Les Cahiers d’Afrique de l’Est / The East African Review

43 | 2010 Territoires de la musique et culture mondialisée à Dar es Salaam

Bernard Calas (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/eastafrica/548

Édition imprimée Date de publication : 1 avril 2010 ISSN : 2071-7245

Référence électronique Bernard Calas (dir.), Les Cahiers d’Afrique de l’Est / The East African Review, 43 | 2010, « Territoires de la musique et culture mondialisée à Dar es Salaam » [En ligne], mis en ligne le 07 mai 2019, consulté le 07 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/eastafrica/548

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Les Cahiers d’Afrique de l’Est / The East African Review 1

NOTE DE LA RÉDACTION

Claire Dubus, Mémoire de Master 2 en géographie. Sous la direction de Philippe Gervais- Lambony et Myriam Houssay-Holzschuch. This issue, published in 2010, was revised and corrected in 2019. Ce numéro, publié en 2010, a été révisé et corrigé en 2019.

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SOMMAIRE

Préface Philippe Gervais-Lambony

Remerciements Claire Dubus

Introduction Claire Dubus

I. Concepts et méthodologie Claire Dubus

II. Musiques urbaines… Claire Dubus

III… Quelle ville pour les musiques… ? Claire Dubus

En conclusion… Claire Dubus

Bibliographie

Annexes

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Préface

Philippe Gervais-Lambony

1 Les espaces urbains africains, en tout cas certains quartiers, sont saturés de musique jusque dans l’espace public, qu’elle sorte des enceintes mobiles des vendeurs de rue, des véhicules en déplacement, des bars… Ce n’est pas rien que cette invasion de l’espace sonore. Et l’on sait aussi le succès international de nombreux groupes africains, c’est un des domaines où l’Afrique s’exporte (exporte une certaine musique au moins, une partie qui peut séduire le public hors du continent).

2 La musique est fait de culture, elle est aussi fait économique et trait de l’urbanité d’une ville et élément des pratiques citadines (de quelle vie quotidienne la musique est-elle absente ?). Ce sont certainement des raisons suffisantes pour que la géographie urbaine se saisisse de cet objet comme le fait ici Claire Dubus. Des raisons suffisantes qui n’empêchent pas cependant que les chercheurs géographes qui se donnent cet objet soient inquiets. est-ce bien de la géographie ? Comme aborder la musique dans la ville en géographe ?

3 Les voies, pour ce faire, sont multiples. La musique crée du lieu : place, bar, coin de rue, église, elle accompagne la sociabilité dans des espaces précis. C’est une entrée classique en géographie et en anthropologie urbaine, surtout si on y ajoute la musique qui défile dans la ville lors des fêtes et carnavals.

4 La musique se diffuse, évolue, se mondialise et se localise tout à la fois (se « glocalise » en permanence pourrait-on dire) : ces processus de diffusion sont un objet d’étude évident pour le géographe et Claire Dubus en fait la remarquable démonstration dans cet ouvrage en prenant en compte les modalités économiques de la diffusion, se centrant même sur cet aspect (par inquiétude d’ailleurs peut-être exagérée d’éviter une approche strictement « culturelle »).

5 Mais le géographe peut aussi aborder la musique « urbaine » par le biais des représentations : représentations que les paroles de chansons diffusent, représentations que les paroles suscitent. Diffuseurs et créateurs d’images, les paroliers parlent, en effet, et qui est plus écouté si l’on y réfléchit ? Or l’espace est aussi fait de l’immatérialité des représentations, donc pas si opposé à la musique que ne l’indique Claire Dubus dans la première partie de son ouvrage où elle semble opposer matérialité de l’espace et

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immatérialité de la musique (quel est cet espace strictement matériel, cet espace en soi qui n’existerait qu’en dehors de nous ?).

6 Reste une entrée plus ardue sans doute, ou du moins plus strictement réservée à celui qui dispose d’une véritable double compétence en musique et en géographie et sera donc armé pour réfléchir strictement au lien entre musique et espace et non pas entre paroles des chansons et espace. C’est une autre histoire, certainement, et que l’on aimerait voir aborder.

7 C’est donc une entrée parmi d’autres qu’a choisie ici Claire Dubus : « la dimension économique prise par la musique depuis le XXe siècle pouvait constituer un moyen efficace de l’asseoir, de manière concrète, dans l’espace et partant, de la « comprendre spatialement » ». Elle refuse de rentrer dans un débat désormais classique sur l’émergence d’une musique urbaine distincte des musiques dites traditionnelles qui n’est au fond qu’une autre manière de traiter de manière habituelle des sociétés citadines africaines comme inscrites dans un processus inachevé d’émergence d’une société citadine. Claire Dubus a raison dans ce choix : les villes africaines, Dar es Salaam parmi elles, sont citadines, absolument citadines, et inscrites dans les processus actuels de mondialisation, notamment culturelle. C’est ce qu’elle démontre parfaitement ici, et c’est bel et bien ce que la musique prouve, les liens entre rap, hip-hop, kwaito, bongo flavor tanzanien en attestent. Nous avons donc affaire ici à une étude originale sur les dimensions économiques de la production et de la diffusion musicale à Dar es Salaam. Mais nous avons aussi un tableau général et théorique des possibles études sur la musique en géographie dans une première partie théorique par un auteur qui fait ensuite ses choix. Puis ce sont les musiques urbaines tanzaniennes qui sont abordées dans leur diversité et aussi dans la diversité de leurs publics, et cela sans a priori sur la mondialisation culturelle contemporaine : elle n’est pas qu’importation brute mais bien adaptation au contexte local, elle n’affecte pas non plus tous les milieux citadins ni tous les espaces au même rythme et les « traditions » culturelles ne sont pas effacées, loin de là. Et dans cette perspective Dar es Salaam est à la fois point d’entrée des influences extérieures, territoire de leur adaptation-intégration et centre de diffusion à son tour à différentes échelles (nationales et internationales) ; le rôle de la ville capitale est ici caractéristique et bien démontré, elle est interface, lieu de percolation culturelle. La troisième partie de l’ouvrage, dans laquelle sont analysés les modes de production et de diffusion économique que la musique, notamment par les médias électroniques et l’internet, et la suite de cette démonstration éminemment géographique. Et nous avons dans ces pages le développement d’outils scientifiques originaux pour aborder et comprendre les processus de mondialisation. Notamment l’usage que fait Claire Dubus des médias internet est remarquable : les sites musicaux interactifs lui ont permis d’établir une part de ses contacts dans l’univers des musiciens, devenant par là un véritable terrain (tout en soulignant avec justesse que ces réseaux ont une audience réduite dans la ville africaine elle-même).

8 Dans cette étude, enfin, la dimension politique n’est pas négligée non plus. Comment le pouvoir politique tente de récupérer ou orienter les modes musicales est une question posée, et dans le cas tanzanien la période socialiste a été riche d’exemples d’interventions de l’État dans la production musicale locale. Si pour l’État la question est importante c’est bien que la musique est aussi vecteur identitaire. Mais l’affirmation d’une identité nationale tanzanienne est moins à l’ordre du jour dans le contexte actuel et l’on note comme dans d’autres domaines les désengagements de l’État. C’est pourquoi Claire Dubus conclut à la primauté actuelle des réseaux de diffusion économique : réseaux matériels

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structurant de la diffusion et la mercantilisation de l’immatériel. Mais rencontre de l’imaginaire et du commercial pour produire une hybridation africaine, américaine, urbaine… Et l’on en revient ainsi à la question des identités : la musique populaire les traduit et les influence. Mais quelles identités ? Sur le plan géographique l’on est frappé par une idée forte de cet ouvrage : c’est avant tout dans le contexte national que l’identité urbaine de Dar es Salaam semble se forger, c’est-à-dire par distinction d’avec le reste du pays mais bien sûr grâce à l’ouverture sur le monde. Il ne s’agit donc pas seulement de penser la mondialisation comme perte d’identité locale mais plutôt de comprendre que dans l’univers citadin les apports de la mondialisation permettent la construction d’une identité urbaine propre dans le contexte national : « un phénomène qui part d’ici, pour les gens d’ici, et qui se nourrit de là-bas » comme l’écrit Claire Dubus.

9 J’espère que ces quelques mots donnent assez envie d’entrer dans l’ouvrage de Claire Dubus qui à mon sens ouvre des pistes importantes et s’inscrit dans un contexte où les sciences sociales interrogent de manière critique la mondialisation culturelle contemporaine. J’espère aussi qu’il donnera aussi envie de lire à tous ceux qui souhaitent seulement mieux connaître et comprendre Dar es Salaam, une ville africaine dans toute sa richesse culturelle, dans tout son bouillonnement. Le mieux pour cela est donc de laisser la parole à la musique et à l’auteur et de permettre au lecteur de renter avec elles dans les bars de Dar, dans les salles de concert ou de concours de musique et de danse, dans les studios locaux d’enregistrement ou dans les rues de la ville. Philippe Gervais-Lambony 31 décembre 2008

INDEX

Index géographique : Tanzania | Tanzanie

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Remerciements

Claire Dubus

1 Je remercie ici Philippe Gervais-Lambony et Myriam Houssay-Holzschuch, qui m’ont dirigée pendant la rédaction de ce mémoire, et qui m’ont apporté des conseils précieux, des remarques judicieuses et des questionnements vraiment stimulants.

2 Mes remerciements vont aussi à Bernard Calas, dont la connaissance de la société tanzanienne et l’intérêt amical pour mon travail m’ont aidée à conduire mes recherches.

3 Mais c’est surtout les gens que j’ai rencontrés sur place, qui m’ont consacré du temps avec ouverture, courtoisie et gentillesse, que je voudrais remercier : Gérard Bruno et sa famille ; James Lindi, FID Q, Saigon qui ont bien voulu me recevoir ; Fratelin Kashiaga, grâce à qui j’ai pu consulter les fonds de la bibliothèque universitaire, ce qui était loin d’être évident… ; Walter Bgoya et son épouse, qui m’ont chaleureusement accueillie, et fait part de leur longue expérience de la vie culturelle de Dar ; Tim Curtis, dont l’amitié m’est encore plus précieuse que son expérience passionnante d’anthropologue et son travail à l’Unesco ; M. Wills, qui a eu la gentillesse de mettre à ma disposition un bureau à l’ambassade de France lors de mon passage en février 2007 – non négligeable, lorsque le mois de février fait de Dar une fournaise humide ; et Theodatia, dada yangu, ma sœur de Tanzanie.

4 Un « special BIG UP » à Dola, installé à New York et jamais rencontré, mais dont l’aide, les conseils, et les points de vue m’ont été plus qu’utiles : un vrai « ami » myspacien…

5 Pour les sourires, enfin. Malgré la chaleur, les incompréhensions, les frimeurs, les dragueurs, les arrogants-bedonnants, les furies jalouses, les dala-dala qui explosent, les illuminés, la misère si quotidienne qu’elle en devient invisible de banalité… on danse – souvent, on boit – beaucoup, on chante – tout le temps, et on sourit – toujours.

6 Ninashukuru sana.

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INDEX

Index géographique : Tanzania | Tanzanie

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Introduction

Claire Dubus

Bongo Star Search : un instant de la musique tanzanienne en 2007

1 Le 14 février 2007, au Diamond Jubilee Hall de Dar es Salaam, Jumanne Iddi a gagné la finale de l’émission Bongo Star Search organisée par la maison de production tanzanienne Benchmark Production et diffusée sur la chaîne privée ITV.

2 Fondée sur le même concept que Pop Idol, dont on retrouve des avatars dans le monde entier1, l’émission consiste en l’élection, au bout de plusieurs semaines de compétition, de la nouvelle idole nationale de la chanson. Le titre de l’émission tanzanienne joue sur le double sens du terme Bongo : ce mot swahili qui signifie « cerveau » ou « intelligence », désigne surtout la ville de Dar es Salaam et la Tanzanie dans son ensemble. Mais il évoque aussi le Bongo Flava, qui regroupe toutes les musiques actuelles en swahili écoutées surtout en théorie par les jeunes générations. Le lauréat de l’émission est donc censé représenter une musique moderne et nouvelle. Les téléspectateurs ont la possibilité de voter par SMS pour leur candidat favori, et le groupe de compétiteurs (sélectionné par un jury lors d’un casting national) se réduit chaque semaine un peu plus jusqu’au vote final. Les candidats chantent des morceaux issus tout autant du répertoire national contemporain que des grands standards de la chanson internationale et les dernières nouveautés à la mode, en anglais ou dans la langue nationale, en l’occurrence ici le swahili.

3 Lors de la finale, le favori du public s’est distingué en reprenant deux airs récents : « Money money », d’un groupe plutôt identifié comme un groupe de hip-hop, 20 Per Cent ; et « Fitina », chanson particulièrement connue et populaire du chanteur ougandais Chameleone, qui a bâti son succès sur des paroles rythmées et chantantes proches en fait de la musique dite « zaïroise. » Jumanne Iddi, par ailleurs, s’est aussi attiré les faveurs du public par sa gestuelle et son habileté à la danse, qui, là encore rappelaient fortement l’influence congolaise. Sa dauphine, Leah Mouddy, s’est pour sa part fait remarquer par

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une voix suave et certaines interprétations proches du taraab, la musique traditionnelle de Zanzibar.

4 De cet événement médiatique et culturel, de nombreux éléments sont révélateurs et riches de questionnements ou d’enseignement.

5 En termes de contenu, il est intéressant de noter que ce qui semble avoir largement séduit le public tanzanien2 est le rattachement à des pratiques musicales déjà anciennes (plusieurs dizaines d’années), à une période où de nombreuses voix déplorent l’invasion du modèle américain dans la musique, et le rejet de musiques connotées « locales » ou « africaines. » Quant à l’organisation même de l’émission sous forme de compétition, il faut rappeler que c’est une forme de pratique sociale musicale très répandue dans la vie culturelle tanzanienne. De nombreux artistes se sont fait connaître au cours de compétitions à plus ou moins large diffusion, et, même si la multiplication des médias a un peu fait diminuer le phénomène, elle ne l’a pas fait disparaître.

6 D’autre part, l’encadrement économique et politique de Bongo Star Search est aussi révélateur. L’émission a été diffusée par le groupe IPP Media, dirigé par Reginald Mengi : ce propriétaire de plusieurs chaînes télévisées et de plusieurs journaux en swahili dispose d’une grande influence tant médiatique que politique. Son adhésion à un tel projet en souligne la rentabilité financière. La longue liste des sponsors (Coca-Cola en tête), qui ont fourni les diverses récompenses attribuées aux lauréats, participe-t-elle aussi de cette logique de rentabilité. La dimension politique de l’encadrement était assurée par de nombreux officiels, mais le plus remarquable est la présence de la ministre pour le Développement Communautaire, la Parité et l’Enfance (Ministry for the Community Development, Gender and Children) qui a prononcé le discours d’ouverture de la soirée. Cette présence souligne la continuité avec une forte tradition d’encadrement étatique de la vie culturelle : avant l’Indépendance, les autorités coloniales gardaient un contrôle important de la vie culturelle et médiatique, et ce contrôle a encore été renforcé, quoiqu’à des fins différentes, par Julius Nyerere.

7 Le cas de Bongo Star Search permet donc d’aborder nombre de thématiques et de caractéristiques liées à la musique, ses pratiques, ses productions et son évolution en Tanzanie. Il constitue un exemple probant d’une forme médiatique conçue en référence à une culture a priori spécifiquement urbaine – ou en tout cas issue de la ville –, très bien reliée au monde, et intégrée dans les échanges économiques et culturels à échelle mondiale.

8 D’un point de vue plus large, l’analyse d’un tel événement, qui se veut avant tout un événement musical – quelles que soient ses implications économiques ou politiques – peut aussi servir à démontrer qu’il est possible et pertinent de s’intéresser à la musique en sciences sociales.

Musique et territoire : premiers jalons

9 Le principal moteur de cette recherche consiste en effet à poser la possibilité d’étudier la musique, en tant que telle, dans une démarche géographique. Par la richesse de ses formes et de ses champs d’application, elle apparaît autant comme un objet à part entière à étudier, que comme un prisme qui permettrait l’étude d’autres objets.

10 Le choix de la musique comme sujet d’analyse peut sembler peu compatible avec une démarche géographique, dans la mesure où, a priori, « l’espace, c’est le contraire de la

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musique »3 par essence immatérielle. Pourtant, on pose d’emblée l’idée que la musique, et la musique dans le contexte d’une grande ville d’Afrique sub-saharienne comme Dar es Salaam, constitue un gisement très riche d’idées, de questionnements et de pistes sur la nature de cet espace.

11 D’une part, on l’a dit, la musique en tant que telle est un objet en soi stimulant, justement parce qu’elle n’a pas de forme concrète précise, et parce qu’elle signifie une infinité de formes et de discours, esthétiques et culturels. Mais on émet aussi l’hypothèse que les interrelations entre l’objet musique et l’objet spatial considéré ici peuvent être un cheminement de réflexion nouveau et intéressant ; la géographie commence à s’y intéresser de manière plus substantielle – ce que j’étudierai plus loin.

12 Un aperçu de n’importe quelle grande ville d’Afrique subsaharienne montre que la musique y occupe de manière très importante le paysage sonore. Les zones de marché, notamment, sont particulièrement propices à la juxtaposition musicale et à la surenchère de décibels. D’une manière générale, les espaces publics sont non seulement bruyants, mais musicaux. À Dar es Salaam, par exemple, classiquement, on entendra dans le même intervalle de temps les appels à la prière musulmane, le gospel d’une communauté chrétienne, les clips de Bongo Flava diffusés à la télévision sur la terrasse d’un bar, le grésillement d’une cassette de reggae ou le crachotement d’une radio chez un petit commerçant, et les lourdes basses d’un morceau de rap américain filtrant à travers les vitres fermées d’un 4X4 climatisé, que le revêtement défectueux de la voie a obligé à ralentir. On pourrait faire le même type de description, à quelques nuances près, dans de nombreuses métropoles africaines. Une telle abondance de sons, de styles et d’influences non seulement rassemblés dans un petit espace, mais surtout également audibles et présents dans un lieu ouvert et public ne peut que pousser au questionnement. En commençant, simplement, par se demander comment une telle importance et une telle présence dans le paysage urbain est possible. Quelle est la place de la musique dans le fonctionnement des villes africaines en général et de Dar es Salaam en particulier ? Ce fonctionnement est-il particulier ou différent de celui perceptible dans les zones rurales ? S’il est fondamentalement similaire, on peut se demander alors si c’est le fonctionnement des sociétés africaines dans leur ensemble qui présente un lien particulier à la musique et lui offre une place privilégiée. Au contraire, si la place de la musique en milieu urbain s’avère différente de celle qu’elle occupe en milieu rural, cela pousse à s’interroger sur la fonction de la musique dans la construction et l’évolution incessante des territoires et des identités urbaines. Cette première direction, le lien entre musique et nature d’un espace (ville ou campagne) sert de support au choix de la musique comme objet d’étude. En somme, en établissant d’emblée un lien entre la musique et un milieu, on considère qu’elle est partie prenante de la vie sociale. Il s’agit de « comprendre l’agencement spatial de la vie sociale. »4 Ainsi, le souci d’une démarche géographique sur des thématiques relevant a priori plus d’autres sciences sociales – notamment l’anthropologie ou la sociologie, qui se sont de longue date penchée dessus – est à la base de ce travail.

