e-Migrinter

20 | 2020 Hospitalité et migration

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/e-migrinter/2126 DOI : 10.4000/e-migrinter.2126 ISSN : 1961-9685

Éditeur UMR 7301 - Migrinter

Référence électronique e-Migrinter, 20 | 2020, « Hospitalité et migration » [En ligne], mis en ligne le 01 juillet 2020, consulté le 20 mai 2021. URL : https://journals.openedition.org/e-migrinter/2126 ; DOI : https://doi.org/10.4000/e- migrinter.2126

Légende de couverture

Photos prises lors de la manifestation "La ZAP" (La Zone d'Accueil Poitevine) organisée par les États Généraux de la Migration 86 (EGM86) le 15 février 2020. Crédits de couverture Photo n°1 (en haut) : ©-Louisa Degommier, Poitiers, 15 février 2020. Photo n°2 (en bas) : ©-Hélène Lanoue, Poitiers, 15 février 2020.

Ce document a été généré automatiquement le 20 mai 2021.

Tous droits réservés 1

Ce numéro de la revue a pris racine après la journée d’étude « Expériences de l’(in)hospitalité » organisée par MIGRINTER le 1er février 2018. Les articles de ce dossier proposent de rendre compte des enjeux et des formes multiples de l’hospitalité dans le cadre des migrations internationales. Des témoignages d’acteurs associatifs de l’hospitalité y sont adossés et permettent d’illustrer les dispositifs d’accueil mis en place.

NOTE DE LA RÉDACTION

Ont collaboré à ce numéro : Brimault Nelly, Brouillette Martine, Clochard Olivier, Déaux Lydie, Gallou Rémi, Lacroix Thomas, Latouche Alice*, Le Bigot Brenda***, Leblanc Julie, Lessault David, Loiseau Kelly, Martin Élise, Masson-Diez Evangeline, Naintré Benjamin*, Ollitrault Chloé, Pinel Jordan, Royoux Dominique, Tardif Carole**, Valette Marie Françoise. [* Secrétaires de rédaction, **Assistante éditoriale, *** Rédacteur en chef].

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SOMMAIRE

Hospitalité et migration : expériences et formes multiples de l’accueil Jordan Pinel

Dossier

Chibanis et chibanias ou l’(in)hospitalité au long cours Une comparaison - Maroc Julie Leblanc et Jordan Pinel

Chibanis and chibanias or long-term (in)hospitality A comparison between France and Julie Leblanc et Jordan Pinel

Réseaux des villes hospitalières : un panorama global Thomas Lacroix

L’hospitalité privée de « mineurs isolés étrangers » : une relation à définir Évangeline Masson Diez

Trouver refuge dans les Cévennes, un réseau d'accueil dessiné entre les lignes de crêtes Élise Martin

Quand les militants font le procès du « délit de solidarité » Kelly Loiseau

Témoignages

Les pratiques de l’hospitalité – L’association « Min’ de Rien » de Poitiers Martine Brouillette

Quelques aperçus de mon vécu à Welcome Poitiers Nelly Brimault

Accueil et hébergement solidaires par l’association Terre d’Ancrages à Lyon Élise Martin

Promouvoir l’hospitalité par la rencontre interculturelle L’action du Toit du Monde à Poitiers, au cœur des nouveaux défis de l’accueil et de l’intégration des migrants. Dominique Royoux

Vie du Labo

Migrations et mondialisations : Au-delà des frontières. Interroger les frontières multiples au prisme des processus de catégorisation Compte-rendu de l’école d’été organisée du 11 au 13 juillet 2019 à Bondy Naoual Mahroug, Lucile Lebrette et Michelle Salord-Lopez

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Politiques migratoires et mobilités étudiantes : de la politique de l’immigration choisie à “Bienvenue en France” Compte rendu de la conférence de Lama Kabbanji, démographe à l’IRD, Espace Mendès France, Poitiers, 10 octobre 2019 Lena Haziza et Flora Penot

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Hospitalité et migration : expériences et formes multiples de l’accueil

Jordan Pinel

1 Alors que le contexte migratoire contemporain est souvent dépeint comme une « crise », plusieurs publications scientifiques récentes montrent surtout une crise du principe de l’hospitalité (Agier, 2018 ; Boudou, 2017 ; Brugère, Le Blanc, 2017 ; Fiddian- Qasmiyeh, Berg, 2018). Cette littérature a confirmé l’intérêt de ce concept pour lire une diversité d’initiatives liées au contexte migratoire. Face au constat d’inhospitalité de la part de l’État dans la gestion de l’accueil, des initiatives citoyennes émergent. Qu’elles soient individuelles ou collectives, nous avons choisi de les mettre en avant dans ce dossier thématique.

2 Ce numéro a pris racine avec la journée d’étude « Expériences de l’(in)hospitalité » organisée le 1er février 2018 par Céline Bergeon1, Marie-Françoise Valette2 et Jordan Pinel, au sein du laboratoire MIGRINTER (UMR 7301). Les parutions récentes sur l’hospitalité et les migrations précédemment citées nous avaient alors inspirés et confortés dans notre démarche orientée spécifiquement vers le terrain. Notre ambition était d’ancrer les échanges de cette journée dans le registre des témoignages, qui, par leur extrême diversité permettaient des échanges de points de vue entre citoyens engagés, représentants d’associations, élus et agents de collectivités territoriales. À travers ces témoignages de proximité, nous cherchions alors peut-être inconsciemment des raisons de conserver de l’optimisme. Les échelles nationales et internationales auxquelles Mireille Delmas-Marty fait référence dans son vigoureux appel à « Faire de l’hospitalité un principe »3 demeurent probablement pour un certain temps, moins propices à cet état d’esprit d’optimisme. Comme elle le rappelle dans sa tribune, « Ni l’Union ni ses États membres n’ont ratifié la convention de 1990 sur les droits de tous les travailleurs migrants et de leur famille, préférant créer l’agence Frontex pour garder les frontières et adopter la « directive retour » autorisant une rétention de six mois (jusqu’à dix-huit dans certains cas). En guise de réponse à la « crise » des migrations, on entend surtout dire que la montée en puissance des courants populistes, aux États-Unis comme en Europe, et tout récemment en Italie,

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devrait conforter le choix sécuritaire, qui domine d’ailleurs le projet de loi français « pour une immigration maitrisée et un droit d’asile effectif » en débat au Parlement. ».

3 Dans la lignée de la journée d’étude de 2018, les articles de ce dossier proposent aujourd’hui de rendre compte des expériences et des formes multiples de l’hospitalité dans le cadre des migrations internationales. En complémentarité avec les articles scientifiques, des témoignages d’acteurs associatifs de l’hospitalité y sont adossés et permettent d’illustrer les dispositifs d’accueil mis en place au niveau local.

4 Le premier article de Julie Leblanc et Jordan Pinel rappelle des pratiques inhospitalières des institutions envers les chibanis et les chibanias, ces immigrés venus en France souvent dans le cadre de dispositifs migratoires étatiques à partir des années 1960. Aujourd’hui âgés, certains d’entre elles et eux font face à des conditions de vie précaires et des droits sociaux très limités. Dans bien des cas ce sont les acteurs locaux de l’hospitalité, souvent associatifs, qui se mobilisent pour contrebalancer des situations perçues comme injustes. L’originalité est que ces acteurs de la société civile sont mobilisés « ici » et « là-bas », c’est-à-dire autant dans le pays d’accueil que celui d’origine rappelant la vie « d’entre-deux » de ces populations vieillissantes.

5 L’article d’Évangeline Masson Diez évoque un tout autre âge de la vie avec le cas de l’hébergement des mineurs isolés étrangers en Île-de-France. Dans cet article, c’est la relation entre les hôtes qui est analysée. Cette forme d’hospitalité privée, individuelle ou familiale, paraît simple – il s’agit d’offrir un toit à un jeune – mais relève en fait d’une multitude de pratiques et de discours qui mêlent souvent engagement et intimité du « chez-soi ». Là, c’est un hébergement en milieu urbain qui est évoqué mais où les pratiques d’hospitalité résonnent avec celles décrites en milieu rural dans l’article d’Élise Martin. Elle y étudie un système de solidarité présent dans plusieurs villages des Cévennes qui montre les liens entre engagements individuels et collectifs dans l’accueil. Des structures sociales, associatives et religieuses de ces territoires ruraux permettent des interconnexions militantes qui répondent au besoin d’assistance de certains migrants.

6 Au-delà des associations et dans un périmètre plus large, Thomas Lacroix évoque le positionnement de certaines villes qui se mobilisent dans l’accueil des demandeurs d’asile. Des réseaux de villes émergent alors – les villes sanctuaires en Grande-Bretagne ou l’Association Nationale des Villes et Territoires Accueillants en France par exemple – mettant en avant un positionnement et des pratiques d’accueil allant parfois à l’encontre de certains gouvernements européens. Nationaux ou transnationaux, ces réseaux montrent des pratiques multiples car les enjeux le sont tout autant, mais également car les réalités étatiques sont différentes et laissent plus ou moins de marges aux acteurs territoriaux dans la gestion migratoire et notamment dans l’accueil.

7 Enfin, ces dernières années ont montré que le principe d’hospitalité appliqué par certains citoyens peut être perçu comme allant à l’encontre des politiques migratoires de l’État, qui par la logique de contrôle stricte des frontières et des flux migratoires se trouvent être inhospitalières. C’est ce qui a créé le « délit d’hospitalité » en 1995 (Brugère et Le Blanc, 2017) et la « pénalisation de l’hospitalité » (Saas, 2001). Le terme de « délit de solidarité » a été plus popularisé par les milieux associatifs, les défenseurs des droits ou les médias, notamment après plusieurs affaires judiciaires rendues célèbres – le procès de Cédric Herrou ou celui des « sept de Briançon » par exemple. Kelly Loiseau propose dans le dernier article de ce dossier de retracer la bataille

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judiciaire et ses enjeux, qui ont eu lieu autour du principe de l’accueil inconditionnel et solidaire. Ce dernier a été et est sûrement encore en proie à des logiques politiques étatiques plus larges où les principes d’hospitalité et de fraternité peuvent faire basculer des citoyens solidaires en « délinquants solidaires ».

8 Nous avons fait le choix de mettre en perspectives les articles issus de travaux scientifiques précédemment cités avec des témoignages d’acteurs de l’hospitalité. Ainsi, quatre associations locales ont accepté de témoigner dans ce dossier. Elles viennent illustrer, dans un format d’écriture libre, avec leurs mots et leurs points de vue, le principe d’hospitalité que nous retrouvons analysé par la recherche. Trois d’entre elles, basées à Poitiers, sont des témoignages de proximité géographique pour le laboratoire MIGRINTER. Dominique Royoux, président du « Toit du Monde » évoque les missions et défis auxquels est confrontée l’association présente dans le paysage pictavien depuis 1982. Plus récente, l’association « Min’ de Rien » créée en 2016 est évoquée par l’une de ses fondatrices, Martine Brouillette. L’association s’est donnée pour mission l’accueil citoyen des mineurs isolés et en particulier les « mijeurs », jeunes exclus des services de protection de l’Enfance car considérés majeurs. « Welcome Poitiers », également créée en 2016, donne un aperçu complémentaire des pratiques citoyennes d’hospitalité mises en œuvre ces dernières années. L’association vise à accueillir des demandeurs d’asile en attente de solutions d’hébergement par l’État dans des familles d’accueil bénévoles, venant ainsi pallier une défaillance des missions de protection étatique. L’une de ses membres, Nelly Brimault, évoque avec ses mots et son ressenti les raisons de son engagement au sein de l’association. Elle tente de répondre finalement au « pourquoi s’engager ? », premier pas vers les pratiques de solidarités individuelles, puis collectives qui sont visibles dans toutes ces associations. Enfin, la quatrième et dernière association – Terres d’Ancrages – est basée à Lyon depuis 2016 et accompagne des personnes exilées au quotidien en visant essentiellement la création de liens sociaux. Élise Martin, qui a proposé ce témoignage suite à ses entretiens avec deux référentes de l’association, permet ainsi de rendre compte des pratiques d’hospitalité associatives dans le contexte d’une métropole française.

9 Le constat à ce jour est le suivant : ni à l’échelle régionale, ni à l’échelle nationale, une obligation d’hospitalité publique inconditionnelle n’existe ou n’émerge. À supposer qu’arrive un jour l’heure d’un droit inconditionnel à bénéficier de l’hospitalité, elle n’est pas encore perceptible ni à court terme, ni à moyen terme. « Les lois de l’inhospitalité » (Fassin, Morice, Quiminal, 1997) continuent à caractériser le droit positif, si l’on considère que l’hospitalité ne peut être qu’inconditionnelle. Mais les pratiques de l’hospitalité existent, en France et ailleurs, en particulier en lien avec les migrations internationales. Voilà pourquoi nous avons choisi dans ce dossier de retenir des échelles et des acteurs différents, illustrant à la fois la diversité des pratiques, mais aussi des approches plus ordinaires de la question, pour interroger nos sociétés à l’aune de leur hospitalité (Berthomière, 2017).

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BIBLIOGRAPHIE

Agier, Michel (2018) L’étranger qui vient : repenser l’hospitalité, Paris, Seuil, 145 p.

Berthomière, William (2017) Les espaces de l’hospitalité, fonction-miroir de sociétés se pensant assiégées, Revue Science and Video, varia, réf. Du 02 juillet 2020 [Disponible sur Internet].

Boudou, Benjamin (2017) Politique de l’hospitalité, Paris, CNRS Éditions, 248 p.

Brugère, Fabienne ; Le Blanc, Guillaume (2017) La fin de l’hospitalité. Lampedusa, Lesbos, Calais… Jusqu’où irons-nous ?, Paris, Flammarion, 240 p.

Fassin, Didier ; Morice, Alain ; Quiminal, Catherine (1997) Les lois de l’inhospitalité, Paris, La Découverte, 278 p.

Fiddian-Qasmiyeh, Elena; Berg, Mette Louise (2018) Hospitality and Hostility Towards Migrants: Global Perspectives, Migration and Society, vol. 1, n° 1, pp. V-VII.

Saas, Claire (2001) La pénalisation de l’hospitalité, Plein droit, n° 49, pp. 28-31.

NOTES

1. Maître de conférences en géographie, Université de Poitiers, MIGRINTER (UMR 7301). 2. Maître de conférences en droit public, Université de Poitiers, MIGRINTER (UMR 7301). 3. Tribune du 12 avril 2018 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/04/12/migrants-faire- de-l-hospitalite-un-principe_5284526_3232.html

AUTEUR

JORDAN PINEL Doctorant en géographie, Laboratoire MIGRINTER (UMR 7301) CNRS / Université de Poitiers [email protected]

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Dossier

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Chibanis et chibanias ou l’(in)hospitalité au long cours Une comparaison France - Maroc

Julie Leblanc et Jordan Pinel

1 Le contexte migratoire contemporain en Europe fait « crise » : « crise des migrants », « crise humanitaire », « crise de l’accueil », « crise de l’hospitalité ». Le terme de crise renvoie par définition à un phénomène brusque, aigu, nouveau. Ladite « crise migratoire » est ainsi médiatiquement et politiquement présentée en France. Elle n’est pourtant pas nouvelle. Nos travaux de recherche respectifs s’intéressent justement à des parcours migratoires anciens. Ceux de femmes et d’hommes aujourd’hui âgés de plus de 60 ans et qui ont émigré d’Algérie et du Maroc vers la France dans les années 1950-1960, seuls ou en famille. Ce qui est commun aux récits des personnes que nous avons pu rencontrer est la précarité et la vulnérabilité vécues lors de leur arrivée dans l’Hexagone et qui pour certains est toujours d’actualité. Toutes et tous ont connu les bidonvilles, les baraques, les garnis insalubres, l’hébergement précaire chez un proche, la faim, le froid, l’absence ou la rupture de droits, les contrôles de police et la peur. Ce statut précaire, lié à l’inhospitalité des cadres de l’accueil des immigrés en France, se traduit comme à son paroxysme par l’« encampement du monde » (Agier, 2011). Le « phénomène bidonville » est « presque consubstantiel du fait migratoire lui-même et (…) n’a par conséquent rien de nouveau » (Chavanon, Leblanc, 2018). C’est donc avec cette perspective historique que nous questionnons au sein de cet article le concept d’(in)hospitalité et ses implications dans la quotidienneté des personnes immigrées aujourd’hui âgées. À l’heure de la globalisation, nous sommes face à la dissémination et multiplication des situations de frontières – physiques, juridiques, sociales. Au-delà du caractère désuet que peut revêtir le terme d’hospitalité, nous l’entendons ici, à l’instar de F. Brugère et G. Le Blanc comme un « parcours » allant de « secourir » à « appartenir » en passant par « accueillir ». Ces auteurs rattachent les étapes et actions concrètes hospitalières comme nécessairement à chercher du côté de l’infra-politique et d’une « contre-politique hospitalière » (Brugère, Le Blanc, 2017). Face à des États inhospitaliers, les initiatives individuelles et collectives émergentes sont ici prises en compte.

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2 Les résultats qui sont présentés dans cet article sont issus de nos travaux de thèse respectifs en anthropologie et géographie, proposant un double regard disciplinaire autour de la question du vieillissement des populations originaires du Maghreb (Algérie et Maroc). Nos enquêtes de terrain menées entre 2013 et 2019 en France (Lyon, Marseille)1 et au Maroc (Agadir, Tiznit) 2 permettent d’aborder différents ancrages sociaux et territoriaux. L’observation plus globale que nous obtenons, entre la France et le Maroc nous permet de mieux cerner les enjeux auxquels sont confrontés les populations migrantes vieillissantes, dans la société d’accueil et dans le pays d’origine. La réflexion qui s’est construite autour de ces questions a également permis de faire émerger des observations liées au genre, avec des terrains orientés exclusivement vers des femmes, ou à l’inverse essentiellement vers des hommes. Cette complémentarité permet de saisir au mieux les expériences de l’(in)hospitalité institutionnelle et les réponses apportées, notamment d’un point de vue associatif et citoyen. Ainsi, l’idée n’est pas pour nous de montrer les parcours de ces hommes et de ces femmes comme uniquement accablés par un contexte inhospitalier qui les écrase mais aussi de décrire l’agentivité à l’œuvre pour et par les personnes ici concernées.

Pratiques d’(in)hospitalité : conditions de vie et droits sociaux des migrants âgés

3 Pour les populations migrantes arrivées entre les années 1950 et 1970 en France, le vieillissement et le passage à la retraite est source de questionnements quant aux lieux où vieillir. Finalité du trajet migratoire, le retour finit souvent par constituer un « mythe » face à la prolongation du séjour dans la région d’accueil et l’enracinement progressif (Sayad, 1999). Les va-et-vient pratiqués par les migrants et notamment par les retraités compensent le non-retour et les rendent présents physiquement dans la société d’accueil tout en restant présents dans les processus qui ont cours dans leur société d’origine. Beaucoup de ces individus de « l’entre-deux » se sont forgés une identité multiple tout au long de leur migration (Schaeffer, 2001). Beaucoup deviennent des « transmigrants » qui « effectuent plusieurs séjours annuels au pays d’origine ou au moins un séjour annuel d’une durée supérieure à un mois » (Attias-Donfut, Gallou, 2006, p. 275-276). Mais ces maintiens en France constituent souvent « un renversement de la perspective classique de l’immigration, « disparaître » en tant qu’immigré en rentrant au pays pour pouvoir s’y investir ou bien « disparaître » en tant qu’émigré en s’incorporant à la société d’accueil » (Daum, 2007, p. 167). Montrant l’invisibilité des femmes face aux hommes dans ces mouvements migratoires associés aux travailleurs migrants des années 1960/1970, plusieurs travaux ont mis en avant le rôle essentiel des femmes dans les migrations originaires du Maghreb (Ait Ben Lmadani, 2012 ; El Hariri, 2003 ; Moujoud, 2010, Paiva, 2012). L’approche par le genre a apporté des éléments de compréhension de la vieillesse immigrée, soulignant le rôle des femmes dans la décision d’un non-retour définitif au pays d’origine, notamment dans leurs rapports aux enfants vivant en France : « Pour la majorité des femmes, la possession d’une maison [au pays d’origine] ou la retraite du conjoint demeurent des raisons insuffisantes pour la réalisation d’un projet de retour définitif » (El Hariri, 2003, p. 47).

4 Pour ces migrants arrivés le plus souvent comme source de main d’œuvre, la retraite comme synonyme de « vacance » n’allait pas de soi (Sayad, 2001). Travailler restait le

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seul moyen de ne pas subir l’assignation de « migrant inutile » par la société d’accueil (Arab, 2013). Cette retraite impensée et parfois impensable explique le manque de visibilité de cette population dans les politiques publiques. Ces dernières ne s’orientent d’ailleurs pas dans le sens d’une installation durable et d’une pratique de l’hospitalité. En ce sens, cette population envisagée comme « vouée au départ, dès son arrivée », se trouve une fois retraitée face à des problèmes juridiques et sociaux, peu audibles notamment du fait du manque d’enjeu électoral qu’elle représente. Un associatif militant rencontré à Agadir explique ainsi que « les chibanis sont une population silencieuse car ils ne peuvent voter dans la société où ils vivent. Ils sont donc mis de côté. » (Agadir, Octobre 2017).

De l’administratif au logement : l’inhospitalité au quotidien

5 De nombreux travaux, ont analysé les processus sociaux d’enracinement des personnes immigrées en France en montrant en quoi ils influaient sur le non-retour au pays d’origine une fois l’âge de la retraite arrivé. Ainsi, le veuvage fréquent parmi les personnes interrogées (notamment chez les femmes), le nombre d’années de présence en France, les liens entretenus ou non avec le pays d’origine, leurs origines sociales et contextes de vie au moment de l’émigration, leur parcours socioprofessionnels en France, la présence ou non d’un entourage familial, leur situation économique et sociale ainsi que celle de leurs enfants, leur état de santé, le contexte local mais aussi national notamment du point de vue des politiques publiques ou de la législation, interfèrent de manière évidente au sein de leurs pratiques (Attias-Donfut, Gallou, 2006).

6 Au-delà, certains retraités et notamment les hommes seuls sont aussi astreints à l’immobilité par des procédures administratives qui empêchent leur retour3. Même si la pension de retraite peut être versée à l’étranger, diverses aides sociales comme l’Allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) ne peuvent être touchées depuis l’étranger. Pour les bénéficiaires, il est donc nécessaire de rester au minimum 180 jours par an en France. De plus, les conditions de prise en charge des prestations liées à la santé sont, elles aussi, soumises à la condition de résidence en France. Ce contexte général n’incite pas au « retour » et participe à la précarisation de ces retraités lorsque ceux-ci choisissent malgré tout de vivre leur retraite dans leur pays d’origine. Une association marocaine4 située à Agadir vient ainsi en aide aux migrants âgés en situation de retour dans leurs démarches juridiques et administratives. Lors d’un entretien, voici ce qu’explique le président de l’association : « Les gens qui ont travaillé en France pendant des années et des années, toute une génération, ils ont été travailler dans la mine par exemple, dans le charbonnage. Et ils y ont passé là-bas des années et des années et aujourd’hui ils ont des maladies, comme le retraité qui va arriver. Lui, il a une maladie du charbonnage, avec les poussières et tout ça dans les poumons après toutes les années qu’il a passé à respirer le charbon. Et des gens comme lui, il y en a beaucoup. Ils ont passé 30, 35 ans là-bas. Et après ils rentrent ici et ils se font soigner ici… sans assurance ! Donc c’est lui qui paie tous les médicaments. Il paie 130 000 dirhams5 par an pour ses soins contre sa maladie du charbon. » (Agadir, Novembre 2017)

7 L’histoire de ce retraité obligé de payer ses soins est symptomatique de la situation dans laquelle se retrouvent de nombreux travailleurs immigrés en France qui ont choisi de rentrer au pays. Pour bénéficier de la sécurité sociale française à laquelle ils

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cotisent, ils doivent résider en France au moins six mois par an. C’est donc le choix de beaucoup de retraités qui restent continuellement dans « l’entre deux », soit parce qu’ils souhaitent continuer à toucher des aides sociales, soit afin de pouvoir continuer à bénéficier de la sécurité sociale. Alors ils élaborent leurs calendriers de visite au pays en fonction de cette problématique des « six mois en France ». Ils le doivent car ils sont la cible prioritaire des contrôles pour suspicion de fraude en tant que ceux qui ont le plus intérêt à sortir du territoire français sur une longue période (Math, 2012). On le voit, qu’il y ait attachement ou pas au pays d’immigration, le retour au pays d’origine se révèle compliqué à mettre en œuvre face à cette absence de garantie de prise en charge de leurs besoins.

8 À Marseille, le quartier central de Belsunce est justement un espace qui peut être qualifié à la fois de transit (Temime, 1995) et d’installation pour ces chibanis qui font ces séjours pendulaires entre les deux rives de la Méditerranée. L’Algérie toute proche, se rejoint pour certains par bateau, « un simple sac plastique à la main pour le voyage », confiait une responsable d’association du quartier. Les conditions de vie de ces travailleurs, aujourd’hui retraités, sont précaires voire indignes. Au cœur du quartier, dans une association dédiée à ces personnes âgées, une cinquantaine d’hommes de plus de 60 ans sont accueillis chaque matin pour un petit déjeuner gratuit. Il leur est proposé ensuite des permanences d’accès aux droits et à la santé. Ils vivent pour beaucoup dans le centre-ville de Marseille dans des hôtels, garnis et autres logements insalubres qui rappellent ceux de leur arrivée en France dans les années 1950. Leur santé est elle aussi précaire. Beaucoup ont du diabète, de l’hypertension sans compter les corps usés par le travail. Ils ont travaillé toute leur vie, parfois sans déclaration de la part de leurs employeurs, ce qui leur vaut une maigre retraite. Reconstituer leur carrière pour pouvoir accéder à leur dû est une des tâches ardues des travailleuses sociales de la structure que nous avons pu rencontrer. Pour une grande partie, cette pension est envoyée à leur famille restée en Algérie. Certains ont vécu et travaillé dans d’autres villes françaises puis ont choisi de vivre à Marseille une fois la retraite arrivée. Ceci non pas seulement pour le climat mais aussi pour les loyers et le coût de la vie plus faible qu’ailleurs pour se nourrir – dans le quartier Belsunce on peut accéder à un repas complet pour trois euros.

9 La comparaison entre le quartier Belsunce à Marseille et celui des Minguettes à Vénissieux (agglomération lyonnaise) fait ressortir des parcours de vie aux prises avec l’(in)hospitalité de manière différente. Dans les deux cas, les personnes sont passées par la précarité de l’habitat. Pour les personnes vivant aux Minguettes, l’accès au logement social bien que contraint par les politiques publiques, a été vécu comme bénéfique et le domicile comme le quartier ont pris après tant d’années valeur de « chez-soi ». Madame A. aujourd’hui âgée de 75 ans est arrivée d’Algérie en 1955, à l’âge de 12 ans. Alors que la guerre d’Algérie venait de commencer, sa famille l’a envoyée en France pour rejoindre ses frères et belles-sœurs qui étaient installés à Lyon. Elle s’est mariée en 1959 à 16 ans. Le couple s’est ensuite installé dans un garni au centre de Lyon. Puis ils ont vécu dans le bidonville du Chaâba nommé aussi « Bidonville du boulevard de ceinture » à Villeurbanne. Relogés après plusieurs années à la Cité Olivier de Serres construite dans les années 1950 pour les rapatriés de la guerre d’Algérie, Madame A. m’explique :

Et là on a eu la belle vie là-bas. On avait un appartement. C’est la première fois qu’on voyait une salle de bain. L’eau chaude, les radiateurs et tout. Quand on est rentrés on

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s’est acheté notre première télé avec des boutons. J’ai installé mes enfants sur un matelas par terre, ils ont dormi comme des rois ! On est restés pas mal de temps.

Ensuite, voyant que l’immeuble commençait à se dégrader, ils ont demandé à déménager :

On nous a proposé, La Duchère, Vaulx-en-Velin ou Vénissieux (Vénissieux, juin 2018).

Tous des grands ensembles périphériques construits à la fin des années 1960.

10 Madame L., âgée de 80 ans et originaire de Sétif en Algérie évoquait avec ses filles le « luxe » que représentait l’accès aux logements de la ZUP des Minguettes : En premier on a vécu à Villeurbanne, on était les gones du Chaâba6, tu as lu le livre ? C’était nous ! Puis ils sont arrivés aux Minguettes en 1968 : C’était l’Amérique !, me dirent-elles en évoquant la taille des appartements, et surtout le fait d’avoir plusieurs chambres, une salle d’eau et des toilettes (Vénissieux, juin 2013) (Leblanc, 2014, p. 82).

11 Toutes les femmes rencontrées vivent encore aux Minguettes parfois depuis la construction de la ZUP en 1969 et pour certaines dans le même appartement. Elles y ont élevé leurs enfants souvent nombreux dans des logements sociaux allant du T3 au T5. Aujourd’hui souvent veuves et vivant seules, elles subissent la pression des bailleurs qui souhaitent leur attribuer des logements plus petits. C’est le cas de Madame M. venue d’Oran à l’âge de 15 ans, aujourd’hui âgée de 81 ans. Elle est veuve depuis quatre ans et a six enfants qui pour la plupart vivent loin. Lors de notre première rencontre, elle m’explique que suite à une « réhabilitation » du quartier, leur tour avait été détruite et qu’elle et son mari avaient dû se battre pour avoir au moins un trois pièces pour pouvoir recevoir leurs enfants : Y a des fois mes filles viennent, un F2 c’est, quoi ? ! Une chambre, un salon… C’est quoi ?, me dit-elle alors en haussant les épaules (Vénissieux, juin 2013). Aujourd’hui, elle habite toujours seule dans son appartement de trois pièces. Malgré ses difficultés du fait d’escaliers à gravir pour accéder à son appartement, Madame M. n’ose pas demander à changer de logement de peur qu’on lui impose un deux pièces (Ibidem, p. 12).

12 Dans le centre de Marseille, la précarité des logements est toujours criante. Certaines personnes âgées suivies par l’association du quartier Belsunce sont aujourd’hui hébergées à l’hôtel suite à l’effondrement de leur immeuble. Les logements s’apparentent souvent à des chambres, parfois borgnes et sans ascenseur. Sur le cours Belsunce, les terrasses de café, ici y compris pour les femmes âgées, deviennent alors de véritables « extension de l’espace de l’habiter » (Ait Ben Lmadani, 2007, p. 232) pour sortir des quatre murs et de l’isolement.

Risque d’isolement, les familles en tension

13 Une dichotomie « Nord-Sud » quant aux représentations et au traitement de la vieillesse est fréquemment évoquée, dans laquelle les pays du Nord relèveraient d’une culture individualiste en opposition aux pays du sud considérés comme familialistes (Attias-Donfut, Gallou, 2006). Si « au regard des personnes âgées, aucune culture n’a le monopole de la tendresse et personne ne jette les siens » (Samaoli, 2007, p. 103), les données ethnographiques recueillies montrent la prégnance du modèle parfois injonctif de piété filiale en tant que norme (Attias-Donfut, Gallou, 2006, p. 154). Dans la pratique, les femmes plus souvent veuves du fait des écarts d’âge au moment du

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mariage et des carrières souvent usantes de leurs conjoints, vivent seules au domicile avec si besoin des aides infirmières et/ou ménagères. Si aux Minguettes, les enfants et les filles en particulier habitent souvent à proximité, à Marseille, beaucoup des hommes âgés rencontrés ont leur famille en Algérie. Les femmes quant à elles ont des parcours s’éloignant du schéma homogénéisant du regroupement familial. Certaines ont émigré seules, ont divorcé, n’ont pas d’enfant ou sont en ruptures familiales. Aussi, pour elles, les difficultés avec la langue française, notamment écrite, la complexité des démarches administratives à effectuer et aujourd’hui beaucoup dématérialisées, l’ignorance des droits et du tissu institutionnel et associatif, ainsi que les difficultés de mobilité, entraînent un risque d’isolement social important.

14 Un autre phénomène qui nuance une représentation familialiste attribuée à ces femmes, est ce que C. Roth nomme « l’inversion du contrat intergénérationnel » (Roth, 2010). Elle constate qu’au Burkina Faso, la paupérisation, l’inflation du chômage des jeunes, et les changements de modes de vie dont l’urbanisation, provoquent une aide des ainés envers les jeunes et non plus l’inverse. Ce constat se retrouve en France parmi les femmes rencontrées aujourd’hui âgées et souvent veuves qui subviennent toujours aux besoins de leurs enfants pourtant désormais adultes. Face à ce « cercle vicieux de l’appauvrissement » (Ibidem), la piété filiale est mise à mal et passe très souvent au second plan. Parmi les femmes rencontrées aux Minguettes, beaucoup hébergent encore leurs filles ou fils qui n’ont pas de travail ou de trop petits salaires. Elles gèrent très souvent l’intendance pour leurs enfants pourtant adultes. De même, plusieurs d’entre elles gardent leurs petits enfants pour aider leurs filles qui travaillent. Cette inversion explique en partie le phénomène de paupérisation des aînés et notamment des femmes qui parfois ne touchent qu’une pension de réversion. Ce phénomène est observable pour ces femmes comme d’ailleurs pour la population générale, et de part et d’autre de la Méditerranée.

Ici et là-bas : des acteurs de l’hospitalité se mobilisent

L’émergence du tissu associatif en France

15 Face à la situation qui peut être fragile en termes d’isolement social ou de conditions de vie des personnes immigrées âgées en France, les institutions peinent à se saisir de la question. Ces personnes, surtout lorsqu’elles n’ont pas de proches aidants, n’accèdent que peu aux droits sociaux. De plus, du point de vue de la sociabilité, elles ne fréquentent souvent pas les espaces dédiés aux séniors. Ceci pour plusieurs raisons : la faible résonance du concept de loisir ou en tout cas des loisirs proposés par ces espaces (bals musettes, bridge…) et l’accès onéreux à ces structures sont des facteurs repoussant pour les personnes rencontrées. D’autres espaces de sociabilité sont ainsi investis : les lieux de culte, les cafés (surtout pour les hommes), les associations dédiées aux familles comme les centres sociaux ou celles spécialisées dans l’accueil des personnes âgées immigrées telles les cafés sociaux ou structures d’accès aux droits.

16 Aux Minguettes, au sein des centres sociaux, l’une des activités développées à destination des adultes est celle des ateliers sociolinguistiques permettant aux personnes allophones une meilleure maîtrise de la langue française dans leur quotidien et leurs interactions sociales. La présence de femmes immigrées âgées de plus de 60 ans au sein de ces ateliers était importante au moment de leur mise en place dans les

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années 1990. Aujourd’hui, la succession des vagues migratoires mais surtout une réorientation des ateliers vers l’insertion par l’emploi ont écarté le public âgé devenu minoritaire. Pour autant, les femmes rencontrées comme les bénévoles et salariées des centres sociaux s’accordent sur les bénéfices en termes de sociabilité et d’apprentissage pour les plus âgées. Celles qui ont été mariées et dont le conjoint s’occupait de toutes les tâches extérieures au domicile (courses et démarches administratives notamment), sont confrontées au moment de la maladie et du décès de leur conjoint à des impasses au niveau du langage, surtout écrit. Quand je la rencontre, Madame M., est âgée de 81 ans. Elle est veuve depuis quatre ans et vit seule dans son appartement des Minguettes. Elle a six enfants qui pour la plupart vivent loin. Depuis un an elle suit des cours de français au centre social. Elle m’explique qu’elle n’est pas allée à l’école en Algérie mais qu’elle a appris à parler français en jouant avec les voisins de son âge. Arrivée en France à l’âge de quinze ans, elle me dit en souriant avoir régressé depuis qu’elle est ici. Même si elle parle très bien français, aujourd’hui étant veuve et vivant seule, son souhait précis est de pouvoir lire ce qui est écrit dans les magasins ainsi que les courriers, notamment les factures qu’elle reçoit. Elle m’explique qu’elle veut faire cette démarche depuis longtemps mais qu’elle n’a pas trouvé de lieu dédié aux personnes qui voulaient uniquement apprendre à lire et qui maitrisaient l’oral : « On me dit qu’il faut que mes petits-enfants m’aident mais…Je n’ai pas les petits-enfants avec moi » (Vénissieux, juin 2013). Aujourd’hui, notamment suite au terrain de recherche mené, un groupe de travail a été mis en place au sein de la structure pour réfléchir aux besoins spécifiques de cette population notamment en termes linguistique et d’isolement social.

17 Pour d’autres femmes rencontrées aux Minguettes, une association de culte nommée « mosquée » par les habitants du quartier, constitue un autre lieu d’hospitalité et de sociabilité. Au sein de cet espace les femmes âgées sont cette fois majoritaires. Elles s’y retrouvent pour certaines tous les après-midis. Elles y apprennent, à l’aide de femmes bénévoles, la lecture de l’arabe coranique mais aussi de l’arabe littéraire. Certaines mettent clairement en avant le lien social comme cette femme qui me disait « je veux sortir de ma bulle » ou encore Madame O. qui expliquait ainsi sa venue à la mosquée : « On est allé au centre social, faire des activités tout ça, avec les enfants et tout. Et puis arrivée à la retraite, on tourne en rond, alors je suis venue ici » (Vénissieux, mai 2014) (Leblanc, 2014, p. 104). Dans le cadre des sociétés d’immigration, où l’islam est minoritaire, « la mosquée remplit avant tout un rôle convivial qui révèle les liens parfois très forts qui peuvent se développer, en situation de migration ou de post-migration, entre personnes n’appartenant pas à la même famille mais fréquentant la même mosquée. Cette dimension met l’accent sur l’importance symbolique de la mosquée comme espace de convivialité et de solidarité » (Torrekens, 2009). De plus, dans une logique associative et socio-éducative mais aussi de protection de la communauté musulmane en France, les mosquées s’ouvrent de plus en plus aux publics considérés comme fragiles tels les enfants et les femmes notamment âgées.

