Études de lettres

3-4 | 2015 Représenter la corruption à l'âge baroque (1580-1660)

Franck Lestringant et Adrien Paschoud (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/edl/891 DOI : 10.4000/edl.891 ISSN : 2296-5084

Éditeur Université de Lausanne

Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2015 ISBN : 978-2-940331-47-5 ISSN : 0014-2026

Référence électronique Franck Lestringant et Adrien Paschoud (dir.), Études de lettres, 3-4 | 2015, « Représenter la corruption à l'âge baroque (1580-1660) » [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2018, consulté le 15 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/edl/891 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edl.891

© Études de lettres Représenter la corruption en France à l’âge baroque (1580-1660) ETUDES DE LETTRES no 299 Revue de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne fondée en 1926 par la Société des Etudes de Lettres

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Représenter la corruption en France à l’âge baroque (1580-1660)

Volume édité par Frank Lestringant et Adrien Paschoud

Revue Etudes de lettres Comité éditorial et scientifique de ce numéro Frank Lestringant, Université de Paris-Sorbonne Adrien Paschoud, Université de Bâle

Nous remercions chaleureusement les recenseurs anonymes pour leurs expertises.

Couverture Damien Lhomme, Vanité, 1641, inv. 72.5. Musée des Beaux-Arts de Troyes. Photographie : Jean-Marie Protte.

Rédaction et mise en pages : Catherine Chêne

Achevé d’imprimer en offset sur les presses des PCL Presses Centrales SA à Lausanne en décembre 2015

ISBN 978-2-940331-47-5 ISSN 0014-2026

© Université de Lausanne, Revue Etudes de Lettres, Lausanne 2015. Bâtiment Anthropole, CH-1015 Lausanne www.unil.ch/edl [email protected]

Tous droits réservés. Réimpression ou reproduction interdite par n�importe quel procédé, notamment par microfilm, xérographie, microfiche, microcarte, offset, etc. Imprimé en Suisse TABLE DES MATIÈRES

Frank Lestringant, Adrien Paschoud Avant-propos 7 Natacha Salliot La notion de corruption dans les réflexions sur la divergence doctrinale à l’âge baroque en France : la pensée religieuse de Philippe Duplessis-Mornay (1578-1611) 15 Martial Martin La corruption dans les « libelles d’Estat » durant la période de la ligue dans les annonces sanitaires (1584-1598) 29 Adrien Paschoud L’enchevêtrement des temporalités : eschatologie et corruption dans le Decez, ou fin du monde (1584) de Guillaume de Chevalier 49 Kjerstin Aukrust Le spectacle de la corruption dans le Mespris de la vie et consolation contre la mort (1594) de Jean-Baptiste Chassignet 65 Violaine Giacomotto-Charra Prévenir et guérir à l’âge de la nature corrompue : Le pourtraict de la santé (1606) de Joseph du Chesne 83 Jean-Raymond Fanlo Agrippa d’Aubigné, écrivain de la corruption 101 Yann Rodier Les passions haineuses dans les histoires dévotes de Jean-Pierre Camus : un théâtre didactique des corruptions humaines 117 Joël Zufferey Vers une anthropologie de la corruption : Les histoires tragiques de Jean-Pierre Camus 137 Barbara Selmeci-Castioni Saintes corruptions. L’édification romanesque de Jean-Pierre Camus au miroir des adaptations d’Agathonphile (1621) 157 Inès Kirschleger L’imaginaire de la corruption dans La pratique de repentance (1631) de Nicolas Vignier 177 Sylvio Hermann De Franceschi Désordre et corruption dans l’état de nature déchue. L’anthropologie déréglée de Jean-François Senault et la querelle de la grâce (1644-1648) 199 Robin Beuchat Osman II ou les infortunes de la majesté : portrait d’un sultan « corrompu » 223 Laurence Tricoche-Rauline Les libertins érudits ou la morale des corrompus 243 Géraldine Caps La corruption du composé de l’âme et du corps selon Descartes 263 Jean-Pierre Cavaillé Corruption naturelle et corruption civilisationnelle dans le Theophrastus redivivus (1659) 277 Adresses des auteurs 301 AVANT-PROPOS

Douloureusement marquée par les guerres de Religion, la culture de la fin du XVIe et du premier XVIIe siècle, celle que l’on a naguère qualifiée de « baroque » 1, est saturée de références à l’état de corruption. Ouvrages de controverse confessionnelle, pamphlets hostiles à la figure royale, hagio- graphies et martyrologes, tragédies néo-sénéquiennes, théâtre d’édifica- tion, poésie de dévotion, maniérisme macabre, histoires tragiques, écrits démonologiques, traités médicaux, historiographie, natures mortes et vanités… autant de productions textuelles ou iconographiques destinées à rappeler à l’individu – du plus vil au plus noble – sa nature viciée, ou, du moins, l’inéluctable altération à la fois physique et morale qui l’accapa- rera. L’étymologie du mot « corruption » le montre assez : le suffixecum- , sur lequel le mot corruptio est construit (corrumpere : « anéantir, briser, altérer ») traduit l’intensité de la perte ; il suggère un rapport différentiel au monde sensible et à l’expérience commune. En raison de son carac- tère rétrospectif et prospectif, la notion de corruption déploie un espace réfléchissant au sein duquel l’homme, la nature et l’univers sont envisagés dans leur dimension métamorphique, faisant ainsi se conjoindre passé, présent et futur, selon un rapport de causalité. Au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, cette involution des êtres et des choses demeure soumise à deux interprétations diamétralement opposées, l’une qui lie toute forme de corruption à un cadre surplombant, en d’autres termes à une métaphy- sique qui la détermine en amont ; l’autre qui tendra à naturaliser la notion, prenant alors le parti de refuser, ou du moins de contester toute posture abstraite de vérité.

. 1 Voir J. Rousset, La littérature de l’âge baroque, ainsi que Dernier regard sur le baroque dans lequel sont évoquées les difficultés définitoires inhérentes au « baroque » littéraire. Voir également D. Souiller (éd.), Le baroque en question(s). 8 ÉTUDES DE LETTRES

La notion de corruption doit d’abord et avant tout se lire à l’aune de l’anthropologie de la Chute et de la rédemption. Si elle assigne à l’homme une existence à la fois historique (elle lie tout individu au péché origi- nel) et sotériologique (elle fonde la nécessité de gagner le salut), la culture chrétienne connaît cependant de nettes inflexions selon la conception de la grâce et du libre-arbitre qui lui est attachée. En dépit de fortes diver- gences doctrinales, les milieux réformés demeurent généralement fidèles à une interprétation rigoriste de la pensée augustinienne. Le sujet y est décrit comme un être pétri d’orgueil, à qui il est refusé de coopérer à son salut. L’humanité ne forme de fait qu’une massa perditionis, selon les termes de l’évêque d’Hippone. Sans doute, et même si d’importantes nuances s’imposent, la culture post-tridentine, dont la Compagnie de Jésus représente le fer de lance, se veut-elle plus accueillante : le péché ori- ginel n’a pas entièrement perverti l’individu. S’il y a prédestination, il ne s’agit que d’une prédestination au salut étant donné qu’elle nécessite plei- nement l’adhésion du sujet via le corps ecclésiastique. Créé à l’image de Dieu, l’homme ne peut certes susciter le don de la grâce (l’initium fidei n’émane que de Dieu), mais il porte en lui les vestiges, au sens patristique du terme, de sa condition originelle 2. Car l’expression de la corruption porte les traces d’une conscience anamorphique : l’absence de Dieu est précisément le gage de sa présence ; c’est précisément parce que le monde est fallacieux qu’il invite l’homme à découvrir la Vérité. Tel est le principe qui traverse la littérature et l’iconographie des vanités 3 et qui fait de la vacuité des représentations terrestres un opérateur de croyance, assurant ainsi la transition entre le visible et l’invisible. Sans cet art de la transition, mieux de la suture, entre nature et surnature, il n’est point de transcen- dance salvatrice. Plus encore, l’anthropologie de la Chute ne se lit qu’à la lumière d’une origine perdue, celle que seules la prédication, la médi- tation et la contemplation sont à même de recouvrer partiellement. La réflexion théologique, bien que mâtinée d’augustinisme, se réclame alors de la vertu théologale de l’espérance. Elle est tendue vers la promesse d’une vie exempte de tout déclin au sein de laquelle le martyr forme l’une des

. 2 Dans son Traité de l’amour de Dieu (1616), et plus particulièrement dans la partie IV, intitulée « De la décadence et ruine de la charité », François de Sales ne dira pas autre chose (Œuvres, IV, I). 3. Voir J.-Ch. Darmon (dir.), Littérature et vanité, ainsi que le volume édité par A.-E. Spica, Discours et enjeux de la vanité. Voir également P. Rouillard, Les vanités dans la peinture du XVIIe siècle. AVANT-PROPOS 9 figures centrales, réalisant pleinement la promesse par l’exemplarité qu’il offre aux hommes 4. En marge des grands modèles chrétiens – réformés ou post-tridentins – et de leur inscription dans la littérature et la pensée philosophique du temps 5, émerge cependant une domestication de la notion. Si elle n’est pas niée, la pensée de la corruption se voit naturalisée, renouant ainsi avec la tradition antique de la phtora : la maladie est affranchie d’une lec- ture métaphorique pour ouvrir à une technè, une science des symptômes qui repose en grande partie sur la théorie humorale, du moins jusqu’au basculement épistémique induit par les travaux de William Harvey ; de même, l’historiographie tend à soustraire les guerres civiles à une lecture exclusivement eschatologique 6 ; les événements sont alors davantage sou- mis à une science des actions, à une herméneutique des arcana imperii dans la tradition tacitéenne 7. A cet égard, et corrélativement, la pensée de Machiavel, considérée comme scandaleusement amorale, ouvre à une désacralisation du politique désormais inféodé au culte de la ruse et de la

. 4 La figure du martyr opère en cela un saut sacral dans la mesure où elle purifie par son geste le péché du monde. Voir F. Lestringant, « Témoignage et martyre ». 5. L’accusation de corruption existe également au sein même des confessions réformée ou catholique. Il suffit de songer aux pamphlets anti-jésuites qui ont essaimé en France, sous l’impulsion du front gallican, et en Europe dès la fin du XVIe siècle, et dont le Catéchisme des jésuites (1602) d’Etienne Pasquier constitue l’archétype. Prônant une « dévotion aisée », les disciples de Loyola ne contredisent-ils pas les fondements même du message chrétien par une morale et une activités apostolique dévoyées ? Ne sont-ils pas les maîtres de l’équivoque, rompant ainsi avec la simplicité chrétienne ? Ne cherchent-ils pas à saper le pouvoir à partir de son centre, comme l’affirme l’auteur de l’Anticoton (1610) ? Ne s’inspirent-ils pas en cela de la doctrine de Machiavel ? (Voir P.-A. Fabre, C. Maire (éds), Les antijésuites). L’argument tacitéen de la « corruption de l’éloquence » est une manière de condamner l’asianisme des jésuites (voir M. Fumaroli, L’école du silence, p. 446-448). 6. Rapidement associés à un ensemble de métaphores mortifères, les troubles des Guerres de religion, de même que la hantise de la sédition (particulièrement aiguë après l’assassinat d’Henri IV), ont longtemps avivé une réflexion sur l’apogée et le déclin des grands empires dont le modèle paradigmatique remonte au moins à la République de Platon, via les écrits de Polybe. Il s’agit alors de penser les liens de consécution, de dérouler le fil des événements et de remonter aux origines afin de rendre intelligible les « fléaux » du temps présent. La marche de l’histoire humaine est soumise à des mouve- ments cycliques qui permettent de rendre compte de l’alternance entre stabilité poli- tique et sédition, entre causes générales et causes particulières. Voir J.-M. Goulemot, Le règne de l’histoire, en particulier p. 33-72. 7. Voir B. Guion, Du bon usage de l’histoire. 10 ÉTUDES DE LETTRES prudence 8. Cette rupture est en outre nourrie par l’imposante production littéraire relative au monde de la Cour et plus particulièrement à la figure du courtisan, celle que stigmatisera notamment Agrippa d’Aubigné dans Les Tragiques (1616). Prompt à revêtir divers masques, l’homme de cour offre alors une médiation nécessaire entre le pouvoir royal et l’ensemble du corps social mais, de fait, l’ontothéologie censée gouverner l’individu est brisée 9. La notion de corruption touche également, par contraste, à une herméneutique renouvelée du sujet, dont le modèle paradigmatique se trouve dans les Essais de Montaigne, et plus largement dans le « connais- toi toi-même » socratique 10. La corruption morale est écartée au profit d’un refus de toute norme absolue, de toute abstraction métaphysique ; elle est interprétée à l’aune de la pensée sceptique qui essaime en France à par- tir de la fin du XVIe siècle 11. S’il n’élude pas une forme de tragique, voire une conscience de la vanité de toute chose 12, le libertinage érudit a formé, pour sa part, le lieu où s’énonce une parole singulière et singularisante, offrant en quelque sorte le pendant profane d’une foi intériorisée, moins portée au dolorisme ostentatoire 13.

. 8 Les réformés, comme le clan ligueur, instrumentalisent la pensée de Machiavel dans des intentions purement polémiques, pour ce qui a trait notamment à la question du tyrannicide (voir A.-M. Battista, « Sur l’antimachiavélisme français du XVIe siècle »). Sur la réception de Machiavel en France au XVIIe siècle, voir E. Thuau, Raison d’Etat et pensée politique à l’époque de Richelieu. Richelieu fut souvent accusé par ses adversaires d’être un disciple du penseur florentin alliant tyrannie et immoralité, de même que Mazarin fut perçu comme un maître en fourberie. 9. Voir les travaux de J.-P. Cavaillé, notamment « De la construction des apparences au culte de la transparence ». 10. Dans ses Essais, Montaigne procède à une anatomie de lui-même, dont il admet qu’elle est guidée par une forme de perversité intrinsèque, affranchie toutefois d’une métaphysique (en cela Montaigne propose le modèle absolument inversé des Confessions de saint Augustin). Le sujet ne se pense plus en fonction d’un modèle verti- cal ; il se pense par rapport à lui-même, dans la distance constitutive de sa conscience. Montaigne opère un glissement entre intention de se décrire et expression de soi, là où saint Augustin maintenait une frontière stricte entre l’esprit et la lettre (voir O. Pot, « De l’aliénation topique à la topique du sujet », en particulier p. 82-89). 11. Voir notamment P. F. Moreau (éd.), Le scepticisme au XVIe et XVIIe siècle. 12. On aurait tort de limiter la production libertine – notamment poétique – à sa seule dimension charnelle ; certaines œuvres témoignent, à l’image des sonnets de Des Barreaux, d’une conscience aiguë de la finitude de l’homme, tout en excluant une perspective sotériologique, car relevant de l’inconnaissable. 13. Voir A. Gimaret, Extraordinaire et ordinaire des Croix, en particulier « Troisième partie ». AVANT-PROPOS 11

Réunissant littéraires, philosophes et historiens de la culture, ce volume se propose de visiter à nouveaux frais le double embranchement dans lequel la pensée de corruption se voit inscrite. Les contributions réunies ici ont pour dénominateur commun de ne pas considérer cette notion comme une sorte d’archétype ou un abandon aux puissances d’un ima- ginaire transhistorique. Il s’agit au contraire d’accorder une place de pre- mier plan à la capacité des discours à représenter et à modéliser l’ancrage socio-historique et culturel dont ils sont issus et qu’ils réfractent différen- tiellement. La matière littéraire occupe à cet égard une position tout à fait particulière : elle circonscrit le monde dans un espace configurant ; elle débrouille la diversité du réel, l’ordonne et, ce faisant, lui donne en retour une intelligibilité inédite. Dès lors, et à l’image du monstre qui pro- duit aversion et étonnement 14, l’expression de la corruption touche à un questionnement fondamental sur la mimèsis : sans doute davantage tribu- taire de l’héritage aristotélicien selon lequel la représentation des « choses horribles à regarder » (Poétique, V, 1448b) offre au lecteur une stylisation exemplaire et purificatrice des passions, elle n’en demeure pas moins mar- quée du sceau de la pensée platonicienne qui veut que le langage, séparé de sa transparence originelle, soit voué à l’échec dans sa tentative de res- tituer de la nature. La pensée de la corruption se situe sur une frontière esthétique instable. Parce qu’elle peint le dévoiement et l’abjection, elle va contre la « raison » et la « nature ». Elle se rapproche en cela de la figu- ration du « grotesque » et des « chimères » de toutes espèces, telles que les avait stigmatisées toute une tradition, elle-même fondée sur les premières lignes de l’Art Poétique d’Horace et du célèbre Quidlibet audendi potes- tas accordé aux poètes comme aux peintres. Elle implique donc un écart entre le placere et le docere. Simultanément, toutefois, cet écart est pensé, problématisé, jamais occulté. La figuration de la corruption, comme celle de la monstruosité, jouit donc d’un statut tout à fait particulier : a) elle est exclue de l’art parce qu’elle est jugée indigne de toute représentation ; b) elle est inclue dans le canon de la représentation en tant qu’instru- ment pathétique ou apologétique. Sans doute est-ce le propre de la littéra- ture de dessiner des médiations symboliques, de reconstituer à partir du matériau informe des événements une cohérence. Dans le même temps, l’activité littéraire s’exerce dans une collectivité dans laquelle elle définit sa

14. Outre les travaux de J. Céard, voir L. Daston et K. Park, Wonders and the Order of Nature (1150-1750), en particulier le chapitre V. 12 ÉTUDES DE LETTRES sphère d’action ; elle est plus généralement conditionné par un « horizon d’attente » au sens que l’esthétique de la réception a donné à ce terme, c’est-à-dire l’ensemble des conventions qui constituent et infléchissent les compétences du lectorat (considéré comme une entité collective) à une période donnée. Celle-ci est donc marquée par un ensemble complexe de stratégies (générique, thématique, poétique, intertextuelle) qui définissent son historicité. Quelles que soient ses inflexions, la pensée de la corruption oscille selon ses acceptions entre un concept et une métaphore, d’où la polysémie d’une entité instrumentalisée à souhait. De fait, elle constitue un puissant outil heuristique en ce qu’elle dresse une véritable cartographie des maux pré- sents. Drainant les savoirs et les discours, elle les fait dialoguer, les modé- lise, les confronte, les prolonge selon les circonstances, les lieux ou le sujet. Elle relève ainsi d’un cadre interprétatif d’une grande souplesse que ce volume collectif se propose d’arpenter à la lumière des diverses appropria- tions (théologique, politique, philosophique, historique, médicale, etc.) dont cette notion a été l’objet durant la période qui s’étend de la lente diffusion des principes post-tridentins, ponctuée de violentes controverses, à l’affirmation de l’absolutisme moderne 15 qui tendra à inféoder le reli- gieux au politique. C’est la raison pour laquelle les contributions réunies ici ont généralement soin de ne pas faire de la pensée de la corruption une entité stable, relayée sans heurts d’un auteur ou d’une œuvre à l’autre : cela reviendrait à céder à une illusion téléologique, héritière de l’histoire des idées. Le parcours proposé ici suggère au contraire que des para- digmes de représentation en apparence contradictoires peuvent coexister au sein d’une période historique, en s’opposant ou en s’ignorant. Inscrit dans une perspective transversale, ce volume entend faire apparaître les lignes de partage, mais aussi de rupture, qui traversent une entité sou- mise à des déterminations plurielles ; aussi pourra-t-on mieux mesurer les procédures d’écriture qui président à une notion qui engage tour à tour une philosophie et une poétique, les deux niveaux étant le plus souvent indissociablement liés.

Frank Lestringant, Université de Paris-Sorbonne Adrien Paschoud, Université de Bâle

15. Il ne s’agira pas ici d’entrer dans les problématiques définitoires de ce terme. Pour une mise au point récente, voir F. Cosandey, R. Descimon, L’absolutisme en France. AVANT-PROPOS 13

BIBLIOGRAPHIE

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Pot, Olivier, « De l’aliénation topique à la topique du sujet », in Emergence du sujet. De l’« Amant vert » au « Misanthrope », éd. par Olivier Pot, Genève, Droz, 2005, p. 49-113. Rouillard, Philippe, Les vanités dans la peinture du XVIIe siècle : méditations sur la richesse, le dénuement et la rédemption, Paris, Albin Michel, 1990. Rousset, Jean, La littérature de l’âge baroque, Paris, Corti, 1954. —, Dernier regard sur le baroque, Paris, Corti, 1998. Souiller, Didier (éd.), Le baroque en question(s), Paris, Honoré Champion, 1999 (Littératures classiques, 36). Spica, Anne-Elisabeth (éd.), Discours et enjeux de la vanité, Paris, Armand Colin, 2005 (Littératures classiques, 56). Thuau, Etienne, Raison d’Etat et pensée politique à l’époque de Richelieu, Paris, Albin Michel, 2000 (1966), p. 54-102. LA NOTION DE CORRUPTION DANS LES RÉFLEXIONS SUR LA DIVERGENCE DOCTRINALE À L’ÂGE BAROQUE EN FRANCE : LA PENSÉE RELIGIEUSE DE PHILIPPE DUPLESSIS-MORNAY (1578-1611)

Calvin soulignait la présence d’« abus » apparus au sein du christianisme pour justifier la nécessité d’une « réforme », c’est-à-dire d’un retour à une pureté originelle perdue. Reprise et systématisée au cours du siècle par de nouveaux auteurs, au premier rang desquels figure un proche d’Henri IV, Philippe Duplessis-Mornay, la notion de corruption fonctionne à l’âge baroque comme un facteur explicatif essentiel, propre à soutenir l’apologie de la Réforme. La dénonciation de la dégénérescence subie par le christianisme primitif mobilise la notion de corruption en tant qu’outil heuristique possédant un champ d’application très large, en particulier historique, moral ou encore eschatologique, voire politique. Les catholiques recourent également à cette notion, sou- vent associée à celle de contagion, pour appréhender l’altérité confessionnelle, identifiée à l’hérésie. Cependant, malgré la proximité des systèmes explicatifs, fondée en parti- culier sur l’influence de la corruption, auteurs catholiques et réformés de cette période paraissent conserver certaines spécificités interprétatives. Si l’imaginaire du changement reste très fort pour les protestants, les catholiques tendent à mettre l’accent, en réaction, sur l’idée de pérennité, ouvrant peut-être par là la voie aux idéaux du classicisme.

Figure éminente du parti protestant français, Philippe Duplessis-Mornay est connu pour son rôle politique et ses écrits théologiques. Auteur d’une ample œuvre polémique, le gouverneur de Saumur n’a de cesse de dénoncer les abus qu’il impute à l’Eglise catholique romaine. Dans cette optique, la notion de corruption occupe une place privilégiée dans la pensée du réformé. Elle est un outil heuristique fondamental qui sou- tient, chez les protestants, l’idée d’une altération des doctrines et des pratiques chrétiennes, qui aurait atteint son apogée à l’époque moderne au sein de l’Eglise catholique romaine. Les réflexions autour des idées 16 ÉTUDES DE LETTRES de dégradation et de déformation ou de perversion des natures et des usages ne sauraient pourtant se réduire à n’être que de simples armes polémiques utiles pour fustiger les mœurs du clergé ou dénigrer l’Eglise romaine. Elles déterminent plus précisément des analyses historiques, morales et théologiques fondamentales à la charnière des XVIe et XVIIe siècles. Duplessis-Mornay en use notamment pour renverser le magis- tère de la Tradition catholique ou pour renforcer l’identification de la papauté à l’Antéchrist. Face à ces menées, les catholiques tentent de riposter en élaborant d’autres systèmes de représentations, qui intègrent à leur tour la notion de corruption, mais qui en modifient la portée et les enjeux. La question de la corruption est au cœur de la pensée du XVIe siècle et peut, dans une certaine mesure, être rattachée à celle de Renaissance puisqu’elle contribue à la définir par opposition au « Moyen Age ». En effet, les humanistes conçoivent le retour à l’Antiquité comme la restau- ration d’une pureté perdue au terme d’une période d’obscurité 1. L’idée de corruption aide donc à penser celle de Renaissance, que ce soit celle des arts ou celle de la religion. Ce processus intellectuel est détermi- nant pour les réformes protestantes qui entreprennent de mettre fin à une période d’abus et de dégénérescence, pour renouer avec la pureté du christianisme originel. Calvin revient à plusieurs reprises sur cette idée, par exemple dans sa réplique à Sadolet où il affirme que les réfor- més s’accordent « mieux avec l’antiquité » que les catholiques. Le but poursuivi est que « celle ancienne face de l’Eglise puisse être quelquefois instaurée et remise en son entier laquelle, déformée et pollue par gens indoctes, après lâchement a été déchirée et quasi détruite par le Pape et sa faction » 2. L’imaginaire de la corruption aide donc la Réforme à définir sa spécificité et contribue au phénomène de confessionnalisation qui aboutit, au cours du XVIe siècle, à faire s’affronter des Eglises rivales, constituées autour de confessions de foi spécifiques. L’idée de corruption est par conséquent d’un intérêt majeur pour la polémique confessionnelle

. 1 Rabelais exprime parfaitement cette conception : l’époque de Pantagruel est celle où « toute disciplines sont restituées », par opposition à la période qui précède, placée sous le signe des ténèbres et des invasions barbares, « qui avoient mis à destruction toute bonne littérature » (Pantagruel, p. 246). 2. J. Calvin, Epître à Sadolet, p. 82. LA NOTION DE CORRUPTION 17 car elle ôte toute valeur à l’accusation de schisme et d’hérésie produite par les catholiques. Elle acquiert une importance de premier plan après la Saint-Barthélemy comme le prouve le Traité de l’Eglise que Philippe Duplessis-Mornay dédie à Henri de Navarre. L’ouvrage vise à démontrer que l’Eglise romaine n’est pas la vraie Eglise universelle, mais bien plu- tôt la Babylone d’Apocalypse 18, 4-5, lieu de perdition soumis à l’Anté- christ, qu’il faut quitter à tout prix pour éviter d’être contaminé par sa souillure 3. La conclusion du Traité de l’Eglise récapitule ces idées :

[…] nous tenons que le siege Papal, qui souz ce faux tiltre tyrannise tout le monde est l’Antechrist, ce que sans autres preuves & circons- tances se peut verifier par sa seule doctrine. Toutefois que ce siege Papal assis en une partie de l’Eglise, n’est point l’Eglise, ny partie de l’Eglise, mais la peste au Corps de l’Eglise, qui a corrompu & infecté tout ce qu’il a peu, & l’eust suffoquee sans la misericorde de Dieu. Nous nous retirons donq de la papauté, & non de l’Eglise, des Idoles & non du Temple, de la tyrannie & non de la republique, de la peste & non de la ville, prests à nous reunir entierement, quand l’Antechrist & le mal qu’il a apporté sera dechassé 4.

L’imaginaire de la corruption soutient largement l’argumentation du réformé, comme le souligne l’usage du champ lexical de la maladie (« peste », « infecté », « suffoquée »). Il est joint à l’idée d’altération et de déformation, résumée par l’emploi du verbe « corrompre », et spécifiée par celle du mensonge ou de l’usurpation (« faux tiltre », « ce siege Papal […] n’est point l’Eglise »). La notion de corruption implique donc un changement profond de nature et reste associée à la malignité. Elle connaît une utilisation massive et très réfléchie dans les argumentations théologiques de la fin du XVIe siècle 5.

. 3 Ph. Duplessis-Mornay, Traité de l’Eglise, frontispice, [n. p.] : « Sortéz de Babylone, mon peuple, afin que ne soiéz participans de ces pechés, & que ne receviez de ses playes. Car les pechés se sont entresuivis jusques au ciel & Dieu à eu souvenance des iniquités d’icelle ». 4. Ibid., p. 185. 5. H. Merlin-Kajman a rappelé combien la notion demeure prégnante sous le régime de l’édit de Nantes, la paix civile n’étant en rien une harmonie recouvrée, mais bien un « pis-aller » gangréné par le souvenir des violences et l’absence de réelle tolérance (au sens moderne du terme). Voir « Le spectre de la décomposition du Nom », p. 213. 18 ÉTUDES DE LETTRES

Surtout, elle est l’argument qui s’oppose à l’existence même du catholicisme. Appréhendée le plus souvent à la faveur de la notion d’« abus », définie par Calvin 6 et reprise par ses successeurs, elle désigne une altération profonde, une perversion des usages et des doctrines originelles. Par voie de conséquence, l’autorité de la tradition invoquée par les catholiques perd toute légitimité en tant qu’elle est assimilée à un long processus de dégénérescence. Le catholicisme est alors défini comme une corruption du christianisme, c’est-à-dire la déformation et la perversion des doctrines et des pratiques religieuses. C’est bien ce que s’attache à montrer Duplessis-Mornay dans son traité de 1598 dont le projet est de savoir :

[…] S’il s’est introduit des Abus en l’Eglise Romaine, au prejudice de son pur Service, des sainctes Institutions contenues en cette Parole ; des bonnes Observations de la Primitive Eglise 7. Ainsi, le purgatoire, les prières faites aux saints, la transsubstantiation, le culte des images ou encore le célibat des prêtres sont autant d’ « abus », autant de nouveautés et de déformations du christianisme primitif. Duplessis-Mornay s’attache à reconstituer l’histoire des éléments qui font divergence entre réformés et catholiques, en repérant leur apparition et en suivant leur progrès au fil du temps. La messe catholique est au cœur de la dispute car elle détermine la plupart des innovations et des perversions repérées chez les catholiques 8. L’auteur pointe les étapes de l’avancée de ces abus au cours de l’histoire pour souligner combien la montée en puissance de la papauté contribue à aggraver et à accélérer un phénomène en germe dès les premiers temps du christianisme. Plusieurs facteurs interfèrent pour favoriser cette décadence ; ils relèvent tous

. 6 J. Calvin, Institution de la religion chrestienne, livre IV, chap. xviii, p. 457 : « […] c’est une chose claire comme le Soleil en plein midy que ce que [les Papistes] font est tout contraire à l’usage ancien, et que c’est un abus qui est venu en avant du temps que tout estoit dépravé et corrompu en l’Eglise ». 7. Ph. Duplessis-Mornay, De l’Institution, usage et doctrine du sainct Sacrement de l’Eucharistie en l’Eglise Ancienne. Ensemble, comment, quand et par quelz degrez la Messe s’est introduite en sa place, « Quel est le but de l’Autheur en ce Livre », [n. p.]. 8. Cf. « Quel est le but de l’Autheur en ce Livre », [n. p.] : « […] icelle contenant & recueillant en soy, ou la doctrine, ou la prattique des principaux poincts qui sont en dispute entre nous ; qui l’aura soigneusement examinee, aura satisfait, ou peu s’en faut, à tout le reste » (ibid.). LA NOTION DE CORRUPTION 19 de la problématique de la corruption. Par exemple, la nature humaine contribue au processus de déformation puisque l’homme a été perverti par la Chute et qu’il est attiré par l’idolâtrie. Il préfère la créature au Créateur et est enclin à en délaisser la Parole pour favoriser ses propres inventions, par orgueil. Ainsi, le mal présent au cœur de l’homme l’in- cite à s’éloigner de la Vérité et à préférer ses propres inventions, ce qui le pousse à taxer d’obscurité les Ecritures :

Mais le mal est, en somme, que nous la voulons trouver difficile ; parce qu’en sa clarté il nous est impossible de trouver nos Inventions ; Obscure, parce que nos Traditions ne peuvent subsister devant cette Lumiere ; Imparfaite, parce que ni par elle, ni devant elle, nous ne pouvons defendre nos imperfections 9.

De même, l’attrait pour le luxe et la pompe, ou encore la collusion avec le monde ont introduit des innovations 10. Duplessis-Mornay observe un processus de contamination : les chrétiens se mettent à imiter les juifs et les païens, ce qui va aboutir à déformer leur doctrine et leurs pratiques religieuses. Autre facteur de corruption, essentiel, l’action du Diable et du Fils de perdition, l’Antéchrist. Ce dernier détermine la dégénéres- cence absolue de l’Eglise romaine, devenue une « caverne de Cacus » et une « estable d’Augie », où tout n’est plus que souillure, violence et ordure 11. Identifié à la papauté, l’Antéchrist exerce une tyrannie spiri- tuelle, qui induit les fidèles à se détourner du vrai Dieu, et temporelle, qui s’actualise dans une volonté de puissance politique au mépris des droits des peuples et des souverains. Le phénomène se traduit par le mélange et la confusion des valeurs. Pour les réformés, l’époque actuelle

9. Ibid. 10. « L’Eglise avoit esté nourrie és montagnes, & és deserts ; Elle en sortoit vestuë de poils de Chameau ; toute sobrieté, toute simplicité, toute innocence. Les Evesques, pour la plus-part, la produisans au monde, avoient honte de la presenter telle aux Gentils, à ceux qui tout fraischement sortoient, ou mesmes vouloient sortir du Paganisme. Ces bons Empereurs de mesme, desireux de la faire recevoir à leurs Peuples ; plus curieux de l’Exterieur ; que de l’Interireur ; de l’Apparence, que de la verité ; de la Ceremonie, que de la Substance. Ils ne font donc point de conscience de l’habiller à la Paienne ; de la parer des Ornemens des Gentils » (ibid., p. 44). 11. Ph. Duplessis-Mornay, Le Mystere d’Iniquité, c’est a dire l’histoire de la Papauté. Par quels progres, elle est montée à ce comble, et quelles oppositions les gens de bien lui ont faict de temps en temps. Où sont aussi defendus les droicts des empereurs, rois et princes chrestiens, contre les assertions des Cardinaux Bellarmin et Baronius, « Préface », [n. p.]. 20 ÉTUDES DE LETTRES marque un comble, ainsi que le souligne Duplessis-Mornay : les papes « ceignent le Baudrier, se joüent de l’un & l’autre Glaive, peslemeslent choses sainctes & profanes ; dans les profanes fondent & confondent les sainctes […] » 12. Duplessis-Mornay contemple par conséquent un monde en perdition, rongé par une souillure morale, spirituelle et théologique, dont les moda- lités récurrentes sont la contamination, le mélange ou encore la proliféra- tion des apparences et des artifices. Plus largement, c’est le « monde » qui est « immonde » 13. En cela l’argumentation théologique de Duplessis- Mornay rejoint certaines préoccupations maniéristes qui insistent sur la vanité de l’existence et l’omniprésence de la décrépitude. La vie terrestre est placée sous le signe de l’instabilité et de la métamorphose 14. Cet ima- ginaire est récurrent, on le retrouve notamment de façon très explicite dans le genre de la Méditation 15. La méditation sur le Psaume 30 met en scène l’inconstance du monde et celle de l’homme pour engager le fidèle à ne rechercher la stabilité qu’en Dieu. Les images renvoient à la fugacité, au mouvement et à l’impuissance :

A moi, Seigneur, helas ! qui suis un vent, bien moins que vent, que vent emporte : à moi moins que vapeur, qu’une vapeur enorgueillit moins que la parole qui se pert en l’air ; qu’une parole douce enchante ; une parole de louange enfle, et assotte ; donne, bon Dieu, de considerer à bon escient la vanité du monde, & de moi-mesme : donne de recon- noistre ton seul bon plaisir auquel nous vivons, mouvons & sommes ; donne de sentir nostre intelligence opaque & sombre, qui ne sçait qu’à mesure que tu veux, ne reluit que selon que tu esclaires : mais sur tout de bien mesurer la foiblesse & petitesse de nostre foi : de nous fier en toi seul, & nous deffier en tout de nous mesmes […] 16.

12. Ibid. 13. Ph. Duplessis-Mornay, Traité de l’Eglise, p. 9. 14. L’auteur cherche à susciter un sursaut spirituel à la faveur d’un discours qui peut être comparé à une Vanité. Il est tentant d’opérer un rapprochement avec les thé- matiques associées à l’« inconstance noire », jadis repérée par J. Rousset chez certains poètes (Anthologie de la poésie baroque française). Voir également, du même auteur, La Littérature de l’âge baroque en France, p. 118 sq. Sur la distinction entre baroque et maniérisme, voir Cl.-G. Dubois, « Le Baroque », p. 36 sq. 15. Ph. Duplessis-Mornay, Méditations sur les Psaumes, p. 17, n. 2. 16. Ibid., p. 41 sq. LA NOTION DE CORRUPTION 21

Face à un monde instable et corrompu, en proie aux agissements de Satan, à la fragilité de la chair et à la séduction du mal, l’auteur ne peut espérer de salut qu’en la miséricorde du Christ, selon une perspective eschatologique qui tend à sortir du cadre d’une temporalité instable 17. Dans un monde marqué par le péché, le salut de la créature ne peut venir que du Créateur, comme le suggère à plusieurs reprises la médi- tation sur le Psaume 6 18. Seul le Christ permet de résoudre la dualité d’une existence prise entre la corruption et l’aspiration à la perfection 19. L’activité de controversiste de Duplessis-Mornay concorde parfaitement avec ces représentations ; la vision noire qui est donnée de l’existence rejoint nombre des facteurs définis pour rendre compte de l’apparition et du développement des abus au sein de l’Eglise romaine (pensons, par exemple, à la question de l’entendement humain, limité mais trop sûr de ses capacités, et qui se perd dans les inventions qu’il s’est créées). L’évocation des corruptions de l’Eglise catholique romaine reprend celle d’un monde soumis aux apparences et aux impostures, en proie à l’im- pureté et à l’instabilité, bref à la corruption généralisée. Seul le repli sur la parole de Dieu est gage de constance et de stabilité et peut permettre la

17. Pour Duplessis-Mornay, le temps est en lui-même un facteur de dégénérescence. L’auteur hérite en cela d’une conception protestante qu’on trouve déjà chez Philippe Melanchthon, par exemple dans les Commentaires de Philippe Melanchton sur le livre des révélations du prophète Daniel. Item les explications de Martin Luther sur le mesme prophète adjoutées à la fin, le tout nouvellement traduict. Sa conception est eschatologique et influence celle des réformés : « Or combien que l’Eglise ait tousjours esté exercée par grandes difficultez : toutefois la chose monstre, & Dieu aussi a predict que la der- niere vieillesse du monde sera trop plus miserable que les autres temps precedans. Les Propheties ne sont pas escrites sans cause, lesquelles Dieu veut estre leves, afin que les gens de bien s’appareillent à divers combats, & apprennent laquelle est la vraye Eglise, à savoir, ou retentit la voix de l’Evangile du Fils de Dieu » (« Epître liminaire à Maurice de Saxe », p. 4 v°). 18. Ph. Duplessis-Mornay, Méditations sur les Psaumes : « Sauve-nous donc en ton Christ, par ceste bonté mesme, & que par nous & en nous ceste bonté soit reconnue & glorifiée. Qui nous as engendrez & régénérez, créez & recréez pour ta gloire, pour rendre ta bonté glorieuse & celebre en la terre ; sauve-nous pour ceste mesme gloire » (p. 25). 19. « Certes, mon Dieu, rien n’y a plus eslongné de l’homme, que toi, du péché, que ta justice ; pourtant es-tu dit à bon droit, estre tres-loin de nous. Mais rien n’y a-il aussi proche de nous que toi-mesme ; ton Fils bien aimé, qui est une nature avec nous, une essence avec toi, qui est descendu à nous, & rempli l’abyme, qui a vestu nostre chair, & duquel nous sommes la chair mesmes » (ibid., p. 29 sq.). 22 ÉTUDES DE LETTRES régénérescence d’une nature corrompue 20. On retrouve une conception similaire dans le cadre de la controverse religieuse : face à la confusion générée par les divergences confessionnelles, confusion qui renforce le sentiment d’instabilité de l’existence, l’auteur propose de se tourner vers une base solide, fixe et permanente : la parole conservée dans les Ecritures :

Il est donc question de cette Foi ; Et chascun dit qu’il l’a : De sçavoir de quel costé est Christ ; Et chascun le reclame : Et là-dessus, toute la Chrestienté vit en doute, ou en trouble. Mes freres, n’en croyons point les hommes : Les hommes, dit nostre Seigneur mesmes, qui ne sçavent de leur propre sens, ni d’où il vient, ni où il va : Les esprits des hommes, dit l’Esprit de Dieu, qui ne comprennent point ses voies. En une Mer si incogneuë à l’homme : En ces Golfes si perilleux, nous ne pouvons prendre langue asseuree, que de Dieu mesmes […] 21.

La pensée de Duplessis-Mornay est donc considérablement influencée par la notion de corruption qui s’inscrit dans une démarche plus systé- matique que ses prédécesseurs, que ce soit pour définir l’inscription de l’homme dans l’existence et sa destinée eschatologique, ou pour débattre avec les catholiques. On peut par conséquent s’interroger sur la nature des répliques apportées par ces derniers à une argumentation qui fait de la corruption un outil heuristique de tout premier plan. Certains auteurs catholiques ont un imaginaire très proche de celui de Duplessis-Mornay. C’est le cas, par exemple, du converti bordelais, Florimond de Ræmond. Comme le réformé, il mentionne l’orgueil et la baisse de vigilance liée aux périodes de paix parmi les facteurs de corrup- tion de la Vérité 22. Par ailleurs, l’idée d’une déformation quasi naturelle, liée au passage du temps, est commune aux deux auteurs. La topique de la contagion ou encore la perspective eschatologique peut également

20. « J’ai esté formé en iniquité : & pourtant y a il iniquité au monde, à laquelle je n’aie quelque inclination, à laquelle naturellement je me conforme ? J’ai esté aussi conceu en peché : & partant, y a il aussi peché pour enorme qu’il soit, que je ne sois capable de concevoir, voire d’enfanter, voire de produire ? de l’imagination à la resolu- tion, à l’execution mesmes ; si toi, Seigneur par ta grace ne m’engendres de nouveau par ceste semence incorruptible de ta parole ? » (ibid., p. 131 sq.). 21. Duplessis-Mornay, De l’Institution, « Préface », [n. p.]. 22. F. de Ræmond, L’Histoire de la naissance, progrez et decadence de l’heresie de ce siècle, livre I, chapitre I. LA NOTION DE CORRUPTION 23

être rapprochée. Le dessein de Ræmond est que « chacun sache l’infâme naissance, ou plutôt l’avortement honteux, connaisse le malheureux progrès, et juge la décadence infaillible de l’Hérésie », parce que, selon saint Jérôme, « c’est la réfuter, d’en montrer et découvrir la source et l’origine » 23. Ainsi, le catholicisme, qui est défini comme l’orthodoxie originelle dont l’hérésie est la perversion, demeure immuable face aux menées d’hétérodoxes guidés par Satan. La conception de l’histoire tend alors à devenir cyclique, selon une alternance de progrès et de décadence, qui doit aboutir à la disparition nécessaire de la divergence. Par ailleurs, Florimond de Ræmond introduit des facteurs explicatifs qui tendent à naturaliser l’apparition des divergences. Ainsi, l’hérésie s’apparente à une sorte de phénomène de purgation récurrent qui participe de la vie de l’Eglise car « ces heresies sont formées & escloses de mauvaises humeurs & excrements qui naissent en l’Eglise » 24. Ailleurs, le système de causa- lité est plus proprement géographique et climatique. L’Allemagne, pays sujet au froid et au vent, est un terrain favorable à la naissance de l’héré- sie puisque ce climat induit aussi une froideur des cœurs qui s’oppose à l’« ardeur de Religion » 25. Le Français, quant à lui, sera sensible aux thèses de Calvin, du fait de son « inconstance naturelle » 26. De façon plus générale, le mélange et la difformité demeurent l’apanage des hérétiques qui suivent leur jugement particulier et altèrent le contenu du christia- nisme, comme le souligne Henri de Sponde qui a recours, en 1598, à l’imaginaire de la monstruosité pour caractériser ses adversaires 27.

23. Ibid., p. 35. 24. F. de Ræmond, L’Anti-Christ, p. 27. 25. Ibid., p. 28. 26. Ibid., p. 30. 27. H. de Sponde, Cimetieres sacrez. L’ouvrage s’ouvre sur des images d’accouplements monstrueux qui ont lieu en Afrique et qui aboutissent à des générations hybrides et nouvelles. Ces accouplements rejoignent l’imaginaire de la corruption en produisant des êtres selon un processus qui est une perversion de l’ordre naturel : « L’Afrique apporte tousjours quelque chose de nouveau, disoyent les Anciens de ceux qui volages mettoyent toute leur sollicitude à se faire cognoistre par leurs nouveautez. Ayant tiré ce proverbe de ce qu’en ceste region seche & arride, les bestes s’assemblent de tout’une contree, pour boire en certain ruisseau qui se trouvera à l’escart : où estant eschauf- fees par tant de divers objects, elles viennent à se conjoindre pesle-mesle sans aucune distinction de leurs especes, & par ce moyen produisent tous les ans quelque nouveau monstre ». Sponde applique ensuite l’adage à l’hérésie pour conclure qu’elle produit toujours « quelque monstre nouveau ». 24 ÉTUDES DE LETTRES

L’hérésie est par conséquent un phénomène qui se répète, en marge d’une orthodoxie qui se caractérise par sa permanence. En 1609, le jésuite Jacques Gaultier publie un ouvrage qui se propose de montrer que les « opinions » des protestants « ont de tout temps été condamnées par les saints Pères et anciens docteurs, de siècle en siècle » 28. Il dresse un tableau de l’histoire du christianisme et présente les hérésies pour chaque siècle et pour chaque partie de la chrétienté. Chaque étape est l’objet d’un chapitre qui montre le « rapport des vieilles hérésies [de ce siècle] aux modernes de la prétendue réformation » et d’un autre chapitre qui souligne les « vérités catholiques attestées contre le calvinisme par l’Ecriture sainte et par les saints Pères et anciens docteurs ». La Réforme condense la totalité des déformations de l’orthodoxie rencontrées au cours des siècles, comme le souligne Bernard Dompnier :

L’histoire du christianisme apparaît ainsi comme une histoire étonnamment immobile, scandée seulement par les changements de siècle : la doctrine romaine a toujours été semblable à elle-même ; les hérésies – toujours condamnées – se répètent inlassablement 29.

La corruption est donc renvoyée à l’altérité et demeure distincte du christianisme, identifié au catholicisme romain. Ainsi, face aux menées des Réformés qui explorent l’histoire du christianisme pour faire s’effondrer l’Eglise romaine, les catholiques sont tentés d’opposer une vision plus stable du devenir de l’Eglise. Les attaques réformées sont alors retournées contre leurs auteurs. L’instabilité et la prolifération des inventions illégitimes sont attribuées aux pro- testants, comme le suggèrent les ouvrages de controverse consacrés à la dénonciation des contradictions internes au protestantisme. Le but est de montrer que l’inconstance et la nouveauté sont le fait des adver- saires et que l’Eglise romaine est conforme à l’Eglise ancienne, ce que les protestants tenteraient de dissimuler en corrompant les sources qu’ils

28. J. Gaultier, Table chronographique de l’estat du christianisme depuis la naissance de Jésus-Christ jusques à l’année MDCVIII, ensemble le rapport des vieilles hérésies aux modernes de la prétendue Réformation. Le texte est cité par B. Dompnier, Le venin de l’hérésie, p. 49. Voir J.-L. Quantin, Le catholicisme classique et les Pères de l’Eglise, p. 79. Gaultier cherche à établir la conformité de la doctrine moderne à celle des premiers siècles. Il s’agit de montrer la perpétuité de la foi, en particulier en ce qui concerne la transsubstantiation ou la question de l’autorité et de l’infaillibilité de l’Eglise. 29. B. Dompnier, Le venin de l’hérésie, p. 49. LA NOTION DE CORRUPTION 25 utilisent dans leurs ouvrages. C’est en partie le projet poursuivi par Pontac, sous le nom de Du Puy, quand il réplique à Duplessis-Mornay en 1601. Le controversiste catholique rassemble les témoignages de nom- breux auteurs protestants pour montrer qu’ils contredisent l’analyse historique de Duplessis-Mornay. Le but est de faire démentir les pro- pos de Duplessis-Mornaiy par ses coreligionnaires. La reconstitution d’un état idéal de l’Eglise qui aurait dégénéré pour aboutir à la physio- nomie actuelle de l’Eglise romaine est alors frappée d’inanité, elle n’est plus qu’une fiction créée de toutes pièces par le penseur réformé 30. La méthode est désignée comme particulièrement efficace, elle expose com- ment les protestants « se ruinent eux mesmes » 31. Elle est utilisée par Feuardent la même année dans un ouvrage au titre particulièrement évocateur, les Entremangeries ministrales 32. La stratégie sera poursuivie et perfectionnée au XVIIe siècle par Bossuet 33. Elle permet d’affirmer l’univocité du catholicisme et de renforcer l’idée de sa permanence. La notion d’hérésie facilite la tâche, toutes les représentations associées à la corruption lui sont rattachées dans une perspective qui l’identifie à la divergence confessionnelle, et non plus selon une conception qui fait de la divergence une modalité parmi d’autres d’un phénomène de corrup- tion beaucoup plus large. Résorbée dans un ordre qui lui préexiste et la domine, la corruption reste circonscrite à l’adversaire et peut disparaître ou, du moins, ne plus faire obstacle à une exigence d’ordre et d’harmo- nie de plus en plus prégnante au XVIIe siècle. La notion de corruption est omniprésente dans la pensée de Duplessis-Mornay qui l’introduit au cœur de l’existence et de la tem- poralité. Si l’Eglise romaine est bien évidemment le lieu par excellence de toutes les souillures, il semble difficile d’exempter l’Eglise visible de

30. A. de Pontac, Le Desadveu de ceux de la Pretendue Religion Reformee et des SS. Pères contre le Plessis, […] monstrant comment la prétendue est nouvelle et contraire à l’Eglise ancienne et SS. Pères, p. 7-8. L’auteur se propose de montrer grâce aux « princi- paux capitaines, & chefs de la Pretendue » que « l’Eglise & la foy ancienne est tout autre, que celle que figure & impose le Plessis. Bref qu’elle est la mesme, que la Catholique ». Sur la controverse qui oppose Pontac et Duplessis-Mornay, cf. N. Salliot, Philippe Duplessis-Mornay, p. 221-253. 31. Ibid., p. 6. 32. F. Feuardent, Entremangeries ministrales, c’est-à-dire Contradictions, injures, condamnations et exécrations mutuelles des ministres et prédicans de cet siècle. 33. Bossuet, Histoire des variations des Eglises protestantes. 26 ÉTUDES DE LETTRES ce risque permanent de pollution puisque, dès le christianisme primitif, l’inscription des sociétés chrétiennes dans le monde favorise largement sa perte de pureté. L’idéal de Duplessis-Mornay paraît par conséquent fixiste et atemporel, resserré sur la communauté des élus ou encore tenté par le repli ou la posture du martyr, ce qui peut sembler paradoxal de la part d’un individu longtemps impliqué dans les problématiques poli- tiques de son époque. Ce désir de pureté s’illustre dans une activité polémique qui vise à convaincre d’erreur les adversaires et à proclamer la Vérité. Les ripostes catholiques s’emploient à rejeter à la périphérie la notion de corruption afin de rétablir la permanence et l’intégrité du catholicisme. L’émergence de plus en plus forte d’un idéal d’harmonie, qu’on pourrait rapprocher du goût classique, s’observe également au cours du XVIIe siècle, à la faveur de certaines stratégies persuasives catholiques qui recherchent une conciliation doctrinale avec la confession réformée pour favoriser la réunion.

Natacha Salliot Université de Paris-IV LA NOTION DE CORRUPTION 27

BIBLIOGRAPHIE

Textes

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Travaux

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C’est contre (« en opposition à », mais aussi « en appui sur ») une pensée théologique de la corruption largement diffusée par les polémiques religieuses précédentes que s’arti- cule un discours politique en voie d’autonomisation dans les libelles de la seconde partie du règne d’Henri III et du début de celui d’Henri IV. La reprise de la critique de la corruption dans ces « pamphlets » rend d’abord compte de la difficulté du positionne- ment de la Ligue à ses origines (l’une des deux versions du manifeste du mouvement privilégiant la dimension politico-financière de la corruption, l’autre tentant de se rac- corder à une tradition religieuse) ; cependant, ensuite, autour de 1588, dans un contexte où les favoris du roi Henri III, et singulièrement Epernon, cristallisent les accusations d’accaparement des biens royaux et de sorcellerie, la corruption devient un thème unifi- cateur qui explique le succès de la propagande ligueuse contre une défense royale qui ne parvient pas à retourner ces imputations contre les leaders charismatiques de la Ligue ; enfin, ce sont les dissensions internes au mouvement qui débouchent, après 1592, sur des accusations d’ambition personnelle ou de subornation aux intérêts étrangers contre les nobles et sur la dénonciation des turpitudes de la populace ; tout en les vidant de leur dimension religieuse, la nouvelle propagande royale organisée autour d’Henri IV récupère ces discours ligueurs en reconnaissant en eux la cause première des conflits armés, des misères de la guerre et de la corruption du royaume de France. Le libelle des XVIe et XVIIe siècles se reconnaît ainsi au centre de la réflexion sur les pouvoirs de la langue : s’il prétend rétablir l’ordre en dénonçant la corruption, il se révèle souvent lui- même corrupteur.

C’est autour de l’acceptation théologique de la notion de corruption que se met en place, très tôt, dans le cadre des polémiques religieuses, en amont même des troubles civils, une rhétorique du blâme duale qui, d’un côté, reprend les mœurs des hommes d’Eglise qui pervertissent le dogme et qui, de l’autre, flétrit l’hérétique qui pollue tout ce qu’il approche. Si, dans le premier cas de figure, l’on réactive souvent une satire anticléricale 30 ÉTUDES DE LETTRES traditionnelle, dans l’autre l’on se rattache plutôt au genre de l’invective prophétique : celle-ci met en particulier en cause les pouvoirs judiciaire et politique pour le rôle qu’ils joueraient dans la corruption d’un monde devenu le négatif de ce pour quoi Dieu l’avait créé 1 et à même de se rétablir seulement grâce à la puissance de la Vérité, c’est-à-dire dans la parole du prophète qui annonce la parousie 2. C’est à cette parole déjà établie que s’articule, durant la seconde partie du règne d’Henri III et au début de celui d’Henri IV, le discours politique de la corruption dans les « libelles d’Estat » pour désigner avec Pierre de L’Estoile, ces bro- chures, de taille variable mais souvent modeste, « taxans l’impudicité du Siecle, la Bombance des Mignons, les Corruptions et Desbordemens de la Cour, l’abus des Finances et les larrecins des Financiers, les Voleries des Gouverneurs, les Vices et Paillardises des Prestres et Ecclesiastiques, l’impunité des Massacres et Massacreurs, la plumerie de l’Italie. Et en general tous les maux d’un Estat bien malade tel qu’estait celui de la France » (ajout de 1577 au Registre-Journal). Et c’est à la suite de cette tradition polémique religieuse que se comprend particulièrement la pro- duction « pamphlétaire » qui doit, en un premier temps, retenir notre attention, celle de la Ligue-même, ce mouvement catholique intransi- geant animé par les Guise et leurs partisans et appuyé sur une popula- tion hostile à la succession d’un prince protestant au trône de France, devenue plus probable, après 1584, faute d’héritier pour le couple royal, avec la mort du dernier fils de Catherine de Médicis, François d’Anjou 3. Cependant, l’on assiste aussi à une forme d’autonomisation progressive et mesurée, néanmoins réelle, de l’idée de corruption politique ; le mani- feste de Péronne, acte de naissance de la Ligue, rend bien compte de cette ambiguïté. En fait, deux manifestes furent successivement signés à Péronne (Picardie), l’un le 5 juin 1576, l’autre le 31 mars 1585 :

Le choix de Péronne [pour la seconde fois] marquait la volonté de prouver la filiation entre les mouvements de 1576 et 1585. C’était non seulement une façon de remonter aux sources, mais surtout de se ratta- cher à cette ligue qu’avait créée le roi Henri III. Par là, le duc de Guise voulait prouver que l’organisation nouvelle était dans la continuité de

. 1 On reconnaîtra la matrice de ce discours dans Ezéchiel 28, autour de l’orgueil puni du prince de Tyr comme image de la chute. 2. Voir D. Crouzet, Les guerriers de Dieu. 3. Voir J.-M. Constant, La Ligue. LA CORRUPTION DANS LES « LIBELLES » 31

l’ancienne et qu’il était animé par le seul souci de défendre la religion catholique face aux protestants. Les historiens […] ont été abusés par cette propagande guisarde et sont tombés dans le piège tendu par le Balafré. En réalité, il faut bien constater qu’en 1585 la noblesse picarde était étrangement calme 4.

En 1576, en effet, «Jacques d’Humières, gouverneur de Péronne, ne veut pas remettre cette ville entre les mains de Condé. Ce dernier refus a un retentissement considérable ; la Picardie est en effet une province dont la position stratégique en fait un enjeu important ; elle est surveillée de près par les Espagnols depuis les Pays-Bas tout proches, car ils ne tiennent pas à voir s’y installer Condé. Des seigneurs voisins de Péronne, en par- ticulier Michel d’Estourmel et Jacques d’Happlaincourt, s’accordent le 5 juin sur un texte hardi, signé ensuite par deux cents personnes 5 » ; ce texte a été publié en 1576 sous un titre hostile par les adversaires des ligués : Conspiration faicte en Picardie, sous fausses et meschantes calomnies, contre l’édit de pacification. Le contenu de la déclaration du 31 mars 1585 6 n’introduit qu’une dimension relativement plus religieuse au conflit ; voici comment Jean- Marie Constant la résume 7 :

Certains de la reprise imminente de la guerre civile, les princes responsables de la Ligue, qui avaient inspiré ce texte, engageaient les catholiques à s’y préparer parce qu’ils considéraient que des « complices » des hérétiques « glissés dans l’amitié du roi » travaillaient à l’arrivée d’un souverain huguenot. Ces mots visaient les ducs de Joyeuse et d’Espernon, mais les noms des deux favoris n’étaient pas cités. Cependant, on les accusait « d’accaparer l’Etat » de « dépouil- ler les uns des titres de leur dignité, les autres du pouvoir de leur fonction », de forcer les titulaires de charges à les abandonner afin de se « rendre maîtres des armes par terre et par mer » (p. 9-10 8).

. 4 Ibid., p. 122 sq. 5. A. Jouanna, J. Boucher, D. Biloghi, Histoire et dictionnaire des guerres de religion, p. 242. 6. Declaration des causes qui ont meu Monseigneur le Cardinal de Bourbon et les Pairs, Princes, Seigneurs, Villes et Communautez catholiques de ce Royaume de s’opposer par armes à ceux qui veulent subvertir la Religion. 7. J.-M. Constant, La Ligue, p. 123-125. 8. C’est nous qui précisons les pages dans l’édition Basson. 32 ÉTUDES DE LETTRES

[…] Un autre thème, plus révolutionnaire, se trouve dans le texte : la réunion des états généraux tous les trois ans (p. 16). Cette idée avait sans doute été inspirée par l’aile radicale et parisienne de la Ligue, tout comme les propositions économiques et sociales : la suppression des tailles, des aides et subsides extraordinaires établis depuis la mort de Charles IX, ce qui était une façon de souligner le rôle néfaste d’Henri III dans l’alourdissement de la fiscalité (p. 15).

[…] Quoique la question dynastique et le maintien du culte romain tinssent une large place dans ce programme (p. 5, 12), tous les obser- vateurs ne pouvaient qu’être frappés par l’insistance mise sur la responsabilité des favoris pour expliquer les désordres de l’Etat et de l’Eglise.

Il s’agit donc d’abord de lutter contre la corruption du pouvoir royal par les mignons du roi, qui en s’accaparant ses faveurs dénaturent gravement le système féodal traditionnel. Sous leur influence, la royauté pourrait tourner en tyrannie. La Ligue se destinerait d’abord à restaurer la forme première de la monarchie telle qu’elle s’exprimait encore sous Henri II. Le manifeste participe par là d’une réflexion plus ample qui, d’après Nicolas Le Roux, cherche à « comprendre les causes de la corruption des pratiques politiques qui visaient à associer la noblesse à l’exercice du pou- voir. Cette interprétation politique des troubles repose sur l’idée centrale de la perversion du modèle familial et économique du gouvernement fondé sur la répartition équilibrée des honneurs et des faveurs » 9. Cependant, les critiques ne tardèrent guère, vis-à-vis d’un mouve- ment qui se donnait comme continuateur de la défense de la religion mais qui n’y faisait que peu référence ; aussi une seconde version de la Declaration datée du 20 avril 10 tente de remédier aux maladresses du premier manifeste ; elle gomme toute référence aux favoris, n’évoque qu’accessoirement les impôts nouveaux, ne laisse par contre de déplorer la ruine de la religion, appelle le roi de Navarre et le prince de Condé à abjurer, peint dans le détail les terribles conséquences de l’avènement d’un prince de « la nouvelle opinion » au trône de France, et se trouve

. 9 N. Le Roux, La faveur du roi, p. 21. 10. Declaration des causes qui ont meu Monseigneur le Cardinal de Bourbon et les Pairs, Princes, Prelats, Seigneurs, Villes et Communautez catholiques de ce Royaume de s’opposer par armes à ceux qui veulent subvertir la Religion. LA CORRUPTION DANS LES « LIBELLES » 33 dans l’obligation de réfuter toute dimension critique vis-à-vis de l’actuel pouvoir monarchique :

[…] à fin que personne ne puisse douter de nostre droite et saincte intention, et que toute occasion soit ostee à ceux qui nous ont mal affectionnez de calomnier nos actions et publier (comme ils font desja pour rendre la cause de la prinse des armes odieuse et injuste) que c’est contre l’estat et le Roy (la personne duquel nous honnorons comme l’ymage du Dieu vivant) lesdicts Princes et Seigneurs catholiques pour purger ceste calomnie et soupçon, offrent et sont prests de mettre es mains de sa dicte Majesté ce qu’ils ont de plus cher, leurs femmes et leurs enfans… 11.

Trois ans plus tard, en mai 1588, après le soulèvement des ligueurs parisiens contre Henri III et l’exil forcé du roi hors de sa capitale, les tentatives de conciliation entre le monarque et les puissants Guise passent par l’éloignement du favori Epernon, opposant acharné des princes lorrains et, pour eux, cause de la corruption du pouvoir ; celui- ci est la cible d’une véritable campagne de désinformation inaugurée par des libelles qui jouent sur un parallèle entre le duc et Gaverston (ou Gaveston), le favori du roi Edouard II d’Angleterre (début du XIVe siècle), dans la tradition d’une lecture typologique de l’Histoire, où le passé préfigure le présent : L’Estrange amitié d’Edouard Second, Roy d’An- gleterre à l’endroit de Pierre de Gaverston, Gentilhomme de Gascogne, et quelle en fut l’yssue, reprise des chroniques tout juste accommodée pour évoquer suffisamment le contexte du règne d’Henri III, puis Histoirel’ tragique et memorable de Pierre de Gaverston Gentil-homme gascon jadis mignon d’Edoüard 2. Roy d’Angleterre tirée des Chroniques de Thomas Walsingham et tournée du Latin en François Dédiée à Monseigneur le Duc d’Espernon, identique au précédent titre à ceci près qu’elle est accompagnée d’une anagramme Pierre de Gaverston/Perjure de Nogarets (expliquant le choix orthographique sur le nom du favori anglais), d’un quatrain, d’une épître dédicatoire et d’un sonnet « Au Roy » développant le double parallèle Epernon/Gaveston, Henri III/Edouard II. Le mignon fait rédiger en réponse un Antigaverston qui n’a pas été conservé ; les rebelles contre-attaquent rapidement avec les Replique à l’antigaverston, ou responce faicte à l’histoire de Gaverston par le duc d’Espernon et

11. Ibid., p. 11 sq. 34 ÉTUDES DE LETTRES

Responce à l’antigaverston de Nogaret : A Monsieur d’Espernon, sur quatre anagrammes de son nom. Epernon fait alors composer une Lettre missive en forme de Response, à la replique de l’Antigaverston 12. Le succès littéraire de la figure du couple Edouard II–Gaveston 13 doit sans doute beaucoup à la cristallisation autour de ces personnages initiaux de toute l’ima- gerie postérieure de la cour des derniers Valois : le prince corrompu de l’automne de la Renaissance se réincarne, à rebours, dans le monarque médiéval décadent. Temps de l’histoire et temps du discours deviennent presque indissociables dans l’imaginaire, avec Edouard II comme signe d’Henri III ou Gaveston comme signe d’Epernon. La figure de Gaveston rend ici précisément compte d’un débat sur le sujet du partage entre privé et public ou entre passion et raison, central dans le discours politique de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle et absolument essentiel pour la compréhension de la notion moderne émergente de corruption politique. Ce qui caractérise le mieux la relation du roi au favori est son abstraction de la sphère publique :

Gaverston [précise l’ironique épître dédicatoire de l’Histoire tragique et memorable de Pierre de Gaverston] ayant une fois occupé tous les cabinets des bonnes graces de son Roy, ou à mieux dire l’ayant infatué et ensorcelé, feist en sorte que autre que luy n’en pouvoit approcher faisant disgratier et esloigner de la Court tous les Princes qui y estoient auparavant bien venus. Si vous voulez nier que n’avez fait de mesme, vous serez seul qui deffendrez ceste negative, et quand il n’y auroit point de preuve, les parois et murailles des oratoires que vous avez faict faire au Louvre, afin que fussieez logé seul près du Roy, pour mieux enfiler vos affaires, le justifieront assez.

Autour d’une comparaison avec l’empereur romain Galien, L’Estrange Amitié décrit le roi Edouard II face à la ruine de son royaume :

Quel aveuglement je vous prie, quelle indignité, quelle cruauté, d’appauvrir tout un Royaume, de faire mourir de faim tant de gens,

12. Voir M. Martin, « Queering/historiciser Gaveston », ainsi que G. Poirier, L’homosexualité dans l’imaginaire de la Renaissance et G. Ferguson, Queer (re)readings in the French Renaissance. 13. Et, ce, très rapidement, avec la tragédie de Marlowe. LA CORRUPTION DANS LES « LIBELLES » 35

pour enrichir je ne sçay quels coquins, qui ne servent de rien au public 14.

Ce rapport exclusif est perçu comme un terrible danger pour la cour et le royaume, en ce qu’il altère profondément la « justice distributive que le roi doit employer à l’égard de sa noblesse » 15, l’économie du don et du guerredon garante de l’ordre social féodal. Car, la réflexion sur la corruption au début de la période moderne, ne peut se faire que dans ces termes 16, comme le souligne très justement Natalie Zemon Davies :

La France du XVIe siècle mettait ainsi au cœur du débat un thème tout à fait central ; au sein d’un monde de dons qui créaient des « ami- tiés » et des obligations de reconnaissance, où commençait la corrup- tion ? Dans la France de l’Ancien Régime, il n’existait pas même un terme spécifique pour désigner la corruption 17. […] Ainsi donc se ser- vait-on simplement en France des mots « dons » ou « présents », et c’est en fonction du contexte ou du déroulement concret des événements qu’il fallait décider si le don était bon ou mauvais 18.

Le détournement des ressources royales au profit d’un seul en priverait les réseaux traditionnels de redistribution aux clientèles des grands sei- gneurs. La captation des charges et des honneurs libère la jalousie de la noblesse, tout à fait envahissante dans la première moitié du XVIIe siècle 19. Gaverston, tout comme Epernon, est coupable de faire naître ce sentiment chez les grands, juste sentiment puisqu’il doit garantir le bien public, s’il le faut par l’usage du droit de révolte. On lit, par exemple, cette adresse au duc d’Epernon dans la Replique à l’antigaverston :

Si eussiez esté si amateur du bien du service du Roy et du public, comme vous dictes estre, vous vous fussiez volontairement despouillé, de partie des charges et dignitez qu’avez ravies, sans permettre que le

14. L’Estrange amitié d’Edouard Second, Roy d’Angleterre à l’endroit de Pierre de Gaverston, Gentilhomme de Gascogne, et quelle en fut l’yssue, p. 6. 15. N. Le Roux, La faveur du roi, p. 628. 16. Voir M. Génaux, « Les mots de la corruption ». 17. Au contraire de l’Angleterre qui dispose très tôt du mot « bribe » ; voir J. T. Noonan, Bribes. 18. N. Z. Davis, Essai sur le don dans la France du XVIe siècle, p. 138. 19. Voir M. Bertaud, La jalousie dans la littérature au temps de Louis XIII. 36 ÉTUDES DE LETTRES

peuple fust ruiné par les gens de guerre qu’il convient d’assembler, pour les vous oster avec honte et ignominie. Par la jalousie qu’avez causé aux grands, on peut cognoistre, de combien il est pernicieux aux Roys de se laisser gouverner par gens de basse condition, et ne faire conte des Princes, Seigneurs, ny de la noblesse 20.

La critique de la faute politique et sociale du moderne Gaverston se double d’une condamnation morale et d’un discours plus religieux. La juste jalousie des grands est la réponse mais en même temps presque le reflet du péché des favoris : l’envie. Celle-ci naît d’une comparaison déplacée du mignon à son roi qui rend compte de son désir de « passer pour supérieur à tous les autres, jouir de la gloire de la prééminence, recevoir les louanges qui reviennent au meilleur 21 ». La recherche du pouvoir et des richesses donne lieu, dans les libelles, à l’élaboration de listes sur le modèle de la littérature carnavalesque ; cependant, il ne s’agit plus d’y célébrer la variété, la richesse et la création mais de condamner la captation par un seul, la privation, la destruction. En faisant irruption dans l’histoire, le roi de carnaval est devenu un danger pour la société ; l’inversion n’est plus promesse de vie mais péril social :

Tout ce que nous pouvons pour vostre Majesté Est, vous donner conseil en nostre conscience, Que vostre favory vous faciez Roy de France, Et soyez son amy tel qu’il vous a esté. Vous changerez de Chance et serez fait semblable, Mis dessus puis dessoubs à l’orloge de sable, Qui remplit le dessus en le mettant dessoubs. Vous reprendrez l’Estat, les biens, et les richesses, Que vous avez perdu, par voz grandes largesses, Et sans necessité serez et vous et nous.

Dans ce noir carnaval, l’on reconnaît la main du diable ; Epernon et Gaverston sont des sorciers qui ont utilisé leurs charmes pour s’approprier la personne du roi et rompre à travers lui le lien qui unit le

20. Replique à l’antigaverston, ou responce faicte à l’histoire de Gaverston par le duc d’Espernon, p. 21. 21. C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Age, p. 74. LA CORRUPTION DANS LES « LIBELLES » 37 peuple à Dieu 22. Leur marque est le mensonge. Les libelles dénoncent l’inversion si sensible dans les fausses louanges et la trompeuse renommée d’Epernon : ils tentent de remettre à l’endroit une langue pervertie par les thuriféraires des favoris. Les jeux anagrammatiques se comprennent dans cette logique : en réorganisant les lettres qui composent le nom usurpé du favori, ils disent la vérité sur la personne, sur sa nature d’« Archiharpie sangsuë de la France, esponge des finances, controuveur d’un million de monstrueux offices, grippe tout, happe don, ronge peuple, pipe Roy, sible court, et bref monstre odieux de ce Royaume tres-chrestien » 23. La portée du « jeu », conçu comme activité ludique et comme mouvement ou contre-mouvement en réaction à la corruption des choses qui est aussi altération des mots et de leur sens, est ainsi résumée :

Combien que l’ingenieuse invention de tourner, retourner et changer les noms et surnoms des personnes, semble aux plus difficiles et rigou- reux censeurs des sciences, comme un art sans, et que ce nouvel ou plustost antique lycophronisme ou façon d’anagrammes, soit comme une espee à deux tranchans, si est-ce qu’il y a de l’admiration de ren- contrer à propos, ce qui est veritable au nom d’un personnage signalé, tel que le fameux successeur de son compatriote, Pierre de Gaverston, c’est ce grand et nouveau duc d’Espernon 24.

