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Sur les pas des écrivains

Balade en CALVADOS

présentée par Marie-Odile Laîné

Éditions Alexandrines Sommaire

Introduction : Un certain art de vivre, par Marie-Odile Laîné 9

Pays d’Auge N Je suis de ce pays, par Jérôme Garcin 15 Jérôme GARCIN : Le pays d’Auge à cheval 20 Saint-Ouen-le-Pin N François Guizot, un Normand de cœur, par Catherine Coste 25 François GUIZOT : Lettres à sa fille Henriette 31 La Roque-Baignard N André Gide, maire de La Roque-Baignard, par Henri Heinemann 39 André GIDE : À la Morinière 45 Lisieux N Thérèse Martin : « Je n’écris pas pour faire une œuvre littéraire… », par Guy Gaucher 51 Thérèse MARTIN : L’Épreuve et la Grâce 55 De Pont-l’Évêque à Falaise N Par les champs et par les grèves du Calvados avec Gustave Flaubert, par Dominique Bussillet 61 Gustave FLAUBERT : Bouvard et Pécuchet jardinent 67 Honfleur N Baudelaire à Honfleur : la « maison-joujou », par Pierre Brunel 73 Charles BAUDELAIRE : Lettre à Madame Aupick 79 N Lucie Delarue-Mardrus, la sirène de l’estuaire, par André Albert-Sorel 87 Lucie DELARUE-MARDRUS : Drame de la mer 92 N Là où Alphonse… allait ! par Jean-Yves Loriot 99 Alphonse ALLAIS : Les zèbres 106 Trouville N , de Trouville, par Christiane Blot-Labarrère 111 Marguerite DURAS : L’Été 80 116 Villerville N Une enfance en féerie, par 121 Patrick GRAINVILLE : L’Orgie, la neige 125 Cabourg N , un gourmand aux bains de mer, par Anne Borrel 131 Marcel PROUST : À l’ombre des jeunes filles en fleurs 138

6 Caen N L’académie de Caen de Segrais à Senghor, une histoire des belles-lettres, par Bernard Beck 145 SEGRAIS : Athis 151 N François de Malherbe en sa Normandie, par Gilles Henry 155 MALHERBE : Aux ombres de Damon 161 N François de Cornière à Caen, des pas, des lignes, par Gilles Boulan 165 François DE CORNIÈRE : L’Écluse 171 Tout cela 174 N Caen, une ville assassinée, par Jean Quellien 177 Jacques-Pierre AMETTE : Les Deux Léopards 181 Alain GENESTAR : Le Baraquement américain 183 Julien GRACQ : Carnets du grand chemin 185 Verson N La normandité de Senghor, par Jean-Claude Raoult 189 Léopold Sédar SENGHOR : Épîtres à la Princesse 193 Bayeux N Arcisse de Caumont, un Normand de terrain, par Vincent Juhel 199 Arcisse DE CAUMONT : De Caen à Bernay, par monts et par vaux 203 Aunay-sur-Odon N Le Mesnil d’Alain Robbe-Grillet, ses manuscrits, ses cactées, par Olivier Corpet 209 Alain ROBBE-GRILLET : Mirage blanc 215 Les vaux de Vire N Les chants des vaux de Vire, par Guy Nondier 219 Jean LE HOUX : Les chants biberons 225 Olivier BASSELIN : Les pommiers du cimetière 227 De Falaise… à Caen et Bayeux N Wace, le « romancier » des origines, par Pierre Bouet 229 WACE : Guillaume, le fils de l’amour 234

Lieux d’inspiration des écrivains du Calvados 241 Animations et sites littéraires 245

