse aux travaux de Landau et Ginzburg (voir p. 30). Mais, comme ces qui pourraient mathématiquement donner une solution au problème. instruments n’étaient pas assez Reste à transposer son idée au cadre de l’infi niment petit… C’est ce puissants, ils ont décidé, dès que font, en 1964, Peter Higgs et ses collègues1. Ils postulent que, pour les années 1980, de construire engendrer dans ce cadre une transition de phase (et donc une brisure le LHC8. L’accélérateur le plus de symétrie), il faut l’existence d’un boson scalaire (spin 0) qui donne- puissant au monde depuis 2009 a rait leur masse aux bosons vecteurs. Certes, il s’agit d’une idée simple récompensé leurs efforts car, trois mais elle va jouer un rôle fondateur en focalisant la communauté inter- ans à peine après son démarrage, nationale pour élaborer un modèle théorique abouti. En 1966, Higgs le boson de Higgs est enfi n débus- examine les premières corrections quantiques dans un modèle à un qué… Une découverte, annoncée boson vecteur. Mais, la description de l’interaction faible nécessite • UNITARITÉ : principe selon le 4 juillet 2012, qui vaut à deux lequel une probabilité doit toujours un modèle à plusieurs bosons vecteurs. Cela exige des outils mathé- de ses premiers instigateurs, les être inférieure ou égale à 1. matiques supplémentaires : comprendre la théorie classique (Yang et théoriciens Englert et Higgs9, le Mills en 1954) et en faire une théorie quantique (Faddeev et Popov en Prix Nobel de Physique 2013. Note : 1967) ; être conforme au principe d’unitarité• ; et démontrer la possibi- 1. La notion de brisure spontanée de lité de calculer systématiquement les corrections quantiques (c’est-à- Vahé Ter Minassian et Aude Ganier symétrie est déjà utilisée par Nambu dire “à tous les ordres”). En 1970, Lee démontre ces propriétés à tous et d’autres, certes sans boson vecteur, pour décrire les propriétés les ordres dans le modèle à un boson vecteur. Hooft propose alors en chirales de la physique hadronique. 1971 des pistes de démonstration à plusieurs bosons vecteurs et, en 1972, Lee et moi-même en donnons la démonstration à tous les ordres. Jean Zinn-Justin et Benjamin Lee, en 1975, Ainsi le modèle électrofaible de Salam et Weinberg, proposé en 1967, à l’École d’été de Physique devient calculable. En 1974, je donne une démonstration plus élégante des Houches. ainsi qu’une équation fondamentale que Weinberg baptise “équation de Zinn-Justin”. » © DR

LES NOBELS DE PHYSIQUE 2013

FRANÇOIS ENGLERT (1932) PETER HIGGS (1929) Physiciens belge et anglais Découverte en 1964 d’un mécanisme conférant leur masse aux particules élémentaires, confi rmée par la détection du boson de Higgs par les expériences Atlas et CMS menées au LHC.

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 9 LE MODÈLE STANDARD DE LA PHYSIQUE Le modèle standard de la physique des particules est la théorie qui décrit les particules de la matière et les particules médiatrices d’interactions fondamentales qui s’exercent entre elles. Le tout à des échelles inférieures à 10-15 m. Certaines de ces particules ont été observées et étudiées depuis longtemps. D’autres commencent à l’être, comme le fameux boson de Higgs prédit en 1964 et découvert en 2012 au LHC !

FERMIONS 1re famille 2e famille 3e famille

MATIÈRE 6 QUARKS

MOLÉCULE 10-9 m

ATOME 10-10 m

Électron 6 LEPTONS

NOYAU 10-14 m Proton

Neutron

PROTON 10-15 m

Gluon

Quark < 10-18 m

Infographie : Fabrice Mathé - Textes : Amélie Lorec

10 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr DES PARTICULES

Fermions Les fermions sont les particules élémentaires de la matière. La 1re famille rassemble les par- ticules stables à l’origine de la matière ordinaire (la nôtre !). Les 2e et 3e familles sont présentes dans les rayons cosmiques ou étaient présentes BOSONS VECTEURS aux âges reculés de l’Univers (juste après le big bang). Il existe deux types de fermions : les quarks et les leptons. En se regroupant, les quarks for- Interaction forte ment des hadrons, particules composites qui se classent en baryons (3 quarks), comme les pro- tons ou les neutrons, et en mésons (un quark et un anti-quark), comme les pions et les kaons… Les leptons sont insensibles à l’interaction forte et ne peuvent former de particules composites.

Bosons vecteurs Les bosons vecteurs sont les particules qui véhiculent les interactions fondamentales. En particulier, ils permettent d’assembler les particules de matière pour former des parti- Interaction électromagnétique cules composites.

Interactions (ou forces) fondamentales ➤ Interaction forte : portée par les gluons, elle lie entre eux les quarks, et également les protons et les neutrons dans le noyau. ➤ Interaction électromagnétique : véhiculée par les photons, elle lie les électrons au noyau des atomes, et permet aux atomes Interaction faible de former des molécules. ➤ Interaction faible : portée par les bosons W et Z, elle est notamment responsable de la radioactivité bêta des noyaux atomiques. Ainsi, la désintégration bêta+ permet à un quark « u » de se transformer en un quark « d » par échange d’un boson W+ : un proton formé de 3 quarks « uud » devient un neu- tron composé de 3 quarks « udd ». CARTE D’IDENTITÉ DES PARTICULES - Masse : s’exprime en énergie à cette échelle, donc en électronvolt du fait À noter : le modèle standard ne considère de l’équivalence masse-énergie (E=mc2 cf. page 12). pas l’interaction gravitationnelle (véhiculée - Charge électrique : positive ou négative. par « l’hypothétique » graviton) négligeable à - Spin : responsable d’une partie des propriétés magnétiques à l’échelle suba- l’échelle des particules subatomiques. tomique qui permet de différencier fermions (1/2 entier) et bosons (entier). - Charge de couleur : valeur qui code les propriétés des quarks et des gluons pour qu’ils s’assemblent en une particule résultante blanche.

À noter : à toute particule est associée une antiparticule, de même masse mais de charge électrique et de couleur opposées.

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 11 LE MODÈLE STANDARD DE LA PHYSIQUE DES PARTICULES © Philippe Matsas/Flammarion

INTERVIEW Étienne KLEIN, directeur du Larsim au CEA

LA MASSE, LA SYMÉTRIE ET LE VIDE… Le vide ne serait pas vide ! Il abriterait des « particules en sommeil »… Étienne Klein, directeur du laboratoire des recherches sur les sciences de la matière (Larsim) au CEA-Irfu, décode en douceur des notions fondamentales qui expliquent la portée de la découverte du boson de Higgs.

D’où vient la masse des particules ? de l’interaction des particules avec… le vide, qui n’est Selon la physique classique, qui respecte la tradition phi- pas vide ! Le vide est habité. Il contient notamment les losophique, la masse est une propriété consubstantielle ingrédients qui confèrent aux particules élémentaires de la matière : on n’envisage pas qu’il puisse exister de leur masse apparente, c’est-à-dire l’inertie par laquelle matière non massive, ni que de la masse puisse exis- elles résistent aux forces. C’est en substance l’idée que ter autrement que sous forme de matière. Dans ce les théoriciens Brout, Englert et Higgs ont formalisée en cadre, poser la question « d’où vient la masse des par- proposant le mécanisme dit « de Higgs »… ticules ? » équivaut simplement à demander « d’où vient la matière ? ». Que dit précisément ce mécanisme Cette interrogation prend toutefois une autre tournure de Higgs ? dans le cadre du modèle standard de la physique des par- Ce mécanisme s’appuie sur l’existence au sein du vide ticules. La masse des particules élémentaires y apparaît d’un champ, le champ de Higgs, avec lequel les particules comme n’étant qu’une propriété secondaire, résultant élémentaires interagissent plus ou moins fortement. Ce champ acquiert soudainement une valeur non nulle dans le vide, à un moment donné de l’histoire de l’Univers, à l’issue d’une « brisure spontanée de symétrie ». En se couplant à E = mc2 ce champ, les particules ont alors acquis une masse non nulle, qu’elles ont conservée par la suite. Pour comprendre En 1905, Albert Einstein démontre que selon la théorie de la relativité de quoi il s’agit, il faut s’intéresser au concept de symétrie. restreinte qu’il vient d’énoncer, toute particule de masse m possède, On dit qu’un objet est symétrique si, après avoir été soumis du seul fait qu’elle est massive, une énergie E égale au produit de m par à une certaine transformation, son apparence n’est pas le carré de la vitesse de la lumière c : E = mc2. Dans certaines conditions, modifi ée. Ainsi, si je fais subir une rotation à une sphère de la matière peut se transformer en énergie. Dans d’autres, l’énergie autour d’un axe passant par son centre, cela ne change devient matière… rien ni à sa forme ni à sa position. Dans le monde des particules élémentaires, c’est exactement la même chose

12 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr sauf que les symétries auxquelles on s’intéresse opèrent dans des espaces En faisant entrer en mathématiques abstraits. collision deux On parle de « brisure de symé- trie » à propos d’un système qui particules de haute n’est plus symétrique, ponctuelle- énergie, celles-ci ment, mais dont la description de offrent au vide leur manière symétrique demeure valable. énergie : les Imaginons une table circulaire sur particules virtuelles DES INTERACTIONS QUI PORTENT ! laquelle sont régulièrement dispo- qu’il contient sées des assiettes avec, entre elles, En physique quantique, une interaction (ou force fon- des petits pains. Cette situation est a peuvent alors damentale) ne s’exerce entre deux particules que priori parfaitement symétrique. Sauf s’échapper de leur par l’échange d’une troisième, appelée « boson qu’à un moment où à un autre, un repaire et devenir vecteur » de l’interaction. Une métaphore permet convive va vouloir se saisir d’un petit réelles… de l’expliquer, telle que la rappelle Étienne Klein : pain. Si aucune règle de politesse ou « Imaginons deux barques sur un lac, dont chacun des norme culturelle ne vient lui dicter sa occupants est démuni de tout instrument de naviga- conduite, il pourra prendre celui de droite aussi bien que tion (ni rames, ni pagaies…). Supposons que les deux celui de gauche. Mais le choix, parfaitement arbitraire, barques se dirigent l’une vers l’autre de telle sorte que qu’il fera viendra briser la symétrie initiale. L’idée de Brout, la collision paraisse inévitable. Inévitable ? Pas tout à Englert et Higgs est que c’est un processus analogue qui fait. Si l’un des occupants dispose d’un objet massif, par a brutalement rendu le vide moins symétrique, au prix de exemple un ballon, et le lance avec vigueur au passager l’apparition d’un nouveau champ. de l’autre barque qui le lui renverra et ainsi de suite, les deux embarcations s’écarteront peu à peu l’une Le vide ne serait donc plus vide ? de l’autre. Par l’entremise d’un médiateur, en l’occur- En effet. Selon la physique quantique, le vide est rempli rence le ballon, la succession des lancers créera une de ce qu’on pourrait appeler de la « matière en som- force répulsive capable de modifi er les trajectoires. meil », constituée de particules bel et bien présentes Bien qu’approximative cette image permet en outre de mais n’existant pas réellement : elles ne possèdent pas comprendre une chose importante : puisqu’un ballon assez d’énergie pour pouvoir vraiment se matérialiser lourd condamne à ne faire que des passes courtes, la et, de ce fait, elles ne sont pas directement observables. portée d’une interaction sera d’autant plus faible que Ce sont des particules « virtuelles », en hibernation. Pour la masse de ses particules médiatrices sera élevée ». les faire exister vraiment, il faut leur donner l’énergie qui manque à leur pleine incarnation. Pour cela, il suffi t de faire entrer en collision deux particules de haute énergie, qui offrent alors leur énergie au vide. Du coup, certaines particules virtuelles que celui-ci contenait deviennent réelles et s’échappent hors de leur repaire. C’est ainsi que, grâce aux collisions du LHC, le boson de Higgs a pu © CERN être extirpé du vide, puis repéré et identifi é grâce à deux énormes détecteurs, CMS et Atlas.

Que nous apprend la découverte du Higgs ? En juin 2012, les expériences menées auprès du LHC ont fait apparaître une particule qui ressemble trait pour trait à celle qui avait été prédite 48 ans plus tôt. Reste à déterminer si cette particule est unique ou si elle a des partenaires de charges électriques différentes. Dans ce dernier cas, cela ouvrirait la voie à une nouvelle physique, au-delà du modèle standard.

