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Séquences La revue de cinéma

Claude Lelouch Maurice Elia

Numéro 139, mars 1989

URI : https://id.erudit.org/iderudit/50532ac

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Éditeur(s) La revue Séquences Inc.

ISSN 0037-2412 (imprimé) 1923-5100 (numérique)

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Citer ce document Elia, M. (1989). . Séquences, (139), 48–55.

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De passage à Montréal pour le lancement de son dernier film Itinéraire d'un enfant gâté, Claude Lelouch s'est prêté à cette entrevue avec sa simplicité habituelle. Il a défendu son cinéma de la façon qui lui est la plus naturelle, c'est-à-dire en mettant son amour pour le septième art et les goûts de son public au premier plan.

Maurice Elia

SEQUENCES No 139 INTERVIEW

Séquences — Vous avez souvent dit que vous étiez vous-même un enfant gâté, fatigué soudain de ses jouets. Et FILMOGRAPHIE que vous avez combattu cette fatigue en faisant votre dernier film. Comment avez-vous développé cette idée de film? Longs métrages Claude Lelouch — Tous mes films partent d'une atmosphère dans laquelle je me trouve à un moment donné. Je ne suis jamais parti d'un livre, d'un best-seller ou d'un scénario qui appartenait à quelqu'un d'autre. Je pars tout le temps d'observations 1960: Le Propre de personnelles. Si on regarde l'ensemble de mes films, on s'aperçoit que chacun d'eux inventé le prochain. Mes films sont l'homme finalement une chronique sur tes années que je traverse. Je porte un regard sur les hommes el les femmes que je croise, 1961: L'Amour avec et quand ils m'amusent ou me font pleurer, je m'en souviens. des si Et ça fait les films que vous voyez, que Ton peut aimer ou qui irritent, mais qui sont le miroir de ce que moi, j'ai le sentiment 1963: La Femme de voir en traversant ces années. Je ne dis pas que si un jour, on projette tous mes films, ça fera une petite chronique des spectacle années en question, mais je pense qu'on aura déjà des points de repère. Des points de repère sur le monde dans lequel 1964: Une fille et des je vis et que j'aime malgré tous les défauts qu'il a, malgré toutes les injustices. Mais j'ai le sentiment quand même que fusils ce monde s'améliore. Il est en tout cas plus performant que les générations qui l'ont précédé el qu 'il y a des petites améliorations 1965: Les Grands de l'être humain qui sont dues peut-être aussi au cinéma auquel je crois beaucoup. Je pense que le cinéma a changé les Moments mentalités. On lui doit beaucoup au sujet de l'idée qu 'on se fail des choses et des gens. C'est quand même grâce à l'éducation 1966: Un homme et cinématographique audiovisuelle, qui a favorisé les héros, les gentils. Le monde du cinéma me plaît plus que le monde de une femme la vie. Je préfère passer deux heures dans une salle de cinéma que deux heures avec des gens. Tous mes films partent 1967: Vivre pour vivre donc de sentiments personnels. C'est vrai que Tannée dernière, j'ai eu envie, après Attention bandits qui esl un film que 1967: Loin du Vietnam j'aime beaucoup, de partir, de faire un grand break, de mettre tout de côté, de prendre de véritables vacances, puisque (en collaboration] je n 'ai jamais pris de vraies vacances depuis trente ans. Et puis, au fur el à mesure que je m'établissais dans ce raisonnement, 1968: Treize jours en je me suis détesté profondément, je me suis traité d'enfant gâté. Je me suis dit que c'était vraiment scandaleux de réagir France comme ça, de parler comme ça. Je me suis dil: « Tu l'amuses comme un fou