MARCEL PAGNOL, MARCEL ACHARD, HENRI JEANSON

Il existait vers 1926, square Louvois, tout près de la Biblio• thèque Nationale, une petite auberge tenue par deux anciens comé• diens, dont l'enseigne « La Fleur de Lys » reflétait les opinions politiques du patron nommé Hauterive, un fort brave homme farouchement royaliste. De son ancien métier d'acteur qu'il avait autrefois exercé à L'Œuvre de Lugné Poé, il avait gardé, comme sa femme, la passion du théâtre d'avant-garde, et une sympathie déférente pour les jeunes auteurs, espoirs de la scène de demain, sympathie qui se traduisait par une précieuse négligence à pré• senter sa note. Cette heureuse particularité, transmise de bouche à oreille à travers le jeune théâtre de l'après-guerre, n'avait pas tardé à réunir autour de ce moderne Raguenau la fine fleur, bril• lante mais impécunieuse, de la nouvelle génération dramatique qui, ayant peu à peu fait fuir les rares clients de l'établissement, avait fini par s'y installer comme chez elle. On rencontrait là dans une atmosphère de camaraderie bon enfant, ponctuée de discussions véhémentes sur l'avenir du théâtre, deux jeunes rédacteurs de Bonsoir dont Alfred Savoir assurait la direction de la page consacrée à la scène. L'un en était le « soiriste » et arrivait de Lyon, l'autre, Parisien pur sang en était le cour• riériste. Le premier se nommait Marcel Achard, le second Henri Jeanson. Un autre assidu de « La Fleur de Lys » était un jeune comédien-auteur, élève de Trufïier qui s'appelait Jean Sarment. Drapé dans une cape romantique et féru de poésie, il était accom• pagné de sa jeune femme la blonde comédienne Marguerite Val- mond, qui venait de débuter à la scène avec succès. On rencon• trait aussi , péremptoire et sarcastique, au demeurant MARCEL PAGNOL, MARCEL ACHARD, HENRI JEANSON 523 le meilleur camarade du monde et débordant de talent, Jacques Natanson toujours entraîné dans des aventures féminines compli• quées, le comédien Georges Lannes qui devait faire carrière au cinéma, son frère le dessinateur Pol Rab, qui disparut trop jeune. On y voyait aussi parfois un jeune peintre, frais émoulu de son Nancy natal qui ignorait encore qu'il allait devenir à bref délai un maître de l'affiche et le décorateur de la Revue Nègre dont la révélation allait être une jeune noire de Harlem, totalement inconnue : Joséphine Baker. Pol Rab avait eu l'idée de réunir périodiquement en un dîner mensuel qui avait lieu au restaurant de « La Belle Aurore », proche du Marché Saint-Honoré, la plupart des habitués de « La Fleur de Lys » au quels se joignit bientôt tout ce qui commençait à compter dans le jeune théâtre, sous le nom de « dîner des moins de trente ans ». De ce dîner auquel participaient de jeunes journalistes comme Paul Achard qui venait d'Alger, le niçois Paul Gordeaux, inven• teur du mot « bla-bla-bla », Pierre Seize, des dessinateurs tels que Jean-Loup Forain, sortit peu à peu ce que l'on nomma à l'époque le mouvement des « moins de trente ans », qui eut sur le plan dramatique un certain retentissement et présenta durant un cer• tain temps une réelle cohésion. Il n'exprimait pas une tendance littéraire ou dramatique clairement définie, chacun de ses membres étant très différent des autres, mais plutôt un commun désir de renouvellement des formes littéraires ou dramatiques, en même temps qu'une inquiète protestation contre la situation lamentable à laquelle était tombé le théâtre dans J'immédiat après guerre. Cette inquiétude de la nouvelle génération était largement justifiée. Dans le tohu-bohu de la guerre, avec l'avènement de nouvelles couches de spectateurs ayant bénéficié du conflit et qui ne deman• daient au théâtre qu'un simple délassement, la qualité de la scène française s'était fortement dégradée. Les théâtres du Boulevard étaient dans les mains d'hommes nouveaux, commerçants avisés, dont la culture rudimentaire et les préoccupations strictement commerciales interdisaient tout espoir de se voir joués un jour aux jeunes écrivains que ne tentait pas la gaudriole. On était en pleine époque Phi-Phi. Un ancien photographe marseillais devenu mar• chand de billets de théâtre à prix réduits, Gustave Quinson, contrô• lait directement ou indirectement une dizaine de scènes qu'il alimentait en spectacles grâce à la production en série d'une équipe de fournisseurs attirés parmi lesquels brillaient au premier rang 524 MARCEL PAGNOL, MARCEL ACHARD, HENRI JEANSON