Soit : Periure (Perjure, Parjure) de Nogaret pour Pierre de Gaverston, ou Jehan Loys de Nogareth pour « l’hydre huguenot à son ayse », Jehan Loys de Nogaret pour « en degast Roy n’a loy » ou encore duc d’Espernon pour « prend don d’escus ». L’imaginaire de l’inversion qui recouvre les motifs aussi divers que la sodomie, l’efféminement, la sorcellerie ou encore l’as- cension sociale illustre le refus de Dieu et de sa prodigalité : à travers la captation des faveurs du roi, se joue le renversement de la création divine, la stérilisation d’un ordre naturellement propice à l’homme. Et ce n’est qu’un certain usage de la parole de vérité qui permettra, par la force des mots et leur pouvoir de retournement, de combattre ce mouvement de corruption et de rétablir l’ordre moral, social et politique ancien. Cette

22. Sur le topos de la diabolisation d’Epernon, on lira la Guisiade de Pierre Matthieu et la documentation réunie sous le titre de « Pamphlets sur Henri III », dans Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France (XVIe-XVIIe siècle), p. 856-879. 23. Responce à l’antigaverston : A Monsieur d’Espernon, sur quatre anagrammes de son nom, p. 5. 24. Ibid. 38 ÉTUDES DE LETTRES activité est d’abord celle de la chaire, celle des prédicateurs de la Ligue 25, qui galvanisent les populations des villes ligueuses après l’exécution des Guise lors des états généraux de Blois et qui, peut-être, par la puissance de leur verbe, provoquent la chute du dernier des Valois sous les coups de couteau d’un moine illuminé, Jacques Clément 26. A la mort d’Henri III, personne ne crie « Vive le roi » ; beaucoup de ses soutiens manquent au prétendant au trône, Henri de Navarre qui promet, pourtant rapidement, de maintenir la religion catholique et de se soumettre à un concile national. Le « Béarnais », pour ceux qui ne reconnaissent pas ses droits, est forcé de lever le siège de la capitale ; ses maigres troupes résistent cependant aux puissantes armées de la Ligue et se maintiennent au nord de la Loire, remportant des victoires (le 21 septembre 1589 à Arques, le 14 mars à Ivry) certes peu décisives sur le plan militaire mais essentielles sur le plan symbolique puisqu’elles contri- buent à l’émergence de l’image d’un « roi providentiel ». En mai 1590, ses partisans encerclent à nouveau Paris ; le siège de quatre mois est terrible : certes, la fièvre mystique anime toujours certains rebelles ; mais les habi- tants souffrent, demandent «la paix ou le pain » et se dissocient de plus en plus des responsables de la Ligue et particulièrement des extrémistes du groupe des Seize (appelé ainsi en référence au nombre des quartiers de la ville). Du point de vue militaire, les ligueurs sont forcés d’en appeler aux Espagnols pour libérer Paris de l’emprise royale. Cela modifie profondément les rapports de force au sein du mouvement : jusque-là, le duc de Mayenne, nommé lieutenant général du royaume à la mort de son frère Henri de Guise, jouissait d’une certaine latitude et parvenait à concilier les tendances nobiliaires et populaires du parti ligueur ; mais les Espagnols veulent la désignation rapide d’un roi ; leurs intérêts et ceux des princes lorrains divergent, bien évidemment, sur cette question. Ces dissensions culminent, le 15 novembre 1591, dans une tentative de coup de force des Seize dont le signal est donné avec l’assassinat du président de parlement Brisson et

25. Citons le plus forcené sans doute, Jean Boucher, curé de Saint-Benoît, recteur de la Sorbonne, instigateur du groupe des Seize, auteur prolixe d’ouvrages séditieux tels que L’Histoire tragique de Pierre de Gaverston, le De iusta abdicatione Henrici III, la Vie et faits notables de Henri de Valois, les Sermons de la simulée conversion et nullité de la prétendue absolution d’Henri de Bourbon, prince de Béarn ou encore l’Apologie pour Jehan Chastel. 26. Voir N. Le Roux, Un régicide au nom de Dieu, p. 160-181. LA CORRUPTION DANS LES « LIBELLES » 39 de ses conseillers Larcher et Tardif, jugés trop mous. Mayenne revient à Paris et organise des purges, en faisant exécuter quatre ligueurs extré- mistes, Ameline, Louchard, Aymonnot et Anroux. Les Seize ne lui par- donnent pas ; il devient la cible de leurs attaques, en particulier dans l’un des plus grands libelles de l’époque, le Dialogue d’entre le maheustre et le manant 27. C’est dans ce contexte tendu que les Espagnols exigent la tenue d’états généraux pour élire un roi catholique ; Mayenne repousse l’échéance tant qu’il peut, mais il doit finalement se plier aux demandes insistantes de Philippe II : l’assemblée est solennellement ouverte à Paris le 26 janvier 1593. Les ambitions des uns et des autres s’y étalent au grand jour : tous convoitent le royaume de France, Mayenne, le lieutenant de la Ligue, le jeune Charles de Guise, fils du martyr, mais aussi les ducs de Mercœur, de Savoie, de Lorraine. Cependant, Henri IV propose des pourparlers que l’assemblée accepte ; pour contrecarrer la conférence de Suresnes ouverte le 29 avril, les ambassadeurs espagnols demandent, dès le 16 mai, le trône pour l’infante Isabelle, qui est la fille d’Élisabeth de France et la petite-fille d’Henri II ; les 20 et 21 juin, devant les réactions hos- tiles des députés à l’annonce de son projet de mariage avec l’archiduc Ernest de Habsbourg, ils proposent d’élire solidairement à la couronne l’infante et un prince français du choix des états, vraisemblablement le duc de Guise. L’opposition d’une partie de l’assemblée ravive les conflits traditionnels entre les états généraux et le Parlement, qui réaffirme, avec l’arrêt Le Maître du 28 juin, le caractère fondamental de la loi salique, qui exclut toute femme de la succession. Les députés sont contraints de se déclarer incompétents sur la question de l’élection du roi et se séparent en octobre. C’est cette « farce d’états » que moque un curieux manuscrit qui circule sous le manteau dès avril ou mai 1593 : l’Abbregé et l’ame des estatz convoquez à Paris en l’an 1593, l’ébauche de ce qui devient, sous les presses royales, un an plus tard, La Vertu du catholicon puis la Satyre ménippée 28. Tant le Dialogue d’entre le maheustre et le manant que la Satyre ménippée font référence à l’ordonnancement des états généraux en mettant en scène l’opposition de représentants allégoriques de la noblesse et du peuple pour le premier ou de caricatures d’orateurs réels pour le

27. L. Morin dit Cromé, Dialogue d’entre le maheustre et le manant. 28. Satyre Menippee de la Vertu du Catholicon d’Espagne. 40 ÉTUDES DE LETTRES second ; c’est que la tenue d’états est traditionnellement conçue comme le remède à la corruption du corps du royaume dans la vision organiciste de la société qui prévaut alors :

Et comment est-il aujourd’hui possible [s’interrogeait-on peu avant les premiers états de Blois de 1576] de maintenir cest Estat, pour pourvoir aux necessitez du Roy et du peuple, si ce n’est par ceste ancienne et sainte observance d’assembler les estats, par lesquels on pourra reme- dier à la corruption qui a tant gaigné sur la Religion et la Justice, qui sont les deux colomnes principales sur lesquelles est fondee la seureté de tous Royaumes, et aux bonnes loix qui ont du tout perdu leur vigueur. Pourtant pour asseurer ce Royaume d’une ruine qui autrement s’ensui- vra bientost, il faut, tant pour la necessité qui nous y contraint que pour l’utilité qui nous invite à ce faire, tourner tous nos desseins et deliberations, remettre sus ceste coustume quasi oubliee, que le peuple puisse approcher librement de la personne de son Roy pour lui faire entendre ses plaintes, et le Roy vueille prendre advis et conseil de ses subjets quand il sera question des affaires qui concernent la conser- vation du Royaume, et de l’auctorité et puissance royale. Car il n’y a aujourd’huy esperance que la France puisse recouvrer sa splendeur, et esteindre toutes estincelles de partialité, si ce n’est par le conseil et les loix irrevocables desdits estats. […] Autrement de brief en ce Royaume tempéré de trois sortes de bons gouvernemens la Monarchie se conver- tira en une Tyrannie extreme, l’Aristocratie, qui est quand peu de gens de bien commandent, en oligarchie où contre les loix peu de gens meschans, d’une reigle tortue et inegale, mesurent toutes choses sans aucun respect de justice à leur profit particulier. La Democratie qui est un estat populaire, en une Ochlocratie, qui est un estat turbulent et où toute meschanceté a plus de force que les loix et bonnes mœurs 29. Mais, depuis, était intervenue la tragédie des seconds états de Blois ensanglantés par les meurtres du duc Henri de Guise et de son frère

29. P. Vuallemand [Fr. Hotman], Remonstrances aus seigneurs gentilshommes et autres faisans profession de la Religion reformée en France, et tous aultres bons François desirans la conservation de ce Royaume, [repris dans] S. Goulart, Mémoires de l’estat de France sous Charles IX contenant les choses les plus notables, faictes et publiées tant par les catholiques que par ceux de la religion, depuis le troisième édit de pacification faict au mois d’Aoust 1570 jusques au règne de Henry troisieme, et reduits en trois volumes, chacuns desquels a un indice des principales matières y contenus. Troisiesme volume (nous soulignons). On reconnaîtra l’influence aristotélicienne Politiques( , 1292a-1319b) jusque dans le choix du vocabulaire. LA CORRUPTION DANS LES « LIBELLES » 41

Louis, le cardinal ; et puis, les actes des représentants des états sans roi de 1593 ne cessaient de marquer combien les députés étaient corrom- pus par les divers prétendants à la couronne ; par-delà la reprise de la rhétorique habituelle de la critique des juges, du côté du Dialogue 30, et de celle des mauvais prédicateurs, du côté de la Satyre 31, dans la lignée des invectives religieuses pour le premier et avec la réappropriation, pour le second, d’une imagerie érudite et humaniste de la chute 32 en même temps que d’un style grotesque inspiré de Rabelais mettant en scène la corruption des corps et des esprits 33, c’est la même dénonciation du pouvoir de l’argent de part et d’autre, capable d’acheter les nobles précé- demment alliés de la Ligue populaire défendue par l’auteur du Manant ou les différents acteurs des états de la Ligue susceptibles d’élire un roi, ce qui est inacceptable pour les rédacteurs de la Ménippée, soutiens du seul roi naturel, Henri IV. Une autre figure essentielle de la corruption est particulièrement présente dans ce dernier libelle : celle de l’ambassa- deur 34, et spécifiquement des émissaires de Philippe II, acteur principal de cette « corruption d’argent ». Le lien entre la monnaie espagnole (le doublon) et l’ambiguïté est particulièrement fécond ; s’appuyant sur un

30. L. Morin dit Cromé, Dialogue d’entre le maheustre et le manant, p. 94 sq : « ainsi Dieu s’est aydé, pour le fondement et commencement de la Ligue des catholiques de Paris, de feu M. Charles Hotoman, l’un des bourgeois d’icelle ville, homme très- vertueux, de noble, bonne, ancienne et honneste famille, qui considerant la misere du temps, l’ambition des grands, la corruption de la justice et l’insolence du peuple, et sur- tout la perte de la Religion Catholique, Apostolique et Romaine, qui ne servoit que d’umbrage au peuple et de pretexte aux grands ; et au contraire l’heresie supportee et la tyrannie ouverte, à ces occasions, meu de l’esprit de Dieu, il s’adressa à plusieurs docteurs, curez et predicateurs, pour sçavoir le moyen de s’y gouverner en seureté de conscience et pour le bien public ». 31. Par exemple dans les éloges ironiques constitués par les harangues de deux orateurs emblématiques de la Ligue, Claude d’Epinac, archevêque de Lyon et Guillaume Rose, évêque de Senlis, dans Satyre Menippee, p. 50-56 et 57-68. 32. Avec les références mythologiques récurrentes à Phaéton (p. 18, 19 et 174), Icare (p. 19) ou aux géants (p. 131). 33. C’est d’abord un pet que laisse échapper Madame de Bussy (p. 28) ; mais cela amorce une longue suite de dérèglements corporels qui rythment ces états (p. 38, 42, 49, 56, 67 sq., 74) ; et, dans le temps même où les corps se détraquent, les discours se délitent (l’un des orateurs, Rose, passe pour fou : p. 57-68). 34. Voir M. Martin, « Ambassadeurs, espions et comploteurs espagnols et “ espagnolisés ” dans les libelles de la Ligue (1584-1598) ». Comme le résume N. Z. Davis : « La diplomatie était un autre réseau du don concerné par le problème de la corruption » (Essai sur le don dans la France du XVIe siècle, p. 238). 42 ÉTUDES DE LETTRES jeu de mots facile, mais aussi du coup tout à fait accessible et parlant au plus grand nombre, – le doublon rend double 35 –, il permet de renvoyer en même temps à l’image traditionnelle du Français comme franc ; être payé d’argent espagnol, c’est s’éloigner dangereusement de la naïveté et de la simplicité française pour se rapprocher de l’hypocrisie espagnole. Le traître « espagnolisé » tient un discours trompeur où les intérêts finan- ciers (sinon politiques) se dissimulent sous le prétexte de religion. La Satyre ménippée entend donc substituer le texte royaliste à la mauvaise ou à la fausse monnaie. Mais la satire n’est qu’une étape préliminaire dans la formation d’un « texte-valeur », signe de la gloire et de la sagesse du roi ; les rédacteurs du libelle sont conscients de ne pas servir à la res- tauration du système ancien du pouvoir et de la société traditionnelle du don – même s’ils s’en servent comme modèles, comme cautions –, mais à l’instauration d’un pouvoir nouveau et sans partage. Pour conclure après ce trop rapide aperçu historique sur la période de la Ligue, la notion de « corruption » permet de bien saisir les évolutions de la production « pamphlétaire » de ces années 1584-1598. La reprise de la critique de la corruption dans les libelles rend d’abord compte de l’am- biguïté du positionnement politico-religieux de la Ligue à ses origines (nous avons vu comment avaient successivement paru deux versions du manifeste du mouvement, l’une privilégiant d’abord la dimension poli- tico-financière de la corruption, l’autre tentant après coup de se raccorder à une tradition religieuse) ; cependant, ensuite, dans un contexte où les favoris du roi Henri III et singulièrement Epernon cristallisent les accu- sations d’accaparement des biens royaux et de sorcellerie, la corruption devient un thème unificateur qui explique le succès de la propagande ligueuse autour de 1588 sans que les défenses royales ne parviennent à retourner cette accusation contre les leaders charismatiques de la Ligue ; enfin, ce sont les dissensions internes au mouvement qui débouchent, après 1592, sur des accusations d’ambition personnelle ou de subornation aux intérêts étrangers contre les nobles et sur la dénonciation des turpi- tudes de la populace ; la nouvelle propagande royale organisée autour de la figure du roi providentiel Henri IV récupère ces discours ligueurs contre la corruption ligueuse tout en reconnaissant en eux la cause

. 35 « Les François simplets paravant, / Sont par doublons devenuz doubles : / Et les doublons tournez en vent, / Ou bien en cuyvre, et rouges doubles » (p. 116, voir aussi p. 137). LA CORRUPTION DANS LES « LIBELLES » 43 première des conflits armés, des misères de la guerre et de la corruption du royaume de France. Qu’en est-il de ce discours si versatile de la corruption à l’issue de cette période ? Henri IV est rapidement perçu comme ingrat envers ceux qui l’ont servi (et Dieu, qu’il a servi ?) et favo- rable à ses anciens ennemis plus utiles politiquement : dans la Confession du sieur de Sancy, dans les Avantures du baron de Fæneste, D’Aubigné est le témoin privilégié de ce nouvel effondrement des valeurs. Et ce n’est donc pas seulement la période des guerres de la Ligue mais bien la tota- lité des règnes d’Henri III et surtout d’Henri IV que le meilleur témoin de ces échanges pamphlétaires, Pierre de L’Estoile, avec qui nous avons ouvert et avec qui nous refermons ce panorama, désignera comme un « temps du tout corrompu » :

Force maladies à Paris en ce mois ; mortalité de petits enfans par les petites véroles qui règnent. Le curé de Saint-Nicolas-des-Champs dit à un mien ami qu’il en avoit enterré trois cens en sa paroisse, depuis le commencement de l’année jusques à ce jour. Hors Paris, encore pis. On fait compte à Chartres de sept à huit cens enfans au moins : car autres en mettent jusques à douze cens emportés de ladite maladie. A Lion, de plus de trois mille ; et ainsi aux autres villes et endroits de la France. Ce mal aiant couru partout, et courant encores aujhourdui, ravage comme un torrent une infinité de ces petites ames innocentes ; quelques grands en sont mesme attaints, et en passent le pas ; mais peu, et plus de femmes que d’hommes. Beaucoup de fiebvres conti- nues, mesme de pourprées, signe de grande corruption (comme aussi la disposition de l’air de ceste saison estoit maligne, remplie de tonnerres, orages, pluies impétueuses et tempestes, symbolizante aux humeurs du siècle), en font desloger grand nombre de tous aages, sexes et quali- tés. Les courantes, les apoplexies, et diverses sortes de morts subites et estranges en tuent d’autre costé tout plain et estonnent le peuple, qui pour cela n’en amende guères. Quant aux affaires publiques, il ne se parle que d’imposts, enchères d’estats, nouveaux édits et ordonnances onéreuses au peuple, à qui oster le bien c’est lui oster la vie : estant chose véritable (tesmoin Tacite au quatrième livre de ses Annales) que les lois abondent et multiplient en un Estat lorsqu’il est plus corrompu, et que l’avarice (que Cicéron, au deuxième livre de ses Offices, apèle très infâme, sur tout ès princes et 44 ÉTUDES DE LETTRES

magistrats) a le crédit et la vogue, comme nous le voions en ce misérable siècle 36.

Certes, L’Estoile souligne, comme les libelles ou les rumeurs qu’il compile, et avec une grande variété des approches entre le ressenti naïf du petit peuple et la vision religieuse, la particulière corruption de la justice 37, de la police 38, de la cour 39, des mœurs sexuelles 40 et du sentiment religieux 41 ou le rôle singulier de l’argent 42 dans ce mouvement général ; mais, à la manière de Montaigne 43, il critique les « livres ineptes qui ressentent la corruption du siecle » 44 et reconnaît dans la moquerie 45 et la médisance 46 les signes de la plus grande cor- ruption possible. Comme le formule si bien Gilbert Schrenck, « l’acti- vité pamphlétaire est le symptôme de la déchéance spirituelle » 47. Le libelle aux XVIe et XVIIe siècles se situe donc au centre de la réflexion sur les pouvoirs de la langue : s’il prétend rétablir l’ordre en dénonçant la corruption, il se révèle souvent lui-même corrupteur. Langue, où vas-tu ? Renverser la cité puis redresser la cité ?

Martial Martin Université de Reims

36. P. de L’Estoile, Registre Journal, seconde partie du premier tome, p. 529 (nous soulignons). 37. Première partie du premier tome, p. 138 ; seconde partie du premier tome, p. 412, p. 443, p. 513, p. 578-579 ou p. 661. 38. Seconde partie du premier tome, p. 661 sq. 39. Première partie du premier tome, p. 91. 40. Seconde partie du premier tome, p. 661. 41. Ibid., p. 436 ou 636 sq. 42. Seconde partie du premier tome, p. 628, p. 644 ou p. 661. 43. Montaigne, Essais, III, 9, p. 990 sq : « l’escrivaillerie semble estre quelque symptome d’un siecle desbordé ». 44. Pierre de L’Estoile, Registre Journal, Seconde partie du premier tome, p. 559. 45. Première partie du premier tome, p. 98 : « La corruption de ce temps est[ait] telle que les farceurs, bouffons, p... et mignons avoient tout le crédit ». 46. Première partie du premier tome, p. 141. 47. G. Schrenck, « Jeu et théorie du pamphlet dans le Journal du règne de Henri III (1574-1589) », p. 74 sq. LA CORRUPTION DANS LES « LIBELLES » 45

BIBLIOGRAPHIE

Textes

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depuis le troisième édit de pacification faict au mois d’Aoust 1570 jusques au règne de Henry troisieme, et reduits en trois volumes, chacuns desquels a un indice des principales matières y contenus. Troisiesme volume, H. Wolf, Meidelbourd, 1578.

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L’ENCHEVÊTREMENT DES TEMPORALITÉS : ESCHATOLOGIE ET CORRUPTION DANS LE DECEZ, OU FIN DU MONDE (1584) DE GUILLAUME DE CHEVALIER

Cet article se propose d’aborder l’expression de la corruption dans Le Decez, ou fin du monde (1584) de Guillaume de Chevalier, un poème épique d’inspiration biblique. L’auteur élabore une paraphrase de l’Apocalypse et conjugue, dans le prolongement de saint Augustin, deux temporalités, l’une terrestre, l’autre céleste, afin de rendre compte des « maux présents » qui accaparent les hommes avant le Jugement. Usant du motif traditionnel du songe – qui est en réalité une vision –, le poète entend alors conduire l’univers à son néant, peignant ainsi la cohorte de maux – guerre, famine, peste – qui s’abattront successivement sur une humanité corrompue. Si le temps de la maladie est un temps de préparation à la mort, il est le préalable à la renovatio spirituelle et, par extension, politique. En effet, les maux présents, aussi insupportables qu’ils soient, précèdent l’avènement d’une justice véritable, celle qui bannira les vaines hiérarchies mondaines, faisant ainsi taire les divergences confessionnelles qui déchirent le royaume de France.

Composé de quatrains d’alexandrins en rimes croisées, Le Decez, ou fin du monde, divisé en trois visions (1584) de Guillaume de Chevalier 1 relève d’un genre littéraire dont la diffusion fut grande au tournant des XVIe et XVIIe siècles : l’épopée d’inspiration apocalyptique 2. Les œuvres que l’on regroupe sous cette appellation – dont Les Tragiques (1616) d’Agrippa d’Aubigné forment sans nul doute l’acmé – sont indis- sociablement liées à la crise sans précédent qui a ébranlé le royaume des derniers Valois, avant l’instauration sous le règne d’Henri IV d’une

. 1 G. de Chevalier, Le Decez, ou fin du Monde, divisé en trois visions. 2. Voir B. Méniel, Renaissance de l’épopée, p. 290-300. 50 ÉTUDES DE LETTRES paix relative, marquée cependant par la hantise du complot politique. La violence inouïe qui s’est emparée aussi bien du clan catholique que protestant dès 1562 a cristallisé à n’en pas douter un puissant imagi- naire eschatologique, accentué en outre par les nombreux « prodiges » célestes observés entre 1577 et 1585 3. Quelle que soit leur obédience confessionnelle, les poètes entendent traduire les « signes » – ces « lettres hiéroglyphiques enfantées par la profonde obscurité » – qui président à l’anéantissement par le feu d’un « misérable siècle » 4 avant le règne éter- nel de Dieu. Reposant essentiellement, mais non exclusivement, sur la réécriture du récit johannique 5, les épopées bibliques offrent alors une réponse théologico-littéraire aux désastres présents qu’elles réfractent différentiellement. Elles se nourrissent en amont de l’interprétation augustinienne, largement admise dans la culture médiévale et renais- sante, d’après laquelle l’Apocalypse appelle un double régime causal, à la fois historique et métaphysique 6. Marqué d’une forte empreinte néo-

. 3 Sur les résonances littéraires de ces phénomènes (apparition probable d’une nova, passage d’une comète en 1577), voir I. Pantin, La poésie du ciel en France dans la seconde moitié du seizième siècle, p. 457-494. 4. G. de Chevalier, Le Decez, ou Fin du Monde, « Epître », p. iii et iv. Opérant une jonction entre sens littéral et sens figuré, le terme de « hiéroglyphe » a toute son impor- tance ici : le Dieu caché ne peut être approché dans sa vérité que par un alphabet mys- térieux dont le déchiffrement accroît le désir spirituel et affine l’âme ; le hiéroglyphe participe de la fascination de la culture des XVIe et XVIIe siècles pour l’embléma- tique (voir A.-E. Spica, Symbolique humaniste et emblématique). Ces signes font autant appel aux facultés imaginatives qu’intellectuelles du lecteur, car ils présentent la carac- téristique de révéler et d’obscurcir conjointement les mystères sacrés, disposant ainsi puissamment l’âme à la méditation. 5. Aux côtés de l’Apocalypse sont convoqués les livres de Daniel (en particulier le songe de Nabuchodonosor II, 31-33) et d’Ezéchiel, ainsi que l’Evangile de Matthieu (XXIV-XXV) et la Seconde Epître aux Thessaloniciens (II, 1-12). 6. La conjonction des deux temporalités est issue de la pensée augustinienne sous l’égide de laquelle s’ouvre Le Decez, ou fin du monde (l’évêque d’Hippone est présenté comme « un pilote », « avec lequel [le poète a] pensé ne pouvoir faire naufrage parmi ces écueils et détroits de la raison humaine », « Aux lecteurs », p. vii). Dans La Cité de Dieu s’opère une synthèse décisive s’agissant du récit johannique, dont l’influence sera considérable. Le récit de l’Apocalypse n’exclut en aucune manière des résonances aux événements his- toriques, en dépit de son caractère a priori anhistorique. Saint Augustin dénonce tou- tefois l’application caricaturale et excessive d’une lecture strictement allégorique et s’en prend aux faux prophètes (d’après Matthieu XXIV, 24), ce que Guillaume de Chevalier dénonce également dans son « Epître », lorsqu’il s’agit de combattre les « fols présages qui échappent à quelques frénétiques » (p. iv). Prédire la date exacte de l’Apocalypse, c’est L’ENCHEVÊTREMENT DES TEMPORALITÉS 51 platonicienne, Le Decez, ou fin du monde de Guillaume de Chevalier subordonne la temporalité mondaine à l’atemporalité divine, trouvant dans la figuration de la corruption, ainsi que nous le verrons, un point d’articulation entre la nature et la grâce. « Ayant pris le vol d’un peu plus haut, je me suis efforcé de représenter au vif dans ce petit œuvre l’état des choses suivant les dernières écri- tures saintes », lit-on dans les pages liminaires du Decez, ou fin du monde (« Epître », p. ii). Se faisant contemplateur des vérités sacrées, Guillaume de Chevalier ambitionne de rendre ce que le récit de l’Apocalypse a voilé d’obscurité ; guidé par l’Esprit, le poète a la charge et l’insigne hon- neur de poursuivre la voix de l’évangéliste Jean. Si toute révélation est achevée depuis l’avènement du Christ, cela n’exclut toutefois pas que le poète ne puisse mimer la parole prophétique, bien au contraire. La poésie de dévotion trouve ici sa pleine légitimité au regard de la théo- logie, dont elle constitue la précieuse alliée. C’est donc une profération, davantage qu’une narration des fins dernières (Guillaume de Chevalier ne suit que très lâchement la succession des visions johanniques 7), qui est livrée ici, faisant du récitant un véritable réceptacle des mystères divins. La poésie épique consacre dès lors l’élection d’un individu qui livre en retour un témoignage à valeur universelle. Fondé sur un regard surplombant au travers duquel s’affirme l’étroite cohésion du signe et du référent 8, l’ouvrage de Chevalier ambitionne donc de « déplier » se livrer à la divination, vivement condamnée dans La Cité de Dieu. La récusation augustinienne des interprétations millénaristes (d’après Apocalypse XX, 1-6) se fonde sur l’idée selon laquelle les mille ans peuvent représenter « toutes les années de ce siècle », en tant « qu’image de cette totalité » temporelle, ou les mille dernières années avant le repos éternel, c’est-à-dire depuis l’incarnation jusqu’au jugement. Voir Th. Victoria, Un livre de feu dans un siècle de fer, p. 84-116. 7. La dispositio du poème témoigne de la relative souplesse du matériau épique dans le traitement de la matière johannique : Guillaume de Chevalier ne consacre aux fléaux annoncés dans l’Apocalypse qu’une portion des plus congrues ; s’il est fait allusion à l’imminence de la destruction du monde dans les livres I et III, ces derniers évoquent d’abord et avant tout les grandeurs célestes ; quant au livre II, il est voué presque exclu- sivement à la glorification du sublime divin. De ce point de vue, Le Decez, ou fin du monde se situe aux frontières du genre épique (si on le compare à l’œuvre de Michel Quillian, pleinement centrée sur la réécriture de l’Apocalypse). 8. L’œuvre de Chevalier voue une confiance absolue au pouvoir mimétique du discours poétique : la présence massive de l’hypotypose invalide d’emblée tout écart qui pourrait se glisser entre les res et les verba. Si l’idée selon laquelle le langage s’est altéré de manière irréversible depuis la Chute est largement répandue à la Renaissance (voir 52 ÉTUDES DE LETTRES l’âpreté et la brièveté du texte johannique afin d’avertir de la nécessité d’agir vertueusement. L’entreprise ne saurait cependant se confondre avec un dépeçage herméneutique ou exégétique, car le poète admet que les mystères divins ne peuvent jamais être pleinement saisis 9. En lieu et place de cela, Le Decez, ou fin du monde puise dans l’Apocalypse pour construire un artefact littéraire des vérités les plus élevées qui se mue en un opérateur de croyance. A la lecture des vers, l’âme doit s’élever du sensible au spirituel, de la multiplicité des images à l’unité du sens ; la méditation spirituelle est alors générée par une alliance des facultés de l’âme. Il s’agit dans le même temps de maintenir une hiérarchie stricte entre poésie de dévotion et texte sacré. Tenu de respecter le dogme, le poète aura alors tout pouvoir de parfaire la représentation des choses dernières. « Représenter au vif » les fins dernières (on aura reconnu le principe de l’enargeia), c’est pourtant se heurter d’emblée à une double difficulté, inhérente à la prédiction et à la prédication johanniques. L’Apocalypse, au sens étymologique de « révélation », induit un décentrement à la fois spatial et temporel. Spatial, car il s’agit de rendre stylistiquement l’ins- cription des êtres et des choses dans un ordre divin étranger à toute raison, et dont le principe ne repose bien évidemment pas sur une conti- güité pacifique des éléments ; temporel, car la matière poétique se donne pour tâche de dévoiler des événements à venir dont la mystérieuse den- sité échappe au sens commun. Dès lors, toute tentative d’enserrer l’espace et le temps eschatologiques dans une configuration stable de représen- tation se heurte à une aporie dans la mesure où la mise en discours des fins dernières invalide le principe d’éternité propre à l’ordre divin. On sait que saint Augustin avait fait état de cet obstacle dans le livre XI des Confessions : le langage qui est donné pour saisir le verbe créateur et éternel de Dieu est lui-même temporel ; aussi ne peut-on saisir le temps autrement que dans le moment de l’écriture car celui-ci possède

M.-L. Demonet, La voix du signe), elle n’invalide pourtant pas la conjonction entre le langage et l’idéal d’une transparence au second degré. La conception néo-platonisante qui conditionne la poésie dans ses registres les plus élevés fait du langage un outil mutilé, ayant perdu sa transparence originelle ; dans le même temps, pourtant, la langue poétique en dépit de ses imperfections, peut approcher l’idée de Dieu ; elle n’est donc aucunement vaine. L’ENCHEVÊTREMENT DES TEMPORALITÉS 53 la propriété de n’apparaître qu’en disparaissant 10. Pour contourner ce qui apparaît à bien des égards comme une impossibilité pure et simple, Guillaume de Chevalier, à l’image de ses contemporains (dont Michel Quillian et, plus tard, Agrippa d’Aubigné dans Les Tragiques) a recours au motif traditionnel du songe 11. Il s’agit plus précisément de trois « visions », « trois beaux mondes » qu’une « beauté suprême », sous la forme d’une lumière étincelante, présente au poète-narrateur ; investi du furor d’inspiration néo-platonicienne, ce dernier devra alors s’atteler à les rendre fidèlement. Le songe est l’extrapolation mimétique de la vision johannique, la parole poétique se trouvant cautionnée par les premières lignes de l’Apocalypse : « Ce que tu vois, écris-le » (I, 11). Distinct du « rêve » et de la « rêverie » 12 car soumis à la volonté et à la raison du poète, le songe fait dialoguer les niveaux interprétatifs, entre l’ici-bas et l’au- delà, entre perte et espérance, trouvant un mode d’intellection de ce qui est par essence ineffable. Le poème joue de cet écart entre le visionnaire – Guillaume de Chevalier livre une « vision » de l’univers dans son pré- sent et dans son devenir – et le prophétique, entre le temps de l’énon- ciation – le hic et nunc des maux qui accablent l’humanité – et le projet divin rétif à toute forme d’explicitation poétique. Il y a là une expérience de pensée, ou mieux une fiction théorique, que le poète se plaît à monter et à démonter, et qui n’est pas sans faire songer à l’évocation du chaos à laquelle se livrera plus tard Descartes dans le livre cinquième du Discours de la méthode. Initié en songe, le poète, véritable messager de Dieu, touche à une vérité cachée ; il prend alors en charge l’imaginaire eschatologique et donne à voir des entités étrangères au sens commun. Faisant état de l’origine divine de son âme (on reconnaît ici l’anamnèse platonicienne

. 9 Cela n’a rien d’original. Guillaume de Chevalier est fidèle à l’idée selon laquelle le langage poétique ne contient pas tout ce qu’il exprime : la poésie de dévotion construit certes une totalité, mais n’est pas à même d’en épuiser tous les ressorts. 10. Voir en particulier les chapitres XV et XVI du livre XI des Confessions. 11. Voir les études réunies dans Le Songe à la Renaissance, éd. par F. Charpentier, notamment l’introduction de S. Perrier, « La problématique du songe à la Renaissance », p. 13-19. 12. A l’exception de Montaigne, la « rêverie » a généralement une connotation négative au XVIe siècle, celle de l’abandon aux sens trompeurs ; elle peut également désigner un raisonnement aberrant (Calvin a souvent recours à ce terme pour stigmatiser ses ennemis, cf. Contre les libertins [1544], in Œuvres, p. 797, p. 807 et p. 809). Sur l’étymologie du mot « rêverie », voir F. Orwat, L’Invention de la rêverie. 54 ÉTUDES DE LETTRES comme souvenir d’un état idéal de l’âme antérieur à son incarnation), le poète est alors doué du pouvoir de faire converger dans un même espace de représentation le passé, le présent et l’avenir – en ce sens, le songe dépasse de loin la fonction de fable vraisemblable que lui attribuaient les commentateurs de Macrobe, via le De Divinatione de Cicéron, dans la mesure où le récit de « vision » est destiné à porter les vérités les plus élevées 13. Pour cela, le domaine poétique doit se laisser envahir par l’élo- quence sacrée. Tissant un lien entre le visible et l’invisible, entre le littéral et le figuré, cette dernière fait montre des qualités descriptives du poète : il lui incombe en effet d’élaborer des «tableaux » (« Aux lecteurs », p. vii) prompts au surgissement, via le procédé de l’hypotypose, des mystères sacrés. Conformément à la doctrine de l’ut pictura poesis, la « peinture » des fins dernières oscille entre description et invocation ; mêlant lucidité et évidence lumineuse dans le prolongement du sublime chrétien 14, elle se donne pour tâche de ravir l’esprit du lecteur, sans toutefois former un substitut du texte biblique, entreprise bien évidemment impensable. Car céder aux seules chimères de l’imagination et aux vains plaisirs de l’ingenium serait bien entendu hautement condamnable ; le lecteur serait alors abandonné aux reflets trompeurs des signes ; fasciné par les beautés de l’ornatus, il substituerait au divin les représentations du divin, versant en cela dans l’idolâtrie (c’est là l’héritage des débats relatifs aux représen- tations du divin dans le sillage des écrits de Denys l’Aréopagite 15). Parce qu’il est soumis à la recréation de la parole divine, le motif du songe est soustrait à tout soupçon de fausseté ou de délire imaginatif 16.

. 13 Le Songe de Scipion, inséré dans La République de Cicéron, a connu une postérité considérable au XVIe siècle. Voir S. Lecompte, La chaîne d’or des poètes, p. 207-247. Le poème de Chevalier emprunte au Songe de Scipion le topos du voyage céleste (p. 3). 14. Le Traité du sublime attribué à Longin paraît en 1554, avant de connaître de nombreuses rééditions. On rappellera que le traité de Longin réconcilie l’art et le génie, la mania platonicienne et la technè d’Aristote : le sublime ne saurait se situer exclusi- vement du côté de la furor ; elle implique une approche analytique seule à même de restituer l’ineffable. 15. Voir notamment la Hiérarchie céleste, II, 3 (140C et 141A) dans laquelle Denys l’Aréopagite traite de l’usage des symboles dans la représentation du divin, les jugeant dangereux. Voir de manière plus générale, J. Miernowski, Signes dissimilaires. 16. Il s’agit pourtant d’une utopie tant les paraphrases poétiques des textes sacrés sont saturées de figures de style.Le Decez, ou fin du monde affiche un goût prononcé pour les rapprochements surprenants et les montages ingénieux, touchant par moments à une forme d’abstraction qui dépasse de loin la tension interprétative présupposée par le sens L’ENCHEVÊTREMENT DES TEMPORALITÉS 55

Au vu de ce qui précède, le recours au songe, artifice commode qui légitime la démarche spirituelle du poète, en même temps que le pro- jet d’écriture lui-même, permet de dérouler dans la temporalité linéaire de l’écriture une temporalité qui lui est étrangère, car toujours différée au vu de sa composante prophétique : n’est-ce pas une « horloge sans heures » (p. 4) qui guide le devenir de l’humanité ? Surtout, par la pers- pective surplombante qu’il offre, défiant toute contingence, le songe est la clé poétique qui unit la grande narration biblique du commencement et de la fin, défaisant à rebours les grandeurs de la Création : « Le sujet est grand et semble désirer un plus long volume vu qu’à la dissolution du monde n’y a pas moins de matière pour discourir qu’à sa création » peut-on lire dans l’« Epître » (p. ii). L’avenir funeste d’un univers voué à s’altérer inéluctablement est contenu en germe dans le moment fon- dateur de la Genèse (la « Genèse » est au sens premier une « naissance », mais aussi, dans une signification seconde, un « destin ») ; l’Apocalypse marque théologiquement la fin de l’histoire dont elle dévoile a posteriori la signification, conformément à son étymologie hébraïque 17. Dès lors, la conjonction de la temporalité humaine et de l’atemporalité divine ne conduit aucunement à l’évocation d’un monde en proie à l’indistinction ; elle asseoit bien au contraire un processus qui tend vers l’ordre renouvelé de Dieu, suivant en cela la Seconde Epître aux Thessaloniciens (II, 1-12) :

[…] lorsque toutes les choses lesquelles naissantes et mourantes par les révolutions assiduelles des cercles parfont le monde seront revenues à leur premier point, [l’homme pourra] être de ceux qui prendront la couronne triomphante d’immortalité » (« Epître », p. iii).

En ce sens, la rupture de la concordia discors n’a rien d’un chaos élémentaire, celui qui caractérisait par exemple la Théogonie d’Hésiode ; elle n’a rien non plus d’une conception de la nature, considérée comme le lieu de forces aveuglément brutales, qui serait livrée à elle-même, chose impensable dans une optique chrétienne ; si la matière semble être la

spirituel. Sous le règne d’Henri IV, nombreux seront ceux qui préconiseront une théorie de la mesure – et plus spécifiquement un usage restreint de la métaphore – en matière d’écriture spirituelle. 17. Galeh (« révélation ») en hébreu (le terme se trouve en Daniel II, 19 ; 22 ; 28 ; Amos III, 7 ; Proverbes XI, 13 ; Matthieu XI, 27). 56 ÉTUDES DE LETTRES proie de tous les désordres, elle n’en demeure pas moins soumise à la volonté divine. On ne s’étonnera, dès lors, que la conception du temps énoncée dans Le Decez, ou fin du monde soit fondée sur ce que nous pourrions nommer un mouvement de réfraction et d’expansion ; le retour à la destruction et au chaos est un mouvement inhérent au dessein divin, avant de conduire in fine à une harmonie parfaite :

Le monde corruptible est de manière instable, Principe de sa mort, il a commencement : Toute chose qu’on voit dans ce clos habitable Avec l’esprit vital, prend fin du mouvement (p. 3).

La fragmentation des quatre éléments relève d’un principe universel d’ordre métaphysique qui reflète, en retour, l’ordonnancement originel de celui-ci ; elle relève de la récapitulation, d’origine paulinienne (Ephésiens, I, 10), qui veut que l’ensemble des choses créées par le Verbe convergent in fine vers un point unique, une sublimation ou une trans- figuration des êtres sous la bannière du Christ 18. La vision du poète est cautionnée bibliquement par les bouleversements cosmiques (obscurcis- sement du soleil, chute des étoiles, ébranlement des astres et des forces célestes) qui précèdent la parousie selon Matthieu, XXIV, 29-31. La restitution du règne de Dieu ne peut qu’émaner de la dégradation du temps profane. Il y a là un paradoxe que le poète, s’appuyant sur la pen- sée platonicienne 19, peut aisément résoudre : le désordre de la matière fait partie en tous points de l’intelligible et touche alors à une pensée de l’origine ; selon les cosmologies renaissantes de stricte obédience, Dieu a créé la matière avant toutes choses (la matière ne saurait préexister au logos sous peine de verser dans la tradition lucrétienne). Bien qu’elle puisse subir de violentes altérations, la matière est toujours en quantité égale, elle est coextensive à l’action de Dieu et en partage les propriétés

18. Voir J. Céard, « ‘ In homine quodam modo sunt omnia ’ ». 19. « Voilà bien pourquoi nous disons que la mère de ce qui est venu à l’être, de ce qui est visible ou du moins perceptible par un sens, c’est-à-dire le réceptacle, n’est ni terre, ni air, ni feu, ni eau, ni rien de tout ce qui vient de ces éléments et de tout ce dont ils dérivent. Mais, si nous disons qu’il s’agit d’une espèce invisible et dépour- vue de figure, qui reçoit tout, qui participe de l’intelligible d’une façon particulière- ment déconcertante et qui se laisse très difficilement saisir, nous ne mentirions point » (Platon, Timée, p. 149-150 [51a]). L’ENCHEVÊTREMENT DES TEMPORALITÉS 57 divines. Le lieu commun du vieillissement du monde - « Le monde est un vieillard dont la folle jeunesse / Lascive, dissolue en toute volupté / Laissa pour apanage à sa faible vieillesse, / Mille malheurs témoins de son infirmité » (p. 39) – prépare bien évidemment la renovatio de l’uni- vers, de même qu’il permet de contrer les ennemis de la foi, « épicuristes » et autres « athées », que Guillaume de Chevalier condamne de la manière la plus véhémente (p. 5). Cette charpente théologique, en tous points conforme à la doxa, asujettit l’évocation des maux présents qui accablent l’homme à une théodicée. L’œuvre de Chevalier réfléchit le mal, au sens optique du terme, et le fait converger vers un foyer spirituel unique. L’épopée apo- calyptique se présente de fait comme le négatif tragique des paraphrases poétiques de la Genèse, dont La Sepmaine ou Creation du monde (1578) de Du Bartas constitue à n’en pas douter l’archétype. Les merveilles de la Création, signes incontestables de la bonté de Dieu 20, se voient alors inscrites dans une écriture de l’inversion et de l’abjection. Là où les paraphrases de la Genèse exaltent le devenir grandiose de l’humanité, la poésie apocalyptique conduit l’univers à son néant, peignant ainsi la cohorte de maux – guerre, famine, peste – qui s’abattront successivement sur une humanité corrompue 21. Ainsi, dans le troisième livre du Decez, ou fin du monde (p. 38-40), Guillaume de Chevalier se sert d’un autre lieu commun, celui du « comble de maux » ou « comble de péchés » qui s’est abattu d’après le récit de l’Apocalypse (XVI, 2) sur l’humanité toute entière ; le poète rapproche la corruption des hommes avant la Déluge et les maux présents :

Le temps présent ressemble aux jeunes ans du Monde : Quand au fils de Lamech le Dieu de l’Univers Commenda de son bois tout premier fendre l’onde Dont les corps de ce rond seront alors couverts (p. 37b).

20. La Sepmaine ou Creation du monde (1578) du protestant Du Bartas, l’un des plus grands succès de la seconde moitié du XVIe siècle, constitue un intertexte privi- légié. Même s’il ne cite pas Du Bartas, Guilaume de Chevalier s’en inspire indiscuta- blement (par son titre, Le Decez, ou fin du monde forme l’exacte inversion de celui de Du Bartas) ; il en est de même de La Dernière semaine ou Consommation du monde de Michel Quillian. 21. « Le fer, la faim, la peste ont le bas édifice / Déjà longtemps travaillé par leurs cruelles mains : / Le prodige à sept voix a mis en sacrifice / Les efleuz de l’Esprit qui régit les humains » (p. 5). 58 ÉTUDES DE LETTRES

Ce topos, largement exploité dans la littérature apologétique des XVIe et XVIIe siècles – aussi bien du côté catholique que réformé 22 – fait du temps humain le préalable indispensable à l’accomplissement du règne de Dieu. L’univers a ainsi atteint son apogée négative, laissant au mal (provisoirement du moins) tout pouvoir ; la disparition de la vertu, au sens augustinien, entraîne une privation, celle de la forme même. La cor- ruption des hommes se propage dans l’univers et en perturbe l’unité ; la nature, elle-même altérée, entrave à son tour le cours de l’histoire humaine. Le Decez, ou fin du monde transpose poétiquement le concept de la regio dissimulitudinis, « cette région où rien ne te ressemble » d’après saint Augustin (Confessions, VII, 10, 16), dont le substrat remonte lui- même au Politique de Platon :

Lorsqu’on descend en dessous du vice […], on se trouve alors dans la région de dissemblance, et, en se plongeant en elle, on s’apprête à tomber dans un bourbier obscur 23. La dissemblance est l’avers de la ressemblance avec le divin ; c’est une région de mort (l’homme n’est plus temporairement l’imago Dei) dans laquelle l’individu a sombré et de laquelle il ne peut s’extraire par ses propres forces ; une région de mort que Guillaume de Chevalier traduit stylistiquement par le recours à l’hyperbole et à une forme de réalisme macabre :

L’air alarme vos camps, les rochers, les montagnes Du sommeil vicieux veulent ôter votre œil, Les souffreuses vapeurs qui brulent les campagnes Veulent tirer vos cœurs de l’infecté cercueil Les prodiges hideux dont couverte est la Terre Les forfaits non-ouïs engendrés des horreurs Au Tartare plus creux du frère du Tonnerre Ne peuvent arracher vos maudites erreurs (p. 38b).

Seul le temps divin sera à même de dissoudre l’« infirmité » (p. 13) et l’ignorance qui gangrènent l’esprit humain ; seul le temps divin permet- tra cette résurgence du même qui conduira aux fins dernières :

22. Voir E. Forsyth, « D’Aubigné, Calvin et le comble des péchés ». 23. Platon, Le Politique, 273d. L’ENCHEVÊTREMENT DES TEMPORALITÉS 59

Toujours le temps s’écoule et sa ferme inconstance Paraît perpétuelle en ses tours renaissants, Portrait du grand esprit dont l’infinie essence Voit les flots les passés, les futurs les présents (p. 26a).

L’évocation du temps est envisagée ici comme la miniature, comme le « portrait » du Créateur ; ce faisant, le poème renvoie également à un substrat platonicien qu’il réforme dans le sens de la foi : on se souvient en effet que dans le Timée (38b), le temps est né avec l’univers, dont il est l’image mobile. Mais le temps de la maladie, après les années de jeunesse, est un temps de préparation à la mort, puis à la renovatio spirituelle et par extension politique. En effet, les maux présents, aussi insupportables qu’ils soient, précèdent néanmoins l’avènement d’une justice véritable, celle qui ban- nira les vaines hiérarchies mondaines, faisant ainsi taire les divergences confessionnelles qui déchirent le Royaume de France. Le Decez, ou fin du monde privilégie de toute évidence une remontée vers les vérités divines, propres à faire taire les voix discordantes des hommes ; il en est ainsi de l’appel au Roi dans la tradition de la bonne gouvernance (p. 8). En effet, si Guillaume de Chevalier déplore à de nombreuses reprises les exac- tions commises en son temps (le mal est bien plus grand qu’au temps du déluge biblique, « exécuteur de la vengeance divine », « Epître », p. ii), il se garde pourtant de verser – même indirectement – dans la polémique antiprotestante, privilégiant davantage une forme d’abstraction. Dès lors, les allusions à un « siècle de fer », dans lequel les hommes pétris de péché – c’est le motif de la concupiscence (« Epître », p. iii) – s’entretuent, ont une fonction illustrative, mais non exclusive, des maux à venir : ce sont autant de signes qui témoignent de l’imminence de la destruction du monde. Le poète-narrateur devient ainsi un spectateur socratique de la folie des hommes ; il témoigne, au sens juridique du terme, de l’al- liance – bien évidemment jamais remise en question – entre le Créateur et la créature. Le péritexte du Decez, ou fin du monde énonce d’emblée l’étroite imbrication entre nature et surnature, entre finitude humaine cet éternité divine, entre obscurité et révélation :

L’homme m’a toujours semblé avoir été fait pour imiter l’infinie perfection de son auteur en tant qu’un infini, incorruptible et hors du temps peut être imité d’un fini, corruptible et sujet à l’empire du temps 60 ÉTUDES DE LETTRES

qui n’est autre chose que le mouvement de chaque être sensible qui ne demeure jamais en même état ainsi, comme un Protée emprunte une infinité de divers masques jouant divers personnages en un même sujet inquiet (« Epître », p. i).

Véritable « Protée » 24, l’être humain est entièrement guidé par une pulsion métamorphique (l’adjectif « inquiet » renvoie ici à sa signification étymologique première : in-quies). Soumis à la corruption – entendue ici dans un sens augustinien 25 – le sujet est une figure composite, traversée par des éléments conflictuels, en apparence inconciliables. L’insuffisance de la raison humaine, autre lieu commun de l’apologétique catholique et réformée, nourri en outre par l’émergence du scepticisme au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, conduit certes à une leçon d’hu- milité. L’apport théologique d’une telle conception des représentations mondaines se conçoit aisément : même marquée ontologiquement par le péché, la nature humaine n’est pas pour autant irrémissible ; en dépit de sa difformitas, l’individu n’a pas perdu pour autant sa vocation originelle, bien qu’il n’en possède plus les attributs ; il sera rétabli par l’Incarnation dans la vérité et dans la beauté, et recouvrera son origine divine 26. En tant que réduction imparfaite du divin, tout homme doit tendre vers la perfection, incarnée par le hors-temps divin. Il est à souligner que les enjeux sont ici autant doctrinaux que confessionnels : croire à la seule prédestination comme le font les réformés, c’est invalider le lien proto- typique qui unit l’homme et son Créateur 27. S’il y a une prédestina- tion, elle ne peut être qu’une prédestination au salut, étant donné qu’elle nécessite pleinement l’adhésion humaine ; le salut par la grâce, sans le

24. Le terme apparaît également dans le poème : « Les choses du bas monde ont un être passible, / Un Protée inconstant qui reçoit les portraits / Qui des fleuves naissants de l’onde corruptible / Sans cesse tournoyant du changement sont faits » (p. 25). 25. Pour l’évêque d’Hippone, les êtres créés se caractérisent par une défaillance ontologique qui touche au néant lorsque Dieu se retire du monde, renonçant alors à sa fonction fabricatrice : « Il y a donc un bien inaltérable : Dieu ; et tous les autres, qui viennent de lui, sont en eux-mêmes susceptibles d’altération, parce que d’eux-mêmes, ils ne sont rien » (De Vera religione, XIX, 37). 26. Sur le couple difformitas-reformitas, voir C. Harrison, Beauty and Revelation in the Thought of Saint Augustine. 27. La qualification de l’homme en tant qu’imago ad imaginem apparaît dès l’« Epître » (p. i), marque indiscutable de l’orientation théologique du poème. L’ENCHEVÊTREMENT DES TEMPORALITÉS 61 concours du libre-arbitre, conduirait à placer Dieu hors d’atteinte et à exacerber la notion de péché. Fondée sur le principe de l’amplification, la matière apocalyptique telle que la présente Le Decez, ou fin du monde de Chevalier se lit bien entendu à la lumière de la Chute et de la rédemption : la corruption du monde terrestre, de même que les faiblesses humaines, ne constituent aucunement un obstacle au règne de Dieu, mais bien au contraire la condition indispensable à sa réalisation. Il y a dans la figuration poé- tique des fins dernières et de la corruption qui anime le monde terrestre un spectacle du sens, c’est-à-dire le dévoilement d’un mystère transcen- dant, qui revêt en retour une fonction probatoire. En cela, l’œuvre se donne à lire comme une épiphanie, c’est-à-dire comme le surgissement d’un monde à venir dont il s’agit d’expliquer les desseins divins qui y président ; l’imagination, guidée par la puissance de l’éloquence sacrée, conduit à un croire. La confrontation de la corruptibilité sublunaire et l’incorruptibilité divine témoigne plus largement de la volonté du poète de réactualiser le récit biblique dans le présent vécu du narrateur et du lecteur. Cette dimension est rendue lexicalement par les très nom- breuses occurrences du verbe « voir », énoncé au présent. Le dispositif verbal permet d’asseoir la convergence du fini et de l’infini et a pour effet d’accroître la participation sensible, quasi cénesthésique du lecteur ; le poète-narrateur apparaît de son côté comme un témoin, un chroniqueur des fins dernières. La restitution poétique de l’Apocalypse s’attèle ainsi à combler un écart par essence impossible à dépasser qui atteste a posteriori du sublime de l’épopée biblique et, par là même, de l’ethos du poète. C’est à dessein que Guillaume de Chevalier use (et abuse parfois) d’un vaste réseau d’antithèses ; cette solidarité des contraires a pour effet de défier la raison du lecteur et de décentrer son regard, troublant ainsi les repères cognitifs qui sont les siens. C’est une matière poétique qui croit en la convergence du signe et du référent, même si ce dernier se situe « hors du temps » (« Epître », p. i) ; elle ne saurait toutefois se situer sur le plan d’une forme d’alchimie poétique qui se contenterait de manier des réseaux de correspondances ; de ce point de vue, le Decez, ou fin du monde s’apparie de plain-pied à une célébration poétique du déchiffre- ment du monde. C’est pour cela que le poème effectue un parcours cir- culaire, accompagné de nombreuses digressions (Guillaume de Chevalier se fait ici l’émule de Du Bartas), mêlant en outre plusieurs champs de 62 ÉTUDES DE LETTRES savoir, afin de restituer les mystères divins, le tout se définissant comme une vision ordonnée et cohérente du monde.

Adrien Paschoud Université de Bâle L’ENCHEVÊTREMENT DES TEMPORALITÉS 63

BIBLIOGRAPHIE

Textes

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Cet article propose d’analyser quelques poèmes emblématiques du recueil Le Mespris de la vie et consolation contre la mort (1594) du poète Jean-Baptiste Chassignet. Dans ce recueil, traversé par une présence quasi obsessionnelle du corps fragmenté et ouvert, Chassignet s’inscrit dans la lignée d’Ignace de Loyola, où l’appel au sens et à l’imagi- naire de la corruption dominent le cheminement spirituel : il s’agit de suivre le travail de la décomposition physiologique dans un but salutaire. Chassignet adopte ici la même approche, en convoquant notamment le principe rhétorique de l’enargeia et en mettant l’accent sur la défiguration progressive du corps, mise en scène à la manière d’un spec- tacle anatomique où le poète, imitant le geste de la dissection, ouvre le corps mort pour faire ressortir la pourriture, la vermine, les odeurs et les parties du squelette. Ainsi, le corps corrompu apparaît comme un élément indispensable à la leçon ultime de l’œuvre : amener son lecteur à mépriser la vie terrestre, et donc son propre corps.

Le Mespris de la vie et consolation contre la mort (1594) de Jean-Baptiste Chassignet est marqué, on le sait, par l’omniprésence des états dégra- dés du corps. Cette œuvre élude le corps christique, parangon absolu de la souffrance, pour s’attacher davantage aux figurations du corps mortel dans une puissante poétique de l’abjection. Elle témoigne en cela d’une véritable fascination devant un monde dont Dieu s’est irrémédiablement éloigné, laissant aux hommes la seule contemplation de leur déchéance physique et morale. Nous voudrions nous atteler ici à l’expression poé- tique de la corruption, instituée en un véritable « spectacle », lui-même fondé en dernier ressort sur la réversibilité des contraires. La présence quasi obsessionnelle du corps vicié, de ce « corps-prison » selon la célèbre métaphore platonicienne, répond ici au principe horatien du docere et 66 ÉTUDES DE LETTRES movere que Chassignet réforme bien évidemment dans le sens de la foi, en convoquant le lieu commun de la vanitas vanitatum. Elle est subor- donnée plus largement à une anthropologie théologique duelle, qui veut que l’homme, alors même qu’il a été racheté par le sang du Christ, ne soit jamais à même de prendre la mesure de la déchéance qui est la sienne 1. Publié à Besançon chez l’éditeur Nicolas de Moingesse, Le Mespris de la vie et consolation contre la mort est composé de 446 sonnets (dont 434 numérotés), entrecoupé d’odes et d’élégies, dessinant un massif tex- tuel considérable de près de 11’000 vers 2. L’œuvre est répartie en neuf sections, séparées les unes des autres par des discours, des supplications et des syndérèses. Les intertextes qui l’informent sont aujourd’hui bien documentés : le poème repose conjointement sur la tradition médié- vale, sur la poésie de la Pléiade et bien entendu sur la Bible. L’œuvre de Chassignet se nourrit également de la tradition patristique et plus par- ticulièrement des écrits augustiniens sous la forme de paraphrases des Soliloques, du Manuel et des Méditations 3. Il est à relever que Chassignet a sans doute emprunté les expressions les plus brutales de la dégrada- tion à l’évêque d’Hippone (cadaver putridum, esca vermium, vas fetidum, cibus ignium, vas sterquilini, concha putredinis…). Cependant – et cela témoigne de l’ampleur de la culture livresque de Chassignet – la représen- tation d’un monde gagné par le péché trouve également ses fondements poétiques et théologiques dans les œuvres des mystiques, notamment espagnols, prompts à frapper les sens, au premier rang desquels se trouve bien évidemment la vue. Chassignet a pu trouver un vaste réservoir d’élé- ments macabres (vermine, maladie, puanteur) dans Le Libro de la oración (1554) de Louis de Grenade, traduit en 1575 par François de Belleforest sous le titre Livre de l’oraison et de la méditation, lequel place l’imagina- tion visuelle – notamment l’évocation du cadavre dans le tombeau – au cœur de la piété et accorde aux figures une importance de premier plan 4.

. 1 Il est délicat de vouloir assigner à Chassignet une préférence confessionnelle : par l’enchêvetrement des substrats de représentation qu’il opère, Le Mepris ne saurait en effet relever d’une obédience religieuse stricte bien que, par ailleurs, le poète semble se rapprocher davantage de l’anthropologie théologique de la Réforme. 2. J.-B. Chassignet, Le Mespris de la vie et consolation contre la mort [1594]. 3. Voir M. Clément, « Chassignet et saint Augustin ». 4. Rappelons que la première des méditations de l’ouvrage éponyme de Louis de Grenade porte sur la Passion. LE SPECTACLE DE LA CORRUPTION 67

Sans doute l’ouvrage de Diego de Estella (Vanidad del Mundo, traduit en 1587-1589 sous le titre Le livre de la vanité du monde), lui-même inspiré de Louis de Grenade, constitue-t-il également un apport substantiel. Mais il convient surtout de rappeler que Chassignet a fréquenté assidûment les écrits d’Ignace de Loyola, notamment les Exercices Spirituels (1548). Dans ce manuel d’ascèse, l’appel aux sens, caractéristique de l’écriture de Chassignet, constitue un enjeu cen- tral. Loyola invite en effet l’exercitant à prendre conscience de l’immi- nence de la mort et à « regarder toute la corruption et la laideur de [s]on corps » 5. La démarche spirituelle de Loyola consiste en effet à saisir la mort en convoquant en première instance l’imagination, l’une des facul- tés de l’âme selon la tradition aristotélico-thomiste (elle figure aux côtés de l’entendement, du sens, du sens commun et de la mémoire). L’assise théologique que déploie l’ascèce ignatienne trouve sa justification dans les effets qu’elles doivent induire. Selon la pensée mystique de Loyola et de ses continuateurs (dont Suárez), l’homme ne peut trouver Dieu qu’à travers la perception du monde sensible. L’activité imaginaire consiste à reconstituer (c’est le concept de la re-præsentatio) avec la plus grande précision les endroits où ont eu lieu les grands mystères, notamment la nativité et l’incarnation. Le lieu mental s’anime alors, des personnages s’y meuvent, des histoires s’y racontent. Dans cette démarche spirituelle, l’image mentale opère par paliers : elle permet de débrouiller la confu- sion qui règne dans le monde sensible et oriente le cheminement spiri- tuel du sujet, guidant ainsi sa volonté. La spiritualité ignacienne exige de l’exercitant qu’il médite quotidiennement « les épouvantables réalités de la mort » :

Nous devons nous imaginer que nous sommes dans un cimetière, regarder, toucher les os des morts […] ; nous devons songer que ces os ont été ceux d’hommes semblables à nous […] 6. Loyola fait des usages des cinq sens « une méthode d’oraison strictement définie » 7 et donne la primauté à la vue. Viennent ensuite l’ouïe, puis le fait de « sentir », « goûter », « toucher » les réalités spirituelles : « Par

. 5 I. de Loyola, Exercices Spirituels, p. 49. 6. E. Mâle, L’art religieux après le concile de Trente, p. 207. 7. Ph. Denis, « La réforme et l’usage spirituel des cinq sens », p. 188. 68 ÉTUDES DE LETTRES l’odorat, sentir la fumée, le soufre, le cloaque et la putréfaction » 8. Pour se figurer vivement la mort, il faut voir le cadavre. Aussi l’appel aux sens est-il mis au service des images les plus répugnantes : en insistant sur l’odeur de la putréfaction, c’est bien dans le monde de la corruption que Loyola fait entrer l’exercitant. La méditation sur la mort doit enjoindre le chrétien de suivre le travail de la décomposition physiologique, donc de visualiser par anticipation, pourrait-on dire, les états cadavériques 9. Pour traduire stylistiquement ce cheminement spirituel, Chassignet convoque pour sa part le principe rhétorique de l’enargeia, terme qui désigne la capacité dévolue au rhéteur de faire surgir un objet ou un être absent, et dont la figure de l’hypotypose (ou evidentia) est l’instrument privilégié 10. Rappelons en effet que la notion d’enargeia désigne, dans la tradition antique, la capacité du langage à faire surgir dans l’esprit de l’auditeur une présence vivante 11 : il s’agit donc, selon une formulation célèbre de l’Institution oratoire de Quintilien, « de présenter les choses dont nous parlons avec une telle clarté qu’elles semblent être sous nos yeux » 12. Les détails doivent être si animés et de couleurs si suggestives qu’ils parviendront à faire du lecteur un témoin et un spectateur au même titre que l’auteur. Par ailleurs, l’enargeia a pour fonction de susci- ter l’adhésion spirituelle du lecteur, dont l’esprit sera « ravi », au sens spi- rituel du terme, par cette représentation « vivante » : « C’est en effet dans la simple expérience du regard que le poète découvre la séduction, mais aussi la vanité de ce qu’il faut apprendre à mépriser. C’est aussi à partir de la vision physique qu’il perçoit la possibilité d’une vision spirituelle, en pleine lumière, dans cet ailleurs radical que représente la mort » 13. Dans le Mespris, l’appel aux sens est évoqué dès la « Préface au lecteur » 14. Cet appel, réitéré tout au long de l’œuvre, revêt bien

. 8 I. de Loyola, Exercices Spirituels, p. 53 sq. 9. Voir P.-A. Fabre, Ignace de Loyola. 10. A.-E. Spica, « La rhétorique de l’image dans Le Mespris de la vie de Chassignet », p. 181. 11. Voir P. Galand-Hallyn, Les yeux de l’éloquence, p. 108 ; Fl. Dumora-Mabille, « Entre clarté et illusion ». 12. Quintilien, Institution oratoire, livre VIII, 3, 62, p. 77. 13. R. Crescenzo, « L’expérience du regard dans Le Mespris de la vie et consolation contre la mort », p. 199. 14. J.-B. Chassignet, Le Mespris de la vie et consolation contre la mort, « Préface au lecteur », p. 9-21. LE SPECTACLE DE LA CORRUPTION 69

évidemment une fonction didactique et participe d’un projet de dévoilement de la Vérité. En effet, « […] la consolation contre la mort, but de la quête poétique et spirituelle de Chassignet, exige une éducation du regard. Celui-ci doit s’entraîner à considérer la mort non pas telle qu’on la représente, mais telle qu’elle est en réalité. Démasquer, démysti- fier, arracher : l’entreprise éthico-poétique de Chassignet va dans le sens d’un dépouillement » 15. S’appropriant le travail méditatif de Loyola, le poète se focalise sur la représentation salutaire de la mort :

Méditer à la mort, c’est le commencement De vivre en liberté ; […] (II, 5-6). Tous les éléments stylistiques du Mespris, notamment le jeu des sonorités ou l’alliance de certains termes, concourent à rappeler sans cesse au lecteur la vacuité du monde sensible. Parmi les vérités fondamentales que ce recueil profère, celle d’un monde où tout n’est qu’illusion et vanité domine en effet 16. Le poète travaille la pensée de la mort de telle sorte que le lecteur est amené à méditer puissamment sur la brièveté de la vie. Chassignet compte parmi ces poètes dits « dévotion- nels » de l’âge « baroque » qui enserrent la dynamique littéraire dans une défiguration progressive du corps, en le faisant passer du statut de corps intègre à celui de corps ouvert. L’emploi du terme « réalisme », a priori problématique, prend tout son sens dans ce contexte : en effet, le Mespris est sous-tendu par une économie poétique qui mobilise la pourriture, la vermine, les odeurs, des parties du squelette pour figurer la mort. A travers l’évocation minutieuse du corps corrompu, le poète crée alors des « tableaux », c’est-à-dire des modes d’intellection de ce qui est par définition irreprésentable, qui se constituent en véritables « spectacles » :

Que feray-je, Seigneur, si ta presence amie Se retire de moy ? veu que les mieuz nourris Sont les mieus consumez, devorez, et pourris, Sous le silence coy de la tombe ennemi ? Je me presente icy comme une anatomie, Le ceur sans battement, la bouche sans souris,

15. R. Crescenzo, « L’expérience du regard dans Le Mespris de la vie et consolation contre la mort », p. 209. 16. Voir A.-E. Spica (dir.), Discours et enjeux de la vanité. Sur la vanitas vanitatum, voir T. Cave, Devotional poetry in France (c. 1570-1613), p. 146-164. 70 ÉTUDES DE LETTRES

La teste sans cheveus, les os allangouris, L’œil cavé, le né froid, et la face blesmie 17. Mis dans la bouche du poète, le terme « anatomie » revêt plusieurs acceptions au XVIe siècle, une polysémie lexicale que Chassignet exploite avec force 18. Ce terme renvoie d’abord et avant tout à un cadavre (ou à un squelette), en même temps qu’il peut prendre le sens de « dissection » 19. Dans cette perspective, « [s]e présenter […] comme une anatomie », c’est faire l’aveu d’une nature mortelle, mais c’est aussi « s’offrir à l’œil d’un dieu anatomiste » 20. L’ouverture du corps est à prendre au sens propre (elle participe de la connaissance de l’homme par le truchement du regard perçant la surface de l’enveloppe corpo- relle) et au sens figuré (elle doit se lire à l’aune de la matière incorrup- tible qu’est l’âme dans une perspective métaphysique), ce qui renforce la suggestivité macabre de l’image. L’œuvre de Chassignet témoigne indiscutablement d’une « culture de la dissection » 21, caractéristique du premier âge « baroque », sur laquelle se greffe la grande topique du corps fragmenté. En effet, depuis les premières dissections à la fin du XIIIe siècle, la pratique de la dissection s’est généralisée et est devenue, vers le milieu du XVIe siècle, une « matière théâtrale » : l’ouverture du cadavre, menée devant un public composé de savants et de curieux, s’apparente à un spectacle qui brave un interdit fondamental 22. La connaissance des rouages internes du corps est diffusée également par l’intermédiaire des planches anatomiques, lesquelles « donne[nt] à voir sur le papier ce qui pouvait être observé sur la table de dissection » 23. Surtout, et c’est cela qui nous importe ici, la dissection est transposée dans le domaine théo- logico-littéraire : le poète, comme l’anatomiste, fait appel à l’image du cadavre et se plonge dans l’univers du corps intérieur pour s’en inspirer. Alors que le médecin tente de percer les secrets de la vie en examinant un cadavre, le poète se persuade que la connaissance est une expérience

17. « Que feray-je, Seigneur, si ta presence amie », 1-8 (J.-B. Chassignet, Le Mespris de la Vie, p. 302). 18. Voir R. Mandressi, Le regard de l’anatomiste. 19. Voir E. Huguet, Dictionnaire de la langue française du seizième siècle. 20. R. Crescenzo, « L’expérience du regard dans Le Mespris de la vie et consolation contre la mort », p. 210. 21. J. Sawday, The Body Emblazoned, p. viii. 22. R. Mandressi, Le regard de l’anatomiste, p. 241. 23. Ibid., p. 95. LE SPECTACLE DE LA CORRUPTION 71 esthétique. La main qui tient la plume est aussi du coup la même qui tient le scalpel. Cette ambition est partagée par Chassignet : le sonnet évoqué précédemment est représentatif de la manière dont le modèle anatomique est soustrait au seul domaine médical. Il est ainsi possible de voir dans le dernier quatrain « un auto-portrait construit sur le modèle de la planche anatomique » 24 qui confronte le lecteur à la vision du corps ouvert, à la fois fascinant et repoussant. Cette ouverture dévoile les secrets du tom- beau : le lecteur est confronté à un corps corrompu, consumé, dévoré. L’anatomie, ainsi mise à nu (si l’on peut dire), est un corps réduit : la répétition de la préposition « sans » met en relief cette réduction corpo- relle qui associe le « je » lyrique à un non-corps. En effet, un cœur qui ne bat plus, une bouche dont le sourire a été effacé et une tête dépourvue de chevelure ne renvoient plus à un être humain, un être vivant ; ces mots esquissent les contours d’un cadavre, dont le portrait est achevé par la présence d’un visage livide. Le parallèle entre les planches anatomiques et l’œuvre du poète se manifeste également dans la dimension morale qui les unit. Les planches anatomiques, comme les poèmes de Chassignet, profèrent à qui veut l’entendre un avertissement, un memento mori ou un rappel de la vanité (il suffit de songer sur ce point aux célèbres planches qui accompagnent le De humani corporis fabrica [1543] de Vésale). L’œuvre de Chassignet fait donc alterner méditation, description, confession et critique, mimant ainsi « un exercice spirituel au cours duquel le jeune homme s’imagine vieillard promis à une mort toute proche, jouant la mort, se jouant d’elle » 25. C’est donc un corps « exem- plaire », au sens rhétorique du terme, autour duquel le poète organise le mouvement persuasif de l’œuvre. La représentation obsédante du corps dans Le Mespris est marquée par « l’étrange insistance du poète à le mon- trer en tous ses états, dans un retour qui témoigne d’une forte attraction/ répulsion » 26. En effet, l’insistance est donnée à la fragilité du corps et son destin, qui est de pourrir, avant de disparaître. La représentation du corps dans le Mespris est fortement codifiée, notamment au travers de l’intertexte biblique lequel fait entrer le corps dans les paradigmes associés de la fragilité, de la maladie, de la pourriture. Le corps figuré

24. G. Mathieu-Castellani, Emblèmes de la mort, p. 138. 25. Ibid., p. 108. 26. Ibid., p. 103. 72 ÉTUDES DE LETTRES dans Le Mespris est donc un corps dont on souhaite se débarrasser le plus rapidement possible :

O moy trois-fois heureus si je puis, descharné / De ce debil cors dont je suis entourné 27. Les frontières de ce corps pesant (CLVIII ; CLXXXV), lourd (CDXVI), rempli d’ordures (XXXV) se voient brisées, comme le souligne à juste titre Susan Zimmermann :

The fearsomeness of the corpse resides in its putrefaction, or unbecoming ; that is, in the dissolution of those boundaries that mark the body’s former union of parts 28. Chassignet insiste de manière obsessionnelle sur la corruptibilité du corps (notamment dans les poèmes XXXVIII, LXXV, CLXXIII), se rapprochant ainsi davantage de la méthode méditative de Loyola :

La composition consistera à voir par le regard de l’imagination et à considérer mon âme emprisonnée dans ce corps corruptible […] 29. C’est précisément cette qualité corruptible qui rend le corps humain fragile, frêle et vain : ainsi, « [n]os corruptibles cors abandonnez de l’ame » (L X X V, 11) 30 sont sujets à une décomposition post-mortem qui illustre bien évidemment l’infériorité du corps à l’égard de l’âme. La fragilité et la vanité du corps résident avant tout dans le fait que celui-ci est péris- sable puisque « sujet à pourriture » (XIX, 3) :

Qui considerera qu’en tout age est suivie De mille afflictions ceste caducque vie, Prisonniere du cors facile à pourrir 31. Ce n’est donc point à tort que la terre profonde Doit un jour repeter, pourrir, et consumer Ce cors qui ne se peut au bien accoustumer

27. « Le desir qu’a l’ame de parvenir en la supreme cité de Hierusalem », v. 105-106 (J.-B. Chassignet, Le Mespris de la Vie, p. 191). 28. S. Zimmerman, The Early Modern Corpse and Shakespeare’s Theatre, p. 2. 29. Voir I. de Loyola, Exercices Spirituels, p. 44. 30. Voir aussi « corruptible masse » (XXXVIII, 6), « sa masse corruptible » (CXXVIII, 13). 31. « Qui considerera en quelle infirmité », v. 9-11 (Le Mespris de la Vie, p. 132). LE SPECTACLE DE LA CORRUPTION 73

Puis que d’elle il a pris sa naissance feconde (CXXXIII, 5-8). Ambicieus humains, ce cors n’est il pas fait Corruptible et mortel, formé d’une matiere Sujette à pourriture et reduite en poussiere Aussitost que le coup de la mort l’adeffait ? Comme avez vous le ceur de vice tant infet Que vous ne pensiez point à ceste heure derniere Qui doit faire pourrir sous l’oublieuse biere Ce lourd fardeau de chair de nature imparfait ? (CLXXIII, 1-8).

Le corps corrompu est un élément indispensable à la leçon ultime de l’œuvre : amener son lecteur à mépriser la vie terrestre, et donc son propre corps :

Regarde quel tu es et tu verras en somme Que ce cors charougneus que tu vas cherissant Sous le palle tombeau doit aller pourrissant, Sujet au chastiment du morceau de la pomme. Il n’y a rien, Bouquet, si mal-heureus que l’homme, Ny tant horrible à voir quant le ver rougissant, S(e)s gl(o)utons intestins de sa chair nourrissant, Jusque aus os descharné le devore et consomme. Combien qu’il ait esté extremement aymé Des amis et voisins grandement estimé, Si ne trouveroit on homme tant miserable Qui puisse supporter l’infame puanteur De son cors infecté de mauvaise senteur, Qui de soy mesme n’eust une horreur effroyable (CCCXIII).

Dans ce sonnet, Chassignet entr’ouvre le couvercle du tombeau et dévoile ce qui s’y trouve caché. D’une manière saisissante, le lecteur est confronté à une image de lui-même sous les traits d’une charogne. Encore une fois, le poète insiste sur le sens de la vue, grâce à la forme impérative « Regarde » en début de vers, et à travers l’expression « horrible à voir ». Ce sonnet apporte un éclairage décisif sur le mouvement du recueil : il s’agit de faire voir au lecteur ce qu’il ne veut pas voir. Chassignet voue ainsi une confiance absolue au langage qui, dans sa bassesse onto- logique, fait paradoxalement surgir la Vérité. Le poème CCCXIII 74 ÉTUDES DE LETTRES ouvre à la métamorphose de l’homme en un « corps charogneux et pourrissant » (il s’agit là d’une formulation pléonastique dont l’effet est d’intensifier l’image) que le lecteur est contraint de voir. La suite s’ins- crit dans la même tonalité en exhibant avec ostentation l’horreur de la métamorphose : Chassignet nous force à voir la dévoration repoussante du corps par les vers, les intestins exposés et les os décharnés. Soulignons encore que dans le sonnet CCCXIII, cette poétique de l’abjection est accentuée par la mise en valeur de la vue et de l’odorat. En effet, la répétition de « l’infame puanteur » et de « la mauvaise sen- teur » rend l’avertissement de l’auteur plus suggestif. Chassignet explore le champ lexical de l’horreur : « cors charougneus », « tombeau », « pour- rissant », « horrible », « ver rougissant », « os descharné », « cors infecté », « horreur effroyable ». De plus, l’action du ver sur le cadavre (« consom- mer » et « rougir ») conduit cette scène à son acmé. L’usage de la seconde personne du singulier, récurrente dans le Mespris, est destiné à renfor- cer davantage l’efficacité du message : ainsi, le lecteur devient-il l’acteur malgré lui d’une scène destinée à illustrer la vanité humaine. Le corps corrompu et la charogne personnifient l’horreur de la mort, si forte que même le mépris de la vie ne peut l’oblitérer. En effet, cette horreur fon- damentalement physique traverse toute l’œuvre par l’intermédiaire des images de la corruption 32 :

Tu mourras, tu mourras, et dans la terre obscure Ton cors sera des vers la friande pasture 33. Veus tu l’emprisonner ? un plus estroit ressort Tu ne luy peus donner, que la debile masse De ce cors charougneus plein d’ordure, et de crasse Où pesle mesle bruit la noise et le discort (XXXV, 5-8). Le ver de conscience en verdeur te destruit Et le trait de la mort qui te suit jour et nuit, Ta naifve beauté fait choir en pourriture ; (CCLXXXVIII, 9-11).

32. Notons que le lieu saint est caractérisé par l’absence de la pourriture et de la puanteur qui l’accompagne : « Là ne s’exalera d’aucune orde souillure / La vile puanteur, aussi la pourriture / Ne s’y trouvera point » (A M. Pierre Bichet, D. aus drois, gouverneur a Besançon, v. 265-267, Le Mespris de la Vie, p. 379). 33. « A Jacques Boncompain seigneur d’Enam, gentil-homme besançonnois », v. 241- 242 (ibid., p. 141). LE SPECTACLE DE LA CORRUPTION 75

On perçoit le rôle dominant que prend le corps corrompu au sein du Mespris : c’est autour de celui-ci que l’œuvre de Chassignet est organisée. Examinons maintenant de plus près la figuration sans doute la plus marquée de cette thématique : le fameux sonnet CXXV :

Mortel pense quel est dessous la couverture D’un charnier mortuaire un cors mangé de vers, Descharné, desnervé, où les os descouvers Depoulpez, desnouez, delaissent leur jointure : Icy l’une des mains tombe de pourriture, Les yeus d’autre costé, destournez à l’envers Se distillent en glaire, et les muscles divers Servent aux vers goulus d’ordinaire pasture : Le ventre deschiré cornant de puanteur Infecte l’air voisin de mauvaise senteur, Et le né my-rongé difforme le visage ; Puis connoissant l’estat de ta fragilité, Fonde en DIEU seulement, estimant vanité Tout ce qui ne te rend plus scavant et plus sage.

