Indochine, la colonisation ambiguë (1858-1954) Pierre BROCHEUX, Daniel HEMERY, 2001 (Première partie – S. Pautet)

Le travail de Pierre BROCHEUX et de Daniel HEMERY souhaite appréhender « l’ambiguïté de la situation coloniale » par la complexité des contacts coloniaux (dans leurs dimensions politiques et militaires, économiques et sociales, culturelles). Autrement dit, leur ouvrage est consacré à « la rencontre, sous le signe de la violence et de l’exploitation » d’une « mise en contact quotidien d’une société européenne sûre d’elle-même avec des peuples, des systèmes de pouvoir, des civilisations d’Asie du SE » elles- mêmes en quête d’identité (Pierre BROCHEUX, Daniel HEMERY).

Introduction :

[Ne sont retenus ici que les éléments mettant en relief la société précoloniale et les éléments explicatifs de lʼaffaiblissement de la région à la veille de la colonisation. NB : le Dai Nam est le nom du pouvoir vietnamien]

La société précoloniale : Au milieu du XIXe s, l’Indochine constitue une « mosaïque de sociétés ». Elles ont pour traits communs : des écosystèmes, des méthodes et outils de travail, l’appartenance à une « civilisation du végétal » avec pratiques agricoles communes (riziculture dominante, pratique de la cueillette, de la chasse, de la pêche, artisanat spécialisé), des échanges mettant en relations peuples des plaines et ceux des hautes terres forestières et l’extérieur de la péninsule (Singapour, Hong Kong, S de la Chine, Bangkok), des communautés villageoises généralement placées sous l’autorité oligarchique des gérontes qui servent de relais à des pouvoirs centraux (au Cambodge le monarque porte le titre de « dieu-roi », au Vietnam il y a un empereur mandataire du Ciel) Mais les divergences sont importantes : démographies inégales (10 millions de Vietnamiens vers 1875 contre 1 million de Cambodgiens), différentes formes d’organisations (clans, tribus autonomes, communautés villageoises fédérées en principautés plus ou moins vastes et durables, Etats), diversité religieuse (bouddhisme du Theravadda au Cambodge et au Laos ; bouddhisme Mahayana au Vietnam mêlé confucianisme doctrine officielle du gouvernement des hommes ; on notera aussi la présence de musulmans et de chrétiens – environ 400 000 chrétiens vietnamiens à la veille du débarquement des Français) ; il y a aussi des divergences internes dans les sociétés paysannes (dans les communes du centre et du N du Dai Nam : communautés exploitant la terre d’après un régime foncier associant propriété communale et propriété privée pour que chacun dispose d’une exploitation minimale, vif sentiment d’appartenance à la famille et au village, culte du génie tutélaire du village ; dans les communautés villageoises khmères et lao : communautés fondées sur un système moins collectif, plus lâche, moins de discipline contraignante, vie sociale sous forme de festivités au monastère, réseaux hiérarchiques marqués malgré tout). Par ailleurs le Vietnam a une organisation centrale très efficace (bureaucratie de lettrés fonctionnaires qui assurent la levée du cadastre, le recensement, contrôle les impôts – les mandarins cambodgiens ont une organisation bien moins efficace) soutenant son hégémonie régionale (le Nam tien ou « marche vers le Sud » au XIXe est une sorte de conquête agricole accompagnée de vietnamisation des populations qui affaiblit notamment le Cambodge voisin) toutefois limitée par des rivalités de pouvoirs et des conflits internes multiples.

La mise sous dépendance après 1850 de la péninsule résulte de la convergence de 3 facteurs : 1/ le facteur chinois. La a pour projet d’acquérir un accès privilégié à l’immense marché chinois en assurant un contrôle exclusif des bouches du Mékong et des rivages vietnamiens de la mer de Chine (open door policy des anglais vs river policy des Français). La Chine – qui contrôlait plus ou moins la région indochinoise par son tribut, sa force militaire, son influence économique, politique et culturelle – est affaiblie : Pierre BROCHEUX et Daniel HEMERY écrivent que « l’Indochine n’a été française que par acceptation, résignée, de la Chine » (en particulier par le compromis franco-chinois de 1885) 2/ les tensions internes à la région. La France exploite les tensions de la région auprès de la cour khmère et des principautés lao : face à la double menace d’absorption par le Siam et par le Dai Nam, dans le cadre de l’hégémonie vietnamienne, elles se résignent au protectorat français. En revanche il faudra plusieurs chocs militaires directs (1858-1862, 1873, 1882-1885) pour que l’Etat vietnamien, Dai Nam, cesse de résister. Les mandarins vont longtemps tenter de résister à l’influence occidentale (et l’empereur Tu Duc est un bel exemple de traditionalisme) mais ce traditionalisme va condamner le pouvoir vietnamien à « une perpétuelle oscillation entre l’intransigeance hautaine et les capitulations humiliantes » (BROCHEUX et HEMERY). 3/ l’entrée en jeu de l’impérialisme français en Asie orientale : Les discontinuités de l’impérialisme français en Asie orientale à partir de la première guerre de l’Opium (1839-1841) jouent un rôle important. L’Asie apparaît comme un marché de substitution aux capacités d’absorption inépuisables (ce sera un espoir déçu puisque l’Asie n’absorbera que 3,5% des exportations françaises en 1910). La France souhaite aussi préserver sa puissance politique en concurrençant l’Angleterre (« faire de Saigon un Singapour français » propose en 1865 la chambre de commerce de Marseille) et l’Allemagne (notamment après Sedan).

Au final, pour Pierre BROCHEUX et Daniel HEMERY, l’histoire de l’entreprise coloniale indochinoise est celle d’une « histoire en train de se défaire, celle de l’Asie, et de se faire, celle des rapports de forces internationaux contemporains ».

I. Le moment colonial : la formation de l’Indochine française (1858-1897)

3 moments dans la conquête :

1858-1867 : le bassin inférieur du Mékong, les provinces méridionales du Dai Nam (ie le Vietnam actuel) et le royaume du Cambodge passent sous le contrôle de la France

1867-1882 : lʼentreprise indochinoise piétine, une tentative dʼoccupation du nord du Vietnam échoue en 1873

1882-1897 : lʼexpansion reprend avec vigueur : le nord et le centre du Dai Nam ainsi que les Etats lao deviennent des protectorats ; une sphère dʼinfluence française sʼesquisse dans les provinces de Chine du S, au , au Guangxi, au Guangdong

La conquête de l’Indochine méridionale (1858-1867). Dans le contexte de la seconde guerre de l’Opium (1856-1860), la France annexe les pays du bas-Mékong. Pourquoi la conquête ? Daniel HEMERY met en avant trois La France agit au nom de la défense des chrétiens facteurs : d’Extrême-Orient (depuis 1832, une dure persécution * 1/ lobbying des missionnaires (qui donnent des renseignements touche les missionnaires Européens de la péninsule ; pour lʼexpédition via une Commission spéciale pour la Cochinchine en 1857) l’exécution d’un évêque espagnol au Tonkin en 1857 met * 2/ impérialisme des amiraux français (la puissance navale française le feu au poudre). Un traité de Saigon (1862) est signé en donne à lʼempire une dimension mondiale, jusquʼen 1879 ce sont des faveur des Français. Dans les années 1860, des activités amiraux qui seront à la tête des territoires indochinois – « époque des de guérillas soutenues par le pouvoir central de Huê Amiraux ») poussent l’amiral de La Grandière à passer à l’offensive : * 3/ pression des milieux dʼaffaires (Daniel HEMERY a pour thèse que la Marine et lʼEglise sont entendues parce quʼil y a une dynamique les provinces vietnamiennes du S tombent. Le traité expansionniste du capitalisme français sous le Second Empire soutenu franco-siamois (juillet 1867) impose le protectorat par un « imaginaire économique » : depuis la première guerre de français sur le Cambodge et le contrôle du S de la lʼOpium, de multiples études publiées font rêver à un « Hong Kong Péninsule (Cochinchine). français », tandis que les débuts des travaux du canal de Suez en 1859 confortent le projet dʼune expansion française au-delà de lʼInde). La pause (1867-1878) Les catastrophes au Mexique, Sadowa, Sedan, la Commune, le conflit entre républicains et monarchistes après 1871 paralysent la politique coloniale française pendant une dizaine d’années (peu d’évolution avant l’arrivée au pouvoir des opportunistes en 1877). Il y a toutefois une crise très importante au Tonkin en 1873. La découverte des potentialités du Yunnan pousse les Français à convoiter le Tonkin voisin. L’amiral Dupré saisit l’affaire Dupuis (arrêt du trafiquant Jean Dupuis par les autorités tonkinoises) pour mettre la main sur et les provinces alentours, mais il fait face à une très forte résistance (puissant mouvement antichrétien qui incendie des villages chrétiens au Tonkin) qui pousse la France à évacuer le Tonkin (mais obtient les provinces occidentales de la Cochinchine, des douanes mixtes, des concessions et l’implantation de consulats au Tonkin, ainsi que la liberté de commerce sur le fleuve Rouge). La France a toutefois été déstabilisée par cet épisode au moment même où se développe l’idée coloniale en métropole (moment où on « invente » l’Indochine par des récits d’explorateurs comme Jules Harmand, et qu’un mythe indochinois se développe chez les élites françaises).

La crise du Tonkin et le protectorat sur l’Annam-Tonkin (1883-1885) En 1883, le N du Vietnam est dans une situation difficile : inondations, famine, banditisme (avec l’arrivée de rebelles « Capitalisme français et expansion coloniale » : les motivations chinois et les célèbres Pavillons Noirs, ainsi que d’autres après 1879 conflits entre minorités hmong et yao) ; la même année meurt * 1/ intérêts coloniaux classiques soutenus par la pression des l’empereur Tu Duc (crise de succession). Le ministère Ferry affairistes (cf. en 1882, Freycinet qui fonde une Société dʼétudes et dʼexploitation du Tonkin en vue de la mise en valeur des ordonne la conquête en 1883 mais la Chine cherche aussi à charbonnages du Nord-Vietnam) et lʼintérêt géostratégique pour la contrôler le Tonkin. Le conflit avec la Chine conduit à la crise marine dʼavoir des bases dans la région (notamment ravitaillement de Lang Son en 1885 (contre-offensive militaire, résistances, nécessaire pour une flotte mondiale) etc.) qui provoque la chute de Ferry (on craint alors un * 2/ crise économique : on trouve dans lʼIndochine une « quête nouveau « Sedan colonial » dit le Temps). Un accord est impérialiste de nouveaux champs du profit » (Daniel HEMERY). Non seulement « la politique coloniale est fille de la politique industrielle » trouvé en 1885 qui scelle le « compromis historique entre la (Jules Ferry) mais les banques entrent en jeu pour investir la Chine France et la Chine sur l’Indochine » (Daniel HEMERY) : la (« le plus grand marché encore inexploité quʼil y ait au monde » France obtient le protectorat sur l’Annam-Tonkin et comme le dit le voyageur anglais Colquhoun) l’ouverture commerciale et ferroviaire vers le Yunnan (la * 3/ facteur politique : les opportunistes favorables à lʼentreprise majorité du personnel politique de la IIIe République se rallie coloniale sont au pouvoir (Gambetta ; Freycinet, Méline, Faure) au fait indochinois et plus généralement au fait colonial).

Les résistances à la conquête : le Can Vuong vietnamien et son échec (1885-1897) [Cet épisode important de la résistance « nationale » vietnamienne est ici un peu plus développé] Origines : Le Can Vuong constitue un mouvement de résistance majeur à la conquête qui dure plus de 10 ans. En 1885, le général de Courcy, qui a la ferme intention d’annexer totalement l’Annam et le Tonkin, est nommé résident général. Les soldats impériaux vietnamiens attaquent les Français. C’est un échec. Le jeune empereur Ham Nghi et une partie de la cour se réfugient dans les montagnes pour organiser une résistance générale consistant à exterminer les chrétiens (le nom du mouvement est tiré de l’appel du 13 juillet 1885 chien can Vuong ! « Aider le roi »). Pendant ce temps, les Français mettent en place un contrôle précaire du régime politique (soumission du reste de la cour encore à Huê, mise à sac de la cité interdite, intronisation d’un nouvel empereur, Dong Janh 1885-1889). Mais ce que les Français prennent pour du banditisme (opposant la bonne paysannerie aux mauvais mandarins) qui justifie la répression « civilisatrice », est en train de se transformer en une insurrection nationale. Définition : A proprement parler le « Can Vuong » désigne le soulèvement du centre du Vietnam entre 1885 et 1888 mais s’étend aussi à l’ensemble des résistances vietnamiennes locales plus durables. Ces mouvements ont plusieurs points communs : • 1/ les chefs se réclament ouvertement de l’empereur réfugié Ham Nghi avec qui ils correspondent ; ce sont souvent des Il y a 4 foyers de révoltes principaux au formes et mandarins (Nguyen Zung Hieu qui est l’une des grands motivations spécifiques : * 1/ Nord-Annam, où la population qui ne connaît pas encore figures du Can Vuong au Quand Nam était vice-ministre de la domination coloniale se soulève ; des chrétiens sont la Guerre) massacrés en masse avec pour mot dʼordre binh tay, sat ta • 2/ les chefs lèvent des taxes et des hommes dans les villages, « chassons les Occidentaux, tuons les catholiques » ; les ordonnent des corvées, bref disposent d’une véritable représailles sont terribles et vont marquer durablement la conscience collective administration parallèle * 2/ Annam méridional à moins de 100km de Huê : la Une guérilla : La confrontation reste dans l’ensemble limitée au présence française est sporadique, les provinces du Quand Nam et Quand Ngai se soulèvent unanimement en juillet 1885 niveau d’une guérilla locale. Les combattants sont essentiellement (plus de 5000 chrétiens sont tués), la résistance sʼeffondre en des paysans aisés voire des notables, mais aussi parfois des 1887 avec lʼaide des mandarins ralliés au nouvel empereur éléments marginaux de la société rurale (notamment le célèbre dê Dong Khanh et des troupes venues de Cochinchine Tham, né vers 1860, ancien gardien de buffle, enrôlé par les * 3/ Delta tonkinois : dans ces provinces la résistance est Pavillons Noirs en 1882, qui résiste jusqu’en 1896 avec 300 différente (elles connaissent depuis 25 ans des révoltes par les bandes chinoises puis la guerre de 1884-1885) ; ce qui mobilise hommes dans la forêt du Yen Thê). Les grands leaders sont la paysannerie cʼest la charge dʼune lourde armée coloniale à toutefois les lettrés (la « classe hostile par excellence » selon entretenir, ses violences, les charges des porteurs, lʼappel l’officier Francis Garnier) à l’image de Nguyen Quand Bich (l’un royal ; il y a vite deux pouvoirs dans la région : 1/ des autorités des plus illustres lettrés de son temps) parce qu’ils ont une grande indigènes acquises aux Français face à des chefs patriotes influence sociale (autorité morale, ils ont une assise locale, ils agissant clandestinement ; 2/ la résistance qui sʼappuie sur des petites villes fortifiées et une guérilla organisée et armée dirigent les écoles). Daniel HEMERY écrit que si le mandarinat de * 4/ La haute région proche de la frontière avec la Chine : Huê soumis aux autorités françaises a « majoritairement prêté elle est aux mains des bandes chinoises, bandits main forte à la pacification, surtout à partir de 1891 » l’élite professionnels contrôlant le trafic frontalier de lʼopium, des villageoise lettrée « a dirigé l’insurrection jusqu’à la fin et lui a armes et des femmes et enfants vendus comme esclaves en donné sa coloration traditionaliste et patriotique ». Chine