depuis trente ans, tu ne Tes pas ennuyé une 1968: La Vie, l'amour, demi-journée... » la mort 1969: Un homme qui — C'est un peu l'itinéraire que Belmondo a suivi. Vingt ans après Un homme qui me plaît, vous êtes allé le chercher... me plaît 1970: — Oui, je lui ai dit que j'avais un sujel pour lui, l'histoire d'un homme qui casse tous ses jouets les uns après les autres 1971: Smic, smac, et qui a envie de tout recommencer. Il m'a dit qu'il acceptait tout de suite, parce que c'est un fantasme auquel on a tous smoc pensé. On a tous rêvé de partir, de recommencer tout à zéro avec ce qu 'on savait, à condition dene pas perdre sa mémoire. 1972: L'Aventure, c'est l'aventure — Dans votre film, peut-on dire que, pour vous, les espaces océaniques ont remplacé, avec le temps, la voiture et 1973: La Bonne Année la vitesse? 1974: Toute une vie — J'ai toujours été un fou du bateau. C'est la parabole idéale: un homme seul sur un bateau. Ilya vraiment tous les thèmes 1974: Mariage qui son! réunis là-dedans. Je ne pense pas que ça ait remplacé la voiture qui esl l'équivalent du cheval dans le western. 1975: — Parce que la seule fois dans le film où Ton voit une voiture, c'est lorsqu'il y a un accident qui est hors-champ... 1975: Le Bon et les Méchants — C'est vrai. Mais je pense que j'ai beaucoup filmé les automobiles et j'ai eu envie de filmer autre chose. Vous savez, je 1976: Si c'était à n'ai jamais cessé d'être un cinéaste amateur. J'ai toujours fait du cinéma d'amateur, avec de plus en plus de moyens, mais refaire je suis resté cinéaste amateur. Les amateurs apprennent tout par eux-mêmes. C'est comme ça que mon cinéma est né. 1977: Un autre Ce qu'il y a dans mes films, je Tai découvert non pas dans les films des autres, mais dans la fabrication de mes films. Si homme, une vous voulez, à chaque fois que je fais un film, j'ai envie de vérifier dans le prochain si ce que j'ai appris a été bien appris. autre chance Je me considère donc comme un cinéaste 1res tardif. Un tardif qui a commencé 1res tôt. 1978: 1979: A nous deux — Votre personnage principal est un solitaire face à sa réussite. Vous considérez-vous aussi, à l'image de votre héros, 1981: Les Uns et les comme un solitaire face à sa réussite? Autres — Oui, parce que je suis conscient de l'égoïsme dans lequel on vit. Ce n 'est pas pour rien que j'ai mis cette phrase d'Albert 1982: Edith et Marcel Cohen au début du film, qui esl une phrase désespérée sur la condition humaine et qui est sûrement une des plus belles 1983: phrases jamais écrites sur le genre humain, une de celles qui résument le mieux le genre humain et son fonctionnement. 1984: Partir, revenir (La phrase en question: « Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte... ») Je 1986: Un homme et crois effectivement que les hommes se fichent pas mal des autres, j'en suis convaincu. Ils s'intéressent aux autres quand une femme: vingt les autres peuvent leur donner quelque chose. S'il n'y a pas un intérêt, s'il n'y a pas une carotté, c 'est le désintéressement ans déjà total. C'esl pour cette raison que les gens recherchent la gloire, le pouvoir: c'est pour qu'on s'intéresse à eux... 1987: Attention bandits 1988: Itinéraire d'un — Mais c'est un phénomène récent, vous ne trouvez pas, qui date peut-être des trente dernières années? enfant gâté — Oui, oui, parfaitement. Je crois que l'égoïsme reste le défaut principal de l'être humain, la chose qu'il faut combattre. Les films, les livres, les artistes sont là justement pour combattre l'égoïsme humain.

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Itinéraire d'un enfant gâté.

