Rétrospective Sur Jacques Chirac
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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 De son premier mandat de député, en 1967, à sa sortie de l’Élysée, en 2007, Jacques Chirac a traversé Jacques Chirac, ou l’obsession du pouvoir e PAR LA RÉDACTION DE MEDIAPART la V République. Ce parcours n’est qu’une longue ARTICLE PUBLIÉ LE DIMANCHE 29 SEPTEMBRE 2019 suite de combats incessants au sein du vieil appareil gaulliste de l’UDR, puis du RPR, fondés sur un principe simple : gagner, c’est d’abord éliminer les autres. À tout prix et par tous les moyens. Chaban- Delmas, Giscard d’Estaing, Édouard Balladur (mais aussi Michel Debré, Charles Pasqua, Philippe Séguin et tant d’autres) sont les victimes les plus célèbres de cet art politique si longtemps glorifié qui consiste à Jacques et Bernadette Chirac lors d’un déplacement à Sarran (Corrèze) en 1993. © Reuters ériger l’ambition pure en projet politique. Jacques Chirac est décédé jeudi 26 septembre, à l’âge de 86 ans. Il laisse derrière lui quarante années de En ce sens, Jacques Chirac est un produit sophistiqué combats politiques. Mais l’héritage est bien maigre de la fusion du monarchisme institutionnel de la e tant cette carrière s’est construite sur la seule ambition V République et de l’ambition sans limites où de gagner le pouvoir, puis de le conserver. Au prix l’impunité érigée en système autorise tout : alliances de guerres de tranchées incessantes, d’alliances et de et contre-alliances, affaires et scandales, volte-face et contre-alliances, de trahisons et de scandales, de tout opportunisme. Cela construit d’interminables carrières et son contraire. politiques (une spécificité bien française) ; cela ne cesse d’abîmer le lien des citoyens à la chose publique C’est une vie entière de féroces batailles pour le et de dévitaliser une démocratie malade de ces pouvoir. Pour, finalement, n’en rien faire ou si peu. pratiques. Jacques Chirac, qui vient de mourir, ce jeudi 26 septembre, douze ans après avoir quitté l’Élysée, Au moment où la République, par ses représentants laisse derrière lui quarante années de vie publique. – et Emmanuel Macron ne manquera pas d’être au L’héritage est bien maigre, sauf à considérer que ce premier rang –, s’apprête à rendre un hommage qu’il a si longtemps incarné comme manière de faire grandiloquent à l’ancien chef d’État, il faut donc de la politique mérite d’être transmis. regarder au-delà de la Chirac-nostalgie qui ne va pas manquer d’envahir les médias : est-on vraiment « En fait, je suis le dernier des grands présidents certain d’apprécier ces “grands fauves”, dont certains », aimait à dire François Mitterrand (lire ici). Il nous accompagnent depuis le berceau et sont les n’est pas sûr qu’il se trompait. Comme lui, Jacques responsables directs de l’affaissement démocratique et Chirac a certes emporté deux mandats présidentiels. de la crise de représentation politique sans précédent Mais le premier s’est brisé sur un premier ministre que nous connaissons ? « droit dans ses bottes », sourd aux appels de la société : Alain Juppé ; puis sur une cohabitation À ce bilan en forme de trou noir d’un demi-siècle de avec le gouvernement Jospin, qui allait en faire un chiraquisme, il faut pourtant faire trois exceptions. Et roi nu. Quant à son second mandat, gagné à la retenir trois actes politiques forts, qui ont rehaussé ce suite du retentissant court-circuit électoral de 2002, pays et laissé entrevoir la grandeur de la politique. il fut celui d’un « roi fainéant », comme l’expliqua Le premier est le discours du Vél’ d’Hiv’. À peine gentiment Nicolas Sarkozy, mandat inutile et temps élu, le 16 juillet 1995, Jacques Chirac reconnaît enfin, perdu symbolisés par un premier ministre transparent : et dans un magnifique discours, la responsabilité Jean-Pierre Raffarin. de la France dans la déportation des juifs durant l’Occupation. « La France, patrie des Lumières et des Droits de l'homme, terre d'accueil et d'asile, 1/10 Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 2 la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. » parvenir. Cela se fit par un opportunisme à tout C’est un discours fondateur, après les années de refus crin et d’incessantes métamorphoses. Voici les douze obstiné de François Mitterrand, un discours libérateur principales : aussi, tant il rassemble la nation autour d’un examen • Du racisme à l’empathie universelle lucide de son passé et de sa mémoire. À l’automne 1968, alors que le président du Sénat, • Lire ici l'intégralité du discours de Jacques Gaston Monnerville, s’apprête à prononcer son dernier Chirac au Vél’ d’Hiv’ discours ès qualités du plateau de la Haute Assemblée, Le deuxième est la visite de Jacques Chirac à le représentant du gouvernement, Jacques Chirac, Jérusalem en octobre 