18 À Marseille, au sein du quartier Belsunce, une association a créé en 2008 un espace dédié à l’accueil des séniors du quartier. Ce projet a été créé par des militants et militantes sensibles à la précarité et aux discriminations dont les chibanis ont fait et font encore aujourd’hui l’objet en France. Le seul critère d’accès à la structure est d’être âgé d’au moins 60 ans. La forte proportion de personnes immigrées du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne à Belsunce mais aussi l’accès à des professionnels parlant l’arabe et le wolof dans la structure, induisent une fréquentation majoritaire par les

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chibanis et chibanias. L’association a ainsi acquis au fil des années une expertise dans l’accompagnement spécifique de ces personnes, en termes de droits (assignation aux six mois par an en France, carrières difficiles à reconstituer), d’interprétariat mais aussi en termes de connaissance sociologique de cette population. Bien que très majoritairement fréquentée par des hommes, des femmes poussent la porte de l’association depuis plusieurs années. La plupart sont arrivées en France dans les années 1950/1970, mais d’autres sont arrivées tout récemment en France pour s’occuper de leur conjoint malade et qui ne peut rejoindre son pays d’origine pour les raisons déjà évoquées. À leur arrivée, la situation de ces femmes est alors très complexe : à la désillusion face aux conditions de vie précaires de leur conjoint avec qui parfois elles n’ont que peu vécu au quotidien, s’ajoute la non-connaissance totale du droit français, du tissu institutionnel et associatif mais aussi parfois de la langue. À cela s’ajoute les enfants et la famille qu’elles ont dû laisser dans le pays d’origine (Gallou, 2016). L’association devient alors pour elles à la fois un repaire et une ressource incontournable. Des moments et activités dédiés uniquement aux femmes sont ainsi mis en place par l’association, pour leur permettre d’accéder à un espace sécurisant où elles se sentent accueillies, écoutées et reconnues dans leurs difficultés.

Un relais dans le pays d’origine

19 L’exemple du Maroc nous montre que la région d’origine peut également devenir une source d’aide, un relais dans les problématiques sociales et institutionnelles que connaissent ces retraités. Un tissu social et associatif existe et se mobilise parfois, à leur niveau, pour apporter des réponses à l’isolement et aux ennuis administratifs.

20 Ainsi, nous avons pu rencontrer deux associations marocaines situées à Agadir qui, de deux manières différentes, tentent de répondre aux questionnements d’une population parfois égarée dans la « paperasse » administrative et dans leurs droits et non-droits. L’une est constituée de retraités ayant travaillé en Europe, en France principalement, mais aussi en Belgique, Allemagne ou Pays-Bas. Elle s’est constituée au début des années 2000 par des émigrés de retour s’apercevant que certains d’entre eux avaient des difficultés à faire valoir leurs droits face aux problèmes administratifs et aux incompréhensions. Ainsi, l’association s’est donnée pour mission d’orienter et de conseiller ces retraités de retour ou qui vivent encore en Europe, dans leurs démarches administratives, qu’elles concernent le pays d’accueil ou le Maroc. Plusieurs de ses membres de retour au Maroc ont décrit des situations « injustes » quant au fait qu’ils ne puissent être aussi bien couverts que s’ils étaient restés en France. Certains, encore résidents en France, laissent entendre que le retour n’était pas vraiment une option face aux conséquences sociales que cela pourrait engendrer : suppression de l’ASPA et soins médicaux non remboursés.

21 La seconde association rencontrée se revendique comme militante. Dirigée par un franco-marocain, fils de travailleur immigré en France, l’association milite pour les droits des travailleurs immigrés et notamment pour la possibilité d’un retour au pays avec conservation de l’intégralité des prestations sociales aujourd’hui non exportables. Peu présente sur le terrain, auprès des retraités, l’association milite essentiellement auprès d’hommes et de femmes politiques français ou marocains dans « un combat politique ». Celui-ci a contribué à un projet de loi qui a vu le jour en 20177en France, mais qui a échoué par manque de soutiens politiques. Loin de mâcher ses mots, le

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président de l’association qui connaît la situation de ces chibanis au quotidien, estime qu’on « laisse crever nos vieux migrants en France dans des conditions déplorables, sans se soucier de leurs droits » (Agadir, Octobre 2017).

22 Le soutien entre retraités migrants, se fait également en dehors des associations. Dans la région de Tiznit par exemple, beaucoup de retraités ayant travaillé en France se connaissent et se fréquentent au quotidien dans les cafés locaux. Ces cafés, lieux de sociabilité masculine, leur permettent de se retrouver entre personnes ayant eu des parcours migratoires similaires, ayant vécu dans les mêmes sociétés d’accueil. C’est dans l’un de ces cafés que nous avons pu rencontrer plusieurs d’entre eux. Ils sont de retour ou vivent encore en France et font un ou plusieurs allers-retours tous les ans. Ils expliquent que l’un de leur principal plaisir quand ils sont au Maroc, est de se retrouver entre amis de France, du Maroc et d’ailleurs pour prendre un thé ou un café, permettant de ne pas s’enfermer dans une forme d’isolement. Loin de constituer un groupe de parole ou de soutien de manière formelle, ces réunions permettent des échanges quotidiens, des conseils et des suivis des problèmes des uns et des autres. Ainsi, les discussions tournent souvent autour du « train-train » quotidien, mais aussi autour de questions plus techniques comme Mohamed qui ne comprend pas à qui envoyer le « certificat de vie » demandé par la caisse de retraite ou Abdelkbire qui veut savoir s’il peut demander un remboursement de ses médicaments achetés la veille.

23 Soutien moral comme soutien technique, les réseaux sociaux tout comme le réseau associatif viennent pallier les manques d’informations, les désinformations, les erreurs commises, mais surtout permettent de « faire communauté » pour une population qui se sent souvent mise à l’écart.

En conclusion

24 Les situations et initiatives abordées dans notre article confirment l’idée que face à un contexte global que nous considérons comme inhospitalier pour ces personnes immigrées retraitées, une « contre politique hospitalière » se met en place au niveau local par des acteurs concernés de près ou de loin par les questions migratoires, ceci de part et d’autre de la Méditerranée. Ces acteurs, lorsqu’ils sont associatifs, dépendent pour autant des politiques nationales et/ou européennes ne serait-ce que par le biais des subventions, ce qui les rend fragiles. L’incertitude des financements est renforcée par le fait que beaucoup des chibanis et chibanias n’ont pas la nationalité française et restent donc malgré une installation durable en France, dépourvus du droit de vote. Cela renforce leur invisibilité et leur inaudibilité sociales et politiques. D’autres acteurs, artistiques cette fois, se mobilisent autour de ces questions, par le biais du média filmique notamment comme le réalisateur Rachid Oujdi, décédé tout récemment, avec son film « Perdus entre deux rives, les Chibanis oubliés » (Oujdi, 2014) ou encore Nadir Dendoune avec son documentaire « Des figues en avril » rendant hommage à sa mère (Dendoune, 2018).

25 Les chibanis et chibanias eux-mêmes se mobilisent ici et là-bas pour faire valoir leurs droits. Pour exemple ce fut le cas collectivement en 2010 à Toulouse avec le soutien du collectif « Justice et dignité pour les chibanis ». Ces derniers ont occupé les locaux de la Carsat pour dénoncer ses contrôles discriminatoires (Host, Pépin, 2012). Plus récemment en 2018, la victoire des cheminots marocains ou le cas échéant de leurs veuves face à la SNCF, a permis de faire reconnaitre et réparer quarante ans de

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discrimination salariale8. Bien que souvent décrits comme appartenant à l’âge de l’injonction à l’« invisibilité » et à la « politesse » (Bouamama in Guénif-Souilamas, 2006, p. 197), ces immigrés aujourd’hui âgés (et leurs enfants) ont de tout temps lutté pour leurs droits. Ce serait donc une erreur de les visibiliser uniquement sous l’angle de victimes. Comme le précise, Fatima Ait Ben Lmadani : l’« image de la personne âgée « sage », respectée car faisant la prière et attendant en toute « sérénité » la mort, parait loin de la réalité » (Ait ben Lmadani, 2007, p. 337). En effet, les femmes immigrées marocaines qu’elle a rencontrées comme les femmes et les hommes côtoyés au cours de nos enquêtes respectives, continuent pour beaucoup à travailler, vivent seuls et produisent de multiples efforts pour acquérir une « reconnaissance sociale » que ce soit de la part des institutions françaises, de leurs pairs, de leurs sociétés d’émigration, ou encore de leurs familles.

26 Face à l’inhospitalité au long cours que nous avons observée et décrite dans cet article, des initiatives d’hospitalité et d’entraide sont mises en place. Mais elles le sont essentiellement par des collectifs associatifs et citoyens qui viennent pallier les défaillances de l’État. La reconnaissance des droits et des besoins des chibanis et chibanias fait son chemin, mais il reste encore beaucoup à faire et malheureusement le vieillissement, lui, suit son cours aussi.

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NOTES

1. L’enquête ethnographique de Julie Leblanc débute en 2013 et s’appuie sur la rencontre de 48 femmes âgées de 59 à 83 ans, originaires majoritairement d’Algérie mais aussi de Tunisie, du Maroc et d’Afrique de l’Ouest. Les données ont été recueillies dans la zone urbaine des Minguettes à Vénissieux (Rhône) par le biais d’observations participantes dans une association d’habitantes et dans les centres sociaux du quartier en tant que bénévole dans des cours de français, mais aussi en tant qu’apprenante de l’arabe dans une mosquée des Minguettes. Des entretiens de récits de vie ont été recueillis auprès de ces femmes dans ces structures mais aussi au domicile de plusieurs d’entre elles. De plus, en 2018, dix ateliers de recherche partagée avec une artiste et une photographe ont été menés avec 14 de ces femmes et ont donné lieu à une

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exposition et un film retraçant la mémoire et le vécu de ses femmes au sein du quartier. À Marseille, en 2019, le terrain a été mené avec l’aide d’une association d’accès aux droits pour les personnes retraitées du quartier Belsunce. À nouveau, dix ateliers de recherche partagée ont été menés ainsi que des entretiens de récits de vie avec 17 femmes et en partenariat avec une documentariste sonore pour retracer le vécu de ces femmes et leur vision du quartier. Une journée de rencontre entre les femmes des Minguettes et de Belsunce a été organisée en juin 2019. 2. L’enquête de terrain de Jordan Pinel s’est déroulée entre 2017 et 2019 dans la région Souss- Massa (Maroc) et s’est centrée autour d’une approche biographique avec des matrices reprenant les aspects résidentiels et familiaux des mobilités, qui constituaient le cœur de l’enquête. Un entretien semi-directif suivait la grille afin d’apporter des nuances et précisions permettant de mieux comprendre les interactions et interférences entre les évènements biographiques des individus et ceux de leurs proches. L’échantillon se compose de 20 Marocains et Franco- Marocains (tous nés Marocains au Maroc et ayant acquis la nationalité française) : 18 hommes et 2 femmes. En outre, une dizaine d’entretiens supplémentaires ont été effectués auprès d’acteurs institutionnels, associatifs et privés « gravitant » autour de la présence de ces retraités : des représentants de fondations ou ministères marocains centrés sur la question des Marocains Résidant à l’Étranger, deux associations de Marocains émigrés à l’étranger ou retraités, la CNSS (Caisse Nationale de Sécurité Sociale) de Tiznit. 3. Le numéro 93 de la revue Plein Droit, « Vieillesse immigrée, vieillesse harcelée » fait état de ces restrictions. 4. Dans un souci d’anonymisation, les noms des associations citées dans cet article ne seront pas mentionnés. 5. 130 000 dirhams sont équivalents à environ 12 000 euros. 6. En référence à l’ouvrage d’Azouz Begag publié en 1986, sous le titre Les gones du Chaâba, racontant son enfance dans ce bidonville de Villeurbanne. 7. Projet de loi n° 4412 proposé à l’Assemblée Nationale le 25 janvier 2017 et « visant à améliorer les conditions de vie et de séjour des Chibanis et de leurs familles ». 8. Voir à ce sujet l’article du Monde, daté du 17 avril 2018, « Les chibanis discriminés l’emportent définitivement face à la Sncf ». Source : https://www.lemonde.fr/police-justice/article/ 2018/04/27/les-chibanis-discrimines-l-emportent-definitivement-face-a-la- sncf_5291683_1653578.html (consulté le 17 mai 2019).

RÉSUMÉS

Nous questionnons au sein de cet article le concept d’(in)hospitalité et ses implications dans la quotidienneté des personnes immigrées aujourd’hui âgées en France. Les enquêtes qualitatives qui sont mobilisées conduisent à s’intéresser particulièrement au vieillissement des chibanis et des chibanias, ces immigrés venus en France souvent dans le cadre de dispositifs migratoires étatiques à partir des années 1960. Certains font face à des conditions de vie précaires et des droits sociaux très limités, illustrant les pratiques inhospitalières des institutions. Face à ce constat, nous observons que ce sont alors les acteurs locaux de l’hospitalité, souvent associatifs, qui se mobilisent pour contrebalancer des situations perçues comme injustes. Les personnes concernées s’impliquent également elles-mêmes pour (re)créer des espaces d’hospitalité et d’entraide dans des lieux tels que les cafés mais aussi pour conquérir et faire valoir leurs droits et

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la reconnaissance sociale qui leur fait défaut. Ces acteurs et actrices de la société civile sont mobilisés « ici » et « là-bas », c’est-à-dire autant dans le pays d’accueil que celui d’origine – le Maroc dans ce cas d’étude – rappelant la vie « d’entre-deux » pour une partie de ces populations aujourd’hui vieillissantes.

INDEX

Index géographique : France, Algérie, Maroc Mots-clés : associations, personnes âgées, accès aux soins, accueil, vie quotidienne, Chibanis

AUTEURS

JULIE LEBLANC Doctorante en anthropologie, LADEC (Fre 2002) Université Lumière Lyon 2 Fellow IC Migrations (2018 – 2021) [email protected]

JORDAN PINEL Doctorant en géographie, Laboratoire MIGRINTER (UMR 7301) CNRS / Université de Poitiers [email protected]

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Chibanis and chibanias or long-term (in)hospitality A comparison between France and Morocco

Julie Leblanc and Jordan Pinel

1 The contemporary migratory context in Europe is best summarized by the word “crisis”: “migrant crisis”, “humanitarian crisis”, “reception crisis”, “hospitality crisis”. The very term by definition refers to a sudden, sharp, unexpected phenomenon. This is why a so-called “migration crisis” cropped up in France in media and political discourse. However, it is by no means new. It so turns out that both of us have focused, in our research work, on earlier migratory experiences, namely those of women and men who are now in their sixties, who left Algeria and Morocco to come to France in the 1950s and 1960s, alone or with their families. What is common to the narratives of the people we interviewed is the precariousness and vulnerability experienced when they arrived in France, which for some is still part of their everyday life today. All of them have experienced shantytowns, hovels, insalubrious digs, makeshift accommodation with a relative, hunger, cold, the absence or violation of their rights, police checks and fear. Such precariousness, linked to the inhospitality of the institutional reception of immigrants in France, is epitomized by the “encamping of the world” (Agier, 2011). The “shantytown phenomenon” is “almost consubstantial with the migratory fact itself and (...) is therefore nothing new” (Chavanon, Leblanc, 2018). Thus, it is with this historical perspective in mind that we discuss in this article the concept of (in)hospitality and its implications in the daily lives of today’s elderly immigrants. In an age of globalisation, we are faced with the spread and multiplication of border situations – whether physical, legal, or social. Beyond the quaintness of the term “hospitality”, we understand it to be used here, following F. Brugère and G. Le Blanc, as a “journey” from “helping” to “welcoming” and ultimately to “belonging”. These authors argue that the various stages and concrete actions of hospitality are by rights to be identified in infra-politics and a “hospitality counter-policy” (Brugère, Le Blanc, 2017). Faced with inhospitable states, emerging individual and collective initiatives are taken into account here.

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2 The data presented in this paper come from our respective PhD work in anthropology and geography, proposing a dual disciplinary approach to the issue of ageing populations originating from the Maghreb (Algeria and Morocco). On the basis of our field surveys conducted between 2013 and 2019 in France (Lyons, Marseilles)1 and in Morocco (Agadir, Tiznit)2, we address different social and territorial anchoring points. The more global picture we thus obtain, between France and Morocco, helps to better identify the challenges faced by ageing migrant populations, whether in the host society or in the country of origin. The discussion that has built up around these issues has also enabled gender-related observations to emerge, with strictly women-oriented or conversely essentially men-oriented fields. This complementary approach makes it possible to gain a better understanding of the experiences of institutional (in)hospitality and reactions to it, particularly from the point of view of associations and citizens. Thus, our purpose is not to show the experiences of these men and women as if they were solely overwhelmed by an inhospitable context which crushes them, but also to describe the agency at work for and by the people concerned here.

(In)hospitality practices: living conditions and social rights of elderly migrants

3 For migrant populations who arrived in France between the 1950s and 1970s, ageing and transition to retirement have raised questions about where to grow old. As the final imaginary destination of the migratory journey, the return home often becomes a “myth” in view of the extension of the stay in the host region and the gradual putting down of roots (Sayad, 1999). While some migrants settle permanently in the host country, others keep commuting between the two shores, making them physically present in the host society while remaining present in the processes taking place in their society of origin. Many of these “in-between” individuals have forged multiple identities throughout their migration experiences (Schaeffer, 2001). Many become “transmigrants” who “take several annual trips to the country of origin or at least one annual trip of more than one month” (Attias-Donfut, Gallou, 2006: 275-276). However, these stays in France are often seen as “a reversal of the classic perspective of immigration, ‘disappearing’ as an immigrant by returning to the country to invest in it or ‘disappearing’ as an émigré by integrating into the host society” (Daum, 2007, p. 167). By demonstrating the invisibility of women, compared to men, in these migratory movements associated with the migrant workers of the 1960s and 1970s, several studies have highlighted the essential role of women in migration from the Maghreb (Ait Ben Lmadani, 2012; El Hariri, 2003; Moujoud, 2010, Paiva, 2012). The gender approach has brought elements of understanding of old age immigration, highlighting the role of women in the decision not to return to the country of origin for good, particularly in their relations with children living in France: “For a majority of women, the possession of a house [in the country of origin] or the retirement of a spouse remain insufficient reasons for deciding on a permanent return” (El Hariri, 2003, p. 47).

4 For these migrants, who more often than not arrived as sources of labour, it was by no means self-evident that retirement should be a synonym for “idleness” (Sayad, 2001). Working remained the only way to avoid being pigeonholed as a “useless migrant” by the host society (Arab, 2013). This unthought, and sometimes unthinkable, retirement

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accounts for the lack of visibility of this population in public policies. Indeed, public policies are not geared towards sustainable settlement and the practice of hospitality. In this sense, these people, who are viewed as being “destined to leave as soon as they arrive”, find themselves, once retired, faced with legal and social problems, which are not very audible, particularly due to the lack of electoral stakes they represent. An activist association met in Agadir explains that “the Chibanis are a silent population because they cannot vote in the society where they live. They are therefore put aside”. (Agadir, October 2017).

From administration to housing: inhospitality in everyday life

5 A number of studies have analysed the social rooting processes of immigrants in France, showing how they influence the decision not to return to the country of origin once they reach retirement. For example, frequent widowhood among the interviewees (especially among women), the number of years they had been in France, the links they had, or did not have, with their country of origin, their social origins and personal backgrounds at the time of emigration, their socio-professional background in France, the presence of a family environment or lack of it, their economic and social situation and that of their children, their health, the local and national context, particularly from the point of view of public policy or legislation, all clearly interfere with their decisions (Attias-Donfut, Gallou, 2006).

6 Furthermore, some pensioners, especially single men, are also forced into immobility by administrative procedures that prevent their return.3 Although the retirement pension can be paid abroad, various social benefits such as the Allocation de solidarité aux personnes âgées (old-age benefit) cannot. Beneficiaries must therefore stay in France for at least 180 days a year. In addition, the conditions for claiming health-related benefits are also subject to residency requirements in France. This general context is hardly an incentive for people to “return” and contributes to the precariousness of these pensioners if they nonetheless choose to live their retirement in their country of origin. A Moroccan association4 located in Agadir thus helps elderly migrants wishing to return with their legal and administrative procedures. During an interview, the president of the association explained the situation as follows: “People who have worked in France for years and years, a whole generation, who have been working down the mines for example, in the coal industry. And they spent years and years there, and today they have illnesses, like the pensioner who is about to arrive. This man has a coal disease, with the dust and all that in his lungs after all the years he spent breathing in the coal. And there are many people like him. They spent 30 or 35 years working in the mines. And then they come back here and they get treated here... without any insurance! So he’s the one who pays for all the medicine. He pays 130,000 dirhams5 a year for his anthrax treatment.” (Agadir, November 2017).

7 The story of this pensioner, who found himself forced to pay for his medicine, is emblematic of the situation faced by many immigrant workers in France who have chosen to return home. In order to benefit from the French social security to which they contribute, they must reside in France for at least six months a year. Many pensioners therefore choice choose to remain forever “in-between”, either because they wish to continue to receive social assistance or to continue to benefit from social

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security. So they draw up their schedules for visits to their home country around the “six months in France” constraint. They have to do so because they are the priority target of checks for suspicion of fraud as those who have the greatest interest in leaving French territory over a long period (Math, 2012). As we can see, whether or not there is an attachment to the country of immigration, returning to the country of origin proves difficult in practice due to the abovementioned lack of guarantee that their needs will be taken care of.

8 In Marseilles, the central district of Belsunce is a case in point: a place that can be described both as a transit area (Temime, 1995) and as a settling area for the chibanis who commute between both shores of the Mediterranean. Algeria is quite close, a mere boat trip away for some of them, who board “with a mere plastic bag as luggage for the journey”, said the leader of a neighbourhood association. The living conditions of these workers, now retired, are precarious, even scandalous. In the heart of the district, in an association dedicated to these elderly people, about fifty men over 60 years of age are welcomed every morning for a free breakfast. Afterwards, they are offered access to health and legal services. Many of them live in the city centre of Marseille in hotels, digs and other unfit accommodation reminiscent of what they found on arriving in France back in the 1950s. Their health is also precarious. Many have diabetes, high blood pressure, not to mention bodies worn out by work. They have worked all their lives, sometimes undeclared by their employers, which means that they now draw meagre pensions. Reconstructing their careers in order to be able to access their dues is one of the arduous tasks of the social workers in the organisation that we met. A significant portion of their meagre pension is sent over to their families in Algeria. Some have lived and worked in other French cities and then chose to live in Marseille once they retired. This is not only because of the climate, but also because of more affordable rents and a lower cost of living than elsewhere – in the Belsunce district you can get a full meal for three euros.

9 The comparison between the Belsunce district in Marseilles and the Minguettes district in Vénissieux (located in greater Lyons) highlights life trajectories that are confronted with (in)hospitality in different ways. In both cases, people have experienced precarious housing. For the people living in Les Minguettes, access to social housing, although compulsory under public policies, has been experienced as beneficial, one’s flat and one’s neighbourhood now both being considered “home” after so many years. Mrs A., now 75 years old, arrived from Algeria in 1955 at the age of 12. When the Algerian war had just begun, her family sent her to France to join her brothers and sisters-in-law who had settled in Lyons. She got married in 1959 at the age of 16. The couple then settled in digs in the centre of Lyons. Next, they moved on to the Chaâba shantytown, also known as Bidonville du boulevard de ceinture (literally, “the ring road shantytown”) in Villeurbanne. Several years later, they were offered a flat in the Cité Olivier de Serres, built in the 1950s for repatriates of the Algerian war, Mrs A. explained to me:

And then we had good life there. We had a flat. It was the first time we saw a bathroom. Hot water, radiators and everything. When we moved in we bought our first TV with buttons. I put my children on a mattress on the floor and they slept like kings! We stayed there for quite a long time.

Then, seeing that the building was beginning to deteriorate, they asked to move out:

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We were offered a choice of La Duchère, Vaulx-en-Velin or Vénissieux (Vénissieux, June 2018).

All of these were large-scale housing developments built on the outskirts of major cities in the late 1960s.

10 Mrs L., 80 years old, from Sétif in Algeria, spoke with her daughters about the “luxury” of gaining access to housing in the ZUP des Minguettes: First we lived in Villeurbanne, we were the “gones” of Chaâba6, if you’ve read the book? That was us! Then they moved to Les Minguettes in 1968: It was America! they told me, referring to the size of the flats, and especially the fact that they had several bedrooms, a bathroom and toilets (Vénissieux, June 2013) (Leblanc, 2014, p. 82).

11 All the women we interviewed are still living in Les Minguettes, some of them since the construction of the ZUP in 1969 and some of them still in the same flat. This was where they raised their – often numerous – children in social housing ranging from T3s (3- room flats) to T5s (5-room flats). Today, often widowed and living alone, they are under pressure from social housing providers who insist they should accept smaller flats. Such is the case of Mrs M., who came from Oran at the age of 15 and is now 81 years old. She has been a widow for four years and has six children, most of whom live far away. When we first met, she explained to me that following a “redevelopment” of the neighbourhood, their tower block had been knocked down and she and her husband had had to put up a fight to get at least a three-room apartment to be able to receive their children: Sometimes my daughters come home, what good is an F2?! A bedroom, a living room... What good is that? she said to me, shrugging her shoulders (Vénissieux, June 2013). Today, she still lives alone in her three-room flat. Even though, with no lift available in the building, she finds it harder and harder to climb the stairs, Mrs M. does not dare to ask for a change for fear of being forced to move to a two-room flat (Ibidem, p. 12).

12 In the centre of Marseilles, housing is still glaringly dilapidated. Some elderly people looked after by the Belsunce district association are now living in hotels following the collapse of their building. Accommodation is often reduced to single rooms, sometimes windowless and without a lift. On the Cours Belsunce, the café terraces become, even for elderly women, veritable “extensions of living space” (Ait Ben Lmadani, 2007, p. 232) to escape their four walls and loneliness.

Risk of loneliness, families under pressure

13 Conventional wisdom has it that there is a “North-South” dichotomy with regard to representations and treatment of old age, Northern countries being supposedly part of an individualistic culture as opposed to Southern countries, which are considered to be family friendly (Attias-Donfut, Gallou, 2006). While “with regard to older people, no culture has a monopoly on tenderness and no one ignores their family” (Samaoli, 2007, p. 103), the ethnographic data collected reveals the prevalence of the sometimes injunctive model of filial piety to be the norm (Attias-Donfut, Gallou, 2006, p. 154). In practice, women, who are more often than not widowed because of the age gap when they married and the often physically exhausting occupations of their husbands, live alone in their homes with nursing and/or household help if necessary. While in Les Minguettes, children – especially daughters – often live near their parents, in Marseilles

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many of the elderly men we interviewed have their families in Algeria. The women, on the other hand, have different backgrounds from those predicted by the homogenising pattern of family reunification. Some emigrated alone, are divorced, have no children or are experiencing family break-up. Consequently, for them, their difficulties with the French language, especially the written language, the complexity of administrative procedures which have to be carried out, largely online nowadays, ignorance of rights and the institutional and associative fabric, as well as mobility issues, lead to a significant risk of social isolation.

14 Another phenomenon that somewhat undermines a family friendly representation attributed to these women is what C. Roth calls “the inversion of the intergenerational contract” (Roth, 2010). She notes that in Burkina Faso, impoverishment, rising youth unemployment and changes in lifestyles, including urbanisation, are causing older people to help the young rather than the other way round. In France, this situation is found among the women we interviewed, who are now elderly and often widowed and still provide for their adult children. Faced with this “vicious circle of impoverishment” (Ibid.), filial piety is undermined and very often takes second place. Among the women we met at Les Minguettes, many still house their daughters or sons who are either unemployed or make too little money from their jobs. They very often continue to provide for their children even though they have become adults. Similarly, several of them look after their grandchildren to help their working daughters. This reversal partly explains the impoverishment of the elderly, especially women who sometimes receive only a survivor’s pension. This phenomenon can be observed for these women as well as for the general population on both sides of the Mediterranean.

Both here and over there: players in the hospitality field are gearing up

The emergence of the associative fabric in France

15 Faced with the vulnerable position of many elderly immigrants in France, in terms of social isolation or living conditions, institutions are struggling to address the issue. These people, especially when they do not have family carers, have little access to social rights. Moreover, as far as sociability is concerned, they often do not turn to places dedicated to the elderly. There are several reasons for this: the low appeal of the concept of leisure or at least the leisure activities offered by these spaces (old- fashioned dances, playing cards, etc.) and the cost of these structures are deterrents for the people we interviewed. Other spaces for socialising are thus preferred: places of worship, cafés (especially for men), associations dedicated to families such as social centres or those specialising in the reception of elderly immigrants such as social cafés or organisations dedicated to access to rights.

16 In Les Minguettes, at the social centres, one of the activities developed for adults are sociolinguistic workshops enabling non-French speakers to improve their command of the language in their daily life and social interactions. There was a significant presence of immigrant women over the age of 60 in these workshops when they were set up in the 1990s. Today, the successive migratory waves and, above all, the fact that these workshops have been redirected towards integration through employment have forced out the elderly public who have become a minority. Nevertheless, the women

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interviewed, as well as the volunteers and employees of the community centres, agree on the benefits in terms of sociability and learning for older people. Those who have been married and whose spouses used to take care of all the tasks outside the home (shopping and administrative procedures in particular), are faced, at the time of their spouse’s illness and death, with significant language difficulties, especially when it comes to written French. When I met her, Mrs M. was 81 years old. She had been a widow for four years, living alone in her flat in Les Minguettes. She has six children, most of whom live far away. In the past 12 months she had been taking French classes at the social centre. She explained to me that she didn’t go to school in Algeria but that she learned to speak French by playing with neighbours her own age. Even though she arrived in France at the age of fifteen, she told me with a smile that her language skills had gone downhill ever since. She does speak French fluently, but now that she is a widow and living alone, her specific wish is to be able to read notices in shops as well as the letters she receives, especially the bills. She explained to me that she had wanted to do this for a long time but had never found a place for people who mastered oral expression and only wanted to learn to read: “I am told that I need my grandchildren to help me but... I don’t have the grandchildren with me” (Vénissieux, June 2013). Today, particularly following on from the research which has been carried out, a working group has been set up within the institution to address the specific needs of this population, particularly in terms of language and social isolation.

17 For other women we met at Les Minguettes, a religious association called a “mosque” by the inhabitants of the neighbourhood is another place of hospitality and sociability. The majority of the women in the mosque are elderly women. Some of them meet there every afternoon. With the help of women volunteers, they learn to read Koranic Arabic and also literary Arabic. Some of them clearly emphasise the social link, like a woman who told me “I want to come out of my bubble” or Mrs O. who explained her visit to the mosque thus: “We went to the community centre, to do activities and all that, with the children and everything. And then when you retire, you have nothing to do but go round in circles, so I came here” (Vénissieux, May 2014) (Leblanc, 2014, p. 104). In the context of immigration societies, where Islam is a minority, “Above all, the mosque fulfils a social function which reveals the sometimes very strong links that can develop, in a situation of migration or post-migration, between people who do not belong to the same family but frequent the same mosque. This aspect emphasises the symbolic importance of the mosque as a place of socialising and solidarity” (Torrekens, 2009).

18 Moreover, in an associative and socio-educational logic, but also in order to protect the Muslim community in France, mosques are increasingly opening up to groups who are considered fragile, such as children and women, particularly elderly women.

19 In Marseilles, in the Belsunce district, an association created a space in 2008 dedicated to welcoming the district’s elderly people. This project was created by activists appalled by the precariousness and discrimination that chibanis have been, and still are, subjected to in France. The only criterion for access to the programme is to be at least 60 years old. The high proportion of immigrants from Maghreb and sub-Saharan Africa in Belsunce, as well as access to professionals who speak Arabic and Wolof in the organisation, means that a majority of those attending the centre are chibanis and chibanias . Over the years, the association has thus built up expertise in the specific support of these people, in terms of rights (the six compulsory months a year in France

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and careers that are difficult to validate), of interpreting, but also in terms of sociological knowledge of this population. Although the vast majority are men, women have been knocking on the association’s door for several years. Most of them arrived in France between the 1950s and the 1970s, but others have only recently arrived to look after a sick spouse who cannot return to his country of origin for the abovementioned reasons. On arrival, the situation of these women is thus very complex: in addition to disappointment with the precarious living conditions of their spouses, with whom they sometimes had little daily living experience, there is also a total lack of knowledge of French law, of the institutional and associative fabric, and also sometimes of the language. In addition to this, there are the children and family they have had to leave behind in their country of origin (Gallou, 2016). The association thus becomes both a shelter and an essential resource for them. Time slots and activities dedicated solely to women have been created by the association to allow them to access a safe space where they feel welcomed, listened to and acknowledged in their difficulties.

Community relay in the country of origin

20 The Moroccan example shows that the region of origin can also become a source of assistance, a community relay in the social and institutional problems experienced by these old age pensioners. A pre-existing social and associative fabric is sometimes used, at their level, to provide solutions for their isolation and administrative problems.

21 Thus, we were able to meet two Moroccan associations located in Agadir which, in two different ways, try to solve the problems of a population sometimes lost in “red tape” and in their rights and non-rights. One is made up of retired people who have worked in Europe, mainly in France, but also in Belgium, Germany or the Netherlands. It was set up in the early 2000s by returning emigrants who realised that some of them had difficulty asserting their rights in the face of administrative problems and misunderstandings. Thus, the association’s mission is to provide guidance and advice to those old age pensioners who have returned to their country of origin, or who are still living in Europe, for their administrative procedures, whether they concern the host country or Morocco. Several of its members who have returned to Morocco have described “unfair” situations in which did not have the same rights as if they had stayed in France. Some, still living in France, suggested that return was not really an option in view of the social consequences it could have: having their old-age benefits suspended and their medical expenses not reimbursed.

22 The second association we met claims to be militant. Led by a Franco-Moroccan, the son of an immigrant worker in France, the association is a strong advocate for the rights of immigrant workers and especially for the possibility of returning to their home country while retaining all social benefits, which are not exportable today. The association, which has little visibility on the ground for retired people, mainly lobbies French or Moroccan politicians in “a political struggle”. It contributed to a bill that was tabled in 20177 in France, but which failed due to lack of political support. The president of the association, who is familiar with the situation of these chibanis on a daily basis, did not pull his punches: we “let our old migrants die in France in outrageous conditions, without worrying about their rights”, he said. (Agadir, October 2017).

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23 Support among migrant old age pensioners is also to be found outside the associations. In the region of Tiznit, for example, many retired people who have worked in France know each other and meet up on a daily basis in local cafés. These cafés, as places of male sociability, enable them to meet people who have had similar migratory experiences and who have lived in the same host societies. It was in one of these cafés that we met several of them. They were either back or still living in France and travel back and forth at least once a year. They explained that one of their main pleasures when they are in Morocco is to meet up with friends from France, Morocco and elsewhere to have tea or coffee, so that they do not get locked into a form of isolation. Far from making up a formal discussion or support group, these meetings allow for daily exchanges, advice and follow-up of each other’s problems. Thus, discussions often revolve around daily “routine”, but also around more technical questions, Mohamed, for example, did not understand to whom he was supposed to send the “life certificate” requested by the pension fund, and Abdelkbire wanted to know whether he could claim reimbursement for the medicine he bought the day before.

24 Moral as well as technical support, as well as social networks, e.g. the associative network, make up for the lack of information, misinformation and mistakes, but above all, they make it possible to “create a community” for a population that often feels marginalised.

In conclusion

25 The situations and initiatives discussed in our paper back up our claim that, faced with a global context that we consider inhospitable for these retired immigrants, a “hospitality counter-policy” is being implemented at local level by actors concerned in one way or another with migration issues on both sides of the Mediterranean. However, these actors, when they are associative, do depend on national and/or European policies, if only through subsidies, thus making them tenuous. The uncertainty of funding is exacerbated by the fact that many chibanis and chibanias do not hold French passports and therefore, despite having settled permanently in France, remain deprived of voting rights. This reinforces their social and political invisibility and inaudibility. Other actors, artists in this case, are mobilising around these issues through movies, such as the recently deceased director Rachid Oujdi, with his film Perdus entre deux rives, les Chibanis oubliés (“Lost between two shores, the forgotten Chibanis) (Oujdi, 2014) or Nadir Dendoune director of the documentary film Des figues en avril (“Figs in April”) paying tribute to his mother (Dendoune, 2018).

26 The chibanis and chibanias themselves are rallying on both sides of the Mediterranean to assert their rights. For example, this was the case in 2010 in Toulouse with the support of an association called “Justice and Dignity for the Chibanis”. The members of the association occupied the premises of Carsat (a French institution that manages retirement pensions) to protest against its discriminatory controls (Host, Pépin, 2012). More recently, in 2018, the victory of the Moroccan railway workers or, where applicable, their widows, over the SNCF, made it possible to have forty years of wage discrimination acknowledged and compensated.8 Although often described as belonging to an age that demanded they remain “invisible” and “humble” (Bouamama in Guénif-Souilamas, 2006, p. 197), these now elderly immigrants (and their children) have always fought for their rights. It would therefore be a mistake to view them only

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as victims. As Fatima Ait Ben Lmadani points out, the “image of the ‘wise’ elderly person, respected because they pray and wait ‘calmly’ for death, appears far from the reality” (Ait ben Lmadani, 2007, p. 337). In fact, many of the Moroccan immigrant women she met, as well as the women and men she met in the course of our respective field surveys, continue to work, to live on their own and to take steps to gain “social recognition”, whether from French institutions, their peers, their emigration societies or their families.