— Des touches évidentes de nostalgie parsèment tous vos derniers films, depuis jusqu'à Un homme et une femme: vingt ans déjà. A vez-vous développé ce thème de façon plus accentuée dans Itinéraire d'un enfant gâté? Une nostalgie toujours teintée d'un certain romantisme. D'où vous vient-il, ce romantisme? — Si vous voulez, je suis très attaché aux choses que Ton fait pour la première fois. Je crois que les bonheurs, c'est tout ce que Ton fail pour la première fois. C'est la raison pour laquelle on a plus de chance d'être heureux quand on est jeune que lorsqu 'on arrive à un certain âge. Dès qu 'on rentre dans une phase où Ton fait des choses pour la deuxième, la troisième ou la quatrième fois, on diminue énormément le plaisir. Si Ton est attaché à son enfance, si Ton est nostalgique de son enfance, c'est parce que c'est la période de sa vie où l'on a fait le plus de choses pour la première fois. C'est vrai donc que je suis attaché à toutes mes premières fois et j'aime bien repenser à toutes les premières fois dont je me souviens. J'ai la mémoire des premières fois, donc la nostalgie des premières fois...

— Dans ce film, c'est la nostalgie romantique à l'état pur, c'est Jean-Jacques Rousseau... — Ah oui, complètement. Vous avez tout à fait raison de citer Rousseau...

— Dans le film, Victoria a écrit un livre intitulé « La case départ ». Quel est le sujet de ce livre? — Elle y parle de son père, qui esl l'homme qu'elle recherche. C'est la recherche du père, elle est amoureuse de son père et donc, elle rêve pour elle d'un homme qui aurait des ressemblances, des points communs avec son père. C'est elle qui lui suggère de repartir à zéro. Elle explique que cet homme de cinquante ans, qui est amoureux d'une femme de son âge à elle, a accepté de recommencer toute sa vie pour cette femme. Donc, Sam Lion se dit, en lisant ce livre: « Dans le fond,

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si je m'en vais, ma fille ne me le reprochera pas, puisque dans son livre, elle trouve ça très très bien. » C'est aussi l'histoire d'un homme qui part pour laisser le champ libre à ses enfants. Il a le sentiment de faire de l'ombre à ses enfants, à tous jjfl ^^^a3 les gens qu'il aime. Lui qui est très attaché à l'amour, à l'amitié, s'aperçoit que sa réussite Ta éloigné de ces deux choses. C'est vrai que dès qu'on « arrive dans l'argent », les copains sont toujours là mais vous regardent comme un tricheur. Ils se servent de vous, et ils vous aiment de moins en moins. Lorsque son fils lui dit que tant qu'il est à la tête de l'entreprise, ^k lui ne pourra pas s'exprimer. Sam lui dit qu 'il mourra un jour, mais décide de fabriquer sa propre mort, la devançant, pour ^^M ainsi dire.

— Jean-Philippe a d'ailleurs, à l'égard de son père, une attitude totalement différente de sa soeur. ^^^^^^^B

— Un personnage dit cette phrase (à un moment donné) qui résume un peu la situation dans la vie contemporaine: «On n'a pas le temps de se parler ». Comment fait-on aujourd'hui pour reprendre le dialogue avec les autres, ou même ultimement avec soi-même? — Ilya les artistes. Moi, quand je veux parler aujourd'hui avec les autres, je prends un livre, je vais au cinéma. Je m'intéresse à ce que disent les artistes. Si vous voulez, autant vous dire que j'ai une passion pour tous les artistes, parce que j'ai le sentiment qu'ils ont de très grandes antennes, et qu'ils captent des messages qu'ils décodent et qu'ils nous transmettent. Des informations que l'homme de la rue ne capte pas, parce que ses antennes ne sont pas assez grandes, parce qu 'il n 'a pas le temps, parce que le quotidien l'empêche de déployer ses antennes. Les artistes, ce sont des hommes qui quelque part entendent et voient des choses que les autres n 'entendent pas et ne voient pas. Quand je parle avec les gens, ils n 'ont pas le temps de parler, parce qu'ils ont des préoccupations quotidiennes infernales qui les empêchent de réfléchir sur le sens du jour qui se lève et qui se couche...

