LA DIABLESSE

RAYMOND RUFFIN

LA DIABLESSE

Pygmalion Gérard Watelet Paris Du même auteur :

— Les Lucioles de ma nuit — Le Maquis Surcouf en Normandie (1976, Presses de la Cité) — La Résistance normande face à la Gestapo (1977, Presses de la Cité) (Grand Prix des Écrivains normands) — Journal d'un J3 (1979, Presses de la Cité) — Ces Chefs de qui gênaient (1980, Presses de la Cité) — Résistance P. T. T. (1983, Presses de la Cité) (Ouvrage couronné par l'Académie Française) — Guide des maquis et hauts lieux de la Résistance normande (1984, Presses de la Cité) — La Vie des Français au jour le jour, de la Libération à la Victoire, 1944-1945 (1986, Presses de la Cité) — Le rôle de la Résistance normande dans la nuit du 5 juin 1944 (Hachette, Connaissance de l'Histoire) — Les F.F.I. : Contribution à la Bataille de Normandie (Hachette, Connaissance de l'Histoire) En cassette, aux Éditions Pluriel : Enregistrement Radio- : 1939-1944 : La Résistance en Normandie

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À Alphonsine Pouettre, et à Eugène Ruffin, qui, sur les fonts baptismaux, ne m'ont hélas transmis qu'une bien faible partie de leur sagesse et de leur esprit. Qu'ils veuillent bien continuer, de leur petit coin de paradis, à guider les quelques pas qu'il me reste à faire.

« L'être humain est un fauve dangereux. En période normale, ses instincts mauvais demeurent à l'arrière-plan, jugulés par les conventions, les habitudes, les lois, les critères d'une civilisation. Mais que vienne un régime qui non seulement libère ses impulsions terribles, mais en fasse des vertus, alors du fond des temps le mufle de la bête réapparaît sous le masque fragile du civilisé, déchire cette mince écorce et pousse le hurlement de mort des temps oubliés. » Jacques Delarue (Histoire de la Gestapo)

« Il faut que l'on se souvienne que toute la police allemande en France occupée n'a pas compté plus de 2 000 à 2 400 hommes et femmes, y compris les chauffeurs et les téléphonistes, et que, si la police française, les auxiliaires, ne nous avaient pas aidés, jamais nous autres, n'aurions pu faire quoi que ce soit. » S.S. Standartenführer Helmut Knochen (Chef de la Gestapo en France de 1940 à 1944)