Albert Willemetz, un des auteurs de Phi-Phi, Louis Verneuil, Yves Mirande qui valait mieux que cette besogne, Mouëzy-Eon notoire fabriquant de vaudevilles, et quelques autres. Un marchand de programmes au Moulin Rouge, Léon Volterra, qui avait commencé sa fortune pendant la guerre en achetant à un bookmaker nommé Dumien le music-hall de l'Olympia pour seize mille francs au moment où tous les théâtres étaient fermés, avait remplacé la grande Réjane, morte en 1920, à la direction de la salle qu'elle avait illustrée de son nom. Il allait y joindre rapide• ment la direction de l'Apollo, du Casino de et du Théâtre Marigny. Le Vaudeville, devenu aujourd'hui le cinéma Paramount, était entre les mains d'un ancien comédien, Victor Silvestre, per• sonnage pittoresque, dont la carrière mouvementée de directeur fourmillait d'anecdotes savoureuses. C'est lui qui, recevant un créancier dans son cabinet directorial qu'il venait de retrouver alors qu'il venait de subir une opération douloureuse, avait eu ce mot, resté célèbre — « Monsieur, quand un homme vient de souffrir ce que j'ai souffert, il ne doit plus rien à personne ! ». Les frères Isola, deux anciens prestidigitateurs, au reste gens charmants, gouvernaient la Gaieté Lyrique et s'apprêtaient à diriger le Théâtre Mogador. Tous ces gens se moquaient de l'art dramatique comme d'une guigne, ne voyant dans le théâtre qu'une occasion de réaliser des affaires fructueuses. Il ne fallait pas compter qu'ils assumeraient le moindre risque financier pour permettre les débuts d'un jeune auteur. De leur côté les écrivains de théâtre confirmés, soucieux de préserver leur indépendance et de continuer à voir représenter leurs oeuvres sans être contraints de subir une dictature commerciale, voire la collaboration imposée d'un Quin• son, qui se piquait aussi d'être auteur dramatique, durent se faire eux-mêmes directeurs afin d'assurer la représentation de leurs propres pièces, échappant ainsi aux fourches caudines de ce trust de la médiocrité. Henry Bernstein au Gymnase, au Théâtre Edouard VII, Edouard Bourdet à la Michodière, Alfred Savoir aux Mathurins exploitèrent leur répertoire dans des salles dont ils assumaient directement ou indirectement la direction financière. Devant cette situation toute nouvelle, la Société des Auteurs fut obligée de modifier ses statuts qui interdisaient à un directeur de se jouer lui-même. Mais ces auteurs connus, aimés du public, ne prenaient pas de tels risques dans le dessein de faciliter la carrière MARCEL PAGNOL, MARCEL ACHARD, HENRI JEANSON 525

de leurs cadets. Ils géraient leurs propres affaires sans se soucier le moins du monde de faciliter celles de jeunes gens qui ne pou• vaient devenir que des concurrents. La nouvelle génération d'écri• vains de théâtre se trouvait donc en 1920 devant un barrage aussi hermétique que celui qu'avait, trente cinq ans plus tôt, emporté d'assaut celle des auteurs du Théâtre Libre. Antoine, toujours passionné et dynamique, mais ruiné, ne possédait plus le théâtre qui eût permis de cristaliser les forces neuves et de faire la brèche. Il ne pouvait aider les jeunes gens que par la plume et la parole. Ce qu'il fit jusqu'à la fin de sa vie. Trois hommes allaient assurer la relève et se partager la besogne de bon jardinier qu'il avait jadis accomplie seul. Deux de ces hommes étaient des anciens lieutenants d'Antoine, le troisième était un nouveau venu : Gémier, Lugné-Poé, Jacques Copeau. Jacques Rou- ché, dès 1912, leur avait ouvert le premier la voie. C'est seulement dix ans plus tard que leurs successeurs du cartel, qu'ils avaient formés et éduqués élargirent peu à peu le mouvement et parvinrent, après bien des difficultés à y intéresser le grand public. Ils trouvaient au départ une doctrine, depuis longtemps formulée par Rouché, des salles, des écoles, des interprètes, des auteurs, une certaine fraction du public déjà alertée, une presse dont la partie jeune devait les soutenir. Ils le devaient aux hommes qui les avaient formés : Jacques Rouché pour Copeau, Copeau lui-même pour Jouvet et Dullin, Gémier pour , Lugné Poé pour la plupart des nouveaux écrivains de la scène. Nulle part il n'y eut rupture, mais seulement transmission. Je m'étais lié à cette époque d'une étroite amitié qui dure encore avec Henri Jeanson et Marcel Achard. Il m'est impossible d'évoquer cette première décade de l'après-guerre sans que m'appa- raissent aussitôt les visages de ces deux compagnons de ma jeu• nesse, à la fois si semblables et si différents.