— Ils sont peut-être artistes eux aussi... — Mais oui, je crois qu'au fond de chacun de nous sommeille un artiste, sommeillent des regrets de tout ce qu'on n'a pas pu faire. Pas moi, remarquez, parce que moi, j'ai vraiment fait toute ma vie tout ce que je voulais faire. C'est pour ça que je suis un enfant gâté. Ce sont quand même les artistes qui sont les plus punis. C'est eux qui souffrent le plus. Le prix à payer est terrible. Je sais qu'autour de moi, les gens les plus malheureux sont les artistes. C'est chez les artistes qu'on voit le moins de gens bien dans leur peau, parce qu'ils analysent trop les choses, ils regardent tout à la loupe, ils sont constamment penchés sur le microscope de la vie et ils voient souvent des choses qu'il vaudrait mieux ne pas voir...

— L'un des artistes à qui vous avez rendu hommage avec ce film, c'est Jacques Brel. Tous ceux qui aiment Jacques Brel vous remercient sans doute d'avoir fait entendre dans le film la chanson « Une île » dans sa version intégrale. Alors, cette « île au large de l'espoir », est-ce que ça constitue une solution? — Mais non, parce que mon personnage n'y reste pas longtemps. Pour moi, une île, c'est quand même le bagne, c'est la punition. Vous savez, cette île, c'est l'île de Marlon Brando, c'est Tetiaroa, dans le Pacifique. Quand on y est arrivés, on s'est dit qu'on y resterait jusqu'à la fin de nos jours, qu'on ne la quitterait plus. Pourtant, le lendemain matin, on s'est demandé à quelle heure partait le prochain avion. Très très vite, on devient fou, parce que la beauté absolue devient quelque chose de terriblement négatif. On est réduit. Au lieu d'agrandir l'être humain, ça le réduit. Moi, je me sens plus grand quand je suis dans les endroits pas trop clairs, tandis que dans les endroits «purs», je me sens tout petit. Dans une île, il y a quelque chose de définitif; on ne voit pas ce qu'on pourrait retoucher car le sens critique disparaît complètement On ne peut pas changer la couleur de l'eau, elle est parfaite.

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— Le personnage reste alors seul avec le lion... — Le lion, ça le fascine. Pour lui, le lion, c'est les êtres humains. Le lion est l'animal qui a le plus de défauts. Il n'y a pas de pire salopard que le lion. Il est lâche, fainéant, il n 'attaque que les plus faibles, il fait travailler les lionnes, c 'est pas pour rien qu'il est le roi de la jungle. Sam prend un plaisir fou à regarder tous les défauts des êtres humains sans passer par les êtres humains. Le lion le renseigne sur les êtres humains mieux que les êtres humains. Si on a tous cette fascination pour les fauves, c 'est parce qu 'en les regardant, on sent qu 'on ne regarde pas simplement un animal, on regarde quelque chose de terriblement troublant...

— Vous restez avec vos amis de toujours sur le plan de la musique: , Nicole Croisille. Mais aussi « Starmania » et cette chanson du « Blues du businessman »... — Je pense que cette chanson est une coïncidence folle avec le thème du film. J'ai eu donc envie de la mettre dans le film. Elle dit autant de choses sur le personnage que le film lui-même. En musique, il ne faut pas avoir peur des rencontres.

— Les rencontres, c'est vraiment le thème numéro un de vos films... — Oui. C'est pourquoi je ne veux à aucun moment rater une rencontre...

— Vous avez dit un jour que tous vos films pouvaient s'appeler Un homme et une femme... — Ou Partir revenir... Ou Les Uns et les Autres...

Les Uns et les Autres.