27 In the face of the long-term inhospitality that we have observed and described in this paper, hospitality and mutual aid initiatives are being set up. However, they are mainly implemented by associations and citizens’ groups, which compensate for the shortcomings of the state. There has been progress in the recognition of the rights and needs of Chibanis and Chibanias, but there is still a lot to be done and unfortunately ageing is also taking its toll.

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Torrekens, Corinne (2009) L’espace de la mosquée à Bruxelles : nouveaux liens sociaux et investissement politique, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 125, pp. 23-45.

NOTES

1. Julie Leblanc's ethnographic survey started out in 2013 and is based on interviews with 48 women aged between 59 and 83, mainly from Algeria but also from , Morocco and West Africa. The data was collected in the urban area of Les Minguettes in Vénissieux (Rhône) through participant observation in an association of female residents and in the social centres of the neighbourhood as a volunteer in French classes, but also as a learner of Arabic in a mosque in Les Minguettes. Life story interviews were collected from these women in these structures but also in the homes of several of them. In addition, in 2018, ten research workshops shared with an artist and a photographer were conducted with 14 of these women and resulted in an exhibition and a film retracing the memory and experiences of these women in the neighbourhood. In Marseilles, in 2019, the field work was carried out with the help of an association for access to rights for retired people in the Belsunce neighbourhood. Once again, ten shared research workshops were conducted as well as life-story interviews with 17 women and in partnership with a sound documentarist to retrace the lives of these women and their vision of the neighbourhood. A day of meetings between the women of Les Minguettes and Belsunce was organised in June 2019.

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2. Jordan Pinel's field survey took place between 2017 and 2019 in the Souss-Massa region (Morocco) and was centred around a biographical approach with matrices that included the residential and family aspects of mobility, which constituted the core of the survey. A semi- directive interview followed the grid in order to provide nuances and clarifications to better understand the interactions and interferences between the biographical events of the individuals and those of their relatives. The sample consisted of 20 Moroccans and Franco-Moroccans (all born in Morocco and having acquired French nationality): 18 men and 2 women. In addition, a dozen additional interviews were conducted with institutional, associative and private actors “gravitating” around the presence of these retired people: representatives of Moroccan foundations or ministries focused on the issue of Moroccans Residing Abroad, two associations of Moroccans emigrating abroad or retired, the CNSS (National Social Security Fund) of Tiznit. 3. Issue No. 93 of the journal Plein Droit, « Vieillesse immigrée, vieillesse harcelée » reports on those restrictions. 4. For the sake of anonymity, the names of the associations referred to in this paper will not be identified. 5. 5 130,000 dirhams are worth about 12,000 euros. 6. In reference to Azouz Begag's book published in 1986, under the title Les gones du Chaâba, which recounts his childhood in this Villeurbanne shantytown. “gone” in the local dialect means “kid”. 7. Bill No. 4412 introduced in the French National Assembly on 25 January 2017 and “aimed at improving the living conditions of Chibanis and their families”. 8. On this subject, see the article in Le Monde, 17 April 2018, « Les chibanis discriminés l'emportent définitivement face à la Sncf ». Source: https://www.lemonde.fr/police-justice/ article/2018/04/27/les-chibanis-discrimines-l-emportent-definitivement-face-a-la- sncf_5291683_1653578.html (last access 17 May 2019).

ABSTRACTS

In this paper, we discuss the concept of (in)hospitality and its implications in the daily life of elderly immigrants in France today. On the basis of the qualitative surveys we used, we have come to focus more specifically on the ageing of chibanis and chibanias, those immigrants who came to France mostly under state migration programmes from the 1960s onwards. Some of them face unsafe and precarious living conditions and severe cuts in their social rights, thereby epitomizing the inhospitable practices of institutions. In light of this, we argue that it is the local actors of hospitality, often associations, who have to take over and try to redress situations that are perceived as unfair. The people concerned also participate in (re)creating spaces for hospitality and mutual aid in places such as cafés, but also in conquering and asserting their rights and the social recognition they lack. These actors of civil society are mobilised “here” and “there”, i.e. both in the host country and in the country of origin – Morocco in this case study –, which is somehow reminiscent of the “in-between” life for part of these now ageing populations.

INDEX

Keywords: associations, elderly people, access to care, reception, daily life, Chibanis Geographical index: Algerie, France, Maroc

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AUTHORS

JULIE LEBLANC PhD student in Anthropology, LADEC (Fre 2002) Université Lumière Lyon 2, Fellow IC Migration (2018 - 2021) [email protected]

JORDAN PINEL PhD student in Geography, MIGRINTER Laboratory (UMR 7301) CNRS / University of Poitiers [email protected]

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Réseaux des villes hospitalières : un panorama global

Thomas Lacroix

1 Il existe un certain parallélisme entre les développements politiques à l’échelle mondiale en matière de changement climatique et de migration. À la sclérose de la coopération intergouvernementale, répond le dynamisme des villes et autres acteurs locaux. Les organisations internationales voient dans ces nouveaux acteurs des partenaires sur lesquels elles peuvent s’appuyer pour contourner la résistance des États. La recherche sur les villes dans la coopération internationale a principalement porté sur le changement climatique (Bulkeley et al., 2003 ; Kern et Bulkeley, 2009 ; Fünfgeld, 2015). Mais une dynamique similaire se dessine dans le domaine des migrations internationales. Les réseaux de villes sur les questions migratoires se sont multipliés au cours de ces dernières années : villes sanctuaires en Grande Bretagne et aux États-Unis, l’Association Nationale des Villes et Territoires Accueillants en France, etc. Dans le même temps, des organisations européennes et internationales, au premier rang desquelles l’OIM (Organisation internationale pour les migrations), ont manifesté un intérêt croissant pour leurs activités (Organisation internationale pour les migrations 2015 ; Forum économique mondial 2017).

2 Cet article a pour objectif de donner un aperçu d’une dynamique émergente, mais qui s’inscrit dans l’établissement d’une gouvernance des migrations internationales (Lacroix et Desille 2018) : quels sont les facteurs permettant d’expliquer l’essor des réseaux de ville en matière migratoire ? Quelles sont les différentes catégories de réseaux et que font-ils ? Comment ce dynamisme s’inscrit-il dans la mise en place d’une gouvernance globale de la migration et de l’intégration ? Afin de répondre à ces questions, j’aborderai successivement les conditions d’émergence de ces réseaux de villes, puis je présenterai une typologie des différents réseaux. Je tenterai de définir ce qu’est un « réseau de ville », exercice difficile tant les regroupements de municipalités peuvent prendre une grande diversité de formes. La conclusion évoquera brièvement les initiatives prises par l’OIM et les agences onusiennes pour coopter ces acteurs au sein de la gouvernance mondiale des migrations.

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Les conditions d’émergence de réseaux de villes hospitalières

Un bref aperçu historique

3 L’histoire des réseaux de villes remonte au moins au XIXe siècle (Saunier et Ewen, 2008), mais la présence de la question migratoire sur leur agenda est relativement récente. Cette introduction date des années 1980, en réaction aux politiques d’intégration et d’asile existantes. Au Royaume-Uni, le Greater London Council (GLC), et les boroughs1 travaillistes de Londres (Lambeth, Brent, Hackney et Haringey), mais aussi Manchester, Birmingham ou Bradford ont promu une politique de relations ethniques proactive. En témoigne l’inclusion, en 1983, d’une clause obligeant les entreprises privées sous contrat avec la municipalité d’obéir aux régulations en matière d’égalité de traitement (equal oportunity clause), (Solomos, 2003 : 108). Cette mesure, en confrontation directe avec la ligne politique du gouvernement Thatcher a précipité la dissolution du GLC en 1986. Aux États-Unis, en 1985, San Francisco s’est déclarée « ville sanctuaire » contre la politique restrictive à l’égard des réfugiés d’Amérique centrale (Ridgley, 2008). Le mouvement revendique maintenant plus de 500 membres.

4 Dans les années 1990, des réseaux de villes à l’échelle européenne se sont formés parallèlement à la construction d’un espace politique européen. La Commission européenne a largement soutenu ce processus, avec l’intention de développer des canaux de communication directs avec les autorités locales. Le Conseil des Communes et Régions d’Europe (CCRE) est devenu leur représentant à Bruxelles, aux côtés de l’Assemblée des Régions européennes (Hooghe, 1995). D’autres réseaux tels qu’Eurocités sont devenus des partenaires de la Commission européenne dans la mise en œuvre des politiques d’intégration des migrants (Flamant, 2014). Eurocités, qui regroupe aujourd’hui 190 villes réparties dans 39 pays, est initialement un réseau de ville créé au début des années 1990 pour porter la voix de grandes villes européenne « secondaires » (qui ne sont pas des capitales) telles que Barcelone, Lyon ou Birmingham. Il fut progressivement inscrit dans le paysage institutionnel européen en tant que partenaire régulier des institutions de l’Union européenne. Si la période des années 1980 était celle de l’émergence de réseaux nationaux et politisés par des gouvernements locaux de gauche en confrontation avec leurs gouvernements positionnés à droite, les réseaux européens créés dans les années 1990 s’insèrent dans le paysage institutionnel de l’Union en tant que partenaires techniques.

5 Longtemps, le nombre de villes véritablement impliquées est resté limité à un petit nombre de grandes villes de gauche, désireuses de développer leur propre agenda international : Rotterdam, Anvers, Birmingham, Lyon, Barcelone… Cette dernière ville en est un bon exemple. Barcelone est un membre fondateur d’Eurocités, elle accueille par ailleurs le siège du Conseil des Cités et Gouvernements Locaux Unis et elle est membre fondateur du Forum pour la mobilité humaine et le développement. Barcelone, comme Lyon ou Anvers et d’autres métropoles secondaires ont une présence sur la scène internationale motivée par le souhait de développer une identité qui se distingue de celle des capitales. L’implication de Barcelone doit être comprise dans le contexte particulier du régionalisme espagnol et de la relation de la ville avec Madrid et la Catalogne. En revanche, les autorités locales françaises, hormis quelques exceptions (Lyon, Nantes) ont été notoirement absentes de cette arène, à la fois pour des raisons

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techniques (manque de maîtrise de l’anglais) et idéologiques (antagonisme entre les approches multiculturalistes et républicaines).

Les motifs de l’expansion récente

6 À la fin des années 1990 et au début des années 2000, débute une nouvelle période caractérisée par une expansion mondiale de la formation de réseaux de villes investis sur les questions migratoires. Cette évolution a été déclenchée par deux paradoxes auxquels les autorités locales sont confrontées.

7 Un premier paradoxe est inscrit dans les politiques de décentralisation qui attribuent plus de responsabilités aux autorités locales, notamment en matière de développement local, mais avec moins de capacités financières pour le faire. Il faut replacer cette évolution dans le contexte des années 1990, période marquée par une vague de décentralisation dans le monde : la majorité des États du monde ont adopté des lois qui élargissent les pouvoirs des autorités locales dans le but de favoriser les partenariats avec les sphères associatives et économiques locales (Ivanyna et Shah, 2012 ; Manor, 2004). Mais cela va généralement de pair avec une réduction de leurs ressources financières. Ce type de politique a d’abord été mis en œuvre dans les pays du Sud et va souvent avec la croissance d’un secteur associatif axé sur le développement local (Gazzotti, 2018). Dans les pays du Nord, la politique de décentralisation est associée avec une stratégie d’allègement des responsabilités de l’État central et de compression des finances publiques. Nous avons un exemple récent au Royaume-Uni, où la loi sur le localisme de 2011 et la loi de 2014 sur les villes et les gouvernements locaux a élargi leurs capacités juridiques, notamment dans le domaine économique, mais a réduit de 40 % le financement public octroyé aux municipalités, une réduction qui doit atteindre 100 % en 2020.

8 Contrairement à la génération précédente attachée à réformer l’appareil d’État pour s’engager sur le marché international, ces politiques de décentralisation ont pour but d’insérer les autorités locales dans un environnement concurrentiel dans lequel divers acteurs publics et privés coopèrent et / ou sont en concurrence pour des ressources économiques rares. Les acteurs publics locaux sont censés compenser la perte de ressources publiques en valorisant leurs avantages comparatifs et en tirant parti de leurs liens avec les acteurs locaux, nationaux et internationaux. Dans les principaux pays d’émigration, l’engagement croissant des municipalités vis-à-vis de leurs expatriés et la multiplication des projets d’investissement et / ou de développement soutenus par des émigrants sont le résultat de cette politique. Les politiques de décentralisation en Afrique du Nord, en Asie ou en Amérique latine sont à comprendre en lien avec l’essor des politiques liant migration et développement au cours de la même période. Dans les pays d’immigration, les politiques d’intégration considérant les migrants et l’immigration comme un moteur pour l’entrepreneuriat local sont également un produit de ce nouvel élan néolibéral. Un exemple est celui de l’approche de la régénération urbaine proposée par Richard Florida (Florida, 2014). Particulièrement influente aux États-Unis, cette conception appuie le soutien d’une classe « créative » dans les quartiers gentrifiés rassemblant migrants, artistes, communautés gays, étudiants ou jeunes entrepreneurs. Ces quartiers produisent une image plus jeune et positive de la ville tout en favorisant le développement économique. En Europe, les « politiques de la diversité » visant à valoriser l’image de la ville se sont répandues dans

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des villes d’Europe du Nord telles que Vienne ou Amsterdam (Hoekstra, Kohlbacher et Rauhut, 2018).

9 Mais les municipalités du Nord sont confrontées à un deuxième type de paradoxe, relatif aux politiques migratoires. D’une part, on observe un « tournant local » des politiques d’intégration : les villes sont reconnues comme un niveau clé de la mise en œuvre des stratégies de gestion des populations immigrées. Depuis le milieu des années 2000, l’Union européenne encourage la mise en œuvre de politiques municipales d’intégration (financement d’associations de soutiens à l’insertion, création de services administratifs dédiés, mise en place de formation en langue, etc.). Mais, parallèlement, elles doivent faire face aux effets de politiques migratoires plus strictes, qui renforcent la précarité des populations immigrées et compromettent leur capacité à s’intégrer dans le tissu socio-économique local. Une fois encore, le Royaume-Uni l’illustre : en 2012, la réforme de la politique d’intégration visait à « créer les conditions de l’intégration », mais en 2014, la loi sur l’immigration a eu pour objectif de créer « un environnement hostile » pour les migrants sans titre de séjour valide (Hiam, Steele, et McKee, 2018). De manière générale, les autorités locales sont touchées par une politique « d’internalisation » du contrôle des frontières qui délègue de facto à une diversité d’acteurs publics et privés des responsabilités en matière de contrôle des populations immigrées et de la régularité de leur séjour. On pense par exemple aux demandes faites par l’administration centrale (en France, la préfecture) de mobiliser les services de police municipaux pour l’évacuation de squats et campements informels ou d’appréhender les personnes en situation irrégulière. Dans la section suivante, je reviendrai sur la façon dont la « crise migratoire » (expression qualifiant ici le désordre politique suscité par la vague d’exilés en provenance d’Afrique et du Moyen Orient) de 2015-2016 a accentué la tension entre ces politiques de migration et d’intégration et a accéléré la formation de ces réseaux de villes.

10 Les nouvelles approches d’inspiration néolibérale du développement et de la régénération urbaine mais aussi la (dés-) articulation des politiques d’intégration et de migration, ont contribué à l’émergence de réseaux de villes. Ces dynamiques ont généré des contradictions auxquelles les autorités locales ont cherché à répondre collectivement en partageant leurs expériences. La section suivante décrit les types de réseaux existants et leurs activités respectives.

Une typologie des réseaux de villes hospitalières

11 Cette section s’appuie sur la constitution et l’analyse d’un échantillon de 50 réseaux de villes identifiés dans le monde. L’échantillon a été élaboré à partir de recherches sur internet et de bases de données réalisées par différentes organisations (le programme Migration4development, la ville de Montréal). La définition même de ce qu’est un réseau de ville est une affaire plus fastidieuse qu’il n’y paraît. Initialement, les recherches sur les réseaux de ville sont des recherches sur les villes mises en réseaux par différents flux (flux d’argent, d’information, réseaux commerciaux et financiers, etc.). On pense ici aux travaux sur les réseaux de villes globales ou sur les réseaux qui connectent les villes avec leur « hinterland » (Taylor et Derudder, 2004). Nous nous intéressons ici à des collectifs de municipalités formés autour de besoins communs. Les travaux sur les réseaux de ville, liés aux questions migratoires ou pas, se contentent généralement de proposer une définition assez vague de ce type d’organisation. Nous

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définissons un réseau de ville comme un regroupement de municipalités doté d’une structure organisationnelle (un bureau, un comité de liaison, une charte, etc.) et engagés autour d’objectifs communs. Il convient de préciser les éléments de cette définition. On peut distinguer deux cas de figures : les réseaux qui se forment en vue de se mobiliser collectivement autour d’objectifs communs et les réseaux qui sont le résultat de mobilisations collectives. Le premier cas recouvre les associations et autres institutions qui structurent les collaborations interurbaines (comme par exemple Eurocities en Europe ou la Fédération des Municipalités canadiennes). Les objectifs qu’elles poursuivent peuvent être précis (développer une politique d’intégration) ou généraux (assister ses membres dans différents domaines ou promouvoir une diplomatie urbaine à l’échelle internationale). Les membres peuvent être exclusivement composés de municipalités (soit des élus, soit du personnel administratif et technique), ou être des regroupements composites incluant également des ONG, des représentants ministériels ou des organisations internationales. Ils peuvent être composés d’un groupe stable de membres, mais la plupart des réseaux sont en fait des regroupements dont la composition fluctue au gré des stratégies de chacun et du calendrier électoral (lorsqu’une ville se retire d’un réseau suite à un changement de majorité). C’est particulièrement vrai pour une forme spécifique de réseau de villes que sont les forums représentatifs des collectivités territoriales auprès des organisations internationales : le Congrès Permanent des Pouvoirs locaux et Régionaux auprès du Conseil de l’Europe ou le Forum des Maires pour la mobilité, la migration et le développement qui incarne la voix des municipalités auprès de l’Organisation des Nations Unies ou de l’Organisation Internationale pour les Migrations. La structure institutionnelle peut être centralisée avec un siège administratif dédié, ou au contraire totalement décentralisée, chaque municipalité gérant sa propre implication (par exemple les réseaux formés autour d’une charte ou d’un appel commun comme Sello Migrante, qui regroupe des municipalités chiliennes engagées dans l’accueil des réfugiés haïtiens). On le voit, les réseaux constitués en amont d’une mobilisation collective peuvent prendre des formes très différentes. À ceux-là s’ajoutent les réseaux formés en aval d’une mobilisation : les réseaux constitués autour d’un projet ou une campagne d’information. Un exemple est celui de City-2-city, un projet d’échange d’expériences entre villes des deux côtés de la Méditerranée piloté par l’agence ICMPD ou encore le projet « Empowering Refugee Hosting Districts » de l’Uganda Local Government Association. Un autre est celui des Communes hospitalières en Belgique, issu d’une campagne de mobilisation autour de l’accueil et de la perception des migrations lancée par l’ONG CNCD-11.11.11. Dans les deux cas, le réseau s’est formé à la suite de l’intégration des communes dans ces mobilisations. Le tableau ci-dessous distingue 4 grandes catégories en fonction de leur échelle (nationale / internationale) et de leur place dans le champ des réseaux municipaux (spontanés / cooptés). Les réseaux cooptés sont des réseaux qui ont été créés par des États et/ou des organisations internationales, le plus souvent pour représenter les collectivités territoriales. À l’inverse, les réseaux spontanés sont des regroupements créés par les collectivités territoriales elles-mêmes pour porter une voix des municipalités sur les scènes nationales ou internationales. Une subdivision distingue les groupements spécialisés ou généralistes. Les réseaux spécialisés ne s’occupent que des questions migratoires, les généralistes ont un panel d’activités plus large.

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Réseaux spontanés Réseaux cooptés

Réseaux contestataires : ANVITA, Cities of sanctuary UK, Rete di Comuni Solidali, Associations nationales : Cités Unies Sanctuary Cities US, Sanctuary Cities France, Cités Unies Liban, Fédération des Canada, Welcoming cities (Australie), Municipalités Canadiennes, Local Échelle Welcoming Communities (Nouvelle Government Association (UK), South African nationale Zélande), Welcoming cities (US), Comité des local government association, Vereniging villes avec une concentration de population van Nederlandse Gemeenten (VNG), Uganda étrangère (Japon), Cities for Action, Local government association, Diverty Communes hospitalières, Inclusive Cities, Netzwerk, National League for cities Sello Migrante, Solidarity cities

Réseaux généralistes : city alliance, CEMR, Cités des gouvernements locaux unis (CGLU), Congrès Permanent des Pouvoirs Locaux et Régionaux, Fédération latino-américaine des villes, municipalités et associations de pouvoirs locaux, Mercociudades, Metropolis, Urbact, Association Internationale des Réseaux généralistes : Eurocities, Global Maires Francophones, Euro-Mediterranean Parliament of Mayors, Fearless cities Regional and Local Assembly (ARLEM)

Échelle Réseaux spécialisés transnationaux : Réseaux spécialisés : Coalition transnationale International Cities of Refuge Network, Internationale des Villes contre le Racisme Observatoire des Maires sur le Vivre (ICCAR), Intercultural Cities Network, ensemble, C-Mise, Welcoming International International Coalition of Inclusive and Sustainable Cities, Mayoral Forum on Human Mobility and Development, Observatoire des villes inclusives, City2city, European network of cities for local integration policies for migrants (CLIP), Ciudad Solidaria, Integrating cities, Host Municipalities Learning Network

Réseaux nationaux

12 Une première catégorie rassemble les réseaux créés à l’échelle nationale. Il faut ici distinguer les réseaux contestataires initiés en réaction aux politiques migratoires dans les États d’accueil et les associations de collectivités territoriales à vocation généraliste.

Les associations municipales nationales

13 Les associations nationales constituent à la fois la voix officielle des communes auprès de l’État et l’échelon de base de l’édifice international des réseaux municipaux chapeauté au niveau onusien par Cités et Gouvernements Locaux Unis (CGLU). Ce type d’organisation, à l’instar de l’Association des Maires de France, existe dans tous les pays du monde. Mais toutes ne sont pas actives sur la question des migrations. Le tableau ci- dessus inclut un échantillon d’associations dont l’investissement dans ce domaine est avéré. C’est le cas de l’association néerlandaise « Vereniging van Nederlandse Gemeenten »

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qui a réalisé un système d’échange de bonnes pratiques en matière d’intégration. Ce type d’implication n’est pas spécifique aux pays du Nord. L’Uganda local government association a mis en place le projet « Empowering Refugee Hosting Districts » dans trois districts hébergeant des camps de réfugiés. De même, la South African local government association, intègre un groupe de travail sur les migrations depuis les années 2009/2010.

14 Une autre catégorie d’organisations de portée nationale centrées sur les questions migratoires regroupe les associations affiliées à la Fédération Mondiale des Cités Unies qui promeut les jumelages. Par exemple, Cités Unies France a soutenu une vingtaine de projets interurbains portant sur les questions migratoires.

Les réseaux contestataires

15 Les organisations représentatives présentées ci-dessus sont des organisations « généralistes » dont une minorité s’intéresse aux migrations. Par contraste, les réseaux nationaux focalisés sur cette question sont généralement créés en réaction aux politiques de l’État à l’égard des immigrés. Cette catégorie regroupe les mouvements des villes sanctuaires aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’association nationale des villes et territoires accueillants (ANVITA) en France ou encore l’association « RECOSOL » en Italie. Comme mentionné ci-dessus, le mouvement des villes sanctuaires s’inscrit dans une longue histoire de confrontations entre le niveau local et l’État central. Dans ce contexte, les autorités locales peuvent adopter des mesures en contradiction avec la politique de l’État. Un exemple est la délivrance de cartes d’identité municipales à des sans-papiers aux États-Unis ou encore l’instruction donnée au personnel municipal (y compris la police) de ne pas demander leurs papiers aux immigrants. Le mouvement Welcoming Cities est initialement une organisation américaine qui s’appuie sur le mouvement des villes sanctuaires, mais qui comprend également des ONG. Des organisations similaires sont en cours de création en Australie, en Nouvelle-Zélande et à Berlin. Il a pour objectif à faciliter la collaboration entre les autorités locales et les organisations de la société civile afin de soutenir une gestion concertée des programmes d’accueil et d’intégration. Une partie de leurs activités s’adresse également au grand public et aux décideurs par le biais de campagnes de sensibilisation.

16 La situation est différente en France où le système centralisé laisse moins de marge de manœuvre aux collectivités territoriales : leurs compétences en matière migratoire est tributaire du contrôle préfectoral, notamment dans les domaines de la sécurité et de l’administration des titres de séjour. L’implication des municipalités sur la question de l’intégration remonte au début des années 1980 (Flamant, 2014). Cette implication a été portée par quelques grandes villes telles que Lille, Nantes, Strasbourg ou Lyon autour des questions d’intégration. Mais ce n’est qu’au moment de « la crise » de 2015 qu’un effort coordonné visant à peser sur les politiques de l’État a pris forme. La décision d’ouvrir un camp humanitaire dans la ville de Grande-Synthe a constitué un tournant. Le maire de Grande-Synthe a choisi d’ouvrir un camp d’accueil pour immigrants de transit répondant aux normes du HCR en mars 2016. Un deuxième camp a été ouvert à Paris quelques mois plus tard (même si celui-ci a été critiqué pour servir de fins d’ordre plus sécuritaire qu’humanitaire). L’objectif était non seulement de répondre aux besoins urgents des immigrés, mais également de proposer un contre-modèle humanitaire à la gestion sécuritaire qui prévalait à Calais. Ces camps ont cristallisé l’attention médiatique : c’était la première fois que des maires prenaient une telle

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position à l’encontre des politiques d’immigration actuelles. La deuxième étape a débuté après le démantèlement de la « jungle » de Calais en octobre 2016. La dissolution du camp a été suivie par la réinstallation de la population immigrée dans d’autres régions de France, y compris dans des villes et villages plus petits non concernés jusque-là par ces flux. Cela a déclenché une demande accrue de ressources, de compétences et de savoir-faire de la part des associations et des autorités locales en charge de cet accueil. L’accueil des immigrés s’est fait sur une base volontaire : de nombreuses collectivités territoriales (et leur population) étaient réellement disposées à accueillir des immigrants. Enfin, en décembre 2017, une pétition2 a été publiée dans le journal Le Monde, signée par les maires de grandes villes de France (notamment Bordeaux, Lille et Strasbourg). La pétition demandait un soutien financier accru pour permettre aux autorités locales de répondre aux besoins d’immigrants vulnérables en hiver. Mais le texte demandait également de relâcher la pression policière sur les immigrants. La pétition était signée par des maires appartenant à la droite comme à la gauche. Elle a révélé que l’opposition à la politique de l’État ne suivait pas le clivage droite / gauche.

17 Ces mobilisations ont préfiguré la création de l’Association Nationale des Villes et Territoires Accueillants (l’ANVITA) en septembre 2018. Un groupe de dirigeants municipaux membres du parti écologiste dirigé par Damien Carême, maire de Grande- Synthe, est au centre de cette initiative. Au-delà de cette commune, les membres fondateurs sont Grenoble (vert), le 1er arrondissement de Lyon (PS), Ivry-sur-Seine (communiste), Montreuil (communiste), Briançon (PS), Nantes (PS), Strasbourg (PS), St Denis (communiste). L’objectif du réseau est de promouvoir une politique et des pratiques articulées autour de l’idée de l’accueil inconditionnel.

18 Cet accent mis sur l’accueil à court terme des personnes venant d’arrivée (ou en transit vers d’autres destinations) plutôt que sur l’intégration à plus long terme, est commun à nombre de réseaux contestataires (nous l’avons également trouvé dans le nom « Welcoming America » ou « Welcome International »). Il est typique d’un contexte où les trajectoires migratoires sont de plus en plus instables et temporaires et donc où les problématiques d’accueil prennent le pas sur celle d’intégration. Leurs activités comprennent le lobbying des décideurs politiques nationaux, mais également la création de liens avec des ONG et des chercheurs (cf. le partenariat avec le nouvel institut Convergence Migration dans le cas de l’ANVITA, ou encore les liens entre Welcoming America et le programme Inclusive Cities de l’Université d’Oxford).

19 Ce rapide aperçu des réseaux « contestataires » sur les migrations montre qu’ils ont tendance à être hautement politisés et spécialisés : ils sont créés à dessein pour traiter les problèmes d’immigration en réaction aux politiques nationales. L’exemple français montre comment le contexte de « crise » de 2015 a transformé cette tendance. En premier lieu, le contexte d’urgence a incité les villes à s’impliquer dans des réseaux plus larges, moins pour des raisons idéologiques que pour des raisons pragmatiques : les besoins immédiats d’assistance et de conseil ont accéléré le processus de mise en réseau. La situation a élargi l’engagement des villes au-delà du noyau d’acteurs ayant manifesté leur intérêt pour les questions de migration et d’intégration pour des raisons idéologiques. En second lieu, ces nouveaux réseaux expriment maintenant publiquement leurs préoccupations non seulement sur les questions d’intégration, mais aussi sur les politiques d’asile.

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Carte 1 : Trois réseaux de villes contestataires en Europe

Conception et réalisation : Thomas Lacroix, 2019 / Google MyMaps

Les réseaux municipaux transnationaux

20 On retrouve, au niveau international, la même ligne de partage entre réseaux cooptés et / ou créés par les États et les organisations internationales d’un côté, et les réseaux spontanés de l’autre. Le paysage des réseaux transnationaux de villes est cependant extrêmement complexe, ce qui rend la distinction entre ces deux groupes plus incertaine.

Les réseaux transnationaux de la para-diplomatie municipale

21 Comme évoqué ci-dessus, les années 1990 ont été une période d’émergence de la « para- diplomatie » urbaine (c’est-à-dire les stratégies internationales mises en œuvre par les villes) (Viltard, 2008) au sein d’un espace politique européen. Le nombre de réseaux et de villes impliqués a continué à augmenter dans les années 2000. À partir de l’adoption de la directive « Race » en 2000, puis, en 2005, du Programme cadre pour la solidarité et la gestion des flux migratoires (COM (2005) 123 final), l’intégration devient l’axe principal de l’activisme urbain au niveau européen en matière migratoire. Les deux réseaux mentionnés ci-dessus, Eurocities et le CCRE, ont renforcé leur position aux côtés de la Commission européenne. Ils ont des positionnements différents dans le champ de cette para-diplomatie urbaine. Le CCRE est une organisation dont les origines remontent à l’après-guerre, mais qui a servi, depuis les années 1980, d’organe représentatif des collectivités territoriales auprès de la Commission. On peut la classer donc dans le groupe des organisations cooptées. Eurocités fut créé peu après, au début des années 1990. Comme nous l’avons vu ci-dessus, l’association est le résultat d’une

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mobilisation spontanée de grandes villes. Toutefois, Eurocités a acquis une légitimité qui en fait un partenaire essentiel de la Commission européenne. Elle s’est parfaitement insérée dans le tissu organisationnel européen et elle occupe aujourd’hui les mêmes bâtiments que le CCRE à Bruxelles. Leurs activités se ressemblent également. Ces deux réseaux sont engagés auprès de leurs membres afin de favoriser la collaboration interurbaine et de renforcer leurs capacités financières, réglementaires et institutionnelles, mais ils sont aussi actifs auprès des États et de la Commission européenne. Le CCRE, en particulier, rédige des amendements à la réglementation de l’UE afin de réaffirmer la place des autorités locales dans la gouvernance des migrations. Le pacte d’Amsterdam (2016) a facilité cette participation. Le document a élargi les capacités des villes à participer à la production de la législation de l’UE. L’intégration des migrants est l’une des priorités mentionnées dans le pacte.

22 Le vrai changement observé au cours de la dernière décennie, concerne l’émergence de réseaux mondiaux de la para-diplomatie municipale, incluant les autorités locales du Nord et du Sud. Là encore, ces réseaux peuvent être des rassemblements spontanées (tels que le Global Parliament of Mayors), ou encore des organisations représentatives pour des structures internationales. Le CGLU (Cités et Gouvernements Locaux Unis), créé en 2004, est, à ce titre, une institution clé puisqu’elle fait office de relai des municipalités auprès de l’ONU. Le CGLU prend la forme d’un « réseau de réseaux » qui s’appuie sur six relais continentaux (CGLU Afrique, Moyen Orient, Asie, Amérique du Nord, le CCRE et la FLACMA et le Mercociudades en Amérique latine), qui sont eux- mêmes des structures fédérant les associations nationales. Cette architecture permet au CGLU d’avoir des ramifications auprès de l’ensemble des villes du monde.

23 Ces organisations sont à caractère généraliste, même si elles traitent toutes de la migration et de l’intégration dans des groupes de travail dédiés. Et ce ne sont pas des organisations à caractère idéologique créées en réaction aux politiques de migration des États : ces réseaux ont été formés pour favoriser l’institutionnalisation d’un espace diplomatique urbain pour les villes prêtes à se conformer à leur agenda international. Par conséquent, tous les membres ne sont pas investis sur les questions migratoires. Moins politisées, leur engagement se limite le plus souvent au partage de bonnes pratiques, le financement de projets ou encore de campagnes de sensibilisation.

Les réseaux transnationaux de villes hospitalières

24 Se sont également multipliées des organisations spécialement dédiées aux questions d’accueil et d’intégration. Certaines sont des regroupements de villes autour d’un projet militant. Le réseau ICORN (International Cities of Refuge Network) rassemble des villes qui accueillent des artistes issus de pays en conflit. Welcoming international est une structure fédérative qui fait le lien entre les associations Welcoming cities aux États-Unis, en Australie, en Nouvelle Zélande ou en Allemagne.

25 À côté de ces réseaux spontanés, on recense également un certain nombre d’organisations qui ont été créées par des organisations internationales sur des thématiques liées aux migrations : le réseau Intercultural Cities Network, etc. Par exemple, le réseau ICCAR (International Coalition of Inclusive and Sustainable Cities) au niveau international, est soutenu par l’UNESCO. Comme le CGLU, c’est un réseau de réseaux qui s’appuie sur des relais sur chaque continent, et notamment l’ECCAR (European Coalition if Cities against Racism) en Europe. Ces réseaux thématiques ont pour

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effet de diffuser des approches politiques, essentiellement dans le domaine de l’intégration et de la cohésion sociale.

Carte 2 : le réseau ICCAR

Conception et réalisation : Thomas Lacroix, 2019 / Google MyMaps

26 Parmi les réseaux initiés par les organisations internationales, le Forum des Maires pour la Mobilité humaine et le Développement tient une place spécifique. Il s’agit d’une institution créée par l’Organisation internationale pour les Migrations (OIM) et d’autres organisations internationales telles que le PNUD ou la Banque mondiale. En 2014, une première réunion a eu lieu à Barcelone, au cours de laquelle a été adopté « l’appel de Barcelone », destiné à « mettre l’accent sur la nécessité d’amplifier la voix des villes dans les discussions mondiales sur les migrations ». En 2015, l’OIM organise une conférence internationale intitulée « Migration et villes » à Genève. Un rapport a suivi sur le rôle des villes dans la gestion de la migration. La même année, un deuxième forum a été organisé à Quito pour définir et présenter « l’agenda local en matière de migration et de développement ». Les troisième et quatrième édition du Forum ont été organisées en 2016 à Quezon City et à Berlin en 2017. La dernière a eu lieu à Marrakech en décembre 2018, parallèlement à la signature du Pacte mondial pour les migrations. Le Forum est devenu le troisième pilier du dispositif institutionnel de gouvernance internationale des migrations, aux côtés du Forum mondial sur la migration et le développement réunissant des représentants des États et du Forum social mondial réunissant des acteurs de la société civile. La création du Forum des maires fait partie intégrante d’une stratégie soutenue par des organisations internationales visant à mettre en place une gouvernance mixte des migrations internationales impliquant des acteurs publics (États et autorités locales) et privés (organisations de la société civile).

Conclusion

27 Cet article offre un aperçu de la diversité des réseaux de villes investis sur les questions migratoires et du virage global qui caractérise leur évolution récente. Il montre comment deux dynamiques convergentes ont structuré ce paysage : une dynamique ascendante de regroupements spontanés de villes autour d’un projet commun, une dynamique descendante de réseaux animés par des organisations internationales et leurs institutions représentatives. Dans ce paysage hétéroclite se croisent militants, fonctionnaires internationaux, élus, techniciens, etc. L’objectif de cet article a été de

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rendre compte de cette dynamique de mise en réseau. De prochaines recherches pourront donner corps à cette dynamique en portant la focale sur les acteurs de ces réseaux et la nature des rapports de force qui les sous-tendent : les maires, et autres agents municipaux, mais aussi des ONGs, des associations locales, des groupes d’habitants, voire des individus.

28 Nous avons tenté ici de mettre en évidence les facteurs qui expliquent cette dynamique. La « crise migratoire » a été un contexte qui a favorisé ce processus de mise en réseau, tant pour des villes à la recherche de soutiens techniques ou idéologiques que pour des organisations internationales œuvrant pour la mise en place d’une gouvernance mondiale des migrations. Mais, au-delà de ce contexte à court terme, j’ai mis en évidence deux « paradoxes » d’arrière-plan qui expliquent l’expansion des réseaux de villes liés à la migration. Le premier paradoxe est niché dans la vague de réformes de décentralisation qui a radicalement transformé la structure de la gestion économique au niveau local. Le deuxième paradoxe résulte d’une tension croissante entre les politiques d’intégration et les politiques migratoires. L’utilisation d’institutions et d’acteurs en contact avec les immigrés à des fins de contrôle, mais aussi la précarité croissante de la situation des immigrés ont conduit les autorités locales à prendre position sur des questions telles que les visas et l’asile. Elles induisent également un changement d’approche dans le traitement des populations immigrées. Un nouveau lexique de l’accueil semble se substituer au vocabulaire de l’intégration. Là encore, de futures recherches devront analyser l’émergence et la consistance politique qui se cache derrière cette terminologie.