CHAPITRE I Un procès parisien

...« Oui, Monsieur le Président, je revendique le droit de porter le costume masculin. Ce droit, je l'ai acquis morale- ment lorsque j'étais estafette sur le front entre 1914 et 1917. Pour circuler à moto à l'arrière, ou même à l'intérieur des lignes, ni la robe ni la jupe n'étaient de mise. C'est là-bas à Noyon et plus tard à Verdun que j'ai pris l'habitude de me vêtir "en homme". J'en ai apprécié le côté pratique, et je l'apprécie toujours dans mes activités professionnelles et sportives. Alors, aujourd'hui, que mes détracteurs n'aillent pas chercher dans je ne sais quelle motivation ambiguë les raisons de mon choix vestimentaire; qu'ils veuillent bien plutôt comprendre que cet attachement est dû à mon expérience du front où, entre parenthèses, je n'ai jamais rencontré ni les uns ni les autres de ceux que je vois ici acharnés à me discréditer! » Des applaudissements nourris crépitent dans le prétoire couvrant le tintement aigrelet de la sonnette du président qui s'égosille à réclamer le silence. La salle de la 3e chambre civile du palais de Justice est archicomble. La foule dé- borde dans l'allée centrale. Beaucoup de personnes dési- reuses d'assister à ce procès bien parisien sont restées massées dans le couloir, tendant l'oreille aux échos filtrant à travers les lourdes portes solidement maintenues par deux gardes. A l'intérieur, le tumulte est à peine apaisé. De leur banc, les deux avocates de la défense tentent de faire entendre leurs protestations. On distingue la voix haut perchée de maître clamant: « Ces propos sont inadmissibles, insultants ! » et celle de maître Juliette Weiler surenchérissant : « Pour les anciens combattants ici présents, nous demandons des excuses. » Le calme revient progressivement ; le président en pro- fite pour proclamer : « L'incident est clos ; madame la présidente Legrand, vous avez la parole. » Tandis que la dirigeante s'approche de la barre, la plaignante regagne sa place. Sourire épanoui, la chevelure noire plaquée, coupée court, dégageant largement la nuque, costume bleu marine au pli de pantalon impec- cable, chemise blanche et cravate grenat assortie à la pochette, chapeau en feutre mou à la main, elle salue de la tête cette nombreuse assistance, dans laquelle se re- connaissent bien des personnalités du Tout-Paris, qui n'ont pas voulu rater ce procès mondain très insolite. Nous sommes le 26 février 1930. Les juges de la 3e chambre du tribunal civil de Paris doivent se prononcer sur le bien-fondé de la plainte introduite par Mme Violette Morris à l'encontre de la Fédération Féminine Sportive de France. Les faits remontent à l'année 1927, année où les responsables de cette Fédération refusèrent le renouvelle- ment de sa licence à Violette Morris championne omni- sports pour cause de tenue vestimentaire masculine. A l'annonce de cette brutale décision, le sang bouillant de la recordwoman de France ne fit qu'un tour. D'âpres et orageuses discussions s'ensuivirent mais les administra- trices fédérales se montrèrent inflexibles. En réalité, par le biais de ce refus, se réglait un contentieux latent depuis deux ans, époque où les dirigeantes de plusieurs clubs féminins exprimaient leur mécontentement en se répan- dant en doléances auprès de leur organisme national. C'est que la forte personnalité de Violette Morris, son caractère autoritaire, certaines de ses attitudes sur les stades, indis- posaient fortement directions et entraîneurs. En dépit de ses brillants résultats dans différentes disciplines, malgré sa présence constante aux premières places dans les ren- contres internationales, malgré la moisson de médailles d'or et d'argent qu'elle engrangeait pour la France, on était bien décidé en haut lieu à se séparer d'une athlète dont les mœurs et les attitudes autant que les méthodes d'entraîne- ment et l'hygiène de vie s'affirmaient d'un exemple exé- crable pour les jeunes sportives. Elle nous « grangrène » nos stagiaires, gémissait-on à Fémina-Sports, à la Nova, ou à l'Olympique. « Que répondre à cette jeunesse qui la voit, quelques minutes avant de disputer une compétition, gril- ler ses éternelles cigarettes dont elle fume deux ou trois paquets par jour? puis accomplir ensuite les meilleures performances! Et comment lui faire comprendre que sa façon de s'entraîner comme une forcenée quelques jours avant les rencontres pour délaisser complètement les salles ou les pistes entre-temps est la négation même de la pratique athlétique? Et puis ses intrusions dans les ves- tiaires et les douches où elle semble toujours à l'affût d'une nymphette consentante sèment un désordre moral préjudi- ciable. » Comme on le voit, les griefs ne manquaient pas ! Mais il ne pouvait être question pour la Fédération de les étaler sur la place publique à l'encontre d'une championne de France titulaire de plus de vingt titres, d'une cinquantaine de médailles internationales, et de centaines de victoires. On biaisa donc en utilisant le plus pauvre des arguments, celui du port de vêtements masculins. Toute tentative de conci- liation épuisée, « l'infernale Morris », comme on l'appelait dans les comités, assigna les instances fédérales devant la justice en réclamant, soit sa licence, soit une somme de cent mille francs à titre de dommages et intérêts. Il fallut toute la persévérance de son avocat Maître Henri Lot pour que la plainte soit suivie d'effet ; quelques manœuvres occultes en retardèrent l'acheminement, mais enfin le procès fut appe- lé le 26 février 1930. Entre-temps, la grande presse s'était emparée de l'affaire faisant bouillonner les milieux sportifs