Ces lignes sont de toute évidence inspirées d’un sonnet des Derniers Vers de Ronsard : « Je n’ay plus que les os, un Schelette je semble, / Decharné, denervé, demusclé, depoulpé » 34. Mais il ne s’agit pas ici d’une imitation servile, bien au contraire. Ce sonnet est marqué par une radicalisation de la description du corps en décomposition : celui-ci n’est plus sujet comme dans les vers de Ronsard, mais objet, symbolisant le destin inévi- table de l’homme 35. La dimension réaliste du poème suit également un mouvement de crescendo, puisque l’évocation « […] se charge de réalisme macabre en se faisant plus minutieusement attentive au travail de la décomposition et de la pourriture, en montrant la vie grouillante des vers goulus dans les muscles du cadavre, et en ajoutant aux notations visuelles les notations sensuelles de l’odeur » 36. L’évocation du cadavre devient matière à édification religieuse, leçon que le poète entend transmettre à un destinataire particulier – le « Mortel » (v. 1). L’héritage de la Pléiade

. 34 P. de Ronsard, Œuvres complètes, tome XVIII, p. 176 sq. 35. Voir W. Leiner, « Das Schauspiel des Todes », p. 214. 36. G. Mathieu-Castellani, Emblèmes de la mort, p. 137. 76 ÉTUDES DE LETTRES est bien là, mais du sonnet lyrique, on est passé au sonnet argumentatif, à fonction de persuasion. Le « je » ronsardien, méditant sa propre détério- ration physique, s’est effacé au profit d’« un cors mangé de vers », révélé sous la « couverture / D’un charnier mortuaire ». Chassignet prend ainsi le lecteur, « Mortel », par la main et l’emmène jusqu’au tombeau ouvert pour le forcer à contempler son destin hideux. Ainsi, chez Chassignet, le cadavre décharné n’est plus la figuration allégorique d’un état futur, mais une réalité présente. La détérioration corporelle propre à la poésie ronsardienne a maintenant atteint son stade ultime, un stade où les détails sur la corruption sont désormais vus de près et non à distance. Là où Ronsard entend émouvoir, Chassignet cherche à plonger le lecteur dans une sorte de vertige spirituel. Le Mespris mène le mouvement amorcé par son prédécesseur à son terme en détruisant le « voile » toujours sauvegardé par Ronsard en révélant la laideur véritable qui se cache sous la « couverture » du tombeau. Cet effet de distanciation est perceptible dès la première strophe et demeure sen- sible tout au long du poème. Chassignet utilise un registre lexical plus vaste que son prédécesseur (« cors », « os », « jointure », « mains », « yeux », « muscles », « ventre », « né », « visage ») et attribue à toutes ces références anatomiques un rôle particulier dans le spectacle de la corruption. Ce spectacle peuplé de vers met en scène une véritable « mort en mouve- ment » pour reprendre l’expression de Jean Rousset 37, un corps qui bouge et qui « vit », même dans la mort : « sous le couvercle du tombeau, une autre vie, grouillante et puante, mais la vie tout de même » 38. Cette indéniable fascination pour la mutabilité et la putréfaction de la matière semble correspondre au besoin de souligner « l’insoutenable scandale de la destruction du Moi » 39. Encore une fois, la planche ana- tomique apparaît comme un embrayeur poétique. Par ailleurs, la pré- sence d’expressions tels que « glaire » (v. 7) et « infecte l’air voisin » (v. 10), dont on soulignera les parentés avec le lexique épidémiologique, ren- force le lien établi entre le poème et le monde médical. Comme nous l’avons souligné, la précision avec laquelle Chassignet décrit et ouvre le corps mort est semblable à celle du chirurgien penché sur la table de dissection et rend le cadavre, image de nous-mêmes, présent sous nos

37. J. Rousset, La littérature de l’âge baroque en France, p. 114-117. 38. G. Mathieu-Castellani, Emblèmes de la mort, p. 166. 39. D. Souiller, La littérature baroque en Europe, p. 108 sq. LE SPECTACLE DE LA CORRUPTION 77 yeux 40. Ainsi, les corps pourris ne sont pas seulement là, sous nos yeux, mais sous nos doigts, sous nos nez : la puanteur dégagée par le processus de putréfaction est insoutenable tant du point de vue moral que spirituel. Le corps du Mespris témoigne d’une mort sensible qui devient tangible dans toute son horreur. Il apparaît donc que le poète construit, ou plu- tôt déconstruit, le corps par l’intermédiaire d’une précision anatomique absolument repoussante : les mains pourries se détachent du reste du corps (v. 5), les yeux se détournent (v. 6) et les vers « démusclent » ce qui reste du cadavre (v. 7-8) ; le corps qui nous est exposé est bien un corps défait, ouvert : l’estomac déchiré empeste l’air (v. 9-10) et le nez perforé clôt le portrait de ce corps, non pas intact, mais totalement défiguré (v. 11). Par ailleurs, le lexique de la vue, ainsi que la précision des déictiques (« icy », « d’autre costé », « à l’envers »), facilitent le processus de visualisa- tion, capital chez Chassignet. Ainsi, pour reprendre l’analyse de Terence Cave : « [Chassignet achieves to] represent directly and at close quarters the state of the body at death and after, the gourmandise of the worms and the evil smell enclosed in the coffin » 41. Les critiques sont nombreux à avoir analysé les effets de lecture suscités par l’œuvre de Chassignet. Ce réalisme n’est cependant pas un réalisme ordinaire, mais un réalisme macabre. On peut même parler d’une « évocation hyperréaliste » 42 : « hyperréaliste », parce que le poète va au-delà du réalisme conventionnel, dépassant les limites du corps extérieur ; « hyperréaliste » également parce que violent dans sa figura- tion en tous points directe de la mort, et insoutenable dans le luxe de détails physiologiques que déploie à l’envi le poème. En effet, l’action de dévoilement est ici rendue explicite par l’intermédiaire de la « couver- ture » relevée, qui expose réellement et non métaphoriquement la vérité du tombeau. A travers un appel aux sens réitéré (aussi bien à la vue qu’à l’odorat et au toucher), le cadavre en décomposition devient la traduction sensible du topos de la vanitas vanitatum. Ce bref parcours dans les poèmes emblématiques du Mespris nous a amené à mettre en lumière l’horreur fascinée que suscitent les spectacles

40. Voir G. Mathieu-Castellani, Emblèmes de la mort, p. 30 : « Le grand geste ostentatoire d’ouverture du Tombeau […] n’est pas […] sans rappeler le geste médical de l’ouverture du corps, préalable à l’autopsie ». 41. T. Cave, Devotional Poetry in France, p. 156. 42. R. Guillot, « Un langage à deux versants dans Le Mespris de la vie et consolation de la mort de J.-B. Chassignet », p. 32. 78 ÉTUDES DE LETTRES macabres de ce recueil, faisant de la mort la seule véritable présence. Comme le souligne Richard Crescenzo :

[l]es sonnets « macabres » […] jouent sur la soudaineté de l’horrible apparition et sur la multiplication des détails. Le regard ne s’arrête pas, mais court au contraire d’un motif à un autre 43. En lieu et place du portrait d’un gisant apaisé, Chassignet préfère la figuration d’un mort dont la décomposition forme d’incessantes convul- sions, faisant apparaître dans un geste anamorphique le néant qui caractérise l’humaine condition. Mais quel est l’objectif de ces images réalistes ou hyper-réalistes du cadavre ? S’agit-il d’une horreur à fonction purement esthétique ? Certainement pas. La charogne et le corps cor- rompu revêtent une fonction spécifique : instruire et émouvoir, dévoiler la vérité et réduire la crainte de la mort. Le corps est également un outil de séduction, séduisant non seulement dans sa volupté vivante, mais aussi dans toute sa morbidité cadavérique. En effet, si le lecteur doit être averti contre la séduction du plaisir des sens 44, il reste néanmoins sou- haitable de le conduire vers la méditation et l’exercice spirituel 45. Une séduction rendue possible par le caractère hautement paradoxal du corps corrompu : en effet, le cadavre suscite à la fois le dégoût et l’attirance, la curiosité et l’effroi. Le goût du morbide, l’attrait pour les thèmes érotico- obscènes de la charogne, la répulsion devant la chair pourrissante disent le pouvoir d’évocation de cette mort mise à nu, laquelle doit conduire in fine à une élévation spirituelle. Dans ce geste de dévoilement, tout un monde macabre est exposé, peuplé d’entrailles, de vers, de pus, d’infec- tion. Forts du paradoxe qui veut que l’image serve de métaphore natu- relle à l’image par excellence (celle du divin), les détails physiologiques, associés aux mentions sensorielles qui suscitent le dégoût, illustrent analogiquement la Vérité. L’image de la corruption reproduit en somme l’horreur de la Chute pour toucher à l’histoire universelle du Salut. Le corps corrompu devient ainsi un corps parlant, éloquent, qui, grâce à

43. R. Crescenzo, « L’expérience du regard dans Le Mespris de la vie et consolation contre la mort », p. 214. 44. Voir « Nous avons beau nous plaire à la joye mondaine, / Humant des voluptez le venimeus gobeau » (CDV, 10-11) ; « En sales voluptez tout le jour vous chommez » (CII, 10). 45. Voir Aristote, Poétique, V, 1448b, et la représentation des « choses horribles à regarder ». LE SPECTACLE DE LA CORRUPTION 79 son expression violente, cherche à provoquer une réaction à la fois sen- sorielle et spirituelle. La description minutieuse d’un processus de putré- faction provoque de fortes réactions, allant du dégoût et de la répulsion à une fascination morbide 46 : ainsi, comme les spectateurs des dissections publiques, les lecteurs des textes de Chassignet sont laissés pour ainsi dire avides, admiratifs et troublés. Mais de ces ruines de l’âme déchue naîtra en dernière instance une sublimation divine. La dernière section du Mespris témoigne d’un processus de maturation qui touche au motif chrétien de la consolatio ; le chaos du monde est en quelque sorte dépassé pour atteindre un état d’apaisement devant la certitude des grandeurs divines.

Kjerstin Aukrust Université d’Oslo

46. Voir notamment G. Bataille, L’érotisme, p. 63 : « Ces matières mouvantes, fétides et tièdes, dont l’aspect est affreux, où la vie fermente, ces matières où grouillent les œufs, les germes et les vers sont à l’origine de ces réactions décisives que nous nommons nausée, écœurement, dégoût ». 80 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Textes

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PRÉVENIR ET GUÉRIR À L’ÂGE DE LA NATURE CORROMPUE : LE POURTRAICT DE LA SANTÉ (1606) DE JOSEPH DU CHESNE

Dans la pensée savante de la fin de la Renaissance, la notion de corruption est d’abord une notion philosophique aristotélicienne majeure, inséparable de son corol- laire, la génération. Le traité De la génération et de la corruption est en effet, depuis le XIIIe siècle, au cœur de l’enseignement de la philosophie de la nature tel qu’il est dispensé dans les universités. Selon cette première acception, le terme corruptio désigne, dans la théorie de la forme et de la matière, le mouvement par lequel se perd la forme substantielle d’un être, prélude nécessaire à une nouvelle naissance. Dans un sens dif- férent, c’est également une notion importante héritée de la tradition médicale antique, dans laquelle la notion d’airs corrompus, par exemple, joue un rôle crucial, en particu- lier pour toute la médecine qui se réclame de l’héritage hippocratique. Enfin, le terme de corruption peut avoir un sens plus banal, tant au sens physique (pourrissement, putréfaction, tuméfaction) que moral. Cette toute dernière valeur n’est pas anodine en une période troublée par les angoisses eschatologiques et les lendemains difficiles des conflits religieux. Cette communication se propose d’explorer les différents sens du mot et leur évolution, dans un texte qui se trouve lui-même à la croisée des chemins, puisqu’il s’agit du régime de santé du médecin paracelsiste Joseph Duchesne qui écrit son Pourtraict de la santé pour apprendre au lecteur à préserver la santé de son corps, aussi bien que celle de son âme.

La corruption est d’abord, au moment où écrit Joseph du Chesne (1546- 1609), une notion pleinement aristotélicienne, inséparable de son corol- laire, la génération : les libri naturales du Stagirite demeurent le socle de l’apprentissage de la philosophie de la nature dans les universités, ainsi que celui de toute réflexion ultérieure sur cette dernière. La 84 ÉTUDES DE LETTRES publication de commentaires se poursuit 1, et l’essentiel de la philosophie aristotélicienne, dont une connaissance moins technique était depuis longtemps diffusée en français par des voies aussi diverses que la poésie d’idées ou le dialogue philosophique, est désormais disponible de manière plus systématique en langue vulgaire avec La Physique (1603) de Scipion Dupleix 2. Le terme corruptio désigne ainsi, suivant la théorie de la forme et de la matière, le mouvement par lequel se perd la forme substantielle d’un être. La corruption, cependant, n’est pas uniquement une mort, elle est le prélude nécessaire à une nouvelle naissance, fût-ce, comme le rappelle Dupleix, la mort d’un homme et la naissance d’une charogne 3 :

Le cours ordinaire generalement estably en toute la nature des choses est tel qu’il est impossible qu’une chose se corrompe et meure qu’une autre ne s’engendre et renaisse : ny au contraire qu’une chose s’engendre et naisse qu’une autre ne se corrompe et meure 4.

Génération et corruption ne consistent donc pas simplement en l’union et la désunion des corps, mais en celles de l’être dans son entier. La cor- ruption ne doit en particulier pas être confondue avec l’altération, car contrairement à cette dernière, qui est un simple changement qualitatif, la corruption ne s’inscrit pas dans la durée :

Si la generation et corruption se faisoient avec quelque espace de temps, une chose recevroit son estre par pieces, c’est-à-dire, seroit en partie et en partie ne seroit pas 5.

. 1 Voir G. Zabarella, De Rebus Naturalibus libri XXX, ou les Commentarii Collegii Conimbricensis S. I. in duos libros de generatione et corruptione Aristotelis Stagiritæ. 2. La Physique ou sciences des choses naturelles parut pour la première fois à Paris en 1603. Signe de son succès considérable et du poids des théories qu’elle véhicule, elle fut rééditée une vingtaine de fois entre cette date et 1645, avec des corrections et des addi- tions pour plusieurs éditions. Nous suivons l’édition de Roger Ariew, fac simile de celle de 1640, à Rouen, chez Louis du Mesnil. 3. « Quand un enfant naist, nous ne daignons pas dire que la naissance apporte la corruption de la semence dont il est engendré, et quand l’homme meurt nous ne dai- gnons pas dire que sa corruption est suivie de la generation d’une charongne, parce que telles choses sont viles en la bouche des hommes » (S. Dupleix, La Physique ou sciences des choses naturelles, p. 220). 4. Ibid., p. 219. 5. S. Dupleix, La Curiosité naturelle, f. 121 v°-122 r°. PRÉVENIR ET GUÉRIR 85

Ainsi donc, « la generation et la corruption regardent tout l’estre de la chose, l’une pour l’establir, l’autre pour le destruire » 6. C’est dans cet univers intellectuel qui n’ignore rien du sens premier de ces notions que s’inscrit Le Pourtraict de la santé (1606) du médecin paracelsiste Joseph du Chesne 7. Si celles-ci, cependant, demeurent for- mellement liées à l’aristotélisme en raison de l’importance capitale du De generatione et corruptione, elles se sont compliquées, modifiées, nuancées au cours des siècles, au fil des commentaires scolastiques d’abord, puis dans le cadre d’un syncrétisme renaissant particulièrement puissant. La philosophie naturelle de Du Chesne lui-même est encore mal connue, mais, comme l’a récemment montré Hiro Hiraï, à la fois étroitement dépendante de la philosophie aristotélicienne et de la médecine hippo- cratique, en même temps que fortement marquée par le néoplatonisme et les influences de la pensée hermétique et « chymique », en particulier le modèle de l’Idea medicinæ philosophicæ de Pierre Séverin 8. Or, parce que le Pourtraict de la santé est un traité de diététique dans la lignée des « régimes de santé » qui fleurissent depuis le Moyen Âge, il ne sau- rait abstraire les soins du corps de la considération générale de l’uni- vers : il permet de mieux comprendre comment s’articulent, aux divers niveaux de la Création, la notion de « corruption » avec ses développe- ments particuliers, liés à l’exercice effectif de la médecine, ainsi que d’en percevoir les déplacements, les transformations et les enjeux. Du Chesne, en effet, prend soin de dessiner les cadres conceptuels dans lesquels s’inscrit son traité grâce à sa dédicace à Henry de Bourbon,

. 6 S. Dupleix, La Physique ou sciences des choses naturelles, p. 221. 7. J. du Chesne, Le Pourtraict de la santé. Médecin de Henri IV, Du Chesne est surtout connu pour son rôle dans la diffusion des idées de Paracelse, car il est apparu au début du XVIIe siècle comme le porte-parole des « médecins chymistes ». En réalité, « son paracelsime était bien modéré » (H. Hiraï, « Paracelsisme, néoplatonisme et médecine hermétique dans la théorie de la matière de Joseph Du Chesne à travers son Ad veritatem hermeticæ medicinæ (1604) »). Il faut également signaler la présence du paracelsime dans son œuvre la plus connue, La Morocosmie : ou De la folie, vanité, et inconstance du Monde. Bien qu’il introduise dans son Pourtraict certaines notions « chymiques », le socle hippocrato-galénique de la médecine élémentaire et humorale y demeure très présent et ce n’est pas à la dimension paracelsienne de ses préconisations diététiques que nous nous intéressons ici. 8. Voir H. Hiraï, « Paracelsisme, néoplatonisme et médecine hermétique dans la théorie de la matière de Joseph Du Chesne à travers son Ad veritatem hermeticæ medicinæ (1604) ». 86 ÉTUDES DE LETTRES puis à un chapitre liminaire capital, le « Proème ». Si la dédicace, d’abord, est le lieu d’une apologie attendue de la diététique, elle replace égale- ment la théorisation de cette discipline ancienne dans la perspective fondamentale des liens entre l’homme et l’univers, qui ne consistent pas uniquement en l’analogie du microcosme et du macrocosme :

Entre tel nombre de belles qualitez, et opinions, il me semble que celle qui convient le mieux [à la nature humaine], et qui approche le plus de la verité, c’est quand on luy attribue le nom d’harmonie, d’accord, et de proportion : nom, dont l’ont baptisée la pluspart [des anciens phi- losophes] fort à propos. Car par là, c’est faire apparoir en l’homme, non la seule harmonie des cieux en ses mouvemens si reglez, et exacte- ment mesurez, selon le dire des Pythagoriciens : non le grand rapport et symbole seulement, des choses superieures, avec les inferieures […] selon les Platoniciens : ains c’est recognoistre particulierement encore en l’homme, une admirable liaison, tres-estroitte conjonction, et har- monie en toutes ses parties : non seulement pour le regard de l’ame, mais aussi du corps, qui ne pourroit aucunement subsister, sans ceste belle harmonie, symmetrie et proportion naturelle, qui reside aux humeurs elementaires, dont il est composé 9. Du Chesne peut ainsi introduire par une longue comparaison entre le corps humain et l’instrument de musique, dont il convient de savoir conserver, dans les deux cas, « l’accord et harmonie », sa justification et sa définition de la diététique qui perpétuent la tradition hippocratique d’une médecine préventive plutôt que curative. L’harmonie évoquée par la dédicace, cependant, n’est que théorique ; parce que cette dernière consiste, selon les codes du genre, en un éloge topique, elle ne fonde la diététique qu’elle suppose que dans un univers parfait mais caduque, dont l’histoire chrétienne a modifié le cours. C’est en réalité le «Proème » qui livre au lecteur la clef de l’ouvrage :

Car c’est chose certaine que Dieu qui est la mesme bonté et perfection, crea dès le commencement toutes choses bonnes et en leurs especes parfaictes pour l’usage et benefice de l’homme […] afin de luy servir comme d’un sacrement et certaine asseurance que tant qu’il persevere- roit à luy obeyr et complaire, sa vie seroit immortelle. Mais depuis, sa revolte estant intervenuë, il s’est trouvé decheu avec toute sa posterité

. 9 J. Du Chesne, Le Pourtraict de la santé, « Dedicace à Henry de Bourbon […] », [n. p.]. PRÉVENIR ET GUÉRIR 87

de ceste grace et felicité, et tombé en si grands malheurs, qu’il a esté comme degradé et despoüillé de tous les dons excellens et de l’esprit et du corps dont auparavant il avoit esté revestu 10.

S’il n’est pas original, surtout en milieu protestant, de souligner les conséquences physico-biologiques de la Chute, celles-ci prennent pour le médecin un relief particulier, car le dérèglement de l’ordre originel, punition de la transgression, modifie le statut du corps :

Son corps qui auparavant jouyssoit d’une si bonne symmetrie et temperature, est maintenant tant et tant intemperé que l’homme se peut dire le plus miserable d’entre tous les animaux : d’autant qu’il est affligé luy seul de plus de diverses et grandes maladies, que tous les autres ne peuvent estre : estant ordinairement comme un vray esgoust de tous maux 11.

Du Chesne prend donc soin de décrire également ce phénomène en termes philosophiques, pour inscrire la question de la diététique dans une logique ontologique ainsi que, christianisme oblige, eschatologique :

Aussi certes par ceste desobeissance, et la terre en a esté maudite, et maudits de mesme par consequent les autres elemens : si bien qu’en lieu d’entretenir la vie de l’homme incorruptible, ils ont participé eux- mesmes d’une estrange alteration et corruption, de laquelle il faut un jour qu’ils soient restaurez 12.

Or, il se produit ici un double déplacement : le médecin fait basculer du côté de la corruption la notion, toute différente, d’altération ; en sens inverse, la corruption cesse d’être un passage pour devenir un état. Un tel glissement peut être le signe d’une difficulté théologique : faut- il considérer les transformations de la nature et de l’homme après la Chute comme une altération ou comme une véritable corruption, c’est- à-dire un changement d’être ? L’homme rendu corruptible par la volonté de Dieu est-il devenu un homme intrinsèquement corrompu, au sens où l’homme du XVIIe siècle peut être considéré comme le fruit de la corruption d’Adam ? Si Du Chesne s’est ici posé ces questions, il ne se

10. Ibid., p. 5. 11. Ibid., p. 7. 12. Ibid., p. 7 sq. 88 ÉTUDES DE LETTRES hasarde pas, cependant, sur les chemins de la théologie, mais considère plutôt les deux notions sous leur aspect pratique. Devenue synonyme de « dégradation », en effet, l’altération annonce ou dévoile la corruption à l’œuvre : elle se fait symptôme. Celle-ci, par ailleurs, ne marque pas seulement les corps, elle est, par la faute de l’homme, empreinte dans la nature même :

La terre auparavant beniste, et en toutes sortes plantureuse, fut maudite et rendue sterile : et au lieu que tous les fruicts creez pour l’usage de l’homme estoient fruicts delicieux et utiles, et autant de secrettes teinctures et quintes essences balsamiques, qui le preserve- roient de toute corruption : ce sont maintenant au contraire fruicts per- nicieux, fruicts grossiers, fruicts terrestres, pleins de tartre, d’ordure, de lies et de tant d’impuretez et corruptions 13.

L’inscription dans la réalité tangible de l’idée chrétienne, et non plus aristotélicienne, de corruption se traduit ainsi par une forme de perver- sion de l’ordre élémentaire du monde : ce monde, que l’on peut qualifier lui-même de corrompu, est en même temps le facteur et le vecteur de la corruption, dont les manifestations sensibles prennent la forme de la pourriture, de la souillure et de l’ordure. On pourrait arguer que Du Chesne utilise ici des sens différents du mot, si le glissement du sens philosophique au sens courant de « putréfaction » n’était explicitement présenté comme un lien de cause à effet : l’existence d’une corruption visible et permanente n’est rien d’autre que la manifestation sensible d’une nature rendue intrinsèquement corruptible. Cette dernière a donc pris pour le médecin le hideux visage que dessinent, depuis l’automne de la Renaissance, la montée en puissance des inquiétudes eschatologiques et l’abondante littérature apocalyptique, qui ne décrit pas uniquement la fin du monde mais s’attarde sur sa déchéance et sur son vieillissement, renouvelant en une version sombre la vieille analogie du microcosme et du macrocosme 14. Le « Proème » de Du Chesne esquisse ainsi une semblable nature, qui ne paraît plus rien conserver de la vénusté de celle de la Renaissance.

. 13 Ibid., p. 8. 14. Un bon exemple s’en trouve dans M. Quillian, La Derniere Semaine ou consommation du monde. Voir T. Victoria, Un Livre de feu dans un siècle de fer. PRÉVENIR ET GUÉRIR 89

Que la nature du médecin corresponde bien à la vision noire qu’en ont la plupart de ses contemporains n’est pas surprenant, mais pas non plus sans conséquences, car cela modifie de facto le rôle de la diététique. Du Chesne, on l’aura noté, souligne que la nature originellement créée par Dieu produisait « secrettes teinctures et quintes essences balsamiques » afin de préserver le corps de « toute corruption » : le médecin, et parti- culièrement le médecin « chymiste », est donc celui qui va pouvoir, par la pratique de sa discipline, tenter d’atténuer les conséquences physiolo- giques de la chute. Le discours théorique de la « Dédicace », qui faisait du corps un instrument harmonieux et de la diététique l’art de le maintenir accordé, est transformé par le « Proème », d’où se dégage l’idée d’une dié- tétique comme palliatif des conséquences physico-biologiques du péché, remède physique d’une déchéance plus profonde. Le Pourtraict de la santé n’est pas simplement un régime de santé pour mieux vivre ou bien vivre, mais un « régime de vivre » 15. Cette perspective conduit Du Chesne à réaffirmer, tout en les renouvelant, les éléments de la tradition, en particulier la dépendance du corps aux mouvements de la sphère céleste d’une part, aux six choses non naturelles de l’autre 16. L’idée que le déséquilibre ou la maladie sont les fruits de la corruption devenue inhérente au fonctionnement intrin- sèque de la nature fortifie ainsi chez lui la certitude que le médecin doit être également philosophe. L’idée n’est pas neuve, mais il y insiste tout particulièrement :

Les grands et vrais medecins doivent avoir la cognoissance de l’univers : cognoistre tous les astres du Ciel, avoir la notice de leurs mouvemens divers, et de leurs influences, qui font les saisons differentes et muta- tions de temps, d’où naissent plusieurs dissemblables changemens en nos corps, et s’engendrent en eux diverses maladies. Ils doivent aussi cognoistre les differences des vapeurs froides et humides, dont se font les nuages, pluyes, neiges, frimats et semblables : et des exhalaisons chaudes et seiches, comme sont les esclairs, tonnerres, foudres, et tels autres meteores souffreux, et bruslans […]. Tel vray medecin doit de

15. J. Du Chesne, Le Pourtraict de la santé, p. 9. 16. Il s’agit dans la tradition médicale des éléments considérés comme extérieurs au corps mais influant sur son devenir, soit dans l’ordre canonique : air, boire et manger, inanition et réplétion, veille et sommeil, travail et repos, perturbations de l’âme. 90 ÉTUDES DE LETTRES

mesme avoir cognoissance de tout ce qui est produict et contenu en l’Element de l’eau, [etc.] 17.

L’exercice de la médecine doit donc commencer par l’exploration attentive de tous les phénomènes impliquant les mouvements particuliers du monde sublunaire, mais surtout de ceux dans lesquels les transformations qualitatives quotidiennes prennent un caractère spectaculaire et témoignent de manière visible de l’inconstance et de la violence des phénomènes, signes du dérèglement de la nature originelle. La tradition hippocratique de l’observation locale (Du Chesne men- tionne le traité De l’air, des lieux et des eaux, dont il revendique l’auto- rité 18) est de la même manière renouvelée par l’idée que la puissance de la nature s’exprime également désormais dans l’apparition de maladies nouvelles. Lorsque Du Chesne insiste sur le rôle formateur des voyages, ce n’est pas tant, comme il le dit, pour « savoir les maladies qui pul- lulent d’ordinaire le plus en tel lieu » 19, que pour faire la preuve, comme le montrent les exemples qu’il choisit, qu’apparaissent sans cesse de nouveaux maux. Il conclut ainsi de la description d’une maladie apparue en Angleterre en 1486 :

Voilà le seul remede, qu’on a trouvé à un tel mal, mal et remede, qui n’ont esté descrits, ny par Hippocrates, ny par Galien : mais le medecin qui aura voyagé en Angleterre, le pourra avoir appris […] et non par la lecture des livres des anciens Grecs, Latins, ny Arabes 20.

Il s’agit donc bien de légitimer une évolution du paradigme médical, qui suppose à la fois de retrouver ces remèdes balsamiques chers aux méde- cins « chymiques » et dont le péché a effacé la trace, et la traque de la corruption à l’œuvre à travers ses manifestations tangibles partout où elles se trouvent. Un point de l’œuvre particulièrement frappant est en effet la manière dont Du Chesne s’applique à décrire très minutieusement les deux ensembles de phénomènes dont le « Proème » signale l’importance : les

17. J. Du Chesne, Le Pourtraict de la santé, « Quel est l’office de tout vray medecin », p. 147 sq. 18. Ibid., p. 150. 19. Ibid. 20. Ibid., p. 152. PRÉVENIR ET GUÉRIR 91 effets sublunaires du mouvement des astres d’une part, les choses non naturelles de l’autre. Il traite ensemble le premier thème et la descrip- tion des mouvements de l’air, dans un chapitre consacré à ce dernier. L’air, en effet, est d’abord pour le médecin l’élément essentiel à la vie en même temps que le vecteur traditionnel des contagions ; il est ensuite, au sens cosmologique du terme, le lieu des météores où s’observe le mieux le jeu des influences célestes ; et c’est enfin un élément qui revêt, dans le système philosophique de Du Chesne, une valeur particulière 21. Il constitue donc, dans l’élaboration d’une diététique adaptée au monde corrompu, un élément capital. Or il devient, sous la plume du médecin, tant en raison de sa pensée propre que d’une longue tradition météo- rologique et médicale qui s’intéresse à « la sphère de l’air troublé » 22 et aux airs corrompus, une sorte de clef pour la compréhension des choses. Il est en quelque sorte le double symbole de la « malédiction » de la terre consécutive à la chute et de la manière dont le corps, désormais corruptible, est contraint de subir les influences délétères du monde qui, paradoxalement, le nourrit en même temps qu’il le détruit :

Mais d’autant que c’est l’air qu’on inspire, qui principalement s’infecte de telles malignes vapeurs, et que ledit air pour le symbole qu’il y a de chose spirituelle à chose spirituelle, et de vapeur à vapeur nous com- munique ceste infection par l’inspiration ordinaire que nous tirons de luy : il nous faut parler principalement de ceste chose non naturelle, tant et tant importante 23.

Du Chesne souligne ainsi deux de ses aspects fondamentaux, qui sont comme l’illustration de la théorie développée par le « Proème » : l’in- fluence des mouvements des astres et la production des météores donnent corps au principe généralisé d’altération 24 ; le thème des airs pestilents, à celui de corruption. L’air est en effet, dans la pensée de Du Chesne, un élément de nature spirituelle, ce qui le rend particulièrement inapte à résister aux

21. Sur ce point, voir H. Hiraï, « Paracelsisme, néoplatonisme et médecine hermétique dans la théorie de la matière de Joseph Du Chesne à travers son Ad veritatem hermeticæ medicinæ (1604) », p. 27 sq. 22. Ch. Deluz, « La sphère de l’air troublé ». 23. J. Du Chesne, Le Pourtraict de la santé, p. 158. 24. Sur le sujet des météores, voir en particulier le chapitre consacré au vent, ibid., p. 169-182. 92 ÉTUDES DE LETTRES changements d’état 25, et le texte n’a de cesse de recenser les « diverses mutations de l’air », « changemens et mutations en l’air » ou « si subites et grandes mutations à l’air » qui sont l’ordinaire de la vie quotidienne 26. Mais si la tradition ancienne des correspondances entre les humeurs, les différents cycles temporels et le mouvement des astres est si longue- ment évoquée, c’est afin de souligner la quasi-infinité des variations ainsi produites, causes de l’altération des corps et donc signe de corruption :

Voilà les grandes et diverses mutations des qualitez de l’air aux quatre saisons de l’an, aux mois, aux jours et aux nuicts : choses dignes d’estre remarquées de tous medecins, d’autant qu’elles apportent diverses alte- rations aux corps, et aux humeurs des sains et des malades. […] Ce qui importe grandement d’estre sçeu du medecin, veu que non seule- ment les corps des sains, ains que ceux des malades encore d’avantage reçoivent grande alteration selon les divers mouvemens de l’air 27.

L’air, par ailleurs, n’est pas seulement, « Prothée » ou « Cameleon », le parangon du muable, il est aussi et surtout le lieu et le vecteur de la corruption. C’est ici l’ampleur du lexique déployé par Du Chesne pour rendre compte de ce phénomène qui trahit son extrême intérêt :

L’air auparavant tousjours serain, et qui estoit comme la mesme pureté pour purifier les esprits de l’homme, desquels il estoit le soustien, l’entretien et la principale nourriture, est au contraire depuis devenu trouble, nebuleux et le plus souvent infect et pestilent 28. L’air trouble, nuageux, pluvieux, aquatique, grossier, corrompu et infect, rendu tel

25. « Or l’air comme c’est une vapeur subtile et spirituelle, c’est pourquoy il est subjet à si divers changemens, et propres à recevoir si diverses alterations […] : c’est aussi pourquoy nostre temperament en est si souvent changé et perverty » (ibid., p. 159). Il y a sans doute quelque chose de l’ordre d’une fascination pour le mouvement et la transformation, comme en témoignent les images utilisées par Du Chesne, par exemple dans le passage suivant : « tant y a que comme un Prothée, ou comme un Cameleon est subject à changer de diverses faces et couleurs » (ibid., p. 178). On peut également signaler l’incontestable souffle épique de certains passages consacrés aux météores : « de ce resserrement, survient un grand combat, esmotion, et agitation, entre le chaud souphreux et l’aëreux humide : qui estant contrainct, par son plus fort ennemy, de s’enfuyr, s’eslargit, fend ce qui l’environne, fait ouverture à travers l’air, et se fait vent, soufflant, sifflant, ronflant, bruyant, tempestant, bourdonnant » (ibid., p. 170). 26. Voir ibid., l’ensemble du chapitre « De l’air ». 27. Ibid., p. 161. 28. Ibid., p. 8. PRÉVENIR ET GUÉRIR 93

par les lacs, estangs, marescages, eaux dormantes et corrompües de cloaques, gouffres, et centres de la terre : bestes mortes, ou telles autres infections et puanteurs, proches des habitations, est un air nuisible, pernicieux, pestilent et contraire à la conservation de nostre vie. Et au contraire l’air plus serain et exempt de toutes ces mauvaises qualitez, est celuy qu’on doit choisir pour sa demeure, à fin de vivre sainement et longuement 29. Les deux champs lexicaux ainsi mis en parallèle (« trouble », « nebuleux », « infect », « pestilent », « grossier », « corrompu », « nuisible », « pernicieux », etc., versus « serain ») signalent non seulement, s’il était besoin, les enjeux liés à la corruption, mais aussi, nettement, que « corruption » n’est plus ici uniquement le corollaire de « génération » mais également et surtout le contraire de « pureté », sans pour autant abdiquer le sens aristotélicien. De manière significative, les termes qui servent à décrire ce symbole de la corruption de nature que sont les airs pestilents, sont ceux-là mêmes qui traduisaient, dans le « Proème », l’état de l’homme déchu :

[…] le beau rayon de son intelligence […] a esté depuis ombragé et obscurcy de tant d’espais broüillars et nuages », « ses beaux sens ont esté tellement depravez […] qu’ils l’abbaissent maintenant jusques aux plus profondes abysmes de la terre 30.

Le corps, « esgoust de tous maux », matérialise par ses incessantes sécrétions la corruption qui le ronge :

[…] ses yeux clair-voyans sont maintenant pleins de sussusions, mailles et cataractes : son nez doux-fleurant est maintenant une sentine de puanteur et corruption 31. De ce fait, le régime de santé proposé par Du Chesne, qui s’appuie en bonne part, il convient de le rappeler, sur la diététique de ses prédéces- seurs, apparaît néanmoins plus spécifiquement comme une pratique de purification et de désinfection. Il faut souligner l’importance qu’il accorde à l’hygiène : outre qu’il convient de localiser sa maison dans un lieu aéré (car les vents, mus par la « divine Providence […] sont les

29. Ibid., p. 178. 30. Ibid., p. 4 sq. 31. Ibid., p. 6. 94 ÉTUDES DE LETTRES nettoyeurs et purificateurs des immondices et superfluitez » 32), il faut aussi veiller à ce que celle-ci soit « tousjours bien nette, […] que nulle ordure ny puanteur soit de fumiers d’estable, soit de la cuisine, ne la puisse tant soit peu infecter ». Il faut également veiller à conserver les fenêtres closes si d’aventure l’air était « nuageux, trouble, pruineux ou pluvieux » 33. Ces préconisations ne sont pas uniquement individuelles et l’on voit s’esquisser une hygiène urbaine relativement nouvelle, s’ap- puyant sur l’exemple de Toulouse, qui ayant élargi ses rues et les faisant nettoyer quotidiennement, n’a plus jamais été « subjecte à contagion » 34 :

L’air infect par les charongnes mortes, par les boües et ordures puantes, qui sont ou parmy les ruës, ou pres du lieu de l’habitation, se peut changer et corriger, en les ostant et en bien nettoyant lesdits lieux sales : à quoy une bonne police est requise 35.

Pour les soins du corps, Du Chesne met également l’accent sur la propreté : aller à la garde-robe « tout aussi tost qu’[on] sera levé » et user de divers remèdes si l’on ne parvient pas à évacuer les excréments (obsession bien connue de la purge et du lavement), se frotter le visage, se « curer les oreilles », « se nettoyer et bien frotter les dents, avec la racine preparée de guimauves » 36, humer certaine herbe qui « aydera à destou- per le nez, et à bien faire moucher » 37, bref, vider ces « sentines de cor- ruption » que sont devenus, comme le rappelait le « Proème », nos organes sensoriels. La même inquiétude gouverne certains aspects des préceptes spécifiquement diététiques : il faut se méfier des concombres, car « ils se corrompent facilement et engendrent des fievres putrides » 38, des fraises, car « elles se corrompent facilement dans l’estomach, d’où peuvent s’en- gendrer des fievres » 39. Le vinaigre, en revanche, « empesche la corrup- tion […] et d’avantage il est fort necessaire en temps de peste » 40, et c’est en bon Gascon que Du Chesne recommande la consommation de

32. Ibid., p. 175. 33. Ibid., p. 358. 34. Voir J. Du Chesne, Le Pourtraict de la santé, p. 179 sq. 35. Ibid., p. 179. 36. Ibid., p. 361. 37. Ibid., p. 363. 38. Ibid., p. 390. 39. Ibid., p. 363. 40. Ibid., p. 487. PRÉVENIR ET GUÉRIR 95 l’ail : « c’est en outre la theriaque des vilageois en Gascongne contre les pestes et le mauvais air : les enfans qui en usent ne sont jamais sujects aux corruptions et vermines » 41. Maladie et saleté sont ainsi confondues en une même souillure, et l’on notera tout particulièrement que, déjà, l’animal sauvage est considéré comme meilleur que l’animal domes- tique, « car la nourriture qui en survient est moins excrementeuse que les autres : d’autant que telles bestes sauvages vivent en un air plus libre, eslargy et plus sec. […] Aussi on voit d’ordinaire comme les chairs de telles sauvagines se conservent sans se corrompre, beaucoup plus long temps que les domestiques » 42. On notera enfin que, même dans le domaine diététique, la dimension morale attachée à la notion de corrup- tion n’est jamais bien loin, puisque, aussi bonne que soient les viandes sauvages, on évitera de les consommer « quand elles sont en ruth et en amour » 43. Les préceptes diététiques sur lesquels débouchent in finele Pourtraict de la santé témoignent donc, malgré l’aspect banal de certaines recom- mandations, de l’importance de la notion de corruption dans la repré- sentation que se fait Du Chesne du monde qui l’entoure : tout élément sujet à corruption, au sens de « pourriture », participe du grand dessein de corruption qui frappe l’homme depuis la Chute. Cette corruption ne vaut pas seulement comme signe : conformément au mouvement qui la lie à la génération, la corruption engendre, mais elle ne donne plus naissance qu’à des choses néfastes, en particulier les fièvres, elles- mêmes qualifiées de « putrides ». La superposition analogique des accep- tions philosophiques, médicales et ordinaires est ainsi particulièrement exemplaire dans le cas de l’huile :

Car l’huile resiste mieux que le beurre, aux putrefactions : Le beurre se corrompt bien-tost s’il n’est fondu ou salé : Et l’huile se conserve lon- guement de soy-mesme sans souffrir alteration : Voire c’est un Antidote et preservatif, contre les plus grands venins et corruptions, et si est l’ennemy capital de toute vermine 44.

41. Ibid., p. 380. 42. Ibid., p. 413. 43. Ibid., p. 413 sq. 44. Ibid., p. 485 sq. 96 ÉTUDES DE LETTRES

Le danger de corruption, qui guette tous les niveaux de l’être, légitime ainsi l’idéal d’une vie saine mais également morale. On peut en effet noter que se dessine clairement, chez Du Chesne, une hygiène sociale qui fait de l’ordure la marque de certaines catégories de population. Il pré- conise ainsi de situer sa maison « [si c’est en ville] en ruë spacieuse, esloi- gnée d’artisans et du menu peuple » 45, de même qu’il reconnaît s’adresser « particulierement aux riches, non aux pauvres et mechaniques, ausquels tels regimes ne sont propres ». L’hygiène des femmes, pour qui « la net- teté et proprieté est tousjours plus requise que la saleté et l’ordure », est également un point sur lequel il insiste, mais ici, le conseil hygiénique a pour but de conformer l’apparence féminine à un critère de pureté qui est aussi un canon esthétique, comme « avoir leurs mains blanches et doüilletes » ou « conserver les dents sans se gaster et corrompre » 46. Enfin se développe un idéal de vie rustique, éloigné des affaires et de la cour, le modèle à fuir étant celui des courtisans, dont la vie est décrite dans les mêmes termes que les météores : « en continuelle action trouble et perturbation », ils sont « oragez par les aspres tourbillons de l’ambition et de l’envie » 47. Cette dernière remarque nous permet d’aborder un ultime aspect de la prégnance de la notion de corruption dans la pensée de Du Chesne : son lien avec les perturbations de l’âme, « qui ne sont autre chose qu’un estrange et subit mouvement d’un esprit boüillant, turbulent et esgaré » 48. La corruption quotidienne n’est pas seulement signe du des- tin de l’Adam déchu, elle est aussi manifestation tangible d’ignominies plus secrètes, dont la révélation brutale peut ainsi permettre la guérison par l’horreur qu’elles provoquent. Le traitement que préconise en der- nier recours Du Chesne pour remédier aux atteintes « de l’amour volup- tueux », passion de l’âme à laquelle il consacre le plus long des chapitres concernés (vingt-six pages, contre trois pour l’ambition ou sept pour l’avarice), est tout à fait caractéristique de l’association étroite entre la corruption de l’âme et celle du corps, qui en est le signe exhibé :

Si un tel remede n’est suffisant, il leur faut mettre en avant les tourmens, les douleurs, les pourritures et corruptions, les puanteurs,

45. Ibid., p. 357. 46. Ibid., p. 362. 47. Ibid., p. 368. 48. Ibid., p. 14. PRÉVENIR ET GUÉRIR 97

les verolles, les chancres qui rongent tout le visage, et autres parties du corps 49.

Le discours sur la passion amoureuse est ainsi lui-même le reflet de la certitude plus profonde que l’apparence humaine, lorsqu’elle n’est pas déjà clairement marquée des stigmates de la corruption, n’est jamais que le masque de cette dernière, profondément inscrite dans la chair humaine (chair qui revêt bien volontiers en cette circonstance les apparences de la femme). Ainsi Du Chesne cite-t-il deux exemples de remède particuliè- rement efficaces. Le premier est celui auquel eut recours Hypatia pour guérir un jeune homme de la passion qu’il avait pour elle :

Elle fit provision de quelques drapeaux sanglans et infectez de ses mauvaises menstrues, et l’ayant fait un jour entrer en sa chambre faignant luy vouloir donner contentement, hausse sa robbe, luy descouvre une ordure si contagieuse, et luy tient telles ou semblables paroles : Mon amy, regarde un peu, je te prie, quelle part tu as laissé ton jugement en sequestre : considere que c’est que tu aimes : examine de pres quel motif t’induit à caresser tant d’immondicité fardée et desguisée d’une vaine beauté.

Le second est imputé à une femme aimée de Raymond Lulle qui, pour le décourager, le fit venir jusqu’à son lit, « descouvrit son tetin gauche et luy fit voir un grand chancre qui l’avoit presque tout rongé, spec- tacle si hideux, que cela luy servit d’un seur et specifique remede » 50. Au-delà de leur vertu thérapeutique, on peut s’interroger sur la valeur de ces exemples en termes spirituels 51 : tous deux (et Du Chesne insiste sur le rôle frappant de l’image) relèvent d’une pratique exhibitionnisme qui met à nu l’intérieur du corps, corps purulent, coulant et transpirant, à travers ces deux miroirs de l’intériorité que sont le linge souillé et le chancre suintant, passage sordide entre l’intérieur et l’extérieur. Ce bref tour d’horizon révèle à quel point la définition de la perspective hygiénique et thérapeutique dans laquelle se place le médecin est encore, en ce début de XVIIe siècle, étroitement conditionnée par

49. Ibid., p. 60. 50. Ibid., p. 61 sq. 51. Voir l’usage que François de Rosset fait de la composante abjecte du corps féminin dans un passage célèbre des Histoires tragiques (p. 235). 98 ÉTUDES DE LETTRES la notion de corruption. Mais la perspective théologique et ontologique venue de l’aristotélisme chrétien est rendue plus aiguë par la crise des Réformes, protestante puis catholique ; elle s’incarne et se développe en des traductions sensibles multiples, elles-mêmes toujours restituées en termes polysémiques, qui témoignent d’une véritable obsession. L’angoisse de l’ordure, du chancre, de l’odeur méphitique, s’accentue, pour des raisons plus morales et théologiques que véritablement hygié- niques. Ce faisant, le texte de Du Chesne est lui-même symptomatique d’une approche de l’air qui devient, en raison même de ses liens avec la corruption, purement morbide et signale qu’est déjà présent ce qu’Alain Corbin a magistralement observé pour le siècle suivant :

Par un détour qui nous semble curieux, c’est bien l’angoisse de la mort, de la désunion des parties du corps vivant qui crée ici la fascination. L’air n’est plus tant étudié comme le lieu de la génération ou de l’épa- nouissement de la vitalité que comme le laboratoire de la décomposi- tion. Observer avec une attention morbide la marche de la dissolution de la substance organique, repérer l’échappement du « ciment » des corps, de cet « air fixé » promu au rang de principal acteur du drame qui se joue, sentir - au sens propre - se défaire la cohésion des mixtes exerce une inquiétante fascination. Il s’agit de suivre le cheminement de la mort dans la matière vivante 52.

Violaine Giacomotto-Charra Université de Bordeaux-III

52. A. Corbin, Le miasme et la jonquille, p. 17. PRÉVENIR ET GUÉRIR 99

BIBLIOGRAPHIE

Textes

Du Chesne, Joseph, La Morocosmie : ou De la folie, vanité, et inconstance du Mond, [Lyon, J. de Tournes, 1583], éd. par Lucile Gibert, Genève, Droz, 2009. —, Le Pourtraict de la santé [1606], Paris, Claude Morel, 1627. Dupleix, Scipion, La Physique ou sciences des choses naturelles [1603], éd. par Roger Aview, Paris, Fayard, 1990. —, La Curiosité naturelle, Rouen, Nicolas Angot, 1615. Quillian, Michel, La Derniere Semaine ou consommation du monde, F. Huby, Paris, 1596. Rosset, François de, Histoires tragiques, éd. par Anne de Vaucher Gravili, Paris, LP, 1994. Zabarella, Giacomo, De Rebus Naturalibus libri XXX, Venise, 1590. —, Commentarii Collegii Conimbricensis S. I. in duos libros de generatione et corruptione Aristotelis Stagiritæ, Coimbra, 1597.

Travaux

Corbin, Alain, Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion, 1986. Deluz, Christiane, « La sphère de l’air troublé », in Observer, lire, écrire le ciel au Moyen Age, éd. par Bernard Ribémont, Paris, Klincksieck, 1991, p. 87-98. Hiraï, Hiro, « Paracelsisme, néoplatonisme et médecine hermétique dans la théorie de la matière de Joseph Du Chesne à travers son Ad veritatem hermeticæ medicinæ (1604) », Archives internationales d’histoire des sciences, 51 (2001), p. 9-37. 100 ÉTUDES DE LETTRES

Victoria, Thierry, Un livre de feu dans un siècle de fer. Les lectures de l’Apocalypse dans la littérature française de la Renaissance, Louvain, Peeters, 2009. AGRIPPA D’AUBIGNÉ, ÉCRIVAIN DE LA CORRUPTION

La corruption, dans les Tragiques, est indissociablement morale et physique. Une conception intégratrice relie tous les plans de la réalité : l’âme se pourrit par la conta- gion de l’œil, la comète pollue le cosmos et le tyran contamine le royaume pour des causes d’abord morales, et en signe de la colère de Dieu. La corruption est une fatalité du temps et une loi des corps physiques ou politiques dès lors que la grâce se retire. Elle appelle une poétique violente des corps immondes et une politique intégriste qui subordonne la société au sacré.

Sous quelque aspect qu’on la considère, la corruption obsède l’œuvre d’Agrippa d’Aubigné. Parle-t-on de dépravations ? Les parties satiriques de l’œuvre, du deuxième livre des Tragiques aux pièces épigrammatiques et aux pamphlets, les accumulent, et des plus salées. Parle-t-on d’achats des consciences ? Tous ses livres font défiler, comme un de cesTriomphes parodiques qui terminent le Faeneste, un carnaval d’apostats (Confession du sieur de Sancy, livre VII des Tragiques), de « Prudents » acquis à « la guerre d’argent » 1 (le Caducee ou l’ange de Mercure, Apologie pour l’assemblee des six provinces), de « huguenots d’estat » comme Sully qui « faict ses affaires », d’assemblées politiques vendues (L’Italien François 2). Parle-t-on de l’altération d’une réalité initialement bonne ? Il la retrouve en religion, en politique, et même en littérature. Il considère l’histoire du catholicisme comme une dégénérescence d’une Révélation peu à peu déformée, polluée par les inventions humaines, selon un modèle classique chez les protestants et que Philippe Duplessis-Mornay, dans son

. 1 A. d’Aubigné, Les Tragiques, p. 580. . 2 A. d’Aubigné, Œuvres, p. 374 et 371 sq. 102 ÉTUDES DE LETTRES

Mystère d’iniquité, systématise dans une vaste synthèse chronologique. Même processus en politique : les écrits comme le Debvoir mutuel des roys et des subjects, l’Apologie pour l’assemblee des six provinces, mais aussi les Tragiques décrivent la monarchie absolue comme l’altération d’une monarchie constitutionnelle et contractuelle, et c’est pourquoi il faudra mener l’état « à sa premiere institution », une idée de Machiavel que les auteurs dits monarchomaques ont reprise 3. Même processus en poésie : selon la lettre sur « les poètes de son temps », l’inspiration, la fureur que Ronsard a insufflées aux lettres françaises s’exténuent peu à peu chez des poètes toujours plus policés, anémiés, soumis, courtisans 4. Dans tous les cas, un pessimisme caractéristique de la Renaissance aussi bien que de la Réforme, voit le temps comme dégradation, amnésie, pollution, corrup- tion. Chez d’Aubigné, cependant, celle-ci est aussi une affaire de corps, corps malades, contaminés, « infects », puants et purulents, empestant l’atmosphère et contaminant à leur tour d’autres corps et d’autres âmes. C’est sur le lien entre des mécanismes physiologiques ou cosmologiques, et la morale, la politique ou la religion, qu’on va réfléchir. Dans sa violence, l’exorde du deuxième livre des Tragiques est exemplaire :

Je veux, à coups de traits de la vive lumiere Crever l’enflé Python au creux de sa tasniere : Je veux ouvrir au vent l’averne vicieux Qui d’air empoisonné fasse noircir les cieux, Percer de ses infects les pestes et les roignes, Ouvrir les fonds hideux, les horribles charongnes Des sepulchres blanchis : ceux qui verront cecy, En bouchant les naseaux fronceront le sourcy 5.

Mettre au jour, dévoiler le vice derrière la façade des sépulcres blanchis², « crever », « percer », c’est ouvrir pour démasquer, mais aussi inciser un abcès, et c’est enfin éliminer, tuer. Faire œuvre de vérité, de pureté, de mise à mort. Cette entrée en matière percutante et agressive condense un certain nombre d’éléments empruntés à Du Bartas et plus encore au commentaire de Simon Goulart. Le début du « Second jour » de la

. 3 A. d’Aubigné Du Debvoir mutuel des roys et des subjects, in Œuvres, p. 483. . 4 A. d’Aubigné, Lettres sur diverses sciences, in Œuvres, p. 860 et sq. . 5 A. d’Aubigné, Les Tragiques, p. 341 sq. AGRIPPA D’AUBIGNÉ 103

Sepmaine ou creation du monde (1581) attaque les poètes qui travestissent le mal pour flatter, profanant et prostituant le don de poésie :

Les vers que leur Phoebus chante si doucement, Sont les souflets venteux, dont ils vont ralumant L’impudique chaleur, qu’une poitrine tendre Couvoit sous l’espesseur d’une honteuse cendre 6.

Goulart commente ainsi ces vers :

Les Poëtes ont donné divers tiltres au Soleil : entre autres cestuy-cy, qui veut autant à dire que resplendissant. Par manière de parler figurée, est entendu icy soubs ce mot la vigueur d’esprit, dont les Poëtes sont espris : comme aussi ceste splendeur et clarté qui apparoit aux Poëmes monstre quelque chose d’extraordinaire [...]. Gyraldus au 7. liv. tire ce mot de fw`" et bivo~ c. lumiere et vie, pour representer les deux effets du Soleil, qui esclaire tout le monde, et vivifie les creatures par une singu- liere benediction et providence du Createur 7.

Goulart ne se contente pas d’annoter scolairement Du Bartas. Après avoir expliqué Phoebus par « la vigueur d’esprit » et par la « splendeur et clarté », le lustre et l’éclat poétiques, il va plus loin et rapporte à Dieu l’inspiration comme force de lumière et de vie. La « vive lumière », cette étymologie de Phoebus, qui frappe le mal au début de « Princes », vient de ce commentaire. Pour d’Aubigné comme pour Goulart, la poésie est donc par nature opposée au vice : la fable mythologique étant allégo- rie, préfiguration ou avatar de la vérité, l’oracle apollinien institué par l’élimination du serpent de Delphes figure le triomphe de la religion sur Satan. Un Satan de corruption : si « l’Averne vicieux » est si infect, c’est que Python a été engendré par la pourriture de la terre après le déluge, comme le rappelle encore Goulart dans un commentaire à la Seconde Sepmaine, ou enfance du monde (1584) où il utilise l’étymologie et identifie Python avec Satan :

Python est un mot qui semble dérivé du verbe, Pytestay, qui signifie se pourrir. Apollon est le Soleil qui par ses rayons comme flesches

. 6 Du Bartas, Les Œuvres de Guillaume de Saluste, sieur du Bartas, p. 42 (La Sepmaine, II, v. 23-26). On retrouve ces vers et d’autres passages de Du Bartas dans la charge de Princes contre les poètes flatteurs et maquereaux. 7. Ibid., II, p. 42 sq. Goulart a déjà donné la même étymologie (p. 12). 104 ÉTUDES DE LETTRES

descochees estouffa ce serpent. Ces fables contees par les Payens sont les falsifications de la verité des choses avenuës au commencement. Et l’Escriture saincte en plusieurs endroits ayant esgard à l’histoire du serpent appelle Satan Dragon, et serpent ancien, specialement au 12. 13. et 20. de l’Apocalypse. Satan donc est le vray Python qui siffle par une infinité d’horribles testes [...] 8. De manière très allusive, avec un art de la condensation qui est tout aussi caractéristique de sa manière que les véhémentes accumulations et les rudesses qui sentent « la mesche et le soufre », d’Aubigné réorchestre donc les éléments empruntés à Du Bartas et à son commentateur pour reven- diquer une violence, une lumière d’essence divine en face d’une corrup- tion d’essence diabolique, cachée dans les obscurités des grottes, et qui est « enflure » – « enflé » associe au phénomène physique de la décomposi- tion du corps l’hybris –, « noirceur », « infection », « puanteur ». Dans cette mise en scène mythologique et biblique, où le lecteur n’aura aucun mal à reconnaître en outre un de ces saint Michel qui terrassent le dragon dans les églises catholiques, la poésie se veut violence et vérité en face d’une réalité corporelle impure, malade, pestiférée (« pestes ») et galeuse (« roignes », c’est-à-dire les squames d’une peau malade 9). Car la corruption est morale et physique. Le Du Bellay des Antiquitez de Rome avait, d’après Lucain, représenté les guerres civiles comme un suicide collectif qui sanctionnait la faute morale de l’hybris. Le livre « Miseres » des Tragiques reprend l’idée en y ajoutant la faute religieuse et l’illustre par l’image allégorique d’un géant « meurtrier de soy mesme » 10, le géant figurant depuis l’Antiquité l’arrogance (v. 131-162). L’étiologie morale et religieuse s’accompagne d’un diagnostic médical : les conflits internes qui affaiblissent le géant proviennent d’une dégénérescence mélancolique du sang. La représentation organiciste du corps social a depuis longtemps recouru à l’image de la discrasie, du déséquilibre des humeurs, pour représenter le désordre politique. Mais elle a moins souvent insisté sur la corruption physique. Ici, un « viel corps tout infect » ne produit plus, « pour nourrir la cervelle, qu’un chime [chyle] venimeux,

8. Ibid., II, p. 53. . 9 Cf. le pamphlet Remontrance à la Reine qui reproche à Ronsard d’avoir répandu ses vices par ses vers : « Devois tu pas nourrir ta roigne chatouilleuse / Sans la faire courir partout contagieuse ? », in J. Pineaux, La Polémique protestante contre Ronsard, p. 182. 10. A. d’Aubigné, Les Tragiques, I, v. 134. AGRIPPA D’AUBIGNÉ 105 dont le cerveau nourri / Prend matiere et liqueur d’un champignon pourri » 11. Le désordre interne est une décomposition intérieure. Même contrepoint du corps et de la morale dans « Vengeances ». Dans les recueils des morts épouvantables des persécuteurs de la foi, les theomachoi connaissent une mort infamante et dégradante qui révèle leur impureté et leur inanité en même temps qu’elle stigmatise leur crime, auquel elle correspond. Hérode, qu’on adore comme Dieu, « se pourrit », la terre « esventa tous les creux / Où elle avoit les vers » pour en faire une « charogne ». Hérode est comme Python : une pourri- ture physique qui est la forme corporelle du mal. De même, un « cancre mangeur » transforme le duc de Retz, un des responsables de la Saint- Barthélemy, en « charongne avant sa mort » 12. Tout cela est à prendre au pied de la lettre, comme le montrent les exemples les plus relevés, ceux de Philippe II et des derniers Valois. Des abcès grouillant de vers emportent le roi d’Espagne. L’Histoire universelle y consacre tout un cha- pitre, et déclare l’avoir transcrit « sur la copie que receut un Secretaire d’Estat ». Le chapitre se termine sur le désaccord entre « les Theologiens et les Medecins » pour expliquer « l’impossibilité d’espuiser les poux », et sur une formule énigmatique : « Soit dit pour ceux à qui l’histoire sert de champ pour s’esgayer » 13. Avec « s’esgayer », l’historien semble prendre ses distance par rapport à une distraction oiseuse ou à un débat de spécia- listes qui ne concerne pas le strict établissement des faits auquel il entend se limiter. Mais il invite peut-être aussi le juste à se réjouir au spectacle de la vengeance du Seigneur, et rejoint le poète de la « Chambre doree » lorsqu’il dit avec le Psalmiste : « Ainsy faut que le juste apres ses peines voye / Desploier du grand Dieu les salaires en joie » 14. Ainsi caution- nés par l’Histoire universelle, les vers des Tragiques ne sont donc pas des figures poétiques. Les épiphanies de l’horreur que constituent les cha- rognes immondes où rutile la Providence de Dieu sont des faits, non des fictions. C’est pour le livre des «Fers » que d’Aubigné revendique un statut poétique particulier. Celui des « Vengeances » est, lui, « theologien et historial » 15.

11. Ibid., I, v. 146, 156. 12. Ibid., VI, v. 993 et v. 996. . 13 A. d’Aubigné, Histoire universelle, livre IX, p. 360-365. 14. A. d’Aubigné, Les Tragiques, III, v. 1047-1048, cf. Ps. 58, 11. 15. Ibid., « Aux Lecteurs », p. 228. 106 ÉTUDES DE LETTRES

La même corruption physique est prêtée aux derniers Valois. La combinaison de faits précis et d’allusions en fait une race au sang héréditairement taré. Le livre des « Vengeances » évoque la « rouge mort » de Charles IX et de François d’Alençon :

Leur rouge mort aussy fut marque de leur vie, Leur puante charongne et l’ame empuantie Partagerent sortants de l’impudicque flanc Une mer de forfaicts, et un fleuve de sang 16.

Ici non plus, il ne s’agit pas de formules vagues, car l’Histoire universelle rapporte l’anatomie pratiquée sur François d’Alençon :

On fit imprimer la description de son ouverture par les Medecins, où entre autres choses on fit paroistre qu’il estoit mort, le sang (comme il estoit advenu au roi Charles) lui jaillissant par tous les pores, la masse du dedans entierement corrompue, et la ratte convertie en pus : quelques uns attribuyoient aux liguez la curiosité de cette impres- sion : les plus moderez vouloyent que telles marques fussent seulement effects d’une grande mélancholie, sans y cercher une plus sinistre interprétation 17.

Un sonnet sur le même sujet attaque dans les mêmes termes le frère du roi et impute à l’ensemble des Valois sa maladie :

Le sang l’a suffocqué dont il eut tant d’envie, Avant l’aage trop tard son ame il a vomie, Eschantillon pourry du gros sang des Vallois 18. Le « gros sang », le sang épais, est caractéristique des pathologies mélancoliques dont une des formes est la lèpre définie par Galien, tel que le cite Paré, comme une « effusion de sang trouble et grossier » 19. L’allusion énigmatique de « Vengeances » à la lèpre « qu’un plus grand / Pour les siens et pour soy perpetuelle prend » 20 semble donc viser François Ier : les morts de Charles IX et de son frère cadet, l’insistance

16. Ibid., VI, v. 809-812. 17. A. d’Aubigné, Histoire universelle, livre VI, p. 172-173. 18. A. d’Aubigné, Œuvres, p. 339. 19. A. Paré, Les Œuvres d’Ambroise Paré, p. 740. 20. A. d’Aubigné, Les Tragiques, VI, v. 1119 sq. AGRIPPA D’AUBIGNÉ 107 de « Princes » sur la lèpre des Valois (v. 73 et v. 752), les rumeurs rapportées par l’Histoire universelle sur le « sang corrompu » de François II 21, finissent par constituer la nosographie d’une dynastie perverse et malade 22. La pourriture est donc tout à la fois le symptôme et le châtiment d’une corruption morale, et un phénomène corporel. Il en va de même pour la tentation, qui menace l’âme via le corps. A la fin du deuxième livre des Tragiques, un jeune homme bien né découvre l’immoralité de la Cour. Rentré chez lui contrarié, il s’endort et rêve : Fortune, vêtue en courtisane, lui apparaît et lui propose de suivre ses enseignements immo- raux, jouant le rôle du mauvais conseiller avant que Vertu la mette en fuite. L’épisode reprend le débat de Fortune et Vertu, le motif d’Hercule à la Croisée des Chemins, mais il le situe dans un contexte de théo- ries médicales. Le rêve tentateur a lieu parce que le jeune homme a été « des visions du jour par idee infecté » 23. Dans l’imagination du jeune homme, les impressions du jour se sont organisées en songe séducteur. De même, lorsque Satan s’empare de l’esprit de Catherine de Médicis, il se transforme en image ou simulacre, gagne l’imagination, et par elle la volonté et toute la personne : une véritable possession diabolique s’est opérée par l’image.

Comme idee il gaigna l’imagination, Du chef de Jesabel il prit possession, L’ardent desir logé avorte d’autres vices 24. L’« idée », l’image mentale, est donc l’agent infiltré qui permet au diable ou au milieu ambiant de corrompre l’imagination, cette partie de l’âme si faillible puisqu’elle est à mi-chemin des impressions sensibles et de l’âme, et qu’elle est lieu d’images et de désirs : lieu de fantasmes, dirions- nous. Dans les Ecrits politiques, comme dans les Meditations sur les Pseaumes, c’est par les images que les jésuites manipulent Louis XIII, que

21. A. d’Aubigné, Histoire universelle, livre I, p. 262. 22. Dans la Meditation sur le pseaume 73, c’est l’Eglise persécutée mais aussi partiellement corrompue qui est lépreuse (Petites œuvres meslees, in Œuvres complètes, I, p. 225-227). 23. A. d’Aubigné, Les Tragiques, II, v. 1178. 24. Ibid., V, v. 205-208. Le mécanisme a été décrit par Psellos, dont Ronsard s’inspire dans l’Hymne des Daimons, ainsi que Du Bartas dans la Seconde Sepmaine (I, v. 141- 160). 108 ÉTUDES DE LETTRES

Satan induit en tentation 25. C’est encore par des moyens tout physiques que dans les Lettres sur diverses sciences un gentilhomme a pu connaître un « amour desreglé » pour « une Damoiselle impareille de condition, enormement laide, comme tannee et couperosee, contraire de religion ». En effet, ce gentilhomme mangeait en tête à tête avec ce laideron :

C’est pour ce que les potages, patez et cloches où l’on fait cuire quelque chose, en retenant la fumee se peuvent composer de drogues, desquelles les vapeurs ammolissent et debilitent la substance du cer- veau, la destrempent de façon que tendre qu’elle est, elle se trouve propre et susceptible de prendre les impressions que luy suggerent les sens externes et les esprits internes esmeus par les sens. Et pour le secret de l’aplication particuliere, c’est qu’elle se fait avant la per- fection de la digestion, en presence de la personne qui use du philtre bien preparé de tous artifices avantageux, quand les attouchements, les doulces haleines et propos, et sur la veue attrayante ayant usé du goust tanquam vehiculo, quand toutes ces choses sont conduites en la partie du cerveau où est l’imagination 26. Les vapeurs du bouillon amollissent la matière du cerveau, facilitent la pénétration et la rétention des images. Puis la conscience est envahie. Il faudrait ici relire Jean Wier qui a expliqué comment l’imagination était cette part faillible de la conscience, susceptible de l’affecter et de l’infec- ter avec les humeurs venues de la mélancolie, ou les impressions sensibles reçues de l’extérieur, et en premier lieu du diable 27. Alors qu’un néo- stoïcisme chrétien prêche la nécessité pour l’âme de se fortifier contre les tentations, le spectacle du péché et de la tentation montre la porosité de celle-ci, la facilité avec laquelle les images sensibles la corrompent. Avant de corrompre l’esprit, Satan infecte les yeux : « Le premier membre que Satan corrompt et gagne pour soy sur le corps humain est l’œil » 28. Une écologie intégratrice qui relie tous les plans de la réalité intègre cette anthropologie dans un système. Le premier livre des Tragiques, « Miseres », contient une attaque extrêmement violente contre Catherine de Médicis, tenue pour principale responsable de toutes les calamités

25. Voir J.-R. Fanlo, « Les “ Chambres des méditations ” ». Ajoutons que d’Aubigné qualifie la Compagnie de Jésus de «secte pestifère » (Œuvres, p. 47 n.) 26. A. d’Aubigné, Œuvres, p. 846 sq. 27. Voir J. Wier, Cinq livres de l’imposture et tromperie des diables des enchantemens et sorcelleries, f° 129 v° sq. 28. Manuscrit inédit, Archives Tronchin, v. 148, f° 117 r°. AGRIPPA D’AUBIGNÉ 109 préalablement décrites. L’attaque est politique, mais la politique n’explique ni l’ampleur, ni l’orchestration de toute une série d’images de la sorcellerie, du désordre cosmique. Le passage introducteur est d’une importance capitale. Après une transition qui déplace de la des- cription des maux du royaume vers la révélation de leur cause (v. 681- 682), cette cause est clairement énoncée (v. 683-698) : l’hybris éloigne la France de Dieu, la pousse à l’idolâtrie, et appelle sur le royaume ce châtiment divin qu’est la tyrannie de Catherine de Médicis, en vertu de l’idée selon laquelle le tyran, comme tous les agents du mal, est un fléau, une « verge » (v. 697) par quoi Dieu châtie les hommes. Puis vient le pas- sage qui nous intéresse. Par un effet d’hybridation remarquable, il se pré- sente à la fois comme un mythe d’origine (Catherine de Médicis et son complice le Cardinal de Lorraine sont fabriqués aux enfers), et comme la description scientifique (selon les conceptions du temps) de la naissance d’une comète :

Cet enfer nourrissoit en ses obscuritez Deux esprits que les cieux formerent despitez Des pires excrements, des vapeurs inconnües, Que l’haleine du bas exhale dans les nües, L’essence et le subtil de ces infections S’affina par sept fois en exhalations : Comme l’on void dans l’air une masse visqueuse Lever premierement l’humeur contagieuse De l’haleine terrestre, et quand aupres des cieux Le choix de ce venin est haussé, vitieux, Comm’ un astre il prend vie, et sa force secrete Espouvante chacun du regard d’un Comette : Le peuple à gros amas aux places ameuté, Bee douteusement sur la calamité, Et dit, ce feu menace, et promet à la terre, Louche, pasle, ou flambant, peste, famine, ou guerre 29.

Le mythe s’allie donc à la science. A la fin de l’extrait, la réaction du « peuple » est celle du lecteur : stupeur, effroi, et intuition de significations très précises, suggérées par la relation nécessaire entre les trois aspects de la comète et les trois fléaux bibliques qui leur correspondent (tout cela est attesté dans la littérature cosmologique du temps, et d’Aubigné dit avoir

29. A. d’Aubigné, Les Tragiques, I, v. 699-714. 110 ÉTUDES DE LETTRES

écrit un traité d’astronomie sur cette corrélation 30). Le passage véhicule une pluralité de significations stratifiées. Tentons de suivre, ici : deux monstres sont créés en enfer à partir des vapeurs infernales ; ils s’élèvent au-dessus de la terre. C’est une allégorie politique : de la corruption du royaume naît le tyran. Mais la comparaison avec la comète ajoute toute une série de plans de signification. On concevait les comètes comme des exhalaisons terrestres qui s’élèvent sous l’attraction du soleil. Lorsque le soleil n’est pas assez puissant pour les élever assez haut, ces exhalai- sons s’agrègent dans l’air et forment une sorte d’astre nouveau. Or elles sont infectes, l’intérieur de la terre étant comme l’intérieur du cœur humain selon Pascal, creux et rempli d’ordure. Trop basses pour que l’influence bénéfique du soleil puisse les purifier et les transformer en rosée fécondante, elles polluent l’air et provoquent toute une série de désordres, notamment la peste 31. La comète est un monstre cosmolo- gique : elle convoque le haut et le bas, le ciel et la terre, l’astre céleste et les enfers, elle brouille les catégories, et par là force à interpréter 32. Le mystère s’éclaire lorsqu’on compare ce texte avec une page de la Meditation sur le Pseaume 133 sur le bon gouvernement. Cette médita- tion « explique que « la justice empesche les amas des humeurs corrom- pues des infections populaires, et application à mauvaises mœurs, causes de la putrefaction et corruption des Estats » 33. Elle voit dans le verset 3 du Psaume sur la « rosee de l’Hermon » une image de féconde humidité, allégorie d’un pouvoir royal bénéfique qui fait ruisseler la prospérité sur le royaume. Puis le raisonnement passe à un plan supérieur :

De ces rosees (laissans à part la cause des causes) l’efficiente est le Soleil ; la matiere, l’humidité enclose en la terre ; la forme, l’attraction et discusion ; la fin, la distribution generale de l’humeur necessaire à la generation de l’humeur necessaire à la generation par les parties moyennes et hautes.

30. A. d’Aubigné, Œuvres, p. 852. 31. La comète comme exhalaison méphitique condensée et infectant l’air se trouve chez Ambroise Paré (Les Œuvres d’Ambroise Paré, p. 408) ou chez Blaise de Vigenère (Traicté des cometes, ou estoilles chevelues, apparoissantes extraordinairement au ciel : avec leurs causes & effects, p. 31). 32. Voir les pages que J. Céard consacre à saint Augustin dans La nature et les prodiges, p. 21 et sq. 33. A. d’Aubigné, Œuvres, p. 145. AGRIPPA D’AUBIGNÉ 111

Vous diriez que le Soleil est un grand Prince souverain, qui tire ses tributs du peuple bas par ces voyes ordinaires, et depart les richesses [...]. Or comme les benedictions spirituelles sont non seulement principales, mais celles qui meritent ce nom, toutes nos doctrines doivent tendre directement à ce qui est de la gloire de Dieu, nous tournerons toutes ces similitudes à leur vrai but, commençans par là. Que l’origine des faveurs du Ciel qui descoulent sur nos testes agit premièrement en nos cœurs. Le premier present est la contrition pour nos pechez : le mesme Soleil de grace qui la donne, l’exhale par le haut Soleil : nos larmes sont perles precieuses devant la face de Dieu, qui retombent sur nous en rosees, en presents agreables du Ciel. [...] Ces choses, di-je, montees par attraction dans le Ciel, sont de là renvoyees en riches benedictions pour en arrouser et rendre fertile l’heritage du Souverain. Et comme les richesses des peuples ne monteroyent point au thresor du Prince s’il ne les exigeoit par voyes accoustumees : les pensees qui se convertissent en loüanges à Dieu, croupiroyent et pourriroyent dans les vallees et cachettes de nos cœurs, si le Soleil de justice ne les venoit cercher, esmouvoir, et eschauffer 34.

