Voyage À L'ouest. Dix Étapes En Loire-Atlantique
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Voyage à l' Ouest © Éditions Albin Michel S.A. 1991 22, rue Huyghens, 75014 Paris ISBN 2-226-05386-7 Introduction Ce livre est très vivant. On y voit des communistes désinvoltes sous un nuage toxique; deux écrivains trim- ballés dans une Hotchkiss 1933, et qui déçoivent un fantôme; un académicien tout nu enrobé de confiture d'algues; Eddy Mitchell lisant Blondin; des véliplanchistes par un fort vent d'octobre; Stendhal flânant et tombant amoureux; des trous dans les culottes des zouaves; une annonce audacieuse punaisée sur la porte d'une cathédrale; Marie Stuart à six ans; du sel dans les flaques; une marraine qui revient des colonies; une enfance que l'on quitte doucement; une jeune fille prénommée Guérande; des rues qui poussent au crime; des vacanciers confrontés avec des représentants de la population locale; une perm' à Nantes; des 45-tours de Sacha Distel; Jean-Luc Tardieu offrant des chocolats ; des bourgeois qui chialent; des boîtes de « Player's » oubliées; des filles à vélo; un chanoine qui décourage les duels; un baron à son tombeau et un directeur de casino à l'air de sultan. Ces images dispersées sont comme des photos cornées, ou des lettres tombées d'un vieux carton à chapeau, d'une boîte à chaussures où, trop longtemps, elles ont été serrées à l'abri de la lumière, à l'abri de la mémoire. Elles dessinent le caractère singulier de cette terre de l'ouest de la France, où le fleuve rejoint l'Océan; une terre qu'on a longtemps appelée « Loire-Inférieure » et qu'on nomme, depuis trente ans, la Loire-Atlantique. Un département français n'est rien : numéro sur une plaque minéralogique (44), verset dans une litanie ânon- née en classe, entre la Haute-Loire et le Loiret (« Loire- Atlantique, préfecture Nantes, sous-préfectures Ancenis, Châteaubriant, Saint-Nazaire »), couleur (le parme) sur une carte administrative. Mais, si ce département est chanté par les poètes, écrit par les romanciers, filmé par les cinéastes, il réchauffe alors l'âme, l'esprit et le cœur, et se prend à exister vraiment. Car ce sont les artistes qui donnent son cachet à une terre, et c'est la terre qui fait naître les artistes. Cecil Maurice Bowra a noté comment la lumière grecque, intense et précise, avait dessiné les contours de l'esprit et de la littérature hellènes. Marcel Pagnol, par les yeux de qui — et de Mistral, et de Daudet, et de Giono — nous voyons la Provence, pensait que la raison principale de la présence de tant d'hommes de génie à Paris tenait à la composition géologique du sous-sol de la capitale, qui exhalait des vapeurs propices à l'esprit. Ce que Sacha Guitry commente en ces termes : « Être parisien, ce n'est pas être né à Paris, c'est y renaître; ce n'est pas y être, c'est en être; ce n'est pas y vivre, c'est en vivre; ce n'est pas y avoir vu le jour, mais c'est y voir clair. On n'est pas de Paris comme on est de Clermont, mais on est de Paris comme on est d'un cercle. » Ma foi, je serais bien tenté de dire la même chose de la Loire-Atlantique, créée par des administrateurs, mais recréée par les poètes, que leurs moyens d'expression aient été la plume, la voix, le pinceau ou la caméra. Car, avec la Provence et Paris, aucune terre de France n'a été autant célébrée par les artistes que celle-là. Vous en avez une preuve dans l'ouvrage que vous avez entre les mains. Ce livre n'est pas une somme, loin de là. Et Dieu merci. D'abord parce que les sommes sont assommantes; ensuite parce qu'il y aurait fallu dix épais volumes. Ce livre est une promenade, gourmande et légère, dans un des plus beaux coins de France. Aucun des dix écrivains qui l'ont signé n'en est originaire, Armel de Wismes mis à part. Mais ce « régional de l'étape » n'est à Nantes que depuis le XVI siècle, ce qui, pour une famille dont les origines remontent aux Croisades, est tout à fait récent. Mais si ces dix écrivains ont fait ce livre ensemble, c'est qu'ils ont trouvé là un écho à ce qu'ils ont de plus cher : les grands fleuves pour Luba Jurgenson, un grand film pour Éric Neuhoff, un esprit volatil et charmant pour Didier van Cauwelaert, les traces de Balzac pour Félicien Marceau, la présence de l'océan pour Michel Déon, la marque d'un esprit ouvrier, farouche et désinvolte, pour Patrick Besson, des fantômes pour Geneviève Dormann, des traces d'enfance et de formation pour Irène Frain, François Nourissier et Armel de Wismes. Et, par-dessus tout cela, cet air à la fois sucré et salé, cette atmosphère incertaine, un tremblement et une dérive qui font