Comment réagissez-vous à l’attribution du Prix Nobel à François Englert et à Peter Higgs ? Ce Prix Nobel récompense une très grande découverte de physique, qui a de surcroît des implications philoso- phiques. Il porte également un message politique : c’est en Europe que cette belle avancée scientifi que a eu lieu, résultat d’une longue persévérance et d’une forte déter- mination de la part des scientifi ques et des institutions qui les encadrent.

Propos recueillis par Vahé Ter Minassian

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 13 Vue centrale du détecteur Atlas du LHC, avec ses huit bobines entourant le calorimètre avant sa mise en place au centre du détecteur.

14 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr © CERN 2006

L’AVENTURE TECHNOLOGIQUE DU CEA AU LHC HISTOIRE D’UNE PETITE FABRIQUE DE PARTICULES PoP urur débuussququere le boosos n dde Higiggsgs, lees phphysysicicieienss et ini gégénin eueurss du CEERNR onnt cononçuç l’aaccccééllérata euur dede para tiicuculees lele plus puuisissaantn au monddee, le LHLHC.C Deue x dede sese quau tre déteeccteeuursr (Attlaas etet CMMS)), sosontt dédiéiés à cette trt aqquee et coconsnstituennt lele neec plul s ulultrra ded la tet chc noloogigie pop ur enrnreggiistrt ere , chchaaqquuee seeccono dede, leles ddonnéees dee cene taines de miillioions de collisions de paartici ulles. UUn gigigantisme aua sererviv cce d’uunene petetiti e papartrticiculule quui pèpèsese louurdd dans lele moddèlè e sttandad rdd!

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 15 L’AVENTURE TECHNOLOGIQUE DU CEA AU LHC

DES MICROSCOPES GÉANTS POUR SONDER LA MATIÈRE Comment produire puis identifier les formes jusqu’ici inconnues de la matière ? Voici l’objet des accélérateurs de particules et de leur détecteurs qui permettent aux physiciens d’investiguer l’infiniment petit. © CERN 2012

= mc2 : la masse peut se rien d’impressionnant, 1 TeV cor- concentrer sur la deuxième géné- Vue 3D d’un des 400 aimants quadripôles du LHC, dans lequel E convertir en énergie, tout respondant à l’énergie cinétique ration de particules produites, voire circulent en sens inverse deux comme l’énergie peut deve- d’un moustique en vol, mais le la troisième… Pour les identifi er, les faisceaux de protons. nir matière. L’élégante formule devient quand cette énergie est physiciens utilisent différents sous- d’Einstein est à l’origine d’instru- concentrée dans un espace envi- détecteurs sophistiqués qu’ils ments très complexes : les accé- ron mille milliards de fois plus petit interposent sur la trajectoire des lérateurs de particules. Lorsque qu’un moustique ! particules pour observer comment celles-ci se rencontrent en un Pour ainsi produire des collisions elles interagissent avec les maté- point, leurs collisions libèrent une à très haute énergie dans les colli- riaux traversés (voir pp. 24-25). De énergie qui se transforme aussitôt sionneurs, des particules circulent nombreux indices sont scrutés à la en d’autres particules. L’énergie dans un tube à vide et sont dirigées loupe : courbure de leur trajectoire, s’est donc convertie en matière. par des dispositifs électromagné- quantité d’énergie déposée, traces • 12 TERA : mille milliards 10 . tiques : les aimants dipolaires laissées par ionisation•… Toutes Une question d’énergie maintiennent les particules dans ces données sont converties par • ÉLECTRONVOLT (eV) : unité utilisée pour quantifi er l’énergie d’une Plus le choc est violent, plus la leur orbite quasi-circulaire, des de puissants logiciels en infor- particule. Par exemple, un électron collision est énergétique et plus quadripôles concentrent le fais- mations sur leur énergie, vitesse, accéléré par une tension de 1 V la structure de la matière peut ceau et des cavités les accélèrent. charge et masse qui permettent aura gagné une énergie de 1 eV. Cette unité correspond aussi à celle être sondée à des échelles de d’en déterminer la nature. Une d’une masse, du fait de l’équivalence distance petites (voir encadré). Accélérateur d’interactions fois les particules « fi lles » identi- masse-énergie (E=mc2). Ainsi, les physiciens n’ont eu de Les particules issues des colli- fi ées, les physiciens procèdent à de cesse de faire progresser les accé- sions sont très instables, ce qui nouveaux calculs, pour en déduire • IONISATION : fait d’arracher lérateurs pour que les collisions empêche leur détection directe, la nature de la particule « mère ». un ou plusieurs électrons à la structure électronique d’un atome, puissent atteindre le domaine du elles se désintégrent quasi instan- le transformant ainsi en ion. Tera• électronvolts• (TeV). Cet tanément en des particules plus Aude Ganier ordre de grandeur n’a toutefois stables. Tous les efforts doivent se

VOIR AU CŒUR DE LA MATIÈRE

Une particule interagissant avec de la matière joue le rôle d’une sonde, d’autant plus précise que son énergie est élevée. Ainsi, un photon de lumière visible qui possède une énergie de l’ordre de l’élec- tronvolt (eV) permet d’explorer la matière au niveau du micron (10-6 m). Une particule de quelques keV (comme un électron de microscope électronique) révèle des objets de la taille d’un atome (10-10 m). Une particule de 100 MeV « voit » un proton (10-15 m), l’un des constituants du noyau d’un atome. À l’échelle du TeV, les particules élémentaires (10-18 m) apparaissent…

16 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr LE LHC, ANTRE DE LA CRÉATION… DE NOUVELLES PARTICULES Instrument d’une aventure scientifique initiée il y a près de trente ans, le LHC et ses détecteurs ont constitué un immense défi technologique et industriel. Le CEA, associé au CNRS, y a porté la participation française à la construction. Entre aimants supraconducteurs, calorimètres, électronique spéciale et cryogénie ultime, il a contribué à faire de cet accélérateur de particules le plus puissant au monde.

ans un tunnel circulaire Le plus grand frigo n’était pas celle du LHC » explique D creusé à une centaine de du monde Alain Girard, chef du SBT3. La tem- mètres sous terre, à la frontière Pour mener à bien ce saut tech- pérature très basse a permis franco-suisse, deux faisceaux de nologique2, la clé réside dans les d’utiliser des aimants en alliage protons circulent en sens opposé supraconducteurs•. Ces maté- de niobium-titane, plus facile à • SUPRACONDUCTEUR : propriété à une vitesse proche de celle de rieux sont les seuls à pouvoir mettre en œuvre que le niobium- de certains matériaux de conduire • parfaitement le courant sans perdre la lumière. À leurs points de ren- soutenir l’énergie nominale de étain. En quelques années, les d’énergie lorsqu’on les refroidit contre, des détecteurs permettent 14 TeV du LHC (7 TeV par fais- chercheurs, en forte interac- en-dessous d’une température aux physiciens de scruter les résul- ceau de protons) en créant des tion avec les équipes du CERN, critique très basse. tats de leurs collisions… Ainsi se champs magnétiques bien plus ont conçu et validé le principe de présente le LHC, dernier-né du intenses que ceux de conduc- refroidissement de l’accélérateur. • ÉNERGIE NOMINALE : énergie de fonctionnement pour laquelle CERN, installé dans le tunnel teurs classiques. Ils ont également participé à la un accélérateur a été conçu. de 27 km de son prédécesseur Les éléments clés du LHC sont conception des unités de réfri- le LEP. Offi ciellement lancé le 1 600 aimants supraconducteurs gération superfl uide et au suivi 16 décembre 1994 et en fonction- qui guident les protons sur leur de leur réalisation par les indus- nement depuis fi n 20081, c’est le trajectoire circulaire. Chacun triels Air Liquide et le consortium plus puissant accélérateur de par- d’eux doit être maintenu à germano-nippon Linde/IHI. ticules au monde. Un défi motivé - 271,3 °C soit 1,9 Kelvin (K). Une par plusieurs objectifs dont celui de température proche du zéro Les experts du magnétisme • ZÉRO ABSOLU : notion relative débusquer le boson de Higgs dans absolu• qui fait du LHC l’endroit Concernant les aimants, le CERN à la température de zéro Kelvin (k) équivalente à -273,15 °C, température une gamme de masses allant de le plus froid de l’Univers ! s’est chargé de la réalisation des en-dessous de laquelle on ne peut 100 GeV à 1 TeV… « Dès les années Fort de son expérience sur le 1 200 dipôles qui courbent la descendre. 1980, nous nous sommes réunis tokamak Tore Supra du CEA à trajectoire des protons et a confi é avec quelques collègues du CERN, Cadarache, un service du CEA- au CEA celle des 400 quadripôles pour évoquer la conception d’un Inac s’est attelé dès la fi n des supraconducteurs focalisant les accélérateur de protons qui nous années 1980 à la conception cryo- faisceaux autour de cette trajec- permettrait de scruter la matière à génique du LHC en utilisant de toire idéale (voir p. 20). « Nous avi- de tels niveaux d’énergie » se sou- l’hélium superfl uide à 1,9K. « Tore ons réalisé ceux de l’accélérateur vient Bruno Mansoulié, physicien Supra était la première expérience Hera4, du laboratoire allemand du CEA-Irfu, détaché au CERN sur industrielle au monde avec de l’hé- DESY de Hambourg, ce qui fai- l’expérience Atlas. lium superfl uide, même si l’échelle sait de notre service le candidat © CERN 2005 Notes : 1. Le LHC a démarré fi n 2008 mais une défaillance quasi-immédiate a exigé un an de réparation. Les premiers faisceaux fonctionnels ont tourné en novembre 2009. 2. Par rapport aux accélérateurs de génération précédente, comme le LEP ou le Tevatron. 3. Service des basses températures. 4. Hadron-Elektron-Ring-Anlage, seul collisionneur électron-proton du monde, en service à Hambourg de 1992 à 2007.

Vue d’un des modules cryogéniques développés pour maintenir les aimants à une température de 1,9 K.

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 17 L’AVENTURE TECHNOLOGIQUE DU CEA AU LHC

“naturel” » précise Antoine Dael, physiciens du monde entier : deux particules, ce qui renseigne sur responsable du SACM5 au CEA- d’entre elles sont généralistes, leur énergie8. « Pour CMS, nous Irfu. Les prototypes ont été entiè- CMS (Compact Muon Solenoid) et avons choisi la forme classique rement réalisés et testés au CEA Atlas (A Toroidal LHC ApparatuS) ; d’un solénoïde, mais avec des 11 en 1998. Le CERN a ensuite confi é les deux autres, Alice6 et LHC- dimensions et des performances 10 en 2000 leur production de masse B7, sont davantage spécialisées. uniques au monde : il délivre en effet Nombre à l’entreprise Accel Instruments. Si Atlas et CMS sont toutes deux un champ magnétique de 4 teslas de protons contenus Pour assembler les aimants, l’in- conçues pour débusquer le boson (T) sur 13 m de long et 6 m de dia- dans chacun dustriel allemand a creusé dans de Higgs et les signaux de la nou- mètre9 ! Son bobinage est consti- des 2 808 paquets son hall une fosse verticale de velle physique, leurs technologies tué de câbles supraconducteurs de chaque faisceau 8 mètres de profondeur et s’est diffèrent. Avec 46 m de long, 25 m noyés dans une matrice d’alumi- qui se croisent équipé d’outillages spéciaux pour de haut, 25 m de diamètre et 7 000 nium pur réfrigérante, un concept 30 millions de fois positionner les aimants dans leur tonnes, le détecteur Atlas est le hérité du détecteur Aleph du LEP par seconde dans section, longue de 3,2 m, avec une plus grand du monde. CMS, plus que le CEA avait conçu à l’époque » le LHC. précision de 20 microns… « Nous petit avec 21,5 m de long, 15 m indique Marc Dejardin. avions dépêché des ingénieurs et de haut et 15 m de large, est le Atlas est également doté d’un techniciens pour assurer le trans- plus lourd avec 12 500 tonnes ! « La solénoïde mais il innove avec un fert industriel. En pleine produc- conception de CMS est d’une très second aimant, le toroïde (voir tion, quatre aimants sortaient par grande sophistication avec un très p. 21), spécialement conçu pour semaine. En décembre 2004, le cen- grand nombre de voies d’électro- aller de pair avec le spectro- tième était livré et en novembre 2006 nique. C’est comme une caméra mètre à muons (voir p. 23). « Cette la fabrication des 400 aimants était numérique de 100 millions de idée, due en grande partie à Marc 600 achevée » raconte Antoine Dael. pixels qui prendrait 40 millions de Virchaux, était inédite à l’époque millions/s. photos par seconde » image Marc et elle l’est toujours ! Nous avons Nombre Atlas et CMS, à la croisée Dejardin, chef du groupe CEA de longtemps travaillé avant de la pro- de collisions des collisions la collaboration CMS, qui ajoute poser », précise Claude Guyot, de particules L’une n’allant pas sans l’autre, que jamais de tels outils n’avaient chef du groupe CEA de la colla- générées au sein la réfl exion sur les détecteurs a été construits auparavant. boration Atlas. « En effet, ajoute des détecteurs commencé en même temps que Les expériences comprennent Pierre Védrine, spécialiste des du LHC. celle sur l’accélérateur. Quatre également de grands aimants aimants au CEA-Irfu, comment expériences ont été proposées supraconducteurs dont le faire tenir ensemble ces gigan- par autant de collaborations de champ courbe la trajectoire des tesques bobines, comment vont- elles supporter les forces dues au champ magnétique et le poids des chambres à muons ? Pour en optimiser la conception, à tous les