Le texte est l’avers lumineux du revers maléfique qu’est la comète. La Meditation développe une allegoria naturalis, politica, et theologica. Allégorie naturelle : le soleil attire l’humidité de la terre et la transforme en rosée. Allégorie politique : le souverain prélève l’impôt pour verser ses largesses sur le royaume. Allégorie théologique et morale : Dieu reçoit nos larmes de contrition avant de verser sur nous ses bénédictions. Un échange fructueux relie le bas (le royaume, la terre, notre cœur) et le haut (le roi, le soleil, Dieu) dans une transmutation alchimique qui convertit des humeurs par elles-mêmes dangereuses en bénédictions, et que célèbre un fragment publié par Pierre-Paul Plan :

Envoyons en vapeur nos prieres au ciel : Son sang [de Christ] distillera dessus en rosée 35. Mais brisée, cette communication produit le monstre cosmique, et c’est la comète. Allegoria naturalis : la comète attire l’humeur contagieuse et corrompt l’air par la peste. Allégorie politique : le tyran s’élève sur un royaume livré à ses passions séditieuses. Allégorie religieuse : Dieu

. 34 Ibid., p. 154 sq. . 35 A. d’Aubigné, Pages inédites, p. 108. 112 ÉTUDES DE LETTRES sanctionne les mauvaises pensées qui « croupiroyent et pourriroyent dans les valees et cachettes de nos coeurs ». Le phénomène de corrup- tion s’explique par la perturbation d’une économie morale, naturelle ou politique. Comme l’explique une autre « Meditation » à propos d’une anecdote de l’Ancien Testament, c’est « le nuage espais de nos pechez » qui transforme le feu de la foi en une « eau grasse et puante » 36. C’est cette complexité d’une réalité dont tous les aspects sont solidaires, qui explique le recours au mythe et la poéticité évidente du passage de « Miseres », alors que ce livre, dit l’auteur, « n’excede que fort peu les loix de la narration », de l’exposé des données 37. Pour appréhen- der un phénomène cosmologique et religieux aussi bien que politique, le discours ne peut s’en tenir aux faits. Impossible de seulement décrire, et d’interpréter selon des catégories immanentes. Parce qu’il fait surgir l’invisible, le monstre impose le recours au mythe et à la fiction. La nature, l’homme, le corps social sont voués à se corrompre et à s’auto-détruire, ils ne restent sains que s’ils se purifient par un échange constant avec la surnature. La corruption n’est pas un accident, ni un désordre par rapport à une intégrité qui serait la norme. Elle est la fatalité d’une nature condamnée à dégénérer dès qu’elle est livrée à elle-même. D’Aubigné considère l’histoire et la nature avec le même pessimisme protestant que Luther et Calvin considèrent la nature humaine comme vouée au péché sans l’intervention de la grâce. Dans une vision du monde qui intègre de manière aussi étroite morale, religion, nature et histoire, le problème de la corruption ne peut se régler au niveau de l’homme ou du corps social. Tout dépend d’une théologie. Contre la Ligue, un certain nombre de plumes ont affirmé à la fin du XVIe siècle que l’Eglise est dans l’Etat, et non l’Etat dans l’Eglise 38. Comme la Ligue, avec laquelle il présente bien des analogies, Agrippa d’Aubigné subordonne toujours l’Etat à la religion. Il n’est pas indifférent que la Meditation sur le Pseaume 133 ait été écrite pour Henri IV peu de temps après l’édit de Nantes. Même si l’auteur dit avoir déposé « l’humeur cynique » 39, elle prend de front la politique déliée de l’absolu,

36. A. d’Aubigné, Petites œuvres meslees, in Œuvres complètes, I, p. 178 sq. 37. A. d’Aubigné Les Tragiques, « Aux lecteurs », p. 236. 38. Voir J.-R. Fanlo, Tracés, ruptures, la composition instable des « Tragiques », p. 341 sq. 39. A. d’Aubigné, Petites œuvres meslees, in Œuvres complètes, I, p. 132. AGRIPPA D’AUBIGNÉ 113 la gestion tout humaine des affaires que le gouvernement d’Henri IV a pu représenter. La corruption est la loi de l’histoire comme elle est la loi des corps. Elle s’évite seulement si la transcendance la transforme, ce qui impose dans le corps social une politique intégriste. Elle fonde une poésie d’exhibition des corps immondes et de prières.

Jean-Raymond Fanlo Université d’Aix- 114 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Textes

Aubigné, Théodore-Agrippa d’, Histoire universelle, éd. par André Thierry, Genève, Droz, 1995. —, Lettres sur diverses sciences, in Œuvres, éd. par Henri Weber et al., Paris, Gallimard, 1969 (Bibliothèque de la Pléiade). —, Les Tragiques, éd. par Jean-Raymond Fanlo, Paris, Champion Classiques, 2006. —, Œuvres. Ecrits politiques, éd. par Jean-Raymond Fanlo, Paris, Honoré Champion, 2007. —, Petites œuvres meslees, in Œuvres complètes, tome I, éd. par V. Ferrer, Paris, Champion, 2004. —, Pages inédites, éd. par Pierre-Paul Plan, Genève 1945. Du Bartas, Guillaume, Les Œuvres de Guillaume de Saluste, sieur du Bartas, Paris, Toussaint du Brueil, 1611. Paré, Ambroise, Les Œuvres d’Ambroise Paré, Paris, Nicolas Buon, 1628. Vigenère, Blaise de, Traicté des cometes, ou estoilles chevelues, apparoissantes extraordinairement au ciel : avec leurs causes & effects, Paris, N. Chesneau, 1583. Wier, Jean, Cinq livres de l’imposture et tromperie des diables des enchantemens et sorcelleries, trad. de J. Grévin, Paris, Jacques du Puy, 1579.

Travaux

Céard, Jean, La nature et les prodiges. L’insolite au XVIe siècle en France, Genève, Droz, 1977. Fanlo, Jean-Raymond, Tracés, ruptures, la composition instable des « Tragiques », Paris, Honoré Champion, 1990. AGRIPPA D’AUBIGNÉ 115

—, « Les “ Chambres des méditations ” : l’imagination dans la polémique anti-jésuite, d’Etienne Pasquier à Agrippa d’Aubigné », Littératures classiques, 45 (2002), p. 91-108. Pineaux, Jacques, La polémique protestante contre Ronsard, Paris, Libr. M. Didier, 1973.

LES PASSIONS HAINEUSES DANS LES HISTOIRES DÉVOTES DE JEAN-PIERRE CAMUS : UN THÉÂTRE DIDACTIQUE DES CORRUPTIONS HUMAINES

Les histoires dévotes de Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, s’inscrivent dans la veine tragique de la « littérature saturnienne » de l’âge baroque mais s’en émancipent par leur facture dévote, mystique et morale. Elles mettent en scène la corruption généralisée de l’homme et de la cité terrestre que Camus explique en partie par le dérèglement indi- viduel des passions de l’âme auquel il consacra un traité. Invité à user et non à abuser de ses passions, le lecteur contemple leurs excès sur la scène de l’amphithéâtre sanglant qu’est le monde. Par cette méthode, la corruption des passions est guérie par un faire voir rédempteur de soi où le sujet apprend à se haïr, en haïssant le monde en lui. Invité à une action de ses passions contre la corruption du péché, le lecteur est rééduqué par une métaphysique du regard à se faire alchimiste, à métamorphoser la haine d’inimitié en une haine d’abomination. Cet apprentissage à domestiquer ses passions, au lende- main des guerres de Religion, se retrouve à la fois dans la spiritualité mystique, dans les théories de la monarchie absolue, dans les traités civils de cour et dans les traités des passions. Autant de réponses apportées aux maux de la corruption mondaine pour juguler la violence des passions humaines 1.

Un jeune homme incorruptible aux vertus célestines, Cadrat 2, semblable à Loth dans la ville de Sodome, avait pour père un homme corrompu. Saint enfant, écrit Jean-Pierre Camus, Cadrat désirait faire son noviciat contre les volontés de son père débauché. Aux aspirations

. 1 A Clarisse Roche, mon épouse, que je remercie infiniment pour son soutien indéfectible et ses conseils. 2. Le substantif « cadrat » renvoie en typographie au carré de métal utilisé pour obtenir le blanc des alinéas afin d’ordonner la mise en page. Le carré symbolise traditionnellement la géométrisation du chaos par l’ordre. Ce prénom singulier semble donc refléter l’ordonnancement vertueux du chaos des passions paternelles par Cadrat. 118 ÉTUDES DE LETTRES divines du fils s’opposent les aspirations mondaines du père courroucé qui cherche à le corrompre en introduisant nuitamment une femme nue dans sa chambre. Empreint de charité et non sujet aux passions, Cadrat préfère se sacrifier plutôt que de sacrifier la jeune femme et lacère ses chairs, jusqu’à ce que mort s’en suive. Cette histoire dévote de La sanglante chasteté met en scène la lutte permanente de l’homme, sujet aux corruptions du monde et des mondains. « Que le monde est injuste qu’il n’aime que ceux qui le suivent en ses mauvaises actions ! » 3. Leurs funestes conséquences interpellent le lecteur, comme elles ont interpelé le père débauché, aussitôt converti lorsqu’il apprend que son fils est mort par sa faute. Contrairement aux histoires tragiques de ses prédécesseurs, Camus les qualifie de « dévotes » dans la postface d’Agathonphile. Elles visent à édifier à la vertu, contrairement à tous ces mauvais écrits « qui ruynent toutes les bonnes mœurs & fomentent les perverses inclina- tions de la nature desia assez corrompuë » 4. Ecriture rédemptrice que celle de Camus (1584-1652), évêque de Belley, qui, par ces histoires dévotes, recollections de faits divers sanglants, tente d’amender cette nature corrompue. Le premier d’entre tous, Camus s’interrogea sur les causes originelles de cette corruption par l’étude des passions et de leurs répercussions sur l’individu et la société civile. Le neuvième tome de ses Diversitez est consacré à un « Livre traittant des passions de l’ame » dans lequel il met au jour leurs rouages mécaniques. Aussi associe-t-il ses his- toires dévotes à des « Peintures mortes des effets que les furieuses pas- sions de Colere & de Hayne ont autrefois produites dans le monde » 5. Jalousie, envie, colère, désespoir, concupiscence constituent autant de passions vicieuses que l’on peut qualifier d’haineuses en ce sens où les moralistes considèrent que la haine subsume toutes ces noires passions. Le terrain expérimental des histoires dévotes permet d’en constater les effets concrets et funestes pour qui ne sait les maîtriser par l’exercice de cette raison néostoïcienne ou humaniste chrétienne. Le siècle ulcéré, dépeint dans les histoires dévotes, se donne à voir dans cet Amphithéâtre sanglant des violences particulières sur lesquelles le lecteur est invité à

. 3 J.-P. Camus, L’amphithéâtre sanglant, où sont représentées plusieurs actions tragiques de nostre temps, p. 194. 4. J.-P. Camus, Agathonphile ou les martyrs siciliens, Agathon, Phlargyryppe, Triphyne, & leurs Associez, p. 841. 5. J.-P. Camus, Les spectacles d’horreur, où se descouvrent plusieurs tragiques effects de nostre siècle, préface, non paginée. LES PASSIONS HAINEUSES 119 méditer. Dans une société corporative, la guérison du corps social corrompu, de l’Un, ne peut venir que des corps corrompus, des uns, appelés à une réforme intérieure. L’écriture camusienne ambitionne dans cette perspective de fournir les moyens adéquats du salut par l’outrance criminelle de ces spectacles sanglants, résolument inscrits dans une dynamique dévote et tridentine. Littérature d’action, la formule diégé- tique de l’histoire dévote initie le lecteur à une alchimie morale par la mise en action de ses passions pour les éloigner des corruptions mon- daines. L’esthétique de la terreur, ne relève-t-elle pas d’une didactique salutaire contre la tragédie des corruptions humaines ? Invité à contempler ce « spectacle de sang et de carnage » 6 des corruptions humaines, le lectorat entrevoit ses propres excès dans ces histoires dévotes avant que son regard ne soit rééduqué par une éthique des passions. La visée d’une mystique purgative sur le modèle d’une haine de soi, enfin, répond aux attentes tridentines de la réforme morale de l’individu.

1. Un spectacle de sang et de carnage ou la corruption des cœurs

1. 1 L’homme criminel et la corruption du péché

« Siècle de corruptions ». Cette expression ponctue les notes manuscrites de Pierre Dupuy, un jeune avocat parisien en 1606-1607 7. Tout est corrompu par l’argent, omnia venalia, écrit-il, depuis que la vénalité des offices a altéré les valeurs d’honneur, de mérite et de vertu dans les milieux de la robe parlementaire. De nombreux libelles relaient les concussions des financiers et maintiennent l’idée d’une corruption généralisée comme l’Anti-Péculat, le Pressoir des éponges du roi et Les Caquets de l’accouchée. Ce dernier mentionne que « tout est aujourd’huy corrompu, l’argent fait tout » 8. Les attaques en règle contre l’éthique chevaleresque des duels, à la source de l’éthos nobiliaire, traduisent à présent le sentiment que cette pratique corrompt les mœurs. Les histoires tragiques en général, celles d’un François de Rosset ou d’un Belleforest,

6. Ibid. 7. J. Delatour, « De l’art de plaider doctement », p. 398. 8. [Anonyme], La seconde apres-disnée du caquet de l’acouchée. 120 ÉTUDES DE LETTRES révèlent ces passions criminelles : la vengeance, la jalousie, l’orgueil, davantage inhérentes à la pratique homicide du duelliste que l’hon- neur, à l’heure où l’Etat tente de juguler ces pratiques mortifères 9. Le seul Amphithéâtre sanglant de Camus présente vingt-deux homicides par duels, preuve d’une évolution dans la conception morale de la cor- ruption 10. L’historiographie sanglante d’un Boitel de Gaubertin, voire d’un Claude Malingre, cultive la notion d’outrecuidance, équivalent de l’hubris tragique 11 dont la source vive serait la corruption des passions humaines. Cette altération partout observée des mœurs est relayée par cette « littérature saturnienne », volontiers tragique, qui traduit l’opposition permanente entre la cité terrestre augustinienne, sujette à la temporalité corruptrice du mondain, et la cité céleste, sujette à l’incorruptibilité de l’éternel divin. Une corruption conçue comme le processus d’une altéra- tion depuis la Chute, puisée aux sources de la théologie augustinienne du fomes peccati intrinsèque à l’homme et transmis par l’acte concupiscent de sa génération. L’Homme criminel ou la Corruption de la nature par le péché du Père Senault révèle la prégnance, souvent démontrée, de cette théologie dans le premier XVIIe siècle 12. Les histoires dévotes de Camus résultent toutes d’un processus non seulement de corruption originelle, post-lapsaire, mais aussi originale, au sens d’inédite, par la manière dont elle est manifestée en chacun. La mosaïque de ces micro-récits expose, à première vue, le dévoilement de cette corruption originale au cœur des micro-sociétés villageoises, urbaines et familiales. Le comportement individuel d’un seul ne compromet pas seulement son salut mais celui de toute la structure corporative où il s’exerce du fait que la corruption soit contagieuse. Dans l’histoire de La Mère Médée, Camus met en scène la fureur que peut produire la jalousie d’une seule : « Cette peste des cœurs met la division dans le plus sacré lien qui soit en la société humaine, elle renverse aussi les principes de la société humaine, elle renverse aussi

. 9 R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, t. I, p. 46 sq. Sept mille hommes, d’après ses calculs, sont tués en duel entre 1589-1607 et 940 sous la régence Anne d’Autriche. 10. J.-P. Camus, L’amphithéâtre sanglant, où sont représentées plusieurs actions tragiques de nostre temps, p. 136 11. S. Uomini, Cultures historiques dans la France du XVIIe siècle, p. 21-179. 12. J.-F. Senault, L’homme criminel, ou la corruption de la nature par le péché, selon les sentimens de S. Augustin. LES PASSIONS HAINEUSES 121 les principes de la nature » 13. C’est pourquoi dans l’épître à la reine du traité des passions de Camus, il la remercie d’avoir régenté « toutes les passions des François », des « rebelles mutins », pour le « salut du public ». Le sentiment obsessionnel d’un siècle de corruptions résulterait non plus de quelques uns, les hérétiques à l’époque des « guerriers de Dieu », mais de la corruption individuelle de chacun.

1. 2 Les actions cardiophages de l’homme corrompu

Le cœur mangé des Spectacles d’horreur, poncif de la littérature médiévale revisité par Camus, met en scène l’histoire d’une jalousie conjugale où le mari fait manger le cœur de l’amant à son épouse. Un amant chaste, Memnon, s’était épris de la jeune Crysèle avant qu’elle ne soit promise de force à ce mari qu’elle « hayssoit plus que la mort » 14. Econduit, Memnon partit au combat et mourut. L’épouse éplorée rendit alors un culte au cœur du défunt aimé que son mari, courroucé, lui fit manger malgré elle. Sa haine redoublée, elle fit tuer son mari. Cette historiette condense la plupart des thématiques abordées par les histoires dévotes : la concaté- nation infernale des passions haineuses ; les excès jusqu’à l’horreur de cet homme criminel ; l’exemplarité funeste du spectacle des passions déré- glées et sa résolution didactique ou morale. Le cœur mangé ou arraché désigne dans le dictionnaire de Furetière une expression proverbiale pour désigner la haine qu’un individu éprouve contre un tiers. Or les théo- ries cardiocentristes de la mystique situent le siège des passions concu- piscibles et irascibles dans le cœur, à l’image du jésuite François Loryot, dans la tradition thomiste 15. La cardiophagie camusienne incarne cette maxime proverbiale de l’homme à ce point corrompu qu’il « fait la guerre non seulement aux vivants mais aussi aux morts », par la manducation et l’ingestion du cœur de son ennemi. Un cœur qui donne la vie mais qui ordonne aussi la mort pour peu que les passions haineuses l’emportent sur la volonté. Dans Le Faux Ami, récit tragique de relations amoureuses sapées par un faux ami, Camus conclut sur cette « chaîne misérable du péché

. 13 J.-P. Camus, Les spectacles d’horreur, où se descouvrent plusieurs tragiques effects de nostre siècle, p. 164. 14. Ibid., p. 34. 15. F. Loryot, Les secretz moraux concernant les passions du cœur humain. 122 ÉTUDES DE LETTRES qui entasse tant de morts les uns sur les autres. L’amour, l’intérêt, la tromperie, la colère, la vengeance, le dépit, la déloyauté jouent ici divers personnages » 16. Les arrache-cœurs que sont les hommes participent de cette logique mécanique de passions en chaîne que Camus avait souhaité analyser au préalable dans son traité des passions (1614). Dédicacé à la régente, il intervient dans ce contexte troublé d’une sourde contestation des princes, avant leur révolte effective, contre le gouvernement de la régente :

Ie suis de ceux qui iugent à propos en un siecle ulceré comme le nostre, & depravé d’affections desreiglees, de monstrer au monde comment il doit user, non abuser des Passions que Dieu nous a donnees pour nostre bien, afin que la science engendre la conscience 17.

Une science de la raison et du cœur capable de rendre bonnes ou mauvaises les passions du fait de leur ambivalence, ce que Sylvie Robic de Baeque nomme leur « réversibilité pathique ». Susan James a bien montré que, contrairement aux allégations rebattues sur un siècle prétendu cartésien, passions et raison fonctionnent de pair et non de manière autonome 18. Différence capitale puisque les moralistes privilé- gient la correction des passions, grâce à la volonté, et non leur extirpation en raison de leurs bénéfices vitaux pour l’homme. L’amour peut devenir meurtrier et la haine sainte pour peu que l’on haïsse le péché. La mise en récit du mal coïnciderait selon Thierry Pech avec le verrouillage de la procédure inquisitoire et la privation des ressources explicatives par le surnaturel 19. Le thème du désenchantement du monde mérite toutefois quelques nuances si l’on prend en compte cette « littérature saturnienne » des canards et autres écrits sanglants qui n’évacuent pas le surnaturel. Camus privilégie les cas d’étude concrets sur lesquels l’homme peut avoir prise, précisément car son objet est l’étude des passions humaines. Le décloisonnement entre le for extérieur, seul pris en compte dans les procédures judiciaires, et le for intérieur des passions et des désirs, affine ainsi l’individualité par la prise en compte de sa psychologie.

16. J.-P. Camus, L’amphithéâtre sanglant, où sont représentées plusieurs actions tragiques de nostre temps, p. 229. 17. J.-P. Camus, Diversitez, t. IX, « epistre à la reine », datée du 3 novembre. 18. J. Susan, Passion and Action, p. 17 sq. 19. Th. Pech, Conter le crime, p. 14-22. LES PASSIONS HAINEUSES 123

2. Les histoires dévotes : un remède à la corruption mondaine des passions

2.1 Les vertus du spectacle de la corruption

Jean-Pierre Camus ne lésine pas sur l’inspiration d’une authentique terreur par le dévoilement en détails de faits criminels atroces. L’histoire dévote semblait ainsi paradoxale puisqu’elle recourait aux mêmes séductions démagogiques des romans profanes par le scandale, l’exhi- bition outrée, l’exemplarité du châtiment et la violence des passions. Franck Greiner a montré combien l’âge baroque développa dans les romans le thème obsédant de l’eros baroque entre culpabilisation et exaltation, de la fin des guerres de Religion à la parution de l’Astrée en 1628 20. Le caractère également « bifrons » de l’histoire dévote se carac- térise par cette « apologétique romanesque » où Camus recourt aux séductions romanesques mondaines, par l’histoire parabolisée, pour piéger son lecteur à la dévotion civile. Ce que Sylvie Robic-de-Baeque a qualifié de « salut par l’excès » grâce à cette « catoptique morale » où les relations de faits historiques vrais sont intriqués à des procédés fic- tionnels 21. Les ruses rhétoriques de ces amorces piégées sont de la sorte mises en œuvre pour convertir l’auditoire. La scénographie camusienne de cette corruption humaine ne vise pas au constat aporétique d’une corruption originelle irréversible de l’homme pécheur. Il ne recherche ni compassion, ni mélancolie, ni réjouissance malsaine, qui ne seraient que d’autres modalités ou rejeux de la corruption. Il cherche à exhaus- ser le pécheur au-dessus de sa corruption originale par la fuite du mal qu’en permet la connaissance. Son Amphithéâtre sanglant fait voir dans l’arène des « spectacles de sang et de carnage », partout présentes sur le théâtre du monde, mais : « Fasse le Ciel que par leur vue soient détou- rés du précipice des malheurs ceux qui se laissent emporter aux aveugles mouvements de leurs passions déréglées » 22. Un amphithéâtre semblable à celui peint par Antoine Caron dans les « Massacres du Triumvirat », à la différence près que la déferlante massacrante se fait ici collective et

20. F. Greiner, Les amours romanesques de la fin des guerres de religion au temps de « L’Astrée », 1585-1628. 21. S. Robic-de-Baeque, Le salut par l’excès, p. 265-270. 22. J.-P. Camus, L’amphithéâtre sanglant, où sont représentées plusieurs actions tragiques de nostre temps, p. 180. 124 ÉTUDES DE LETTRES publique. L’étalement au grand jour des effets de la corruption humaine doit produire une sorte de vertu cathartique sur les passions qui en sont la cause. Ces histoires dévotes doivent être replacées dans un double contexte : celui de l’importance des traités des passions et celui de la mystique.

2.2 L’alchimie des passions contre la corruption

Par les histoires dévotes, Camus a mis en pratique sa théorisation des passions dans un souci certain d’en proposer une vulgarisation pédagogique. Dans l’adresse au lecteur du neuvième tome des Diversitez, il estime que cette matière traitée par la philosophie morale et la théo- logie scolastique n’a pas beaucoup évolué. L’usage pourtant précieux que l’on peut en faire vise les prédicateurs, philosophes, théologiens, juris- consultes, médecins, poètes, orateurs, personnes pieuses et tous « les mondains y auront un miroir de leurs desreiglemens, & un niveau pour les redresser, & un chacun y pourra voir les principaux mouvemens qui l’agitent » 23. Une métaphore que Camus approfondit par ce procédé de la catoptique, dans sa Tour des Miroirs, recueil d’histoire tragiques qui enseigne l’art de faire différents miroirs pour faire voir « tantost la difformité du vice, tantost la beauté de la vertu dans les faicts divers & singuliers qu’elles representent 24 ». Véritable autopsie fictionnelle à cœur ouvert que propose Camus à son lectorat par une métaphysique du cœur, véritable vision épiphanique de soi en l’autre. Révélateur de la corruption originelle et originale en chacun, le traité des passions avertissait des dangers liés au dérèglement des passions, au risque d’être plongé dans le bourbier des vices. S’il rappelle au préalable que la concu- piscence résulte de la corruption du péché originel, tourné vers l’appé- tit sensitif, à l’origine de l’inconstance de nos passions, Camus refuse la définition stoïcienne. Un rejet unanime parmi tous les moralistes- analystes des passions tels que Loryot, Marin Cureau de la Chambre, Nicolas Coëffeteau, Pierre Le Moyne, Louis Lesclache… Loin de sous- crire à la thèse de passions-maladies de l’âme, Camus montre leur plus grande convenance avec le corps, leur nature « impassible », leur forme vivante et vivifiante, davantage née pour agir que pour pâtir. La passion

23. J.-P. Camus, Diversitez, au lecteur. 24. J.-P. Camus, La tour des miroirs. LES PASSIONS HAINEUSES 125 pour Camus est un agir, un faire et non un pâtir que l’homme endure à son insu. L’impression que l’âme reçoit des objets extérieurs se fait par l’intermédiaire des sens qui émeuvent les puissances appétitives. L’âme semble alors patiente et non agente, écrit Camus, « notre esprit étant comme un miroir » 25. Conception qui rappelle la théorie optique de Roger Bacon, rééditée en 1614, pour qui les objets irradient le corps et l’œil qui les voit par les species qu’ils émettent 26. Cette idée de l’œil comme organe principal de la corruption se retrouve chez Camus qui, par l’émission diégétique de species, corrompt le lecteur par ces spectacles visuels sanglants du monde. Mais cette corruption passive ne constitue pas la finalité de l’histoire dévote, comme pour les histoires tragiques ou les romances à succès que Camus dénonce pour cette raison. Source de corruption, l’homme corrompt et il est corrompu de l’extérieur par l’impression, l’imaginaire de sa perception. La sémantique du langage lui-même se corrompt. Camus le démontre à partir du mot « tyran ». Ce terme est devenu odieux :

[…] tant nous sommes infects & contagieux, que mesmes nous corrompons les paroles qui partent de nos bouches. Quand on parle de haine, aussi tost on dira, c’est un vice qu’il faut deraciner de l’ame, sous peine de damnation, & on n’advise pas, que le Roy prophete faict estat, comme d’une bonne œuvre, de la hayne parfaicte qu’il a portee aux ennemis de Dieu […]. Et qui est plus, que la hayne est tres bonne & salutaire qu’on porte au peché non au pecheur 27.

Le miroir mondain déformant de cette corruption extérieure fait de l’histoire dévote un contre-miroir dévot où le lecteur passivement piégé est toutefois invité à l’action de ses passions, à leur agissement et non à leur extirpation. La finalité de l’histoire dévote est alchimique : trans- former la haine éprouvée contre le pécheur corrompu, la haine d’ini- mitié, en une haine contre le péché corrupteur, la haine d’abomination. La définition anti-stoïcienne des passions chez Camus exprime cet optimisme chrétien de la capacité de l’homme à combattre la corruption, fût-il corrompu et corrupteur.

25. J.-P. Camus, Diversitez, p. 19. 26. G. D. Dallas, Seeing and Being Seen in the Later Medieval World, p. 87 sq. 27. J.-P. Camus, Diversitez, p. 20. 126 ÉTUDES DE LETTRES

2. 3 La science de la conscience ou la corruption dépassée

Cette contagion de la corruption est désamorcée par le narrateur qui emploie des mesures prophylactiques dans sa narration. La science des passions inculque une connaissance indispensable à la raison pour tem- pérer les impressions sensibles que Camus définit comme la partie supé- rieure de l’âme qui doit « régenter et gourmander l’inférieure où résident les passions » 28. Dans Les morts entassées où plusieurs périssent à cause de l’inconsidération d’un seul, Camus conclut :

Sage celuy qui sçait si bien tenir les passions de son appetit sensitif sous la reigle de la raison, & conduire les raisons avec tant de iugement qu’il évite les precipices des malheurs 29. Le prêtre Parménon, pourtant lettré, perdit « la connaissance de soi- même » et s’adonna aux pires débauches d’où une Fin misérable, pour reprendre le titre de l’histoire dévote. La science sans conscience de Parménon débouche aussi sur la corruption et ses errements sont compa- rés aux débauches de Sodome et Gomorrhe. Eloigné des préceptes de la sagesse salomonienne faute de se connaître, Parménon se laisse entraîner passivement aux passions de l’homme criminel : les richesses, l’inconti- nence, l’hérésie, la haine du prochain et la vengeance 30. Le Père Senault, fils d’un ligueur zélé de la Sainte-Union lors des guerres de Religion, parvient aussi à la conclusion que l’individu doit connaître ses passions :

Mais à present que tout est criminel dans l’homme, que le corps & l’esprit sont esgallement corrompus, que les sens sont sujets à mille illusions, & que l’imagination favorise leurs desordres, il faut apporter de grandes precautions dans l’usage de nos Passions 31.

Capable d’étouffer les passions par la froide application d’une « raison d’Etat », parfois assimilée à ce « temps des supplices 32 », la monarchie

28. Ibid., p. 6. 29. J.-P. Camus, Les spectacles d’horreur, où se descouvrent plusieurs tragiques effects de nostre siècle, p. 311. 30. J.-P. Camus, L’amphithéâtre sanglant, où sont représentées plusieurs actions tragiques de nostre temps, histoire V, p. 207 sq. 31. J.-F. Senault, L’homme criminel, ou la corruption de la nature par le péché, selon les sentimens de S. Augustin, p. 115. 32. R. Muchembled, Le temps des supplices. LES PASSIONS HAINEUSES 127 exécutive du cardinal-ministre fut en partie justifiée par sa capacité à contenir ce dérèglement des passions 33. Problème politique et religieux, la question de la corruption, conséquence des passions non guidées par la raison, tente d’être résolue. La raison camusienne se nourrit aussi de la spiritualité mystique, dernière voie explorée pour faire mourir ces passions haineuses.

3. La mystique de l’amour incorruptible ou l’au-delà de la corruption

3.1 La rédemption ou l’au-delà de la corruption

L’homme criminel des histoires dévotes n’est pas forclos dans le cercle vertueux du tragique comme peut l’être celui des histoires de François de Rosset. La rédemption du pécheur est parfois acquise quelques instants avant que justice ne soit rendue sur l’échafaud, à l’image de Parménon dans La Fin misérable 34. Faute de ce dessillement de la part du crimi- nel, le lecteur est invité par la contemplation du tragique non pas à se complaire dans le pathos ou à s’y résigner mais à s’en affranchir. En ce sens, l’histoire dévote vise à la rédemption, rendue possible par la mise en action de ses passions. L’histoire providentialiste des cas incroyables rapportés rendent visibles des vérités afin que l’histoire du lecteur qui se fait et reste à faire se modèle au feu de la grâce et de la charité, seules capables de consumer cette corruption originale. Derrière le conteur se profile l’évêque mystique, hanté par la question centrale de son œuvre théologique : comment se défaire de l’amour-propre pour atteindre le pur amour de Dieu ? Mais le langage abscons de la mystique la relègue dans l’orbite de quelques mandarins de la contemplation, inaccessible aux petits. A l’image simplifiée de la Caritée, symbole du pur amour que Camus popularise au prix de violentes critiques, il répond :

Mais que l’on ne puisse indifferemment, sans distinction de personnes, ny d’âge, ny de sexe, ny de capacité, conseiller à tous les fideles & les

33. J. Cornette, La monarchie, p. 212. L’auteur a recensé 173 occurrences du terme « raison » dans le Testament politique de Richelieu, qu’il oppose parfois à celui de « passion » (30). 34. J.-P. Camus, L’amphithéâtre sanglant, où sont représentées plusieurs actions tragiques de nostre temps, p. 213. 128 ÉTUDES DE LETTRES

instruire à dresser toutes leurs bonnes actions à l’amour & à la gloire de Dieu en fin derniere, […] c’est non seulement renverser la devotion & toute la vie spirituelle, mais abolir le Catechisme, & empescher que l’on ne rompe le pain de la Doctrine Chrestienne aux petits 35.

La trame presque simpliste des histoires dévotes, réduites à leur intrigue par rapport aux premières histoires longues que Camus écrivait, cherche à simplifier les théories de la théologie morale des passions énoncées dans la spiritualité mystique. Par le scandale apparent de récits édifiants, par la simplification outrancière d’une Caritée brûlant le paradis, signe d’un amour désintéressé 36, l’évêque catéchise en rééduquant le regard. Le théocentrisme mystique de la spiritualité camusienne insiste sur cette corruption qui justifie la néantisation dionysienne de l’homme pécheur, présente dans l’école française de spiritualité. Laurent de Paris dans son Palais de l’amour divin, réédité en 1614, évoque ce Rien vivant dans le « monde corrompu, auquel nous vivons » 37. Un homme totalement cor- rompu, certes, mais en totale mesure d’accéder à cet amour divin, préser- vatif de la corruption. Il met en œuvre cet « humanisme de la liberté » 38, expression d’un optimisme intégral sur la nature humaine essentielle de l’homme, appelée à l’introduire dans le grand tout par un travail sur soi. La grande fresque des histoires dévotes propose une histoire pédagogique et morale de la corruption que la volonté et les bonnes œuvres, dans une perspective tridentine, peuvent éclairer.

3. 2 Un amour divin incorruptible contre l’amour-propre

Le Fratricide dans Les Spectacles d’horreur relate l’histoire d’un « nouveau Caïn », Lucian, jaloux de l’amour que son père porte à son frère aîné. Au comble de la douleur lorsque son frère se marie avec un parti avantageux qu’il convoitait lui-même, il en ressent de l’injustice puis se résout à la méchanceté. Il jure la mort de son frère « sans considerer qu’en le tuant

. 35 J.-P. Camus, La defense du pur amour, p. 519. 36. J.-P. Camus, La Caritée ou le portrait de la vraie charité, histoire dévote tirée de la vie de saint Louis. 37. Laurent de Paris, Le palais de l’amour divin entre Jesus & l’ame chrestienne, auquel toute personne tant seculiere que religieuse peut voir les regles de perfaitement aimer Dieu & son prochain en cette vie, « Avis aux benevoles », non paginé. 38. M. Dubois-Quinard, Laurent de Paris, p. 174. LES PASSIONS HAINEUSES 129 il se ruinoit soy-mesme : tel est l’aveuglement de ce furieux monstre qu’on appelle l’Envie 39 ». Son frère assassiné, il s’enfuit à Genève parmi ceux de sa religion, écrit Camus au passage, là où « sont mortes les bonnes œuvres, vous pouvez juger combien y est grande la charité » 40. L’engagement tridentin de ce récit revigore l’importance des œuvres dont la finalité doit être la dilection pour Dieu, faute de quoi la cor- ruption s’immisce et introduit un amour « mercenaire » ou « vicieux » 41. Un fratricide familial analogue au fratricide confessionnel que les mora- listes se plaisent à dépeindre sous les traits bibliques de Jacob et Esaü. Thème central aux lendemains des guerres de Religion, réactivées sous Louis XIII, le fratricide constitue un repoussoir en ce qu’il répond à la logique aveugle de l’amour-propre, de la philautie, qui conduit à la mort de soi. Camus a rédigé de nombreux traités sur cette seule question de l’amour-propre et de l’amour divin, au point de susciter une vive polé- mique 42. Il définit l’amour-propre comme un amour désordonné de soi- même, fondé sur une connaissance sensible et rationnelle. Le pur amour a pour seule fin Dieu et se fonde sur la connaissance que nous donne la foi. Le péché est alors défini comme « une aversion de Dieu », ce qui le rend scandaleux et répréhensible. Lucian jalouse l’amour paternel pour son frère et convoite l’amour conjugal de son frère par amour pour lui- même. « La racine de tout péché est la convoitise, qui n’est autre chose que l’amour propre » 43. Ce rapport spéculaire du meurtre de l’autre comme meurtre de soi-même constitue l’essence même des histoires dévotes pour inviter le lecteur à faire son salut, c’est-à-dire à faire le choix de l’amour divin et faire le choix de la haine du péché et non du pécheur. Eternel et parfait, non sujet à la corruption, cet amour change la diffor- mité humaine en une « déiformité » de l’homme en Dieu qui l’émancipe de cette corruption. L’introduction à la vie dévote de François de Sales,

39. J.-P. Camus, Les spectacles d’horreur, où se descouvrent plusieurs tragiques effects de nostre siècle p. 149. 40. Ibid., p. 150. 41. J.-P. Camus, La defense du pur amour, section XXIV-XXVI, p 47-5 ; section XXXI, p. 62-64 ; section XLI : l’homme doit « appliquer ses bonnes œuvres actuellement ou virtuellement à la fin de l’amour de Dieu », p. 86. 42. H. Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de Religion jusqu’à nos jours, vol. IV, « Les premiers assauts contre le pur amour », p. 641-705. 43. J.-P. Camus, La defense du pur amour, p. 19. 130 ÉTUDES DE LETTRES ouvrage de référence pour Camus, propose des modèles hagiographiques et privilégie l’enseignement par la douceur. Camus opte pour l’efficacité des passions tragiques par la terreur pour parvenir à des fins pourtant identiques.

3. 3 Une haine de soi camusienne ?

Dans La sanglante chasteté, Cadrat se résout au suicide en raison du spectacle lascif et peccamineux que la jeune femme lui impose. Camus précise que la charité l’empêcha de la tuer et qu’il retourna le couteau contre ses propres chairs jusqu’à en mourir. Certains le blâmèrent, d’autres y virent « sa parfaite chasteté ». Ce modèle correspond à l’ho- rizon d’attente camusien symbolique du détournement des spectacles corruptifs auquel le lecteur est convié par le refus de haïr son prochain et par le choix du pur amour de Dieu, non sujet à corruption. La cor- ruption est introduite par le seul spectacle visuel de la concupiscence : la nudité de la jeune femme. La fin du récit ajoute que le sang du fils a fait renaître le père à la grâce et que seul Dieu peut tirer le bien du mal. Le père, pris de remords, imite alors le fils et se fait religieux en renonçant au monde. L’immolation du fils sur le modèle christique de la Passion, mort par amour pour les hommes afin de racheter leurs péchés, inscrit l’histoire dévote dans cette mystique de la voie purgative où le lecteur serait appelé à s’unir avec Dieu par le dessaisissement de soi au monde. L’intentionnalité du geste importe car Lucrèce, dans La Jalousie précipitée, tue et se suicide à en perdre son corps et son âme. Cadrat, lui, accomplit le geste sacrificateur en martyr, par amour pour Dieu, comme seul moyen de fuir la corruption 44. Dans Agathonphile ou les martyrs siciliens, longue histoire dévote, Camus exhorte dans sa post- face à « l’art de bien et sainctement aymer » pour « consumer la roüille de vos iniquitez » et se détourner du monde « corrompu de malignité qui ne vise qu’à la Mauvaise Amour » 45. La thématique de la haine de soi fut développée par de nombreux moralistes et mystiques, tels Laurent de Paris, Sébastien de Senlis, Jean de Fano, Pierre Coton, pour désigner la

44. J.-P. Camus, Les spectacles d’horreur, où se descouvrent plusieurs tragiques effects de nostre siècle « La jalousie précipitée », p. 278. 45. J.-P. Camus, Agathonphile ou les martyrs siciliens, Agathon, Phlargyryppe, Triphyne, & leurs Associez, p. 892-894. LES PASSIONS HAINEUSES 131 nécessité de se dessaisir du soi corrompu et s’unir à Dieu. L’exécration ne vise ni le corps, ni l’âme mais la corruption mondaine en l’homme qui doit se détester en tant que pécheur. Source de corruption, le monde hait le vertueux :

A cela je connaîtrais, dit le Sauveur à ses Disciples, si vous êtes des miens, quand le monde vous haïra, parce qu’il m’a eu premièrement en haine. Si vous étiez ses suivants il vous chérirait, mais parce que vous détestez ses voies vous lui serez en abomination 46.

Haï par le monde, le monde en l’homme doit être haï, sans attente de récompense. Jamais Camus n’évoque les tourments de l’enfer ou les joies du paradis, conforme en cela à sa doctrine du pur amour, afin que l’homme agisse en vue de Dieu et non pour lui-même. Le crime ne condamne pas aux enfers, il offense Dieu, le crime ne rend pas dif- forme, il injurie Dieu. Un double mouvement de haine s’esquisse alors pour briser le cercle de la corruption, enté sur l’amour propre : la haine d’abomination contre les péchés commis et une haine de soi contre ses propres péchés par amour pour Dieu. En somme, une haine du monde sous toutes ses formes. Les histoires dévotes développent à satiété cet idéal d’un amendement individuel du for intérieur au bénéfice de tous. L’évêque de Belley saisit combien le principe transcendantal, non sans impact au XVIe siècle, sur la justification d’une violence exercée contre l’autre, l’hérétique, nécessitait de se recentrer sur chaque individu, non moins corrompu. Un recentrement qui privilégiait un théocentrisme absolu, seule échappatoire à la corruption mondaine afin de faire bon usage des passions. Camus opte pour une raison réglée sur le pur amour de Dieu, par la lecture agissante des passions mises en scène dans ses histoires dévotes, tandis que s’affirme une raison d’Etat capable de sub- sumer les passions particulières pour le bien public 47. L’affirmation de la monarchie absolue dans le premier XVIIe siècle se fonde aussi sur ce processus alchimique afin d’éviter la corruption de la société civile et l’Etat ne s’autonomise que peu, de ce point de vue, de l’Eglise. La spiritualité camusienne sépare quant à elle plus que jamais la cité

46. J.-P. Camus, L’amphithéâtre sanglant, où sont représentées plusieurs actions tragiques de nostre temps, p. 194. Référence à Jean, 15, 18-19. 47. E. Thuau, Raison d’Etat et pensée politique à l’époque de Richelieu, p. 9-32. 132 ÉTUDES DE LETTRES terrestre corrompue, amphithéâtre sanglant à haïr, et la cité céleste de Dieu, amphithéâtre d’amour, à aimer.

Yann Rodier Université Paris-Sorbonne Abu Dhabi LES PASSIONS HAINEUSES 133

BIBLIOGRAPHIE

Textes

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VERS UNE ANTHROPOLOGIE DE LA CORRUPTION : LES HISTOIRES TRAGIQUES DE JEAN-PIERRE CAMUS

La présente étude vise à montrer que, par la syntagmatique particulière qu’il confère à chaque récit, Jean-Pierre Camus réserve un traitement systématique aux nombreux cas de corruption qu’il met en scène dans ses nouvelles tragiques. L’analyse, menée dans une perspective linguistique, abordera plusieurs niveaux de la narrativité : la désignation des agents et son évolution au cours du récit, mais aussi l’expression de l’intention- nalité qui préside à l’action constituent les lieux discursifs par lesquels se distinguent des modes de corruption. L’agencement varié de ces composantes narratives donne lieu, dès lors qu’elles sont envisagées à l’échelle du recueil, à ce que nous appelons une anthropologie de la corruption.

C’est de la cacochimie de nostre humeur depravée que nous contournons comme serpens en venin les viandes plus salutaires, & comme si nous avions l’attouchement contagieux, nous corrompons par nostre maniement ce qui est bon de soy. J.-P. Camus, « De la Corruption », 1610.

« Corruption » est avant tout un signe linguistique, c’est-à-dire l’expression d’un sens. Et l’on sait, avec Ferdinand de Saussure, que la forme et l’idée du mot concourent à leur institution réciproque : la matérialité sensorielle (ou image acoustique) configure le concept qui, dans un même temps, délimite la forme. La corruption trouve ainsi – en relation de voisinage avec d’autres lexèmes tels que l’altération, la décomposition, la dissolution, etc. – une place originale dans le voca- bulaire français. Ces principes de sémiologie pourraient ouvrir la voie à une investigation lexicologique, centrée sur le système de la langue à une époque donnée. Notre étude, attachée à décrire les formes linguistiques, 138 ÉTUDES DE LETTRES sera cependant d’un autre ordre dans la mesure où nous proposons d’examiner la pertinence sémantique du terme en discours, dans les nouvelles de l’évêque Jean-Pierre Camus (1584-1652) en particulier. Nous adopterons, comme support de l’analyse, le premier des vingt et un recueils publiés par l’auteur, Les Evenemens singuliers (1628). Procéder à l’analyse d’un corpus s’impose à notre démarche dès lors que nous ne chercherons pas à nuancer ou enrichir spéculativement le concept. Certes, il peut être légitime d’appréhender la corruption en tant que processus général et de réfléchir sur les causes, les conséquences ou les phases de son développement telles qu’elles se trouvent débattues par plusieurs auteurs d’une même époque. Mais plutôt que de dégager un sens général, même historicisé, de la corruption, nous voulons montrer qu’un discours narrant les méfaits d’un personnage contribue, par sa syntagmatique particulière, à construire et définir la notion. Dans cette optique la corruption consiste, au départ de l’analyse, en une formule quasiment vide, étant établi qu’une signification a priori ne nous intéresse guère. C’est alors le discours – non pas tant celui qui, métalinguistiquement ou philosophiquement, parle à son propos, mais celui qui dit ou montre la corruption en acte – qui se charge de séman- tiser l’expression 1. Nous dégagerons donc certaines composantes séman- tiques de la corruption en faisant porter notre attention sur les formes discursives que réalise Camus pour figurer des individus malfaisants, et ce n’est qu’en soutien à l’analyse qu’il nous arrivera de recourir à d’éven- tuels commentaires de l’auteur thématisant l’objet. Par cette démarche, nous nous proposons d’exploiter la transitivité syntaxique du nom : en effet, la corruption n’existe pas sans objet, elle est toujours corruption de quelque chose ou de quelqu’un. L’opération de détermination ou de spécification du processus, appelée par la préposition (corruption de…), associe la corruption à un objet, mais ancre aussi le phénomène dans un état de fait et ainsi le particularise. Partant, les moyens discursifs par lesquels Camus attribue un substrat au mécanisme de la corruption vont nous permettre d’en saisir certains fonctionnements et enjeux de sens pertinents dans le cadre idéologique de l’auteur. La confrontation de nos résultats à d’autres nouvelles, voire à d’autres pratiques discursives,

. 1 Une présomption de signification, que les dictionnaires établissent abstraitement, apparaît naturellement indispensable pour reconnaître les phénomènes de corruption dans des textes qui représentent la corruption sans forcément la nommer. VERS UNE ANTHROPOLOGIE 139 produites à l’époque permettrait de mesurer avec finesse, à travers les façons de dire la corruption plus que par ce qui en est dit, la conformité des représentations camusiennes à celles de son temps. Cette dernière tâche excède les ambitions de ce travail et ne sera pas conduite ici.

La désignation de l’agent

Dans l’une de ses réalisations grammaticales, la corruption apparaît comme médiation entre deux instances : X corrompt Y. Ce mode tran- sactionnel n’est pas ignoré des XVIe et XVIIe siècles, ainsi que le met en évidence l’étude de Jean-Claude Waquet qui relate des agissements de la sorte dans la Florence de l’époque 2. Un autre dispositif actanciel prévaut cependant dans les récits de Camus, qui mettent le plus souvent en scène un individu qui est corrompu ou se corrompt. On y reconnaît bien sûr un lieu de la topique morale que souligne Camus dans ses hommages à François de Sales : « L’esprit humain par la corruption de la nature a tant de propension vers le mal » 3. Dans le cadre particulier du récit, le personnage corrompu advient à travers la désignation nominale qui sert à le constituer dans son indi- vidualité, mais aussi à le décrire dans certains de ses aspects. En com- paraison à la qualification opérée par attribution, les caractéristiques lexicalement impliquées dans le terme désignatif apparaissent inhérentes au personnage qui, fût-ce de manière accidentelle et transitoire, existe à ce titre. On peut alors se demander si les agents, ainsi lestés de qua- lités, se prêtent d’emblée à une saisie moralisante ou si, à l’inverse, de leurs actes procède une nomination axiologique qui sanctionne leur état de manière a posteriori. Mais toujours, la désignation finit par fixer l’état moral de l’agent, composantes indispensables des nouvelles camusiennes dont la visée édifiante tient dans une mesure importante de la dénonciation d’actions immorales. Prenons pour premier exemple, qui nous servira tout au long de l’étude, un cas extrême, La Fureur Brutale (I V, 15) 4 ; la pièce relate

. 2 J.-Cl. Waquet, De la corruption. 3. J.-P. Camus, L’Esprit du bien-heureux François de Sales, t. III, p. 130. 4. Le recueil des Evenemens singuliers (1628) se divise en quatre parties ; nous l’indiquons par le chiffre romain suivi du numéro de la nouvelle. 140 ÉTUDES DE LETTRES l’histoire d’un paysan ivrogne qui en vient à décimer sa famille pour finalement se donner la mort. La première désignation du personnage central de l’histoire paraît, de prime abord, neutre sur le plan séman- tique : « un Villageois qui portoit le nom d’Adam » (756). Mais une introduction au récit, qui en fournit la clé herméneutique, demande à charger la description lexicale d’une signification précise :

Les moyens de faire mal leur [aux Rustiques] tombans entre les mains, on les voit aussi tost plongez dans les extremitez, du larcin, de l’yvron- gnerie, de la cruauté, & de la fureur, avec tant de rage qu’ils semblent que sous un visage humain ils cachent un cœur plus sauvage que les plus farouches animaux (755).

Le personnage fait son entrée dans le récit en tant que villageois, habitué aux manières peu civilisées de la campagne. La désignation initiale pointe ainsi un être foncièrement délétère, inférieur à certains égards à l’animal. Et le nom propre qui lui est attribué cristallise, par écho biblique, le trait spécifique de la classe des « rustiques » en caractéristique individuelle et identitaire : il incarne la faute. L’assignation des qualités du paysan type à l’individu est confirmée dès la prédication qui suit l’in- troduction du personnage : « Cettui-ci estoit un homme dissolu & de fort mauvaises mœurs » (756) 5. Tout est dit, le personnage n’a plus qu’à accomplir son rôle. Tout au long du récit, et cela jusqu’aux premiers meurtres, l’identité est relayée très régulièrement par des pronoms anaphoriques (« il », « luy »). Ces formes pronominales instaurent un fonctionnement référen- tiel particulier, qui ne se résume pas au renvoi à un antécédent dont elles seraient les substituts transparents :

IL désigne un référent en continuité avec une situation manifeste dans laquelle le référent se trouve impliqué comme actant principal. En termes instructionnels, il invite à chercher un référent, non pas simple- ment manifeste ou déjà connu […] mais un référent qui est saisi dans un état de choses manifeste dont l’énoncé-hôte du pronom constitue un prolongement 6.

. 5 L’incarnation de la classe sera encore rappelée par le moyen d’une expression générique : « ceste somme assez bonne pour un homme de sa sorte » (757). L’individu s’avère bien le représentant exemplaire d’un groupe social. 6. G. Kleiber, Anaphores et pronoms, p. 83. VERS UNE ANTHROPOLOGIE 141

Le pronom ne reprend donc pas simplement un nom, mais recouvre l’image du personnage que l’ensemble du discours a construite. La dési- gnation initiale, premier maillon de la chaîne, participe logiquement à cette élaboration ; mais elle n’est pas seule et s’accompagne au moins d’une prédication, ainsi que, dans notre exemple, des désignations et prédications ultérieures. Le pronom opère ainsi la synthèse de tous ces éléments d’information. Malgré sa neutralité conceptuelle, le pronom se charge donc, tout au long de la nouvelle, d’un héritage sémantique croissant, que chaque emploi pronominal vient actualiser et développer prédicativement : « Avec ces vices il estoit malaisé qu’il fust bon mesna- ger » (756), « il n’estoit que mestayer » (ibid.), « il se va enfoncer dans une taverne » (757), « il trouva des frippons » (ibid.), etc. Procédant selon une logique du cumul, la désignation du paysan l’enferme dans sa destinée tragique. L’acte meurtrier apparaît finalement comme la conséquence inéluctable de la nature altérée du villageois :

Saisi d’une rage diabolique & desnaturee, il l’esgorgea [sa fillette] sur le champ, comme aussi celui qui [son fils] lui avoit demandé du pain. Et non content de ce massacre, il en fit autant à un innocent qui dormoit paisiblement dans le berceau (757-8).

Le système désignatif, très régulier jusqu’au moment crucial du crime, enregistre ensuite, dans les dernières lignes de la relation, trois variations lexicales :

Ce tygre se ruant sur elle luy coupa en mesme temps la gorge & la parole (758). Ce brutal l’alloit encore sacrifier à sa fureur ibid.( ). On trouva ce miserable veautré dans son sang (ibid.).

Uniformément, un syntagme nominal démonstratif actualise le référent. Ce processus, déclenché par le déterminant (« ce »…), consiste à pointer directement, sans tabler sur un calcul sémantique, un objet particuliè- rement saillant dans le discours. Autrement dit, le démonstratif assure, sans impliquer un discernement de catégories conceptuelles, l’identifica- tion de l’objet pertinent. Ainsi, le contenu nominal, dès lors qu’il n’in- tervient pas dans le mécanisme de repérage, constitue une donnée de sens supplémentaire qui peut, tout au plus, valider la saisie du référent approprié. Par conséquent, si la composante nominale du syntagme 142 ÉTUDES DE LETTRES démonstratif ne participe pas directement à l’identification du bon référent, le choix lexical s’avère, pour l’instance auctoriale, faiblement contraint :

[…] cet élément lexical, ou descripteur, peut être exploité de manière relativement libre pour (re)catégoriser le référent, à des fins planificatoires, interactives et/ou argumentatives très diverses 7. Et il en va bien ainsi des trois expressions utilisées par Camus. La première (« ce tygre ») suppose, vu sa dimension métaphorique, que la cible référentielle soit préalablement fixée, afin que la catégorie conceptuelle, inédite et illogique dans sa signification littérale, puisse être adéquatement attribuée. De fait, on se souvient que le lien de simili- tude entre le paysan et l’animal avait déjà été signalé : « ils [les rustiques] cachent un cœur plus sauvage que les plus farouches animaux » (755). La plus-value de sens, inhérente à la métaphore, s’impose et donne à comprendre que le paysan intègre, dans son être même, une part de nature animale et sauvage. Dans les deux autres désignations démonstratives, les éléments nominaux manifestent également, compte tenu de leur visée évaluative, la liberté qui a présidé à leur choix. En outre, les deux noms résultent d’une substantivation d’adjectifs (« brutal », « misérable »). Pour que soit justifiée leur nominalisation, il convient que les adjectifs dénotent des qualités permanentes dans le comportement décrit. La forme nominalisée ne sert alors plus à caractériser l’individu sur le mode attri- butif, en lui assignant une propriété, mais à le constituer intrinsèque- ment dans sa réalité qualitative la plus essentielle. Un trait moral du personnage, en raison de sa constance remarquable, est ainsi érigé en détermination substantielle. Mais voyons de plus près en quoi consistent ces caractéristiques que Camus fixe par l’acte de nomination. Dans la terminologie de Jean-Claude Milner, les adjectifs « brutal » et « misé- rable » sont dits « non-classifiants » : cela signifie qu’ils se trouvent, étant donné leur charge affective, aptes à intégrer une tournure exclamative (« Quel brutal/misérable ! ») et qu’ils ne délimitent pas, hors de leur énonciation particulière, un ensemble d’individus susceptibles de former une catégorie à part entière (les brutaux et les misérables ne sont pas

. 7 M.-J. Béguelin, « L’usage des SN démonstratifs dans les Fables de La Fontaine », p. 96. VERS UNE ANTHROPOLOGIE 143 répertoriés). Ainsi précise Milner, « lorsqu’on les emploie [les adjectifs non-classifiants] comme attributs dans une phrase du type « X est… », il est difficile de l’interpréter comme un jugement d’appartenance » 8. Par conséquent, Camus substantialise des propriétés par la désignation qua- litative, mais il soustrait également le personnage à la typologie usuelle des caractères. Le paysan qui se trouve inscrit dans une catégorie morale inédite, faite sur mesure, se voit finalement consacré dans sa nature exceptionnelle, en l’occurrence infâme et corrompue. Ce sort, Camus le confère en partage à tous les représentants de la classe paysanne. Dans une autre nouvelle, il en décrit un ressortissant dans ces termes :

Un paysan, qui n’ayant rien de l’homme que le visage, avoit l’humeur aussi farouche & cruelle que les bestes sauvages, parmi lesquelles il demeuroit (IV, 6 : 687). Hors du commun, mais aussi rejeté à l’extrême négatif sur l’échelle de l’évaluation morale, le campagnard apparaît, dans l’anthropologie camu- sienne, comme un être a priori corrompu. C’est, outre dans les touches descriptives, par la logique désignative que nous est donné à voir un être naturellement avili : le cadrage évaluatif qui accompagne la première saisie référentielle et qui se trouve maintenu tout au long du récit par la récurrence pronominale confine le rustique, avant même qu’il n’en convienne par l’action, dans un destin néfaste. D’autres personnages, diversement inscrits dans l’organisation sociale, témoignent d’un processus de corruption bien différent de celui incarné par le paysan. Ainsi en va-t-il, autre exemple qui nous servira pour la suite de l’analyse, de Démétrie, femme de mauvais conseil (Le Conseil Chastié II, 13). Par sa conduite, le personnage de Démétrie engage la nature féminine dans son entier, fonds atavique sur lequel sont prises les décisions de l’individu. Un avertissement en préambule au récit définit, bien au-delà du cas individuel, l’étendue des enjeux que l’anecdote engage :

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les conseils des femmes, principalement des mauvaises, sont dangereux. A la naissance du monde, le premier de tous les hommes faillit par le conseil de sa femme, & nous payons tous

. 8 J.-Cl. Milner, De la syntaxe à l’interprétation, p. 299. 144 ÉTUDES DE LETTRES

les jours les interest de ce mauvais conseil, par lequel nous pouvons dire que le peché s’est introduit au monde (385).

On appréciera la modalisation du jugement (« principalement des mauvaises »), qui ne tient pas ici de la simple prudence rhétorique. Au moment de l’entrée en scène, la jeune fille est nommée sans implica- tion de considération morale : « Une Damoiselle que nous appellerons Demetrie ». Elle ne se trouve donc pas d’emblée affectée par une tare, et cela malgré les maux endurés par elle en raison d’un mariage forcé avec un vieillard « jaloux » et « imbécile ». Mais une transformation s’opère lorsque, veuve, elle obtient sa délivrance :

S’enyvrant de son propre tonneau, elle se prit si avidement à la liberté, qu’elle en changea l’usage en abus, & de prisonnière honorable elle devint une infame libertine (385). Deux prédicats transformateurs sont exprimés successivement. Un verbe d’action (« changer l’usage de la liberté en abus ») signale une mutation dans l’ordre pratique. Au changement d’habitude fait suite l’expression d’une altération qui signale l’inscription de l’individu dans une catégo- rie dépréciative (« elle devint une infame libertine »), en contraste avec le mérite initial (« prisonnière honorable »). Il a donc fallu que le personnage en premier lieu agisse pour que le récit formule une sanction morale et l’enregistre dans un nouvel état. Et l’évolution de Démétrie se développe et se radicalise, en conformité à un principe qui vaut comme explication métanarrative : « personne ne devenant meschant tout à coup » (386). Outre les termes anaphoriques (« elle », « lui », « la ») qui maintiennent l’identité de l’individu tout en l’as- sociant à diverses considérations prédicatives, plusieurs noms désignent en faisant sens par eux-mêmes. En effet, une fois accompli le premier for- fait, tous les désignateurs nominaux qui se rapportent à la protagoniste concourent, dans la suite du récit, à une évaluation morale. La plupart sont des descripteurs nominaux auxquels tendent à s’associer des qua- lifications : « ceste specieuse, mais devorante Panthere » (387), « la rusee femelle (388), « ces mal-heureuses femmes ; ceste perduë ; ceste infidelle ; ceste pipeuse beauté » (390), « ceste femme dont il estoit affollé » (391) ; « cette mauditte femme ; la mauvaise conseillere » (392). On remarquera que, lorsqu’un adjectif s’insère dans le syntagme nominal, il se place dans tous les cas en antéposition au nom. Ainsi amenée, la propriété ne VERS UNE ANTHROPOLOGIE 145 constitue pas un ajout, sur le mode de l’annexe, à la désignation, mais participe intégralement à la constitution du référent. En première place dans le segment, l’adjectif signale l’aspect sous lequel doit être envisagé l’objet non encore livré et fonde ainsi, en pleine solidarité avec le nom qui suit, l’actualisation d’un être intrinsèquement qualifié 9. L’adjectif étant alors systématiquement porteur d’axiologie, il se rattache à un substan- tif qui peut rester neutre sur le plan de l’évaluation morale (« femelle », « femme », « beauté », « conseillère »). Mais dès que l’épithète disparaît, la signification morale investit le nom par le moyen (commenté plus haut) d’adjectifs substantivés : « ceste perduë » ; « ceste infidelle » ; la personne, disions-nous, incarne alors la qualité qui est présumée foncière et stable en elle. Des noms propres, autres que celui introduit en début de récit, servent également à identifier l’agent : « ceste Circé » (386 et 390), « ceste impudique Phriné » (387) ; « ceste Laïs » (388) ; « ceste Thays » (390). Les noms propres font ici l’objet d’un emploi métaphorique, dans la mesure où ils désignent à neuf un personnage qui ne portait pas, auparavant, le nom servant en l’occurrence à sa désignation. La reconnaissance de l’individu visé ne peut donc pas être assurée par le nom, qui ne respecte pas les conventions baptismales ; Marie-Noëlle Gary-Prieur le confirme dans un commentaire consacré au syntagme « ce » NP : « l’effet essentiel du démonstratif sur le nom propre est en somme de décharger ce der- nier de sa fonction identifiante » 10. Il en va bien ainsi, car le déterminant démonstratif est apte, avons-nous souligné, à résoudre par lui-même le repérage référentiel dans le contexte discursif. Camus a donc tout loi- sir de recourir, dans le dispositif référentiel, à des noms propres qui ne servent pas à confirmer l’identification présupposée par le déterminant, mais à signifier à propos de l’individu concerné. Il sélectionne par consé- quent, dans l’encyclopédie, des noms propres chargés de connotations et les applique à son personnage. Il en résulte une qualification qui ne pro- cède pas sur le mode de l’attribution d’une propriété, mais par un dépla- cement identitaire : le personnage de Démétrie est métaphoriquement identifié à un autre qui vaut comme symbole et dont les valeurs asso- ciées se trouvent nouvellement endossées. La protagoniste de l’histoire se confond donc avec des figures quasi allégoriques, qu’elle réactualise et

. 9 Pour M. Cressot (Le Style et ses techniques), l’épithète antéposée faisant corps avec le substantif marque une qualité constitutive, fondamentale, inhérente à l’objet. 10. M.-N. Gary-Prieur, Grammaire du nom propre, p. 214. 146 ÉTUDES DE LETTRES fait revivre à sa façon : une magicienne païenne, une hétaïre, une amante et une pécheresse célèbres recomposent ainsi l’identité de Démétrie. L’intérêt du nom propre, par rapport au descripteur lexical, réside en ce qu’il ne donne pas à voir l’individu de manière partielle, sous un angle choisi, mais le saisit globalement dans son unité qui intègre la somme ouverte de ses qualités. En recourant à des « noms propres sémantisés », Camus exprime la radicalité de la transformation morale du personnage qui n’est pas affecté superficiellement, mais intégralement, dans son unité personnelle : Démétrie n’est, littéralement, plus la même. Au regard des deux cas retenus, nous constatons que l’état de corruption ne s’exprime pas à l’identique pour toutes les figures malfaisantes que répertorie Camus dans ses nouvelles. Le paysan souffre d’une nature délétère qui lui vaut, avant même d’apparaître dans des circonstances, d’être fixé par une désignation qui entérine son immora- lité de principe. En comparaison, la femme ne subit pas, de manière aussi univoque, une sanction morale a priori 11. Elle traîne certes des anté- cédents bibliques peu favorables (Eve), mais ces déterminations restent latentes aussi longtemps qu’un acte délictueux ne les a pas ravivées ; alors seulement tombe un jugement irrévocable, qui se cristallise, comme nous l’avons vu, dans le nom. Ces considérations nous incitent à distinguer, dans les représentations camusiennes du sujet humain, une corruption par nature ou essentielle, qui se manifeste d’office, et une corruption par accident, plus aléatoire, qui est avérée uniquement dans la mesure où les circonstances le veulent. A ce stade, deux paramètres nous ont servi à distinguer des modalités du comportement, l’un socio-professionnel (paysan), l’autre sexuel (féminin). Cependant ces traits ne s’excluent pas et peuvent, en d’autres situations, cohabiter en un même individu ; dans un contexte donné, la paysanne n’agira donc pas tout à fait comme le paysan. Et Camus de développer, de nouvelle en nouvelle, une caractériologie en diversifiant les déterminations qu’il signale pour ses personnages : l’origine nationale, la naissance (noblesse, haute ou petite bourgeoisie, peuple), l’âge, la

11. Des considérations plus radicalement critiques apparaissent dans une autre pièce du recueil, La Chasteté Courageuse (III, 12) : « Il n’y a rien de plus infirme que ce sexe [féminin], à qui la debilité est escheuë en partage » (547). Ces propos visent cependant surtout à mettre en valeur l’attitude morale de la protagoniste. VERS UNE ANTHROPOLOGIE 147 confession, etc. 12 On découvre alors que le débordement colérique s’accomplit différemment chez les paysans qui sont des « personnes rudes & qui n’ont rien d’humain que le visage » 13 ; chez Ménalque qui nous apprend par son comportement que « c’est le propre des Soldats de prendre feu comme une poudre seche à la premiere estincelle, & de se mettre en colere lors qu’on les fasche » 14 ; chez le Sicilien Florian dont l’humeur jalouse allume « dans le cœur un furieux appetit de ven- geance » 15 ; ou encore chez Peregrin et les Allemands qui, « quoy qu’ha- bitans d’un climat froid, sont neantmoins prompts & boüillans » 16. Il s’agit là d’une collection d’individus potentiellement furieux dont les débordements passionnels sont mis en perspective à travers un ensemble variable de traits caractérisants. C’est donc bien, comme nous avons pu le montrer ailleurs, sur la base d’un système de facteurs que se constitue l’anthropologie fondatrice de la poétique camusienne :

Le personnage camusien accède à l’individualité par la composition plus ou moins originale et spécifiante de principes généraux. Produit d’un système combinatoire, il est donc saisi […] à la fois sous l’angle de la singularité que requiert l’actualisation diégétique et sous celui de la généralité fondatrice de lois morales 17.

Une combinatoire plus ou moins fine des qualités génère en définitive des variations individuelles qui font dire à Camus que « tous ne sont pas jettez en mesme moule » (1630a : 445). Nous voyons ainsi le processus de corruption se réaliser de multiples façons et à différents degrés selon les composantes du caractère qui définissent les personnages mis en scène.

12. De manière analogue, La Mesnardière fera se croiser, dans sa Poétique (1640), un catalogue des passions avec les cinq paramètres suivants : l’âge, la fortune présente, la condition de vie, la nation et le sexe. 13. J.-P. Camus, Les Spectacles d’horreur, p. 453. 14. J.-P. Camus, Les Rencontres funestes, p. 8. 15. J.-P. Camus, L’Amphitheatre sanglant, p. 354. 16. Ibid., p. 452. 17. J. Zufferey, Le Discours fictionnel, p. 151. 148 ÉTUDES DE LETTRES

L’intention et la responsabilité

Nous avons vu que la narration, par les formes désignatives, saisit l’agent, que ce soit dans une nature invariante pour le paysan ou dans des états évolutifs mais congruents avec ses actions pour le personnage féminin. Outre la dénotation des personnages, le récit règle également les conditions dans lesquelles les procès se déclenchent, voire s’enchaînent les uns aux autres. Sur ce point, Françoise Revaz nous invite à distinguer entre les événements qui adviennent par le truchement d’une cause externe (« la neige fond sous l’effet calorifère du soleil ») et les actions intentionnelles que commet un sujet anthropomorphe qui poursuit un but (« mentir pour éviter une punition »). Revaz précise que, entre ces deux extrêmes, des modalités du faire impliquant des degrés de conscience variés (avec préméditation, volontaire, involontaire) se déploient et définissent l’attribution des responsabilités :

L’expression de l’intention est le signe le plus manifeste de la prise en responsabilité de l’action par un agent. Des notions comme celles d’« homicide involontaire » ou d’« imprudence » montrent que le degré de responsabilité est évalué proportionnellement au degré d’intention- nalité 18.

En maintenant notre attention sur les formes de l’expression narrative, nous proposons d’examiner la force d’implication des sujets dans leurs actions néfastes. Il s’agit, plus exactement, de dégager le niveau de res- ponsabilité que le narrateur camusien met à la charge des instances mal- faisantes qu’il dépeint. En prenant appui sur les deux cas exemplaires du paysan ivrogne et de la femme de mauvais conseil, nous allons mettre en évidence la dimension plus ou moins volontaire de l’action menée par chacun des agents. Dans les deux anecdotes funestes, un contexte particulier accueille l’action et, dans une certaine mesure, l’oriente vers sa fin. Ainsi les circonstances géographiques contribuent d’emblée à limiter les possibles narratifs :

L’Alsace est une des meilleures & plus fertiles provinces de l’Allemagne, & si voisine des Suisses, qu’elle contient un de leurs plus

18. F. Revaz, Introduction à la narratologie, p. 30. VERS UNE ANTHROPOLOGIE 149

celebres cantons, qui est celui de Basle. Là croist cet excellent vin de Rhin. (756) En une ville de Sicile, qui n’est point nommee dans la Relation Italienne, une Damoiselle que nous appellerons Demetrie, fut don- nee pour femme à un vieillard en un âge fort tendre, la ialousie & l’imbecillité de cet homme caduc luy osterent toute sorte de plaisir en ce mariage (385).

Les conditions climatiques, qui régissent les activités locales, les conditions de vie, mais aussi les coutumes et les humeurs, sélectionnent in abstracto des sénarios narratifs privilégiés : l’ivrognerie et ses conséquences conviennent aux contrées ensoleillées d’un pays viticole ; alors que l’accoutumance – dont Camus soutient qu’elle est « une autre nature » 19 – favorise dans la péninsule italienne l’émergence d’un tem- pérament jaloux et vengeur 20. Ces déterminations du caractère, plutôt a priori et dogmatiques, sont accompagnées dans le récit camusien de considérations plus conjoncturelles. Aussi nous intéresse-t-il de cerner et analyser le processus par lequel le déclencheur du récit, vecteur initial vers la faute, se trouve introduit dans l’histoire. Dans la relation de la femme libertine, un élément décisif, outre le mariage et la mort du vieux jaloux, intervient de façon inopinée dans le cours des événements :

Parmi ceux qui abbordoyent ceste specieuse, mais devorante Panthere, il y eut un Seigneur de marque, dont la qualité & les moyens autant que la gentillesse lui donnerent dans les yeux (387). C’est par un simple constat de fait objectif qu’est introduit dans l’histoire le personnage par lequel le dénouement funeste va se produire. La formule impersonnelle (« il y eut ») instaure, en rupture avec l’amont du récit, une situation nouvelle qui n’apparaît dépendre d’aucun calcul ou menée individuelle. Sans lien de reprise anaphorique avec les composantes narratives déjà installées, et donc sans raison manifeste, le personnage fait une entrée imprévue. Ce déficit d’explication soustrait

19. J.-P. Camus, Les Evenemens singuliers, p. 261. 20. Notons que deux accès de jalousie sont mentionnés en titre de nouvelles dans Les Spectacles d’horreur : « La jalousie precipitée » et « La jalouse Fureur » ; les deux his- toires se déroulent dans la péninsule italienne. Camus relève également, dans une nou- velle des Evenemens singuliers : « L’Italie est assez descriee parmi les autres nations pour l’incontinence » (p. 127). 150 ÉTUDES DE LETTRES la nouvelle donnée narrative du domaine d’influence et de maîtrise des protagonistes en place. Démétrie, la figure centrale de l’histoire, est donc prise dans un contexte qui va orienter son action, mais sur lequel elle n’exerce, malgré ses efforts, que peu d’influence. On pourrait croire qu’un dispositif analogue lance l’aventure malheureuse du paysan :

Un iour il avint qu’Adam estant allé à la ville, receut de son Maistre, dont il n’estoit que mestayer, un quartier de son salaire (756).

La construction impersonnelle (« il avint ») semble signaler un aléa de la vie ou l’intervention d’une force supérieure. Mais à la différence de la libertine, la paysan a, dès le début, œuvré de manière à faire évoluer les événements conformément à ses visées : « Il representa si bien ses neces- sitez & les besoins de sa pauvre famille… » (756-7). Le verbe d’action (« représenter ») est de nature intentionnelle, dans la mesure où il présup- pose un vouloir de la part du sujet. Le paysan se trouve par conséquent à l’origine de la situation dans laquelle il va commettre ses crimes. En définitive, les deux protagonistes ne participent pas à part égale à la mise en place de leur forfait, la femme subit (« lui donnerent dans les yeux ») alors que le rural agit. Ces attitudes différenciées ne correspondent cependant pas à une répartition définitive des responsabilités. Une fois l’action engagée, le comportement de chacun évolue en quelque sorte à l’inverse de celui de l’autre. Plongée dans une situation inattendue, Démétrie manigance pour en tirer tous les profits possibles. Elle s’adonne ainsi à des stratégies auxquelles président des intentions malveillantes que le récit explicite en plusieurs occasions ; en voici quelques exemples : « son dessein estoit de donner de l’amour à plusieurs » (386) ; « la resolution qu’elle avoit prise de se donner du bon temps » (ibid.) ; « desireuse au contraire de faire servir ce don precieux de la liberté au desreglement de ses appetits » (ibid.) ; « elle mit en œuvre tous ses artifices pour faire en sorte que… » (388) ; « apres avoir donc employé inutilement tous ses artifices pour reconquerir son esprit » (391) ; « venir mieux à bout de son sanglant dessein » (ibid.). Les choix volontaires qu’effectue la protagoniste servent de vecteur principal à la progression du récit. Ainsi les actions qui s’enchaînent dans l’histoire manifestent une causalité narrative que dirigent les intentions avérées de la protagoniste. Jusqu’au dénouement final, qui lui échappe, les faits se VERS UNE ANTHROPOLOGIE 151 déroulent conformément aux vues de Démétrie dont la conscience d’agir mal, et partant la responsabilité face à sa propre corruption, apparaît entière. Soulignons comparativement que le campagnard alsacien, une fois le cours des événements lancé, assume peu d’actions à titre volontaire. Même la prise de décision, présentée comme telle, échappe au contrôle de sa raison et par conséquent à sa maîtrise personnelle :

Le diable lui ietta un tel desespoïr dans le cœur, qu’il resolut de finir par un licol sa miserable vie. Sur ceste mortelle determination il entre chez lui, avec des yeux hagards & un visage affreux (757).

Le choix opéré par l’individu (« il resolut »), exprimé en place de subordination syntaxique, dépend d’une donnée principale (« le diable lui ietta un tel desespoïr dans le cœur »). Le lien de dépendance entre les deux termes relève de la conséquence forcée, ce que déclenche le marqueur d’intensité « tel ». Jean-Michel Adam a relevé la fréquence de ces structures corrélatives dans certains récits brefs du XVIIe siècle et les commente ainsi : « L’adverbe [ou adjectif] intensif de la protase exprime un degré d’intensité à partir duquel la conséquence ne peut que se produire » 21. En l’occurrence la décision, contrainte par un paramètre externe à la sphère subjective du personnage (le diable), lui est littéra- lement imposée et apparaît donc inéluctable. C’est bien, finalement, la composante volontaire de la décision qui se trouve réduite, de sorte que le sujet perd, dans un acte pourtant éminemment intentionnel, la maî- trise de ses choix 22. D’autres formulations, comme les participes passés passifs, signalent que le personnage ne commande plus la direction des événements, ni d’ailleurs ses états intérieurs les plus intimes :

Abandonné de Dieu & tombé en sens reprouvé, il fut saisi de la brutale fureur que vous allez lire (757).

21. J.-M. Adam, U. Heidmann, Textualité et intertextualité des contes, p. 250. 22. J.-M. Adam relève, à propos des Contes de Perrault, que les « formes intensives confèrent aux personnages des propriétés hors du commun » (ibid.). Relativement aux histoires tragiques de Camus, nous pouvons émettre un constat exactement inverse : les corrélatives intensives retirent au personnage ses compétences les plus élémentaires à agir par lui-même et l’enferment dans des schémas mécanistes. 152 ÉTUDES DE LETTRES

Saisi d’une rage diabolique & desnaturée, il l’esgorgea sur le champ (757-8).

Investi, par la tournure passive, du rôle actantiel de patient, le personnage abandonne les prérogatives de l’agir à cela même que sa raison chrétienne devrait soumettre (le complément d’agent introduit par la préposition « de »). Cédant à ses émotions, le sujet développe une relation altérée à lui-même :

Adam s’en retournant s’alloit esgarant en ses pensées, dans lesquelles il se perdoit comme dans un labyrinthe (757).