13 Il est cependant vite apparu que la seule question du lien à l’univers urbain introduisait d’autres registres de questionnement, et que, par ailleurs, il ne constituait pas la seule entrée valable pour réfléchir sur les liens musique-territoire. Globalement, mon cheminement général a commencé par la prise de conscience que l’immatérialité de mon objet constituait un obstacle de taille à sa « mise en espace. » Un des écueils les plus évidents étant de compenser cette immatérialité par une analyse poussée des discours et des représentations véhiculées par la musique, au risque de produire un discours

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sociologique, mais sans maîtriser les outils et les concepts propres à cette discipline. J’ai donc formulé l’hypothèse que, pour sortir de cette difficulté, la dimension économique prise par la musique depuis le XXe siècle pouvait constituer un moyen efficace de l’asseoir, de manière concrète, dans l’espace et partant, de la « comprendre spatialement. » Les progrès techniques, du gramophone au lecteur MP3, rendent en effet la musique de plus en plus tangible, et par-là même plus facile à localiser et à interpréter étant donné son assise spatiale. Cette idée que le matériel peut servir à analyser l’immatériel m’était déjà apparue lors de mon travail de maîtrise à Dakar, en 2003. Le sujet du mémoire portait sur les réseaux d’importateurs : l’économie sénégalaise est largement fondée sur l’importation, et il existe une importante population de petits importateurs qui voyagent dans le monde entier pour ramener leur marchandise au Sénégal. J’avais été frappée, d’une part, par « l’américanisation » formelle de bon nombre d’aspects de la culture urbaine dakaroise, en particulier au niveau musical : effectuant alors mon premier séjour en Afrique subsaharienne, je m’attendais plus ou moins consciemment mais en tout cas assez naïvement à trouver une Afrique peu mobile, et ayant peu évolué depuis les années 1960 ; réaliser que Dakar, sur certains aspects, pouvait être plus branchée que Paris, constituait en soi une première découverte. D’autre part, il apparaissait lors des entretiens avec les importateurs que ceux-ci étaient aussi des « passeurs de monde » (M. Peraldi, 2001 : 37), c’est-à-dire qu’ils étaient bien souvent des vecteurs significatifs des évolutions que j’avais pu voir. En plus de leurs importations de pièces détachées ou de fripes, ramenées de Dubaï, de New York ou d’Italie, ils importaient aussi non seulement des CD ou des habits à la mode « de là-bas », mais aussi de nouveaux goûts ou de nouveaux langages.

14 C’est à partir de ce constat fait en marge de mon travail de maîtrise que j’ai voulu orienter ma réflexion sur la Tanzanie actuelle. Le travail présenté dans ce mémoire suit donc une évolution qui part des discours musicaux et des paysages sonores de la ville de Dar es Salaam pour aboutir à une réflexion sur les mécanismes et les réseaux économiques qui fondent et explicitent la présence des musiques en ville. Ce cheminement passe par un questionnement sur les mécanismes de la mondialisation et sur les liens qui peuvent exister entre un territoire, local, et l’extérieur, que ses liens soient des relations interpersonnelles entre membres de mêmes familles et/ou de mêmes communautés ou des liens moins personnalisés, de nature économique, culturelle ou politique.

La ville et la mondialisation

15 L’une des hypothèses principales formulées à la base est que l’évolution rapide et l’importance du paysage à Dar es Salaam est un marqueur on ne peut plus clair de la connexion du pays, notamment d’une certaine partie de sa jeunesse, aux « formes culturelles de la globalisation » (Appadurai, 2001 : 15) De manière désormais classique, on a tendance à considérer que l’univers urbain, et plus encore de la grande ville, quelle que soit sa localisation, est le creuset par excellence de la mondialisation et de ses manifestations culturelles. Dar es Salaam, dans le territoire national qu’elle polarise, présente le visage de la Tanzanie le plus ouvert à la mondialisation ; les manifestations de l’extérieur y sont les plus visibles, même s’il s’agit d’une capitale économique sans la moindre importance à échelle mondiale, qui présente « le paradoxe d’une périphérie mondialisée. » (C. Roy5) Le fait d’être à l’écart des « flux et grands centres décisionnels mondiaux » n’empêche pas l’espace de Dar d’être ouvert sur le monde et d’en capter les

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influences : cela se voit, dans les paysages de l’agglomération, qui s’étend à un rythme effréné ; et cela permet d’expliquer certaines évolutions dans l’organisation de la ville (la place du port dans la ville, par exemple) et dans le fonctionnement des citadins. C’est pourquoi il me semble nécessaire d’attacher dans cette introduction une importance particulière à cette notion désormais omniprésente de mondialisation.

16 En géographie française, il existe peu de littérature récente sur Dar es Salaam, à l’exception notable de l’ouvrage collectif dirigé en 2005 par B. Calas, De Dar es Salaam à Bongoland qui étudie les mutations urbaines à l’œuvre dans la principale ville de Tanzanie depuis sa création. C’est de cet ouvrage que j’ai tiré la majorité des chiffres cités, dans ce mémoire, ainsi que de nombreux éléments d’histoire urbaine, puisqu’il établit une synthèse très complète des évolutions de la ville, dans différents secteurs (transports, réseaux de distribution, etc.)

Dar es Salaam, ville ouverte

« La côte n’était pas vraiment africaine. Elle était arabe, indoue, perse, portugaise, et nous qui y vivions étions en fait des gens de l’Océan Indien. » (V.S. Naipaul, A la courbe du fleuve).

17 Dar es Salaam, par l’histoire de sa création, ses fonctions en Tanzanie et dans l’aire swahilie, par son évolution actuelle aussi, est tout à fait représentative de cette affirmation. Le noyau historique de Dar es Salaam, établi sur un site de ria propice à l’installation d’un port, a été créé en 1866 par le sultan de Zanzibar Seyyid Madjid : il s’agissait de supplanter le port jusque-là dominant de Bagamoyo, à 70 km au nord. La décision était politique, mais elle se fondait sur la vocation commerciale de la côte swahilie, ancrée depuis des siècles dans les échanges commerciaux dans tout l’Océan Indien. Au sens strict du terme, la mondialisation est donc partie intégrante de l’histoire de Dar : « Dar es Salaam naît de la fonction portuaire. » (Calas, 2005 : 299)6

18 Actuellement, le port partage avec celui de Mombasa au Kenya7 un vaste hinterland, qui englobe la Tanzanie, le Burundi, le Rwanda, le Malawi, la Zambie, et dans une moindre mesure l’ouest du Congo et le nord du Mozambique. Avec un trafic annuel tournant autour de 4 millions de tonnes, il dessert un bassin de population de 60 millions de personnes : à échelle mondiale, le trafic est donc dérisoire, mais il n’en a pas moins un rôle crucial dans l’économie de la région. Le port est par ailleurs en lien avec trois grandes aires commerciales : l’Europe occidentale, le golfe Persique et l’Asie au sens large, de l’Inde à la Chine. Ces « horizons portuaires » (B. Calas, 2005 : 299) ne sont d’ailleurs que la continuité d’une tradition de ville-carrefour qui remonte beaucoup plus loin que le XIXe siècle. Depuis au moins le Xe siècle, des liens sont avérés entre la côte swahilie et la péninsule arabique, mais aussi l’Inde et la Chine8 Structurellement et fonctionnellement, la métropole est donc reliée aux phénomènes de mondialisation économique.

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Figure 1 : Tanzanie et pays frontaliers

19 La ville – comme l’ensemble du pays – s’est, par ailleurs, considérablement ouverte au monde extérieur dans un passé récent. Le charismatique Julius Nyerere, qui a gouverné le pays de l’Indépendance en 1963 à 1985, a donné au destin de la Tanzanie une tournure particulière. Marquée par un dirigisme économique prononcé et une idéologie proche du socialisme, mais fortement remaniée et africanisée (l’Ujamaa), la politique du Mwalimu (« le professeur » en kiswahili, référence à la profession d’origine de Nyerere) a pendant longtemps fait de la Tanzanie un pays relativement fermé aux influences extérieures. Le pays est longtemps resté plus ou moins à l’écart des innovations technologiques et culturelles, celles-ci ne franchissant les frontières qu’au compte-gouttes, et pour une élite peu nombreuse. Cet hermétisme était nourri par les considérations idéologiques du régime, soucieux de promouvoir un modèle de société « africaine », fondé sur l’agriculture et le dirigisme comme piliers économiques, la solidarité comme valeur centrale, et un certain conservatisme social comme discours de base : l’univers de la ville, et plus encore de la grande ville, dont l’anonymat, l’attractivité et l’individualisme favoriseraient la licence et l’immoralité, ne pouvait avoir bonne presse pour cette idéologie. La pauvreté du pays n’a fait que renforcer et faire perdurer cette position de marge : à la fermeture d’ordre idéologique s’est surimposé le manque, d’ordre économique, de structures de communication et d’interfaces médiatiques. À partir de 1985, le pays s’est peu à peu ouvert, à la faveur d’un assouplissement économique progressif, connu sous le nom de Ruksa ! (« vas-y ! ») : largement opérée sous la pression des bailleurs de fonds internationaux – dans le contexte des Plans d’Ajustement Structurel –, cette politique s’est traduite par une ouverture aux investisseurs étrangers, une privatisation progressive de nombreux pans de l’économie, et par une libéralisation partielle mais significative des médias. En termes de paysage urbain, cette ouverture s’est traduite par une visibilité croissante, surtout à Dar es Salaam, de marqueurs de la mondialisation, ou de « l’hypermondialité » (Calas, 2005 : 334.) Dans les espaces publics

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comme dans les comportements citadins, à partir de la fin des années 1980, la ville a changé rapidement, et a creusé l’écart avec les campagnes ; cet écart perdure aujourd’hui, même si les signes de la mondialisation sont désormais visibles, avec plus ou moins d’intensité, à la ville comme à la campagne. En l’occurrence, la métropole joue un rôle de porte d’entrée pour les innovations et les changements venus de l’extérieur. À Dar es Salaam, les indices les plus visibles de cette mondialisation sont les écrans publicitaires le long des grands axes de communication et dans les quartiers les plus aisés ; les comportements et les accoutrements des citadins et plus encore des citadines ; la généralisation du téléphone portable ; etc. Le fait que ces signes soient plus visibles en ville alimente l’idée que la ville est, par essence, plus ouverte à la mondialisation et aux changements qu’elle induit.

Figure 2 : Coca-Cola ou l’archétype de la mondialisation. Une jeunesse exubérante et gracieuse comme support publicitaire

Dar es Salaam, Kinondoni, mai 2006. (B. Blondel)

20 Les jeunes semblent particulièrement réceptifs à ces évolutions. Comme dans de nombreuses métropoles africaines, la population des moins de 20 ans est largement représentée à Dar : plus de 50 % de la population aurait moins de 20 ans. Confrontée de manière aiguë aux problèmes socio-économiques qui affectent la société dans son ensemble, cette frange de la population éprouve de grandes difficultés à affirmer sa place et son identité dans un système que la crise a rendu beaucoup moins fluide et ouvert qu’auparavant. Là où leurs aînés, après l’Indépendance, pouvaient se permettre de croire en un avenir meilleur, malgré les difficultés rencontrées, les jeunes générations, nées en même temps que les Plans d’Ajustement Structurel, n’ont connu que la crise économique et le verrouillage de la société par les « aînés sociaux. » Dans ce contexte de délitement des modèles et d’invalidation des parcours classiques d’ascension sociale, il n’est guère surprenant de voir ces jeunes générations se tourner de plus en plus vers l’extérieur et y puiser de nouvelles sources d’inspirations et de modèles. Plus que le monde rural, l’univers urbain donne à voir et donne accès à ces modèles et à ces identités lointaines :

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dans une ville comme Dar es Salaam, même chez les populations les plus modestes, les horizons sont plus larges, et les possibles, plus variés. On constate ainsi que les jeunes, surtout les jeunes hommes / garçons, (particulièrement visibles dans l’espace urbain, parce que nombreux, sans travail, et aussi plus bruyants) semblent se livrer à un jeu de superposition identitaire, où les héritages et les modèles traditionnels rivalisent avec de nouveaux repères et de nouveaux imaginaires. Concrètement, ce constat peut venir de la « chorégraphie » des jeunes dans les espaces publics, mais aussi par les vêtements ou le langage9 : t-shirts aux couleurs de G-Unit10 et pantalons baggy sont monnaie courante, quel que soit par ailleurs le niveau social, et ils ne sont incompatibles ni avec le port du keffieh zanzibari (un bonnet de coton brodé) ni avec celui des sandales massaï. De la même manière, le street swahili mélange les styles, anglicisant des mots swahili, et « swahilisant » des mots anglais11. La musique ne peut que participer d’une manière ou d’une autre à ce jeu de superpositions et d’assemblages : du côté de ceux qui la font comme du côté de ceux qui l’écoutent, les influences et les modèles sont divers. On y reviendra de manière plus approfondie, mais une musique comme le Bongo Flava est par définition un creuset de musiques et de styles différents. On touche en fait ici à la problématique, beaucoup plus large, de l’identité multiple de la jeunesse urbaine, en Afrique ou ailleurs : pour reprendre une analyse de Sarah Nuttal, « la mondialisation apparaît de plus en plus comme une série de fragments, de miettes, que la jeunesse saisit au passage »12. Il semble que c’est dans cette dialectique de décomposition / recomposition des identités que l’on peut aussi situer le questionnement sur les liens entre ville, mondialisation, culture et jeunesse.

La dimension médiatique de la mondialisation

21 Cette première approche sur le lien entre ville et mondialisation invite à s’intéresser d’un peu plus près à la question des médias et de la ville. Le terme de « mondialisation » tel qu’on l’entend actuellement dans son acception la plus courante fait en effet référence à l’accélération des flux d’argent, de personnes ou d’informations (Dollfus, 1997). La capacité des médias à relayer de plus en plus rapidement et de plus en plus efficacement les informations est partie intégrante de cette accélération de la mondialisation. La capacité d’un lieu à être relié et intégré aux échanges mondiaux, notamment culturels, devrait donc a priori dépendre largement des moyens de communication et du panel médiatique dont il dispose. Si l’on s’en tient à la dimension musicale, la diffusion mondiale, actuellement, se fait majoritairement par Internet et la télévision. Le deuxième pendant de cette approche sur la ville et la mondialisation pose donc la question des liens entre milieu urbain, médias et connectivité : l’hypothèse est que, si la ville est plus apte à recueillir les changements liés à la mondialisation des échanges, c’est aussi parce que c’est là qu’il y a la plus grande concentration d’équipements, donc le plus de moyens d’ouverture à l’étranger. Cette supposition devrait se vérifier partout, et être logiquement valable aussi pour la musique et les courants musicaux.

22 Depuis la deuxième moitié des années 1990, la recherche en sciences humaines a commencé à s’intéresser à l’impact des NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) sur les sociétés d’Afrique sub-saharienne. La généralisation d’Internet en particulier a dès l’origine été perçue comme riche de promesses et de capacités de changement. Que ce soit en sciences politiques, en économie, ou dans la diffusion culturelle, le potentiel d’innovations et de renouvellement des paysages

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culturels a été longuement analysé ; la notion de réseau est devenue un pivot de nombre de ces réflexions.13 Dans le domaine musical, on peut envisager que les mécanismes et les voies de circulation soient les mêmes ; il semble donc logique de formuler l’hypothèse d’une plus grande connectivité des villes africaines aux formes musicales de la mondialisation via Internet.

23 La seule description de l’évolution des médias en Tanzanie et à Dar es Salaam montre cependant que cette hypothèse n’est peut-être pas aussi aisément vérifiable qu’elle ne le semble au premier abord. On l’a évoqué plus haut, la Tanzanie, à partir de 1985, a connu une ouverture d’abord progressive, puis de plus en plus massive, au monde extérieur. La grande rupture en la matière a été l’année 1994. En effet en juin 1994, à l’occasion de la Coupe du Monde de Football, la première chaîne de télévision privée est apparue. Le paysage médiatique se cantonnait jusque-là à une presse officielle, en anglais et en swahili, fort peu diversifiée. À la même période, la presse privée a pu faire son apparition, à la faveur d’une loi qui ouvrait les médias à la libéralisation. Le paysage médiatique tanzanien de 2006 n’a donc plus rien à voir avec celui de 1994 : en douze ans, le nombre de stations de radios privées, de journaux en swahili et en anglais, et de chaînes de télévision s’est multiplié. À cela s’est ajoutée l’arrivée de la télévision par satellite (le bouquet MultiChoice DSTV, sud africain), qui se développe à toute allure depuis 2002, et un réseau Internet de plus en plus important. La situation est cependant paradoxale : malgré son développement, en diffusion gratuite comme payante, la télévision ne touche pas toute la population tanzanienne. Selon une étude réalisée en 2005, seule 34 % de la population y a accès régulièrement, au moins une fois par semaine.14 Cela s’explique par les prix toujours élevés comparé aux revenus moyens d’un poste de télévision, mais aussi par le très faible taux d’électrification du territoire tanzanien, y compris dans les zones urbaines. Le cas d’Internet est encore plus parlant : pour l’instant, c’est le pays dans son ensemble, y compris dans les zones les plus urbanisées, qui dispose d’un Internet de relative mauvaise qualité. La Tanzanie, comme toute l’Afrique de l’Est et la Corne de l’Afrique, n’est pas encore reliée au réseau mondial, qui assure une plus grande vitesse de connexion et plus de bande passante. Cela devrait être fait en 2008, et probablement changer de manière significative le rôle d’Internet dans le paysage médiatique tanzanien. Mais pour l’instant, contrairement à d’autres pays, (en particulier en Afrique de l’Ouest) Internet n’est pas encore rentré dans les mœurs. Ainsi, en 2007, le média le plus influent et qui touche le plus de population en Tanzanie, y compris à Dar es Salaam, reste la radio. Pourtant, si l’on tient au domaine musical, le pays n’est pas vraiment à l’écart des formes musicales véhiculées par la mondialisation. Il faudra donc se pencher plus en détail sur ce paradoxe apparent, et sur les canaux de circulation musicale prévalant dans le pays.

La mondialisation, « rouleau compresseur » ou arbre qui cache la forêt ?

24 Le troisième volet des hypothèses sur la ville et la mondialisation questionne l’évidence même d’une telle approche. Il n’est en effet actuellement pas de travaux en science sociale, quelle que soit la discipline concernée, qui ne fasse appel dans son analyse aux manifestations de la mondialisation pour comprendre tel ou tel phénomène. L’Afrique ne fait pas exception à la règle, d’autant plus que, là où le discours dominant a tendance à la montrer soit comme totalement marginalisée soit comme totalement opprimée par les échanges mondiaux, le discours scientifique tend plutôt à nuancer avec insistance cette

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approche par trop réductrice. À ce titre, la littérature scientifique et les représentations médiatiques sur la Tanzanie et sur Dar es Salaam sont représentatives de cette double tendance et la polémique de 2006 sur le film de Hubert Sauper Le Cauchemar de Darwin est exemplaire15.

25 En matière d’évolutions sociales et culturelles, on ne peut faire l’impasse d’une réflexion sur la mondialisation pour expliquer les mutations en cours. Si l’on s’en tient à la sphère musicale, la musique tanzanienne actuelle semble même complètement écrasée par le « rouleau compresseur » des standards internationaux, notamment ceux de la culture nord-américaine. De fait, à première vue, les musiques et les représentations liées à la musique disponibles en Tanzanie semblent faire la part belle à une certaine vision des États-Unis, c’est d’ailleurs un des aspects qui sera particulièrement interrogé au cours de ce travail. Mais il s’agit pour l’instant seulement de souligner que, à première vue, cette ré-interprétation des codes et des modèles musicaux étrangers peut passer pour, au mieux une fascination ambiguë pour un ailleurs très attirant, au pire pour un rejet honteux par une partie de la jeunesse de ce qui constitue son patrimoine culturel local, mais que, quoi qu’il en soit, pour l’appréhender, il faudrait considérer que la mondialisation en constitue l’élément clef.

26 Il n’est bien entendu pas question de remettre en cause cette importance de la mondialisation comme facteur explicatif majeur des évolutions en cours actuellement. Cependant, on peut quand même se demander si, à force de se focaliser dessus, et de vouloir toujours mettre en valeur l’intégration des pays africains aux échanges mondiaux – qui est réelle –, on ne risque pas aussi de passer à côté d’autres phénomènes et d’autres facteurs explicatifs, qui n’ont pas nécessairement partie liée avec la mondialisation. Ainsi, comme on l’a souligné avec l’exemple de Bongo Star Search, les formes « locales » au sens large d’expression musicale continuent d’avoir l’adhésion d’un large public, y compris un public jeune. Il faudra donc au cours de ce travail rester aussi attentif à la « résistance du local », et, plus largement, à ne pas tout analyser uniquement à l’aune de la mondialisation, au risque de se priver d’autres registres d’analyse qui ont eux aussi leur pertinence.