Une guerre coloniale : Entre 1885 et 1891, l’armée du protectorat est tenue en échec (corps expéditionnaire inadapté à la situation, troupes médiocres victimes des épidémies – le choléra à la fin de l’été 1885 emporte 4% des effectifs –, manque de compréhension sur les adversaires). Le delta du fleuve Rouge connaît les horreurs de la guerre coloniale (levée des coolies pour l’armée, réquisition de vivres et du bétail, saccage des dinh – maisons communes –, incendies de villages, exécutions sommaires. En 1888, l’empereur déchu Ham Nghi est capturé mais la révolte se poursuit en son nom. A l’apogée de la révolte (1890-1891), alors que les inondations font rage, que la famine se développe, les français doivent affronter 10 000 hommes armés de fusils dans la haute région et 2500 répartis en 37 guérillas dans le delta. Les Français parviennent à l’emporter grâce à la dispersion du mouvement et l’attentisme de certaines élites, ainsi que les relations conflictuelles entre certaines communautés. Daniel HEMERY ajoute que la faiblesse du Can Vuong tient au fait qu’il n’est pas porteur d’un projet de transformation sociale de la société (les lettrés résistants se battent pour la défense de l’ordre confucéen ; avec la disparition de l’empereur et l’avènement d’un empereur à la solde des Français « la référence politique de cette conscience nationale est devenue subitement confuse »). Une colonisation « vietnamisée » et une politique d’association : Les autorités françaises trouvent la clé de la pacification dans la population elle-même : les Vietnamiens participent à la colonisation. Paul Bert soumet la tutelle du protectorat aux Affaires étrangères et non aux militaires, afin de faire prévaloir le pouvoir civil (il veut selon ses mots« faire de la nation annamite notre associée »). Autrement dit, avec Paul Bert, la pacification est « vietnamisée ». Le protectorat inspiré par le modèle britannique de l’Indian army fait appel de plus en plus à des troupes recrutées sur place (au Tonkin en 1894, il n’y a plus que 5 000 soldats et officiers européens pour 12 000 tirailleurs). A partir de 1891, le gouverneur général De Lanessan met en œuvre une politique d’association (il appelle à gouverner l’Annam et le Tonkin avec « toutes les forces vives du pays : le Roi, la Cour et le Conseil secret, les mandarins et les lettrés ») passant concrètement par un allègement des levées et réquisitions, un impôt normalisé, un grand programme de travaux publics. La fin des révoltes et de la pacification (1892-1896) : Les autorités utilisent les particularismes ethnographiques, linguistiques, sociaux et politiques des ethnies minoritaires et les renforcent pour susciter une contre-guérilla. La Chine retire ses troupes du Tonkin et une convention franco-chinoise signée en 1896 permet le contrôle des frontières. Les zones montagneuses sont ratissées et ouvertes par des constructions routières, tandis que le mandarinat collabore peu à peu avec le protectorat. Quoi qu’il en soit, la grande révolte du Can Vuong aura des conséquences ; le colonel Bernard, lucide, souligne dans les années 1930 que « de toute cette période est restée dans le cœur des Annamites et des Européens un haine que les années ne calment point »).

L’occupation du Laos et la formation d’une zone d’influence française en Chine du Sud (1890s) Dans les années 1890, l’enjeu des rivalités géopolitiques et commerciales franco-anglaises concernent les principautés lao et le Siam (zone tampon entre empire des Indes et Indochine, territoire permettant le commerce vers le Yunnan). Les français, sous l’influence d’, convertissent les aristocraties thai aux intérêts de la France (notamment l’importante famille Deo Van Tri en avril 1890). Après quelques tensions diplomatiques, un accord franco-anglais en 1897 tranche la question en faveur de l’Indochine au terme d’un vaste troc régional. Une résidence française est créée pour le Laos à Vientiane en 1899. Au passage les Français obtiennent une vaste zone d’influence en Chine méridionale (droits de commerce avec plusieurs ports du Yunnan, concessions minières, bail de 99 ans sur la baie de pour le projet d’une ligne de chemin de fer vers le Yunnan).

Conclusion sur la conquête : La France s’est assuré en un demi siècle la maitrise d’un vaste territoire (740 000 km2), le plus peuplé de son second empire colonial. La gestion des voisinages entre peuples est bouleversée : à un mode de reconnaissance des entités politiques et des souverainetés fondé sur la mise en œuvre de relations symboliques succède le quadrillage frontalier moderne, les traités internationaux, l’organisation impérialiste de l’espace indochinois. A l’intérieur de l’Indochine, on peut distinguer 2 situations politiques : - 1/ au Cambodge, face au soulèvement général au Vietnam (Can Vuong), les Français ont du abandonner le projet d’annexion pure et simple au profit d’une association avec le pouvoir du roi et son renforcement (au Cambodge, la colonisation devra s’armer de patience et l’identification de la nation à la royauté ne va cesser de se renforcer) - 2/ au Vietnam, c’est différent, la royauté est brisée moralement, idéologiquement et politiquement. En se résiliant finalement à partir de 1885, la dynastie va perdre son affiliation à la nation (fossé de plus en plus grand entre la royauté et le patriotisme populaire).

II. Structures d’une domination

3 périodes jusque dans les années 1930 : Deux contraintes pèsent sur l’Indochine : * 1858-1897 : hésitation entre • 1/ la colonisation en Indochine ne doit pas créer de remous politiques en administration directe et indirecte, mise en métropole et donc ne rien lui coûter (d’où la formule du protectorat) place des bases de lʼIndochine coloniale • 2/ la « mise en valeur » de la colonie exige une rentabilisation financière * 1897-1911 : achèvement de lʼEtat rapide de la colonie, qui nécessite une vigoureuse intervention de l’appareil d’Etat indochinois sous lʼinfluence de Paul Doumer colonial dans le fonctionnement interne des sociétés soumises. et avènement dʼun néo-mandarinat * 1911-1930 : un Etat immobile ? D’où deux tendances à long terme pour l’Etat indochinois : 1/ généraliser des (nouveau droit des personnes et de propriété, structures d’administration directe de type africain ou 2/ maintenir le protectorat sur coercition et Etat policier, bureaucratie le modèle de l’indirect rule britannique hybride, quelques réformes

La longue incertitude du modèle politique et administratif (1858-1897) Les différentes formes de pouvoir antérieures à la colonisation qui gardent un rôle important en Indochine (Etat impérial vietnamien, pouvoir royal khmer, systèmes politique lao, pouvoirs coutumiers des ethnies), posent le débat de l’administration directe (théorisée par Arthur Girault pour l’Algérie dans Principes de colonisation et de législation coloniale, 1894) ou de l’association (protectorat réel voulu par le Quai d’Orsay). L’enjeu pour l’administration : sa nécessaire adaptation aux réactions de vaincus. * Administration directe ou protectorat ? Jusqu’au début des années 1890 : une administration de plus en plus directe. La résistance de la monarchie et des lettrés vietnamiens 1880 : substitution du droit français au Code Gia Long tend à mettre en avant l’idée d’administration directe : un appareil administratif provincial 1882 : imposition de la dirigé par le corps des inspecteurs des Affaires indigènes est installé en échange de celui des transcription romanisée du mandarins dans les années 1860 (il est composé d’un petit nombre d’administrateurs vietnamien (le quôc ngu) provinciaux et de districts français formés au Collège des stagiaires (1874-1876)) où enseigne 1883 : promulgation du Code civil le grand érudit cochinchinois Petrus Ky). Les années 1880 sont extrêmement importantes dans français 1885 : création de la résidence la mise en place d’une administration directe (voir ci-contre). Mais l’administration directe générale de lʼAnnam-Tonkin pose des difficultés insurmontables : elle provoque une révolte générale au Cambodge, 1885 : délégation de la totalité stimule une résistance opiniâtre encadrée par les lettrés en Annam, encourage la non des pouvoirs de lʼempereur sur le coopération et la dissidence des lettrés au Tonkin. Le coût d’une annexion serait trop élevé, et Tonkin aux résidents (permet de la barrière linguistique et l’ignorance des modalités de fonctionnement des sociétés colonisées contrôler les mandarins) 1886 : création de la garde rendent indispensables la médiation et la collaboration des autorités indigènes. Une politique indigène (instrument de de protectorat de De Lanessan (1891-1894). La politique de protectorat avec maintien des répression) dynasties et structures étatiques indigènes l’emporte pour un temps vers 1891 (les fin des 1880s : confiscation de administrateurs inaugurant alors une tradition « libérale » qui sera ensuite toujours minoritaire la moitié du trésor impérial (il faut de la colonisation) : il redonne certaines de leurs attributions aux mandarins et veille à ce que bien payer la pacification) + récupération de plusieurs le personnel français respecte les valeurs culturelles de la société vietnamienne. Mais cette prérogatives (gestion de la politique se heurte au problème de la mise en valeur économique et aux oppositions des capitation des chinois, monopole milieux coloniaux et politiques métropolitains. Bref la politique de De Lanessan ne dure que de lʼopium, etc.) quelques années. * L’Union indochinoise (1887). En Cochinchine, l’administration civile a permis au Une figure de lʼautonomisme colonat local (environ 2000 colons : spéculateurs, commerçants, petits fonctionnaires, etc.) cochinchinois : de gagner un pouvoir et une visibilité importantes (notamment via le Conseil colonial créé Paul Blanchy, inamovible président en 1880). Les colons réclament l’autonomie budgétaire et douanière de la Cochinchine et du Conseil colonial de 1882 à sa veulent éviter toute centralisation politique de l’Indochine sous l’autorité directe d’un mort en 1901, maire de Saigon en 1895 gouverneur. Pourtant c’est l’option centralisatrice qui est retenue. L’Union indochinoise est crée par décrets en 1887 (le gouverneur général devient le détenteur du pouvoir politique et administratif, gestionnaire du budget commun de l’Union). L’Union rassemble les protectorats Cambodge-Annam- Tonkin puis le Laos et le Guangzhouwan (1899-1900). Mais l’Union n’est qu’une forme de solidarité financière ; le Conseil colonial de Cochinchine garde la gestion de son budget qui a pour souci de distribuer les adjudications aux entrepreneurs, les terres aux colons et veiller à la rémunération des fonctionnaires (De Lanessan dit que « c’est une assemblée élue qui paie ses électeurs avec l’argent de ceux qui ne peuvent l’élire »). En 1897, l’Indochine reste à construire politiquement. * « Lang Son financier ». La question de la domination passe aussi par celle de la fiscalité. La pacification et la mise sous contrôle de l’Indochine coute très cher (750M de francs « 1913 » entre 1859-1895) et l’argent vient surtout de l’Indochine (en France, l’entreprise étant contestée on ne peut pas trop exiger d’argent de la population). Pour financer tout cela, la Cochinchine est soumise à une fiscalité directe et indirecte. Au passage la conquête remet en cause l’ancien compromis fiscal entre le pouvoir impérial et le pouvoir villageois qui garantissait des exemptions fiscales aux 2/3 de la population. Finies les exemptions : un impôt foncier direct en argent est fixé dans les années 1860 et surtout une importante fiscalité indirecte sur les monopoles (ex : impôt sur le sel au Tonkin en 1886). Même si les recettes triplent entre 1886 et 1894, l’Indochine reste un « Long Son financier ! » (selon le gouverneur général intérimaire Bideau en 1891) avec une dette de plus en plus importante.

L’achèvement de l’Etat indochinois (1897-1911) L’arrivée de Paul Doumer au gouvernement général (1897) ouvre une nouvelle page de l’histoire indochinoise : la colonisation prend son élan avec la reprise de l’économie mondiale, l’appareil administratif est mis en ordre et permet d’établir un système fiscal productif et de lancer l’investissement. Les successeurs de Paul Doumer agissent dans la lignée : Paul Beau (1902-1908), Klobukowski (1908-1911), Albert Sarrault (1911-1914). * La réorganisation institutionnelle de l’Union indochinoise. L’Etat colonial doumérien a pour noyau dur un puissant appareil politico-administratif central à double fonction : - 1/ intégrer l’ensemble des structures politiques indochinoises au système étatique français - 2/ neutraliser les anciens Etats vietnamien, khmer et lao et les structures politiques des ethnies montagnardes pour les convertir en appareils subalternes de contrôle des population colonisées. Pour gérer une Indochine au territoire parcellaire juxtaposant des territoires étrangers les uns aux autres et sans budget commun, un gouvernement général est créé en 1897-1902 (il est composé de plusieurs services généraux : direction des Finances, des Douanes et Régies, des Travaux publics, de l’Agriculture et du Commerce, etc.). Un Conseil supérieur (futur Conseil de gouvernement) qui réunit des hauts fonctionnaires, des représentants des grands intérêts et deux notables vietnamiens devient la structure décisionnelle de l’appareil central qui va rester stable jusqu’après 1945 (il existe un tel conseil dans chacun des 5 territoires de l’Union indochinoise ; ils décident des tâches d’exécution et d’administration courante confiées aux résidents supérieurs et gouverneur de la Cochinchine).

