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La relève critique d’Albert Aurier Julien Schuh

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Julien Schuh. La relève critique d’Albert Aurier. Colloque international ” Les revues, laboratoires de la critique (1880-1920) ”, Nov 2007, Le Mans, France. ￿hal-00987276￿

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Il ne s’agit pas pour moi de revenir une nouvelle fois sur Aurier, découvreur héroïque de Gauguin et de van Gogh, méconnu et pourtant tant lu. Ce qui m’a intéressé dans sa figure, c’est moins sa présence que sa disparition : en mourant opportunément le 5 octobre 1892, à vingt-sept ans, d’une fièvre typhoïde qu’il refusa crânement de faire soigner, Aurier nous a donné l’occasion d’observer ce que l’effacement d’une figure importante dans un champ critique donné peut révéler de la structuration dudit champ. Cet instant de tension met à nu les rouages et permet de mesurer les influences réelles, les polarisations, et d’analyser, par l’appel d’air créé, les effets de carambolage, la redistribution des critiques, des éloges et des blâmes. a tracé dans un article du Journal d’octobre 1892 son portrait en futur grand de la littérature et de la critique, inventeur d’une théorie nouvelle de l’art que lui seul pouvait défendre avec suffisamment de conviction :

En un mot, il faisait autorité, et, même avec une publicité insuffisante, il créa des réputations qui furent aussitôt ratifiées. Les artistes de la génération montante, les « Indépendants » et quelques autres groupes, font, en lui, une perte qu'il n'est pas excessif de qualifier d'irréparable ; on pourra continuer la critique synthétique qu'il avait inaugurée, mais lui seul savait ce qu'il y fallait dire, et nul ne le remplacera1.

Ma question est la suivante : Aurier était-il aussi irremplaçable que l’affirmait Gourmont ? Sa mort entraîne-t-elle une reconfiguration de l’espace de la critique d’art et la disparition d’un espace de légitimation pour certains peintres (Gauguin, Van Gogh, Bernard, Filiger, de Groux) ? Cette question, il faut la poser dans un cadre plus large que celui du seul Mercure de France2 ; c’est dans l’ensemble de l’espace des revues « idéalistes » ou d’avant- garde que cette disparition se fait sentir. Je n’étudierai ici que les petites revues, non les grands noms comme la Gazette des Beaux-Arts (qui ignore complètement les galeries), L’Artiste, la Revue des Deux-Mondes3. C’est vers Le , La Revue blanche,

1 Remy de Gourmont, « Les Dieux méchants », Le Journal, 8 octobre 1892, p. 1-2 ; cité par Alfred Vallette, « Journaux et revues », Le Mercure de France, n° 35, novembre 1892, p. 275-6. 2 Ce travail dans un cadre restreint a déjà été effectué par Geneviève Comès, « Le ‘‘Mercure de France’’ dans l’évolution des arts plastique (1890-1895) », Revue d’Histoire Littéraire de la France, janvier-février 1992, « Le Mercure de France et la littérature en 1890 », Armand Colin, p. 40-55. Voir également James Kearns, Symbolist Landscapes. The Place of Paintings in the Poetry and Criticism of Mallarmé and his Circle, Londres, The Modern Humanities Research Association, 1989. 3 Voir à ce sujet Constance Naubert-Riser, « La critique des années 1890. Impasse méthodologique ou renouvellement des modèles théoriques ? », dans Jean-Paul Bouillon (dir.), La Critique d’art en France : 1850- 1900, actes du colloque de Clermont-Ferrand, 25, 26 et 27 mai 1987, Saint-Étienne, CIEREC, 1989, p. 193-204. 1

L’Ermitage, La Plume, La Revue indépendante, les Essais d’Art libre, les Entretiens politiques et littéraires, L’Art littéraire et L’Ymagier que je porterai mes regards. Il ne s’agira pas de définir des nuances théoriques, dans la mesure où ces critiques partagent des options très proches, mais de s’intéresser, très concrètement et pragmatiquement, aux placements des critiques, à leurs changements d’attitude envers certains peintres, à leur redistribution dans l’espace de ces petites revues — ceci en deux temps : d’abord par un cliché de l’état de la critique d’art dans ces revues au moment de la mort d’Aurier, entre septembre et décembre 1892 ; puis par l’analyse des remaniements de personnel et des changements de points de vue sur une période de deux ans, jusqu’en décembre 1894, époque où l’on peut considérer que les remous provoqués par la mort d’Aurier s’estompent et que ses positions critiques cessent de définir celles de ses successeurs.

1. L’état de la critique d’art fin 1892 Les réactions à la mort d’Aurier permettent déjà de tracer les grandes lignes de démarcations dans les revues. On trouve les réactions positives aux lieux attendus : Le Mercure de France, bien évidemment, qui consacre un numéro spécial en décembre à Aurier, publiant des inédits et mettant en chantier ses Œuvres posthumes4 ; les Essais d’Art libre, qui accueillent souvent la participation de Gourmont, avec eux aussi un numéro spécial en novembre 1892 qui contient un long inédit d’Aurier et des souvenirs de Julien Leclercq5, le cadet de quelques jours d’Aurier, compagnon du Moderniste illustré et co-fondateur du Mercure de France. Il affirme — et il n’a finalement pas tort — que le « nom d’Albert Aurier est inséparable de l’histoire picturale de ce temps, et, dans un avenir moins lointain qu’on l’entrevoit, aux jours du triomphe de ces idéalistes qu’il prôna, on ne pourra rien écrire sans citer des pages de lui6. » Marc Legrand, dans L’Ermitage, en octobre 1892, parle des « critiques d’art remarquées » d’un « scrupuleux esthète épris d’œuvres rares et de sincères théories7 » ; la dette critique envers Aurier est d’ailleurs marquée indirectement en septembre sous la plume de William Ritter8, qui fait d’Henry de Groux un artiste isolé, à la manière du