27 Le sujet que l’on a choisi invite donc à réfléchir sur un large éventail de notions et de concepts, de la circulation culturelle à l’économie de la musique, en passant par la construction d’identités territoriales, qui ne sont apparues qu’assez récemment dans le champ de la géographie française.

28 L’organisation de ce travail se partage en trois moments. On commencera par étudier de manière un peu plus fine que l’on ne l’a fait jusqu’ici la notion de musique : comment on peut la définir, quelle place elle peut avoir dans une démarche géographique, et sur quels champs de réflexion elle peut ouvrir. Un deuxième temps se penche sur la musique en Afrique et en Tanzanie, en tant que discours et en tant que véhicule explicite et implicite d’idées, d’identités ou de revendications : la musique est en effet à voir comme un matériau composite où l’histoire des uns sous-tend la voix des autres. Enfin, dans un troisième temps, ce sera la musique en tant que produit, avec les conditions de sa diffusion et de sa circulation qui seront étudiées plus en détail, de manière à ouvrir sur d’autres questionnements.

29 Ce mémoire est un travail de Master 2, effectué dans le cadre du Master DUC (Dynamiques Urbaines Comparées) de l’Université de Nanterre (Paris 10) ; en tant que tel, dès l’origine, ce travail n’avait pas pour vocation de constituer une réflexion finie et conclusive, mais

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bien de poser les bases pour un questionnement ultérieur, au cours d’une thèse de doctorat. Il comporte par conséquent beaucoup plus de questions que de réponses, et ne fait parfois qu’effleurer des problématiques, notamment lorsqu’il s’agit d’établir des comparaisons entre espaces : certains passages ne renvoient ainsi pour le moment qu’à des hypothèses ou à des intuitions qui devront être vérifiées par la suite.

NOTES

1. Même principe, mais le concept, probablement trop onéreux pour une chaîne à diffusion nationale, n’a pas été acheté directement à la société de production britannique. En février 2007, la version anglophone de West African Idols – diffusée sur tout le continent via les bouquets satellitaires Mnet et DSTV – a été lancée, regroupant des participants ghanéens et libériens, mais essentiellement nigérians. Le Nigeria est le seul pays d’Afrique de l’Ouest, actuellement, à avoir les moyens financiers d’acheter des concepts d’émissions internationales clefs en main ; en 2006, il avait ainsi lancé une émission Big Brother Nigeria diffusée dans toute l’Afrique, mais dont le retentissement a été bien moindre que celui, en son temps, de Big Brother South Africa. 2. Il ne s’agit bien entendu pas d’un échantillon représentatif de la population tanzanienne. Cependant, la diffusion publique, le coût abordable des SMS, la publicité faite à l’émission laissent penser que le vote des téléspectateurs propose quand même une vision somme toute réaliste d’une certaine tranche de la population jeune, urbaine, et assimilable à une classe moyenne. 3. LEVY, J. (1999). Le Tournant géographique. Penser l’espace pour lire le monde. Paris, Belin, Mappemonde, 388 p. 4. Ibidem. 5. ROY, C. (2006). Une ville du Sud dans la mondialisation : Dar es Salaam et le système-Monde, thèse de doctorat, Université Bordeaux 3-Michel Montaigne. Résumé de la thèse. 6. CALAS B. (dir.), (2005). De Dar es Salaam à Bongoland. Mutations urbaines en Tanzanie. Paris, Ades-Dymset/ Ifra/ Karthala, 383 p. Chapitre « Horizons portuaires », p. 299-324. 7. Premier port de la région, avec une capacité de 9 millions de t. et 150 000 TEU. (Twenty foot equivalent unit). Source : Calas, 2005 : 300. 8. Le site archéologique de Kilwa, à 300 km au sud de Dar Es-Salam, présente les vestiges d’un important port de commerce, fondé probablement au Xe, qui fut détrôné par Zanzibar à partir du XVe siècle, mais dont le rayonnement semble être parvenu jusqu’en Chine. 9. Voir CALAS B., Dp. 325-351 : « Les horizons culturels : sédimentation, métissage ou mutations ? » sur les « chorégraphies urbaines. » ainsi que le Géographie et Cultures, 2002, n ° 41, « La chorégraphie urbaine en Afrique Orientale. » 10. Groupe de rap new-yorkais dont le leader est 50 Cent, figure de proue du gangsta rap et icône rap dans le monde entier.

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11. Un des exemples les plus frappants est la traduction littérale en swahili du « Give me five » anglais. (« Nipe tano! ») 12. NUTTAL S. (2006). « Liberté de style. Culture de consommation chez les jeunes de Johannesburg. » in Politique Africaine, « Métropolis », n° 100, Paris. 13. Voir, parmi de nombreuses publications : BART A. & F., (dir), 2003, L’Afrique des réseaux et de la mondialisation : une gageure ? Paris, Karthala-MSHA. 14. Étude TACAIDS, citée dans African Media Development Initiative: Tanzania Context, BBC World Service, 2006. 15. En 2005, Le Cauchemar de Darwin connaît un grand succès. Le discours a ému le grand public en dénonçant, à travers l’exploitation de la perche du Nil à Mwanza, quantité de scandales humains, économiques et politiques. Le film met en lumière de graves problèmes socio-économiques qu’il relie plus ou moins explicitement au commerce de la perche et au trafic d’armes. Mais l’argumentaire a été ensuite critiqué et démonté par un certain nombre de scientifiques, à l’instigation de l’historien François Garçon dans la revue Les Temps Modernes, reprochant au film une approche partisane jouant sur l’émotion du spectateur, mais incapable de fournir la moindre preuve sur les allégations qui y sont formulées.

INDEX

Index géographique : Tanzania | Tanzanie

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I. Concepts et méthodologie

Claire Dubus

1.1 Sur la musique en général

1.1.1 Définition basique de l’objet musique

1 La musique est un objet immatériel ; les définitions sont nombreuses, et il n’est pas question ici de poser une réflexion sur la nature de la musique en tant que telle. On tiendra pour acquis la définition de base de l’objet « musique » comme un ensemble de sons et de silences élaboré consciemment par l’être humain dans un but autre que celui de la communication directe. La musique est couramment désignée comme un des principaux arts c’est-à-dire une « des activités créatrices visant à produire une expression esthétique » (Knafou, 2003 : 89), et sa définition se partage entre deux approches. La première, intrinsèque ou immanente, pose le principe que la musique préexiste à l’œuvre musicale. Pour la seconde, fonctionnelle, il n’existe de musique que quand il y a effectivement combinaison de sons et de silences, et que cette combinaison est reçue par un auditoire. Elle se situe dans une dialectique de la création, mais aussi de la diffusion et de la réception.

2 On se tiendra à cette approche fonctionnelle de la musique, et à cette définition de base, en nuançant d’emblée la dimension artistique de la musique. L’utilisation qui est faite de la musique dans l’ensemble des sociétés, contemporaines ou non, traduit en effet une dimension a priori plus large que le simple esthétisme. La musique, support et sujet de loisirs, de divertissements, mais aussi de rites sociaux et de transactions commerciales, doit être considérée comme un objet dont le prisme d’observation doit être élargi au maximum.

1.1.1 Premières observations sur la musique

3 D’emblée une définition satisfaisante et complète de la musique semble difficile à atteindre. On peut donc adopter une démarche en creux : analyser les contours de l’objet musique, voir quelles sont ses fonctions et les utilisations qui en sont faites peut être un

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moyen de mieux cerner cet objet immatériel ; définir aussi la musique par rapport à ce qu’elle n’est pas peut aussi se révéler efficace et pertinent. L’objet ici, on l’a déjà souligné, n’est pas de fournir une approche exhaustive de la musique, mais d’en dégager des caractéristiques et des aspects opératoires dans une démarche géographique.

4 On postule ainsi plusieurs éléments : • L’universalité. La musique est présente dans toutes les sociétés, et semble-t-il dans tous les groupes humains. Elle peut toucher d’une manière ou d’une autre tous les individus. En cela, elle touche à l’universel. Il devrait donc être possible de comparer ou d’étudier simultanément plusieurs pays / régions / sociétés et leur rapport aux musiques, les leurs et celles des autres. • La diversité, la pluralité des formes et des utilisations. C’est une évidence de dire que la musique revêt des formes innombrables ; l’universalité n’est pas synonyme d’uniformité et la variété des styles est à peu près aussi importante que la variété des sociétés et des individus. Dans la mesure où toute combinaison consciente de sons et de silences peut prétendre au statut de musique, la diversité formelle est extrême et elle se double d’une diversité de l’utilisation et de la réception de la musique. D’une écoute distraite et passive à une pratique codifiée et ritualisée, la musique compose là encore un large éventail, dont l’existence même montre l’importance du rôle et de la place de l’objet et du phénomène « musique » au sein de la plupart des sociétés.

5 Un premier couple de notions se dégage : universalité / diversité. Dans le cadre d’une réflexion sur la mondialisation et sur la culture mondialisée, ce couple permet de réfléchir à l’objet musique en tant que phénomène à échelle planétaire, tout en interrogeant les modalités de cette universalité, et voir comment se négocie le passage à l’échelle locale. • L’immatérialité : en tant que telle, la musique est un élément immatériel. Cette immatérialité est paradoxale. Pendant longtemps, elle a cantonné la musique à une pratique et à une écoute simultanées : la diffusion de la musique en était donc ralentie, et se faisait sur des étendues réduites. Mais cette immatérialité peut faciliter la circulation musicale, dans la mesure où elle permet de transcender toutes les échelles, de l’individu au monde, ainsi que les frontières, matérielles et symboliques. La musique, donc, ne se voit ni ne se touche, mais elle peut circuler. • La mise en support. Au XXe siècle, les innovations technologiques ont permis peu à peu de capturer les sons et de les reproduire sur des supports de plus en plus perfectionnés et de plus en plus légers. Du phonographe au fichier MP3, l’évolution technique a rendu la musique de plus en plus facilement accessible, pour un auditoire de plus en plus nombreux. Cette mise en support constitue probablement la rupture la plus importante de l’histoire de la musique, dans la mesure où elle a permis de matérialiser et de circonscrire le son et la musique. C’est un changement extrêmement important puisque, avant cette innovation technique, la musique ne pouvait être entendue que dans un contexte où sa production, sa diffusion et sa réception étaient simultanées : tout le processus était concentré dans un même espace et dans un même moment. La mise en support a permis d’élargir de manière exponentielle les champs de diffusion potentielle de la musique. Dès lors, sa diffusion, sa circulation et sa réception à toutes les échelles ont été révolutionnées par cette matérialisation.

6 Le couple immatérialité/mise en support dégage la notion de circulation musicale : la musique est un objet mobile et mouvant. Cette mobilité constitue un concept particulièrement opératoire dans la réflexion sur le lien entre musique et espace. Mais la

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circulation musicale est paradoxale, dans la mesure où, quelle que soit l’échelle de diffusion, du micro au macro, elle nécessite la présence d’au moins un individu pour être effective : le phénomène musique ne semble pouvoir exister que dans une dialectique de la diffusion et de la réception et la création musicale ne prendre son sens que dans la mesure où il y a au moins un individu pour la recevoir. Réfléchir sur la musique et son mode de circulation impliquerait donc nécessairement une réflexion sur les acteurs de cette circulation : à travers le prisme musical, il semblerait que la question de l’espace ne peut se concevoir qu’en lien avec celle de l’humain. • L’inutilité. La musique, surtout depuis l’avènement de la « société de loisirs », est communément considérée comme quelque chose d’omniprésent mais de paradoxalement inutile. Qu’elle relève des domaines de la culture, de l’esthétisme, du religieux, du politique ou des loisirs, elle n’apparaît pas comme un besoin vital, et elle reste cantonnée au domaine de l’ornementation sonore. Significativement, le statut des musiciens est souvent ambigu et relève du même paradoxe, qui consiste à leur donner à la fois beaucoup de visibilité et peu de crédibilité. La musique, en tant que phénomène social, ne serait pas quelque chose de « sérieux. » • La rentabilité et la valeur marchande. Cependant, cette inutilité se double d’un poids économique et marchand très important. Même associée uniquement à la sphère des loisirs et du temps libre, la musique représente aujourd’hui beaucoup d’argent ; elle possède une valeur objective, et peu de secteurs économiques sont actuellement plus rentables et génèrent plus de capitaux qu’elle. On présuppose que ce poids économique est lié à la révolution technologique évoquée plus haut. En permettant à toute musique de se diffuser toujours plus largement et d’atteindre toujours plus d’auditoire, les supports techniques en ont fait un bien de consommation désirable et désiré, intéressant en lui-même mais aussi par sa capacité à devenir vecteur de discours, de modèles et de représentations.

7 Ce troisième couple de notions, tout en soulignant une fois de plus un des paradoxes de l’objet musique, permet de montrer à quel point la musique peut être quelque chose de matérialisé. Dans une réflexion géographique, cela permet de questionner son emprise spatiale, réelle comme idéelle, et par là même, d’interroger la notion de « territoire de la musique ».

1.2 Les sciences sociales et la musique

1.2.1 Anthropologie, sociologie… la vision « classique » de la musique

8 La musique et le champ musical ont et sont toujours avant tout le champ privilégié des sciences humaines et des sciences sociales, dans une approche pluridisciplinaire au sein de laquelle la géographie ne tient pourtant qu’une place extrêmement restreinte.

9 En tant qu’objet à part entière, la musique est d’abord l’objet de la musicologie, qui consiste d’une part à étudier l’histoire et l’évolution des musiques – l’approche est avant tout une approche temporelle, même si elle ne peut totalement occulter le spatial ; d’autre part, la musicologie définit l’étude en détail d’œuvres musicales, qui, à l’instar des œuvres littéraires, sont étudiées à l’aune de leur mélodie, de leur technique, de leurs influences, etc. Mais, à compter du début du XXe siècle, dans un contexte d’exploration et de description encyclopédique du monde, la musique sous certaines formes – notamment

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sous celle des rites sociaux dans les sociétés dites traditionnelles – a été approchée et appropriée par l’anthropologie, l’ethnographie puis la sociologie. L’étude de la musique s’est par conséquent soumise précocement aux jeux du brassage disciplinaire.

10 Jusqu’aux années 1950-1960, l’étude de la musique, en dehors de la musicologie, s’est beaucoup cantonnée à une approche anthropologique et ethnographique « traditionnelle », c’est-à-dire celle qui se place dans la lignée, côté anglophone d’un Evan-Pritchard ou d’un Malinovski, ou, côté francophone d’un Lévi-Strauss. Elle n’est pas étudiée comme objet à part entière, mais comme manifestation sonore de structures sociales et identitaires. Surtout, l’étude de la musique reste globalement cantonnée à un lointain géographique et, dans une certaine mesure, temporelle (l’étude du folklore occidental ayant aussi sa place dans cette approche, mais dans une moindre mesure). La musique des sociétés contemporaines, comme objet quotidien soumis autant aux évolutions techniques qu’aux héritages du passé, ne constitue pas un objet d’étude particulièrement fédérateur.

11 Ce n’est que dans les années 1960, avec l’École de Francfort et autour de la discipline encore nouvelle de l’ethnomusicologie, que la « construction sociale, politique et économique du fait musical » commence à être prise en compte, par Adorno et Benjamin, dans une double perspective de naissance des industries culturelles et de critique marxiste de la société. Ces premiers travaux constituent les jalons d’une tendance qui est allée croissant dans la recherche en sciences sociales jusqu’à aujourd’hui, et qui consiste à considérer la musique « en tant que culture » et « non pas comme objet dans la culture » (Guiu, 2006 : 8-9). Cette tendance a contribué à faire un peu plus de place dans l’étude de la musique aux approches et à la prise en compte de l’espace et des lieux propres à la géographie.

12 Par conséquent, depuis l’accélération des phénomènes de mondialisation, durant les dernières décennies, il y a eu dans les sciences sociales un brassage disciplinaire : la musique et le fait sonore sont, devenus un objet pour l’histoire (comme l’a montré A. Corbin en 1994 en bâtissant une histoire de la France du XIXe siècle autour des paysages sonores et des sens en général1)) et non plus uniquement pour la musicologie et l’anthropologie. A cet élargissement à d’autres disciplines s’est ajouté un brassage thématique : « l’ensemble des sciences sociales s’intéresse donc à l’espace sonore et aux liens entre identité, territoire et musique. » (Guiu, ibidem) On a vu ainsi se généraliser dans les études d’anthropologie ou de sociologie urbaines l’emprunt de termes et de problématiques territoriales issus de la géographie, tandis que la géographie s’est pour sa part intéressée aux approches d’autres sciences humaines (ce que je développe dans le point suivant.)

13 Pour prendre un seul exemple, lié à l’objet de ce mémoire, l’émergence dans la deuxième moitié du XXe siècle de musiques nouvelles, liées à la place inédite prise par la jeunesse dans les sociétés contemporaines, aux innovations techniques qui permettent d’amplifier la musique, et à la naissance de cultures décrites comme spécifiquement urbaines, a incité les anthropologues et les sociologues à réfléchir à la ville, à la diffusion et à la circulation mondialisée des cultures et des modes, à la revendication territoriale etc. Ainsi lorsqu’en 2003 une sociologue dirige un ouvrage collectif, en collaboration avec la Cité de la Musique de Paris, sur des musiques comme le rap ou la techno, elle ancre sa réflexion dans une dimension spatiale. L’ouvrage est ainsi intitulé Territoires de musiques et cultures urbaines, et le sous-titre précise : Rock, rap, techno… l’émergence de la création musicale à l’heure de la mondialisation (Laffanour, 2003). Le chapitre introductif2 évoque les notions de frontières, de limites, et la circulation des musiques sur la « sono mondiale » ; la ville,

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comme espace public ouvert à la création ; les espaces de représentation et d’expression ; les territoires artistiques ; l’action enfin des pouvoirs publics sur certains espaces… autant de pistes de réflexion qui montrent la porosité, dès que l’on s’intéresse à la musique, des limites qui séparent encore la géographie de la sociologie et de l’anthropologie. Le choix de mon objet d’étude, qui porte non seulement sur la musique, mais sur la musique urbaine et actuelle, dans un contexte de mondialisation culturelle et économique, s’inscrit totalement dans cette nouvelle donne, à savoir des limites de plus en plus floues entre les différentes sciences humaines.

1.2.2 Quelle place pour la musique en géographie ?

14 Dès lors, il est facile de se demander quelle est la place, actuellement, de la musique au sein de la géographie, voire d’en interroger la légitimité : si les approches sociologiques ou anthropologiques ont intégré à leur démarche des concepts qui étaient ceux de la géographie, le phénomène inverse s’est-il produit, et sous quelle forme ? Mais, dans ce cas, qu’est-ce qui sépare encore les disciplines les unes des autres ? En quoi la démarche du géographe peut-elle stimuler une réflexion singulière sur la musique ?

15 Je me suis au départ surtout appuyée sur le chapitre de J. Lévy dans Le Tournant géographique consacré à la musique comme nouveau « territoire de l’improbable » (293) ; la réflexion y est centrée sur la musique « savante » plus que sur la musique issue de la culture populaire de masse, elle ne dépasse pas 1945 dans son cadre temporel et elle reste focalisée sur la musique européenne. Cependant, il introduit des champs de questionnements qui ont largement sous-tendu ma propre réflexion. La circulation des courants musicaux est ainsi mise en avant, puisque Lévy postule que, s’agissant des objets esthétiques, elle est importante, dense et précoce, par rapport par exemple aux objets techniques ou économiques. Il réfléchit aussi à la différence entre échanges culturels et échanges marchants : « la diversité des sous-espaces, souvent nationaux, résiste souvent davantage en art que dans le domaine des échanges marchands passant par la monnaie. » (296) Il inscrit enfin dans le même champ d’analyse la musique, les structures de pouvoir – notamment les États – l’univers urbain en ce qu’il peut favoriser les innovations, et le fait économique. Ce sont des axes de recherche que j’ai souvent repris au cours de ce travail.