L’institution du gouvernement général a deux conséquences importantes : Le fonctionnariat en statistiques : • 1/ elle bat en brèche l’autonomisme cochinchinois (la Cochinchine * en 1900, il y a en moyenne 1 fonctionnaire conserve tout de même une originalité et un poids important : elle a un pour 7 900 hab en Indochine contre 1 fonctionnaire pour 76 000 hab à Java député, Saigon est la seule ville qui possède une municipalité élue au * 700 fonctionnaires européens + plusieurs suffrage universel) milliers de fonctionnaires subalternes • 2/ elle renforce le fonctionnarisme de la colonie : le personnel européen vietnamiens pour 10M dʼhabitants vers 1895 est certes relativement restreint en Annam et au Tonkin mais le coût du * en 1914, il y a environ 6 000 fonctionnaires européens et 12 200 fonctionnariat colonial français représente un poids considérable pour la fonctionnaires indigènes colonie * Administration directe. A partir de 1900, Paul Doumer achève d’enlever Lʼannée 1897 efface les dernières traces dʼindépendance des anciens Etats : à la monarchie des Nguyen et à la royauté khmère leurs dernières marges * au Tonkin : le résident supérieur du Tonkin d’autonomie (changement de politique par rapport à De Lanessan ; cf ci- devient le détenteur du pouvoir impérial au Nord- contre). Les Etats protégés deviennent des appareils relais des structures Vietnam (lʼadministration mandarinale se trouve coloniales de l’Etat français. directement rattachée au résident supérieur) * en Annam : à Huê, le pouvoir politique passe * Un cas particulier : celui des ethnies montagnardes au Laos. Face au aux mains du résident supérieur de lʼAnnam (le difficulté de contrôle de ces régions reculées, l’autorité passe par un résident a droit de présider les Conseils de « système à emboitement » (réseaux horizontaux intervillages qui s’emboitent lʼempereur, et gère à partir de 1899 le budget de lʼempire). verticalement dans des unités plus vastes, les muong ou seigneuries). Les * au Cambodge : on organise un conseil des autorités coloniales ont pour seule solution de contrôle de manipuler les ministres présidé par le résident supérieur qui hiérarchies tribales et aristocratiques et jouer sur les antagonismes ethniques contresigne toutes les ordonnances royales (en en s’appuyant sur la plus nombreuse des minorités du pays, les Lao (les 1904, les Français imposent Sisowath qui leur est Hmong qui ont reçu un quasi-monopole de la culture du pavot dans l’Union favorable comme successeur au roi Norodom) * au Laos : les muong laotiens sont unifiés en sont contrôlés par des fonctionnaires thai et lao). Ainsi, en 1938, 2 civils et 1 1899 dans une nouvelle résidence supérieure. militaire suffisent pour administrer le 596 villages. * Ruptures et permanences administratives : le nouveau mandarinat. Globalement, les anciens échelons moyens et inférieurs des anciens appareils administratifs sont incorporés dans l’Etat colonial en tant que structures subalternes du contrôle immédiat des populations (l’ancienne fonction mandarinale est soumise à une tutelle humiliante, elle a une simple fonction d’exécution des décisions d’un pouvoir étranger). Une sorte de « néo-mandarinat » est progressivement réorganisé dans toute l’Indochine sur le modèle du fonctionnariat européen (1897 : ouverture au Tonkin de l’école de Hau Bo pour former les nouveaux mandarins du protectorat, elle devient l’Ecole des mandrins en 1912 puis Ecole de droit et d’administration). Selon Daniel HEMERY, jusque dans les années 1920, les permanences l’ont probablement emporté sur les ruptures dans la gestion administrative. Ces mandarins (1 pour 4000 ou 5000 habitants en 1896) conservent une forme traditionnelle (utilisation de l’ancien cérémonial) et un recrutement par concours assez semblable aux temps précoloniaux (protections, recommandations, etc.) malgré des promotions facilitées par la participation à la répression. Les relations entre la bureaucratie vietnamienne et les autorités coloniales sont complexes : collaboration, corruption aussi mais pas de servilité, capacité de propositions. * La rentabilisation des finances coloniales : les différentes fiscalités. Pour faciliter les investissements (avenir du capitalisme colonial) Doumer rationalise la fiscalité directe. Il met en place à partir de 1897-1898 une capitation, une corvée, et impose la perception en monnaie. Une carte d’impôt est instituée (en 1884 en Cochinchine, en 1897 au Tonkin, en 1913 en Annam), elle sert de carte d’identité et il faut l’avoir toujours sur soi (pour tous les hommes). En absence d’état civil rural et de cadastre moderne, le recouvrement de l’impôt personnel et de l’impôt foncier reste confié à la commune villageoise au Vietnam et au khum (canton) au Cambodge. Mais ce sont surtout les impôts indirects via les trois régies du sel (1897), des alcools indigènes (1897) et de l’opium (1898 ; concerne surtout le 20 000 fumeurs chinois installés en Cochinchine en 1907 qui consomment 4x plus que les Vietnamiens) qui fournissent avec les recettes douanières l’essentiel des revenus du gouvernement général. « La fumerie d’opium, le débit d’alcool, le dépôt de sel sont autant d’institutions collectrices d’impôts » (Daniel HEMERY).

* Les conséquences sociales et politiques du nouveau système fiscal. Les régies sont dénoncées pour leur immoralité, leur hausse de prix et les violences qu’elles créent, notamment 1900-1913 (entre 1897 et 1906, les droits sur le sel augmentent de 2 700 %). Pour mettre en place la régie de l’alcool au Tonkin, il a fallu ruiner un très ancien artisanat de distillation rural associé à l’élevage de port qui produisait à des prix modiques et exportait ses surplus en Chine. A partir de 1897, l’administration met en place un système répressif pour lutter contre les fraudes qui constituent la réponse de la société paysanne aux monopoles d’Etat (dénonciations, amendes collectives, perquisitions). Désormais, les impôts sont levés avec régularité, ils sont clairement définis, entièrement monétarisés. Ils sont aussi beaucoup plus durement ressentis : pour la paysannerie l’oppression ordinaire s’inscrit dans sa vie quotidienne. Les prélèvements sont assez élevés et inégaux selon les provinces (pour 1931, Paul BERNARD estime la charge fiscale à 35% du revenu par tête en Cochinchine, 18% au Cambodge, 17% au Tonkin, 16% en Annam) et l’inégalité fiscale est plus accusée selon les groupes sociaux : le colonat européen paie très peu (pas de progressivité de l’impôt en fonction des revenus avant 1920 sauf pour l’impôt foncier). L’agitation antifiscale va souvent nourrir les révoltes de paysans.

* Une Indochine rentable. En 1938, l’Indochine est après l’Algérie la plus importante des colonies françaises du point de vue financier : son budget général est 3x celui de l’AOF ou de Madagascar, elle est la seule à verser un contingent militaire important au budget de la métropole et à contribuer aux dépenses métropolitaines de manière conséquente.

Un Etat immobile (1911-1930) ? Deux explications à lʼimmobilisme: La haute administration indochinoise et le ministère des Colonies ont * 1/ après 1918, lʼimpérialisme français parvient à son pour règle tacite pendant un siècle de considérer avec grande méfiance zénith et nʼa aucune raison de modifier en profondeur le les réformes politiques. A partir de la décennie 1920-1930, la statut de ses colonies * 2/ après 1920 sʼouvre lʼépoque de la brutale décadence colonisation française a pris un considérable retard politique face à de la France en Europe et dans le monde : les colonies l’essor général des nationalismes asiatiques. deviennent vitales pour sa survie

* Droits des personnes, droit de propriété. L’administration cherche à promouvoir le statut social de l’individu moderne dans des sociétés qui l’ignoraient et à individualiser la fiscalité directe (à partir de 1918 est créée un titre d’identité mais c’est la carte d’impôt qui jouera ce rôle pour la majorité de a population jusqu’en 1945). L’ancien système des inscrits en Annam et Tonkin est un peu plus mis à mal à partir de 1920 (tout homme valide de 18 à 60 ans doit payer un impôt personnel de 2,50 piastres), de même certains privilèges sociaux appréciés dans la société rurale disparaissent. Tout cela est provoqué par l’esprit de rentabilisation fiscale voulue par les autorités coloniales qui conduit donc aussi à généraliser le régime européen de la propriété (cela fonctionne plus particulièrement en Cochinchine).

Le droit de propriété : lʼEtat colonial défend un droit de propriété de plus Le droit des personnes : Les normes coutumières ou en plus important (en rupture avec le mode dʼappropriation des terres juridiques de la vie sociale donnent lieu à un droit précolonial : terres collectives périodiquement redistribuées entre les nouveau : familles des inscrits) 1883 : Code Civil en Cochinchine * en Cochinchine, dès 1862, les terres inoccupées deviennent propriété 1908 : codification des coutumes lao domaniale de lʼEtat et leur vente commence en 1865 1920 : Code civil inspiré du droit français au Cambodge * au Tonkin, le régime des concessions est mis en place en 1888 et en 1924 : Code pénal inspiré du droit français au Cambodge 1899 en Annam (lʼempereur abandonne son droit éminent de propriété en 1927 : nouveaux Codes laotiens 1897) 1931 : Code civil au Tonkin * au Cambodge, lʼimmatriculation des terres semble avoir été la plus 1933-1936 : nouveaux Codes civil et Pénal en Annam malaisée (échecs successifs des tentatives de 1884, 1908, 1911, elle est (refondation du Code de Gia Long de 1812) véritablement mise en place en 1931) Des états civils sont aussi mis en place en Cochinchine * à partir de 1924 est promulgué un véritable Code foncier à l ʻéchelle de (1883), Tonkin (1923), Cambodge (1925) lʼIndochine.

Colonisation et villages. La colonisation cherche aussi à instrumentaliser les structures d’encadrement de la paysannerie : 1/ en Cochinchine : les autorités organisent précocement la ruine de l’autonomie villageoise : vers 1904-1905, un décret définit strictement les prérogatives et le fonctionnement des conseils de notables communaux) D’anciens simples notables deviennent fonctionnaires de rang inférieur ; cela contribue dans le S à discréditer ces anciens notables, les grandes familles préférant désormais se consacrer à leurs intérêts fonciers (« ainsi s’ouvre tendanciellement au Sud un dangereux vide politique et institutionnel par où s’engouffrera au XXe siècle le nouvel encadrement social des mouvements ruraux illégaux » Daniel HEMERY). 2/ en Tonkin/Annam : la communauté villageoise met en échec les efforts de pénétration de l’administration coloniale. Entre 1909 et les années 1920, les autorités tentent de mettre en places des conseils communaux mais ils doivent affronter le refus très influent des notables qui refusent de participer aux nouveaux conseils. Au contraire, la réforme communale a pour effet pervers de jeter le désordre dans la gestion du village, de le diviser parfois gravement (contestations électorales, corruption) qui ébranle l’autorité de la classe des notables et des propriétaires fonciers. A partir de 1927, l’Etat colonial revient sur ses réformes de 1920- 1922 et redonne plus de liberté et de responsabilité au conseil des notables réinstitué à côté d’un conseil administratif qui finit par disparaître en 1941 (retour à la case départ). Daniel HEMERY dit très justement que « la colonisation a été durablement captive de sa base fonctionnelle, le village traditionnel » 3/ au Cambodge : le village est dispersé et l’organisation se fait autour du monastère bouddhique ; l’ancienne organisation clientéliste du patronat semble s’estomper avant 1905 ; on tente de mettre en place un système villageois similaire entre 1901 et 1911 (on crée la commune, le khum, dotée d’un conseil) mais c’est un échec 4/ les ethnies montagnardes : chez les montagnards, le pouvoir colonial tente de se surimposer aux chefs héréditaires en maintenant les pouvoirs coutumiers des tao dans les régions dominées par les Thai.

Important : Ce que montre Daniel HEMERY, cʼest que lʼEtat colonial ne peut se passer de la médiation des classes dominant les campagnes (qui gèrent la fiscalité) mais que cela a des effets sur la société locale. La lourdeur des prélèvements affecte les solidarités villageoises. Une « alliance méfiante », plus ou moins conflictuelle selon les conjectures, associe les élites rurales au régime colonial dans une sorte de « condominium inégal sur le monde paysan » et qui constitue, en dehors de la société européenne et de la communauté chinoise, le « véritablement fondement social de lʼEtat colonial en Indochine ».