4 Le Mercure de France, n° 36, décembre 1892. 5 Julien Leclercq (1865-1901), venu d’Armentières, gagna en 1885 ; il est l’auteur du portrait d’Aurier dans les Portraits du Prochain Siècle, t. I, « Poètes et prosateurs », Edmond Girard, 1894, p. 137. Voir sa nécrologie dans Le Mercure de France, n° 144, décembre 1901, p. 854, et le chapitre que lui consacrent Aurélien Marfée et Léopold Saint-Brice, Revue À Rebours, n° 50, « Les Fondateurs du Mercure de France », printemps 1990, p. 107-112. 6 Julien Leclercq, « Albert Aurier », Essais d’Art libre, novembre 1892, p. 203. 7 Marc Legrand, « I. Nécrologie », L’Ermitage, octobre 1892, p. 234. 8 William Ritter, « Henry de Groux », L’Ermitage, septembre 1892, p. 149-152. 2 van Gogh d’Aurier9. Même discours dans les Entretiens politiques et littéraires d’octobre 1892 : « Il avait donné déjà plus que des promesses de talent et d’autres que ses amis, toujours suspects de tendre partialité, reconnaissaient en lui un critique d’art d’une entière originalité et le théoricien de toute une école nouvelle de peintres10. » Dans les autres revues, la nécrologie relève plutôt de l’éreintage : ainsi de l’ironie de Jean de la Baume dans la Revue indépendante en octobre 1892, sous couvert d’éloge funèbre : si « La Revue Indépendante ne peut, pour des dissentiments purement artistiques, manquer de signaler la disparition de l’un de ses anciens collaborateurs, Albert G. Aurier11 », il faut tout de même indiquer qu’Aurier « s’enfonçait dans le culte du rare, culte dangereux mais aux dangers duquel il ne croyait pas, ce poète et ce romancier et qui mène cependant à croire au génie des plus hilares fumistes12. » En décembre, ce sont ses théories critiques qui se voient attaquées sous la plume de Charles Saunier, à travers les figures des peintres symbolistes, accusés de déformer au mépris de la justesse du dessin et de réagir « littérairement13 » : « Quel que soit donc le talent de MM. Denis, Sérusier et de leurs amis, leurs tentatives ne sauraient être considérées dans l’évolution artistique que comme des anomalies, attrayantes peut-être, nécessaires non14 ! » La littérarité est aussi attaquée en décembre 1892 dans L’Ermitage par Alphonse Germain (né à Lyon en 1861), chantre de l’harmonie, qui voit en Ruskin le fléau du Préraphaëlisme par l’imposition de valeurs littéraires sur un art pictural15. Enfin, dans La Plume, Yvanhoé Rambosson profite de la troisième exposition de peintres impressionnistes et symbolistes chez Le Barc de Boutteville pour nier l’attrait de la déformation : « Je ne crois pas qu’un art durable et autre que pervers, précieux et passager, puisse se fonder sur le principe de la déformation16 ». Ce qui ressort nettement de ce panorama à la mort d’Aurier, c’est l’impossibilité de ne pas se référer à ses théories pour affirmer son adhésion ou pour les rejeter ; si tous ces

9 G.-Albert Aurier, « Les Isolés, », Le Mercure de France, n° 1, janvier 1890, p. 24-29 — notons qu’Aurier prévoyait également de placer de Groux dans catégorie des « Isolés » dans le recueil de ses critiques qu’il prévoyait au moment de sa mort, ce qui sera fait dans les Œuvres posthumes de 1893. 10 « Notes et notules », Entretiens politiques et littéraires, n° 31, octobre 1892, p. 200. 11 Jean de la Baume, « Albert G. Aurier », La Revue indépendante, n° 72, octobre 1892, p. 130. 12 Idem, p. 140. 13 Charles Saunier, « Critique d’art. — Peintres symbolistes », La Revue indépendante, n° 74, décembre 1892, p. 394 14 Idem, p. 406. 15 Alphonse Germain, « Les Préraphaélites et l’esthétique de M. Ruskin », L’Ermitage, décembre 1892, p. 364- 372. 16 Yvanhoé Rambosson, « 3me exposition des peintres impressionnistes et symbolistes, chez Le Barc de Boutteville », La Plume, 15 décembre 1892, p. 532. 3 critiques partagent des options idéalistes très proches, comme l’a montré Françoise Lucbert17, c’est leur rapport à la déformation et à la littérarisation de la peinture et leur jugement des expositions de Le Barc de Boutteville qui définissent les camps — notions et exposition qu’Aurier avait imposées dans l’espace de la critique d’art. Deux figures polarisent nettement les affiliations : Aurier pour les déformateurs18, Alphonse Germain contre eux19. À ce grand clivage, il faut ajouter une sorte de spécialisation critique : chaque revue tend à s’attacher certains peintres, certains groupes, et à les défendre. Le Mercure de France publie la correspondance de van Gogh et signale positivement les œuvres de Gauguin, de Carrière ; La Plume a ses salons et ses artistes maisons, souvent marginaux mais davantage tournés vers les arts décoratifs ; L’Ermitage est le fief de Germain et de Raymond Bouyer, défenseur des paysagistes et de l’eurythmie ; La Revue blanche accorde de l’importance à Gauguin, mais s’oriente rapidement vers le groupe nabi. La critique picturale à la mort d’Aurier représente donc un ensemble assez organisé, structuré selon des positions fermes, avec peu de postures contradictoires au sein d’une même revue.

2. Carambolages La mort d’Aurier, bien évidemment, défait ce bel équilibre. On constate rapidement que c’est l’incapacité des rédacteurs du Mercure de France à installer un critique affilié aux théories d’Aurier qui crée des remous dans le champ de la critique d’art de ces revues pendant deux bonnes années. Comment les critiques se répartissent l’espace laissé libre par Aurier ?