16 Mais J. Lévy, quand il écrit cet article en 1999 s’inscrit dans une dynamique de renouvellement de la géographie, notamment de la géographie française, qui a eu lieu à partir de la fin des années 1970. S’agissant de la musique en elle-même comme objet géographique, la géographie anglophone a été le précurseur principal, comme le souligne R. Hudson (2006) dans une synthèse sur les études effectuées en terrain anglophone sur les liens entre musique, identité et lieux. Je reprends ici brièvement l’article de C. Guiu, cité déjà plus haut, qui dresse un état des lieux synthétique et dense de la géographie en musique :

17 La musique en géographie, « terrain défriché et dispersé » (p. 9) est un objet de recherche géographique valorisé par un certain nombre de chercheurs depuis une vingtaine d’années, qui dénoncent le primat du visuel et du paysager qui existe au sein de la géographie. On peut distinguer trois grandes périodes dans l’évolution de la thématique en géographie : les années 1970 comme point de départ significatif, la fin des années 1970 et les années 1980 avec l’accent mis sur les soundscapes enfin les années 1990 et les approches culturelles et postmodernes. Parallèlement, les pôles de recherche se sont

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aussi multipliés : des États-Unis, précurseurs, le champ s’est élargi à la Grande-Bretagne puis à la France, avant de faire des émules en Océanie (Australie et Nouvelle-Zélande.) Il y a donc eu un élargissement sans que pour autant il y ait beaucoup de dialogues entre les différentes aires de recherche : à l’instar d’autres objets et thématiques, les recherches francophone et anglophone restent très étanches l’une à l’autre. Entre 1968 et 2006, soit en presque 30 ans, C. Guiu dénombre 140 travaux de recherches géographiques, – dans le monde – portant sur le fait sonore. Mais c’est surtout depuis 2000 que le thème connaît une croissance significative,3 et que de plus en plus de chercheurs l’intègrent d’une manière ou d’une autre à leurs analyses.

18 À partir des années 1970, autour de George Carney, se met en place une « géomusicologie » dite de l’École de Berkeley : elle cultive une approche dite diffusioniste de la musique, proposant des cartes définissant des aires et des limites culturelles, et fondée sur des méthodes plus quantitatives que qualitatives. Cette approche est critiquée car trop matérialiste, trop descriptive, et trop orientée dans ses zones d’études (les musiques des minorités, noires ou amérindiennes, étaient ainsi totalement ignorées au profit de la country par exemple). Ce pendant a été corrigé par une approche plus sensible et sensorielle autour de Lowenthal, plus « axée sur les représentations, l’imagination et l’expérience sensible » (14) tandis que la notion de paysage sonore – soundscape – était développée et faisait des émules, dans les années 1980, et que l’étude des sources artistiques, à travers les paroles et les thèmes musicaux, devenait une source à part entière. « L’écoute sonore de l’urbain et du quotidien », initiée dès 1971 par l’université de Vancouver avec le World Soundscape Project de R. Schafer s’intéresse non seulement au fait musical, mais aussi à tout ce qui peut constituer le pendant sonore d’un paysage, qu’il fasse sens ou non au sein d’un groupe humain. Ce travail « d’écologie acoustique » est repris alors par l’ethnographie (J.-F. Agoyard) ou par l’histoire (A. Corbin) dans les années 1980 : c’est à partir de cette période que l’on commence à voir une grande proximité dans les approches sur la musique par les différentes sciences humaines. Dans les années 1990, avec le « tournant culturel » qui a lieu en géographie, impulsé par la cultural geography anglophone, cette proximité ne fait que s’accentuer : « le “tournant culturel” est corrélatif des dynamiques de la postmodernité et révèle les changements sociaux des relations espace-temps. » (16) Du côté de la géographie française, où la recherche sur les faits culturels a connu un renouveau sous l’impulsion de P. Claval, de nouvelles thématiques se développent, notamment une géographie des pratiques sociales – sport, festivals, tourisme… – au sein de laquelle on conçoit parfaitement que la musique trouve sa place. Dans un monde où la globalisation favorise la réduction des distances et une déterritorialisation de plus en plus forte, la musique, en tant qu’objet immatériel mais circulant facilement, apparaît comme un objet d’étude pertinent et éclairant. Trois grands pôles de recherches sur la musique peuvent ainsi être dégagés dans les études qui en ont été faites depuis les années 1990 jusqu’à aujourd’hui : les musiques analysées comme vecteurs d’images et de développement, comme « puissant instrument de création d’une imagerie territoriale » de « stéréotypes territoriaux » et comme élément performatif influent un territoire. Le deuxième pôle est celui du lien entre musique et pouvoir, que celui-ci soit politique ou économique : outre le fait que la musique est classiquement un « instrument de légitimation, d’affirmation ou de contestation du pouvoir » (19), la musique permet aussi d’analyser les jeux de relations complexes entre territoires locaux et réseaux mondiaux, comme élément de renforcement ou de déstabilisation de communautés locales etc. Enfin, le troisième pôle est celui de l’émergence, autour et par certaines musiques, de nouveaux lieux pour de

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nouvelles « communautés imaginées » : le lien entre musique et identité est là encore mis en valeur, sans exclusive cependant.

19 C. Guiu conclut sa synthèse en montrant que, s’il y a « autant de géographies de la musique qu’il y a de géographies », la tendance récente est cependant « l’émergence de la notion d’embodiement et de gender dans l’étude des relations entre musiques, territoires et identités », alors que les analyses quantitatives, depuis les travaux de Carney, sont relativement délaissées. D’autre part, il existe des constantes dans toutes les approches récentes de la géographie : l’idée notamment que la musique est un indicateur « des sentiments d’appartenance, des mobilités, des valeurs et des comportements sociaux » et qu’elle dispose d’une valeur performative sur les dynamiques territoriales.

20 Les perspectives de la musique en géographie sont donc nombreuses, côté anglophone comme côté francophone. L’organisation en 2006 et en 2007 de deux journées scientifiques (qui ont suscité l’article que je viens de résumer) interrogeant les chercheurs toutes disciplines confondues sur l’intérêt d’une approche géographique de la musique montre qu’il s’agit d’une thématique qui gagne actuellement en visibilité. Les diverses communications ont montré à la fois la réelle pluridisciplinarité du sujet, mais aussi une récurrence de certains thèmes : le rap, en particulier, a fait l’objet de plusieurs communications, et la ville de la Nouvelle Orléans apparaît aussi comme un pôle particulièrement attractif pour les réflexions de tous types sur le lien entre la musique et le territoire.

21 Le travail que je présente ici est redevable de cette double évolution : conjonction entre différentes disciplines sur certains thèmes et sur certaines méthodes, et définition d’un thème qui doit beaucoup à l’introduction au sein de la géographie de thèmes « culturels. »

1.3 Deux types d’outils de recherche

1.3.1 Expérience sur place

22 Le travail présenté ici est basé sur deux périodes consécutives passées à Dar es Salaam en 2006 et 2007, dans des contextes différents. En 2006, j’ai effectué un stage de sept mois à la chancellerie diplomatique de Tanzanie, et je suis revenue pour cinq semaines en 2007, cette fois-ci dans le cadre du master, et dans une optique de recherche proprement dite.

23 Mon objectif quand j’ai effectué mon stage était de me familiariser avec la Tanzanie et la ville de Dar, déjà dans l’idée d’y effectuer un éventuel travail de recherche ultérieur, c’est pourquoi il me semble intéressant de l’évoquer brièvement. Je travaillais à l’ambassade en tant « qu’attachée politique », ce qui consistait en fait pour l’essentiel à suivre l’actualité politique via la presse, et dans une moindre mesure, économique, de la Tanzanie ; l’autre partie du travail visait à maintenir un contact avec les organisations internationales de développement, très présentes en Tanzanie et auxquelles la France contribue largement, ainsi qu’à assurer le suivi des relations entre le Quai d’Orsay et le TPIR (Tribunal Pénal International pour le Rwanda). D’un point de vue strictement méthodologique, un stage dans un petit poste diplomatique comme celui-ci présente de nombreux avantages ; le principal est qu’il m’a permis, sur le seul atout de ma position à l’ambassade, d’avoir accès à de nombreuses institutions importantes, et à rencontrer un certain nombre de personnes qu’il m’aurait été plus difficile et plus long de rencontrer autrement. D’autre part, le travail de synthèse qui m’était constamment demandé m’a effectivement permis

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d’acquérir une vision globale du pays : la multiplicité des sujets abordés m’a fait me pencher sur des thèmes aussi variés que les élections présidentielles à Pemba (Zanzibar), la place des femmes en politiques, les conflits d’intérêts entre petits mineurs et grandes compagnies minières, les réactions à « l’affaire des caricatures » de mars 2006… tous ces événements ne sont certes pas en prise directe avec mon sujet de recherche, mais ils m’ont néanmoins permis d’élaborer, par petites touches, un tableau de la Tanzanie de 2007. En termes de réseau et de vue d’ensemble, on peut donc dire que ce stage s’est avéré productif. Cependant, la méthode a aussi ses limites. Une des plus importantes à mes yeux reste le fait que le travail effectué ne m’a permis d’avoir qu’une vue très partielle et très biaisée du terrain. La majeure partie du travail s’est faite à travers les seuls filtres du rayonnement de la France, d’une part, et de l’idéologie du développement telle qu’elle est élaborée par les bailleurs de fonds internationaux d’autre part : cela donne parfois une vision finalement assez éloignée de la réalité. Le travail à partir uniquement de la presse anglophone est aussi limité : bien que la liberté d’expression soit une valeur plutôt respectée en Tanzanie, le contenu des journaux reste très inféodé à la ligne du gouvernement pour tout ce qui relève strictement de la politique, y compris dans les titres privés les plus ‘indépendants’4 et l’actualité internationale est en général une reprise mot pour mot des dépêches des agences internationales. Quant aux sujets de société, à quelques exceptions près, ils sont souvent très éloignés de la vie quotidienne de la majeure partie de la population et semblent s’adresser à une classe moyenne occidentalisée, (voire américanisée), parfaitement anglophone et urbanisée dont on se demande si elle existe vraiment en Tanzanie5. Ils véhiculent donc un certain type de discours, de mise en scène du pouvoir et de représentations sur le pays qui ne sont pas en soi inintéressantes, mais qui ne peuvent en aucun cas constituer la seule source légitime à un travail sur un sujet comme la musique populaire. En l’occurrence, sur le Bongo Flava, les journaux anglophones se révèlent la plupart du temps très conservateurs (ne faisant que répéter le discours officiel en rigueur depuis l’Indépendance sur les musiques nouvelles) et complètement ignorants des évolutions de la musique et de la vie culturelle underground de Dar ; si l’on excepte le cas du Gospel, et quelques lancements officiels d’albums financés par des sponsors importants ou des coopérations culturelles, la représentation de cette musique reste assez caricaturale et moralisatrice. C’est du côté de la presse en swahili qu’il faut se tourner si l’on veut des renseignements sur ce qui se passe ndani ya Bongo (au cœur de Bongo [Dar es Salaam]) ; il existe une presse gouvernementale en swahili, mais elle est concurrencée par des dizaines de titres quotidiens, hebdomadaires et bi-hebdomadaires6 qui donnent un aperçu probablement beaucoup plus fiable des réalités et des évolutions en profondeur de la société tanzanienne que leurs homologues anglophones. Les sujets internationaux sont beaucoup moins évoqués, à l’exception du football et des potins, au profit de thématiques plus divertissantes et plus légères : la musique, le sport, la mode, les romans-photos… Mais, à l’exception des titres les plus « sérieux », la lecture de ces journaux exige une connaissance assez fine du swahili, que je ne possède pas, ce qui m’a probablement privée d’un point de vue différent, via la presse, sur la société tanzanienne.

24 Néanmoins, cette expérience de plusieurs mois, sans être déjà orientée un travail de recherche précis, m’a quand même été très utile pour revenir en Tanzanie quelques mois plus tard. Ne pouvant rester sur place que sur une courte période, le fait de déjà bien connaître les lieux, de parler un peu swahili et d’avoir un certain nombre de contacts sur place m’a fait gagner beaucoup de temps, matériellement et scientifiquement. Je n’aurais autrement pas pu revenir sur un temps aussi court. Revenue à Dar en février 2007, j’ai

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effectué un court travail de terrain, orienté cette fois-ci sur le monde de la production musicale, notamment de Bongo Flava, et surtout destiné à prendre des contacts et à rencontrer des gens d’un milieu que, pour le coup, mon expérience précédente ne m’avait que peu amenée à côtoyer. Cela s’est traduit par un petit nombre d’entretiens plus ou moins long avec des musiciens, par des recherches à l’université de Dar es Salaam (un mémoire notamment, celui de P. Magesho, était particulièrement utile) où la quasi- totalité des travaux de recherche ne sont accessibles que sur place, et des prises de contacts avec des journalistes.

25 Enfin, l’Unesco, qui oriente actuellement un de ses champs d’action sur l’industrie de la musique et les problèmes des droits d’auteur, s’était également montrée intéressée par mon projet de recherche ; j’ai pu avoir aussi un entretien avec le responsable de la partie « Culture », qui a insisté sur le besoin actuel d’avoir une représentation cartographique des phénomènes musicaux dans la ville, que cela traduise les quartiers de création musicale, les zones de vente ou les zones de production. Selon lui, cette cartographie est une des conditions nécessaires à l’élaboration de plans d’action réellement efficaces sur le statut actuel des artistes… Cet entretien, même s’il ne pas m’a concrètement apporté d’aide en termes de terrain, s’est quand même révélé précieux car il montrait que l’objet que j’avais choisi et l’approche mi-culturelle mi-économique que je tentais de mettre en place étaient « dans l’air du temps. » À défaut de faisabilité, cet entretien a donc apporté une forme de légitimité extérieure à ma démarche.

1.3.2 Internet, un outil de recherche à part entière

26 Le fait de m’être intéressée dès mon travail de maîtrise à des problématiques de réseaux et de connectivité m’a conduite à me pencher sur le réseau par excellence que constitue Internet. Dans une société mondiale de plus en plus « en réseaux » (M. Castells, 1998) Internet pose question en ce qu’il représente de potentiels de connaissance, de canal de circulation culturelle et informative, et de capacité de mise en contacts d’espaces jusque- là très éloignés, aboutissant ainsi à ce qui s’apparente à une réduction de l’espace réel. D’autre part, au même titre que la musique, Internet présente un paradoxe, dans la mesure où il constitue un espace totalement virtuel, mais qui entraîne des modifications conséquentes et sans précédent sur la réalité.

27 La Toile tenait donc une large place dans mes hypothèses de travail. Je supposais qu’elle constituait, dans le cas de la musique tanzanienne, un outil important de réception et de diffusion. Théoriquement, elle doit en effet permettre la circulation de nouveaux morceaux, via le téléchargement et la compression du son en formats de fichiers de plus en plus légers, donc de plus en plus transportables ; la circulation de nouvelles modes et de nouveaux courants musicaux, pas nécessairement disponibles autrement ; mais aussi la circulation de noms, et création de réseaux virtuels d’artistes ou de producteurs de musique disséminés à travers le monde.

28 D’autre part, la nature de mon objet de recherche m’a aussi poussée à utiliser de manière intensive les ressources disponibles via Internet. La bibliographie sur la musique tanzanienne est, à la base, peu abondante, et elle l’est encore moins en français ; d’autre part, l’objet en lui-même est en évolution constante. Les musiques et, plus globalement, les cultures urbaines changent extrêmement rapidement : si les logiques et les facteurs de changement évoluent plus lentement, en termes de contenu, ce qui était vrai au début des années 2000 ne l’est plus forcément en 2007. Cette rapidité est d’autant plus visible à Dar

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es Salaam, qui connaît actuellement des évolutions parfois tellement rapides qu’il devient difficile simplement d’en rendre compte. Dans ce contexte, Internet se présente comme le seul outil qui permette une mise à jour de tous ces changements : s’il y a peu de documentation écrite en format papier sur la musique actuelle tanzanienne, il y a au contraire pléthore de sites et de ressources numérisées disponibles sur Internet. Sans remplacer une étude sur le terrain, Internet permet d’avoir un aperçu du terrain en question et de se tenir au courant de ce qui s’y passe ; en cela, il y a bien un phénomène de réduction de l’espace qui peut être intéressant à exploiter au cours d’une recherche.

Internet en Tanzanie

29 Quand on dresse le tableau du rôle et de la place d’Internet en Tanzanie et, dans une moindre mesure, au Kenya, le bilan reste cependant assez mitigé, surtout si l’on compare avec l’Afrique de l’Ouest, par exemple le Sénégal et le Nigeria, où il fait désormais partie du quotidien d’une très large proportion de la population, au moins urbaine. On l’a évoqué en introduction, cela s’explique en partie par le fait que cette zone de l’Océan Indien n’est pas encore reliée aux câbles sous-marins mondiaux, ce qui entraîne une faible capacité du réseau actuel. Les choses devraient changer en 2008, date à laquelle cette connexion devrait être faite : il sera alors intéressant de voir quels seront les impacts de cette installation.

30 En attendant, l’accès à Internet continue en Tanzanie comme au Kenya à être un puissant indicateur d’inégalités sociales et territoriales. Le clivage villes-campagnes est comme il se doit encore plus fort que ceux qui existent déjà en matière de distribution d’électricité. Mais ces inégalités se jouent aussi entre villes de différentes tailles et de différentes attractivités, à l’intérieur des villes mêmes, et aussi entre utilisateurs occasionnels, clients de cybercafés, et utilisateurs privés, disposant de leur connexion à domicile. Ainsi, les villes de Dar es Salaam et Nairobi disposent sans surprise des meilleures connexions ; au Kenya, Mombasa dispose également de bonnes infrastructures. À ce stade, le niveau d’accès à Internet n’est que le reflet d’autres types de répartitions d’infrastructures et d’équipement. Côté tanzanien, les villes du Kilimandjaro (Arusha et Moshi) ainsi que Zanzibar sont également plutôt bien connectées : le dynamisme touristique de ces espaces peut en grande partie expliquer cela, étant donné qu’ils attirent chaque année une population de touristes de plus en plus nombreuse (environ 500 000 touristes en Tanzanie pour 2006), avec un fort pouvoir d’achat, et ayant depuis longtemps intégré Internet dans ses pratiques quotidiennes. À échelle plus fine, sans surprise, c’est dans les quartiers les plus centraux et les plus actifs que l’on trouve le plus de cybercafés et autres connexions à l’intention de cette population particulière.

31 À Dar, même si les logiques sont peu ou prou les mêmes, les zones où l’accès Internet est possible sont plus nombreuses et plus dispersées. Si l’on tient aux cybercafés, c’est dans les quartiers centraux de Kariakoo, Upanga et de Kivukoni Front, tous denses, actifs et bien équipés, que l’on trouve le plus de connexions ; les quelques grands malls répartis dans la ville sont eux aussi souvent bien pourvus. Enfin, les quartiers relativement proches du centre-ville, où se mêlent populations pauvres, moyennes et aisées, à l’instar de Mikocheni A et B, ou de Kinondoni, disposent également d’un certain nombre de cybercafés. En revanche, ceux-ci sont quasiment inexistants dans les quartiers les plus huppés de Msasani, Masaki et Oyster Bay : Internet y est présent, mais quasiment exclusivement chez des particuliers qui disposent de leur propre ligne.

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32 Quoi qu’il en soit, il est frappant de constater combien ce réseau de cybercafés et de points d’accès à Internet est faible par rapport à l’étendue de l’agglomération. Il évite déjà toutes les zones non électrifiées, nombreuses dans cette ville où l’urbanisme a pendant longtemps été inexistant, et, même dans les quartiers bien équipés, il reste assez anecdotique. (Voir carte n° 2 en annexe sur Internet.) En comparaison par exemple avec Dakar, l’accès à Internet des citadins de Dar es Salaam est très médiocre, et il ne fait guère partie des pratiques quotidiennes, mais il faut admettre aussi que la mauvaise qualité de la plupart des points d’accès, ainsi que leur cherté (environ 500 TSh l’heure, soit 35 centimes) est assez dissuasive.