et le Tout-Paris friand de révélations croustillantes. C'est pourquoi, en cet après-midi hivernal, la salle de la 3e chambre tranpire d'une certaine fièvre ! Après la docteresse Legrand, présidente de la Fédéra- tion, c'est maintenant Maître Lot qui a la parole. L'habile avocat est bien décidé à profiter du parterre exceptionnel qui lui est offert pour faire apprécier son talent. Pendant plus d'une heure, sur un ton tantôt pathétique, tantôt ironique, il va fustiger le comportement des instances fédérales. Il décortique les statuts pour démontrer que le refus de licence n'apparaît qu'en cas de faute grave. Alors, s'exclame-t-il, le fait de porter un pantalon constitue-t-il cette faute grave ? Si oui, aux yeux de ces dames si prudes, on devrait aller déculotter à titre posthume quelques-unes de nos héroïnes nationales en commençant par Jeanne d'Arc! Dans le prétoire, l'assistance se tord de rire. Et avant de terminer sa plaidoirie, reprenant un ton solennel, il expose le préjudice subi par sa cliente qui n'a pu participer aux Jeux Olympiques de 1928, ni défendre ses titres aux championnats de France de 1928 et 1929. C'est maintenant Maître Weiler qui plaide pour les « défendeurs ». Sa tâche s'avère ingrate car elle doit utiliser les arguments tenus dans l'ombre du procès. Elle fait de discrètes allusions au comportement de Violette Morris, aux incidents qu'elle a provoqués sur les terrains, à l'exemple détestable qu'elle montre, aux moyens parfois peu orthodoxes qu'elle emploie pour s'imposer, mais elle n'évoque pas ce que le public attend : ses incursions dans les vestiaires. Maître Yvonne Netter qui prend le relais s'attaque couragement à la cause avancée du refus de licence : le port du costume masculin. Elle s'étonne d'avoir à plaider contre une femme « trop moderne », mais elle estime que les fantaisies vestimentaires de la championne sont de nature à porter préjudice à l'aura féminine tant en ville que sur les stades. Et puis, ajoute-t-elle, quel modèle peut représenter Mme Morris qui a poussé la caricature de son personnage en allant jusqu'à se faire sectionner les seins ! C'est maintenant de la Fédération masculine qu'elle doit solliciter sa licence! Maître Lot a bondi : « Monsieur le Président, les faits cités par la partie adverse sont postérieurs à l'affaire, ils ne peuvent être évoqués ici. » Sur sa chaise, l'intéressée n'a pas bronché; un léger sourire aux lèvres, elle semble se délecter de cette passe d'armes, car les avocats s'inter- pellent au grand dam du président qui s'époumone tout en agitant frénétiquement sa sonnette. Dans la salle, le brou- haha s'amplifie, on s'interpelle: « Qu'est-ce que je vous avais dit ! cette ablation des seins est bien réelle ! » « Mon cher, cette bonne femme m'étonnera toujours ». « Mon Dieu ! gémit une élégante portant voilette, se faire enlever la poitrine, quelle horreur ! » « En tout cas, rétorque l'un de ses admirateurs, beaucoup pourraient lui envier son courage et son palmarès! » Les efforts du président fi- nissent par porter leurs fruits ; le calme revient. Violette Morris se lève: « Puisque je viens d'être mise en cause sur un sujet étranger à l'affaire, puis-je répondre? — Oui, mais très brièvement. — Eh bien, il est exact que j'ai fait procéder à une mastectomie. La nature m'avait dotée d'une poitrine qu'on nomme avantageuse, mais elle me gênait dans mes activités sportives et particulièrement dans le « baquet » des voi- tures de compétition. C'était comme un sixième doigt à une main. Un sixième doigt est gênant, on le fait couper. C'est la simple logique. Il ne s'agit ni d'esthétique, ni de goût de l'excentricité. Le sport est toute ma vie ; je ne m'embar- rasse pas du reste. Si d'autres ne saisissent pas cela, les pilotes, eux, le comprendront. » Lorsqu'elle se rassoit, les applaudissements crépitent à nouveau dans le prétoire. Cette fois, le président se fâche et menace de « faire évacuer ». Noyés dans la foule, plusieurs as du volant ou du guidon n'ont pas été les derniers à manifester leur approbation. Ses compagnons d'écurie de chez Benjamin: Lenfant, Hibert, Battagliola, Gonnet, mais aussi Morel, Mestivier de la firme Amilcar, Benoïst et Bueno de chez Salmson, Gex et Zind de la société Motosa- coche, Violet et Couderc de chez Griffon, Berrenger de B.S.A., Lambert de chez Harley, Vachey de chez Terrot, Francisquet de chez Norton, et puis Robert Sénéchal, Michel Doré, Costantini, forment une cohorte de sup- porters des plus bruyantes. Auprès d'eux, mais aussi tout au fond de la salle, on peut apercevoir des coureurs des groupes Bugatti, Alfa-Romeo, Delage, Peugeot, Talbot, Douglas, Chenard, Voisin, car le monde de l'automobile et de la moto a voulu faire bloc autour de « l'un des siens ». Sont là également quelques professionnels du vélo, pistards pour la plupart: Choury, Grassin, Maréchal, Georges Wambst, Aumerle, Sausin, Bréau, Maronnier, et quelques autres qui ont apprécié le « coup de pédale » de « la Morris ». Si la gent masculine est largement représentée, par contre les féminines brillent par leur absence. A l'ex- ception de sa fidèle Marguerite Patouillet, aucune n'a voulu braver les foudres de la puissante Fédération. Blousons et même pull-overs détonnent quelque peu au milieu des tweeds et des fourrures, mais ils rendent l'atmosphère plus chaleureuse. Ce qui n'est apparemment pas du goût du président dont on perçoit l'agacement au fil des débats. Les avocats en ont terminé, aucun témoin n'est cité, et l'avocat général vient de déclarer qu'il ne se fera entendre qu'à quinzaine! Ce qui fait bien l'affaire du juge qui déclare