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ÉRIC DESHAYES

AU-DELÀ DU ROCK la vague planante, électronique et expérimentale allemande des années soixante-dix

le mot et le reste 2019 À mon oncle AVANT-PROPOS

De à Radiohead, de Tortoise à Sonic Youth, de Mouse on Mars à , tous rendent hommage à la scène alle- mande des années soixante-dix. La plupart ont d’ailleurs été en contact direct avec leurs « idoles ». Les guillemets sont nécessaires, car cette vague planante, électronique et expérimentale allemande s’est déve- loppée en ignorant les règles établies du star-system.

Et pour cause, ces musiciens allemands se sont écartés des schémas classiques du rock : plus de couplets/refrain, et, en règle générale, pas de chant du tout. Leur musique est essentiellement instrumen- tale. Le groupe n’est plus incarné par son chanteur leader. Leur musique est instrumentale, elle est aussi collective. Les musiciens se fondent dans un projet musical commun. L’expression soliste n’est pas mise en avant. Ils se détournent ainsi de toute idée de virtuo- sité propre à engendrer des guitar heroes. La guitare n’a de toute façon plus le rôle central. On lui préfère souvent les synthétiseurs et leurs palettes sonores infinies. Résultat, leur musique s’impose d’elle-même. Pas de grandes stars, pas de culte de la personnalité venant lui faire de l’ombre. Ainsi ce sont des noms de groupes qui viennent à l’esprit quand on pense à la scène allemande de cette époque : , Can, Faust, Neu !, , Amon Düül, Ash Ra Tempel, Popol Vuh, Cluster… est en quelque sorte l’exception qui confirme la règle.

INTRODUCTION 7 En Allemagne de l’Ouest, dans le contexte de l’explosion psyché- délique et contestataire de la fin des années soixante, ces groupes piochent allègrement dans tous les courants préexistants, de l’acid rock au free jazz, en passant par l’avant-garde contempo- raine et les musiques du monde. Ils ajoutent à leur breuvage une forte dose d’électricité : amplification, effets, synthétiseurs, trai- tements studio, expérimentations électroacoustiques… Dans les années soixante-dix ils proposent une alternative à la domination anglo-américaine.

Ces groupes allemands, d’une grande diversité, poussent le rock dans ses derniers retranchements. La rythmique binaire est trans- formée en une cadence hypnotique. Ou, à l’inverse, cette ryth- mique fondamentale est totalement annihilée pour laisser place à des digressions cosmiques, littéralement hors temps. Ces musiciens emmènent leur musique au-delà du rock. Leurs expériences pion- nières vont servir de bases à d’autres courants que l’on qualifiera de new age, new wave, , ou encore post-rock.

Avant d’être des influences pour d’autres courants, qui par nature n’existaient pas encore sur l’échelle du temps, ces groupes ont existé par eux-mêmes. De plus, s’ils sont cités comme références pour ce qu’ils ont créé dans les années soixante-dix, tout ne s’est pas arrêté à la fin de cette décennie. Beaucoup sont encore en acti- vité aujourd’hui.

Au-delà du rock propose une plongée dans cette phase d’expéri- mentation et dans le contexte qui l’a vu naître. Les groupes sont appréhendés, d’abord au travers d’un historique général, puis du parcours de chacun, de leurs débuts à aujourd’hui. L’ouvrage retrace aussi l’itinéraire de quelques personnages clés (produc- teurs, ingénieurs du son, enseignants). Il présente également une vue transversale des principaux labels discographiques qui ont diffusé ces productions hors normes.

8 AU-DELÀ DU ROCK UNE HISTOIRE DE LA VAGUE PLANANTE ÉLECTRONIQUE ET EXPÉRIMENTALE ALLEMANDE

1945-1960 la préhistoire du rock allemand

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale l’Allemagne est un pays vaincu, sinistré. Littéralement rayé de la carte, il est divisé en zones par les Alliés. Les enfants nés à cette époque, ceux qui auront vingt ans à la fin des années soixante, grandissent dans un pays en ruines. Mais ces ruines sont un terrain de jeu « idéal ». Le témoignage que livre Lothar Baier dans son récit, Un Allemand né de la dernière guerre, est assez instructif. Alors que les écoles maternelles et primaires sont à peine réorganisées, il y avait « l’immense terrain d’aventure qu’offraient les maisons en ruines, les cratères de bombes, les vestiges de fortifications ». Le regard de ces enfants est aussi évidemment très éloigné de toutes considérations politiques. Ils observent les soldats américains avec admiration. Pour leurs parents, ils représentent surtout une force d’occupation. Les Alliés imposent la thèse de la culpabilité collective à l’Allemagne, rendue entièrement responsable de cette guerre dévastatrice. Selon cette thèse, un excès de politisation de la société allemande a conduit au national-socialisme. La recons- truction est une période de restauration, un retour à l’Allemagne

INTRODUCTION 9 d’avant 1933. Elle s’accompagne d’une campagne de dénazifica- tion pour réorganiser la vie politique sur des bases démocratiques. La dénazification paraît souvent incohérente et injuste. Beaucoup de « petits nazis » vont être montrés du doigt. D’autres, hauts fonctionnaires sous le Troisième Reich, ont le droit à l’indulgence et maintiennent leur rang dans les nouvelles institutions étatiques. L’Allemagne de l’Ouest naît institutionnellement en 1949.

En juin 1953, une révolte d’ouvriers sur Stalinallee, en zone est de , est réprimée par l’armée soviétique. Une autre guerre commence, froide celle-là. À l’Ouest, l’ennemi intérieur est progres- sivement remplacé par un autre, le communiste. Les enfants et adolescents des années cinquante grandissent dans un climat où règnent les non-dits, les tabous concernant Auschwitz, le rôle de leurs parents pendant la guerre. Le refoulement du passé s’effectue d’autant plus rapidement en adoptant l’antibolchevisme. En 1956, le parti communiste est interdit en Allemagne de l’Ouest. Il est considéré comme « ennemi de la constitution », contraire à la Loi fondamentale de 1949, qui se veut pourtant démocratique.

Dans le domaine culturel, l’Allemagne doit également oublier, refouler toutes références rappelant le régime nazi en renouant avec le passé d’avant 1933. Cette période de restauration ne va pas sans équivoque. La famille Wagner, héritière de Richard Wagner, retrouve sa place à Bayreuth. L’œuvre wagnérienne a amplement servi au décorum hitlérien. Le festival de Bayreuth, mené par Winifred Wagner pendant la guerre, aura été un lieu de parade pour les hauts dignitaires nazis. Après la guerre, un tribunal mili- taire interdit à Winifred Wagner de diriger le festival. La direction est confiée à ses fils Wieland et Wolfgang Wagner. Ils rouvrent le Festspielhaus en 1951, qui sera qualifié de « nouveau Bayreuth ».

Dans le domaine de la musique contemporaine, l’idée d’une refon- dation, le concept d’Allemagne « année zéro » est nettement plus frappant. Ce contexte permet l’éclosion de l’école de Darmstadt,

10 AU-DELÀ DU ROCK dont Karlheinz Stockhausen devient une figure emblématique. Les compositeurs de musiques nouvelles se retrouvent, à partir de 1946, aux cours d’été de Darmstadt. L’école dite de Darmstadt prend son essor en 1951. Elle radicalise les postulats du séria- lisme élaborés, dans les années 1910-1920, par Arnold Schönberg, Anton Webern et Alban Berg. S’inscrivant en rupture totale avec le lyrisme wagnérien, ces trois compositeurs suggéraient d’utiliser la succession, selon un ordre fixe, des douze notes de la gamme occidentale, la série, comme matériau de base. À partir de 1951, Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio et Pierre Boulez, pour ne citer que les principaux, vont en faire un véritable langage musical, le sérialisme intégral. Le sérialisme est appliqué à tous les aspects de la musique (rythme, durée, timbre) de façon mathématique. Il aboutit à une musique atonale (sans rythme régulier ni mélodie). Cette musique paraît aride pour les non initiés. Elle révèle cepen- dant une richesse de timbre et des textures sonores extrêmement variées. Les nouvelles ressources liées à l’électronique vont juste- ment permettre à Karlheinz Stockhausen d’avoir une maîtrise totale sur les sons qu’il souhaite produire. L’Allemagne de l’Ouest acquiert rapidement un rayonnement mondial dans le domaine des musiques dites « savantes ».

À l’inverse, dans le domaine des musiques populaires, le pays n’a rien à proposer au reste du monde. En Allemagne, comme ailleurs, dès 1954 la culture américaine devient un modèle d’émancipation pour la jeunesse. Les AFN (American Forces Network), les stations de radio pour les GI’s des bases militaires américaines, permettent aux adolescents d’assimiler progressivement le rhythm’n’blues et le rock’n’roll. En 1956 commence à paraître Bravo, le premier magazine allemand destiné aux teenagers. Le King lui-même vient jouer les ambassadeurs. Elvis Presley est affecté à Friedberg, d’octobre 1958 à mars 1960, pour effectuer son service militaire. Près de deux mille fans l’accueillent à son arrivée dans le port de Bremerhaven le 1er octobre 1958.