Table des biographes 246

Références et crédits textes 250 Références et crédits photographiques 251

7 « Cette promesse d’envol, d’élargissement… » INTRODUCTION

Un certain art de vivre

Calvados, « …comme si la Normandie se résumait en cet alcool dont la couleur rouille et chaude dore les esto- macs et les songes d’une vapeur cuivrée de repas de noces à la Flaubert 1 ». Voilà une belle carte de visite pour un département placé d’emblée sous le signe du plaisir, d’un certain hédonisme chanté par les plus grands auteurs. Dès le XVIe siècle, les poètes des vaux de Vire nous invitaient à goûter la vie et le bon cidre normand : « Un corps qui n’a bu que de l’eau ne produit herbe qui soit bonne ». Un art de vivre qui s’ancre dans un pays où se marient nature généreuse et riche histoire. « Des vallées baignées par la Dives, la Risle, la Touques et ses affluents […] font danser une terre bocagère de vieux plateaux, piqués, au fil de l’histoire, de calvaires, d’arbres fruitiers, de manoirs roses, de colombiers en brique et pierre blanche, de pressoirs et de tombes de GI’s » : ce que dit Jérôme Garcin du pays d’Auge pour- rait l’être du département dans son ensemble. On peut ici goûter la bonne vie et s’enraciner. Rien d’étonnant que de nombreux écrivains aient élu cette

1. Au long des haies de Normandie, Patrick Grainville.

9 INTRODUCTION terre hospitalière pour y « cultiver leur jardin ». Ici, Gide comme Guizot peuvent trouver, à deux pas de l’agitation parisienne, la paix nécessaire à la création, Alain Robbe-Grillet se passionner pour les cactées. Les bords de l’Orne et la chanson des rivières bocagères suscitent la poésie : ce sont eux qui inspirent à l’austère Malherbe ses accents les plus personnels. Honfleur est emblématique de l’attraction qu’exerce le département sur les artistes. L’auberge Saint-Siméon, ses vaches plantureuses et ses champs de pommiers attirent au XIXe siècle les peintres impressionnistes et autour d’eux Jules Renard, Tristan Bernard et tout un ballet d’écrivains et d’artistes de passage. On s’y amuse, le facétieux Alphonse Allais donne le ton. On vient là goûter les bonnes fricassées de la mère Toutain autant que le spectacle de la lumière sur la baie de Seine. Car l’atout majeur de ce département est son équilibre entre rivages et bocage : « L’odeur des pommes vient de loin se mêler au goudron des cordages 2 ». Où que l’on soit, la mer n’est jamais loin. Patrick Grainville a besoin de « cette promesse d’envol, de voyage, d’élargisse- ment », Baudelaire y goûte « l’ampleur du ciel… les colorations changeantes de la mer », comme Marguerite Duras dont « la prose brève, rythmée, fait songer aux vagues, à la ligne brisée de leurs crêtes 3 ». Et c’est face à cet espace ouvert, dans l’intimité de sa petite chambre du Grand Hôtel de Cabourg, que Marcel Proust ira, patiemment, « à la recherche du temps perdu ».

2. Souffles de tempête, Lucie Delarue-Mardrus. 3. Marguerite Duras, de Trouville, cf. texte de Christiane Blot-Labarrère.

10 INTRODUCTION

« L’éclatement fécond de la libre nature, l’effort savant de l’homme pour la régler […] confondus en une très parfaite entente. » André Gide Le pays mouillé, « où tout s’apprête au fruit », comme le ressent Gide, est certainement le terreau idéal pour la quête de soi, l’enracinement. Grâce aussi à son histoire fondatrice : les écrits du chroniqueur Wace nous rap- pellent que là est née la Normandie. Caen, Falaise, Bayeux, Dives-sur-Mer, pas un lieu du Calvados qui ne résonne de l’épopée de Guillaume le Conquérant. Dès 1432, on voit naître à Caen, surnommée « l’Athènes normande », la première université normande et, en 1652, la première académie de province. Caen rayon- ne alors de toute l’activité des ces « beaux esprits » dont parle Madame de Sévigné. Plus près de nous, le Calvados et ses habitants portent la marque d’un autre

