Quand les Guignols de l’Info rient jaune ; Les élections françaises du printemps 2002 Patrick Schmoll

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Patrick Schmoll. Quand les Guignols de l’Info rient jaune ; Les élections françaises du printemps 2002. Revue des Sciences sociales, Presses Universitaires de Strasbourg, 2010, Humour et dérision, pp.86-91. ￿hal-01286804￿

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e succès des émissions satiri- fait donc un concurrent de celui-ci. ques télévisuelles et radiopho- C’est cette limite que nous souhaitons L niques montre que l’humour et explorer, dans ses effets de paradoxe la dérision sont devenus une moda- que les Français ont pu vivre à l’oc- lité d’expression dominante dans le casion des élections présidentielles et champ du débat politique en France. législatives de 2002. Le point d’orgue de cette évolution Après le retrait de Coluche, puis sa aura sans doute été la candidature de disparition en 1986 dans un accident Michel Colucci, alias Coluche, aux de la route, deux émissions satiriques élections présidentielles de 1981. Le télévisées se sont longtemps partagé célèbre clown, qui animait une émis- les faveurs du public, le Bébête-Show sion sur la station de radio Europe 1 sur TF1 et les Guignols de l’Info sur où il commentait l’actualité politique, Canal Plus. Le Bébête-Show est créé fut rapidement crédité de 15 à 17% en 1981 par Stéphane Collaro dans le d’intentions de vote, perturbant pro- cadre de son émission Cocoboy, sur fondément le jeu électoral tradition- le modèle du fameux Muppet’s Show nel, avant que des pressions politiques anglais. Les personnages politiques y l’incitent à renoncer à sa candidature. prennent la place des marionnettes Il y a là le signe d’un rapport ambigu connues de ce programme. François du rire au pouvoir : le rire bouscule Mitterrand est par exemple incarné le confort des croyances, il interroge par la grenouille Kermitterrand. Quo- les savoirs dogmatiques et les mora- tidien à partir de 1988, le Bébête-Show les conventionnelles, et menace donc organise sa scénographie autour d’un l’assise même du pouvoir ; mais ce fai- comptoir de café où les personnages sant, il devient lui-même source d’un se retrouvent devant leur “canon” pouvoir, dont le rieur est parfois bien pour discuter. C’est également en embarrassé. Cette ambiguïté devient 1988 qu’Alain de Greef, directeur des patente dès lors que la dérision est programmes sur Canal Plus, décide relayée et organisée par un média de remplacer Les Nuls par une adap- comme la télévision qui l’assure du tation de la production britannique même public que le politique et en , sous le titre Les Arè-

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nes de l’Info. D’abord hebdomadaire, l’autre. Par exemple Bernard Tapie se que le Bébête Show. Le couple émet- l’émission devient quotidienne et signale par un “parler vrai” qui n’est teur-récepteur n’est de ce fait pas le prend le nom de Guignols de l’Info. toutefois que l’élément saillant de son même : dans un cas, un public plus âgé, Alors que le Bébête-Show voit son paraître public, ce qui s’exprime dans plus rural, de CSP moins élevée que la audience diminuer progressivement, l’émission des Guignols de l’Info par la moyenne, dans l’autre un public plus et interrompt finalement ses émissions franchise cynique, le propos vulgaire jeune, plus urbain, de CSP plus élevée après les élections présidentielles de et la propension au tutoiement de sa (Fraisse 1995). 1995, celles-ci consacrent au contraire marionnette. – Le traitement du simulacre et le succès des Guignols, qui avaient déjà Soulignons d’emblée, avec Marlène de la représentation est également pris un avantage déterminant avec le Coulomb-Gully, mais aussi avec Annie différent dans les deux émissions. Le traitement, dans les formes caricatu- Collovald et Erik Neveu (1996), la mise Bébête Show postule un rapport au rales du “show”, de la première Guerre en abyme introduite par ce “spectacle réel et à la représentation conforme à du Golfe en 1991. Depuis une ving- du spectacle”, car ce sur quoi nous une vision classique, les marionnettes taine d’années, les Guignols de l’Info insisterons, c’est que, selon la scéno- sont clairement des caricatures. L’op- occupent ainsi une position de quasi- graphie choisie par l’émission, cette position entre le modèle et la copie monopole sur le terrain de la mise en abyme