INTRODUCTION 11 Au lendemain de 1945, la « chanson à texte » allemande est sinis- trée, le chant ayant été employé à outrance par le régime nazi, à des fins de propagande et d’endoctrinement. La chanson militante refait progressivement surface à la fin des années cinquante. Elle retrouve son lieu de prédilection depuis les années vingt et trente, les ruines du château de Burg Waldeck. Des ateliers de créations collectives s’y développent et Burg Waldeck redevient un lieu de discussions politiques et de débats. L’idée d’un festival y naît en 1961 et se concrétise trois ans plus tard. De 1964 à 1969, un important festival international de la chanson folk y est orga- nisé. Il fait écho au courant du Protest Song aux États-Unis. Ce festival accueille autant les chanteurs engagés locaux (Reinhard Mey, Franz-Josef Degenhardt…) que les célébrités internationales (Pete Seeger, Phil Ochs…). Le festival de Burg Waldeck marque le point de départ du mouvement folk en RFA. Il permet à de jeunes producteurs, animateurs radio et journalistes de rencontrer des artistes lors de discussions acharnées. C’est à Burg Waldeck que les futurs organisateurs du festival d’Essen de 1968, Martin Degenhardt et Rolf-Ulrich Kaiser, vont se forger une conscience politique.

1960-1966 l’âge d’or de la beat music

Au début des années soixante, la Guerre froide atteint son paroxysme. Le Mur de Berlin est construit en août 1961. La crise de Cuba éclate en 1962. Une nouvelle génération, celle qui n’a pas directement connu les traumatismes de la guerre et du régime nazi, s’éveille dans ce contexte frigorifiant. Les teenagers accueillent les nouveaux rythmes du rock’n’roll comme une bénédiction, un défouloir. La jeunesse allemande se met à l’heure anglaise, une heure marquée par les temps binaires de la beat music. Ce style se développe en Allemagne au contact direct de groupes anglais.

12 AU-DELÀ DU ROCK Grâce au Top Ten Club et au Star Club (fondé en 1962), Hambourg devient pour quelque temps le centre névralgique de la beat music. De nombreux groupes, en provenance directe de Liverpool, vont y séjourner, en particulier les Silver Beatles en 1960. Le groupe, devenu The Beatles, passe trois mois au Top Ten Club en 1961, et fait plusieurs séjours au Star Club en 1962. Les Beatles jouent d’ailleurs au Star Club lorsqu’ils apprennent que leur premier single Love Me Do est entré à la 17e place des charts anglais. À Munich des clubs du même type voient le jour, en particulier le PN, le Blow Up et le Big Apple.

Au milieu des années soixante, les Beatles, les Rolling Stones, les Animals ou encore les Kinks deviennent les fers de lance de la beat music. Le 15 septembre 1965 les Rolling Stones donnent un unique concert au Waldbühne de Berlin-Ouest. Il s’achève vingt- cinq minutes après avoir commencé, en raison d’affrontements entre la foule et les forces de l’ordre. En Allemagne de l’Est, où le climat était encore permissif face aux beatniks, les conséquences de cet événement ne se font pas attendre. Pour les pouvoirs poli- tiques il est hors de question de laisser se développer un mouve- ment aussi dangereux dans leur pays : quarante-quatre groupes amateurs sont interdits, dont les Butlers, l’un des groupes les plus appréciés par la jeunesse. En signe de protestation une manifesta- tion spontanée a lieu une semaine plus tard. Elle est violemment dispersée par les policiers. Quelques meneurs sont arrêtés et font quatre semaines de prison. Les cheveux longs sont dès lors inter- dits et les « chevelus » arrêtés pour être emmenés illico chez le coif- feur le plus proche. La musique rock en RDA est condamnée à la clandestinité. Quelques groupes s’en sortent en se mettant à jouer un folk mièvre chanté dans leur langue maternelle. Les groupes rock seront à nouveau autorisés à la fin des années soixante, sous réserve de chanter en allemand.

En RFA la situation est bien différente. Une multitude de groupes beat aux noms très anglais voit le jour : The Rattles, The Boots,

INTRODUCTION 13 Petards, The Lords, The Yankees… Les Lords, formés en 1959, font la première partie des Kinks en tournée en Allemagne en mai 1965. Catapultés par cette promotion, The Lords décrochent un tube avec leur premier single Shakin’ All Over. The Rattles démarrent en 1961, avec pour guitariste Achim Reichel (qui formera par la suite A. R. & Machines). Ils jouent à maintes reprises au Star Club, font deux tournées en Angleterre en 1963. The Rattles se produisent, en première partie des Animals, à la Cavern de Liverpool, là où les Beatles ont grattouillé leurs guitares pour la première fois, devant un parterre circonspect. The Rattles cartonnent en Allemagne avec les 45 tours La La La (1965), Come On And Sing (1966) et Cauliflower (1967). Ils disposent même d’un fan club en Grande-Bretagne. Derrière ces têtes d’affiche de la beat music, des dizaines de groupes « amateurs » se forment : The Ones avec Edgar Froese (futur Tangerine Dream), The Tigers avec Lutz Ulbrich et Christoph Franke (futurs Agitation Free), Soul Caravan, qui deviendra Xhol Caravan.

En 1965, de retour d’un séjour en Grande-Bretagne où il a décou- vert Top Of The Pops, le jeune producteur Gerhard Augustin crée l’émission de télé The Beat Club, produite par Radio Bremen et la WDR (Westdeutscher Runfunk, la radio-télévision ouest-alle- mande). Diffusé de septembre 1965 à décembre 1972 The Beat Club programme The Small Faces, Procol Harum, The Bee Gees, The Who, The Moody Blues, une émission spéciale Frank Zappa en 1968, ou encore Sonny & Cher et quelques copies du cru tels que The Lords, The Rattles et The Yankees.

1966-1968 le contexte politique et artistique

Les années 1966-1968 marquent un tournant. En RFA, le mouve- ment de contestation politique s’amplifie. En 1966 les deux grands partis politiques, le CDU (les chrétiens-démocrates) et le SPD (les socialistes) forment une grande coalition. Le débat

14 AU-DELÀ DU ROCK parlementaire s’en trouve biaisé. Il ne peut alors s’exercer qu’en dehors des institutions. Une opposition d’extrême gauche s’or- ganise autour de l’union des étudiants socialistes (SDS), animée par Rudi Dutschke. À Berlin, le 2 juin 1967, l’étudiant Benno Ohnesorg est mortellement blessé par un policier lors d’une mani- festation de protestation contre la visite officielle du Shah d’Iran. Cet événement cristallise cette « opposition extra-parlementaire » (APO). La jeunesse, majoritairement et délibérément apolitique jusque-là, s’oppose maintenant au soutien inconditionnel que le gouvernement apporte à la guerre américaine au Vietnam. Mais plus qu’une contestation politique, ce mouvement exprime une contestation de la société allemande envers son conservatisme et son autoritarisme.

Les étudiants organisent des contre-universités et lors de teach- in, ils redécouvrent et débattent des mouvements contestataires du passé. Les mouvements ouvriers, la Révolution de 1917, le marxisme suscitent l’émoi et la réflexion. Les thèses de Wilhelm Reich et de l’école de Francfort (Adorno, Horkheimer) ont un franc succès. La structure familiale et l’éducation répressive sont alors accusées de produire et reproduire un « syndrome autoritaire », un syndrome à la source de tout fascisme. Par effet de boomerang, le passé nazi, refoulé, ressurgit dans les familles. Il empoisonne l’atmosphère, voire provoque des ruptures définitives. L’accent est mis sur les formes de vie (Lebensformen). La vie en communauté apparaît alors salutaire.

De nombreuses communautés se forment à ce moment-là. L’une des premières, la Kommune 1 (K1), se forme à Berlin, en janvier 1967, autour d’un noyau d’une dizaine de personnes, dont Dieter Kunzelmann, Fritz Teufel et Rainer Langhans. Leur mode de vie communautaire est leur premier engagement. Ils lancent également des actions délibérément grotesques pour provoquer le débat au sein d’une société sclérosée. La K1 se fait connaître en avril 1967, lorsque le groupe organise un « Pudding-Attentat »

INTRODUCTION 15 contre le vice-président américain en visite à Berlin. Arrêtés la veille de leur action, ils sont rapidement libérés et donnent leurs premières conférences de presse. La K1 vit d’abord dans un appar- tement puis dans une usine abandonnée. Amon Düül s’y installe au lendemain du festival d’Essen en septembre 1968. Agitation Free y trouve un refuge pour ses répétitions, trop bruyantes pour se tenir dans leur appartement.