29 Enfin, on voit aujourd’hui que l’OIM tente de canaliser ces différentes tendances au sein du Forum des Maires sur la Mobilité et le Développement. Il reste à voir si des principes d’action commune pourront unir des villes du Nord et du Sud, d’immigration et d’émigration. On verra alors si les villes peuvent réussir là où les États ont échoué.

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NOTES

1. Arrondissements municipaux. 2. « Face aux flux migratoires, nous, les maires, sommes au pied du mur » Le Monde, 2017/12/16.

RÉSUMÉS

Au cours de la dernière décennie, le nombre de réseaux de villes créés pour résoudre les problèmes de migration n’a cessé de croître. En s’appuyant sur une base de données incluant 50 réseaux, cet article propose une définition de ce type d’organisation, donne la mesure de leur expansion et analyse les facteurs qui expliquent cette tendance. Ce phénomène s’inscrit dans l’évolution à long terme de la gouvernance locale : les municipalités se voient dotées de responsabilités plus importantes en matière de gestion des populations immigrées. Mais, plus récemment, la « crise migratoire » de 2015-2016 a incité les autorités locales à se mobiliser face à la sécurisation des politiques migratoires. Dans ce contexte, les organisations internationales s’appuient de plus en plus sur ces acteurs locaux pour construire une gouvernance migratoire « transnationale » où les États n’ont pas apporté de réponses adéquates.

INDEX

Mots-clés : espace urbain, ville, accueil, réseaux d’entraide, politique publique Index géographique : Union européenne, Amérique du Nord

AUTEUR

THOMAS LACROIX Directeur de recherche au CNRS, Maison Française d’Oxford Chercheur associé à Migrinter (UMR 7301), au CERI (UMR 7050) et fellow de l’Institut Convergence Migration [email protected]

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L’hospitalité privée de « mineurs isolés étrangers » : une relation à définir

Évangeline Masson Diez

Introduction

Il y a des gens qui te laissent dormir dans les salons, c’est pas un endroit où dormir normalement un salon. Mais y’a des gens qui nous laissent leur salon, ils nous dérangent et on les dérange mais ils nous laissent. Même une dame nous a laissé sa chambre et elle a dormi dans la cuisine avec sa fille, c’est étonnant quand même. J’ai aussi des amis qui dorment parfois dans la même chambre que les hébergeurs. Ça me choque, quand même. On n’a vraiment pas le choix... c’est la rue ou ça…

Avec ces mots, Mamadou1, 16 ans, originaire de Guinée, revient sur les quelques mois qu’il a passés chez douze personnes différentes à Paris, Montreuil et Gentilly. Cinq mois et demi exactement durant lesquels l’hospitalité de quelques personnes lui a évité la rue avant qu’il soit reconnu mineur et pris en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE).

1 Les interventions d’aidants non professionnels, non affiliés à des associations ou à des collectifs sont de plus en plus nombreuses auprès des jeunes exilés non reconnus mineurs par l’ASE ou après des délais particulièrement longs (Przybyl, 2019). Autant de solidarités privées qui se révèlent à l’égard des migrants au début de l’été 2015, à Paris dans un premier temps, puis ailleurs dans l’hexagone. Ce qui était nommé « crise migratoire » a plutôt été vécue comme une crise de l’hospitalité institutionnelle (Akoka, Carlier & de Coussemaker, 2017). Dès lors, il convient de proposer un accueil digne aux exilés : distribution de repas, de téléphones portables ou de vêtements, cours de français et de remise à niveau, suivi psychologique et aide à la recherche de stages, hébergement... de plus en plus d’actions se déploient. Les motivations des personnes solidaires sont variées : certains veulent simplement améliorer les conditions de vie des migrants quand d’autres veulent dénoncer les décisions politiques qui engendrent la

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précarité des personnes. Le vocabulaire pour désigner un soutien est multiple : personne solidaire, personne « gentille », aidant, militant ou encore bénévole, selon les actions déployées, son attachement à une structure (association ou collectif) et le sens politique donné à son geste.

2 L’hébergement chez soi est la forme la plus ordinaire et la plus engageante de l’hospitalité. Certains programmes contractualisés et formalisés d’hébergement citoyen, solidaire ou encore privé, sont coordonnés par des associations, financés par la Délégation interministérielle à l’hébergement et au logement (DIHAL) et fortement visibles tels que le programme CALM (Comme A La Maison) de Singa. En revanche, l’hébergement par des particuliers de mineurs isolés étrangers non reconnus mineurs ou en procédure de recours auprès d’une autorité judiciaire est plus discret. Pourtant, accueillir chez soi l’enfant étranger laissé sur le trottoir par les institutions, pour reprendre les mots de Sophie, hébergeuse de 31 ans, est une évidence pour de nombreux foyers, à Tours, à Nantes, à Strasbourg ou à Paris. Cet article s’appuie sur une enquête ethnographique et des entretiens réalisés entre 2016 et 2018 en Ile-de-France2 auprès d’une association parisienne née à la suite de mobilisations individuelles au sein de campements urbains. À l’époque, d’après les coordinatrices bénévoles et hébergeuses chargées du planning et du dispatching des jeunes dans les foyers accueillants, cette association organisait l’hébergement de 100 à 120 « jeunes » pour du court, moyen ou du long terme chez 200 à 300 foyers.

3 Pour la plupart des hébergeurs de cette association, il s’agit là de leur premier engagement. Avant d’ouvrir leur porte aux adolescents étrangers, ils n’étaient que peu ou pas connectés aux sphères militantes et aux pratiques associatives, peu ou pas au fait des politiques migratoires et de la prise en charge des mineurs. Pour ces nouveaux aidants, l’engagement aux côtés des exilés est la conséquence d’une réaction émotionnelle à une situation qu’ils considèrent insupportable. Pour eux, accueillir chez soi l’enfant exilé est, à première vue, un acte non contraignant et efficace. Pourtant, si accueillir est un acte du quotidien, il sort aussi de l’ordinaire. C’est en cela que réside le paradoxe de l’hospitalité : accueillir l’autre bouleverse et questionne. Et ce d’autant plus lorsqu’une relation avec l’hôte, a priori mineur et perçu comme vulnérable, s’établit.

4 Dans cet article, nous proposons d’interroger la relation d’hospitalité du point de vue des hébergeurs, c’est-à-dire à partir de leurs discours et pratiques, et comment cette relation a des effets sur leur engagement. Les grilles de lectures classiques de l’hospitalité comme un passage, un entre-temps temporaire (Gotman, 2001 ; Agier, 2017 ; Pitt-Rivers, 1977) ne sont pas suffisantes pour comprendre et cerner les relations qui s’établissent entre hôtes. Afin de définir au mieux ces relations entre hébergeurs et mineurs hébergés, il est nécessaire de penser l’hospitalité dans un autre cadre. Comment l’accueil s’organise-t-il et de quelle manière l’agencement du quotidien impacte la relation entre l’hébergeur et le jeune ? Quelle relation s’établit alors : une relation aidant / aidé ou une relation amicale, voire familiale ? Comment, à travers cette relation particulière, cette forme d’engagement a des effets sur l’intime ?

5 Dans un premier temps, nous proposons d’étudier les justifications apportées par les hébergeurs de leur démarche d’ouvrir leur foyer, puis la manière dont la relation se façonne dans le quotidien et enfin le point de vue des hôtes accueillants sur la relation mise en œuvre à travers l’hospitalité.

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L’hébergement des mineurs isolés étrangers comme primo-engagement

6 Accueillir l’étranger mineur est présenté par les hébergeurs primo-engagés comme un acte nécessaire pour deux raisons. Premièrement, ouvrir son foyer soulage du sentiment d’impuissance face à une réalité aussi envahissante que proche. Une véritable saturation des images de la migration dans les médias et réseaux sociaux, jusqu’« en bas de chez soi » (Coutant, 2018), pousse certaines personnes à « prendre leur part », comme le résume Céline, hébergeuse de 31 ans. Deuxièmement, héberger est perçu comme indispensable pour sortir de la précarité ces jeunes en attente d’un rendez-vous d’évaluation ou en instance de recours, ne rien faire serait de la non- assistance à personne en danger précise David, hébergeur, 42 ans.

7 Pour les primo-engagés, héberger un jeune paraît aussi plus abordable et moins risqué que d’accueillir un majeur. Un adulte représente pour eux un danger physique plus que légal, que le mineur n’incarne pas. Parce que je suis plus rassurée avec des mineurs qu’avec des adultes3. C’est parce que le jeune est assigné à sa place de mineur, donc d’enfant, qu’on « doit l’accueillir ». Ainsi, certains hébergeurs passent à l’acte en se référant à leur rôle de parents. Carine, hébergeuse de 36 ans, héberge : parce que ce sont les plus fragiles et que je suis maman. J’héberge parce ça pourrait être mes enfants4. Héberger des « enfants » renvoie irrémédiablement au rôle de la mère pour les hébergeuses, à celle que l’on est ou que l’on pourrait être, alors que les hébergeurs vont plutôt se référer au rôle du grand frère ou de l’oncle. La majorité des hébergeurs ne se définit donc pas comme militants. Ils agissent par solidarité, par philanthropie, par charité, par humanité. La justification politique de l’action est rarement avancée par ces derniers. Ce n’est pas un geste politique, mais plutôt un geste pour ces jeunes qui ont déjà suffisamment subi5. Permettre à un jeune de dormir à l’abri apparaît alors pour les citoyens comme une manière de « se montrer concernés par l’état du monde » (Agier, 2017). Par cet engagement qu’ils estiment facile et peu coûteux, ils posent une action, un engagement moral, affranchi de toute appartenance politique instituée. Héberger un jeune migrant est ainsi vécu comme un acte pragmatique ordinaire mais intense, qui permet de se démarquer de la masse.

Quand les arrangements du quotidien dessinent la relation

8 Plusieurs détails logistiques du quotidien façonnent une relation qui se définit au fil de la cohabitation. Vivre avec l’autre nécessite des arrangements et des négociations autour de l’espace partagé, des horaires ou encore des clés du foyer.

Aménager l’espace et le quotidien

9 Lorsqu’on demande à Sylvie, 39 ans, comment l’acte d’héberger a eu un impact sur son quotidien, elle répond comme une évidence :

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De mille et une façons ! Allant du plus trivial au plus profond. Par exemple, j’ai dû réorganiser l’aménagement du salon, et faire attention à avoir de quoi manger équilibré et copieux matin et soir chez moi pendant la durée de l’hébergement !

10 Pour les hébergeurs, les premiers aménagements concernent l’espace : la salle de bain, la cuisine et le salon, d’autant plus lorsque le jeune occupe le canapé de la pièce collective6. Le partage de leur salon, espace des discussions, et de leur salle de bain, pièce de l’intime, est ce qui est le plus pénible sur la durée. Ainsi, Cécile, 35 ans, vit dans un studio ouvert avec une salle de douche sans porte. Quand elle veut se doucher, elle demande à son hébergé d’attendre sur le trottoir et réciproquement. La cuisine représente quant à elle une sphère particulière permettant des moments de confidences et de partage. C’est un espace où les hébergeurs se permettent de poser des questions à leurs hôtes, alors que le plus souvent les programmes et les structures organisant l’hospitalité demandent expressément aux hébergeurs de ne pas en poser sur les parcours et les projets. La relation se construit souvent autour d’un repas pris en commun, l’étranger devient alors un invité. Bien accueillir pour nombre d’hébergeurs signifie bien nourrir et en quantité : c’est des ados, ça te vide le frigo en moins de deux, en rigole Sandrine, 34 ans. Autant de détails qui posent dès le départ l’hébergeur en adulte à la fois protecteur et distant, chargé de nourrir et de protéger la personne qu’il accueille sans lui poser de questions et sans s’immiscer dans sa vie.

11 En outre, tous les hébergeurs, lors des premiers accueils, s’organisent pour être présents chez eux plus tôt en soirée ou toute la journée lorsque c’est possible. Accueillir chez soi engage un changement de rythme de vie et de travail. Stéphanie, 32 ans, adapte ses horaires et évite de faire des nocturnes à son emploi. Léa, 23 ans, rentre plus tôt le soir et se lève plus tôt le matin pour partager un petit déjeuner. Certains s’efforcent d’adopter un mode de vie plus sain « pour montrer le bon exemple », comme le précise Maurice qui s’interdit de fumer dans son appartement lorsqu’il reçoit des mineurs. Des aménagements qui s’avèrent rapidement pesants aux hébergeurs lorsque cela dure. Alors que l’engagement devait être léger, il devient éprouvant. Lorsque l’intimité se trouve trop envahie ou que les aménagements paraissent trop contraignants, les hébergeurs arrêtent d’accueillir tel Florian qui arrête d’héberger lorsqu’il est en couple ou Isabelle qui a cessé son engagement deux semaines avant d’accoucher et durant les premiers mois de vie de son enfant.

12 À l’inverse, les hébergeurs demandent aux jeunes de respecter des horaires quant à leur retour au foyer. Dans ce quotidien partagé, une nouvelle étape et des questionnements émergent lorsqu’il s’agit de remettre, ou non, un double des clés au jeune accueilli.

Donner ou non la clé de son logement : une décision équivoque

13 Donner ou ne pas donner les clés est une réflexion au cœur de la relation d’hospitalité. Source de problème et de questionnement, elle est régulièrement débattue par les protagonistes. Pour les hébergeurs, donner ses clés est la preuve d’une confiance absolue, pour les hébergés, c’est l’assurance d’être libre de ses mouvements. Clémentine, 37 ans, a accueilli deux mineurs quelques semaines. Les premiers jours, elle n’a pas osé laisser une clé, préférant leur donner rendez-vous en bas de chez elle, parfois très tard, selon ses impératifs professionnels et sociaux. Lorsqu’elle est partie

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en voyage, elle a laissé ses clés à l’un des deux pour qu’il arrose les plantes et nourrisse son chat. À son retour, elle lui a proposé de garder les clés par commodité.

14 Ne pas donner les clés, c’est rester le maître des lieux, une manière de contrôler les allers et venues. Tant que l’hébergé n’a pas accès aux clés, il reste l’invité provisoire (Gotman, 2001), l’étranger de passage. La majorité des hébergeurs rencontrés, après un temps de crainte et de réticence, décide de laisser un double des clés. David, 42 ans, raconte :

ce qui m’effrayait au début c’était les clefs ; ce que disaient les coordinatrices c’était « vous partez avec les jeunes et vous leur donnez un rendez-vous le soir pour rentrer ». Moi j’ai trouvé ça assez dur car je pars assez tôt, vers 7h30 et je trouvais ça un peu dur si je rentre à 20 heures. Mais j’étais pas trop rassuré de laisser les clés mais ça m’obligeait aussi à rentrer relativement tôt. Maintenant je ne me pose pas trop la question.

Remettre les clés à l’autre, c’est accepter de perdre un peu de souveraineté chez soi.

15 Tant que l’hébergé n’a pas les clés, l’hébergeur reste l’obligé de la personne accueillie en devant adapter son emploi du temps aux obligations morales de l’accueil, c’est-à- dire de ne pas laisser tard son « invité » dehors. La remise des clés est pour beaucoup d’hôtes un moment fort dont tous se souviennent. Laisser les clés, au-delà d’être un gage de confiance, est un gain de liberté de mouvement et un confort d’accueil pour les hébergeurs. C’est en cela que donner ou non sa clé est une décision équivoque : d’un côté en choisissant de ne pas remettre un double à son hôte, l’accueillant maintient une forme de contrôle sur son espace et sur l’hébergé, tout en augmentant ses contraintes, de l’autre côté, en donnant sa clé, l’hébergeur perd de son pouvoir, recompose l’accessibilité à son logement, mais gagne en liberté. C’est d’ailleurs avant tout pour gagner en liberté et se dégager des contraintes de l’accueil que les hébergeurs se décident à confier les clés, concluent-ils tous.

Éduquer versus se plier aux règles de bienséance

16 En ouvrant son foyer, les hôtes humanisent les figures des migrants relayées par les réseaux sociaux, les reportages télévisés ou les discours politiques. Madi, Mohamed, Abou, Sekhi, Ahmed… ont des histoires, des familles, des blessures, des rêves et des envies. En quelques heures, les hébergeurs passent du sentiment d’impuissance à une prise sur le réel. En quelques jours, ils découvrent, à travers la personne hébergée, non seulement les réalités de la migration mais aussi la violence administrative et institutionnelle.

17 Irrémédiablement, les hébergeurs établissent des règles pour surmonter l’épreuve de la cohabitation (Gerbier-Aublanc et Masson Diez, 2019). Outre le fait de demander au jeune de respecter les horaires, les hébergeurs en mettent d’autres en place : ne pas parler trop fort au téléphone dans les espaces communs et après une certaine heure, faire son lit tous les jours, ranger la couette et replier le canapé lorsque la personne dort dans le salon. Si ces premières règles permettent le vivre-ensemble dans un espace partagé, d’autres, souvent structurées par l’âge du jeune, peuvent l’assigner à sa place d’enfant. Ainsi Véronique, 53 ans, qui héberge régulièrement un ou deux jeunes simultanément, raconte : il ne faut pas hésiter à leur dire d’enlever leurs capuches, d’aider comme de passer l’éponge, ou de faire la vaisselle.

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18 Lorsque les jeunes sont en recours auprès d’une autorité judiciaire et que les démarches de reconnaissance promettent d’être longues, les hébergeurs organisent la scolarisation et les devoirs des hébergés. Mia et son compagnon Louis, 60 ans tous les deux, ont fait les démarches pour scolariser les deux jeunes qu’ils ont hébergé six mois. Bruno, 42 ans, qui héberge a minima cinq jeunes chez lui toute l’année, autorise ses hôtes à rester la journée dans l’appartement à condition qu’ils étudient. Il s’est procuré des livres de niveau lycée et a récupéré plusieurs ordinateurs portables pour faciliter l’organisation de chacun.

Une relation ambigüe

19 Une fois définies les règles et les nouvelles habitudes nécessaires à une cohabitation sereine, comment s’instaure la relation entre les personnes accueillies et les personnes accueillantes ? Même si le déclencheur de l’hospitalité peut être ponctuel et matériel, lorsque l’hospitalité se poursuit sur la durée avec les mêmes personnes, elle nécessite une relation (Gotman, 2001). Dès lors, s’agit-il d’une relation amicale, familiale ou éducative ?

Les changements d’hôtes ou l’impossible relation

20 Mamadou, en cinq mois, a vécu chez plus d’une dizaine d’hébergeurs différents. S’il a su s’adapter à chaque foyer, à chaque nouveau fonctionnement, ces déménagements et ces changements sont épuisants. Georges, Guinéen, avait 15 ans quand il a commencé à être hébergé. Il a souffert de ces déménagements multiples.

Tu t’adaptes. Tu arrives et tu ne sais pas trop ce qu’il faut faire ou pas faire. Il a oublié chez combien de personnes il a vécu, une fois c’était une semaine, une fois c’était deux mois, une fois c’était quelques nuits...

Face à cette succession d’hébergeurs, tisser des relations s’avère, pour certains, impossible. Ils estiment se lier avec une ou deux familles, notamment la première où ils auront pu s’installer quelques jours. Face aux autres hébergeurs, ils fuient la relation et évitent la rencontre. Les hébergeurs notent la même difficulté à faire face à la masse des jeunes qu’ils accueillent. Comme eux, ils n’investissent le lien social qu’avec les premiers ou avec ceux qui restent quelques temps. Hôtes accueillants comme hôtes accueillis ont l’impression que la relation n’est qu’un éternel recommencement.

21 Le plus souvent, la relation commence à travers le récit de soi qui apparaît alors comme l’acte de réciprocité par excellence (Gerbier-Aublanc, 2018) telle une monnaie d’échange (Castel, 1995). Cette réciprocité inscrit un mouvement contradictoire : elle permet d’atténuer l’asymétrie de la relation d’hospitalité (l’un reçoit et l’autre est reçu) en faisant passer l’étranger à un statut d’un hôte (Gotman, 2001) mais elle l’accentue en imposant le récit de soi à l’un et la liberté du silence à l’autre. Quoi qu’il en soit, le récit biographique peut s’avérer éprouvant pour les migrants (Gerbier-Aublanc et Masson Diez, 2019) et c’est afin de s’y soustraire que certains prennent leurs distances vis-à-vis de leurs hôtes. Paloma, 9 ans, dont les parents hébergent des jeunes résume parfaitement l’enjeu de la construction de la relation par la parole : certains c’est un peu comme des amis, d’autres c’est rien du tout parce qu’ils ne parlent pas.

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22 Quoi qu’il en soit, certaines relations arrivent à se tisser. Pour Sara, 37 ans, l’hébergement est parfois psychologiquement fatigant. C’est difficile car un lien fort se forme inévitablement. Des liens forts et sincères. Des relations pérennes. Ainsi certains jeunes viennent fêter leurs anniversaires chez leurs hôtes, reviennent passer des weekends après leur prise en charge ou passent des vacances avec ces derniers. Pourtant jeunes comme hôtes ont du mal à définir et qualifier cette relation faite d’aide, de rapports de pouvoir et de dépendance mais aussi de confidences, d’intimité et de séduction, ce qui créé un certain malaise pour quelques hébergeurs. Pour dépasser ces eaux troubles, tous créent du familier.

Faire du jeune homme un enfant : une posture maternelle rassurante

23 Maurice, hébergeur de 24 ans, ne sait pas qualifier la relation établie avec ses hôtes mais il sait qu’elle n’est pas égalitaire. Ce n’est

pas comme des amis parce qu’on a pas les mêmes cultures et c’est moi qui héberge donc on était pas dans un rapport d’égal à égal.

Pour Clémentine, 30 ans, les choses sont aussi compliquées. Si au début de l’hébergement de Saliou et Erik, elle a eu l’impression de vivre avec deux petits cousins,

je leur donnais des conseils, de faire attention à leurs fréquentations, je fume mais je ne leur donnais pas de cigarettes car je les trouvais trop jeunes ;

la relation dévie avec Saliou après le départ d’Erik. Assez vite, des jeux de séduction s’instaurent et des sentiments ambigus s’installent chez Clémentine. Mal à l’aise, elle demande à l’association d’organiser le départ de Saliou.

24 Le rapport de genre, d’âge et de race est omniprésent dans la relation d’hospitalité avec des jeunes exilés. Les hébergés sont les premiers à le noter, c’est toujours des femmes, des femmes blanches7 qui les accueillent. En face, la majorité des hébergés sont de jeunes noirs8. L’accueil chez soi renvoie à une dimension genrée à travers des comportements définis comme féminins, puisqu’héberger signifie aider, soigner, nourrir, protéger : un ensemble de pratiques qui appartient au domaine du care (Paperman et Laugier, 2011). Bien que la question du désir apparaît de temps en temps dans les relations comme dans l’histoire de Clémentine, cette dimension reste taboue, et ce d’autant plus que le militant est pensé comme un être asexué qui évoluerait en dehors du système de genre (Fillieule, Mathieu, et Roux, 2007). Par conséquent, si le militant est asexué, l’hébergé ne peut être doté de désir. Pour être assimilé à un être sans désir sexuel, il doit être assigné par les hébergeurs et les coordinatrices à une place d’enfant. En outre, la majorité des hébergeurs sont des femmes, et nombre d’entre elles se réfèrent souvent à leur fonction de mère ou à leur désir d’être mère pour justifier de leur engagement, et la seule relation possible pour elles devient alors la relation maternelle.

25 Pourtant cette relation maternante met mal à l’aise les accueillants. Léa, 22 ans, ne veut pas imposer trop de règles, moi je suis pas éduc’ spé donc si le mec, il me dit qu’il veut boire une bière et fumer une clope, je vais pas lui dire non. Je pense que je ne suis pas sa mère. À l’inverse, Clémentine, s’interdit d’embrasser les jeunes, de leur poser des questions et de rentrer dans la chambre qu’ils occupent. Même si elle répète, je ne suis pas leur maman ou leur tante, les materner en préparant une soupe chaude ou en lavant leur

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linge est la seule manière d’entrer dans une relation qu’elle estime maîtriser et qui dans le même mouvement les confinent dans leur rôle de femme, de mère, de parente. J’ai vite compris que le matin, ils préféraient du lait au chocolat que du café, résume Laurianne quand elle cherche à justifier le fait que ces jeunes hommes sont avant tout des enfants. Utiliser un vocabulaire lié à la jeunesse et à l’enfance permet de poser un cadre qui permet la justification de l’hébergement. Il parait normal, aux yeux des hôtes accueillants et des aidants interrogés, pour une femme d’accueillir un enfant. Cependant, cette justification trouve ses limites dans la pratique et face à la réalité, notamment lorsque l’hébergé ne renvoie pas une figure enfantine.

26 Lors du briefing aux nouveaux hébergeurs, les consignes sont claires :

vous n’êtes pas un hôtel ni une famille d’adoption, vous êtes ni l’oncle, ni le tonton, ni le frère, ni le père, ni un cousin… tout ce qui est proposé doit viser à donner plus d’autonomie. Il faut à tout prix éviter la dépendance, la dépendance financière, affective, morale…

Autant de consignes qui visent à maintenir les jeunes hébergés dans une dynamique et qui doit éviter aux hôtes d’établir une relation parents-enfants. Pourtant, dans la réalité de la vie sous un même toit, ces principes ne tiennent pas. Car, si cette injonction à l’autonomisation des jeunes révèle la crainte que les hébergeurs les maternent trop, la relation parent-enfant vise elle aussi l’apprentissage d’autonomie et d’indépendance par les enfants. Et c’est là un des effets paradoxaux de l’accueil privé : si au départ les jeunes hébergés semblent perdre de l’autonomie à cause des codes et des règles de vie commune, ils en acquièrent une autre pour la suite de leur parcours (découverte de la vie « à la française », apprentissage du français, entretien d’un appartement ou d’une cuisine...).

Une reconstruction symbolique de la parenté

27 Le référentiel utilisé par les hôtes est en effet plus souvent lié à des relations familiales qu’à des relations amicales. Les hébergés utilisent les prénoms de leurs logeurs ou des mots comme « oncle », « tante », « petite maman », « maman », « grande sœur » ou « tata ». Les hébergeurs, quant à eux, parlent de « gamins », « gosses », « ados », « minots » puis appellent les jeunes par leur prénom une fois que la relation s’établit. La relation n’est possible qu’après un temps d’apprentissage, de rencontre et découverte qui passe pour tous par l’utilisation du prénom. Ceux qui restent peu, en premier on oublie leur prénom et leur visage, remarque Guillaume, 31 ans. Morgane, 27 ans, affirme [s’]organiser presque comme une mère de famille, lorsqu’elle accueille des mineurs. Lison, 34 ans, estime, elle aussi, que son engagement a des conséquences sur sa vie : sûrement de la même manière que si j’avais eu des enfants, mais ponctuellement. Il s’instaure alors un lien de quasi-parenté entre accueillants et accueillis. Les premiers se substituent aux familles restées au pays tandis que les seconds deviennent en quelque sorte les nouveaux « enfants », et ce d’autant plus lorsqu’ils occupent les lits des enfants biologiques partis ou en garde partagée, les « frères » ou « sœurs » des personnes les accueillant. Mamadou parle de Thérèse son ancienne hébergeuse « comme une mère ». Ces liens de quasi-parenté sont officialisés parfois à l’issue de l’accueil : Laurianne est devenue la marraine républicaine de John, 16 ans. Camille vient d’engager les démarches pour devenir Tiers Digne de Confiance de Safy. David, hôte de Georges, 17

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ans, a quant à lui reçu une délégation tacite de l’autorité parentale par le père de ce dernier resté au pays, suite à diverses conversations téléphoniques.

28 Sans devenir une vraie famille, les hébergeurs deviennent pour beaucoup des parents de substitution, des parents de transition en attendant la prise en charge par l’aide sociale à l’enfance. Certains hébergeurs sont conscients des conséquences lorsqu’une relation parentale peut s’instaurer. Ils précisent, le plus souvent, « je ne veux pas jouer le rôle de parents » mais les principes ne résistent pas à la pratique. C’est une réalité et des difficultés du quotidien que les jeunes migrants ne peuvent conter à leurs parents biologiques lorsqu’ils sont toujours en lien. En quelque sorte, et pour reprendre les mots d’une hébergeuse, ils sont des adultes qui les regardent comme des adolescents en leur demandant de rentrer à l’heure, de prévenir de leur retard, de ranger leurs affaires et de baisser la musique.

29 Mais tout ceci demeure inexistant officiellement et administrativement. En effet, pour être pris en charge le jeune doit être non seulement mineur mais aussi isolé ; il est donc demandé aux hébergeurs de rester invisibles. Leur adresse ne doit apparaître nulle part, le soutien matériel comme affectif doit être tu auprès des institutions. Il n’a jamais parlé de moi à son avocat... mais il fait partie de la maison ; il a les clés et vient passer des week- ends, raconte Marlène, hébergeuse de 61 ans. Des relations qui ne sont pas toujours racontées aux familles restées au pays. Ainsi Ibrahim, qui a été hébergé plus d’un an chez des femmes, n’a jamais rien raconté à ses proches,

j’ai jamais dit car ils pensent que c’est une mauvaise histoire que tu vas sortir avec la personne ou qu’elle va t’exploiter. Tu dis pas tout. J’ai juste dit il y a des femmes qui m’ont aidé mais j’ai pas tout dit. C’est pas les codes et les mêmes mentalités. Une femme qui vit seule chez nous, on pense souvent que c’est une mauvaise femme.

Conclusion : une relation inqualifiable

30 Pour Anne Gotman, l’hôte est un membre « naturel » et non pas familial (2001). La relation qui s’instaure entre les hôtes oscille, malgré les difficultés de la cohabitation quotidienne et les chocs moraux traversés par les hébergeurs, entre une relation d’amitié et une relation familiale plus parentale qu’une relation d’aide éducative. Pour autant, cette quasi-parentalité n’est que partielle. Pour les hébergés, tout cela demeure étrangement « bizarre ». John, 15 ans, répète : c’est bizarre des gens qui t’hébergent comme ça, tu les connais pas, ils te connaissent pas. Si aucun, ni hôtes accueillants ni hôtes accueillis, ne trouve de termes appropriés pour définir la relation qui les unit, c’est en partie parce que les grilles de lecture classiques des relations ne sont plus suffisantes. Ces nouveaux cohabitants font face à une relation indéfinissable, hors catégorie, chargée de trop d’incertitudes pour les jeunes. Sans charte et sans engagement écrit par les uns ou par les autres, les jeunes hébergés sont menacés de retourner à la rue à tout instant. En effet, le cadre spatio-temporel de l’accueil dans ces solidarités informelles et privées n’est pas posé. Les hébergés peuvent rester deux jours comme neuf mois chez leurs hôtes.

31 Durant l’hébergement, le jeune est assigné par divers pratiques et aménagements spatiaux à une place d’enfant. Les pratiques d’hospitalité des dernières années (Ollitrault, 2018 ; Babels, 2019 ; Gerbier-Aublanc, 2019) semblent dessiner une montée en politique des engagements : les hébergeurs, souvent primo-engagés et éloignés des

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politiques migratoires, deviennent, en étant transformé par leurs engagements, militants de la cause des étrangers. La réalité concernant les hébergeurs des mineurs étrangers isolés est un peu différente. Assigner les hébergés à des enfants soulèvent deux questions : soit les hébergeurs pointent, par leurs actions, les carences d’un État défaillant, soit ils évitent de reconnaître la portée politique de leur action dans le sens où tant que j’aide un enfant j’ai le droit car c’est vital. S’ils cherchent à tout prix à se persuader que les jeunes sont de « vrais » enfants et à dépolitiser leur engagement par leurs discours, les pratiques et l’intime les rattrapent. L’hospitalité, par les effets de cet engagement sur l’intime, ne peut qu’être politique.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Tous les prénoms ont été modifiés. 2. Ce terrain a été mené dans le cadre d’une thèse en sociologie des migrations sur l’hospitalité privée de mineurs isolés non reconnus mineurs, qui a bénéficié du soutien de l’ICM. Cette enquête s’appuie, entre autres, sur des entretiens approfondis menés auprès de 40 hébergeurs et 20 hébergés ainsi que sur 121 questionnaires de 45 questions remplis par des hébergeurs affiliés à une association parisienne. Cette structure a été créée deux mois après l’été 2015 par des parisiens et des franciliens engagés dans les campements auprès des exilés. 3. Enquêté numéro 107 : Femme, âgée de 35 à 49 ans, divorcé, 2 enfants. 4. Enquêté numéro 95 : Femme, âgée de 35 à 49 ans, mariée, deux enfants. 5. Enquêté numéro 103 : Femme, âgée de 35 à 49 ans, mariée, 1 enfant. 6. Dans le cadre de mon terrain, 34 % des hébergeurs accueillent dans leur salon et 11 % dans leur propre chambre. Les 55 % autres enquêtés hébergent dans une chambre mise à disposition (chambre d’amis, bureau transformé en chambre, chambre d’enfant absent…). 7. Sur mon terrain parisien d’étude, 78 % des hébergeurs sont des femmes en couple, célibataire, avec ou sans enfant à charge. 8. Sur mon terrain parisien d’étude et à partir des éléments relevés par les coordinatrices à partir des déclarations des jeunes, 89,8 % des hébergés entre 2015 et 2017 dont la nationalité a été renseignée sont originaires d’un pays d’Afrique subsaharienne. Les trois pays les plus représentés sont la Guinée (30 % des mineurs), le Mali (25,7 %) et la Côte d’Ivoire (21,8 %).

RÉSUMÉS

Les interventions d’aidants non professionnels et souvent non affiliés sont de plus en plus nombreuses auprès des jeunes exilés que ce soit dans le domaine de l’accueil, de l’accompagnement ou encore de l’hébergement. L’hébergement chez soi est la forme la plus ordinaire et la plus engageante de ces pratiques d’hospitalité et de soutien et elle se déploie, pour les jeunes exilés, le plus souvent en dehors des cadres contractualisés et financés des programmes associatifs. Pour autant, pour de nombreux hébergeurs peu ou pas connectés aux sphères militantes et aux pratiques associatives et des politiques migratoires, il s’agit d’un premier engagement, un acte perçu, à son départ, comme non contraignant et efficace. À partir d’une recherche doctorale réalisée entre 2016 et 2018 à Paris auprès de 140 hébergeurs, il est proposé, dans cet article, d’interroger la relation d’hospitalité du point de vue des hébergeurs, c’est-à-dire à partir de leurs discours et pratiques, et comment cette relation a des effets sur leur engagement.

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INDEX

Index géographique : France, Paris Mots-clés : jeunes, exilés, accueil, logement, hospitalité, action citoyenne

AUTEUR

ÉVANGELINE MASSON DIEZ Doctorante en sociologie des migrations, DynamE (Strasbourg) – fellow IC Migration [email protected]

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Trouver refuge dans les Cévennes, un réseau d'accueil dessiné entre les lignes de crêtes

Élise Martin

Il existe une autre France, une autre Europe, un autre Monde. Malgré les discours et un procès contemporain permanent contre les émotions, la sensibilité et les humanismes qui leur sont liés, il existe des milliers de dispositions et de pratiques qui organisent une cité sensible, permettent à la démocratie d’exister dans tous les quartiers, créant un monde de voisins. Leur place est sous- évaluée dans la vie publique alors qu’elle s’avère centrale (Brugère, Le Blanc, 2017).

1 Cet autre monde, cette autre France s’illustre quotidiennement dans des grandes métropoles françaises et européennes comme le montre l’abondante littérature scientifique qui porte sur l’accueil d'exilés en milieu urbain. De fait, les chercheurs en sciences sociales se questionnent sur la place des exilés dans la ville et la façon dont ils tentent de se l’approprier (Dahdah et al., 2018 ; Brault, et al., 2018 ; Belmessous, Roche, 2018) et s’intéressent aux dynamiques qui font de la ville une ville accueillante ou un refuge (Hanappe, 2018 ; Boudou, 2018), impulsées par des acteurs de la société civile et des collectifs de citoyens engagés (Louis, 2017 ; Babels, 2019), ou, à une autre échelle, par les maires et élus de grandes métropoles (Babels, 2018). En miroir, la littérature qui porte sur l’accueil des étrangers en milieu rural semble moins dense. Les espaces ruraux français situés en dehors des aires d’influence des grandes métropoles sont pourtant maillés de réseaux d’associations et de solidarité qui permettent aux exilés de faire une pause dans leur parcours et de reprendre leur souffle (Martin, 2020). Le territoire de l’exil n’étant pas un territoire figé (Tarrius, 2014), les personnes exilées circulent, sont amenées à traverser ces territoires ruraux et à s’y installer temporairement. C’est le cas de l’arrière-pays languedocien et des Cévennes gardoises

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(voir tableau 1 et carte 1), souvent citées comme des terres d’accueil historiques1. L’étude qui suit a pour but d’analyser le fonctionnement de cet espace qui est aujourd’hui le lieu d’un système d’hospitalité – soit la propension des habitants d’un territoire à se fédérer dans le but d’accueillir pour une durée indéterminée des personnes qui en éprouveraient le besoin – qui fonctionne à plein. Comment s’organise l’accueil dans un espace de moyenne montagne, à quelle échelle ? Qui sont les acteurs de l’hospitalité ? Sur quelles structures sociales et religieuses peuvent-ils compter ? Autant de pistes que l’article tente d’explorer à travers une approche multiscalaire des réseaux de solidarité de l’arrière-pays gardois. Pour ce faire, l’étude s’appuie sur des entretiens et observations (lors de réunions de collectifs, rassemblements, manifestations, dans des cafés, lors de marchés) réalisés en mars et avril 2017 et mars 2019 dans les villes et villages du Vigan, de Monoblet, de Saint-Jean-du-Gard, de Lasalle, de Mialet et de Génolhac. La plupart des entretiens utilisés dans l’article datent de 2017.