aussitôt que l'audience est levée. Fort dépité, le public commence à quitter la salle tandis que juristes et journalistes rassemblent leurs notes. Parmi ces derniers, le célèbre chroniqueur sportif Al. Baker d'Isy de L'Écho des Sports semble assez mécontent. Peu favo- rable à la championne, il échange ses impressions avec son confrère René Lehmann de Match : — La montagne accouche d'une souris ! Et dire qu'il va falloir remettre ça dans quinze jours ! Que de bruit pour rien ! Il y a longtemps que la 2 F.S.F. aurait dû virer cette virago de Lesbos! — Une virago qui nous a tout de même valu quelques succès à l'étranger sur les stades ou au volant. — Est-ce une raison pour la laisser régenter les clubs et contaminer nos athlètes ? Non, ce qui est ridicule de la part de la Fédération, c'est d'avoir pris ce prétexte idiot du costume masculin alors qu'elle pouvait fonder sa décision sur des faits autrement graves. Gifler un juge de touche, boxer un spectateur, malmener un chronométreur, en- gueuler publiquement un dirigeant de course, s'exhiber dans les vestiaires, n'était-ce pas là des motifs sérieux de radiation? Mais non! En haut lieu on a eu peur du scandale, peur que cela rejaillisse sur l'ensemble du sport féminin déjà bien peu considéré. — Tu vois les manchettes de certains torchons si tout cela avait été dévoilé! Max Mathey d'Aéro-Sports qui s'est approché de ses confrères renchérit: — Certains qui ont fouetté la mayonnaise ces jours derniers vont la trouver saumâtre en voyant qu'elle n'a pas pris! En quittant le palais, les trois hommes aperçoivent un attroupement sur les marches. Violette Morris, mais aussi Lenfant, Hibert, Sénéchal, Lambert, Grassin, Maréchal, Georges Wambst, signent des autographes à tour de bras. La championne, cigarette aux lèvres, rayonne. — Encore un jour de gloire pour elle! marmonne Al. Baker d'Isy. — Et sûrement pas le dernier, murmure Mathey. C'est finalement le 26 mars que les juges de la 3 chambre civile prononceront leur verdict. Bien que moins garnie que le 26 février, la salle avait quand même fait le plein. En entendant le président donner lecture du jugement, en tentant d'en suivre toutes les circonlocutions, on se rendait bien compte que ses auteurs avaient dû éprouver quelque embarras. Alternativement, les attendus soufflaient le chaud et le froid. Il était d'abord dit que les juges ne pouvaient se prononcer sur un refus de licence au titre d'un club précis, en l'occurrence les Cadettes de Gascogne, cette décision relevant uniquement des statuts de la Fédération dont il n'était pas question de discuter de son autorité. Mais sur la radiation, on admettait le bien- fondé de l'appel car « une telle mesure est de nature à léser gravement les intérêts de la plaignante, sa demande est donc justiciable ». Ce passage qui semblait bien donner raison à Violette Morris provoqua chez elle un large sourire. Vêtue d'un costume gris perle, chapeau assorti sagement tenu sur les genoux, chemise blanche et cravate grenat maintenue par une épingle sertie d'une pierre verte, elle pouvait rivaliser d'élégance avec plusieurs dandys présents dans le prétoire. Cependant, la suite allait lui être moins favorable. Sans jamais entrer dans les détails, les attendus évoquaient divers incidents, ceux de l'Olympiade, des fêtes de Dreux, de France-Belgique, du stade Pershing, du meeting de Lyon, retenant en fait quelques éléments timidement avan- cés par la défense. Mais comme ce n'était pas le motif officiel du refus de licence, il fallait bien en venir à son objet même : « Nous n'avons pas à nous occuper de la façon dont se vêt à la ville et dans ses autres occupations Mme Vio- lette Morris, mais nous estimons que le fait de porter un pantalon n'étant pas d'un usage admis pour les femmes, la F.F. S. F. avait parfaitement le droit de l'interdire. » Et en conséquence: « Le tribunal déboute Mme Violette Morris et la condamne aux dépens. » Dans la salle, les protestations fusent, émaillées de quelques applaudissements. « L'au- dience est levée. » Manifestement, le président a hâte de se débarrasser d'une affaire dont le cheminement juridique fut assez cahoteux. A son banc, Maître Henri Lot semble abasourdi; il pensait triompher devant cet aréopage parisien. Monde renversé, c'est sa cliente, toujours imperturbable, qui le réconforte. Au cours de la semaine suivante, la presse se livre à des commentaires plutôt ironiques. L'Écho des Sports, sous la signature d'Al. Baker d'Isy, titre : « Le tribunal a refusé sa "licence" à Violette Morris... mais il lui laisse celle de porter un pantalon. » On remarque l'ambiguïté des guille- mets encadrant le mot « licence » ! Quelques journalistes se déplacent au magasin d'accessoires automobiles créé par la championne à la porte Champerret afin de recueillir ses impressions. Ils récoltent bien plus qu'il n'en faut pour alimenter leur prose durant plusieurs jours; si ceux de Paris-Midi, de Paris-Soir, du Matin, de L'Excelsior, ne voudront, ou ne pourront publier l'intégralité de leurs interviews, un débutant: Georges Sicard, qui allait plus tard se faire un nom avec un surnom, rédigea un long article citant mot à mot les propos recueillis. On comprend toutefois en prenant connaissance de ce papier que le directeur du journal n'ait pas accepté de le faire paraître: « On me retire ma licence, soit ; à trente-sept ans, sur la brèche depuis près de quinze ans, je n'ai plus rien à prouver. J'ai fait en matière sportive tout ce que j'avais envie de faire. J'ai accumulé les titres et les médailles. J'ai été recordwoman de France et du monde. J'ai brillé dans vingt disciplines: lancement du poids, du disque et du javelot, course de plat, de haies, saut en hauteur, natation, water-polo, plongeon, cyclisme, boxe, lutte, football, tir à l'arc, motocyclisme, automobilisme, hockey sur gazon, , équitation, volley-ball. J'ai participé aux plus grandes rencontres internationales, aux Olympiades. J'ai disputé plus de 150 meetings, plus de 200 matchs de football, j'ai couru en vélo derrière grosse moto, du demi- fond ça s'appelle. J'ai affronté les hommes sur les rings, sur les pistes, sur les routes, dans les bassins, et même dans la traversée de Paris à la nage. J'ai fait des temps. Regardez tout autour de vous dans ce magasin, les centaines de photos épinglées aux murs en témoignent. J'ai fait briller le nom de la France à l'étranger, j'y ai même fait jouer La Marseillaise. J'aurais pu finir en beauté aux Jeux Olym- piques de 1928 ; j'en avais fait mon objectif. J'aurais tout sacrifié, boutique, volant, cigarettes, pour m'y préparer en suivant un entraînement d'enfer. Je suis sûre que j'aurais 1. Document aimablement prêté à l'auteur par Mme Desrumeaux. 2. A Bruxelles, le 2 août 1925. (Note de l'auteur.) décroché au moins deux médailles d'or, poids et disque. Mais deux ou trois putains de la Fédération m'en ont empêchée. Des bonnes femmes pas foutues de chausser les crampons ou les pointes, même pas capables d'aligner vingt brasses ou de tenir un guidon, et c'est « ça » qui vient m'interdire à moi de disputer des compétitions ! Je veux bien être jugée, critiquée, mais par des gens qui savent ce que c'est que de souffrir sur une piste, sur un plateau, de serrer les dents sur un ring, d'en prendre plein la gueule, d'aller jusqu'au bord de l'asphyxie dans un bassin, de se vider les tripes sur un terrain, de vaincre la fatigue et la trouille dans un baquet, de rouler à mort sur un vélo, de se tordre de douleur sous les crampes, oui, ceux-là peuvent parler, mais pas des potiches plus préoccupées par leur indéfrisable, leur poudre de riz, leur petite vie étriquée, que par la pratique du sport. Le sport, tu comprends, petit, c'est ma raison de vivre. Tu as vu au procès tous ces champions qui étaient là, ceux-là me connaissent, m'esti- ment. Ils savent bien que « La Morris », c'est une teigne, un caractère de chien, mais ils savent aussi qu'elle se défonce pour faire mieux, toujours mieux, parce que c'est une battante. C'est ça le sport, aller jusqu'au bout de soi-même, jusqu'à en crever. Et on vient dire, la bouche en cul de poule : mais elle s'habille en homme, mais elle boxe un connard d'officiel qui arbitre à tort et à travers, mais elle se balade à poil dans les vestiaires. — Justement, à propos de vestiaires, est-ce que... — Oui, c'est vrai, j'ai roulé un jour un patin, et même un peu plus, à une môme qui ne demandait que ça. Elle était amoureuse de moi, ça arrive, figure-toi, ces trucs-là. Pour elle, j'étais la super devant qui elle bâillait. Et après? Je n'ai jamais débauché personne de force. Cela ne m'em- pêchait pas de très bien m'entendre avec Raoul Mais qu'est-ce qu'elles peuvent y comprendre toutes ces mijau- rées qui s'envoient hypocritement en l'air dès que leur 1. Raoul Paoli, champion de France du lancement du poids qui partagera quelques années la vie de Violette Morris. bonhomme a le dos tourné? Est-ce que j'ai été demander à la salope de Simone L... si elle trouvait ça convenable quand je l'ai surprise en train de baiser avec un entraîneur de club dans les douches de Pershing? Et est-ce que j'ai ameuté les populations lorsque j'ai trouvé la respectable Mme de Baillemont le cul à l'air, troussée jusqu'au nom- bril, occupée à faire une faveur à un joueur de football dans un bureau de Colombes ? Tu peux l'écrire tout ça, je n'ai pas peur, qu'elles me fassent un procès, j'en raconterai bien d'autres ! Mais qu'est-ce que c'est que ce pays de merde où les bons à rien, les hypocrites, et les pétasses, font la loi ? Un pays qui n'a même pas la reconnaissance du ventre! Ah ! dis donc ! en fait de culotte, elles devaient mouiller la leur les pouliches de la Fédération au moment du procès ! Le trouillomètre à zéro! Et si j'avais été de leur race, si j'avais narré par le menu leurs petites combines et leurs grandes partouzes ! Mais pas de risque ! « La Morris », c'est pas son genre; grande gueule, oui! Mais à l'étage supérieur dans le panier. Je te raconte tout ça à toi qui es jeunot, qui débutes dans le métier, pour te mettre un peu au parfum, mais même si tu voulais publier ton papier, ton patron suivrait pas, peur du scandale, parce qu'on vit dans une société pourrie, et que ce monde-là se tient les coudes. Moi, je m'en fous, je n'ai personne à ménager, rien à perdre. Cela fait trois ans maintenant qu'elles m'ont refusé ma licence. Au début, j'ai trouvé ça dur, plus de matchs, plus de concours, plus de compétitions, j'avoue que j'en ai pris un coup. Et puis je me suis accrochée, je n'ai pas un tempérament de perdante. J'ai consacré tout mon temps au magasin, et tu vois, ça marche. On vient me demander des conseils, et pas seulement pour les motos ou les bagnoles. L'autre jour, deux petites jeunes de Fémina-sports sont venues me voir, elles voulaient connaître mes méthodes d'entraînement aux lancers. J'ai conservé de bons amis chez les entraîneurs, certains s'inspirent de mon style. Mais où je suis toujours le mieux reçue, c'est chez les boxeurs, 1. Déléguée fédérale. que ce soit rue Montmartre ou aux Abbesses, ceux-là n'oublient pas que j'ai « tiré » dix rounds face à des gaillards comme Maitrot, Gasquet, et même douze devant les « terreurs américaines » Frank Klaus et Billy