Ce mouvement contestataire agite les universités en 1967 et 1968. Le 3 avril 1968 Andreas Baader, Gundrun Ensslin, Söhnlein et Thorwald Proll incendient deux magasins de Francfort. En octobre, ils sont jugés pour ces faits et sont condamnés à trois ans de prison. Ce happening violent contre la société de consom- mation déclenche l’engrenage de la répression. Le gouvernement sort notamment l’arme de l’interdiction professionnelle pour le simple postier ou l’instituteur participant à une manifestation. Rudi Deutschke du SDS prône une « longue marche vers les insti- tutions ». Une frange de l’extrême gauche se radicalise et en vient à militariser son action politique. Ainsi, Ulrike Maria Meinhof, éditorialiste au mensuel de gauche Konkret, condamne en 1968 l’incendie des magasins Kaufhof et Schneider. Le 14 mai 1970, elle prend part à l’évasion d’Andreas Baader. Cette action est l’acte fondateur de la Fraction armée rouge. Cette radicalisation a mené le gouvernement à mettre en place un système répressif. Dans ce contexte beaucoup d’Allemands se détournent de la contestation politique.

Parallèlement à ces événements politiques et sociaux, de nouveaux modèles émergent. Dans le domaine de l’art contemporain, le mouvement néo-dadaïste et intermédia Fluxus trouve un certain écho en Allemagne. En 1961 Karlheinz Stockhausen joue Originale pour une performance de Nam June Paik à . En 1962 et 1963, des événements artistiques estampillés Fluxus sont orga- nisés à Düsseldorf, Wuppertal et Wiesbaden, par George Maciunas, Nam June Paik, Wolf Vostell et Yoko Ono. Cette dernière bénéficie

16 AU-DELÀ DU ROCK déjà d’une certaine réputation en Allemagne, bien avant qu’elle soit la compagne de John Lennon. À Cologne en 1965 et 1966, le saxophoniste Peter Brötzmann prend lui-même part à plusieurs interventions de Nam June Paik, qui s’impose comme le pionnier de l’art-vidéo. Il faut aussi citer l’artiste conceptuel Joseph Beuys qui a été un véritable mentor pour , pendant ses années d’études à Düsseldorf. , futur « designer » pour Kraftwerk, a suivi l’enseignement de Joseph Beuys et de Gerhard Richter. Ces courants artistiques dessinent les contours de la créa- tion intermédia, où le son, l’image, la présence physique forment un tout indissociable. Le Living Theatre ouvre quant à lui la voie vers le « spectacle total ».

Les light-shows seront les premières tentatives du rock psyché- délique pour s’ouvrir sur d’autres domaines que la musique. La musique pop est entrée dans une nouvelle phase, celle de l’aci- drock. L’objectif est d’exprimer par la musique les sensations éprouvées sous l’emprise de drogues. Le professeur d’université Timothy Leary prouve par ses recherches scientifiques les bien- faits du LSD sur l’ouverture d’esprit, les niveaux de conscience. Il est alors un véritable gourou pour la contre-culture aux ÉtatsUnis et, de fait, une influence majeure pour le rock psyché- délique de la fin des années soixante. Timothy Leary a inspiré à John Lennon le titre « Tomorrow Never Knows » sur Revolver en 1966. De nouveaux groupes américains de la Côte ouest s’im- posent, Jefferson Airplane, The Grateful Dead et surtout Frank Zappa & The Mothers of Inventions. La première période de Frank Zappa, celle qui mêle autodérision, théâtralité, rock sophis- tiqué et expérimentations en studio, va avoir un fort impact en Allemagne. On trouve aussi, en vrac, Jimi Hendrix qui déchire les ondes avec ses improvisations à la guitare et l’utilisation de pédales d’effets, le blues-rock torturé des Doors et le rock arty du Velvet Underground. Chez les Anglais les nouveaux modèles sont et, surtout, Pink Floyd avec ses The Piper At The Gate Of Dawn (1967) et A Saucerful Of Secrets (1968). Pink

INTRODUCTION 17 Floyd, qui se produit à Essen en avril 1968, va avoir une influence considérable sur la production musicale allemande, à la fois par son orientation singulièrement « cosmique » et par son utilisation de l’électronique. Moins connus, les Anglais d’Hapshash & The Coloured Coat sont les graphistes du club UFO à Londres. Ils ont également enregistré un disque sorti en 1968. Leur 33 tours rouge vif Hapshash & The Coloured Coat Featuring The Human Host And The Heavy Metal Kids distille un acid-folk libertaire qui va sérieusement impressionner les membres d’Amon Düül. Le terme UFO, OVNI en version française, permet au passage de noter l’importance de la thématique de la science-fiction dans le rock psychédélique. Cette thématique va imprégner une bonne partie des groupes allemands, notamment ceux qui vont utiliser l’électro- nique comme matériau sonore.

Dans un tout autre registre, le compositeur d’avant-garde Karlheinz Stockhausen devient également un modèle pour les jeunes générations. Il s’est éloigné de l’orthodoxie du sérialisme pour embrasser une sorte d’universalisme, tant musical que spiri- tuel. En 1966 il crée Telemusik, un collage électroacoustique piochant dans toutes les musiques du monde. Son but avoué est de créer une musique dans laquelle les populations du monde entier puissent se reconnaître. Il poursuit ce même objectif en créant la même année le monumental Hymnen, une œuvre électroacous- tique excédant deux heures. Mais son œuvre fait scandale. Il se permet de triturer les hymnes nationaux de différents pays et, en particulier, celui de la RFA. Le Deutschlandlied est pourtant méconnaissable, mais Karlheinz Stockhausen touche au symbole d’une identité nationale encore fragile, et pour cause, l’Allemagne n’est plus unie. Les Beatles l’élèvent au rang d’icône en le faisant apparaître sur la fameuse pochette de Sergeant Pepper en 1967. John Lennon s’inspire directement d’Hymnen pour son collage sonore « Revolution#9 » sur le White en 1968.

18 AU-DELÀ DU ROCK La musique minimaliste américaine, celle de La Monte Young, Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass, pour ne nommer que le quarteron de tête, est souvent citée, a posteriori, comme une influence importante pour les groupes allemands. Irmin Schmidt de Can a eu le privilège d’aller à New York en 1965, où il a rencontré Steve Reich, La Monte Young et Terry Riley. L’influence de ce courant de la musique contemporaine semble encore très marginale à cette époque. Le courant minimaliste et le rock expé- rimental allemand vont réellement commencer à se diffuser simul- tanément, à la toute fin des années soixante, d’où l’impression qu’ils sont intimement liés. Cette impression est renforcée par l’utilisation de certains éléments communs, notamment l’électro- nique, les sons continus et la répétition de structures simples. La musique planante allemande va créer empiriquement une forme de musique minimaliste et répétitive, sans forcément s’inspirer des modèles américains.

1966-1968 l’éveil allemand

Dans ce bouillonnement politique et artistique de la fin des années soixante, de nombreux musiciens et groupes allemands dispersés sur le territoire et, au départ, sans contacts directs entre eux, vont progressivement rejeter les voies académiques, sortir des sentiers balisés pour affirmer leurs singularités.

Floh de Cologne, avec Vietnam (Pläne, 1968), enregistré avec Dieter Süverkrüp, est parmi les premiers à se faire connaître grâce à la publication d’un disque. Le collectif de musiciens et comédiens Floh de Cologne s’est formé en 1966 pour créer des spectacles mêlants rock, textes satiriques et théâtre. Comme le titre de leur premier album l’indique, en 1968, ils s’insurgent contre la guerre menée au Vietnam par les États-Unis. À Munich en 1967 Amon Düül prône le communautarisme, l’usage des drogues psyché- déliques, la liberté sexuelle et la recherche de nouvelles formes

INTRODUCTION 19 musicales par l’improvisation collective. Amon Düül émane en partie de la scène jazz munichoise très vivace au milieu des années soixante.

À Cologne également, plusieurs musiciens sont en contact direct avec Karlheinz Stockhausen. À l’origine de Can, en 1968, se trouvent Irmin Schmidt et , qui suivent l’enseigne- ment de Stockhausen, mais aussi de David Johnson, l’assistant de Stockhausen. Irmin Schmidt et Holger Czukay sont marqués par la démarche expérimentale du compositeur, mais ils sont assez peu attirés par une musique qui manque singulièrement de swing. Ils vont chercher des musiciens d’autres sphères. Le batteur Jaki Liebzeit vient du jazz. Il a accompagné Chet Baker et participé au Globe Unity Orchestra, le big band free jazz d’Alexander Von Schlippenbach. Le guitariste Michael Karoli, plus jeune de dix ans, est le seul membre véritablement rock du groupe Can. Ils sont bientôt rejoints par le peintre et sculpteur américain Malcom Mooney, au chant, qui va aussi orienter le groupe dans une direc- tion plus rock.

L’ingénieur du son fait quant à lui ses débuts en tant qu’assistant dans les studios ultra-sophistiqués de la WDR, là où ont œuvré quelques pionniers des musiques électroacoustiques et électroniques, Karlheinz Stockhausen lui-même, mais aussi Mauricio Kagel et Edgar Varèse. Conny Plank se sent de moins en moins à l’aise dans ce contexte des musiques dites sérieuses. Il s’en va en 1969 pour produire Kraftwerk, , et bien d’autres groupes par la suite.