* Les monarchies indigènes dans la perspective coloniale sont dépossédées politiquement. 1/ en Annam-Tonkin : en 1925, à la mort de l’empereur vietnamien, La désacralisation de lʼempereur : le résident supérieur Pasquier reçoit par un simple arrêté du gouverneur A partir de 1925, lʼempereur vietnamien a comme seuls général la totalité du pouvoir politique et administratif en Annam, y droits : représentation, désignation de ses ministres, compris la nomination des mandarins. réglementation des rites, droit de grâce, délivrance des 2/ au Laos : en 1925, il en va de même en territoire lao où le Conseil distinctions honorifiques et brevets aux génies villageois. royal laotien est réorganisé en Conseil des ministres présidé par le Sa dimension sacrée est privée de valeur sociale, ce qui provoque une déchirure dans le contrat historique qui lie le résident supérieur et où l’administration du protectorat confirme la peuple et ses élites avec la dynastie des Nguyen et plus légitimité de la dynastie de Luang Prabang (le souverain Sisavang encore avec la royauté (Nguyen Thê Anh écrit quʼ « à intronisé en 1904 a été élève à l’Ecole coloniale). cause de sa démission, la figure royale cessait dʼêtre perçue comme lʼaxe de référence autour duquel Le résultat, c’est que les anciennes élites des sociétés colonisées sont aux sʼordonnait la société »). mains d’une « bureaucratie hybride » d’apparence moderniste. * L’innovation politique et ses limites. La dépossession du pouvoir n’a pas été compensée par une modernisation politique en profondeur des sociétés dominées. Les causes de l’immobilisme sont nombreuses : maintenir la domination française (point de vue de Jules Harmand notamment : le conquérant ne peut partager son pouvoir), conflits d’intérêts des colons (les intérêts divergent entre les milieux d’affaires, les groupes d’intérêts métropolitains et indochinois, les fonctionnaires, les commerçants, etc. Daniel HEMERY dit que « Réunis par les slogans et les mythes du discours impérial, les coloniaux sont en fait presque toujours divisés »), les discours sur la tradition et le progrès qui autolégitiment la présence française (d’un côté le discours sur le progrès prétend apporter la démocratie dans ces pays – on érige en 1887 une réplique de la statue de la liberté de Bartholdi à Hanoi – de l’autre on propose une vision traditionaliste très présente dans la bureaucratie coloniale qui présente un Vietnam idéal et a-historique de la famille élargie et du village qui nourrit la pensée politique indochinoise d’un « romantisme conservateur, passéiste et paternaliste » qui sert à « archéologiser » le présent selon Daniel HEMERY). * Conséquence : développement des appareils coercitifs pour compenser le déficit de légitimité de l’Etat colonial :

Les moyens traditionnels de la coercition : Une coercition à grands moyens : * Régime de lʼindigénat et de la responsabilité collective des * des moyens humains assez faible : dans la police spéciale en 1934 il villages institué en Cochinchine (1881-1903), en Annam et au nʼy a que 68 policiers français et 242 vietnamiens Tonkin (1897) et au Cambodge (1898) progressivement * des moyens institutionnels et techniques énormes : réseaux abandonné après 1903 dʼinformations, brigades mobiles, remarquable Service central de * Garde indigène créée en 1900 pour surveiller la paysannerie renseignements et de sûreté générale (SCRSG) * Sûreté générale indochinoise créée par Albert Sarraut en * les services dʼidentité sont organisés dès 1897 en Cochinchine – 1917 pour faire face au nationalisme et dʼoù émerge à partir Tonkin (1908), Cambodge (1913), Annam (1922), Laos (1930) – et, des années 1920 une redoutable police politique (la Police annexés à la Sûreté spéciale de sûreté) ** ils fichent prévenus, condamnés, suspects, étrangers ouvriers, * Tribunaux indigènes qui doublent les tribunaux français, navigateurs, boys selon la méthode Bertillon (52 000 fiches réalisées en procédures dʼexceptions, etc. 1927-1928 ; 237 000 en 1940-1941) * Maisons centrales dʼarrêt dans les grandes villes et ** la Sûreté est un appareil coercitif considérable : arrestations, pénitenciers (Lai Chau, Lao Bao, Son La, Thai Nguyen) et tortures (« gégène », « retournement du gésier ») ratissages, exécutions surtout le grand bagne de Poulo Condore ouvert en 1862 sommaires et « petite violence »

* Quelques réformes politiques malgré tout. L’Indochine est la seule colonie française à posséder une véritable représentation des élites colonisées mise en place entre 1900 et 1930 (comme dans les Indes anglaises) mais elles ont souvent un rôle purement consultatif à l’exception du La presse, symptôme de lʼimmobilisme. Conseil colonial de Cochinchine (qui attribue les concessions supérieures à 20ha Les journaux et périodiques se multiplient en Indochine avec la colonisation (dʼabord de la et vote le budget local). Les conseils municipaux mixtes de Saigon, Hanoi et part des colons, de lʼadministration, des ont une marge de décision restreinte. L’admission des colonisés dans missions, puis de la nouvelle intelligentsia la fonction publie est rendue possible après 1921, mais elle se fait au compte vietnamienne dans les années 1920) mais la goutte. On note aussi quelques îlots de démocratie dans le système politique liberté de lʼécrit est atrophiée et amputée par indochinois dans les villes Cochinchinoise où sont présentes la gauche (Parti une sévère législation répressive : jusquʼen 1938, la presse de langue vietnamienne ou radical, SFIO) et les loges maçonniques loges maçonniques (en particulier la chinoise doit faire lʼobjet dʼautorisation préalable Fraternité tonkinoise crée en 1887 et la Ligue des droits de l’homme constituée à auprès du gouvernement général. Hanoi et à Saigon dans les années 1900-1910). Mais rien de bien brillant.

III. Capitalisme colonial et développement (1858-1940)

La colonisation indochinoise a été porteuse de 3 dimensions du développement : 1/ croissance quantitative de la production La colonisation indochinoise a été porteuse d’un certain développement (+50% entre 1899 et 1923 selon F. Leurence, économique (qui résulte de la « mise en valeur » de la colonie, maitre mot directeur de la Statistique générale en 1925) des colons devant légitimer leur action). Mais ce développement 2/ modernisation des pratiques économiques, correspond à l’intrusion forcée d’un capitalisme exogène dans un milieu des modes de pensées, des rapports sociaux, et historique hostile (sociétés agraires faiblement intégrées dans l’espace débuts dʼune disciplinarisation des esprits et des corps marchand asiatique) : le ressort principal du capitalisme colonial consiste à selon les normes et exigences du travail rechercher des profits élevés par la croissance prioritaire des secteurs 3/ enclenchement de multiples processus locaux tournés vers les marchés extérieurs. de destruction des structures socio-économiques existantes, industrialisation progressive dʼune partie de la production en corrélation avec lʼintensification et 2 périodes : la monératisation de lʼéchange et la pénétration de la * jusquʼaux années 1930 : la nouvelle économie indochinoise fonctionne science et des valeurs productivistes dans les comme un élément de régulation coloniale du capitalisme métropolitain pratiques productives (Daniel HEMERY dit que « leur * après 1930 : la combinaison de cette dynamique de développement et mise en dépendance fut bien pour les sociétés de dʼune dynamique propre aux sociétés paysannes débouche sur la crise lʼaire indochinoise une véritable – et douloureuse – économique du capitalisme indochinois et à une grave situation de sous- révolution économique ». développement.

Un développement colonial (1858-1930)

Ce qu’il faut avoir en tête c’est que tout n’est pas une réussite et que les disparités régionales sont fortes. Nombreux sont les Un exemple dʼéchec : le fiasco de la sériciculture démarrages économiques manqués, les entreprises sans lendemain coloniale. En février 1921 est créée à Lyon la Compagnie générale des jusqu’au début du XXe s, l’échec d’implantation industrielles soies autour de politiques comme Herriot ou Pradel, afin de devant la vitalité de la petite production vietnamienne et du construire une usine de dévidage et de filature à Phnom Penh capitalisme chinois (notamment les rizeries françaises entre 1862 avec les subventions et lʼappui technique du protectorat et et 1900). Les protectorats du Cambodge et du Laos sont des terres lʼespoir dʼutiliser les excellentes soies cambodgiennes. Mais en de déception pour l’entreprise coloniale (la phrase de Doumer en raison des carences de la Compagnie comme de lʼadministration, les plantations de mûriers sont dérisoires, et 1897 à propos du Cambodge – « presque rien n’a été fait pour lʼusine de Phnom Penh doit importer une grande partie de ses mettre en valeur cette belle et fertile contrée » - est valable pour cotons en 1927. En 1922, la soie tonkinoise reste 20% plus toute la période). Pour le capitalisme colonial, l’Indochine chère que celle achetée à Canton. « utile », ce furent les hautes terres et deltas vietnamiens. * Le cycle de la riziculture (1873-1895). Depuis les années 1860, le riz cochinchinois est le support fondamental du développement colonial. La région s’inscrit dans le commerce La bourgeoisie chinoise joue un mondial des riz du Bengale, Java, Basse-Birmanie et profite d’avantages cochinchinois très grand rôle dans le circuit du riz indochinois et contrôle une partie (beaucoup de main d’œuvre, vaste réserve de terre). La Cochinchine centrale (grande de ce circuit ; en 1930 un peu plus propriété foncière exploitée en fermage ou faire valoir direct) se distingue de l’O de la de 40 maisons chinoises et 11 Cochinchine (grande propriété foncière). Malgré de bas rendements, la riziculture entraine maisons françaises contrôlent 80% l’équipement portuaire de la colonie et le percement de canaux (par la corvée et la de lʼexportation. mécanisation) pour assurer le transport des récoltes vers Cholon (centre de décortiquerie) et Vers 1930, lʼIndochine est le Saigon (un des plus grands ports d’exportation de riz au monde). Dans le S du Vietnam se deuxième exportateur mondial structure ainsi un grand capitalisme terrien, marchand et usinier ethniquement mêlé (le de riz derrière la Birmanie et le latifundisme est d’abord vietnamien et secondairement français). premier fournisseur de la Chine * Le cycle des mines, des plantations et des industries manufacturières (1895-1929). Cette fois ce cycle touche toute l’Indochine par la mise en place de 1/ charbonnages et mines ; 2/ plantations ; 3/ industries diverses non concurrentes des industries métropolitaines. Les industries de transformation des produits miniers connaissent un grand développement entre 1895 et 1930 (85 entreprises françaises dans ce secteur en 1907 au Tonkin). Mais ces industries sont Industries nées de lʼurbanisation et de la politique essentiellement tournées vers l’extrême orient pour ne pas dʼéquipement : 42 centrales électriques qui alimentent les ateliers faire d’ombre aux industries métropolitaines. D’autres de montage, de réparation ferroviaires, à Saigon, Haiphong, les industries connaissent un grand essor (ci-contre). verreries, manufactures, etc. Le secteur agro-industriel des plantations s’est organisé à Industries de consommation liées à lʼactivité des régies (ex : 5 partir des années 1890 (on passe de 11 390 ha exploités vers ateliers de distillerie dʼalcool de la Société des distilleries de 1890 à 1M ha en 1937). Les plantations de caféiers arabica se lʼIndochine) et développement dʼhuileries, savonneries, brasseries. développent (autour d’Hanoi, sur la côte, vers Ninh Binh, en Le nouvel essor du marché caoutchoutier en 1924-1925 Annam, sur les hauts plateaux du Sud), on produit aussi provoque un boom de lʼhévéa qui a durer jusquʼen 1930. plusieurs centaines de tonnes de thé noir au S Annam (exporté Les plantations sont réparties entre Cochinchine et Cambodge et vers la France et l’Afrique du N) mais la plus grande réussite exploité par 70 000 coolies, contractuels venus de lʼAnnam et du est l’économie de plantation en Indochine est celle de l’hévéa Tonkin ou de libres recrutés sur place. Les plantations indochinoises sont parmi les plus modernes dʼAsie et les plus (ci-contre). La grande plantation capitaliste domine, avec en compétitives du monde ce qui fait de lʼIndochine le 3e exportateur tête des groupes (Michelin, Banque de l’Indochine) qui mondial (mais loin derrière la Malaisie et les Indes néerlandaises). assurent à eux seuls 2/3 de la production en 1944.

* Les grands travaux de la colonisation (1890s-1930s). La batellerie à vapeur en particulier en Cochinchine accroit la rotation des jonques sans éliminer la batellerie traditionnelle (en 1930 circulent environ 200 chaloupes à vapeur et plus de 100 000 barques et jonques sur le bras du bas Mékong). En 1891-1898 un vaste programme ferroviaire se met en place pour désenclaver l’espace alvéolaire de l’économie rurale et les connecter aux marchés régionaux, aux nouveaux pôles d’industrialisation et aux marchés extérieurs (plus de NB : Lʼ « Imperial Corridor » ferroviaire (très bonne 3 000km de voies en exploitations en 1942 ; la principale réalisation : le expression de D. DEL TESTA) contribue à vertébrer Transindochinois de 1800km). Le réseau routier est aussi très développé une nouvelle géographique de la production et de lʼéchange, à construire un nouveau regard collectif sur pour la mise en valeur et débloquer le Laos et les hauts plateaux le monde et à unifier lʼespace national vietnamien (la vietnamiens (en 1943, l’Indochine possède l’un des meilleurs réseaux ligne Hanoi-Vinh ouverte en 1905 permet dʼabaisser routiers de l’Asie orientale avec 32 000 km de routes en pierre, 5700 km ce trajet de 5 jours à moins de 24h et dès 1920 la 4e en asphalte, et 18 000 véhicules) Le décollage de l’économique coloniale classe réservée aux « indigènes » représente 93,5% est allé de pair avec la croissance des 2 grands ports deltaïques de Saigon du trafic voyageurs). et Haiphong. Saigon : la ville est située à 80 km de la mer mais sa croissance a été Haiphong : cʼest dʼabord un modeste entrepôt plus considérable. Avec la conquête française, lʼouverture des lignes de la China Merchants Navigation Company commerciales Europe-Chine donnent un coup de fouet au port. Le grand (1874), puis point de débarquement du corps commerce fait croitre des maisons de commerce françaises (cf. les expéditionnaire avant dʼêtre doté de docks et bordelais Denis frères en 1862). La colonisation en fait une agglomération dʼun arsenal (1886-1888). La ville qui nécessite (450 000 hab en 1941). Saigon est le port le plus actif de la rive NO de la de coûteux aménagements (on décharge Mer de Chine méridionale. Son dynamisme résulte de la rencontre de flux longtemps dans la baie de Ha Long à cause de de marchandises, de capitaux, de devises, dʼhommes (espace de ça) mais le port est le point de jonction de la connexions) venant de Marseille et lʼEurope, Hong Kong et la Chine, navigation maritime et des lignes françaises Singapour et le monde malais, lʼIndochine méridionale et centrale dʼExtrême Orient, cʼest aussi le grand débouché jusquʼau Sud Laos. Son trafic la classe au 6e rang des ports français en du Yunnan et du Tonkin (1,2 M de tonnes de 1937. trafic en 1937)

* Un « bouleversement irréversible de l’espace indochinois ». Daniel HEMERY écrit qu’un « bouleversement irréversible de l’espace indochinois s’est accompli » puisque la relative uniformité des systèmes de production et d’échange précoloniaux a cédé la place à « une différenciations poussée en espaces économiques et sociaux inégalement développés » : les échanges des pays du Mékong avec le Siam se sont affaiblis tandis que le Cambodge se trouve économiquement soudé à la Cochinchine ; l’écart de développement entre les pays du Mékong (vaste zone forestière et montagneuse, Indochine des « réserves ») et les pays vietnamiens (industrie minière, plantations des hautes terres, etc.) s’est en quelques décennies brusquement accru. * La modernisation technique et scientifique. Il y a eu un transfert limité mais réel du système technique et des savoirs scientifiques des sociétés industrialisées vers les sociétés autochtones (on passe d’une « civilisation du végétal » à une ère de soumission de la nature, industrialisée, même si l’immense majorité des colonisés n’en profite que peu). Comme aux Indes néerlandaises, la sciences et les scientifiques coloniaux ont été des acteurs déterminants (cf. Auguste Chevalier à la tête de l’Inspection des services agricoles en 1914) tout comme les manifestations scientifiques (Jardin botanique à Saigon en 1863, Institut océanographique en 1922). Il y a un développement de réseaux scientifiques autour des syndicats industriels et agricoles (Ecole vétérinaire de Hanoi en 1917 par exemple), de services (ex : Service de la statistique générale de l’Indochine en 1922) qui ont un succès inégal. C’est surtout la recherche appliquée dans l’agro-industrie qui l’emporte.