Henri Jeanson habitait encore chez ses parents, non loin du Jardin des Plantes. Je n'ai jamais su ce que faisait son père. Sa mère était employée au services des comptes-courants à la B.N.C.I., Boulevard des Italiens. Jeanson écrivait à Bonsoir et dans diffé• rents journeaux des articles mordants, étincelants d'esprit et de bon sens. Il attaquait par le ridicule tout ce qui nous semblait faux 526 MARCEL PAGNOL, MARCEL ACHARD, HENRI JEANSON et suranné. Il vivait dans un état de perpétuelle indignation qui se traduisait par des mots féroces, d'une implacable drôlerie. Il me faisait songer au Bixiou de Balzac. C'est lui qui inventa cette forme de chronique courte, percutante, démontant une oeuvre ou un homme en quelques lignes explosives, qui allait influencer le style de toute une génération de journalistes et dont on peut encore discerner le reflet chez quelques jeunes actuels. Les gens en place qu'il étrillait si spirituellement lui firent une réputation de démo• lisseur patenté, de férocité volontaire et aveugle, de méchanceté. Réputation profondément fausse. Jeanson était simplement non- conformiste et courageux. Je ne l'ai jamais connu déchaîné que contre les fausses gloires, les médiocrités prétentieuses, les injus• tices et les abus. Par contre je l'ai souvent vu, à contre-courant de l'opinion générale, prendre résolument la défense, seul contre tous, des hommes et des œuvres qu'il estimait. Si ce n'est pas là du courage, et du meilleur, les mots n'ont plus de sens. Jeanson avait d'autant plus de mérite à faire preuve d'une telle indépendance qu'il était pauvre. Incurablement bohème, c'était un noctambule impénitent. Après le film ou la pièce du jour, on se retrouvait dans un café quelconque pour y discuter à perte de vue. Puis, quand le café fermait ses portes, la discussion se pour• suivait dans la rue, chacun reconduisant les autres et réciproque• ment jusqu'à l'aube. Que de trésors d'esprit, que de paradoxes apparents devenus plus tard des réalités se sont échangés au cours de ces promenades nocturnes 1 Notre grand homme était Henri Béraud, qui venait d'avoir le prix Goncourt, Lyonnais comme Achard, journaliste et romancier de grande classe, dont la robuste santé et La Croisade des longues figures dirigée contre la « Nouvelle Revue Française » nous enchantaient. Plus tard, quand Jeanson habita seul, nous nous rencontrions à la « Fleur de Lys », puis dans un petit appartement qu'il avait trouvé à l'entresol d'une vieille maison du Faubourg Saint Honoré, dont une jeune et charmante comédienne, Marion Delbo, faisait les honneurs. On y retrouvait Marcel Achard, Galtier-Boisière, dont Le Crapouillot, auquel Jeanson collaborait, publiait des numéros sensationnels, Jacques Natanson, André Bernheim qui devait devenir un des agents théâtraux les plus importants de Paris, Biaise Cendrars, Bernard Zimmer, l'éditeur Bernouard qui avait eu comme prote Francis Carco, toute une jeunesse tumultueuse, excessive dans ses jugements, cachant sa sensibilité sous la blague MARCEL PAGN0L, MARCEL ACHARD, HENRI JEANSON 527 d'un cynisme apparent, qui dissimulait mal une généreuse candeur. Je retrouvais aussi souvent Jeanson chez notre amie commune Colonna Romano, tragédienne à la Comédie Française, où nous avions connu un jeune homme qui avait commencé par être acteur et qui était devenu journaliste à VIntransigeant. René Chomette, féru de poésie, montrait un humour très fin. Il devait bientôt rejoindre son frère, metteur en scène au cinéma, et se consacrer tout entier à l'art de l'écran. Le pseudonyme qu'il s'était choisi pour sa nouvelle carrière n'allait pas tarder à devenir célèbre dans le monde entier : René Clair. Jeanson ne pensait alors nullement à faire carrière, lui aussi, dans le film, il se sentait attiré par le théâtre. Il y débuta sur la scène de la Comédie Caumartin, que dirigeait alors René Rocher, transfuge de la Comédie Française, et qui allait