Papke. Ça, j'en suis fière, crois-moi. Tu les vois, les frimeuses de la fédération, les gants aux poings ! Crois-tu que ces perfor- mances-là, comme toutes les autres que j'ai réalisées un peu partout, m'ont valu quelque considération, quelques hon- neurs, quelques récompenses ? Non ! Rien ! Dans ce pays, il faut être escroc comme Marthe Hanau pour recueillir louanges et lauriers. Des imbéciles se sont indignés parce que je me suis fait enlever les seins, mais si je l'ai fait, c'est parce qu'ils me gênaient pour conduire, il faut être à l'aise dans les baquets où les volants tiennent beaucoup de place. Combien sont-elles les pimbêches du grand monde à se faire bander la poitrine pour être à la mode ? Si elles avaient un peu de courage, elles m'imiteraient, ce n'est pas le désir qui leur manque en ces années où la vogue est aux planches à pain! Mais voilà, il faut oser et ne pas avoir peur de souffrir. — Ne le regrettez-vous pas maintenant? — Non, absolument pas, je ne regrette jamais rien de ce que j'ai voulu. — On a rapporté cette opération à votre... goût pour les femmes ! — Ah, oui! Toujours les mêmes conneries, mais j'ai un homme aussi dans ma vie, on n'en parle jamais! — Comment a-t-il réagi à cette ablation? — Assez bien. Oh! évidemment, cela ne l'a pas ravi, mais il est de la même race que moi, celle des gagneurs, alors il m'a comprise. — Comment voyez-vous votre avenir? — Je ne tire pas de plans sur le futur. Je vis au jour le 1. Marthe Hanau, présidente de société bancaire, fut à l'origine en 1928 de l'un des plus grands krachs financiers de l'époque. Des milliers de petits épargnants furent ruinés par la banqueroute de La Gazette du franc des nations. (Note de l'auteur.) jour. Aujourd'hui, tout marche bien. Demain, si ça ne va plus, je ferai autre chose. On m'a fait des propositions à l'étranger, j'y réfléchirai. — Où, précisément? — En Italie, j'ai la cote là-bas. Eux savent apprécier l'effort. On dit des tas de trucs sur Mussolini, mais je peux te dire qu'il a une autre idée du sport, et surtout du sport féminin, que celle qui règne ici. Là-bas, les athlètes sont encouragés, aidés, entretenus. Quelle différence! — Vous demandiez cent mille francs de dommages et intérêts ; pensiez-vous sérieusement les obtenir ? Et si oui, qu'auriez-vous fait de ce pactole? — Non, je savais bien qu'on ne me donnerait jamais ça, mais il fallait que je fixe la barre très haut en fonction de mon renom et du préjudice subi. En réalité, la seule reconnaissance du bien-fondé de ma plainte m'aurait suffi. Je n'ai jamais réfléchi à l'emploi d'une telle somme si par hasard elle m'avait été attribuée, mais je pense que je l'aurais consacrée à l'étude d'un nouveau moulin qu'un copain est en train de mettre au point dans les 1100 cm Lui qui pleure après le pognon! — On vous a également reproché, étant sportive émé- rite, de trop fumer? — Ça, c'est vrai. Je bombarde beaucoup trop, surtout depuis cinq ou six ans, mais j'ai pris ce vice en conduisant. Quant tu te tapes plusieurs jours et plusieurs nuits de course comme dans Paris-Pyrénées-Paris, ou le Bol d'Or, tu essayes de vaincre la fatigue et le sommeil en fumant. Mais en période de préparation de compétitions : lancers, foot, vélo, natation, etc... je réduisais drôlement la dose. Apparemment, cela ne m'a pas gênée puisque j'ai encore battu des records. Mais attention ! ce qui me convenait à moi n'est pas forcément valable pour les autres, et je n'ai jamais recommandé l'usage du tabac aux jeunes. — Mais... l'exemple! — L'exemple ! Ça c'est encore une idée de pétasses. Un athlète n'a pas à se soucier de la façon dont les autres se préparent. J'ai vu des trucs inouïs : un entraîneur qui, une heure avant la course, gavait son sprinter de viande hachée ! Et tu n'as qu'à aller faire un tour dans les cagnas du Vel d'Hiv' pour voir les soigneurs à l'œuvre ! Je n'en ai pas pour autant adopté leurs mixtures! Et combien de recettes magiques dans chaque sport ! De la foutaise tout ça ! Il n'y a que deux trucs de payants: la condition physique par l'entraînement et la volonté; le reste... — Que conseilleriez-vous à des débutants? — Je n'ai pas la vocation d'éducatrice mais certaines personnes l'ont, j'en ai bénéficié à mes débuts. Je ne saurais pas diriger parce que surtout je n'ai pas la patience, et il en faut pour faire ce boulot-là. Très vite, j'ai envoyé tout le monde balader et j'ai toujours travaillé seule. La seule chose que je peux dire aux jeunes, s'ils ont un peu d'étoffe, c'est d'apprendre à souffrir. Que ce soit sur un vélo, sur une moto, dans un bassin, sur une piste, sur un ring, il faut savoir se défoncer les tripes, surtout à l'entraînement. C'est parce que je me suis imposée des heures et des heures d'agonie que j'ai obtenu des résultats. Comment crois-tu que je sois parvenue à passer de 12 m à presque 20 m au lancer du poids ? Quand j'ai commencé à rouler en vélo sur piste derrière grosse moto, je tournais à un petit 50 km/ heure de moyenne, deux ans après sur 5 km je faisais un chrono de 61,050 aussi bien que les stayers masculins! Je crois que c'est en demi-fond que j'ai souffert le plus. Tiens, je me souviens d'une anecdote : Robert Grassin, celui qu'on appelait « le Roi du plancher » parce qu'il était imbattable au Vel d'Hiv' champion de France et même champion du monde me dit un jour à Buffalo en comparant ses cuisses aux miennes: « Tu vois, ma nénette, bien que tu aies des gigots deux fois plus gros que les miens, je te rejoins en moins de cinq kilomètres. » C'est vrai que le Toto avec son petit gabarit il payait pas de mine ! mais il avait une de ces