La scène jazz est aussi une rampe de lancement pour quelques musiciens de la future vague planante et expérimentale. Klaus Doldinger s’est fait accompagner de Lothar Meid et Olaf Kübler, qui intégreront par la suite Amon Düül II. Comme Jaki Liebzeit et Peter Brötzmann, est passé dans les rangs du Globe Unity Orchestra. Il a d’ailleurs commencé une carrière de

20 AU-DELÀ DU ROCK batteur de jazz dès les années cinquante. Mani Neumeier et le bassiste jouent en trio avec la pianiste Irene Schweizer en 1968. Mais la découverte de Jimi Hendrix, Frank Zappa et Pink Floyd les décide à aller vers des musiques plus électrifiées. Mani Neumeier et Uli Trepte fondent alors le groupe .

En 1967, du côté de Düsseldorf, à Kamp-Lintfort, une autre communauté donne naissance au groupe Ambition of Music, qui deviendra trois ans plus tard Annexus Quam. Toujours à Düsseldorf, deux élèves du conservatoire, Florian Schneider et Ralf Hütter, partagent le même intérêt pour l’improvisation et l’envie de « faire de la musique électronique contemporaine », quelque chose qui soit à la fois différent de la musique classique et du rock. En 1968 ils fondent Organisation, qui devient Kraftwerk en 1970.

En 1967, le Berlinois Edgar Froese, alors étudiant en art, et son groupe The Ones, participent à une soirée de happenings mélangeant littérature, arts plastiques et musique dans la villa de Salvador Dali, à Cadaqués, en Espagne. Cette expérience est décisive pour Edgar Froese. Il dissout le groupe qui n’adhère pas à ses aspirations musicales puis fonde Tangerine Dream en septembre 1967. Berlin est la seule véritable ville où, a posteriori, le rock expérimental se développe avec une certaine cohérence. L’isolement a au moins l’avantage de faciliter les échanges « intra- muros ». Conrad Schnitzler y fonde en 1968 le Zodiak Free Arts Lab (ou Zodiak Club), un espace dédié au nouveau théâtre de happening. Le Zodiak s’installe dans les sous-sols du Schaubühne, le théâtre de Peter Stein, qui bouscule alors les règles établies de l’art théâtral. Conrad Schnitzler et Hans-Joachim Roedelius y sévissent alors avec Geräusche (Bruits) un collectif de « nonmusi- ciens », suivant les préceptes de Joseph Beuys selon lequel tout le monde peut être artiste. Hans-Joachim Roedelius vient également au Zodiak Club avec sa troupe Human Being, inspirée du Living Theatre. Le Zodiak devient l’épicentre de la scène berlinoise. S’y

INTRODUCTION 21 produisent aussi Psy Free, l’un des premiers groupes de Klaus Schulze, Agitation Free (formé en 1967), Tangerine Dream, Guru Guru…

Dès les années 1967-1968, il existe déjà une multitude de groupes novateurs aux quatre coins de l’Allemagne de l’Ouest. Le festival d’Essen va pour la première fois rassembler quelques-unes de ces formations en un même lieu. En fréquentant les ateliers de Burg Waldeck, le journaliste et critique musical Rolf-Ulrich Kaiser, prend conscience du rôle sociopolitique de la musique, de son pouvoir à répandre de nouvelles idées et faire évoluer une société. Il décide alors de s’investir dans le développement du mouve- ment Pop-Folk à travers l’écriture, l’organisation de concerts et la production de disques.

Martin Degenhardt, Thomas Schroeber et Rolf-Ulrich Kaiser coorganisent, du 25 au 29 septembre 1968, l’Internatio- nale Essener Song Tage Festival (le Festival International de la Chanson d’Essen). Ils invitent les principaux artistes de la contre- culture, de l’underground. Le Festival d’Essen est l’occasion pour de jeunes groupes de se produire pour la première fois devant un large public, notamment Tangerine Dream, Floh de Cologne, Soul Caravan, Guru Guru, Amon Düül I et Amon Düül II. Le free jazz est représenté par le saxophoniste Peter Brötzmann et par Günter Hampel et sa formation Time Is Now. Les chanteurs protestataires Franz Josef Degenhardt et Dieter Süverkrüp sont également au programme. Quelques têtes d’affiche de la scène internationale viennent compléter le tableau : les Mothers of Inventions de Frank Zappa, The Fugs, Julie Driscoll et Brian Auger & Trinity, Paco De Lucia, Tim Buckley. Environ quarante artistes sont invités. Quarante mille personnes participent au festival. Pour Rolf-Ulrich Kaiser ce festival est l’acte de naissance de la « nouvelle pop musique ».

22 AU-DELÀ DU ROCK 1969-1972 ouvrez vos oreilles

En 1969 deux disques captent l’attention de la critique natio- nale et surtout internationale : Monster Movie de Can et Phallus Deï d’Amon Düül II. Ces deux disques sont publiés par Liberty / United Artists grâce au manager Gerhard Augustin, qui a fondé l’émission The Beat Club quelques années plus tôt. Can décoche sur Monster Movie quatre titres flamboyants. Leur postrock (ou post-jazz ?) les impose d’emblée comme l’un des groupes les plus novateurs de cette fin de décennie. Le groupe possède en outre une maîtrise technique ahurissante. Can enfonce le clou avec Tago Mago en 1971, son chef-d’œuvre indépassable, et produit les années suivantes Ege Bamyasi, en 1972, et Future Days en 1973. L’album d’Amon Düül Phallus Deï présente quant à lui un mélange sidérant d’acid rock, d’orientalisme, de violon amplifié et d’incantations proches du kobaïen de Magma. Le tout est soutenu par une rythmique basse / batterie sépulcrale. Deux batteurs sont sur la brêche. Quand d’autres tergiversent sur le sexe des anges, Amon Düül II sonne les vêpres pour la Verge de Dieu. Mis à part le très flower power Carnival In Babylon en 1972 les albums suivants d’Amon Düül II vont finir de l’asseoir parmi les groupes les plus originaux de l’époque. Yeti en 1970, Dance Of The Lemmings en 1971 et Wolf City en 1973 ne possèdent pas la radicalité de Phallus Deï. Ils accusent aussi quelques faiblesses sur certains titres, mais restent totalement fascinants.

Gerhard Augustin est également à l’origine du contrat qui permet la publication, toujours sur United Artists, du premier album de Popol Vuh, Affenstunde en 1970. Affenstunde est sans doute le premier disque allemand presque entièrement joué au synthétiseur Moog. Gerhard Augustin fait également en sorte qu’Amon Düül II, Kraftwerk et Popol Vuh soient programmés dans l’émission télé The Beat Club au cours de la saison 1970-1971.

INTRODUCTION 23 Fin 1969, l’ingénieur du son Conny Plank, qui vient de quitter la WDR, produit l’album d’Organisation. Il s’agit du premier disque de Ralf Hütter et Florian Schneider, qui ébauchent là leur « musique électronique contemporaine » à l’aide d’impro- visations rythmiques au groove improbable. Publié en Angleterre, sur RCA, le disque passe inaperçu. Ce n’est qu’un faux départ. Hütter et Schneider dissolvent Organisation et sortent, sur Philips cette fois, Kraftwerk 1 (1970). Sur ce premier opus offi- ciel de Kraftwerk, les cadences rythmiques deviennent infernales, secouées d’intenses décharges électriques. En décembre 1970 Conny Plank aide le groupe Kluster à enregistrer et Zwei-Osterei, deux disques de live accompagnés de textes contestataires.

En 1969, Rolf-Ulrich Kaiser édite son livre sur la nouvelle popmusic (Das Buch der neuen Pop-Musik). Il conspue les maisons de disques, leur surdité à l’égard de nouveaux groupes totalement originaux. Il parle notamment de Tangerine Dream, Can, Xhol, Limbus, Embryo, Floh de Cologne. Les disques de United Artists (Monster Movie et Phallus Deï) sont publiés presque simultané- ment et commencent déjà à le contredire. De même l’éphémère label CPM a publié trois albums, les premiers disques de Limbus 3, Missus Beastly et Checkpoint Charlie en 1969. CPM aura peut- être inspiré Rolf-Ulrich Kaiser. Il trouve surtout de très bons appuis dans l’industrie du disque, malgré la prétendue surdité de celle- ci. Rolf-Ulrich Kaiser met sur pied son propre label, Musik, avec l’aide financière du directeur d’Hansa Musik, Peter Meisel. La distribution est assurée par la grande compagnie allemande Metronome. Le slogan du label est tout simplement Macht das Ohr auf (Ouvre l’oreille). En 1970, le premier disque à paraître sur Ohr Musik, Fließbandbaby’s Beat Show du groupe Floh de Cologne, est un album « folk expérimental » agrémenté de textes marxistes déclamés en langue allemande.

24 AU-DELÀ DU ROCK La même année paraît l’album instrumental Electronic Meditation de Tangerine Dream, enregistré par Edgar Froese, Klaus Schulze et Conrad Schnitzler. L’écart entre Fließbandbaby’s Beat Show et Electronic Meditation donne déjà un aperçu du large éventail de groupes et styles que désignera par la suite le terme « », littéralement Choucroute rock. En tout cas, le coup d’envoi est donné à la parution d’une nuée de galettes vinyliques. Sur Ohr Musik paraissent les premiers albums de Tangerine Dream Alpha Centauri (1971) Zeit (1972) et Atem (1973), de Klaus Schulze Irrlicht (1972), de Guru Guru UFO (1970) et Hinten (1971), d’Annexus Quam Osmose (1970) ou encore d’Ash Ra Tempel Ash Ra Tempel (1971) et Schwingungen (1972).