1er semestre 1893

17 Françoise Lucbert, Entre le voir et le dire : La critique d’art des écrivains dans la presse symboliste en France de 1882 à 1906, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 116. 18 Voir par exemple « Le symbolisme en peinture : », Le Mercure de France, n° 15, mars 1891, p. 155 : « ces caractères directement significateurs (formes, lignes, couleurs, etc…), l’artiste aura toujours le droit de les exagérer, de les atténuer, de les déformer, non seulement suivant la vision individuelle, suivant les moules de sa personnelle subjectivité (ainsi qu’il arrive même dans l’art réaliste), mais encore de les exagérer, de les déformer, suivant les besoins de l’Idée à exprimer. » ; « Les peintres symbolistes », La Revue Encyclopédique, avril 1892, n° 32, colonne 480 : « Dans l’art ainsi compris, la fin n’étant plus la reproduction directe et immédiate de l’objet, tous les éléments de la langue picturale, lignes, plans, ombres, lumières, couleurs, deviennent, on le comprendra, les éléments abstraits qui peuvent être combinés, atténués, exagérés, déformés, selon leur mode expressif propre, pour arriver au but général de l’œuvre : l’expression de telle idée, de tel rêve, de telle pensée. » 19 Alphonse Germain, « Théorie des déformateurs », La Plume, n° 57, 1er septembre 1891, p. 290 : « En se donnant pour tâche une déformation antiphysique, nos Jeunes déformateurs semblent les interprètes d’une nature marcescente, les rôpographes d’une race dégénérée, agonisante ; autant pourtraire des fœtus ou illustrer des atlas tératologiques. » 4

Au Mercure de France, la succession d’Aurier commence mal avec l’arrivé d’Yvanhoé Rambosson, que l’on vient de voir opérer dans le sillage d’Alphonse Germain à La Plume. Il devient le critique attitré de la revue en janvier 1893, débutant par une attaque des peintres néo-impressionnistes, dont il critique l’usage du pointillisme et qu’il accuse, assez paradoxalement, d’être des naturalistes en peinture20. Parallèlement, il officie dans les carnets intitulés « Choses d’art », à la fin de la revue, où il signe aux côtés de Gourmont et d’Henri Albert21. Tout ne se passe sans doute pas très bien pour cette succession, puisque Rambosson ne signe qu’une rubrique « Choses d’Art » durant les mois de février et mars, tandis qu’aucun grand texte critique ne paraît. Reflet de dissensions au sein de la rédaction du Mercure ? De retour en avril, il partage l’affiche avec Émile Bernard qui préface des lettres de van Gogh22, en des notes inscrites dans la continuité des travaux d’Aurier23. En tout cas, Rambosson semble destiné à rester dans la revue, puisque son article d’avril sur la Quatrième Exposition des Peintres Impressionnistes et Symbolistes chez Le Barc de Boutteville, saluant Bonnard, Pissarro ou encore Signac24, signe le début d’une nouvelle rubrique du Mercure, « Le Mois artistique » ; on voit d’ailleurs une confirmation de ce fait dans l’éloignement de Gourmont, qui ne signe plus de texte pour la rubrique « Choses d’Art » qu’il animait avec Aurier. Dès mai, Rambosson montre un penchant pour les peintres pompiers. Il fait l’éloge de la technique de Meissonier, l’artiste des bourgeois selon Aurier qui déclarait que ses tableaux avaient « la stupide exactitude, l’écœurante banalité de la photographie25 ». Rambosson, lui, le préfère largement à Vallotton et à qui exposent aux Indépendants, et qu’il qualifie de « grotesques » : « Je ne puis cependant passer sous silence la baignade hystériquement cocasse de M. Félix Vallotton, né à Lausanne. Pour un Suisse ! Un heureux rival, M. Rousseau, nous revient plus joyeux tous les ans. Je renonce à décrire sa Liberté26 ». La question reste ouverte de savoir pourquoi Rambosson prend une place de critique d’art qui