La réflexion sur soi, qui n’est certes pas abolie (voir la tournure pronominale réfléchie), opère désormais sur le mode de la confusion, de l’égarement et, à terme, de la folie. Le sujet a donc perpétré une série de crimes qu’il n’a pas choisi, volontairement, de commettre mais dont il a été, en raison de sa nature essentiellement corrompue, l’instrument adapté. Que la volonté du paysan ne soit que partiellement engagée ne constitue nullement, aux yeux de Camus, une circonstance atténuante : dans sa perspective, qui relève de la sotériologie plutôt que du droit, les forfaits du paysan alsacien, tout comme celui de son homonyme originel, affectent le genre humain dans son ensemble, jusqu’à rendre « l’homme tout à fait indigne des voyes & misericordes eternelles » (758). Dans les deux anecdotes retenues, la mort finalement sanctionne des destins qui, chacun de manière spécifique, ont cédé à la corruption. Au terme de ces quelques observations, très ponctuelles dans une œuvre pourtant immense, nous voulons surtout retenir que la corrup- tion et la faute constituent les concepts centraux de la poétique camu- sienne. Cela apparaît explicitement sur le plan thématique, où les figures tragiques que met en scène Camus partagent, du fait même de leur déchéance morale, un destin malheureux. Pour reconnaître à ces déterminations éthiques des personnages une fonction véritablement poétique, il resterait à montrer qu’elles conditionnent aussi la mise en intrigue du récit. Nous n’avons guère insisté ici sur le fait que le carac- tère de l’agent représente le principe régulateur de la configuration nar- rative, que le muthos est fonction de l’ethos. D’autres l’ont relevé avant nous : Anne de Vaucher Gravili, par exemple, insiste sur la structure des histoires tragiques qui s’articulent invariablement autour d’une VERS UNE ANTHROPOLOGIE 153 transgression et d’une punition 23. Plutôt que de chercher à dégager le schéma narratif propre au genre, ce qui ne servirait guère à caractériser une écriture singulière, il nous a semblé préférable de faire porter l’observation sur d’autres aspects discursifs révélateurs de la manière camusienne de raconter. Les formes linguistiques de la désignation et leur évolution au cours du récit, ainsi que le traitement discursif de l’intentionnalité participent, selon nous, à la construction éthique des personnages et permettent à Camus de cerner, par la collection des nouvelles, les variables du comportement humain : le profil de chaque intervenant, composé d’un ensemble de traits caractéristiques, induit des écarts de comportement systématiques 24. A l’échelle du recueil ou de l’œuvre, prend ainsi forme une vaste enquête sur les ressorts de l’agir humain qui, par sa portée, confine à l’investigation anthropologique. En effet l’auteur invite, en racontant, à saisir les lois générales du disfonc- tionnement pathique dont résultent, comme énoncé en notre exergue, les formes de la corruption humaine.

Joël Zufferey Université de Lausanne

23. A. de Vaucher Gravili, Loi et transgression. 24. Nous avons exposé ailleurs la logique sous-jacente aux dérèglements des actions humaines (J. Zufferey, « De l’occasionnel au sériel » et Le Discours fictionnel, p. 118- 126). 154 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Textes

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Travaux

Adam, Jean-Michel, Heidmann, Ute, Textualité et intertextualité des contes, Paris, Garnier, 2010. Béguelin, Marie-José, « L’usage des SN démonstratifs dans les Fables de La Fontaine », Langue française, 120 (1998), p. 95-109. Cressot, Michel, Le style et ses techniques, Paris, PUF, 1983. Gary-Prieur, Marie-Noëlle, Grammaire du nom propre, Paris, PUF, 1994. Kleiber, Georges, Anaphores et pronoms, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1994. Milner, Jean-Claude, De la syntaxe à l’interprétation, Paris, Seuil, 1978. Revaz, Françoise, Introduction à la narratologie : action et narration, Bruxelles, De Boeck & Duculot, 2009. Vaucher Gravili, Anne de, Loi et transgression : les Histoires tragiques au XVIIe siècle, Lecce, Milelle, 1982. VERS UNE ANTHROPOLOGIE 155

Waquet, Jean-Claude, De la corruption : morale et pouvoir à Florence aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1984. Zufferey, Joël, « De l’occasionnel au sériel : les histoires tragiques de Jean-Pierre Camus », Variations 7 (2001), p. 75-87. —, Le discours fictionnel : autour des nouvelles de Jean-Pierre Camus, Louvain, Peeters, 2006.

SAINTES CORRUPTIONS. L’ÉDIFICATION ROMANESQUE DE JEAN-PIERRE CAMUS AU MIROIR DES ADAPTATIONS D’AGATHONPHILE (1621)

Le roman hagiographique de Jean-Pierre Camus, Agathonphile ou les Martyrs siciliens (1621), décline sur près de huit cents pages le motif de la sainteté et, en contrepoint, celui de la condition déchue. Si les visées édifiantes sont évidentes, la question de la légi- timité du recours à la fiction, qui se déploie précisément à la faveur de la corruption qui marque l’homme avant sa conversion, se pose de manière aiguë. Camus prend, comme l’on sait, grand soin à dissiper toute équivoque et, partant, à orienter l’acte de lecture. Il demeure que la séduction d’un lecteur peu disposé à la dévotion est étroitement liée à la représentation de la part sombre de l’humain, dont le roman camusien développe égale- ment généreusement les possibles. Les deux adaptations dramatiques de l’Agathonphile, Les Chastes Martirs (1650) de Marthe Cosnard et Agathonphile Martyr (1655) de Françoise Pascal, ainsi que l’abrégé du roman proposé par l’abbé Cusson sous le titre laïcisé d’Agathon et Tryphine. Histoire sicilienne (1712), reconduisent la tension inhérente entre fiction et apologétique ; le motif de la corruption permettra d’en mesurer plus spécifiquement les enjeux.

Les choses mêmes les plus saintes ne sont point à couvert de la corruption des hommes ; et nous voyons des scélérats qui, tous les jours, abusent de la piété et la font servir méchamment aux crimes les plus grands. Mais on ne laisse pas pour cela de faire les distinctions qu’il est besoin de faire. On n’enveloppe point dans une fausse conséquence la bonté des choses que l’on corrompt, avec la malice des corrupteurs. On sépare toujours le mauvais usage d’avec l’intention de l’art. Molière, « Préface » de Tartuffe, p. 631. 158 ÉTUDES DE LETTRES

Plusieurs décennies avant Molière, Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, défend également avec ferveur la nécessité de « sépare[r] toujours le mau- vais usage d’avec l’intention de l’art » 1, l’art étant constamment exposé à la corruption des hommes, soit qu’il en fasse les frais, soit qu’il contri- bue à en creuser les abîmes. Les intentions du célèbre évêque romancier sont sans conteste édifiantes, mais il est également le premier à admettre que le lecteur est seul maître de l’usage qu’il fait d’un livre, et c’est donc avec d’infinies précautions qu’il mène son entreprise de réformation des mœurs par la rénovation du genre romanesque 2. Son œuvre, dans la première moitié du siècle, a été couronnée de succès, comme le suggère Perrault qui élève Camus au rang des hommes illustres :

Ses livres passèrent dans les mains de tout le monde, et comme ils étaient pleins non seulement d’incidents fort agréables, mais de bonnes maximes très utiles pour la conduite de la vie, ils firent un fruit très considérable, et furent comme une espèce de contrepoison à la lecture des romans 3.

Mais que sait-on au juste des différents usages faits de ses livres ? Comment appréhender leur effet – édifiant ou corrupteur – auprès du lecteur ? Il est une œuvre en particulier qui, à travers ses différentes adap- tations, permet de saisir de plus près la réception du projet camusien et, partant, ses nombreux aspects ambivalents : Agathonphile ou les Martyrs siciliens (1621) 4 a donné lieu à deux versions théâtrales : Les Chastes

. 1 Voir ci-dessus, la citation mise en exergue. 2. Voir S. Robic-De Baecque, Le salut par l’excès. 3. Ch. Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, p. 38. 4. J.-P. Camus, Agathonphile, ou les Martyrs siciliens, Agathon, Philargyrippe, Tryphine et leurs Associez. Agathon, Tryphine et Philargyrippe échouent en Sicile après le naufrage de leur vaisseau et échoient, prisonniers chrétiens, entre les mains des païens. L’histoire du roman se déroule pendant leur captivité jusqu’à leur martyre final, sous les persécutions de Dioclétien. Ecrit sur le modèle des romans grecs et baroques, Agathonphile met à profit le temps de l’enfermement pour permettre aux personnages de se raconter mutuellement leurs existences passées par le biais de récits intercalés. Les personnages et le lecteur apprennent ainsi que Philargyrippe, d’un âge vénérable au moment d’effectuer le récit de sa vie, est non seulement un prêtre qui, avant de pronon- cer ses vœux, était destiné à épouser Deucalie dont il était éperdument amoureux, mais encore, qu’après la mort prématurée de celle-ci, il est devenu objet de convoitise d’une parente de sa fiancée, Nérée, laquelle ne parvenant pas à ses fins finit par calomnier le saint homme et provoquer son exil. Agathon et Tryphine quant à eux sont deux jeunes romains ; élevés dans une proximité de voisinage et épris l’un de l’autre, ils prennent SAINTES CORRUPTIONS 159

Martirs (1650) de Marthe Cosnard 5 et Agathonphile Martyr (1655) de Françoise Pascal 6, ainsi qu’à un abrégé du roman paru sous le titre d’Agathon et Tryphine, histoire sicilienne, en 1711 7. Ces adaptations constituent les traces de lectures différentes, d’appropriations personnelles, d’usages pluriels auxquels s’exposait le roman de Jean-Pierre Camus. Or ce roman entretient avec les différents sens de la notion de corruption une périlleuse proximité. Présenté comme « un vaste commentaire estendu en digressions » 8, Agathonphile, qui s’étend sur près de neuf cents pages, amplifie à souhait quelques lignes du Martyrologe romain et des Annales Ecclésiastiques et peut être envisagé dans une perspective textuelle comme une complexe corrup- tion des sources hagiographiques autorisées 9. Par ailleurs, en soulignant les débordements passionnels des héros avant leur martyre, le romancier explore également la part corrompue de chacun. Cette double corrup- tion sous-tend également les différentes adaptations du roman. Si leurs auteurs affichent tous une intention édifiante, la sainteté prend à travers ces trois textes des visages différents, sa représentation est altérée jusqu’à devenir méconnaissable. L’exploration de la corruption, à la fois textuelle et morale, est ainsi mise de manière paradoxale au service d’un même projet d’édification dont on peut suivre l’évolution de l’âge baroque à l’orée des Lumières.

la fuite pour échapper à une double menace : les avances de la belle-mère d’Agathon, Irénée, une autre Phèdre, et le mariage forcé qui attend Tryphine avec le vieux patricien Cévère. 5. M. Cosnard, Les Chastes Martirs. Nous utilisons l’édition en ligne établie par H. Fournier, d’après l’édition de 1651 : https ://uwaterloo.ca/margot/sites/ca.margot/ files/uploads/files/martirs.pdf 6. Fr. Pascal, Agathonphile martyr. 7. J.-B. Cusson, Agathon et Tryphine, histoire sicilienne. 8. J.-P. Camus, « Eloge des histoires dévotes », in Agathonphile, p. 850. 9. Voir J. Le Brun, « La sainteté à l’époque classique et le problème de l’autorisation ». 160 ÉTUDES DE LETTRES

Altération du texte et corruption des mœurs : les écueils de la délicate entreprise littéraire de Jean-Pierre Camus

« […] tout ce qui est au monde, corrompu de malignité, ne vise qu’à la mauvaise Amour » 10 : une telle sentence, sous la plume d’un prélat catholique du premier XVIIe siècle n’a rien pour surprendre. Les moyens pour lutter contre la dépravation naturelle de l’homme sont en revanche plus remarquables. Doté d’une conscience aiguë des séductions du lit- téraire, Jean-Pierre Camus mène, sur le champ des Belles-Lettres, une âpre bataille pour la purification des mœurs à travers une réformation du genre romanesque. Le travail du romancier apparaît cependant sous l’angle d’une altération plurielle, d’une corruption qui se veut salva- trice. Il s’agit, pour reprendre une belle expression de Sylvie Robic-De Baecque, de « divertir d’elle-même la lecture de divertissement » 11. Parce qu’il est conscient de la difficulté d’une telle entreprise, Jean-Pierre Camus a constamment accompagné ses narrations d’amples préfaces et postfaces destinées à justifier ses stratégies scripturaires et ses projets d’édification fondés sur l’hybridation des matières narratives, religieuses et profanes 12. Une profonde inquiétude sourd malgré tout à la lecture de ce vaste appareil péritextuel, inquiétude nourrie par la conscience que seule une disposition d’esprit favorable de la part du lecteur peut contribuer à la réussite de son entreprise :

Les Debauchez ne pouvoient appreuver tant de passages de l’Escriture, & tant de digressions contre le vice, & en faveur de la Vertu, tournans tout cela en ce suc corrompu dont ils se repaissent. Les Superstitieux d’autre costé treuvent […] que ce genre d’escrire n’est pas seulement utile mais necessaire pour fournir d’antidote aux Livres deshonnestes, qui corrompent les bonnes mœurs. Mais comme ce sont esprits portez à l’autre extremité, ils ne voudroient pas qu’il y eust tant d’attraicts, ni que l’on approchast si fort l’air des Romans […] 13.

10. J.-P. Camus, « Eloge des histoires devotes », in Agathonphile, p. 892. 11. S. Robic-De Baecque, Le Salut par l’excès, p. 117 et sq. 12. Voir à ce propos l’anthologie de M. Vernet, Jean-Pierre Camus. 13. J.-P. Camus, « Dilude » de Pétronille (1628), cité par M. Vernet, Jean-Pierre Camus, p. 140. SAINTES CORRUPTIONS 161

De toutes parts, l’œuvre de Camus s’expose à la corruption, de manière passive ou active. Les parties spirituelles sont menacées par la malveil- lance des lecteurs les moins dévots, tandis que les parties divertissantes sont susceptibles de servir à rebours le dessein de l’auteur en amplifiant la corruption morale du lecteur. L’inquiétude liée à la réception de son œuvre habite l’auteur dès la parution d’Agathonphile, sa première his- toire dévote : « Je n’ay encores redouté la calomnie, […] comme je fay pour cette Histoire » 14. Dans l’Eloge des histoires dévotes, il s’empresse de mettre au jour les multiples altérations apportées à ses sources afin qu’on ne puisse les lui reprocher. Le lecteur se trouve ainsi confronté dès le titre à une invention auctoriale, assumée comme telle. Le nom d’« Agathonphile » est en effet revendiqué par l’auteur comme une construction personnelle 15. Il s’agit d’une hybridation entre les noms des deux héros masculins, Agathon et Philargyrippe 16. Jean-Pierre Camus n’hésite par ailleurs pas à amender ses sources, qu’elles soient profanes ou religieuses. A propos des poésies mondaines empruntées et modifiées par Camus pour orner Agathonphile, l’auteur admet : « J’auray corrompu la pureté du langage, mais j’auray redressé la pureté des conceptions » 17. La matière religieuse n’échappe pas aux corrections du romancier :

Que si aux Poesies entierement saines & sainctes j’ay alteré quelque mot, ce qui est assez rare, c’est pour la raison que j’ay avancee de la varieté des sens que preste la langue saincte, qui est l’originelle des Pseaumes 18.

Corruption et altération servent ici un même travail d’adaptation stylistique et sémantique des sources, de soumission du texte à l’entreprise littéraire de Camus. La corruption des textes sources – profanes, mais également religieux – s’effectue ad majorem Dei gloriam.

14. J.-P. Camus, « Eloge des Histoires devotes », in Agathonphile, p. 907. 15. Ibid., p. 891 sq. 16. Ce néologisme, pleinement assumé par l’évêque romancier, connaîtra par ailleurs une certaine fortune : en 1649, une Mazarinade tire parti de la notoriété du roman et s’intitule, ironiquement, L’Agatonphile de la France, tandis que l’adaptation théâtrale du roman par Françoise Pascal, sur laquelle nous reviendrons, reprend le composé camusien comme titre, alors même que la pièce renonce au personnage de Philargyrippe. 17. Camus, « Eloge des Histoires devotes », in Agathonphile, p. 889. Nous soulignons. 18. Ibid., p. 889 sq. Nous soulignons. 162 ÉTUDES DE LETTRES

Mais le roman camusien explore également un autre type de corruption, celle qui menace les passions des héros. Pour s’attirer la grâce d’un lecteur amateur de récits chevaleresques et sentimentaux, Camus doit mettre en avant les débordements passionnels de ses héros, fussent-ils appelés à mourir en odeur de sainteté. Que dire de cette main de Tryphine qui suscite la convoitise d’Agathon, et sur laquelle la narration s’arrête avec complaisance ? Artifice nécessaire, la peinture des émois suscités par le contact de cette main doit s’entendre in fine comme une allégorie des attraits de « la main de la providence celeste » 19. S’offusquerait-on de voir Agathon, le futur saint, traverser de nuit une rivière dans le plus simple appareil pour rejoindre sa bien-aimée ? L’auteur se contente de rappeler que le héros ne peut s’entretenir avec elle qu’« au travers d’une porte plus espoisse que cent habits » 20. Certes, « les passions ne sont mauvaises qu’autant qu’elles ont un mauvais object, mais elles sont renduës bonnes par un bon » 21. La frontière est cependant étroite et Camus appréhende qu’on lui reproche d’avoir « escrit des choses ama- toires mal à propos » 22. L’écrivain doit en effet explorer la part corrom- pue de l’homme, celle qui tend vers la « mauvaise Amour », afin de rendre le triomphe de « l’Amour du bien » encore plus éclatant. Il s’appuie pour cela sur l’exemple des plus illustres péchés : celui de David et Bethsabée, des filles de Loth ou encore de Juda et de Thamar 23. Mais la peinture de la corruption chez Camus ne possède, évidemment, pas la force de l’autorité biblique : les amours terrestres des futurs martyrs siciliens et de leur entourage relèvent principalement de l’imagination du roman- cier et n’en sont à ce titre que plus dangereuses, pour le lecteur comme pour l’auteur. Car ces amplifications sont nées de «l’esgayement » 24 de la plume de l’évêque, qui avoue ainsi à demi-mot qu’il y a en soi un certain

19. Ibid., p. 855. 20. Ibid., p. 870. 21. Ibid., p. 860 sq. 22. Ibid., p. 907. 23. Ibid., p. 866. Epouse d’Her, puis de son frère Onan, Thamar doit selon la coutume épouser après la mort de celui-ci le troisième fils de Juda, Séla. Comme Juda diffère cette union de crainte de voir Séla mourir aussi, Thamar se déguise en prostituée et entretient avec son beau-père des rapports charnels sans être d’abord reconnue. Lorsque Juda la reconnaît, il s’exclame « Elle a moins de tort que moi ». Thamar donne naissance à deux fils, Pharès et Zara Genèse( 38). 24. Ibid., p. 851. SAINTES CORRUPTIONS 163 plaisir à dépeindre la corruption, quand bien même cette peinture ne tend qu’à l’édification du fidèle et à la célébration de l’amour de Dieu.

La sainteté portée « en cette Académie de corruption » 25 : deux lectures divergentes d’Agathonphile

Malgré les vives critiques dont le théâtre fait l’objet de la part des plus dévots depuis les Pères de l’Eglise 26, Camus n’eût sans doute pas vu d’un mauvais œil l’adaptation de son œuvre au théâtre, lui qui dès 1632, dans une nouvelle intitulée La Comédienne convertie 27, appelle de ses vœux une purification de la scène française. S’il s’insurge en particulier contre les farces qui « ne corrompent pas seulement les bonnes mœurs et n’apprennent pas seulement au peuple des mots de gueule, des traits de gausseries et des quolibets sales et déshonnêtes, mais le porte à l’imita- tion des friponneries et sottises qu’il voit représenter » 28, il souhaite voir le théâtre, comme le roman, servir à l’édification du peuple : « il serait à désirer que l’ancien usage de la comédie et tragédie, qui était autrefois si célèbre, étant repurgé de tant de défauts et d’impuretés, fût remis en son lustre pour le contentement et l’utilité publique » 29. Au cœur du XVIIe siècle, alors que le théâtre connaît dans le sillage de Polyeucte de Corneille une véritable vogue de pièces à martyre, « ce beau Livre intitulé Agatonphile, [où] L’on reconnoist assez l’excellence de son Autheur » 30 permet à deux dramaturges débutantes de participer cha- cune à sa manière à la sanctification de la scène profane. Or il est diffi- cile d’imaginer deux lectures, deux usages plus divergents de la même œuvre. Tandis que Marthe Cosnard adapte le roman dévot sur le patron de Polyeucte, surdéterminant par endroit la matière religieuse, Françoise Pascal se concentre au contraire sur les faiblesses et les débordements

25. L’expression est empruntée à François d’Avre qui qualifie ainsi le théâtre dans une « Censure chrestienne du theatre moderne » (Dipne, infante d’Irlande, tragédie, n. p.). 26. A propos des enjeux moraux, poétiques, anthropologiques et métaphysiques de la querelle qui oppose l’Eglise au théâtre au XVIIe siècle, voir L. Thirouin, L’aveuglement salutaire. 27. J.-P. Camus, La Comédienne convertie. 28. Ibid., p. 424. 29. Ibid., p. 425. 30. M. Cosnard, Les Chastes Martirs, « Au Lecteur », [n. p.]. 164 ÉTUDES DE LETTRES passionnels des païens, mais également des futurs saints. Les premières répliques de chacune des pièces emblématisent leurs différences. Le prêtre Philargirippe tient la première place dans Les Chastes Martirs, comme en témoignent la liste des personnages et la première réplique qui lui revient : en dix-huit vers, Philargirippe évoque la « Foy » à trois reprises, ainsi que les figures de saint Paul et de Jésus-Christ, et enfin le sacrement de l’Eucharistie. Dans la pièce de Françoise Pascal, les topoi hagiographiques sont au contraire inversés dès le troisième vers, par le biais de la métaphore amoureuse. Irénée s’exclame ainsi : « ce divin Agathon qui cause mon martyre » 31, et le premier acte est ensuite entiè- rement consacré à la passion coupable de la marâtre. Les deux épisodes inauguraux – l’arrivée des chrétiens à Syracuse et la scène de séduction d’Irénée – proviennent toutes deux du roman, mais tandis que Marthe Cosnard amplifie en quelque sorte la matière religieuse, Françoise Pascal exalte au contraire le substrat profane. Les héros des deux pièces, bien qu’il s’agisse des mêmes saints, sont aussi fortement dissemblables. Constant est magnanime dans Les Chastes martirs, Agathon se montre veule et dissimulateur dans la pièce de Françoise Pascal. Aucune des deux dramaturges ne contrevient pourtant fondamentalement à la source camusienne, qui contient une représenta- tion nuancée du futur saint. Marthe Cosnard souligne avant tout les ver- tus chrétiennes d’Agathon, de Triphyne et de Phylargirippe. Françoise Pascal inverse quant à elle le schéma traditionnel de l’amant conquérant et de la bien-aimée passive, qui informe en partie le roman, au profit d’une représentation qui valorise pleinement l’initiative féminine. Dans le roman, les décisions importantes – telles que la fuite et l’écriture d’une lettre pour tromper les parents de Tryphine – sont le fait du jeune homme. Le dialogue qui préside à la décision de prendre la fuite la veille du mariage forcé de Tryphine possède par exemple la force d’un échange stichomythique :

Mais c’est demain, dit-elle, ce funeste jour, destiné à ma ruine : & peut-estre repris-je, sera-ce celuy de votre delivrance. Ouy, par la mort fit-elle : Non, Madame, lui dis-je, mais par moy 32.

31. F. Pascal, Agathonphile martyr, I, 1, p. 148. 32. J.-P. Camus, La Comédienne convertie, p. 576. Nous modifions la mise en page. SAINTES CORRUPTIONS 165

Le déroulement de la délibération équivalente est tout autre dans la tragi- comédie, qui souligne l’inversion des rôles masculins et féminins : c’est Tryphine qui exhorte Agathon à prendre la fuite et, devant la fermeté de la jeune femme, Agathon est forcé d’admettre « Qu’elle fait aujourdhuy l’office d’un Amant » 33. Les passions sont plus lisses dans la pièce de Marthe Cosnard. Au cœur de sa démarche esthétique se trouve l’atténuation de la représentation des vices, comme elle l’explique dans l’avertissement au Lecteur :

Je ne me suis arrestée que le moins que j’ay pû dans l’entretien de ces Payens. Et s’il m’eust esté possible de faire des Martyrs sans des Impies, & voir triompher la Chasteté sans faire parler des infames, Pompone seroit moins criminel, & son Espouse plus retenuë 34.

Si elle ne peut faire l’économie de la représentation des opposants, ses personnages sont pour le moins lénifiés en regard de leur source. Par exemple, les débordements affectifs du Préfet et de son épouse sont can- tonnés dans les termes de la bienséance ; tout au plus y est-il question de « feux » et de « captivité », alors que le roman détaille les nuances de ces différents sentiments. La naissance des passions de Pompone et Elvire est analysée par Camus à travers les fantasmes extraconjugaux qu’elles provoquent auprès des deux époux :

Voyla le Gouverneur & la Gouvernante blessez en un mesme temps, de mesmes, ou de divers traicts, mesmes puisqu’ils aboutissent à la convoitise, divers à cause des objects. Ignorans la maladie l’un de l’autre, & esgalement curieux de se celer leur mal, & desireux de le manifester aux personnes qui le causoient : les voyla en des inquietudes nomparielles, ils souspirent en un même lict pour differentes flammes, & peut estre qu’ils usent, ou plutost abusent, de ce qui n’est permis qu’au mariage, transportez d’adulteres imaginations […] 35.

Si cet héritage est difficile à transposer sur scène, Françoise Pascal ouvre pourtant sa pièce, comme nous l’avons vu, par l’évocation en termes véhéments de la passion illégitime d’Irénée.

33. F. Pascal, Agathonphile martyr, III, 6, p. 198. 34. M. Cosnard, « Au Lecteur », [n. p.]. 35. J.-P. Camus, La Comédienne convertie, p. 681. 166 ÉTUDES DE LETTRES

Le choix des lieux et l’utilisation de l’espace scénique divergent également entre les deux pièces : tandis que Marthe Cosnard exploite dans les actes III à V le potentiel dramatique et pathétique de la prison, François Pascal structure plusieurs scènes des actes I à IV autour d’un lit, lieu intime des confidences et de la dissimulation. Marthe Cosnard porte une grande attention à la dimension spectaculaire et pathétique de l’es- pace carcéral, évoqué dans la pièce comme des « Cachots plains d’hor- reur & d’effroy » 36, ce qui est d’autant plus notable que dans le roman les conditions de détention sont plus humaines, presque confortables. L’importance de la prison dans Les Chastes Martirs témoigne du zèle de la jeune dramaturge, sans doute désireuse d’accorder au motif carcéral la même importance que dans Polyeucte, et de susciter par là des effets de terreur et de pitié. On retrouve un zèle similaire chez Françoise Pascal, transposé néanmoins à l’adaptation d’un motif d’une toute autre nature, le lit 37. Alors que Camus consacre à peine trois pages 38 à l’épisode de la séduction nocturne d’Irénée, Françoise Pascal lui confère une fonction majeure dans la pièce, puisque le texte suppose la présence scénique d’un lit. Pour rentabiliser en quelque sorte le précieux objet, celui-ci donne également lieu à des scènes pathétiques ultérieures qui ne relèvent plus du roman : la couche d’Agathon devient dans les actes II et IV celle de Tryphine, espace de l’intimité sur laquelle elle se pâme à l’annonce de son mariage forcé avec Cévère, mais également un lieu de dissimulation, qui lui permet de se soustraire à la surveillance de sa suivante pour s’en- fuir avec Agathon. Il est intéressant de noter que les deux dramaturges confèrent à ces motifs romanesques secondaires une dimension théâtrale et spectaculaire importante. Leur choix n’est pas anodin et souligne à quel point Marthe Cosnard et Françoise Pascal font un usage différent du roman : la prison sépare le chrétien, porteur de vérité, d’un monde en proie à l’erreur, tandis que le lit figure au cœur de la scène l’empire des passions.

36. M. Cosnard, Les Chastes Martirs, IV, 5, v. 764. 37. F. Pascal, Le lict paroist, (I, 2, p. 154) ; « Il se veut lever, elle l’empesche. » (I, 2, p. 155) ; « Portons-la sur son lict, Pere sans amitié, / Peut-estre cét objet te fera-il pitié. » (Euple, III, 2, p. 183) ; « Approchons-nous du lict, mais je n’entends personne, / Ha dans quel desespoir le destin m’abandonne. » (Caristée, IV, 2, p. 202). 38. J.-P. Camus, La Comédienne convertie, p. 547-549. SAINTES CORRUPTIONS 167

Le choix des contrées où se déroule l’action est également très significatif. La polarité géographique – entre Rome et la Sicile – était investie par Camus de significations théologiques précises :

Je les appelle Martyrs Siciliens, bien que leur naissance fust Romaine. Et certes le jour de la mort des Martyrs estant appelé Natal par l’Eglise, d’autant que comme celuy qui nous tire des flancs de nos meres pour nous mettre en ce monde, est appellé celuy de nostre nati- vité ; ainsi celuy qui tire l’ame du corps des Saincts par une mort si precieuse, & si glorieuse que celle que l’on endure pour la Foy, est à bon droit appellé le Natal de l’Eternité 39.

Le titre alternatif – Agathonphile ou les Martyrs siciliens – souligne la dévaluation de l’origine terrestre des héros (Rome), et met en valeur le lieu de la mort des saints (la Sicile), qui figure leur accession à la sphère divine. La primauté du Natal sur le jour de la naissance corporelle s’ins- crit harmonieusement dans le projet édifiant de l’évêque de Belley. Marthe Cosnard reprend le lieu principal du roman : « La Scene est en Siracuse, Ville capitale de Sicile ». Françoise Pascal au contraire modifie en profondeur le sujet en déplaçant le lieu du martyre pour le rame- ner aux alentours de Rome. L’ensemble de la pièce se déroule en effet «à Rome, & à ses environs ». Ce choix désamorce la polarité symbolique entre une Rome terrestre et une Sicile céleste : faire mourir les mar- tyrs près de Rome équivaut sinon à nier, du moins à ne pas prendre en compte la valeur transcendante du lieu de leur sacrifice. La représentation du martyre dans les deux pièces donne enfin la mesure de l’écart entre une lecture qui privilégie « les enseignements » et l’autre « les faicts » 40. Préparé dès la première réplique de Philargyrippe, le martyre occupe l’intégralité de l’acte V dans la pièce de Marthe Cosnard qui suit de près la trame romanesque et conserve des esquisses d’expli- cation théologique (par exemple la réponse de Philargyrippe qui assure Pamphilie que son sang suffira à la baptiser). Au contraire, Françoise Pascal n’accorde que la dernière scène du dernier acte à l’évocation du martyre, greffée in extremis sur une intrigue amoureuse complexe. Après une contestation générale un peu confuse, le père de Tryphine, auquel l’empereur a délégué le pouvoir de faire mourir les chrétiens, invite sans

39. J.-P. Camus, « Eloge des histoires dévotes », in Agathonphile, p. 892. 40. Ibid., p. 924. 168 ÉTUDES DE LETTRES grande conviction les récalcitrants à subir le martyre, et la pièce s’achève sur ces mots de Triphon : « Venez-donc, malheureux, venez souffrir la mort, / Puis que vous le voulez, c’est le dernier ressort » 41. Le martyre se déroule non seulement hors-scène comme dans la majeure partie des pièces hagiographiques de l’époque, mais également hors-texte – s’il se déroule. Le sacrifice religieux, point d’orgue du roman camusien, ne fonctionne dès lors plus que comme une hypothèse de lecture, une clôture stylistique, qui marque la fin de la pièce hagiographique.

La sainte confondue avec Vénus

La postérité du roman camusien ne s’arrête pas au milieu du XVIIe siècle : en 1711, l’abbé Cusson, nouvellement constitué libraire et impri- meur du duc de Lorraine à Nancy, livre un abrégé d’Agathonphile 42. Ce geste, à la fois auctorial et éditorial, est contemporain des éditions abrégées de l’Astrée, dont Delphine Denis a mis en lumière les enjeux : il s’agit pour les remanieurs de « confirmer la dimension patrimoniale d’une œuvre fondatrice, érigée très tôt en monument » avec un « refus corollaire d’en figer la forme littérale, ce qui serait la condamner à un embaumement certes grandiose, mais qui signerait alors définitivement son avis de décès » 43. Ce geste engage donc une réflexion sur la place et la forme d’une œuvre littéraire au sein d’une société avec laquelle elle ne partage plus exactement les mêmes codes esthétiques et éthiques. Bien que l’aura du roman camusien soit difficilement comparable à celle de la célèbre pastorale d’Urfé, le projet de Cusson présente des similitudes avec ceux de ses confrères qui s’attachent à rajeunir l’Astrée. Tout en cherchant à prolonger le combat camusien « d’oppos[ition] au cours des Romans & des autres Livres seducteurs » 44, il s’agit probablement pour l’abbé-imprimeur d’élever ce célèbre roman dévot à la hauteur d’une œuvre patrimoniale, et de faire en quelque sorte d’Agathon et Tryphine un pendant moralisé de L’A strée dans le domaine de la littérature d’édification.

41. F. Pascal, Agathonphile martyr, V, 2, p. 231. 42. Voir supra, note 7. 43. D. Denis, « Bergeries infidèles », p. 27. 44. J.-B. Cusson, Agathon et Tryphine, histoire sicilienne, « Préface », [n. p.]. SAINTES CORRUPTIONS 169

Pour ce faire, l’abbé doit lui aussi altérer le texte original. Afin de « plaire dans ce Siecle, où le goût est si different : on s’est contenté de se servir de la meilleure partie des évenemens qu’il [Camus] y décrit, & dont on ne peut lui sçavoir trop de gré » 45. La réduction est conséquente, puisque l’original est ramené à environ un quart de ses proportions initiales. Les épisodes (par exemple celui de la bacchante amoureuse d’Agathon) et les ornements (certains songes, les poésies) probablement jugés superflus au regard de l’action, voire inconvenants, sont retranchés. Si l’architecture générale du roman camusien est conservée, le vocabu- laire religieux n’échappe pas à ce travail de modernisation et de simplifi- cation stylistique 46. La représentation de la sainteté fait également l’objet de modifications qui sont particulièrement frappantes sur le frontispice du livre (fig. 1) : les attributs de la sainteté y sont estompés, l’humanité des figures sacrées mise à nu. L’estampe représente le moment suivant le naufrage, celui où les héros échouent sur la rive. On distingue au premier plan deux corps allongés, vêtus à l’antique, au-dessus desquels une jeune femme se tient debout, le regard rivé sur le corps du jeune homme étendu à ses pieds. Autour d’eux, une population agitée. Certains sont munis de bâtons, d’autres agenouillés, les mains jointes. Ce passage illustre un moment extrêmement pathétique, celui où Tryphine croit son bien-aimé Agathon défunt :

Mais quel spectacle pour elle [Tryphine], de le voir ensanglanté, meurtri, déchiré, suffoqué d’eau, & ne donnant plus aucun signe

45. Ibid. 46. Un exemple ponctuel permet de se faire une idée du minutieux travail stylistique de Cusson, qui devait sans doute procéder, à l’instar de certains remanieurs de l’Astrée, ainsi que l’a montré D. Denis, « ligne à ligne, la plume à la main » (« Bergeries infidèles », p. 23). Le baptême de Deucalie par Phylargirippe, décrit en ces termes par Camus : « comme si elle n’eust attendu que cela, à mesme que je finissois de l’ondoyer, cette ame pure apres ce sacré deluge, comme la blanche colombe du Patriarche, s’envola en l’arche de la celeste patrie, avec le rameau de paix », p. 43, devient chez Cusson : « A mesure que je l’ondoyais, cette Ame pure prenoit son essor ; & la ceremonie achevée, comme la Colombe du Patriarche, elle s’envola au Ciel ». Nous soulignons chez Camus les expres- sions supprimées ou abrégées par Cusson. Un détail mérite par ailleurs d’être souligné : à l’issue du roman, le consul chargé de faire exécuter le décret de Dioclétien, qui se nomme « Calvisian » chez Camus, devient chez Cusson « Cabnisien », estompant par conséquent la référence aux réformés. 170 ÉTUDES DE LETTRES

Fig. 1 — Frontispice d’Agathon et Tryphine, histoire sicilienne, de Jean-Baptiste Cusson (1712). SAINTES CORRUPTIONS 171

de vie ! Ce fut alors que Tryphine s’abandonna à la douleur, mais à une douleur sage, qui respectoit dans ses malheurs les ordres de la Providence 47.

Tryphine pleure la perte de l’être aimé, mais plus encore le danger auquel cette perte l’expose :

Quel risque ne court point mon honneur, exposé, dans des lieux inconnus, à la brutalité de ceux qui les habitent ? 48 Ses craintes se voient bientôt confirmées, lorsque les habitants de l’île la confondent avec une divinité :

Ils l’avoient vuë marchant sur les eaux ; & cette circonstance jointe à leur grossiere éducation & à leur créance, (car la Sicile étoit alors dans les tenebres du Paganisme) leur fit croire que c’étoit Vénus affligée de la perte de quelque nouvel Adonis. Ils se le figuroient d’autant plus aisément, qu’ils sçavoient par tradition, que cette Déesse prit naissance dans le sein de la mer, & la beauté de Tryphine achevoit de les en per- suader 49.

L’auteur profite de ce passage pour placer dans la bouche de Tryphine des propos dignes du décret tridentin de 1563 sur le bon usage des images saintes :

Bonnes gens, leur dit-elle, que faites-vous ? Je n’ai rien de divin […] ne rendez pas à une vile créature des honneurs qui n’appartiennent qu’à Dieu 50. Mais le fait est que la perspective narrative choisie, dans le roman comme dans la gravure, est celle des païens (c’est à travers leur regard stupéfait que le lecteur contemple le naufrage du vaisseau transpor- tant les chrétiens), et cette perspective imite la vision d’un lecteur qui serait aveugle aux marques de la sainteté. A l’exception de la position des personnages qui entourent Tryphine, agenouillés, les mains jointes (encore s’agit-il de païens confondant la sainte avec Vénus !), aucun

47. J.-B. Cusson, Agathon et Tryphine, histoire sicilienne, p. 8. 48. Ibid., p. 9. 49. Ibid., p. 10. 50. Ibid., p. 11. 172 ÉTUDES DE LETTRES

élément de la composition ne permet d’identifier une quelconque dimension hagiographique ou même religieuse. Adopter une telle perspective au début du roman fait certes sens par rapport à la visée apologétique de l’auteur, puisque le roman a précisément pour but de déciller progressivement les yeux du lecteur au fil de l’œuvre. Mais placer l’ensemble du roman sous l’égide de cette perspective profane suggère que, depuis l’évêque de Belley, la distance entre la volonté d’édifica- tion et celle de séduction a encore augmenté : la sainteté se camoufle, elle devient méconnaissable. L’adaptation du titre camusien par Cusson – Agathon et Tryphine, histoire sicilienne – efface du reste toute référence martyrologique, nul indice n’informe le lecteur de la sainteté des per- sonnages. Le lecteur est désormais laissé à lui-même pour reconnaître le saint. Quand bien même la corruption ne réside que dans l’œil de celui qui mésinterprète l’apparition – la sainte travestie en Vénus – celle-ci supplante, à l’ouverture du livre, la représentation traditionnelle de la sainteté. L’intention édifiante cède le pas devant la nécessité de séduction. L’exemple d’Agathonphile et de ses adaptations suggère à quel point l’entreprise littéraire de Camus entretient avec la notion de corruption des rapports de proximité, à la fois nécessaires et gênants, dont l’auteur pouvait appréhender les effets à double titre. D’un point de vue textuel d’abord : Camus admet altérer, voire corrompre ses sources, tant pro- fanes que mondaines. Ces modifications sont d’autant plus périlleuses d’un point de vue orthodoxe qu’elles procèdent de l’imagination, de « l’esgayement » d’une plume épiscopale. D’un point de vue moral, sur- tout : pour satisfaire l’attente du public visé, le romancier doit explo- rer minutieusement le cœur de l’homme, même le plus vertueux, qui recèle inexorablement une part de corruption. Les ambivalences, voire les paradoxes du projet camusien apparaissent au grand jour dès lors que l’on compare les différentes adaptations d’Agathonphile. Les deux pièces de théâtre constituent de précieux témoignages des usages religieux et profanes qui pouvaient être faits d’un même texte et montrent que ces deux dimensions ne sont pas imbriquées dans le roman au point d’être inséparables. Tandis que Les Chastes Martirs de Marthe Cosnard constituent la trace d’une lecture dévote, celle sans doute qu’appe- lait de ses vœux l’évêque romancier, Agathonphile Martyr de Françoise Pascal témoigne d’un usage du livre qui s’attache essentiellement à ses parties romanesques et divertissantes. La version abrégée de Cusson, pour être fidèle en intention à l’entreprise d’édification de l’évêque de SAINTES CORRUPTIONS 173

Belley, ne contribue pas moins à altérer la représentation de la sainteté, en estompant les attributs les plus ostensibles qui rattachaient les figures hagiographiques à l’orthodoxie catholique, ce dont témoigne en parti- culier le frontispice. De l’âge baroque au début des Lumières, ces textes exploitent des moyens différents pour s’inscrire dans une quête similaire, mettre la sainteté à portée humaine, fût-ce au prix de profondes altéra- tions. Ensemble, ils illustrent les différentes facettes d’un paradoxe lit- téraire : pour lutter contre « la publication de ces mauvais Escrits, qui ruynent toutes les bonnes mœurs & fomentent les perverses inclinations de la nature déjà assez corrompuë » 51, l’auteur aux intentions les plus vertueuses doit également, sur le plan de l’écriture comme sur celui de la moralité, mettre en œuvre différentes formes de corruptions.

Barbara Selmeci-Castioni Université de Lausanne

51. J.-P. Camus, « Eloge des Histoires devotes », p. 841. 174 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Textes

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Travaux

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Le Brun, Jacques, « La sainteté à l’époque classique et le problème de l’autorisation », in Confessionnal Sanctity (c. 1500-c. 1800), ed. by Jürgen Beyer, Mainz, Philipp von Zaberne, 2003, p. 149-162. Robic-De Baecque, Sylvie, Le salut par l’excès : Jean-Pierre Camus (1584-1652). La poétique d’un évêque romancier, Paris, Honoré Champion, 1999. Thirouin, Laurent, L’aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris, Champion classiques, 2007. Vernet, Max, Jean-Pierre Camus : théorie de la contre-littérature, Paris, Nizet, 1995.

Crédit iconographique

Cliché d’après l’exemplaire de la Bibliothèque nationale de France: 8-BL- 20496.

L’IMAGINAIRE DE LA CORRUPTION DANS LA PRATIQUE DE REPENTANCE (1631) DE NICOLAS VIGNIER

En 1631, le pasteur de l’Eglise Réformée de Blois Nicolas Vignier publie un ensemble de vingt sermons sur le psaume 51 sous le titre de Pratique de Repentance. Le recueil se présente, dans la tradition des commentaires exégétiques fin de siècle, comme une succession de méditations sur chacun des versets du psaume. L’objectif de l’auteur est double : joindre l’instruction à l’utilité, ou en d’autres mots le discours exhortatif du prédicateur (« amendez-vous ») à la réflexion du théologien sur l’« excellence » du livre des psaumes. Vignier propose ainsi, selon les termes de son Epître liminaire, de « contempler un parfait tableau de la vraye repentance du péché » au prisme du « plus clair miroir de la grace & misericorde de Dieu » que les Ecritures puissent proposer. Ce faisant les méditations de Vignier placent le concept de corruption « generale » et « uni- verselle » de la nature humaine au cœur de la problématique de la repentance. Tout un réseau de convergences imaginaires puisées dans les mots et dans l’esprit des psaumes affleure ainsi autour de la notion de corruption, sur cette scène dramatique où se joue la repentance du pécheur pénitent.

Si le livre des psaumes constitue un excellent support pour méditer la représentation du péché et s’interroger sur les conséquences d’une âme dépravée dans la pratique de la foi, à plus forte raison le psaume 51, grand psaume de la pénitence s’il en fut 1, psaume du déchirement de l’âme repentante rongée par la culpabilité et le remords, se prête-t-il particulièrement bien à une analyse du traitement de la notion de cor- ruption dans la prédication réformée du premier XVIIe siècle. Par la place qu’il occupe dans la liturgie et la tradition chrétiennes, le Miserere

. 1 Psaume essentiellement connu chez les réformés sous l’incipit « Misericorde au paouvre vicieux », dans la traduction de Clément Marot. 178 ÉTUDES DE LETTRES mei est assurément l’un des psaumes les plus connus et les plus prisés du genre de la méditation. Les protestants semblent toutefois l’avoir moins plébiscité que les catholiques, l’attention portée aux psaumes dits pénitentiels d’une façon globale étant chez eux bien moindre que chez leurs coreligionnaires. Mais si l’on ne peut pas dire qu’il s’agisse là d’un psaume de prédilection, le psaume 51 figure cependant en bonne part chez les réformés, nourrissant bon nombre de méditations à la fin du XVIe siècle 2, puis essentiellement des sermons au siècle suivant 3. La pré- dication réformée, dans ses titres et dans ses citations, retiendra de ce psaume essentiellement des images (le cœur contrit et froissé, l’hysope, l’eau de la grâce) 4, des gestes (le lavement, l’ouverture des lèvres) 5, des couleurs (le rouge sang, la blancheur de la neige, le noir péché) 6, ainsi que les notions de sacrifice et de repentance 7. Le recueil publié en 1631

. 2 Voir Th. de Bèze, Meditation sur le LI Psalme ; Ph. Duplessis-Mornay, Meditation sur le Pseaume LI ; A. d’Aubigné, Meditation sur le Pseaume LI ; ainsi que V. Ferrer, « Variations autour du Psaume 51 ». 3. Citons par ordre chronologique (abrégés en Serm. Ps 51, suivi du numéro des versets) : Serm. Ps 51, 12-17 par Jean Daillé, prononcé à Charenton en janvier 1641 (Mélange de sermons) ; Serm. Ps 51, 17 par Jérémie Viguier (L’ouverture des levres ou Sermon sur le Pseaume 51. vers. 17. Par Jeremie Viguier Ministre de la Parole de Dieu en l’Eglise Réformée de Nerac) ; Serm. Ps 51, 1-2 par Pierre Mussard, prononcé en août 1672 (Sermons sur divers textes de la Saincte Escriture) ; Serm. Ps 51, 19 par François Turrettin, sermon de préparation d’un jeûne (Sermons sur divers passages de l’Escriture Sainte) ; Serm. Ps 51, 3 par Alexandre Morus (publication posthume, Sermons choisis de Monsieur Morus sur divers textes de l’Ecriture sainte) ; Serm. Ps 51, 9 par Pierre Du Bosc (Sermons sur divers textes de l’Ecriture sainte convenables au temps). 4. Voir dans la traduction en prose de la Bible de Genève de 1588 (qu’utilise Vignier dans son recueil), les versets suivants : verset 19 : « ô Dieu, tu ne mesprises point le cœur froissé & brisé » ; verset 9, « purge-moy de péché avec hyssope, & je serai net ». Voir aussi dans la traduction de Marot, strophe 1 : « me nettoyer d’eau de grace te plaise ». 5. Verset 4 : « Lave-moi tant & plus de mon iniquité, & me nettoye de mon péché » ; verset 17, « Seigneur, ouvre mes levres, & ma bouche annoncera ta loüange ». 6. Verset 16 : « delivre-moi de tant de sang » ; verset 9, « lave-moi, & je serai plus blanc que neige ». Voir aussi dans la traduction de Marot, strophe 2, « mon péché se présente incessamment noir & laid devant moy », et strophe 4, « tu laveras ma trop noire macule ». 7. Verset 19 : « les sacrifices de Dieu sont l’esprit froissé » ; verset 21 : « tu prendras plaisir aux sacrifices justement faits ». Et dans la traduction de Marot, strophe 9 : « Le sacrifice agreable & bien pris de L’Eternel, c’est une ame dolente, un cœur submis, une ame penitente ». Les citations de psaumes seront toutes extraites de la version en vers L’IMAGINAIRE DE LA CORRUPTION 179 par le pasteur Nicolas Vignier sous le titre de Pratique de repentance 8, regroupant un ensemble de vingt sermons successifs sur le psaume 51, verset après verset, nous a paru dans ce contexte particulièrement digne d’intérêt, et ce pour deux raisons au moins : d’une part, Vignier est à notre connaissance le seul prédicateur réformé à avoir publié au XVIIe siècle un si grand nombre de sermons sur un même psaume ; d’autre part, son recueil illustre admirablement la pratique de la lectio continua, laquelle consiste à développer en série, au fil du texte, une suite de ser- mons sur un même livre biblique (le cas de Vignier est, pour le XVIIe siècle, l’un des rares exemples qui nous soit parvenu sous cette forme). La Pratique de Repentance a sans doute rencontré un certain succès puisque de Clément Marot et Théodore de Bèze, en raison de son évidente charge poétique par rapport à la version en prose, ce qui permet de mieux repérer certaines constantes dans l’ordre de l’imaginaire (Cl. Marot, Th. de Bèze, Les Psaumes en vers français avec leurs mélodies). 8. Voir l’article « Vignier » in E. et E. Haag, La France Protestante ou vie des protestants français qui se sont fait un nom dans l’Histoire, t. IX, p. 493-496. L’article mentionne trois générations de Nicolas Vignier : le premier Nicolas (1530-1596) exerça la médecine en Allemagne où il s’était réfugié après sa conversion au protestantisme, avant de rentrer en France et de devenir médecin d’Henri III, en même temps qu’his- toriographe de France et conseiller d’Etat. Les deux Nicolas suivants (fils et petit-fils du précédent) furent tous deux pasteurs de l’Eglise Réformée de Blois. Celui qui nous intéresse, Nicolas père, desservit vraisemblablement cette paroisse dès 1601 et toute sa vie durant. Il institua son fils pasteur dans cette même paroisse, mais ce dernier mourut à l’âge de vingt-quatre ans. On ne sait que peu de choses sur Nicolas père, si ce n’est qu’il présida plusieurs synodes (1611, 1612, 1618, 1638) et qu’il a laissé l’image d’un « ennemi ardent, violent même, de l’Eglise romaine » (ibid, p. 494). Il reste de lui, outre un Theatre de l’Antechrist, auquel est répondu au cardinal Bellarmin, essentiellement des sermons : la Pratique de repentance, mais aussi un recueil intitulé Le Pescheur d’hommes, ou Du devoir & des qualitez des Ministres de la Parole de Dieu. Avec le formulaire de la Reception & Confirmation des Pasteurs, selon la Discipline des Eglises Reformées de ce Royaume, et une décade de sermons de préparation à la Cène. Nous utilisons l’édition de 1671, La Pratique de Repentance, ou Sermons sur le Pseaume 51, avec une paraphrase d’iceluy. Par Nicolas Vignier. ITEM La Recherche du Cœur, ou cinq Sermons sur le 10 ver- set du 17. chapitre de Jeremie. Le Bon Centenier, ou cinq sermons sur sept versets du chap. 8 de S. Mathieu. Par Nicolas Vignier son Fils, tous deux Ministres du S. Evangile en l’Eglise Reformée de Bloys. Se vend à Charenton, Par Estienne Lucas. L’ouvrage a été publié en 1631 à La Rochelle, puis réédité à Rouen en 1650. Nous avons également recensé une édition de 1670, « Se vend Par Thomas Le Gentil, demeurant à Paris ruë des Noyers, & à Charenton en la boutique de Daniel du Chemin, qui est la premiere en sortant du Temple à main droite » (Bibliothèque de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, cote 8°1384). 180 ÉTUDES DE LETTRES nous en connaissons au moins trois rééditions (1650, 1670 et 1671). Ces sermons ne semblent pas avoir été prononcés à l’occasion de célébrations particulières ; seul le dixième sermon fait allusion au sacrement de la Cène, mais le recueil n’offre aucune indication complémentaire de date ou de circonstance à ce sujet 9. Comme l’indique le titre du recueil, la visée du prédicateur est essentiellement pratique, car le pire ennemi de la foi est pour lors en nous-mêmes, dans nos cœurs « soüillez de lasciveté, pressez d’envie, rongez d’avarice, brûlans d’ambition, enflez d’orgueil, bouffis de vanité, crevans de haine & d’animosité contre nos freres » 10. Satan rôde et veille, mais ne saurait pourtant porter atteinte aux « eleus de Dieu » : « le Ciel ne le veut pas ; l’Enfer ne le peut » 11. Il est donc de la plus haute nécessité de se convertir, de laisser mourir « nôtre nature cor- rompuë », et de passer enfin « de la puissance de Satan à Dieu » 12. Mais si le relâchement des mœurs et la dépravation des âmes sont des thé- matiques privilégiées de la littérature sermonnaire, la réflexion morale, chez Vignier, s’élabore à partir de tout un imaginaire dynamique de la corruption qui vise à enrayer le processus naturel et constant par lequel, selon lui, l’âme humaine se plaît et se complaît dans le péché. Et si le concept de corruption revêt une acception commune et générale, liée à la doctrine du péché originel, toute une constellation d’images puissantes affleure dans le même temps sur cette scène dramatique où se joue la repentance de l’homme pécheur. C’est ce réseau que nous souhaiterions suivre pas à pas : après avoir dégagé les enjeux de l’écriture de Vignier à partir du choix du livre des psaumes, nous verrons comment ces psaumes précisément assurent la cohérence imaginaire et l’efficacité rhétorique du discours.

. 9 Serm. X, p. 167 : « Dieu crie des Cieux de nôtre Seigneur Jesus-Christ, Cetuy-ci est mon Fils bien aimé […]. Sa passion est nôtre satisfaction, sa mort nôtre rédemption, le Sacrement de l’Eucharistie auquel nous avons ce jourd’huy participé le memorial de sa mort, dont la celebration nous fournit par conséquent les mêmes usages que fait la meditation de la mort de Christ ». 10. Serm. X, p. 167. 11. Ibid. 12. Ibid., p. 166. L’IMAGINAIRE DE LA CORRUPTION 181

Enseigner par l’exemple de David : l’excellence et l’utilité du livre des psaumes

La visée didactique qui sous-tend l’écriture de La Pratique de repentance s’affiche d’emblée dans l’épître liminaire : « instruction », « enseigne- ment », « utilité » sont les maîtres-mots de cet écrit préfaciel qui annonce des sermons destinés à être « de singuliere utilité à l’Eglise », et « de plus grand usage » pour chaque fidèle dans sa vie quotidienne 13. Ce qui a été prodigué « de bouche » pourra ainsi, par l’acte de publication qui per- mettra une lecture renouvelée autant de fois que nécessaire, être « pesé », « médité » et « serré » dans le cœur de chacun. L’épître contient égale- ment l’essentiel du cadre théologique qui détermine la réflexion générale de l’ouvrage : depuis qu’« Adam est tombé en la mort par le péché », sa « miserable postérité » est inévitablement portée vers le « mal de péché » ; lui-même entraîne à son tour « ce mal de peine qui suit le péché » et qui est cause de douleurs incessantes que le temps et le remords rendent cui- santes si la « pratique de repentance » ne les chasse. Vignier conçoit ainsi ses sermons comme « une Escole » du Ciel, où les fidèles zélés et appliqués pourront « apprendre le chemin » qu’il faut suivre afin de se libérer de la « coulpe » et de la « peine » qui y est si étroitement attachée. Seulement les préceptes qu’il prodigue constituent déjà un niveau avancé de réflexion théologique, non « la premiere leçon du service de Dieu » qui consiste en l’apprentissage de « l’Innocence » ou « Intégrité », mais en quelque sorte une leçon de rattrapage centrée sur les concepts d’« Humilité & Repentance » 14. Les objectifs du discours étant posés, il ne reste plus au prédicateur qu’à justifier le choix d’un psaume comme support de l’entreprise ser- monnaire, ce qui s’obtient aisément si l’on considère d’une part la figure de David, « grand Roy », « grand Prophete, homme selon le cœur de Dieu, le cœur, la langue & la plume du Roy des Rois » 15, « si grand saint pecheur » et « si grand pecheur repentant » 16, et d’autre part la nature du livre des psaumes, cet abrégé de toutes les richesses des Ecritures, qui

. 13 Epître dédicatoire datée du premier janvier 1631 : « A tous les Fideles de l’Eglise Reformée de Blois, Mes tres-chers & bien-aimez Freres, grace & paix de par Dieu nôtre pere, & de par nôtre Seigneur Jesus-Christ », [n. p.] 14. Ibid. 15. Ibid. 16. Serm. I, p. 13. 182 ÉTUDES DE LETTRES jouit depuis les Enarrationes in Psalmos de saint Augustin d’un très haut prestige. Le premier sermon de Vignier revendique d’ailleurs claire- ment cette filiation en proposant plusieurs citations d’Augustin, comme l’indiquent les marges du texte. Ces extraits ont pour but de poursuivre la présentation du livre des psaumes que l’épître avait amorcée :

Désirez-vous voir une magnanimité héroïque, une Justice exquise, une grave moderation, une exacte prudence, une patience invin- cible ? Voulez-vous apprendre les mysteres de Dieu, les souffrances de Christ, les terreurs de l’ire, les consolations de la grace, les œuvres de la Providence sur le monde, les joyes du siecle à venir ? Mais surtout voulez-vous contempler un parfait tableau de la vraye repentance du péché ? Vous trouverez tout cela és Pseaumes de David ; et ce dernier cy par excellence en ce Pseaume cinquante & unième 17. et d’asseoir en même temps le discours du prédicateur sur une caution sûre que nul ne songerait à lui contester :

[…] le livre des Pseaumes contient en soy tout ce qui se peut tirer d’utilité de tous les autres. [August. Prologo in Psal.] Il predit les choses à venir, il raconte les gestes des anciens, il donne loy aux vivans, il ordonne ce qui est à faire, c’est un tresor commun de bonne doctrine, qui admi- nistre proprement ce qui est necessaire à chacun. […] Le Pseaume est la tranquillité des ames, un porte enseigne de paix, qui arreste les troubles & les flots de nos pensées,[…] . Il chasse les Demons, il invite les Anges à notre aide. C’est un bouclier és terreurs de la nuit, un repos aux travaux du jour. […]. C’est la voix de toute l’Eglise, l’occupation des Anges, le parfum spirituel des armees celestes […]. Bref je vous ose dire que l’usage du Soleil, de l’air & du feu n’est point plus utile à l’entretenement de la vie naturelle, qu’est l’usage des Pseaumes à ceux qui sont amateurs de la vie spirituelle 18. Le discours moral, dont la composante injonctive est tirée de l’Evangile de Luc (« Amandez-vous & croyez à l’Evangile » 19), promeut également l’excellence et l’utilité du livre des psaumes, le plus « parfait tableau de la vraye repentance du péché » et le « plus clair miroir de la grace

17. « Epître dédicatoire », ibid. 18. Serm. I, p. 2 sq. 19. Luc 24, 47, « Epître dédicatoire », ibid. L’IMAGINAIRE DE LA CORRUPTION 183

& misericorde de Dieu » que les Ecritures puissent proposer 20. Le prédicateur se pose ainsi en serviteur zélé de la Parole de Dieu dont le rôle est de guider ses frères sur la voie qui plaît à Dieu, ce qu’un contemporain de Vignier, Fabrice de la Bassecour, pasteur de l’Eglise française d’Amsterdam, expliquait ainsi dans une adresse aux « Bourgmaistres et Eschevins de la Ville d’Amsterdam » :

Vous estes, Messieurs, des Moyses en l’Eglise de Dieu : & nous Pasteurs, des Aarons : tous deux serviteurs de Dieu : les uns pour com- mander la pieté, les autres pour l’enseigner 21. L’incipit du premier sermon de Vignier confirme cette perspective que l’épître annonçait :

Il n’y a moyen quelconque d’enseigner les hommes, dont Dieu ne se serve és saintes Ecritures. Il nous instruit par preceptes, il nous alleche par promesses, il nous epouvante par menaces 22. « Instruire », « allécher » et « épouvanter » tout à la fois, c’est effectivement ce que Vignier va s’efforcer de faire, afin que chacun prenne conscience de la nécessité impérieuse de se repentir et de « s’amender ». Et c’est dans la conjonction de cette perspective didactique et du choix de l’outil jugé le plus approprié (le livre des psaumes) que réside tout l’enjeu de l’écriture sermonnaire. David servira d’exemple au fidèle, car l’Ecriture, dans sa simplicité brute et touchante, regorge de modèles auxquels le fidèle est appelé bien évidemment à se conformer. Les « cris », « soupirs » et « larmes » du David pénitent « jusques à ce qu’il ait esté assuré de son pardon » 23 doivent donc édifier le fidèle et lui permettre d’agir en conséquence « à l’avancement de [son] salut » 24 :

Ainsi tirons-nous des remedes des playes des autres, & des morts mêmes faisons une mommie spirituelle pour les vivans 25.

20. Ibid. 21. Sermons de piété, pour réveiller l’ame à son salut. Par Fabrice de la Bassecour, Ministre en l’Eglise Françoise recueillie à Amsterdam. A Amsterdam, chés Louys Elzevier, « Epître dédicatoire », [n. p.]. 22. Serm. I, p. 1. 23. Serm. I, p. 6. 24. « Epître dédicatoire », ibid. 25. Serm. I, p. 6. 184 ÉTUDES DE LETTRES

L’incongruité et la violence de la métaphore donnent le ton, en même temps qu’elles frappent l’esprit et imprègnent la mémoire de l’auditeur ; ainsi s’explique dans les premiers sermons la récurrence d’images aussi étonnantes que spectaculaires pour dénoncer d’une part la laideur du péché et, d’autre part, les accusations de la conscience qui font naître « horreurs » et « terreurs étranges en l’ame [du] pecheur » 26, une fois sorti de la « letargie spirituelle » 27 dans laquelle le péché tend à le rete- nir. Certes, en bon théologien réformé, Vignier ne se contente pas de se référer seulement aux versets du psaume 28, mais sa prose est un véritable conglomérat de personnages, de références et de citations bibliques qui se bousculent en nombre dans le texte et dans ses marges.

Au fond du « gouffre de désespoir » 29

Dès le premier sermon en effet, puisant à diverses sources vétérotestamentaires, Vignier joue des effets d’accumulation et de gradation que favorisent des images grandioses, comme peuvent l’être l’infini de l’océan ou le songe de Nabuchodonosor (Daniel 2, 31-33) :

Ainsi les pechez s’entresuivent l’un l’autre, comme les vagues de la mer s’entrepoussent l’une l’autre, le sang touche le sang, le meurtre touche le meurtre : comme parloit le Prophete Osée chap. 4. Et quand un pécheur s’est une fois abandonné à ses corruptions & aux tentations de Satan, il devient semblable à cette image que vid Nebucadnetsar en songe, qui avoit la teste d’or, la poitrine d’argent, le ventre d’airain, les jambes de fer, les pieds de terre ; c’est à dire, il va toûjours de pis en pis, jusqu’à ce que la pierre coupée sans main de la montagne, c’est à dire, le jugement immediat de Dieu, le mette en pieces, comme un vaisseau de terre, s’il ne le previent par sa repentance 30.

Du « péché » à la « repentance », la phrase enfle sous l’accumulation des syntagmes qui reflète la cohorte des «corruptions » de l’homme pécheur.

26. Serm. II, p. 20. 27. Serm. II, p. 18. 28. Voir G. Sicard-Arpin, « La Bible dans les sermons protestants ». 29. Serm. II, p. 28. 30. Serm. I, p. 8. L’IMAGINAIRE DE LA CORRUPTION 185

L’effet de chute en fin de phrase n’en est que plus brutal, et l’utilisation morale du songe de Nabuchodonosor mobilise ce faisant les ressorts émotionnels de la peur chez l’auditeur, afin de donner à celui-ci la mesure de ses forfaits. En revanche, lorsqu’il s’agit de dresser un portrait général du pécheur, c’est dans les psaumes que Vignier trouve son modèle d’écriture, non pas qu’il revendique pour lui-même le statut prophétique de Nathan mettant en garde David :

Nathan ne t’est pas envoyé ; mais David luy-mesme t’est proposé, afin que sa blessure soit ta guerison, & son naufrage ton port de salut. L’ois-tu crier ? crie avec luy : L’ois-tu lamenter ? Join tes larmes aux siennes. L’ois-tu prier ? Prie avec luy 31.

Au contraire, Vignier semble chercher à s’effacer derrière la voix des prophètes de l’Ancien Testament et à s’inclure lui-même dans la foule des pécheurs anonymes que ces voix doivent conduire à l’humilité et à la repentance :

Il nous en prend à tous comme à David. Ta perdition vient de toy, ô Israël, mais ton salut est du Seigneur Dieu, & de l’Agneau qui est assis avec luy sur le trône 32. Et ce sont aussi bien les mots de David 33 dans les psaumes que son expérience propre qui servent au prédicateur de trame pour décrire toute l’horreur du péché. Ainsi trouve-t-on par exemple, dans le deuxième

31. Serm. III, p. 33. 32. Serm. I, p. 12. Vignier reprend ici une citation du prophète Osée qu’il a exposée dans son épître dédicatoire, et qui peut donc apparaître sans être référencée : « Ta perdition est de toy, ô Israël ; mais en moy est ce qui te peut aider, dit l’Eternel en Osée » [Osée 13.9, en marge]. 33. Les citations de psaumes à l’intérieur des sermons sont nombreuses, sans être évidemment les seules références scripturaires. Il faudrait en outre ajouter à ces citations explicites, dont les références apparaissent dans le corps du texte ou dans ses marges, tous les cas de réminiscences ou de citations implicites, où les mots des psaumes affleurent à la surface du texte. Au huitième sermon par exemple, lorsque Vignier écrit : « Nous sommes en ce monde en une valée de mort, il nous faut passer à travers de conti- nuelles afflictions, le temps n’est point encor venu que nous montions vers nôtre Pere, & qu’il nous fasse jouïr de sa glorieuse presence en laquelle est le plein rassasiement de joye [en marge : Pseau. 16.11] », l’environnement citationnel du psaume 16 fait reconnaître d’autant plus aisément une allusion en début de phrase à la « vallée d’ombre de mort » du psaume 23. Nous avons choisi de nous intéresser ici davantage aux images qu’aux citations psalmiques en tant que telles, mais il est évident qu’une étude des usages de 186 ÉTUDES DE LETTRES sermon, cette définition paradoxale de la misère opposant prospérité apparente et pauvreté intérieure, que le psaume 32 présente sous forme de maxime :

Le comble de misere c’est le péché. Quand tu serois plus pauvre que Lazare, plus plein d’ulceres que luy, si tu es assuré de la remission de tes pechez, tu es hors de misere. O que bien-heureux est l’homme auquel Dieu n’impute point son péché, dit David Ps. 32. Comme au contraire quand tu serois vestu plus somptueusement & traité plus magnifique- ment que luy, quand tu serois honoré & adoré de tout le monde, si tu demeures en ton péché, tu n’es qu’une miserable creature 34.

Dans le sermon suivant, Vignier reprend cette même idée, mais en l’illustrant directement à partir de l’exemple de David :

L’acte du péché de David estoit passé, mais la soüillure en demeuroit. Le plaisir s’en estoit allé, mais sa conscience ne cessoit pas de l’accuser, de le condamner, de le tourmenter, & toute la gloire de son Royaume, toute la pompe de sa Cour, tous les delices de Canaan n’y pouvoient pas donner remede 35.

Cette « soüillure » interne qui ronge l’être insidieusement et qui est invisible à tout autre qu’au pécheur lui-même, instaure tout un réseau de métaphores – héritées en partie de saint Augustin – autour du registre médical de la « gangrène » et de l’« ulcère » 36, ainsi qu’une constellation de représentations sensorielles du péché : registre olfactif

la citation permettrait de renforcer la prégnance de la rhétorique des psaumes chez Vignier. 34. Serm. II, p. 24. 35. Serm. III, p. 34-35. 36. Voir par exemple Serm. III, p. 42 : « David fut blessé par l’œil, & cette blessure tourna en une gangrene d’adultere, & de meurtre bien difficile à guerir. Il n’y a soüil- lure, il n’y a ulcere, il n’y a chancre, il n’y a lepre si abominable aux yeux des hommes, comme est le peché devant Dieu » ; Serm. IV, p. 62 : « Ainsi faut-il que le corrosif de la douleur Chrêtienne estant appliqué une fois aux playes pourries de nos péchez, demeure avec nous, jusqu’à ce que nous soyons du tout gueris » ; Serm. VI, p. 86 : « depuis le som- met de nôtre chef, jusques à nos affections, qui sont comme la plante de nos pieds, il n’y a rien d’entier en nos ames mêmes, il n’y a que playes, il n’y a qu’ulceres ». L’IMAGINAIRE DE LA CORRUPTION 187 de la « puanteur » 37, registre visuel de la « tache » indélébile 38, registre gustatif de l’amertume, qui va de l’aigreur au poison 39. Or sur ce point précisément, le texte rejoint l’une des images privilégiées du livre des psaumes : car, comme dans les psaumes de déploration qui dénoncent la méchanceté des « ennemis » 40, vinaigre et « fiel » disent ici l’intensité du malheur que le péché entraîne :

Le péché du commencement semble savoureux au palais, mais il se trouve enfin que c’est un levain qui enaigrit tout, & rend les choses les plus douces ameres 41. C’est là ce fiel d’amertume qui a imbu, ce levain qui a enaigri, cette lepre qui a infecté non seulement toutes les parties de nos corps, mais aussi toutes celles de nos ames 42.

37. Serm. II, p. 27 : « le péché est chose puante, abominable & insupportable devant la face de Dieu » ; Serm. III, p. 43 : « le péché a infecté l’air, les champs, les eaux, les plantes, les planettes, & couvert d’une hideuse tache toute la surface de la Nature » ; Serm. VI, p. 83 : « Ha mon Dieu ! ce n’est pas d’aujourd’huy que je suis puant & abo- minable en moy-même devant tes yeux » ; Serm. VIII, p. 119 : « comme les mauvaises odeurs chassent les pigeons du colombier, aussi la puanteur de pechez éloigne de nous l’Esprit de grace ». Voir aussi la Paraphrase sur ce pseaume que Vignier produit à la fin du recueil, après le dernier sermon : « Detourne, mon Dieu ! detourne ta face de mes pechez, de peur que la puanteur d’iceux montant en tes narines, n’enflâme ton couroux pour me punir, & pour me damner » (verset 11, p. 354). 38. Serm. X, p. 157 : « chaque péché soüille le cœur, & laisse une nouvelle tache en la conscience » ; Paraphrase sur ce pseaume, p. 354, verset 12 : « Mais quoy ? Le More changera-il sa peau, & le Leopard ses taches ? […] C’est l’eau de ton Esprit seule qui peut oster toutes les taches de ma noirçeur plus qu’Ethiopienne ». 39. Serm. II, p. 28 : « le péché est un venin du serpent qui nous rend à bon droit abominable devant celuy qui est tout saint, & qui a les yeux trop nets pour pouvoir voir le mal. Habac. 2. » ; Serm. III, p. 42 : « Le péché n’est pas une tache qui demeure au cuir seulement, c’est un poison qui passe jusqu’au cœur ». 40. Voir par exemple psaume 64 : « en lieu de fleches et de dards,/ paroles aigrement jettées/ ont atteintées » ; ou psaume 69 : « ils m’ont donné du fiel en mon repas,/ et de vinaigre ont ma soif abruvée ». 41. Serm. III, p. 35. Voir aussi Serm. V, p. 80 : « Celuy qui garde en son cœur les plaisirs du péché ne sçauroit gouter des joyes de Dieu. Pourrois-tu mettre du miel en un vaisseau plein de vinaigre ? Répens premierement ce que tu as, & puis tu recevras ce que tu n’as pas ». 42. Serm. VI, p. 85. 188 ÉTUDES DE LETTRES

Et comme dans les psaumes, à la déploration désespérée répond l’assurance du salut, au « gouffre d’épouvantement, de trouble & de confusion » succède le « trone de grace » 43 :

Il n’y a breuvage d’affliction, si amer soit-il, qui ne soit adoucy par cette joye, & par cette liesse du salut de Dieu 44. Vignier joue des effets de la solidarité des contraires que l’on rencontre dans de nombreux psaumes : à un premier mouvement de plainte et de doléances sur l’inévitable corruption de la nature humaine répond un second mouvement qui inverse la dynamique, par la promesse que la rédemption sera accordée au pécheur repentant. Car seule la péni- tence permet d’enrayer ce processus de dépérissement de tout l’être que le péché inaugure, cet engrenage conçu par le Diable qui attire l’être humain, le séduit et l’entraîne à sa perte. Au commencement, il y a Satan bien souvent, « ce subtil empoisonneur », qui « sucre » à tel point « le breu- vage » qu’il le fait « aisément » avaler à n’importe qui : « mais pour avoir perdu son goût, il n’a pas perdu son venin : Et le poison est toûjours poison, quand bien il seroit présenté en une coupe d’or » 45. La satisfac- tion du péché est éphémère, et son intensité n’est rien en comparaison de la profondeur des souffrances qui suivent l’éveil des remords de la conscience. Ou pour le dire autrement, le péché n’est que le premier acte d’une longue et douloureuse agonie, qui demande à être mise en perspective pour être saisie dans toute son étendue :

Le péché, avant qu’il [David] le commît estoit devant luy, luy souriant, l’attrayant, l’allechant comme une paillarde, qui invite ses amoureux, tellement qu’il cherche l’occasion pour le commettre. Apres l’avoir commis, il est encor devant luy, mais avec un regard triste & hideux, & pourtant il cherche à le cacher pour ne le point voir : Et maintenant sa conscience estant éveillée, le peché se tient devant luy tout de front, qui l’accuse, qui le tourmente, qui le fait crier & lamenter. […] Avant l’action c’est un ennemy qui nous flatte pour nous tuer sous ombre d’amitié. En l’action, c’est un doux poison, mais mortel, que le sens avale avec plaisir. Apres l’action, c’est un Scorpion qui picque de sa

43. Serm. XIX, p. 310. 44. Serm. XII, p. 193 sq. 45. Serm. III, p. 35. L’IMAGINAIRE DE LA CORRUPTION 189

queuë, & ne laisse que des horreurs, des terreurs, des angoisses au cœur, en la conscience, & en l’esprit 46.