1996. Alors que les incidents secrétaire d’État à l’économie et aux finances, se se multiplient avec les services de sécurité israéliens lève ostensiblement de son siège et quitte le palais lors de la visite de la vieille ville, le président explose, du Luxembourg. Ultime offense envers le deuxième menace de tout annuler et de rentrer en France. « personnage de l’État, élu radical-socialiste du Lot, Qu’est-ce qu’il y a encore comme problème ? Je natif de Cayenne en Guyane. Noir de peau et gommé commence à en avoir assez ! What do you want ? Me avec une effroyable violence symbolique par le to go back to my plane, and go back to France ? Is that pouvoir gaulliste, pour avoir critiqué la réforme de what you want ? », lance-t-il à l’officier israélien. De 1962 sur l’élection du président de la République au cette visite, il reste les images, suivies des excuses de suffrage universel, alors qualifiée de « forfaiture ». Benjamin Netanyahou. Mais elle est la réaffirmation d’un engagement constant et déterminé de Jacques Chirac envers la création d’un État palestinien et une solution à deux États. Le troisième est, en 2003, la décision de s’opposer fermement, et en usant de tous les ressorts de la diplomatie internationale, à la guerre déclenchée en Irak par les États-Unis appuyés par de nombreux pays européens. Jacques Chirac ne fait pas là que ressusciter la vieille politique arabe gaulliste ou réaffirmer une certaine indépendance de la France. Il fait un choix stratégique de long terme sur les relations qu’il convient de construire avec un monde arabo- musulman devenu aujourd’hui la poudrière du monde de par les guerres successives engagées par l’Occident. Gaston Monnerville (1897-1991). Charles de Gaulle interdit à ses ministres de se rendre Cet héritage, symbolisé par le discours de Dominique au Sénat – quelques exceptions sont accordées à de Villepin au Conseil de sécurité en février 2003, a condition que Gaston Monnerville ne préside pas la depuis été dilapidé tant par Nicolas Sarkozy (guerre en séance. Monnerville n’est pas invité aux cérémonies Libye) que par François Hollande. officielles. Une modification de la Constitution est Jacques Chirac avait la puissance d’imposer même envisagée pour qu’il n’assume pas l’intérim ses convictions. Il ne le fit pourtant en cas de vacance du pouvoir au sommet de l’État. qu’exceptionnellement, d’abord obsédé par la Et Jacques Chirac, zélé, participe jusqu’au bout à conquête et la survie politique, tout occupé par les cet effacement brutal du « nègre » délégitimé de la manœuvres médiocres ou scandaleuses permettant d'y Ve République, qui se voulait blanche pour laver l’affront des guerres coloniales perdues. 2/10 Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 3 Cette “blanchitude” allait être revendiquée de la plus culture chiraquien pur sucre Jean-Jacques Aillagon – vulgaire des façons par Jacques Chirac : son appel du prenait l’allure d’un dithyrambe n’ayant rien à envier 19 juin 1991, devant 1 300 militants du RPR réunis au “kim-il-sungueries” en vigueur à Pyongyang ! à Orléans. Ce fut l’une des pires prises de parole de sa carrière, connue et restée dans l’Histoire – chanson du groupe Zebda, etc. – comme le discours sur « le bruit et l’odeur ». En 2019, oubliés ces mots de 1976, prononcés par un premier ministre nommé Jacques Chirac : « La France ne devrait pas avoir autant de chômeurs puisqu’elle compte plus d’un million d’immigrés. » C'était donc il y a quarante-trois ans. Or, comme le défunt l’avait asséné dans un adage politique dont il avait le secret : « La mémoire électorale des Français est de six mois. » Celle des Kanaks de Nouvelle-Calédonie est loin d’oublier le drame d'Ouvéa, cet assaut militaire ordonné entre les deux tours de la présidentielle de 1988 contre des militants indépendantistes du FLNKS, durant lequel dix-neuf d'entre eux seront tués, dont « Acta fabula est » (la pièce est finie), aurait dit certains après leur capture. Il avait été précédé d’une l’empereur Auguste sur son lit de mort. Après s’être sortie virulente de Jacques Chirac, alors premier fait lisser les cheveux et raser la barbe. Après s’être ministre et candidat à la présidence de la République, regardé dans un miroir en demandant : « N’ai-je sur « la barbarie de ces hommes, si l’on peut les pas bien joué mon rôle ? » À l'heure du trépas appeler ainsi ». de l’ancien président de la République, chacun est Aujourd'hui, le Musée des arts premiers du quai prié de hocher gravement la tête en lisant et en Branly est devenu musée Jacques-Chirac. Il présentait entendant les inévitables sornettes sur les prétendus en 2016 une exposition à la gloire et même tout liens indéfectibles entre Jacques Chirac et – au choix – à l’honneur d’un homme épris d’altérité, ami des Aimé Césaire, Kofi Annan ou Nelson Mandela.