20 Yvanhoé Rambosson, « Exposition des Peintres Néo-Impressionnistes », Le Mercure de France, n° 37, janvier 1893, p. 69-70. 21 Le Mercure de France, n° 37, janvier 1893, p. 91-92. 22 Émile Bernard, « Vincent Van Gogh », Le Mercure de France, n° 40, avril 1893, p. 324-330. 23 Idem, p. 324, « NDLR » : « La notice que M. Émile Bernard place en tête de cette précieuse correspondance complète, par d’intéressants détails sur l’artiste et sur l’homme, l’étude que G.-Albert Aurier publia, en janvier 1890, dans le premier numéro du Mercure de France — étude qu’il reprit, remania, augmenta, et qu’on lira dans le volume des Œuvres Posthumes suivie de la lettre qu’écrivit le peintre au critique à cette occasion. » 24 Yvanhoé Rambosson, « Le Mois Artistique : Quatrième Exposition des Peintres Impressionnistes et Symbolistes. — Au Panthéon. », Le Mercure de France, n° 40, avril 1893, p. 367-370. 25 Albert Aurier, « Meissonier et Georges Ohnet », Textes critiques, 1889-1892 : De l’impressionnisme au symbolisme, ENSBA, 1995, p. 118. 26 Yvanhoé Rambosson, « Le Mois Artistique : Exposition Meissonier. Les Indépendants. Les Peintres- Graveurs », Le Mercure de France, n° 41, mai 1893, p. 77. 5 semblait logiquement dévolue à Julien Leclercq27, qui se posait dans les Essais d’Art libre en double d’Aurier28. Question d’autant plus problématique que seul Le Mercure de France semblait voué à poursuivre dans la voie tracée par Aurier ; ailleurs, les théories déformatrices et les peintres élus par Aurier perdent du terrain. Dans La Revue blanche, Lucien Muhlfeld s’écarte en juin 1893 de ceux qu’il considère déjà comme une arrière garde : « Les coloristes violents du paysage et du nu, les Émile Bernard, les Van Gogh, les de Groux, les Lautrec, les Anquetin, antérieurs aussi à nous, et jugés. Je ne sens de peinture contemporaine à notre jeunesse que chez les artistes appelés symbolistes, du nom des littérateurs qui les encouragèrent. Édouard Vuillard, , , ceux-là sont bien d’aujourd’hui, et vous ne les trouverez pas aux Salons29. » Alphonse Germain continue ses travaux dans L’Ermitage, épaulé par Raymond Bouyer, le passionné de paysages30 ; il sévit également dans La Plume, sous son nom31 ou à travers des disciples comme Charles Saunier, qui défend un dessin rigoureux contre les « hasards de la ligne ou de la séduction de la couleur32 » et oppose les symbolistes, qui « déforment à plaisir la ligne », au sain dessin de Germain, qui joue aussi du crayon33. Saunier fait aussi l’éloge dans La Plume du 15 juin 1893 de Pour le Beau, Essai de Kallistique d’Alphonse Germain, paru chez Girard la même année, en l’opposant implicitement aux écrits d’Aurier, partisans et illogiques34. Mais le coup le plus rude vient peut-être de la place que prend ce même Alphonse Germain, décidément bien envahissant, dans les Essais d’Art libre, avec un article contre la critique des écrivains en janvier : « Une peinture suggère d’autant plus qu’elle est moins indiquée, qu’elle reste à l’état d’ébauche, de rêve. Le rêve appelle le rêve. De là, l’engouement sincère et fou des écrivains pour un art incomplet, désordonné, maladif, pour des toiles souvent nulles mais intéressantes comme cas pathognomoniques35 » ;

27 Selon Marie Gispert (La critique d'art au Mercure de France (1890-1914). G-Albert Aurier, Camille Mauclair, André Fontainas, Charles Morice, Gustave Kahn…, Éditions rue d’Ulm, coll. Æsthetica, 2003), « Tout laissait penser que Leclercq succéderait à Aurier à la chronique d’art après sa mort. » (p. 15). 28 « Comme critique d’art, il [Aurier] était d’une lucidité de compréhension qui ravit. Plusieurs d’entre nous, et moi plus que tout autre, nous lui devons l’initiation à ce magique langage de la couleur et de la ligne. » Julien Leclercq, « Albert Aurier », Essais d’Art libre, novembre 1892, p. 202. 29 Lucien Muhlfeld, « Notes sur la peinture », La Revue blanche, n° 20, juin 1893, p. 458. 30 Alphonse Germain, « De Poussin et des bases de l’art figuratif », L’Ermitage, février 1893, p. 101-106 ; Raymond Bouyer, « Les origines du paysage », L’Ermitage, mars 1893, p. 167-175. 31 Alphonse Germain, « Le Salon de La Plume : Les Inconnus : Thomas Lamotte », La Plume, n° 89, 1er janvier 1893, p. 5-7 ; « Le Salon de La Plume : Les Mal Connus : François Guiguet », La Plume, n° 98, 15 mai 1893, p. 224-230. 32 Charles Saunier, « Henri-Gabriel Ibels », La Plume, n° 90, 15 janvier 1893, p. 30. 33 Charles Saunier, « Critique d’Art : Salon des Indépendants », La Plume, n° 96, 15 avril 1893, p. 173. 34 Charles Saunier, « Pour le Beau », La Plume, n° 100, 15 juin 1893, p. 264-265. 35 Alphonse Germain, « De la critique en art figuratif », Essais d’Art libre, janvier 1893, p. 266. 6 puis avec son Pour le Beau, qui occupe les deux livraisons de février et de mars 1893, reproduisant des articles antérieurs comme « Les déformateurs », qui traite les expérimentations de Cézanne, Gauguin et van Gogh comme les « balbutiements d’un crayon enfantin ou les hallucinations d’un fou36 ». La Revue indépendante, avant une période de parution aléatoire jusqu’en 1895, plante un dernier clou dans le cercueil d’Aurier en février 1893 avec un article de Gaston et Jules Couturat qui démonte systématiquement les théories d’Aurier37. Ce dernier ne trouve de critiques sympathisants que dans les Entretiens politiques et littéraires, sous la plume d’Edmond Cousturier, qui peut pourtant se montrer peu ouvert aux innovations38 ; et surtout dans de toute petites revues comme L’Art littéraire, où le jeune Maurice Cremnitz fait de l’Aurier en avril 1893, louant Maurice Denis et Filiger39, et où Émile Bernard donne des gravures sur bois. On note donc une nette prolifération d’Alphonse Germain et de ses sinistres sbires, Rambosson, Saunier, Mauclair, Bouyer, au détriment d’un Julien Leclercq, marquant la marginalisation de l’idéisme d’Aurier.