Tableau 1 : Liste des entretiens et observations utilisés dans l’article

Personne interrogée Date et lieu de l’entretien

Entretien Maire de Lasalle 20 mars 2017 à Lasalle 1

Entretien Maire de Saint-Jean-du-Gard 3 avril 2017 à Saint-Jean-du-Gard 2

Entretien Josiane et Pascal, membres du collectif Pays 23 mars 2017 au Vigan 3 Viganais Terre d’Accueil

Entretien Nadine, présidente d’Abraham Mazel 22 mars 2017 à Saint-Jean-du-Gard 4

Entretien Manu, membre d’un groupe de militants qui 3 avril 2017 à Saint-Jean-du-Gard 5 soutient les exilés à Saint-Jean-du-Gard

Entretien Nathalie, membre du collectif Solidarité migrants 10 mars 2017 à Saint-Jean-du-Gard 6 Cévennes de Saint-Jean-du-Gard

Entretien 29 mars 2017 dans la maison de Martine, accueillante 7 Martine, isolée dans la montagne

Entretien Suzanne, membre du collectif Solidarité Lasalle- 31 mars 2017 à Lasalle 8 en-Cévennes

Réalisation : Élise Martin, 2020

Répondre collectivement à l’appel

2 Jusqu’en 2015, l’accueil de personnes exilées en Cévennes était limité à quelques villages. Il s’agissait d’un fait relativement isolé, peu médiatisé et peu revendiqué. Depuis les images du cadavre d’Aylan Kurdi sur une plage turque (septembre 2015) et le

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démantèlement des jungles de Calais et Paris (octobre et novembre 2016), l’accueil s’est intensifié et concerne désormais une dizaine de communes du nord du Gard. Cette propension à accueillir témoigne d’une volonté de répondre à l’urgence humanitaire dans laquelle se trouve un grand nombre de personnes exilées en France mais aussi d’un rejet grandissant des politiques migratoires menées par les gouvernements français et européens. L’accueil qui a lieu en Cévennes traduit à la fois une réaction émotionnelle, une « réponse involontaire à la vulnérabilité des vies invivables » (Brugère, Le Blanc, 2017) et un engagement politique croissant des habitants de ce territoire.

Le collectif accueillant, premier chainon du système de solidarité cévenol

3 Le nord du Gard est maillé de villes et villages qui accueillent des personnes en exil que l’on peut organiser en plusieurs catégories (voir tableau 2 et carte 1).

Carte 1 : Les Cévennes, un massif de moyenne montagne au cœur d’un réseau d’accueil

Réalisation : Élise Martin, 2020

4 Un premier groupe est constitué des villes les plus densément peuplées comme Ganges, Saint-Hippolyte-du-Fort, Le Vigan, Saint-Jean-du-Gard et Saint-Bauzille-de-Putois. Celles-ci proposent une gamme complète de services et sont assez bien connectées au reste du territoire régional. Ganges et Saint-Hippolyte-du-Fort sont des pôles urbains situés sur un axe routier est-ouest qui longe les contreforts cévenols par le sud, et se trouvent à équidistance de Nîmes et Montpellier (à 1h de route environ des deux villes). Le Vigan et Saint-Jean-du-Gard, quant à eux, sont les principaux pôles urbains du sud des Cévennes et font le lien entre le piémont cévenol et les villages situés dans la

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montagne2. La commune de Saint-Bauzille-de-Putois, plus petite, se situe aux pieds des Cévennes, au sud de Ganges sur la route de Montpellier.

5 Des collectifs accueillants se sont également formés dans des villages moins denses et plus retirés comme Lasalle, Valleraugue ou Génolhac (trois villages-rues) et même dans des localités encore plus petites, comme Mandagout, Pont-de-Montvert, Villefort ou Vialas.

Tableau 2 : Villes et villages accueillant des personnes exilées dans les Cévennes et collectifs formés depuis 20153

Nom de la Profil des personnes Appartenance à un commune accueillies depuis 2015 et Nom du collectif intercollectif ou une (nombre modalités de l’accueil association d’habitants*)

Familles accueillies par des Ganges Collectif Ganges habitants (dont une famille Solidarité (4024 habitants) géorgienne)

Familles accueillies par des Saint-Hyppolite- habitants (algériennes et Collectif Solidarité du-Fort albanaises) et jeunes hommes Réfugiés Cigalois (3939 habitants) en CAO**

Vingt jeunes hommes accueillis Collectif Pays Le Vigan en CAO (pour la plupart Viganais Terre (3820 habitants) soudanais) d’Accueil

Saint-Jean-du- Deux familles accueillies (dont Collectif Solidarité Gard (2433 une famille tchétchène) Migrants Cévennes habitants) Intercollectif Sud- Cévennes Saint-Bauzille-de- Quarante hommes accueillis en Collectif Accueil en Putois CAO Cévennes (1977 habitants)

Deux familles afghanes Lasalle accueillies par des habitants et Collectif Solidarité (1140 habitants) huit jeunes hommes en CAO** Lasalle-en-Cévennes (pour la plupart afghans)

Valleraugue Une famille albanaise accueillie Collectif Accueillir à (1051 habitants) par des habitants Valleraugue

Mandagout Une famille syrienne accueillie Collectif Bienvenue à (401 habitants) par des habitants Mandagout

Trente jeunes hommes Monoblet accueillis en CAOMI** (pour la *** (728 habitants) plupart afghans)

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Génolhac Personnes isolées et familles Collectif de Génolhac (841 habitants) accueillies par des habitants

Pont-de-Montvert Familles accueillies par des Collectif de Pont-de- (548 habitants) habitants Montvert Cévennes Terre d’Accueil Villefort Familles accueillies par des Collectif de Villefort (548 habitants) habitants

Familles accueillies (dont une Vialas famille kurde irakienne) par Collectif de Vialas (432 habitants) des habitants

* Nombre d’habitants en 2017 d’après l’INSEE ** Le CAOMI de Monoblet et les CAO de Saint-Hyppolite-du-Fort, du Vigan et de Lasalle étaient gérés par la même association gestionnaire. En 2020, seuls les CAO de Saint-Hyppolite-du-Fort et du Vigan continuent d’exister. Le CAOMI de Monoblet a fermé en février 2017 et le CAO de Lasalle en février 2018. *** Il n’y avait pas, à proprement parlé, de collectif autour du CAOMI mais des citoyens qui œuvraient de manière isolée autour des jeunes hommes. Réalisation : Élise Martin, 2020

6 La plupart des collectifs qui accueillent des personnes exilées dans des communes cévenoles sont nés au cours des années 2015, 2016 et 2017. Les personnes (rarement plus de 4 ou 5 individus) commencent par réfléchir à la faisabilité de l’accueil, cherchent un logement disponible et des associations actives et aptes à les soutenir. Une fois l’accueil acté, des exilés (surtout des personnes en demande d’asile) arrivent en Cévennes envoyés par des associations ou collectifs situés dans les villes les plus proches (Alès, Nîmes, Montpellier) ou en région parisienne. Ils sont logés dans la maison d’un membre du groupe, dans un logement rénové par la mairie de la commune concernée ou dans un bâtiment appartenant à la communauté protestante. L’accueil des migrants dans les villages parcourus suit souvent la même chronologie : les bénévoles pourvoient d’abord aux besoins immédiats des individus (nourriture, vêtements) puis organisent le quotidien (inscription des enfants à l’école, organisation des cours de français pour les parents, inscription dans différentes associations). La décision d’accueillir échoit aux citoyens engagés qui n’attendent pas forcément l’aval des instances municipales. Le positionnement des mairies varie d’ailleurs en fonction des villages. Si à Lasalle par exemple, le maire est partie prenante de l’accueil et revendique la tradition d’accueil qui ne s’est jamais démentie (entretien 1)4, à Saint-Jean-du- Gard, le maire s’y oppose et ne semble pas s’intéresser aux personnes accueillies. Il est assez opposé à ça, et considère qu’on a assez de malheur en France pour pas aller accueillir les autres (entretien 2).

7 Les collectifs citoyens accompagnent et logent des individus isolés et des familles mais viennent aussi apporter un soutien aux individus pris en charge via des dispositifs étatiques comme le dispositif CAO5 (Centre d’Accueil et d’Orientation) déployé dans tout le territoire français, notamment dans certains espaces ruraux.

Les CAO ont été médiatisés au moment de la destruction de la jungle de Calais puisque c’est dans ces centres que les personnes exilées évacuées ont été prises en

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charge. L’État a sélectionné des villes et villages qui possédaient des bâtiments vides d’une taille importante (anciennes colonies de vacances, anciens établissements-médico-sociaux et hôpitaux) pour y implanter ce dispositif. Les CAO ont été propulsés dans les territoires dans une certaine impréparation, les exilés ne sachant pas où ils allaient être emmenés et les habitants ne connaissant rien du profil des futurs accueillis. Cette installation rapide du dispositif a parfois freiné l’insertion des exilés dans les espaces d’accueil. Encore aujourd’hui, les contours de ce dispositif restent flous. Certains CAO sont implantés dans des communes depuis plus de trois ans, alors qu’il s’agissait à l’origine d’un dispositif temporaire de prise en charge.

8 Des établissements de ce type ont été mis en place dès la fin de l’année 2015 dans les communes cévenoles du Vigan, de Saint-Hippolyte-du-Fort ou encore de Monoblet6. Les entretiens menés avec des membres de différents collectifs montrent la difficulté à articuler son action avec des associations mandatées par l’État (Masson Diez, 2018). À Monoblet où a été installé un CAOMI (Centre d’Accueil et d’Orientation pour Mineurs Isolés) entre octobre 2016 et mars 2017, des conflits ont éclaté entre des salariés de l’association gestionnaire et certains militants qui voulaient ouvrir le lieu vers l’extérieur (Martin, 2020). Pour pallier certaines difficultés à pénétrer les dispositifs CAO, certains collectifs mettent en place un accompagnement hors de la structure d’accueil. C’est le cas au Vigan où les bénévoles ont décidé de sortir les exilés du CAO. Ceux-ci tiennent des permanences dans un café associatif de la ville pour y donner des cours de français ou apporter une aide juridique :

Sur les activités on est assez libres […]. L’ambigüité des relations avec [l’association gestionnaire], c’est qu’elle agit pour le compte de l’Etat donc dès qu’on veut toucher un peu au domaine juridique là on commence à être sur la ligne jaune, parce que [l’association gestionnaire] ne souhaite pas vraiment qu’on mette trop notre nez là- dedans […]. Par exemple pour avoir la liste officielle des noms, quand est-ce qu’ils ont rendez-vous à l’OFPRA, quand est-ce qu’ils sont passés au guichet unique, etc., ça va être très difficile d’avoir un tableau, sous prétexte de secret professionnel (entretien 3).

9 Les exilés s’y rendent régulièrement, ce qui contribue d’ailleurs à les rendre plus visibles dans la commune. Les collectifs, comme celui de Vigan ou celui qui s’est constitué à Lasalle autour de jeunes Afghans (Martin, 2020) sont aussi d’une aide précieuse après la sortie du CAO. Les accueillants parviennent à maintenir une réelle continuité dans l’accompagnement. Le travail de terrain et le suivi des collectifs sur le long terme permettent d’affirmer que les habitants des vallées aident les exilés à trouver un emploi, un stage ou encore un travail temporaire, même une fois que les personnes ne résident plus dans les Cévennes.

10 Les collectifs soutiennent également des personnes dans une situation administrative délicate (déboutées de l’asile, qui ont obtenu un refus de titre de séjour). En communiquant à travers les réseaux de collectifs, ils parviennent à trouver des solutions d’hébergement chez l’habitant (Gerbier-Aublanc, 2018, Gerbier-Aublanc, Masson Diez, 2019) dans le Gard ou dans d’autres départements.

11 La formation d’un « collectif autodéclaré » (Masson-Diez, 2018) suit souvent la même logique. Les personnes s’engagent dans le collectif de façon intentionnelle, impulsant la création d’un groupe ou en y adhérant (Gilbert, 1989 ; Searle, 1995 ; Kaufman, 2010)

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puis le collectif s’agrandit pour former un groupe plus important7. Les individus qui le forment se répartissent des tâches précises (accompagner aux rendez-vous médicaux, faire le suivi administratif, donner des cours de français) et se sentent assez libres de moduler leur implication. L’enquête de terrain montre le fonctionnement horizontal des collectifs. Il est rare qu’une figure unique se détache du groupe.

12 La plupart des groupes de soutien aux exilés dans les Cévennes se désignent comme des collectifs (voir tableau 2). Certains se sont donnés un nom8, d’autres adjoignent simplement le nom du village au collectif.

Des coopérations inattendues : l’exemple de Saint-Jean-du-Gard

13 Alors que la plupart des collectifs des villes et villages cévenols reposent sur des citoyens isolés qui s’entendent derrière un message commun, des collectifs peuvent parfois intégrer des associations déjà constituées. C’est le cas dans la petite ville de Saint-Jean-du-Gard.

14 L’accueil de familles à Saint-Jean-du-Gard a été impulsé en février 2016 lors d’une réunion autour de la question de l’exil menée par le coordinateur du réseau ANAIS9, réseau d’associations impliquées dans l’aide sociale, notamment auprès de personnes migrantes. La réunion qui a rassemblé pas loin de 80 personnes a abouti à la constitution du collectif Solidarité migrants Cévennes. Ce groupe repose sur plusieurs associations et structures que l’on peut qualifier de partenaires. Les deux principaux, qui constituent d’ailleurs un vivier de bénévoles, sont l’association Abraham Mazel et le groupe de militants Cévennes sans frontières, deux ensembles d’individus aux profils sociologiques différents.

15 L’association Abraham Mazel a été créée en 1992 par un groupe d’habitants10 à la suite du mouvement de contestation d’un projet de construction de barrage sur le Gardon de Mialet (Clavairolle, 2011). La question du rapport à l’étranger est au cœur des réflexions de l’association qui milite contre les injustices sociales et environnementales : « l’association Abraham Mazel est une association laïque qui entend faire de la Maison Mazel11 un centre de réflexion et d’action destiné à mettre en valeur toutes les résistances aussi bien culturelles, économiques, écologiques pour proposer un territoire où l’homme et la nature sont en accord »12. La participation de l’association à l’accueil des familles de Saint Jean-du-Gard a tout de suite semblé une évidence pour les adhérents et les membres actifs. Il s’agit pour eux d’une forme de résistance qui se situe dans le prolongement des luttes passées.

16 Le groupe de militants, quant à lui, est un collectif informel créé en 2015 par des individus majoritairement jeunes, revenant du camp No border de Vintimille (Barone, 2018)13. Qu’est-ce qu’on pouvait faire dans les Cévennes sachant qu’on n’est très clairement pas un axe de passage ? (entretien 5). C’est en se posant cette question que quelques individus ont décidé de former un groupe dont l’objectif principal est de réfléchir autour de la notion de frontière, de l’arrivée massive de réfugiés et de la crise migratoire (entretien 5). Pour ces militants, soutenir et accueillir des exilés localement est une action parmi d’autres, qu’il convient d’inclure dans une lutte plus large contre les frontières : « Si les Cévennes sont géographiquement éloignées des points de crispation (comme Vintimille, Calais ou Marseille), les frontières se matérialisent partout. Des exilé.e.s sont déporté.e.s et enfermé.e.s dans des centres de rétention comme à

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Nîmes. Aux alentours d’Alès, des familles expulsées des centres d’hébergement sont accueillies par des personnes solidaires »14.

17 Le groupe de militants Cévennes sans frontières reste informel et possède un fonctionnement assez libre comme en témoignent ces propos tenus par un des membres :

On s’est donné un nom pour avoir une adresse mail en gros, c’était plus simple d’avoir un minimum d’identité mais on s’en fout, on n’a jamais cherché à faire un collectif pour faire un collectif on s’en fout, on veut que chacun puisse prendre sa place et du coup c’est ce qui nous paraît le plus pertinent, qu’y a des personnes qui puissent s’investir et puis qui puissent prendre des initiatives, ça va des personnes qui vont toujours être sur les mobilisations, qui vont être vraiment porteuses ou les personnes qui vont juste s’investir sur une cantine, qui vont juste filer un petit coup de main de temps en temps, juste relire un tract, faire une banderole ou j’sais pas quoi, ou héberger après ça empêche pas qu’on s’voit, qu’on discute des choses ensemble mais du coup vu les contraintes …on a pas envie non plus d’un fonctionnement plus lourd, évidemment qu’on s’écoute, si y a un truc qui l’fait pas on s’le dit, mais on veut que ce soit assez souple, le but c’est pas de faire une administration quoi (entretien 5).

18 L’enquête de terrain montre une bonne entente entre les différents sous-groupes du collectif Solidarité migrants Cévennes, malgré quelques divergences. Au moment d’accueillir par exemple, tout le monde était d’accord pour ne pas choisir les familles ou du moins leur origine mais un conflit a éclaté sur la forme que devait prendre l’hébergement. Le groupe de militants proposait d’occuper un lieu pour accueillir la famille, ce qu’ont refusé les membres d’Abraham Mazel15. Globalement, les membres de l’association ont tempéré les volontés des militants. En retour, ceux-ci ont apporté d’autres méthodes, modes d’action et insufflé un souffle plus politique à l’accueil.

19 Le collectif Solidarité migrants Cévennes de Saint-Jean-du-Gard est un exemple de collectif complexe. L’accueil des personnes exilées a permis à des groupes de se rencontrer et d’échanger autour d’un projet commun, ce qui était, si l’on en croit les propos des personnes interrogées, assez inattendu16.

Les structures sociales et religieuses, des supports pour l’accueil

Les lieux du protestantisme au service de l’accueil

20 Les lieux du protestantisme sont visibles dans les paysages cévenols. Les vallées cévenoles comptent des espaces mémoriels (c’est le cas du musée du désert à Mialet, entre Saint-Jean-du-Gard et Alès, qui retrace l’histoire du protestantisme en Cévennes) et surtout de nombreux temples. Les temples, présents sur la place principale de chaque ville et villages des Cévennes gardoises, sont des lieux protéiformes, à la fois lieux de culte et lieux de la vie culturelle17.

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Photographie 1 : Piliers du temple de Lasalle, bâtiment cultuel à forte emprise, sur la place principale du village

Réalisation : Élise Martin, 2019

21 Les presbytères, normalement lieux de vie des pasteurs, apparaissent particulièrement centraux dans l’accueil des exilés. Ils changent d’usage et sont transformés en salles de réunion pour les collectifs ou lieux de vie pour des familles exilées.

22 À Saint-Jean-du-Gard, le presbytère fait office de lieu de réunion pour le collectif Solidarité migrants Cévennes. Une dizaine de personnes (membres des restos du Cœur, du centre socio-culturel « l'Oustal », du groupe Cévennes sans frontières et de l’association Abraham Mazel) se regroupent autour de la grande table de la pièce principale du presbytère pour faire des points réguliers sur la situation des familles accueillies. Le presbytère est situé dans un espace central de Saint-Jean-du-Gard puisqu’il se trouve le long de la « Grand Rue », axe qui traverse la petite ville du Nord au Sud. Le lieu est accessible aux bénévoles mais aussi aux familles exilées concernées qui assistent parfois aux réunions.

23 À Lasalle, les lieux du protestantisme, comme la conciergerie (jouxtant le temple visible sur la photographie 1) et le presbytère, hébergent régulièrement des familles exilées, au moins dans les premiers temps de l’accueil. La situation géographique du presbytère, une grande maison avec jardin située dans la rue principale du village, facilite l’accès aux commerces, écoles et services (Martin 2020).

Un maillage associatif du territoire qui facilite l’accompagnement des exilés

24 Quels que soient leur taille et leur nombre d’habitants, les villes et villages accueillants ont pour point commun de compter un très grand nombre d’associations. À titre d’exemple, une ville comme Lasalle, qui recense 1 140 habitants, ne compte pas moins

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de 60 associations18. Les collectifs d’accueil peuvent compter sur ces nombreuses associations locales actives et polyfonctionnelles. On trouve dans quasiment chacune des villes et chacun des villages concernés par l’accueil des associations qui fournissent de la nourriture (associations connues et conventionnelles et collectifs et réseaux d’entraide informels), des vêtements (plusieurs villages et villes disposent d’une friperie ou d’une boutique solidaire) ou encore des meubles à des sommes modiques. Les personnes exilées s’y rendent au même titre que d’autres personnes en situation de précarité.

25 À Lasalle par exemple, l’association protestante propose toutes sortes d’objets à la vente dans une brocante (meubles, vêtements, livres, jouets), ce qui permet aux personnes disposant de peu de moyens de s’équiper à moindre coût (photographies 2, 3, 4). À Saint-Jean-du-Gard, les personnes exilées se rendent aux Restos du Cœur (photographie 5) ou encore à l’épicerie solidaire où ils obtiennent de la nourriture grâce à des « bons d’achat » délivrés par la Croix-Rouge19. Au Vigan, pas moins de trois associations proposent des denrées alimentaires aux personnes avec un reste à vivre faible20 : le Secours Populaire, les Restos du Cœur et une épicerie solidaire (photographie 6). À écouter les personnes interrogées, les associations présentes dans les territoires, qu’elles soient nationales (Secours Populaire, Restos du Cœur, Croix Rouge) ou locales (associations protestantes, magasins solidaires), ne font pas double emploi mais se complètent. Elles font office de supports et de socles (Regourd, 2007) sur lesquels les collectifs peuvent s’appuyer et compter pour proposer un accompagnement complet aux exilés.

Photographies 2, 3, 4 : Brocante de Lasalle tenue par l’association protestante du village, où se rendent les familles exilées accompagnées

© Élise Martin, 2019.

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© Élise Martin, 2019.

© Élise Martin, 2019.

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Photographie 5 : Local des Restos du Cœur de Saint-Jean-du-Gard, situé dans la rue principale

© Élise Martin, 2017.

Photographie 6 : Épicerie solidaire du Vigan qui partage ses locaux avec l’association protestante de la ville

© Élise Martin, 2019.

26 L’accueil des exilés dans les villes et villages cévenols ne relève pas du hasard. L’accompagnement de ces derniers est facilité par l’existence de structures associatives préexistantes dans ces territoires ruraux, dont de nombreuses associations d’aide

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sociale. Les personnes accueillies viennent simplement élargir le panel des bénéficiaires des différentes associations, ce qui ne demande pas nécessairement de créer des structures ad hoc.

De l’engagement individuel aux réseaux de collectifs

Les acteurs de l’hospitalité : des citoyens engagés avec un fort capital spatial

27 Les collectifs rencontrés sur le terrain sont composés de jeunes individus impliqués dans la vie locale mais surtout de retraités (beaucoup d’anciens instituteurs, professeurs, éducateurs, artistes). Ces retraités, personnes ressources pour les territoires ruraux (Blasquiet-Revol, 2018), se divisent en deux groupes : ceux qui se sont installés en Cévennes dans les années 1970-1980 alors qu’ils avaient une trentaine d’années et ceux qui sont arrivés dans les années 1990-2000 pour y passer leur retraite. C’est le cas de Nathalie, enseignante de biologie venue s’installer avec son mari dans le centre-ville de Saint-Jean-du-Gard :

Moi je viens ici depuis qu’suis née. Nous on aime bien ici, justement je m’y reconnais bien quoi. Tu vois nous on a habité des tas de villages, un peu partout, en Bretagne, dans le Poitou, vers Béziers (entretien 6).

28 L’étude approfondie des trajectoires biographiques des membres des différents collectifs fait ressortir des régularités qui expliquent la propension à accueillir des étrangers. Même si leur capital social diffère, les individus interrogés possèdent pour la plupart un certain capital spatial21. C’est le cas de Martine qui accueille des personnes dans sa maison isolée au milieu des montagnes :

Moi j’ai voyagé deux fois 14 mois-là récemment ces cinq dernières années, ça m’a fait pas mal réfléchir à cette thématique quoi (entretien 7).

29 La sensibilisation à une culture étrangère particulière peut amener toute une vallée à accueillir une population précise. La vallée de Lasalle accueille par exemple des personnes afghanes depuis une dizaine d’années. Cela s’explique par l’intérêt et la sensibilisation de plusieurs habitants de la vallée à la culture afghane (Martin, 2020).

30 Globalement les entretiens menés avec les membres des collectifs témoignent de modes de vie fondés sur une forte mobilité. C’est le cas par exemple de Nathalie dont les enfants vivent au Burkina Faso et dans les montagnes japonaises :

On a des enfants un peu baroudeurs mais c’est vrai que nous on a toujours bougé. Et on a emmené les trois enfants, ils n’avaient pas peur de bouger c’était inclus dans le truc tu vois… Ils aiment bien (entretien 6).

31 Certaines personnes continuent à être mobiles une fois la retraite arrivée, en vivant une partie de l’année dans les Cévennes et une autre dans un pays européen limitrophe. C’est le cas de la présidente de l’association Abraham Mazel, ancienne professeure de français et d’histoire-géographie qui vit une partie de l’année près de Saint-Jean-du- Gard et l’autre à Liège en Belgique :

J’viens dans les Cévennes depuis 1988 parce que mon ex-mari avait une maison aux Plantiers, en 1992 il a eu une pré-retraite donc on a habité là entre 1992 et 2001. En

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2001 je suis retournée en Belgique quatre ans m’occuper de mes parents et je voulais absolument revenir ici, je venais quinze jours à Pâques, je venais deux mois l’été, puis quand j’ai connu Pierre, on a pris une location, il a été d’accord de vivre ici six mois, et puis comme on était bien et que c’était confortable, on est là tout le temps, on va un mois en Belgique (entretien 4).

32 L’étude des trajectoires biographiques des membres des collectifs montre qu’ils s’investissent pour certains depuis longtemps dans l’accompagnement de personnes exilées. Plusieurs bénévoles rencontrés sont impliqués à RESF (Réseau Éducation Sans Frontières), association particulièrement active dans le Gard qui aide les familles avec des enfants scolarisés dans leurs démarches administratives. Certaines personnes ont aussi consacré plusieurs mois voire années de leur vie à l’accompagnement des exilés, à l’instar de Suzanne du collectif de Lasalle qui raconte plusieurs épisodes de sa vie aux côtés de demandeurs d’asile :

Pendant trois ans j’ai été beaucoup à Sangatte quand y avait encore le hangar, j’ai vu le démantèlement du hangar, j’ai vu les chasses à l’homme dans les dunes etc., je suis une des témoins de ça […]. J’suis allée vivre à Bruxelles et là avec [une amie] […] on a créé – dans l’enceinte du lieu d’accueil « le Petit château »22, un endroit où y avait 1500, 2000 personnes et peut-être [seulement] 100 femmes et absolument rien pour [elles] – un salon des femmes où deux après-midis par semaine on s’retrouvait pour faire plein de choses (entretien 8).

33 Les membres des collectifs ont enfin comme point commun d’être engagés plus largement dans la défense de plusieurs causes : certains disent s’inscrire depuis longtemps dans des associations qui militent pour la dignité et le respect des droits humains (Amnesty International) ou encore la défense de l’environnement (les Amis de la Terre). D’autres se sont investis plus récemment dans la lutte contre la construction de l’aéroport Notre-Dame-des-Landes ou encore celle des Gilets jaunes.

34 Les parcours biographiques des personnes qui forment les collectifs (leur passé engagé, leur propension à s’engager dans diverses causes simultanément) ne sont pas spécifiques aux militants des Cévennes. Christophe Imbert et William Berthomière ont montré que les accueillants ariégeois avaient des profils sensiblement similaires (Berthomière, Imbert, 2019). La singularité des collectifs des Cévennes – a fortiori gardois – réside dans la forte implication des membres de la communauté protestante23. Ceux-ci sont actifs dans l’accueil des exilés et sont même parfois à l’initiative de l’accueil comme cela a été le cas à Lasalle (Martin, 2020). Néanmoins, il paraît important de préciser que tous les protestants ne sont pas partie prenante de l’accueil ni même favorables à celui-ci. Les propos de la présidente d’Abraham Mazel nous invitent à nuancer l’implication des membres de la communauté :

Au conseil municipal y a des gens non protestants et athées qui me disent comment est-ce que ça se fait que les protestants qui sont au conseil municipal aient refusé la charte [des communes solidaires] ? Je sais ce que je vais dire à la dame : y a des protestants au conseil municipal mais c’est pas nécessairement pour ça des chrétiens, ce sont des protestants sociologiques tu vois ils disent qu’ils sont protestants parce qu’ils sont de grandes familles protestantes … (entretien 4).

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Un territoire solidaire interconnecté

35 La plupart des collectifs rencontrés dans les Cévennes gardoises trouvent des façons de se fédérer avec d’autres collectifs du département ou des départements alentour. Dans les Hautes Cévennes, le collectif gardois de Génolhac s’est associé avec les collectifs des villages lozériens de Vialas, Villefort et Pont-Montvert pour former Cévennes Terre d’Accueil24 (voir carte 1 et tableau 2). Créer une association a permis de mutualiser les moyens et d’alléger le travail administratif et juridique. Les collectifs possèdent un compte commun et les réunions de l’association ne prennent pas place dans un lieu unique mais tournent entre les villages. Un membre de chaque collectif doit d’ailleurs y être présent et fait office de représentant pour son groupe.

36 D’autres collectifs ont préféré se fédérer en intercollectif. L’intercollectif Sud-Cévennes connecte par exemple 11 communes du sud des Cévennes et de la plaine languedocienne dispersées et éloignées les unes des autres (voir carte 1 et tableau 2) : Le Vigan, Mandagout, Saint-Jean-du-Gard, Lasalle, Ganges, Saint-Bauzille-de-Putois, Saint-Hippolyte-du-Fort, Valleraugue, Montpellier, Alès et Nîmes. Une réunion de l’intercollectif a lieu une fois par mois à Saint-Hippolyte-du-Fort, espace central et accessible. De même que pour Cévennes Terre d’Accueil, un représentant de chaque collectif (ou plusieurs) est présent à la réunion. Chaque groupe fait un état des lieux de la situation des exilés dans son village, les bénévoles échangent éventuellement autour d’un cas plus complexe puis programment, organisent des actions collectives et rédigent lettres de soutien et plaidoyers communs.

37 L’association Cévennes Terre d’Accueil, tournée vers la Lozère et l’Ardèche, agit dans un rayon de 50 kilomètres et semble avoir une portée moindre que l’intercollectif Sud- Cévennes qui rassemble des collectifs des villes de la plaine languedocienne comme Alès, Nîmes et Montpellier. Quelle que soit la portée géographique de ces regroupements de collectifs, l’objectif est néanmoins le même : mutualiser les moyens, partager des informations, obtenir aide et soutien face à des situations délicates.

Se mobiliser dans sa vallée et au-delà

38 L’enquête de terrain permet de comprendre que l’action des collectifs est avant tout centrée sur les vallées. Les bénévoles, les membres des collectifs vivent dans le village où sont accueillis les exilés ou dans les alentours directs et il est rare qu’une personne s’implique au quotidien dans une autre vallée que celle où elle vit. La topographie rallonge les temps de parcours, les personnes mettent beaucoup de temps pour parcourir quelques kilomètres. Les actions politiques et de sensibilisation sont, elles aussi, menées localement. Le parrainage républicain, qui entérine l’entrée symbolique de la personne étrangère dans la communauté des citoyens français, scelle avant tout l’acceptation dans la population locale des exilés accueillis. Cet acte a d’autant plus de sens à l’échelle locale qu’il implique le maire de la commune et l’affiche en tant que responsable politique favorable à l’accueil25.

39 D’autres actions fédèrent la population autour des exilés à l’échelle de la commune. C’est le cas des cantines solidaires : une famille ou un couple prépare des plats de son pays et les partage avec les participants, souvent sur le principe du prix libre. Ce mode d’action simple permet aux accueillis de ne plus être perçus comme les simples bénéficiaires d’une aide extérieure mais comme des acteurs de la vie locale. Nathalie

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donne une description détaillée des cantines solidaires organisées par des membres de Cévennes sans Frontières pour le collectif Solidarité migrants Cévennes de Saint-Jean-du- Gard :

Ils [le groupe de militants] s’investissent beaucoup dans ce qu’ils appellent des cantines, c’est faire faire des repas par les familles sans papiers, et après on convie les gens à venir manger à prix libre. On déduit ce qui a été acheté pour faire le repas et après toute la somme est donnée aux familles… À l’automne on a fait une cantine ici, qui a super bien marché, on a eu 200 personnes, plus de 200 personnes, des gens improbables de St-Jean qui sont venus j’étais très sidérée, c’était bien. On l’a fait une seule fois parce que c’est beaucoup d’investissement (entretien 6).

40 Les cantines solidaires sont des catalyseurs de rencontres entre la population gardoise et les exilés. De plus en plus, celles-ci ont lieu en dehors de la vallée de Saint-Jean-du- Gard, une fois par mois dans un local disposant d’une cuisine, d’une bibliothèque et d’une pièce pouvant accueillir plusieurs dizaines de personnes à Alès. Le principe des cantines solidaires permet au collectif de se faire connaître et donc de recruter de potentiels soutiens, et aux personnes exilées d’élargir leur cercle de connaissances au- delà du village.

Photographie 7 : Affiche collée dans la rue principale de Saint-Jean-du-Gard, invitant les habitants à une cantine solidaire

Réalisation : Élise Martin, 2019

41 Des actions de plus grande envergure permettent de fédérer les membres des divers collectifs et aux accueillants de se rencontrer. L’enquête de terrain montre que les différents collectifs quittent régulièrement les vallées cévenoles pour participer à des manifestations dans la plaine languedocienne. On les retrouve dans des manifestations qui ont lieu devant les préfectures de Nîmes et Montpellier26, devant l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) à Montpellier27 ou encore devant le centre de

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rétention administrative (CRA) de Sète28. Il arrive même à certaines associations ou intercollectifs d’envoyer un représentant à Toulouse ou encore à Paris lors de manifestations régionales ou nationales.

Conclusion

42 L’engagement de dizaines de personnes, la circulation des membres des collectifs et des informations ont favorisé l’émergence d’un maillage d’initiatives liées à l’accueil d’exilés dans les Cévennes. Les collectifs citoyens se concentrent sur des actions à l’échelle locale (d’un village, d’une vallée) en accompagnant les personnes au quotidien et en sensibilisant les habitants de leur commune à l’exil. Ces groupes informels s’organisent en association ou en intercollectif pour renforcer leur poids et leur visibilité à l’échelle du département et ainsi, dépasser la contrainte de l’isolement géographique. Les personnes engagées dans les collectifs cévenols se distinguent par la permanence et la continuité de leur engagement puisque l’enquête montre que les collectifs sont constitués des mêmes membres actifs depuis leur création en 2015, 2016 ou 2017. À leur échelle, ces habitants engagés contribuent à tisser un solide réseau d’accueil dans un territoire de moyenne montagne aux paysages paradoxalement fermés et hostiles, et font du piémont cévenol une forteresse solidaire.

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Sources journalistiques

(2017) 12 réfugiés politiques soudanais parrainés au Vigan pour éviter leur expulsion, France 3 Occitanie, 5 juillet 2017, réf. du 03 avril 2020 https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/12-refugies-politiques-soudanais-parraines- au-vigan-eviter-leur-expulsion-1292121.html

(2017) Manifestation de soutien aux migrants devant la préfecture de Montpellier, France bleu, 18 décembre 2017, réf. du 03 avril 2020 https://www.francebleu.fr/infos/societe/les-militants-devant-la-prefecture-de-montpellier-en- soutien-aux-migrants-1513623118

(2018) Migrants : manifestation des policiers et des “antis” devant le centre de rétention de Sète, Midi libre, 22 juin 2018, réf. du 03 avril 2020 https://www.midilibre.fr/2018/06/22/migrants-manifestation-des-policiers-et-des-antis-devant- le-centre-de-retention-de-sete,1690721.php

(2019) Montpellier : des migrants manifestent pour leur droit à être hébergés, Midi libre, 12 juin 2019, réf. du 03 avril 2020 https://www.midilibre.fr/2019/06/12/montpellier-des-migrants-manifestent-pour-leur-droit-a- etre-heberges,8252539.php

(2019) Cévennes Terre d’Accueil aide actuellement dix-sept réfugiés, Midi libre, 30 septembre 2019, réf. du 03 avril 2020 https://www.midilibre.fr/2019/09/30/cevennes-terre-daccueil-aide-actuellement-dix-sept- refugies,8447042.php

Sites internet

Site de la mairie de Lasalle : http://www.museedudesert.com/article5684.html

Site des communes solidaires du Gard : http://communessolidairesgard.collectif-citoyen.fr/ charte-des-communes-solidaires/

Site de l’association Abraham Mazel : http://www.abrahammazel.eu/

Site du collectif Cévennes sans frontières : https://cevennessansfrontieres.noblogs.org/

NOTES

1. Les Cévennes ont été un lieu de refuge pour les protestants au XVIe siècle, pour certains républicains exilés pendant la guerre d’Espagne (1936-1939) et pour des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. 2. Des bus assurent des liaisons régulières entre Le Vigan et Montpellier (1h de route), et entre Saint-Jean-du-Gard et Nîmes (1h de route). 3. Le tableau ne mentionne pas les accueils antérieurs à 2015. Lasalle ou Mialet accueillent, par exemple, des exilés depuis plus longtemps. 4. Le maire de cette commune a d’ailleurs signé la charte « commune solidaire du Gard ». Les maires de Monoblet et Mandagout ont fait de même. http://communessolidairesgard.collectif- citoyen.fr/charte-des-communes-solidaires/ 5. Une circulaire des ministres de l’Intérieur et du Logement du 20 novembre 2015 entérine la création des CAO et définit ces lieux comme des lieux où les personnes pourront « redéfinir leur projet migratoire et renoncer à rejoindre illégalement le Royaume-Uni ». 6. Aujourd’hui, seuls les CAO du Vigan et Saint-Hippolyte-du-Fort existent encore.