peut être démultipliée est moins nette dans les Guignols, qui politique télévisuelle. par le média télévisuel en un “spectacle sont débarrassés de la référence ani- du spectacle du spectacle”, qui per- malière des marionnettes du Bébête Guignols et Bébête met d’expliquer, d’une part, le succès Show et remplissent généralement d’une émission par rapport à l’autre, dans la fiction le rôle qu’elles ont dans Show : des ressources et d’autre part, la contribution de cette la réalité : le présentateur de l’émission, communes, des émission aux effets de miroirs et de “PPD”, est la marionnette de Patrick dispositifs divergents surprise qui vont affecter le processus Poivre d’Arvor, présentateur emblé- n électoral. matique du journal télévisé du soir sur Marlène Coulomb-Gully pointe les TF1. Leur langage est très proche de la Marlène Coulomb-Gully a consacré différences importantes entre les deux façon dont s’expriment les originaux : plusieurs articles à l’étude comparée émissions : les allusions obscènes et scatologiques de ces deux émissions et y revient dans – Les formes de sollicitation du fréquentes dans le Bébête Show n’affec- un ouvrage plus largement consacré public divergent profondément. Le tent dans les Guignols que les person- aux rapports entre télévision, specta- principe du spectacle repose sur la nages effectivement connus pour leur cle et élections, paru en 2001. Nous dimension fondamentalement grou- vert-parler. La scénographie des deux nous appuierons sur ses analyses pour pale du rire. Mais dans le Bébête Show émissions consacre cette différence. Le montrer qu’elles sont confirmées par on indique au téléspectateur quand réel est figuré dans le Bébête Show par les événements électoraux de 2002, qui rire au moyen de rires pré-enregistrés l’espace du bar, adaptation contem- permettent aussi de les compléter et de censés entraîner l’hilarité du public, poraine du café du commerce, où se les prolonger. sur le modèle des sitcoms télévisés. côtoient les hommes politiques, ce Le Bébête Show et les Guignols de Dans les Guignols le spectacle est qu’ils ne font pas dans la réalité. Alors l’Info relèvent d’une tradition satiri- “live”, la foule effectivement présente que le réel figuré dans les Guignols que ancienne, où elles puisent leurs dans le studio du programme Nulle est celui de l’espace médiatique lui- parentés : part ailleurs assure cette fonction d’en- même : une parodie du journal télévisé – La visée est pareillement mora- traînement. La caution provient d’un du soir, avec ses reportages. liste dans les deux émissions. La satire public réel d’un côté, elle est fictive de Marlène Coulomb-Gully souli- dévoile que le politique est un specta- l’autre. gne les effets médiologiques de cette cle, dans lequel les politiciens jouent – La compétence du récepteur pos- confusion entre les deux paraître, des rôles inauthentiques. Elle vise tulée par les deux émissions n’est pas celui du spectacle et celui du poli- donc à dénoncer l’écart mensonger la même. On a souvent souligné la dif- tique. Progressivement, les Guignols entre l’être des hommes politiques et férence d’orientation idéologique des s’affranchissent de la référence de leurs leur paraître. deux émissions, populiste pour l’une, personnages aux êtres réels qu’ils cari- – Les procédés comiques sont ceux intellectuelle pour l’autre. Explicite caturent. “PPD” n’est plus seulement de la farce, déjà utilisés dans le théâtre et visuel, le comique du Bébête Show la parodie d’un présentateur : il est un de Guignol, auquel l’émission de Canal fonctionne le plus souvent au premier présentateur réel qui anime une émis- Plus emprunte son nom. La satire est degré, sans croisement d’effets mul- sion de Canal Plus. « Nous à Canal donc elle-même un spectacle : elle ne tiples et contradictoires. Au contrai- Plus… » dit-il parfois, oubliant que peut pas montrer directement l’écart re, jouant davantage sur l’implicite, son modèle est censé travailler à TF1. entre l’être et le paraître des person- le langagier, sur des décrochements Les marionnettes du présentateur télé- nages mis en scène, elle doit le faire de sens complexes entre le dit, l’écrit visé et du président de la république en introduisant une divergence entre et le montré, les Guignols postulent forment au cours des deux états du paraître, l’un singeant un récepteur plus agile et plus subtil deux mandats de ce dernier, soit douze