11 INTRODUCTION pan de l’histoire, fondateur lui aussi. Les écrivains qui ont vécu ces terribles journées de juin 1944, les ont gra- vées dans des textes qui resteront les gardiens de notre mémoire. Terre marquée par l’histoire en marche comme par les métamorphoses d’une nature généreuse, le Calvados s’attache profondément les écrivains qui choisissent d’y demeurer. Non seulement pour y écrire ; ils agissent, veulent y laisser leur empreinte. Malherbe échevin, Guizot député et bâtisseur d’école, Gide maire d’un village de 140 habitants, Arcisse de Caumont portant par les chemins la bonne parole scientifique : ces « plu- mitifs » n’hésitent pas à retrousser leurs manches pour vivre au cœur du pays. Fier de son héritage et ouvert au monde d’aujourd’hui, le Calvados fait encore la part belle à l’activité littérai- re : l’Académie des sciences, arts et belles-lettres pour- suit son œuvre de réflexion ; au centre Senghor de Verson, les littératures francophones se rencontrent ; l’Institut mémoire de l’édition contemporaine à l’abbaye d’Ardenne ouvre ses archives au public. Dans ce pays fertile où la nature foisonne, la littérature ne pouvait que s’épanouir. Nous avons choisi de suivre, parmi les auteurs durablement liés au département, les pas de ceux qui nous ont paru le mieux illustrer un certain art de vivre à la normande. En amoureux des mots, comme Baudelaire, Flaubert, Proust ou Duras, et en compagnie de leurs meilleurs bio- graphes, arpentons le « pays ombreux »…

Marie-Odile LAÎNÉ

12 DE FALAISE… À CAEN ET BAYEUX

WACE, LE « ROMANCIER » DES ORIGINES, par Pierre BOUET

Wace est l’auteur du Roman de Rou qui raconte l’his- toire des ducs de Normandie, de Rollon à Henri Ier Beauclerc (876-1106). Originaire de l’île de Jersey où il naquit vers 1100, il fit ses études à Caen, puis à Paris, avant de revenir faire carrière en Normandie, à Caen comme « clerc lisant », puis à Bayeux comme chanoine.

Il commença par composer en langue française d’oïl de nombreux poèmes religieux, traductions d’œuvres latines mises en vers. Vers 1155, il traduisit du latin en langue « romane » (d’où le sens originel du terme « roman ») l’Historia regum Britanniae de Geoffroi de Monmouth sous le titre de Roman de Brut : ce poème raconte l’histoire des rois bretons (d’Angleterre) depuis l’arrivée dans cette île de Brutus, un descendant d’Énée, jusqu’au roi Arthur. C’est cette traduction en langue d’oïl qui fit connaître l’histoi- re du roi Arthur, en faisant de ce roi breton, un prince chevaleresque entouré de sa cour, symbolisée par la Table Ronde. Après ce succès, Wace fut invité par le roi Henri II Plantagenêt à composer l’histoire des Normands en traduisant du latin en langue romane des chroniques latines comme celles de Dudon de Saint-Quentin, de Guillaume de Jumièges, de Guillaume de Poitiers et d’Orderic Vital. Après la geste des Bretons, Wace