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7. La taille est très variable selon celle des villages et villes. Les collectifs peuvent compter entre 5 et 10 membres actifs comme 20 ou 30. 8. On note la récurrence du choix des mots « solidarité » et « accueil ». 9. Crée à l'initiative de l'APA (Association Protestante d'Assistance), le réseau ANAIS (associations nîmoises d'actions et d'interventions sociales) coordonne 47 associations et acteurs sociaux dans le Gard. 10. Des habitants de toute la vallée des Gardon de Mialet et Saint-Jean-du-Gard se sont mobilisés contre le projet de barrage, projet qui aurait abouti à la bétonisation d’une vallée sauvage aux paysages forestiers fermés : Mazel est sorti de là, l’association. Y avait des gens qui étaient très impliqués dedans, ça a soudé les gens et ils ont eu envie de continuer à faire des choses pour plutôt que des choses contre, c’est comme ça que l’association a été créée en 1992. Ils ont acheté la maison [d’Abraham Mazel] en ruine en 1995 (entretien 4). 11. La maison d’Abraham Mazel, camisard cévenol, est un lieu à l’empreinte mémorielle forte puisqu’elle a successivement abrité des camisards au XVIIe siècle et des maquisards pendant la Seconde Guerre mondiale. 12. http://www.abrahammazel.eu/contact/lassociation/nos-objectifs/ 13. De nombreuses initiatives solidaires et militantes ont eu lieu à l’été 2015 à la frontière franco- italienne. 14. https://cevennessansfrontieres.noblogs.org/ 15. On observe une importante différence d’âge entre les deux groupes comme en témoignent les propos de Nathalie, membre d’Abraham Mazel et du collectif Solidarité Migrants Cévennes : Eux, ils se sont dit au départ oh tous ces vieux […] Puis ils ont appris à nous connaître, à voir qu’on avait été des militants quand on était beaucoup plus jeunes, qu’on a fait beaucoup de choses, et qu’en fait ça va, on sait de quoi on parle (entretien 6). 16. On a pu rassembler des gens, y compris les anarchistes qu’on a mis avec la paroisse protestante, c’est merveilleux (entretien 4). 17. Des concerts et la projection de films y ont lieu, notamment lors du festival du film documentaire de Lasalle. 18. Chiffres visibles sur le site officiel de la mairie https://www.lasalle.fr/vie-culturelle-et- associative 19. Les associations travaillent ensemble. C’est un p’tit village, par exemple les gens [sous-entendu les bénévoles] qui s’occupent des restos du cœur c’est des gens qui sont aussi adhérents à Mazel, qui connaissent l’Oustal, les gens des Restos du Cœur ils connaissent l’Oustal. Tout le monde se connait (entretien 4). 20. Le reste à vivre est ce dont un foyer dispose pour vivre un mois, une fois les charges fixes payées. 21. Soit « l’ensemble des ressources, accumulées par un acteur, lui permettant de tirer avantage, en fonction de sa stratégie, de l’usage de la dimension spatiale de la société. » (Levy, Lussault, 2003). 22. Le Petit-Château à Bruxelles est une ancienne caserne qui a été transformée en lieu d’accueil pour demandeurs d’asile en 1986. Il est aujourd’hui géré par la FEDASIL (Agence Fédérale d’Accueil pour les Demandeurs d’Asile), instance sous la tutelle du secrétariat d’Etat à l’Asile et à la Migration belge. 23. La limite historique entre les Cévennes dites catholiques et les Cévennes protestantes se situe au Pont-de-Montvert dans le sud de la Lozère. 24. L’association comptait une centaine d’adhérents et plus de 250 sympathisants en septembre 2019. « Cévennes Terre d’Accueil aide actuellement 17 réfugiés », Midi libre, 30 septembre 2019. 25. Au Vigan, 12 soudanais ont par exemple été parrainés en juillet 2017 par le maire de la commune. « 12 réfugiés politiques soudanais parrainés au Vigan pour éviter leur expulsion », France 3 Occitanie, 5 juillet 2017.

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26. « Manifestation de soutien aux migrants devant la préfecture de Montpellier », France bleu, 18 décembre 2017. 27. « Montpellier : des migrants manifestent pour leur droit à être hébergés », Midi libre, 12 juin 2019. 28. « Migrants : manifestation des policiers et des “antis” devant le centre de rétention de Sète », Midi libre, 22 juin 2018.

RÉSUMÉS

Depuis la fin de l’année 2015, des collectifs d’habitants abritent, soutiennent et hébergent des personnes exilées dans des villes et villages des moyennes montagnes cévenoles. Ces groupes de taille variable accompagnent localement et quotidiennement des exilés avec l’appui d’associations à caractère social et/ou religieux bien ancrées dans les territoires. Les collectifs, qui s’apparentent à des groupes informels mêlant retraités et jeunes militants, s’organisent en intercollectif pour mener des actions de plus grande envergure et gagner en visibilité. Plusieurs années après la naissance de collectifs citoyens d’accueil en réaction à la médiatisation de « la crise migratoire », les habitants engagés parviennent à pérenniser leur action et à consolider un vaste et solide réseau de solidarité.

INDEX

Index géographique : France, Cévennes, Gard, Lozère Mots-clés : exilés, accueil, action citoyenne, solidarité, milieu rural

AUTEUR

ÉLISE MARTIN Doctorante en géographie, laboratoire ART-DEV (UMR 5281) Université Paul Valéry (Montpellier 3) [email protected]

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Quand les militants font le procès du « délit de solidarité »

Kelly Loiseau

Introduction

1 Depuis quelques années, dans le cadre de la politique migratoire en France, l’attention s’est portée de manière vive sur ce qu’il est d’usage d’appeler le « délit de solidarité » et, ce dans toutes les sphères de la société. Les poursuites et condamnations de citoyens accordant une aide désintéressée à des migrants, quelle que soit la régularité de leur situation, ont fait l’objet d’un traitement médiatique intense. En témoignent, les figures de Cédric Herrou, de Pierre-Alain Mannoni et des « 7 de Briançon » qui agissent comme autant d’illustrations des formes que peuvent prendre la solidarité envers les migrants sans papiers et sa répression. Néanmoins, l’attention ne s’est pas focalisée uniquement sur la médiatisation des « aidants » à la frontière franco-italienne. Les instances juridiques ont également fait l’objet de cette couverture. En cela, l’année 2018 marque un nouveau tournant dans la définition juridique dudit délit. Le Conseil Constitutionnel reconnaît, en effet, le principe de fraternité et propose ainsi une révision partielle de l’article de loi suite à la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui lui a été posée. Ainsi, comme nous le verrons par la suite, c’est au sein de l’arène judiciaire que se donnent à voir les rapports de force en jeu entre les citoyens et associations qui appellent de leur vœu la suppression du délit et l’impératif de contrôle des frontières et de l’immigration illégale porté par l’État. Tout d’abord, il est utile de saisir l’origine militante de l’expression « délit de solidarité » et ce qu’elle désigne, avant de se pencher sur sa résistance aux multiples réformes censées faire abroger le délit. Ensuite, à travers le cas de la QPC, nous verrons comment la société civile a recours au droit pour dénoncer les défauts d’une loi potentiellement inconstitutionnelle. Et nous terminerons par une analyse des changements et des permanences présents dans la nouvelle disposition.

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Présentation et évolution dudit délit

Le « délit de solidarité » : un slogan politique

2 Le « délit de solidarité » est une expression déroutante autant du fait de l’association paradoxale du mot délit avec celui de solidarité que par son utilisation tous azimuts. Les médias, les associations, les institutions de défense des droits mais également la sphère politique que ce soit pour nier son existence ou affirmer son abolition, l’emploient constamment. Pour autant, le délit de solidarité, présenté comme tel, ne possède aucune existence juridique si ce n’est de renvoyer au délit d’aide à l’entrée, au séjour et à la circulation des étrangers irréguliers défini dans l’article L.622-1 du Code d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) : « Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 Euros. ». Alors, d’où vient cette expression ? Elle a été utilisée pour la première fois par le Groupe d’Information et de Soutien aux Immigrés (GISTI) dans le milieu des années 19901. Cette période était particulièrement marquée par la multiplication du nombre d’interpellations des « aidants » ainsi que par la forte mobilisation d’étrangers sans statut qui revendiquaient leur régularisation. L’été 1996 en garde de profonds stigmates notamment du fait de l’occupation suivie de l’expulsion musclée des « sans-papiers » de l’Église Saint Bernard dans le XVIIIe arrondissement de Paris. En ce sens, l’intention première est de dénoncer ces poursuites conduites à l’encontre de particuliers et d’associations qui apportent de manière désintéressée de l’aide à des étrangers en situation irrégulière. Autrement dit, ce néologisme pointe du doigt l’existence dans le droit français d’un amalgame entre « aidants » et « passeurs » qui en ferait un business. Par ailleurs, l’expression a profité d’un pic de popularité en 2009 avec la sortie du film Welcome de Philippe Lioret. L’histoire d’un maître-nageur de Calais qui aide en secret un jeune réfugié kurde a su susciter les réactions du ministre de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale de l’époque, Éric Besson2.

Un délit qui résiste au temps et aux réformes

3 En 2019, les dénonciations des associations et des institutions de défense des droits perdurent et ce malgré les multiples modifications des articles du CESEDA et la suppression annoncée du délit de solidarité en 20123. D’autant plus que la condamnation de l’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irrégulier s’inscrit dans un temps long. Serge Slama le désigne d’ailleurs comme « un délit d’une autre époque » vu qu’il voit le jour dans le décret-loi du 2 mai 1938, autant dire dans un contexte particulièrement xénophobe, avant d’être repris tel quel à la Libération et d’être intégré dans le CESEDA en 2004. Les modifications apportées au fil des lois sont essentiellement de trois ordres. Les réformes du Code se sont, tout d’abord, accompagnées d’un alourdissement des peines. Les engagements européens et internationaux qui ont suivi, ont conduit à l’extension du champ d’application géographique du délit. Ils étendent, aujourd’hui, le régime des sanctions à l’ensemble des pays de l’espace Schengen ainsi qu’aux États signataires de la Convention de Palerme contre le trafic d’êtres humains. Enfin, une grande partie des modifications porte sur l’élargissement des exemptions pénales qui définissent les cas d’exception

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pour lesquels l’aidant n’est pas poursuivi. C’est dans cette optique qu’a été réédité, le 31 décembre 2012, l’article L.622-4 qui endosse la lourde ambition de sonner l’abrogation du délit de solidarité selon les propos de Manuel Valls. En plus des immunités familiales qui permettent de protéger les membres de la famille proche, le troisième et nouvel alinéa, énumère les autres situations pour lesquelles le délit n’est pas avéré. De ce fait, n’est pas poursuivie : « toute personne physique ou morale, lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci. ». À savoir que les exemptions pénales listées précédemment ne s’appliquent que pour l’aide au séjour et ne prennent en compte ni l’aide à la circulation ni celle à l’entrée.

4 À l’évidence, le délit de solidarité a su résister au temps et aux changements au vu des affaires4 qui ont été relayées par les médias : en décembre 2015, une femme accompagnant deux ressortissants érythréens en gare d’Antibes a été condamnée à 1500 euros d’amende ; le mois suivant, un Britannique qui conduisait une fille de 4 ans vivant dans le bidonville de Calais auprès de sa famille en Grande-Bretagne a été inquiété pour « délit d’aide au séjour et à la circulation » avant d’être finalement condamné pour « mise en danger de la vie d’autrui » car elle ne portait pas de ceinture de sécurité. La disposition de l’article L.622-4 ne permet manifestement pas de différencier les particuliers qui apportent une aide dans un but purement humanitaire ou par solidarité, des organisations lucratives qui sont pourtant les cibles de la répression. En somme, le projet de loi de 2012 n’a pas atteint son objectif affiché.

Le droit français crée des « délinquants solidaires »

Retourner le droit contre l’État

5 La dernière réforme du Code sur le délit d’aide, en date du 11 septembre 2018, s’inscrit dans une toute autre démarche. Elle fait suite à la décision rendue par le Conseil Constitutionnel le 6 juillet de la même année pour une QPC qui lui a été posée. La nature même d’une QPC qui « est le droit reconnu à toute personne qui est partie à un procès ou une instance de soutenir qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit5 » est profondément contestataire. Ici, Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni, tous deux condamnés respectivement à 4 mois et 2 mois d’emprisonnement par la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence soutiennent que deux articles (art. L.622-1 et L.662-4) du CESEDA vont à l’encontre du principe de fraternité pourtant inscrit dans la Constitution.

6 Pour restituer les faits dans les grandes lignes, Cédric Herrou, agriculteur de la Roya, est condamné, dès la première instance, pour avoir « facilité l’entrée, la circulation et le séjour irréguliers de plusieurs étrangers se trouvant dépourvus de titre de séjour (environ 200) sur le territoire national » (TGI de Nice, 10 février 2017). Son engagement auprès des migrants fait, par ailleurs, l’objet d’un film documentaire qui a été porté sur grand écran6. Pierre-Alain Mannoni, enseignant-chercheur, est, quant à lui, rendu coupable d’avoir transporté et hébergé trois Érythréennes. Bien que

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le caractère désintéressé et solidaire soit attesté par la juridiction de première instance, la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence ne leur accorde pas l’immunité du fait de leur militantisme. Le raisonnement de la Cour associe délibérément leurs actions solidaires et militantes à une entrave « visant à faire échec à la politique migratoire menée par l’État ». Face aux condamnations dont ils font l’objet, les deux requérants utilisent le droit comme bouclier (Israël, 2018). Dès lors, la justice devient un levier d’action dans les mains de la société civile pour contester une loi jugée illégitime et qui plus est possiblement inconstitutionnelle. Par ailleurs, leur entreprise s’inscrit dans une action collective plus étendue : des associations de défense des droits de l’Homme, le collectif des Délinquants Solidaires ainsi que la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) apportent leurs propres observations pour étayer l’affaire.

Entre l’immunité et la condamnation d’un aidant, il n’y a qu’un pas

7 Ces soutiens se dressent à l’unisson contre la rédaction quelque peu obscure et restrictive des dispositions de l’article L.622-4 du CESEDA. Sont pointées du doigt les exemptions pénales prévues. Ne s’appliquant que pour la seule aide au séjour, elles ne protègent ni l’aide à la circulation ni à l’entrée quand bien même elles aient été conduites dans un but purement humanitaire et solidaire. Dit autrement, conduire un migrant d’un point à un autre à l’intérieur du territoire national y compris vers une Préfecture pour qu’il puisse y déposer sa demande d’asile ou bien indiquer la route la moins dangereuse à ceux qui tentent une traversée périlleuse à travers les Alpes sont autant de situations d’aide qui peuvent être poursuivies voire condamnées. D’autre part, concernant l’aide au séjour, deux conditions doivent être réunies pour éviter une condamnation. Premièrement, ne pas avoir reçu de contrepartie. Il conviendrait d’ajouter que la loi laisse la porte ouverte à de multiples interprétations quant à la nature de ces contreparties. Que l’on songe un instant à un militant du Réseau Education Sans Frontières (RESF) qui a été accusé d’aide au séjour irrégulier car la famille qu’il hébergeait, participait aux tâches ménagères7. Deuxièmement, l’aide apportée doit s’inscrire dans la liste des actes tels que des « conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux » ou « toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique ». Et c’est là que s’immisce une nouvelle faille. La notion de dignité et ses contours flous exposent les inquiétés à l’arbitrage des juges. En cela, les dispositions n’offrent pas une protection suffisante pour couvrir toutes les formes que peut revêtir l’assistance apportée de manière désintéressée. Qu’en est-il des cours de français ou des recharges de téléphone ? Celles- ci ne rentrent pas forcément dans la typologie des actes jugés nécessaires à la préservation de la dignité des personnes. En deux mots, ce sont les caractéristiques restrictive et imprécise de l’article qui sont visées. En plus des défauts soulevés sur les exemptions (art. L.622-4), la plaidoirie des associations attire tout autant l’attention sur les dangers de la définition même du délit d’aide dans le Code. L’article L. 622-1 considère toute aide comme un délit jusqu’à preuve du contraire. Autrement dit, l’inquiété doit apporter la preuve qu’il entre dans l’une des cases des exemptions précitées. La CNCDH alerte sur les risques « d’autocensure de la part des citoyens et des bénévoles associatifs » (CNCDH, 2017 : 9).

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La justice peut-elle faire bouger les lignes ?

La position du Conseil Constitutionnel

8 Dans la décision du Conseil Constitutionnel qui était attendue avec impatience par les requérants ainsi que par l’ensemble des acteurs associatifs et institutionnels, il est reconnu le principe de fraternité inscrit dans la devise nationale comme valeur constitutionnelle, et en se fondant sur celui-ci, le Conseil étend également les immunités à l’aide à la circulation. Dit autrement, cette nouvelle protection constitutionnelle donne « la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national » (Décision n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018). Néanmoins, il est aussi rappelé que la sauvegarde de l’ordre public est également un objectif à valeur constitutionnelle et qu’elle passe par la lutte contre l’immigration illégale. Le Législateur se doit, donc, d’assurer un équilibre entre le principe de fraternité et la sauvegarde de l’ordre public. De cette manière, le Conseil rappelle la souveraineté de l’État et son droit de contrôler l’accès au territoire. Concernant l’élargissement de l’immunité à l’aide à la circulation, la décision s’appuie sur des précédentes affaires dans lesquelles le transport est défini comme un accessoire à l’aide au séjour. Le cas de Mannoni en est, d’ailleurs, un exemple. Le juge du tribunal de grande instance (TGI) de Nice a décrété que « […] force est de constater que la circulation des trois migrantes mise en œuvre par le prévenu n’était que le préalable indispensable à l’aide à leur séjour, couvert par l’immunité prévue à l’article L. 622-4 […] ». De ce fait, conduire un étranger en situation irrégulière vers le lieu de sa mise à l’abri ne fera plus l’objet de condamnations. Cependant, en dépit des arguments avancés sur les imprécisions de l’alinéa 3, les Sages8 émettent une réserve d’interprétation sur cette disposition. À leurs yeux, la rédaction est suffisamment claire pour être interprétée comme s’appliquant à « tout autre acte d’aide apportée dans un but humanitaire ». Toutefois, la QPC marque une réelle étape en reconnaissant l’importance du principe de fraternité. Certes, un écart persiste entre la position du Conseil constitutionnel et les revendications des militants et des institutions de défense des droits mais, il y a un progrès.

Entre changements effectifs et immobilité : ce que dit la nouvelle rédaction du Code

9 Sur les pages du Code, la transposition de la décision du Conseil Constitutionnel par le Législateur est la suivante : « ne peut donner lieu à des poursuites pénales sur le fondement des articles L. 622-1 à L. 622-3 l’aide à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger lorsqu’elle est le fait : 3° De toute personne physique ou morale lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et a consisté à fournir des conseils ou accompagnements juridiques, linguistiques ou sociaux, ou toute autre aide apportée dans un but exclusivement humanitaire9 […] ». Entrée en vigueur le 11 septembre 2018, la lecture de la nouvelle disposition suggère que le Législateur a bien pris en compte la décision portée par le Conseil et est même

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allé au-delà de celle-ci. Avec des termes plus généraux, il en modifie le contenu de manière à rendre la liste des actes non réprimés plus large en gommant notamment la notion de dignité et d’intégrité physique. Cependant d’un autre côté, il prescrit que l’immunité sera accordée à « toute autre aide apportée dans un but exclusivement humanitaire » et cette mention d’exclusivité semble faire écho au raisonnement emprunté par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, à savoir condamner les actions militantes. Annalisa Lendaro, qui étudie l’expression de la solidarité envers les migrants dans la vallée de la Roya comme une forme de désobéissance civile, y voit : « [un] procès politique exemplaire [qui] sanctionne le militantisme entendu comme l’ensemble des formes de solidarité qui visent, en même temps qu’à prêter secours à des personnes en détresse, à souligner les défaillances et les abus de pouvoir de l’État » (Lendaro, 2018 : 181). De la même manière, le Défenseur des droits s’inquiète de futures condamnations qui suivraient cette dérive au point d’aboutir à l’émergence d’un délit d’opinion10.

10 Il est d’autant plus intéressant de se pencher sur les dispositions qui ont résisté au temps et aux réformes depuis leur version initiale. Et c’est précisément sur ce fil que se noue le cœur du débat autour du délit de solidarité. En effet, tous les efforts des acteurs se concentrent sur la définition des exemptions pénales que ce soit pour dénoncer leur protection insuffisante, les élargir ou bien les censurer. Or, en creux, cela conduit inévitablement à s’interroger sur ce qui doit être et rester pénalisable. Prenons l’expression « contrepartie directe ou indirecte » qui, bien que vivement critiquée de toute part, est restée inchangée depuis sa première inscription dans le CESEDA en 200511. Il est légitime de se demander pour quelles raisons la législation française a constamment refusé d’introduire la référence au but lucratif qui apparaît pourtant être l’élément matériel qui permet de différencier une aide désintéressée d’une filière de passeurs. Or, comme le rappelle le Défenseur des droits et la CNCDH, cette référence est présente dans le droit européen et international : la Directive européenne du 28 novembre 2002 incrimine uniquement l’aide apportée « sciemment » et « dans un but lucratif ». En cela, le droit français ne se plie pas à ses engagements internationaux. Ensuite, est-ce que le souvenir des condamnations de la France pour esclavage moderne, en 2005 et 2012, expliquerait l’incapacité de dépasser la notion évasive de contrepartie ? En effet, à deux reprises, la France a été condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Son cadre législatif était jugé inefficace dans la lutte contre l’esclavage domestique. Dans les deux affaires concernées12, des jeunes filles mineures originaires du Togo et du Burundi ont été réduites à un état de servitude dans les foyers où elles dormaient. L’idée sous-jacente serait d’éviter l’exploitation de la vulnérabilité des étrangers en situation irrégulière. Dans cette optique, les associations proposent plutôt de poursuivre les actes où la contrepartie est disproportionnée à l’aide accordée afin d’y inclure les formes de participations des « aidés ».

11 Quant à l’aide à l’entrée sur le territoire national, la logique sécuritaire adoptée par l’État ne permet guère d’envisager sa possible inscription dans le champ des exemptions pénales. À ce sujet, le Défenseur des droits tient à rappeler que l’entrée de certaines catégories de migrants ne peut être considérée comme irrégulière : c’est le cas notamment des mineurs. Ainsi : « condamner l’aide au séjour irrégulier d’un mineur n’a pas de sens dès lors que les mineurs ne sont pas tenus par l’obligation de détenir un titre de séjour et ne peuvent donc être en situation de séjour irrégulier sur le territoire » (Défenseur des Droits, 2018 : 67).

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Dans la même logique, les étrangers relevant de la Convention de Genève ne peuvent faire l’objet de sanctions pénales alors pourquoi ceux qui les aident peuvent-ils être inquiétés ?

Conclusion

12 La décision du 6 juillet 2018, qui consacre notamment le principe de fraternité, est une énième illustration des rapports de force entre les autorités publiques et les militants. Tandis que les premières campent sur leurs positions (négation du délit et annonce de sa suppression) les seconds souhaitent la conformité du droit français aux engagements européens et internationaux ou une redéfinition totale du délit d’aide. Bien que la nouvelle rédaction du Code ne vienne pas à bout du délit de solidarité, la QPC montre dans quelle mesure la justice peut être une alliée de la société civile pour faire bouger les lignes. Cependant, l’impératif de contrôle des flux migratoires mené par l’État limite indéniablement la portée de l’immunité humanitaire. Il semblerait, d’ailleurs, que ce n’est plus qu`à travers ce contrôle que l’État a l’impression de faire respecter sa souveraineté. Enfin, il convient de préciser que la répression de la solidarité envers les étrangers revêt d’autres formes. Les aidants bénévoles ou associatifs peuvent être poursuivis pour mise en danger d’autrui, diffamation, outrage, injure ou bien infraction au code de l’urbanisme pour avoir construit un abri de fortune. Leurs actions peuvent, également, être entravées par des contraventions routières régulières ou bien par la fermeture de locaux pour raisons sanitaires. L’utilisation de ces outils juridiques qui n’entrent pourtant pas dans le cadre du droit des étrangers, montre de quelle manière les pouvoirs publics tentent d’empêcher l’expression de la solidarité. Le sociologue Vincent Geisser mettait déjà en avant en 2009 ces pratiques répressives qui, selon lui, se situent « à la frontière de la légalité » (Geisser, 2009 : 13). Dans un contexte de forte mobilisation militante contre le délit de solidarité, l’auteur pose à plat une interrogation qui garde toute sa pertinence encore aujourd’hui. Il se demande si le combat se situe réellement dans l’arène judiciaire. Autrement dit, est-ce que le délit de solidarité disparaîtrait complètement si les articles de loi du CESEDA arrivaient à différencier sans faille l’aide désintéressée des réseaux de passeurs sachant qu’une politique répressive globale est conduite ?

BIBLIOGRAPHIE

CNCDH (2018) Délit de solidarité ou devoir de fraternité ? Avis sur La situation des personnes migrantes à la frontière franco-italienne, 19 juin 2018, pp. 28-32.

CNCDH (2017) Avis sur Mettre fin au délit de solidarité, 18 mai 2017, 12 p.

Décision n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018

Défenseur des droits (2018) Une pénalisation protéiforme de l’aide aux exilés, Rapport sur Exilés et droits fondamentaux, trois ans après le rapport Calais, décembre 2018, pp. 65-69.

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Geisser, Vincent (2009) Délinquance humanitaire : Du “délit de solidarité” au “devoir de délation”, Migrations Société, n° 123-124, pp. 7-18.

Israël, Liora (2009) L’arme du droit, Paris, Presses de , 133 p. (Coll. Contester).

Lendaro, Annalisa (2018) Désobéir en faveur des migrants, Répertoires d’actions à la frontière franco-italienne, Journal des Anthropologues, n° 152-153, pp. 171-192.

Lochak, Danièle (2017). La solidarité, un délit ?, Revue Projet, n° 358, pp. 56-62.

Mathonnet, Paul (2018) Le délit de solidarité à l’épreuve du principe de fraternité, Plein droit, n° 118, pp. 41-44.

Slama, Serge (2017) Délit de solidarité : actualité d’un délit d’une autre époque, Lexbase Hebdo, n° 456, 14 p. (Edition publique).

NOTES

1. Le GISTI met en permanence à jour un dossier consacré au délit de solidarité sur son site internet. Dans leurs archives, l’utilisation la plus ancienne de l’expression date du 12 mars 1998 dans un communiqué intitulé « Après le délit d'hospitalité (Debré) le délit de solidarité (Chevènement) ». Entre autres, dans l’article « Délit de solidarité : les origines » (2009) issu de la revue Plein droit, le GISTI est à l’origine d’un premier « Manifeste des délinquants de la solidarité » qui date de 1995. 2. Bénabent, Juliette (2009) “ Pas “Welcome”, Eric Besson…” in Télérama [en ligne, consulté le 23 mars 2019] URL : https://www.telerama.fr/cinema/welcome-eric-besson-en-croisade,40447.php 3. Communiqué de presse de Manuel Valls du 12 décembre 2012 « Adoption du projet loi relatif à la retenue pour vérification du droit au séjour et à l’abrogation du délit de solidarité ». 4. Le Gisti tient à jour un dossier en ligne sur le délit de solidarité dans lequel sont recensés les condamnations des « aidants » solidaires. 5. Définition issue de la page web du Conseil Constitutionnel ( https://www.conseil- constitutionnel.fr/decisions/la-qpc). 6. Film documentaire « Libre » réalisé par Michel Toesca et sorti en septembre 2018. 7. Hilel Roger (16 juillet 2015) « Denis Lambert : un « juste » solidaire des sans-papiers », l’Humanité consulté sur https://www.humanite.fr/denis-lambert-un-juste-solidaire-des-sans- papiers-579512 8. Les neufs membres du Conseil Constitutionnel sont appelés des « Sages ». 9. C’est nous qui soulignons. 10. Le 16 janvier 2019, un homme est condamné à deux mois de prison avec sursis par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence au motif que son acte s’inscrit dans « une démarche d’action militante ». 11. Ordonnance 2004-1248 2004-11-24 JORF 25 novembre 2004 entrée en vigueur le 1er mars 2005. 12. CEDH, Siliadin c. France, 26 juillet 2005 et CEDH, C.N.&V. c. France, 11 octobre 2012.

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RÉSUMÉS

L’année 2018 marque un tournant dans la définition juridique du « délit de solidarité » avec la reconnaissance du principe de fraternité par le Conseil Constitutionnel. À travers l’étude de cette décision, cet article propose une illustration des rapports de forces qui se jouent dans l’arène judiciaire entre d’un côté, les citoyens et associations qui exigent la suppression de ce délit et, de l’autre, l’État guidé par un impératif : celui du contrôle des frontières et de l’immigration illégale.

INDEX

Index géographique : France, Union européenne Mots-clés : délit, solidarité, droit de l'immigration, justice

AUTEUR

KELLY LOISEAU Master I - Migrations Internationales / Université de Poitiers [email protected]

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Dossier

Témoignages

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Les pratiques de l’hospitalité – L’association « Min’ de Rien » de Poitiers

Martine Brouillette

1 Aujourd’hui bien ancrée dans le paysage associatif local, l’association Min’ de Rien a vu le jour en octobre 2016 dans le contexte d’une normalisation des politiques migratoires restrictives faisant ressentir leurs effets jusqu’à l’échelon local. Comme plusieurs mouvements citoyens et associatifs qui ont fleuri au cours des dernières années, œuvrant en réponse à un recul des instances traditionnellement chargées de l’accueil des migrants, les pratiques de l’hospitalité s’inscrivent dans ses principes fondateurs. L’association prend naissance dans l’action concertée d’un groupe de citoyens, choisissant d’agir alors que des enfants étrangers sont assignés à la rue par les pouvoirs publics. Son histoire s’ajoute à celle des mobilisations citoyennes en faveur de l’hospitalité qui, dans le contexte actuel, deviennent de réels actes de résistance. En effet, pratiquer l’hospitalité au nom de valeurs universelles telle que la dignité humaine, la solidarité, l’assistance à personne en danger, représente aujourd’hui une prise de position radicale dans un débat de société. Cette pratique implique désormais aussi une prise de risque significative, comme en témoignent les récentes accusations portées à l’encontre de militants engagés dans des actions de solidarité envers les migrants (Cédric Herrou, Martine Landry, le procès des 7 de Briançon, etc.).

2 Les actions menées par l’association Min’ de Rien ont été déterminées au regard des besoins énoncés par la population qu’elle dessert, les mineurs et jeunes majeurs étrangers de Poitiers. À son origine, elle souhaite d’abord offrir une solution à la mise à la rue de certains de ces jeunes par l’Aide sociale à l’Enfance, institution qui relève de la responsabilité du Conseil départemental, qui conteste leur minorité. Au mois de mars 2015, trois adolescents récemment arrivés à Poitiers se retrouvent dépouillés de leur mise à l’abri temporaire fournie par les instances de l’État. Un noyau d’individus concernés se constitue autour de ces jeunes et propose un hébergement d’urgence, dans l’espoir de trouver une résolution rapide à cette situation qui à ce moment-là, est relativement nouvelle mais surtout inconnue à l’échelle locale. C’est donc dans un

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premier temps pour héberger en urgence les jeunes étrangers mis à la rue que se forme un collectif d’individus, qui sera par la suite amené à consolider sa pratique de l’hospitalité du fait du nombre croissant de refus de mise à l’abri de ces jeunes par le Conseil départemental.

3 Les débuts de l’association sont marqués d’improvisation, d’une part de naïveté, mais surtout de la volonté de bricoler tant bien que mal des solutions à des problématiques nouvelles pour la région. La situation particulière des « mijeurs », ces jeunes exclus des services de protection de l’Enfance car considérés majeurs, est l’objet d’une attention grandissante des chercheurs et des associations qui met au jour les problématiques singulières qui concernent cette population vulnérable. L’État français présume la majorité de la plupart de ces mineurs, justifiant ainsi leur mise à la rue. Or, les structures d’hébergement d’urgence existantes refusent de prendre le risque d’accueillir au sein de leurs structures des individus âgés de moins de 18 ans, même s’ils ont été estimés majeurs par l’État. Dans le même esprit, un centre hospitalier peut refuser de pratiquer une intervention sans obtenir la signature d’un représentant légal, tâche qui s’avère impossible lorsqu’un adolescent est exclu des services de protection de l’État. C’est pour répondre à ces lacunes que se dessinent en 2015 les contours de l’association.

4 Alors que son but originel de mise à l’abri de jeunes étrangers apparaît pour certains comme une évidence, sa concrétisation se heurte pourtant à diverses formes de résistances. En plus de contribuer à l’hébergement des jeunes, les bénévoles de l’association entament un effort de plaidoyer auprès des élus locaux, des structures institutionnelles et associatives amenées à jouer un rôle dans le parcours de ces jeunes et auprès de la population afin de les sensibiliser à la réalité et aux conditions particulières qui sont propres à cette frange de la jeunesse particulièrement vulnérable. Un peu naïvement peut-être, ces premières rencontres et mobilisations se fondent en partie sur un espoir partagé par les acteurs associatifs et les citoyens concernés qu’« on n’est quand même pas à Paris ! » et donc qu’une ville à « taille humaine » peut plus facilement déployer les ressources pour proposer des solutions à la négligence dont fait preuve l’État à l’égard d’une une poignée d’adolescents. Les pouvoirs publics locaux ne donneront pas suite à ces sollicitations, légitimant leur inaction par un renvoi des responsabilités vers d’autres échelons gouvernementaux ainsi que par un discours politique teinté de la rhétorique de fermeté qui caractérise les politiques migratoires nationales et européennes. Devant l’inertie des pouvoirs publics locaux, la mobilisation citoyenne gagne du terrain et de nouvelles actions sont proposées ayant pour leitmotiv l’épanouissement de ces jeunes laissés pour compte.

5 Ainsi, à l’hébergement d’urgence proposé par l’association, qui se prolonge dans la durée compte tenu de la lenteur des procédures judiciaires, s’ajoute l’accompagnement des jeunes dans leurs démarches administratives et juridiques, un soutien dans l’accès aux soins, un appui aux jeunes désirant poursuivre leur scolarité, une offre d’activités ludiques et sportives en lien avec diverses structures locales, etc. Ces initiatives viennent combler différents manquements et se veulent complémentaires à celles proposées par d’autres structures institutionnelles et associatives présentes sur le territoire. Bon an mal an, une vingtaine de bénévoles gravitent activement autour de l’association qui a également pu compter sur plus d’une centaine de « foyers solidaires ». Les motivations ayant conduit à l’engagement des bénévoles de l’association dans cette cause sont diverses mais traduisent pour la plupart un système

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de croyances qui priorise certaines valeurs universelles qui se retrouvent mises en défaut par l’action politique. Reflétant sans doute une réalité plus large qui s’est manifestée dans l’émergence des mouvements citoyens au plus fort de la « crise » des réfugiés, de nombreux bénévoles, loin de l’engagement politique ou du militantisme, se manifestent, ayant choisi d’agir sous l’impulsion de la mise en danger de leurs croyances et de leurs valeurs profondes par les politiques.

6 Forte de l’apport de nombreux individus concernés, l’association bénéficie de talents et de compétences variés, lui permettant de réinventer ses actions dans un contexte de politiques et de pratiques administratives en constante évolution. L’intégration de bénévoles impliqués dans l’éducation nationale permet de développer une offre de cours de français digne de ce nom, alors que la proximité d’autres avec la scène culturelle locale ouvre la voie à la participation des jeunes à une multitude d’activités. Alors que les initiatives se consolident, le suivi des démarches devient de plus en plus ardu, l’administration verrouillant de plus en plus l’accès à la protection et les jugements favorables à une mise à l’abri devenant une denrée rare. Se pose alors la question, que faire lorsque l’hospitalité solidaire devient la seule solution pour ces jeunes et perdure dans le temps ? Alors que le département de la Vienne suspend parfois entièrement l’accueil de tout nouveau mineur migrant, que les démarches entreprises pour obtenir la validation des papiers d’identité (tels les voyages aux ambassades des pays d’origine des jeunes à Paris) ne semblent plus prises en compte dans les jugements qui ne cessent d’ailleurs de se durcir et que les solutions favorables aux recours juridiques se font de plus en plus rares, il apparaît désormais comme une évidence que la solution pour aider ces jeunes repose sur une stratégie de contournement de la voie administrative, puisque cette dernière n’offre aujourd’hui que peu d’issues.

7 Les effets de la politique nationale privilégiant la « fermeté » et d’une politique européenne de fermeture se répercutent à l’échelon local, par la mise en place de pratiques administratives qui empêchent l’insertion de ces jeunes migrants dans la société d’accueil. Le paradoxe intrinsèque à la formulation d’une politique ferme se réclamant pourtant empreinte d’humanité se décline dans des pratiques et discours des administrations et des élus locaux. De nombreux exemples viennent illustrer ce constat : pour amenuiser les chances de créer un « appel d’air », selon l’expression employée par des acteurs politiques, les conditions d’accueil s’appauvrissent. Œuvrant principalement avec des jeunes exclus du système de la protection de l’Enfance, l’association Min’ de Rien met en place une stratégie propre à chacun pour favoriser leur insertion professionnelle et sociale, appréhender le passage à la majorité et la demande de titre de séjour. Alors que les efforts portaient leurs fruits et que plusieurs jeunes hébergés, scolarisés, formés à un métier et intégrés dans un réseau de relations sociales obtenaient en majorité un titre de séjour et une autorisation de travailler à leur dix-huitième anniversaire, la situation s’est transformée. Des jeunes formés, prêts à travailler dans des métiers en tension, soutenus dans leurs démarches par des employeurs qui peinent à trouver la main-d’œuvre nécessaire, se voient refuser l’autorisation de travailler ou un titre de séjour, malgré une présence en France de parfois plusieurs années et la démonstration de leur insertion réussie. Les évolutions politiques qui ont abouti à la situation actuelle ne peuvent qu’ébranler la foi en ce système administratif et juridique qui semble s’éloigner tous les jours de l’humanité

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dont il se revendique, la criminalisation de la solidarité en étant une illustration exemplaire.