La sphère musicale et Internet

33 À travers ce tableau édifiant, il ne serait donc guère surprenant de voir Internet complètement délaissé par le secteur musical. Pourtant, la situation est là encore paradoxale, dans la mesure où, malgré cette faiblesse relative, il y a à Dar es Salaam et sur la vie musicale tanzanienne en général de nombreuses ressources en lignes, et un certain dynamisme.

34 On trouve en effet sur Internet un panel de magazines en ligne, réalisés à Dar es Salaam, le plus souvent en anglais et en swahili, qui donnent aux internautes sur un mode plus ou moins communautaire toutes les actualités culturelles et les événements à venir. Le plus connu et le plus généraliste est le site DarHotWire, qui se veut un magazine en ligne sur la Tanzanie, mais dont les sections consacrées au Bowgo Flava occupent une place conséquente. On peut aussi citer SwahiliRemix, Mahusiano Music, Ngome Entertainment… Tous sont plus ou moins centrés sur le Bowgo Flava, et se revendiquent de la culture jeune, urbaine et moderne qu’est censé véhiculer cette musique, tout en évoquant aussi, plus globalement, les musiques qui plaisent au public tanzanien, du taraab au rap nord-américain.

35 On peut prendre comme exemple le site Mahusiano7 qui se présente sur sa page d’accueil comme « the land of bongo flava music ». Créé en septembre 2006 par un des fondateurs d’une compagnie alors naissante de conseils en investissements, MK Group, Mahusiano.com a pour vocation déclarée est de « faire connaître la musique tanzanienne au reste du monde » (« to introduce Tanzanian Music to other parts of the world»). Le site est presque exclusivement rédigé en swahili – contrairement par exemple à SwahiliRemix, dont les créateurs sont tanzaniens et européens, et qui revêt donc une dimension diasporique – : il est avant tout destiné à un public tanzanien, ou en tout cas originaire d’Afrique de l’Est. La présentation est classique, et divise sommairement le site en rubriques de vidéos, de fichiers audio, de photos et de forums de discussions. La partie intitulée « Mahusiano Audio Center » divise les chansons diffusées en cinq styles différents : Bongo Flava, Bongo Dance Music, Taarab, Zi/ipywdwa (littéralement : « ceux qui étaient aimés » c’est-à-dire les « bons vieux classiques ») et enfin les Nyimbo za Injili, « chansons de l’Évangile » à caractère religieux, dont le succès est grandissant en Tanzanie. Les actualités diffusées concernent essentiellement la vie musicale à Dar es Salaam : dates de concerts et de sorties d’albums surtout. Dans une moindre mesure, mais cependant relativement présentes, les nouvelles et les potins sur les stars de la musique afro-américaine occupent aussi une place non négligeable (à l’instar de la presse écrite, qui reprend souvent mot pour mot, en anglais et en swahili, les dépêches « people » des agences de presse internationales.) Enfin, comme la plupart des magazines en ligne,

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Mahusiano se veut interactif et participatif : une large place est faite aux forums, aux chats, et aux espaces d’expression pour les lecteurs. Les statistiques affichées sur le site montrent cependant que pour l’instant, il est resté dans la confidentialité : le 13 mars 2007, le site a atteint son plus haut pic de fréquentation avec… 13 utilisateurs en ligne simultanément, sur un total de 67 abonnés. L’échelle de diffusion mondiale n’est pas vraiment atteinte pour l’instant.

36 Parallèlement à ces sites généralistes, un petit nombre de producteurs de musiques se sont également mis à travailler avec Internet, depuis le début des années 2000. La mise en ligne de samples et de morceaux instrumentaux doit en effet permettre à des groupes très dispersés de travailler quand même ensemble : un certain nombre de producteurs et d’artistes passent en effet du temps, voire sont installés, à l’étranger, en particulier aux États-Unis et, dans une moindre mesure, au Royaume Uni. Les sites de ces producteurs permettent en théorie ces collaborations, notamment dans le milieu hip-hop, où le haut degré de numérisation de la musique et le faible besoin d’instruments de musique facilitent un travail largement opéré grâce à l’informatique. Si l’on en croit Peter Magesho, dans sa thèse sur le Bongo Flava (2003), les principaux producteurs de rap ont mis en place leur site Internet pour favoriser ce type de création ; écrite en 2003, il cite par exemple Poa Records, basé à Dar es Salaam, ou Grandmaster Records à Arusha. Ces sites existent toujours, mais sont plus ou moins régulièrement mis à jour et semblent peu fréquentés ; quant à la dimension de collaboration en ligne évoquée par Magesho, elle n’est pas vraiment visible, tout au plus est-elle facilitée par la rubrique « Contacts » présente sur tous les sites.

37 Pour résumer, on peut dire que la relation entre Internet et le monde de la musique en Tanzanie est fondée sur une double logique. La première est une logique de diffusion, en essayant de mettre à profit de la manière la plus large possible le potentiel de diffusion infinie que devrait permettre le réseau ; il semble que cette première stratégie ne soit que modérément couronnée de succès. En revanche, il existe aussi dans ce fonctionnement virtuel une vocation fortement communautaire, qui vise à maintenir des liens entre les artistes à l’étranger et ceux qui sont restés à Dar es Salaam. Il s’agit d’un petit réseau, composé tout au plus de quelques centaines de personnes, mais, ici, Internet remplit parfaitement son rôle ; s’il ne parvient pas à susciter une création musicale basée sur les relations virtuelles, il contribue quand même à maintenir des liens vivaces au sein d’une communauté artistique restreinte, mais assez homogène, et répartie dans le monde entier.

Internet et MySpace : des outils de recherche nouveaux

38 Le rôle que peut remplir Internet dans la diffusion de la musique représente donc un potentiel qui, à l’usage, ne tient pas nécessairement ses promesses, mais il est néanmoins symbolique, et tend à évoluer depuis deux ou trois ans avec la montée en puissance du Web 2.0, ou Internet participatif. Le principe du Web 2.0 est celui d’un édifice en perpétuelle construction, où ce sont les internautes eux-mêmes qui font évoluer les sites qu’ils consultent. Les créateurs de ces sites n’ont en fait qu’à mettre en place des trames virtuelles, et c’est le public qui se charge du contenu, plus ou moins surveillé par des modérateurs. Les sites les plus emblématiques actuellement sont par exemple YouTube, site de vidéos en ligne, ou Wikipédia, encyclopédie multilingue où tout un chacun est susceptible d’apporter des modifications et des compléments aux articles qu’il lit. En termes d’Internet participatif, le réseau MySpace est également depuis sa création en

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2003 un des sites qui a connu la plus grande notoriété. « MySpace est un réseau social, accessible à tous. Il suffit de s’y connecter pour se faire des "amis", selon ses affinités musicales, sportives, cinématographiques ou autres. » (Le Monde)8 Le principe de base, simplissime, est le suivant : n’importe qui peut s’inscrire, ce qui donne l’accès à une page personnelle, qu’il est possible de transformer et de changer à sa guise. La structure du site permet d’insérer dans son profil des photos, de la musique, des vidéos… une utilisation un peu plus poussée permet de personnaliser aussi l’ensemble du style de la page, d’ajouter des liens vers d’autres sites, des blogs etc. La page ainsi élaborée constitue la vitrine de son propriétaire ; il s’agit ensuite de se faire un maximum « d’amis » – d’où le slogan du site, « MySpace, a place for friends » – qui laisseront s’ils le veulent des commentaires sur un espace réservé à cet effet. Pour se constituer un réseau « d’amis », il faut envoyer une « invitation » sur la page souhaitée, ou y répondre. Le fait d’avoir quelqu’un parmi ses amis permet de voir tous ses amis à lui, et de se constituer par ces liens son propre réseau. Les amis ainsi rassemblés peuvent ensuite laisser s’ils le souhaitent un commentaire sur la page visitée… le nombre d’amis, de commentaires, et la notoriété des « amis » renforçant évidemment l’intérêt de la page : le site marche en fait autant à la découverte d’autrui qu’à l’ego des utilisateurs !

39 MySpace n’est pas le seul site à proposer ce genre de démarches : d’autres sites, comme Hi-Five ou Nettbuzz sont basés sur le même principe. Mais, par son fonctionnement extrêmement simple, il a connu un engouement rapide ; s’il s’agit d’une plate-forme théoriquement généraliste, et sans autre but affiché que l’élaboration d’une communauté virtuelle9, MySpace a fondé sa réputation aussi sur la musique.

40 Les musiciens « ont été les premiers à saisir l’intérêt de ce site, qui leur offre un lien direct et permanent avec leurs fans. En faisant de leur profil un mini-site peÉsonnel et grâce au parrainage en vigueur sur MySpace, ces artistes ont fédéré autour d’eux des communautés très efficaces. » (Ibid.) Le hip-hop nord-américain a été précurseur en la matière : The Roots, groupe culte de Philadelphie qui expérimentait le concept depuis plusieurs années sur son site communautaire Okayplayer, a ainsi été un des premiers à faire de MySpace un lieu virtuel couru à la fois par les artistes et le public. Les créateurs du site ont suivi la tendance en mettant au point un modèle de page MySpace Music, qui permet aux musicÉens de mettre en ligne plusieurs morceaux et de se créer un site Internet miniature, et totalement gratuit. On mesure ainsi l’intérêt potentiel de ce genre de site pour des musiciens, d’autant plus s’ils ne sont pas très connus et s’ils ont peu de moyens : le fonctionnement en réseau permet parfois un effet « buzz » qui amène une notoriété soudaine et massive, et assure quoi qu’il en soit une diffusion d’information à moindres coûts qui explique le succès de MySpace, qui compte début 2007 plus de 140 millions de membres… 10

41 C’est en analysant ce fonctionnement que j’ai tenté de me servir d’abord d’Internet, puis de MySpace, comme d’un outil de recherche à part entière : le principe était à la fois de me renseigner sur la scène actuelle est-africaine, notamment hip-hop, et à la fois de créer mon propre réseau virtuel « d’amis » en ciblant des musiciens ou des acteurs de la musique tanzanienne, et en essayant dans la mesure du possible de rentrer en contact avec eux.

42 J’avais commencé à me servir d’Internet comme simple spectatrice : comme n’importe quel auditeur un tant soit peu investi, j’ai commencé par écumer les sites musicaux, en me focalisant d’emblée sur les sites, nombreux et dynamiques, intéressés par les cultures urbaines sur le continent africain dans sa globalité11 ; cela m’a donné des indices sur la

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place de la scène tanzanienne dans le contexte africain, et permis de constater qu’il s’agit d’un pôle d’une certaine influence et d’une certaine notoriété, même s’il ne concurrence pas les géants ivoiriens et congolais pour la musique de danse, et sénégalais et sud- africain pour les musiques issues du hip-hop. Mon autre grande source de base a été la radio 1Xtra, radio anglaise faisant partie de la BBC, dédiée à la « new black music » ; une fois par semaine, l’émission Destination Africa, présentée et organisée par le Kényan DJ Edu, fait le point sur toutes les nouveautés hip-hop du continent africain dans son ensemble (Maghreb compris, ce qui est assez rare pour être souligné.) Certains artistes sont déjà très connus, mais d’autres ne sont pas du tout distribués en dehors de leur pays ou de leur région ; en cela, l’émission constitue une mine de renseignements musicaux. C’est à partir de la liste des artistes diffusés que j’ai précisé mon champ de recherche ; beaucoup de ces artistes n’ont pas de sites Internet, mais ont en revanche leur page personnelle sur MySpace. C’est ce qui m’a décidée à créer un profil, assez sommaire, mais où je précisais mon objet d’étude, et à l’utiliser comme un terrain de recherche – et plus seulement d’observation – virtuel, en envoyant un maximum « d’invitations. »

43 Même si je n’ai pas rencontré tous mes « amis », ma démarche s’est avérée utile puisqu’elle m’a permis de rentrer en contact avec deux musiciens importants en Tanzanie, FidQ et Dola Soul. FidQ est une des principales figures du rap tanzanien actuel ; basé à Dar es Salaam, il commence à atteindre une certaine notoriété au niveau africain, et se revendique comme un artiste hip-hop, et non Bongo Flava, même s’il est souvent présenté dans la presse tanzanienne comme l’un des chefs de file de ce style musical. Je l’ai rencontré plusieurs fois lors de mon passage à Dar es Salaam. Dola Soul a.k.a Balozi12 est l’un des pionniers du mouvement rap en Tanzanie ; fils de diplomate, élevé longtemps à l’étranger, il a été membre dans les années 1990 d’un groupe appelé Dee-Plow-Matz (en référence à la profession des parents) qui a contribué à la diffusion du rap. Il termine aujourd’hui ses études à New York et s’engage activement pour la promotion du rap africain à l’étranger ; c’est d’ailleurs dans cette optique-là qu’il m’a écrit et m’a proposé son aide en me fournissant des noms de personnes à contacter et des numéros à appeler une fois arrivée à Dar es Salaam. Il a également longuement répondu par e-mail aux questions que je lui posais, de manière très construite et très intellectualisée. Je ne l’ai jamais rencontré au sens propre du terme, mais il s’est avéré être, concrètement, un contact des plus intéressants.

44 Ce résultat très tangible, à partir d’une démarche totalement virtuelle, me semble être une méthodologie innovante ; elle ne peut certes pas être la seule base d’une recherche sur un terrain concret, mais le fait que je sois parvenue ensuite à en tirer une aide bien concrète montre sa pertinence. Utiliser ce type d’outil me paraît également intéressant dans la mesure où cela interroge aussi sur les notions de virtuel et de réel et sur les liens qui peuvent les unir ; on est bien ici dans un registre de performativité, dans la mesure où le discours, virtuel, d’Internet, permet une action sur le terrain réel. Enfin, en termes de contenu, la démarche me semble cohérente, puisque, comme je l’ai souligné au départ, mon sujet interroge les notions de réseau, de connexions, et de vecteurs de diffusion culturelle.

45 Il m’a semblé important d’insister autant sur la dimension nouvelle que pouvait amener Internet à une recherche sur des lieux réels, qu’à l’importance en termes de potentiel de diffusion qu’il pouvait avoir dans un domaine comme la musique. Il est évident qu’un terrain de recherche ne peut se cantonner à des recherches sur Internet. Il est évident aussi qu’Internet ne peut suffire à analyser et expliquer les phénomènes que je souhaite

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étudier, à savoir les liens entre mondialisation, diffusion et circulation des pratiques musicales, et changement des territoires urbains ; notamment parce que, comme le souligne P. Magesho, Internet ne touche encore en Tanzanie qu’une minorité de la population urbaine (elle-même encore minoritaire au niveau national.) Si on reprend le cas de MySpace, on constate qu’un groupe comme XPlastaz, qui est probablement le groupe tanzanien le plus connu, a reçu environ 11 500 visites en deux ans et demi ; dans le même laps de temps, un rappeur de renommée internationale comme le New-Yorkais Talib Kweli a reçu 1 620 000 visiteurs sur sa page MySpace… Le décalage est finalement assez représentatif du décalage qui existe dans d’autres domaines entre le continent africain et le reste du monde. Il montre quoi qu’il en soit que surfer sur le web ne fait pas encore partie des pratiques culturelles quotidiennes en Tanzanie, et que, s’il représente une infinité de possibles, ceux-ci ne sont encore que des horizons lointains.

NOTES

1. CORBIN A. (1982). Le Miasme et la Jonquille : l’odorat et l’imaginaire social XVIII-XIXes siècles, Paris, Aubier Montaigne. 1994, Les Cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle. Paris, Albin Michel. 2. « Musique et territoire, faut-il choisir ? La sono mondiale se joue des limites. » 3. Par le biais notamment de numéros spéciaux de grandes revues internationales : Journal of Cultural Geography, 18/1 1998, Géojournal, 2006, vol. 65. 4. The Guardian, The Citizen, The African et The Daily News sont les principaux titres anglophones disponibles en Tanzanie. La presse en swahili est en revanche foisonnante. 5. Les sujets de société sont par exemple la crise d’adolescence, les régimes et les exercices à faire en salle de sport, la Saint-Valentin… Autant de sujets qui ne touchent qu’une infime partie de la classe moyenne tanzanienne, et qui ne touchent pas non plus la population expatriée à qui cette presse est aussi en grande partie destinée. Cependant, certains chroniqueurs écrivent sur des sujets beaucoup plus réalistes et quotidiens : par exemple la malchance de croiser un ami sans le sou dans un bar et de devoir lui offrir une bière, ou une cousine et ses amies dans un dala-dala, qui profiteront de l’aubaine pour voyager gratuitement. 6. Quelques titres : Nipashe!, (Dis-moi), Mwananchi (équivalent du Citizen), Burudani (Divertissement), BaabKubwa (journal consacré au Bongo Flavour). 7. www.mahusanio.com 8. DE PLAS O., « MySpace, un puissant outil de marketing sur Internet », Le Monde, 08/01/2007. 9. Porte ouverte aussi à toutes les opportunités comme à toutes les dérives : les utilisateurs peuvent indiquer dans leur profil pourquoi ils sont inscrits : « Rencontres, Relations sérieuses, Amis, Réseau » [professionnel].

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10. Le site a été racheté par Rupert Murdoch en 2005, qui l’estime aujourd’hui à 6 milliards de dollars, soit dix fois la valeur d’achat. 11. Citons Africultures, pour les francophones, Africanhiphop, Afropop, Afromix côté anglophone. 12. Balozi signifie « ambassadeur » en swahili, référence autant au métier de son père qu’à sa volonté de promouvoir le rap africain et une image positive de l’Afrique en général. Quant au nom Dola Soul, si Dola est un prénom swahili, le pseudonyme renvoie au groupe new yorkais De La Soul, dont les albums font désormais partie des classiques de la culture hip-hop.

INDEX

Index géographique : Tanzania | Tanzanie

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II. Musiques urbaines…

Claire Dubus

2.1 Afrique en musique : vue d’ensemble

2.1.1 Des concepts pour penser la mise en espace de la musique

1 On l’a déjà évoqué, on considère que la musique est, avant toute chose, un phénomène de « culture » ; on se contentera ici d’une définition simple de la culture, à savoir, au niveau individuel, l’ensemble des savoirs et des connaissances acquis, et, à l’échelle d’une société ou d’une civilisation, un ensemble de structures sociales, religieuses, et de comportements collectifs, qui se manifestent à travers la technique, l’art et le langage.

2 En tant que fait culturel, la musique peut être analysée à travers le prisme de plusieurs concepts, qui peuvent se révéler des sources stimulantes de réflexion et de questionnements. On retiendra ici quatre clefs : interroger la musique par rapport à l’imagination, par rapport aux phénomènes économiques, par rapport aux notions d’identité et à celle, très à la mode, de diaspora, et enfin, à travers la notion de politique.

Musique et imagination

3 En premier lieu, la musique, parce qu’elle est immatérielle et ne stimule théoriquement pas le sens de la vue, apparaît comme un support privilégié pour l’imagination, c’est-à- dire pour la capacité à créer et à projeter mentalement des représentations de soi, du monde, avec en théorie une marge de manœuvre illimitée. Dans les faits, durant ces dernières décennies, voire ces dernières années, les évolutions technologiques ont abouti à une mise de plus en plus systématique de la musique sur un support visuel, que ce support soit une publicité, un film ou un clip vidéo. Cependant, même en tenant compte de cette réserve, le fait d’écouter de la musique, y compris quand elle est accompagnée d’images, peut stimuler l’imagination, d’une manière ou d’une autre. Mais, dans le cas où il y a support visuel, la marge évoquée plus haut est peut-être plus étroite ou plus orientée. Elle n’en existe pas moins.

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4 Je me fonde ici essentiellement sur la réflexion d’A. Appadurai dans son essai Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation dans lequel il travaille sur les nouvelles forces sociales à l’œuvre dans un monde post-colonial où les modèles traditionnels de l’État-nation occidental sont fortement mis à l’épreuve.