© CERN 2006 niveaux y compris économiques, nous avons développé des outils de simulation que nous utilisons encore aujourd’hui… »

Stopper les particules dans leur course De manière assez classique, les détecteurs sont constitués d’une succession de couches concentriques (voir pp. 24-25). Au centre, le trajectographe permet de reconstruire les trajectoires et de déterminer le point d’origine des particules, lieu de la collision initiale entre les protons. Viennent ensuite les calorimètres, élec- tromagnétique et hadronique, qui stoppent les particules et en mesurent l’énergie. « Pour le calorimètre électromagnétique de CMS, nous avons utilisé le plomb, noyau stable comportant le plus grand nombre de nucléons, donc doté du meilleur pouvoir d’arrêt des Installation des 40 000 connexions du détecteur CMS. particules » explique Michel Mur,

18 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr Vue du montage du détecteur de CMS. © CERN

chef du Sedi10 du CEA-Irfu. Les concepteurs du CEA ont en effet opté pour des dizaines de milliers de cristaux de tungstate de plomb (voir p. 22) alors que, pour Atlas, ils ont, avec l’IN2P311, conçu un dis- positif alternant deux milieux, le plomb et l’argon liquide (voir p. 22). Enfi n, des chambres à muons, ins- tallées à l’extérieur, recueillent les traces des muons les traversant (voir p. 23).

Des limiers endurcis à la traque des particules Chacune des sous-unités (par exemple chaque cristal ou canal d’un calorimètre) est munie d’une électronique « durcie » pour résis- ter aux rayonnements. C’est elle qui convertit en données (énergie, masse, charge) les indices lais- sés par les particules (impact, rayonnements, ionisation…) lors de leur interaction avec les sous- détecteurs. Elle sert également à sélectionner en temps réel les événements intéressants en réduisant par un facteur de plus d’un million le nombre de col- lisions à enregistrer. Une par- tie de cette électronique a été fournie par le CEA, en particu- lier les 80 000 circuits intégrés et les 135 cartes électroniques du calorimètre d’Atlas ou encore le système de lecture sélective du Notes : calorimètre de CMS. 5. Service des accélérateurs, Loin d’être ici décrite de manière de cryogénie et de magnétisme. exhaustive, cette aventure LHC du 6. ALICE (A Large Ion Collider CEA a marqué les esprits, d’autant Experiment) étudie des collisions que l’Irfu est l’un des rares labo- d’ions de plomb 208 pour étudier l’état de la matière ayant existé ratoires au monde à être impliqué quelques microsecondes après de près dans les deux expériences le big bang. généralistes du LHC ! Au niveau 7. Le LHCb (b pour beauté) détecte des « mésons beaux » dans 11 245 international, il s’agit d’une belle Nombre de tours du tunnel de 27 km l’espoir de comprendre l’origine victoire pour les collaborations du déséquilibre entre matière et effectués par seconde par un faisceau Atlas et CMS qui, en dépit de antimatière dans l’Univers. de protons. Chacun des faisceaux a une leurs différences de conception, 8. Plus l’énergie de la particule énergie totale équivalente à un train ont obtenu des résultats com- est élevée, moins sa trajectoire de 400 tonnes lancé à 150 km/h. patibles. « Les deux équipes ont est courbée. produit la preuve de l’existence du 9. En comparaison, les IRM des hôpitaux ont des champs boson de Higgs en même temps. Ça magnétiques de 1,5 voire 3 T, mais ne s’est pas toujours passé comme sur 2 m de long avec un tunnel de ça par le passé… » conclut Daniel 70 cm de diamètre. Fournier, responsable d’Atlas à 10. Service d’électronique, km des détecteurs et d’informatique. 270 000 l’IN2P3. Longueur totale des brins des câbles des bobines 11. Institut national de physique nucléaire et de physique magnétiques des aimants du LHC, Patrick Philipon des particules du CNRS. de quoi entourer 6 fois la Terre à l’équateur.

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 19 L’AVENTURE TECHNOLOGIQUE DU CEA AU LHC

LES QUADRIPÔLES DU LHC © CERN es 400 aimants quadripôles du LHC ont été entièrement conçus L par le CEA-Irfu qui a également réalisé les prototypes et suivi la production en série. Longs de 3,2 m, ils présentent une confi gura- tion inédite en double ouverture de 56 mm (pour les deux faisceaux de protons) disposée dans une même structure magnétique et cryogé- nique. Les bobines magnétiques sont formées d’un câble enroulé de 36 brins torsadés, composés de 6 000 à 9 000 fi laments de 7 microns (un cheveu mesure environ 50 microns !), où circule un courant de 13 000 ampères (A). Ce dispositif permet ainsi de générer un gradient de champ magnétique de 223 teslas/m pour focaliser les faisceaux de protons. Une performance qui repose sur la qualité du bobinage des câbles et sur la solidarisation des bobines entre elles avec une préci- sion de positionnement de 20 microns.

1. © CERN © CERN

2.

Reconnaissables à la disposition en corolle de quatre bobines supraconductrices (1), les quadripôles focalisent les faisceaux qui circulent en sens inverse dans deux ouvertures (2). Pour ne pas s’échauffer, ils sont installés dans une enceinte cryogénique à 1,9 K (en bleu) (3).

3. Textes : Amélie Lorec

20 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr © CERN © CERN

1. LE TOROÏDE D’ATLAS éritable invention technologique des physiciens du CEA-Irfu, l’un V des aimants du plus grand détecteur au monde, est un toroïde. Composé de huit bobines de 25 m de long sur 5 m de large, il est ali- menté par un courant de 20 400 A, qui a nécessité 30 km de câbles supraconducteurs. Deux enjeux : espacer les bobines pour y insérer les éléments du spectromètre à muons et obtenir un champ magné- tique sans fer magnétisé. Les ingénieurs ont également innové pour assurer au bobinage une parfaite immobilité face au champ magné- tique du système grâce à une baudruche métallique. Remplie d’une résine liquide contenant des billes de verre, elle est insérée entre le bobinage et le boîtier pour comprimer les câbles. Cette opération a 2. été répétée plus de 2 000 fois lors de l’intégration des bobines dans Atlas. Le CEA est chargé de la conception des outils de manutention, du montage et de son suivi. © CERN

Développé au CEA, le prototype d’une bobine à échelle réduite (9 m) arrive au CERN en 2000 (1). Il est à l’origine des huit bobines du toroïde descendues à 100 m sous terre dans la caverne d’Atlas en 2005 (2) pour être assemblées. Le montage final du toroïde repose notamment sur des pièces métalliques créées par le CEA pour assurer l’emplacement et l’espacement des bobines 3. entre elles (3).

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 21 L’AVENTURE TECHNOLOGIQUE DU CEA AU LHC © CERN LES CALORIMÈTRES ÉLECTROMAGNÉTIQUES DE CMS ET D’ATLAS our stopper les particules issues des collisions et en mesurer l’énergie, Pdeux technologies sont utilisées ! Le calorimètre de CMS est constitué de 75 848 cristaux de tungstate de plomb. Comme leur sensibilité aux rayonnements, produits par les particules, induit une perte de transparence et affecte la stabilité des mesures, les physiciens et ingénieurs du CEA ont inventé un système de monitorage laser. Une lumière laser distribuée par fi bre optique sur chacun des cristaux, permet d’étalonner la réponse du détecteur toutes les 30 minutes pour ainsi corriger les mesures d’énergie en temps réel. Sur Atlas, le calorimètre est un empilement de plomb et d’argon liquide dans une géométrie innovante « en accordéon » qui assure la rapidité du signal. Un concept inventé à l’IN2P3, avec la grande contribution 1. du CEA-Irfu qui a par ailleurs construit un tiers des 32 modules qui le composent et fourni une partie de l’électronique associée : 80 000 circuits intégrés et 135 cartes électroniques. © CEA © CERN

2. © CERN

4.

Les cristaux de tungstate de plomb du calorimètre électromagnétique de CMS sont soigneusement préparés (1) tout comme le système de monitorage laser par fibre optique (2) avant d’être installés dans les modules du sous-détecteur. Constitués de multiples couches en accordéon, les modules du calorimètre Altas sont montés en salle blanche (3), puis assemblés et connectés entre eux via un réseau électronique complexe (4).

3. Textes : Amélie Lorec

22 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr © CEA

LE SPECTROMÈTRE 1.

À MUONS D’ATLAS © CEA onçu en partie par le CEA-Irfu, le spectromètre à muons d’Atlas C comporte 650 chambres de détection. Chacune est compo- sée de centaines de milliers de tubes, remplis de gaz avec un fi l au milieu qui détecte le passage des muons. Les ingénieurs du CEA ont particulièrement innové sur l’alignement des chambres de la couche centrale du spectromètre. Le système de 6 000 capteurs de position (comportant source laser, lentille et caméra) qu’ils ont concu, réalisé et étalonné permet d’exploiter le côté rectiligne d’une lumière infra- rouge joignant trois chambres, pour ainsi reconstruire la trajectoire d’un muon. Cette fonction est aujourd’hui assurée avec une précision de 40 microns. 2. © CERN

Les tubes à dérive des chambres sont disposés et collés entre eux à 20 microns près (1). Des logiciels permettent d’optimiser l’alignement de chacune de ces chambres par des faisceaux laser (2), notamment lors de leur placement 3. dans le détecteur (3).

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 23 DÉTECTEUR DE PARTICULES Dans le LHC, deux faisceaux de protons sont accélérés en sens inverse pour se rencontrer au centre de détecteurs. Ceux-ci recueillent et enregistrent des informations sur le trajet, la masse, la vitesse, l’énergie des particules issues des collisions. Comment ? En interposant sur leur trajectoire de la matière avec laquelle elles interagissent, en laissant une trace caractéristique. Des centaines de millions de données par seconde sont obtenues puis analysées par des systèmes de mesure performants. Explications du fonctionnement de ces puzzles technologiques géants.

Un champ magnétique intense La plupart des particules issues des collisions sont chargées. Soumises à aucune force, elles se déplacent en ligne droite. Grâce à une puissante et gigantesque bobine supraconductrice, le détecteur est baigné dans un champ magnétique intense qui courbe les trajec- toires des particules chargées. Cette courbure, renseigne sur leur énergie : moins la trajectoire est courbée plus l’énergie est élevée.