8 Dans ce discours politique, l’action des associations est souvent dépeinte comme radicale et incompatible avec l’ordre public. À Poitiers, nous en avons connu un exemple dans la réaction politique à l’organisation d’un « squat » par un collectif citoyen visant à mettre à l’abri une dizaine de mineurs migrants démunis d’une prise en charge institutionnelle. Les occupants de « La Maison » ont progressivement gagné le soutien d’une frange importante de la population, sensible à la mise à la rue de mineurs, étrangers ou pas. La mobilisation autour de ce lieu a bénéficié de la transparence de son organisation et de sa visibilité dans l’espace public. Alors que les autorités participaient à une surenchère d’un discours évoquant la marginalité et la radicalité du « squat », ses occupants s’affairaient à mettre au jour l’absence d’alternatives proposées et de créer un lieu de vie convivial, visible depuis l’une des plus grandes artères de la ville. L’expulsion du lieu le 2 octobre 2018 par près d’une centaine de CRS selon la presse pour une douzaine d’occupants pacifiques met en lumière la grande gagnante de l’équation impossible entre « l’humanité » et la « fermeté », principes formulés par les politiques en référence à la politique migratoire actuelle.

9 Malgré les contraintes institutionnelles, politiques et juridiques qui ne cessent de s’accroître, les actions de l’association Min’ de Rien se réinventent et représentent pour plusieurs de ses membres un rempart devant la dérive de certains des principes fondamentaux de notre société. Le passage suivant, relevé sur la page Facebook de l’association le 18 juin dernier, témoigne de l’ampleur de notre égarement collectif : « Il aura fallu un an et un juge pour statuer que cette jeune fille avait besoin de protection sociale. L’administration française trouvait normal de la laisser à la rue. Ce sont des citoyen·ne·s qui l’ont abritée, nourrie, qui lui ont permis d’accoucher dans de bonnes conditions, de retourner à l’école, de faire des stages. Elle et son bébé ont donné en retour un peu de leur force et de beaux souvenirs à toutes les personnes qui les ont aidées. Honneur à elles. »

INDEX

Index géographique : France, Vienne Mots-clés : associations, mineurs isolés, action collective, protection judiciaire de la jeunesse

AUTEUR

MARTINE BROUILLETTE Docteure en Science politique, Membre associée au laboratoire Migrinter Co-fondatrice et anciennement présidente de l’association Min’ de Rien (2016-2017).

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Quelques aperçus de mon vécu à Welcome Poitiers

Nelly Brimault

Apporter sa pierre à l’édifice

1 Tel le colibri qui apporte consciencieusement sa goutte d’eau pour éteindre l’incendie, j’apporte ma contribution à l’association Welcome de Poitiers.

2 J’ai pris contact avec cette association après une longue maturation de mes pensées quant à la situation des personnes migrantes et demandeuses d’asile (en France et dans le monde). C’était en février 2018. L’élément déclencheur a été ma rencontre avec Roukiata1, émigrée originaire du Congo, hébergée depuis trois semaines chez Anna, une amie de « LVN Personnalistes et Citoyens »2. Anna est bénévole à Welcome Poitiers et c’est dans ce cadre que pendant quatre semaines, elle offre le gîte et le couvert matin et soir à Roukiata. Ensuite Roukiata sera hébergée dans une autre famille du réseau, à Poitiers ou dans la Vienne, et ainsi de suite pendant six mois, durée maximale d’accueil dans le réseau Welcome.

3 Cette rencontre me toucha profondément, humainement. La belle et grande jeune femme qui partageait notre repas m’a émue par sa fragilité, sa tristesse, son désir de mère pour retrouver ses deux jeunes enfants restés au pays. Ses paroles et tout son corps exprimaient pour moi la souffrance, la lourdeur d’un destin subi trop lourd pour ses épaules. Cette femme avait l’âge de mes propres enfants. Elle était cultivée, soignée, attentionnée, désireuse de se rendre utile. Aimable au sens propre du terme. Sans mes formations professionnelles qui m’ont aidées à garder la distance nécessaire, j’aurais laissé libre cours à l’élan que je ressentais et l’aurais prise dans mes bras ! L’attitude respectueuse et attentive de mon amie, son accueil chaleureux et simple, son humanité ont suscité mon admiration.

4 À partir de ce moment, j’ai décidé de faire « quelque chose ». Quoi ? Je n’en savais rien mais je ne pouvais plus rester spectatrice. J’ai décidé de consacrer une partie de mon

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temps de retraitée ainsi que de mon énergie à l’aide aux personnes migrantes. J’ai contacté Welcome et j’ai entraîné dans mon sillage mon compagnon Alain.

L’association Welcome Poitiers

5 Notre rencontre avec deux « responsables » de Welcome n’a pas tardé. Par un heureux hasard, l’association avait besoin d’étoffer ses bénévoles pour faire face à la demande d’accueil. Les différents postes à pourvoir m’ont été présentés : les familles d’accueil assurant l’hébergement, les « fileuses » responsables de la sélection des familles et, comme leur nom l’indique, du « filage »3 de l’accueil et enfin les « tuteurs ». Ce dernier rôle consiste à suivre, organiser et réaliser les déplacements d’une personne accueillie de famille en famille. Il se pratique en binôme.

6 Ces trois grands rôles se retrouvent dans le mode de fonctionnement de l’association, décrit sur le flyer de diffusion. Créée en 2016, l’association consiste en : • Un réseau de familles qui se relaient pour offrir temporairement un hébergement à des demandeurs d’asile en situation régulière (six mois maximum). • Un engagement ponctuel ou régulier à la mesure de chaque famille accueillante (qui assure hébergement, repas du soir et petit déjeuner). • Une équipe de bénévoles impliqués qui accompagne chaque situation.

7 Notre rencontre avec les « responsables » de Welcome a rapidement été suivie d’une proposition de « filage » pour moi ; donc d’accompagnement d’une personne accueillie de famille en famille.

Une expérience très personnelle et formatrice

8 Accompagnée d’un bénévole « chevronné » j’ai rencontré Mahmoud, Guinéen de 30 ans. Si cette démarche peut paraître anodine, elle ne le fut pas pour moi... Nous avions pour mission de l’accueillir et de l’accompagner dans sa première famille d’accueil. Nous devions avec la famille et la personne accueillie lire les conditions d’accueil et nous assurer que pour les prochains jours le gîte, le couvert, les transports, le moyen de téléphoner soient assurés. Autant dire un rapide mais précis tour d’horizon de la situation. Comment ne pas étouffer cette personne qui vient juste d’être accueillie sous un flot de paroles, connaître un minimum de l’autre sans être intrusive ? Enfin, ne pas oublier d’échanger les coordonnées, notamment le numéro des tuteurs qui font le lien entre les familles d’accueil et leurs hôtes pendant tout leur séjour. Le tuteur est un médiateur auquel chacun peut faire appel en cas de besoin. Des besoins très variés : achat d’une carte de téléphone, besoin d’un transport vers l’OFII4, ajustement au mode de vie de la famille, question de régime, respect du ramadan…

9 Pour cette première situation, j’ai bien apprécié d’être accompagnée par mon co- tuteur. Personnellement je ne savais que dire du pays d’origine que je ne connaissais pas, et je n’osais pas questionner par crainte d’être intrusive et de paraître très inculte. Mahmoud était lui-même quasiment muet, répondant très brièvement. D’où venait-il ? Comment était-il arrivé en France ? Quels étaient ses projets ? Ma tête fourmillait de questions que je n’ai pas posées. Heureusement la famille devait résoudre des questions pratiques, ce qui facilita le dialogue. Mahmoud était-il musulman ? Mangerait-il du porc ? Pourrait-il aller seul jusqu’à l’arrêt du bus ? Avait-il des tickets ? Avait-il une

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adresse e-mail ? Connaissait-il la banque alimentaire ? Et le 115 ? et le Secours Catholique ? Et la PADA5 ? Avait-il un plan de Poitiers ?... J’ai finalement simplement donné la parole, tendu une perche à Mahmoud afin qu’il exprime lui-même ses besoins.

Un univers à découvrir… Les organismes d’aides aux migrants

10 La bonne volonté c’est bien, mais cela ne suffit pas ! Dès la première rencontre j’ai été confrontée à ce qui m’a semblé être un véritable jargon de spécialiste.

11 Bien sûr, en raison de mon ancienne profession (assistante sociale) je connaissais déjà la Banque alimentaire, le Secours Catholique, le Relais Georges Charbonnier6, et si j’avais entendu parler du « 115 », j’ignorais où il se trouvait, sa capacité d’accueil et les conditions d’hébergement.

12 Mahmoud ne percevant pas correctement son « ADA »7, on m’a demandé de contacter « l’OFII ». Et si j’avais un problème ? Je n’avais qu’à contacter la « PADA » locale … Autant dire pour moi des sigles inconnus correspondants à des organismes inconnus…

13 Devant tant d’inconnu je me suis demandée si j’allais être à la hauteur et si ma motivation allait être suffisante pour apprendre encore et encore, plutôt que de m’enfoncer dans mon confortable fauteuil de retraitée ! Mais c’était sans compter sur Baptiste, Hélène et Myriam ! Autant d’interlocuteurs stimulants qui m’ont expliqué et encouragée pour aborder la complexité du système. Oui c’est compliqué ! Non, à Poitiers il n’y a pas pléthore d’organismes. Du fait de mon désir de savoir, de mes précédents acquis et de ma mobilité, j’aurai tôt fait de me familiariser. Bref ! En quelque sorte je me retrouvais « en stage », à 68 ans et j’ai trouvé cela plutôt vivifiant !

Les familles d’accueil et la personne accueillie

14 À chaque accueil, c’est une savante alchimie qui se crée autours d’un contrat écrit, lu, et accepté, mais surtout grâce aux relations humaines réciproquement respectueuses. D’une famille à l’autre, j’ai accompagné Mahmoud chez François et Sylvie, propriétaires d’une grande maison à la campagne et entourés d’animaux et de champs, puis chez Lydie, retraitée, vivant seule dans une petite maison de centre-ville avec jardinet de 9 m2. Chez les uns, pas de magasin à moins de dix kilomètres. Chez l’autre, le Relais Georges Charbonnier et la Banque Alimentaire à proximité. Chez Lydie, Mahmoud devra quitter la maison chaque matin comme prévu dans le contrat. Chez François et Sylvie, il pourra rester toute la journée et participer aux travaux de la ferme … Quelle adaptation nécessaire !

15 Le tuteur permet à chaque famille d’exposer son mode d’accueil afin que la personne accueillie en ait bien conscience. Le tuteur peut expliquer les habitudes, faire des mises au point. En horticulture « le tuteur » est un bâtonnet qui sert à soutenir ou redresser une plante. Je suis amoureuse des plantes, aussi c’est cette image qui m’est venue à l’esprit pour expliquer à Théodoro qu’il devait rectifier son attitude dans sa famille d’accueil. Il devait apprendre à respecter les horaires de repas et ne pas imposer ses programmes de télévision à la personne qui l’accueillait. La connaissance, puis l’adaptation aux habitudes quotidiennes des familles accueillantes passe par des apprentissages. Le tuteur peut avoir ce rôle de transmission, d’information auprès des

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« accueillis ». Rôle parfois ingrat mais nécessaire. En effet, les migrants que nous aidons ne sont pas des enfants mais des adultes et certains ignorent parfois nos habitudes de vie ou nos lois. Le tuteur doit donc avoir le tact et le respect qui s’imposent, tout en essayant de faire passer des messages parfois compliqués afin que l’accueil se déroule pour le mieux.

16 J’ai observé un point commun à toutes les familles. Je suis étonnée et émerveillée de la qualité des accueils, de la souplesse, de la générosité et de l’ouverture d’esprit des familles actives dans ce réseau à Welcome. J’ai découvert une belle face de l’humanité, capable de partager son toit, sa nourriture, voire sa salle de bain ou son véhicule, de s’adapter en cas de besoin, de consacrer une partie de son temps. J’ai plus d’une fois ressenti de l’émotion lors des échanges de fin de séjour. Nombreuses sont les familles qui ont remercié les accueillis pour la qualité des échanges, chacun s’accordant à reconnaître qu’ils y avaient gagné autant que donné ! Que d’embrassades, d’adresses et d’au revoir échangés !

17 J’ai trouvé ces expériences très réconfortantes et totalement en opposition avec un discours raciste ou de rejet de l’étranger. Cela m’a fait du bien.

Et « pan sur le bec »8 ! Ou comment faire des bourdes par ignorance !

18 Quand Sanza, accueillie à Welcome, est arrivé avec 35 minutes de retard à notre rendez- vous, cela m’a passablement énervée, pointilleuse que je suis quant au respect des horaires ! J’ai manifesté mon agacement et expliqué qu’il convenait d’être ponctuel, sans quoi cela risquait de le mettre en difficulté. Quand la famille d’accueil m’a avisée qu’elle était gênée par le fait que Sanza arrivait en retard pour les repas ou ne venait pas du tout, mon co-tuteur et moi-même avons invité Sanza pour faire le point. Une bonne heure d’échanges m’aura été nécessaire pour que je réalise à quel point mon attitude faisait fi des habitudes de Sanza acquises dans son pays. Arrivé en France récemment, il n’avait jamais travaillé pour un employeur avec des horaires précis, il mangeait une fois par jour à l’heure de son choix dans sa famille et n’avait aucune nécessité de prévenir. J’ai pris conscience que les réalités de deux mondes se rencontraient, se confrontaient. Je me suis sentie très confuse et soucieuse d’avoir rajouté des reproches au vécu suffisamment difficile.

19 J’avais bien du chemin à parcourir, mais Sanza aussi ! Il est dans l’absolue nécessité de comprendre le fonctionnement de notre société. Je n’en suis qu’un témoin ! Avec Sanza, nous avons mis des mots sur cette expérience qui, j’espère, lui a permis d’avancer.

Une expérience dérangeante ! Ou croiser l’itinéraire d’un migrant

20 Si la rencontre avec une personne migrante peut paraître banale, elle ne l’est pas du tout pour moi. Croiser le regard d’un SDF dans la rue est difficile, mais partager un moment avec une personne réfugiée et inconnue n’est pas simple ! Dans le cadre de Welcome, et pour un premier contact, je sais déjà que je vais rencontrer une personne sans logement, mais j’ignore comment et d’où elle est arrivée, quel est son parcours, ses

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habitudes, ses besoins. Lors de mes premières « prises en charge », j’avais quasiment des maux de tête du fait des questions qui tournaient en boucle dans ma tête.

21 Je suis confortablement installée dans ma vie de retraitée, je possède ma voiture, ma maison, mes grands-enfants sont autonomes. Quel décalage ! J’ai souvent le sentiment de ne pas vivre sur la même planète que les accueillis. Je ne connais que rarement leur parcours, sauf quand ils m’en parlent spontanément. Je l’imagine plein de périls et d’embûches. Je crois que ceux qui parviennent jusqu’à nous sont forts et extrêmement motivés mais je crains le moment de leur départ, après six mois d’accueil à Welcome. Le retour à la rue me semble impensable ! D’ailleurs, qu’adviennent-ils d’eux ? Certains sont admis en CADA9 et d’autres rejoignent des amis qu’ils se sont faits au cours de leurs mois à Poitiers.

22 Mon action à Welcome me semble tour à tour dérisoire, puis utile, et finalement suffisamment positive à mes yeux pour que je continue. L’accueil et la générosité des familles envers les accueillis me semble admirable et me réconforte. Le fait que Mandou ait obtenu son statut de réfugié et suive une formation en alternance dans une entreprise est carrément une source de joie et de motivation pour moi. Alors oui, je continue d’apporter ma brique à l’édifice collectif Welcome 86 dont je partage les valeurs.

NOTES

1. Dans un souci d’anonymat, j’ai choisi des noms d’emprunt. 2. La Vie Nouvelle, Personnalistes et Citoyens : association nationale dont je suis coprésidente pour le groupe de la Vienne. Mouvement d’éducation populaire. 3. Le filage est le nom donné à l’organisation de la succession des familles d’accueil pour une personne accueillie sur une période de six mois. 4. Office français de l’immigration et de l’intégration. 5. Plateforme d’Accueil des Demandeurs d’Asile. 6. Centre d’accueil qui assure une prise en charge globale des publics les plus fragiles (repas, soins médicaux, etc.). 7. Allocation pour demandeurs d’asile. 8. « Pan sur le bec » est une expression du Canard enchaîné dans la rubrique du même nom, où le Canard reconnaît ses erreurs. 9. Centre d’accueil de demandeurs d’asile.

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INDEX

Index géographique : France, Vienne Mots-clés : associations, demandeurs d’asile, accueil, vie quotidienne, témoignage

AUTEUR

NELLY BRIMAULT 68 ans, assistante sociale retraitée. Bénévole à l’association Welcome de Poitiers depuis 15 mois [email protected]

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Accueil et hébergement solidaires par l’association Terre d’Ancrages à Lyon

Élise Martin

NOTE DE L’AUTEUR

Ce témoignage est basé sur les paroles des deux référentes de la branche hébergement de l’association, Anne Malaud et Lara Haghiri recueillies le 10 avril 2019.

1 Terre d’Ancrages est une petite association lyonnaise qui accompagne au quotidien des personnes exilées dans la métropole lyonnaise. Cette association a été formée en 2016 face au constat suivant : « Malgré la diversité et le nombre des structures associatives déjà existantes [à Lyon], il reste un besoin qui demeure insatisfait : le besoin de lien humain direct, non médiatisé par des structures, avec la communauté d’accueil »1. L’association a pour but de tisser des liens pérennes entre les personnes exilées, sans distinction de statut, et les Lyonnais. Elle tente de « brouiller la frontière entre un groupe de bénévoles qui donneraient et un groupe de bénéficiaires qui recevraient, pour ne former qu’un seul groupe d’entraide mutuelle, où tout le monde a la possibilité de participer »2.

2 Dans les premiers mois, face aux situations de détresse des exilés arrivés à Lyon, les membres de l’association (essentiellement des étudiants3) ont concentré leur action sur des besoins fondamentaux à travers des maraudes (distribution de nourriture dans les gares lyonnaises, dans les parcs et squares), des collectes de dons (vêtements, couvertures) et des accompagnements médicaux4. Très vite les bénévoles ont transformé leur action pour qu’elle se pérennise et ne se limite pas à répondre à des besoins urgents. L’association a commencé à proposer des activités culturelles et sportives mais aussi de l’hébergement chez l’habitant face au grand nombre de personnes exilées à la rue. L’association rencontrait alors beaucoup de demandeurs

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d’asile non logés par le dispositif national d’asile : des personnes isolées (hommes ou femmes) mais aussi des familles avec enfants en bas-âge.

3 Depuis 2016, l’association a évolué. Ses membres ont entre 24 et 74 ans5 et leurs profils sont variés. L’association compte des chercheurs en sciences sociales, des ingénieurs, des psychologues, des personnes en recherche d’emploi, des éducateurs, des étudiants, des retraités... Elle s’est faite connaitre à travers des événements (des forums associatifs par exemple), qui lui ont permis d’élargir géographiquement le périmètre de recrutement des bénévoles. Les membres de l’association viennent désormais de tous les arrondissements lyonnais et plus seulement des 7e et 3e arrondissements, comme c’était le cas au début.

4 Après plusieurs années, l’association est organisée de façon claire et se divise en plusieurs branches : • Une branche hébergement : elle a pour but de proposer un toit aux exilés par le biais d’un « hébergement citoyen ». • Une branche soutien aux squats : elle accompagne les différents squats lyonnais6. Les bénévoles se rendent dans les squats pour identifier les besoins et cherchent des solutions pour y répondre. Le but est de créer du lien entre les personnes vivant en squats et l’extérieur. • Une branche culture et activités : cette branche s’adresse à toutes les personnes accompagnées (personnes hébergées chez l’habitant, vivant en squat…). L’objectif est de proposer des activités sportives, culturelles. Cela prend la forme d’activités régulières (cours de yoga, cours de chant, de dessin) ou plus ponctuelles (fêtes, sorties à la montagne, football le week-end)7. Cette branche permet aux accueillants et accueillis de se rencontrer et de partager des moments ensemble.

5 Le texte qui suit revient sur le volet hébergement de l’association à partir d’un entretien mené en avril 2019 avec les deux référentes de la branche hébergement de Terre d’Ancrages8.

L’hospitalité en pratique

6 L’association Terre d’Ancrages propose un hébergement sur le temps long à des personnes en quête d’un refuge. Quelques associations lyonnaises proposent des formes d’hébergement à la nuit / semaine chez des bénévoles ou volontaires mais rarement sur le long terme (plusieurs mois). Les membres de la branche hébergement ont beaucoup travaillé à la mise en place de deux dispositifs d’accueil : l’accueil dans des boucles et l’accueil dans des colocations solidaires.

7 Une boucle est formée par trois foyers9 qui se relaient pour héberger une personne. L’hôte reste deux semaines dans une famille puis change de logement. Cette idée de boucle a germé face à la difficulté de trouver des hébergeurs volontaires pour héberger une personne en continu. Ce système, difficile à mettre en place, a nécessité des centaines d’heures de travail de la part des référentes qui expliquent qu’il « s’est réellement stabilisé il y a six mois ». Actuellement, huit personnes sont accueillies dans des foyers selon ce système, 21 foyers participent à ces boucles et deux foyers sont disponibles en cas d’urgence10.

8 Les colocations solidaires, quant à elles, sont des colocations classiques (souvent plusieurs étudiants qui vivent ensemble) où est accueillie une personne exilée.

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L’association accompagne actuellement une dizaine de personnes à travers ce dispositif, et peut soutenir financièrement la colocation, en payant une part du loyer par exemple.

Un système de boucle efficient

9 Le système de boucle fonctionne car il ne repose pas seulement sur des hébergeurs. Ceux-ci sont là pour proposer des repas, un endroit où dormir et se reposer, mais ils n’ont pas pour mission de suivre la personne sur le plan juridique ou celui de sa santé11. Cette mission de suivi est déléguée à des personnes-relais. Il en existe une par boucle. La personne-relais connait bien la personne exilée, elle prend régulièrement de ses nouvelles et l’aide dans ses démarches administratives, juridiques etc.

10 En plus d’une personne-relais, les accueillants sont aidés par une personne dite coordinatrice qui accompagne la personne exilée lorsqu’elle change de foyer toutes les deux semaines et s’assure que la transition se passe bien. La personne coordinatrice échange aussi avec les différents hébergeurs autour de leur positionnement et leur ressenti.

11 Les personnes-relais et coordinatrices sont indispensables car leur présence et leur accompagnement permettent de décharger les personnes qui accueillent chez elles. Cette division de l’accompagnement permet à un bénévole de trouver une mission qui lui correspond et à la personne exilée de côtoyer des personnes différentes au quotidien, de créer des liens avec trois ou quatre personnes différentes.

Le profil des personnes accueillies

12 Le système de boucle s’adresse essentiellement à des personnes majeures12 en cours de droit (en demande d’asile, en recours de demande d’asile) qui n’ont obtenu aucune place en hébergement. L’association a fait le choix de ne pas accueillir de mineurs isolés chez l’habitant car ceux-ci sont pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance et ont des besoins spécifiques. Au quotidien, il leur faut un cadre et des repères, ce que ne peuvent pas forcément leur offrir les hébergeurs de l’association. En effet, les accueillants travaillent et ne sont pas toujours à leur domicile.

13 Les personnes accueillies dans les boucles sont pour beaucoup des hommes seuls. C’est le cas de M., exilé béninois. Passé en procédure « normale » après avoir été dubliné, il a vécu dans un squat lyonnais avant d’être hébergé dans une boucle. Très autonome, il se repère bien dans Lyon et sert régulièrement de guide pour les nouveaux arrivants dans la ville. M. s’est fait un réseau de relations et a fini par trouver un logement en colocation par ses propres moyens. Dans ce cas, l’accueil dont M. a bénéficié dans l’association a fonctionné comme un tremplin (Gerbier-Aublanc, Masson Diez, 2019).

14 Les colocations solidaires abritent, elles, des personnes qui ont obtenu leur statut de réfugié mais qui ne se sont pas encore vues proposer un logement social. C’est le cas de I., exilé iranien. Hébergé dans une boucle pendant près de 2 ans, il a enfin été reconnu réfugié par la CNDA (Cour National du Droit d’Asile) et vit aujourd’hui dans une colocation de l’association.

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Le message derrière l’action

15 Le parti pris de l’association Terre d’Ancrages est de ne pas proposer un hébergement pour survivre mais un soutien quotidien. L’association essaie de penser l’accueil sur le temps long et le moins possible au jour le jour pour apporter de la stabilité aux personnes exilées.

16 Le but de l’association est de diffuser « une culture de l’hospitalité », point sur lequel insistent les référentes de la branche hébergement. De fait, de nouveaux hébergeurs rejoignent souvent l’association par capillarité13. Les hébergeurs, des personnes vivant seules, des couples avec ou sans enfants, des retraités et des étudiants (un tiers des hébergeurs), agissent « pour mener leur vie en cohérence avec leurs valeurs ».

Adapter son action

17 Les deux référentes disent s’être aperçues qu’il fallait donner un cadre à l’accueil sans quoi celui-ci pouvait devenir compliqué. Elles ont donc mis en place une charte de l’hébergement. Chaque hébergeur et chaque hébergé doit s’engager à suivre un « cadre moral » pour que l’accueil fonctionne14.

18 Les hébergeurs de Terre d’Ancrages, par exemple, sont libres d’agir et d’accueillir comme ils le souhaitent (selon leur emploi du temps, leurs envies) mais doivent suivre certaines règles. Par exemple :

« si une personne hébergée demande de l’argent à ses hébergeurs, les hébergeurs ne doivent pas donner directement de l’argent à la personne en question mais transmettre le besoin à la personne-relais ».

Questionnements en suspens

19 Les référentes de la branche hébergement évoquent les difficultés auxquelles sont confrontés les hébergeurs. Elles expliquent que ceux-ci ont des attentes conscientes ou inconscientes vis-à-vis des personnes accueillies et que la réalité ne correspond pas toujours à ce qu’ils avaient imaginé. Certains hébergeurs ont une certaine vision du « bon migrant » : quelqu’un qui apprendrait le français de façon intensive, qui épargnerait le peu d’argent dont il dispose. La réalité est parfois différente de cette image idéalisée.

20 Plus globalement, certains hébergeurs disent ressentir un malaise face au déséquilibre de la relation d’accueil et une gêne face au rapport de domination existant entre l’accueilli et l’accueillant.

21 Les référentes de la branche hébergement et l’ensemble des bénévoles discutent et réfléchissent à leurs pratiques. L’association accueille les individus sans distinction de statut tant que ceux-ci sont majeurs et ne présentent pas de troubles sévères. Les personnes référentes disent être impuissantes face aux personnes exilées très fragiles et expliquent que l’association « ne possède pas l’outillage pour accueillir des personnes marginales ou désocialisées ».

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Accueillir chez soi…mais pas seul !

22 L’accueil proposé chez l’habitant fonctionne grâce à des personnes volontaires et engagées (hébergeurs, personnes-relais, personnes coordinatrices) et l’existence de temps de rencontre. Les personnes accueillies et accueillantes ont l’occasion de discuter et de partager une fois par mois autour d’un apéritif qui rassemble entre 20 et 30 personnes. Ces moments de convivialité permettent aux hébergeurs et hébergés de se rencontrer.

23 Les hébergeurs se voient aussi proposer tous les deux mois un atelier d’accompagnement où ils partagent leurs questionnements et les difficultés rencontrées avec d’autres membres d’associations.

24 Enfin, une dernière réunion se tient une fois par mois, sans les hébergeurs cette fois. Celle-ci rassemble les bénévoles qui accompagne la personne exilée dans une boucle (personne-relai et personne coordinatrice).

Quelles perspectives pour la branche hébergement et l’association ?

25 La branche hébergement est aujourd’hui bien structurée. Les foyers sont impliqués depuis plusieurs années et ne souhaitent pas cesser leurs actions (que ce soit dans les boucles ou dans les colocations solidaires). L’hébergement chez l’habitant apparaît malgré tout fragile car il demande un investissement important de la part des personnes responsables de la branche. Mettre en lien accueillants et accueillis, vérifier que tout se passe bien dans les divers foyers, régler d’éventuels conflits demande beaucoup d’énergie à des personnes qui sont de simples bénévoles15. Les personnes référentes de l’hébergement restent rarement plus d’un an en poste16.

26 Ce turn-over des bénévoles est aussi visible dans le bureau qui compte une dizaine de membres. Celui-ci change régulièrement depuis la naissance de l’association en 201617 ce qui engendre, entre autres, une récurrence des démarches de passation18.

27 L’association Terre d’Ancrages connait les difficultés que rencontrent plusieurs associations qui viennent en aide aux exilés, à savoir tenir dans la durée. Aujourd’hui, l’association perdure grâce à l’engagement de dizaines de personnes et son volet « hébergement solidaire » apparaît plus que jamais indispensable. Toutes les semaines, les bénévoles reçoivent des demandes de mise à l’abri urgentes de la part d’assistantes sociales mais aussi des associations mandatées par l’État, qui n’ont pas assez de places d’hébergement et doivent se tourner vers les associations qui proposent des hébergements solidaires, dans l’accueil des migrants à Lyon19.

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BIBLIOGRAPHIE

Gerbier-Aublanc, Marjorie (2018) Un migrant chez soi, Esprit, vol. juillet-août, n° .116, pp. 122-129.

Gerbier-Aublanc, Marjorie ; Masson Diez, Évangeline (2019) Être accueilli chez l’habitant : de l’hébergement-épreuve à la cohabitation-tremplin pour les migrants, Rhizome, vol. 71, n° . 1, pp. 51-60

Terre d’Ancrages [Disponible sur Internet]

NOTES

1. Page de présentation de l’association sur son site internet : https:// terredancrages.wordpress.com. 2. Ibid. 3. La personne qui a fondé l’association est une étudiante de l’ENS (Ecole Normale Supérieure) de Lyon. Les premiers membres de l’association sont des étudiants de l’école. 4. Des membres de l’association ont accompagné des personnes aux PASS (Permanences d’accès aux soins), notamment à l’hôpital Édouard Herriot à Lyon. 5. Une bénévole de 74 ans a hébergé une personne exilée plusieurs semaines. 6. Il en existe une petite dizaine à Lyon. Ils hébergent des petits groupes (10-15 personnes) et des groupes bien plus importants. C’est le cas du Collège Maurice Scève (4e arrondissement de Lyon) qui abrite plus de 400 jeunes hommes. 7. Les activités ont lieu dans des espaces partenaires, notamment des centres sociaux ou MJC (Maison des Jeunes et de la Culture) de quartiers des 3e et 7e arrondissements de Lyon. 8. En 2020, ces deux personnes font toujours partie de l’association mais ne sont plus référentes de la branche hébergement depuis septembre 2019. 9. Des personnes seules, des couples mais aussi des familles. 10. La plupart des foyers qui hébergent se trouvent dans Lyon ou sa banlieue proche. Les exilés sont réticents à aller vivre au-delà car ils veulent rester à proximité des services (préfecture, poste), des associations de distributions alimentaires et de leurs cercles d’amis. 11. Cela ne veut pas dire qu’ils n’en ont pas le droit s’ils le souhaitent. Les référentes de la branche hébergement ne le recommandent pas car elles ont noté qu’une implication des hébergeurs à tous les niveaux entraine une relation de plus en plus dissymétrique. Elles notent aussi le risque que la relation se dégrade d’un coup si la personne étroitement accompagnée prend ses distances et gagne en indépendance. 12. L’association ne vérifie pas si les personnes sont majeures et se fie à leurs dires. 13. Un bénévole parle de l’hébergement à un ami ou à un membre de sa famille qui décide d’héberger à son tour, allant parfois jusqu’à former une nouvelle boucle. 14. « C’est [le] cadre qui permet que l’hospitalité en tant que relation concrète soit rendue possible » (Gerbier-Aublanc, 2018). 15. La volet hébergement demande entre 10h et 30h chaque semaine aux personnes responsables de la branche. 16. Les coordinateurs de boucle changent aussi régulièrement. Les personnes-relais par contre, maintiennent plus leur action dans la durée. 17. Beaucoup de membres du bureau sont étudiants et sont amenés à changer de lieu de résidence régulièrement.

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18. Changements des statuts de l’association auprès de la préfecture, changements auprès de la banque où l’association a un compte, etc. 19. Pendant longtemps les responsables de la branche hébergement ont tenu à jour une « liste d’attente » pour les exilés qui cherchent un logement. Il y a tellement de demandes que cette idée est devenue obsolète.

INDEX

Index géographique : France, Lyon Mots-clés : associations, accueil, réfugiés, logement, témoignage

AUTEUR

ÉLISE MARTIN Bénévole de l’association Terre d’Ancrages depuis novembre 2016

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Promouvoir l’hospitalité par la rencontre interculturelle L’action du Toit du Monde à Poitiers, au cœur des nouveaux défis de l’accueil et de l’intégration des migrants.

Dominique Royoux

1 Depuis son inauguration, en avril 1982, le Toit du Monde (TDM), centre social interculturel situé dans la partie nord du centre-ville de Poitiers, a ancré son action d’accueil et d’intégration des migrants et des populations précaires dans deux directions, deux temporalités qui se complètent et sont parfois utiles pour les besoins de la même personne : d’une part, un ensemble d’actions de court terme, celles de l’accès aux droits – conseil au recours après un premier refus de demande d’asile et appui au renouvellement des titres de séjour – et de l’apprentissage du français, et d’autre part, celles à plus long terme, créées par les occasions de rencontre avec la société française et avec les autres communautés étrangères présentes sur Poitiers. Cette deuxième dimension recouvre trois secteurs, celui de l’interculturalité, les actions en faveur des familles, la plupart du temps organisées au sein des quartiers de logements sociaux où vivent les communautés étrangères et notamment les femmes, et l’activité du restaurant social. Ce dernier est le support d’un chantier d’insertion permettant une première expérience professionnelle pour nombre de migrants ou personnes étrangères à la recherche d’une première qualification.

2 Cinq secteurs donc au total (avec l’accès aux droits et l’apprentissage du français appelé aussi « ateliers sociolinguistiques ») dont l’objectif commun et principal est de permettre le rapprochement et l’enrichissement humain entre les différentes catégories sociales et populations de toutes origines présentes sur Poitiers. Bien évidemment, depuis près de quarante ans de fonctionnement quotidien, chacune de ces missions a fortement évolué dans leurs contenus, à la fois dans les formes d’accompagnement des publics, mais aussi pour répondre à la diversification des profils qui s’adressent aux services du TDM : par exemple la prise en compte des arrivées plus nombreuses, ces dernières années, des mineurs non accompagnés, en provenance des pays de l’Afrique sub-saharienne. L’évolution de la législation nationale vis-à-vis des conditions d’accueil des migrants en France, son durcissement depuis plusieurs

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décennies, ont aussi une conséquence directe sur l’activité du secteur « accès aux droits juridiques », entrainant un nombre très important de dossiers à traiter, la prise en compte d’une variété de trajectoires migratoires renseignées par les récits de vie à produire dans le cadre d’une demande de régularisation (le TDM a dû créer un deuxième poste d’écrivain public), mais aussi l’écoute de situations traumatisantes.

3 Mais s’il y a eu changement des conditions d’accueil, d’intégration et d’hospitalité des migrants que peut mener un centre interculturel dont les missions ont été définies par l’association qui le gère et par les partenaires qui le soutiennent depuis sa création (Ville de Poitiers, CAF, différents services de l’État déconcentré), c’est parce que les migrants, dans les représentations dominantes, sont assimilés à une « charge » par la société française, plutôt qu’à une « ressource », ce que justement le TDM s’efforce de promouvoir. Mais c’est aussi parce que la notion d’hospitalité s’est élargie face aux conditions de plus en plus précaires, vécues par des étrangers présents en France depuis longtemps (conditions de vieillissement des premiers immigrés maghrébins et africains à la retraite, femmes migrantes toujours analphabètes et parlant mal le français à cause de leur isolement prolongé au sein des familles), mais aussi par les nouveaux arrivants : à l’accroissement des contraintes administratives s’ajoutent des possibilités d’hébergement notoirement insuffisantes, des demandes de nourriture à bas coût (d’où l’ouverture du restaurant social), des demandes d’apprentissage du français qui dépassent largement l’offre prévue, des demandes de rencontres de la part de jeunes déjà connectés dans leurs pays de départ et plus « universalistes » que leurs aînés.

4 Au-delà de cette nouvelle donne, les dimensions d’accueil, d’intégration et d’hospitalité, exercées par un centre interculturel comme le TDM, sont aussi, en 2020, soumises à trois contraintes majeures qui en changent les conditions d’exercice et qu’il doit prendre en compte simultanément.