Rolf-Ulrich Kaiser a su se faire entendre. En 1971, la compagnie BASF lui confie la direction de son label Pilz (Champignon). À la simple lecture du nom du label on imagine des vinyles emplis de divagations hallucinées produites par quelques substances illi- cites. C’est à peu près cela. Au cours de ses trois courtes années d’existence Pilz fait paraître des albums de folk progressif d’excel- lente qualité, notamment les albums Bröselmaschine (1971) de Bröselmaschine et Hölderlin’s Traum (1972) de Hölderlin, ainsi que deux albums de Popol Vuh, In der Garten Pharaos (1971) et Hosianna Mantra (1973).

Les maisons de disques, petites ou grandes, n’étaient pas complè- tement sourdes. Dès 1969, la filiale hambourgeoise de Polydor est attisée par les succès de Can et Amon Düül II, avec respectivement Monster Movie et Phallus Deï. Elle a déjà en boîte Die Grüne Reise, les premières expérimentations en re-recording du guitariste Achim Reichel, qu’elle publiera en 1970. Polydor Allemagne décide d’une opération coup de poing. Le journaliste Uwe Nettelbeck est chargé de recruter un groupe qui puisse devenir la version élec- tronique des Beatles. Il doit s’y connaître. Grand promoteur de la contre-culture en Allemagne, Uwe Nettelbeck a écrit, en 1967, dans le quotidien allemand Die Zeit une série d’articles intitulée

INTRODUCTION 25 « Die Kinder von Sergeant Pepper und Mary Jane – Bericht einer Reise nach ». Uwe Nettelbeck déniche deux formations, Nukleus et Campylognatus Citelli. Fusionnées en une seule, elles donnent corps au groupe Faust. Les musiciens sont enfermés dans un studio aménagé pour eux et sont chaperonnés par un ingénieur du son. Ils sont priés de pondre le chef-d’œuvre d’avant-garde pop qui coiffera tout le monde sur le poteau. De cette expérience de laboratoire naît l’album Faust fin 1971. Trois titres, trente-quatre minutes. Un collage d’expérimentations électroacoustiques, lardé çà et là de guitares saturées, le tout ponctué de quelques mélo- dies. Faust n’est pas un carton, mais il est instantanément culte. Polydor ne met cependant pas tous ses œufs dans le même panier. La compagnie publie à peu près au même moment Epitaph, le premier album du groupe éponyme, salué comme un classique du hard-rock allemand.

Deux ans à peine après la fondation de Ohr Musik, deux de ses employés, Günter Koerber et Bruno Wendel, semble-t-il excédés par l’omniprésence de Rolf-Ulrich Kaiser, partent fin 1971 pour manager leur propre label, . Ils font appel à Conny Plank pour les enregistrements en studio. Parmi les cinq premières publications du label, en 1972, figurent , de Scorpions, Together de Jane, I Turned To See What Voice It Was de Gomorrha, Neu ! de Neu ! et II de Cluster. La juxtaposition paraît aujourd’hui audacieuse. Elle est le reflet exact de la politique du label durant les années soixante-dix. Brain Records donnera leur place à trois tendances du rock : heavy, progressif et expérimental.

Et en matière de rock expérimental, le groupe Neu ! est un jalon. Il tague le slogan publicitaire le plus basique qui soit, « Nouveau ! », sur son premier disque pour accrocher le chaland. Le groupe responsable de ce travail de vandale est en fait un duo composé du batteur et du guitariste . Ils viennent de quitter Kraftwerk, n’étant plus sur la même longueur d’onde. La rébellion rock est de retour. Ils reprennent les cadences de

26 AU-DELÀ DU ROCK Kraftwerk mais de façon beaucoup plus directe. Les rythmiques décharnées de Klaus Dinger et les zébrures de guitares de Michael Rother définissent le schéma squelettique d’une nouvelle musik.

Neu ! est enregistré par Conny Plank en décembre 1971. Le mois suivant ce même Conny Plank est en compagnie de Cluster, un autre duo d’expérimentateurs autodidactes composé de et Hans-Joachim Roedelius. Ils ont déjà commis ‘71, publié par Philips. Ils prolongent leurs processus sonores méca- niques et arides sur Cluster II, publié en avril 1972. La pochette de l’album est un feu d’artifice étoilé. Il s’agit bien de musique cosmique, lugubre et lointaine, peut-être celle produite par un astre en formation.

Guru Guru trouve également refuge sur Brain Records, après avoir été lancé par Ohr Musik. Le power trio composé de Mani Neumeier, Uli Trepte et Ax Genrich fait le grand écart entre improvisations hendrixiennes et séquences atonales. Héritiers du free jazz, ils créent leur propre musique libre à l’aide d’instruments rock. Guru Guru publie tous ses albums sur Brain, de Känguru en 1972, jusqu’à sa dissolution en 1979.

Ohr Musik, Pilz et Brain Records constituent le « noyau dur » de la vague planante, électronique et expérimentale allemande de ce début des années soixante-dix. D’autres labels vont avoir leur importance. Liberty, Philips, Polydor, Bacillus, Kuckuck, les maisons de disques, petites ou grandes, désirent toutes signer leur lot de groupes allemands, dans l’espoir que l’un d’entre eux touche le jackpot. Au début des années soixante-dix, l’activité du secteur discographique d’Allemagne de l’Ouest paraît frénétique.

INTRODUCTION 27 1972-1974 la fin de l’underground

Si quelques groupes ou albums se sont déjà fait remarquer en dehors de la RFA, c’est véritablement à partir des années 1972- 1973 que la presse musicale internationale aborde la scène alle- mande dans son ensemble et insiste sur l’éclosion d’un mouvement rock novateur en Allemagne de l’Ouest. En avril 1972, Michael Watts publie dans le fameux journal anglais Melody Maker, l’ar- ticle « Deutsch Rock », soit une page complète dans ce journal de grand format. En 1972 et 1973 l’hebdomadaire New Musical Express publie une série d’articles intitulée « Germany Calling », écrit par Ian MacDonald, dont le premier volet, en décembre 1972, se présente comme la première analyse en profondeur de « la scène rock la plus étrange au monde ». Ian MacDonald est en fait le nom de plume de Ian MacCormick, le frère de Bill MacCormick de Matching Mole. L’article aborde les principaux groupes alle- mands : Kraftwerk, Can, Cluster, Neu !, Amon Düül, Tangerine Dream, Guru Guru, Embryo, Xhol, Annexus Quam…

En France, le magazine Actuel, véritable catalyseur de la contre- culture, publie en janvier 1973 un article très développé intitulé « Le rock allemand enfin ! ». Cet article, extrêmement vivant, grâce à de nombreux commentaires de concerts et d’extraits d’in- terviews, parle de Tangerine Dream, Amon Düül II, Guru Guru, Can, Ton Steine Scherben (groupe très politisé au « rock ultra simpliste »), Ash Ra Tempel, Klaus Schulze, Conrad Schnitzler, Kluster, Deuter, Popol Vuh, Kraftwerk, Neu !. À Paris, Carrefour de l’Odéon, le magasin de disques Music-Action, tenu par des passionnés de la première heure, importe et diffuse en spécialiste les pépites d’Outre-Rhin. La FNAC s’y met également. L’équipe d’Actuel organise, les 14 et 15 février 1973, un festival « rock alle- mand » au Théâtre de l’Ouest Parisien, à Boulogne-Billancourt. Sont à l’affiche Guru Guru, Kraftwerk, Tangerine Dream, Ash Ra Tempel et Klaus Schulze. La plupart de ces groupes jouent pour la

28 AU-DELÀ DU ROCK première fois en France. Pour marquer le coup, la livraison de Rock & Folk de février 1973 contient un article de six pages, signé Paul Alessandrini. Selon ce dernier, « le terme même de rock ne désigne que très mal les différentes expériences et recherches sonores entreprises depuis plusieurs années par de jeunes musiciens ». Il présente ensuite le contexte qui a fait émerger ces groupes avant de les présenter par grandes tendances. Selon lui, « cent cinquante groupes sont maintenant sous contrat. Pour 1972, on annonce une production de plus de deux cent cinquante LPs de groupes allemands ». La fin de son article est prophétique : « le rock alle- mand a fait son entrée sur la scène internationale, et l’on n’a pas fini d’en entendre parler ».

