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Ciné-Bulles Le cinéma d’auteur avant tout

Délices d’acteurs De battre mon coeur s’est arrêté de Rois et reine d’ Stéphane Defoy

Volume 24, numéro 1, hiver 2006

URI : https://id.erudit.org/iderudit/33632ac

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Éditeur(s) Association des cinémas parallèles du Québec

ISSN 0820-8921 (imprimé) 1923-3221 (numérique)

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Citer ce compte rendu Defoy, S. (2006). Compte rendu de [Délices d’acteurs / De battre mon coeur s’est arrêté de Jacques Audiard / Rois et reine d’Arnaud Desplechin]. Ciné-Bulles, 24(1), 38–39.

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STEPHANE DEFOY

e battre mon cœur s'est arrêté séquences à la caméra nerveuse. Le cinéaste de Jacques Audiard et Rois et traque son héros dans ses moindres retran­ D reine d'Arnaud Desplechin ont chements pour en extraire un mélange de connu un passage remarqué au dernier Fes­ violence contenue et d'agitation pante­ tival du nouveau cinéma avant de prendre lante. De fait, il démontre une irréprocha­ l'affiche peu de temps après. Il s'agit ble maîtrise du tempo où s'enchevêtrent certes là des meilleurs films français de des séquences toutes aussi efficaces les l'année 2005 (avec le Gabrielle de Patrice unes que les autres, faisant monter la ten­ Chéreau). Si ces films sont différents, cer­ sion d'un cran. taines similitudes ressortent de la filmo­ graphie de leurs auteurs. Les deux signent Loin de ses précédents rôles de jeune adulte Romain Duris dans De battre mon cœur s'est arrêté ici leur œuvre la plus accomplie, reposant insouciant, Romain Duris (L'Auberge sur un scénario fertile en rebondissements deux univers distincts : celui des crapules espagnole, Exils) laisse découvrir un multiples où les intrigues laissent la part qui roulent à l'intimidation et le second homme en proie à d'importants boulever­ belle à des personnages hauts en couleur reflétant le monde de la musique classique sements intérieurs. Sur le point d'exploser donnant ainsi une opportunité rêvée aux et les innombrables sacrifices que doivent à tout instant, son personnage ne s'offre comédiens Romain Duris et Mathieu faire les artistes pour réussir. D'autant aucun répit. Fougueux, intense, fébrile, Amalric. plus que le film se situe au moment où le irritable à la moindre contradiction, rictus lien filial de Tom envers son père s'effrite nerveux en prime, Duris est un volcan en Avec De battre mon cœur s'est arrêté, au profit d'un rapprochement vers l'héri­ ebullition. Une performance tout à fait Audiard invite à une véritable plongée tage culturel laissé par une mère défunte, remarquable. Par son caractère bouillant, dans un univers sombre et visqueux dont ancienne pianiste de renom. Le transfert le personnage rappelle certains individus le pivot est Tom (Duris), petite frappe qui ne se fait pas sans heurts, particulièrement sinistres aux réactions imprévisibles suit les traces de son père dans le domaine lorsque le père, incarné par un Niels comme le sont ceux incarnés par Joe Pesci de l'immobilier en l'aidant à encaisser bru­ Arestrup jouant avec aplomb la carte de la dans les films de Martin Scorsese. Le film talement des loyers impayés entre deux manipulation, s'acharne sur le fils excédé. d'Audiard est d'ailleurs la plus éloquente occasions d'affaires avec ses associés. réponse française aux mémorables œuvres Mais un jour, il rencontre par hasard son Adaptation de Fingers, un film américain mafieuses de Scorsese. ancien professeur de musique qui lui fera — très moyen — écrit et réalisé par James miroiter la possibilité d'une carrière de Toback en 1978 mettant en vedette Harvey Si De battre mon cœur s'est arrêté pianiste de concert. Keitel, De battre mon cœur s'est arrêté prend le spectateur à bras le corps pour le est coscénarise par Tonino Benacquista propulser dans un milieu dur où personne Véritable film de mecs sans scrupule bai­ {La Maldonne des sleepings, Saga, La Com- ne se fait de cadeau, Rois et reine s'avère gnant dans des intrigues mafieuses, le qua­ media des ratés) dont c'est la deuxième un exercice mettant à contribution l'intel­ trième film de celui qui fut d'abord scé­ collaboration avec Audiard après Sur mes lect du spectateur. Pour Nora (Emmanuelle nariste, entre autres, pour Josiane Balasko, lèvres. Le romancier à succès a su insuf­ Devos), héroïne de Rois et reine, de Michel Blanc et , carbure fler à l'entreprise l'aspect polar des films battre son cœur pour un amour passionné aux gestes brutaux et à l'animalité refou­ américains des années 1960 et 1970 où le s'est finalement arrêté. Elle concocte un lée qui doivent se matérialiser en énergie côté sombre des personnages n'a d'égal mariage de raison avec un homme mûr qui créatrice à l'intérieur d'un parcours abrupt que l'ambiance feutrée dans laquelle ils lui assurera une sécurité financière et une de la seconde chance. Ainsi, une tension sont circonscrits. Audiard apporte avec brio stabilité émotive. D'autre part, son ancien palpable se dégage dans l'opposition de une cinématographie composée de plans- amant, Ismaël (), vit des

38. VOLUME 24 NUMÉRO 1 CINF3(/LZ.ES moments difficiles : il est interné dans un institut psychiatrique à la demande d'un proche. Couronnement d'une reine dans son douillet royaume conforme à la norme et déchéance d'un roi piégé par ses excen­ tricités. Chacun suit sa destinée dans le cinquième film d'Arnaud Desplechin (La Sentinelle, Comment je me suis disputé... ma vie sexuelle).