1. Champion de France en 1924, champion du monde en 1925, 10 fois champion d'hiver au Vel-d'Hiv. classes ! Le « père Sérès » qui écoutait, toujours en train de charrier Grassin, fait monter les enchères. Bref, une heure après on se retrouve chacun d'un côté de la piste, lui derrière Didier, et moi derrière Asquer, Jojo jouant les starters. J'avais prévenu mon « driver » : « Deux tours d'échauffement et puis après on accélère progressivement à chaque passage sur la ligne ; si je gueule stop, tu baisses d'un cran. » On part; Toto avait dû donner les mêmes consignes à Didier car les quatre premiers tours on passait presque ensemble sur nos marques. Ça commençait à aller vite, j'avais l'impression de voler et je me disais « Et si c'était toi qui le rejoignais ? » J'avais fait plusieurs passages, concentrée sur le rouleau, lorsque je m'aperçois que je ne le vois pas dans la ligne en face ; je me balance un peu la tête sur le côté et voilà que j'entends le moulin de sa machine derrière moi! Putain! Il entrait dans le virage comme j'en sortais. Je gueule a Asquer: « Plus vite! Allez! « Douce- ment il met un peu de sauce, je moulinais méchamment. Plus le moment de regarder où il en était le Toto ! Asquer en remettait toujours progressivement ; j'eus bientôt l'im- pression que j'allais exploser. Je serrais les dents répétant: « Tu l'as voulu ; alors faut y aller ou crever. » Je sortais du virage sud quand j'entendis le coup de pistolet, Toto venait de passer la ligne ; quelques secondes après, le deuxième coup retentissait. J'étais battue seulement de 85 mètres ! Plus tard, Jojo m'indiqua que depuis le troisième kilo- mètre, je reprenais régulièrement de la distance à chaque tour. Quand je suis descendue de vélo, j'étais morte et je me suis affalée sur la pelouse. Jamais je n'ai autant souf- fert! Toto m'a embrassée en me disant: « Ce que tu viens de faire, aucune femme ne l'a jamais fait et ne le fera jamais. » Le dimanche suivant, au Parc où, en lever de rideau, je m'attaquais au record des 10 km, tous les gars sont venus me féliciter : Linart, Maronnier, Bréau, Ganay, 1. Georges Sérès père, 5 fois champion de France (1919-1920-1922-1923- 1925), champion du monde en 1920. 2. Georges Sérès, surnommé « Jojo ». Michard, Poulain, Devoissoux, Cugnot, et même le Suisse Paul Suter, d'autres encore ! Tous ces as du sprint ou du demi-fond avaient su apprécier la performance. Mais ce jour-là, je ne fis rien de bon, j'avais encore dans les jambes ma poursuite contre Grassin, c'était quatre jours plus tôt qu'il aurait fallu prendre mon temps ! Ah, si seulement il y avait eu un chronométreur à Buffalo! — Justement, je ne comprends pas. Est-ce que l'Union Vélocipédique de France n'interdit pas aux femmes les courses sur piste? — Si, sur les vélodromes soumis à son autorité. Mais même sur ceux-là il y a toujours des dérogations. Moi, j'ai couru à Buffalo, au Parc des Princes, au Vel d'Hiv, à Lyon comme à Bordeaux, aussi bien qu'à La Croix-de-Berny, à la Cipale, à Saint-Denis, ou à Aulnay. En fait, c'est la Fédération Féminine Sportive qui parvient toujours à s'imposer ! Mais c'est vrai qu'en France tout est complexe et affaire de magouille. A l'étranger, les choses sont bien plus simples et claires. En Italie, par exemple, en Belgique, et même en Allemagne, les féminines sont reconnues, et je ne parle pas de l'Angleterre ou de la Suède! Même sur route, des filles comme Cousin ou Robin qui ont de la classe à revendre sont brimées, alors qu'en Espagne Al- phonsine Strada-Morini et en Angleterre Ethel Cook dis- posent de supports importants. — Mais la récente création de la Fédération française de cyclisme féminin ne va-t-elle pas faire bouger les choses ? — Peut-être, c'est en tout cas l'un de ses objectifs, mais déjà le torchon brûle entre certaines dirigeantes. Décidé- ment, les femmes éprouvent beaucoup de mal à s'en- tendre En réalité, c'est l'esprit qu'il faut changer. Est-ce qu'un organisme qui se donne pour vocation l'essor du sport féminin ne devrait pas être à l'avant-garde du pro- grès ? Quand on le voit s'abaisser à défendre des positions 1. Une Fédération cyclo-féminine de France prendra le relais jusqu'au regroupement avec le sport masculin en 1940 (Le grand livre du sport féminin, de Françoise et Serge Laget et Jean-Paul Mazot). rétrogrades telles que l'interdiction pour les athlètes de revêtir un costume masculin, on est bien obligé de se dire qu'il ne possède ni les qualités, ni le dynamisme indispen- sables à la promotion de ses affiliés. — Alors, Violette Morris sur les stades, c'est fini? — Oui, bien fini; j'aurais eu dix ans de moins, je me serais battue; mais il faut être réaliste et subir la loi du sport. A trente-sept ans on plonge fatalement. Pas de regrets, j'ai fait une belle carrière. Et puis, il me reste la moto et la voiture, je disputerai encore sûrement des rallyes. J'aurai toujours le petit frisson de « la gagne » ! — De cette longue et passionnante conversation, je... — Ah ! ça, petit, je t'en aurai raconté davantage en une heure que j'en ai dit en quinze ans à tes confrères! Heu- reusement que tu prends en sténo ! Mais tu as travaillé pour rien car ton rédacteur en chef ne publiera pas ça! — J'essaierai pourtant, je me battrai et... — On ne se bat pas contre les moulins à vent ! Je te l'ai dit, mais tu t'en rendras compte par toi-même parce que tu me parais pur — trop pour ton milieu — et pas con. On vit dans un pays pourri par le fric et les combines. Un pays de phraseurs, de magouilleurs et de trouillards. L'élite est en train de pourrir dans les cimetières de la Meuse et de Champagne. Ce pays de petites gens n'est pas digne de ses aînés, pas digne de survivre. Un jour, sa décadence l'amè- nera au rang d'esclave, mais moi, si je suis toujours là, je ne ferai pas partie des esclaves. Crois-moi, ce n'est pas dans mon tempérament. » Quelle extraordinaire prémonition en forme de conclu- sion !