2e semestre 1893 Mais la grande, l’éclatante rupture avec Aurier se produit en juin 1893, au sein même du Mercure de France, où Charles Merki (né en 1863) livre une « Apologie pour la Peinture » qui est en vérité un réquisitoire de près de quinze pages contre les tendances défendues par Aurier et contre le symbolisme pictural40, considéré comme une simple illustration du symbolisme littéraire, lui-même rabaissé au rang de procédé visant à valoriser l’obscurité par manque d’idée. Merki veut vérifier « si l’effarement des curieux, devant les pâtisseries de Vincent van Gogh et les macchabées de Mme Jacquemin, n’est pas, de bonne foi, un tantinet légitime41 » ; il affirme des positions très traditionnalistes : « Le gigantesque barbouillage noir de l’Enterrement à Ornans, et la Vague en zinc du sieur Courbet, l’Olympia de Manet, me

36 Alphonse Germain, « Pour le Beau », Essais d’Art libre, février-mars 1893, p. 32. 37 G. et J. C. [Gaston et Jules Couturat], « Petites polémiques mensuelles : Feu M. G.-Albert Aurier », La Revue indépendante, n° 75, février 1893, p. 45-66. 38 Voir Edmond Cousturier, « Notes d’Art », Entretiens politiques et littéraires, n° 42, 10 mai 1893, p. 428-430. 39 M. C. [Maurice Cremnitz], article sans titre, L’Art littéraire, n° 5, avril 1893, p. 19. 40 Je ne prends ici le terme de « symbolisme » que dans l’acception restreinte qu’elle pouvait avoir à l’époque. L’élargissement de cette notion à toute une génération de peintres peut d’ailleurs sembler peu pertinent, comme le rappelle Dario Gamboni : « Il paraît en tout cas essentiel de demeurer conscient de la circulation limitée et problématique du terme au moment de son apparition, et de ne pas lui accorder, à la faveur d’un emploi comme catégorie historique, la validité générale et indiscutée qu’il n’a pas pu alors obtenir. » (Dario Gamboni, « Le ‘‘symbolisme en peinture’’ et la littérature », Revue de l’Art, n° 96, 1992, p. 20). 41 Charles Merki, « Apologie pour la Peinture », Le Mercure de France, n° 42, juin 1893, p. 141. 7 font vomir, et j’estime que l’Exécution de Maximilien déshonorerait la dernière des baraques, à la foire du Trône42. » Il s’en prend au Salon Rose+Croix ; aux artistes exposés chez Le Barc de Boutteville (« c’est le maboulisme à sa dernière période, la besogne d’une confrérie de déments, lâchés tout d’un coup dans l’officine d’un fabricant de couleurs43 ») ; il attaque Van Gogh, dont l’art est qualifié de « fumisterie » (« Il paraît que cela représente quelque chose ; c’est pur hasard sans doute44 ») ; Gauguin, déformateur maladroit ; il dénigre Signac, Maurice Denis, Vallotton, Filiger, Mme Jacquemin, De Groux, et accuse les théoriciens du symbolisme de bavarder sans créer. La rédaction du Mercure, après avoir réaffirmé l’éclectisme de la revue, est obligée de se détacher nettement de ces positions outrancières dans une note explicative : « aujourd’hui que des tendances assez nettes peuvent s’inférer de l’ensemble de la publication, et alors que, précisément, nous donnons une série de lettres de Vincent van Gogh, nous dérouterions sans doute par trop nos lecteurs si nous ne déclarions que M. Charles Merki exprime ici des opinions toutes personnelles45. » L’incapacité à empêcher la parution d’un tel article montre en tout cas un net recul de l’influence de Gourmont dans la prise de décision au sein du Mercure. Des écrivains prennent la défense du symbolisme pictural : Louis Dumur, en août 1893, défend l’idéalisme, méthode « synthétique et absolue » pour créer une œuvre d’art, à l’occasion de la parution des Œuvres posthumes d’Albert Aurier46 ; en décembre, Charles Morice inscrit Gauguin, de retour de Tahiti depuis août et qui vient d’exposer en novembre chez Durand-Ruel, dans le groupe des « grands déformateurs », des « grands simplificateurs », qui synthétisent leurs expériences pour nous livrer leur conception de « l’infini47 ». Rambosson, pendant ce temps, se cantonne aux « Choses d’Art », et les lettres de van Gogh continuent à paraître régulièrement. Mais le mois de décembre voit l’arrivée d’un nouveau critique d’art, en remplacement de Rambosson, appelé aux joies du service obligatoire48 : il s’agit de Camille Mauclair, jeune et fervent disciple de Mallarmé (né en 1872 comme Rambosson), qui continue dans ses critiques picturales le travail de dénigrement

42 Idem, p. 147. 43 Ibidem ; en note, Merki ajoute : « Il suffit de comparer, dans le Livre d’Art, le numéro consacré aux peintres symbolistes, avec des dessins d’aliénés ». 44 Idem, p. 148. 45 Note de la Rédaction, dans Charles Merki, « Apologie pour la Peinture », art. cité, p. 139. 46 Louis Dumur, « G.-Albert Aurier et l’Évolution Idéaliste », Le Mercure de France, n° 44, août 1893, p. 289- 297. 47 Charles Morice, « Paul Gauguin », Le Mercure de France, n° 48, décembre 1893, p. 289-300. 48 Voir le portrait de Rambosson par Fra Eremitano dans L’Ermitage de septembre 1893, p. 191. 8 entamé par Merki49 — il faut dire que dès octobre 1891, il affirmait que le symbolisme de Gauguin lui apparaissait « beaucoup plus problématique que ne l’affirment des critiques comme M. Aurier, que j’apprécie peu50 ». Dans son premier article, consacré à Armand Point, un peintre d’un symbolisme assez académique, Mauclair s’en prend en passant « à l’ignorante erreur par exemple d’un Émile Bernard, à la fausse naïveté d’un Filiger51 », qui cherchent selon lui l’originalité au détriment du dessin et de l’harmonie des tons. Dès lors, les chroniques artistiques du Mercure sont le lieu d’une sorte de bataille rangée entre les tenants du symbolisme pictural et ceux qui considèrent, comme Mauclair, que la réputation de Gauguin et de ses continuateurs est usurpée. Il devient difficile de trouver des partisans du groupe synthétiste dans les revues : les Entretiens politiques et littéraires disparaissent ; Francis Jourdain livre dans La Plume quelques pages très favorables à Bernard52. C’est l’exposition des peintures de Gauguin, de retour de Tahiti, en novembre 1893 chez Durand-Ruel qui permet le mieux de constater son discrédit dans les revues, et d’expliquer l’échec de cette vente. Dans La Revue blanche, Thadée Natanson, après des prémisses plutôt favorables, énonce un « scrupule » : l’exposition lui semble d’une originalité forcée, Gauguin « surprend plus qu’il n’emporte notre admiration53 ». Dans L’Ermitage, Germain, sous le pseudonyme de Kallophile Ermite, salue Gauguin comme une « victime des littérateurs54 ». Ce n’est que dans les Essais d’Art libre que paraissent des notes favorables à Gauguin, mais anonymes55, et dans L’Art littéraire, ou Fabien Vielliard voit dans l’exposition Durand-Ruel l’apogée de l’art de Gauguin56. L’infléchissement est donc net : les théories d’Aurier et ses protégés perdent du terrain, et l’on constate que Gauguin nécessitait la caution d’Aurier pour vendre ses toiles : sans la légitimité du littérateur, il se voit obligé de se réfugier en Bretagne puis de repartir à Tahiti. Les critiques d’art sont presque tous d’accord, les différences s’estompent entre les revues.