La dogmatique de Vignier n’a rien d’original en la matière : nos péchés actuels ne sont que des avatars redoublés du péché originel, des « fruicts » de cette corruption première, « generale » et « universelle » 47, qui rendent nos « transgressions actuelles » doublement condamnables 48. Il faut donc « travailler de bonne heure à dompter & corriger cette corruption de la nature » 49, mieux encore, il faut faire mourir « nôtre nature corrom- puë, que l’Ecriture Sainte appelle « Vieil homme » pour laisser place au « Nouvel homme », selon la terminologie de l’épître aux Ephésiens 50 :

En un mot, c’est un changement & conversion de l’homme tout entier, à sçavoir du péché à la sanctification, des tenebres à la lumiere, de la mort à la vie, de la puissance de Satan à Dieu 51. En revanche, c’est dans la recherche constante d’un registre visuel qui doit beaucoup à la tradition rhétorique de l’enargeia 52 que la prose de Vignier révèle toute son originalité, pour faire comprendre les « tristes & mal-heureux effets du péché » 53, en particulier dans le choix de comparaisons animalières qui ne sont pas bibliques, ou dont le lien biblique s’est perdu dans la présentation qu’en donne Vignier. Le scorpion que nous avons évoqué en est un bon exemple 54, mais il est loin

46. Serm. IV, p. 59. 47. Expressions que l’on rencontre très fréquemment chez Vignier ; voir par exemple Serm. VI, p. 83, 85 et 98. 48. Voir par exemple Serm. VI, p. 85 : « Car tout ainsi que celuy qui a commis un meurtre estant ivre, est doublement punissable, & à cause de son ivrognerie, & à cause du crime qu’il a commis en icelle. De même en est-il icy : Nous sommes dignes de double condamnation : premierement à cause de cette corruption de nôtre nature, puis à cause des fruicts de cette corruption en nos transgressions actuelles ». 49. Serm. VI, p. 90. 50. Serm. X, p. 166. Voir aussi Serm. VI, p. 98. 51. Serm. X, p. 166. 52. Voir P. Galand-Hallyn, Les Yeux de l’éloquence, p. 99-121. 53. Serm. XV, p. 247. 54. Le scorpion appartient au bestiaire de l’Apocalypse (voir Serm. I, p. 4 : « Ainsi toy, ô homme ! qui que tu sois, tu trouveras toûjours que les delices & plaisirs perissables de peché finissent en douleurs. Ce sont comme ces sauterelles de l’abyme, qui ont comme des faces d’hommes, des cheveux comme cheveux de femmes, & une queuë de scorpion 190 ÉTUDES DE LETTRES d’être isolé : « pigeon » 55, « pelican » 56, « seiche » 57, « » 58, « coq » 59 et « éléphant » 60 constituent autant de figures incongrues de cet éton- nant bestiaire 61. Mais on est frappé surtout de la récurrence des images aquatiques sous la plume du prédicateur : comme celui des psaumes, l’imaginaire de Vignier se révèle instable et mouvant, baigné d’eaux et de qui picque à la mort », Apoc. [9], 7. 8. 9), mais on voit bien dans l’exemple cité plus haut (Serm. IV, p. 59) que Vignier tend à détacher l’image de son contexte biblique. 55. De même que pour le scorpion, le pigeon, qui appartient quant à lui au bestiaire des psaumes (voir Psaume 68, dans la traduction de Bèze : « Vous reluirez comme feroit/ l’aile d’un pigeon qui seroit/ de fin argent brunie »), n’a plus rien de sa référence biblique dans l’image qu’en donne Vignier (« comme les mauvaises odeurs chassent les pigeons du colombier, aussi la puanteur de pechez éloigne de nous l’Esprit de grace », Serm. VIII, p. 119). 56. Serm. VII, p. 106 : « Il y a un sang qui nourrit : comme le Pelican nourrit ses petits de son sang : ainsi Christ nourrit nos ames à salut par son sang ». 57. Serm. IX, p. 139 : « Comme la seiche épend de sa bouche une liqueur noire comme ancre dans la mer, pensant se cacher sous icelle, & par cela même elle fait au contraire tant mieux remarquer au Pescheur le lieu où il la trouvera : Aussi celuy qui veut cacher son péché par un autre péché, le découvre tant plus à Dieu, & plus le pecheur s’efforce de cacher subtilemnt son péché, & plus Dieu le regarde d’un œil plus exact & rigoureux ». 58. Serm. VI, p. 93 : « Encor qu’un Milan vole bien haut en l’air si ne tourne-il point ses yeux vers le Ciel, mais les tient toûjours bandez sur la proye qu’il a découverte en bas, afin de fondre dessus plus impetueusement. Aussi quelque vol que semblent prendre les hypocrites par la hautesse de leurs contemplations & par leur sainteté affec- tée, ils n’ont rien moins que leurs cœurs élevez à Dieu, mais ne cherchent que la gloire du monde, ou quelque autre proye en la terre » ; Serm. IX, p. 141 : « [Dieu] ne detourne point si-tôt sa face de dessus nous, que nôtre ennemi spirituel ne soit plus prêt de se jetter sur nous que le Milan sur les poussins, lorsque leur Mere n’y prend pas garde ». 59. Serm. XIII, p. 208 : « Comme le coq s’éveille luy-même & secouë la poudre de ses ailes, & puis se met à chanter & réveiller les autres ; aussi les Ministres de la Parole de Dieu doivent se réveiller eux-mêmes, secoüer la poudre de leur negligence, & se nettoyer des ordures des vices pour exciter les autres à faire le semblable ». 60. Serm. XIX, p. 310 : « Comme l’Elephant se sert de sa trompe, & pour armes & pour tous offices ; s’il passe les rivieres, & qu’il se sente enfoncer par la pesante masse de son corps, il leve en haut sa trompe, & respire l’air avec icelle : Il en est de même de la priere au fidele, elle luy sert pour tous offices, & pour toutes armes contre ses ennemis, ce luy est un aide en ses necessitez, un sacrifice envers Dieu, & un glaive contre Satan ». 61. Indépendamment du bestiaire, d’autres images concrètes émaillent la prédication de Vignier, mais elles sont souvent plus convenues, celle de l’horloge par exemple, inté- ressante par la régularité et la perfection de ses mouvements quand tout est en bon état de marche, mais où la moindre faille provoque un dérèglement général du mécanisme d’ensemble (voir Serm. II, p. 22, et Serm. XV, p. 246). L’IMAGINAIRE DE LA CORRUPTION 191 courants contraires, hanté par le flux et le reflux de flots aussi puissants les uns que les autres, qui se donnent ensemble dans leur réversibilité symbolique 62.

Sources et ruisseaux

Tout passe, tout s’écoule chez Vignier et cet imaginaire du mouvement est inscrit au seuil même de son ouvrage, comme si l’épître dédicatoire cherchait à conjurer la volubilité et l’inanité des paroles humaines par l’acte de publication du sermon :

La voix bien souvent se perd parmy un nombre d’Auditeurs, & ce que tu as entendu à la haste, s’écoule comme la liqueur qui passe par un entonnoir. Il faut au contraire, explique Vignier, faire de notre mémoire une « Arche pour garder les choses saintes », au lieu d’un « sas qui laisse passer la fleur, & ne retient que le son » 63. Seule une âme solidement instruite de la crainte des « Jugemens de Dieu » pourra faire barrage au « flot » de corruption qui l’entraîne inévitablement à sa perte. Et c’est en effet par des images grandioses sans commencement ni fin (fontaine jaillissante, mer immense, torrent impétueux), et confinant au sublime, que Vignier cherche à décrire l’irrépressible force du péché en l’homme :

Sa misere comme la mer, s’enfle par dessus les plus hautes montagnes, & atteint jusques aux parties plus reculées de cette terre, c’est à dire de l’homme, qui de soy-même n’est que poudre pêtrie & dêtrempée en terre avec des larmes 64.

Et si l’on veut remonter « premierement jusques à la source & premier origine » 65 de cette misère, c’est-à-dire au péché lui-même, on trouve alors une intarissable « fontaine », « de laquelle découlent tous les ruisseaux de corruption qui sont en nous », comme une « matrice » nourricière « qui

. 62 Voir I. Kirschleger, « ‘ Mon âme a soif de toi ’ ». 63. « Epître dédicatoire », [n. p.]. 64. Serm. VI, p. 82. 65. Ibid., p. 83. 192 ÉTUDES DE LETTRES produit tous les monstres de pechez actuels que nous commettons » 66 ; chez certains, ces « ruisseaux » sont de véritables torrents, et, disent-ils, « la corruption de la nature nous entraîne avec violence & impétuosité comme un rapide torrent » 67. Vignier met ici à profit, en exploitant la nature mortifère des eaux psalmiques, ces images de liquidité et de flui- dité qui courent au long des psaumes pour désigner la splendeur et la crainte qu’inspire la création divine. Et de même que dans les psaumes, l’orant définit ses états d’âme et ses angoisses à l’aide de métaphores fluides et aquatiques 68 :

Nôtre entendement est un ocean d’ignorance, incapable des choses spirituelles, mais assez vif & aigu au mal. […] Nôtre mémoire est labile & fluide comme eau, pour recevoir & retenir les bonnes impres- sions, mais est comme un marbre pour retenir ce qui est mauvais. Nôtre volonté est ployable & obéïssante au Diable, c’est comme de la cire entre ses mains. Mais elle est plus dure que fer entre les mains de Dieu 69.

Vignier reprend également aux psaumes l’image de la cire, en lien avec la labilité et l’inconsistance qui caractérisent selon lui la faiblesse des facul- tés intellectuelles 70. Ainsi, « l’impureté & corruption » de notre « rude & sauvage nature » produit de tels débordements qu’il faudra bien que Dieu manifeste sa justice, et Vignier va donc faire valoir à maintes reprises

66. Ibid., p. 85 sq. 67. Ibid., p. 84. 68. Le champ métaphorique des psaumes est large et va de l’engloutissement par noyade ou submersion, à la liquéfaction par dispersion ou écoulement, jusqu’à l’évapo- ration ou la sécheresse intense. Voir Psaumes 22 (« ma vertu comme eau s’escoule toute :/ n’ay os qui n’ay la jointure dissoute »), 39 (« je sen fondre mon cœur,/ sentant de ta main la rigueur »), ou 69 (« les eaux m’ont saisi jusques à l’ame,/ et au bourbier tresprofond et infame,/ sans fond ne rive enfondré je me voy./ Ainsi plongé, l’eau m’emporte »). Voir également ci-dessous note 72. 69. Serm. VI, p. 86. 70. Dans les psaumes en effet, l’angoisse de la liquéfaction ou de la dissolution que ressent l’orant est traduite par l’image de la cire qui s’écoule et qui fond (Psaume 22, « et comme cire en moy fond goute à goute/ mon cœur fasché »), image célèbre dans les psaumes en raison de son autre emploi métaphorique dans le psaume dit « des batailles » pour désigner la dispersion des ennemis et la victoire de Dieu (Psaume 68, « comme la cire aupres du feu,/ ainsi des meschans devant Dieu,/ la force est consumée »). L’IMAGINAIRE DE LA CORRUPTION 193 cette hantise du Jugement dernier ; dès l’épître liminaire 71, l’auteur semble habité par le souvenir du Déluge, et ses exhortations s’emploient à conjurer le retour d’un tel cataclysme. A ce déluge menaçant, qui est l’un des leitmotive du psautier dans son ensemble 72, Vignier tente donc de substituer par petites touches de « gracieuses pluyes d’instruction » qui visent à éloigner « la malédiction de Dieu » 73, et à redonner fertilité et fécondité à l’âme du fidèle 74. Ainsi s’explique dans le texte l’insistance sur l’image de l’aspersion :

[…] comme nous avons plusieurs taches, aussi avons nous besoin de plusieurs goutes de ce sang. Une goute pour l’avarice, une goute pour l’intempérance, une goute pour la haine contre nos freres ; des goutes, mais des flots pour effacer tant d’execrables blasphemes, qui se vomissent tous les jours contre son S. Nom 75.

Et si cette image prend certes appui sur une paraphrase du psaume 51 :

Toy seul, ô mon Dieu ! me peut purger & nettoyer de péché. Arrouse- moy donc, asperge-moy je te supplie avec la vraye hyssope, le sang de l’Agneau sans macule, qui en la plenitude des temps doit estre immolez pour nos pechez, & pour ceux de tout le monde 76.

71. « Si le monde ancien n’eust esté plongé en une impie & profane sécurité, il n’eust pas esté submergé par un deluge general », Epître dédicatoire, [n. p.] ; « Car quel a esté le déluge ancien, qu’une hydropisie des cieux, qui noya le premier monde à cause du péché ? », Serm. III, p. 43. 72. Voir Psaumes 42 (« Tous les grands flots de ton onde/ par dessus moy ont passé »), 69 (« Sauve-moy car les eaux m’ont saisi jusques à l’âme »), 88 (« deluges terribles/ me tiennent tous les jours pressé »), 144 (« Tends-moy d’en haut ta main qui me delivre,/ de ces grand’s eaux rends-moy sain, et delivre »). 73. Serm. VI, p. 100. 74. Voir Serm. VI, p. 99-100, et Serm. VII, p. 101 : « Fay profit de la connaissance de la vérité que tu as receuë, de peur qu’apres maintes gracieuses pluyes d’instructions, ton ame demeurant sterile, & ta vie sans fruit, tu ne sois exposé à la malédiction de Dieu » ; « C’est le péché qui nous ferme le ciel, qui nous rend la terre maudite, qui assujettit l’homme à toutes sortes de miseres, au dedans, au dehors, en cette vie, & en l’autre ». 75. Serm. VII, p. 116. Le goutte-à-goutte est également une image psalmique que l’on trouve au psaume 6 (« en eau goutte à goutte/ s’en va ma couche toute,/ par si fort larmoyer »). Voir aussi Psaume 22 (« comme cire en moy fond goute à goute/ mon cœur fasché »). 76. Serm. VII, p. 106. 194 ÉTUDES DE LETTRES elle fait plus largement écho à d’autres psaumes qui disent la nécessité d’une pluie bienfaitrice et salvatrice sur une terre aride et asséchée, comme peut l’être l’âme du fidèle, au psaume 65 par exemple :

Si la terre est de soy tarie, tu la viens visiter, et les grans thresors de ta pluie sur elle degouter. […] Ses rayons ennivres et trempes, Ses sillons applanis : tu l’amollis et la detrempes, et son germe benis.

Et c’est bien lorsque l’âme est « vuide du saint Esprit » que la menace est la plus grande d’être « submergée au milieu des flots de ses propres passions et affections » 77. Mais le royaume céleste a pourtant ses propres ruisseaux et sa propre source qui suffiraient à remplir en abondance l’âme du fidèle, et c’est sur cette même solidarité des contraires que joue le texte dans son ensemble : aux eaux de Mériba ou « eaux de querelle » dans les psaumes 78, devenues « eaux de tentations » 79 et « ruisseaux de corruption » répondent ainsi des « ruisseaux de compassion » 80 qui découlent des « fontaines d’eaux vives » où « puiser des eaux de salut en joye » 81 :

Il n’est besoin que les pecheurs viennent à cette fontaine comme on venoit au lavoir de Bethesda un à un ; quand vous y viendriez en aussi grand nombre qu’il y a d’estoiles aux Cieux, ou de grains de sablon au rivage de la mer, vous y trouverez remede à toutes vos miseres, & une medecine pour toutes vos playes. Il y a icy un Jubilé continuel. Il y a icy une fontaine toûjours ouverte pour le peché & pour la soüillure 82.

On voit ici une fois encore à quel point l’imaginaire des psaumes, par- delà les seuls mots du psaume 51, a imprégné profondément la prose

77. Serm. XII, p. 199. 78. Voir par exemple les psaumes 73, 81, 95 et 106. 79. Serm. XIX, p. 311. 80. Voir Serm. II, p. 31 : « Et que les ruisseaux de tes compassions qui ont si abondamment découlé sur tant d’autres, ne soient point seichez pour moy ». 81. Serm. VI, p. 86. 82. Serm. III, p. 34. L’IMAGINAIRE DE LA CORRUPTION 195 de Vignier : le prédicateur se souvient combien les psaumes répètent que les « ruisseaux » de Dieu « regorgent » d’eau (psaume 65), que son « palais vousté » est « lambrissé d’eaux » (psaume 104), et que par-là même, « source de vie en [lui] gist » (psaume 36). On ne s’étonne donc guère de constater que Vignier a recours de même à une métaphore végétale et organique pour définir les véritables qualités du chrétien :

Ainsi les vrais Chrêtiens doivent estre saints au dehors : […] Mais beaucoup plus doivent-ils estre saints au dedans : Il faut que le Seigneur reside au plus secret de leur ame, & que le temoignage du Seigneur, c’est à dire sa parole, habite plantureusement en eux 83.

L’adverbe « plantureusement » éveille ici le souvenir des psaumes qui définissent les justes comme les « heureuses plantes de la maison de Dieu », florissantes « au beau milieu des parvis » et « verdoyant chacun an » (psaume 92), selon cette promesse que le psaume 1 énonçait déjà avec une ferme assurance : « qui au conseil des malins n’a esté/ […] semblera un arbre grand & beau/ planté le long d’un clair courant ruisseau/ et qui son fruict en sa saison apporte ».

Avec subtilité et cohérence, Vignier nous offre ainsi l’exemple abouti d’une prédication qui cherche à donner une résonance imaginative concrète à un enseignement dogmatique des plus traditionnels, à savoir la corruption première et intrinsèque de la nature humaine depuis le péché d’Adam, d’où le prédicateur tire la nécessité d’une prompte et per- manente repentance. Pour frapper l’esprit de l’auditeur (et du lecteur) par des images fortes, surprenantes parfois, saisissantes souvent, sans rompre toutefois l’harmonie d’ensemble du recueil, Vignier pratique une écriture en système, où les sermons se répondent et se complètent par les effets de miroir qui les portent, et qui trouvent dans les psaumes l’un des moyens privilégiés de ce jeu de correspondances. La Pratique de Repentance témoigne ainsi de l’importance que revêtait pour les réformés d’alors le psautier dans son intégralité, par-delà le choix d’un psaume précis comme support de la prédication : l’imaginaire labile du psautier innerve d’un bout à l’autre les méditations de Vignier, dans la fidélité aux images et aux symboles psalmiques. Mais c’est là une constante de la prédication réformée d’une façon générale, et l’usage du livre des psaumes par

83. Serm. X, p. 163-164 (nous soulignons). 196 ÉTUDES DE LETTRES

Vignier n’a rien de spécifique à sa génération : la prédication de Vignier illustre avec force cette pratique de la « langue de Canaan » si chère au cœur réformé qui puise dans les Ecritures la matière de sa propre pen- sée et de sa profession de foi. Seulement, il est vrai que la méditation de Vignier sur l’œuvre du temps en matière de corruption spirituelle, la présence appuyée d’un bestiaire original, de même que le travail du texte sur les images métamorphiques correspondaient bien à cet imaginaire d’époque que l’on qualifie parfois de «baroque ». On pourrait de même rattacher à cette inspiration toutes les images qui traitent de l’apparence trompeuse ou cachée des choses, et qui reviennent assez fréquemment sous la plume du pasteur, qu’il s’agisse des « sépulcres blanchis » 84, ou d’images plus prosaïques opposant une extériorité lisse et sans heurt à une intériorité gâtée et disgracieuse 85. Ces quelques accointances « baroques » suffiraient-elles à expliquer le succès indéniable de l’ouvrage ? Nul doute en tout cas que l’œuvre de Vignier s’inscrit incontestablement dans cette célébration rhétorique de l’excellence des images et de l’uti- lité pédagogique des psaumes qui parcourt tout le XVIIe siècle, au cœur de cette certitude que lorsque « l’esprit de l’homme soûpire », toujours « l’Esprit de Dieu l’inspire » 86.

Inès Kirschleger Université de Toulon

84. Voir Serm. XIII, p. 216 : « Mais le pecheur non repentant n’a de beauté qu’en l’apparence externe, comme les sepulcres blanchis, apparoissent beaux par dehors, mais par dedans ils sont pleins d’ossemens de morts, & de toute ordure [Matthieu 13.27]. Bref tel est le desordre, telle la confusion de ce miserable, qu’il fait horreur à soy-même, s’il se regarde au miroir de la Loy de Dieu, & ne peut voir que les enfers ouverts pour l’engloutir ». 85. Voir Serm. VI, p. 98 : « Ne soyons point comme ces boëtes qui sont quelquefois és boutiques des Apoticaires, bien dorées & peinturées par dehors avec de beaux écri- teaux & dedans il n’y a rien, ou n’y ont que quelque vieille drogue éventée, ou quelque poison » ; Serm. XVII, p. 283 : « Et comme quand une noix, ou une amande est froissée & cassée, ce qui estoit caché dans la coque paroit alors, & on voit à découvert ce qui estoit dedans. Ainsi en l’ame vrayement humiliée & repentante, l’esprit froissé met hors ces pechez qui estoient cachez & couverts, & n’a point honte de les decouvrir, & aux yeux de Dieu, & aux yeux des hommes mêmes, comme vous voyez ici en l’exemple de David ». 86. Serm. XVII, p. 289. L’IMAGINAIRE DE LA CORRUPTION 197

BIBLIOGRAPHIE

Textes

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Dans son traité de L’Homme criminel (1644), l’oratorien français Jean-François Senault (1601-1672) a livré une des analyses théologiques les plus poussées, à l’âge clas- sique, de la notion de corruption appliquée à la nature humaine et à son état après le péché originel. Le présent article tente d’éclaircir la position exacte du P. Senault dans la querelle de la grâce à partir de la mise en lumière de son augustinisme, mais aussi de son thomisme, à l’œuvre aussi bien dans L’Homme criminel que dans le traité de L’Homme chrestien (1648). Il apparaît que loin d’être clairement acquis à la cause d’un augustinisme jansénisant, le P. Senault a fini par exprimer la volonté, rare en son temps, d’un éclectisme théologique qui le conduit à admettre l’orthodoxie catholique du congruisme.

De longévité désormais plus que millénaire, la querelle sur les rapports de la grâce divine avec le libre arbitre a brutalement rebondi en catholicité au lendemain de la conclusion du concile de Trente 1. On se souvient qu’au départ, la dispute a opposé les jésuites, disciples de leur confrère Luis de Molina (1535-1600), l’auteur d’une célèbre Concordia liberi arbitrii cum gratiæ donis (1588) 2 – où était défendue la thèse d’une grâce suffisante généralement conférée aux hommes une fois prévus leurs mérites et dont la suffisance aboutissait à une pleine efficacité en vertu du

. 1 A propos de la controverse sur la grâce et le libre arbitre, voir H. Rondet, Gratia Christi et B. Quilliet, L’acharnement théologique. 2. L. Molina, Concordia liberi arbitrii cum gratiæ donis, diuina præscientia, prouidentia, prædestinatione et reprobatione ad nonnullos primæ partis D. Thomæ articulos. 200 ÉTUDES DE LETTRES consentement du libre arbitre 3 –, aux dominicains, défenseurs patentés des enseignements de saint Thomas, mais aussi de saint Augustin, pour qui devaient être invariablement maintenus le principe augustinien d’une prédestination gratuite à la gloire, soit avant prévision des mérites, et l’idée d’une grâce efficace par elle-même 4. Il est rapidement apparu que la solution de la querelle devait forcément passer par un retour aux textes de saint Augustin, l’autorité fondamentale in materia gratiæ et præ- destinationis 5. Entreprise de relecture exégétique à quoi s’attelle Jansénius dans son Augustinus (1640), monumentale étude de théologie positive consacrée à la pensée augustinienne sur la grâce et le libre arbitre 6. Entre molinistes et thomistes, Jansénius, puis ses défenseurs, ont tenté de frayer une tierce voie en prétendant revenir au plus strict augustinisme contre le soi-disant semipélagianisme des jésuites et en niant qu’il y eût, in statu naturæ lapsæ, de secours suffisants autres que les seuls efficaces. Pour les jansénistes, les secours divins se réduisaient, dans l’état infralapsaire, à la seule gratia efficax, qui obtenait invinciblement le libre consentement de l’arbitre par l’attrait de délectation victorieuse qu’elle exerçait – elle seule avait la capacité de remédier à la maladive infirmité de la volonté humaine après le péché originel. Les différentes mouvances qui s’affrontaient dans la querelle de la grâce se sont ardemment disputé la caution légitimante de saint Augustin, de sorte que l’on peut dire qu’il y a eu presque autant d’augustinismes que de protagonistes. Augustiniens, les molinistes ont toujours prétendu l’être, non sans difficulté du reste, depuis les houleuses discussions qui les avaient opposés aux dominicains durant les Congrégations de auxiliis

. 3 Voir E. Vansteenberghe, art. « Molinisme », et plus récemment V. Aubin, « Aussi libres que si la prescience n’existait pas ». 4. Voir R. Cessario, A Short History of Thomism. Voir également S. H. de Franceschi, « Thomisme et thomistes dans le débat théologique à l’âge classique » et, du même auteur, « L’empire thomiste dans les querelles doctrinales de l’âge classique ». 5. Voir Augustinus in der Neuzeit et Augustin au XVIIe siècle, en particulier J.-L. Quantin, « L’Augustin du XVIIe siècle ? », p. 3-77. Voir également B. Neveu, Erudition et religion aux XVIIe et XVIIIe siècles, p. 473-490, et le maître livre d’H. de Lubac, Augustinisme et théologie moderne. 6. C. Jansénius, Augustinus, seu Doctrina S. Augustini de humanæ naturæ sanitate, ægritudine, medicina, aduersus Pelagianos et Massilienses. Voir J. Orcibal, Jansénius d’Ypres (1585-1638) et l’ouvrage classique de L. Cognet, Le Jansénisme. DÉSORDRE ET CORRUPTION 201

(1598-1607) 7. Non moins augustiniens, les thomistes déclaraient qu’ils l’étaient, et avec plus de vraisemblance, puisque, disaient-ils, le Docteur Angélique avait puisé sa doctrine de gratia et libero arbitrio auprès du Docteur de la Grâce 8. Plus fidèlement encore augustiniens, les jansé- nistes, naturellement, ont voulu l’être, même si le magistère romain leur a opposé le démenti le plus cinglant. De sorte que l’on souscrit pleine- ment aux analyses de Jean Dagens, qui affirmait en 1951 que le XVIIe siècle avait été « le siècle de saint Augustin » 9. A côté de l’augustinisme janséniste, qui avait évidemment retenu depuis longtemps l’attention des historiens, Jean Dagens insistait sur le rôle, à ses yeux non moins essentiel, de l’augustinisme bérullien, héritier de ce qu’il appelait alors le « premier augustinisme », soit « l’augustinisme humaniste », qu’il carac- térisait par deux traits : la célébration de Platon et des platoniciens, et la condamnation du stoïcisme. Il est certain que les conceptions augus- tiniennes de Bérulle ont eu une large postérité — elles ont imprégné la spiritualité du jansénisme naissant ; elles ont aussi, et logiquement, influencé les théologiens de l’Oratoire de France, fondé par Bérulle en 1611. Parce que leur congrégation n’était pas directement impliquée dans la querelle de la grâce, les oratoriens n’ont pris que sporadiquement part au débat qui opposait thomistes et molinistes avant l’irruption des jansénistes dans la controverse. En 1630, le P. Guillaume Gibieuf (1583-1650) publie un traité De libertate Dei et creaturæ qui fait grand bruit 10. Gibieuf avait apparemment commencé par être moliniste. Sous l’influence de Bérulle, à la demande duquel il a rédigé son ouvrage, il se rallie à des positions proches du thomisme 11. Le traité De libertate a

. 7 Voir J. Peinado, « Evolución de las fórmulas molinistas sobre la gracia eficaz durante las controversias de auxiliis ». 8. Voir C. Crevola, « La interpretación dada a San Agustín en las disputas de auxiliis », ainsi que « Concurso divino y predeterminación fisica segun San Agustín en las disputas de auxiliis » et R. H. Martín, « Tomás de Lemos y su interpretación agustiniana de la eficacia de los divinos auxilios ». 9. J. Dagens, « Le XVIIe siècle, siècle de saint Augustin ». 10. G. Gibieuf, De libertate Dei et creaturæ libri duo in quibus status et actus tam diuinæ quam creatæ libertatis, motio causæ secundæ a prima, scientiæ mediæ necessitas nulla, deprauatæ libertatis origo, ortus et natura mali, consummatio libertatis et seruitutis, aliaque complura explicantur iuxta doctrinam D. Augustini, D. Thomæ, D. Bonauenturæ, Scoti, Gandauensis, Durandi aliorumque ueterum theologorum. 11. Voir F. Ferrier, La pensée philosophique du P. Guillaume Gibieuf (1583-1650) et, du même auteur, Un oratorien ami de Descartes. 202 ÉTUDES DE LETTRES

été écrit à la lumière du Discours de l’état et des grandeurs de Jésus publié par Bérulle en 1623, titre que les jansénistes ont toujours tenu en haute estime. Farouchement anti-moliniste, le livre de Gibieuf se place sous le patronage explicitement invoqué de saint Augustin ; il peut se targuer d’avoir reçu les flatteuses approbations de Jansénius et de son fidèle ami Jean du Vergier de Hauranne (1581-1643), abbé de Saint-Cyran, rap- portées, selon l’usage, au début de l’ouvrage. Le traité De libertate se présente comme une défense de saint Augustin ; les molinistes y sont notamment accusés de tenir une doctrine qui favorise l’orgueil humain. Gibieuf s’en prend violemment aux grandes gloires théologiques de la Compagnie de Jésus, notamment Molina, Lessius et Gabriel Vázquez. Au chapitre xxxvi du premier livre de son traité, il donne un résumé très critique des raisons qui expliquent, à l’en croire, l’incroyable succès du molinisme : les thèses molinistes, dit-il, s’accordent plus facilement avec l’expérience commune et se défendent plus aisément que les augus- tiniennes ou les thomistes. Le texte a vivement heurté la susceptibilité des jésuites qui n’ont pas manqué de réagir à sa publication, d’autant que Gibieuf y faisait à son tour le scandaleux et désormais classique paral- lèle entre les doctrines moliniste et pélagienne. Dès 1630, les attaques de Gibieuf étaient renforcées par les imprécations de son confrère William Chalmers (1596-1678) – un oratorien d’origine écossaise, ennemi juré du molinisme – dans ses Selectæ disputationes philosophicæ. L’Oratoire se plaçait publiquement dans le camp augustinien pour lutter avec les dominicains contre le pélagianisme des jésuites. Force est pourtant de constater que, sans doute sous l’influence du précédent bérullien, les oratoriens ne ressentaient que peu d’attrait pour la théologie scolastique. Plus que dans de monumentaux traités dogma- tiques en latin, leurs conceptions sur la grâce et le libre arbitre doivent être cherchées dans des textes qui relèvent davantage de la spiritualité ou de l’apologétique que de la théologie scolaire. Ainsi du P. Jean-François Senault (1601-1672), une des gloires de l’Oratoire, qui avait été recruté par Bérulle lui-même et qui s’est notamment illustré dans le domaine de l’éloquence sacrée 12. Surtout connu pour son traité De l’usage des

12. Voir P. Stella, « Pascal, Senault e Giansenio » ; G. Ferreyrolles, « De l’usage de Senault » ; M. Le Guern, « Thomisme et augustinisme dans De l’usage des passions de Senault » et S. Simon, « L’influence de saint Augustin et la théorie des passions dans le Traité de l’usage des passions de Senault ». DÉSORDRE ET CORRUPTION 203 passions (1641), publié à la même époque que l’Augustinus, Senault a fait successivement paraître deux énormes ouvrages consacrés, l’un à L’Homme criminel (1644) 13, et l’autre à L’Homme chrestien (1648) 14, qui ont probablement inspiré Pascal. Docilement fidèle à l’augustinisme bérullien – les deux livres comportent de constantes et d’abondantes références marginales aux œuvres de saint Augustin –, Senault y pro- cédait à une condamnation sans concession du stoïcisme, dénoncé pour être le précurseur du pélagianisme et donc, plus lointainement, du moli- nisme 15 ; il y proposait aussi une des réflexions les plus poussées pro- duites par l’âge classique sur la notion de corruption dans l’état de nature déchue, définissant, pour reprendre la belle expression de Jean-Robert Armogathe, une « anthropologie déréglée ». En quoi Senault respectait les choix augustiniens de son ordre, au risque de paraître favorable au jansénisme. Dans La vocation de Malebranche (1926), Henri Gouhier (1898-1994) a rappelé en quels termes devait être posée la question des préférences doctrinales des oratoriens :

Les théologiens de l’Oratoire se disent augustiniens, terme vague et d’autant plus compromettant ; les jansénistes, eux aussi, se disent augustiniens et le livre de leur maître s’appelle Augustinus ; un augustinien devient donc facilement un janséniste, pour peu qu’un moliniste s’en mêle 16.

Sous le généralat de François Bourgoing (1585-1662), le troisième supérieur général de l’Oratoire après Bérulle et Charles de Condren (1588-1641), avant que Senault ne lui succède en 1662, les oratoriens sont plusieurs fois rappelés à l’ordre : la congrégation n’est pas une école de théologie ; sa principale mission est de relever l’état de la prêtrise. Lors de l’imposition du Formulaire en 1657, par quoi le clergé de France était astreint d’attester son rejet du jansénisme, Bourgoing impose à ses confrères la signature du document. Attitude qui ne doit pas

. 13 J.-F. Senault, L’Homme criminel, ou la Corruption de la nature par le péché, selon les sentimens de saint Augustin. 14. J.-F. Senault, L’Homme chrestien, ou la Réparation de la nature par la grâce. 15. Voir J.-A. d’Angers, « Réfutation et utilisation augustiniennes de Sénèque et du stoïcisme dans L’homme criminel (1644) et L’homme chrétien (1648) de l’oratorien J.-F. Senault ». 16. H. Gouhier, La vocation de Malebranche, p. 28. 204 ÉTUDES DE LETTRES dissimuler les véritables motivations des oratoriens, ainsi que le souligne H. Gouhier :

Cet antijansénisme de l’Oratoire, ne nous y trompons pas, est un signe de son antimolinisme ; si les oratoriens réprouvent aussi bruyamment l’Augustin de Jansénius, c’est pour avoir le droit d’échapper à Molina 17. La doctrine théologique en vigueur parmi les oratoriens semble dès lors proche du thomisme in materia gratiæ et prædestinationis. Exclu de l’ordre par Bourgoing en 1652 pour jansénisme avéré, Jean Courtot (†1665) avait dénoncé l’année d’avant le recours opportuniste de ses confrères aux enseignements thomistes :

A quelle fin plusieurs d’entre vos Pères, voire même des plus habiles, comme le R. P. Senault […], ont-ils pris la qualité et le nom de Thomistes, si ce n’est pour complaire à leur Général, lequel voyant que le nom de saint Augustin et de ses illustres défenseurs était mal reçu ces années passées à la cour […], a cru que la Congrégation […] se concilierait la faveur des prélats qui s’étaient déclarés pour le parti du Molinisme 18.

A en croire un oratorien bien informé, Senault tentait de cacher un augustinisme philojanséniste sous l’apparence rassurante du plus orthodoxe thomisme.

La corruption de la nature par le péché originel

En catholicité, la marque d’une théologie augustinienne réside traditionnellement dans une insistance irrépressible sur la corruption de la nature par le péché, et en particulier l’originel. L’Homme criminel de Senault ne déroge pas à la règle et brosse un sombre tableau des origines peccamineuses de la nature humaine. L’oratorien dénonce l’incroyable orgueil de l’homme qui prétend, encore après la Chute, à l’immortalité, à la souveraineté du monde et à la science du bien et du mal :

17. Ibid., p. 30. 18. [Jean Paulmier de Courtot], Remontrance chrétienne aux R. P. de l’Oratoire de la Maison de Paris sur leur prétendue réconciliation avec les PP. Jésuites, par un ecclésiastique de leurs amis, p. 2. DÉSORDRE ET CORRUPTION 205

Mais ce qui est de plus insupportable et qui rend son crime plus insolent, il espère d’arriver à toutes ces grandeurs par ses propres forces ; il croit que rien n’est impossible à une créature libre et rai- sonnable ; que son bonheur dépend de sa volonté, et que sans autre secours que celuy qu’il tire de la nature, il peut s’acquitter de ses pertes et recouvrer son innocence 19. L’évidence des désordres de l’homme corrompu ne permet pas de douter de sa misère, et les anciens philosophes ont unanimement reconnu qu’il devait y avoir une cause occulte à la rigueur avec laquelle la nature trai- tait la descendance d’Adam. Seuls les stoïciens, explique Senault, dont la philosophie était vaniteuse, « crûrent que l’homme n’étoit déréglé que parce qu’il le vouloit estre et que, comme sa liberté avoit esté la seule cause de son mal, elle en pouvoit estre aussi l’unique remède » 20 ; ils ont orgueilleusement soutenu que l’homme, grâce à sa raison, pouvait recouvrer son innocence. Outrecuidante prétention où Senault croit reconnaître les prémisses du pélagianisme :

On peut dire que le Pélagianisme nâquit avec cette orgueilleuse secte et que plusieurs siècles avant la naissance de Pelagius, Zénon et Sénèque avoient défendu la cause de la nature corrompuë 21. Augustinien, Senault s’indigne de la démesure des pélagiens qui, pour mieux défendre la nature corrompue, n’ont pas hésité à combattre la grâce du Christ, à se moquer de la thèse du péché originel et à rappor- ter les actes malicieux de l’homme à sa seule volonté in statu innocentiæ amissæ. L’oratorien met ses lecteurs en garde contre la tentation sans cesse renaissante de céder aux coupables séductions du pélagianisme :

Quoy que saint Augustin ait triomphé par sa doctrine et par son humilité de cette orgueilleuse et sçavante hérésie, elle n’a pas laissé de survivre à sa défaite et de trouver des partisans après sa mort. Nous nous engageons dans ses erreurs sans y penser, nous parlons le langage des Pélagiens sans avoir leur créance, et donnant plus à la liberté qu’à la grâce, nous nous voulons rendre les auteurs de nostre salut 22.

19. J.-F. Senault, L’Homme criminel, « Préface », p. i-ii. 20. Ibid., p. iii. 21. Ibid., p. iii-iv. 22. Ibid., p. v-vi. 206 ÉTUDES DE LETTRES

L’antimolinisme de Senault est ici éclatant qui accuse à mots à peine couverts les jésuites de ressusciter, à l’âge post-tridentin, le spectre honni d’une doctrine dont les positions avaient occasionné l’élaboration du système augustinien sur la grâce et la prédestination. Si les molinistes n’étaient pas explicitement désignés, conformément à la forme apologétique de l’ouvrage de Senault, qui évite soigneusement de recourir au vocabulaire technique de la théologie et s’écarte par là délibérément du champ du discours de controverse, les contemporains ne devaient pourtant concevoir aucun doute. Au reste, l’obsession de l’oratorien pour le dérèglement de la nature humaine corrompue leur fournissait une clef de lecture sans ambiguïté :

Il n’y a point de facultéz dans nostre âme, ny de parties dans nostre corps qui ne soient déréglées […]. La haute opinion que nous avons de nos forces est injurieuse à la gloire de nostre libérateur, et ces bonnes inclinations de la nature que nous appellons les semences des vertus ne semblent diminüer le péché d’Adam que pour ravaler la grâce de Jésus-Christ 23.

Refusant de tenir que les enfants dussent payer pour la faute de leurs parents, la philosophie païenne a longtemps combattu l’idée chré- tienne d’un péché originel dont les conséquences se fissent toujours sentir. Paganisme philosophique dont Senault dénonce la pernicieuse et scandaleuse influence avec la même virulence que celle dont Jansénius avait fait montre dans son récent Augustinus :

Nous confessons le péché originel, parce que nous n’oserions le nier ; nous avoüons qu’il nous a ravy la grâce, mais nous assurons qu’il nous a laissé une entière liberté. Nous confessons qu’il nous a dérobé l’inno- cence, mais nous soûtenons qu’on la peut recouvrer avec la raison, et que si nous ne pouvons mériter le Ciel, nous pouvons au moins nous garantir de l’enfer […]. Nous prenons sans y penser le party de la Nature contre la Grâce 24.

Que le péché précède en l’homme l’usage même de la raison, Senault le remarque d’emblée, en conformité avec le dogme catholique,

23. Ibid., p. vi. 24. Ibid., p. 3. DÉSORDRE ET CORRUPTION 207 la corruption de la nature implique son désordre et l’homme est inéluctablement vicié dès sa naissance :

D’où vient que nos inclinations sont déréglées avant que nous ayons acquis de mauvaises habitudes, que nos crimes précèdent les mauvais exemples, que nous sçavons le mal sans l’avoir appris, et que l’âme suit les inclinations de son corps avant que d’en avoir gousté les plaisirs 25 ?

De là, rien ne sert de mentionner, avec les philosophes païens, l’existence de vertus morales : saint Augustin a montré que les habitudes qui luttent contre le péché ne font que mieux le découvrir là où il essaie de se dis- simuler. Si peu chrétiens qu’ils fussent, Cicéron et Sénèque ont dû conclure que le mal était le propre de la nature humaine. Senault précise :

Dès que l’homme a esté déréglé, il est devenu capable de tous les crimes, et dès qu’il a perdu la justice originelle, il est tombé dans toute sorte de désordres. Nous polissons les péchéz, nous ne les inventons pas ; nous les commettons avec plus de pompe, et non pas avec plus de malice ; nous n’y ajoûtons que l’ornement, et pour le dire en un mot, nous ne sommes pas plus coupables que nos pères, mais nous sommes plus industrieux 26.

La corruption de la nature humaine n’était finalement pas autre chose qu’un persévérant endurcissement dans la malice d’une volonté originellement pervertie. Parmi les théologiens catholiques, la question a longtemps été débattue, sans être jamais vraiment tranchée, de la nature du péché de l’ange et d’Adam. Senault le dit sans ambages : « Les deux premiers péchéz du monde sont les plus inconnus 27 ». Certes, chacun s’accorde pour affirmer que l’ange et le premier homme sont devenus criminels, mais dès qu’il s’agit de définir la nature de leur faute, le différend est patent. Les uns croient fermement « que l’Ange commit une offense si générale qu’elle enfermoit dans son étendüe toutes les autres » 28, et il s’est trouvé des théologiens pour prétendre « qu’Adam s’estoit rendu coupable

25. Ibid., p. 6 sq. 26. Ibid., p. 15 sq. 27. Ibid., p. 26. 28. Ibid., p. 27. 208 ÉTUDES DE LETTRES de tous les crimes par une seule offense » 29. De quoi Senault n’est pas convaincu, même s’il reconnaît volontiers que saint Augustin vient à l’appui de telles conclusions. Il ajoute aussitôt :

Néanmoins, dans la rigueur du raisonnement, il est bien malaisé de concevoir que l’esprit de l’homme ait eu tant de veües, et que dans une seule action, il ait commis tant de crimes. Ces péchéz qu’on luy impute sont plûtost les effets que les parties de sa désobéïssance, et s’il m’est permis de dire mon sentiment après le maistre de tous les Théologiens, je croirois que saint Augustin a plûtost eu dessein de satisfaire à son éloquence qu’à la vérité 30.

D’autres auteurs ont quand même tenté de spécifier le péché de l’ange et du premier homme, et ils ont estimé que l’orgueil en était le principe – l’ange et Adam avaient aspiré à la divinité. D’autres encore ont fait résider la faute de l’ange et du premier homme dans leur amour-propre : se voyant parfaits, ils ont oublié les grandeurs de Dieu pour se contenter d’eux-mêmes. Pour sa part, Senault préfère adopter une position à la fois conciliante et éclectique — le péché de l’ange et d’Adam n’est pas simple, mais composé :

La foiblesse, qui est si naturelle à la créature, en fut comme la disposition ; la négligence, le commencement ; l’amour-propre, la suite ou le progrès ; et l’orgueil en fut la consommation et la fin 31. Les grandes étapes morales du procès de corruption de la nature humaine étaient ainsi signalées, et le constat était dressé de son caractère irrémédiable naturellement.

Dégénérescence et contagion corruptrice

L’apologétique des oratoriens est pétrie d’un pessimisme augustinien directement puisé auprès du cardinal de Bérulle et dont les thèmes rappellent irrésistiblement l’intransigeance de Saint-Cyran. Senault l’affirme hautement :

29. Ibid. 30. Ibid., p. 28. 31. Ibid., p. 30. DÉSORDRE ET CORRUPTION 209

Nous sommes tellement corrompus dès le moment de nôtre naissance que nous sommes opposéz à la volonté de Dieu ; s’il ne nous fait grâce dans le baptesme, le premier usage de notre raison est la pluspart du temps engagé dans le crime ; nous suivons les inclinations de nostre premier père, et son péché fait de si puissantes impressions sur nostre âme que nos premières pensées sont des offenses 32. Davantage, il y a chez Senault – et en quoi se révèle une fois de plus son engagement antimoliniste – une défiance sans concession à l’égard de la liberté humaine. Selon lui, l’homme ne peut être libre que pour s’éloi- gner de Dieu, se livrer à un dévorant amour-propre et suivre toujours la règle de ses intérêts. La conclusion est sans appel :

La corruption de nostre nature est si universelle qu’il n’y a presque rien en elle qui n’ait quelque répugnance à la loy de Dieu ; le péché l’a tel- lement déréglée que toutes ses inclinations sont perverties. En ce mal- heureux estat, l’homme ne peut connoistre le bien et ne le peut faire 33.

On est ici très proche des analyses développées par Jansénius dans son Augustinus, mais la dimension apologétique du discours de Senault amène l’oratorien à déborder largement le cadre d’une théologie dog- matique pour illustrer presque concrètement les conséquences d’une corruption générale et contagieuse du monde naturel. Par là même, l’apologétique de Senault rejoint le domaine de la théologie morale. L’oratorien le note impavidement :

La plus saine partie des Théologiens confesse que le monde changea de face quand l’homme changea de condition ; que la terre perdit sa beauté quand l’homme perdit son innocence ; et que les espines se mes- lèrent avec les roses quand la concupiscence fut meslée avec la nature 34.

Du péché de l’homme, Dieu s’est vengé en accommodant la demeure terrestre de ses créatures à leur nature désormais criminelle. Coupable, l’homme a dû travailler pour se nourrir, et la terre est alors devenue cruellement stérile – la corruption de l’homme a mis le monde en état de dégénérescence :

32. Ibid., p. 46. 33. Ibid., p. 46 sq. 34. Ibid., p. 725. 210 ÉTUDES DE LETTRES

Chaque partie du monde est la preuve et la punition de nostre péché, son dérèglement nous reproche nostre désobéïssance, et il ne faut que considérer la confusion de l’univers pour apprendre que nous sommes mal avec son Créateur 35.

Pour Senault, l’état infralapsaire est soumis à un processus de corruption qui s’étend sans cesse par contagion et ne laisse indemne aucun être créé : Adam a entraîné l’entière Création dans sa chute et attiré sur chacun la colère et la vengeance divines ; le crime du premier homme a rendu ses enfants criminels et le monde terrestre inhospitalier. Les éléments eux-mêmes se sont pliés au châtiment de l’homme, lui devenant hostiles et indomptables, contribuant à poursuivre l’œuvre de corruption entamée par Adam. Senault semble soudainement retrouver les accents impitoyables d’un effrayant prédicateur :

Le soleil, qui préside à nostre naissance, est souvent l’arbitre de nostre mort, sa chaleur nous est aussi funeste qu’elle nous est nécessaire, et ses mesmes influences qui entretiennent nostre santé la corrompent et l’altèrent 36.

L’oratorien décrit un univers où le bien est toujours susceptible de se transformer en mal et où l’homme est constamment menacé dans son inamissible et constitutive fragilité. Le style se fait presque visionnaire, et la vision, apocalyptique :

La terre n’est pas seulement stérile en fruits, mais féconde en poisons […] ; tout ce qu’elle porte sans nostre travail nous doit estre suspect, et comme les dons d’un ennemy sont dangereux, les présens de cette marastre nous sont funestes. Elle nourrit des monstres pour nous dévorer, et tous ses enfans sont nos ennemis 37.

De l’état d’innocence à l’état de nature déchue, l’homme a assisté, impuissant, à un renversement qui était de sa seule responsabilité et, de maternelle et docile, il a vu la nature devenir meurtrière et rebelle :

. 35 Ibid., p. 726. 36. Ibid. 37. Ibid., p. 727. DÉSORDRE ET CORRUPTION 211

La terre n’a point de parties qui ne nous menacent de quelque danger, ses entrailles vomissent des flammes pour nous consommer, ses abysmes s’ouvrent sous nos pieds pour nous engloutir, ses montagnes se détachent de leurs fondemens pour nous accabler, et elle prend plaisir à se destruire elle-mesme pour nous perdre 38.

Dans sa juste colère, Dieu a fait de l’univers un lieu de persécution pour l’homme – la descendance d’Adam ne trouve plus autour d’elle que douleurs, supplices et souffrances :

Ainsi tout est changé dans le monde ; les élémens n’ont plus les mesmes usages, ny les mesmes inclinations ; ce qui servoit à l’homme innocent persécute l’homme criminel ; toute la nature est un échafaut où toutes les créatures font l’office de bourreau et se vangent des outrages qu’elles ont receus de luy 39.

Selon Senault, l’homme se heurte, in statu naturæ lapsæ, au ressentiment d’une nature qui lui reproche sa déchéance — le soleil lui-même n’a plus l’éclat dont il brillait dans l’état d’innocence et sa chaleur sert désor- mais à répandre la mort et la maladie. L’oratorien retient que la corrup- tion du monde est aussi facile à prouver que difficile à expliquer. Il lui semble pourtant « qu’on peut dire que la justice divine a changé les élé- mens comme elle a changé les hommes, qu’elle a déréglé les saisons pour punir le dérèglement de nos passions, qu’elle a permis à la mer de rompre ses digues pour faire la guerre aux coupables, qu’elle lance des tonnerres pour les perdre et qu’elle a foudroyé contre les créatures des anathêmes qui ont affoibly leurs vertus, changé leurs inclinations et altéré leurs tempéramens » 40. Certes, les créatures qui n’ont pas de raison n’ont pas commis de péché, mais elles ont contracté, par l’offense que l’homme a faite à Dieu, une impureté inexpiable et dont elles ne peuvent se défaire :

Le soleil est soüillé d’éclairer des coupables, la lumière […], qui n’est pas plus nette dans le cristal que dans la fange, reçoit quelque soüilleure de nos crimes, et elle cesse d’estre innocente quand elle éclaire

38. Ibid., p. 727 sq. 39. Ibid., p. 730. 40. Ibid., p. 735. 212 ÉTUDES DE LETTRES

des criminels. L’air est infecté par nos blasphèmes ; la terre ne peut estre le théâtre de nostre vanité sans prendre quelque part à nos offenses 41.

Implacablement augustinien, le discours de Senault énonce sèchement les motifs du désespoir qui doit être ici-bas le lot commun des chrétiens.

La grâce réparante : thomisme et augustinisme oratoriens

Ample méditation sur la corruption du monde et les funestes effets du péché originel, l’apologétique de Senault a suscité la perplexité des contemporains et de la critique, qui ont eu du mal à démêler ce qu’il y avait de proprement augustinien, mais aussi de strictement thomiste dans sa doctrine — on a vu, d’ailleurs, que pour l’oratorien Jean Courtot, le thomisme arboré par son célèbre confrère ne devait être tenu que pour un masque destiné à dissimuler un augustinisme plus ou moins jansé- nisant. En 1988, Gérard Ferreyrolles et Michel Le Guern concluaient chacun, à partir d’une analyse du seul traité De l’usage des passions, à un entremêlement presque inextricable des enseignements thomistes et augustiniens dans la théologie morale de Senault. Si les deux filia- tions sont assurément présentes dans l’apologétique de Senault et si elles irriguent l’une comme l’autre sa longue réflexion sur la corruption du monde, il semble que l’on puisse préciser davantage le cadre doctrinal dans lequel l’oratorien a voulu se placer à partir de ses considérations sur la grâce et la prédestination. Les augustiniens ont toujours ardemment et conjointement défendu deux principes théologiques : d’abord, que la prédestination des élus à la gloire est gratuite et qu’elle s’effectue ante merita præuisa ; ensuite, que le seul remède à la corruption de l’état de nature déchue réside dans la grâce divine, qui guérit la volonté humaine de l’infirmité et de la faiblesse qu’elle a contractées après le péché originel. Le secours divin est primordialement médicinal — l’expression est fréquente chez Jansénius d’adiutorium Dei medicinale. Deux thèses cardinales qui orientent naturellement les analyses délivrées par Senault dans L’Homme chrestien, le double et complément symétrique de L’Homme criminel. A en croire le pieux oratorien, le besoin, chez l’homme, de percer le mystère du décret

41. Ibid., p. 833. DÉSORDRE ET CORRUPTION 213 divin procède de son orgueil, soit de sa corruption – de vouloir deviner les desseins du prince ou de ses ministres est un crime contre la raison d’Etat ; d’entreprendre de scruter la volonté de Dieu n’est pas moins cri- minel. Senault reproche aux hommes de vouloir faire de la religion une science et de chercher l’évidence et la certitude là où il ne peut y avoir qu’ignorance et obscurité :

Le désir que nous avons de connoistre la prédestination est une preuve asseurée de [nostre] insolence, car quoy qu’il n’y ait rien de plus caché dans le monde, il n’y a rien que l’homme ait plus curieusement exa- miné, et nous pouvons dire que sa curiosité cherche sa perte dans l’origine de son salut 42.

Fidèlement augustinien, Senault insiste : il est de fide credendum que Dieu a défini son décret ab æterno et qu’il a ainsi décidé, avant même la Création, de l’élection des uns et de la réprobation des autres. Si impé- nétrables et si mystérieux que soient les desseins divins, explique Senault, les Pères de l’Eglise ont été parfois contraints de les expliquer, mais ils ne l’ont fait que pour combattre des hérésies naissantes – nulle volonté, chez eux, de rabaisser la majesté de Dieu. Saint Augustin lui-même, si respectueux du sanctuaire de la prédestination, s’est chrétiennement gardé d’en franchir le seuil – il s’est obstinément contenté, pour invalider les enseignements pélagiens, d’évoquer le sort malheureux de l’homme corrompu :

On peut dire que ce grand Docteur n’a pas voulu sonder le fonds du mystère de la prédestination, qu’il s’est retranché dans la perte des enfans d’Adam comme dans un fort imprenable, qu’il n’a considéré les hommes que depuis qu’ils sont criminels 43.

A ses disciples, le Docteur de la Grâce n’a rien voulu apprendre de ce que Dieu avait décidé pour sa créature avant qu’elle ne péchât : bien qu’il sût que toutes choses avaient été immuablement réglées avant la corruption de l’homme, l’évêque d’Hippone s’était saintement retiré dans un pieux mais troublant silence.

42. J.-F. Senault, L’Homme chrestien, ou la réparation de la nature par la grâce, p. 313 sq. 43. Ibid., p. 316. 214 ÉTUDES DE LETTRES

Pressé par les nécessités de la controverse et le caractère exhaustif de ses démonstrations, saint Thomas, poursuit Senault, a dû s’aventurer sur un terrain que saint Augustin s’était constamment attaché à éviter. Le Docteur Angélique a reconnu que Dieu avait déjà délibéré du salut de l’homme avant sa chute, qu’il avait destiné des grâces aux élus par pure bonté et qu’il les avait refusées aux réprouvés par stricte justice, mais que dans la mesure où il avait abandonné ses créatures à leur liberté, il ne pouvait être tenu pour coupable de leur crime ou responsable de leur perte. Aussitôt, Senault d’ajouter prudemment :

Bien que cette opinion ait semblé si sévère à toute l’Escolle, qu’elle n’ait point d’autres partisans que les plus fidelles disciples de saint Thomas, et que la conformité qu’elle semble avoir avec l’erreur de Calvin l’ait renduë suspecte aux Catholiques, elle ne laisse pas d’avoir ses fondemens dans l’Escriture 44.

Depuis les Congrégations de auxiliis, l’argument moliniste était en effet classique qui accusait les thomistes de verser dans un calvinisme plus ou moins larvé ; en son temps, il avait même été opposé à l’oratorien Gibieuf par le jésuite Théophile Raynaud (1587-1663) dans sa Noua libertatis explicatio (1632) 45. Pour Senault, il paraît en définitive que la doctrine de saint Thomas est assurément «plus eslevée que celle de saint Augustin en ce qu’elle ordonne de l’homme avant le péché, qu’elle establit son salut avant sa perte, et qu’elle ne laisse pas l’esprit en suspends qui veut sçavoir ce que Dieu avoit résolu de l’homme avant que le diable l’eût séduit » 46 — elle est aussi plus désespérante, car elle ne rapporte pas le refus de la grâce au péché, mais à la souveraineté absolue de Dieu : la doctrine de saint Augustin offrait au moins à la créature la consolation de savoir qu’elle avait été condamnée à cause du péché originel. Après le Docteur de la Grâce et le Docteur Angélique, poursuit Senault, des théologiens – il fallait entendre les molinistes, même si leur nom n’était pas men- tionné – ont voulu soutenir que même dans l’état infralapsaire, Dieu persistait à vouloir sauver les hommes et leur avait conféré des grâces

44. Ibid., p. 317. 45. Th. Raynaud, Nova libertatis explicatio ad lucem obscurissimis quibusque theologicis difficultatibus affundendam nuper adinuenta et duobus libris proposita, hac antistropha tractatione discussa. Accessit examen nouæ theologiæ negantis concursum Dei nobiscum ad actus liberos. 46. J.-F. Senault, L’Homme chrestien, ou la réparation de la nature par la grâce, p. 318. DÉSORDRE ET CORRUPTION 215 suffisantes qu’ils pouvaient rendre efficaces par le simple consentement de leur volonté. Senault exprime alors un avis proprement inconcevable chez un augustinien :

Cette opinion a plus de partisans que les deux autres, et s’il falloit raisonner dans la religion, je dirois qu’elle paroist la plus raisonnable 47. Comme surpris par son propre aveu, l’oratorien précise immédiatement qu’il n’entend ni condamner, ni approuver la thèse ainsi définie ; il note quand même qu’elle ne peut se fonder sur les Saintes Ecritures puisqu’elle refuse à Dieu l’entière disposition de ses créatures et qu’elle rend l’homme maître de son salut en méconnaissant l’état de corruption dans lequel il se trouve après le péché d’Adam :

Elle me fait douter de la grâce en la rendant trop commune, elle affoiblit le salut en le voulant establir […]. Elle n’entretient pas assez l’homme dans l’humilité, et […] elle me semble obscurcir la gloire et affoiblir la force de la grâce de Jésus-Christ. Quand elle n’auroit pas ces défauts, on ne peut nier pour le moins qu’elle ne soit contraire aux sen- timens de saint Augustin et de saint Thomas et qu’elle n’ait abandonné les deux plus grands maistres qu’ait jamais eû la théologie 48.

Rejetant finalement le molinisme, Senault n’en refuse pas moins de se réduire purement et simplement au thomisme ou à l’augustinisme – il propose de définir une quatrième position qui s’inspirent des trois sensi- bilités précédemment distinguées : avec saint Augustin et saint Thomas, il accorde « que la prédestination est un décret par lequel Dieu, voyant tous les hommes dans le néant ou dans le péché, en veut sauver un cer- tain nombre qui ne peut recevoir de diminution ni d’accroissement » 49, mais avec les molinistes, et contre les augustiniens, il affirme que la condamnation des réprouvés ne se fonde pas seulement sur le péché originel, « parce qu’ayant esté régénéréz en Jésus-Christ par le baptesme, il faut que l’arrest de leur condamnation enferme les autres péchéz qu’ils ont adjoûtéz à ce premier » 50. Senault confesse néanmoins que chacun

47. Ibid. 48. Ibid., p. 319. 49. Ibid. 50. Ibid., p. 320. 216 ÉTUDES DE LETTRES des systèmes énumérés comporte des difficultés et il préfère avouer son ignorance que de se rallier à l’un ou à l’autre. De faire de l’oratorien un thomiste ou un augustinien n’est assurément pas simple, d’autant que le discours de Senault, parce qu’il est apologétique et ne rentre pas dans le détail technique de la théologie, ou parce qu’il refuse délibérément de donner prise à la controverse, reste évasif – l’oratorien parle sans doute bien plus en prédicateur qu’en théologien lorsqu’il déclare :

En la veuë de ces véritéz, il faut que le Chrestien vive entre l’espérance et la crainte, que se voyant suspendu entre le Ciel et l’Enfer, il souspire après son libérateur, que ne trouvant point de plus ferme asseurance qu’en l’assujetissement à la Grâce, il s’y sousmette de tout son pouvoir 51.

Senault reconnaît que la matière est litigieuse et qu’elle suscite toujours d’ardentes disputes parmi les théologiens, mais il lui semble aussi qu’ils sont d’accord sur les principaux points et que « dans la diversité de leurs opinions, on ne les peut soubçonner ni d’erreur, ni de témérité » 52. Les molinistes, du moins les congruistes, paraissent s’éloigner de saint Augustin, mais ils admettent que la grâce prévient toujours la volonté et ils affirment qu’elle est octroyée à l’instant même où Dieu sait qu’elle va infailliblement produire son effet, ce qui suffit à les séparer des pélagiens qui rapportent chaque action de l’homme à son seul libre arbitre. Quant aux disciples de saint Augustin, note Senault, ils maintiennent que la grâce ne supprime pas la liberté de la volonté, même si elle lui ôte une partie de son indifférence, et ils s’écartent par là des manichéens et des calvinistes. Conciliant, l’oratorien ajoute :

Les deux opinions m’ont tousjours paru orthodoxes ; le concile de Trente les a authorisées en les laissant dans l’Eglise, et il a per- mis aux fidelles d’embrasser celle qu’ils jugeront la plus conforme à l’Escriture et aux saints Pères. Car il a composé ses canons avec tant de prudence que condamnant les hérésies qui divisoient l’unité de l’Eglise, il n’a rien prononcé sur les controverses des Théologiens 53.

51. Ibid., p. 321 sq. 52. Ibid., p. 322. 53. Ibid., p. 323. DÉSORDRE ET CORRUPTION 217

S’il n’est pas certain que les pères tridentins aient effectivement fait preuve de prudence en s’abstenant de trancher clairement la querelle de la grâce et en se contentant de lancer l’anathème sur les thèses prédestinatianistes du protestantisme, il faut souligner la modération de Senault qui refuse de prendre parti et qui, en attendant que l’Eglise prenne finalement sa décision, se contente « de dire que dans chasque party, il y a quelque chose à faire et quelque chose à éviter » 54. Antipélagien, Senault n’avait pourtant rien à reprocher au congruisme – même s’il ne lui accordait pas ses suffrages –, en quoi il se distinguait nettement de l’augustinisme radical et agressif du parti janséniste. Les critères qui permettent de considérer des apologistes comme augustiniens et d’autres comme thomistes n’ont jamais été éclaircis. En 1960, Jean-Pierre Massaut relevait que l’habitude de distinguer entre les premiers, qui « exigent un acte de foi du libertin avant toute discussion sur les vérités de la religion » 55, et les seconds, qui « acceptent de prépa- rer le libertin à la foi par l’exercice de la raison, portant sur le problème de l’existence de Dieu » 56, n’était pas de saine méthode, car elle repo- sait sur une conception trop sommaire de l’augustinisme et conduisait à méconnaître l’originalité du thomisme. Il est clair qu’elle est complè- tement inopérante dans le cas de Senault. Si son insistance sur l’idée d’une corruption universelle de la nature humaine par le péché originel le rattache indiscutablement à l’apologétique augustinienne et bérul- lienne, son refus franchement énoncé de condamner le congruisme et sa volonté, non moins clairement signifiée, de prendre dans chaque système ce qu’il contient de vrai et de conforme à la foi le plus indiscutablement orthodoxe l’apparente indéniablement, et d’ailleurs logiquement, à la famille oratorienne. Parce que ses supérieurs ont constamment refusé de faire de l’Oratoire une école théologique dans la querelle de la grâce, les oratoriens ont en général été conduits, soit à forger un nouveau système – ainsi de Gibieuf, et plus tard de Malebranche –, soit à se rallier à un augustinisme thomiste qui a pu les faire soupçonner de verser dans le jansénisme – ainsi de Jean Courtot – ou qui les a rendus disciples de l’Ecole de saint Thomas – ainsi de Denis Amelote (1606-1678) –, soit

54. Ibid., p. 324. 55. J.-P. Massaut, « Thomisme et augustinisme dans l’apologétique du XVIIe siècle », p. 617. 56. Ibid. 218 ÉTUDES DE LETTRES

à se faire les tenants d’un éclectisme théologique d’aloi parfois douteux – ainsi de Louis Thomassin (1619-1695) qui, après avoir été un temps proche des jansénistes, tentait dans ses Mémoires sur la grâce (1668) une conciliation des différentes écoles qui s’affrontaient dans la contro- verse sur les rapports entre la grâce divine et le libre arbitre. Thomassin empruntait du reste une voie que le traité de L’Homme chrestien avait déjà voulu frayer. Augustinien, assurément, quand il contemple avec effroi les ravages causés par la corruption de l’homme, Senault a quand même réussi à s’écarter du jansénisme naissant en accueillant dans son augus- tinisme un thomisme bien compris et en se montrant exceptionnelle- ment tolérant à l’égard du congruisme. Paradoxalement, il annonce la stratégie polémique de Fénelon soixante ans plus tard : acquis au parti moliniste, l’archevêque de Cambrai ne s’en voulait pas moins disciple de saint Augustin et reconnaissait lui aussi l’égale orthodoxie catholique des enseignements thomistes et congruistes.

Sylvio Hermann De Franceschi EPHE, Paris DÉSORDRE ET CORRUPTION 219

BIBLIOGRAPHIE

Textes

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Vansteenberghe, Edmond, art. « Molinisme », Dictionnaire de théologie catholique, t. X/2 (1929), coll. 2094-2187. OSMAN II OU LES INFORTUNES DE LA MAJESTÉ : PORTRAIT D’UN SULTAN « CORROMPU »

Le 22 mai 1622, l’Empire ottoman assiste à un événement sans précédent : l’exécution du sultan régnant, Osman II, par sa propre milice. Les chroniqueurs européens s’en emparent aussitôt pour proposer, au-delà du cas d’Osman, une réflexion sur la notion de « majesté » – cette « force vive, personnifiée dans le roi, et qui tient les sujets en son pouvoir », pour reprendre la définition de Ralph Giesey. Cet article cherche à ressaisir les enjeux de ce discours à la lumière de l’histoire anthropologique mais aussi de la poétique, car si Osman est une victime de l’Histoire, il devient rapidement, sous la plume de Tristan L’Hermite, un héros de tragédie.

Le 22 mai 1622, le sultan Osman II (1618-1622) est déposé par ses propres « esclaves », puis assassiné. L’événement est inouï, au sens littéral du terme : c’est la première fois, en plus de trois siècles d’existence, qu’un régicide est perpétré dans l’Empire ottoman. Ironie du sort, sa victime porte le même nom que le fondateur de la dynastie, Osman 1er (v. 1280- v. 1324). Cette tragédie, dont l’écho parvient aussitôt en Europe, place au centre de la scène, sous une lumière crue, un corps, celui d’Osman : un corps jeune, en pleine santé, et au départ investi d’un pouvoir illimité ; mais aussi – au fil que l’histoire avance – un corps fragile, et bientôt impuissant face au lacet des muets. Corps tout-puissant, corps misé- rable : on comprend que ce renversement de fortune spectaculaire, pre- nant à rebours l’image traditionnelle du sultan, ait suscité dans toute l’Europe chrétienne une réflexion sur le corps du sultan et, plus large- ment, sur l’exercice du pouvoir. Cette réflexion, bien sûr, n’a pas pris un tour théorique ; elle s’est exprimée en acte, dans des récits appartenant à des genres variés. La mort d’Osman n’offre pas prise à une interrogation 224 ÉTUDES DE LETTRES sur la corruption au sens biologique du terme, tel que par exemple le définit Furetière – « l’action par laquelle une chose se corrompt, se change, s’altere » 1. Le cas de Soliman le Magnifique (1520-1566), décédé de mort naturelle et dissimulant, au soir de sa vie, les effets de l’« injure du tems » 2, s’y prête bien mieux. Mais, pour brutale et prématurée qu’elle soit, la mort d’Osman n’évacue pas pour autant le problème de la corruption ; elle le transpose sur un autre plan, d’ordre symbolique. Elle nous offre en effet le spectacle d’un divorce entre les deux corps du sultan – entre, d’un côté, son corps biologique, individuel et caduque et, de l’autre, son corps mystique, désincarné et immortel 3. En d’autres termes, c’est le corps d’un sultan « corrompu », indigne de sa fonction, qu’il s’agira d’autopsier dans les pages qui suivent. Alors que le sultan ottoman jouit d’un prestige formidable aussi bien parmi son peuple qu’en Europe, le jeune Osman, qui accède au pouvoir à l’âge de quatorze ans, en 1618, épuise son crédit en quelques années. Il hypothèque sa Majesté et, partant, ouvre la voie à sa déposition et à son exécution. Désireux d’imposer une nouvelle forme à la dignité de sultan, il ne parvient au final qu’à accuser l’écart entre sa propre personne et le sultan idéal tel que l’imaginent ses sujets – et en premier lieu sa milice, ses « esclaves » comme on les appelait. Si Osman contrevient très imprudemment aux usages dès son accession au trône, c’est, de l’avis général, la campagne de Pologne qui marque le début réel de cette crise 4. Cette guerre qu’Osman avait entreprise « contre l’avis & conseil de tous ses Visirs & autres grands de son estat » s’était en effet soldée par « une grande desconfiture » 5. Au-delà de l’échec militaire, elle avait contribué à instaurer un climat délétère entre le sultan et son armée. Osman, au début de la guerre, n’avait accordé qu’une maigre gratification à une minorité de ses soldats, ce

. 1 F. Furetière, Dictionnaire universel, art. « Corruption ». 2. Le mot est d’Ogier Ghislain de Busbecq, ambassadeur de l’empereur Ferdinand 1er de Habsbourg auprès de la Porte entre 1554 et 1562. Voir Lettres du baron de Busbec, t. I, p. 192. Les Lettres turques paraissent en latin entre 1581 et 1589. 3. Notre réflexion sur les deux corps du sultan s’inscrit bien sûr dans la lignée des travaux d’E. Kantorowicz (The King’s two Bodies). Pour une histoire anthropologique du sultanat ottoman, voir le beau livre de N. Vatin et G. Veinstein, Le sérail ébranlé. 4. On trouve un récit circonstancié de cette campagne dans le Septiesme tome du Mercure François, p. 762-779. 5. Ibid., p. 769 et 772. OSMAN II 225 qui, selon Tugi Efendi, avait entraîné « un grand desordre par après » 6, l’ardeur de ses troupes s’en ressentant fortement. Le sultan, qui se sent trahi, aggrave ce climat en ne rémunérant à son retour de Pologne que les plus méritants de ses hommes et en traquant, de nuit, ceux qui s’encanaillent dans les tavernes de la capitale. Mal conseillé, il décide alors de partir en pèlerinage, ce qui soulève un concert de protesta- tions au plus haut niveau de l’Etat. La rumeur se propage bientôt que, sous couvert d’un voyage de dévotion, il projette en réalité de lever une nouvelle milice et même de déplacer le siège de l’Empire en Asie. Les « esclaves de la Porte », qui occupent une place centrale dans l’Etat, s’en scandalisent et s’opposent au départ du sultan. Alors, sous le coup de la fureur, l’impensable se produit : Mustapha est hissé sur le trône à la place de son neveu, tandis qu’Osman est conduit à la prison des sept Tours, puis étranglé. On voit par ce récit qu’Osman est largement responsable, sinon de sa propre mort, du moins des conditions qui l’ont rendue possible. C’est en effet lui qui, le premier, rompt le pacte tacite qui le lie à ses soldats, qui brise le cercle vertueux des devoirs réciproques. Dans cet esprit, le bayle de Venise Giorgio Giustinian évoque la longue série des écarts de conduite du sultan qui, cumulés, finissent par entraîner sa perte : le fait qu’il n’ait pas récompensé ses soldats, « comme ce fut toujours la cou- tume de ses aînés » 7 ; qu’il se soit « écarté des coutumes de ses aînés » 8 en épousant une fille libre, la fille du muphti ; qu’il ait bafoué l’avis des docteurs de la loi, qui pourtant « furent toujours tenus en grande estime par ses aînés » 9 ; ou encore qu’il ait décidé de partir en pèleri- nage, une résolution « que les rois précédents n’avaient jamais prise » 10. Ces transgressions répétées coûtent cher au sultan, elles le placent en

6. La Mort du Sultan Osman, ou le retablissement de Mustapha sur le Throsne, traduit d’un manuscrit Turc, de la Bibliotheque du Roy, par Antoine Galland, p. 21 sq. Le manuscrit original est attribué par N. Vatin et G. Veinstein à Tugi Efendi. 7. G. Giustinian, Relazione, p. 550. 8. Ibid., p. 551. 9. Ibid., p. 552. 10. Ibid. G. Piterberg tire le même constat des chroniques ottomanes : « Sultan Osman was a nonconformist to an extent that, judging by his fate and the way he was treated and seen by contemporaries and by later generations, his society and polity could not tolerate » (An Ottoman Tragedy, p. 17). Aux raisons données par Giustinian, il ajoute le fait qu’Osman a cherché à raviver la tradition du sultan-guerrier, tombée en désuétude depuis longtemps, et qu’il a manqué d’un appui féminin. 226 ÉTUDES DE LETTRES situation d’extrême précarité. Le fait même que ses actions soient tenues pour des infractions souligne son impuissance. Car le problème n’est pas tant qu’il s’écarte du modèle de gouvernance admis ; c’est qu’il s’avère incapable d’imposer le nouveau modèle qu’il prétend incarner, celui d’un sultan véritablement absolu – au sens étymologique du terme : délié, parfaitement libre de ses actes. Les effets de l’excentricité d’Osman ne se font pas attendre ; ils se font sentir d’abord sur sa Majesté. Cette « force vive, personnifiée dans le roi, et qui tient les sujets en son pouvoir » 11, telle que la définit Ralph E. Giesey, est un concept essentiel du pouvoir monarchique. Elle donne en effet à voir l’invisible, l’intime liaison entre les deux corps du roi : entre, d’une part, son corps mystique, supra-individuel et éternel, du moins en droit, et, d’autre part, son corps individuel, biologique et caduque (celui de l’individu qui, pour un temps seulement, est dépo- sitaire de la dignité monarchique). C’est, pour cette raison même, le mode d’exercice du pouvoir par excellence. Les souverains ottomans, qui, se soustrayant la plupart du temps aux regards, n’apparaissaient que sur le mode de l’exhibition, de l’éclat, en étaient au reste parfaitement conscients. Nombreux sont les voyageurs qui ont décrit les apparitions théâtralisées du sultan. Parmi eux, le P. Pacifique de Provins, un capu- cin en mission en Orient, évoque la sortie « en triomphe » d’Osman au lendemain de ses noces controversées avec la fille du muphti :

[…] quelques jours apres nous ayant esté dit que le grand Seigneur sortiroit en triomphe le lendemain de son mariage avec sa seconde femme qui est la fille du Mouphety, nous le fusmes voir passer où il alloit du vieil Serrail où sont les femmes des deffunts grands Seigneurs, faire sa priere à la Mosquée de Sultan, il marchoit en cét ordre 12.