de cette terre baignée par les eaux une sorte d'île. L'eau est très présente, ici. Par la Loire bien sûr — une Loire que des imbéciles ont comblée à Nantes, mais dont le fantôme hante et transforme les esprits—, par l'Erdre (la plus belle rivière de France, selon François I par la Sèvre, l'Acheneau, le Brivet et le canal de Nantes à Brest; mais aussi par le lac de Grand-Lieu (le plus grand de France), la Brière et les marais salants que baigne le grand Atlantique près de La Baule (dont la baie a vu les premiers exploits de la plus grande génération de marins du monde : Yves et Marc Pajot, Bruno, Stéphane et Loïck Peyron, Fred Beauchêne, Yves Loday, Jean Maurel, Marc Bouët, Alain Pichavant, François Boucher, sans compter Patrice Martin, champion du monde de ski nautique). Un océan si présent que, si son niveau montait de cent mètres, il recouvrirait le département tout entier (ce ne serait plus la Loire-Atlantique, mais la Loire-Atlantide!); et si son niveau baissait de cinquante mètres, la côte serait reportée au-delà de Belle-Ile et de l'île d'Yeu : à vol d'oiseau, Saint-Nazaire serait alors à cinquante kilomètres de la côte. Cette omniprésence de l'élément liquide — sans compter la pluie, qu'exalte Jean Rouaud, né à Campbon, dans Champs d'honneur — donne sa singularité, et un sentiment d'insularité à la Loire-Atlantique. « En fin de compte, note Julien Gracq dans La Forme d'une ville, le manque de solidité, dans son assise locale a, selon mon jugement, beaucoup servi Nantes Quand il s'agit de la lier à une mouvance territoriale, la ville semble fuir entre les doigts. Ni réellement bretonne ni vraiment vendéenne, elle n'est même pas ligérienne, malgré la création artificielle de la région des " Pays de Loire", parce qu'elle obture, plutôt qu'elle ne vitalise, un fleuve inanimé. Elle y gagne d'être, probablement avec le seul Lyon — infiniment plus intégré qu'elle à la circulation générale du pays — et sans doute avec Strasbourg, la grande ville la moins provinciale de France. Privée de toute osmose vraie avec les campagnes voisines, délivrée des servitudes économiques étroites d'un marché local, elle tendait à devenir dans mon esprit la ville, une ville plus décollée qu'une autre de ses supports naturels, encastrée en étrangère dans son terroir, sans se soucier de frayer le moins du monde avec lui. » On voudrait parler d'une île qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Naturellement, la particularité de ce territoire ne se limite pas aux questions artistiques ou intellectuelles. Le « cadre de vie », comme disent les jargonneurs, est d'une 1. Lisez ce texte en mettant « Loire-Atlantique » à la place de « Nantes », et tout s'explique. diversité telle qu'il décourage le classement. Où trouver, sur moins de sept mille kilomètres carrés, un large fleuve baignant des vignes et des cultures maraîchères, fruitières et florales; la mer, bordée de sable blond ou de rochers noirs; les forêts pleines de sangliers, cerfs, chevreuils et biches; les lacs où passent les canards; et quelques grandes villes qui ont fait l'histoire de France? Où trouver des gourmands qui ont donné au monde le beurre blanc, les petits-beurre et les Pailles-d'Or, les berlingots et les galettes Saint-Michel, le muscadet et le gros-plant, les niniches et les « côtes nantaises », les civelles, les anguilles fumées et ce sel de Guérande au parfum de violette? Où trouver cet esprit farouche et charmant, qui fit Cambronne et Jacques Demy, les très rudes mouvements ouvriers de la Navale et Jules Verne, Joseph Fouché (hé oui!) et Ange Guépin? Quelle autre ville que Nantes aurait pu mener ce football vaillant, tendre et fringant? Quel autre club que le Football Club de Nantes aurait pu prendre pour mascotte le gentil canari (« Espèce de serin de couleur jaune verdâtre », dit le Larousse) et afficher le plus constant et glorieux palmarès du football français? Toute la Loire-Atlantique est dans ces paradoxes, dans cette prodigalité délicieuse et discrète. Il n'est pas hasar- deux que cette terre ait donné tant d'artistes et de richesses, qu' elle ait exacerbé les sensibilités. Il se passe ici quelque chose de singulier. Enfin... il s'y passe quelque chose! Voilà pourquoi il fait bon vivre dans ce vieux pays plein d'extravagance et de gens comme il faut. STÉPHANE HOFFMANN Nantes par Geneviève Dormann Geneviève Dormann n' aime que les villes. La campagne, avec tous ses « petits oiseaux crus dans les arbres » et son herbe qui pousse, la fait s'évanouir d'ennui (à moins qu'il y ait la mer autour). « Tout y est mort à sept heures du soir, dit- elle.