5 Son hypothèse fondatrice est que « les moyens de communication électronique et les migrations de masse s’imposent aujourd’hui comme des forces nouvelles, mais moins sur un plan technique que sur le plan de l’imaginaire. » (31)

6 Les sociétés actuelles sont marquées par « le travail de l’imagination », qui est devenue « une force sociale à part entière », dans la mesure où, là où elle était avant cantonnée des domaines sociaux spécifiques (l’art, les rites, les mythes), elle est désormais partie intégrante « du travail mental quotidien des gens ordinaires (…) qui ont entrepris de déployer la force de leur imagination dans leurs pratiques quotidiennes. » Ce glissement serait intervenu à la faveur du développement des moyens de communication et des déplacements de plus en plus importants des individus à travers le monde. La musique a donc sa place dans cette réflexion, puisqu’elle fait partie des flux véhiculés par ces moyens de communication ; en se déplaçant et en étant écoutée potentiellement par des gens dans le monde entier, elle donne à imaginer, et notamment à s’imaginer soi-même dans d’autres lieux :

7 Pour les candidats au départ, les politiques d’intégration à leur nouvel environnement, le désir de partir ou de revenir sont tous profondément influencés par l’imaginaire que diffusent les médias et qui dépasse largement le cadre national. (35)

8 Appadurai ne considère pas cette importance nouvelle de l’imagination comme un phénomène positif ou négatif ; « ni purement émancipateur, ni entièrement soumis à la contrainte », ce rôle nouveau accordé à l’imagination représente simplement la possibilité d’un nouvel espace dans le contexte de la mondialisation culturelle. C’est d’abord dans cette optique que je souhaite confronter musique et imagination : en quoi la musique est un véhicule, mais voir aussi en quoi en quoi la musique permet d’appréhender de nouveaux espaces sociaux.

Musique et identité

9 La musique, en tant que produit issu d’une société ou d’un contexte particulier, est reconnue pour être un support privilégié de l’affirmation identitaire. Elle est un des moyens les plus efficaces pour exprimer d’où l’on vient.

10 Par là même, elle constitue un marqueur d’unité culturelle très fort, en particulier au sein des groupes dispersés ou diasporiques. Comme le note C. Chivallon dans son ouvrage sur la diaspora noire des Amériques (2004) la diaspora est une notion mouvante et dont les définitions varient non seulement selon les aires linguistiques et selon que l’on se place dans un courant post-moderne ou non. Je me contenterai par conséquent de rappeler la définition synthétique qu’en a donné D. Schnapper (2001) : la diaspora désigne dans son acception classique un groupe issu d’une même communauté nationale qui, à la suite d’un événement brutal surgi à un instant T, a été dispersé, mais n’en continue pas moins d’entretenir des liens puissants et transnationaux. L’exemple type de la diaspora « classique » étant la communauté juive, dispersée durablement à la suite de la destruction du Temple de Jérusalem en 70, mais qui a gardé une identité solide malgré la dispersion de ses membres. D. Schnapper souligne également que le sens du mot s’est dilué au fur et à mesure qu’il était de plus en plus utilisé pour désigner simplement la

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présence sur de multiples territoires de groupes de même origine, sans qu’il y ait eu nécessairement d’événement brutal et traumatique à l’origine de cette dispersion.

11 On voit bien toutes les ambiguïtés d’une telle notion. Mais elle m’intéresse ici dans la mesure où elle met en valeur la place de l’identité et de la revendication identitaire dans le fait musical. Celui-ci a en effet une valeur de lien entre les membres d’une même communauté que cette communauté soit réelle et reconnue – par exemple une communauté nationale – ou qu’elle soit « imaginée », selon l’expression de B. Anderson. En principe, un lien est en effet quelque chose qui attache des éléments entre eux, mais il est aussi ce qui permet à ces éléments de « communiquer » entre eux, et de faire circuler, dans un sens ou dans un autre, des paroles, des idées, ou des choses. On retrouve bien dans la musique la notion de « communauté imaginée », qui, dans le cas des musiques urbaines en Afrique, peut revêtir plusieurs aspects : communauté des urbains, communauté des pauvres, communauté des jeunes, communauté des Noirs… Ce qui fait communauté, c’est un ensemble de sentiments d’appartenance individuels, qui se reconnaissent appartenir à un groupe ou à un autre, qui voient l’existence de liens entre les membres supposés de ce groupe, et, qui de ce fait, intègrent à leur identité personnelle l’appartenance à cette communauté. En cela, la dimension identitaire de la musique peut être intéressante à étudier. Elle permet d’approcher la musique à travers ses discours mais aussi à travers ses acteurs : ceux qui la font, ceux qui l’écoutent ceux qui la diffusent.

Musique et économie

12 Depuis le début du XXe siècle, avec l’avènement de la consommation et de la culture de masse, la musique est devenue un vecteur de flux de capitaux colossaux. L’affirmation est à nuancer et à relativiser : selon les auteurs et le contexte, on peut effet lire que le marché de la musique ne représente qu’une petite part d’un PNB, ou qu’il dispose au contraire d’un potentiel énorme. Il faut en fait peut-être faire la distinction entre la production musicale en elle-même, qui implique la constitution et le travail d’une industrie musicale, (avec enregistrement en studio, commercialisation de disques etc.) et la présence de la musique sous sur divers supports et diverses formes ; dans ce deuxième cas, le potentiel économique et financier de la musique est immense, puisqu’elle devient un outil utilisé partout et, de fin, devient un moyen. Quoi qu’il en soit, il y a bien une « filière musique », dont la raison d’être est de commercialiser l’objet immatériel que constitue la musique.

13 La question qui se pose alors est de savoir à quelle réflexion sur l’espace peut aboutir cette mercantilisation extrême de l’objet musique : quelle mise en espace de la musique et du fait musical le biais économique peut-il introduire ? Je distingue plusieurs grandes directions :

14 Une spatialisation via l’espace de vente et de « chalandise » : à l’échelle locale, dans un quartier ou dans un marché, l’expression renvoie à un magasin ou à une échoppe et à sa clientèle. Mais, à échelle plus vaste, c’est aussi par exemple l’aire au sein de laquelle les œuvres d’un artiste se vendent.

15 Une économie de l’espace de la performance : j’entends par là tout ce qui a trait aux concerts, aux lieux où se croisent ceux qui font la musique et ceux qui l’écoutent, qui entraînent des enjeux culturels mais aussi des enjeux financiers.

16 Une économie des médias, qui servent de support à la diffusion des musiques : radio, télévision, presse, publicités, sponsors… Entre ceux qui vendent ou font la promotion de

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musique, et ceux qui s’en servent comme outils, de capitaux plus ou moins importants sont aussi en jeu.

17 Enfin, et c’est en fait ce qui ici m’intéresse le plus, une « économie du rêve », qui rejoint la théorie d’Appadurai sur l’imagination comme force sociale. Quand on parle de musique, et de ce qui pousse un public, quel qu’il soit, à consommer de la musique (en l’écoutant, en en achetant, en allant assister à un concert etc.), on touche aussi à des mécanismes de désir, irrationnel, en opposition à des mécanismes de besoin. C’est ce qui va pousser par exemple quelqu’un à acheter tel ou tel vêtement ressemblant à ceux portés par tel ou tel artiste qu’il admire. Mais le fait qu’il puisse le faire implique qu’il existe une filière économique qui réponde à ce besoin mimétique : en l’occurrence, ici, qu’il existe des commerces où il puisse se procurer les vêtements convoités, et que ces commerces disposent en amont de lieux d’approvisionnement, au sein desquels des gens travaillent à l’élaboration de ce type de biens de consommation etc. Pour que le rêve puisse donner l’illusion d’être accessible, il faut donc qu’une filière économique s’y attelle.

18 Ainsi, l’économie est aussi nourrie par l’imagination, par le désir d’avoir (si ce n’est affirmer) une identité, mais aussi souvent par l’existence de communautés diasporiques qui en constituent une base concrète.

2.1.2 Musiques actuelles : le mélangé érigé en modèle

19 Les musiques africaines actuelles sont mal connues du grand public à l’étranger. À l’extérieur de l’Afrique, il existe à l’égard de « la » musique africaine un double discours assez archétypal : le premier est celui qui a tendance à n’y entendre que les aspects les plus traditionnels et les plus « typiques », et à ne valoriser la musique africaine que dans ses aspects « premiers », « ethniques » ou « primitifs » – essentiellement sous forme de percussion. Si ce type de représentation est de plus en plus désuet au sein des médias culturels qui s’intéressent à la musique en général, il est en revanche très présent dans la publicité et dans le marketing. Il fait alors partie d’un corpus d’images et de connotations beaucoup plus vaste, support esthétique plus que culturel destiné à faire vendre et à attirer un certain public, que l’on retrouve également dans le cinéma (voir les premières scènes du dernier James Bond, Casino Royale1)) ou dans le stylisme (les podiums s’intéressent régulièrement à la mode « ethnique. »)

20 L’autre volet de ce discours extérieur englobe le manque de représentativité des musiques africaines dans le monde, où seules certaines grandes figures et certains styles sont valorisés. Si on s’en tient à une vision franco-française, on peut dire que seuls Youssou N’dour, sénégalais, et , d’Algérie, ont réussi à se faire connaître réellement d’un très grand public, le premier à la faveur d’un titre en anglais avec Neneh Cherry, « Seven Seconds » en 1993, et le second avec un tube, « Aicha » écrit par le Français Jean-Jacques Goldman, sous un format suffisamment lisse et consensuel pour le rendre accessible à toutes les oreilles. Par « très grand public », j’entends un public qui ne cherche pas nécessairement à écouter de la musique d’origine africaine, mais qui y a quand même eu accès, via les chaînes de télévision et de radio les plus écoutées, ce qui a fait rentrer ces deux titres dans les rangs de la variété. Ce n’est donc pas le mballax du premier, ni le raï du second, qui ont bâti leur succès international. Ces deux cas de figure ne sont pas très représentatifs, car finalement peu de titres lancés sur les ondes, quelle que soit leur origine, connaissent cette notoriété. Mais même si on considère les artistes africains, cette fois beaucoup plus nombreux, connus par un large public international

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(mais, cette fois-ci sans être diffusés partout) on constate le même phénomène : que ce soit les maliens Ali Farka Touré, Amadou et Mariam ou , les sénégalais Ismaël Lo, Africando, le Nigérian Fela Kuti, ou le camerounais Manu Dibango, tous, qui ont une grande notoriété dans leur pays d’origine comme à l’étranger, représentent une musique africaine « classique », relativement éloignée des changements à l’œuvre actuellement au sein des courants musicaux africains. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne participent plus à la vie musicale africaine, qu’ils n’en suivent pas les évolutions2, ni qu’ils ne sont plus écoutés des publics africains, bien au contraire. Mais ils ne rentrent pas dans le champ de la variété, ou, pour résumer grossièrement, leur stature et leur capacité à rassembler des publics de toutes les générations n’en font plus des musiques « jeunes » ; chacun représente son style et son propre talent – ce qui d’ailleurs prouve leur réussite –, mais écouter Manu Dibango, par exemple, ne donne pas un aperçu significatif des musiques créées au Cameroun en 2007. Toujours dans le contexte français et francophone, la variété africaine est cantonnée, dans les médias, à des émissions spécialisées et qui ciblent essentiellement un public d’origine africaine ou plus largement un public noir, par exemple la station Africa N° 1 en région parisienne ou l’émission Couleurs Tropicales sur RFI, centrée sur les musiques africaines et caribéennes. On peut, dans ce cas, être réellement au courant des dernières nouveautés cap-verdiennes, congolaises ou béninoises, mais elles ne sont disponibles nulle part ailleurs dans les médias plus généralistes. Les choses évoluent cependant : depuis quelques années le coupé-décalé ivoirien a par exemple acquis une présence dans le paysage musical français. En 2002, le titre « Premier Gaou » de Magic System a été diffusé sur toutes les radios généralistes et dans de nombreuses boîtes de nuit3 ; depuis, quelques morceaux de coupé-décalé, ainsi que des collaborations franco-ivoiriennes4 ont connu un certain succès… rien de phénoménal, mais suffisamment nouveau pour être souligné : la musique africaine actuelle commence à être considérée par les annonceurs comme un peu plus audible pour un public non-africain.

21 Inversement, vu d’Afrique, le paysage musical actuel dans la plupart des pays semble bien différent de la musique classique illustrée par les artistes cités plus hauts. À première vue, l’Afrique est même submergée par l’influence des musiques américaines, dont MTV serait l’ambassadeur le plus efficace. J’utilise à dessein le terme « américain », et non « états- unien » ou « nord-américain », d’une part parce que les musiques en question viennent autant des Caraïbes et d’Amérique centrale – avec le dance-hall, le reggaeton, le merengue notamment – que des États-Unis d’Amérique ; d’autre part parce que cette influence est qualifiée « d’américaine » par l’ensemble des acteurs de la filière musicale, que ce soient les artistes eux-mêmes, les médias ou le public, et que cette dénomination soit connotée de manière positive ou négative. Le terme « américain » est riche de sens, quelle que soit par ailleurs son inexactitude ou son imprécision ; il révèle l’influence d’un certain modèle culturel, d’un certain mode de vie, et la perception qu’on peut en avoir. Ce modèle et sa diffusion sont un phénomène ancien en Afrique, il ne commence pas avec MTV. Au moins depuis le XIXe siècle, notamment autour de la théorie du retour des esclaves en Afrique – tentée au Liberia – du panafricanisme de Garvey ou de la Renaissance de Harlem, il existe entre l’Afrique et les Amériques (au moins une partie des Américains) une relation faite de fascination mutuelle et d’admiration ambiguë. La circulation culturelle entre Afrique et Amériques est passée et continue de passer par la littérature, les pratiques religieuses et la philosophie politique, tout autant que par la musique et la danse. Parler de « l’Amérique », c’est parler de l’existence de cette relation,

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qui est faite de réel tout autant que d’imaginaire. C’est pourquoi je l’utiliserai de préférence aux autres appellations.

22 Quoi qu’il en soit, la jeunesse d’Afrique, urbaine comme rurale, semble s’être mise à l’heure américaine et nourrir à l’égard de cette culture, ou en tout cas de certaines formes de cette culture, une fascination non dénuée d’ambiguïté, puisque la politique étrangère américaine est souvent par ailleurs vivement critiquée. C’est un étonnement qui frappe les visiteurs étrangers, c’est aussi un « désastre » que certains défenseurs des cultures traditionnelles tiennent à dénoncer… Dans tous les cas, c’est un fait avéré : la présence de la musique américaine est forte, celle de ses codes (comportements, langages, gestuelle, danse, habits…) également, au point que l’on peut être tenté d’y voir une suprématie écrasante au détriment de toutes les autres formes et héritages locaux. On pourrait citer des centaines d’exemples, j’en citerais trois qui me semblent parlants à bien des égards.

23 Le premier se situe en Tanzanie, pas à Dar es Salaam, mais dans un gros village, Manyoni, qui est un relais sur la route entre Dar es Salaam et le Burundi, dans la région de Dodoma (au centre du pays.) De passage là-bas en mars 2006, j’avais été frappée par le salon de coiffure au centre du village ; celui-ci se nommait « Alabama Hair Cut » ; à l’instar de tous les salons de coiffure, l’enseigne se compose d’une série de visages peints de manière extrêmement réaliste, de manière à mettre en scène les talents du coiffeur – situation banale en Afrique. Mais les visages dessinés étaient ceux de rappeurs états-uniens célèbres : 2Pac, Ludacris, Jamie Foxx notamment, aux côtés desquels on pouvait lire le nom des Fugees5et représentaient clairement des modèles américains, vus probablement dans les clips plus que dans la plaine Massaï qui environne le village… Toute la vitrine était en anglais, ce qui est assez rare en Tanzanie, et lorsque j’ai demandé à prendre la vitrine en photo, le coiffeur, très jeune, s’est empressé de me répondre sur un ton et avec une gestuelle manifestement empruntés aux codes du rap (voir photos).

Figure 3 . Tupac à gauche, Jamie Foxx à droite, et Ludacris (à moitié caché.) Une certaine vision de l’Amérique mâle et noire. (Manyoni, mars 2006, C. Dubus)

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24 Ce genre de situation est tout à fait banal en Tanzanie, et, je suppose, en Afrique en général. Elle m’a cependant frappée car on n’était pas du tout en milieu urbain, mais, en revanche, dans un lieu de fort passage, et avec une fonction suffisamment importante pour avoir accès à l’électricité et à la télévision. Deux circonstances font réfléchir à la fois à la portée et à l’influence des modèles américains, et aux moyens de la diffusion de ces modèles : quel est le rapport avec la culture et le milieu urbain ?

25 Le second exemple est lui, tiré de la lecture du chapitre introductif au numéro 100 de Politique Africaine intitulé « Cosmopolis ». Dominique Malaquais évoque, là encore un salon de coiffure, cette fois-ci dans un quartier de Douala ; sur la façade, est représentée « un profil urbain au crépuscule, un soleil couchant et, au loin, quelques bâtiments qui se détachent », profil urbain qui pourrait bien être New York… Troisième exemple enfin, qui double le précédent : dans un clip tanzanien de Professor Jay, sur lequel je reviendrai plus en détail pour sa valeur quasi-documentaire, on assiste à une scène de rue à Dar es Salaam ; on voit notamment un « big man », chez le coiffeur (encore et toujours) qui soulève ses lunettes de soleil pour assister à la scène, tandis que se détache, bien visible derrière lui dans la boutique, une fresque représentant là aussi un CBD « à l’américaine. » Le modèle américain se lit donc aussi dans des représentations paysagères simplifiées et archétypales à l’extrême, mais quand même identifiables.

26 Ces exemples témoignent de la force et de l’influence de certains modèles, et ne sont en fait qu’une occasion de plus d’interroger les rapports entre local et global. Étant donné la visibilité de ces modèles, il est à première vue très tentant de favoriser l’hypothèse de formes d’expressions musicales et culturelles nationales au pire complètement écrasées, au mieux fortement diluées dans un vaste melting-pot dominé par le continent américain.

27 Il est certes de bon ton, surtout au sein des populations les plus jeunes, d’afficher une certaine conformité aux modes et aux codes venus d’outre-Atlantique ; ce n’est d’ailleurs pas un trait particulier à l’Afrique. Mais la pratique de la musique et sa production locale permettent de nuancer ce point de vue : les musiques actuelles populaires au sein des populations urbaines, si elles font plus ou moins explicitement référence aux influences extérieures, occidentales en particulier, n’en restent pas moins rattachées au contexte local. Deux tendances se superposent dans l’élaboration des musiques actuelles : le mélange avec l’étranger et le mélange ancien-nouveau.

28 On peut en effet observer l’américanisation des cultures urbaines sous un autre angle, et considérer que l’on a affaire à des formes musicales avant tout locales qui instrumentalisent et intègrent des formes et des pratiques nouvelles, qui peuvent servir leur propos et les rendre plus attractives pour un public exigeant. Ainsi, au lieu de considérer cette américanisation uniquement comme une forme d’oppression culturelle et expression d’un impérialisme, on peut aussi y voir un moyen de renouvellement et de réinvention de cultures et d’héritages locaux, et l’expression d’un métissage, avec toutes les connotations positives, voire lénifiantes, que ce terme implique6.