devenir plus tard un des cinq membres du Cartel, avec une pièce Toi que ?ai tant aimée, qui présentait des dons de dialogue tout à fait exceptionnels et connut un vif succès. Un peu plus tard Jeanson donna au Théâtre Antoine, dont Rocher venait de prendre la direction, A mis comme avant, puis une autre pièce en un acte Aveux spon• tanés, inspirée par l'affaire Almazian dans laquelle la police avait extorqué par la violence des aveux à un innocent. La pièce fit grand bruit. On attendait les nouvelles œuvres de Jeanson. Elles ne vinrent jamais. Admirablement doué pour le théâtre, il admi• nistra les preuves de son talent en collaborant à une multitude de films auxquels sa verve narquoise et secrètement tendre apporta une grande qualité et valut de grands succès. Son effacement volontaire de la scène a laissé le champ libre à d'autres auteurs qui ne le valaient pas. Ce fut d'autant plus regrettable, pour le théâtre et pour lui-même, que la technique cinématographique vieillit rapidement. Tel film, considéré comme un classique de l'écran, ne présente plus, une ou deux décades plus tard, qu'un intérêt historique pour les spécialistes et les ciné-clubs, tandis qu'une bonne pièce reste vivante. En consacrant le meilleur de son talent à une forme d'art d'essence éphémère, Jeanson a certai• nement privé la scène d'oeuvres durables et de qualité. Si le théâtre a perdu en lui un grand auteur dramatique, on peut espérer encore que cette perte n'est pas définitive et qu'i) reviendra un jour aux amours de sa jeunesse. C'est le vœu que forment pour lui, non les fabricants de films qu'il a enrichis et dont il continue à faire pros• pérer les affaires, mais ses véritables amis. 528 MARCEL PAGNOL, MARCEL ACHARD, HENRI JEANSON *

Marcel Achard ne portait pas encore les lunettes rondes qui ont depuis popularisé sa physionomie. Une raie au milieu séparait sagement sa chevelure par parties égales. En comparaison de Jeanson, explosif et railleur, parigot pur sang, de Steve Passeur véhément et péremptoire, de Jacques Natanson au verbe assuré, il paraissait timide et un peu effacé. Arrivé depuis peu de Lyon, il était très pauvre et habitait une petite chambre près de la Sor- bonne au Quartier Latin. Sa fréquentation dégageait un grand charme par l'humour discret, par on ne sait quoi de poétique et d'ironique à la fois qui émanait de ses propos, encore qu'il s'efforçât au cynisme léger alors à la mode, en imitant un peu Jeanson, qui visiblement l'impressionnait. Il faisait songer à Jules Lafforgue. Vivant seul, et assez tristement à ce qu'il semblait, malgré une apparente gaité, il se maria très vite. Il avait épousé Mademoi• selle Morisot, sœur d'un de nos confrères de YŒuvre, le journal de Gustave Téry. Il eut le malheur de perdre presque immédiate• ment sa jeune et charmante femme, emportée par une affection de poitrine. Lui-même était de santé délicate. Il continua d'habiter chez sa belle mère, Madame Morisot, qui l'entourait de soins attentifs et se montra pour lui plus qu'une mère. Achard venait de débuter au théâtre, à l'Œuvre de Lugné Poé, par un petit acte La Messe est dite, en février 1923, qui avait été favorablement accueilli par la critique. Son esprit bouillonnait d'idées de pièces. Il m'en a conté à l'époque plus d'une vingtaine qu'il n'a jamais écrites, mais dont j'ai retrouvé ça et là les reflets dans certaines scènes de ses œuvres ultérieures. J'ai des lettres de lui où il me parle à la fois de trois sujets qu'il a en tête, dont il n'avait pas mis noir sur blanc une seule ligne. Il travaillait de façon très curieuse. Son sens aigu du dialogue vif et poétique, au rythme presque musical, le rendait sensible au choc des répliques d'une scène quelconque qui pouvait être aussi bien la première que la dernière d'une pièce future. Il écrivait alors la scène sans se soucier de savoir dans quel ensemble, dans quelle construction dramatique précise elle s'insérerait