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ans de 1995 à 2007, un tandem qui – L’une des explications possibles à rire de tout, à ne considérer rien acquiert la stabilité d’un vieux couple. tient aux stratégies respectives des comme sérieux ou sacré. La France se Le public y est manifestement atta- chaînes de télévision. Pour TF1, chaîne vit en effet communément comme la ché, et les marionnettes poursuivront autrefois publique et qui conserve une patrie historique de la Raison, d’une leur carrière après que leurs originaux image institutionnelle, l’impertinence part, et du Bel esprit, de l’autre. Les auront arrêté la leur : la marionnette de a un coût : les insolences du Bébête deux termes sont intimement associés l’ex-président continue à commenter Show ne sont que tolérées. Au contrai- dans la figure de “l’honnête homme” l’actualité, et surtout, “PPD”, qui a re, Canal Plus consent un investisse- du XVIIIe siècle. L’esprit est au service commencé sa carrière sur Canal plus ment important dans une émission de la raison en tant qu’analyseur des presque en même temps que Patrick qui est devenue emblématique de l’es- paraître et que pédagogie du détache- Poivre d’Arvor la sienne sur TF1, prit frondeur revendiqué par la chaîne ment. Rire est un signe d’intelligence. continue à ce jour à présenter les Gui- toute entière. Les Guignols brocardent De ce point de vue, l’humour des Gui- gnols alors que le présentateur vedette même les émissions et les dirigeants de gnols est plus proche d’un exercice est remercié par son employeur en leur propre chaîne – quoique, appar- intellectuel raffiné que celui du Bébête 2008. Les Guignols de l’Info effacent tenant à la même entreprise, ils n’ap- Show. Mais il s’expose à un possible peu à peu l’opposition entre la réalité pliquent pas le même regard sur les retournement sur lui-même qui a des et sa représentation pour affirmer le personnels de Canal plus (que les effets autolytiques. règne du simulacre, et plonger leur auteurs croisent tous les jours) que sur Essayons de prolonger l’approche spectateur dans une “hyper-réalité les autres acteurs du monde médiati- médiologique de Marlène Coulomb- coupée de toute nécessité représenta- que (Spies 2004). Gully pour la compléter et en explorer tive” (Coulomb-Gully 2001a). – Des commentaires ont pointé la les conséquences politiques. L’émis- grossièreté et la dérive scatologique du sion des Guignols réalise une mise en Bébête Show. Les Guignols ont connu abyme de la télévision par elle-même. La mise en abyme pareillement une vague de critiques Leur scénographie consiste à montrer au début de 2000, à une époque où une émission de télévision à la télévi- du politique n l’émission a suivi une pente similaire. sion, et cette émission est elle-même Le déclin du Bébête Show serait donc un spectacle de la politique-spectacle. Comment expliquer l’échec du celui d’une forme d’humour “sous la L’émission est diffusée en “live” et en Bébête Show ? Il faut certes souligner la ceinture” en matière de satire politi- direct. Le téléspectateur regarde donc différence de moyens dont bénéficient que. Le succès des Guignols serait au à la télévision des spectateurs en train manifestement les deux émissions. Le contraire celui de la dérision élaborée, de regarder une émission de télévision. plateau des Guignols est plus grand, qui élève l’humour au rang de discours Le spectacle se confond avec la réalité plus beau et plus fourni, le personnel sur le politique, voire de discours poli- et réciproquement. plus nombreux (il faut trois person- tique. Les marionnettes deviennent des nes pour animer une marionnette), les Mais, bien qu’elle nous en fournisse personnages réels, et la confusion marionnettes elles-mêmes sont en plus les éléments, Marlène Coulomb-Gully qu’ils entretiennent avec leurs modè- grand nombre et sont constamment n’arrive pas à expliquer comment une les permet de prêter à ces derniers renouvelées. Toutefois, TF1 aurait émission a priori plus élitiste, les Gui- les traits de caractère de leur copie. eu les moyens d’investir au moins au gnols, a fini par l’emporter sur une On sait que l’image politique de Jac- même niveau que Canal plus , si la émission plus populaire, dont le public ques Chirac est rendue régulièrement chaîne avait jugé que le concept le était pourtant plus large au départ : sympathique par le personnage popu- valait, c’est-à-dire, si elle avait jugé 5 à 6 millions de téléspectateurs