49 Sur le conservatisme pictural de Camille Mauclair, voir Michael Marlais, Conservative Echoes in Fin-de-siècle Parisian Art Criticism, University Park, The Pennsylviana State University Press, 1992. 50 Camille Mauclair, « Albert Besnard et le symbolisme concret », La Revue indépendante, n° 60, octobre 1891, p. 17. 51 Camille Mauclair, « Armand Point », Le Mercure de France, n° 48, décembre 1893, p. 335. 52 Francis Jourdain, « Le Salon de La Plume : Notes sur le peintre Émile Bernard », La Plume, n° 106, 15 septembre 1893, p. 390-397. 53 Thadée Natanson, « Œuvres récentes de Paul Gauguin », La Revue blanche, n° 26, décembre 1893, p. 421. 54 Kallophile Ermite, « Les Arts », L’Ermitage, novembre 1893, p. 373. Notons qu’en janvier 1894, Achille Delaroche se montrera au contraire enthousiaste envers Gauguin ; Achille Delaroche, « D’un point de vue esthétique. À propos du peintre Paul Gauguin », L’Ermitage, janvier 1893, p. 35-39. 55 X, « Gauguin et l’École de Pont-Aven », Essais d’Art libre, novembre 1893, p. 164-168. 56 Fabien Vielliard, « Paul Gauguin », L’Art littéraire, n° 13, décembre 1893, p. 51. 9

1er semestre 1894 L’année 1894 est alors marquée par une confusion grandissante sur le rôle des critiques et leur positionnement dans un espace de moins en moins polarisé ; des conflits vont surgir, sur des sujets souvent mineurs, qui vont permettre de restructurer ce petit monde. C’est encore au sein du Mercure que se préparent ces changements. Charles Morice continue, durant l’année 1894, à défendre « les tendances indépendantes, individuelles, individualistes », contre « l’entêtement officiel » des Salons, mais aussi contre un nouvel académisme qu’il voit poindre dans l’attitude des peintres impressionnistes, désormais établis57. Julien Leclercq prend lui aussi en mai la défense des peintres symbolistes contre Mauclair, en élevant au rang de « maîtres » Puvis de Chavannes, Redon, Carrière et Gauguin58. La riposte de Mauclair consiste alors à partir en croisade pour des artistes qu’Aurier qualifiait de « pompiers », comme Armand Point et Georges-Antoine Rochegrosse59, qui deviendra célèbre la même année avec son Chevalier aux fleurs, toile qui représente Parsifal fièrement dressé dans une armure étincelante au milieu de nymphes aux chevelures florales : « M. Rochegrosse est un des rares esprits de ce temps, un des très rares plasticiens pour qui la forme ne soit pas le but, mais le moyen, et nombre de nos rénovateurs de l’art devraient bien y regarder de plus près : je dis ceci comme je le pense et je ne me soucie peu d’être de l’avis des critiques révolutionnaires, qui sont tout aussi ‘‘pompiers’’ que les autres, et ne décernent des brevets de talent qu’après avoir consulté la mode60. » Mauclair se fait parallèlement de plus en plus virulent contre les peintres symbolistes ou réputés tels, « peintres à vision jolie, qui se sont guindés à exprimer l’inexprimable sans savoir dessiner une main », et contre leurs défenseurs, « esthètes de brasserie » qui volent les termes littéraires de mysticisme ou de symbolisme pour les appliquer à tort à la peinture61. En avril, il critique durement Pissaro et poursuit la négation de Gauguin62. Or c’est de ce petit pamphlet contre Pissaro que va naître une polémique permettant de recréer des polarisations dans le champ de la critique d’art. En effet, Raymond Bouyer, qui continue doucement à L’Ermitage ses critiques eurythmiques inspirées d’Alphonse Germain, se sent attaqué dans ses convictions pro-paysagistes par des déclarations comme « L’homme