En visite chez son père, Nora apprend qu'il est atteint d'une grave maladie dont il ne pourra survivre. Au fait de son état, celui-ci en profite pour régler de façon cruelle ses comptes avec sa fille. Proces­ et Mathieu Amalric dans Rois et reine - PHOTO : JEAN-CLAUDE LOTHER sus effrayant, plongeant Nora dans la sympathique. Sa prestation burlesque lui a montage serré, Rois et reine survole un noirceur de ses souvenirs. En contrepartie, d'ailleurs valu en 2005 le César de la meil­ univers singulier où le tragique des situa­ l'hôpital psychiatrique devient un lieu de leure interprétation masculine. Emmanuelle tions se rattache avec succès à l'absurdité liaisons conviviales pour Ismaël où, fina­ Devos, muse de Desplechin (mais aussi de certaines conclusions. Ainsi, cet exer­ lement, il s'amuse comme un petit fou. Le très présente chez Audiard : premier rôle cice inventif, prenant et surprenant, qui destin vient de changer la donne : la reine dans Sur mes lèvres et participation touche essentiellement à la quête d'iden­ trébuche et s'engouffre dans l'isolement remarquée dans De battre...), pour sa part, tité des personnages exposés, puise sa tandis que le roi se relève tout en recréant se confine dans son étemelle registre de substance à même la réalité pour mieux la pièce par pièce son royaume loufoque. fille un peu cruche, rendant son jeu exas­ déformer en de multiples morceaux. Dosant pérant tant elle fonctionne par automa­ habilement le saugrenu et le percutant, le Parfois contenu, souvent démentiel, Rois tisme dans ses réactions. Dommage, car le film expose les angoisses et les faiblesses et reine s'articule autour d'un scénario personnage, qui passe par plusieurs gam­ d'individus brutalement laissés à eux- longuement mûri par le cinéaste et le scé­ mes d'émotions fortes, aurait mérité une mêmes. Malgré la forteresse qui les enclave, nariste Roger Bohbot1 où fourmillent des interprétation plus nuancée. En revanche, rois et reine possèdent sans distinction répliques à l'emporte-pièce. C'est ainsi les seconds rôles sont dignes de mention. leur talon d'Achille qui les rend si atta­ que le film s'avère un véritable coup de Qu'il s'agisse de en chants. • maître qui chemine dans les excès sans psychiatre interloquée devant un Amalric aucune retenue, ni discrétion. Par l'entre­ en feu ou en avocat mise de ces deux intrigues en parallèle qui hyperactif se gavant d'antidépresseurs, qui De battre mon cœur s'est arrêté s'entrecroisent à mi-parcours afin de mieux présente un moment de folie contagieuse. 35 mm / coul. /107 min / 2005 / fict. / France se dissocier et s'enfuir dans de nouvelles avenues, Desplechin compose une trame Comme le film fonctionne par opposition Réal. : Jacques Audiard mouvementée, vidée de tout sentimenta­ Scén. : Jacques Audiard et Tonino Benacquista. des situations mises en scène et se risque adapté de Fingers de James Toback lisme, qui s'éclate entre le fou rire et la dans la surabondance, Desplechin opte Image : Stéphane Fontaine douleur. Joute verbale et exercice cérébral pour une direction d'acteurs qui proscrit Mus. : Alexandre Desplat jamais lourdingues et indiscutablement Mont. : Juliette Welfing les demi-mesures. Mais certaines scènes, Prod. : jouissifs, le film oscille avec allégresse prolongées en raison d'une interprétation Dist. : Vivafilm entre le drame et le comique, le désespoir Int. : Romain Duris, Niels Arestrup, Linh-Dan Pham, exaltée, auraient dû laisser place à quel­ et la légèreté, la déchéance et la lumière, Emmanuelle Devos ques temps morts afin que l'on puisse le présent et l'avenir. Rarement aura-t-on Rois et reine apprécier à sa juste valeur l'effet recher­ vu pareille réussite de rupture de ton. ché. De plus, d'autres segments auraient 35 mm / coul. /150 min / 2004 / fict. / France

pu être coupés sans pour autant affecter le Réal. : Arnaud Desplechin Côté interprétation, Mathieu Amalric (Mes récit. Qu'importe, Desplechin a confec­ Scén. : Arnaud Desplechin et Roger Bohbot enfants ne sont pas comme les autres, tionné un objet rare dans le cinéma fran­ Image : C'est le bouquet!) est stupéfiant en cinglé Mus. : Jean-Pierre Laforce çais : une œuvre riche, complexe et exces­ Mont. : Laurence Briaud sive, qui aborde de front les passages Prod. : Why Not Productions et Bac Films 1. À ce sujet, voir l'entretien qu'accordait le déchirants et vivifiants de l'expérience Dist. : Les Films d'Aujourd'hui scénariste à Ciné-Bulles (vol. 23 n" 2, printemps Int. : Mathieu Amalric, Emmanuelle Devos, Hippolyte 2005, p. 38-42). humaine. Par sa caméra indiscrète et son Girardot, Maurice Garrel, Catherine Deneuve

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