Infographie : Fabrice Mathé - Textes : Amélie Lorec

24 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr 0 m 1 m 2 m 3 m 4 m 5 m 6 m 7 m

Muon Électron Hadron chargé Hadron neutre Photon Neutrino

Trajectographe

Calorimètre électro- magnétique Calorimètre hadronique Aimants supraconducteurs

Chambres à muons

Des couches de sous-détecteurs Une électronique ultrasophistiquée Le trajectographe : situé au plus près des collisions, il suit les trajets Chaque sous-détecteur contient des cen- des particules dès leur formation en relevant leurs points d’impact taines de milliers de canaux indépendants dans ses cellules composées de silicium (semi- conducteur altérant qui « observent » une petite fraction de la zone peu les propriétés des particules incidentes) : les particules excitent de mesure. Tous possèdent une électronique le milieu en le traversant, ce qui laisse une trace dans le détecteur. qui va recueillir les informations sur les par- Les calorimètres : ils mesurent l’énergie perdue par les particules ticules. Toutefois, seules quelques centaines qui s’arrêtent dans son milieu très dense (plomb, cuivre), en émet- d’événements d’intérêt (particules issues tant un rayonnement. Deux types de calorimètres : l’électromagné- d’une collision) par seconde seront enre- tique stoppe les particules les plus légères (électrons, photons et gistrées grâce aux logiciels de tri associés à positons) ; l’hadronique piège les hadrons, particules composites l’électronique de chaque sous-détecteur. Les formées de quarks. données sont ensuite transmises aux physi- Le spectromètre à muons : il détecte les muons, particules inte- ciens qui pourront les éplucher et les analyser ragissant si peu avec la matière qu’elles échappent aux détec- aux quatre coins du monde. teurs précédents. Il est composé de chambres au milieu gazeux qui mesurent la quantité d’électrons arrachés au gaz lorsqu’un muon les traverse.

À noter : les neutrinos ne peuvent pas être détectés car ils ne sont pas chargés et interagissent trop peu avec la matière. Ils sont déduits du solde entre l’énergie de la collision et celle des événements détectés, selon le principe de la conservation de l’énergie.

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 25 L’AVENTURE TECHNOLOGIQUE DU CEA AU LHC

DES MILLIONS DE MILLIARDS DE DONNÉES EN LIGNE Aucun centre informatique, aussi puissant soit-il, ne pouvait traiter la quantité de données produite par le LHC, les physiciens du CERN ont dû innover. Faisant appel à des ressources dispersées sur les cinq continents, ils ont conçu et mis au point un « ordinateur virtuel » de taille mondiale. © CERN 2009

uinze pétaoctets• : voici le dans 40 pays, via une organisa- centres de niveau 1. « Le CERN Grille mondiale dédiée au LHC au centre informatique du CERN. Q nombre de données géné- tion en réseau. Ainsi est née la a toujours distribué ses données. rées par an (700 Mo/s) par les grille mondiale de calcul, WLCG, Naguère, un camion venait cher- 150 millions de capteurs des du LHC1, au service d’une com- cher les bandes magnétiques, • PETA : million de milliards (1015). quatre détecteurs du LHC qui munauté de 10 000 physiciens. alors qu’aujourd’hui ça se fait enregistrent 40 millions de don- par un réseau de fi bre optique à nées par seconde ! « C’est l’équi- Filtrer et reconstruire 10 Gb/s, le LHC OPN. La bande valent d’une pile de CD-Rom haute La grille est organisée en passante a augmenté encore plus de 20 km » illustre Jean-Pierre niveaux, assumant chacun une vite que les capacités des proces- Meyer, du CEA-Irfu, responsable mission spécifi que. Après un fi l- seurs ! » souligne Éric Lançon, scientifi que du Grif (voir encadré trage en sortie de détecteur, les physicien au CEA-Irfu impliqué ci-dessous). Bien avant le démar- données brutes correspondant dans les aspects calcul de l’ex- rage de l’accélérateur, il était déjà aux événements intéressants périence Atlas. évident que le CERN n’aurait sont dirigées vers le centre de Les centres de niveau 12 « recons- jamais la capacité de traiter un tel calcul du CERN. Ce dernier, qui truisent » les événements. Autre- volume. Dès 1999 a donc émergé constitue le niveau 0, stocke les ment dit, ils convertissent les traces l’idée de mettre à contribution données sur disque et les péren- que laissent les particules sur les les ressources informatiques de nise sur bande magnétique avant sous-détecteurs en informations 150 centres de calculs répartis de les distribuer vers les douze relatives à leur nature, énergie, charge… Toutes ces données sont pérennisées sur bande et trans- UNE GRILLE POUR L’ILE-DE- mises vers cent quarante centres de niveau 2. « Récemment encore, Fin 2004, des physiciens du CEA-Irfu et leurs collègues CNRS du laboratoire de l’Accélérateur linéaire ce transfert se faisait par Internet se réunissent pour lancer le projet d’un centre de niveau 2 en région parisienne. Leurs ressources, mais le volume des données a fi ni par ainsi que celles de quatre laboratoires3, sont mises à contribution, reliées par un réseau privé à 10 gêner les opérateurs. Nous construi- Gbits/s, et un engagement est pris auprès du CERN de mettre les données en ligne via les réseaux sons donc le réseau LHC One, qui Renater et Geant. Ainsi est née la « Grille au service de la Recherche en Ile-de-France », ou Grif, l’un s’ajoute à LHC OPN, afi n de connec- des cinq centres de niveau 2 en France. Dès 2005, elle participe à la mise en place de ce qui devien- ter les niveaux 1 et 2, ainsi que les dra en 2010 l’European Grid Infrastructure, et qui, comme elle, est devenue une structure pérenne niveaux 2 entre eux » explique Éric au service de tous les scientifi ques. Lançon.

26 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr À GRAND RENFORT DE SIMULATION

Les données, si nombreuses et si diffi ciles à interpréter aux vues de la complexité des instruments, ne sauraient être analysées sans le soutien de la théorie et d’une description minutieuse du fonc- tionnement du détecteur, le tout modélisé dans de puissants outils de simulation. Le modèle standard prévoit de manière théorique toutes les interactions des particules entre elles ainsi que leurs pro- duits de désintégration. « Nous avons développé des programmes de simulation pour la conception même du détecteur d’Atlas. Ils intègrent la presque totalité des phénomènes décrits par la physique. Ce logi- ciel comporte des centaines de milliers de lignes de code qui nous L’analyse : entre intuition et permettent de simuler des millions de collisions et leurs particules simulation… incidentes ainsi que leur signature dans le détecteur… » présente C’est au niveau 2, grosso modo Laurent Chevalier, physicien du CEA-Irfu et expert de l’outil de celui des universités ou instituts, visualisation Persint développé au CEA. La simulation est ainsi que se fait l’analyse à proprement utilisée pour valider le bon fonctionnement des détecteurs puis parler. « Ces centres constituent pour guider les physiciens dans leurs recherches. « Par exemple, la nouveauté du système en ame- lorsque les détecteurs présentent des événements comme ce fut le nant les données jusqu’aux phy- cas pour le boson de Higgs, nous les comparons à ceux de la simulation siciens capables de les analyser. qui contiennent ou non le boson de Higgs. Cela permet de contrô- Auparavant cela se faisait au ler nos erreurs de mesures et d’affi rmer ou non une découverte. » niveau 1, avec les problèmes d’oc- explique le physicien. cupation que cela suppose » affi rme Jean-Pierre Meyer. Là, l’intuition du physicien reprend ses droits car c’est à lui d’imagi- ner les algorithmes qui trient les données en fonction de la ques- / CEA © Persint tion de physique à explorer pour, éventuellement, permettre de décréter qu’il y a bien « quelque chose ». Pour cela, non seulement il analyse les données réelles pro- venant du détecteur, mais il les • compare aussi avec un jeu de don- BRUIT DE FOND : particules issues des désintégrations nées simulées sur un détecteur résultant de phénomènes virtuel, afi n d’éliminer l’énorme physiques bien connus pouvant bruit de fond• dans lequel sont imiter le signal recherché car laissant les mêmes empreintes noyés les signaux signifi catifs dans le détecteur. (voir encadré). Évidemment, cela double le volume de données à Notes : manipuler… 1. Le World LHC Computing Grid Le plus grand défi de ce type est un « réseau de réseaux » qui repose entre autres sur les d’architecture est évidemment grilles européenne (European Grid de faire fonctionner ensemble, Infrastructure) et américaine (Open de manière transparente, des Science Grid), regroupant elles- ressources informatiques très mêmes des grilles plus locales. diverses – et évolutives – en 2. En France, il s’agit du centre de calcul de l’IN2P3 à Lyon auquel termes de matériels et de sys- participe le CEA. tèmes d’exploitation. C’est le rôle 3. Laboratoire astroparticule du middleware, ou « intergiciel », et cosmologie (APC), Institut de une couche logicielle commune à physique nucléaire (IPN), Laboratoire Leprince Ringuet (Polytechnique) et l’ensemble. « L’arrivée des proces- Laboratoire de physique nucléaire et seurs à 64 bits, par exemple, a exigé de hautes énergies (LPNHE). de revoir entièrement l’intergiciel » se souvient Jean-Pierre Meyer. Simulation, par le logiciel C’est à ce prix que l’on peut créer Persint développé au CEA, une véritable entité informatique, LE WEB INVENTÉ AU CERN de la trajectoire de quatre muons, fut-elle virtuelle. De fait, les phy- reconstruite à partir de l’impact siciens du CERN ont bel et bien Le World Wide Web est inventé en 1990 au CERN pour qu’ils laissent chacun dans trois chambres différentes (en vert). préfi guré, avec la grille du LHC, permettre à ses 8 000 scientifi ques, répartis sur les ce que l’on appelle aujourd’hui cinq continents, de travailler ensemble à distance. Il s’agit l’informatique « en nuage » ou le de combiner les technologies des ordinateurs personnels, cloud computing. des réseaux informatiques et de l’hypertexte en un système d’information mondial. www.info..ch est ainsi l’adresse Patrick Philipon du tout premier site et serveur web du monde.

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 27 Collision proton-proton d’une énergie de 8 TeV, enregistrée par le détecteur CMS en 2012. L’émission d’une paire de bosons Z, dont l’un se désintègre en deux électrons (lignes vertes) et l’autre en deux muons (lignes rouges), pourrait provenir de la désintégration d’un boson de Higgs.

28 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr © CERN

LA DÉCOUVERTE SIGNÉ BOSON DE HIGGS ! Identifié dans Atlas et CMS avec un niveau de confiance de 99,97 %, le boson de Higgs est présenté au monde entier le 4 juillet 2012. Les physiciens profitent à présent de la maintenance du LHC, de 2013 à 2015, pour consolider leurs analyses. Peu à peu, ils entrevoient les horizons de la nouvelle physique et réfléchissent déjà aux machines du futur pour continuer cette quête scientifique et humaine inédite.

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 29 LA DÉCOUVERTE

LES CONNAISSANCES © CERN AVANT LE LHC L’accélérateur du CERN et le Tevatron du Fermilab, déjà lancés sur la traque du boson de Higgs, avaient cherché dans plusieurs gammes d’énergie le fameux boson. Le Tevatron avait laissé entrevoir les premiers indices « là » où il allait finalement être débusqué au LHC. Les physiciens avaient auparavant une idée de cette valeur grâce à des mesures indirectes issues de calculs mathématiques.

es physiciens n’ont pas attendu à la recherche d’événements L le démarrage du LHC pour tra- imprévus, c’est-à-dire de parti- quer le boson de Higgs. Sans qu’il cules qui signeraient la présence soit possible de donner une date du boson de Higgs (voir encadré ). précise, la quête expérimentale a Ainsi a commencé la grande saga probablement commencé dans les des « zones d’exclusion », ces Vue du détecteur Aleph du LEP, en cours de montage années 1990. En effet, si l’existence zones d’énergie où l’on ne trouve sur le LEP, prédecesseur du LHC au CERN. du mécanisme de Brout, Englert aucune trace de ces particules. En et Higgs a été théorisée à partir de 1989, le CERN a mis en service son 1964, il a fallu attendre que toutes LEP générant des collisions à une les briques du modèle standard énergie d’environ 100 GeV. Son but soient dûment découvertes pour a d’abord été de mesurer précisé-