ultérieurement. Puis deux répliques heureuses lui suggéraient une autre scène, parfois sans aucun lien avec la première, mais qui lui plaisait par sa couleur et par son rythme.il l'écrivait aussi sans savoir exacte• ment quelle place elle prendrait dans la pièce. Au bout d'un certain MARCEL PAGNOL, MARCEL ACHARD, HENRI JEANSON 529 temps. Achard se trouvait ainsi en possession d'une sorte de puzzle, composé de scènes toutes réussies en elles-mêmes, mais qui ne présentaient entre elles qu'un lieu très flou, souvent aucun lien. C'est alors seulement qu'il s'attelait au travail de construction en reliant les scènes déjà faites par d'autres scènes qui les complé• taient et les éclairaient. La pièce, pour Achard, du moins à cette époque, naissait en somme d'elle-même, au hasard d'inspirations fragmentaires qui, peu à peu, recomposaient un tout. Cette méthode présentait un immense avantage et un grave inconvénient. L'avantage était de donner au spectateur une impression de fraîcheur, de liberté totale, d'improvisation, qu'accen• tuaient encore la grâce poétique, la fantaisie du dialogue. L'incon• vénient résidait dans la difficulté de coudre ensuite ensemble ces scènes scintillantes par un fil conducteur, une action si minime fût-elle, un prétexte suffisant pour supporter le chatoiement des répliques. Si le fil était d'or, et assez solide sans qu'il y paraisse trop, la pièce était une merveille. Si le fil était trop lâche ou de moins heureuse qualité, les coutures apparaissaient et l'œuvre semblait disparate. Il peut paraître singulier que je parle aussi librement du travail de création d'un ami. C'est un domaine dans lequel les écrivains montrent d'ordinaire une grande pudeur, un jardin secret qu'ils ne laissent pas volontiers visiter par le public. Nous savons très peu de chose sur le mystérieux mécanisme de la création chez les grands auteurs. C'est fort dommage car leurs confidences auraient comporté pour leurs successeurs beaucoup d'enseignements précieux, en même temps qu'ils eussent éclairé pour certains bien des points restés obscurs dans leurs œuvres. Le seul auteur qui ait vraiment tenté une telle confidence est François de Curel dans sa Comédie du Génie qui reste avec Six personnages en quête d'auteur de Pirandello un des rares documents authentiques que nous possédions sur ce mystérieux travail, sou• vent inconscient. Nous n'avions pas, à la « Folle époque », entre nous de telles pudeurs. Nous échangions fraternellement nos conseils, nos inquié• tudes, le maigre fruit de nos jeunes expériences, sans le moindre amour-propre, sans la plus petite arrière-pensée. Après ses débuts à l'Œuvre, Achard avait envisagé un nombre incalculable de sujets pour sa seconde pièce. Il finit par en choisir le cadre : elle se situerait dans un cirque. Il avait trouvé le titre : Voulez-vous jouer avec Moa ? Son héroïne serait une sœur de 530 MARCEL PAGNOL, MARCEL ACHARD, HENRI JEANSON

Colombine parmi des clowns. Nous l'encouragions vivement à se mettre au travail. J'étais certain qu'un tel cadre « collerait » mer^ veilleusement avec sa fantaisie. Achard écrivait des bouts de dia• logues, des bribes de scènes d'une grâce ailée, mais il ne se dégageait pas de ce vol de papillons diaprés la moindre action valable, si légère fût-elle. Que de nuits n'avons-nous pas passées à en discuter ! Le fameux fil conducteur était d'autant plus difficile à trouver qu'il devait rester presque invisible, sous peine d'écraser la pièce. Enfin l'ensemble finit par se dégager et se construire. Achard cependant tardait à terminer sa comédie. Il fallut que Dullin, à qui il l'avait racontée, l'enfermât pour la lui faire achever de force. Dullin eut également le plus grand mal à le décider à jouer lui-même le per• sonnage de Croxon, qu'Achard interpréta à demi-mort de trac et où il fut excellent. Voulez-cous jouer avec Môa ? remporta un triom• phe et sauva l'Atelier qui allait