Et Pacifique de décrire dans l’ordre de son déroulement le spectacle royal auquel il eut le privilège d’assister (le lecteur n’a malheureusement pas la même chance, puisque le passage est escamoté à cause d’une erreur d’impression). Ce défilé, toutefois, ne doit pas faire illusion. Loin de faire honneur à la Majesté ottomane, Osman, de l’avis général, l’a au contraire dégradée,

11. R. E. Giesey, Cérémonial et puissance souveraine, p. 74. 12. Pacifique de Provins, Relation du voyage de Perse faict par le R.P. Pacifique de Provins, predicateur capucin, p. 34. OSMAN II 227 avilie. D’apparence austère, ce qui lui valut d’être traité de « vagabond » par le chroniqueur Mustafa Naima 13, il n’a cessé d’agir de manière à dilapider son capital de Majesté. Ses rondes punitives sont ainsi unani- mement décrites comme des actions indignes de son statut. A ce pro- pos, l’ambassadeur d’Angleterre Thomas Roe note qu’Osman ne serait pas tombé si bas « s’il n’avait d’abord perdu l’estime (awe) et le respect (reverence) dus à la Majesté (Majestie) », s’il ne s’était pas rabaissé au sta- tut d’homme « commun » (common) et « vulgaire » (cheape) 14. Roe insiste ainsi sur l’écart qu’Osman creuse entre celui qu’on lui demande d’être (le sultan) et le personnage méprisable qu’il devient sans s’en rendre compte parce qu’il ne parvient pas à distinguer ce qui est noble et ce qui ne l’est pas, ce qui est important et ce qui est insignifiant (en l’occurrence le fait que les janissaires dérogent à la loi islamique qui interdit de boire de l’alcool). Giustinian, en moins de mots, fait le même constat :

[…] ces opérations, et d’autres du même type, étaient vraiment contraires à la dignité et à la majesté d’un si grand prince (indegne del decoro et maestà di tanto principe) […] 15. Et Tugi Efendi joint sa voix à ce concert de reproches en notant qu’Osman aurait fait « des actions […] peu dignes d’un Sultan » en voulant « empecher que les Spahis & Janissaires ne pussent s’enyvrer […] » 16. Osman, longtemps obstiné et sûr de son bon droit, ne mesurera les conséquences de ses actes qu’en plein tumulte, lorsqu’il essaie d’impo- ser sa présence aux rebelles comme une force agissante. Vittorio Siri relate cette désillusion, cet excès de confiance qui butte sur le corps mort de son grand vizir, de même que la phrase achoppe sur le connecteur « mais » :

. 13 Voir G. Piterberg, An Ottoman Tragedy, p. 20. 14. Th. Roe, « The Death of Sultan Osman, and the setting up of Mustafa his Uncle, according to the Relation Presented to His Majestie », p. 354 sq. On lit également cette relation, d’abord destinée au secrétaire d’Etat George Calvert, dans la correspondance stambouliote de Roe, The Negotiations of Sir Thomas Roe in his Embassy to the Ottoman Porte, from the Year 1621 to 1628 inclusive, p. 45-52. 15. G. Giustinian, Relazione, p. 551. 16. T. Effendi, La Mort du Sultan Osman, p. 19. 228 ÉTUDES DE LETTRES

Mais sultan Osman, […] se persuadant qu’il pouvait apaiser le tumulte en opposant aux rebelles sa seule présence (la sola sua presenza), sortit du sérail accompagné de ses Vizirs et de tous les insignes ordinaires de la Majesté Ottomane (da tutte l’Insegne ordinarie della Maestà Ottomana) pour aller à leur rencontre ; mais en s’approchant de ces furieux il vit à ses pieds, mort sous de multiples coups, le grand Vizir […] 17. Le comte de Césy, ambassadeur de France auprès de la Porte, s’étonne quant à lui de voir ce prince « sy indignement traitté par les rues où il avoit passé depuis peu en sy grande pompe […] » 18, brossant un contraste d’autant plus frappant qu’on passe d’un extrême à l’autre – de la véné- ration au mépris – en un instant à peine. Dans le même esprit, mais sans passion, Michel Baudier extrapole de ces événements tragiques une réflexion sur l’avilissement de « la Monarchie des Sultans des Turcs » :

Estrange mespris de la Majesté des Sultans des Turcs, elle a par l’espace de trois cens vingt-deux ans paru dans l’Orient avec tant d’esclat, & receu tant de reverence, que celuy-là estoit arrivé dans le Serrail au comble d’une grande faveur, quand il avoit le tiltre de Musaip, c’est à dire, qui peut parler au Prince. Cette Majesté est maintenant avilie, mesprisee, & a pour compagnie un bourreau dans ce chariot [qui conduit Osman vers la prison des sept Tours] 19.

Tugi-Galland va plus loin. Abordant lui aussi la question de la présence d’Osman et de ses effets politiques, il constate que celui-ci, au plus fort de la crise, n’est pas même « en estat de se faire voir » 20. Autrement dit, il s’en prend à sa santé. Non content de le déposséder de son charisme royal, il le prive également de ses ressources physiques, ce qui est d’autant plus discriminant que, dans la société ottomane, il fallait être en mesure

17. V. Siri, Il Mercurio overo historia de’ correnti tempi, tome I, p. 170-173. 18. Advis de Constantinople du xxix May 1622, BnF, ms. fr. 3794, pièce n°9, ff. 16 r°-17 v° ; f. 17 v°. Cette lettre adressée à Louis XIII (demeurée inédite) est reprise en partie dans le Huictiesme tome du Mercure François (Paris, Jean Richer, 1623, p. 357- 374), qui propose un montage à partir de plusieurs sources (outre l’Advis de Césy, la Lettre du P. Pacifique et la Tragœdiæ Constantinopolitanæ Descriptio de Michael Caspar Lundorp dit Lundorpius, parue dans le livre III de son Belli sexennalis civilis Germanici, Francofurti, J. T. Schonwetterus, 1623, p. 15-22). 19. M. Baudier, Inventaire de l’Histoire generalle des Turcz, p. 883. 20. T. Effendi, La Mort du Sultan Osman, p. 106. OSMAN II 229 de prouver sa bonne santé pour prétendre régner 21. Souverain indigne et impotent, dépourvu aussi bien de Majesté que de vitalité, Osman est doublement et définitivement disqualifié :

[…] comme on vit que la sedition & le bruit augmentoient toûjours, plusieurs Efendis jugerent à propos de leur [aux rebelles] faire voir Osman, pour tenter si sa presence ne les appaiseroit pas. Ils le firent monter sur un Cheval du Muphti Ashad Efendi ; mais il estoit si fort allarmé & si foible, qu’il ne pût se tenir à cheval, & fût obligé de mettre pied à terre & de rentrer dans la Chambre des Requestes, le peu de resolution qu’il avoit ne luy permettant pas d’aller plus loing 22.

Le sultan échappe toutefois, dans un contexte générique certes particulier, à ce processus d’avilissement : dans la tragédie de Tristan L’Hermite, Osman (probablement représentée en 1646 et publiée à titre posthume en 1656) 23. Prenant à rebours ses sources historiques, Tristan décide en effet de rendre sa Majesté au sultan, de métamorpho- ser le « pauvre petit Prince » de Pacifique en héros cornélien. On le voit tout particulièrement dans le coup d’éclat qu’un dénommé Musulman raconte à la fille du Muphti, qui se caractérise par des sentiments ambi- valents à l’égard du sultan (elle l’aime, mais veut se venger de lui). Osman, assailli par les rebelles, semble d’abord en mauvaise posture. En un moment, « vingt mille hommes armés » se sont réunis, « poussant mille cris qui montaient jusqu’aux nues » ; et le récit de se poursuivre :

Ils en gagnaient déjà toutes les avenues,

21. Voir N. Vatin et G. Veinstein, Le sérail ébranlé, p. 30-36. 22. T. Effendi, La Mort du Sultan Osman, p. 105 sq. 23. Tristan L’Hermite, Osman [1656], in Œuvres complètes, t. IV, p. 461-542. Sur les sources d’Osman, voir N.-M. Bernardin, Un précurseur de Racine, p. 469-472 ; H. C. Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, vol. II, p. 569 ; C. D. Rouillard, The Turk in French History Thought and Literature (1520-1660), p. 496. On consultera également avec profit l’appareil de notes de l’édition procurée par N. Mallet qui, sur la base des travaux ci-dessus, apporte des précisions sur les emprunts de Tristan. En complétant ces études par nos propres recherches et sans entrer ici dans les détails, nous pouvons établir que Tristan utilise et détourne le Mercurio de Siri, la Lettre de Pacifique (qu’il a lue soit dans sa version originale, soit dans les Histoires tragiques de Malingre qui en donnent une copie conforme), de même que le montage paru dans le Huictiesme tome du Mercure François. Ses informations sur la campagne de Pologne proviennent quant à elles du Septiesme tome du Mercure François. 230 ÉTUDES DE LETTRES

Lorsque, pour effrayer les chefs de ce parti, Les portes s’entrouvrant, Osman en est sorti, Et s’est conduit au pas vers cette multitude, Qui ne l’a vu venir qu’avec inquiétude 24.

Ce passage, qui nous fait basculer dans la fiction, marque l’entrée en scène d’Osman, une entrée théâtralisée par la rétention, jusqu’au dernier moment, du sujet grammatical de la phrase – Osman. Construit comme un objet de regard, le sultan, métamorphosé par Tristan, parvient ici à imposer la force tranquille de sa présence :

Etant seul à cheval, sa personne admirable Aux yeux de tous était plus vénérable 25. Couvert d’insultes dans les chroniques, Osman apparaît ici comme l’objet d’une vénération unanime (« aux yeux de tous »), et Tristan rehausse son « auguste aspect » en décrivant la splendeur, tout orientale, de son costume (la « couleur locale » était ainsi mise au service de l’éclat du prince). En un mot, il donne à voir une sortie d’Osman « en triomphe », là où le sultan historique était voué à l’opprobre publique. Et lorsqu’il lui cède la parole, ce n’est pas pour l’écouter se lamenter sur son sort ; c’est pour lui donner l’occasion de revendiquer son identité héroïque, fondée sur une parfaite correspondance entre l’être, le paraître et le faire :

Ne suis-je pas Osman, de l’ottomane race ? Qui fais trembler la terre à mon auguste aspect, Et qui sers le Prophète avec humble respect ? A t’on pu remarquer quelque sujet de blâme Entre mes actions, même au fond de mon âme, Pour vouloir abaisser à de serviles lois Celui qui sous ses pieds tient les têtes des rois ? 26

Nulle dissimulation chez Osman : ses actions traduisent le « fond de [s]on âme » et honorent à la fois son nom et son sang. Cet autoportrait, on le voit, renverse plaisamment l’image d’un Osman indigne et commettant

24. Ibid., III, 2, v. 724-728. 25. Ibid., v. 731-732. 26. Ibid., v. 752-758. OSMAN II 231 des « actions inconvenantes » (unseemely offices) 27, tel que l’a décrit Thomas Roe. Le sultan est aussi, chez Tristan, un maître orateur. Il parvient en effet à retourner contre ses propres détracteurs l’acte d’accu- sation dont il est d’abord l’objet, à créer une scène judiciaire fictive de manière à en monopoliser tous les rôles. La forme du monologue, ici, trahit et impose un absolutisme sans bornes et triomphant. Au moyen de ce coup de théâtre – qui est aussi un coup d’Etat au sens où l’entendait Naudé : un acte extraordinaire entrepris par le souverain légitime 28 –, Tristan réhabilite la figure du prince en Majesté. Car son héros, ici, est plus le prince tragique idéal qu’Osman (en tant que figure historique) ou que le sultan ottoman (en tant que type de souverain). Comme pour se laver de tout soupçon, il prend d’ailleurs soin, à la fin de sa tragédie, d’annoncer la chute de l’Empire ottoman. Ce qu’il promeut, c’est une figure monarchique tout idéale, et même apolitique : Osman, chez lui, devient le prétexte d’une exaltation poétique du monarque absolu écrasé par son destin tragique. Pour revenir aux textes plus fidèles à la réalité historique (qui sont aussi les plus nombreux), on note que la perte de Majesté d’Osman met en avant, comme par contraste, son corps biologique. Ainsi, chez Pacifique, la nudité d’Osman, privé des symboles du pouvoir – en l’occurrence de son turban –, devient la figure, éminemment pathétique, de son dénuement :

Si jamais il s’est veu au monde un object excitant à la compassion c’estoit de voir ce pauvre petit Prince monté sur ce cheval, avec sa cuirasse blanche, on luy avoit osté son Turban Royal, & estoit tout teste nuë, la teste raze comme sont les Turcs, & avoit seulement une meschante petite calotte sur la teste, les larmes grosses comme des perles qui luy couloient le long des joües […] 29.

27. S. Purchas, Hakluytus Posthumus, p. 354. 28. Naudé définit plus précisément les coups d’Etat comme des «actions hardies et extraordinaires que les princes sont contraints d’exécuter aux affaires difficiles et comme désespérées, contre le droit commun, sans garder même aucun ordre ni forme de justice, hasardant l’intérêt du particulier, pour le bien du public. » (Considérations politiques sur les coups d’Etat, p. 101). 29. Pacifique de Provins, Lettre du Pere Pacifique de Provin [sic], predicateur Capucin, estant de present à Constantinople, envoyee au R.P. Joseph le Clerc, Predicateur du mesme Ordre, & Deffiniteur de leur Province de Tours, p. 18 sq. Le père Pacifique, qui voyage en Orient à la fois en missionnaire et en pèlerin, dit tenir ses informations de témoins 232 ÉTUDES DE LETTRES

Tout se passe comme si la déchéance d’Osman révélait, par contraste, ce qu’on peut appeler sa « corporéité » – sa matérialité précaire. Privé de son turban royal, Osman apparaît « tout teste nuë ». Autrement dit, à la plénitude (symbolique) du pouvoir succède un corps nu, mis à nu – dans les deux sens du terme. L’insistance sur les larmes du sultan, « grosses comme des perles », revêt la même fonction ; mais elle annonce de plus l’épanchement d’un autre liquide corporel, celui-là vital : le sang. Pacifique ne manque pas en effet d’évoquer la « grande quantité de sang » 30 qui s’écoule hors de la dépouille d’Osman mort, une mention d’autant plus significative qu’elle fait écho, quelques lignes plus haut, au « sang Royal », mystique, du sultan :

He ! n’y a-il personne icy qui me vueille prester un poignard, pour me donner le moyen de venger ma mort, & me deffendre contre mes bourreaux, mais en vain faisoit il [Osman] ces demandes ; c’estoit la jeunesse & le sang Royal, qui boüillant dans ses veines, ne luy pou- voient permettre d’envisager la mort 31.

Les deux corps du roi se trouvent ainsi associés à travers le (double) sang d’Osman. Cette scène est d’autant plus frappante qu’elle transgresse un tabou. Il était en effet formellement interdit, en Turquie, de répandre le sang des fils d’Osman, qui était le seul fondement de l’Etat. L’association entre le sang mystique de la « race » ottomane et le sang biologique d’Osman se répandant sur le sol est donc extrêmement audacieuse. A la lumière des croyances politiques ottomanes, elle prend même une dimension sacrilège. Au chapitre des sacrilèges, Pacifique en observe un second : le sultan, sitôt mort, aurait été mutilé (un détail dont le capucin, parmi les sources chrétiennes, est le seul à faire mention 32) : directs. Rédigée à Péra, en face de Constantinople de l’autre côté de la Corne d’Or, et datée du 30 mai 1622, sa « Lettre », on l’a dit, est en partie reprise dans le Mercure François. Dans le même esprit que Pacifique, Roe relève qu’un spahi insolent aurait échangé son turban avec celui d’Osman (Hakluytus Posthumus, p. 348). 30. Pacifique de Provins, Lettre du Pere Pacifique, p. 23. 31. Ibid., p. 22. 32. Cela ne signifie pas qu’il soit forcément fictif. D’après G. Piterberg (An Ottoman Tragedy, p. 28 et 209, n. 44), Ibrahim Peçevi (1574-1650) mentionne un épisode simi- laire, à la différence près que l’oreille d’Osman, une fois coupée, aurait été apportée non pas à Mustapha, mais à la sultane mère. OSMAN II 233

La cruauté et l’ignominie ne sont point encore cessées, ainçois elles vont commencer sur le corps du deffunct. Car si tost qu’il fut mort, le grand Vezier present, luy couppa une aureille qu’il mist dans son mou- choir, & l’apporta à Sultan Mustapha pour l’asseurer que son Nepveu Osman estoit mort 33.

Cette mutilation a beau être purement utilitaire (et donc ne pas participer d’un rituel d’humiliation), on ne peut s’empêcher de penser que, dans l’esprit de Pacifique, elle revêt une dimension hautement symbolique. Elle lui inspire, en tous les cas, un cri d’horreur : « O cruauté plus que barbaresque ! O spectacle cruel ! » 34 Car c’est une chose de supplicier un corps vivant ; c’en est une autre de mutiler une dépouille mortuaire. En passant d’un crime à l’autre, on franchit un degré dans l’horreur. Comme l’écrit Montaigne, « le peuple s’effraie des rigueurs qui s’exercent sur les corps morts » 35. Pacifique, en qualifiant Osman de « petit prince » 36, donne de plus à son assassinat l’allure d’un infanticide ; et il le place d’entrée de jeu sous le signe d’une condamnation biblique, tirée du livre des Rois : « La paix peut-elle estre à Zambri, qui mit à mort son maistre ? » 37 D’une certaine manière, et aussi surprenant que cela paraisse, Osman est même assimilé au Christ. Un faisceau d’indices en tous les cas le suggère. On l’accuse d’abord d’être infidèle (« Jaour »), une accusation qui, pour infondée qu’elle soit, n’en tire pas moins le sultan du côté des chrétiens :

[…] ce qui donnoit de la surcharge à sa douleur estoit les paroles & actions impudentes que quelques soldats enragez luy disoient & fai- soient par despit, l’un grinçoit les dents l’appelant Jaour, l’autre crachoit contre terre & frappoit du pied, & un entre les autres luy monstrant

33. Pacifique de Provins, Lettre du Pere Pacifique, p. 23. 34. Ibid. 35. M. de Montaigne, Journal de voyage, p. 198. Voir aussi dans les Essais, « De la cruauté », II, 11, p. 432 a. 36. On trouve ainsi « pauvre jeune Prince » (p. 12), « petit Prince Sultan Osman » (p. 15), « jeune Prince Osman » (p. 16), « pauvre petit Prince » (pp. 18 et 20), « petit Prince » (pp. 19 et 25), « jeune Prince » (p. 20 et 25). 37. Epigraphe figurant en page de titre. Pacifique indique comme référence 4. Reg 9 ; on trouve en réalité l’histoire de Zambri, ou Zimri, dans 1 Rois 16.8-22. 234 ÉTUDES DE LETTRES

une chorde luy dist. O larron ! tu meriterois d’estre estranglé avec cette chorde, comme un larron qui a voulu desrober nos thresors […] 38.

Le fait que le jeune prince lance des soupirs vers le Ciel, qu’il prie Dieu avec ferveur soulignent de plus sa religiosité, une religiosité sinon explici- tement chrétienne, du moins dénuée de toute référence à l’islam : il n’est ainsi question que du « cœur affligé » d’Osman, que du « Ciel ». D’autres aspects encore rapprochent le pauvre Osman de l’« innocent Jesus » dont Pacifique, qui a fait le pèlerinage de Terre sainte, relate la Passion dans son récit de voyage 39. Comme le Christ, que ses bourreaux « despoüil- lerent tout nud » 40, Osman se retrouve « tout teste nuë ». Comme le Christ (victime de « mille opprobres ») 41, on le couvre d’insultes, et celle de « larron » ne manque pas de faire écho à l’épisode de la Crucifixion. Enfin, leurs morts respectives, décrites dans les mêmes termes – comme de lentes agonies –, se répondent en miroir. Lisons d’abord le récit de la mort d’Osman :

Le pauvre petit Prince se sentant ainsi serré [par le lacet des muets], & aux dernieres agonies, se demena si courageusement des pieds & des mains, qu’ils avoient peine à l’estrangler, ce que voyant un de ces bour- reaux, il luy lascha deux coups d’une petite hache, l’un sur l’espaule, l’autre sur le col, seulement pour l’estourdir, & luy debilita si bien les forces, que ne se pouvant plus revancher ils l’estranglerent à leur aise, voila donc nostre petit Prince mort, & son corps tombé par terre, rendant une grande quantité de sang par le nez & par la bouche 42.

Voici à présent celui de l’« agonie » du Christ :

Durant que nostre Seigneur Jesus combattoit contre la mort dedans son agonie, & la perte de son sang, eslevé qu’il estoit en haut, voilà le Ciel qui se couvre de tenebres, la terre tremble, les rochers se fendent, & les corps morts qui sortent de leurs sepulchres, ouvertes par le trem- blement de terre qui se fit lors, & entre les rochers qui se fendirent, le

38. Pacifique de Provins, Lettre du Pere Pacifique, p. 19. 39. Id., Relation du voyage de Perse, p. 187-219 (« La Passion de Jesus de Nazaret, Fils de Dieu, & de Marie »). La référence à « l’innocent Jesus » est à la page 202. 40. Ibid. 41. Ibid. 42. Pacifique de Provins, Lettre du Pere Pacifique, p. 22 sq. OSMAN II 235

mesme mont de Calvaire fut le plus notable, qui se depeça, & fendit Jesus & le mauvais larron […] 43.

Le combat prolongé contre la mort (ce que Jean Rousset appelait « la mort en mouvement »), la mention du sang, l’empathie pour la victime (soulignée dans les deux cas par l’usage du possessif affectif « nostre ») : tout rapproche ici ces deux figures qu’a priori pourtant tout sépare. Tout se passe comme si Pacifique, probablement sensibilisé à la souffrance sainte par sa culture franciscaine, ne pouvait pas s’empêcher de christia- niser l’innocent martyrisé qu’est Osman. Ce phénomène n’est pas sans rappeler ce que François Hartog a appelé « la règle du tiers exclu », selon laquelle « il semble […] que, dans son mouvement pour traduire l’autre, le récit soit finalement incapable de prendre en charge plus de deux termes à la fois. » 44 En l’occurrence, l’absence de chrétiens sur la scène tragique semble rendre possible la christianisation de la victime turque. Pacifique, prisonnier d’un schéma manichéen – celui de la martyrologie et de la tragédie de collège d’inspiration sénéquienne –, semble incapable d’imaginer une victime autre que chrétienne, fût-elle le chef de file des infidèles. C’est à n’en pas douter l’incapacité de dépasser cette alternative qui vaut à Osman de devenir, sous la plume du capucin, une sorte de figure monstrueuse : un sultan-Christ. Au-delà de l’acte de mutilation dont elle est l’objet chez Pacifique, la dépouille d’Osman joue un rôle fondamental. Par sa présence muette, qui rappelle que l’impensable s’est produit, elle pose la question de l’après violence. Chez Césy, les soins dont elle est l’objet, et le regret qu’elle alimente, en font un lieu d’apaisement. On a bafoué le vivant, on vénérera le mort :

Le sabmedy xxie on apporta son corps [celui d’Osman] au grand Sarrail pour le laver et faire quelques autres ceremonies qu’observent les Mahometans et sur le midy les Vizirs assisterent à son enterrement sans aucune pompe mais avec beaucoup de larmes tant de ceux de la loy que du peuple tesmoignant tous un extresme regret de ce que la milice estoit cause de cette mort 45.

43. Pacifique de Provins, Relation du voyage de Perse, p. 203. 44. F. Hartog, Le Miroir d’Hérodote, p. 392. 45. Advis de Constantinople du xxix May 1622, f. 17 v°. 236 ÉTUDES DE LETTRES

Le respect des coutumes funéraires signale un retour à l’ordre : faire acte d’allégeance à la tradition est une manière de refermer cette parenthèse scandaleuse qu’est le régicide d’Osman, de panser une plaie encore vive. Comme le constate non sans ironie Thomas Roe, il en va de même des pleurs versées sur le cadavre du sultan :

[…] après s’être emportés au-delà des bornes de la raison, voilà qu’ils pleurent leur Roi défunt, conscients d’avoir souillé leur honneur en trahissant pour la première fois l’un de leurs Empereurs […] 46. « Ils pleurent leur Roi défunt », lit-on ; mais ces larmes sont-elles unanimes ? Les tenants du parti légitime – Césy et Pacifique – refusent de le croire. Césy trace ainsi une fracture claire entre, d’un côté, « ceux de la loy » et « le peuple » et, de l’autre, « la milice », qu’il tient pour res- ponsable in corpore du meurtre d’Osman. Bref, il ne pardonne pas aux régicides, pas plus que Pacifique, qui accuse de surcroît la milice de censurer l’émotion publique :

Cet enterrement fut si triste, & avecque si peu de pompe ny compagnie, que personne n’osoit assister ; de peur d’estre soupçonné avoir esté de son party, seulement y avoit-il des femmes qui par leurs larmes & paroles, appeloient tout haut le Ciel à tesmoin de cet outrage commis en la personne de ce jeune Prince 47.

A l’inverse, Tugi prend fermement la défense des « esclaves de la Porte ». Cela n’a rien pour surprendre : ce chrétien islamisé, ancien janissaire et ancien garde du corps du sultan 48, appartenait en effet au « parti » des rebelles. Animé donc d’un esprit d’amnistie, il écrit que « [q]uand on eût publié qu’Osman estoit mort, toute la Ville fût dans une extreme consternation ». Et de poursuivre en insistant sur le sentiment de culpa- bilité (non fondé) des rebelles, c’est-à-dire sur leur humanité : « Les plus mutins, écrit-il, se repentirent de leur sedition & s’imputerent une mort

46. S. Purchas, Hakluytus Posthumus, p. 349. 47. Pacifique de Provins, Lettre du Pere Pacifique, p. 25. 48. Pour une notice biographique de Tugi, voir G. Piterberg, An Ottoman Tragedy, p. 45. OSMAN II 237 si injuste […] » 49. Son but, ici comme ailleurs, est d’innocenter les troupes de la capitale 50. Tristan, sur le même thème – celui de la dépouille d’Osman –, propose une variation tout à fait originale. Comme Pacifique, il mutile son héros ; mais, d’une part, il aggrave la portée de cet acte – il fait décapiter Osman – et, de l’autre, il lui confère un tout autre sens. Le corps mutilé d’Osman donnait à Pacifique l’occasion d’exprimer sa sainte indignation et de rappeler, en filigrane, le respect dû aux morts. Tristan, lui, se sert de la tête d’Osman pour affirmer un principe de « politique poétique » 51 : l’incorruptibilité de la Majesté royale. Même brandie au bout d’une pique, la « tête héroïque » d’Osman continue en effet de rayonner ; le rebelle Mamud ne peut que le constater :

Ce chef si glorieux, cette tête héroïque Est portée au sérail sur le fer d’une pique. On dirait qu’elle jette un regard menaçant, Que d’un feu de vengeance elle éclaire en passant Et l’un de nos dervis remarque en ce visage De nos prochains malheurs un assuré présage 52.

Le discours de Mamud est certes modalisé (« on dirait »), mais peu importe qu’on se situe dans le domaine des apparences, puisque c’est précisément celui du pouvoir en acte. Osman réussit un véritable tour de force : même mort, il parvient à renverser le rapport de forces en sa faveur. On voulait l’humilier, exhiber sa tête en guise de trophée ; voilà que s’affiche sur son visage le signe de la vengeance qui s’abattra sur ses ennemis. C’est une victoire certes paradoxale, mais c’est une victoire incontestable, dont on peut tirer la leçon suivante : le roi, dans le monde de Tristan, ne meurt jamais. Tout en s’apparentant au célèbre adage illustrant la théorie des deux corps du roi (« le roi est mort, vive le roi ! »), cette maxime s’en distingue sur un point capital : en ce qu’elle suppose, non pas l’immortalité du corps mystique du roi, mais l’incorruptibilité de la Majesté personnelle du roi – en l’occurrence d’Osman. C’est là la

49. T. Effendi, La Mort du Sultan Osman, p. 175. 50. C’est ce que G. Piterberg appelle la « signification latente » de son récit (An Ottoman Tragedy, p. 70-90). 51. J’emprunte cette notion à H. Merlin-Kajman à propos de Corneille (L’absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps, p. 62). 52. Tristan L’Hermite, Osman, V, 3, v. 1572-1575. 238 ÉTUDES DE LETTRES profonde originalité de la « politique poétique » de Tristan 53, que la fille du Mufti, interrompant Mamud, énonce à sa manière :

C’est assez, c’est assez, de grâce, arrête toi ! On n’a rien fait encore, on ne peut rien sans moi. Quoi que fidèlement ta bouche me raconte, L’impérieux Osman vit encore à ma honte 54.

« L’impérieux Osman vit encore » : le héros tristanien ne meurt jamais ; il continue à vivre et à resplendir de son éclat, pour l’éternité, dans le présent de la mémoire – de la mémoire visuelle ; citons encore la fille du Mufti :

Je le vois, ce grand prince au point d’un partement, Qui fait connaître aux siens son mécontentement ; Je l’aperçois qui m’aime et qui me persécute, Qui brave les malheurs et qui leur sert de butte. Je vois son port auguste et plein de Majesté, Qui relève l’éclat d’une mâle beauté, Et vois même briller parmi l’air qu’il respire, La grandeur ottomane et celle de l’Empire 55.

On le voit, le régicide d’Osman donne lieu à une réflexion féconde sur le pouvoir ottoman. Il permet de s’interroger sur ses fondements, sa nature, son mode d’exercice, mais également sur ses limites – car, en dépit des lieux communs, le souverain ottoman n’est pas absolu. Il permet éga- lement d’éprouver la fragilité, la « corporéité » du sultan, dès lors que celui-ci n’est plus protégé par le mystère de sa fonction – un mystère lié à la nature de sa fonction, mais savamment cultivé par la tradition. Au-delà du cas ottoman, il apparaît enfin comme le support idéal d’une méditation sur le corps souffrant : Pacifique peut ainsi associer Osman au Christ en Croix, et Tristan le transformer en héros tragique.

53. Il annonce en ce sens le moi royal de Louis XIV tel que le décrit R. Giesey, Cérémonial et puissance souveraine, p. 85 : « Le cas de Louis XIV est particulièrement clair : il a abandonné son moi privé au profit d’une véritable incarnation du pouvoir sou- verain. Vu autrement, ce processus aboutit à une personnalisation de cette incarnation, jadis entité fictive, ou mystique, idéale et invariante, à laquelle les rois successifs avaient à s’ajuster ». 54. Tristan L’Hermite, Osman, V, 4, v. 1578-1581. 55. Ibid., v. 1590-1597. OSMAN II 239

Les récits chrétiens de la mort d’Osman, « baroques » au sens où ils abordent à leur manière tous les thèmes chers à Jean Rousset – « le chan- gement, l’inconstance, le trompe-l’œil et la parure, le spectacle funèbre, la vie fugitive et le monde en instabilité » 56 – sont ainsi hantés par l’idée de la corruption, par l’intime conscience de la précarité du pouvoir et des destinées humaines.

Robin Beuchat Université de Genève

56. J. Rousset, La littérature de l’âge baroque en France, p. 8. 240 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Textes

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Les libertins sont regardés par les dévots comme des malades, susceptibles de contaminer le corps social avec leurs raisonnements pervertis. Pour leurs adversaires, leur liberté de pensée n’a aucune valeur philosophique. Elle sert seulement de justification à leur goût pour la débauche. Sous le masque, par prudence face aux pouvoirs, ils défendent en effet l’importance des désirs, y compris sexuels. Mais sont-ils pour autant corrompus ? Ils n’hésitent pas à se réapproprier la notion de corruption, pour accuser les jésuites d’immoralité. Ils savent prendre la posture du moraliste. Pour eux, seule la recherche du juste milieu garantit la liberté et la tranquillité du sage. Leur morale n’est toutefois pas celle de la faute, qui fait de tout homme un pécheur. Le liber- tinage tente de réconcilier l’homme avec sa nature, qui est corruptible, soumise à la maladie et aux ravages du temps. Ils invitent ainsi à considérer la corruption, libérée de tout discours moralisateur, comme indissociable de l’existence, à laquelle elle vient même donner une partie de sa valeur.

Suite à la Réforme, les catholiques doivent tirer les conséquences de la fin de l’unité de l’Eglise. Les polémiques religieuses s’en trouvent avivées. L’accusation de corruption devient l’un des instruments privilégiés de condamnation d’un parti par un autre. Elle contribue à légitimer, pour les protestants, le schisme par rapport à l’Eglise catholique et romaine, accusée de promouvoir le vice. Elle est reprise par les catholiques contre leurs adversaires protestants et libertins, éloignés de l’orthodoxie 1. Sur le plan politique et social, les guerres de religion sont la traduction concrète

. 1 Procédant par amalgame, l’orthodoxie catholique condamne aussi bien les protestants que les libertins, qui se seraient affranchis du respect dû à l’Eglise et à ses pratiques pour obéir aux exigences de leur orgueil et de leur esprit critique. 244 ÉTUDES DE LETTRES et tragique de ces dissensions, également favorisées par l’état de relative faiblesse du pouvoir, suite à l’assassinat d’Henri IV, qui était parvenu en 1598 grâce à l’Edit de Nantes à mettre en sourdine les tensions religieuses les plus violentes 2. S’ouvre à ce moment une période de transition, considérée par certains prédicateurs comme plus propice à un certain relâchement des mœurs et de la piété. De ce fait, certains s’inquiètent d’une contagion de la débauche et de l’athéisme 3, qui pourrait entraîner une corruption du corps social, nettement plus inquiétante encore que celle des individus. Mersenne, par exemple, dans L’Impiété des déistes, athées et libertins de ce temps (1624) avance le chiffre de 50’000 athées vivant à Paris en 1623, ce dont il fait un signe de la corruption des temps. Les libertins, c’est-à-dire ceux qui sont suspects de s’être « affranchis 4 » des dogmes philosophiques, moraux et religieux, sont désignés comme corrompus et comme potentiellement corrupteurs pour la jeunesse, car capables de séduire des esprits soucieux de plaisirs et de liberté, que l’on retrouverait en particulier au sein de la noblesse et à la cour. Pour Garasse, dans La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels (1623), de même que pour Mersenne, le libertinage n’est pas une position philosophique claire et cohérente, mais plutôt une posture orgueilleuse destinée à donner une légitimité au relâchement moral et à la débauche. Face à ces accusations très graves, certains libertins se défendent, en dénonçant la corruption de leurs

. 2 L’Edit de Nantes est toutefois loin d’avoir résolu toutes les difficultés auxquelles le christianisme se trouve confronté. Subsistent des tensions importantes entre catho- liques et protestants, qui peuvent se sentir floués par l’Edit, mais aussi entre gallicans et ultramontains. Les questions relatives à l’application du concile de Trente et au statut des jésuites ne sont pas non plus résolues. Les dissensions se retrouvent au plus haut niveau de l’Etat. Jusqu’en 1630, moment où Louis XIII la contraint à l’exil, le roi, sous l’influence de Richelieu, se montre favorable à une alliance avec les puissances protes- tantes, alors que Marie de Médicis défend une alliance avec les puissances catholiques. 3. Les progrès supposés de l’athéisme peuvent être expliqués par l’influence en France du libertinisme italien, ainsi que par le renouveau de la pensée sceptique. Voir T. Gregory, Genèse de la raison classique de Charron à Descartes, ainsi que R. Popkin, The History of Scepticism. 4. Etymologiquement, le terme « libertin » renvoie à libertinus, qui désigne l’affranchi, c’est-à-dire un homme libéré de son statut d’esclave, mais que l’on ne saurait considérer comme un citoyen à part entière. Pour une réflexion sur la notion de libertinage, voir J.-P. Cavaillé, « Libertinage, irréligion, incroyance, athéisme dans l’Europe de la première modernité (XVIe-XVIIe siècle) ». LES LIBERTINS ÉRUDITS 245 accusateurs, souvent jésuites 5. Ils montrent que la fausse dévotion, qui se pare d’arguments réputés incontestables pour dissimuler des intentions plus politiques que morales, et parfois inavouables, est le seul véritable facteur de corruption pour l’ordre social. La morale est pour chacun des partis le point de référence au nom duquel la critique de l’adversaire est menée. Dans les deux cas, derrière l’accusation de corruption se trouve celle de dissimulation et d’hypocrisie, qui conduirait les uns et les autres à se donner toutes les apparences de la vertu. Les jésuites dénoncent la culture du secret et les stratégies prudentielles des libertins, qui choi- sissent parfois de publier sous couvert d’anonymat ou en usant de dif- férents pseudonymes. Ils en font un signe condamnable d’élitisme 6. Mais sous la pression des pouvoirs politiques et religieux, les libertins ne peuvent se présenter explicitement comme critiques à l’égard des dogmes, vérités philosophiques et religieuses réputées incontestables. En réponse aux attaques dont ils sont victimes, ils dénoncent la dissimulation par les jésuites de leur immoralité et de leurs ambitions, sous le masque de la foi. Malgré la violence des conflits qui les opposent, libertins et dévots ont, paradoxalement, un système de valeurs commun : ils partagent un idéal de sincérité, le refus de l’abandon au vice et la crainte d’une mise en danger du corps social par la dissolution des repères moraux et religieux. La corruption est donc une notion qui sert d’instrument à la polé- mique entre les libertins, supposés corrompus, mais qui adoptent volon- tiers la posture du moraliste, et les apologètes, qui se posent en défenseurs de la religion chrétienne. Si les libertins remettent en cause les certitudes morales et religieuses, c’est uniquement pour une élite « déniaisée », capable d’éviter toute confusion entre liberté, plaisir et irresponsabilité. Leur sagesse n’est pas l’immoralité. Mais ils se réapproprient également

. 5 Les libertins reprennent certains éléments du discours anti-jésuite – l’accusation de corruption, le soupçon d’opposition au pouvoir – tel qu’il s’est développé en France, en particulier après l’assassinat d’Henri IV. Théophile, pour sa défense, dénonce l’acharnement des pères Voisin et Garasse, qui seraient à l’origine d’une véritable cam- pagne de propagande contre lui. Les jésuites constitueraient selon lui un contre-pouvoir dangereux et d’autant plus inquiétant qu’il est omniprésent dans le monde. 6. Voir F. Garasse, La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels, p. 1. Le jésuite prête aux libertins cette maxime, censée justifier le choix du secret et qu’il s’attache à réfuter : « Il y a fort peu de bons esprits au monde, et les sots, c’est- à-dire, le commun des hommes, ne sont pas capables de notre doctrine : et partant il n’en faut pas parler librement, mais en secret et parmi les bons esprits, confidans et cabalistes ». 246 ÉTUDES DE LETTRES la notion de « corruption », d’une manière discrètement hétérodoxe, pour la dépouiller de son sens essentiellement moral et théologique 7. Ils ne considèrent pas que la nature humaine soit déchue dès l’origine. Si l’on refuse toute forme de culpabilisation, il apparaît que la corruption est surtout le signe de notre inscription dans la temporalité et qu’elle est un mouvement indissociable, au sein de la nature, de celui de la création. Elle est l’une des conditions du renouvellement du monde 8. La religion, qui diffuse le faux espoir du salut et de l’immortalité, inviterait à résister à cette nécessité, et interdirait ainsi aux hommes de trouver leur juste place dans les limites étroites que leur condition pourtant leur impose.

La « corruption » des libertins

De même que le terme « libertinage », qui renvoie étymologiquement à l’idée d’« affranchissement », la notion de « corruption » est indissociable de celle d’une rupture de l’individu par rapport au monde et au groupe. Le « corrompu » est celui qui a « rompu » avec ses anciens modes d’appar- tenance. Le discours chrétien fait de la « corruption » des libertins, à la fois cause et conséquence de leur autonomie à l’égard des contraintes morales et religieuses, un élément à charge essentiel, dans le procès qu’il leur intente. Garasse, dans La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels, leur reproche d’être gourmands, ivrognes, impu- diques et abandonnés à une vulgaire recherche du plaisir. Leur préten- tion à l’intelligence ne s’accorderait pas avec les incohérences de leur pensée. Garasse ne prend pas au sérieux leurs positions religieuses, et en particulier leur athéisme, dont il fait un simple prétexte leur permettant de justifier leur immoralité. Pour lui, les libertins sont l’un des symp- tômes les plus inquiétants d’une maladie du corps social, vicié par une immoralité face à laquelle la répression serait le seul véritable remède 9.

. 7 Ce terme renvoie au concept grec de phtora, que la philosophie traduit par le terme de « corruption », et qu’elle oppose au terme genesis, qui désigne la génération, l’épanouissement, la naissance. 8. Les libertins n’ignorent pas l’atomisme et les réflexions de Démocrite, Epicure et Lucrèce. Lorsque les atomes se séparent, ils ne retournent pas au néant. Leur séparation est le préalable à une nouvelle union, qui est à l’origine de la génération. 9. Garasse considère, par exemple que : « quand un esprit se met et abandonne à mal faire, c’est une gangrène irrémédiable, il faut couper, trancher, brûler de bonne heure, LES LIBERTINS ÉRUDITS 247

Le procès et la condamnation de Théophile de Viau, qui meurt des suites de sa captivité en 1626, marquent une évolution très nette dans l’histoire du libertinage, dont l’expression se fait ensuite plus dissimulée et moins « flamboyante 10 » à mesure que s’affirme le pouvoir absolu de Louis XIV. Pour les défenseurs de la religion chrétienne, au fondement de la « cor- ruption » libertine se trouve le désir de se présenter comme un individu autonome, qui pourrait légitimement exercer son esprit critique face à la Loi. Les libertins, par l’importance qu’ils accordent au désir ainsi qu’aux passions, signalent leur distance à l’égard des discours moraux et reli- gieux qui les condamnent. Ils redonnent à la sexualité toute sa place, que la Chute lui avait retirée. Ils jugent avec sévérité le spectacle du monde, qui leur inspire le rire ou une certaine mélancolie, expressions parfois très proches de la supériorité du sage, qui trouvent leur origine dans le constat de l’incertitude et de l’instabilité universelles 11. Ils choisissent également très souvent d’écrire à la première personne, pour rendre compte de leurs propres expériences et pour s’affirmer en tant qu’indivi- dus face à un monde qui ne les comprend pas, voire qui les opprime 12. L’homme que les libertins donnent à voir, à travers leurs écrits person- nels, est incarné : il ne saurait être simplement considéré comme un « animal raisonnable », tel que le définit Aristote. Il est certes un esprit, mais surtout un corps, inscrit dans le temps et dans l’espace, un être autrement l’affaire est désespérée » (p. 16). 10. Cette expression de « libertinage flamboyant » est utilisée par René Pintard, qui a joué un rôle majeur dans l’historiographie du libertinage (voir sa célèbre thèse : Le liber- tinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, dont la première publication date de 1943), pour qualifier un mode d’expression relativement libre des libertins, toléré par le pouvoir entre 1610 et 1623 – date de l’emprisonnement de Théophile de Viau –, en particulier dans l’entourage de Gaston d’Orléans, et dont seule la défaite de la Fronde marque la fin définitive. L’impiété doit ensuite s’inscrire dans les étroites limites du for intérieur, et les libertins envisager de complexes stratégies d’écriture et de dissimulation. 11. Le livre de l’Ecclésiaste, qui proclame la « vanité » de toute chose, est une référence dont on retrouve souvent la trace dans les textes libertins et qui peut être à l’origine d’une certaine mélancolie du sage. 12. Dans la première moitié du siècle, c’est le cas de Théophile, dans la Première Journée (1623), ainsi que de Tristan L’Hermite, dans Le Page disgracié (1643). Pour les libertins, le choix de l’écriture personnelle a certes un sens esthétique, mais il tra- duit également le souci de s’affirmer librement face aux exigences de la morale, qui condamnent le discours sur soi – on connaît par exemple la réprobation que Pascal fait peser sur l’écriture de Montaigne, dans Les Essais – et d’affirmer une forme d’individualisme. Voir L. Tricoche-Rauline, Identité(s) libertine(s). 248 ÉTUDES DE LETTRES dont l’imagination et les désirs ne sauraient être négligés et qui résiste à tout discours culpabilisant. Cette importance accordée aux désirs, y compris sexuels, conduit les défenseurs de la religion chrétienne à accuser les libertins d’obscé- nité. Cette accusation se fonde sur la parution à cette époque de divers recueils licencieux 13. Mais l’obscénité, qui n’est pas toujours dénuée d’intentions blasphématoires, est un objet de dissimulation pour les libertins, qui n’assument que sous le masque de pseudonymes ou de l’anonymat les conséquences que de telles publications pourraient avoir pour eux. Jean-Christophe Abramovici affirme que « la corruption offre [aux yeux du moraliste] un défaut ou un excès de visibilité ; qu’il dénonce la multiplicité de ses masques ou celle de ses formes, l’obscénité est un leitmotiv de son discours 14 ». A une époque où s’impose un strict contrôle du corps, sous l’influence des exigences morales et religieuses, l’obscénité est dénoncée comme une transgression fondamentale des règles de la vie en société. Les libertins défendent au contraire une vision déculpabilisée de la sexualité, définie comme un élan vital, naturel et comme un facteur essentiel de plaisir. Théophile, par exemple, convoque de nombreux motifs liés au désir et à son assouvissement. Dans le son- net « Je songeais que Phyllis des enfers revenue », il énonce même cette conclusion, qui semble autoriser la femme à une sacrilège profanation de l’âme, placée quasiment sur le même plan que le corps au sein de la sexualité : « Comme tu t’es vanté d’avoir …tu mon corps,/ Tu te pourras vanter d’avoir …tu mon âme 15 ». On peut également citer l’exemple des Confessions de Jean-Jacques Bouchard (1606-1641), œuvre dans laquelle la sexualité, évoquée sous l’angle de l’impuissance et de la crainte qu’elle lui inspire, est radicalement étrangère à toute considération morale. Pour les libertins, l’idéalisme et les contraintes que la morale et la reli- gion imposent en matière amoureuse sont des illusions inefficaces, qui n’empêchent pas l’individu de répondre à la puissance irrépressible de ses désirs, et qui ont de surcroît pour conséquence de lui infliger le poids insupportable de la culpabilité.

. 13 Les recueils suivants sont révélateurs de cette « obscénité » libertine : le Cabinet satyrique, ou recueil des vers piquans et gaillards de ce temps (1618), Les Délices de la poésie française (1620), La Quint-essence satyrique (1622), ou encore le célèbre Parnasse satyrique (1623), qui faillit coûter le bûcher à Théophile. 14. J.-Ch. Abramovici, Obscénité et classicisme, p. 42. 15. Th. de Viau, Œuvres poétiques. Sonnet, p. 130 LES LIBERTINS ÉRUDITS 249

L’accusation la plus grave dont les libertins sont victimes en matière de morale, car elle peut mener sur le bûcher et qu’elle est souvent confondue avec celle d’hérésie 16, est sans aucun doute celle de « sodomie ». Garasse a ces mots très durs pour évoquer ce suprême péché de chair, preuve supplémentaire et irréfutable de l’immoralité libertine, qui conduit à adopter des pratiques réputées contre-nature :

Jadis lors qu’il y avoit encores un peu de sentiment et de pieté dans les ames des bons vieux françois, au seul nom de sodomie, on ne par- loit que de brusler tout vif celuy qui en eus esté seulement soupçonné, et aujourd’huy on verra un livre qui se vend publiquement dans les galeries du palais, qui porte en front un sonnet execrable, par lequel l’autheur, qui se dit le Sieur Theophile se repentant, à ce qu’il dit, d’avoir eu et contracté une maladie infame avec une prostituée, fait vœu à Dieu d’estre sodomite tout le reste de ces jours, et ce par des parolles les plus execrables qui soient jamais sorties de la bouche du plus abominable sodomite qui ait esté enveloppé dans les cendres de Gomorrhe. Helas ! Flammes de Sodome, ou estes vous ! Puis que les hommes ferment les yeux ! Que ne fondés vous sur cette abomination ! Que ne vengés vous les querelles de Dieu vostre maistre, duquel on profane le nom, que ne consumés vous en cendres ces livres plus impu- diques que ne furent jamais les maisons et les murailles de Seboim, d’Adama, de Sodome, et de Gomorrhe ? 17

Le jésuite craint pour Paris le même sort que certaines des villes antiques 18. Il fait allusion à un sonnet de Théophile intitulé « Phyllis, tout est …tu, je meurs de la vérole », et qui comporte cette audacieuse conclusion :

Mon Dieu, je me repens d’avoir si mal vécu :/ Et si votre courroux à ce coup ne me tue,/ Je fais vœu désormais de ne …tre qu’en cul 19.

16. Dassoucy, dans ses Aventures, désigne l’homosexualité comme une « hérésie en fait d’amour » (Aventures burlesques de Dassoucy, p. 133.) L’accusation de sodomie a par exemple conduit Chausson et Paulmier à avoir la langue coupée et à être brûlés vifs pour viols et enlèvement d’enfants en 1661. 17. F. Garasse, Doctrine, p. 782 sq. 18. Sodome, Gomorrhe, Adama et Seboïm sont des villes pécheresses et maudites, que Dieu, dans sa colère, a détruites. De ces villes de la vallée de Siddim, seule la cinquième, Zoar, est épargnée. 19. Th. de Viau, Œuvres poétiques, p. 358. 250 ÉTUDES DE LETTRES

Théophile reprend ainsi le vœu chrétien de chasteté, pour le détourner et en faire un vœu libertin de sodomie. Pour ses accusateurs, il incarne ainsi de manière paroxystique la débauche et la corruption, par son choix supposé d’une sexualité orientée exclusivement vers le plaisir et rompant radicalement avec l’impératif de la procréation, qui est pourtant, pour les dévots, son seul mode possible de légitimation. La prudence à laquelle les libertins sont contraints rend, pour les défenseurs de la religion chrétienne, leurs comportements forcément suspects et objets d’un certain nombre de spéculations, relevant parfois en partie du fantasme. L’expression du libertinage est considérée comme à la fois excessivement spectaculaire – on craint qu’elle n’influence la noblesse - et dissimulée, ce que les apologètes interprètent comme un signe de la lâcheté et de l’hypocrisie des libertins 20. A la dénonciation de la corruption sur le fond s’ajoute celle d’une forme corrompue, marquée par le choix de la dissimulation, en partie imposé aux libertins par les cir- constances historiques et politiques. Les apologètes dénoncent l’usage du double langage, des ressources de la fiction et la pratique de l’ironie, qui conduit à déresponsabiliser le langage et qui rend difficile à définir l’es- pace véritable de la pensée. Pour les libertins, qui défendent néanmoins toujours un idéal de sincérité et de transparence absolue, les mots, dans une société corrompue et marquée par le poids du mensonge, ne peuvent plus renvoyer avec certitude aux choses. Les libertins critiquent non seu- lement la Vérité, mais ils mettent également en question la possibilité même d’accéder à une vérité grâce à la raison, qu’elle soit philosophique, morale ou religieuse 21. Leurs adversaires considèrent comme intolérable

20. Pour les libertins, la crainte de la répression culmine après le procès de Théophile et la prise en main du pouvoir par Richelieu en 1624. Elle conduit par exemple Charles Sorel à réécrire son Histoire comique de Francion. Entre la version de 1623 et celle de 1626, beaucoup des allusions libertines ont été supprimées. La nouvelle version qu’il présente de son œuvre en 1633 est même attribuée à un autre auteur : Moulinet Du Parc, dont le récit s’inspirerait du témoignage de Francion lui-même. La paternité de l’œuvre libertine est fictionnelle, en partie incertaine. 21. Certains libertins – c’est le cas de La Mothe Le Vayer, par exemple – face aux vérités religieuses, qu’ils considèrent comme relatives et incertaines, défendent la sus- pension sceptique du jugement. On peut considérer qu’il s’agit de protéger la foi des attaques éventuelles du rationalisme. Mais la suspension du jugement fait de l’adhé- sion aux dogmes religieux le fruit d’un certain aveuglement, d’une volonté de croire, parfaitement contingente. Le fidéisme des libertins peut être interprété comme le masque de leur athéisme. LES LIBERTINS ÉRUDITS 251 cette corruption du signe linguistique, forme abusivement dissociée de ses liens essentiels avec l’être. Jean-Christophe Abramovici relève même dans l’œuvre de Molière cette dissociation entre la forme irréprochable et le sens profond des pièces, moralement audacieux. Il considère que « l’obscénité (fondamentale, idéologique) de Molière, c’est d’avoir effacé de ses pièces les obscénités (formelles, choquantes, mais insignifiantes) de l’ancienne comédie pour mieux en perpétuer la morale corrompue. 22 » La politesse, le souci de ne pas choquer, passe même paradoxalement, aux yeux des dévots, pour le signe inquiétant d’une plus grande corrup- tion de l’être. Pour les libertins, elle signale une adaptation au monde nécessaire à leur survie, mais dont ils font un signe de la corruption du monde lui-même.

Les libertins moralistes : la critique de la corruption du monde

Les libertins répondent aux critiques de leurs adversaires, qui créent une image polémique et fictionnelle du libertin, en leur renvoyant des accu- sations comparables. Les jésuites sont accusés d’impiété, d’immoralité et d’hypocrisie. Ils seraient eux-mêmes corrompus, et de plus caution- neraient la corruption des hommes du monde. Guy Patin, considérant qu’ils trahissent l’idéal de Jésus, note :

Paris abonde en gens qui haïssent ces Pères à force de les bien connaître : qui ont l’impudence de s’appeler Compagnons de Jésus, combien que le bon Seigneur n’ait jamais appelé personne son compagnon, que Judas même, qui le vendit 23.

22. J.-Ch. Abramovici, Obscénité et classicisme, p. 44. Dans la « Préface » du Tartuffe, Molière évoque l’accusation de corruption sur le fond, aussi bien que sur la forme, dont sa pièce est l’objet. Il mentionne ainsi les réactions des spectateurs à la représentation de sa comédie : « les uns l’ont considérée dans sa pureté, lorsque les autres l’ont regardée dans sa corruption, et confondue avec tous ces vilains spectacles qu’on a eu raison de nommer des spectacles de turpitude » (Molière, Œuvres complètes, tome II, p. 886). 23. G. Patin, Lettres. Lettre à Charles Spon, p. 434. Patin, qui défend les libertés gallicanes, est très hostile aux jésuites, ultramontains et favorables au pouvoir du Pape. Il critique leurs mœurs sexuelles dissolues, et en particulier leur propension à la sodomie, leur cupidité, leur ambition. Il a également une certaine admiration pour les jansénistes et accueille avec satisfaction la publication des Provinciales (1656-1657) de Pascal, œuvre majeure de la polémique anti-jésuite. 252 ÉTUDES DE LETTRES

Théophile organise également sa défense, dans son procès, en insistant sur les vices de ses accusateurs 24. C’est une parole pamphlétaire qu’il développe contre Garasse. Le jésuite est pour lui avant tout soucieux de gloire et de pouvoir, et il exerce sur la société l’influence pernicieuse qu’il prête à son adversaire libertin. Théophile précise qu’au moment de son procès, « [s]es accusateurs faisaient retentir les églises de médisances, dont l’Hôtel de Bourgogne eût été scandalisé. 25 » Ce procès est l’occa- sion de dissiper l’illusion de la moralité des représentants de l’Eglise. La religion est le masque idéal du vice, dont seuls les plus crédules sont les dupes. En moralistes, les libertins dénoncent plus généralement les vices de leurs contemporains, et en particulier l’orgueil. Dans Le Page disgracié, Tristan L’Hermite montre qu’il a conscience des critiques auxquelles le choix de l’écriture personnelle expose un auteur. C’est pourquoi il affirme que, dans son œuvre, «la Vérité [se] présentera seulement si mal habillée qu’on pourra dire qu’elle est toute nue. On ne verra point une peinture qui soit flattée. 26 » Les libertins mettent également en cause le poids de l’argent et le désir de pouvoir, qui ont pour conséquences l’ascension sociale des plus médiocres et la persécution des sages, forcé- ment incompris. Ils critiquent la corruption du présent et font volontiers l’éloge des temps passés. Théophile déplore en particulier la solitude du sage face à l’universelle corruption intellectuelle et morale de la société. Il fait ainsi cet amer constat :

Aujourd’hui l’injustice a vaincu la raison, Les bonnes qualités ne sont plus de saison, La vertu n’eut jamais un siècle plus barbare,

24. Cyrano de Bergerac fait également une satire très violente d’un jésuite, dans ses Lettres satiriques et amoureuses, p. 133, ainsi que dans Autres lettres. Contre un Jé[suite] assassin et médisant, p. 213. Le personnage qu’il décrit, Messire Jean, est caractérisé par sa violence, son hypocrisie et son immoralité. Cyrano fait même allusion à la légi- timation par les jésuites du tyrannicide. Il fait au « jésuite assassin et médisant » cette remarque ironique : « Assurément vous me preniez pour un roi, quand vous prêchiez vos disciples de m’assassiner, mais ce n’est pas de toute farine que se font les Châtels, et les Ravaillac » (p. 213). 25. Th. de Viau, Apologie au Roi, in Œuvres complètes, tome III, p. 259. 26. T. L’Hermite, Le Page disgracié, in Œuvres complètes, tome I, p. 207. LES LIBERTINS ÉRUDITS 253

Et jamais le bon sens ne se trouva si rare 27.

Du fait de la généralisation du mensonge et de la dissimulation, en particulier à la cour, il considère qu’il est devenu difficile de distinguer le vice et la vertu. Les exigences de la morale ne voudraient plus rien dire, pour une partie de ses contemporains. La cour, lieu de pouvoir censé donner l’exemple du raffinement et de la politesse mondaine, se révèle marquée par la violence, voire par la barbarie des courtisans, ces « esclaves insensés des pompes de la Cour 28 ». Garasse, dans son achar- nement contre Théophile, ne serait finalement que le porte-parole d’une foule agressive et stupide, toujours perçue comme une menace pour l’intelligence et pour la vérité. Dans l’avertissement à L’Histoire comique de Francion, la « corruption » des temps devient la justification légitime de la dissimulation, d’une écriture qui voile son véritable sens, « pource que l’on n’aime pas aujourd’hui à voir la vérité toute nue 29 ». Le héros, Francion, est même placé à la tête d’une confrérie des « Braves et des Généreux », qui se fixe pour objectif de lutter contre la corruption des mœurs 30. Cette posture de moraliste serait censée rendre vaine le dis- cours de ceux qui dénoncent le libertinage. Dans son œuvre, Sorel montre que « c’est bien perdre son temps de vouloir critiquer celui qui est le critique des autres 31 ». En proposant d’eux, dans leurs écrits person- nels, des autoportraits en sages dénonçant les vices d’autrui, les libertins entendent corriger l’image d’incarnations de la corruption, laissée par la créature décrite et fustigée par Garasse.

27. Th. de Viau, Elégie à une dame, in Œuvres complètes, p. 102. Théophile, dans la Satire seconde, pose également cette question : « Où se cache aujourd’hui la vertu de jadis ? » (p. 132). 28. Ibid., p. 248. 29. F. Sorel, Histoire comique de Francion, p. 384. 30. C’est ainsi qu’il décrit leurs activités : « Nous n’attaquions pas seulement le vice à coups de langue : le plus souvent, nous mettions nos épées en usage et chargions sans merci ceux qui nous avaient offensés » (ibid., p. 286). Francion pointe la discordance très fréquente entre le pouvoir conféré aux gens par l’argent et le véritable mérite, intel- lectuel et moral. Il se montre toutefois sans illusion sur ses chances de réussir dans cette mission, étant donné l’universalité de la corruption : « Il me semblait que, comme Hercule, je ne fusse né que pour chasser les monstres de la terre ; toutefois, pour dire la vérité, il n’y avait pas moyen que j’opérasse du tout en cela, car il faudrait détruire tous les hommes qui n’ont plus rien maintenant d’humain que la figure » (ibid., p. 298). 31. Ibid., p. 385. 254 ÉTUDES DE LETTRES

Les libertins entendent prouver que le libertinage ne se confond pas avec le vice, mais qu’il suppose au contraire la modération et la maîtrise des passions, autant de qualités auxquelles la société contemporaine serait étrangère. Ils goûtent les plaisirs de la bonne chère, mais veillent à ce que le plaisir reste dans les limites de la raison et ne sombre pas dans l’excès. La sagesse du mangeur est un juste milieu entre les vaines contraintes de la politesse mondaine et les excès prétentieux des faux savants, qui révèlent leur véritable nature dans la débauche. Dans la Première jour- née, Théophile défend un rapport apaisé avec la nourriture qui devrait être acceptée comme un besoin naturel du corps, lié aux plaisirs et aux joies de la conversation. Les libertins refusent également l’ivrognerie, et se révèlent même relativement méfiants à l’égard du vin, susceptible d’entraîner l’ivresse et la perte de maîtrise de soi. Sorel, dans L’Histoire comique de Francion, prête à son héros ces très sages propos :

C’est à faire aux esprits bas […] à ne pouvoir de telle sorte commander sur eux-mêmes qu’ils ne sachent restreindre leurs appétits et leurs envies. Pour moi, bien que j’aime ce breuvage autant qu’il est possible, je m’abstiendrai facilement d’en goûter et je ferais ainsi de toute autre chose que je chérirais uniquement 32.

Le rapport des libertins à la sexualité ne se confond pas non plus avec la licence. Les poèmes licencieux ont une fonction libératoire. Ils consti- tuent essentiellement une provocation par rapport à un ordre moral très contraignant. Il importe toutefois de ne pas tirer de conclusions, à partir de ces poèmes, sur les comportements effectifs. Les libertins défendent les plaisirs en matière de sexualité, mais en aucun cas l’asservissement à une autre forme de tyrannie, tout aussi insoutenable que celle des pouvoirs politiques et religieux : celle du désir. La valorisation de la liberté est pour eux indissociable du sens des responsabilités. La liberté ne s’identifie ni au désordre intérieur des passions, ni à l’anarchie, sur le plan social. Les libertins, même s’ils ne sont pas des défenseurs acharnés de la monarchie absolue et de l’ordre politique, moral et religieux qu’elle impose, n’entendent pas prendre le risque du désordre. En réservant la lecture de leurs œuvres à une élite « déniaisée », capable de lire « entre les lignes 33 », ils montrent qu’ils ne

32. Ibid., p. 70. 33. Voir L. Strauss, La persécution et l’art d’écrire. LES LIBERTINS ÉRUDITS 255 sont ni corrompus, ni corrupteurs pour la société : seuls les lecteurs intelligents sont susceptibles de comprendre une pensée originale et audacieuse, que le « vulgaire » confondrait avec une défense de l’immoralité.

La reprise détournée et libertine de la notion de corruption

Les libertins pratiquent fréquemment, en matière morale et religieuse surtout, « le détournement dissimulé du discours de l’adversaire 34 ». C’est ainsi qu’ils privent la notion de corruption de son sens moral et reli- gieux. Le terme « corruption », pour les chrétiens, renvoie à la nature de l’homme, marquée par le péché originel, qui l’a précipité dans la souf- france et dans la temporalité. Pour espérer gagner le salut, l’homme ne devrait oublier ni sa nature corrompue ni l’espoir qu’incarne pour lui le Christ 35. Les libertins s’efforcent au contraire d’effacer le poids de la Chute sur l’histoire des hommes. Cyrano évoque même le scandale que constitue cette généralisation à l’humanité entière d’une responsabilité pourtant individuelle :

Hélas ! pour un seul fruit qu’Adam mangea, cent mille personnes moururent qui n’étaient pas encore ; l’arbre même est forcé par la Nature de commencer le supplice de ses enfants criminels 36. L’homme ne peut être considéré comme coupable d’une faute qu’il n’a pas commise. Les libertins, parfois inspirés par une vision matérialiste du monde 37, conçoivent la corruption comme l’altération du corps, soumis aux

. 34 Voir S. Gouverneur, Prudence et subversion libertines. 35. Voir B. Pascal, Pensées : « Et tout ce qu’il nous importe de connaître est que nous sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu, mais rachetés par Jésus-Christ » (p. 76 sq.). La double nature de l’homme fait qu’il n’est pas simplement corrompu, il a aussi le souvenir de la perfection qui le caractérisait avant la Chute, et qu’il aspire à retrou- ver. Les libertins sont ceux qui oublient la corruption originelle de l’homme, ce qui les précipite dans l’orgueil. 36. Cyrano de Bergerac, Lettres. Contre l’automne, p. 56. Pour Cyrano, la pluralité des mondes, thèse qu’il défend dans Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil, contredirait d’ailleurs l’universalité de la Chute. 37. Cyrano de Bergerac, Lettres amoureuses, p. 189 : « L’homme a deux trépas à souffrir sur la terre, l’un violent, qui est l’amour, et l’autre naturel, qui nous rejoint 256 ÉTUDES DE LETTRES ravages du temps ou à la maladie 38. Tristan L’Hermite, dans le poème A des cimetières, propose un tableau centré sur la vanité des choses de ce monde. Il décrit les « ossements entassés » et les tombes : « Représentant la vie et sa fragilité,/ Pour censurer l’orgueil des âmes insolentes 39. Les libertins évoquent l’inéluctable affaiblissement, voire la décomposition naturelle du corps après la mort. Cette forme de corruption que nous ne maîtrisons pas, même si les textes peuvent suggérer des moyens auda- cieux de l’éviter 40, n’occasionnera pour nous aucune souffrance. Les libertins usent des lieux communs du sommeil ou de la nuit pour évo- quer le silence et l’obscurité de la mort. Celle-ci ne serait donc rien, elle serait le simple terme de l’existence et seul le moment du passage de vie à trépas pourrait éventuellement être craint 41. Des Barreaux, qui se réapproprie sur le mode libertin, laïcisé, le motif du memento mori, incite également ses lecteurs à une certaine sérénité face à la mort :

à l’indolence de la matière. » Dans Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil, le héros se trouve confronté à cette vision de la mort étrangère à toute forme d’idéalisation et centrée sur la corruption du corps : il lui est donné à imaginer un « cadavre marchant sur les vers dont il regorge, à la merci des crapauds qui lui mâchent les joues » (p. 138). 38. M. de Montaigne, dans cet extrait (III, 12), fait le lien entre corruption et maladie : « En ces maladies populaires, on peut distinguer sur le commencement, les sains des malades : mais quand elles viennent à durer, comme la nostre, tout le corps s’en sent, et la teste et les talons : aucune partie n’est exempte de corruption. Car il n’est air, qui se hume si gouluement : qui s’espande et penetre, comme faict la licence ». La corruption serait en partie liée à l’état de société. Elle est nettement moins présente à l’état de nature, chez ceux que l’Europe considère comme des sauvages. Montaigne évoque la force physique et morale des « cannibales », qui sont moins soumis aux mala- dies que les européens et qui restent étrangers à bien des vices : « En ceux-là [les sau- vages] sont vives et vigoureuses les vrayes et plus utiles et naturelles vertus et proprietez, lesquelles nous avons abstardies en ceux-cy, et les avons seulement accommodées au plaisir de nostre goust corrompu » (Les Essais, I, 31, p. 205). 39. T. L’Hermite, Les Amours. A des cimetières, in Œuvres complètes, tome II, p. 53. 40. Cyrano de Bergerac, dans Les Etats et Empires de la Lune (p. 139-140), décrit une scène d’anthropophagie, qui est présentée comme un moyen d’éviter l’ensevelissement du corps et de faire participer la mort au cycle naturel de la vie. La corruption, par la digestion, dans le corps des proches du défunt, devient une condition nécessaire à la régénération de la matière. Dans cette vision cyclique du temps, la corruption a toute sa place, et ne s’oppose plus à la genèse, dont elle est même l’un des préalables. 41. Th. de Viau, A Philis. Stances, in Œuvres complètes, p. 73. « Le Soleil meurt pour moi, une nuit m’environne,/ Je pense que tout dort,/ Je ne vois rien, je ne parle à per- sonne :/ N’est-ce pas être mort ? ». La mort est d’autant moins inquiétante qu’elle n’est pas entièrement étrangère à la vie. La mélancolie, la souffrance amoureuse peuvent donner une image de ce qu’elle est, pour celui qui est pourtant bien vivant. LES LIBERTINS ÉRUDITS 257

Mortel, qui que tu sois, n’aye plus à frémir/ De l’horreur de la mort et de la sépulture,/ Ce n’est qu’un doux repos où tombe la Nature,/ Dont l’insensible estat ne doit faire gémir 42.

La corruption est le signe de notre mortalité, qui fait partie intégrante de la vie et qui devrait nous inciter à nous tourner vers le plaisir, au présent. Les libertins ne reconnaissent donc pas la nature de l’homme comme corrompue au sens moral, bien au contraire. Ils rappellent que c’est le plus souvent l’état de société qui a conduit à la corruption, du fait des discours moraux et religieux, qui éloignent l’homme de son aspiration naturelle à la vie. En imposant d’étroites limites au désir, qui n’aurait la possibilité de s’exprimer de manière légitime que dans le cadre restreint du mariage, la société détourne les individus des exigences de la création, auxquelles elle préfère la préoccupation mortifère de la corruption, qu’il importerait de sans cesse racheter 43. Dans la Satire première, Théophile de Viau évoque les conséquences néfastes des discours d’autrui sur l’âme naturellement bonne de l’individu :

Je crois que les destins ne font venir personne En l’être des mortels qui n’ait l’âme assez bonne, Mais on la vient corrompre, et le céleste feu Qui luit à la raison ne nous dure que peu ; Car l’imitation rompt notre bonne trame, Et toujours chez autrui fait demeurer notre âme 44.

Ce sont les discours moralisateurs qui sont aliénants pour l’homme. Ils figent son esprit dans des postures qui ne sont pas celles qu’il avait adoptées à l’origine. En matière de morale, il s’agirait d’opérer une forme

42. A. Adam, Les libertins au XVIIe siècle, p. 198. 43. Voir Cyrano de Bergerac, Les Etats et Empires de la Lune et du soleil, p. 143 : « que les Grands de votre monde sont enragés de faire parade d’un instrument qui désigne un bourreau, qui n’est forgé que pour nous détruire, enfin l’ennemi juré de tout ce qui vit ; et de cacher, au contraire, un membre sans qui nous serions au rang de ce qui n’est pas, le Prométhée de chaque animal, et le réparateur infatigable des faiblesses de la nature ». Cyrano évoque ainsi le paradoxe d’une société qui valorise l’épée, signe de noblesse, mais aussi instrument de destruction, au détriment du « membre viril », qui est pourtant à l’origine de la génération. Ce paradoxe est le signe d’une société que les discours moraux et religieux ont affaiblie, qui considère la vie comme une menace et qui se révèle obsédée par la culpabilité et par la mort. 44. Th. de Viau, Satire première, in Œuvres complètes, p. 130 sq. 258 ÉTUDES DE LETTRES de révolution copernicienne. Pour Théophile, ce n’est pas la nature de l’homme qui doit changer, car elle est au cœur de son existence et lui apporte le « céleste feu » nécessaire à sa raison. C’est l’homme qui doit accepter de s’adapter à sa nature et de soumettre sa vie sociale aux exi- gences qu’elle lui fixe, pour éviter à son âme de « demeurer » dans les discours d’autrui, signe d’un immobilisme trompeur et stérile. Dans son Histoire comique, Sorel semble rêver d’un temps où « les lois naturelles seraient alors révérées toutes seules et [où] l’on vivrait comme au siècle d’or. 45 » Ce rêve est celui d’un retour à l’innocence et au bonheur que l’homme pourrait retrouver en reconquérant non pas le jardin d’Eden 46, mais son propre jardin, sa nature, que les discours moraux et religieux l’ont abusivement obligé à renier. L’argument de la corruption est donc au cœur de la polémique entre les libertins et les apologètes, qui l’utilisent chacun de leur côté pour dénoncer le parti adverse, au nom d’une défense commune des valeurs morales. Pour les libertins, le respect de la morale ne peut toutefois être le fruit d’une culpabilisation outrancière des individus, fondée sur le mythe du péché originel et de la Faute. Le discours religieux précipiterait au contraire les individus dans le mensonge et dans la transgression. Il sert essentiellement de justification à l’asservissement de la majorité, au profit exclusif de quelques-uns, détenteurs de tous les pouvoirs. Pour les libertins, la posture du moraliste est l’occasion d’une remise en question de la conception théologique de l’homme. L’histoire ne conduit, avec le triomphe du christianisme, qu’à la culpabilisation et au raidissement dans le dogmatisme et l’hypocrisie. La morale des libertins « corrompus » invite à une rupture à l’égard des discours moralisateurs et de la haine de soi qu’ils professent. En acceptant un rapport apaisé avec sa nature, à laquelle il est d’ailleurs illusoire de croire que l’on peut imposer silence, et en retrouvant une forme de souveraineté qu’il avait perdue, l’homme doit pouvoir accéder à l’autonomie et au plaisir. Ce plaisir ne naît pas de l’abandon au vice. Il est la réponse bien tempérée, dans les limites

45. Ch. Sorel, Histoire comique de Francion, p. 401. 46. Cyrano de Bergerac imagine à de multiples reprises un tel retour de l’homme au Paradis, en particulier dans Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil. Ce retour se solde par un échec et n’apporte pas au personnage le salut espéré. Il le précipite au contraire dans une suite de mésaventures dont certaines auraient pu lui coûter la vie. LES LIBERTINS ÉRUDITS 259 imposées par le souci de préserver la sérénité de l’individu, aux désirs humains les plus légitimes. Pour les libertins, la corruption qui frappe l’homme ne peut être l’objet d’une quelconque condamnation morale. Elle est une conséquence physique inévitable de la maladie et de la mort. Elle est plus symboliquement le fruit des incessants changements qui traversent nos existences marquées par la temporalité, et dont l’individu peut faire une chance, une occasion de rompre avec le poids des permanences et des liens d’appartenance qui pèsent sur lui, au lieu de les subir comme un signe de malédiction. Contrairement aux dévots, qui nous imposent de faire de la recherche du Salut la fin véritable de l’existence, les liber- tins nous invitent à nous tourner vers la vie et vers l’espoir d’un bonheur terrestre fondé sur la satisfaction des désirs et étranger à la débauche. Ils font de la corruption le seul fondement possible d’une morale respec- tueuse de l’individu et la condition d’une nouvelle genèse, qui accepterait enfin le désir et le corps comme parties intégrantes de notre humanité, ainsi réconciliée avec elle-même.

Laurence Tricoche-Rauline Université de Saint-Etienne 260 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Textes

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Travaux

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LA CORRUPTION DU COMPOSÉ DE L’ÂME ET DU CORPS SELON DESCARTES

Bien que le terme « corruption » soit rarement employé par Descartes, ses occurrences s’avèrent en parfaite conformité avec l’ensemble des thèses constitutives de son système. Alors que l’acception du terme varie selon ce à quoi il se rapporte, il n’en reste pas moins que ses usages se rencontrent à des moments philosophiques charnières. Ainsi, loin d’être reléguée au second plan, la notion de corruption revêt de toute évidence une importance qui, jusqu’alors, a été largement sous-estimée, voire occultée. Dans le dessein de contrer la tradition scolastique, Descartes insiste sur l’objectif fondamental de son œuvre philosophique, à savoir la nécessité d’atteindre une connaissance claire et distincte dans les sciences. Cette lecture épistémologique se double d’une réflexion philosophique, anthropologique et morale sur le travail qu’un individu entreprendra sur ses propres représentations aux seules fins de ruiner la forme de corruption que sont les préjugés et les utopies qu’il véhicule, souvent depuis l’enfance, aussi bien sur certains phénomènes du monde qui l’entourent que sur lui-même.

Chez Descartes, la notion de corruption, entendue au sens de corruption du tout qu’est l’homme, occupe une place cardinale dans l’étude du cas pathologique de l’hydropique. Le philosophe peut alors approfondir sa réflexion anthropologique sur l’union de l’âme et du corps, tout en ouvrant de nouvelles perspectives épistémologiques et pratiques en médecine. Toutefois, ce point s’avère paradoxal, et constitue quasiment un cas limite. En effet, la troisième des « notions primitives » 1 présente

. 1 « J’ai distingué trois genres d’idées ou de notions primitiues qui se connoissent chacune d’vne façon particuliere & non par la comparaison de l’vne à l’autre, à sçauoir la notion que nous auons de l’ame, celle du corps, & celle de l’vnion qui est entre l’ame & le corps » (Lettre à Elisabeth, 28 juin 1643, A.T. III, p. 691). 264 ÉTUDES DE LETTRES un trait particulier en ce qu’elle est à la fois unitaire, mais également composée de deux entités hétérogènes qui sont elles-mêmes des « notions primitives » et qui ordinairement sont intimement liées, tout en disposant aussi simultanément d’une indépendance partielle réciproque ; le corps – en tant que substance étendue – pouvant agir indépendamment de l’âme – dont l’essence est d’être une substance pensante – et réciproquement. Néanmoins, un cas pathologique comme l’hydropisie va porter atteinte à l’union de l’âme et du corps, sans aller jusqu’à la mettre radicalement en péril comme le ferait une destruction totale ; ce qui constitue une différence de degré entre le cas pathologique et la mort. Par corruption, il faut donc ici entendre, une altération de l’union substantielle de l’âme et du corps par sa mise en porte à faux, laquelle mise en porte à faux devient radicale et devient une dissociation dans la décomposition totale de l’union de l’âme et du corps qu’est la mort. L’analyse du cas de l’hydropique sous l’angle de la corruption de l’âme et du corps laisse apparaître plusieurs enjeux : qu’en est-il de l’identité de l’individu ? Comment penser une certaine permanence identitaire – le sujet est toujours identifié comme tel – et les changements pathologiques qui affectent et qui modifient provisoirement ou durablement son corps ? Quels sont les enjeux et les conséquences d’un point de vue thérapeu- tique, philosophique, métaphysique, anthropologique ? Nous voudrions dans un premier temps analyser le cas pathologique de la corruption du composé en rapport avec l’hydropisie, pour aborder dans un second temps les questions de la finitude et de l’identité qu’il soulève.