Cette entrée dans le music business ne va pas se faire sans quelques déboires. Et Rolf-Ulrich Kaiser se retrouve évidemment en première ligne. En 1972, il rencontre le prophète du LSD Timothy Leary, réfugié en Suisse pour échapper à la justice américaine. Rolf-Ulrich Kaiser est totalement converti aux idées de Leary, qui prône la consommation et la distribution de drogues pour ouvrir les consciences humaines. Kaiser transforme Ohr Musik en Die Kosmische Kurriere, les messagers cosmiques, à défaut de pouvoir utiliser le nom de Kosmische Musik dont Edgar Froese revendique la paternité. Rolf-Ulrich Kaiser organise plusieurs sessions d’enre- gistrement auxquelles participent le duo folk progressif Witthuser & Westrupp, des musiciens de Wallenstein, des musiciens d’Ash Ra Tempel (Manuel Göttsching et Harmut Enke) et Klaus Schulze. Ils entourent Timothy Leary en personne, pour l’album Seven Up (1972) d’Ash Ra Tempel, le spécialiste d’ésotérisme Sergius Golowin, pour Lord Krishna von Goloka (1973), et le peintre et cartomancien Walter Wegmüller pour Tarot (1973).

Après ces rencontres, Manuel Göttsching et sa compagne Rosi Müller, Jürgen Dollase, Harald Großkopf et Klaus Schulze, répètent au cours de jam-sessions dans le studio de à Stommeln, de février à mai 1973. Les différents participants

INTRODUCTION 29 n’accordent que peu d’intérêt au matériel enregistré, mis à part Rolf-Ulrich Kaiser et sa compagne Gille Lettmann. Ils retravaillent les bandes pour donner naissance à pas moins de cinq disques publiés sous le nom de The Cosmic Jokers, sans rétribuer les musiciens. Ces disques semblent être à l’origine de la chute irré- médiable des entreprises du Kaiser. En 1973, plusieurs groupes, dont Wallenstein, Tangerine Dream et Hölderlin, assignent le label Ohr Musik en justice pour divers problèmes de contrat ou de nonpaiement de royalties. Hölderlin, paralysé par ses problèmes de contrat, ne sort aucun album entre 1972 et 1975, et ne sortira finalement jamais de disque sur Ohr Musik.

Cette série de procès devient « l’affaire Kaiser ». Elle est relayée par la presse allemande qui l’attaque également pour ses relations avec le sulfureux Timothy Leary. Sa réputation et sa crédibilité sont définitivement entamées. En 1973 et 1974 Rolf-Ulrich Kaiser abandonne presque totalement ses activités au sein de Ohr Musik et Pilz. Il se consacre entièrement à Die Kosmischen Kuriere et aux Cosmic Jokers. Il disparaît totalement du music business en 1975. Cette chute de « l’empire » Kaiser contraint tous les groupes des labels Ohr Musik, Pilz et Die Kosmischen Kuriere à se tourner vers d’autres maisons de disques.

Beaucoup de groupes allemands, parmi les plus importants, vont signer sur le nouveau label indépendant anglais Virgin et s’assurer une large diffusion. Fondé en 1972 par Richard Branson et Nik Powell, Virgin se constitue (à la vitesse grand V !) l’un des cata- logues de rock progressif et expérimental les plus alléchants : Tangerine Dream, Robert Wyatt, Gong, Faust, Henri Cow, Edgar Froese, Hatfield and The North, Mike Oldfield… Virgin obtient l’exclusivité de la distribution des disques de Can hors des fron- tières allemandes. C’est sur Virgin que paraissent les albums de Faust Faust Tapes et IV en 1973. Sur IV un morceau est d’ailleurs titré « Krautrock » et présente, sous une forme quasi parodique l’archétype du genre : des rythmiques répétitives, lancinantes,

30 AU-DELÀ DU ROCK comme une interminable mélopée pouvant mener à la transe. Mais il ne faut pas se faire d’illusions. Virgin l’indépendant lâche Faust en 1975, refusant de sortir leur cinquième album après l’échec (commercial) de IV. Hasard de l’histoire, Faust enregistre IV, au Manor Studio d’Oxfordshire, de jour seulement. La nuit, ou plus précisément les heures du petit matin, le studio est occupé par un certain Mike Oldfield qui élabore Tubular Bells, seul, piste par piste, depuis plusieurs mois. Sa publication en 1973 est portée par le succès du film L’Exorciste. L’album Tubular Bells s’écoule à dix millions d’exemplaires (16 millions à ce jour) et permet à Virgin d’envisager l’avenir sereinement.

Sortant des expérimentations de ses deux premiers albums en publiant un excellent disque de transition, Ralf & Florian en 1973, Kraftwerk trouve sa voie, ou plutôt son autoroute, grâce au synthétiseur Moog et à une musique résolument mécanique et novatrice. Avec Autobahn (1974), l’improvisation et le « bidouil- lage aléatoire » font maintenant place à un son synthétique très maîtrisé et à des mélodies imparables. Kraftwerk fait danser les machines et décroche un véritable tube avec une version écourtée du titre Autobahn. Diffusé sur les radios du monde entier Autobahn devient n° 1 aux États-Unis.

Les années 1974-1975 sont des années charnières. L’empire de Rolf-Ulrich Kaiser s’effondre. Faust se retrouve sans maison de disques. Agitation Free se sépare, fatigué par les tournées inter- minables. Conny Veit laisse tomber Gila pour partir sur les routes avec Amon Düül II. Amon Düül II, justement, publie Vive la trance, et se rapproche encore un peu d’un rock progressif conventionnel. Au beau milieu de tout ça, Kraftwerk sort Autobahn. Cluster fait paraître , qui ne connaît pas le même succès, mais annonce clairement l’électro-pop à venir. Alors même que le rock expérimental allemand trouve un écho dans les charts internatio- naux, il opère un glissement vers autre chose. Il s’éloigne davan- tage du rock psychédélique en entrant dans l’ère synthétique.

INTRODUCTION 31 Au-delà du rock cette inquiétante étrangeté

Ian MacDonald parlait, en décembre 1972, de « la scène rock la plus étrange au monde ». Ces groupes allemands lui paraissent étranges, parce qu’ils s’inscrivent en rupture par rapport aux modèles anglais et américains, mais sans les abandonner complè- tement. Des éléments sont reconnaissables, mais ces musiciens allemands repoussent le rock psychédélique bien au-delà du rock.

Par l’usage qu’il fait des psychotropes, le rock psychédélique est intimement lié aux sens, à la perception. Les groupes allemands attaquent, de façon plus ou moins consciente, les fondements du rock pour étendre encore l’impact de leur musique sur les sens. Ils s’attaquent au rythme pour déformer la perception du temps. Le rythme est réduit à une cadence erratique, obsessionnelle. Ou, à l’opposé, ce rythme est atténué, vaporisé pour laisser place à des séquences « hors-temps ».

Certains groupes ont placé le rythme au cœur de leur musique, tout particulièrement Can, Neu ! et Kraftwerk. Le terme « motorik », est d’ailleurs souvent utilisé aujourd’hui pour en parler. Can s’appuie sur une rythmique métronomique jouée par à la batterie. Ce décompte du temps hypno- tique et obsédant est un pivot central pour les expérimentations et improvisations de chacun. Elle assure la cohésion du groupe. Amon Düül et Amon Düül II, à leurs débuts, improvisent collecti- vement pour mener à une forme de transe, à l’instar de beaucoup de musiques extra-occidentales. Le rythme est alors assuré par des percussions diverses (crécelles, tambourins…), et même par deux batteurs sur l’album Phallus Deï. Pour Kraftwerk, le rythme est l’élément sonore fondamental. Dès leurs premiers albums les séquences percussives tournoyantes servent de canevas pour tisser leurs expérimentations électroniques. Dès les premiers albums de Kraftwerk, Florian Schneider, flûtiste de formation, émet avec son

32 AU-DELÀ DU ROCK instrument de simples sons qu’il répète comme un leitmotiv. La flûte a une fonction plus rythmique que mélodique. Les différents éléments de leur musique créent un flot sinusoïdal. La perception du temps s’accélère et se ralentit en fonction de l’accélération ou du ralentissement de leur course musicale.

Tangerine Dream, Ash Ra Tempel, Klaus Schulze ou encore Popol Vuh vont aussi utiliser cette fonction du rythme. Mais ils vont surtout exceller dans la décomposition de textures sonores, que le rythme soit ou non présent. Le son d’origine synthétique crée des sensations auditives totalement nouvelles. La concentration sur les sons devient l’élément essentiel de leurs productions. Elle rejoint là leur besoin de nouvelles sensations que le rock « tradi- tionnel » ne leur apporte pas. La question n’est en fait même pas pour eux de savoir s’ils font ou non du rock. Elle consiste à les mener ailleurs. On commence alors à parler de leur musique comme d’une musique cosmique, la fameuse Kosmische Musik dont rêve Rolf-Ulrich Kaiser. Cette musique paraît si étrange, si fascinante, qu’elle ne semble même pas terrestre.

Kraftwerk va finalement lier les deux. Ils fabriquent des rythmes très intenses en utilisant des sons synthétiques. Non seulement ces rythmes sont très éloignés des modèles fondamentaux du rock, mais ils sont en outre créés par des instruments non convention- nels. La syncope du rock est là mais elle ne ressemble à rien de familier. La musique de Kraftwerk ne semble même pas humaine. « Homme ou machine ? » questionne Melody Maker en 1975.