contre liste de sa marionnette, auxquels les que le public continuerait à suivre le 2 à 3 pour les Guignols (Fraisse 1995). Français s’identifient facilement, aussi Bébête Show. Les budgets contribuent On est obligé de supposer qu’une par- bien dans ses erreurs et ses malheurs à faire l’audimat, mais la perspective tie du public du Bébête Show a été que dans son image d’escroc réussi. de l’audimat permet aussi en retour détournée par les Guignols. Ce qui Les commentateurs de l’élection de de débloquer les budgets. Sans nous revient à dire que le public dans son 1995 ont pu affirmer que les Français affranchir complètement des paramè- entier a globalement évolué vers une avaient autant voté pour la marionnet- tres économiques et financiers, nous forme d’humour qui instaure un autre te des Guignols que pour l’homme réel, seront fondés à centrer notre explica- rapport au politique, et à la réalité en qui était, lui, très bas dans les sondages tion sur les mécanismes de la réception général. au départ de la campagne électorale. par le public. Il est possible d’ailleurs que le phé- En 2002, les Guignols ont pareillement Pour aller au-delà de l’usure sou- nomène exprime une particularité stigmatisé l’opposition des personna- vent évoquée du genre, et de la baisse culturelle française, ou que du moins lités, entre un Chirac immoral mais de performance de l’équipe, Marlène cette particularité culturelle ait logi- charismatique et un Jospin, instituteur Coulomb-Gully propose plusieurs quement exposé les Français à être les intègre mais isolé des réalités quoti- hypothèses : premiers à faire les frais d’une sorte diennes par les chiffres. de logique interne de leur propension

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Tomi Ungerer, sans titre [dessin pour Spiegel Special], 1997. Lavis d’encre de Chine et d’encres de couleur, rehauts au crayon blanc sur papier à dessin, 40,5 x 35,7 cm. Collection Musée Tomi Ungerer – Centre international de l’Illustration, Strasbourg. © Musées de la Ville de Strasbourg / Tomi Ungerer. Photo : Musées de la Ville de Strasbourg.

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Le succès du spectacle religieuses ou autres, il n’a plus de « institutionnels », le président sortant de fiction sur prise. de droite et le premier ministre de gau- La réalité politique aujourd’hui est, che. Tout le monde se retrouve devant le spectacle politique n non seulement organisée comme un les téléviseurs à l’heure du dîner. Les spectacle, mais vécue comme tel, c’est- résultats ne pouvant être annoncés Les analystes dénoncent alors régu- à-dire comme un simulacre. L’émis- officiellement qu’à 20 heures exacte- lièrement ce qu’on peut présenter sion des Guignols est une chambre ment, nombre de téléspectateurs (dont comme une manipulation du télés- d’écho de cette confusion : le télés- nous sommes) se branchent sur l’émis- pectateur, et donc du citoyen. Mais pectateur-citoyen n’a plus à faire la sion spéciale des Guignols de l’Info c’est oublier que toute théorie de la distinction entre réalité et fiction, il qui commence plus tôt. L’ambiance y communication implique un récep- a le choix entre deux spectacles qui est étrange, la marionnette d’un com- teur, c’est-à-dire un sujet disposant, sont deux réalités alternatives, le poli- mentateur de presse murmure d’un de par ses valeurs et mobiles propres, tique et la fiction. Et il choisit la fiction air déprimé que tout cela ne sert à de filtres entre l’image et lui pour l’in- parce qu’elle est plus drôle, et dans son rien puisque Le Pen est passé. On y terpréter et la mettre à distance (Wol- cynisme, plus vraie. En termes pro- distribue des bons points et on voit ton 1994). Le récepteur est souvent fessionnels, le spectacle est meilleur : que la marionnette de Jospin est dans critique, ce qui explique que, de tous comme l’exprimait un comédien au le groupe des mauvais élèves. Et c’est temps, les individus ont consommé lendemain des élections de 2002, les donc sur Canal Plus, de la bouche de des images tout en s’en défiant, parce hommes politiques font du spectacle la marionnette “PPD”, que le public qu’ils savent qu’elles peuvent leur faire mais ils sont moins bons que les vrais de l’émission apprend que les résultats oublier la réalité. Si donc la confusion comédiens. du premier tour des élections prési- est possible entre la fiction des Gui- Les élections présidentielles de 2002 