Trois Décennies Bourguiba
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TAHAR BELKHODJA Les trois décennies B O U R G U I B A TE M O I G N A G E ARCANTERS / PUBLISUD De même qu’il est conseillé de se priver de lire si l’on n’en sent pas un appel, de même on devrait se priver d’écrire un livre si l’on n’a pas la conviction d’avoir à transmettre ce que nul ne peut dire à votre place. Jean Guitton Au Président Habib Bourguiba : “Le Combattant suprême” Page 7 Introduction Ce livre est un témoignage, inévitablement subjectif à certains égards, mais qui se veut objectif dans le récit des événements comme dans l’appréciation des hommes. Subjectif, car il est incomplet, s’attardant seulement sur les moments forts des trois premières décennies de la Tunisie indépendante : une époque de vie politique intense, avec ses heurs et ses malheurs, vécue auprès d’un chef d’Etat exceptionnel, Habib Bourguiba, qui a présidé à la renaissance d’une nation et à la consolidation d’un Etat. Il ne s’agit là ni d’une autobiographie ni d’un essai historique, qui aurait impliqué des recherches d’archives, des confrontations de points de vue, et une aspiration à l’exhaustivité. Plutôt que de faire œuvre d’histoire, j’ai souhaité apporter ma contribution par le récit d’un itinéraire de trente ans de vie politique auprès de Bourguiba, où s’affirment quelques grandes certitudes, mais où ne sont pas occultés les hésitations et les doutes, pas plus que ne sont dissimulées les erreurs. Le tout dans un contexte où les affrontements furent parfois vifs, les mots durs et les actions brutales. En les relatant, avec rigueur, et en respectant l’obligation de réserve inhérente à mes responsabilités antérieures, je me suis efforcé d’être serein, de comprendre les raisons de ceux dont je n’avais pas partagé les choix. Ce faisant, mon vœu est d’inciter mes compagnons, les autres acteurs de cette époque, à rapporter à leur tour leur propre expérience, et à révéler d’autres faces de notre histoire récente. Nous avons suffisamment déploré que tant de nos aînés politiques aient disparu en emportant leurs souvenirs pour ne pas être tentés de les imiter. Je ne pourrais oublier l’exclamation de Si Mongi Slim, l’un des premiers compagnons de Bourguiba, et qui me répondait à son chevet en 1969 : “ Faites-le si vous le pouvez. Nous aurions tant aimé le faire ! ” Dans les pays modernes, le jugement politique n’attend guère. Imparfait, parfois injuste, toujours soumis à révision, il a le mérite d’informer et d’établir un dialogue avec la nouvelle génération, qui ne se satisfait plus désormais des seules vérités officielles et des rumeurs ambiantes. Page 8 Pour ma part, en écrivant, je réponds à une ardente exigence intérieure. “De grands pans du passé sortent ainsi du champ de ma conscience”: écrivait André Gide. L’évocation de quelques témoignages de notre histoire politique contemporaine contribue à élargir le champ des débats nécessaires à la vitalité de la nation, et nous libère, en même temps, de cette angoisse politique qui est souvent notre lot. Notre rôle politique, nous l’avons certes vécu en acteurs, mais souvent aussi en le subissant. Si nous avons, plus peut-être qu’il n’eût fallu, fait preuve d’orthodoxie, ce fut toujours avec l’espoir intime qu’un jour il en serait autrement : une conviction que nous fûmes quelques-uns à partager mais qui, malheureusement, ne fut jamais l’objet d’un approfondissement collectif. Ce témoignage, ces souvenirs politiques, que j’essaie simplement de replacer dans leur contexte historique et dans leur environnement humain, sont répartis en huit chapitres aux intitulés évocateurs des grands moments et des grands thèmes de ces trois décennies de “bourguibisme”. Le premier traite précisément de “Bourguiba”, tel que je l’ai connu et pratiqué, tel que je l’ai vu fonctionner pour le meilleur et pour le pire. Non pour retracer sa carrière — d’autres l’ont fait ou le feront — mais parce qu’il s’est tant identifié à la Tunisie de ces années-là que la suite serait moins compréhensible sans cette évocation introductive. Le deuxième chapitre est consacré au drame de “Bizerte”. Qui en fut responsable ? Eût-on pu l’éviter ? Et les deux grands chefs d’Etat qui surent si bien, par la suite, en dépasser les conséquences, pourquoi donc ont-ils presque souhaité cette épreuve ? En définitive, dans quelle mesure l’affaire de Bizerte a-t- elle permis de hâter le règlement du problème algérien ? Notre politique extérieure, durant la même période, fut largement dominée par nos relations avec nos deux voisins, de l’Ouest et de l’Est, et marquée par deux projets d’unification. C’est l’objet des deux chapitres intitulés : “Le Kef” pour l’Algérie et “Djerba” pour la Libye. On y verra comment ces deux tentatives improvisées — mais non sans calcul inavoué — ne pouvaient qu’échouer, et comment Bourguiba réussit à sauver la situation après l’avoir compromise. On se demandera aussi dans quelle mesure les répercussions économiques de ces deux erreurs, sur le gazoduc algéro-tunisien et pour le plateau continental tuniso-libyen, auraient pu être mieux gérées. Couvrant successivement, en politique intérieure, les décennies 60 et 70, les deux chapitres intitulés : “Le Socialisme destourien” et le “Jeudi noir” analysent deux échecs : celui d’une collectivisation autoritaire et celui d’un pacte social personnalisé. Dans les deux cas, l’ambiance politique et sociale était hostile : l’agressivité du parti jointe au mauvais fonctionnement des institutions de la république ne pouvait, dès lors, que déboucher sur des drames dont on n’a pas su tirer les leçons nécessaires. Titré : “Le printemps démocratique”, le septième chapitre traitera notamment d’un autre échec : celui de “l’ouverture” du système, à travers une démocratisation de la communication et l’avènement du pluralisme. Une ouverture à laquelle avait consenti Bourguiba, mais que nous n’avons pas su mener à bonne fin. Dans le dernier chapitre, enfin, j’ai porté ma réflexion sur la “République”, et tenté d’expliquer comment celle de Bourguiba a souffert d’un déficit démocratique doublé d’une lutte successorale permanente, qui furent compensés, tant bien que mal, par la vigueur et l’énergie visionnaire d’un grand homme d’Etat. Autant de grands thèmes que de chapitres, posant plus de questions qu’ils n’apportent de réponses. En écrivant, j’ai souhaité seulement contribuer à éclairer l’histoire de la “chevauchée” tunisienne, de 1955 à 1987, tout au long de ces trois décennies Bourguiba. 1 BOURGUIBA : le Jugurtha qui a réussi “Le Combattant suprême” De Habib Bourguiba, je veux d’abord retenir quelques images qui me paraissent le définir dans tout ce qu’il a d’emblématique et de charismatique. C’est à Mahdia que j’eus l’occasion, pour la première fois, d’apercevoir le chef du Néo-Destour1. Nous étions en août 1950, et j’avais 19 ans. Mahdia, ma ville natale, est un beau port de pêche du Sahel tunisien, un lieu chargé d’histoire, qui n’aura cessé d’en modeler le visage. A sa situation côtière privilégiée, Mahdia — ou Jemma — doit d’avoir été, de 126 à 57 avant Jésus-Christ, un comptoir phénicien, puis romain, avant d’être vraiment fondée en 912 par le premier calife chiite et fatimide, Obeid Allah El Mehdi, devenant ainsi la première capitale du monde musulman, véritable espace de tolérance jusqu’en 972. Occupée au XIIème siècle par les Normands de Sicile, reconquise en 1159 par les Almohades, vainement assiégée en 1390 par les croisés anglo-français du duc de Bourbon — qui en parlait comme de cette “forte ville d’Auffriqué” — Mahdia, ou Cap Africa, fut prise au XVIème siècle par le corsaire Dargouth (Dragut) qui en fit son repaire. Puis les Espagnols, en 1550, s’en emparèrent et ne l’évacuèrent un quart de siècle plus tard qu’après en avoir démantelé les fortifications pour laisser la place, en 1574, à Sinan-pacha, le Turc. Aujourd’hui, l’on n’y retrouve pas moins l’emblème des Fatimides : le lion et l’arbalète, tandis qu’une galère grecque, coulée au large durant le premier siècle, fait du site l’une des plus riches sources de l’archéologie sous-marine. Habib Bourguiba, à Mahdia, reprenait donc, en 1950, fébrilement contact avec le pays au terme d’un séjour de quatre ans au Caire. Quelques mois auparavant, pendant les vacances de Pâques, j’avais assisté à Sousse à la visite exceptionnelle de Lamine bey. L’accueil populaire fait au monarque, les vivats qui montaient vers lui au nom de l’indépendance, nous faisaient croire à un accord complet entre le Bey et Bourguiba. En fait, certains pensaient plutôt faire du souverain un rempart contre le Néo-Destour. Le Combattant suprême ne pouvait pas prendre un tel risque. Aussi, pendant près de quinze jours, avait-il entrepris de parcourir le Sahel de long en large, d’en visiter tous les coins et recoins, les villes, les villages, dont Mahdia où il arrivait ce 15 août. A Djebel-Bekalta, je me faufilai dans la foule, au grand soleil. Le cortège apparut, précédé par de vieilles motos, par des camions bondés d’habitants de tous âges, dans un vacarme assourdissant qui annonçait la fameuse vieille voiture Citroën du héros. Coiffé de son célèbre tarbouch écarlate, le Combattant suprême fut ovationné par la foule qui bouscula tout sur son passage dans un désordre dangereux. Ebahi, muet d’émotion, poussé et repoussé par tout ce 1Parti dissident en 1934 du parti du Destour (parti de la Constitution).