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— Une des scènes de votre film dont on se souviendra longtemps, c'est celle où Belmondo enseigne à Anconina comment dire bonjour et comment « ne pas avoir l'air étonné ». Il semble que vous aimiez intercaler dans vos films des petits duos de ce genre. On pense à la scène du restaurant entre Jean Yanne et sa fille dans Attention bandits, aux scènes qu'on a crues souvent improvisées dans Un homme et une femme... — Ce n'est pas vraiment de l'improvisation, c'est de la prolongation, c'est de la provocation. Moi, je n'arrive pas à dire « Coupez! » sur un plateau... Je pense à la scène de la rencontre entre Trintignant et Anouk Aimée dans Vingt ans déjà ou celle de la demande en mariage d'Evelyne Bouix à Trintignant dans Viva la vie... Ce sont des scènes dont je ne suis pas peu fier dans la mesure où c'est ce que je recherche au cinéma. C'est-à-dire enregistrer des moments rares. Ce que j'aime dans mes films, c'est toutes les scènes que je serais incapable de refaire. Dans ces scènes, je suis dépassé par ma propre séquence. Je commence par en être l'auteur, puis j'en deviens le spectateur.

— Si, un jour, on vous demandait de choisir des extraits de vos films pour un documentaire sur votre carrière, vous choisiriez ces scènes rares dont vous parlez? — Absolument. Je pense qu'elles symbolisent bien l'ensemble de mon travail. On m'a demandé de faire ce petit montage et, un jour, je le ferai, je crois... Ce serait plus un objet de télévision, ce n'est pas exactement moi qui le ferai. Ce qui est important, c'est ce qui reste quand on a tout vu. Ce sont ces séquences qui m'ont encouragé à faire d'autres films. Ce que je voudrais, c 'est faire un film qui ne serait composé que de séquences de ce type. Je ne suis pas sûr cependant que toutes ces séquences mises bout à bout soient aussi fortes, parce qu'il manquerait la préparation à chacune d'elles.

— Un commentaire off les mettrait peut-être en contexte. — Probablement. Il faudra, par exemple, expliquer le fou rire de Michèle Morgan au cours de la scène du repas dans Le Chat et la souris, lorsqu'elle trouve un clou dans son assiette; dans quelles circonstances , dans Les uns et les autres, dépose l'enfant sur la voie...

— Vous avez dit que chaque fois que vous étiez acculé, chaque fois que vous pensiez que tout était fini, des portes se sont ouvertes, quelqu'un tombait du ciel. Est-ce que vous faisiez référence à des moments de votre vie privée? — Tout ça, ça se mélange. Je ne peux pas dire que j'ai une vie professionnelle et une vie privée. À chaque fois que je me suis retrouvé dans des situations graves, à des moments où je me disais qu'il n 'y avait pas de marche arrière possible, c'est vrai que de petits miracles se sont produits. J'ai eu, comme tout le monde, quelques moments difficiles dans ma vie, mais je n 'ai jamais perdu espoir: je sentais à chaque instant que quelque chose qui serait plus fort que moi allait se passer, quelque chose de plus fort que ma pensée, que ma réfexion, que les solutions auxquelles je pensais. J'ai toujours trouvé une voie de sauvetage, ou quelqu'un qui me faisait un petit clin d'oeill et à qui je me rattachais. Et puis, étant donné que je ne pars pas de scénarios existants, j'attends le moment où je vais pouvoir un jour faire le film auquel je rêve. Je sais qu'un jour, je vais faire un beau film.

— Mais vous avez de beaux films derrière vous, vous avez des succès... Et vous êtes conscients de vos échecs. À quoi attribuez-vous à la fois vos succès et vos échecs? — Moi, je mélange tout. Il n'y a pas de succès, d'échecs. Je tourne un film par an, c'est-à-dire que ça marche. Quand on . arrive à tourner un film par année, c'est que ça va bien. Moi, je cherche autre chose que ce que j'ai proposé jusqu'ici au public. Chacun de mes films est une étape vers ce film idéal dont je rêve et qui me donne envie de tourner. Je cherche ce film idéal, qui sera fait un jour par quelqu 'un forcément. Le cinéma n 'a que cent ans d'existence, même pas. Imaginez Attention bandits. ce qui a été fait après cent ans d'existence en peinture, en littérature: rien. Rien n'avait été écrit, rien n'avait été peint.