Le champ des possibles est à ce moment-là fabuleusement élargi par les appareillages électrifiés et électroniques : pédales d’effets, orgues électriques, synthétiseurs. Les studios d’enregistrement ont quant à eux déjà démontré l’étendue de leurs possibilités. Faust les a explorées à Wümme, puis au Manor Studio de Virgin. Can est quasiment depuis ses débuts installé de l’Inner Space Studio. Kraftwerk a progressivement développé le studio Kling Klang à

INTRODUCTION 33 Düsseldorf. Le rôle des ingénieurs du son Conny Plank et Dieter Dierks paraît immense. Leur maîtrise technique offre bien plus qu’un appui aux recherches sonores des groupes qu’ils enre- gistrent. Ils participent directement à leur processus créatif.

Au milieu des années soixante-dix les cartes sont redistribuées autour de ces éléments fondamentaux. Le « rock allemand » pouvait être perçu comme une passade, un dernier feu d’artifice psychédélique. Il continue sur sa lancée grâce à ses acquis. Les pionniers allemands de l’électronique vont finalement tenir le haut du pavé à partir de ces années-là, tout particulièrement les mélo- pées cosmiques de Tangerine Dream et Klaus Schulze, les mélodies robotiques de Kraftwerk et, en embuscade, la motorik de Neu !, Cluster et La Düsseldorf.

1974-1977 Synthetic symphony et motorik musik

Le succès de Tangerine Dream et de Klaus Schulze en Allemagne et au niveau international donne naissance à un courant très spéci- fique au sein du rock allemand, celui de la « Kosmische Musik ». Tangerine Dream signe chez Virgin en 1973 et aligne une série d’albums devenus des classiques : Phaedra (1974), Rubycon (1975), Ricochet (1975) et Stratosfear (1976). Tangerine Dream vient en France en 1974, le 13 décembre exactement, pour l’un de ses concerts les plus légendaires, celui de la cathédrale de Reims, avec Nico en première partie. La cathédrale, conçue pour accueillir 2 000 âmes pieuses reçoit subitement 5 000 adeptes de messes électroniques pas catholiques du tout. À cette époque Tangerine Dream enchaîne les tournées et les dates de concert. En 1975, son premier album live, Ricochet devient n° 1 des ventes en Grande-Bretagne. Il s’agit là d’un véritable exploit pour un album qui est composé de deux longs morceaux plutôt expérimentaux au regard de la création pop rock qui lui est contemporaine. Ce sont les grandes années du groupe. Il fait couler beaucoup d’encre

34 AU-DELÀ DU ROCK et alimente les rumeurs les plus folles. Tangerine Dream est alors réputé pour donner les concerts rock au volume sonore le plus élevé. Tangerine Dream joue d’ailleurs à fond cette carte. Lors de sa première tournée aux États-Unis, en 1977, la partie visuelle est assurée par des laserium et light shows. Les affiches annoncent les concerts « les plus dangereux que vous n’ayez jamais vus ». Une importante campagne de promotion est orchestrée sur les radios. Une pleine page publicitaire est insérée dans le New York Times. Le merchandising va bon train, on trouve même des miroirs gravés reprenant la pochette de l’album Stratosfear ! Tangerine Dream est à son Zénith en termes de popularité.

Klaus Schulze connaît le même succès et publie ces années-là, sur Brain Records, ses albums les plus réputés : Black Dance (1974), Timewind (1975) et Moondawn (1976). Timewind est d’ailleurs son premier album à être correctement distribué aux États-Unis. En 1977 Klaus Schulze rejoint le label Island, qui, à l’occasion de la publication de l’album Mirage, en 1977, sort la grosse artillerie promotionnelle. Island organise le Mirage Tour, la plus importante tournée que Klaus Schulze n’ait jamais faite : trente-cinq concerts dans les plus grandes salles d’Europe. À Paris, il remplit l’hippo- drome de Pantin. Après cela, Klaus Schulze souhaite calmer le jeu. Pour sa tournée suivante il limite la promotion et préfère des salles plus intimistes.

Pour Kraftwerk, après le succès d’Autobahn, le virage est diffi- cile à négocier. Kraftwerk relève le pari sans pour autant caresser le public dans le sens du poil. Le combo de Düsseldorf publie le mélancolique Radioactivity en 1975. Cet album contient des joyaux de pop électronique préfigurant la new wave. Il n’obtient pas le même succès qu’Autobahn aux États-Unis, mais il se classe n° 1 des ventes en France. Les albums suivants de Kraftwerk, Trans-Europe Express (1977) et The Man Machine (1978), creusent le même sillon rétrofuturiste. Ils placent Kraftwerk en tête des incontournables de la musique électronique allemande et

INTRODUCTION 35 de la musique électronique tout court. Kraftwerk devient à partir de là un mythe de la pop internationale, une légende en activité.

Après Future Days en 1973, Can perd son chanteur, Damo Suzuki, qui devient témoin de Jéhovah. Le groupe est moins fougueux, mais il conserve son goût de l’expérimentation et de l’hybridation musicale. Avec le titre Quantum Physics sur Soon Over Babaluma (1974) Can se tourne vers une musique plus synthétique. L’album Landed en 1975 confirme cette orientation. Can apparaît encore en avance sur son temps aux yeux de la critique. Landed marque cependant la fin d’un cycle de créativité échevelée. Avec ses albums suivants, Flow Motion (1976) et Saw Delight (1977), Can s’oriente résolument vers un son plus pop teinté de dub. Ils vont même faire un carton en 1976 avec le très disco I Want More, qui leur vaut un passage dans la fameuse émission anglaise Top Of The Pops. Le succès est là, mais l’intérêt musical est moindre. Jusqu’à la fin des années soixante-dix, ils continuent de produire de bons titres, deux à trois morceaux par disque, mais ne réussissent pas à produire d’albums de la trempe de Monster Movie et Tago Mago.

Lorsque Polydor absorbe Brain Records en 1975, Günter Koerber quitte le navire pour garder son indépendance et fonde . Ce label publie les derniers albums de Cluster et une série d’albums solo signés Michael Rother.

Après la synthi-pop déglinguée de Zuckerzeit, en 1974, Cluster s’oriente vers une musique plus vaporeuse. Et pour cause, à cette époque Roedelius et Moebius collaborent étroitement avec et contribuent ainsi largement à la naissance de l’. (1976), leur premier album sur Sky Records (ils en feront cinq) est sans doute le meilleur de cette période. La musique de Cluster n’y a jamais été aussi fluide et légère. Le duo livre quelques moments de pure beauté grâce à un subtil mélange de boîtes à rythmes et de synthétiseurs. De leur collaboration avec Brian Eno résulte Cluster & Eno (1977). L’assemblage de

36 AU-DELÀ DU ROCK l’ambient music d’Eno et de l’électronique de Cluster aboutit à une musique particulièrement subtile et maîtrisée. C’est la suite logique de leur glissement progressif du bruitisme des débuts à une ambient music finement élaborée. Roedelius, Moebius participent également aux albums de Brian Eno, (1978) et (1978).

Dans un registre plus sombre et rythmé, Sky Records publie en 1981 l’excellent , le deuxième album d’, qui s’était déjà fait connaître pour sa participation à Cluster & Eno (1977) et avec son premier album Nachtstücke (1980). Biotop est la transition parfaite entre la motorik de la fin des années soixante-dix et la , la new wave allemande.

Sky Records publie aussi les trois premiers albums solos de Michael Rother, (1977), (1978) et (1979), enregistrés avec le soutien (discret) du batteur de Can Jaki Liebezeit et de l’incontournable ingénieur du son Conny Plank. Ces albums obtiennent un certain succès à la fois critique et commercial. Flammende Herzen se vend même à cent mille exemplaires. Sur ces albums, le style de Michael Rother s’affirme comme une version édulcorée de la motorik musik initiée par Kraftwerk, Neu ! et Harmonia. Ses albums flirtent même avec une certaine mièvrerie new age.

Klaus Dinger formait Neu ! avec Michael Rother jusqu’en 1975. Klaus Dinger prolonge également la tendance motorik avec son groupe La Düsseldorf, mais façon pop éclectique. Le disque La Düsseldorf, en 1976 aborde aussi bien le punk rock que la pop ambient. Le single Silver Cloud, un instrumental extrait de La Düsseldorf, se classe dans le hit-parade allemand et tombe certainement dans les oreilles de David Bowie. Le caméléon est alors en Allemagne pour s’imprégner de cette vague expérimen- tale dont tout le monde parle. Avec l’aide de Brian Eno, David Bowie concocte finalement les albums Low (1976) et Heroes

INTRODUCTION 37 (1977), en partie dans les studios d’Hansa Musik à Berlin. David Bowie, Ziggy Stardust himself, se convertit aux nouveaux sons allemands. En 1977, petit clin d’œil en retour, Kraftwerk évoque un rendez-vous sur les Champs-Élysées avec David Bowie sur le titre « Trans-Europe Express ».