sombrer une fois de plus, fautes de recettes. Le soir de la répétition générale, quand le rideau final retomba sur la tempête d'applaudissements qui saluait les débuts du nouvel auteur, nous nous embrassâmes, Marcel et moi, comme deux frères. J'étais plus heureux de son succès qui lui ouvrait toute grande la carrière que s'il se fût agi de moi. Un peu plus tard, quand la pièce parut en librairie, Achard me l'envoya avec une dédicace que je n'ai jamais pu relire sans sourire : « A André-Paul à qui je dois cette pièce, pour la lui rendre... » Achard se trompait. Son amitié l'aveuglait. Il ne devait Voulez-vous jouer avec Moa? qu'à lui-même. Au.cours de nos discussions affectueuses, je n'avais fait que le contraindre à dérouler la bobine où s'enroulait l'indispensable fil d'or. •

Ce qui caractérisait la jeunesse de cette époque c'était un ton d'ironie très particulier qui se reflétait dans les œuvres de tous les auteurs de la nouvelle génération, leur conférant, à défaut d'unité de doctrine, une couleur très caractéristique. A ce point de vue Jeanson et Achard étaient bien représentatifs du moment. On a prêté à Tristan Bernard une multitude de « mots » dont beaucoup sont apocryphes et un grand nombre authentiques. L'esprit de la nouvelle génération, plus cruel, plus percutant, ne se contentait pas de provoquer le rire ou la surprise par le rapprochement imprévu de notions d'ordinaires distinctes, il allait plus loin. Il tendait à MARCEL PAGNOL, MARCEL ACHARD, HENRI JEANSON 531 ramasser, dans un raccourci saisissant, provoquant un choc d'où naissait le rire, un véritable paysage de la personne ou de la situa• tion en cause. Achard, parlant d'une jeune comédienne, à laquelle il devait une liaison orageuse, disait par exemple : « Même dans les scènes qu'elle me fait, elle parle faux. » C'étaffr&ssez féroce sans doute, mais quelle peinture en dix mots d'une destinée féminine ! Pour Jeanson, les mots jaillissaient de sa bouche comme d'un geyser. Un jour, au Café de la Régence, il avait été attaqué à l'improviste par un littérateur médiocre qu'il avait malmené dans un article. On s'interposa. Jeanson, désignant de l'index son agresseur à l'agent surgi pour verbaliser, fit cette déclaration : « Je porte plainte contre inconnu ! ». Le mot était à la fois si vengeur et si cocasse, que l'agent lui-même éclata de rire.

C'est à peu près à la même époque que je fis la connaissance d'un jeune répétiteur d'anglais au Lycée Condorcet, qui venait d'épouser une employée à l'administration de cet établissement et se nommait Marcel Pagnol. Jeune, mince, avec un visage aux traits réguliers, une voix chaude que pimentait une pointe d'accent et des yeux vifs, il apportait à Antoine en lui demandant de la lire, une pièce intitulée Jazz. Pagnol avait déjà donné au Théâtre de la Madeleine, en collaboration avec un autre jeune auteur, Paul Nivoix, une comédie, Les Marchands de Gloire, qui avait été un succès. Mais il ne parvenait pas à faire jouer sa nouvelle pièce dont la qualité effrayait les directeurs des théâtres du Boulevard et qui exigeait en outre un comédien de premier ordre pour incarner le personnage principal. Rodolphe Darzens, vieux camarade d'Antoine au Théâtre Libre, et qui était en même temps courriériste au Journal, venait de prendre depuis peu la direction du Théâtre des Arts, où il avait fondé « La Coopérative des jeunes Auteurs ». Alerté par Antoine, Darzens monta Jazz avec Harry Baur dans le principal rôle, non sans d'intenses discussions avec Pagnol, qui dut se résigner à voir sa pièce amputée d'un acte qu'il jugeait essentiel, mais dont Harry Baur ne voyait pas l'utilité. Finalement Pagnol se résigna. L'accord se fit et Jazz fut chaleureusement accueilli par la critique. Peu de temps après Pagnol reparut Place Dauphine où Antoine ouvrait sa porte à tous les jeunes en quête d'un conseil ou d'un appui. 532 MARCEL PAGNOL, MACREL ACHARD, HENRI JEANSON