229 DE FALAISE… À CAEN ET BAYEUX célébra donc la geste des Normands dans son Roman de Rou (Rou pour Rollon) qu’il commença en 1160 : le récit s’arrête brusquement à la bataille de Tinchebray en 1106, vraisemblablement en raison d’une disgrâce, puisque le roi Henri II confia à un poète rival, Benoît de Sainte-Maure, le soin de rédiger une Chronique des ducs de Normandie vers 1170. Wace est à la fois un poète et un historien qui a su transcrire des chroniques latines en langue romane à l’intention d’un large public de cour. Mais il a su éga- lement incorporer à la trame historique des anecdotes, qui relèvent parfois de la légende et qui lui ont été four- nies par la tradition orale. On peut donc lui décerner, à juste titre, la qualité de « romancier ». Son roman commence par les malheurs de Rollon et de son frère Garin, dépouillés de leurs terres patrimoniales et contraints à l’exil en Angleterre. C’est là qu’un captif chrétien prédit à Rollon un destin exceptionnel sur le continent, s’il accepte de se convertir à la foi catholique. Quand il parvient en Neustrie, qu’un autre Viking du nom de Hasting a dévastée, il s’installe à Rouen avec ses compagnons, car « bonne est donc la contrée et bonne la cité ». Devenu le protecteur des habitants de Rouen, Rollon doit mener bataille contre les Français qui cherchent à libérer le pays de la présence scandinave. Au cours du siège de Bayeux, il tombe amoureux d’une jeune fille du nom de Popa, fille du comte Bérenger, et de cette union naîtra un fils, Guillaume Longue Épée. Après avoir assiégé Paris et dévasté une partie de la France, Rollon subit un cuisant échec devant Chartres : il ne fut pas vaincu par les armes françaises, mais par la force miraculeuse

230 DE FALAISE… À CAEN ET BAYEUX d’une relique (la « sainte chemise » de la Vierge), portée en procession par l’évêque de la cité de Chartres. Échappant de peu à un massacre, les Normands négocient avec le roi de France le traité de Saint-Clair-sur-Epte. Lors de la cérémonie d’investiture, c’est Rollon, et non un de ses hommes comme le relate Dudon, qui lève le pied du roi à sa bouche et le fait tomber à la renverse, provoquant une hilarité générale. Tout en restant fidèle aux chroniques latines sur la vie de Guillaume Longue Épée, Wace réussit à donner un tour dramatique à certains épisodes. De même, les péripéties de l’enfance malheureuse du jeune Richard Ier, après la mort de son père en 942, font l’objet de longs développements qui annoncent déjà la littérature romanesque : menacé dans sa vie, le jeune duc, prisonnier du roi de France, s’évade caché « dedenz un troussel d’erbe » (une botte de paille) par une nuit « oscure » où il « ne feroit mie cler ». Sont traités avec le même souci du pittoresque et du suspense, les guets-apens, les trahisons et les faits extraordinaires comme la légende du diable abattu par le duc dans une église ou celle du sacristain noyé, dont l’âme est âprement disputée après sa mort par les diables et les anges. Wace se détourne alors de ses sources historiques pour se mettre à l’écoute de tradi- tions orales. Le récit du pèlerinage en Terre sainte du duc Robert le Magnifique repose également sur de nombreux témoignages oraux puisque les sources écrites n’évo- quent pas tous les faits rapportés par Wace. Ainsi, il ne peut résister au plaisir de montrer la noblesse et la fierté du duc de Normandie à Constantinople et à Jérusalem

231 DE FALAISE… À CAEN ET BAYEUX par des anecdotes qui les illustrent, comme celle de la réception officielle des Normands chez l’empereur byzantin : comme des serviteurs de l’empereur rappor- taient au duc et à ses compagnons leurs somptueux manteaux sur lesquels ils avaient dû s’asseoir en présence de l’empereur, Robert leur déclara dans un geste de refus : « Nous n’emportons jamais nos sièges avec nous !». La moitié du Roman de Rou est consacrée au règne de Guillaume le Conquérant. Bien que les faits soient mieux connus et mieux établis, le poète sait introduire pittoresque et romanesque dans les différents épisodes de la vie de Guillaume. Mais ce qui étonne le plus chez Wace, ce sont les multiples détails et précisions supplé- mentaires qu’il apporte aux récits sommaires des chro- niqueurs latins antérieurs : certains éléments sont vrai- semblables, voire véridiques, certains autres relèvent à l’évidence de l’invention poétique ou sont empruntés à des légendes. Il offre ainsi une histoire circonstanciée de la bataille de Val-ès-Dunes en 1047, avec des indi- cations topographiques et des péripéties dont personne d’autre que lui ne nous parle. C’est grâce à lui que nous pouvons suivre le cheminement des contingents militai- res dans la plaine de Caen, que nous connaissons le ralliement au dernier moment sur le champ de bataille du conjuré Raoul Taisson et le meurtre mystérieux de Grimoult du Plessis dans la prison de Rouen. La conquête de l’Angleterre est également racontée avec originalité par Wace qui suit fidèlement ses sour- ces tout en s’appuyant sur les confidences des acteurs survivants. Il est un des rares écrivains à nous dire que sur son lit de mort Édouard, le Confesseur a désigné son