57 Charles Morice, « Salons et Salonnets », Le Mercure de France, n° 49, janvier 1894, p. 62-70. 58 Julien Leclercq, « Sur la Peinture (de Bruxelles à Paris) », Le Mercure de France, n° 53, mai 1894, p. 71-77. 59 Fils adoptif de Théodore de Banville, ce qui lui conférait d’emblée une aura de gloire et un droit au respect, il avait également contribué aux décors du Petit-Théâtre de Marionnettes de Signoret. 60 Camille Mauclair, « Les Salons de 1894 », Le Mercure de France, n° 54, juin 1894, p. 162. 61 Camille Mauclair, « Expositions récentes », Le Mercure de France, n° 51, mars 1894, p. 266-271. 62 Camille Mauclair, « Choses d’Art », Le Mercure de France, n° 52, avril 1894, p. 377-379. 10 de talent, ça nous est égal, le paysagiste copiant les cours de fermes63 ». Il réagit d’abord par une pique ironique en avril 1894, surnommant son rival « l’éleusinien Camille Mauclair64 », en référence à son essai Eleusis qui venait de paraître chez Perrin. Il y revient en mai : « Mais, ô métaphysicienne jeunesse de 1894, à quoi bon le talent ?... ‘‘L’homme de talent, ça nous est égal’’ s’est écrié de sa tour d’ivoire le subtil ennemi du paysage, Camille Mauclair ; ‘‘à l’heure actuelle, on ne peut plus accepter que des paroxysmes, et cela rend injuste65’’ ». Ce petit accrochage va être à l’origine d’une véritable polarisation des critiques, qui s’étaient plutôt relâchés depuis la disparition d’Aurier, se contentant de dauber les théories d’un mort sans réussir à se démarquer les uns des autres. Cependant, dans les Essais d’Art libre et L’Art littéraire, un dénommé Alfred Jarry dont nous aurons à reparler multiplie les textes de critiques d’art, et va bientôt advenir sur la scène.

2e semestre 1894 Les attaques de Bouyer provoquent une réaction disproportionnée de Mauclair, qui va entraîner ce véritable carambolage des critiques que l’on attendait depuis la mort d’Aurier. En juillet 1894, Mauclair défend ses opinions dans une « Lettre sur la peinture » adressée à Raymond Bouyer et aux peintres qui veulent lui retirer sa chronique, en les traitant d’« imbéciles par grâce d’état » qui « se moquent de nous ». Il réaffirme ses convictions, que je cite pêle-mêle : « les revues, dans de bonnes intentions, fabriquent beaucoup trop de grands hommes » ; « l’art oriental de Gauguin, j’appelle cela de l’art colonial » ; « Jusqu’à nouvelles œuvres, jamais je n’accolerai M. Filiger à Masaccio, M. Gauguin à Turner, M. Bernard à Théocopuli66, M. Pissarro à Breughel, et votre insipide M. Séon à Puvis de Chavannes, parce qu’on ne compare pas aux maîtres leurs copistes maladroits67. » Il est clair que Mauclair cherche surtout à se démarquer, sans raison véritable ; Bouyer ne s’y trompe pas, et lui répond en septembre 1894 par quelques moqueries, mais surtout en lui rappelant leur communauté de vue : « Tous trois, avec Germain, nous boudons à la vitrine de Le Barcq [sic] de Boutteville, augurant que le style n’est pas ce que pensent les tempéraments peintres : une impuissance à faire vrai. Et puisque nous ne rapprocherons jamais Gauguin du Poussin, la plus ingénieuse

63 Idem, p. 377. 64 Raymond Bouyer, « Les Arts », L’Ermitage, avril 1894, p. 244. 65 Raymond Bouyer, « Les Arts », L’Ermitage, mai 1894, p. 309 66 Le véritable patronyme du Gréco apparaît ainsi dans À Rebours ; c’est un doublet de la forme Théotocopuli. 67 Camille Mauclair, « Lettre sur la peinture », Le Mercure de France, n° 55, juillet 1894, p. 274-5. 11 des politiques m’apparaît une main tendue librement, loyalement, passionnément, pour le Beau68. » Mais la réaction la plus importante à cet emportement de Mauclair vient de la rédaction du Mercure, qui lui retire son espace critique et le relègue dans les « Choses d’Art » en fin de revue. Après un mois d’août sans critique d’art au Mercure, Gourmont semble vouloir remettre la critique de la revue sur la voie tracée par Aurier en sortant son atout : Alfred Jarry. L’article de Jarry sur Filiger, paru en septembre 1894, semble bien représenter une tentative de Gourmont pour imposer un nouveau critique d’art, au style plus incisif et synthétique que celui de Leclercq (et qui n’est pas sans rappeler parfois celui d’Aurier), et aux parti-pris nettement symbolistes : Jarry, plaçant d’emblée sa parole « en l’éternité », qualifie Filiger de « déformateur, si c’est bien là le conventionnel nom du peintre qui fait ce qui EST et non […] ce qui est conventionnel », insiste sur le « principe de synthèse » à l’œuvre chez les génies qui savent retrouver les formes simples et essentielles sous les apparences (« chaque particulier est l’éternel avec quelque épiderme de masque ») et défend un art symbolique et mystique ; bref, si ce n’est le style très contourné et les allusions aux Chants de Maldoror, on retrouve dans cet article les caractéristiques de la peinture symboliste selon Albert Aurier, Julien Leclercq ou Émile Bernard69. Mauclair, dans les « Choses d’Art » de novembre, s’étend plus que d’habitude : relégué au fond de la revue, il essaye d’y créer une critique d’art sécessionniste : « Je reprendrai régulièrement ici le compte rendu des expositions d’art jusqu’à nouvel ordre, avec une entière liberté d’esprit. Je sais que mes appréciations ne plaisent point à tous et je l’espère bien, car je ne tiens pas à certains assentiments70. » Ce même numéro de novembre grouille soudain d’articles sur la peinture, comme si tous les critiques refoulés du Mercure tentaient simultanément leur chance pour y remplacer Mauclair ; Émile Bernard publie des notes sur les Primitifs et Flandrin71 ; Julien Leclercq répond à Mauclair :

Je voudrais, à propos de la Lettre sur la Peinture que M. Camille Mauclair écrivit ici en juillet, lettre où je suis cité, sans acrimonie d’ailleurs, au détriment de Paul