© CERN prendre la mesure du problème ment la masse du boson Z. Puis, en restant…. Un problème que Vanina 1995, l’accélérateur a atteint envi- Ruhlmann-Kleider, physicienne ron 209 GeV grâce à l’addition de au CEA-Irfu, rappelle : « Dans les nouveaux aimants. années 1980, les expériences du SppbarS au CERN avaient décou- Le début de la traque vert les bosons W et Z dont elles du boson de Higgs avaient pu mesurer la masse, alors La traque du boson de Higgs même que le modèle standard pos- commençait explicitement, sans tulait qu’ils en étaient exempts. Pour résultat tangible. Cependant, en conserver la cohérence de la théorie, 2000, année de l’arrêt programmé le mécanisme du champ de Higgs du LEP, une de ses quatre expé- constituait une réponse séduisante riences2, Aleph, a constaté in extre- mais il fallait trouver le fameux boson mis un excès d’événements à 115 pour prouver sa validité. » GeV, juste à la limite des possibili- tés de la machine. Les discussions La saga des zones sur l’opportunité d’arrêter l’accé- d’exclusion lérateur ou de continuer l’exploi- Les physiciens, conscients de la tation furent assez vives : « C’était possibilité de son existence, pro- même confl ictuel ! Les partisans ne fi taient d’autres expériences pour voulaient pas lâcher ! Le LEP fut « jeter un coup d’œil ». Mais où quand même arrêté le 2 novembre chercher cette particule puisque 2000. Rétrospectivement, ce fut sa masse était a priori inconnue ? une bonne décision car il s’agis- Réponse : partout ! Chaque fois sait probablement d’une fl uctua- qu’un collisionneur donnait accès tion statistique » se souvient Boris à un nouveau domaine d’énergie1, Tuchming, physicien du CEA-Irfu les expérimentateurs l’exploraient qui faisait partie de la collabora- tion Aleph. Le Tevatron a repris le fl ambeau LES EMPREINTES DU HIGGS ! en mars 2001 car sa nouvelle confi guration permettait de pro- Le modèle standard prédit tous les modes de désintégration des duire des collisions proches de particules instables et donc ceux du boson de Higgs dont la durée 2 TeV. « Vers 2008, nous avions de vie est de 10-22 secondes ! Parmi ses huit modes possibles, deux accumulé assez de données pour sont à l’origine de sa découverte le 4 juillet 2012 au CERN. Soit il se explorer des fenêtres au-delà de • GAMMA : lettre grecque désintègre en deux photons, selon le mode dit « gamma•-gamma » ; 115 GeV, donc au-delà de la pré- « attribuée » au photon. soit il émet deux bosons Z qui se désintègrent respectivement en cédente zone d’exclusion du LEP » deux électron ou deux muon ; le « Higgs » se manifeste alors par se souvient Frédéric Déliot, phy- la présence de quatre leptons. sicien au CEA-Irfu et spécialiste

30 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr du quark top qui participait alors à une des expériences installées LES MARGES D’ERREUR au Fermilab. « Je suis là pour me tromper » s’amuse Laurent Chevalier, De premiers signes physicien au CEA-Irfu. Pour cause, aucun instrument, qui à 125 GeV… plus est complexe, n’a une précision infi nie. Toute mesure Finalement, le Tevatron livrait est ainsi entachée d’une incertitude que les physiciens une nouvelle fenêtre d’exclusion : prennent systématiquement en compte ; tout comme l’erreur le boson de Higgs ne peut pas statistique résultant d’un nombre insuffi sant de mesure se trouver dans la zone allant de (un sondage étant d’autant plus précis que le nombre 158 à 175 GeV. En septembre 2011, d’interrogés est grand). au moment de l’arrêt de l’accé- lérateur, l’histoire déjà vécue au CERN se répétait. Les expérimen- tateurs avaient en effet détecté un surnombre d’événements vers 125 GeV (soit la masse à laquelle DES MESURES INDIRECTES a été trouvé, au LHC, le fameux boson de Higgs), mais avec un Seule la mesure directe d’une particule créée lors d’une colli- niveau de certitude assez faible. sion permet d’en annoncer la découverte. Les physiciens peuvent Certitude ou pas, c’était évidem- également chercher la trace de son infl uence sur les autres par- ment plus qu’assez pour engen- ticules. Cela nécessite évidemment des mesures extrêmement drer des discussions « serrées » précises des particules connues mais présente l’avantage de au moment de l’arrêt programmé pouvoir accéder virtuellement à des domaines d’énergie inat- de l’accélérateur… « De toute façon, teignables par les machines mises à disposition des physiciens. le LHC qui avait déjà démarré, aurait En ce qui concerne le boson de Higgs, deux particules sont impor- accumulé assez de données avant tantes : le boson W et le quark top. Le premier a été découvert et le Tevatron, même si celui-ci avait mesuré dans les années 1980 au LEP ; le second a été observé en continué » conclut Frédéric Déliot. 1995 au Tevatron qui en a déterminé la masse. Ces mesures ont Reste que les Américains reven- donné une contrainte théorique sur la masse du boson de Higgs qui diquent – rétrospectivement à juste devrait, de fait, se situer autour de 94 GeV ±24 GeV. Les physiciens titre – avoir « aperçu » le Higgs savent donc depuis les années 1990 qu’ils ont de fortes chances les premiers. La découverte au de le trouver dans cette zone d’énergie, si toutefois il existe… sens propre, c’est-à-dire avec un Les expériences Atlas et CMS du LHC donneront raison à ces Notes : degré de certitude incontestable, mesures, ce qui n’est pas toujours le cas. « L’idéal est de toujours 1. Le domaine d’énergie est à reviendra logiquement au LHC… corréler avec la gamme de masse où faire en même temps des mesures directes et indirectes : si elles ne est cherchée une nouvelle particule. correspondent pas, c’est le signe qu’il faut revoir la théorie car on a Patrick Philipon 2. Aleph, Delphi, L3 et Opal. affaire à une nouvelle physique » conclut Frédéric Déliot. © Fermilab

Vue de l’accélérateur semi-enterré Tevatron du Fermilab.

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 31 LA DÉCOUVERTE

EN CE JOUR DU 4 JUILLET 2012… L’annonce de la découverte du boson de Higgs, quarante-huit années après sa prédiction restera une date importante dans l’histoire de la physique des particules. Depuis ce 4 juillet, les physiciens continuent d’analyser les données pour s’assurer que les propriétés de la particule sont conformes au modèle standard. © CERN

oday is a special day »1 conseiller scientifi que du CEA et détectés (voir p. 36). Parfois, ces Fabiola Gianotti et Joe Incandela, « porte-parole d’Atlas et de CMS, T lance Rolf Heuer, le direc- Président du Conseil du CERN au distributions comportent déjà des entourant Rolf Heuer, directeur teur général du CERN. Il est 10 moment des faits ! L’événement bosses correspondant à la désin- général du CERN, lors de la heures du matin à Genève, et ce est retransmis en direct à l’In- tégration de particules connues. conférence de presse annonçant 4 juillet 2012 est bel et bien un Pour mettre en évidence un excès la découverte du boson de Higgs ternational Conference on High 2 le 4 juillet 2012. jour particulier. Fabiola Gianotti Energy , qui commence éventuel d’événements, il faut puis Joe Incandela, respective- le même jour à Melbourne cette alors soustraire des distributions ment porte-parole d’Atlas et de année-là, et sur les ordinateurs tout ce qui est prévisible : c’est le CMS, dévoilent leurs résultats de tous les physiciens de la pla- bruit de fond dans le jargon des dans l’amphithéâtre bondé du nète via le web. Les deux exposés physiciens. Ce sont donc les CERN. « Il était impensable que d’une heure s’achèvent chacun petites bosses apparues vers l’annonce se fasse ailleurs qu’au par la projection d’un graphique 125 GeV sur les graphiques qui CERN étant donné l’énorme impli- (voir p.36) suivie d’une salve de ont enfl ammé la communauté • DÉVIATION-STANDARD : cation de milliers d’ingénieurs, tech- cris et d’applaudissements. Pour scientifi que ce 4 juillet. Les résul- notion statistique, notée sigma σ, niciens et physiciens depuis deux cause, les expériences Atlas et tats sont sans appel. Pour Atlas, caractérisant la dispersion des données autour de leur valeur décennies autour de cette orga- CMS ont découvert, indépendam- comme pour CMS, le nombre moyenne. nisation » souligne Michel Spiro, ment, une nouvelle particule d’une d’événements constatés à 125 GeV masse d’environ 125 GeV : 126 GeV est tellement supérieur à la valeur (± 0.4 GeV) pour Atlas3 et 125,3 GeV attendue en l‘absence de toute (± 0.6 GeV) pour CMS4. nouvelle particule, qu’il y a moins 5 SIGMAS (σ) de trois chances sur dix millions Des petites bosses qu’il s’agisse d’une fl uctuation En physique des particules, la détection d’événements imprévues aléatoire ! En langage de physi- est quantifi ée en nombre de sigmas (σ). Un résultat est Mais comment savoir qu’une cien, c’est un « résultat à 5 sig- considéré comme signifi catif par l’obtention de 5 sigmas. On nouvelle particule est décou- mas » : le nombre d’événements parle alors de découverte car il y a 3 chances sur 10 millions verte ? Pour le dire simplement : constaté diffère d’au moins cinq qu’il s’agisse d’une fl uctuation statistique (0,00003 %) ce qui de légères bosses apparaissent déviations-standard• de celui que signifi e un niveau de confi ance de plus de 99,99997 %. sur les distributions graphiques l’on attendrait sans le boson. « Il y de l’ensemble des événements a toujours une part d’arbitraire dans

32 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr UN MODÈLE DE « COOPÉTITION »

La présidence du conseil du CERN de 2009 à 2012 et la présidence le choix des niveaux de signifi ca- du conseil scientifi que du LEP en 2000 fi gurent parmi les illustres tion statistique. Le fait qu’il faille fonctions occupées par Michel Spiro, conseiller scientifi que 5 sigmas pour parler de « décou- du CEA. Au premier rang de la découverte du boson de Higgs, verte » n’est pas une règle générale. il partage l’émotion créée par cette aventure qui dépasse le seul Il y a eu consensus sur ce niveau cadre scientifi que. d’exigence pour le boson de Higgs étant donné l’importance de l’en- « La découverte du boson de Higgs au LHC est une immense satis- jeu : il n’était pas question de lancer faction. Il y a tout d’abord la joie de voir se concrétiser une prédiction une fausse alerte » explique Bruno énoncée il y a quarante-huit années et d’atteindre un nouveau palier de Mansoulié, physicien du CEA-Irfu la connaissance. C’est ensuite un soulagement, à titre personnel : en et membre d’Atlas. 2000, je présidais le Conseil scientifi que du LEP auquel devait succéder en 2008 le LHC. Or, des physiciens avaient cru observer le “Higgs” et Des résultats avaient besoin, pour le vérifi er, de repousser la fermeture de celui-ci, qui se sont précisés depuis et, par voie de conséquence, de retarder la mise en service du LHC. J’ai C’est pourquoi la traque du boson néanmoins recommandé l’arrêt du LEP. C’était un choix diffi cile, sujet à au LHC a duré si « longtemps » : polémiques et certains m’en veulent toujours. Or, cette découverte du il fallait atteindre les fameux 5 sig- Higgs à environ 125 GeV me conforte dans ma décision car cette masse mas… De mars à novembre 2010, n’aurai jamais été accessible à l’énergie nominale du LEP (voir p.30). la première période de fonction- Enfi n, il y a la consécration avec le Prix Nobel de Physique 2013. Certes, nement du LHC a surtout servi il est nommément attribué à François Englert et Peter Higgs, mais il à comprendre les instruments récompense également, en fi ligrane, toute la communauté interna- et à s’occuper de questions de tionale qui a su concevoir les outils pour aller vérifi er la prédiction. physique autres que celle du C’est quelque part la reconnaissance de l’extraordinaire gouvernance boson. La chasse proprement du CERN et j’y vois un message d’espoir. dite a commencé en mars 2011 En effet, au-delà de sa principale mission qui est de faire progresser les (voir pp. 34-35) avec le redémar- connaissances, le CERN est avant tout un vecteur de paix, par la science, rage5 de l’accélérateur. Il a fallu entre les nations, tels que l’ont voulu ses créateurs au début des années attendre juin 2012 pour que 1950. Le pari est aujourd’hui tenu quand l’on regarde 10 000 physiciens les équipes, indépendamment, de 60 pays différents être capables d’autant de synergie et de solidarité entrevoient un signal évident. pour parvenir à faire fonctionner ces “cathédrales de la science” dans Indiscutablement, les physiciens un idéal collaboratif et généreux. Le pari est tenu quand israéliens et ont découvert une particule nou- palestiniens apprennent ensemble. Ce modèle collaboratif mondialisé, velle. Pour Gautier Hamel de cette “coopétition”, est une autre manière de voir la mondialisation. Monchenault, physicien du CEA- Et c’est précieux, tant pour le monde et l’Europe que pour la science, Irfu et membre de CMS, « il n’y l’innovation et la paix. » a plus aucun doute là-dessus aujourd’hui : on ne compte même plus les sigmas ! » Avec l’accumu- Notes : « Aujourd’hui est un jour

1. © CERN lation des données depuis l’an- particulier ». nonce, le portrait du petit nouveau 2. Cycle de conférences bisannuelles se précise. Les masses calculées (appelées « conférences de par CMS et Atlas se rapprochent, Rochester » car la première a eu atteignant aujourd’hui respective- lieu à cet endroit en 1950). Ce sont les « grand messes » d’été des ment 125,7 GeV et 125,5 GeV, et physiciens. En hiver, ils participent il devient de plus en plus évident aux « Rencontres de Moriond » qu’il s’agit bien d’un boson de (actuellement à La Thuile, en Italie). Higgs dont les propriétés sont 3. Résultat tel que publié dans Physics Letters B. compatibles avec celles prédites 4. Idem. par le modèle standard… 5. Le LHC observe toujours une trêve hivernale de décembre Patrick Philipon et Aude Ganier à mars inclus.