232 DE FALAISE… À CAEN ET BAYEUX beau-frère Harold pour être son successeur sur le trône d’Angleterre, version des faits qui semble d’ailleurs être confirmée par la Tapisserie de Bayeux. Il ajoute des anecdotes inconnues de toutes les autres sources dans des épisodes comme le débarquement des Normands près d’Hastings, les préparatifs de l’armée anglaise, le début de la bataille avec le jongleur Taillefer récitant quelques strophes de « Karlemaigne e de Rollant e d’Oliver e des vassals qui morurent en Rencevals ». Pour raconter les rivalités entre les trois fils de Guillaume, Wace manifeste davantage d’originalité, du fait que les sources latines sont rares à ce sujet. Wace est dès lors un témoin irremplaçable pour cette période qui va de la mort du roi Guillaume le Conquérant en 1087 à la bataille de Tinchebray en 1106. On connaît par lui le débarquement de Robert Courteheuse en Angleterre, la prise de Domfront, les exploits du duc Robert en Terre sainte et le désespoir du roi Henri Ier Beauclerc après le naufrage de la Blanche Nef, où périt le jeune Guillaume, son unique fils. L’épisode suivant Le château de Falaise, raconte la rencontre du lithographie de J.S. Cotman. duc Robert le Magni- fique au printemps 1027 à Falaise avec Arlette, la fille d’un homme du bourg qui était embaumeur, et la naissance de Guillaume : certains signes dans le comportement du bébé à sa naissance laissèrent présager qu’il deviendrait le Conquérant.

233 WACE

Guillaume, le fils de l’amour

A Faleise out li ducs hanté, Plusures faiz i out conversé ; Une meschine i out amee, Arlot out nun, de burgeis nee, meschine ert uncore e pucele, avenant li sembla e bele ; menee li fu a sun lit, sun bon en fist e sun delit.

Quant el lit al duc fu entree, de sa chemise envelupee, la chemise ad devant rumpue et tresqu’as piez aval fendue ; tute se pout abanduner senz sa chemise reverser. Li ducs demanda que deveit ke sa chemise aval fendeit. « N’est pas, dist ele, avenantise que le plus bas de ma chemise, ki a mes jambes frie e tuche, seit turné vers vostre buche, ne ceo ki est a mes piez mis seit returné vers vostre vis. » Li ducs l’en ad seü bon gré e a bien li ad aturné. Quant ensemble orent veillé pose – ne vuil mie dire autre chose

234 WACE

Le duc avait déjà habité à Falaise ; il y avait séjourné plusieurs fois. C’est là qu’il aima une jeune fille, nommée Arlette, la fille d’un habitant du bourg. Elle était encore toute jeune et vierge ; elle lui sembla gracieuse et belle. On la lui amena dans son lit et il se comporta avec elle selon son désir et son plaisir.