— Au cinéma, on place, on catégorise. Tel cinéaste appartient à telle école. Vous, par exemple, n'avez jamais fait partie de la Nouvelle Vague française, vous avez votre école à vous pratiquement: personne n'est comme vous ou vous imite. Certains puristes vous diront cependant que vous êtes à cheval sur les deux tendances primaires du cinéma français. Par exemple, dans Itinéraire d'un enfant gâté, vous prenez Joëlle Miquel (la Reinette d'Éric Rohmer) et en même temps Daniel Gélin, et même un de vos héros s'appelle Duvivier... Ça doit être voulu tout ça... — Bien sûr. J'aime bien Éric Rohmer... Vous savez, moi, j'ai un rapport difficile avec la critique, parce que les critiques sont des hommes de lettres. Ce sont des gens qui s'expriment avec des mots, avec des phrases, et qui fonctionnent exactement comme des romanciers. Donc, les critiques sont beaucoup plus bluffés par des films littéraires que par des films qui sont issus du cinéma pur. Il n'y a pas de mots pour exprimer le cinéma. Prenons, par exemple, des cinéastes comme Truffaut ou Godard. Ce sont d'après moi des romanciers qui se sont servi du cinéma pour donner une dimension supplémentaire

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à leurs romans. Mais ce ne sont pas des cinéastes. Et c'est là que j'ai un rapport difficile avec la critique. C'est que les critiques ont fait l'apologie du cinéaste-romancier. Ils ont fait l'apologie de tous ceux qui se sont inspirés de la littérature, qui se sont setvis de la littérature pour faire du cinéma. Et c'est pourquoi ils ont des difficultés énormes avec des gens qui viennent du cinéma, avec des enfants qui sont nés devant des postes de télévision comme Spielberg, comme Luc Besson, ou comme moi. Nous, au début, nous pensons image, et ensuite, sur ces images, nous mettons des mots. Alors que les autres pensent mots, et sur ces mots, ils essaient de mettre des images. C'est un chemin tout à fait différent. Les deux sont intéressants, les deux sont passionnants, les deux peuvent donner des satisfactions énormes. Moi, j'adore Truffaut, j'adore Godard, mais pour moi, ce sont des romanciers.

— Vous avez le film à la base, ils ont le récit plutôt... — C'est ça. Nous avons des parcours qui sont très différents, notre inspiration est tout à fait différente. Pour eux, c'est le regard du monde à travers la force des mots, ce qui est extraordinaire. C'est vrai que le cinéma est parti de la littérature. Toutes les grandes oeuvres cinématographiques, qui font partie des plus beaux films du monde, ont toutes une oeuvre littéraire au départ. Si Ton faisait la critique de mes films avec des caméras vidéo plutôt qu'avec des mots, je crois qu'on arriverait à aimer mieux mes films. Pourquoi est-ce que j'ai un rapport facile avec le public? Parce que le public est plus près de moi, parce que le public n 'a pas une culture littéraire, mais plutôt une culture audiovisuelle. Nous vivons dans une génération qui a grandi dans l'audiovisuel. Les critiques me reprochent finalement le fait que le public m'ait découvert avant eux. Le public connaît mieux l'écriture cinématographique que l'écriture littéraire. Moi, c'est le cinéma qui m'a donné envie de lire. Claude Lelouch pendant le tournage d'Un homme et Ma base, c'est l'image. Quand je commence un film, je pars toujours d'images, de sons, de musiques; c'est après que je une femme: vingt ans mets des mots sur les images. Dans Itinéraire d'un enfant gâté, les dialogues sont très importants, mais ces dialogues déjà. sont nés sur des images. J'avais cette scène entre Belmondo et Anconina dans cette chambre minable et je me suis dit qu 'elle pèserait des tonnes dans le film puisqu 'on aura fait le tour du monde, puisqu 'on aura été dans les plus beaux endroits du monde pour aboutir dans ce petit endroit sombre où finalement les mots auront un sens. Si le film n'avait été tourné que dans de petits endroits comme celui-là, d'une chambre à une salle de bains à une cuisine par exemple, cette scène n'aurait pas explosé comme elle explose. Elle vient en opposition. Je regrette donc que les critiques soient des hommes de lettres à qui je ne reconnais pas le droit de faire de la critique cinématographique.