Michel Spiro dans son bureau du CERN.

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 33 LA DÉCOUVERTE © CEA

INTERVIEW Gautier HAMEL DE MONCHENAULT, physicien au CEA-Irfu et responsable des publications scientifiques de la collaboration CMS et Bruno MANSOULIÉ, ancien chef de groupe CEA pour la collaboration Atlas, détaché au CERN

DU CÔTÉ D’ATLAS ET DE CMS Bruno Mansoulié, ancien chef de groupe CEA pour la collaboration Atlas toujours détaché au CERN, et Gautier Hamel de Monchenault, physicien au CEA-Irfu et responsable des publications scientifiques de la collaboration CMS, reviennent sur une aventure commune, vécue indépendamment sur leur expérience respective Atlas et CMS.

Quand avez-vous su que vous aviez reprise en avril 2012, un fl ot de données est arrivé. Le découvert le boson de Higgs ? signal a fl uctué un moment mais en juin, c’était clair. Gautier Hamel de Monchenault : Au cours de l’année 2011, dans CMS, nous avons sélectionné des événements Comment évitez-vous les biais dans le mode de désintégration du boson de Higgs en lors de l’analyse ? 4 leptons. Comme il y en a très peu dans ce mode, nous G.HdM. : Nous menons nos analyses « en aveugle », les avons vus arriver un à un… Avec une certaine excita- en nous imposant de ne pas regarder le résultat en tion, nous commencions même à constater une accu- cours d’analyse. Nous étudions les bruits de fond en mulation d’événements dans une région où le modèle exploitant la simulation et les données, en dehors de standard n’en prévoyait pas en l’absence de boson de la région où le signal recherché pourrait contribuer Higgs. Mais, nous ne disposions pas d’assez de données (région identifi ée en 2011 autour d’une masse de 125 pour conclure à une découverte. En avril 2012, lorsque GeV). Lorsque, au sein de la collaboration, nous nous le LHC a redémarré, la quantité de données a été mul- mettons d’accord sur le protocole d’analyse et l’esti- tipliée en quelques semaines. Début juin, nous levions mation des bruits de fond, nous décidons de lever le le voile sur nos analyses et constations que des évé- voile sur la région du signal. nements avaient continué de s’accumuler là où nous B.M. : Nous avons tous, peu ou prou, les mêmes types n’avions jusqu’alors qu’une de procédures. À Atlas, nous défi nissons, optimisons et indication de signal. Dès lors calibrons les analyses sur les données de simulation. nous savions ! D’autant que Quand elles sont matures, nous les transposons tel quel, Comme Atlas, CMS a ce que nous observions était sans rien changer, sur les données expérimentales. confirmé que les propriétés conforme aux prédictions De plus, une partie des données réelles sert à peaufi ner du modèle standard pour un le processus, dans des confi gurations où l’on n’attend de ce boson de Higgs sont boson de Higgs de masse envi- pas l’apparition du boson de Higgs. Cela dit, en 2012, conformes, dans la limite ron 125 GeV. les performances de l’accélérateur ont évolué très vite de la précision actuelle, Bruno Mansoulié : À Atlas, et nous avons dû adapter les analyses très rapidement. aux prédictions du modèle c’est arrivé progressivement : standard. je n’ai pas vu soudainement Avez-vous eu des fausses alertes ? le signal sur un moniteur, B.M. : À proprement parler fausse ? Non. Ceci dit, comme je l’ai entendu ail- mi-2011, nous avons vu un excès d’événements dans leurs ! En décembre 2011, nous avions un faisceau de le mode de désintégration du boson de Higgs en deux signes autour de 125 GeV. Tout comme l’expérience CMS, bosons W. Un tel excès pouvait être dû à l’existence d’un nous avions exclu de voir apparaître le boson de Higgs « Higgs », avec une masse comprise entre 120 et 150 GeV, jusqu’à 550 GeV, sauf dans la zone 117-128 GeV. Mais, ou à une fl uctuation statistique des bruits de fonds. cet excès d’événements alors observé vers 125 GeV pou- À l’automne 2011, cet excès était atténué par l’acqui- vait encore provenir d’une simple fl uctuation statistique. sition de nouvelles données mais les autres modes de Personnellement, j’étais convaincu que « c’était lui », désintégration du Higgs étudiés commençaient à mon- mais personne ne pouvait encore l’affi rmer. Après la trer un signal à 125 GeV. Nous ne saurons jamais si le

34 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr tout le premier excès en WW était la signature du vrai Higgs ou bien une coïncidence… UN TRAVAIL DANS LE PLUS GRAND SECRET G.HdM. : Il y en a eu mais pas dans le cadre de la recherche du boson de Higgs. Par exemple, en mai 2011, nous avons Chaque membre des collaborations Atlas et CMS travaille en toute vu apparaître un signal signifi catif dans les distributions confi dentialité pour ne pas infl uencer ses protocoles d’analyses. « Nous de masse des paires d’électrons et de muons autour ne devions connaître ni l’état de progression ni les résultats de l’expérience de 1 TeV. Le modèle standard ne prévoyant rien dans cette concurrente » indique Bruno Mansoulié. « Je n’ai pris connaissance des gamme de masse, nous mettions le doigt sur la nouvelle résultats d’Atlas que le 4 juillet. Et pourtant, au CEA-Irfu, je partage mon physique ! Tout le monde était sur les dents : certains bureau avec un collègue d’Atlas ! » illustre Gautier Hamel de Monchenault. sont rentrés précipitamment de vacances, d’autres éla- boraient déjà de nouvelles théories. Nous avons décidé d’attendre la confi rmation du signal avec plus de don- nées… et, bien sûr, le signal a disparu ! Il s’agissait d’une personnes et le fait que les expériences aient été réali- grosse fl uctuation. sées et analysées par de grandes collaborations a empê- ché de les associer dans le prix lui-même. Toutefois, le Comment avez-vous accueilli l’attribution commentaire du prix mentionne explicitement le Cern, du Prix Nobel de Physique Atlas et CMS. à François Englert et Peter Higgs ? G.HdM. : En effet, ce Prix Nobel couronne une extraordi- B.M. : Ce Prix Nobel est tout à fait opportun. Depuis 1964, naire aventure théorique et expérimentale qui a conduit un faisceau de preuves indirectes avait étayé cette théorie sur plusieurs décennies à une découverte majeure dans (voir p.31) et nous nous y sommes en quelque sorte habi- l’histoire des sciences. Personnellement, c’est la seconde tués, au point que la découverte expérimentale n’appa- fois qu’un Prix Nobel est attribué à des théoriciens à la raisse pas comme une surprise. La théorie est en quelque suite d’une découverte à laquelle j’ai participé (la pre- sorte victime de son succès. Mais, en prenant du recul, mière fois, en 2008, le prix avait été attribué à Kobayashi on est émerveillé par son audace et la profondeur de sa et Maskawa à la suite de l’observation de l’asymétrie vision. Ce n’est pas rien d’affi rmer, dès 1964, que les matière-antimatière dans l’expérience BABAR1). Même masses de toutes les particules sont dues à leur interac- si mes contributions furent modestes, j’en retire une tion avec un champ unique ! Et rien n’était garanti : il y a grande fi erté. quelques années on a vu fl eurir des modèles théoriques Note : sans « Higgs ». Pour l’aventure expérimentale, la tradition Propos recueillis par Patrick Philipon 1. Expérience réalisée du Nobel veut que soit récompensé un petit nombre de au SLAC en Californie. © CEA

LES COLLABORATIONS ATLAS ET CMS Physiciens de la collaboration CMS posant au CERN devant la photo à échelle réelle de « leur » détecteur. La collaboration Atlas rassemble 3 000 physiciens provenant de 177 instituts ou laboratoires de 38 pays. Pour la France, en plus du CEA-Irfu, il y a l’IN2P3 : Laboratoire d’Annecy-le Vieux de physique des particules (LAPP), Centre de phy- sique des particules de Marseille (CPPM), Laboratoire de physique nucléaire et de hautes énergies de Paris (LPNHE), Laboratoire de l’accélérateur linéaire d’Or- say (LAL), Laboratoire de physique corpusculaire de Clermont-Ferrand (LPC) et Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de Grenoble (LPSC). La collaboration CMS regroupe environ 2 700 physiciens de 182 laboratoires situés dans 42 pays. En France, sont impliqués le Laboratoire Louis Leprince- Ringuet (LLR) à l’École Polytechnique, l’Institut de physique nucléaire de Lyon (IPNL) et l’Institut pluridisciplinaire Hubert Curien (IPHC) de Strasbourg, tous trois de l’IN2P3, et bien sûr le CEA-Irfu.

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 35 la découverte

1. Portraits-robots du boson de Higgs Comment trouver le boson de Higgs parmi toutes les particules générées par les collisions de protons au LHC ? Première difficulté, le modèle standard ne prédit pas sa masse. Seconde difficulté, sa durée de vie extrêmement brève empêche sa détection directe. Toutefois, la théorie prévoit ses différents modes de désintégration en d’autres particules, que les physiciens vont chercher dans les 2. détecteurs Atlas et CMS…

u LHC, deux modes de désintégration d’un boson de que les physiciens le com- Depuis, l’analyse des don- A désintégration ont été Higgs). En revanche, le mode parent aux millions de don- nées d’Atlas et de CMS a principalement recherchés « 4 leptons », bien que plus nées issues de chacune des montré que le boson de pour découvrir le boson de rare, a un faible bruit de fond. collisions au LHC. Ainsi, Higgs se manifeste dans Higgs : en deux photons Les chercheurs ont analysé en 2012, Atlas et CMS ont d’autres modes de désinté- ou en quatre leptons. Or, des milliers de données pour observé qu’un signal se déta- gration à des taux de produc- d’autres particules ont les identifier photons et leptons, chait du bruit de fond sous la tion conformes au modèle mêmes modes de désinté- et les recombiner afin de forme d’une petite bosse sur standard. Des mesures gration. En effet, si le mode déduire la masse de la par- les graphiques « 2 photons » qu’il convient d’affiner et « 2 photons » a une occur- ticule dont ils pourraient pro- et « 4 leptons ». Traduisant la d’étendre à tous les modes, rence importante, il est para- venir. Mais comment savoir si présence du boson de Higgs, avec de nouvelles données, sité par un bruit de fond élevé cette particule est un boson ces résultats sont confortés pour confirmer qu’il s’agit (nombre important de paire de Higgs ? Le bruit de fond par le fait que les deux détec- bien de bosons de Higgs de photons résultant d’autres prédit par le modèle stan- teurs l’ont repéré à la même « standards ». processus physiques que la dard a été modélisé pour masse : environ 125 GeV.

5. 6.

36 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr 6 millions de milliards Nombre de collisions proton-proton produites par le LHC de 2010 à 2012.

3. 10 milliards Nombre de collisions enregistrées par les détecteurs Atlas et CMS pendant cette période, car jugées intéressantes.

400 Nombre de collisions qui ont permis de mettre en évidence des événements signalant 4. l’empreinte du boson de Higgs.

(1) Modélisation, par un diagramme de Feynman, de la production d’un boson de Higgs (H) lors de la collision de protons (P) et de sa désintégration en deux bosons Z (lesquels se désintègrent en deux leptons (L) chacun, soit quatre leptons). (2) Prédiction par le modèle standard des taux de désintégration (en ordonnée) du boson de Higgs dans ses huit modes, à différentes masses (en abscisse) : celle du boson de Higgs n’est en effet pas calculée par le modèle. « Photo » du boson de Higgs en « 4 leptons » (3) et « 2 photons » (4), à une masse d’environ 125 GeV (partie bleue/bosse rouge), réalisée en comparant le bruit de fond simulé (fonds rouge et violet/pointillé rouge) et les données réelles des détecteurs (points noirs). (5) et (6) Données obtenues dans d’autres modes de désintégration, mesures d’autant plus précises que les traits horizontaux (noirs/rouges) sont courts. Le rapport de ces mesures avec les prédictions du modèle standard sont proches de 1, ce qui indique que le boson de Higgs est plutôt « standard ».