L’hydropique ou une corruption partielle pathologique du composé

Bien que Descartes insiste sur l’absolue hétérogénéité des substances pensante et corporelle, ces deux substances forment néanmoins, via la troisième des « notions primitives », le tout qu’est l’homme. L’intime union de l’âme et du corps présente paradoxalement une corruption de nature pathologique :

Nous nous trompons aussi assez souuent, mesme dans les choses ausquelles nous sommes directement portez par la nature, comme il arriue aux malades, lorsqu’ils desirent de boire ou de manger des choses qui leur peuuent nuire. On dira peut-estre icy que ce qui est LA CORRUPTION DU COMPOSÉ DE L’ÂME 265

cause qu’ils se trompent, est que leur nature est corrompuë ; mais cela n’oste pas la difficulté, parce qu’vn homme malade n’est pas moins veri- tablement la creature de Dieu, qu’vn homme qui est en pleine santé ; & partant il repugne autant à la bonté de Dieu, qu’il ait vne nature trompeuse & fautiue, que l’autre. Et comme vne horloge, composée de roües & de contrepoids, n’obserue pas moins exactement toutes les loix de la nature, lorsqu’elle est mal faite, & qu’elle ne montre pas bien les heures, que lorsqu’elle satisfait entierement au desir de l’ouurier ; de mesme aussi, si ie considere le corps de l’homme comme estant vne machine tellement bastie & composée d’os, de nerfs, de muscles, de veines, de sang & de peau, qu’encore bien qu’il n’y eust en luy aucun esprit, il ne lairroit pas de se mouuoir en toutes les mesmes façons qu’il fait à present, lorsqu’il ne se meut point par la direction de sa volonté, ny par consequent par l’aide de l’esprit, mais seulement par la dispo- sition de ses organes, ie reconnois facilement qu’il seroit aussi naturel à ce corps, estant, par exemple, hydropique, de souffrir la secheresse du gozier, qui a coustume de signifier à l’esprit le sentiment de la soif, & d’estre disposé par cette secheresse à mouuoir ses nerfs & ses autres parties, en la façon qui est requise pour boire, & ainsi d’augmenter son mal & se nuire à soy-mesme, qu’il luy est naturel, lorsqu’il n’a aucune indisposition, d’estre porté à boire pour son vtilité par vne semblable secheresse de gozier 2.

Le cas pathologique de l’hydropique comporte moins une dimension polémique qu’il ne vise à mettre en évidence la pertinence et la vali- dité du système que défend Descartes. En effet, alors que la tradition médicale reste en échec pour rendre compte de cette pathologie (elle la conçoit comme échappant à l’ordre et aux lois de la nature), Descartes dépasse l’aporie où en est restée la tradition. Comme le souligne Annie Bitbol-Hespériès, « l’analyse cartésienne met à mal l’invocation du thème de la nature dans les traités médicaux, et les distinctions qui en sont issues, classant l’hydropisie parmi les tumeurs contre nature » 3. Selon Descartes, l’hydropique présente une nature corrompue et par là patho- logique, mais il n’en reste pas moins que la pathologie obéit encore aux lois physiques de la nature. Même atteint dans son fonctionnement normal, le corps humain appartient encore à l’ordre de la nature et reste une création divine gardant son identité :

2. Ibid., A.T. IX-1, p. 67. 3. A. Bitbol-Hespériès, « La médecine et l’union dans la Méditation sixième », p. 35. 266 ÉTUDES DE LETTRES

Mais certes, quoy qu’au regard du corps hydropique, ce ne soit qu’vne denomination exterieure, lors qu’on dit que sa nature est corrompuë, en ce que, sans auoir besoin de boire, il ne laisse pas d’auoir le gozier sec & aride ; toutesfois, au regard de tout le composé, c’est à dire de l’esprit ou de l’ame vnie à ce corps, ce n’est pas vne pure denomination, mais bien vne veritable erreur de nature, en ce qu’il a soif, lorsqu’il luy est tres-nuisible de boire ; & partant, il reste encore à examiner comment la bonté de Dieu n’empesche pas que la nature de l’homme, prise de cette sorte, soit fautiue & trompeuse 4.

Cette « veritable erreur de la nature » que donne à voir l’hydropisie est à distinguer d’abord de la corruption totale du corps qu’est la mort, mais aussi de la variabilité naturelle du corps, et enfin de la dégradation d’une partie du corps, exigeant une amputation. Il convient de préciser que la variabilité naturelle du corps appartient à l’essence de ce dernier et est particulièrement manifeste lorsque le corps grandit, grossit, vieillit, se régénère et / ou se transforme selon un processus naturel. Ces chan- gements incessants font que l’unité, l’unicité et l’identité de l’homme ne sont pas à attribuer à son corps, mais à rapporter à l’âme ; ce qui implique que le corps d’un individu est proprement le sien en raison de l’âme qui lui est unie :

Je ne pense pas qu’il y ait aucune particule de nos membres, qui demeure la mesme numero vn seul moment, encore que nostre corps, en tant que corps humain, demeure tousiours le mesme numero, pen- dant qu’il est vny auec la mesme ame. Et mesme, en ce sens là, il est indiuisible : car, si on coupe vn bras ou vne jambe a vn homme, nous pensons bien que son corps est diuisé, en prenant le nom de corps en la Ire signification, mais non pas en la prenant en la 2de ; et nous ne pensons pas que celuy qui a vn bras ou vne iambe couppée, soit moins homme qu’vn autre. Enfin, quelque matiere que ce soit, & de quelque quantité ou figure qu’elle puisse estre, pourueu qu’elle soit vnie auec la mesme ame raisonnable, nous la prenons tousiours pour le corps du mesme homme, & pour le corps tout entier 5. Même si les deux substances que sont l’âme et le corps sont unies, elles gardent une indépendance relative et l’âme reste, quoi qu’il arrive au corps, d’une indivisibilité absolue : de fait, la corruption du corps

. 4 Méditations, A.T. IX-1, p. 68. 5. Lettre au Père Mesland, 9 février 1645, A.T. IV, p. 167. LA CORRUPTION DU COMPOSÉ DE L’ÂME 267 n’entraîne pas la corruption de l’âme 6. Les cas de gangrène ou d’autres pathologies qui amènent à la prescription d’une amputation permettent philosophiquement de préciser les attributs de la substance étendue. Non seulement cette dernière possède une certaine variabilité naturelle, mais également, à la différence de la substance pensante, une divisibilité qui est partie intégrante de son essence :

Le corps, de sa nature, est tousiours diuisible, & […] l’esprit est entierement indiuisible. Car en effect, lors que ie considere mon esprit, c’est à dire moy-mesme en tant que ie suis seulement vne chose qui pense, ie n’y puis distinguer aucunes parties, mais ie me conçoy comme vne chose seule & entiere. Et quoy que tout l’esprit semble estre vny à tout le corps, toutesfois vn pied, ou vn bras, ou quelqu’autre partie estant séparée de mon corps, il est certain que pour cela il n’y aura rien de retranché de mon esprit 7.

Par essence, le corps admet donc une certaine divisibilité, ce qui fait que l’identité – au sens d’une permanence individuelle – ne peut en soi rési- der dans le corps. Seule l’âme marque l’identité pour Descartes, car elle s’avère indivisible et in fineinaltérable. Par son union avec le corps, l’âme fait qu’il devient un corps proprement humain ; ce qui implique des conséquences dans la façon de considérer le corps sain ou pathologique et engage des enjeux liés à la façon d’appréhender l’être humain tout entier. Nous y reviendrons. Du point de vue médical et thérapeutique, les bornes du fonctionnement du corps sont mises en évidence, ce qui signifie qu’il demeure nécessairement (et par essence) une imprécision relative aux mécanismes du corps et que cette imprécision est parfois, mais pas nécessairement, source de maladies. Le mécanisme provoquant la sensa- tion de soif fonctionne indépendamment des besoins effectifs du corps au sein duquel il advient, ce qui fait que la soif sera suscitée, même si elle est nuisible, comme c’est le cas pour l’hydropique. Cette indécision se rapporte indiscutablement à la nature finie de l’homme et à l’absence

. 6 « De la corruption du corps la mort de l’ame ne s’ensuit pas », Abregé des six meditations svivantes, A.T. IX-1, p. 10. 7. Méditations, A.T. IX-1, p. 68. 268 ÉTUDES DE LETTRES de finalité interne au mécanisme 8. Par voie de conséquence, la médecine – que ce soit dans son épistémologie, dans sa partie théorique, dans son exercice et même dans sa réflexion déontologique sur le devoir d’état, les possibilités et les limites du médecin – ne peut ni nier, ni dépasser l’imprécision de l’objet qu’elle traite et n’a d’autre choix que d’intégrer cette limite irréductible, laquelle devient une borne à une scientificité mathématique absolue. De fait, l’espace ouvert par l’imprécision relative au corps humain, invite à accepter et à assumer la finitude constitutive de la nature humaine dans l’agir – collectif et / ou individuel – médical et thérapeutique, ainsi qu’au quotidien.

L’identité et la finitude humaines mises en question

La question de l’identité humaine est posée en vertu de l’imprécision qu’entretient le cas de l’hydropique au niveau de l’union de l’âme et du corps, lequel n’est pas exactement identique – sans néanmoins y être toutefois complètement étranger – au cas de l’amputé, vu que dans ce dernier cas un segment corporel a été enlevé, alors que l’hydropique dis- pose d’un corps a priori entier, mais qui s’avère néanmoins disfonction- nel. Quelles sont donc les conditions d’existence et de persistance pour penser l’identité d’une personne ? Jusqu’où peut-il y avoir changement, altération et/ou modération tantôt du corps, tantôt de l’union de l’âme et du corps sans néanmoins porter irrémédiablement atteinte à l’identité de la personne ? La perte d’une unité identitaire interne présente-t-elle nécessairement des conséquences vitales ?

Nous disons que nous voyons la mesme cire, si on nous la presente, & non pas que nous iugeons que c’est la mesme, de ce qu’elle a mesme couleur & mesme figure : d’où ie voudrois presque conclure, que l’on connoist la cire par la vision des yeux, & non par la seule inspection

. 8 Le cas de l’hydropique « ouvre la possibilité d’un mécanisme aveugle et d’une finalité impuissante. Les plans, jusque-là confondus, du mécanisme et de la finalité, se décollent l’un de l’autre et ce décrochage suscite le conflit dont l’hydropique est l’occa- sion ou l’exemple. Car ce n’est pas au mécanisme que l’hydropique porte atteinte : ‘ ça ’ fonctionne toujours de la même façon, mais plus dans le même sens, celui de l’utilité. On découvre avec l’hydropique l’indifférence de la nature, de la machine, du mécanisme à l’utile comme au nuisible » (P. Guenancia, Lire Descartes, p. 280). LA CORRUPTION DU COMPOSÉ DE L’ÂME 269

de l’esprit, si par hazard ie ne regardois d’vne fenestre des hommes qui passent dans la ruë, à la veuë desquels ie ne manque pas de dire que ie voy des hommes, tout de mesme que ie dis que ie voy de la cire ; Et cependant que voy-je de cette fenestre, sinon des chapeaux & des man- teaux, qui peuuent couurir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressors ? Mais ie iuge que ce sont de vrais hommes ; & ainsi ie le comprens, par la seule puissance de iuger qui reside en mon esprit, ce que ie croyois voir de mes yeux 9. Le jugement engage le regard que porte un individu sur un autre, à savoir, dans le cas présent, le regard d’un médecin sur un malade ou encore le regard du malade sur lui-même. Le jugement doit donc être suffisamment affiné pour être apte à distinguer la maladie du malade, ce qui revient à ne pas assimiler l’identité du malade à la maladie. Néanmoins, sans en rester à de seules apparences physiques figées, l’identité implique un minimum de ressemblance. L’identité n’est pas alors synonyme d’une permanence absolue d’un état initial, mais elle paraît pourtant impliquer, au moins physiquement :

[…] une resemblance des dimensions : comme nous pouuons dire que la Loire est la mesme riuiere qui estoit il y a dix ans, bien que ce ne soit plus la mesme eau, & que peut estre aussi il n’y ait plus aucune partie de la mesme terre qui enuironnoit cette eau 10.

Toutefois, ce critère de ressemblance qui s’applique aux corps étudiés par la physique et par la philosophie naturelle, demeure insuffisant dans la considération du corps humain, ce qui amène Descartes à développer spécifiquement une anthropologie :

Quand nous parlons du corps d’vn homme, nous n’entendons pas vne partie determinée de matiere, ny qui ait vne grandeur determinée, mais seulement nous entendons toute la matiere qui est ensemble vnie auec l’ame de cet homme ; en sorte que, bien que cette matiere change, & que sa quantité augmente ou diminuë, nous croyons tousiours que c’est le mesme corps, idem numero, pendant qu’il demeure ioint & vny substantiellement a la mesme ame ; & nous croyons que ce corps est

9. Méditations, A.T. IX-1, p. 25. 10. Lettre au Pere Mesland, 9 février 1645, A.T. IV, p. 165. 270 ÉTUDES DE LETTRES

tout entier, pendant qu’il a en soy toutes les dispositions requises pour conseruer cette vnion 11.

Descartes utilise à plusieurs reprises le verbe « croire », ce qui marque un changement de registre dans l’ordre de la connaissance : il sort de l’ordre des raisons théorétiques, d’une connaissance issue de la raison spécula- tive démonstrative au profit d’une connaissance plus empirique. La Lettre à Mesland donne encore dans le registre de la croyance 12, ce qui montre bien les difficultés à connaître spéculativement l’identité de l’homme, alors que dans la vie quotidienne – où la connaissance pratique et le bon sens fournissent des critères d’action –, nous reconnaissons sans grande difficulté nos congénères. Ainsi l’altération, au sens de corruption par- tielle, du corps humain fait-elle davantage problème dans la conduite d’une réflexion philosophique que dans la vie pratique. Il demeure néanmoins que Descartes ne pose pas la question du seuil : comment peut-on déterminer les limites des modifications (volontaires ou non) corporellement imposables et / ou imposées, soit pour reconnaître et identifier un individu, soit pour ne pas tomber en deçà d’un seuil vital ? L’erreur de la nature qui constitue le cas de l’hydropique renvoie éminemment à la finitude humaine. Le rapport que l’individu entretient avec cette finitude peut être interrogé : faut-il la subir au même titre qu’une fatalité ou faut-il l’accepter comme naturelle et comme constitu- tive de son essence ? Descartes accepte la finitude humaine, ainsi que cela paraît particulièrement dans la troisième maxime qu’il se donne dans le Discours de la méthode, où la corruption du corps est posée comme étant partie intégrante de la finitude de l’homme et de son essence :

Ma troisieme maxime estoit de tascher tousiours plutost a me vaincre que la fortune, & a changer mes desirs que l’ordre du monde ; & generalement, de m’accoustumer a croire qu’il n’y a rien qui soit entierement en nostre pouuoir, que nos pensées, en sorte qu’aprés

11. Ibid., A.T. IV, p. 166. 12. « Car il n’y a personne qui ne croye que nous auons les mesmes corps que nous auons eus des nostre enfance, bien que leur quantité soit de beaucoup augmentée, & que, selon l’opinion commune des Medecins, & sans doute selon la verité, il n’y ait plus en eux aucune partie de la matiere qui y estoit alors, & mesme qu’ils n’ayent plus la mesme figure ; en sorte qu’ils ne sont eadem numero, qu’a cause qu’ils sont informez de la mesme ame » (ibid., p. 166 sq.). LA CORRUPTION DU COMPOSÉ DE L’ÂME 271

que nous auons fait nostre mieux, touchant les choses qui nous sont exterieures, tout ce qui manque de nous reussir est, au regard de nous, absolument impossible. Et cecy seul me sembloit estre suffisant pour m’empescher de rien desirer a l’auenir que ie n’acquisse, & ainsi pour me rendre content. Car nostre volonté ne se portant naturelle- ment a desirer que les choses que nostre entendement luy represente en quelque façon comme possibles, il est certain que, si nous consi- derons tous les biens qui sont hors de nous comme esgalement esloi- gnez de nostre pouuoir, nous n’aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent estre deus a nostre naissance, lorsque nous en serons priuez sans nostre faute, que nous auons de ne posseder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique ; & que faisant, comme on dit, de necessité vertu, nous ne desirerons pas dauantage d’estre sains, estant malades, ou d’estre libres, estant en prison, que nous faisons maintenant d’auoir des cors d’vne matiere aussy peu corruptible que les diamans, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais i’auouë qu’il est besoin d’vn long exercice, & d’vne meditation souuent reïte- rée, pour s’accoustumer a regarder de ce biais toutes les choses 13. Ainsi Descartes bat-il en brèche le phantasme de l’immortalité du corps : même si le corps peut être assimilé à une machine et, ipso facto, être par- tie prenante d’une représentation techniciste et technicienne du monde, il n’en reste pas moins qu’il demeure faillible et qu’il est impossible de le « réparer » à l’infini. Par ailleurs, la réflexion concernant la finitude humaine est sous- tendue par la topique de la corruption des mœurs, évoquée dans Le Discours de la méthode 14 et dont on sait qu’elle comporte une forte dimension polémique. Descartes entend en effet combattre les écrits hétérodoxes de son temps, prompts à peindre l’impiété et à promouvoir le vice. Aux arguties des libertins, Descartes oppose l’immatérialité et l’immortalité de l’âme (il définit la mort comme la corruption du corps en tant que substance étendue 15). Les enjeux de la corruption des mœurs

. 13 Discours de la méthode, A.T. VI, p. 25 sq. 14. « […] non seulement a cause qu’en la corruption de nos mœurs il y a peu de gens qui veuillent dire tout ce qu’ils croyent, mais aussy a cause que plusieurs l’ignorent eux mesmes ; car l’action de la pensée par laquelle on croit vne chose, estant differente de celle par laquelle on connoist qu’on la croit, elles sont souuent l’vne sans l’autre » (Discours de la méthode, A.T. VI, p. 22 sq.). 15. « L’ame ne s’absente lors qu’on meurt, qu’à cause que cette chaleur [corporelle] cesse, & que les organes qui servent à mouvoir le corps se corrompent. […] La mort 272 ÉTUDES DE LETTRES vont bien au-delà du simple libertinage. En effet, la pensée de Descartes met l’accent sur la difficulté qu’il y a d’une part à connaître en général, et, d’autre part, à se connaître soi-même. Ainsi Descartes fait-il allusion, en creux, à sa méthode de connaissance, qui exige, « vne fois en [s]a vie » 16, de faire porter le doute sur tout, y compris sur soi-même, et de trouver, au moyen de ce doute radical et hyperbolique, les fondements de toute connaissance vérace. Aussi, la corruption des mœurs renvoie-t- elle à un constat anthropologique et phénoménologique propre à mettre en lumière la nature humaine et l’essence de l’agir humain. Cette cor- ruption, ou cette tendance à la corruption d’ordre pratique, reflète la finitude de l’homme et s’avère en être constitutive, ce dont le langage porte la trace. À Marin Mersenne qui évoque le projet d’une langue universelle, Descartes répond :

Faisant vne langue, où il n’y ait qu’vne façon de conjuguer, de decliner, & de construire les mots, qu’il n’y en ait point de defectifs ny d’irrigu- liers, qui sont toutes choses venuës de la corruption de l’vsage, […] ce ne sera pas merueille que les esprits vulgaires apprennent en moins de six heures à composer en cette langue 17.

Cette corruption de l’usage, qui fait, sous un certain angle, écho à la corruption des mœurs, renvoie elle-même et de façon quasi tautolo- gique à un constat et une connaissance anthropologiques : la finitude de l’homme, laquelle constitue un support favorable au développement de la corruption de l’usage. La finitude de l’homme – dont Descartes tient lucidement compte, mais sans néanmoins donner dans un pessimisme exacerbé – demeure partie intégrante aussi bien des actions humaines que de son être même.

Une anthropologie humaine renforcée

L’existence semble impliquer une permanence de l’essence en tant qu’espèce et en tant qu’être singulier. L’identité paraît en effet ne pas être n’arrive jamais par la faute de l’ame, mais seulement parce que quelcune des principales parties du corps se corrompt » (Passions de l’âme, A.T. XI-1, p. 330). 16. Méditations, A.T. IX-1, p. 13. 17. Lettre à Marin Mersenne, 20 novembre 1629, A.T. I, p. 77. LA CORRUPTION DU COMPOSÉ DE L’ÂME 273 seulement une relation à soi, mais présente une implication indéfectible en soi qui trouve son siège et son état dans l’âme humaine, d’où une persistance identitaire tout au long de la vie. En dépit des variations et de la variabilité corporelles naturelles, l’identité corporelle et l’identité de la personne se trouvent et se retrouvent en et par l’âme, ce qui fait que Descartes insiste fortement sur le rôle de l’âme, particulièrement dans Les passions de l’âme :

L’ame est veritablement jointe à tout le corps, & […] on ne peut pas proprement dire qu’elle soit en quelcune de ses parties, à l’exclusion des autres, à cause qu’il est un, & en quelque façon indivisible, à raison de la disposition de ses organes, qui se raportent tellement tous l’un à l’autre, que lors que quelcun d’eux est osté, cela rend tout le corps defectueux ; & à cause qu’elle est d’une nature qui n’a aucun raport à l’estendue, ny aux dimensions, ou autres proprietez de la matiere dont le corps est composé, mais seulement à tout l’assemblage de ses organes. Comme il paroist, de ce qu’on ne sçauroit aucunement conce- voir la moitié ou le tiers d’une ame, ny quelle estendue elle occupe, & qu’elle ne devient point plus petite de ce qu’on retranche quelque partie du corps, mais qu’elle s’en separe entierement, lors qu’on dissout l’assemblage de ses organes 18. La tension qui pouvait être générée eu égard au statut de l’âme par rapport à la divisibilité du corps humain, tombe au nom de l’indivisibilité et de l’indéfectibilité de l’âme. L’identité humaine ne se réduit donc pas à un état corporel, ni à une fonction. De ce point de vue, l’âme est si importante pour Descartes qu’il estime que « c’est moins de perdre la vie que de perdre l’vsage de la raison » 19. Ainsi, au nom de la synonymie que Descartes pose entre mens et anima, pouvons-nous considérer cette accentuation de la place suprême de l’âme dans sa réflexion comme une mise en exergue de la spécificité de l’identité humaine. L’âme est à la fois unificatrice de l’être humain mais également l’instrument du bonheur :

Vous remarquez fort bien qu’il y a des maladies qui, ostant le pouuoir de raisonner, ostent aussy celuy de iouir d’vne satisfaction d’esprit rai- sonnable ; & cela m’apprent que ce que i’auois dit generalement de tous les hommes, ne doit estre entendu que de ceux qui ont l’vsage libre de leur raison, & auec cela qui sçauent le chemin qu’il faut tenir pour

18. Passions de l’âme, A.T. XI, p. 351. 19. Lettre à Elisabeth, 1er septembre 1645, A.T. IV, p. 282. 274 ÉTUDES DE LETTRES

paruenir a cete beatitude. Car il n’y a personne qui ne desire se rendre hureux ; mais plusieurs n’en sçauent pas le moyen ; & souuent l’indis- position qui est dans le corps, empesche que la volonté ne soit libre. Comme il arriue aussy quand nous dormons ; car le plus philosophe du monde ne sçauroit s’empescher d’auoir de mauuais songes, lorsque son temperament l’y dispose. Toutefois l’experience fait voir que, si on a eu souuent quelque pensée, pendant qu’on a eu l’esprit en liberté, elle reuient encore apres, quelque indisposition qu’ait le cors ; ainsy ie puis dire que mes songes ne me representent iamais rien de fascheux, & sans doute qu’on a grand auantage de s’estre des long tems accoustumé a n’auoir point de tristes pensées. Mais nous ne pouuons respondre absolument de nous mesmes, que pendant que nous sommes a nous, & c’est moins de perdre la vie que de perdre l’vsage de la raison ; car, mesme sans les enseignemens de la foy, la seule philosophie naturelle fait esperer a nostre ame vn estat plus heureux, apres la mort, que celuy ou elle est a present ; & elle ne luy fait rien craindre de plus fascheux, que d’estre attachée a vn cors qui luy oste entierement sa liberté 20. L’anthropologie philosophique de Descartes ouvre, on le voit, à des obligations thérapeutiques, au nom de l’union de l’âme et de corps et de l’humanité inhérente au corps humain. Le soin de tout dérèglement somatique devra aussi essayer d’en minimiser les conséquences sur l’âme, et ainsi veiller à préserver, autant que faire se peut, la liberté et la possibilité du contentement pour chaque individu. Alors que le corps humain est marqué par la maladie et par la corruption, cet état de fait constitue une occasion pour Descartes de clarifier et d’approfondir son système philosophique, et particulièrement son anthropologie. Un regard humain affiné et la suprématie de l’âme deviennent des moyens philosophiques de dépasser la corruption naturelle du corps humain et de transcender le temps qui passe.

Géraldine Caps Université de Montréal

20. Ibid., p. 281 sq. LA CORRUPTION DU COMPOSÉ DE L’ÂME 275

BIBLIOGRAPHIE

Textes

Descartes, René, Œuvres de Descartes (A.T.), éd. par Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Vrin/CNRS, 1964-1976. —, Règles pour la direction de l’esprit, éd. par Jean Sirven, Paris, Vrin, 1996.

Travaux

Bitbol-Hespériès, Annie, « La médecine et l’union dans la Méditation sixième », in Union et distinction de l’âme et du corps : lectures de la VIe méditation, éd. par Delphine Kolesnik-Antoine, Paris, Kimé, 1998, p. 18-36. Guenancia, Pierre, Lire Descartes, Paris, Gallimard, 2000.

CORRUPTION NATURELLE ET CORRUPTION CIVILISATIONNELLE DANS LE THEOPHRASTUS REDIVIVUS (1659)

L’article formule et affronte un paradoxe qui se trouve au cœur du traité anonyme intitulé Theophrastus redivivus, mais aussi, au-delà, de ce qu’il est convenu d’appeler le libertinisme ou le naturalisme libertin. Cet ouvrage, dont l’objectif est la mise en œuvre d’un projet philosophique d’émancipation des erreurs et mensonges des reli- gions révélées, réfute en effet la conception chrétienne de la corruption, fondée sur le concept de péché et sur le principe théologique du péché originel source de toute cor- ruption, pour revenir à une conception strictement physiciste de la corruption, complé- mentaire de la génération qui sont les deux principes naturels auxquels sont soumis les êtres naturels sublunaires. Mais cet affranchissement philosophique, véritable retour à la nature, fait apparaître l’ensemble de la société humaine régie par l’illusion religieuse, et structurée par des lois et des préceptes qui fondent la servitude et l’inégalité entre les hommes, comme un état de corruption, d’altération radicale eu égard à la loi naturelle, que le sage considère comme sa seule règle d’action. Il y a ainsi une tentation perfec- tiste chez le sage libertin, seul esprit affranchi et incorrompu, dans un monde humain radicalement corrompu ; une corruption morale et intellectuelle dont le seul recours à l’histoire naturelle a bien du mal à rendre compte.

Dans les lignes qui suivent, nous voudrions mettre en lumière un paradoxe qui nous paraît se trouver au cœur du Theophrastus redivivus, manuscrit clandestin, anonyme, achevé en 1659. Ce traité se présente comme une mise en ordre encyclopédique et produit à la fois une interprétation radicale de motifs philosophiques anciens (aristotéli- ciens, épicuriens, sceptiques, stoïciens, cyniques) et d’auteurs modernes (Machiavel, Pomponazzi, Cardan, Charron, Vanini, etc.) qui sapent les fondements des religions révélées au profit d’une vision du monde souvent (et dès l’époque) nommée naturaliste, du fait que la nature s’y 278 ÉTUDES DE LETTRES trouve appréhendée comme l’entité englobant l’ensemble de ce qui existe. Ainsi le paradoxe que nous voulons mettre en lumière n’est-il pas propre au Theophrastus, mais se trouve au cœur de cette culture philosophique qu’il est convenu de nommer « libertine », qui produit, de manière plus ou moins ouverte ou couverte, une critique foncière de la religion rame- née à ses fonctions éthiques et politiques, au profit de l’élection, réservée à l’élite des esprits forts, d’une sagesse prenant la nature comme modèle exclusif 1.

Le paradoxe de la corruption

On peut tenter, en simplifiant au maximum, de formuler ce paradoxe de la manière suivante. Le projet philosophique d’émancipation consiste essentiellement à revenir à une conception strictement physiciste, natura- liste de la corruption, comme complémentaire de la génération, les deux principes auxquels sont soumis les êtres naturels sublunaires (le cadre physique et cosmologique de l’anonyme reste dans l’ensemble fidèle à la tradition aristotélicienne). Ce retour à la nature, qui est d’abord un retour aux textes anciens (d’Aristote et des aristotéliciens ainsi que de la tradition épicurienne, auxquelles s’ajoutent des influences stoïciennes, sceptiques et cyniques), implique que l’on s’affranchisse de la concep- tion à la fois religieuse, morale et politique de la corruption comprise en premier lieu comme figmentum malum, mauvais fond de l’homme, disposition à la faute, à la transgression des lois et des préceptes pré- tendument institués par ces entités supranaturelles que l’on appelle, au singulier ou au pluriel, « Dieu(x) ». Mais cet affranchissement philoso- phique fait apparaître l’ensemble de la société humaine, régie par l’illu- sion religieuse et structurée par des lois et des préceptes qui fondent la servitude et l’inégalité entre les hommes, comme un état de corruption,

. 1 Sur le Theophrastus redivivus, encore à ce jour non traduit intégralement en français, voir T. Gregory, Theophrastus redivivus ; M. Rodríguez Donís, Materialismo y ateísmo et N. Gengoux, Le « Theophrastus redivivus » ou l’athéisme comme position philosophique à l’Age classique. Nous citons l’édition critique de G. Canziani et G. Paganini. Depuis la composition de cet article, N. Gengoux a tiré un ouvrage de sa thèse (Un athéisme philosophique à l’Age classique). Voir également H. Bah-Ostrowiecki, Le Theophrastus redivivus et N. Gencoux et P.-F. Moreau (dir.), Entre la Renaissance et les Lumières. CORRUPTION NATURELLE 279 d’altération radicale eu égard à la loi naturelle que le sage élit comme seule règle d’action. Dès lors l’homologie est frappante entre la conception religieuse de la corruption qui, en termes chrétiens, s’exprime à travers les notions de chute et de péché, et cette conception philosophique qui déplore la perte de la liberté et de l’égalité naturelles et constate l’altération et la dénégation de la loi de nature. Elle est, aussi bien, le parallélisme que l’on peut établir entre la figure du saint qui s’arrache à la corruption du péché et celle du sage qui s’exempte de la corruption de la civilisation humaine dénaturée. Cette homologie, qui se traduit par certains thèmes communs (notamment celui de la vanité de l’homme) est, comme nous verrons, bien loin de se laisser réduire pour autant à une identité.

Démolition du dogme de la nature corrompu

La première chose à remarquer est la capacité du Theophrastus, sur une base principalement aristotélicienne et épicurienne, à se débarrasser de la déclinaison spécifiquement chrétienne de ce que nous venons de nom- mer conception religieuse de la corruption. C’est qu’en régime chrétien, la corruption de la nature est elle-même érigée en dogme. La corruption en effet, dans la «fable » théologique chrétienne, est conçue comme pré- sence active du mal, comme faute introduite dans la nature elle-même par le péché originel, en l’homme et hors de l’homme 2. Cette concep- tion proprement théologique suppose l’existence d’un Dieu créateur omnipotent et souverainement bon, comme tel absolument inaltérable et incorruptible, auteur d’une nature qu’il a créée vierge de toute cor- ruption. Il la créa certes corruptible et savait nécessairement (sinon quel Dieu aurait-il été ?) de toute éternité qu’elle serait corrompue, ce qui ne

. 2 L’auteur anonyme du Theophrastus redivivus ne manque pas de produire une critique conséquente du dogme du péché originel. Voir traité III, chapitre 5, p. 500 sq. (dorénavant abrégé III, 5), mais aussi l’allusion et le très important argument en VI, I, p. 794. Nous donnerons ici la traduction des passages cités tout en renvoyant à la pagi- nation de l’édition de Canziani et Paganini. Nous tenons à remercier N. Gengoux qui prépare une traduction française de l’ensemble du Theophrastus et qui nous a aimable- ment communiqué son travail. Il existe cependant déjà une traduction publiée du livre VI, réalisée par Hélène Bah-Ostrowiecki et accompagnée du texte latin. C’est elle que nous utilisons comme base lorsque nous citons ce dernier livre. 280 ÉTUDES DE LETTRES permet d’aucune façon pourtant, en toute bonne théodicée, de le juger responsable de la corruption effective et de la présence du mal dans le monde. Du reste, ce Dieu est aussi un Dieu rédempteur qui, par l’incarnation, l’assomption en son fils d’un corps corruptible et la mort ignominieuse sur la croix, ouvre les portes du salut, c’est-à-dire la possibilité pour l’homme d’accéder, une fois le corps abandonné à sa corruption maté- rielle par l’épreuve de la mort, à la béatitude de son âme immortelle, c’est-à-dire à une jouissance de Dieu délivrée de toute corruption avec la promesse d’une résurrection dans un corps glorieux, cette fois incorruptible. C’est cette « fable » chrétienne de la nature corrompue et de la régénération accordée par la grâce du Dieu rédempteur (on essaie ici d’en présenter une version « standard », car il s’agit pour le courant de pensée que nous évoquons d’aller et de tailler à la racine, bien en deçà des que- relles de la grâce et du libre-arbitre), que démolit sans appel la philoso- phie naturaliste du Theophrastus en revenant à la conception strictement physicienne du cycle aristotélicien des générations et des corruptions qui, dans la théologie scolastique, en particulier thomiste, était strictement contenue et limitée par le dogme créationniste. La corruptibilité des êtres naturels, dans cette perspective, attestait d’ailleurs et en quelque sorte trahissait une déficience ontologique, renvoyant, hors de la nature sensible à la cause créatrice ; elle servait à construire l’un des arguments de la preuve dite cosmologique.

Un Dieu incorruptible n’est rien

L’anonyme suit un chemin exactement inverse : l’une des preuves qu’il apporte pour démontrer l’inexistence de Dieu, adaptée de Sextus Empiricus 3, est tirée de l’observation de la corruption et de la mort chez les animaux 4. Il s’agit d’un argument strictement sensualiste, rude, car il consiste à prendre à la lettre certaines expressions pour dési- gner l’omniscience divine, mais non dénué pour autant d’efficacité.

3. Adversos mathematicos, IX, 176-179, référence donnée par C. Canziani et G. Paganini dans le très riche appareil critique de leur édition, p. 152. 4. I, 6, p. 152. CORRUPTION NATURELLE 281

On affirme que « Dieu voit et entend tout », or seul les animaux ont la capacité de voir et d’entendre, et Dieu ne saurait être un animal, car « il serait exposé à la corruption et à la mort ; or la mort ni la corruption n’affectent Dieu ; donc il n’est pas un animal ». Mais s’il n’est pas un animal, il est absurde de dire qu’il entend et qu’il voit ; s’il ne sent rien, Dieu ne saurait rien connaître et comprendre. Ainsi n’est-il « ni corporel, ni incorporel. Donc Dieu n’est rien, sinon une fiction » 5. En fait la corruptibilité des animaux renvoie bien à un être incorruptible, mais dans la plus pure immanence : le monde même, éternel, incréé, donc inengendré et incorruptible 6. Du reste, une fois en effet que l’on s’est délivré du dogme de la création, tant il en découle « de choses absurdes et impossibles », et que l’on s’est donc débarrassé de Dieu, force est de conjecturer que le monde est lui-même « nécessaire, inengendrable et incorruptible ». Le monde en effet gagne son autonomie par l’absorption, mais sur un plan de pure immanence, des qualités divines d’éternité, d’inengendrabilité et d’incorruptibilité 7.

Le cycle naturel des générations et des corruptions (mortalité de l’homme et donc de l’âme)

Ainsi, en ce monde sublunaire, ne rencontre-t-on que des êtres engendrés et corruptibles 8, mais leurs espèces ne le sont pas, « qui s’écoulent de toute éternité ». Encore que l’anonyme émette, pour les animaux dits « parfaits » qui ne peuvent se reproduire que par la semence, comme l’homme, la possibilité d’une disparition sinon totale, du moins quasi totale de l’espèce par extinction des géniteurs à l’occasion de catastrophes naturelles. Car l’homme, pour l’anonyme, ne jouit d’aucune prérogative

5. Ibid. 6. II, 1, p. 176 et sq. 7. Et l’on comprend d’emblée pourquoi d’ailleurs la solution panthéiste pouvait paraître s’imposer d’elle-même dans cette culture philosophique. Mais l’auteur du Théophrastus ne divinise pas la nature, au sens où il ne lui reconnaît aucune dimension providentielle. Il est par contre tout à fait fondé de parler à son sujet de « matérialisme ». Voir N. Gengoux, Le « Theophrastus redivivus », chap. VI et VII. 8. L’auteur puise ici, bien sûr, dans le traité De generatione et corruptione d’Aristote, non sans apporter cependant sa touche. Voir la note de C. Canziani et G. Paganini, p. 176. 282 ÉTUDES DE LETTRES par rapport aux autres animaux, au contraire, sous de nombreux aspects, il est inférieur à nombre de ses congénères. Tout en lui, d’abord, est corruptible et périssable. L’anonyme est très attentif à démontrer que l’immortalité de l’âme relève de la fable religieuse ; l’âme est inséparable du corps dont elle est la forme et se corrompt avec lui, irrémédiablement :

Il faut reconnaître que l’âme est corrompue avec le corps parce qu’elle est engendrée avec lui, en effet, tout ce qui est engendrable est aussi corruptible, et de même cesse parce qu’il a commencé […] donc l’âme est parfaitement mortelle, et n’est d’aucune manière supérieure au corps 9.

La condition de l’homme est ainsi, de part en part, celle d’un être corruptible, qui se dissout avec la mort dans la nature, et il est aussi absurde d’affirmer l’immortalité de l’âme que la résurrection des corps. A ce propos l’anonyme cite et commente divers versets des Psaumes et du Livre de Job (l’usage de la Bible contre le christianisme est une stratégie constante des « libertins »), lieux topiques de la thématique de la vanité de l’homme omniprésente à la même époque dans l’ensemble de l’Europe :

[…] nous ne sommes que poussière ; le jour de l’homme passe comme l’herbe ; il est comme la fleur des champs qui fleurit pour un peu de temps. Parce que l’esprit ne fera que passer en lui, et que l’homme ensuite ne subsistera plus, et il n’occupera son lieu comme avant » (Psaume 102, 14-15).

Et encore : « Comme une nuée se dissipe et passe sans qu’il en reste de trace, ainsi celui qui descend ad inferos ne remontera plus » (Job 7. 9), entendu par inferos, remarque justement l’anonyme, « la terre et la mort » (d’ailleurs Le Maître de Sacy, dont nous utilisons la traduction, traduit bien lui-même ad inferos par « tombeau »). Mais, poursuit-il, rien n’est plus efficace contre l’immortalité de l’âme et la résurrection des corps que ce passage très clair du même Job :

Un arbre n’est point sans espérance ; quoiqu’on le coupe, il ne laisse pas de reverdir, et ses branches poussent de nouveau. Quand sa racine serait vieillie dans la terre, quand son tronc desséché serait mort dans

. 9 IV, 3, p. 640. CORRUPTION NATURELLE 283

la poussière. Il ne laissera pas de pousser aussitôt qu’il aura senti l’eau, et il se couvrira de feuilles comme lorsqu’il a été planté. Mais quand l’homme est mort une fois, dépouillé et consumé, je demande où il est ? De même que les eaux se retirent de la mer, et qu’un fleuve devient à sec, ainsi quand l’homme est mort une fois, il ne ressuscitera point (Job, 14. 7-12). Certes, le texte biblique ajoute « jusqu’à ce que le ciel soit détruit », mais il s’agit là d’une probable interpolation ajoutée par « un corrupteur », qui contredit l’affirmation précédente concernant le fait que l’homme « est mort et consumé » : le verbe « consumer », en effet, signifie l’annihilation pour ainsi dire absolue et intégrale 10.

L’homme est moins que l’insecte

L’homme est donc entièrement soumis à la corruption naturelle au même titre que les autres animaux. Mais il ne peut même pas se consoler par la certitude de l’éternité de son espèce. En effet, on ne peut affir- mer que les espèces des animaux dits « parfaits » qui, pour l’anonyme, ne peuvent se reproduire que par la seule semence, sont éternelles, alors qu’elles peuvent être anéanties par des cataclysmes (même s’il est peu probable qu’il ne puisse rester quelques rescapés pour perpétuer l’espèce), à la différence des plantes (comme on le voit dans le livre de Job) et des animaux imparfaits qui réapparaîtront toujours par génération sponta- née. Ainsi, l’homme, qui « se vante d’être un animal parfait », est-il sous le rapport de l’éternité, inférieur à l’insecte lui-même, qui naît spontané- ment des éléments naturels et de la corruption des autres êtres vivants :

Les insectes, pour être engendrés, ont seulement besoin du soleil, de la terre et du limon de la terre, soit de pourriture, soit d’une autre matière indélébile : comme ces choses sont éternelles, les espèces des animaux qui naissent d’elle, elles aussi sont nécessairement éternelles 11.

10. IV, 4, p. 664. 11. II, 1, p. 178. 284 ÉTUDES DE LETTRES

Il s’agit expressément de rabattre la superbe humaine, de dépouiller l’homme de ses imaginaires privilèges 12, ce qui est l’un des motifs clés de la philosophie de l’anonyme, héritée tout à la fois de Montaigne, de Charron et de Vanini. C’est aussi là un paradoxe, au moins appa- rent ; l’homme aliéné dans la religion, soumis aux dieux qu’il invente lui-même, se donne pourtant dans la création le meilleur rôle, à la fois de centre, de noyau microcosmique et d’animal supérieur seul déten- teur d’une âme rationnelle et intellective. Une fois les dieux révoqués, une fois l’âme ramenée à la condition mortelle et corruptible du corps, l’homme perd toute espèce de supériorité et de prérogative ; il devient un animal parmi les autres, et un animal, sous bien des rapports, inférieurs aux autres, à la fois sur le plan de ses caractéristiques proprement cor- porelles – par sa fragilité, sa faiblesse, la précarité même de son espèce comme on vient de le voir –, et du point de vue de ses capacités intellec- tuelles, inférieures à bien d’autres animaux, affligé surtout d’une confu- sion et d’une anarchie des facultés qui le conduisent à inféoder sa raison à l’imagination et aux passions. Telle est la source de sa crédulité, qui le conduit à adopter des comportements allant à l’encontre de l’ordre de la nature ; errance et erreurs dont les animaux sont parfaitement exempts. L’anonyme connaît la littérature, assez abondante, qui envisage la possibilité d’une génération spontanée de l’homme à partir de la pourriture, c’est-à-dire de la corruption d’autres espèces sous l’action de la chaleur et de l’humidité 13. Il sait aussi que certains en ont tiré des

12. « Et si, en elles, une certaine durée éternelle devait exister, on devrait plutôt la repérer assurément dans ces choses que nous appelons les insectes, que dans celles que nous appelons parfaites, puisque celles-là sont engendrées de la matière permanente et éternelle, à savoir le soleil et la terre ; les autres sont, en vérité, engendrées d’une semence, chacune, évidemment, selon son espèce. Et si elles semblent perdurer jusqu’à maintenant, il est cependant parfaitement possible qu’elles meurent. En cela, raison- nablement, il est nécessaire que l’audacieux orgueil de l’homme se précipite dans la profondeur de l’humilité : lui-même l’animal le plus stupide de tous, il se hausse, trop gonflé de morgue, au dessus des autres, alors qu’il devrait complètement se rabaisser au dessous de ceux qu’il pense être les plus vils. Cet homme, en effet, qui se vante d’être l’animal parfait, n’est pas si certain de l’éternité et de la durée de son espèce que de celle de ces animaux que l’on appelle des insectes » (II, 1, p. 177). 13. Il renvoie à Diodore de Sicile (Bibliothèque historique, I, 6-7) ; Avicenne (Sur le Déluge), Pic de la Mirandole, (900 conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques), Cardan (plutôt opposé d’ailleurs à la thèse de la possibilité d’une génération spontanée pour les animaux parfaits) et Vanini (De Admirandis, III, 37). Voir sur toutes ces références, l’appareil de notes de C. Canziani et G. Paganini CORRUPTION NATURELLE 285 sarcasmes visant une fois encore à avilir l’animal superbe, comme Vanini, lorsque, dans le De Admirandis (« Dialogue 37 », auquel l’anonyme ne manque pas de renvoyer) un athée de rencontre déclare que l’homme est né du mélange de cadavres de porc, de singes et de grenouille. Le créateur divin ne serait donc pas à l’origine de l’homme, mais des ani- maux en putréfaction, choisis sans aucun doute pour les vices qu’ils allégorisent. Cependant, l’anonyme affirme son désaccord avec une telle hypothèse, par souci de rigueur scientifique :

Jamais je ne concéderai qu’un homme ou un autre de ces animaux qu’on appelle parfaits, puisse naître de la pourriture et du limon de la terre, ou qu’il en soit jamais né, quoi que veuille cette croyance qui s’est le plus fortifiée chez beaucoup 14.

Mais cette impossibilité de la génération spontanée ne fait nullement de l’homme un être supérieur, au contraire, elle rend son espèce vulné- rable. Prise dans les révolutions astrales qui dictent le retour des grandes catastrophes naturelles (déluges, etc.), l’espèce humaine est menacée, de manière récurrente, par le risque de l’extinction.

La religion : générée, donc corruptible

L’histoire humaine, dégagée de tout providentialisme, est entièrement prise dans le cours cyclique des révolutions naturelles ; ainsi l’ensemble de ce que l’on considère aujourd’hui comme constituant la « culture » relève-t-il, pour l’anonyme, de la nature 15. Dans l’histoire des sociétés humaines, tout ce qui apparaît, exactement comme tout ce qui naît dans la nature, est amené à se corrompre et à mourir. Le cycle des généra- tions et des corruptions est dans ces domaines, non pas analogue, mais bien homologue à celui des êtres vivants générés « spontanément » (en fait « nécessairement ») par l’action des éléments naturels et des astres. L’astrologie, science de l’action des astres sur les êtres produits à la dans leur édition, p. 180 sq. et l’article de Fr. de Graux, « La génération spontanée de l’homme ». 14. II, 1, p. 178. 15. Voir G. Paganini, « Temps et histoire dans la pensée libertine ». 286 ÉTUDES DE LETTRES surface de la terre, est ainsi donnée comme une clé privilégiée pour l’intelligibilité des vicissitudes des sociétés humaines. C’est dans cette perspective que l’anonyme reprend explicitement au Pomponazzi des Incantations, en le citant très abondamment, son horoscope des religions. Dans leur naissance, leur développement, leur déclin et leur disparition, les religions obéissent à un déterminisme astral dont les principes et les lois sont accessibles à la connaissance humaine. Ainsi Pomponazzi, dans les lignes copiées par l’anonyme, s’exprime- t-il au sujet des oracles du paganisme, modèle pour comprendre les « miracles », réductibles à des phénomènes naturels exceptionnels, qui semblent avoir abondé aux premiers temps du christianisme :

Les oracles, autrefois, ayant commencé, ils ont aussi pris fin et devaient prendre fin : tout individu, en effet, est engendré et corruptible ; si quelque chose se corrompt, autre chose est engendré à partir du cor- rompu et s’oppose à lui, car leurs dispositions sont contraires. C’est pourquoi, comme les dieux antiques devaient disparaître, puisqu’ils avaient commencé, les dispositions et les usages de ces dieux devaient être corrompus par la génération et l’usage d’autres dieux, comme par l’introduction de la disposition à engendrer un homme le sang menstruel se corrompt 16.

La comparaison à laquelle se livre Pomponazzi, d’une religion finissante au sang menstruel, purgé par la formation d’une « semence » nouvelle, selon le schéma aristotélicien et hippocratique, n’est évidemment pas anodine. Penser l’enchaînement des religions, tout au long de l’histoire humaine, sur le modèle de la génération et de la corruption des animaux comportait certainement une audace inouïe. Dans ces pages citées dans le Theophrastus, Pomponazzi explique également que chaque religion ou « loi », selon le vocabulaire averroïste, obéit à un principe en fonction duquel « certains mots, certaines mœurs, certaines signes sont tenus en grand compte et en grand honneur ». La loi suivante introduit un autre principe, contraire au précédent, en vertu duquel tout ce qui était honoré est désormais vilipendé et méprisé ; ainsi, « à l’époque des idolâtres, il n’y avait rien de plus méprisable que la croix ; mais à l’époque de la loi suivante, rien n’est plus en honneur que la

16. De Incantationibus, chap. XII (cité en III, 4, p. 405 sq.). CORRUPTION NATURELLE 287 croix elle-même » 17. Ces changements de « lois » et par là de « principes » d’organisation de tout ce qui constitue une religion obéissent, non à un quelconque dessein providentiel, mais aux changements des conjonctures astrales, qui permettent de rendre raison, de manière strictement naturelle, des prodiges et « miracles » accomplis par les fondateurs, mais aussi de leurs disparitions, par succession des temps, lorsque les religions perdent de leur force et déclinent inexorablement. Telle est, précisément, la situation présente de la religion chrétienne, parvenue indubitablement à un stade de corruption avancé :

C’est pourquoi, maintenant aussi, dans notre foi, tout se refroidit, les miracles cessent, s’ils ne sont pas inventés et simulés : car la fin semble proche 18. Ce motif de la corruption présente de la religion chrétienne, où la simulation généralisée a pris la place des miracles authentiques, n’est certes pas original au siècle de la Réforme, mais Pomponazzi et l’anonyme auteur du Theophrastus à sa suite produisent une argumen- tation naturaliste visant à montrer que l’espoir d’une régénération interne du christianisme, qui se traduit par la prolifération des hérésies, est purement illusoire, ou plutôt est-il un signe supplémentaire d’une irréductible corruption.

Fatalité de la religion et liberté du sage

Le sage athée, promis à la persécution lorsqu’il est découvert (d’où le rigoureux anonymat), trouve sans doute une certaine revanche à ce spectacle du délitement de cette religion parmi les plus contraignantes et les plus cruelles pour la nature. Mais son naturalisme l’oblige à ne nourrir aucune illusion, au sens où, précisément, le sage sait que l’illu- sion religieuse obéit en fin de compte à une nécessité naturelle inscrite en l’homme, et qu’une « loi » succédera fatalement à une autre, comme l’exige l’enchaînement cyclique des choses humaines soumises aux trans- formations astrales. En d’autres termes, la corruption du christianisme est inséparable de la gestation d’une religion nouvelle et ne peut donc

17. III, 4, p. 407. 18. Ibid. 288 ÉTUDES DE LETTRES

être interprétée comme la promesse d’une libération de l’humanité des illusions religieuses. Nous sommes, avec le Theophrastus, aux antipodes d’une eschatologie de l’athéisme. C’est là tout ce qui sépare l’irréligion et l’athéisme dits « libertins » de ce qu’il est désormais convenu d’appeler les Lumières radicales. Pourtant, cet affranchissement est immédiatement possible pour le sage lui-même, comme il l’a du reste toujours été, ainsi que le montre la très longue généalogie des philosophes athées qui, dans toutes les reli- gions, se sont libérés de l’illusion religieuse en prenant la nature pour guide. C’est à ce point que le naturalisme intégral de l’anonyme subit une inflexion notable et révèle une aporie qu’il est bien difficile de ne pas appréhender comme une contradiction : les religions qui se suc- cèdent dans l’histoire selon le cycle des générations et des corruptions possèdent des causes strictement naturelles et pourtant elles détournent les hommes de vivre selon la nature, d’évoluer dans la vérité, l’égalité et la liberté naturelles, comme le font les autres animaux ; elles sont une puissance d’erreur, d’injustice et d’asservissement (toutes choses « contre- nature ») dans les mains de ceux qui y trouvent leur intérêt ; princes, prêtres et parfois même philosophes. Les sociétés humaines, telles que nous les connaissons, où le mensonge religieux sert d’abord à fonder et légitimer la propriété privée et l’inégalité entre les hommes, l’asservis- sement des uns aux autres, à travers les mécanismes de la superstition, représentent sans nul doute, pour l’auteur du Theophrastus, une forme de vie dévoyée, dégradée et pour tout dire corrompue. La civilisation est en effet comprise comme une corruption de l’état de nature. Le sage seul, affranchi des mensonges de la religion et qui prend comme guide la seule loi de nature, échappe à cet état de corruption généralisée. L’anonyme n’utilise guère le terme de corruptio en ce sens 19, et cela se comprend, puisqu’il a rejeté le vocabulaire chrétien de la chute, et l’idée d’une corruption ontologique de la nature (en l’homme et hors de l’homme par le péché). Mais comment qualifier l’état de dégénéres- cence actuel, déjà d’ailleurs fort ancien, des société humaines par rapport à l’état de nature, sinon en s’appropriant le vocabulaire moral de la transgression, de la faute, de la déviance, de la perversité ?

19. Voir cependant le passage cité infra au sujet du « jugement du peuple perverti et corrompu ». CORRUPTION NATURELLE 289

La civilisation comme corruption de la nature

Le fond de la religion, en tant qu’il relève de la nature, n’est pas erroné ni pervers. Il n’est en effet rien d’autre d’une part que la reconnaissance de l’importance déterminante des astres dans le cours des choses naturelles et donc humaines (l’anonyme insiste beaucoup sur le fait que les premières religions dont nous avons gardé souvenir sont les religions astrales, suggérées par le terme même de theos 20) et d’autre part l’obéissance, que l’on retrouve dans toutes les religions, aux préceptes de la loi naturelle. En effet, pour mensongères et perverses, pour cor- rompues qu’elles soient, les religions n’ont pu étouffer complètement les commandements de la nature ; il faudrait pour cela arracher l’homme à la nature, ce qui n’est évidemment pas possible. Les lois primordiales de la vie sociale, auxquelles leurs auteurs attribuent mensongèrement une origine divine, à savoir « n’offense personne », « aime ton prochain comme toi-même », « ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse », sont des lois instaurées non par des hommes ou des dieux, mais par la nature même, et elles sont intimement liées à [la] loi […] de la conservation de l’animal 21. La loi fondamentale est en effet celle de la «conservation », au nom de laquelle toute action est bonne et légitime. On voit en fait comment la question de la théodicée, une fois les dieux révoqués, reflue sur la nature : aussi l’anonyme a-t-il le souci de développer ce que l’on pourrait nom- mer une « physidicée ». La nature ne connaît pas le mal, elle ne connaît pas le péché et donc la corruption morale : « il n’y a par nature pas de mal, rien qui soit illicite, inconvenant ». Ainsi tous les actes présentés par les morales religieuses et les lois positives comme honteux ou criminels, signes d’une nature dépravée ou corrompue, ne le sont en fait pas : ni le vol, ni l’adultère, ni la sodomie, ni le sacrilège, pas même l’inceste ou l’anthropophagie ne sont en eux-mêmes de mauvaises actions 22 :

20. Selon l’auteur, théos signifie d’abord cursor, coureur, et désignait les astres : « Ce nom a d’abord été appliqué au soleil, à la lune et aux autres corps célestes » ; ce nom « leur a été imposé par la faculté de courir et d’errer à travers l’espace du ciel, faculté accordée par la nature de toute éternité » (I, 6, p. 158). 21. VI, 1, p. 786, trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 223. 22. VI, 1, p. 794 et sq., trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 234-237. 290 ÉTUDES DE LETTRES

Seules les lois et les coutumes humaines donnent une définition et un statut au mal, alors que par nature toute chose est bonne, voire excellente 23.

Cela ne veut pas dire que tous ces actes doivent être accomplis, car beaucoup d’entre eux, selon les circonstances, sont accompagnés d’inconvénients multiples, en partie, mais pas seulement, du fait de l’existence des lois humaines répressives. En effet, la condition du bonheur n’est pas seulement de suivre les impulsions de la nature, mais aussi d’échapper aux troubles et aux désagréments de toutes sortes. C’est du reste obéir à la nature qui nous commande de fuir la douleur et le trouble pour autant que cela est possible (l’influence épicurienne est ici manifeste). Aussi la sagesse commande-t-elle de nous retenir de tous les actes susceptibles de corrompre notre félicité 24. Sur cette base, extrêmement cohérente, il apparaît que le mal n’est autre chose que « l’opinion » que nous en avons, « l’opinion du mal », la « plus vaines des choses », inscrite dans les coutumes, les préceptes de la religion et les lois positives. Ce mal là, n’est cependant pas illusoire mais véritable, qui consiste d’abord en la prétention de se dresser contre la nature et voue ainsi l’humanité au malheur. Il existe bien en l’homme un agent de corruption, au sens moral, politique mais d’abord ontolo- gique, qui le fait déchoir de l’état de nature et le condamne au mal- heur de la civilisation. Cet agent reçoit dans le texte de l’anonyme le nom d’« opinion », héritier en cela des philosophies grecques et latines de la nature qui faisaient de la doxa ou opinion, la faculté dénaturante en l’homme, puissance d’erreur et inconduite. L’opinion est, dans le Theophrastus, tout à la fois faux savoir, préjugé, superstition, présomption de soi et de l’humanité eu égard à la nature. L’opinion s’oppose à la « rai- son », qui est la voix de la nature, et qui n’est d’ailleurs rien d’autre que ce que l’on appelle l’instinct, dont les animaux sont aussi bien pourvus, et parfois mieux, que les hommes 25. L’opinion sépare l’homme de sa condition naturelle et, ce faisant, engendre tous les « monstres » (terme récurrent dans le texte associé au mot d’opinion) qui affligent l’homme : la conviction de la supériorité de

23. VI, 1, p. 800, trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 240. 24. VI, 1, p. 802, trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 241. 25. VI, 2, p. 823, trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 270. CORRUPTION NATURELLE 291 l’homme sur les autres êtres naturels 26, l’instauration de la domination des uns sur les autres, la séparation du tien et du mien, les mensonges des religions, l’invention des lois, des arts et des sciences. On peut à cet égard parler de corruption systématique de la nature, qui advient d’abord par l’abandon de l’égalité et de la liberté naturelles. Le moteur de celle-ci réside dans les passions humaines nourries par l’opinion, selon un clivage anthropologique constitutif de l’état de civilisation. Les uns sont portés en effet par l’ambition et la présomption, l’outrecuidance ou vanité, opinion d’une supériorité imaginaire. Ils recourent à la fois à la violence pour asservir autrui, et à la tromperie ; la force ne suffisant jamais à asseoir la domination, le mensonge y est en effet nécessaire et le mensonge par excellence est celui de la religion, par lequel les dieux sont inventés pour maintenir les peuples en obéissance et servitude. Les autres se caractérisent par leur crédulité et leur imbécillité, qui se laissent mener par la crainte des châtiments et l’espoir des récompenses, en cette vie-ci, mais surtout en l’au-delà. Ce second type d’hommes est celui que le Theophrastus nomme « peuple », qui est entièrement enfermé dans le carcan de l’opinion, esclave de la superstition, ce qui n’est pas le cas de leurs maîtres (princes, magistrats et prêtres) qui fabriquent et entre- tiennent les mensonges religieux et, de ce fait, gardent au moins une dis- tance critique envers les opinions qu’ils forgent et qu’ils exploitent à leur profit. Le jugement du peuple est, dès le berceau, « perverti et corrompu » (pravum et corruptum) 27. Tout ce qui compose la civilisation, « les institutions et les règlements, les livres, les sciences et les connaissances, les arts, les collèges, les cou- vents, les officines en tout genre ; et là on travaille jour et nuit depuis le berceau, à ce que la nature soit complètement pervertie ou du moins violemment torturée par l’éducation » 28. La corruption systématique de la nature, en laquelle consiste l’état de civilisation, est ainsi un travail, un exercice permanent où se conjoignent la production instituée des savoirs

26. « Les hommes ont mis un comble à la confusion qui les a saisis quand ils se sont placés au-dessus du reste des êtres animés, comme si [la nature] avait produit un élément supérieur à un autre, dans l’intention d’instaurer un maître au sein du règne animal », VI, 1, p. 803, trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 245. 27. VI, 4, p. 883, trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 347. Voir L. Bianchi, « Sapiente e popolo nel Theophrastus redivivus ». 28. VI, 3, p. 859, trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 310 sq. 292 ÉTUDES DE LETTRES fallacieux et une discipline constante sur les esprits et les corps, afin de les contraindre, par la crainte et l’espérance, à brider leurs désirs naturels. Le Theophrastus décrit ainsi un cercle vicieux entre l’opinion, par définition anti ou contre naturelle (si une opinion était conforme à la nature elle ne serait autre chose qu’un droit usage de la raison ou de l’instinct), et les lois qu’elle permet d’instituer, mais qui, à leur tour, sont la source et même « la cause efficiente » des monstrueuses opinions embrassées par les peuples :

[…] qui voudra bien examiner et peser scrupuleusement les moyens par lesquels les lois, causes productrices de toutes les opinions, ont progressé et pris naissance parmi les hommes, n’aura pas de mal à percer à jour l’erreur dont ils sont le jouet et à connaître l’inanité des lois. Toutes les lois ont pour principe et origine des fables et des fic- tions : de fait, comme les premiers princes se rendaient compte que l’espoir et la crainte étaient les moyens les plus efficaces de gouverner la foule, ils introduisaient les religions et leurs mensonges, qui reposent entièrement sur ces deux affections… 29.

En même temps que l’opinion, qui est l’asservissement de la raison aux passions et affections, en particulier à travers la croyance aux mensonges de la religion, est ainsi mise en cause la « ruse » (calliditas) par laquelle les législateurs, prêtres et philosophes, forgent et entretiennent les fables reli- gieuses. L’habileté et la finesse d’esprit dont l’homme s’enorgueillit tant, comme l’explique un passage de la Nature des dieux de Cicéron repris ponctuellement dans le Theophrastus, sont en fait les marques de la fai- blesse de la raison humaine. « Quel plus grand don la nature leur aurait- elle fait, si elle avait voulu leur nuire ? », demande Cicéron. L’anonyme renchérit en remarquant que la « raison humaine produit de si grandes vanités et de si grandes frivolités qu’elle a été donnée pour conduire aux inepties et aux fables » 30. Ainsi la raison humaine, dans la ruse employée à tromper autrui par les fables de la religion, comme dans l’opinion sol- licitée à la fois pour les inventer et les croire, est-elle en fait une raison défaillante, corrompue, si on la compare à la raison – ou instinct – des animaux.

29. VI, 3, p. 862-863, trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 314 sq. 30. VI, 3, p. 877, trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 338. CORRUPTION NATURELLE 293

Une pensée athée de la vanité

Mais, finalement, à qui la faute, sinon à la nature elle-même, qui a donné à l’homme cette raison frivole, encline à forger des fables, à opi- ner à des représentations mensongères, à seconder des passions déréglées ? Ce dérèglement lui-même, contre nature, trouve bien sa source dans la nature. Il ne saurait en être autrement, même si, dans le cadre de sa « physidicée », l’anonyme exclut de faire porter une quelconque faute sur la nature. L’homme ne serait-il pas un être intrinsèquement prédisposé à la corruption ou, si l’on veut, naturellement disposé à la dénaturation ? Mais il faut se souvenir qu’en dehors de la nature, il n’y a rien ; la déna- turation humaine, sa prétention à s’élever au-dessus de la nature, à se feindre une âme immortelle 31, etc. ne sont que vanité, inanité, ineptie, imbécillité, ignorance. Et en effet, l’anonyme débouche sur les thèmes de l’histrionisme universel (« le monde entier joue la comédie ») et, une fois encore, de la vanité de l’homme :

Une bonne compréhension de tout ce que nous avons dit de la vanité humaine dans les pages précédentes fera sans aucun doute estimer que la substance des choses humaines est dépourvue de toute perfection, pleine de désordres, et de plus pétrie de crainte et d’espoir, choses dans lesquelles il ne peut y avoir rien de fiable, de sûr, de solide ; pour tout dire une ombre, et le songe d’une ombre 32.

Il s’agit là, avec la métaphore de Pindare (l’homme est le « songe d’une ombre »), de la plus commune expression du motif de la vanité de l’homme, ici rigoureusement déchristianisé. L’homme n’est en effet pas un néant devant Dieu, mais dans la nature, non pas tant du fait de la fra- gilité et fugacité de ses jours qu’à cause de ses défauts, de ses défaillances intellectuelles et morales qui lui font imaginer des choses aussi ineptes que la divinité et l’immortalité de l’âme.

31. « Les fictions des Enfers et du paradis sont pour lui [l’homme] de tels motifs de s’enorgueillir, de se persuader que la raison le rend supérieur aux autres animaux, parce qu’il s’est forgé l’idée qu’il a une âme immortelle » (VI, 3, p. 877, trad. H. Bah- Ostrowiecki, p. 338). 32. Ibid. 294 ÉTUDES DE LETTRES

Ce motif de la vanité avait déjà été développé, dans une perspective sceptique, par Corneille Agrippa et surtout par Charron, qui l’avait fait ainsi pénétrer profondément dans la littérature dite « libertine » 33. Nous en trouvons une version radicale dans les vers de Jacques Vallée Des Barreaux qui déplore le néant de l’homme et surtout la misère dans laquelle le plonge la nature, non pas tant en le faisant mortel, mais en lui donnant la raison, qui lui instille le poison de la conscience de ses mal- heurs, de sa précarité et de la fin imminente. L’homme apparaît ainsi, par la faute d’une nature contre laquelle le poète jette ses imprécations, comme un animal malheureux, un animal déchu, corrompu du fait même de la possession de la raison, faculté maudite et méprisable :

Mortels, qui vous croyez, quand vous venez à naistre, Obligez à Nature, ô quelle trahison ! Se montrer un moment, pour jamais disparoistre. Et pendant que l’on est, voir des maux à foison. Tenant plus du néant que l’on ne fait de l’être, Je l’ay dit autrefois et bien moins en saison, Estudions-nous plus à joüir qu’à connoistre, Et nous servons des sens plus que de la raison. D’un sommeil éternel ma mort sera suivie, J’entre dans le néant quand je sors de la vie, O desplorable estat de ma condition ! Je renonce au bon sens, je hay l’intelligence, D’autant plus que l’esprit s’élève en connoissance, Mieux voit-il le sujet de son affliction 34.

La position de Des Barreaux, misologique, foncièrement pessimiste, accusant la nature d’avoir fait l’homme tel qu’il est, vain et malheureux, mérite d’être citée dans le contexte d’une lecture du Theophrastus. En

33. Agrippa, De l’incertitude, vanité, & abus des sciences. Sur le lien entre ces pages du Theophrastus et La Sagesse de Charron, voir l’édition citée de la VIe partie du Theophrastus, p. 1541, n. 1 de la p. 338. 34. Sonnet Qui multiplicat intellectum multiplicat afflictionem, dans Des Barreaux, Œuvres complètes, p. 272. Voir également le sonnet : Qui addit scientiam addit et laborem : « […] Peu de bon sens, point de sçavoir,/ Foutre de la philosophie./ Je me dégrade de raison,/ je veux devenir un oison,/ Et me sauver dans l’ignorance » (ibid., p. 273). CORRUPTION NATURELLE 295 effet, tout en exploitant le même motif de la vanité sans Dieu, l’anonyme, loin de dénoncer la raison comme telle et de s’en prendre à la nature, s’emploie à montrer que la méditation sur la vanité relève au contraire du bon usage de la raison, qui ramène l’homme à la nature et lui donne accès au bonheur et à la sagesse :

[…] il nous faut toujours avoir l’esprit occupé par la mort, afin de mieux dépouiller tout souci de l’avenir ; et nous devons continuelle- ment nous réjouir, comme si nous étions continuellement à la veille de notre mort. Telle est l’observation la plus consommée de la loi naturelle, et la félicité parfaite 35.

Le discours sur la vanité, le memento mori du sage affranchi des fables d’arrières mondes, pour parler comme Nietzsche, est ici exercice de mépris de la mort (tout le livre V du traité porte d’ailleurs le titre De contemnenda morte : « De la mort devant être méprisée »). Par la contemplation de la caducité et de la mort, envisagée sans crainte comme le processus normal de la corruption de toutes les choses de la nature en ce « bas » monde (sublunaire), la raison se défait des opi- nions mensongères, « foule les lois à ses pieds » (une autre expression récurrente du traité), revient à la loi naturelle et assure le bonheur du sage. C’est d’ailleurs exactement sur ce motif que s’achève l’ouvrage 36. Il existe une voie courte, ouverte à tous les esprit forts, qui conduit de la pleine conscience de la vanité (avec tout ce qu’elle implique, à com- mencer par la conscience de l’ineptie de la religion qui exploite le même motif pour son propre compte) au bonheur par l’adoption d’une vie conforme aux seuls enseignements de la nature. Cette conversion à la nature s’accompagne de l’impératif absolu, une fois encore réitéré, de se séparer du « peuple » au « jugement per- verti et corrompu » et, pour cette raison, pervers et corrupteur. Apparaît alors toute l’importance que joue dans l’éthique du Theophrastus l’anthropologie clivée d’ascendance averroïste, selon laquelle il existe

. 35 VI, 4, p. 883, trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 347. 36. L’anonyme cite longuement le chapitre II du livre biblique de la Sagesse : « Il n’est personne, que l’on sache, qui soit revenu des Enfers, parce que nous sommes nés du néant et qu’après nous serons comme si nous n’avions pas été » (VI, 4, p. 926, trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 403). 296 ÉTUDES DE LETTRES des différences naturelles radicales d’homme à homme, du même ordre que celles qui sépare un homme peint d’un homme véritable 37. La plus grande partie de l’humanité semble incapable de faire un droit usage de la raison et de se débarrasser donc des fictions de l’opinion. Ce qui est accessible au sage ne l’est pas à cette humanité déficiente et c’est pour- quoi, du reste, la religion et les lois sont nécessaires qui, pourtant ne rendent pas le « peuple » meilleur (bien au contraire ! 38), mais permettent de maintenir malgré tout la vie sociable. Pour l’anonyme, et c’est une représentation qu’il partage avec la plupart des auteurs que l’on range parmi les libertins érudits (Charron, Naudé, La Mothe le Vayer, etc.), il est une partie de l’humanité, la plus grande part, qui – au moins en l’état actuel des choses – est incapable de sagesse, irrémédiablement corrompue et corruptrice : le « peuple ». Il nous semble qu’ici le préjugé social, derrière le motif anthropologique, pèse de tout son poids. Car l’anonyme, comme les auteurs dont nous venons de citer les noms, semble souvent admettre que le « peuple », du fait de sa constitution propre, ne saurait vivre dans l’égalité et la liberté naturelles. Tout à la fois, l’auteur considère que l’état de nature, d’égalité, de liberté et de communauté, n’est pas une fiction mais une réalité histo- rique, confortée par l’existence de « peuples », aujourd’hui encore, qui en sont restés au plus proche 39. Il ne remet d’ailleurs jamais directement en question l’affirmation de l’égalité naturelle des hommes, ou plus exac- tement de leur égalité dans l’état de nature, où le fait d’être plus ou moins subtil n’a aucune importance. Par contre, cette différence joue un rôle primordial dans l’instauration et la conservation de l’état damné de civilisation. Certes, les plus subtils, par leur désir de domination et leurs ruses mensongères et malveillantes, trahissent autant, sinon plus, la loi de nature que ces esprits faibles, inexpérimentés et crédules qu’ils se soumettent par la violence et le mensonge. Pourtant ce sont

37. « Il faut penser que les hommes diffèrent des hommes eux-mêmes ; en effet, innombrables sont ceux qui sont bien plus habiles et plus ingénieux que les autres » (VI, 3, p. 861, trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 311). Voir L. Bianchi, « Filosofi, uomini e bruti, note per la storia di un’antropologia averroista » et M. A. Granada, « Note sull’averroismo di Giordano Bruno ». 38. « Aucun dieu, aucune religion, ni aucune autre loi quelle qu’elle soit n’a jamais rendu les hommes meilleurs » (VI, 3, p. 864, trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 316). 39. Voir au sujet des peuples américains avant la colonisation, VI, 3, p. 869, trad. H. Bah-Ostrowiecki, p. 326. CORRUPTION NATURELLE 297 bien les premiers, parce qu’ils ne sont jamais complètement dupes des fables qu’ils inventent ou entretiennent, qui sont susceptibles de pous- ser jusqu’au bout la critique et embrasser la vie naturelle ; on trouve du reste parmi eux le précepteur d’Alexandre, de grands magistrats comme Cicéron, des conseillers d’Etat comme Sénèque, voire des empereurs comme Marc Aurèle. Certes, on en trouve aussi qui ont toujours fui la vie publique, comme Socrate ou Diogène le cynique ; et, comme Le Vayer et la plupart des autres auteurs d’une conception élitaire de la sagesse déniaisée, l’anonyme se refuse à donner une définition sociale de ce qu’il entend par peuple. Pourtant, spontanément, il conçoit son aréopage de sages comme tiré, en quelque sorte prélevé, de l’élite sociale. Ce sont ces préjugés sociaux, d’autant plus puissants qu’ils ne sont pas assumés, qui lui font concevoir le peuple ignorant et, dirait-on après Marx, aliéné, comme le lieu par excellence de la déchéance et de la cor- ruption de l’humanité. Parce que cette corruption n’est pas seulement due à l’éducation, à l’inculcation de l’erreur et de la fausseté, mais aussi à une faiblesse anthropologique intrinsèque, relevant proprement de la nature, l’auteur du Theophrastus est fermé à toute idée d’une régénération possible de l’humanité guidée par les philosophes ; ou plutôt faut-il dire que cette idée ne l’effleure même pas. Par contre, sa conception physiciste du cycle ininterrompu des générations et des corruptions entretient chez lui la conviction selon laquelle, naturellement, l’organisation présente du monde humain prendra fin et qu’une autre commencera après elle, radi- calement différente et en rupture avec la précédente. Ce monde d’ail- leurs, vu l’image absolument négative que l’anonyme dresse de la société chrétienne tardive, ne pourra être que meilleur. Son naturalisme intégral (du moins sur le plan des principes) laisse place à l’idée que ces hommes alors pourraient être d’une tout autre trempe, aussi jaloux de leur liberté et de leur égalité natives que l’ont été leurs très lointains ancêtres, dans ce passé lointain dont l’humanité a gardé la mémoire sous le nom d’âge d’or.

Jean-Pierre Cavaillé EHESS, Paris 298 ÉTUDES DE LETTRES

BIBLIOGRAPHIE

Textes

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Travaux

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