— C'est ainsi qu'on a moins encensé des films comme Robert et Robert ou Attention bandits... — C'est ça. Ils aiment bien lorsque je mets la caméra au garage. Dès que je fais des films bavards, ils aiment bien. Les uns et les autres, ils ont détesté: Il n'y a pas trop de dialogues, il y a juste des images et de la musique...

— Mais l'image toute seule peut donner un film qui n'est pas une superproduction... — L'image toute seule, j'en conviens, ne peut pas tout faire. Nous avons cinq sens, et l'expression passe par ces cinq sens. Je pense que la vue et l'ouïe sont deux sens très importants qui appartiennent au cinéma. Le cinéma est un art de synthèse, il peut utiliser tous les arts. Je crois cependant que l'image peut remplacer tous les mots de la terre et que, des fois, il n'y a pas une image qui puisse remplacer un mot, ça, je Tai vérifié. Très souvent, je suis content d'avoir les mots à ma disposition, car je ne vois pas comment je peux trouver une image qui soil aussi riche. Il s'agit donc de confronter ces deux expressions; elles sont puissantes, toutes les deux. Victor Hugo est certainement pour moi l'écrivain qui a le mieux écrit cinématographiquement. C'est lui qui a inventé le scénario, à mon avis. Il faut donc accepter aujourd'hui qu'on boxe dans des catégories très différentes. Celui qui aujourd'hui a le mieux manipulé la synthèse, c'est Alain Resnais. Il est parti de la littérature et il a réussi quand même à faire du cinéma. C'est un vrai cinéaste. Ce n'est pas un romancier. Et c'est tout simplement parce qu'il n 'est pas l'auteur de ses films. N'étant pas l'auteur, il a une liberté totale. Hiroshima mon amour est un des plus beaux films du monde. Et c 'est parti d'une oeuvre littéraire. Resnais est un cinéaste qui me passionne, parce qu 'il a compris la force de l'image, il sait filmer comme personne et c 'est un homme qui sait lire un livre. Un livre doit passer par un très bon metteur en scène, qui est le lecteur, sinon le livre n 'a aucun intérêt. Alors qu 'au cinéma, vous pouvez vous passer de metteur en scène. C'est donc un art plus facile et, par ce fait même, encore plus complexe.

— Vous personnellement, vous n'écrirez jamais un livre... — Je n'écrirai jamais un livre, mais j'écrirai des films. Ce dernier film, il est écrit, j'avais plein de bouts de papier dans les poches, des idées sur des magnétophones...

— Vous écrivez souvent la veille et vous présentez ces choses le lendemain aux acteurs... — J'ai maintenant une petite caméra-vidéo qui ne me quitte plus, qui est devenue mon pense-bête, qui me permet de fixer en un brouillon, des lumières, des angles, des grosseurs de plans. Je filme vraiment mes films. Mais je n'écrirai jamais un livre. Peut-être qu'on en écrira sur moi. Moi, je ne veux pas, parce que ce n'est pas mon art de base, là où je peux être performant.

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— Un livre sur vous: vous voulez dire une biographie complète... — Il faut que ce soit quelqu'un d'autre que moi qui l'écrive. Un jour, quelqu'un comprendra mieux mon travail et pourra mieux l'analyser que moi. Ce n'est pas à moi à m'analyser. Par contre, nous participerons tous un jour à ce fameux film idéal dont je vous parlais tout à l'heure. Certains d'entre nous sont peut-être plus inventifs, mais on arrivera à le faire ce film, qui changera les mentalités en deux heures.