1977 et l’after-punk Il est de coutume de dire que le rock expérimental allemand reçoit le coup de grâce en 1977, achevé par la déferlante punk venue d’Angleterre. C’est aller un peu vite en besogne et même inverser les rôles. S’il y a un cercueil sur le parvis, c’est celui du rock. Hasard de l’histoire, Elvis Presley s’éteint cette année-là. Les Punks tentent de ressusciter le rock à coups d’accords de guitares binaires et rageurs. Ils lui réinsufflent une énergie fondamentale, son esprit rebelle. Les Punks rejettent, avec la même violence, la technicité du rock progressif et l’utilisation des synthétiseurs. Ils vomissent sur les guitar heroes. Mais il faut se rendre à l’évi- dence : le rock ne connaît plus d’évolution notable. Il est main- tenant essentiellement marqué par les ressassements. La vague punk est effectivement une révolution, au sens astronomique, un retour à une position originelle. Les Punks sont en plein revival. À l’inverse, la vague planante, électronique et expérimentale alle- mande a fini d’achever le rock. Elle est partie du rock psychédé- lique pour le mener au-delà de ses propres limites, au point de générer autre chose. Cet autre chose ne peut plus décemment être qualifié de rock. La musique allemande des années soixante-dix va ainsi figurer parmi les sources d’inspiration des mouvements new age, new wave, des musiques électroniques, et un peu plus tard du postrock. La particule « post » est ici lourde de sens. Dans les années quatre-vingt-dix, le rock n’est plus évoqué pour lui-même mais pour un après, un au-delà.

Le succès médiatique des Punks réussit cependant à éclipser la musique sophistiquée allemande, qui elle-même commence à manquer d’inspiration. De nombreux groupes se séparent, ou se

38 AU-DELÀ DU ROCK mettent en veille, arrivant par eux-mêmes en bout de course. Amon Düül II raccroche les gants en 1978. Guru Guru est dissous en 1979. Can sort un album tout simplement intitulé Can, en 1979, très éloigné des expérimentations des débuts. En surinterprétant un peu les mots, leur titre « All Gates Open » exprime comme un sentiment mitigé. Can est satisfait d’avoir ouvert toutes les portes, celles qui ont permis au rock de prendre de nouvelles formes. Heureux devant la tâche accomplie, le groupe se sent maintenant désœuvré, en manque de nouvelles idées communes. Les musi- ciens préfèrent se retrouver sur des projets annexes. Les collabo- rations et albums solos fourmillent dans ces années-là. Can garde le silence pendant dix années. Un silence seulement interrompu en 1981 par la sortie d’une compilation d’inédits, 68.

À l’inverse, au début des années quatre-vingt, Kraftwerk est à son apogée en termes de notoriété. Leur pop électronique conceptua- lisée à l’extrême s’impose comme une référence pour la majeure partie de la new wave. Trois années s’écoulent entre la sortie de The Man Machine, en 1978, et en 1981. Cette année-là Kraftwerk rebondit en partant pour une tournée mondiale de six mois. En Angleterre, trois de leurs albums se retrouvent classés dans les charts en 1982. Kraftwerk publie dans la foulée le maxi-single Tour de France, mais il faudra attendre 1986 pour que l’album Electric Café soit publié.

La fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingt sont fortement marqués par le mouvement new age. La musique new age prend alors une place considérable dans les bacs des disquaires. Les musiques synthétiques, et les musiques d’inspira- tions ethniques (Popol Vuh, Georg Deuter) et l’ambient music, sont intégrées dans ce vaste courant. Dès 1976 Manuel Göttsching publie l’album d’Ash Ra Tempel New Age of Earth. Ces musiques instrumentales, incitant à la méditation, au voyage spirituel, sont le prolongement logique des musiques psychédéliques des années soixante et soixante-dix. Malheureusement pour elles, le

INTRODUCTION 39 ­qualificatif « new age » est vite devenu péjoratif, parce que fourre- tout, et utilisé à des fins commerciales. Et puis leur aspect utilitaire peut être perçu comme une atteinte à la musique elle-même. Les musiques d’ambiance ou d’ameublement sont avant tout fonction- nelles. La musique passe littéralement à l’arrière-plan.

Ce domaine des musiques fonctionnelles devient d’ailleurs un espace d’activité privilégié pour de nombreux musiciens alle- mands, tout particulièrement à travers la composition de musiques de films. Tangerine Dream en signe une bonne trentaine (Risky Business, Flashpoint, Legend…). Popol Vuh poursuit sa collabo- ration avec le réalisateur Werner Herzog et compose les musiques de Cœur de verre (1977), Nosferatu : le fantôme de la nuit (1978), Fitzcarraldo (1982) et Cobra Verde (1987). Irmin Schmidt de Can, qui avait commencé sa carrière par des musiques pour le cinéma et la télévision, reprend du service en faisant régulièrement appel à Jaki Liebezeit et Michael Karoli. Le coffret 3 CD Anthology – Soundtracks 1978-1993 témoigne d’une copieuse production.

D’autres continuent, également dans l’ombre. Holger Czukay multiplie les collaborations, souvent en compagnie de Jaki Liebezeit. Il joue notamment avec Jah Wobble, Conny Plank et Dieter Moebius, David Sylvian. Hans-Joachim Roedelius a tout de même publié une quarantaine d’albums solos de la fin des années soixante-dix à aujourd’hui. Son ancien acolyte au sein de Kluster, Conrad Schnitzler, resté délibérément underground, a une produc- tion tout aussi prolifique.

Manuel Göttsching d’Ash Ra Tempel refait discrètement surface en 1984 avec E2-E4, publié sur le label de Klaus Schulze Inteam. Sur cette pièce de près d’une heure, enregistré en 1981, il assure seul toutes les parties d’électroniques (percussions, synthétiseurs, nappes sonores…) et de guitare électrique. Ce monument est proche du courant minimaliste répétitif américain, notamment des œuvres pour orgues de Terry Riley. E2-E4 est remixé par Sueno

40 AU-DELÀ DU ROCK Latino en 1989 et devient un véritable hymne pour la commu- nauté techno d’Ibiza, ouvrant la voie à l’ambient-techno et à la techno trance, notamment celle de The Orb.

Les années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix ne sont donc pas des années d’inactivité pour les principaux représen- tants de la mouvance planante, expérimentale et électronique alle- mande. Ils sont simplement victimes du désintérêt des médias. Au milieu des années quatre-vingt-dix, l’explosion des musiques élec- troniques et l’émergence du post-rock provoquent, par un jeu d’in- fluences musicales, une véritable redécouverte du rock allemand des années soixante-dix. Les livres Cosmic Dreams at Play (1995) de Dag Asbjornsen et Krautrocksampler de Julian Cope viennent remettre les pendules à l’heure. L’encyclopédie anglaise The Crack in the Cosmic Egg de Steven et Alan Freeman est publiée la même année. La musique planante, électronique et expérimentale alle- mande des années soixante-dix est alors reconnue comme pion- nière de nombreux styles musicaux ayant émergé dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Un nombre incalculable de réédi- tions en CD voit le jour sur des labels allemands (Ohrwaschl, Garden of Delights, Second Battle, Repertoire), français (Spalax, Mantra), japonais (Captain Trip, Polydor Japan). Beaucoup de ces rééditions se vendent d’ailleurs plus que les éditions de l’époque.

Ce retour en grâce de cette vague allemande, tout particulièrement au Japon, permet à plusieurs groupes de revenir. C’est l’époque des reformations pour Guru Guru, Amon Düül II et quelques autres. Faust s’était déjà reformé en 1993 pour un concert avec Tony Conrad aux États-Unis. Mais ils reviennent véritablement en 1996 avec un nouvel album, Rien, produit par Jim O’Rourke sur son label Table of Elements. Deux autres albums vont suivre sur Table of Elements : You Know Faust en 1997 et Ravvivendo en 1999. En 1996, Roedelius et Moebius bénéficient aussi pleinement de l’engouement pour les légendes oubliées du « Krautrock ». Ils relancent Cluster en effectuant une tournée au

INTRODUCTION 41 Japon et aux États-Unis. Un album inédit, né de leur première collaboration avec Brian Eno, est publié en 1997 sous le titre Harmonia 76 Tracks & Traces. Les membres de Can se retrouvent en 1997 à l’occasion de la sortie de Sacrilege, sur le label Mute. Ce double album hommage regroupe des remix de leurs morceaux par, entre autres, Brian Eno, Sonic Youth, A Guy Called Gerald, U.N.K.L.E., The Orb, Carl Craig, System 7 (le projet techno de Steve Hillage, ancien membre de Gong). La scène électronique et post-rock vient là reconnaître sa dette envers un groupe qui aura ouvert de nombreuses voies. De la musique planante, élec- tronique et expérimentale allemande subsiste un héritage tentacu- laire. Il s’immisce dans tous les courants des musiques actuelles. Il reste aussi, et surtout, une incroyable quantité de disques origi- naux, pionniers, novateurs. Beaucoup sont à nouveau réédités aujourd’hui, les intégrales de Kraftwerk, Can, Popol Vuh, Amon Düül II, Klaus Schulze… L’occasion est trop belle pour se plonger, ou se replonger, dans l’écoute de ces disques.

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