Quand elle fut entrée dans le lit du duc, enveloppée de sa chemise, elle déchira par devant cette chemise et la fendit jusqu’aux pieds : elle put s’abandonner tout entière sans la retrousser. Le duc demanda pour quelle raison elle fendait sa chemise jusqu’en bas. « Il n’est pas convenable, dit-elle, que le bas de ma chemise qui se frotte à mes jambes et les touche soit approché de votre bouche ni que ce qui est à mes pieds soit remonté devant votre visage ». Le duc lui en sut gré et lui en fut bien reconnaissant. Quand ils eurent ensemble veillé un moment (je ne veux rien dire d’autre sur les plaisirs

235 WACE dunc hoem s’enveisë od s’amie – la meschine s’est endormie ; juste le cunte s’endormi, li gentil ber jut e sufri. Quant el out dormi un petit, d’une avision k’ele vit jeta un plaint, si tressaili, si que li quens bien le senti ; demanda li ke ceo deveit que si plaigneit e tressaileit. « Sire, dist ele, je ne sai, se n’est pur ceo ke je sunjai ke un arbre de mun cors isseit, que vers le ciel amunt cresseit ; de l’umbre ki entur alout tute Normendie aümbrout. » « Ceo ert bien, dist il, se Deus plaist ». Cunforta la, vers sei la treist.

D’icele Arlot fu un fiz nez, qui Guillealme fu apelez Quant Willealme primes nasqui, ke del ventre sa mere issi, en un estramier fu cuchiez e en l’estraim fu sul laissiez ; celle qui primes le recheut – ne sai com ala ne que dut – en un liet d’estrain le coucha en dementres que ailleurs ala. Li enfes tant eschaucierra que en l’estraim s’envelupa,

236 WACE

qu’un homme prend avec son amie), la jeune fille s’endormit. Tout contre le comte, elle s’endormit et le noble seigneur s’étendit et attendit. Lorsqu’elle eut dormi un petit moment, à la suite d’un songe qu’elle eut, elle poussa un gémissement et tressaillit de telle sorte que le comte s’en aperçut. Il lui demanda la raison de son gémissement et de son tressaillement : « Seigneur, je ne sais, dit-elle, à moins que ce ne soit à cause du songe que j’ai eu : un arbre sortait de mon corps et montait très haut vers le ciel. De l’ombre qu’il faisait alentour il recouvrait toute la Normandie ». « Ce sera bien ainsi, dit-il, s’il plaît à Dieu ! » Il la réconforta et l’attira à lui.

C’est de cette Arlette que naquit un fils qui fut appelé Guillaume. Dès que Guillaume fut né et sorti du ventre de sa mère, il fut couché sur de la paille et on l’y laissa seul. La femme qui la première le reçut (je ne sais ni comment ni pourquoi cela eut lieu) le coucha sur un lit de paille tandis qu’elle s’en allait ailleurs. L’enfant se débattit si fort qu’il s’enveloppa de paille :

237 WACE de l’estraim ad pleins les braz pris, a sei l’ad trait e sur sei mis ; la vieille vint e prist l’enfant, de l’estraim pleins ses braz portant, « Hé ber, dist ele, quels seras ! Tant conquerras e tant avras ! Tost as eü de tun purchaz pleines tes meins e pleins tes braz. »

E li enfes crut kar Deus l’ama, ki a bien faire le turna. Ne l’out mie le ducs meins chier que se il le eüst de sa moillier, norrir le fist mult richement e tut autresi noblement cume s’il fust d’espuse nez ; tost fu creüz e amendez. Guilleaume fu vadlet petiz a Faleise pose nuriz.

238 WACE

à pleines brassées, il attira la paille à lui et s’en couvrit. La vieille revint et prit l’enfant dont les bras étaient remplis de paille. « Eh bien ! dit-elle, quel homme tu seras ! Que de terres tu conquerras et tu possèderas ! Tu t’es vite rempli les mains et les bras de ce que tu recherchais ».

L’enfant grandit, car Dieu l’aimait, qui l’incitait à bien se comporter. Le duc ne l’aimait pas moins que s’il l’avait eu de sa femme légitime ; il le fit élever magnifiquement et tout aussi noblement que s’il était né d’une épouse. Il grandit vite et prit des forces. Petit garçon, Guillaume fut longtemps élevé à Falaise.

WACE Le Roman de Rou

(ci-contre) Dernière scène de la Tapisserie de la reine Mathilde à Bayeux.

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