CHAPITRE II

Le sport au couvent

Lorsque, le 20 avril 1893, le capitaine de cavalerie Jacques-Pierre Morris se présenta à la mairie du VI arron- dissement de Paris pour déclarer la naissance de sa fille Violette, Marie, Paule, Émilie, née le 18 à 6 heures du matin à son domicile, 61, rue des Saints-Pères, son visage renfrogné n'incita pas l'employé de l'état civil à féliciter « l'heureux père ». L'arrivée à son foyer d'un second élément féminin deux ans après celle de Lætitia n'était en effet guère appréciée de cet officier qui depuis des mois espérait un héritier. Il se doutait bien qu'à quarante-trois ans, même si sa jeune épouse Éliseth, Marie, Antoinette Sakakini, de vingt ans sa cadette, le souhaitait aussi, les chances de voir se perpétuer son nom s'amenuisaient. Et pour ce militaire de vocation, fils d'un général de brigade, cette perspective était insup- portable. La déception des parents ne pouvait que rejaillir sur l'enfant. Des deux fillettes, Violette, la cadette, apparut tout de suite la plus robuste. Vigoureuse et potelée, elle poussa comme un champignon, ignorant les affections infantiles habituelles qui n'épargnaient pourtant pas sa sœur. Aussi brune que sa mère, elle charriait dans ses veines un mélange de sang slave, latin et celte dû au brassage de branches familiales fort disparates. Cette ascendance cos- mopolite va donner à son caractère les traits marquants qui L'incroyable aventure de Violette Morris (1893-1944), 52 fois internationale, 9 fois championne de France, titulaire de plusieurs records nationaux et mondiaux, ne se raconte pas en trois lignes. Elle se lit, se dévore de la première à la dernière page. Impossible, en effet, de relater brièvement la cascade de péripéties qui jalonnent son extraordinaire existence. Quelques dates cependant précisent son tumultueux parcours : 1903 : Sacrée « graine de champions » par les religieuses chargées de son éducation. 1910 : La séduisante et riche épouse d'un puissant homme d'affaires l'initie aux amours féminines. S'ensuivent frasques et scandales à répétition. 1914 : Engagée volontaire comme ambulancière puis estafette en Artois et à Verdun. 1919 : Reprise à Paris d'une vie dissolue parallèlement à une carrière sportive couronnée de lauriers. 1923 : Liaison avec Raoul Paoli, célèbre champion d'athlétisme et de lutte. 1929 : Ablation volontaire des seins, obstacles dans ses compétitions. 1930 : Exclusion des stades par la Fédération Féminine Sportive de France, suivie d'un procès retentissant qui fait la joie du Tout-Paris. 1936 : Invitation aux J.O. de Berlin. Fascinée par l'ordre nazi, devient agent de renseignements pour le compte de l'Allemagne. 1940 : Le Milieu la recrute. 1942 : La Gestapo l'incorpore. 1944 : La Résistance l'exécute sur ordre de Londres. Dotée d'un caractère d'acier, d'une force physique hors du commun (elle pouvait mettre hors de combat par k.o. hommes ou femmes qui se dressaient sur sa route), Violette Morris n'a cessé, tout au long de sa vie, de défrayer la chronique, d'accumuler les défis. Manquait sur elle une biographie sérieuse- ment documentée. Cette passionnante reconstitution historique présentant tous les ingrédients d'un véritable scénario de film, comble désormais cette lacune. Grâce à elle, grâce à dix années de recherches de son auteur, aux multiples témoignages qu'il a pu recueillir, Violette Morris sort de l'ombre et prend la place qui lui revient dans l'inquiétante galerie des personnages diaboliques de l'Histoire. Lauréat de l'Académie Française, Chroniqueur et critique littéraire, Raymond Ruffin est l'auteur de nombreux ouvrages sur la période de l'Occupation.

Pendant des années, ma fidèle Marquise m'a accom- pagné dans les recherches et les travaux que je menais pour réaliser cet ouvrage. A la veille de sa publication, elle vient de disparaître ne me laissant que ce coin de fauteuil désormais bien vide dans mon bureau. Vide, comme l'est aussi ce fragment de mon cœur qu'elle avait conquis par sa chaude et fidèle amitié.

ISBN 2-85704-290-6 3-89 > 20-296-4 110,- F (t.t.c.)

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