Les structures du capitalisme indochinois. [Je résume à grands traits ce long chapitre pour me concentrer sur les investissements coloniaux et le processus de prolétarisation de la paysannerie indochinoise] L’une des faiblesses du système monétaire indochinois est l’instabilité de la piastre (monnaie coloniale en Indochine) qui encourage une spéculation permanente sur les profits de chance et impose de constituer une réserve de chance pour tout investissement de capitaux. Daniel HEMERY parle d’un « imprévisible piastre ». A partir de la fin du XIXe s se met en place un « empire de la Banque » avec un quasi monopole du grand capitalisme bancaire métropolitain coalisé au sein de la puissante Banque de l’Indochine (créée en 1875). Cette banque qui s’implante dans toute l’Asie investit peu et se concentre sur les affaires sures comme les mines, les distilleries, l’électricité, les sociétés de crédit. 84% des opérations ne concernent que les entreprises européennes et surtout les activités de commerce extérieur, très peu l’agriculture. Le non-engagement de la Banque de l’Indochine dans le crédit agricole abandonne le secteur majeur de l’agriculture paysanne à l’usure qui prend des dimensions sans précédent à l’époque coloniale (en Cochinchine, un réseau de prêteurs sur récoltes à 2%/mois minimum se développent). Jusqu’en 1945, les principaux usuriers sont constitués par la bourgeoisie chinoise et les chettys indiens. Le pouvoir colonial a ainsi concentré son initiative économique sur les équipements et la valorisation des secteurs exportateurs (les plus profitables pour le capital privé). L’Indochine a organisé aussi l’appropriation d’un immense domaine foncier (Daniel HEMERY parle d’une « nationalisation coloniale de l’espace ») issu de l’expropriation de ses anciens utilisateurs (ex : les communautés paysannes de la Moyenne Région du Tonkin à la suite des opérations militaires de la conquête entre 1885 et 1897). Le pouvoir a aussi déstabilisé les rapports sociaux anciens et a poussé à la prolétarisation des paysans les plus pauvres, à la formation d’une main d’œuvre encadrée par une législation du travail (livret ouvrier, législation du le travail contractuel en 1927) et à la mise au travail salarié à un très faible coût d’individus recrutés au Tonkin et en Annam. Daniel HEMERY écrit ainsi qu’ « indéniablement, l’Indochine a été l’une des zones importantes de l’accumulation du capital français » (5 entreprises indochinoises en 1929 réalisent plus de 30% des bénéfices nets des 20 plus grosses sociétés coloniales). Toutefois le montant par habitant généré par le commerce extérieur est très faible en comparaison de ceux des Indes néerlandaises (2x plus), des Philippines (2,5x plus) et de la Malaisie britannique (40 x plus).

Quelques chiffres sur lʼinvestissement privé : Importance des communautés indiennes et chinoises dans le * en 1903-1905, la répartition des placements privés sont capitalisme indochinois de 57% dans lʼindustrie, 33% dans le commerce (localités Dans cette croissance du capitalisme indochinois, la place des capitaux pour les ¾ en Cochinchine et Tonkin), 10% dans lʼagriculture indiens et surtout chinois a été considérables puisquʼils dominent le prêt * en 1914, lʼIndochine concentre 20% de lʼinvestissement foncier, le commerce et la transformation du maïs, de la soie, de privé dans lʼEmpire colonial nombreux produits de la cueillette, et du paddy. Dès 1885, les Chinois * après la Première Guerre Mondiale, une grande fondent une solide communauté dans la nouvelle ville construite par les spéculation et une certaine prospérité sont favorisées par la Français au Tonkin – Haiphong – et le commerce chinois va très vite mise en valeur promue par Albert Sarraut ; la crise des dominer tout le protectorat. La patronat chinois contrôle un immense années 1930 réduit les investissements sans les faire réseau bancaire, commercial et usuraire en Cochinchine, Cambodge et disparaître. Laos (on peut parler dʼun véritable capitalisme symbiotique franco-chinois à certains endroits).

IV. La société coloniale : colonisateurs et colonisés

L’Indochine français est une société pluriethnique (les Français ont conquis et annexé des territoires et organisés des peuples aux cultures différentes, marquées par l’empreinte de la civilisation chinoise ou indienne, ou par la perpétuation des substrats proto- indochinois) unifiée par la domination française (la nation étrangère européenne imprime une unité ou une cohérence à l’hétérogénéité sociale et culturelle de la péninsule). La société coloniale est fondamentalement complexe et hiérarchisée : les Français sont en haut de l’échelle sociale (conquérants, colonisateurs), les Indochinois en bas (vaincus, colonisés) mais les hiérarchies sociales et ethniques du passé existent et sont intégrées à la domination française (aristocratie princière, lettrés ou moines, paysans, artisans, marchands mais aussi Cham et Khmers subjugués par les Vietnamiens, Lao et peuples montagnards admettant une protection des Vietnamiens ; Chinois détenant une un pouvoir économique important). Cette complexité fait dire à Pierre BROCHEUX qu’il faut parler au pluriel des sociétés indochinoises : le Vietnam (ie les trois ky : Cochinchine, Annam, Tonkin), le Cambodge et le Laos évoluent à des rythmes inégaux, acquièrent des traits spécifiques qui contrastent de l’apparence unité des « indochinois ».

Les colonisateurs

1913 1921 1940 On peut identifier 3 caractéristiques permanentes de la population européenne: 1/ elle Français 23 700 24 500 34 000 est concentrée aux 2 extrémités de la péninsule (Tonkin, Cochinchine), 2/ ailleurs elle se Pop totale 16 M 20 M 22,6 M concentre dans les centres urbains, 3/ elle est composée pour moitié de Français de souche métropolitaine et de nombreux fonctionnaires. Pendant plusieurs décennies, il s’agit d’une société quasi exclusivement masculine (militaires, négociants, chrétiens). Les temps de transport avec la métropole se réduisent peu à peu avec l’amélioration des liaisons maritimes et l’avènement de l’aviation à long courrier (ci-contre). Dans les années 1930, partir rejoindre son mari, élever des enfants dans des conditions proches de la France n’est plus une décision audacieuse. La vie aux colonies présente d’ailleurs plusieurs attraits (ci-contre). Les noyaux urbains créés par les Français leur rappellent par ailleurs les villes qu’ils ont quitté (en 1883, Saigon rappelle « de loin » Rochefort à Pierre Loti : « les cafés ouverts, les femmes en toilette de France, le brouhaha des voitures » ; mais Lyautey en 1895 parle de Saigon comme d’un « décor de carton-pâte »).

Les témoignages des attraits de la vie coloniale : Temps de transport Saigon-Marseille : * les conditions matérielles : « à situation équivalente, vous jouissez dans cette * 1900 : 36 jours par bateau colonie dʼun train dʼexistence beaucoup plus fastueux que celui auquel vous * 1930 : 30 jours par bateau pourriez prétendre dans la métropole » écrit un Français en 1929) * 1931 : 10 jours par avion * 1938 : 5 jours par avion * la surélévation du statut social : Pierre BROCHEUX rapporte le dialogue entre un homme revenant dans le Sud de la France après 20 ans passés en Saigon et un couple inquiet de son avenir en Indochine ; « En Indochine, tout Français est quelquʼun, tout Français a droit à des égards, un respect, un rang (…) * Les villes. Dès la conquête, des centres des domestiques, cʼest que tout Français est en mission (…) Pour votre maison, urbains sont organisés (relais du pouvoir colonial, madame, vous aurez trois domestiques : un bep pour la cuisine, un boy pour le pôles d’expansion de la civilisation française et service de la maison, un coolie pour le jardin… (…) – Mais quelle situation lieux principaux des séjours coloniaux). Les occupiez-vous ? demanda le professeur. – Jʼétais coiffeur » (R. Serène, 1939). villes d’Indochine prennent un essor réel dans la décennies qui suit la PGM avec des projets urbains ambitieux Distinction dʼespaces dʼhabitats et dʼactivités en fonction de la voulus par les gouverneurs généraux (à l’image de ce que fait hiérarchie coloniale : Lyautey au Maroc avec Henri Prost) : Maurice Long fait venir * quartiers de villas entourées de jardins fleuris dans les en 1921 l’urbaniste Ernest Hebrard (qui souhaite appliquer un quartiers des cadres européens de lʼadministration, des affaires et des zonage fonctionnel à la ville coloniale mais conserver professions libérales * quartiers de villas plus modestes et souvent mitoyennes pour l’architecture vietnamienne). L’aménagement de Hanoi les cadres subalternes (capitale administrative, politique et culturelle de l’Union * quartiers dʼhabitat mixte de transition avec les quartiers indochinoise) est le sujet d’un affrontement entre partisans purement asiatiques des périphéries ou des vieux centres : on y d’un espace urbain organisé de façon traditionnelle (village trouve des Européens de condition modeste, des Eurasiens et des artisanaux, agricoles, cité marchande autour de la citadelle) Indochinois qui sʼentremêlent dans des villas vétustes et enclavées (le quartier de la cité Heyraud à Saigon a été le lieu dʼun horrible face aux partisans de la table rase et de l’édification d’une massacre de Français en septembre 1945, exemple typique de seule ville moderne à l’occidentale. Au final Hanoi grandit en quartier mixte de transition) juxtaposant une ville européenne (style néoclassique pour les * quartiers pauvres sur pilotis en bordure des cours dʼeau ou bâtiments publics et régionaux français pour l’habitation) à la agglomérations de paillotes en périphérie (sans accès à lʼeau ville vietnamienne (vieille ville marchande où sont introduites courante, électricité, tout à lʼégout) : ils concentrent la plupart des populations indigènes (70% de la population indigène de Saigon- des constructions mixtes conservant le modèle de la maison Cholon vit en 1937 dans ces paillottes) basse étendue en profondeur avec une alternance de cours ouvertes et de pièces couvertes) en dur ; des villas de style NB : cette hiérarchisation se retrouve dans les petites agglomérations indochinois sont construite dans les quartiers des classes administratives de provinces sur les plantations avec la distinction moyennes vietnamiennes. entre habitat pauvre et bungalows surélevés (plus aérés et salubres)