dentielles opposeront Jacques Chirac gnols et la réalité, c’est aussi qu’elle est sont effectivement emblématiques du et Jean-Marie Le Pen au second tour. activement recherchée et entretenue fonctionnement décrit ici, en particu- Pour ces téléspectateurs, la confusion par les téléspectateurs qui plébiscitent lier par les effets de paradoxe qu’elles entre fiction et réalité est à son comble. le programme. Parce qu’elle leur per- ont produit à l’époque. L’opposition On se dit dans un premier temps que met d’effectivement oublier une réalité des caractères prêtés à Jacques Chirac c’est une blague, et il faut repasser qui a cessé de les intéresser. et fait ici figure de modè- sur les chaînes classiques pour consta- La crise du politique depuis une le. Jacques Chirac, précisément parce ter que la réalité a effectivement été trentaine d’années est au fond une que son personnage traîne les casse- rejointe par la fiction. crise du spectacle du politique, déjà roles de multiples affaires, est forcé- Dès les jours suivants, nous nous pointée en son temps par des auteurs ment le plus comédien des deux, celui sommes personnellement distancié du comme Roger-Gérard Schwarzen- auquel le public s’identifie volontiers concert des voix qui s’élevaient pour berg (1977). Elle procède de multi- parce qu’il est l’exploiteur d’un sys- souligner la gravité de cette situation. ples facteurs. Nous n’en soulignerons tème. Lionel Jospin, au contraire, dans Non qu’elle ne fût grave, mais il nous que deux pour notre propos, qui sont son personnage d’homme d’appareil, paraissait essentiel de ne pas en laisser d’ordre structurel : représente malgré lui ce système que le passer un trait essentiel, qui d’ailleurs – Sur la longue durée, on peut y citoyen rejette : l’univers désenchanté n’a pas été repris et analysé depuis, à voir un effet de ce “désenchantement de la politique gestionnaire. savoir qu’elle était aussi comique. du monde” déjà décrit par Max Weber : Français, de quoi avions-nous l’air ? les citoyens ne se font plus d’illusions Nous avions l’air de guignols. Les sur l’exercice du pouvoir politique, L’intrusion du comique commentateurs étrangers ne se sont et ils ont du mal à y voir la mise en pas privés de nous railler, d’autant plus actes des grands mythes fondateurs dans la réalité n que nous sommes généralement assez de la république et de la démocratie. fiers des modèles que nous prétendons La distorsion s’est accrue entre la scé- La confusion entre fiction et réalité incarner. La France, pays de Descar- nographie politique (les célébrations, produit un effet paradoxal dans cette tes et de la Raison conquérante, pays les débats parlementaires…) qui s’est dernière. Le détachement, la distan- de la Révolution et de la Déclaration vidée de sens, et l’exercice réel du pou- ciation d’avec la réalité n’étant plus des Droits de l’Homme, donnait à un voir, marqué moins par les “affaires” possible, c’est la réalité elle-même qui personnage qui incarnait des valeurs (qui au moins mettent du sel dans le devient comique. médiévales l’opportunité d’accéder à spectacle) que par une gestion au quo- Le 21 avril 2002, la France vote (ou ce moment culminant du débat poli- tidien sans projet de société. s’abstient, selon les cas), chacun fait tique tel que le prévoient nos institu- – D’autre part, l’individualisation ses choix de citoyen, tout le monde tions : le second tour d’une élection extrême ajoute à la désaffection du a une représentation de ce que sera, présidentielle. citoyen pour un système politique sur comme d’habitude, la finale de l’élec- La systémique ainsi enclenchée lequel, sans les relais traditionnels des tion présidentielle : un affrontement devait ensuite aller jusqu’au bout de sa appartenances partisanes, syndicales, entre les candidats pour ainsi dire logique absurde (Schmoll 2004) : pour