29 Le destin de la culture rap et hip-hop en Afrique illustre bien cette ambivalence. Le rap est une forme musicale née aux États-Unis, dans les ghettos, au sein des populations noires. La culture hip-hop, dont il fait partie, s’est définie dès ses origines, à la fin des années 1970, comme une forme de discours positif visant à valoriser les minorités opprimées par la culture WASP dominante, en mettant au point une forme d’expressivité qui leur était propre, et en élaborant un corpus de street arts7 qui devaient être le fer de lance de cette expressivité nouvelle. Le lien aux origines africaines des populations noires

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américaines était également mis en avant ; dans le discours de nombreux artistes, le rap est explicitement l’héritier des traditions griotiques africaines, importées aux États-Unis par les routes de l’esclavage. Parallèlement, les précurseurs du hip-hop se sont aussi voulus, en tant que porte-parole de populations marginalisées, en rébellion par rapport à ce système dominant : une des versions données à l’étymologie du mot de « rap » est “rock againjt police” illustre cette orientation fondamentale contre le système établi. En deux décennies, le rap est passé aux États-Unis du ghetto au mainstream, les orientations idéologiques des débuts se sont un peu effacées, face à la montée notamment du gangsta rap au début des années 1990, beaucoup plus matérialiste et nihiliste. C’est à partir de la fin des années 1980 et surtout pendant les années 1990 que le public africain a véritablement été sensibilisé au rap, en commençant par imiter purement et simplement les « rap US », avant de l’adapter aux codes nationaux. Le fait le plus significatif est l’adoption des langues vernaculaires dans le rap local, adoption linguistique qui a toute de suite été suivie par une adhésion des publics locaux, et qui a donné lieu à un véritable brassage des codes musicaux. Le rap sénégalais, en wolof, est probablement une des formules qui a fonctionné le plus tôt, avec le succès du groupe de Didier Awadi, Positive Black Soul. Encore faut-il nuancer le cas sénégalais qui a des liens très forts avec la France, où une scène rap spécifique s’est, elle aussi, développée dans les années 1980 ; c’est aussi la rencontre avec cette scène française qui a influencé Awadi et ses acolytes – par l’intermédiaire du français MC Solaar. Actuellement, on peut dire que le rap sénégalais, en jonglant avec le français, l’anglais et le wolof est un bon exemple d’adaptation et d’incorporation des modèles de rap américain, tout en gardant une forme bien repérable et bien estampillée « Sénégal. » L’évolution du rap en Afrique est bien résumée par O. Barlet : « L’Afrique le vit comme toujours dans l’ambivalence : mimétisme stérile ou affirmation de ses racines pour un syncrétisme vivant. C’est ainsi que des mélanges fructueux se font, non dans une soupe style world music mais dans l’affirmation et l’intégration de ses propres rythmes et mélopées, de sa propre langue. De ses gestes aussi, et la danse hip-hop s’enrichit de l’apport africain. »8

30 Un autre phénomène intéressant est celui des chaînes musicales disponibles en Afrique via les bouquets satellites. En Afrique australe et orientale, le bouquet principal est DSTV, qui diffuse trois chaînes musicales principales : MTV, MTV Base et Chanel O. MTV est « la » chaîne de musique états-unienne par excellence, qui diffuse depuis sa création en 1980 toutes les nouveautés musicales, et qui a aussi été à l’origine d’un certain format de diffusion de la musique, via ses longues séquences de clips et quelques émissions marquantes. Bien que diffusée maintenant dans le monde entier, elle demeure le canal de la représentation et des modèles d’une certaine Amérique, blanche, anglo-saxonne et protestante, au risque de toucher de moins en moins d’autres populations. La chaîne MTV Base, lancée en février 2005, est une chaîne conçue pour l’Afrique, et elle est censée corriger ce déséquilibre pour « devenir partie intégrante de la culture des jeunes en Afrique, fournissant aux fans africains un mélange unique de musique de toute la région, ignorant les frontières géographiques et politiques pour accéder au meilleur de la musique africaine et urbaine et aux talents du monde entier »9.

31 Sans être aussi enthousiaste que les dirigeants de MTV, force est de constater que les musiques diffusées sur la chaîne témoignent d’une cohabitation assez équilibrée du modèle états-unien/américain supposé dominant et de tous les styles de musique « jeune » produits en Afrique, sachant que non seulement tous les pays africains sont

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représentés, mais aussi les musiques « urbaines » des scènes européennes. La chaîne à son lancement devait toucher 1,3 million de foyers en Afrique10, elle en touche probablement un peu plus actuellement étant donné la vitesse de la croissance des équipements en Afrique. Enfin, la chaîne sud-africaine Chanel O, ne serait-ce que par son slogan « Originally African », témoigne elle aussi d’une culture urbaine se revendiquant autrement plus riche qu’une pâle copie des musiques américaines ; les nombreux programmes consacrés au kwaito, notamment, qui côtoient des séquences beaucoup plus américanisées, témoignent de cette originalité, et sont là encore un signe de l’importance et de la valeur accordée au mélange d’influences.

32 Cette cohabitation local/étranger se double d’un mélange facilement opéré entre l’ancien et le nouveau, le classique et le moderne. Quand on considère par exemple la plupart des styles de musique et de danse qui ont marqué l’histoire récente de la musique africaine, et qui ont connu parfois des succès panafricains, on constate qu’il s’agit très souvent d’un style traditionnel revisité et un peu transformé par la grâce de quelques changements formels. Trois exemples, là encore tirés de la multitude d’exemples possible sur l’ensemble du continent : à commencer par le mballax sénégalais cité plus haut. Cette danse, a été inventée par Youssou N’dour à la fin des années 1970 ; il a pour ce faire mélangé les rythmes cubains et afro-cubains alors très en vogue à la danse traditionnelle du sabaax, reconnaissable à un type de rythme et de percussions particulier. Des paroles en wolof se sont naturellement ajoutées, et le mballax a fait des dizaines voire des centaines d’émules : c’est aujourd’hui la musique nationale. Plus récemment le bend-skin au Cameroun a connu une apparition similaire. Créé en 1993 à Douala, il est directement issu d’une danse bamiléké, le manganbeu. « Bend skin » signifie « Courbez l’échine ! » en pidgin, et il s’agit d’une musique traditionnelle explicitement réadaptée à un contexte urbain, de crise économique. Enfin, depuis 1998, le coupé-décalé déjà évoqué lui aussi est une des musiques qui connaît le plus grand succès ; de nombreuses versions circulent sur ses origines mais il est clair que c’est une danse née entre Paris et Abidjan, au début de la crise ivoirienne, et qui aurait entre autres procédé à une reprise parodique et amplifiée d’une danse traditionnelle de l’ethnie attié, Akoupé étant le nom d’un village attié dans le sud de la Côté d’Ivoire. Mais le nom de « coupé-décalé » renvoie aussi au pas du meneur de la danse, qui, dans la « version originale » distribue une liasse de billets à ses vis-à-vis : il « coupe » la liasse, donne un billet, puis « décale » d’un pas pour assurer la distribution… Sauf que l’expression « coupé-décalé » est aussi une référence au travail agricole dans les champs : couper un plant, décaler d’un rang, « travailler, avancer », etc. La danse devient ainsi l’expression d’un pot-pourri de références et de connotations difficiles à distinguer les uns des autres.

33 Le tableau général des musiques africaines actuelles est donc marqué par quatre aspects majeurs : un relatif manque de reconnaissance internationale (ou une reconnaissance très orientée) et une apparente domination du modèle culturel américain, mais qui masquent une capacité d’évolution et d’innovation rapides, fondés sur des dynamiques de mélanges et de cohabitations culturelles, qui refondent des traditions et des héritages locaux sur des apports récents et extérieurs. C’est cette dimension de mélange qui ancre l’étude des musiques en Afrique dans une problématique de liens entre local et global, et qui semble amener à la conclusion qu’il y a bien une résistance du local dans un contexte que l’on a peut-être un peu trop tendance à ne considérer que comme menacé par les formes culturelles de la globalisation.

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2.1.3 Un lien profond avec l’univers de la ville et l’urbanité

34 Dès lors, il apparaît clairement qu’il existe un lien organique entre l’évolution musicale, fruit de mélanges générationnels et culturels, et l’évolution des villes, lieu creuset par excellence de ces mêmes mélanges. Étudier la musique en Afrique, c’est étudier la ville, et l’histoire de la musique renvoie à l’histoire de la ville en ce qu’elle comporte d’urbanité et de citadinité.

35 On sait que depuis le milieu du XXe siècle, l’ensemble du continent africain a connu une croissance démographique et une croissance urbaine sans précédent, de l’ordre de 5 à 5,5 % par an11 dont ont bénéficié tant les grandes villes que les centres urbains de moindre importance. Cette croissance, qui a connu un pic dans les années 1970, alors que se creusaient les écarts de développement entre villes et campagnes, s’est un peu tassée depuis mais ne s’est pas inversée : selon les statistiques des organisations internationales, et bien que les estimations chiffrées soient toujours sujettes à précaution dans le contexte africain, le continent devrait d’ici deux à trois décennies compter plus d’urbains que de ruraux. La croissance démographique ne s’est cependant pas accompagnée de politiques urbaines à la hauteur : dans la plupart des pays, les États de l’immédiate post- Indépendance n’ont pas eu les moyens, ni parfois la volonté politique, d’accompagner la croissance démographique des villes. En termes de politiques de transports intra-urbains et de logements, la tendance dans la plupart des pays a été un laisser-faire de la part d’autorités, nationales et municipales, qui n’avaient de toute façon guère les moyens de leurs ambitions. Dans les années 1980, au moment où la plupart des pays africains connaissaient de graves crises économiques, souvent liées à des contextes défavorables au niveau politique, les faiblesses et les failles des politiques urbaines se sont encore accrues, aboutissant dans de nombreuses métropoles à une paupérisation accrue des villes et de leur population, et à la nécessité pour leurs habitants de trouver par eux-mêmes des stratégies de survie, ou en tout cas d’adaptation.

36 En Tanzanie, la croissance urbaine de Dar es Salaam a ainsi été totalement occultée par les autorités, car elle ne correspondait pas à la volonté idéologique affichée par Nyerere de mettre en valeur les milieux ruraux, dont les activités devaient être le fer de lance de l’ Ujamaa et d’un développement spécifiquement tanzanien. La ville de Dar es Salaam a commencé à croître à une vitesse vertigineuse dès les années 1950, mais cette croissance n’a été reconnue et prise en charge que tardivement, et de manière incomplète, par les autorités. En termes de voirie, de logement, de réseaux d’adduction d’eau, d’électricité, Dar a continué pendant les années 1960 et 1970, à n’être considérée par les autorités que dans les limites urbaines qui avaient été déterminées sous la colonisation britannique. Les infrastructures sont restées en l’état et n’ont guère subi les élargissements qui auraient alors été nécessaires, si bien que la métropole aujourd’hui, bien que regroupant de 2 à 3 millions d’habitants12, dispose toujours des infrastructures d’une ville moyenne. Ce phénomène de discordance entre une réalité démographique et un manque d’aménagements pousse à se demander, alors, qu’est-ce qui définit une ville : est-ce qu’une ville est seulement une agglomération de personnes vivant les unes à côté des autres, ou l’urbanité d’un espace doit-elle venir aussi de sa configuration, de ses aménagements et des aménités qu’elle propose ? La Tanzanie est à cet égard exemplaire de la situation des villes en Afrique, où cette situation de contraste est fréquente, et où

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l’on se demande souvent, à la vue de certaines villes, si elles n’ont pas de villes que le nom.

37 À cette question cependant, la dimension culturelle d’un espace, la manière dont ses habitants se comportent, interagissent et se divertissent, fournit une réponse intéressante. Les villes apparaissent en effet comme des lieux qui permettent l’élaboration de cultures nouvelles, qui leur sont spécifiques. En Afrique, la culture, dans laquelle j’inclus la musique et le fait musical sous toutes ses formes, apparaît bien comme un élément de définition et de structuration de citadinités13 d’autant plus nouvelles que le phénomène de l’urbanisation de masse est récent. Sous la colonisation en effet, l’administration coloniale avait tendance à nier l’existence de villes pré-coloniales en Afrique ; l’urbanisation à laquelle elle a procédé tendait à séparer l’espace de l’agglomération en entités distinctes, une « ville » au sens européen du terme, aménagée selon ses critères et réservées aux Européens ; et un espace « indigène » auquel on laissait en général la dénomination de village, et qui n’avait pas droit, au sens propre comme au sens figuré, à être une « ville » à part entière. Mais, même dans ce contexte où le droit à la ville était dénié aux indigènes – de même que, dans l’Afrique du Sud de l’Apartheid, la distinction très nette entre « ville blanche » et « ville noire » était institutionnalisée et officialisée – ces espaces nés de la ville coloniale et habités par les populations locales ont donné lieu à de nouvelles formes de cultures et à de nouvelles musiques, issues d’un mélange à la fois entre l’influence coloniale et l’héritage local, et entre les nouveaux urbains qui se retrouvaient dans un type de structure sociale inédit jusque-là. La rumba congolaise, par exemple, est ainsi née d’une fusion entre des rythmes et des instruments latins, importés en Afrique dès le XIXe siècle, et des rythmes et des danses bantoues, pour devenir, finalement, une musique symbolique non seulement du Zaïre, mais surtout de Kinshasa, et plus précisément de la vie nocturne et festive propre à l’une des plus grandes villes du continent.

38 La musique apparaît ainsi comme un élément de cristallisation non seulement de l’identité urbaine des habitants d’une ville, mais de l’urbanité même d’un espace. Les musiques sont produit de mélanges, et d’autant plus mélangées qu’elles sont urbaines : les paysages qu’elles composent suivant les pays et suivant les métropoles se ressemblent mais sont tous uniques.

2.2 Le paysage musical tanzanien

39 Le paysage musical actuel est très mélangé en Tanzanie : la musique d’origine tanzanienne prédomine, mais les standards de la musique internationale, du gospel à Madonna, sont également très présents. Le rap nord-américain, le reggeaton latino- américain et le dance-hall caribéen14 tiennent évidemment une place à part dans ce paysage, mais malgré leur influence formelle profonde, ils ne constituent pas les musiques les plus écoutées. La grande évolution, parallèle à l’ouverture économique du pays, est celle du Bongo Flava.

40 Trois grandes catégories musicales, qui ne s’excluent pas les unes les autres, circulent actuellement en Tanzanie : le Bongo Flava, les « bons vieux classiques » ou Zilipendwa, et toutes les musiques religieuses issues des formes et des traditions du Gospel. On peut dire que chacune correspond à une période plus ou moins définie de l’histoire de la Tanzanie contemporaine : le Bongo Flava serait la musique de l’ouverture économique des

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années 1980 et 1990 ; ce que j’appelle « traditions musicales » correspond à la musique écoutée dans les années 1950-1960, ce n’est donc pas la tradition la plus ancienne ; enfin, le Gospel, bien que présent depuis longtemps, continue à se développer, et avec plus de moyens qu’auparavant, ce qui pourrait être lu à la lumière des crises urbaines qui touchent l’ensemble du continent, et qui font le terreau des « Nouvelles Églises ». Ces dernières sont actives à Dar es Salaam, et touchent une masse croissante de fidèles : le religieux ne se limite pas à l’église.

2.2.1 Le Bongo Flava : le prince de la ville

41 Le Bongo Flava est indissociable de l’ouverture économique et politique, et des changements technologiques qui ont touché la Tanzanie à partir des années 1980. Il regroupe en fait toutes les « musiques des jeunes générations » (muziki ya kizazi kipya) issues d’artistes tanzaniens, voire de Dar es Salaam. Son histoire s’est faite, schématiquement, en deux étapes, qui se sont plus ou moins chevauchées : l’histoire du Bongo Flava, c’est d’abord l’histoire du rap et du hip-hop en Tanzanie ; il a ensuite connu un affaiblissement de sa force de contestation pour aboutir au Bongo Flava proprement dit qui se définit désormais comme toute musique moderne et de variété en swahili. Mais il est quoi qu’il en soit intéressant de souligner que, en tant que tel, le mouvement du Bongo Flava et son introduction auprès de l’ensemble du public tanzanien ont été totalement initiés par le haut. À la base, ce sont des DJ, suivis ensuite par certaines radios et certains sponsors, qui ont créé le mouvement de toutes pièces. Il est donc totalement contemporain d’une sphère médiatique embryonnaire dans les années 1990, qui s’est développée en même temps qu’elle a développé un certain style de musique, et une certaine culture (un métalangage pour reprendre la terminologie de R. Barthes) autour de cette musique. La création du Bongo Flava est donc pour ainsi dire une création ex nihilo, à la faveur de trois facteurs : une ouverture économique, un développement technologique qui a permis de faire des musiques amplifiées et de les diffuser par la radio et la télévision, et une ouverture médiatique et culturelle via des radios privées que le pouvoir venait tout juste d’autoriser.

42 Les premiers jalons dans l’histoire du Bongo Flava ont partie liée avec les rejetons des couches les plus aisées de la société. À la fin des années 1980, c’est seulement dans ces milieux-là que l’on a accès aux images de l’extérieur, essentiellement via les réseaux interpersonnels, puisque beaucoup de ces familles envoient leurs enfants étudier à l’étranger – notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne.15 C’est par l’intermédiaire de ces rich kids16que le rap est importé en Tanzanie, d’abord sous sa forme états-unienne, en anglais. La formule a du succès, mais reste élitiste, et ne fédère que certaines catégories, scolarisées, de la jeunesse tanzanienne. La première radio à diffuser du rap, Clouds FM, ne le fait que lors de certaines émissions, au cours desquelles le DJ traduit à son auditoire les paroles des morceaux qu’il vient de passer. Il y a donc dès le départ eu une volonté d’éduquer le public à ce nouveau type de musique, alors même qu’elle avait mauvaise réputation auprès des anciennes générations et des dirigeants. Dans cette optique se met en place un rap tanzanien mené par des artistes issus de la jeunesse dorée, et qui reprend du rap US à la fois la revendication positive hip-hop et l’affichage clinquant du gangsta rap17, et qui se veut avant tout une parole de contestation. Mais c’est surtout l’adaptation en swahili qui marque l’acte de naissance d’un rap spécifiquement tanzanien, et qui pose la question du passage d’un « mimétisme stérile à un syncrétisme

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vivant » (O. Barlet18.) Le rappeur Saigon définit ce passage comme la volonté de quelques initiés, maîtrisant l’anglais et acquis aux idéaux du hip-hop, de le rendre « à 360° compréhensible, par tout le monde. »19 Quant à Professor Jay, figure de proue du rap tanzanien et dans le milieu depuis les débuts, il pointe le fait que cette adaptation s’est accompagnée d’un nécessaire ajustement formel ; il a fallu aussi reformuler le rap à partir rythmes particuliers.

Figure 4. Gloires locales. Inspectah Haroun (g.), M2 tha P et Dollo (dr.) : casquette vissée sur le côté et – relativement – gros bijoux pour l’un, dreadlocks et posture triomphante « de gangstar » pour les autres.

Photos Ngome Entertainment, 2006.

Figure 5. Performance internationale. À gauche, Fid Q et Prof Jay en concert à Nairobi lors du Forum Social Mondial. À droite, TID, ou l’archétype du chanteur de Bongo Flava, qui cultive le plus possible son image de « Usher20 tanzanien » (photos MySpace)

43 Le parcours du groupe Dee Plow Matz, de Saigon et Dola (cité plus haut) est représentatif de ces premiers groupes de rap : My hip-hop career goes way back to , Nigeria (1990/1991) my late father (R.I.P) happened to work for the UN World Health Organization (W.H.O) and he was the UN representative in Nigeria. So my early high school education was in Nigeria. I was a member of the Hip Hop Crew (H.H.C) which was a group comprising break dancers and Emcees (…) I was inspired by a Nigerian rapper by the name of Nurudeen who taught me a lot about what it takes to be a real emcee—hard work, creativity, longevity, and perseverance. He also gave me a good insight of the music production phase, artist contracts and music videos. When I told him that I wanted to be an emcee he was curious to know whether I could also rap in Swahili. Back in Tanzania, this very idea was just starting to gain momentum. He told me that it would be something new that no one had heard before. (…) Saigon and I attended high

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school together in Nigeria (1990), his father worked at the Tanzanian Embassy. The name of the group comes from our parents’ occupation, and we also tried to be diplomatic in our music and association. The next song I did with the Deplowmatz ‘Tanzania’ happened to be the song that made me the fifth member of the Deplowmatz’s (…) The group was formed in 1992 by Saigon and Tripp Dogg. Stiggo and Chris Manser joined the group in late 1992. The Deplowmatz was unique with its ‘Kiswa-Kinge’ style, rapping in English and Swahili. Our philosophy back then was thinking local and acting global appealing not only to Tanzanians but to anyone else that spoke English. (…) As the group became more successful, members started to think more about their education and future. Since we were a group that positioned itself as being responsible teenagers and role models, we encouraged the pursuit of further education. Tripp Dogg a.k.a DK. Philly was accepted into University of Dar es Salaam Medical School so he decide to focus more on his studies, and Chris was accepted into IDM—Nzumba University. Stiggo left for New York, were he studied for a while at NYU. It was now down to Saigon and I. (…) Saigon is in Dar es Salaam (East Africa TV) ; DK. Philly is currently pursing his PhD in Medicine in Japan. Stiggo is in New York with me. He is currently setting up his recording studio and making mix CDs. Chris graduated from Nzumba University a few years ago and is now working in Dar es Salaam and I am at New York University (NYU). (Extrait d’un e-mail reçu de Dola en janvier 2007.)