* La vie coloniale. La vie coloniale est organisée par les autorités. On ne rentre en moyenne en métropole que tous les 3 ou 5 ans. Comme en Inde avec les hill stations, les stations d’altitude sont aménagées à Dalat dans le N du Tonkin (Grand Hôtel achevé en 1922), à Bana (Annam), Bokor (Cambodge). Ces stations attirent les vacanciers français, les commerçants chinois, des maraîchers vietnamiens (pour acclimater certains fruits et légumes). Une vie sociale apparaît dans des lieux à la mode Un eldorado pour tout le monde ? (cap Saint Jacques près de Saigon, Nhatrang en Annam, Kep Pierre BROCHEUX nuance cette idée : « Partis y chercher fortune au Cambodge) où sont aménagés de nombreux cafés et des ou y faire carrière, poursuivre un apostolat religieux ou laïque, lieux imités de la métropole comme le théâtre municipal de donner cours à un goût dʼaventure ou fuir un mal de vivre dans leur pays natal, combien dʼhommes et de femmes échouèrent dans leurs Hanoi (une « caricature prétentieuse de l’Opéra de Paris » entreprises ? La colonie eut ses parasites et ses épaves qui pour l’académicien Eugène Brieux en 1910). Des associations côtoyèrent une majorité conformiste et sans éclat ». Certains sont émergent (anciens combattants de 14-18, amicale des Corses, tombés dans lʼoubli, dʼautres ont forgé le début de leur renommée associations d’anciens élèves des lycées indochinois) ainsi (cf. André Malraux). qu’une offre de divertissements (hippodrome de Saigon, matchs de football ou de rugby, piscines ; à Saigon la « Boule gauloise », la pétanque et la belote sont reines). Cette vie offre aussi des risques : le dépaysement, la monotonie, l’oisiveté conduisent parfois à la neurasthénie, l’alcoolisme, l’opiomanie et les adultères. La société française est aussi fractionnée en groupes socioprofessionnels et catégories sociales inégales : la condition n’est pas la même pour les grands propriétaires, les négociants, les fonctionnaires, les employés, les banquiers, les policiers, etc. * Les tensions entre colonisateurs. « D’une manière générale, les « colons » avaient pour bête noire l’administration et ses fonctionnaires » (Pierre BROCHEUX). Le lieu de contestation des décisions gouvernementales par excellence est le Conseil colonial de la Cochinchine (organe consultatif) ainsi que la presse qui ne ménage par les fonctionnaires (La Volonté indochinoise, Le Colon tonkinois, Le paysan de Cochinchine). Le conflit se noue souvent sur le fait que l’administration se présente comme le régulateur des relations entre les colons et les indigènes et veulent empêcher les abus des colons. Mais l’inverse est vrai parfois aussi car les colons s’opposent aussi aux puissances financières, notamment la Banque de l’Indochine (la monoculture du riz dans l’O cochinchinois et les cultures de plantations ne doivent leur essor et leur prospérité dans les années 1920 qu’à un endettement massif : la saisie des plantations d’hévéas de Mme de la Souchère en 1932 soulève l’indignation des petits et moyen planteurs contre la puissance des banques). Le fonctionnariat offre toutefois des avantages de salaires aux Européens. * Le problème des rivalités ethniques et métissages. La différenciation des couches sociales dépend autant de la profession, du poste, des revenus, de la fortune mais aussi de l’origine ethniques : il y a plusieurs types de citoyens français, notamment lorsqu’on prend en compte les originaires des établissements français de l’Inde et des îles (Réunion et Antilles) et les métis franco-indochinois (« Eurasiens »). Le cas des Pondychériens (ci-contre) est aussi très intéressant. Mais ces différentes catégories posent problèmes. Les Vietnamiens voient d’un mauvais œil la Les « Pondychériens » disparité de leurs droits avec ceux qu’ils considèrent comme Ce sont des citoyens français natifs de lʼInde. En matière de francité, des colonisés (les Pondychériens par exemple) à qui ils nient ils ont une antériorité historique qui fait répliquer par lʼun dʼeux à un toute supériorité (en 1931, la nomination d’un administrateur magistrat corse du tribunal de Saigon : « Monsieur, nous étions noir en Indochine suscite l’indignation de M. Do Huu Tinh : français cent ans avant vous ! ». Leur familiarité avec les techniques « ce serait impolitique de l’imposer aux populations annamites ou procédures de travail françaises les désigne pour remplir certains emplois, notamment dans lʼadministration. La police, les douanes et (…) les hommes de couleur des autres colonies »). Les métis régies, les tribunaux, le trésor, les services de comptabilité des franco-indochinois sont issus de mariages légitimes (minorité) administration ou des sociétés dʼaffaires avaient chacun un ou sont des enfants naturels (majorité) abandonnés par leurs contingent de « Pondychériens » (à ne pas confondre avec les pères français. Ces derniers grandissent donc en milieu ressortissants des Indes anglaises que lʼon surnomme les indigène dans la famille maternelle et deviennent vietnamiens, « Malabars » et qui sont actifs dans les commerces des textiles et de lʼargent). La concentration des Pondychériens en Cochinchine leur cambodgiens ou laos (déracinés ou tiraillés entre deux donne un poids important, notamment du point de vue électoral (le cultures, les métis sans familles sombrent souvent ans la député de Cochinchine E. Outrey est accusé par ses adversaires délinquance). A partir de 1907 les orphelins identifiés comme dʼavoir été élu par les suffrages des Indiens). eurasiens sont pris en charge par des associations privées ou confessionnelles qui veillent à leur donner une éducation décente et une instruction minimale de type européen pour les intégrer dans la société coloniale. Cette insertion est conçue comme l’accession à une position d’encadrement subalterne (Armée et Marine, emplois de surveillants de plantations, contremaître des travaux publics, police, occupations tertiaires). Des écoles sont créées spécialement pour eux (Ecole des mécaniciens de la Marine de Saigon, Ecole des enfants de troupe de Dalat). Les métis ont conscience de leur double origine ; leur volonté d’intégration au groupe dominateur accentue la distance qui les sépare des dominés et aggrave leur rejet par ces derniers. Victimes d’un double- racisme (surtout vietnamien et européen) ils sont souvent racistes eux-mêmes. Ils n’existeront pas comme un groupe uni et marqué mais sont appelés à se fondre dans les populations indochinoises ou métropolitaines. * Les humiliations. A la base des relations franco-indochinoises, il y a une philosophie de l’histoire et des images (apporter la civilisation moderne à des peuples attardés) sur laquelle se collent des stéréotypes (voir encadré). Les humiliations sont nombreuses. En 1931 Stéréotypes sur les colonisés lors d’un déplacement, le Premier ministre de la cour de Huê, Nguyen Le Lao est insouciant et jouisseur, le Cambodgien passif et peu délié, lʼAnnamite intelligent, orgueilleux et Huu Bai, est refusé du wagon des officiels et doit monter dans celui des dissimulé, le Chinois actif et roublard, le Malabar journalistes. Pierre BROCHEUX souligne que les relations colonisateurs- fourbe. Dans tous les cas les Asiatiques sont en colonisés étaient souvent celles de maître à serviteur et rapporte le position inférieure (même lʼempereur Zuy Tan est un témoignage de jeunes étudiants vietnamiens venus étudier en France qui, « petit con » pour le résident supérieur de France) revenant en bateau vers l’Indochine, voyaient l’attitude des voyageurs Un contre exemple : P. Pasquier est un des rares à admirer le caractère des hauts mandarins de Huê alors changer envers eux à mesure que la colonie se rapprochait (passage du vouvoiement au tutoiement – le tutoiement vis à vis des Indochinois ne sera interdit qu’en 1941). La logique des rapports coloniaux favorise l’arbitraire et la brutalité des comportements envers les indigènes (coolies, paysans, ouvriers, travailleurs en col blanc). Un Européen peut frapper (parfois La violence tolérée des faits divers : un exemple. mortellement) un travailleur qu’il juge paresseux, indocile, ou un passant Dans les années 1900, lʼavocat G. Garros (père de qui refuse de céder sa place au cinéma. La violence n’est évidemment pas Roland Garros), rapporte le cas dʼun Européens furieux répandue dans toute la population. Dans des couches de la population de après la fuite de ses fermiers qui tire sur son voisinage statut équivalent (membres des professions libérales, grands propriétaires indigène, tuant un homme. Il ne sera puni que de 8 fonciers…), des rencontres entre Français et Indochinois pour motifs jours de prison… professionnels ont lieu même si il s’agit souvent d’un échange de politesses et banalités. Individuellement, des Français n’observent pas la règle tacite de la séparation avec les Indochinois. Parfois les unions mixtes favorisent les rapprochements, parfois elles n’ont pas d’effet. Mais l’arrivée des femmes métropolitaines et la constitution d’un foyer familial ont accentué la distance entre communautés (apparition notamment dans le vocabulaire de termes péjoratifs comme nhaquê, Des échanges corrects mais sans excès. * un jeune collégien vietnamien se souvient que ses équivalent du « bougnoule » d’Afrique du Nord). Lorsqu’il y a des enseignants français et vietnamiens se disaient rapprochements, c’est souvent sur le terrain de la politique ou de la franc- « bonjour, au revoir » et ne se fréquentaient pas maçonnerie (les Vietnamiens sont admis dans les loges à partir de 1925- * un avocat vietnamien catholique qui a de bonnes 1940). Dans les années 1940, quelques Français soutiennent les relations avec les Français évoque la constitution de nationalistes annamites (c’est le cas du journaliste SFIO Ernest Babut qui groupes séparés dans le Cercle franco-annamite de Longxuyen (Cochinchine). milite contre les excès coloniaux aux côtés de Phan Chu Trinh). Cela dit, * à Longxuyen encore, le docteur Duong Van An « les Français qui avaient choisi de transgresser les barrières invisibles entretient de bonnes relations avec les Français qui séparaient les colonisateurs des colonisés étaient des marginaux, des « évolués » mais se heurte à des Français de condition réprouvés qui étaient montrés du doigt pour avoir trahi la communauté subalterne. d’intérêts et la cohésion morale des colonisateurs » (Pierre BROCHEUX).

Les colonisés Les sociétés vietnamienne, cambodgienne, lao et les ethnies minoritaires ont évolué à un rythme inégal pendant la période coloniale. Ce que souligne Pierre BROCHEUX, c’est que « les colonisateurs ne modifièrent pas de façon fondamentale l’échiquier ethnique, mais ils s’assurèrent le contrôle de ses pièces et s’impliquèrent dans le jeu existant. La « paix française » ajourna le règlement des contentieux indochinois tout en alimentant ceux-ci ».

Les Vietnamiens : Ils sont organisés en 3 ky (Cochinchine, Annam, Les Khmers : les Khmers, adoptent le repli défensif dʼun Tonkin) et ont un vif dynamisme démographique qui stimule leur peuple qui a connu lʼétiolement de sa puissance matérielle et volonté dʼexpansion géographique organisée par les Français : les politique depuis le XVe s. Avec la colonisation ils sont éliminés Vietnamiens sʼinstallent au Cambodge (ils sont un peu moins de 200 de leurs terres, réduits à lʼétat de fermiers au service des 000 en 1939 sur 3M dʼhabitants) et au Laos par milliers (regroupés propriétaires vietnamiens ou contraints à lʼerrance. Une révolte dans les villes et travaillant dans les entreprises minières et de Cambodgiens du village de Ninh Tanh Loi en 1928 témoigne forestières). Ces migrations font partie de la division du travail introduite de leurs griefs contre les vietnamiens (mais ce nʼest quʼun heurt par lʼéconomie coloniale mais qui nʼest que lʼextension à lʼéchelle de la parmi dʼautres). péninsule dʼun fait déjà ancien (présence chinoise répandue). Les vietnamiens achèvent leur installation permanente sur les hautes terres du Tonkin et du Centre Annam, ainsi quʼen Transbassac. Ils fournissent Les Lao : face aux vietnamiens qui se sont imposés comme une importante main dʼœuvre dans lʼagro-industrie (hévéa, café, etc.) indispensables à la bonne marche de lʼéconomie et des ou dans lʼexploitation minière, mais les Vietnamiens fournissent aussi institutions, les Lao font preuve dʼune hospitalité tolérante et une main dʼœuvre de « cols blancs » qui montre une adaptation rapide insouciante. (plus en tout cas que les Khmers ou Lao) dans la sténodactylographie, la comptabilité moderne, la télégraphie, la conduite automobile (comme le dit Pierre BROCHEUX, ils étaient en quelque sorte les « Pondychériens » des autres Indochinois). Les ethnies : les Rhadé, les Hmong, le Nung Les chinois : ils sont établis depuis longtemps dans la péninsule et sont 293 000 en de la haute région tonkinoise sont constitués par 1921 puis 418 000 en 1940, et sont particulièrement présent au Tonkin, au Cambodge lʼadministration coloniale en gardiens de la et au Laos. Ils occupent les « créneaux » professionnels laissés libres par les stabilité et de lʼordre. Le centre de la péninsule indigènes (commerce intérieur et extérieur, culture du poivre, cultures maraichères, est un espace quasi vierge et très méconnu des exploitation des mines de zinc, dʼétain, de charbon, certains secteurs de lʼartisanat et Français (il y a une révolte en 1937 des « Moï » des services en ville : Georges Groslier sʼinquiète en 1925 de ne plus pouvoir trouver mais pas de contrôle parfait). Pour les « un magasin khmer, même à Phnom Penh » car « tout le commerce du Cambodge Européens, les femmes aux seins nus, les demeura entre des mains chinoises ». Ils ont entretenu depuis le XVIIe s une ethnicité totems et les sorciers sont une source par endogamie mais ont aussi donné lieux à des unions mixtes. Les négociants dʼimaginaire insolite ou nostalgique, une européens de Cochinchine sont obligés de travailler avec ces « ennemis « sauvagerie ingénue et libre qui contrastait indispensables » pour mettre sur pied un réseau de clientèle indigène et faire affaire avec la culture policée et raffinée des peuples avec elle. Bien quʼils représentent une proportion démographique assez faible à des plaines » (Pierre BROCHEUX). lʼéchelle de la population totale mais leur importance économique est centrale.