68 Raymond Bouyer, « Causons peinture… », L’Ermitage, septembre 1894, p. 190. 69 Alfred Jarry, « Filiger », Le Mercure de France, n° 57, septembre 1894, p. 73-77. Juliet Simpson, dans Aurier, and the Visual Arts, Bern, P. Lang, coll. Le romantisme et après en France, 1999, signale déjà que « Jarry’s articles represent the most elusive, yet, in many respects, the most radical response to Aurier’s initiative. » (p. 252). 70 Camille Mauclair, « Choses d’Art », Le Mercure de France, n° 59, novembre 1894, p. 286. 71 Émile Bernard, « À Tâtons : I. Les Primitifs et la Renaissance. – Notes à propos de Flandrin. », Le Mercure de France, n° 59, novembre 1894, p. 224-231. 12

Gauguin et à l’avantage de Watts, profiter de l’occasion pour donner encore, sur des admirations qui ne sont pas exclusivement les miennes, quelques éclaircissements à nos lecteurs du Mercure, dont MM. Charles Merki et Camille Mauclair, depuis la mort de notre très compétent ami Albert Aurier, se sont surtout occupés de refaire l’éducation. Ne s’en trouverait-elle pas plutôt un peu dérangée72 ?

Leclercq accuse Mauclair de n’avoir ni arguments ni logique et de briller par de belles phrases ; il s’en prend à Armand Point, à Rochegrosse et à son Parsifal « lourd parmi des fleurs épaisses et des nus sans caractère73 », et définit la beauté comme une communion d’intuition entre le peintre et le spectateur, l’artiste véritable étant un déformateur qui « possède les choses, qui se les approprie pour les recréer à sa propre image74 » ; il réhabilite Gauguin, Van Gogh et Filiger, et leur découvreur, Aurier : « Le nom d’Albert Aurier viendra à la pensée de quiconque, avant de lire ses Œuvres Posthumes, a suivi sa critique dans les revues, de son vivant75. » Mais il en profite également pour jeter une pique vers Jarry, dont il ne doit pas apprécier la brusque ascension : « M. Mauclair n’a pas vu cet embrasement platonique qui est dans Filiger, dont Alfred Jarry a malheureusement parlé avec obscurité76 ». La bataille va continuer en 1895, avec l’implication de Bernard ; la situation au Mercure est donc loin d’être apaisée, mais les prises de position sont plus claires. Il s’agit cependant des dernières apparitions d’une référence nette à Aurier et à ses opinions : avec la disparition des Essais d’Art libre et de L’Art littéraire fin 189477, avec l’échec de l’imposition de Jarry au Mercure, les théories d’Aurier semblent disparaître de la scène, avec pour conséquence l’exil de Gauguin, le départ de Bernard, l’oubli de van Gogh et de Filiger. Aucun groupe symboliste pictural ne réussit à prendre corps sans une caution critique dans la presse : « Avec l’absence de Gauguin et la disparition d’Aurier, la nébuleuse du ‘‘symbolisme en peinture’’ perd en effet aussitôt nommée ses deux points d’attraction principaux78. » La mort d’Aurier montre qu’il était bien, à certains égards, irremplaçable : si un Jarry aurait très bien pu reprendre sa manière et livrer des analyses aussi profondes que les siennes, personne n’avait sa légitimité au sein des rédactions et parmi les peintres. Plus qu’un

72 Julien Leclercq, « La Lutte pour les Peintres », Le Mercure de France, n° 59, novembre 1894, p. 254 73 Idem, p. 256. 74 Id., p. 262. 75 Id., p. 264. 76 Id., p. 271. 77 Notons cependant que L’Art littéraire fusionne un temps avec L’Idée moderne en février 1895. Voir l’« Avis important » inséré dans L’Idée moderne, n° 3-4, février 1895 : « La Direction a l’honneur de prévenir ses abonnés et lecteurs qu’à dater du 1er Février 1895, L’Art Littéraire, revue mensuelle d’Art et de Critique que dirigeait notre distingué confrère Louis Lormel, fusionne avec L’Idée Moderne. » 78 Dario Gamboni, art. cité, p. 21. 13 théoricien exceptionnel, Aurier était une position importante dans le champ de la critique picturale de l’époque, position qu’il pouvait seul incarner, assurant un équilibre face à Alphonse Germain. Il garantissait à lui seul la légitimité du groupe synthétiste, à qui il avait donné une cohérence qui n’existait guère auparavant — cohérence bien fragile, comme le montre le rejet presque unanime de ses opinions en l’espace de quelques mois.

Pour conclure, il faut rappeler qu’il reste pourtant un espace où Gauguin et ses épigones sont bien accueillis : il s’agit d’une revue qui, paradoxalement, se veut le moins bavarde possible, L’Ymagier, fondé par Gourmont et Jarry. Peu de théorie dans cette publication, pas d’articles sur l’art contemporain : « Des images, et rien de plus, religieuses ou légendaires, avec ce qu’il faut de mots pour en dire le sens et convaincre, par une notion, les inattentifs79 ». Pourtant, L’Ymagier semble fonctionner implicitement sur des bases littéraires : celles qu’avait posées Aurier. Dans le premier numéro, on retrouve Filiger et Émile Bernard aux côtés de Dürer, Sichem et d’images d’Épinal ; on « se charge de la vente et de l’achat de toutes sortes de gravures et de livres à gravures, également de Dessins, Estampes et Tableaux des écoles nouvelles, H. DE GROUX, GAUGUIN, FILIGER, MAURICE DENIS, E. BERNARD, SEGUIN, ROBERTSON, etc., etc80. » Le legs d’Aurier, devenu inaudible, s’incarne d’une certaine manière dans les marges de cette revue, conçue pour exister dans l’espace de légitimation qu’il avait rendu possible — revue condamnée à disparaître du fait de l’extinction progressive de cette voix.

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79 Remy de Gourmont, « L’Ymagier », L’Ymagier, n° 1, octobre 1894, p. 5. 80 Idem, sous le sommaire, non paginé. 14

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