5 La première est de nature politique : il n’y a guère aujourd’hui que les associations « militantes » ou assimilées comme telles qui s’opposent aux restrictions imposées par les normes nationales en matière de droits des migrants. Et un fossé s’est incontestablement creusé depuis une décennie entre les institutions, notamment para- étatiques, et les structures d’accueil, essentiellement associatives, à propos du regard porté sur une catégorie de « circulants », les migrants en provenance du Moyen-Orient et d’Afrique sub-saharienne. Parfois sans l’avoir explicitement choisi, les associations d’accueil doivent entrer dans une logique de « résistance » face aux institutions publiques. Les principaux bénéficiaires sont en contact avec une hospitalité qui ne se situerait que d’un côté des structures qu’ils fréquentent. L’hospitalité en faveur des migrants est aujourd’hui asymétrique.

6 La deuxième contrainte se situe dans la continuité de ce constat et porte sur un registre politique encore plus large : les formes d’hospitalité à l’égard des migrants sont aujourd’hui conditionnées par la persistance, voire la diffusion de préjugés que l’on peut assimiler souvent à des regains de racisme. L’action du TDM est donc aussi orientée vers l’organisation de conférences, d’animations, d’interventions dans les écoles, dans le cadre d’une quinzaine annuelle contre le racisme et l’antisémitisme, et qui consiste à diffuser des messages de sensibilisation pour lutter contre ce type de xénophobie. En effet, la générosité portée par les élans d’hospitalité court le risque d’être affaiblie par l’installation de formes de méfiance. Le festival « Le Monde en fête » et la journée qui le conclue, en rassemblant une cinquantaine de communautés

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étrangères et d’associations de solidarité tous les ans fin mai, est une interface nécessaire entre toutes les cultures présentes sur Poitiers.

7 La troisième contrainte est liée au renforcement des flux migratoires en provenance des pays du sud, de la part de populations pauvres ou ayant tout perdu pour payer leurs traversées, ce qui augmente le volume des réponses en matière de besoins vitaux. Aucune des associations de solidarité ne peut désormais répondre à l’ampleur des demandes qui concernent l’accueil, l’hébergement d’urgence, l’offre de nourriture, l’étude juridique des situations individuelles, l’octroi de papiers administratifs, le maintien du lien social, la compréhension de la société d’accueil….Cette fragmentation de la « prise en charge » fait écho à une spécialisation des interventions et des intervenants… et fragilise la situation des migrants, qui, pour la plupart, mettent du temps pour acquérir les codes de l’accueil et de l’intégration.

8 Cette nouvelle donne rend urgente la mise en place d’une fonction de coordination de l’accueil et de l’hospitalité, pour le moment encore peu assurée par les collectivités territoriales, même si nombre d’entre elles se montrent bienveillantes à l’égard des nouveaux arrivants. Cette forme de coordination de l’offre de services est d’autant plus urgente à instaurer que la pression de l’accueil s’exerce aussi dans les territoires ruraux, suite aux solutions d’hébergement insuffisantes en milieu urbain.

9 Et pourtant les initiatives de coordination apparaissent déjà au sein de la sphère associative. À son niveau, le TDM est à l’origine d’un « guichet unique » des offres d’apprentissage du français (appelé INFOLANG), installé dans le hall de la médiathèque centrale de Poitiers, et provenant de plusieurs structures et collectifs d’alphabétisation et de familiarisation à la langue française. Il s’inscrit également dans des initiatives nationales innovantes comme l’Université Populaire des Parents (UPP), qui consiste à échanger sur les modèles d’éducation des enfants confrontés au métissage des cultures. L’action du TDM est reconnue dans la communauté poitevine, ce qui lui permet une assise solide dans le paysage de la solidarité locale. Cela reste possible grâce au soutien de la population, des institutions, de l’action conjuguée de salariés motivés, d’administratrices et d’administrateurs engagés, de bénévoles (une centaine) toujours présents.

10 Pivot de l’accueil et de l’intégration sur Poitiers, par la rencontre des cultures, la promotion de l’interculturalité, l’action du TDM, en 2020, est néanmoins tributaire de la « chaîne de l’hospitalité », constituée d’un nombre important d’associations partenaires et qui devront trouver de nouvelles formes de coordination pour répondre aux besoins des nouveaux migrants et des migrants déjà installés, originaires d’un nombre toujours plus important de pays et de cultures différentes.

INDEX

Index géographique : France, Vienne Mots-clés : associations, accueil, attitude à l'égard des étrangers, relations avec le pays d'accueil

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AUTEUR

DOMINIQUE ROYOUX Professeur de géographie à l’Université de Poitiers Président du Toit du Monde [email protected]

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Vie du Labo

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Migrations et mondialisations : Au- delà des frontières. Interroger les frontières multiples au prisme des processus de catégorisation Compte-rendu de l’école d’été organisée du 11 au 13 juillet 2019 à Bondy

Naoual Mahroug, Lucile Lebrette et Michelle Salord-Lopez

RÉFÉRENCE

Mahroug, Naoual ; Lebrette, Lucile ; Salord-Lopez, Michelle (2020) Migrations et mondialisations : Au-delà des frontières, compte rendu de l’école d’été organisée du 11 au 13 juillet 2019 à Rondy.

1 C’est au cœur de la ville de Bondy, dans les locaux de l’Institut de Recherche pour le Développement, que s’est déroulée, en juillet 2019, l’école d’été « Migrations et mondialisations. Au-delà des frontières » organisée par trois laboratoires de recherche fondateurs dans le champ des migrations – le Ceped, Migrinter et l’Urmis. C’est dans ce cadre que 26 doctorant·e·s, provenant de divers horizons disciplinaires (anthropologie, droit, géographie, info-communication, sociologie, sciences politiques) et géographiques (Afrique, Amérique Latine et Europe) ont été amené·e·s à repenser le concept de « frontière » au prisme de leurs recherches respectives, interrogeant ainsi la diversité de leurs approches théoriques et méthodologiques.

2 Le travail réflexif de chacun·e a été alimenté par une dynamique comprenant différents moments collectifs d’écoute, d’échange, de débat et de partage. C’est par l’imbrication de divers espaces inter- et extra-universitaires qu’ont pu émerger les avancées présentées en fin de semaine. Ce compte-rendu introduit donc les conférences présentées par les chercheur·e·s de choix invité·e·s à l’école d’été, les ateliers de travail mêlant doctorant·e·s et chercheur·e·s, ainsi que les rencontres et activités extra universitaires qui ont confronté·e·s les participant·e·s à une réflexion pluri et

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transdisciplinaire tout en les incitant à questionner leurs cadres théoriques ainsi que les possibilités de valorisation et de diffusion des résultats de recherche. Tous ces moments ont été fondamentaux dans la mise en discussion des activités réalisées dans le cadre de l’école, dans la critique et la déconstruction des cadres théoriques respectifs mais également dans la création de liens d’entre-aides et de bienveillances collectifs et interindividuels.

3 L’établissement des différents groupes de doctorant·e·s pour constituer les ateliers s’est fait autour de trois différentes approches des frontières. Un premier groupe s’est formé autour de l’idée des murs de l’État nation et de ses mobilisations citoyennes. Le second a pensé le parcours migratoire au prisme des frontières multiples. Le dernier quant à lui a travaillé sur les violences dans l’expérience des frontières. Les discussions ont contribué à déconstruire la notion de frontière et à l’aborder à partir des différentes catégories auxquelles sont assigné·e·s celles et ceux qui éprouvent et traversent des frontières établies par les États nations. Des approches institutionnelles en écho aux violences structurelles ont été discutées pour rendre compte d’un ensemble de catégories administratives imposant les trajectoires migratoires. À ce titre, la conférence de Julien Jeandesboz (Professeur en Sciences politiques à l’Université Libre de Bruxelles) a éclairé les processus de contrôle des frontières de l’Union européenne sous l’angle du numérique. Le politologue a pu offrir à l’auditoire un riche exposé sur la gestion politico-économique des migrations pensée à l’échelle européenne à partir des différentes formes de digitalisations des frontières. En étudiant la massification de la mise en données des frontières européennes, il démontre comment leur digitalisation s’inscrit aujourd’hui dans une logique de profilage et de présomption. Cette analyse des politiques européennes – et donc « par le haut » – a alimenté la réflexion collective sur la construction de catégories administratives.

4 Parallèlement, l’ensemble des groupes a aussi approfondi la notion d’agency pour penser les expériences des migrants en tant qu’acteurs. De nombreuses discussions ont été menées sur les formes de dépassement ou de détournement qui peuvent émerger pour faire face aux catégorisations institutionnelles. À cet égard, Anne-Laure Amilhat Szary (Professeure de Géographie à l’Université de Grenoble-Alpes, directrice du laboratoire PACTE) a livré une passionnante intervention, précisant que « l’on ne traverse pas la frontière, c’est elle qui nous traverse ». Cette idée rend compte des formes de subjectivités des exilé·e·s, qui se confrontent à une acception aujourd’hui largement sécuritaire de la frontière. Ainsi, cette dernière peut être subjectivée – peut- être subvertie – en ce sens qu’elle représente un espace où la relation d’altérité est sans cesse redéfinie. La chercheure a par la même occasion souligné la nécessité de considérer la notion de « frontière » comme un objet transdisciplinaire, allant au-delà des sciences humaines, en introduisant le concept de l’« indiscipline » qui permettrait alors aux chercheur·e·s d’échapper aux carcans de leurs constructions disciplinaires. Le regard « par le bas » apporté par la géographe a poussé l’auditoire à nuancer et complexifier son approche des frontières, pour les penser non pas comme des lignes continues mais bien un processus où interagissent trois composantes – la frontiérisation (bordering), l’ordonnance politique (ordering) et l’identification (othering) – comme l’a proposé Daniel Meier (chercheur associé au laboratoire PACTE et enseignant à Sciences Po Grenoble) au cours de son intervention.

5 L’exposé de Delphine Mercier (chercheure en sociologie au LEST, Aix-Marseille Université, et directrice de recherche au CNRS) a remarquablement soulevé les liens

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entre mondialisation économique, frontières et migrations à partir de ses nombreux terrains de recherche. Elle a notamment démontré comment ces espaces deviennent des territoires transnationaux où les stratégies économiques s’appuient sur l’ambivalence des frontières, tout en insistant sur le lien entre le contexte actuel de fermeture et de sécurisation des frontières et la possibilité de générer d’importants bénéfices économiques, reléguant les migrant·e·s à un statut de travailleur·se·s saisonnier·e·s isolé·e·s et défiscalisé·e·s. Également, l’invitation de la chercheure au travail collectif, comme un moteur incontournable pour la réflexion scientifique, a été au cœur des échanges tout au long de cette semaine.

6 L’axe méthodologique abordé en ateliers a été particulièrement fructueux dans la mesure où il a permis de nombreux débats critiques ainsi que la confrontation d’un ensemble d’outils issus de diverses disciplines. Les participant·e·s ont alors pu explorer les enjeux éthiques que soulèvent les choix méthodologiques. Au-delà de la dimension genrée appliquée au champ des migrations et de l’accent mis sur les violences dont sont sujettes les femmes pendant le parcours migratoire, deux dimensions rapportées par Jane Freedman (Professeure à Paris 8, GTM-CRESPPA) lors de sa conférence, la socio- anthropologue a insisté sur des questions méthodologiques, liées notamment aux recueils des données dans des contextes de violence. Ainsi, les participant·e·s ont été amené·e·s à penser le positionnement en tant que chercheur·e à la fois au cours des terrains de recherche mais également lors de la restitution. De nombreux débats sur l’engagement du chercheur·e dans le cadre de son travail académique ont animé les conversations formelles et informelles, sans apporter de réponse unanime mais permettant de dégager des pistes de réflexion. Entre autres, des instruments de recherche comme la photographie ou la vidéo peuvent participer à ces formes plus ou moins nouvelles de penser la recherche dans et hors du monde académique.

7 Une des particularités de cette école d’été réside dans l’intégration de présentations et d’activités extra-académiques, venues renforcer la dimension éthique et engagée qu’impliquent ces sujets de recherche ainsi que la nécessité de susciter une pensée et des espaces transdisciplinaires. À ce titre, la projection du documentaire « Paris Stalingrad » réalisé par Hind Meddeb suivi du débat en présence de la réalisatrice a été un moment fort de cette école d’été. Le film, qui met en image le sort réservé aux exilé·e·s dans les rues de Paris ainsi que la capacité d’organisation et de résistance de ces populations, est venu questionner les limites du rôle de chercheur·e, la pertinence de la diffusion de travaux non-universitaires et les possibilités de valorisation des données de recherche.

8 Le concert du groupe Lamma Orchestra – collaborant avec l’association Allamma Internationale et l’Atelier des Artistes en exil – a été un moyen original de débattre de la situation actuelle du Soudan, largement tue par les médias, mais aussi de penser collectivement les potentialités offertes par des initiatives de plus en plus nombreuses qui mêlent le monde de l’art et celui de la recherche. C’est au rythme de chants soudanais profonds et entrainants que les participant·e·s de l’école d’été ont poursuivi les échanges sur l’engagement citoyen et politique du chercheur·e.

9 Cette semaine a aussi été marquée par une demi-journée consacrée à une promenade urbaine, organisée par l’association francilienne Bastina (mandatée par le projet européen « Migrantour ») autour de la solidarité et du patrimoine migratoire de la région. Divisés en plusieurs groupes, les participant·e·s ont eu l’occasion d’approfondir les aspects historiques et sociologiques de quatre territoires franciliens : Max Dormoy,

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La Chapelle, La Courneuve et Goncourt. Si le fond et la forme de cette balade n’ont pas toujours fait consensus parmi les participant·e·s, elle leur a permis d’interroger le concept de « patrimonialisation de l’exil » ainsi que les paradoxes qui en émergent.

10 Cette école d’été fut donc un moment intense en réflexion, en rencontres et en remises en question, ce qui a permis aux participant·e·s d’appréhender et d’approfondir leurs recherches à travers un regard collectif. Comme l’a évoqué Swanie Potot (sociologue des migrations, directrice de l’Unité de recherche Migrations et sociétés – URMIS) au cours de son discours introductif, « les personnes rencontrées cette semaine sont vos collègues de demain ». L’émergence d’une belle dynamique de groupe et de futurs projets collectifs en est la preuve. Ainsi, au nom des participants de l’école d’été 2019, nous tenons à remercier les organisateurs pour la réussite accomplie dans la conception de cette école, l’IRD pour son chaleureux accueil, les conférencier·e·s pour leur capacité à pousser la réflexion au-delà des approches traditionnelles, ainsi que les acteurs culturels qui ont permis à chacun·e de penser au-delà de la sphère scientifique.

INDEX

Index géographique : France, Paris Mots-clés : mondialisation, contrôle des frontières, méthodologie

AUTEURS

NAOUAL MAHROUG Doctorante en anthropologie (CERLIS) [email protected]

LUCILE LEBRETTE Doctorante en anthropologie sociale et en ethnologie (EHESS - IMAF) [email protected]

MICHELLE SALORD-LOPEZ Doctorante en sociologie et anthrpologie visuelle (URMIS - CEMCA) [email protected]

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Politiques migratoires et mobilités étudiantes : de la politique de l’immigration choisie à “Bienvenue en France” Compte rendu de la conférence de Lama Kabbanji, démographe à l’IRD, Espace Mendès France, Poitiers, 10 octobre 2019

Lena Haziza et Flora Penot

RÉFÉRENCE

Kabbanji, Lama (2019) Conférence « Politiques migratoires et mobilités étudiantes : de la politique de l’immigration choisie à “Bienvenue en France” », Poitiers, Espace Mendès France.

NOTE DE L’AUTEUR

Conférence du 10 octobre 2019 à l’Espace Mendès France de Poitiers, dans le cadre des rencontres « Migrations et cycle de vie », sous la direction scientifique de Brenda Le Bigot, maîtresse de conférences en géographie et Jordan Pinel, doctorant en géographie, tous deux membres du laboratoire Migrinter à l’Université de Poitiers.

Introduction

1 Lama Kabbanji est démographe et chargée de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), au Centre population et développement (Ceped) et à l’Université Paris Descartes. Elle travaille sur les dimensions sociales et économiques des migrations ainsi que sur les politiques migratoires. Elle a étudié plus

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spécifiquement les mobilités académiques et la restructuration des champs nationaux de la recherche et de l’enseignement supérieur.

2 La mise en perspective des migrations avec le cycle de vie implique de prendre en compte de nombreuses caractéristiques : l’âge, la génération, l’ensemble du parcours de vie et les relations qui se jouent entre les migrants et leur entourage au cours de ce parcours. L’âge est une coordonnée sociale qui situe un temps par rapport à un autre. Mais l’âge est relatif, les adjectifs « vieux » et « jeune » concernent des réalités variables dans le temps et selon les sociétés.

3 L’étude des migrations au prisme du cycle de vie peut également renvoyer à des catégories institutionnelles : les étudiant·e·s, les retraité·e·s, les mineur·e·s non accompagné·e·s (MNA), etc. Leur statut juridique déterminera une éventuelle prise en charge par l’État, comme pour les MNA. Il ne faut cependant pas résumer les migrations à ces statuts puisqu’il existe une grande diversité de profils de migrantes et de migrants. Les migrations étudiantes sont ainsi des migrations que l’on peut qualifier de « privilégiées », nécessitant un capital économique et culturel important.

4 Lama Kabbanji a présenté le programme « Bienvenue en France » à travers le discours du Premier Ministre Édouard Philippe, qu’elle a analysé et déconstruit dans le même temps, après quoi elle a abordé les différentes réactions de rejet à ce programme. Enfin, elle a mis en évidence l’influence des politiques migratoires sur la mobilité des étudiant·e·s en France depuis plusieurs années.

« Bienvenue en France » : analyse et déconstruction du discours d’Édouard Philippe

5 C’est à travers l’analyse du discours d’Édouard Philippe, prononcé le 19 novembre 2018 sur le programme « Bienvenue en France », que Lama Kabbanji nous expose la conception néo-libérale de l’enseignement supérieur français. Elle démontre à travers les mots du Premier Ministre, la marchandisation progressive de ce service public.

6 Dans une volonté d’attractivité, le gouvernement français a développé le programme « Bienvenue en France ». Celui-ci aurait pour but d’attirer un plus grand nombre d’étudiant·e·s tout en les accueillant « mieux ». L’idée étant de « gagner la bataille de la concurrence internationale entre nos systèmes d’enseignement supérieur et de recherche », termes guerriers qui illustrent la logique économique et politique sous- tendue derrière ce programme.

7 À la suite de la présentation des trois piliers de ce programme, la démographe présente les contradictions entre les arguments présentés lors de ce discours et les pratiques en cours. Ce sont ces incohérences qui laissent à penser que les objectifs du gouvernement sont autres que celui d’un accueil plus vaste et de meilleure qualité.

8 Le premier pilier de cette réforme vise à mieux accueillir les étudiant·e·s étranger·ère·s. À cette fin est prévue une amélioration dans la procédure de délivrance des visas, dans l’accès au logement, un meilleur accompagnement, notamment pour entamer des démarches administratives, durant les différentes étapes qui débutent dès l’arrivée en France. Il est aussi mentionné que cette réforme vise à faciliter le retour des étudiant·e·s possédant un master réalisé en France, pour celles et ceux qui souhaitent créer une entreprise ou chercher un travail sur le territoire français.

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9 Le second point prévoit une équité financière pour plus « de solidarité et d’ouverture ». Pour parer à l’inégalité entre deux étudiant·e·s, l’un·e étranger·ère et fortuné·e et l’autre français·e et non-aisé·e (selon l’exemple repris dans le discours), le programme prévoit d’augmenter les frais d’inscription pour les étudiant·e·s extra-communautaires (non- originaires de l’Union européenne) : 2 700 € en licence au lieu de 170 €, 3 770 € en master et doctorat au lieu de 243 € et 380 €. Ces sommes permettraient par la suite d’œuvrer au meilleur accueil pour ces mêmes étudiant·e·s. Dans le même temps, ce programme souhaite « tripler le nombre de bourses et les exonérations de droits pour ceux qui en ont besoin […] pour financer des bourses destinées aux moins fortunés et aux plus méritants des autres étudiants accueillis ».

10 Enfin, le rayonnement de l’enseignement supérieur français à l’étranger est le dernier pilier du programme. Une somme est prévue pour développer les campus français à l’international, comme l’université franco-tunisienne de l’Afrique et de la Méditerranée ou le campus franco-sénégalais.

11 Lama Kabbanji pointe certaines dissonances entre la volonté d’un accueil plus vaste et le projet porté pour y parvenir. Edouard Philippe évoque une « équité financière » : celle-ci passe néanmoins par une opposition entre les étudiant·e·s européen·ne·s et non- européen·ne·s. De plus, selon le discours, cette équité financière a pour but de diminuer les écarts de revenus entre les étudiant·e·s les plus fortuné·e·s et les moins fortuné·e·s. Cependant, si les premier·ère·s auront toujours la possibilité de payer la hausse des frais d’inscription et que les second·e·s auront accès aux bourses, ce seront les étudiant·e·s situé·e·s dans l’entre-deux qui seront lésé·e·s. Ils ne pourront ni bénéficier des bourses, ni s’acquitter des frais de scolarité trop élevés. C’est une mesure discriminatoire paradoxalement présentée comme équitable.

12 La hausse des frais d’inscription pour les étudiant·e·s extra-communautaires est également justifiée par une nouvelle stratégie du gouvernement : « une forme de révolution, que notre attractivité ne soit plus en partie fondée sur la quasi-gratuité, qu’elle soit fondée sur un vrai choix, un vrai désir, celui de l’excellence ». Par cet élément de discours, le Premier Ministre présente les étudiant·e·s non-originaires de l’Union européenne comme profitant des faibles frais d’inscription pour poursuivre des études à moindre coût. Plusieurs enquêtes réalisées depuis 20161 montrent la diversité des raisons du choix de la France pour poursuivre des études supérieures, allant de la langue, au prestige, etc. Le contingent le plus important d’étudiant·e·s extracommunautaires est originaire du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, et ces enquêtes montrent que pour elles et pour eux, les deux premiers facteurs qui ont joué dans le choix de la France sont la valeur du diplôme français sur le marché du travail et la réputation de ses établissements d’enseignement supérieur. C’est alors bien un choix « d’excellence » qui est opéré par ces dernier·ère·s : pour la qualité et la reconnaissance de l’enseignement supérieur français, contrairement à l’image faussée renvoyée à travers le discours, où le choix de la France serait d’abord d’ordre économique.

13 La démographe a de plus évoqué l’analogie entre « études chères » et « formation de qualité » présente dans les pays anglo-saxons. Cette hausse des frais d’inscription aurait-elle pour but d’attirer des étudiant·e·s originaires de ces mêmes pays ? Pourtant, les enquêtes précédemment citées montrent également que pour les étudiant·e·s européen·ne·s et du continent américain, c’est justement en premier lieu le faible coût des études françaises qui motive leur choix d’étudier en France. Si telle est la stratégie du gouvernement, elle serait alors contre-productive.

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14 Alors que des doutes subsistent quant aux réels objectifs de ce programme, la stratégie adoptée pour le « rayonnement de l’enseignement supérieur français » confirme les ambiguïtés. Ce dernier passerait par la délocalisation de son offre de formation, directement à l’étranger. Cela laisse percevoir une possible stratégie de tri en amont entre des étudiant·e·s qui mériteraient de poursuivre leur cursus directement sur le territoire français et les autres. Une sélection opérée par la géographie puisqu’elle concerne le continent africain particulièrement si l’on s’en tient au discours qui évoque deux universités et campus : en Tunisie et au Sénégal.

15 En somme, le discours d’Édouard Philippe laisse entendre une volonté d’attirer plus d’étudiant·e·s : « Notre objectif est d’atteindre 500 000 étudiants en mobilité à l’horizon 2027, nous en comptons actuellement 320 000 ». Cependant, le programme « Bienvenue en France » laisse entrevoir une sélection à travers le coût financier des études et un tri externalisé, dans la continuité des différentes politiques d’immigration choisie misent en place depuis plusieurs années qui pourtant, déjà, diminuaient les effectifs d’étudiant·e·s étranger·ère·s.

Les résistances face au programme « Bienvenue en France »

16 Le programme « Bienvenue en France » a suscité une grande réaction de rejet de la part de la communauté universitaire, notamment des syndicats étudiants et professionnels, de la Conférence des présidents d’université (CPU), du comité national du CNRS, mais aussi des milieux associatifs et politiques. Les différentes mobilisations et tribunes critiquent une idéologie néolibérale, s’appuyant sur une sélection sociale et discriminatoire. Certain·e·s voient dans ce programme une première étape du processus de hausse généralisée des frais dans l’enseignement supérieur, comme cela a déjà été mis en place dans d’autres pays comme l’Allemagne.

17 Pour contrer le projet du gouvernement, une multitude d’initiatives fleurissent. Le Conseil d’Etat a été saisi par des associations, des syndicats d’étudiants (FAGE, UNEF) et le syndicat des avocats de France, pour décision discriminatoire. Les assemblées générales d’étudiant·e·s se multiplient, des communiqués ou des motions votées par des conseils d’administration d’universités sont émises partout en France. Depuis le 19 novembre 2018, 26 institutions d’enseignement supérieur (25 universités sur les 75 universités françaises, et l’EHESS) se sont prononcées fermement contre l’augmentation des frais d’inscription2. Une pétition qui a recueilli plus de 300 000 signatures3 a été remise à Frédérique Vidal, la Ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Une tribune dans le journal Le Monde réunissant une cinquantaine d’universitaires a été publiée le 30 novembre 2018 afin de dénoncer cette réforme4. Le 10 décembre 2018, la Conférence des présidents d’université (CPU) demande également de suspendre la réforme5, suivie par diverses interventions du monde universitaire dans la presse nationale.

18 Le collectif des « carrés rouges », voit aussi le jour afin de s’opposer au programme. Il s’inspire de la lutte des carrés rouges, petit carré de tissu rouge, porté par les étudiant·e·s québécois·e·s en 2012 pour protester contre la hausse des frais de scolarité pour tous les étudiant·e·s. Initialement, il s’agit d’une lutte débutée en 2004 au Québec contre l’appauvrissement des services publics. Le mouvement a duré six mois,

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aboutissant à la suppression de cette mesure. Le carré rouge a été récupéré par les étudiant·e·s. et personnels des universités en France en devenant le symbole de la hausse des frais d’inscription. Le site web universitéouverte.org est également créé pour l’occasion pour faire circuler des articles, des analyses quant au programme et son évolution (depuis, le site est engagé dans d’autres luttes comme celle contre la Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche). L’initiative « Paye tes frais - pour une université ouverte »6 est également lancée avec une cybermobilisation contre l’augmentation des frais de scolarité (à travers une campagne d’emails – mailbanking -, une pétition, des témoignages et appels téléphoniques) destinée à occuper le terrain numérique. Du côté des chercheur·euse·s et universitaires, des groupes sont mobilisés tels que le collectif ACIDES (Approches Critiques et Interdisciplinaires des Dynamiques de l’Enseignement Supérieur)7 ou encore MobElites, l’Observatoire international sur les mobilités académiques, dont Lama Kabbanji est membre.

19 À la suite du discours d’Édouard Philippe sur le programme et de sa vive contestation par les différents acteurs de l’Enseignement supérieur, des évolutions ont eu lieu. En février 2019, Frédérique Vidal a annoncé que la hausse des frais d’inscription ne serait pas appliquée aux doctorant·e·s. Vient ensuite le 19 avril 2019 un arrêté officiel qui fixe les nouveaux droits d’inscription pour les étudiant·e·s étranger·ère·s extra- communautaires. À la rentrée scolaire 2019, 7 universités sur 79 avaient appliqué la hausse des frais. Celles qui n’ont pas souhaité l’appliquer utilisent les exonérations mais cette solution n’est pas durable d’un point de vue financier : aujourd’hui, une université française peut exonérer de droits 10 % de ses étudiant·e·s, hors boursier·ère·s (décret de 2013).

20 Enfin, précisons que la conférence de Lama Kabbanji a eu lieu le 10 octobre 2019. Le lendemain, le 11 octobre, le Conseil constitutionnel annonçait qu’il entérinait le principe de gratuité de l’enseignement supérieur et donc rendait anti-constitutionnel la hausse des droits prévue. En effet, le 24 juillet 2019, le Conseil constitutionnel avait été saisi devant le Conseil d’État pour une question prioritaire de constitutionnalité sur l’arrêté du 19 avril fixant les frais d’inscription des étudiant·e·s étranger·ère·s. Ce recours a été à l’initiative de plusieurs organisations étudiantes et enseignantes8.

L’influence des politiques migratoires sur la mobilité des étudiant·e·s en France

21 Lama Kabbanji précise dans son intervention que cette réforme de l’enseignement supérieur vient accélérer la politique de l’ « immigration choisie » mise en œuvre depuis 2003, sous la présidence de Nicolas Sarkozy9. L’objectif est d’attirer les étudiant·e·s les plus « talentueux » dans un contexte de compétition globale concernant la main-d’œuvre hautement qualifiée, en privilégiant les étudiant·e·s originaires de pays émergents ou développés.

22 Les études représentent la deuxième voie d’entrée légale en France après le regroupement familial. En 2018, elle se situe en quatrième position pour l’accueil d’étudiant·e·s étranger·ère·s après les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie, tout en occupant la première place parmi les pays non-anglophones10. Elle se trouve en concurrence avec des pays attractifs tels que l’Allemagne, le Canada, la Russie ou encore la Chine. L’apparition de nouveaux pays d’accueil dans les mobilités étudiantes change également la donne depuis quelques années (Pays-Bas, Malaisie, Arabie

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Saoudite, Turquie...). Ces évolutions entraînent une reconfiguration des mobilités étudiantes en France, en lien étroit avec les politiques migratoires.

23 Au cours des dernières années, des changements politiques importants ont modifié cette présence étudiante en France. Certaines données macroéconomiques permettent de l’illustrer, notamment avec l’évolution de l’effectif global des étudiant·e·s étranger·ère·s dans les universités françaises. De 1970 à 201611, ce nombre est en augmentation dans les universités françaises est en lien avec l’évolution des politiques migratoires. Dès 1998, la loi RESEDA de l’Union européenne facilite l’obtention du visa étudiant ainsi que les conditions de séjour. Le gouvernement français procède à une augmentation des bourses des étudiant·e·s étranger·ère·s, menant alors à une augmentation significative des effectifs dans les universités et les établissements payants (écoles de commerce, d’ingénieur…).

24 La loi du 26 novembre 2003 contre l’immigration clandestine « relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité », faisant par la suite référence à « l’immigration choisie », apporte une réforme globale du système. La création en 2005 des Centres pour les études en France (CEF), qui seront ensuite les Campus France, suit cette tendance avec une baisse des stocks, effet direct de la politique d’immigration choisie. Les CEF ont été créés d’abord dans six pays (Algérie, Maroc, Sénégal, Tunisie, Vietnam et Chine), une première expérimentation visant à promouvoir l’enseignement supérieur français plutôt que d’entraver la venue d’étudiant·e·s en France. La mise en place du CEF en Algérie a néanmoins provoqué une diminution sensible du nombre de visas demandés par des étudiant·e·s algérien·ne·s. Le ministère des Affaires étrangères a ensuite décidé d’élargir le système a de nouveaux pays en 2006 (Cameroun, Corée du Sud, Mexique, Turquie) et en 2007 (Canada, États- Unis, Colombie, Brésil, Madagascar, Gabon, Guinée, Liban, Syrie, Russie, Inde). L’objectif affiché par le gouvernement sortant de l’époque est qu’à terme, 70 % des étudiant·e·s internationaux aient recours au CEF pour venir étudier en France. Ce système opère désormais une sélection dans les pays d’origine, devenant de plus en plus exigeante sur les ressources économiques des candidat·e·s.

25 D’autres lois viennent confirmer cette tendance sélective : la loi du 26 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration, contribuant à un changement du droit de l’immigration en France, mais également la circulaire Guéant de 2011, limitant le travail des étudiant·e·s étranger·ère·s après l’obtention de leur diplôme (abrogée ensuite en 2012). Cette circulaire conduit à une baisse significative des flux entre 2011 et 2012, et donc à une sélection à l’entrée en France.

26 Lama Kabbanji interroge la pertinence de cette politique d’immigration choisie et notamment les résultats en termes d’attractivité. Les étudiant·e·s viennent en France selon différents critères : proximité (géographique, culturelle, linguistique), réputation du système éducatif et de l’offre d’enseignement, coût pour étudier à l’étranger, possibilité de travailler après les études… L’enquête sur la migration académique internationale (AIMS) conçue par Lama Kabbanji, Antonina Levatino et Sorana Toma a été lancée sur une plateforme web en 2016 - 2017. Elle consiste à collecter des données sur les étudiant·e·s étranger·ère·s, en masters et doctorats, dans trois pays européens (France, Royaume-Uni, Espagne). Sur un échantillon de 1 173 étudiant·e·s en France, soit environ 600 masters et 500 doctorant·e·s, six motifs principaux sont évoqués : l’amélioration d’une future carrière internationale, le prestige et l’excellence des institutions de recherche, le faible coût des études (surtout pour les étudiant·e·s nord-

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américain·ne·s et européen·ne·s), les bourses et financements, la connaissance de la langue, l’amélioration d’une carrière dans le pays d’origine.

27 Se pose alors la question de l’impact potentiellement différencié de cette politique selon les origines des étudiant·e·s. En effet, la moitié des étudiants étranger·ère·s en France vient du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne où les diplômes français ont une valeur sociale bien établie sur le marché du travail. La répartition par disciplines d’inscriptions de ces étudiant·e·s entre 2000 et 2017 est elle aussi sensible à ces politiques. Une réorientation s’opère vers des formations payantes ainsi que certaines filières : économie, gestion, finance, sciences, ingénierie. Ces disciplines sont alors favorisées au détriment des lettres, des sciences sociales et sciences humaines. Selon les données de Campus France, les inscriptions en sciences entre 2006 et 2015 sont en progression, avec celles en écoles d’ingénieurs (+ 30 %) et en écoles de commerce (+ 46 %). Ces chiffres montrent une réorientation très claire des flux des étudiant·e·s internationaux·les.

Conclusion

28 Lama Kabbanji a montré que les effets du programme « Bienvenue en France » opèrent une reconfiguration des mobilités étudiantes. Il s’agit d’attirer des étudiant·e·s plus aisé·e·s, de privilégier les pays émergents ou développés ainsi que certaines filières de formations payantes (grandes écoles, formations d’ingénieur·e·s, écoles de commerce, de gestion et de vente). Tout cela contribue à détourner la population étrangère des universités, en augmentant les inégalités entre les établissements supérieurs, c’est-à- dire en renforçant des « pôles d’excellence » ou pour ainsi dire, en privilégiant la région parisienne « contre » les autres régions françaises.

29 Ainsi, l’intervenante interroge, au-delà de rechercher une attractivité, une équité, à travers le programme « Bienvenue en France », « et si l’un des objectifs était plutôt de reconfigurer les caractéristiques des mobilités étudiantes extra-communautaires vers la France ? »12

NOTES

1. Enquête QS international studentsurvey et enquête AIMS en 2016-2017 auprès de 1173 étudiants internationaux en master et doctorat, conçue par Lama Kabbanji, Antonina Levatino et Sorana Toma (http://www.temperproject.eu/take-part-in-the-aims-survey/). 2. Selon le site universitéouverte.org, il s’agit des universités d’Aix-Marseille, Angers, Besançon, Caen, Clermont-Ferrand, Grenoble, Le Mans, Lorraine, Lyon 2, Nantes, Paris 1, Paris 3 Censier, Paris 7 Diderot, Paris 8 Saint-Denis, Paris Nanterre, Paris-Sud/Saclay, Paris 13 Villetaneuse, Nice, Rennes 1, Rennes 2, Reims, Rouen, Strasbourg, Toulouse 2 et Tours. Site consulté le 08/03/2019. 3. Pétition : https://www.change.org/p/non-%C3%A0-l-augmentation-des-frais-d-inscription- pour-les-%C3%A9tudiant-e-s-%C3%A9tranger-e-s

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4. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/11/30/frais-d-inscription-a-l-universite-un- impact-extremement-negatif-sur-les-etudiants-africains_5391021_3212.html 5. http://www.cpu.fr/actualite/communique-du-conseil-dadministration-de-la-cpu-etudiants- internationaux-il-est-urgent-douvrir-la-concertation/ 6. Initiative « Paye tes frais » : https://payetesfrais.home.blog/ 7. Collectif ACIDES : https://acides.hypotheses.org/ 8. L’Union nationale des étudiantes en droits, gestion, AES, sciences économiques, politiques et sociales (Unedesep), l’association du Bureau national des élèves ingénieurs et la Fédération nationale des étudiants en psychologie, et d’autres syndicats étudiants et enseignants. 9. Kabbanji, Lama ; Toma, Sorana (2018) Attirer les ’meilleurs’ étudiants étrangers : genèse d’une politique sélective, The Conversation, consulté en ligne le 19/04/2020, [Disponible sur Internet]. 10. Selon les données de Campus France. 11. Kabbanji, Lama (2019) Évolution du nombre d’étudiants étrangers en France de 1998 à 2016, De facto n° 5, (Dossier “Les mobilités étudiantes et le plan gouvernemental ‘Bienvenue en France’"), mis en ligne le 15 mars 2019 [Disponible sur Internet]. 12. Kabbanji, Lama (2019) « Bienvenue en France » : un pas de plus dans la politique de l’immigration choisie, La Vie de la Recherche Scientifique, pp. 10-12.

INDEX

Index géographique : France Mots-clés : mobilité géographique, étudiants, marchandisation, enseignement supérieur, sélection

AUTEURS

LENA HAZIZA Master 2 Migrations Internationales de l’Université de Poitiers

FLORA PENOT Master 2 Migrations Internationales de l’Université de Poitiers

e-Migrinter, 20 | 2020