* Les paysans. La terre est le critère éminent du statut social ; le village est la base de l’organisation sociale. Pour les Français, la commune est l’instrument idéal de contrôle administratif via des exécutants chargés de la levée des impôts, de l’exécution des corvées et du maintien de l’ordre : un notable mineur est élevé au rang de chef exécutif (le ly truong au Vietnam), au dessus des grands notables détenteurs de l’autorité morale et du pouvoir social. Traditionnellement le village fait bloc derrière ses notables en cas de conflit (avec un village voisin ou avec les concessionnaires français) ; des terres communales sont constituées en réaction à la propriété privée pour conserver le système ancien des solidarités communautaires et villageoises (attribuées périodiquement à des veuves, orphelins, soldats, etc.) mais ce système tend à disparaître avec l’affirmation d’une propriété privée de plus en plus importante et le désir d’élévation sociale dans la sujétion coloniale (Pierre BROCHEUX écrit que « cette lente régression d’une forme de propriété collective exprimait clairement le conflit entre les aspirations individuelles et l’esprit collectif dominant qui fixait les normes de comportements »). La vente des terres communales est quasiment achevée dans les années 1920-1930, elle sera irréversible. La division entre communauté et individu devient alors de plus en plus grande, ainsi que la division entre peuple paysan et élites. Il y a bien des tentatives d’unir de nouveau les communautés villageoises par des croyances communes (en imposant une nouvelle religiosité à toute la communauté comme le caodaïsme), mais à la fin de la période coloniale, le village tend à devenir un simple cadre administratif et cultuel (cf. culte des génies villageois), « une entité qui s’est vidée de sa substance communautaire mais qui a néanmoins conservé une vitalité par sa confrontation avec une domination étrangère » (Pierre BROCHEUX). Dans les campagnes, la pauvreté s’accroit tout au long de la période coloniale chez les plus défavorisés qui souffrent le plus des problèmes sanitaires (en 1935, le médecin colonel Peltier rapporte que « la mortalité infantile est toujours très élevée en Annam »). Une part importante de la paysannerie s’est engagée dans les mines du Laos, les usines des villes, les plantations du Sud-Annam, de Cochinchine, du Cambodge ou de Nouvelle Calédonie. La paysannerie a une condition plus enviable dans les régions fertiles du S et ne souffre pas tellement de la crise des années 1930 (les besoins de la populations restent assez rudimentaires : on continue de s’éclairer avec de la mauvaise huile, de manger du rat des champs et du serpent, de pêcher dans l’eau boueuse des mares ou des rivières des crevettes, grenouilles, crabes, etc.). Ce sont d’ailleurs souvent les paysans les plus aisés qui prennent part dans les révoltes et les mouvements sociaux pour préserver leurs terres face aux colons, financiers ou créanciers. Il faut aussi se rappeler que la société rurale indochinoise est une société tissée par des réseaux de parentés à dominance masculine et patrilinéaire (cela servira autant à la diffusion des idées révolutionnaires qu’à l’utilisation des solidarités familiales par les colons pour l’administration coloniale). * Les travailleurs des nouveaux secteurs d’activité et des villes. Les Statistiques des travailleurs indochinois mines, plantations, exploitations forestières que les français mettent en * en 1929, on estime quʼil y a 221 000 travailleurs valeur requièrent une importante main d’œuvre soutenue par la croissance dont : démographique excédentaire. Les vietnamiens sont spontanément attirés par 53 000 travailleurs dans les mines les offres de travail à proximité (mines du NE tonkinois, usines de Nam plus de 80 000 dans les plantations Dinh, Haiphong et Vinh, mines et exploitations forestières du Laos). Des 86 000 dans les manufactures et entreprises commerciales courants migratoires à destination des plantations du S-Annam, de la * en 1940 ils sont 308 000. Cochinchine puis du Cambodge sont aussi organisés. Il faut distinguer les coolies (recrutés par des agences spécialisées sur contrat de 3 ans) et les travailleurs « libres ». A part dans les grandes villes, les travailleurs Plusieurs catégories de travailleurs dans les « libres » restent attachés au monde rural et se partagent entre la rizière et mines du Tonkin: l’usine ou la mine ou la plantation. Les coolies en revanche du fait de leur * les manœuvres (en couleur marron) / les ouvriers contrat doivent donner toute leur force de travail à la plantation et sont de ayant une formation ou une spécialité (en couleur bleue) toute manière souvent très éloignés de leurs villages d’origines (Pierre * les vietnamiens (cu nau) / les travailleurs chinois BROCHEUX y voit une rupture avec le « pays » favorisant la rencontre (ao xanh). avec la « patrie », idem pour les ouvriers non spécialisés qui ont servie en France pendant la PGM ou les navigateurs qui accèdent à une vision plus Porter le vêtement bleu est un signe de distinction très recherché. La différence de salaire, de statut ou élargie du monde en découvrant d’autres idées et d’autres milieux). Les dʼorigine ethnique entre les catégories a favorisé une coolies malgré les aides dont ils font l’objet (logement, rations de différence de comportement syndical et politique nourriture, pécule) ont une condition plus défavorable que les travailleurs libres parce qu’ils sont prisonniers sur la plantation (toute tentative de fuite est sévèrement punie, ils ne peuvent pas changer d’employeur même pour cause de maltraitance). Les conditions de travail sont très difficiles durant toute la période (longues journées de travail, malaria, brutalité des surveillants, suicides) mais les conditions s’améliorent dans les années 1930 sur les grandes plantations (les grèves de 1937 pour refuser la baisse des salaires et dénoncer le comportement peu humain de l’encadrement sont l’indice d’une amélioration de la condition ouvrière). La pauvreté est répandue chez les travailleurs des villes qui n’ont accès qu’à un habitat rudimentaire (agglomérations de paillottes), de nombreux tireurs de pousse-pousse n’ont pas de toit. La promiscuité et la surdensité de population dans les habitats prolétariens sont un bouillon de culture pour les maladies tandis que la misère sociale favorise banditisme, prostitution, opiomanie, jeux. Les mondes du travaillent donnent lieu à des conflits et à des grèves à partir des années 1920 par réunion de travailleurs en syndicats clandestins. * Mandarins, propriétaires fonciers et bourgeois. Les Français ont voulu modifier le recrutement des hommes chargés de l’encadrement de la population, en proposant des formations modernes en rupture avec la procédure classique fondée sur les études confucéennes, notamment via la faculté de droit et l’Institut des études indochinoises de Hanoi. Toutefois, les formes anciennes restent généralement en place. En 1934, en Annam, il y a 30% de diplômés de l’enseignement traditionnel, 24% sont des lettrés Un exemple de mandarin : Ngo Dinh Ziem. sans titres recalés, et 21% sont diplômés de l’enseignement mi- Ngo Dinh Ziem appartient à une dynastie mandarinale. Son traditionnel mi-moderne et seuls 3% sont diplômés de l’enseignement père a collaboré avec les Français aussitôt après la conquête mais son sentiment de la dignité nationale nʼa métropolitain ou indochinois ; on est souvent mandarin de père en fils. pas été étouffé. Ziem est un mélange de réformisme Une bourgeoisie capacitaire se développe : elle peut s’orienter vers audacieux et de traditionalisme à lʼimage de sa carrière. En les fonctions publiques, le commerce et l’industrie, les professions 1931, le résident supérieur de France en Annam loue libérales. Les propriétaires fonciers moyens ou grands sont la souche de lʼénergie et lʼintelligence avec laquelle Ziem a soustrait sa cette bourgeoisie. Le S du Vietnam et le Tonkin sont la terre d’élection province de Bunh Thuan aux menées communistes. Deux ans plus tard, lorsque Ziem est appelé au gouvernement de des propriétaires fonciers qui d’ailleurs développent leurs activités Huê, il entreprend des réformes et est combattu puis annexes (transport, usinage, hydraulique, etc.). Ils créent des industries contraint à démissionner (les Français lui préfèrent le de consommation (briqueteries par exemple), acquièrent rapidement Premier ministre Pham Quynh, plus modéré et plus docile une conscience de classe et développent un véritable nationalisme bien que peu apprécié de lʼaristocratie mandarinale à cause économique (contre l’hégémonie de la bourgeoisie chinoise). Après la de ses origines plébéiennes). Première Guerre Mondiale, les Cochinchinois investissent l’industrie du riz, de la soie, le commerce des denrées mais cette bourgeoisie Un prototype de la bourgeoisie vietnamienne économique restera bien moins importante que les bourgeoisies naissante : Gilbert Chieu françaises et chinoises jusqu’en 1945. Il a été fonctionnaire de lʼadministration et acquit la La bourgeoisie terrienne cochinchinoise opte pour la citoyenneté française. Il devient propriétaire foncier dans lʼO cochinchinois et se lance dans des entreprises de modernisation des mœurs. Cela passe par l’adoption de nouveaux lʼhôtellerie, du négoce et dans le journalise. Après avoir besoins (vestimentaires, habitat, automobiles) et l’envoie de ses enfants dénoncé lʼemprise économique des Chinois, il prend parti dans des établissements d’enseignement secondaire et supérieur en pour le prince Cuong De, exilé au Japon, contre les Indochine (ils font des demandes pour qu’ils soient acceptés dans les Français. Il est arrêté et emprisonné en 1908 pour complot grands lycées comme le lycée Chasseloup-Laubat en théorie réservé contre la France. aux enfants français) ou en France. Si la nationalité française est accordée avec parcimonie (31 naturalités en 1925, à peine 300 en Nguyen Phu Khai est une grande figure de lʼépoque : 1939), l’accès à l’enseignement supérieur fait émerger une bourgeoisie De retour de France où il a fait ses études, Khai fonde une de professions libérales (on estime que l’ensemble des professions rizerie à Cantho (1915), une Société commerciale libérales à 5000 personnes en 1940). Les inégalités avec des annamite, une Banque annamite en 1919, il appelle ses compatriotes à boycotter le commerce chinois. professions équivalentes françaises sont toutefois très importantes (un Simultanément, il fonde un journal, La Tribune indigène adage dit qu’un concierge corse gagne plus qu’un Vietnamien agrégé) pour accompagner lʼaction économique et exposer les et des revendications vont commencer à émerger dans les années 1920 revendications de la bourgeoisie naissante et il sera un (A. Varenne voit avec lucidité dans cette élite « un tiers état acteur du constitutionnalisme (phénomène essentiellement indochinois auquel il faudra donner sa place si nous voulons éviter qu’il cochinchinois) ne la réclame »)

V. Les transformations culturelles

Pierre BROCHEUX veut montrer que « c’est le mode de rencontre syncrétique qui s’est imposé » en Indochine, c'est-à-dire une rencontre et non une synthèse de l’Orient et de l’Occident, qui a produit des idées nouvelles, des comportements, des pratiques qui cohabitent avec d’anciennes habitudes de penser ou de vivre d’autant que tous les peuples/groupes/classes/villes/campagnes n’adhèrent pas de la même manière à la colonisation.

Les initiatives culturelles des Français

L’Etat colonial est l’acteur fondamental de l’évolution culturelle : il imprime une orientation à l’enseignement, à l’édition, à la presse, au cinéma (il subventionne ou censure, entrave ou facilite la circulation des personnes et des idées, il impose une police des mœurs). Ce que Pierre BROCHEUX met en avant, c’est qu’en Indochine, il y a moins assimilation que « relativisation » (les gouvernants français se rendent compte qu’il est absurde de vouloir faire croire aux petits Indochinois que leurs ancêtres étaient gaulois). * L’enseignement. Bien que l’on dise souvent que la France a construit en Indochine « plus de prisons que d’écoles », il faut noter un nombre croissant d’écoles publiques et privées en Indochine, et d’Indochinois scolarisés dans les villes. Les écoles professant un enseignement franco-indigène (comme le Collège des interprètes de Hanoi en 1886) permettent l’émergence d’intellectuels médiateurs culturels (comme Paulus Cua ou Pham Quynh). La Cochinchine est plus particulièrement concernée. Ailleurs on essaye de reconvertir l’enseignement traditionnel de l’Annam et du Tonkin pour favoriser l’instruction et la pénétration intellectuelle européenne. Une véritable université à Hanoi n’ouvre ses portes qu’en 1917 (médecine, pédagogie, vétérinaire, pharmacie, eaux et forêts, commerce, finances, droit, administration, beaux arts) dans le but de former des cadres administratifs. L’enseignement moderne a un certain succès dans les villes (cf. collège Quoc Hoc à Huê) mais échoue souvent dans les campagnes. On notera que les concours littéraires traditionnels sont Les 3 objectifs du règlement général de progressivement dévalorisés car ils ne représentent plus les nouvelles voies lʼinstruction publique de 1917 : de la promotion sociale. * 1/ inspirer et contrôler les contenus et la Le règlement général de l’instruction publique de 1917 (véritable charte transmission jusquʼau village des savoirs écrits de l’enseignement indochinois) rationalise l’ensemble du dispositif scolaire * 2/ diffuser partiellement une éducation populaire moderne minimale et met en place un double réseau scolaire : 1/ école française (très peu * 3/ adapter les élites colonisées aux fonctions que accessible aux colonisés) et 2/ enseignement franco-indigène. Celui ci leur assigne la colonisation donne priorité à l’enseignement primaire prolongé par 2 filières au filtrage plus sévère conduisant au baccalauréat ou à l’université (pour une minorité d’écoliers). L’enseignement primaire supérieur a joué un grand rôle social Lʼenseignement franco-indigène : et politique : c’est de là que nait la petite bourgeoisie de fonctionnaires, * il est officiellement créé entre 1904 et 1906 au Cambodge, Tonkin, Annam, Laos d’employés et de révolutionnaires professionnels des années 1930. * le principe est 1 école pour 1 commune L’enseignement secondaire joue un rôle analogue mais forme plutôt des * on utilise le qnôc ngu comme support de lʼécrit et écrivains, journalistes, fonctionnaires de rang moyen ou supérieur (c’est de lʼenseignement (le français est enseigné dans les l’antichambre des professions libérales). écoles primaires et primaires supérieures, les L’élite scolaire est au final une élite limitée : elle est culturellement collèges, les écoles normales) tronquée (ce sont surtout des vietnamiens et majoritairement fonctionnaires subalternes ou instituteurs), elle est longtemps exclue des fonctions de commandement, d’organisation et de la production du savoir théorique et Les effectifs en droit, sciences, médecine et scientifique (le premier doctorat scientifique attribué à une colonisée est pharmacie en 1943-1944 à lʼUniversité de Hanoi : pour la Vietnamienne Hoang Thi Nga en 1930 à Paris alors que le premier 68% Vietnamiens indien admis à Cambridge datait de 1865), elle est idéologiquement sous 28% Français 1,5% Cambodgiens surveillance et par avance suspecte (« ce sont précisément les natifs instruits moins de 1% de Lao et Chinois. dans nos méthodes et dans nos idées qui sont les ennemis les plus dangereux de notre autorité » écrit un responsable colonial dans les années 1930). * La question de la langue : le cas du quôc ngu. La diffusion du quôc ngu (transcription du vietnamien en caractères latin mis en place par les missionnaires du XVIIe s) est tout à fait exemplaire. Cette langue est vue comme un moyen de modernisation des Vietnamiens et de mise à distance du monopole culturel des lettrés. Petit à petit il gagne en poids aux côtés du Français nécessaire pour l’obtention du certificat d’études primaires franco-indigènes (il y a une dictée en français comme épreuve). Après la Première Guerre Mondiale, la quôc ngu devient un outil de débats politiques et de la littérature vietnamienne moderne (le nationaliste Phan Van Truong veut en faire l’écriture nationale). Il faut dire que cette langue est utilisée dans l’enseignement pour que les Indochinois reçoivent un « enseignement asiatique qui leur soit utile dans leur pays » (selon les recommandations du gouverneur A. Varennes). La langue est aussi une arme. Face aux menaces d’une influence du mouvement républicain chinois et de la révolution de 1911, les Français encouragent la formation de revues en quôc ngu autour de partisans vietnamiens de la culture françaises contre les lettrés traditionnalistes (ex : la Revue indochinoise publiée entre 1913 et 1920). Au Cambodge, P. Pasquier rénove le réseau d’écoles des pagodes dans les années 1920 pour stimuler la culture khmère et limiter l’influence thaïlandaise. Pour Pierre BROCHEUX, ces mesures témoignent d’une certaine souplesse d’adaptation de la politique française que l’on dit habituellement assimilationniste et dénuée de pragmatisme. * La restauration de l’artisanat d’art. Les autorités coloniales ont cherché à rénover certains domaines de la culture des pays indochinois, notamment les arts traditionnels et le patrimoine monumental. Dès 1924, le gouvernement général avait fondé l’Ecole des beaux-arts de l’Indochine sous la direction de Victor Tardieu, elle devient l’Ecole supérieure des beaux arts de l’université indochinoise en 1937, pour former des artisans d’arts mais aussi des artistes des arts majeurs (ils apprennent aussi bien les arts traditionnels asiatiques que la sculpture européenne). En parallèle, des musées destinés à la conservation des objets d’art ancien de la péninsule sont ouverts (comme le musée Albert-Sarraut de Phnom Penh en 1920). Depuis le début du XXe s, la Cochinchine était déjà dotée de plusieurs écoles pour les arts décoratifs, le travail sur bois, les céramiques et le bronze, contribuant au maintien des techniques traditionnelles (laque, peinture sur soie), tandis qu’émerge un art d’inspiration occidentale (cf. le premier peintre cubiste vietnamien Ta Ty) * L’introduction de la radiodiffusion et du cinéma. La radiodiffusion est présente à la fin des années 1920 et est très populaire en Cochinchine chez les Vietnamiens et Chinois qui possèdent la majorité des postes (les radios Radio Boy Laundry et Radio Michel Robert ont un grand succès en diffusant musique et théâtre asiatique). Le cinéma est très populaire également dans toute l’Indochine, surtout en La salle de cinéma : un microespace de contact. Cochinchine où le cinéma est le plus florissant et le plus varié. Si la clientèle Un Européen dans les années 1930 décrit les des grandes salles de cinéma de Hanoi ou Saigon est surtout française, elle est différences de comportements entre Indochinois et Européens : « le public indigène accueille certains essentiellement indigène ou chinoise ailleurs, d’autant que des entrepreneurs passages un peu libres (de déshabillés féminins ou de cinéma ambulants circulent dans les provinces. Les autorités françaises baisers prolongés) par une bruyante hilarité fort s’inquiètent toutefois de l’impact du 7e art sur les populations des colonies. pénible pour les spectateurs européens » Bien que la politique générale soit assez libérale, un certain nombre de films pouvant créer des troubles sont interdits.