Graphiques : CERN (Atlas & CMS) - Textes : Aude Ganier

l’élégante traque du Boson de Higgs Décembre 2013 37 LA DÉCOUVERTE

VERS LA NOUVELLE PHYSIQUE Si le modèle standard affiche à présent « complet » avec la découverte du boson de Higgs, ultime pièce manquante à l’édifice, il ne permet toutefois pas de répondre à toutes les questions qui taraudent les physiciens. D’autres théories prennent le relais. Parmi elles, les dimensions supplémentaires et la supersymétrie.

vec la découverte du boson cesse d’être applicable » indique qu’aucune des 12 particules élé- A de Higgs, l’ultime prédiction Gautier Hamel de Monchenault, mentaires du modèle standard du modèle standard a été véri- physicien au CEA-Irfu. Dit autre- ne présente ses caractéristiques. fi ée. Celui-ci constitue-t-il, pour ment, la masse du boson de Higgs Autre mystère cosmologique : autant, la théorie ultime de la phy- laisse peu de place à l’émergence l’antimatière. Celle-ci aurait été sique des particules ? La masse d’une « nouvelle physique », au- créée en même quantité que la du Higgs, mesurée au CERN, delà du modèle standard. matière dans les tout premiers comprise entre 125 et 126 GeV, Alors, une affaire réglée ? Tant s’en instants après le big bang. Or, on mais qui sera précisée à l’avenir, faut ! Toute surpuissante qu’elle n’en trouve de nos jours que des permet a priori de répondre à cette soit, la théorie s’avère incapable traces infi mes dans le cosmos. question par l’affi rmative. En effet, d’expliquer une série de phéno- Pourquoi ? Des décennies d’ex- en couplant cette valeur à celle mènes, dont certains n’ont pour- périences de physique des parti- de la masse du quark top (la plus tant rien d’anecdotiques. Qu’on en cules n’ont permis d’expliquer que massive des particules élémen- juge plutôt ! très partiellement ce processus de • ÉNERGIE DE PLANCK : énergie taires), les physiciens peuvent, à disparition. Suggérant ainsi que le extrêmement élevée caractérisant l’aide de certains outils mathé- Quid de la matière noire, modèle standard n’est peut-être une période de l’Univers (jusqu’à matiques, en déduire le domaine de l’antimatière, de la pas, en défi nitive, le mieux adapté 10-43 s après le big bang), au-delà de laquelle la gravité doit être décrite de validité du modèle standard. gravitation ? pour répondre à cette question. par des lois quantiques comme « Le calcul, effectué récemment, En observant la vitesse de dépla- Last but not least, les équations du le reste des interactions faibles, fortes montre que le modèle standard est cement des étoiles dans les modèle standard, elles-mêmes, et électromagnétiques. à même de décrire correctement galaxies, les astrophysiciens ont ne satisfont pas totalement les les interactions entre les particules découvert que plus de 80 % de physiciens. Elles ne décrivent pas • RELATIVITÉ GÉNÉRALE : théorie qui englobe et supplante la théorie élémentaires jusqu’à des énergies la matière de l’Univers est faite la force gravitationnelle. Et n’uni- de la gravitation universelle de Newton phénoménales proches de “l’Éner- d’une substance de nature incon- fi ent pas non plus la force élec- et qui décrit la gravitation comme gie de Planck•” estimée à 1019 GeV, nue : la « matière noire ». De quoi, trofaible avec la forte de manière une théorie relativiste. C’est le cadre actuel utilisé en astrophysique et le “mur” au-delà duquel la théorie est-elle constituée ? Nul ne sait ! claire : aux hautes énergies, le en cosmologie pour étudier l’Univers. de la relativité générale• d’Einstein Mais, il semble désormais établi calcul séparé de chacune des © Francis Leguen

Vue d’artiste d’un Univers replié sur ses dimensions supplémentaires.

38 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr © CERN

interactions (électromagnétique, Deux familles de théories la supersymétrie. « Elle peut éga- Bureau d’un théoricien nucléaire faible et nucléaire forte), à la rescousse lement être considérée comme une au CERN. Sur le squelette, le nom donne des résultats différents ! De Quelle pourrait être l’alternative ? extension des symétries d’espace- Susy est celui que les physiciens plus, tel que l’explique Gautier Parmi les grandes familles de théo- temps car elle ajoute une dimen- donnent à la théorie de Hamel de Monchenault : « La théo- ries, deux se présentent aujourd’hui sion supplémentaire “quantique” où la « SUperSYmétrie »… rie n’explique pas la masse des neu- en candidates : celle des « dimen- chaque fermion du modèle standard trinos. De nombreuses expériences sions supplémentaires » et celle de a un partenaire “supersymétrique” » en cours dans le monde s’accordent la « supersymétrie ». poursuit Philippe Brax, théoricien à dire que celle-ci est non nulle mais Les théories de dimensions sup- au CEA-IPhT. Conçue au départ extrêmement faible au regard de plémentaires, dont la théorie des pour résoudre le problème de celles des autres fermions : quarks, cordes, ont été initialement propo- la hiérarchie des masses, cette électron, muon, tau… Pourquoi ? sées pour résoudre le problème théorie apporte également des Certains scientifi ques avancent de l’extrême faiblesse de la gra- réponses au niveau de l’unifi - l’idée que cela pourrait être dû au vité. L’une des réponses serait que cation des trois interactions : si fait que ces particules élémentaires seule une petite fraction de la force les particules supersymétriques n’acquièrent pas, comme les autres, gravitationnelle n’est percep- étaient incluses dans le modèle leurs masses par des interactions tible, le reste agissant dans une standard les trois forces auraient avec le champ de Higgs mais par ou plusieurs autres dimensions. la même intensité à une énergie un mécanisme dit de “balançoire” Ces dimensions, imperceptibles, très élevée appelée « énergie de qui nécessite de la physique au-delà seraient courbées et non plates grande unifi cation »… Philippe du modèle standard. » comme les quatre connues de l’es- Brax conclut « La supersymétrie Enfi n, les équations mathéma- pace et du temps. « Ces modèles prédit également une particule tiques de la théorie cacheraient postulent notamment que les par- neutre très massive, qui inter agit une contradiction entre le principe ticules les plus massives comme très peu avec celles du modèle stan- général d’« unitarité », selon lequel le boson de Higgs et le quark top dard et qui pourrait être un parfait le calcul d’une probabilité ne peut sont en réalité des particules com- candidat pour la matière noire… » aboutir à un résultat supérieur à posites, formées par des éléments Reste à présent aux physiciens 1, et l’effet des « corrections quan- fondamentaux encore plus petits qui de détecter ces « nouvelles » tiques ». Suivant le premier prin- interagissent par une nouvelle force particules de la « nouvelle » phy- cipe, la masse du boson de Higgs forte. Les calculs mathématiques de sique. Ce qu’aucune expérience doit être relativement faible (ce qui ces modèles extra-dimensionnels n’a pour l’instant réussi à faire. est le cas à environ 125 GeV). Or, prédisent alors de nouvelles parti- Mais, à l’avenir, qui sait ? N’a-t-il le second effet fait tendre cette cules dans des gammes de masse pas fallu aux physiciens quarante- masse vers des valeurs très éle- de l’ordre du TeV » ajoute Brando huit années pour débusquer le vées. Ce problème, appelé par- Bellazzini, théoricien au CEA-IPhT. boson de Higgs ? fois « problème de la hiérarchie des masses » n’a pas de solution L’autre grande classe de modèles Vahé Ter Minassian naturelle dans le modèle standard. actuellement étudiée est celle de

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 39 LA DÉCOUVERTE

L’AVENTURE TECHNOLOGIQUE CONTINUE POUR LE CEA Pour étudier précisément le boson de Higgs, le LHC fait peau neuve, en mues successives. Alors qu’il redémarrera en 2015, les physiciens envisagent déjà les machines du futur, dont différents projets sont à l’étude. Là encore, les ingénieurs et physiciens du CEA-Irfu et de l’IN2P3 sont à l’avant-garde… © CERN 2013

ujourd’hui, la pièce maîtresse luminosité•. Les travaux de main- d’améliorer le LHC en optimisant Remplacement d’un aimant au LHC durant le LS1. A du programme de physique tenance pendant l’arrêt du LHC la protection des équipements des particules est, sans surprise, appelé LS1 pour long shutdown 1, électroniques des détecteurs, le boson de Higgs. « Il est la seule décidés avant la découverte du sensibles aux radiations des • LUMINOSITÉ : taux de collisions particule qui nous relie aux pro- boson de Higgs, ont ainsi com- particules. relatif à l’intensité du croisement des priétés fondamentales du vide, en mencé le 13 février 2013 pour faisceaux de protons : en 2012, ils se croisaient toutes les 50 nanosecondes, particulier par la façon dont le vide une durée de deux ans, tel que Montée en lumière… en 2015 cela sera toutes donne de la masse aux particules l’explique Simon Baird, adjoint au Les physiciens le savent, le LHC les 25 nanosecondes. élémentaires grâce à la présence du chef du Département d’ingénierie sera le seul accélérateur à pouvoir champ de Higgs » résume Philippe (EN) du CERN : « Le travail princi- étudier le boson de Higgs dans Chomaz, directeur du CEA-Irfu. pal concerne la consolidation des les 10 prochaines années. Des • UPGRADE : terme anglais Sa découverte nécessite à présent 10 170 jonctions électriques entre upgrades• sont ainsi prévus pour désignant l’actualisation ou la montée d’être précisée, d’autant qu’il a été les aimants supraconducteurs. Les augmenter à nouveau sa lumino- en gamme d’une nouvelle version d’un logiciel ou d’un matériel. pour l’instant « produit » en quan- équipes vont commencer par ouvrir sité, d’un facteur 10 (2018-2019) tité limitée au LHC. les 1 695 interconnexions situées puis d’un facteur 100 (vers 2023). entre chacun des cryostats des Ces projets mobilisent de nom- Le LHC fait peau neuve aimants principaux. Elles répare- breux ingénieurs, techniciens et Pour en détecter davantage, le ront et consolideront simultané- chercheurs dont ceux du CEA- LHC doit au moins fonctionner ment environ 500 interconnexions. Irfu, tel que l’explique le physi- à son énergie nominale de 14 Peu à peu, les activités de main- cien Philippe Schune : « Nous TeV, contre les 8 TeV atteint en tenance s’étendront sur les 27 km travaillons sur les petites roues 2012. Il doit, de plus gagner en du LHC ». Le LS1 permettra aussi d’Atlas, de 10 m de diamètre ! Ce