Cette fois il apportait à Antoine une comédie intitulée Topaze qui avait été refusée par presque tous les directeurs de théâtre de Paris. Antoine lut la pièce qu'il trouva remarquable. Très lié avec Max Maurey, alors directeur des « Variétés », Antoine insista si fort auprès de son ami qui n'aimait pas la pièce, la jugeant « trop peu Variétés », que ce dernier finit par accepter d'accueillir l'ouvrage. Puis le temps passa. Max Maurey ne se pressait pas de présen• ter « Topaze », espérant que quelque chose se produirait qui permet• trait de ne pas jouer la pièce. Pagnol piaffait d'impatience, s'éner• vait. Il parlait de reprendre le manuscrit. Antoine lui prêchait la patience. Topaze ne paraissait toujours pas aux feux de la rampe. Antoine harcelait Max Maurey pour qu'il se décidât enfin à mettre à l'affiche la comédie de son protégé. Mais Maurey préféra monter successivement Mademoiselle Flûte, un vaudeville de Louis Ver- neuil et Georges Beer, puis Le Miracle de Sacha Guitry, qui ne fut pas un succès, enfin La Fille et le Garçon d'André Birabeau et Georges Dolley, autre vaudeville qui ne réussit pas. Pagnol com• mençait à désespérer. Antoine ne laissait plus de répit au directeur récalcitrant qui, voyant s'évanouir l'espoir de lasser son tenace persécuteur, se#décida enfin à représenter Topaze le 14 octobre 1928. La pièce fit la fortune du théâtre et de son directeur. On joua Topaze avec un immense succès. Quand la pièce parut en librairie, Pagnol dédia Topaze à Antoine qui l'avait bien mérité. Peu de temps après Pagnol faisait représenter chez Léon Volterra Marias qui fut un autre triomphe. Toutes les portes s'ouvraient devant lui et c'était justice. Pagnol n'apportait pas au jeune théâtre une technique nouvelle comme le faisait Jean-Victor Pellerin au Studio des Champs Elysées de Gaston Baty avec Têtes de Rechange, il apportait davan• tage. Sous une forme classique, en traitant simplement un sujet simple, il faisait éclore sur le théâtre des personnages vivants, chose bien plus rare et beaucoup plus précieuse. Ce don de vie est l'apanage des grands créateurs. Avec Topaze, Marias, Fanny, César, Panisse, Pagnol a réussi à faire vivre au milieu de nous des êtres imaginaires si vrais, si quotidiens, qu'ils nous paraissent faits de chair et de sang, qu'il nous semble les avoir réellement connus et fréquentes. Si bien que, sans le secours de théories littéraires, par le simple miracle d'une présence vivante, ils sont devenus des types, des classiques. Pendant un certain temps, on a feint de croire que la verve MARCEL PAGNOL, MARCEL ACHARD, HENRI JEANSON 533 marseillaise, la truculence méridionale des créatures de Pagnol, étaient pour beaucoup dans le succès de ses pièces. Mais quand le même succès eut accueilli son théâtre traduit en russe, et japonais, en finnois, et dans toutes les langues du monde entier, il fallut bien se rendre à l'évidence. L'accent provençal, non plus que tel ou tel interprète, n'étaient pour rien dans sa réussite. Pagnol a tout simplement traité, dans un cadre moderne et quotidien, volontaire• ment dépouillé de tout éclat factice, de toute littérature préfabri• quée, des sujets éternels : l'Enfant avec Fanny, l'Aventure avec Marins, l'Argent et la Puissance avec Topaze, des sujets qui tou• chent et intéressent tous les hommes, de toutes couleurs et de toutes cultures. Il a fait du théâtre à l'état pur et le plus général qui soit, sans se soucier un seul instant des snobismes éphémères et des modes littéraires qui ne sont jamais que des éléments secon• daires. C'est pourquoi Marcel Pagnol est depuis quarante ans l'auteur dramatique français le plus célèbre et le plus joué sur la terre entière, un des créateurs de la génération d'entre-deux guerres dont l'œuvre est assurée de continuer à vivre, alors que tant de fausses gloires et de réputations dites « littéraires » auront depuis longtemps sombré dans l'oubli. ANDRÉ-PAUL ANTOINE.