Les initiatives des colonisés

Au final, le développement de l’enseignement, la restauration du passé monumental artistique (cf. l’œuvre de l’Ecole française d’Extrême Orient pour Angkor) et l’encouragement de publications intellectuelles montre que les Français ont « l’intention d’influer sur l’évolution culturelle des Indochinois » (Pierre BROCHEUX). Ceux ci par contre puisent des références diverses dans la culture française qui peuvent s’opposer à a culture dominante imposée par le colonisateur. * L’enseignement, la presse et l’édition. Les Vietnamiens qui ont fréquenté Chinois et Japonais ont acquit la conviction qu’il faut chercher Le Dong Kinh Nghia Thuc (Mouvement de lʼenseignement bénévole de Dong Kinh) des inspirations et idées nouvelles en occident (ce qui peut expliquer le Il sʼagit dʼun enseignement bénévole donné à Hanoi ralliement au quôc ngu) : en 1907, le Dong King Nghia Thuc propose aux Vietnamiens en 1907 (enseignement mixte, enseignement nouveau en quôc ngu à Hanoi et fait bouger les lignes : les conférences, enseignement des langues, débats, Français soutiennent les années suivantes la Revue indochinoise et créent diffusion des idées rousseauistes ; on enseigne la le lycée du Protectorat pour les jeunes vietnamiens. La vie intellectuelle morale, les vertus civiques, le patriotisme, la solidarité nationale). Il est fermé au bout de quelques mois indochinoise et plus précisément vietnamienne connaît un essor notable dʼexistence mais représente un tournant culturel pour par le développement des publications en quôc ngu. La presse d’opinion 3 raisons : se développe malgré la censure et les limites financières à partir de 1924, 1/ il met en avant le quôc ngu bien que les revues appartiennent encore aux Français (Gilbert Chieu écrit 2/ il rompt avec la xénophobie culturelle en séparant ses principales philippiques ans une revue appartenant à François-Henri la culture occidentale (valorisée) et la conquête coloniale (subie) Schneider). Les publications communistes et de gauche connaissent une 3/ il ouvre la voie à la collaboration intellectuelle. brève floraison sous le Front populaire. L’activité des éditeurs indochinois est sans aucune doute la plus soutenue de toutes celles que l’on trouve dans l’Empire colonial français et on trouve de tout (Dao Zuy Quelle portée pour les textes indochinois ? Une grande part de la population est encore Anh, lexicographe, publie un célèbre dictionnaire franco-vietnamien qui a analphabète dans les années 1930 de sorte que la un rôle très important dans la vulgarisation des idées philosophiques, lecture se limite souvent à la bourgeoisie citadine, notamment du marxisme). De nouveaux mots sont créés en quôc ngu mais les idées sont aussi véhiculées oralement lors de pour rendre compte des théories scientifiques et philosophiques. lectures ou de commentaires publics. * Le changement des mœurs et des idées. La colonisation apporte un « malaise de civilisation ». Il se crée un écart entre les étudiants indochinois qui partent étudiés en France et le mode de vie de la génération des parents élevés dans la tradition confucéenne (le gouverneur général Pasquier rapporte le cas d’un étudiant qui bafoue son père mandarin en l’accusant de l’avoir procréé dans un état d’ivresse, accusation grave dans une société où la piété filiale est une vertu capitale). Le malaise existe aussi chez ceux qui sont sortis d’Indochine avec des effets de modes comme ne parler que français (une adaptation du Bourgeois gentilhomme en vietnamien présente le personnage principal comme un « Annamite français » qui a honte de ses parents indigènes et ne veut parler que français), un club Tino Rossi se crée à Hanoi autour de jeunes « fans » vietnamiennes. Dans les années 1920 et 1930, l’émergence d’interrogations sur le statut de la femme et le malaise de la jeunesse ébranle le cœur de la société vietnamienne : la famille. Certaines militantes réclament l’égalité des droits en matière d’instruction (la principale organisation de femmes Lʼévolution des cultures vestimentaires et sociales est créée en 1926 à Huê sous la direction de Mme Dam Phuong), féminines. d’autres (limitées à la bourgeoisie citadine) vont plus loin et veulent lutter En 1936, Mme Brachet, directrice de lʼEcole normale des jeunes filles de Hanoi raconte que « depuis 15 ans, les contre les mariages arrangés, la chasteté unilatérale. L’hebdomadaire Phu idées ont marché. Quand je suis arrivée à Hanoi en Na Tan Van (La gazette féminine) élargit l’audience de ces idées tandis 1921, toutes mes élèves portaient un cai ao noir. [la que l’arrivée des marxistes dans le débat oriente le mouvement dans la directrice veut proposer un uniforme violet plus gai mais perspective plus large de libération du prolétariat (et donc des subit alors les foudres des parents] Aujourdʼhui, mes travailleuses). Cette vision va contre l’image traditionnelle de La Femme élèves ont des robes de couleur », mais aussi « formées à nos idées, les jeunes Annamites nʼacceptent plus ce dans la société annamite (titre d’un livre d’époque qui en fait un qui pour leur mère était de règle. Aucune ne consent à « modèle de grande pureté », « dépositaire d’une haute culture orale », devenir « épouse de second rang ». Sur ce point, elles qui s’est réalisée « dans le cadre du foyer »). A la fin de 1930, ne cèdent pas, quelles que soient lʼinsistance, les l’administration coloniale commence à interdir groupements de femmes menaces de leurs parents. Elles ont acquis le sentiment militantes. Les jeunes générations masculines ou féminines de la de leur dignité personnelle ». bourgeoisie citadine des années 1920-1930 entrent dans la voie des transformations culturelles et intellectuelles. La culture physique et le sport se développent (football, natation, tennis, arts martiaux traditionnels, boxe anglaise ; première piscine municipale réservée aux Indochinois est ouverte en 1937 à Saigon). * L’attachement aux valeurs sûres. Les idées nouvelles n’arrachent pas les Indochinois aux valeurs traditionnelles. Une profonde connivence s’établit entre les conservateurs indochinois et les autorités coloniales face à l’évolution intellectuelle et politique de la jeunesse ainsi que face aux mouvements sociaux et politique de la paysannerie ou du monde ouvrier (un bon exemple : Pham Quyng qui se réfère à Maurras contre la pensée libérale française). Les valeurs traditionnelles d’un confucianisme conservateur sont prises pour des « valeurs authentiquement nationales » par la « mémoire collective vietnamienne en ces années d’humiliation et de contrition (1925-1945) » (selon la sociologue Trinh VAN THAO). Les changements (culture matérielle, diffusion des sciences et techniques ou d’idées nouvelles) entrainent aussi une réforme spirituelle de la part du bouddhisme (dans les années 1930, chaque pays ou province a son association bouddhiste, cf. Association bouddhiste du Tonkin) Les bouddhistes ont des comportements différents envers la domination française : ils sont majoritairement apolitiques mais on compte aussi des jeunes bronzes patriotes (cf. « Nouvelle jeunesse bouddhiste » de Saigon) ou au contraire des organisation plutôt progouvernementales (Société des études bouddhistes de Cochinchine). Le catholicisme aussi est la religion d’1,5M d’Indochinois et le clergé compte de plus en plus d’indigènes (3 évêques dans les années 1930). Les Vietnamiens sont aussi attirés par des nouveautés religieuses, particulièrement en Cochinchine avec la caodaïsme et la secte Hao Hao.

Le caodaïsme. La secte politico-religieuse Hao Hao Le Cao Dai nait en 1926 dans un cercle étroit de spiritistes. Cʼest une religion qui La conjecture historique a favorisé lʼémergence de attire de nombreux vietnamiens (propriétaires fonciers, bourgeoisie, fonctionnaires, la secte Hao Hao (qui va jouer un rôle pendant la paysannerie). Il se dote dʼune structure cléricale et dʼun « saint siège » près de la première guerre dʼIndochine). Elle est liée à son ville de Tay Ninh. La caodaïsme intègre des éléments bouddhistes, confucianistes prophète charismatique Huynh Phu So qui se et taoïstes unis par un spiritisme prophétique. Cette doctrine, pour Pierre présente comme la réincarnation du Bouddha BROCHEUX et Daniel HEMERY, est un « moyen pour la nouvelle classe supérieure Maître de la Paix de lʼOuest. Sa première vietnamienne de sʼaffirmer lʼégale des Français, le spiritisme étant un dénominateur incarnation datait de 1849 aux confins du commun transculturel ». Une fresque du « saint-siège » recrée une Saint Trinité Cambodge et du Vietnam actuels avec un transculturelle composée de 3 personnages historiques : le poète chinois Tai Po, le prophète qui prônait lʼexpulsion des Français. La lettré vietnamien Nguyen Binh Khiem, et le poète français Victor Hugo. religion Hao Hao en est directement issue. Elle Les autorités coloniales, méfiantes à lʼégard de cette spiritualité qui attire les élites sʼimplante sur un terreau spécifique à la locales, ordonnent lʼexil du « pape » caodaïste en 1940. Cela va conférer au confluence des cultures khmère, viet et chinoise caodaïsme un grand prestige et une grande puissance politique opposée à la dans la zone montagnarde faiblement encadrée colonisation. par les élites confucéennes.

* Au Vietnam, l’essor d’une littérature moderne. Il s’agit d’un fait exclusivement vietnamien. Au XIXe s existe déjà une littérature vietnamienne originale avec le chef d’œuvre du Kim Van Kieu et les écrits de Nguyen Dinh Chieu. La période 1913- 1930 voit l’émergence d’une littérature transmise par les journaux, en langue quôc ngu notamment autour de l’œuvre de Tan Da (considéré comme le plus grand écrivain vietnamien de la première moitié du XXe s). A partir de 1930, la littérature change et s’offre à la fois « comme un miroir et un ferment des changements de la société » (Pierre BROCHEUX). Organisée autour du « Groupe littéraire autonome » (TLVD) et de la Nouvelle poésie, les auteurs utilisent un style concis, clair, imité de la littérature classique française, débarrassé autant que possible de termes ou allusion littéraires chinoises (notamment les images comme le vent, Lʼécrivain cambodgien Rim Kin la neige, les fleurs, la lune). Des romanciers comme Khai Hung ou Au Cambodge, une littérature équivalente nʼexiste pas. Il nʼy a quʼune œuvre notable parue en 1938, Suphat de Rim Kin. Tu Mo produisent un énorme renouvellement culturel en mêlant Lʼauteur a été dans les années 1920 au lycée Sisowath où œuvres littéraires et débats idéologiques (statut des femmes, mise en les Vietnamiens étaient plus nombreux que les cause de la morale confucianiste, controverses sur l’art). Un courant Cambodgiens ; au marché de Phnom Penh, les étalages sont réaliste émerge aussi à partir de 1930. Des enquêtes-romans sont inondés de livres vietnamiens ; Rim Kin dit avoir écrit pour publiés sur la vie du prolétariat urbain, la prostitution, l’usure, etc. A « ne plus avoir honte devant les étrangers » partir de 1936-1939, le prestige et l’audience du TLVD tend à décroitre au profit du courant réaliste social qui bénéficie d’une plus grande liberté de la presse et de l’édition, et de l’échos des questions sociales contemporaines. Peu à peu, les deux courants littéraires deviennent des courants idéologiques qui s’affrontent : les romanciers défendent le peuple et critiquent l’oppression de classe selon une approche populiste et marxisante ; on se dirige vers un affrontement entre les communistes et leurs sympathisant d’un côté, et de l’autre les « bourgeois individualistes ». A côté de cela persistent bien entendu des œuvres inclassables et des œuvres inscrites dans la tradition littéraire vietnamienne, notamment le théâtre cheo. * Une fusion inachevée ou impossible ? Il existe un certain nombre d’œuvre en français écrites par des Indochinois, en particulier celles de Pétrus Ky (1837-1898) et Paulus Cua (1834-1907). Ce sont des hommes-relais entre culture traditionnelle et culture imposée de l’extérieur, ils ont fait des études sino-vietnamiennes et sont devenus interprètes du gouvernement français, ils ont traduit un certain nombre de texte chinois en quôc ngu, écrit des dictionnaires et publier des revues Avec Pham Quynh, ils ont fondé une culture vietnamienne moderne. Du côté des Français, la liste des ouvrages publiés en Indochine sur l’Indochine est impressionnante et on trouve de tout : littérature de voyage, littérature exotique, littérature coloniale (qui est le miroir de la colonie et porte l’idéologie coloniale : les Indochinois n’y sont que les faire-valoir des colonisateurs). Quelques auteurs ont toutefois cherché à pénétrer le monde indigène et ont soulevé les problèmes posés par l’intrusion des Européens. Jean Marquet, Herbert Wild et Mme Chivas-Baron témoignent d’une conscience réelle de la situation coloniale, de ses contradictions et de ses injustices. H. COPIN fait remarquer que la littérature d’enquête et de protestation des années 1930 prend en compte pour la première fois la misère, l’injustice, la répression, la foule, le révolté « sans jamais dépasser le constat des contradictions d’un système colonial dont la légitimité n’est pas mise en cause (…) De ce point de vue, le rêve de Malleret d’une fusion de l’Orient et de l’Occident manifestée dans l’art et la littérature est restée illusoire ».