40 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr MICROMÉGAS, UNE TECHNOLOGIE DE DÉTECTEURS… VENUE D’AILLEURS

Micromégas est une technolo- gie de détecteurs de particules gazeux issue du développement des chambres à fi ls (technolo- gie du spectromètre à muons sont les parties du spectromètre à (TLEP) puis de protons (VHE- d’Atlas). Inventée en 1992 par muons qui “bouchent” le détecteur LHC) de 100 km, qui permettrait Georges Charpak et Ioannis de chaque côté de la partie centrale. d’atteindre une énergie de l’ordre Giomataris, elle a bénéfi cié, Ces nouvelles roues résisteront au de la centaine de TeV grâce à de dès 1995, des développements fl ux intense de particules prévues à nouveaux aimants haut champ. du CEA qui a déposé un brevet haute luminosité, en 2018, et auront « Nous travaillons avec le CERN sur avec le CERN. Les détecteurs l’avantage de participer à la sélec- ces nouveaux supra conducteurs et Micromégas sont légers, ce qui tion en ligne des événements grâce nos activités de R&D en la matière, minimise la perturbation des à leur réponse rapide. Elles sont avec des partenaires industriels, particules à détecter, rapides en partie basées sur la technolo- permettront de livrer un premier et précis avec une résolution gie Micromégas (voir encadré) que prototype dans les cinq ans » spatiale inférieure à 50 μm. nous maîtrisons déjà ». Le CEA- indique Antoine Dael, chef de ser- En 2001, ils ont été utilisés à Irfu est également à la manœuvre vice au CEA-Irfu. Les équipes du grande échelle dans l’expé- sur l’upgrade de la partie électro- CEA suivent également le projet rience COMPASS du CERN puis nique du calorimètre d’Atlas. Avec japonais ILC (International Linear en 2009 dans l’expérience T2K l’IN2P3, il développe actuellement Collider) de collisionneur linéaire au Japon. « Le challenge est de nouvelles puces qui assureront d’électrons, de 100 km, dont la Notes : aujourd’hui de monter en gamme 1. Le LS1 concerne également plus de sélectivité aux systèmes conception est déjà achevée. Ce les autres accélérateurs du CERN. pour être capable de les produire d’acquisition des signaux. type de machine, pourrait béné- en masse et surtout à bas coût. 2. Débat réunissant des chercheurs, Le second upgrade correspondra fi cier du retour d’expérience du des industriels et des responsables Il y a une vingtaine d’années, à la phase de haute luminosité du CEA sur les 103 cryomodules politiques du Parlement Européen, nous les avons mis au point avec LHC (HL LHC). accélérateurs qu’il doit intégrer de la Commission européenne et du le CERN sur des systèmes de ministre de la Recherche de l’Irlande 2 pour le projet européen d’accé- (présidant actuellement l’Union quelques cm . Pour Atlas, il nous Les machines du futur lérateur linéaire E-XFel3. Si l’ILC Européenne). faudra livrer 1 200 m2 de détec- Les découvertes à venir infl uen- est décidé, une chose est sûre : le 3. European X-Ray free electron teurs ! » indique Ester Ferrer- ceront le cahier des charges du CEA sera de la partie ! laser, source de rayons X de Ribas, chercheuse du CEA-Irfu. 4e génération, un million de fois successeur du LHC qui ne sera plus intense que les sources Une prouesse technologique qui alors plus assez puissant. « Il faut Aude Ganier d’un synchrotron. permet d’envisager leur utili- cependant se mettre en ordre de sation, moyennant de légères marche dès maintenant pour être adaptations, pour les portiques prêt le moment venu : le LHC était de détection des aéroports, déjà en discussion dans les années pour l’archéologie, pour le son- 1980, alors que son prédécesseur, le dage du pétrole et de l’uranium LEP n’était pas encore construit ! » en couches profondes… indique Philippe Chomaz qui parti- cipe à l’élaboration de la feuille de route de la physique des particules à l’échelle européenne. Objectif : prévoir des scénarios permet- tant de décider dans 5 à 6 ans des ©CERN 2013 grandes orientations. Ces options dépendront des gammes d’éner- gie où se situent la nouvelle phy- sique et les questions auxquelles le modèle standard n’apporte aucune réponse (voir pp. 38-39). Alors que la gouvernance euro- péenne réaffi rme lors d’un débat le 29 mai 2013, « la nécessité d’une recherche fondamentale ayant pour but la connaissance, sans qu’une fi nalité ne soit obligatoire- ment identifi ée »2, les physiciens et ingénieurs de la communauté internationale planchent sur les machines du futur. Certains évoquent un collisionneur d’élec- trons (Clic) ; d’autres, un colli- sionneur circulaire d’électrons Travail sur les aimants durant l’arrêt du LHC.

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 41 LA DÉCOUVERTE © CEA

INTERVIEW Philippe CHOMAZ, chef du CEA-Irfu

UNE QUÊTE POUR LA CONNAISSANCE, AU SERVICE DE L’HUMANITÉ Des idées, des technologies, des hommes et une organisation rompue aux défis les plus fous : voici le secret de la réussite du LHC dans sa quête du boson de Higgs. Philippe Chomaz, chef du CEA-Irfu, président des neufs grands laboratoires européens travaillant avec le CERN, et membre du secrétariat à la stratégie européenne du Conseil du CERN, revient sur cette aventure…

Que représente pour vous l’aventure du fonctionner avec succès un système d’une extrême com- LHC ? plexité. Les expériences se déroulent dans un cadre En physique des particules, nous progressons dans l’in- réellement démocratique, avec une constitution (un connu, dans une quête similaire à celle de la conquête memorandum of understanding), des élections, des porte- de l’Ouest américain. On aperçoit au loin une montagne parole et une solide culture de management du risque, et on fait tout pour l’atteindre afi n de savoir si elle est indispensable pour mener à bien de telles opérations. bien réelle. Une fois sur place, et le voyage est long (par De plus, le CERN est un lieu qui mobilise des personnes exemple 48 ans entre la prédiction du boson et sa décou- autour d’un bien qui se partage sans se diviser : la verte au LHC), il faut prendre le temps de comprendre connaissance. En effet, quand on donne quelque chose, où l’on est, avant d’apercevoir une nouvelle montagne, on sait ce que l’on perd mais quand on donne de la et ainsi de suite… Cette aventure, nous ne pourrions connaissance, on ne cesse de s’enrichir. la vivre sans l’incroyable organisation qu’est le CERN, structure imaginée comme un vecteur de paix entre les Quel est et quel a été le rôle du CEA ? nations à la sortie de la guerre. Il y a tout juste soixante Un article2 raconte la création du CERN et relate plu- ans, en 1953, les états européens décidaient en effet sieurs initiatives parmi lesquelles celle de Raoul Dautrey, Notes : d’unir leurs forces dans la physique des particules en ancien ministre et alors administrateur général du CEA. 1. Allemagne, Autriche, déléguant leur souveraineté en la matière. En 1954, En décembre 1949, il fi t voter une résolution lors de la Belgique, Bulgarie, Danemark, Espagne, Finlande, France, le CERN était créé, fédérant des milliers d’ingénieurs, Conférence européenne de la culture de Lausanne qui Grèce, Hongrie, Italie, techniciens, physiciens et théoriciens, d’abord de l’Eu- recommandait de « mettre à l’étude la création d’un Institut Norvège, Pays-Bas, Pologne, rope puis du monde entier. de science nucléaire, orienté vers les applications à la vie Portugal, République slovaque, République tchèque, courante » ! Royaume-Uni, Suède et Le CERN apparaît comme Le CEA est nécessairement concerné par l’aventure du Suisse. un territoire à part… CERN, fort de ses travaux sur l’atome, des radiations 2. L’organisation européenne En effet, le CERN compte 20 États membres européens1 et qu’il sait détecter et de toute l’expérience cumulée depuis pour la recherche nucléaire des États au statut d’observateur (États-Unis, Inde, Israël, 1945. Déjà présents sur le LEP et même avant, nous avons (CERN), un succès politique et scientifi que. Vingtième Japon, Russie et Turquie). Une trentaine de pays (Algérie, été choisis pour concevoir les deux plus gros aimants du siècle. Revue d’histoire n°4. Iran, Mexique, Corée du Sud, etc.) participent à des pro- CERN, le solénoïde de CMS (le plus puissant au monde) Octobre 1984. grammes du CERN qui a également des contacts scienti- et le toroïde d’Atlas (le plus grand). Et il n’y a qu’une 3. L’équivalent de 14 hommes fi ques avec une vingtaine d’autres (Autorité Palestinienne, poignée de laboratoires dans le monde à pouvoir faire à plein temps pendant 100 ans. Philippines, Rwanda, Thaïlande, Venezuela…). cela ! Bien entendu, nous avons pu compter sur de pré- 4. Centre de recherche d’imagerie médicale en champ Ce qui est magique au CERN c’est que des milliers de cieux alliés comme le CERN, l’IN2P3 et les partenaires intensif du CEA. physiciens de langue et culture différentes savent faire industriels. Nous avons également beaucoup contribué

42 Les défis du CEA Plus d’informations sur www.cea.fr aux aimants de l’accélérateur, à sa cryogénie, aux détecteurs et à toute Pour concevoir et l’électronique associée, sans comp- exploiter le LHC, ter l’investissement des physiciens et théoriciens. le CEA a investi Au LHC, le CEA a investi l’équivalent l’équivalent de de 14 hommes-siècle3, tels des com- 14 hommes-siècle, pagnons au temps des cathédrales. tels des compagnons Au plus fort de l’activité, il y avait au temps des jusqu’à 200 personnes impliquées cathédrales… sur les 600 permanents de l’Irfu. Aujourd’hui, il demeure en physique des particules, deux groupes (pour Atlas et pour CMS) d’une soixantaine de personnes dont une dizaine est détachée au CERN pour des missions longues. © CERN Le LHC est-il un vecteur d’innovations ? Sa mission première est bien sûr la progression dans la connaissance, ce qui n’est pas une mince affaire. Mais comme n’importe quelle aventure scientifi que, telles les conquêtes spatiales, elle repose sur la mise au point d’instruments extraordinaires. Cette innovation par le besoin produit des ruptures technologiques et génère des applications qui dépassent leur cadre initial. L’exemple le plus fl agrant, tant il concerne le quotidien de milliards de personnes, est bien sûr l’invention d’internet au CERN. De même, les accélérateurs de particules ont permis de développer une nouvelle méthode de radiothérapie pour traiter les cancers : la proton et hadronthérapie. Au niveau des retombées industrielles générées par le CEA, on peut citer la conception et la réalisation d’Iseult, aimant le plus puissant au monde pour un IRM corps entier avec un champ de 11,7 teslas pour NeuroSpin4 à Saclay. Iseult n’aurait jamais vu le jour sans l’expé- rience acquise sur la conception des aimants du LHC. Les travaux sur la technologie Micromégas de détecteurs révèlent aussi un fort potentiel dans différents secteurs Les physiciens de CMS (en haut) et d’Atlas (en bas) se réjouissent des premières collisions (voir p. 41)… du LHC. Ces scènes se répéteront lors de la découverte du boson de Higgs.

Quelles sont les retombées économiques pour la France ? En tant que pays hôte, la France bénéfi cie naturellement de retombées conséquentes. Une partie importante © CERN des contrats (électricité, services) sont passés à des entreprises françaises. De plus, une partie de l’accélé- rateur étant sous les terres du pays de Gex, beaucoup de physiciens actifs ou retraités résident en France. S’en suivent de nombreuses dépenses par ces « foyers ». Il a été calculé que pour un euro versé au CERN, la France en reçoit 4 dont 1 euro directement au gouvernement à travers les taxes qu’il perçoit. Le budget annuel du CERN étant de 1 milliard d’euros, la France y contribue chaque année à hauteur de 120 millions et reçoit en retour environ 500 millions d’euros !

Que vous inspire l’attribution du Nobel de Physique 2013 ? La portée de la découverte du boson de Higgs est immense et le comité des Nobel l’a bien compris en récompen- sant ses théoriciens. Toutefois, cette découverte ne sau- rait appartenir aux seuls physiciens. Désormais, elle est un bien de l’humanité dans son ensemble, comme toute connaissance à l’exemple de celle du big bang. Philosophiquement parlant, la connaissance de la phy- sique a une valeur métaphysique en ce sens qu’elle change notre rapport au monde, notre rapport collectif.

Propos recueillis par Aude Ganier

L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS Décembre 2013 43 L’ÉLÉGANTE TRAQUE DU BOSON DE HIGGS

CEA-Irfu - http://irfu.cea.fr L’institut de recherche sur les lois fondamentales de l’Univers du CEA contribue fortement à la conception et à l’exploitation du LHC. Il est l’un des rares, au CERN, à être impliqué simultanément dans trois des quatre expériences (Atlas, CMS et Alice). Au temps fort de l’activité, jusqu’à 200 chercheurs (sur les 600 qu’il compte) étaient mobilisés à plein temps. Aujourd’hui, de nombreux physiciens continuent de décoder les messages du plus grand accélérateur de particules au monde.

CMS

ALICE

LHCB

Ferney-Voltaire

ATLAS

1 km

CERN - www.cern.ch Le Conseil européen pour la recherche nucléaire, temple mondial de la physique des particules, accueille environ 10 000 scientifi ques visiteurs (soit la moitié des physiciens des particules dans le monde), issus de 608 instituts représentant 113 nationalités. Genève Pour débusquer le boson de Higgs, Atlas réunit 3 000 physiciens de 177 instituts de 38 pays et CMS fédère 2 700 chercheurs de 182 laboratoires de 42 États. Jamais de telles collaborations n’avaient été menées www.cea.fr auparavant…