— Ce serait un film de fiction? — Oui, oui, absolument. Moi, en ce moment, j'ai quatre ou cinq idées sur lesquelles j'hésite énormément. Mais en même temps, je sais que je vais me lancer dans un projet fou. Je vais prendre mon temps, je vais tourner énormément; il faut que j'aille à la pêche aux séquences, que j'arrive à extirper à des comédiens pleins de talent des moments uniques. L'histoire, c'est rien, l'histoire, c'estfacile, ce n'est pas cela qui esl important. C'est plutôt chaque séquence en soi dont la force résiderait dans le moment qui passe. Ce qui me perturbe et m'intéresse en même temps, c'est de travailler avec les acteurs, d'aller plus loin qu'eux.

— Mais si vous mettez la construction dramatique au second plan, vous ne craignez pas de vous attirer les foudres des critiques à nouveau? — Je me fiche pas mal de ce que pensent les critiques. Un jour, ils auront tort. Un jour, un film leur donnera tort. Un film sera le résultat de tous les autres. Je n'ai jamais eu une bonne critique pour aucun film...

— La Bonne Année... — Ouais. Quand ils aiment un de mes films, ils parlent de miracle. Ils n'en disent tout simplement pas de mal. Vous me direz qu'il y a eu de bonnes critiques au sujet de mes films. Pourtant, je n'ai jamais lu de papier qui avait vu le film que j'avais essayé de faire. C'est surtout ça qui m'inquiète. Ce n'est pas qu'il y ait de bons et de mauvais papiers...

— Pourtant vous dites souvent ce que vous avez voulu faire, dans des entrevues comme celles-ci, dans les cahiers de presse... — Mais ce n'est pas ça qui est intéressant. Ce qu'on a eu envie de faire, on ne le dit jamais, c'est secret, c'est intime.

— Et c'est cela que vous voulez que Ton trouve, que Ton découvre... — Oui. Je lis les critiques des fois après avoir été au cinéma. Je les lis d'ailleurs toujours après avoir été au cinéma. Je suis étonné de voir comment nous n 'avons pas vu les mêmes choses. Je suis très perturbé par la qualité d'écoute, le regard des critiques. Je parle ici des films des autres puisque là alors, on est à égalité.

— Pas exactement, puisque vous allez voir les films des autres pour votre plaisir, tandis que les critiques les voient à cause de leur travail. — Mais ce qui est terrible, c'est que lorsque vous dites à quelqu'un d'aller dans une salle et de voir ce qui ne va pas, c'est une démarche infernale. C'est ça qu'on demande à un critique, c'est d'aller voir ce qui ne va pas. Alors que le spectateur Itinéraire d'un enfant y va par choix et se dit: « Pourvu que j'en aie pour mes trente francs! » Remarquez que moi, je n'en veux pas aux critiques, gAté. je n'ai aucune animosité. Je suis sûr seulement que je connais mieux le cinéma qu'eux.

— En gros, vous aimez tous les films que vous avez faits jusqu'à présent. — Absolument. Je les aime tous, les bons comme les mauvais. Je les revendique, parce que je les ai faits sous aucune pression, ils n'ont jamais été des films de commande. Ilya dans tous mes films des moments de vérité qui sont le reflet du temps qui passe, peut-être d'une façon naïve, mais heureusement que j'ai la naïveté à ma disposition, c'est ma seule arme de défense contre ceux qui n'aiment pas la simplicité. La plupart des gens ne croient pas à la simplicité parce qu'ils refusent que les choses soient simples. Ce qui agace certains, c'est que moi, je n'ai pas peur de la simplicité. Les choses ne sont pas si compliquées que ça, en tout cas dans la qualité des rapports humains. Mais c'est fascinant. J'ai 51 ans et je me dis que j'ai encore une dizaine d'années devant moi où je peux peut-être trouver ce que je cherche.

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