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contrer l’image qu’ils avaient donnée comme mauvais spectacle, permettait- Bibliographie d’eux en laissant passer Jean-Marie Le elle au citoyen de continuer à se pen- Calbo Stéphane (1998), Réception télévisuelle et Pen au premier tour, les Français ne ser, lui, comme spectateur et critique affectivité : une étude ethnographique sur la pouvaient guère faire autrement que intelligent. Ce qui a changé ce jour- réception des programmes sériels, le cas de réélire à plus de 80% (un score digne là, c’est que, par cet effet de mise en “Madame est servie” et des “Guignols de l’info”, d’une république bananière) un per- abyme auquel participent les Guignols Paris, L’Harmattan. sonnage dont tout le monde s’attendait de l’Info, les citoyens ont été forcés, le Collovald Annie & Neveu Erik (1996), « Les “Gui- un mois auparavant qu’il ait à rendre temps d’une élection, d’entrer dans gnols” ou la caricature en abîme », Mots , 48, compte devant les tribunaux des mul- le spectacle qu’ils conspuaient : avant, p. 87-112. tiples scandales qui avaient affaibli son ils pouvaient s’abstenir ou émettre un Coulomb-Gully Marlène (1997), « Bébête-Show premier mandat. La marionnette de vote farfelu, c’était leur dernière liber- et Guignols de l’Info. De l’émission à la récep- tion, parcours comiques et portraits de rieurs », Jacques Chirac s’est d’ailleurs par la té ; depuis, il est possible qu’ils aient Réseaux, 84, p. 139-148. suite exhibée quelques temps dans un pris conscience qu’ils sont de surcroît Coulomb-Gully Marlène (2001a), « Petite généalo- costume de dictateur africain. contraints par la logique interne du gie de la satire politique télévisuelle. L’exemple Le rattrapage de la réalité par la fic- système à jouer le jeu. Auparavant des Guignols de l’info et du Bébête Show », tion eut un effet inédit sur l’émission simples spectateurs, ils savent qu’ils Hermès, Paris, CNRS Éditions, 29, p. 33-42. Les Guignols de l’Info. Celle-ci avait dû sont désormais à la fois spectateurs et Coulomb-Gully Marlène (2001b), La démocratie être préparée avant les élections dans acteurs, et donc font partie du specta- mise en scène. Télévision et élections, Paris, la perspective d’avoir à brocarder le cle. Et si le spectacle est mauvais, c’est CNRS Communication, 2001. résultat attendu par tout le monde : qu’ils y sont mauvais eux aussi. Darras Éric (1998), « Rire du pouvoir et pouvoir du rire. Remarques sur un succès médiatique, un second tour Chirac-Jospin. Les politique et mondain : les Guignols de l’Info », concepteurs de l’émission ont-ils été in CURAPP, La politique ailleurs, Paris, PUF, pris de court ou ont-ils été dépassés p. 151-177. par un théâtre politique devenu plus Derai Yves, Guez Laurent (1998), Le pouvoir des absurde que ce qu’ils pouvaient ima- Guignols, Paris, Éditions n° 1. giner ? Toujours est-il que le soir du Fraisse Emmanuel (1995), « Les politiques et leurs premier tour, après avoir annoncé les marionnettes à la télévision », Médias-Pou- résultats, “PPD” met fin prématuré- voirs, 38, p. 103-109. ment à l’émission alors que celle-ci Schmoll Patrick (2004), « Le jour où la France devint folle. Les effets de surprise des élections devait se poursuivre plus avant dans la françaises du printemps 2002 », in A. Dorna soirée. Comme s’il n’y avait plus rien (dir.), La démocratie peut-elle survivre au XXIe de comique à ajouter, rien de plus à siècle ? Psychologie politique de la démocratie, dire sur un tel événement. Paris, InPress, p. 235-244. Comme nous ne voulions pas pas- Schwarzenberg R. G. (1977), L’état-spectacle, Paris, ser pour des polichinelles à l’étranger Flammarion. et à nos propres yeux, les politiques, Spies Virginie (2004), La télévision dans le miroir : les analystes et les citoyens ont traité théorie, histoire et analyse des émissions réflexi- l’événement comme s’il était “sérieux”. ves, Paris, L’Harmattan. Tournier Vincent (2005), « Les “Guignols de Mais c’est bien ce facteur comique, l’info” et la socialisation politique des jeunes », lié à la distorsion des représentations Revue française de science politique, 55(4), et à la surprise, puis à l’enfermement p. 691‑724. contraint mais conscient des conduites Wolton Dominique (1994), « Image, image, quand individuelles dans le script d’un rôle tu nous tiens… », Hermès, Paris, CNRS Édi- collectif, qui fait à notre avis l’origina- tions, p. 13-14, “Espaces publics en image”. lité de cet événement, originalité sur laquelle il nous reste encore à travailler en tant que spécialistes des sciences sociales. Il apparaît important de ne pas esca- moter ce qui a fait sens ce 21 avril 2002. En effet, dans un espace politique médiatisé par la télévision comme un spectacle, le public pouvait jusqu’à présent se contenter de critiquer le spectacle, qu’il trouvait mauvais parce que depuis des décennies les mêmes acteurs y jouent un texte qui n’est plus crédible. Du moins, la classe politique,

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