44 Tous les ingrédients sont réunis dans ce groupe, qui a fait partie des pionniers du rap tanzanien et qui a eu beaucoup de succès : une éducation et des contacts avec l’étranger, une bonne maîtrise de l’anglais, une sensibilité antérieure aux discours du hip-hop, et une volonté de le transmettre et de le diffuser dans une Tanzanie des années 1990 encore largement ignorante des nouvelles musiques. Le « kiswa-kinge » auquel il est fait allusion est une abréviation pour « Kiswahili-Kingereza » (swahili-anglais) et il traduit bien là encore le désir de produire quelque chose de neuf à partir du rap venu des Amériques.

45 C’est seulement en 1996, alors que le rap commence à être largement répandu et de mieux en mieux accepté au sein de la société tanzanienne (voir partie suivante, sur les moyens de la diffusion) que le terme de « Bongo Flava » est inventé, et qu’il connaît un succès sans précédent. À l’origine, il renvoie au rap et au hip-hop, et il fait explicitement référence à « Bongoland », c’est-à-dire Dar es Salaam, la ville de la ruse et de la débrouille (Ubongo : le cerveau) ; Mr. II, qui est avec Professor Jay un des rappeurs les plus populaires a d’ailleurs intitulé un de ses albums Ndani ya Bongo, « Au cœur de Bongo », où il s’attache à décrire la réalité de la ville telle qu’elle est ; mais le bongo est aussi le nom d’une percussion traditionnelle. La cohabitation dans une même expression d’un mot swahili et d’un mot anglais dit assez la dimension revendiquée par le Bongo Flava de mélange des genres et des influences.

46 Mais aujourd’hui, les rappeurs ne revendiquent plus du tout l’étiquette « Bongo Flava », tout au plus, comme Dola, parlent-ils de « Bongo hip-hop. » Le terme a en effet connu un tel succès, tandis que le rap, à partir de la fin des années 1990, devenait de plus en plus rentable pour les radios, que tout le monde s’est mis à revendiquer son appartenance au Bongo Flava. Là où les précurseurs avaient voulu en faire l’expression tanzanienne contestataire d’une forme musicale importée, le Bongo Flava est devenu un terme flou et générique pour désigner toute forme de musique chantée en swahili sur des rythmes un peu plus modernes que les chansons classiques. Sans même prendre le risque d’être trop caricatural, on peut dire que dès qu’un morceau adopte des rythmes de zouk, de kwaito ou de reggaeton – tendance lourde depuis 2004 –, que le chant fait alterner des passages chantés et des passages rappés en swahili, et que l’instrumentalisation du morceau est plus électrique et numérique qu’acoustique, on a affaire à du Bongo Flava. Les thématiques, quant à elles, sont devenues de plus en plus consensuelles et de moins en

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moins contestataires : la plupart des morceaux à succès aujourd’hui parlent soit d’amour, soit d’argent et de divertissement. Le discours de contestation, de dénonciation et de sensibilisation21 voulu par les précurseurs du Bongo Flava est de moins en moins en entendu car de moins en moins diffusé.

47 Certaines radios et présentateurs vont plus loin : est Bongo Flava tout ce qui a été créé récemment (après 2000), à condition d’être chanté en swahili – même en empruntant largement aux formes classiques du taraab et du dansi – ; dans ce cas-là, le BF se définit par des critères nationaux – la langue nationale et un héritage esthétique national. Mr. Nice par exemple, joue une musique très proche de la musique congolaise actuelle, voire, dans certains morceaux, des musiques camerounaises et ivoiriennes ; il est pourtant répertorié comme un artiste de Bongo Flava… Le glissement est intéressant dans le sens où il montre l’importance accordée au fait d’avoir une culture nationale bien définissable ; et c’est à Dar es Salaam, le centre économique et culturel du pays, qu’il faut aller pour produire et se faire un nom dans ce type de musique. Les villes secondaires tanzaniennes disposent ainsi de leur propre scène rap locale : Arusha en particulier est le lieu de production d’un rap plus underground et plus « conscient »22 que Dar es Salaam, plus proche aussi du rap tanzanien des débuts ; en revanche, le Bongo Flava est concentré à Dar es Salaam.

48 Le rap reste bien présent dans la musique tanzanienne : Professor Jay, Juma Nature, FidQ, Sugu a.k.a Mr. II, Mwanafalsafa, East Coast Team ou Sista P (pour citer les plus connus) sont non seulement toujours populaires, mais ils continuent de se produire et de sortir de nouveaux morceaux. De plus, même s’ils se sont toujours revendiqués « conscients », ils ne se cantonnent en général pas au registre éducatif et moralisateur : les bluettes ou le discours cher à tous les rappeurs sur le thème « je suis le prince de la ville23 » ne leur sont pas non plus étrangers. Mais ils ont été rejoints et parfois distancés par des chanteurs qui n’ont que peu à voir avec le rap, comme TID (« Top In Dar »), Ray C, Lady Jaidee, Daz Baba…

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Figure 6. Notorious B.I.G., légende du rap assassiné en 1997

Ce portrait est sûrement le plus connu de Dar, car il est situé sur un important point de passage. Dar es Salaam, Msasani, mai 2006, C. Dubus.

2.2.2 Les traditions musicales et les Zilizopendwa (les « classiques »)

49 Le terme de « tradition » est ambivalent : il désigne autant les musiques nées dans les années 1930 ou 1940, c’est-à-dire les débuts en Afrique de la musique enregistrée sur gramophone, que les musiques plus anciennes et reconnues comme « vraiment » traditionnelles, dans l’acception la plus commune du terme. Il est néanmoins nécessaire de rappeler quelques aspects sur ces musiques traditionnelles plus anciennes. Comme toutes les musiques, elles sont le fruit de mélanges, mais de mélanges anciens. Elles sont une des bases des musiques créées au XXe siècle, et leur existence et leur pérennité continuent d’alimenter en Tanzanie un débat sur la place à accorder aux traditions culturelles, et sur ce qu’elles révèlent et cristallisent de l’identité nationale tanzanienne. Quand on étudie l’avènement dans les années 1950 de ce que le public appelle maintenant les Zilizopendwa, on constate que c’est l’histoire, comme toujours, de mélanges et d’influences entre diverses formes et traditions musicales. D’autre part, cet avènement est une redite de plus de la querelle des Anciens et des Modernes : si aujourd’hui ce sont des chansons classiques appréciées et totalement intégrées au répertoire nationale, elles suscitaient déjà des discussions sur l’attitude à adopter par rapport à la tradition, et posaient déjà la question de ce qui définit la citadinité et l’urbanité. Comme le présuppose A. Perullo, (2003) « yet, the conceptualization of urban-ness in Tanzania often fell into the dichotomy of traditional and non traditional way of being »24. Les musiques écoutées et les

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pratiques sociales musicales – comme les salles de bal – faisaient partie de cette dichotomie.

50 Les musiques « traditionnelles » au sens le plus commun sont nombreuses en Tanzanie : le pays est composé de plus de 120 tribus différentes, dont chacune dispose d’un patrimoine de musiques traditionnelles qui s’est plus ou moins transmis aux générations actuelles, et qui avait avant tout une fonction d’accompagnement des rites sociaux. Rassemblées sous le nom générique du Beni Ngoma, qui en masque tant la diversité que l’évolution (étudiée notamment par T. Roger [1975], qui a analysé les influences des musiques militaires importées par les Portugais au XVIIIe siècle sur les musiques vernaculaires), leur transmission a été inégale, et certaines, par manque de recension, d’enregistrement et de musiciens jeunes pour prendre le relais, ont pour ainsi dire disparu. G. Bruno, musicien français travaillant en Tanzanie25 analyse aussi ce manque de transmission par le fait que nombre de ces musiques étaient fondamentalement rattachées à la fois aux rites d’initiation – dans des sociétés où la séparation hommes-femmes était forte – et à une culture du secret qui a limité leur transmission à des non-initiés. La politique de construction d’une identité nationale voulue par Nyerere dès son accession au pouvoir a encore renforcé ce délaissement : le brassage des ethnies a été systématiquement encouragé, voire initié de manière assez volontariste, et la pratique du swahili privilégiée par rapport à toute autre langue vernaculaire. Si aujourd’hui, on trouve des traces de ces traditions musicales dans les rites sociaux les plus importants, notamment les mariages, elles sont désormais en marge du paysage musical tanzanien. Au Ngoma, il faut ajouter au sein des musiques dites traditionnelles, le taarab, « un mouvement musical né de plusieurs croisements entre le Monde arabe, l’Afrique continentale, l’Inde, la Perse (…) Apparu au XIXe siècle à la cour du sultanat d’Oman à Zanzibar, il a d’abord été l’apanage des aristocrates du cru, avant d’être « retourné » ou détourné par un public local avide de sensations festives. Le taarab marie tambour, bongo, violon, violoncelle, contrebasse, qanun, ney, tabla, harmonium et accordéon avec des chœurs de femmes et des solos de virtuose sous influence égyptienne. » (Africultures)

51 Contrairement au ngoma, le taarab est parvenu non seulement à rester populaire, mais aussi à garder une profonde continuité de forme et de sens, entre le taarab des origines et celui qui est pratiqué actuellement, même s’il a connu une certaine modernisation dans les années 1950, avec une féminisation marquée. La thématique de base la plus courante dans le taarab est la cour amoureuse ; grâce à un recours aux métaphores et à l’implicite, le taarab peut faire passer beaucoup de messages, mais il reste globalement un discours peu politisé. En revanche, sa pérennité et sa conservation révèlent en soi un sens politique profond26 : le taarab est le genre musical par excellence de Zanzibar, archipel dont les habitants revendiquent une identité particulière et différente de celle du « continent » (le mainland)27. Cette identité est globalement conservatrice : Zanzibar, par rapport au continent, présente une société à plus de 95 % musulmane, beaucoup moins permissive, et fortement attachée à certaines traditions, dont le taarab. Celui-ci est populaire dans toute la Tanzanie, mais il se manifeste surtout sur la côte swahilie, et reste un marqueur fort de l’identité swahilie, dont Zanzibar se veut le parangon.

52 Citons enfin, dans la catégorie des grands genres traditionnels, celui des kwaya, chants chrétiens issus de l’évangélisation catholique et protestante qui a suivi la pénétration européenne, et qui a surtout été importante au XIXe siècle. Sans être aussi caractéristiques formellement que le taarab, ils relèvent cependant de la même catégorie, dans la mesure où il s’agit déjà de musiques issues de mélanges culturels relativement anciens. C’est en

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fait, avec le dansi, le genre le plus écouté traditionnellement, et qui a suscité au cours du XXe siècle le plus de productions. Cependant, je m’intéresserai ici plus spécifiquement au dansi, qui a une portée plus politique et qui a été au cœur d’une relation antagoniste avec le ngoma, dont il apparaissait comme le concurrent le plus direct et le plus subversif.

Figure 7. Une démonstration de Ngoma organisée par l’UNESCO lors de la journée pour la diversité culturelle

Dar es Salaam, avril 2006, C. Dubus

53 Dans la première moitié du XXe siècle, quand le gramophone fait son apparition en Afrique de l’Est, le contexte musical est donc constitué d’une multitude de traditions musicales, dont aucune, – même le taarab, qui reste quand même sur la côte – n’a de réelle suprématie sur les autres. La présence dans ce qui s’appelle encore le Tanganyika, à la fois d’une communauté britannique expatriée et d’une diaspora d’affaires indienne dynamique, est à la base de la diffusion de nouvelles musiques. Ce sont en effet d’abord ses communautés, qui ont le plus de moyens, qui font importer des musiques et des techniques nouvelles. Alex Perullo distingue trois grands courants de musique étrangère, importés et intégrés à la musique locale à partir des années 194028 : les musiques européennes (classiques et chansons populaires dans la tradition du Music-hall), les musiques américaines dans leur ensemble, salsa, tango, et surtout jazz-bands, R’n’B puis soul music. Par les Indiens, la musique arabe au sens large connaît aussi un certain succès. Enfin, il est fondamental de rappeler l’influence de la musique congolaise : elle s’importe via les enregistrements, mais plus encore via les déplacements humains, puisque le Congo est riverain du Tanganyika. Contrairement aux autres influences étrangères, cette diffusion de la musique congolaise est plus diffuse dans le temps et plus ancienne ; plus populaire, puisque diffusée par des réseaux interpersonnels bien plus que par des réseaux médiatiques, elle touche donc d’emblée une majorité de la population ; plus profonde, puisque traditionnellement le Congo, notamment à Kinshasa, est le centre d’innovation de toutes les musiques bantoues, particulièrement dynamique, innovant et influent.

54 À partir des années 1940 et jusqu’aux années 1960 apparaissent de nouvelles formes musicales issues des mélanges entre ces différentes influences, et dans un contexte aussi

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où Dar es Salaam se développe en tant que métropole. Elles sont interprétées par des formations de musiciens plus ou moins importantes, très vite désignées comme des swahili jazz-bands et cohabitent avec des groupes qui se sont spécialisés dans l’interprétation des musiques en vogue outre-atlantique. Jusque dans les années 1960, le groupe The Flaming Stars est ainsi une des formations les plus connues, reprenant des morceaux de James Brown, Harry Belafonte ou Otis Redding. En résumé, The freedom of Tanzanian bands up into the 1960s led to considerable diversity in performing and composing music. It was, perhaps, the most active and influential period in Tanzania’s music history for it brought disparate genres from around the world and localized them with traditional conceptions of music. (A. Perullo)

55 Comme toujours en musique, il est impossible de donner des dates fixes de naissance de tel ou tel style musical. Tout au plus peut-on signaler des tendances fortes sur une période relativement élastique… Signe cependant de la domination sur toutes les autres de l’influence congolaise, c’est sous le nom générique de dansi que l’on classe toutes les musiques qu’elles interprètent. Askew (2002 : 69) définit le dansi comme une « “dance” music, or heavily Zairean-influenced urban popular music. » La définition synthétise on ne peut mieux tout ce à quoi se rapporte le dansi : un genre tellement populaire qu’il en est venu à désigner toutes les musiques à danser ; mais aussi un genre « influencé par le Zaïre », notamment par la présence de danseurs et de danseuses qui font partie intégrante de la troupe et dont les ondulations galvanisent toujours le public ; influencé mais pas copie conforme – où les éléments swahili sont bien présents ; un genre enfin né et inscrit dans l’univers urbain et ses pratiques de sociabilité. Comme l’univers de la ville, le dansi englobe et gomme en partie les appartenances ethniques : les salles de bals, halls et autres ballrooms apparaissent ainsi comme des traductions socio-spatiales de ces phénomènes de mélange (cf. analyse développée précédemment sur les liens entre musique et urbanité).

56 Dans les années qui précèdent et suivent l’Indépendance (en 1964), il existe cependant déjà un débat et une certaine compétition entre, grosso modo, ngoma et dansi, le premier symbolisant schématiquement la tradition et la ruralité, le second la modernité et l’urbanité. Cette concurrence était en fait fortement portée par le politique : à bien des égards, il faut lire l’histoire de la musique moderne en Tanzanie à la lumière non seulement des évolutions politiques du pays, mais aussi de l’idéologie de l’Ujamaa de Nyerere, qui s’est voulu très active en termes d’encadrement culturel : l’enjeu était la construction d’une culture et d’une identité nationales. Je reviendrai plus loin sur les modalités concrètes de l’encadrement politique de la musique. Il importe pour l’instant de souligner que les Zilipendwa des années 1950 et 1960 ont été marquées par un profond volontarisme étatique pour mettre en avant le ngoma, qui s’est traduit par la création de formations artistiques étatiques, par la construction de lieux de musiques, une propagande par les textes de l’idéologie politique nouvelle29… Mais cela n’a guère fonctionné en ville, en particulier à Dar es Salaam, où le dansi connaissait un succès fou. Et c’est bien à travers le prisme de la dichotomie ville-campagne que cette préférence pour le dansi, électrique et cosmopolite, peut se lire, préférence accentuée par le fait que les sociabilités urbaines se font moins en fonction d’affinités ethniques qu’en fonction de voisinages ou de professions communes : In Dar es Salaam, dansi brought a desired air of sophistication, modernism, and cosmopolitanism to the city. Many migrants imagined the city to be a magnificent place, connected to other parts of the world, and ahead of other areas of Tanzania. Ngoma brought

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too many sounds of “rural-ness” and traditionalism (…) Dar es Salaam and other towns in Tanzania became a refuge for dansi, forcing ngoma to remain strong in rural areas and in the government’s cultural policy. (Perullo)30

57 À première vue, donc, la chanson populaire classique s’est construite en Tanzanie sinon en opposition, en tout cas en s’éloignant délibérément des modèles culturels nationaux voulus par le gouvernement. Là où Nyerere fustigeait avec plus ou moins de virulence la fascination de la jeunesse pour les musiques étrangères, les formations de dansi se nourrissaient au contraire de ces musiques. Cependant, même au sein de ces musiques, est apparue assez vite la volonté de produire des morceaux qui soient typiquement tanzaniens, et qui soient à la gloire de l’unité et de la nation, même sans être directement commandités par l’État. It’s not just that the government wanted it [nationalist songs], Tanzanians themselves wanted to hear it because they were excited about independence. So, bands wanted to sing political songs and people liked to hear them. It wasn’t like the government said, “Sing this”, or “do this and this”. (interview de S. Dede par Perullo).

58 Cela s’est traduit soit par une volonté de ces groupes de faire autant dans le ngoma que dans le dansi, soit par une intégration dans le discours de thèmes chers au pouvoir : soit idéologiques et politiques, comme l’Indépendance de la Tanzanie, ou la mise en valeur de la solidarité traditionnelle ; soit éducatifs, reprenant ainsi à leur compte la mission d’éducation à la modernité que s’était fixé le Mwalimu – le Maître d’École – Nyerere. Le Morogoro Jazz Bands, un des plus célèbres groupes « privés », avait ainsi écrit un certain nombre de textes dans cette optique-là, notamment une restée célèbre, Chakula Bora (« Une meilleure nourriture ») qui expliquait en détail quoi manger pour être en bonne santé, de manière parfaitement descriptive et pédagogique… (cf. Annexes)

59 Parallèlement, le pouvoir s’est également vite rendu compte de la popularité du dansi par rapport au ngoma ; il l’a peu à peu intégré et accepté dans le répertoire des formations nationales, même si cela ne s’est jamais fait sans réticence. Il y a donc eu progressivement un phénomène de conjonction entre le gouvernement et la musique populaire, qui a contribué à asseoir la domination du dansi sur le ngoma et à en faire une musique à la fois recherchée par tous et autorisée voire encouragée par le pouvoir, même si officiellement le ngoma, encore maintenant, reste désigné comme l’expression par excellence de la culture nationale tanzanienne. Mais aujourd’hui encore, les musiques « traditionnelles » les plus populaires sont celles qui se rattachent au dansi : elles continuent d’être largement diffusées à la radio, ainsi que dans les bars et les clubs. Le « set congolais » reste, dans une soirée, un moment particulièrement apprécié du public, y compris le public jeune : même dans des endroits un peu à la mode31, c’est un moment qui suscite l’enthousiasme des danseurs, et les ondulations les plus électriques…

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Figure 8. Football et dansi à Dar es Salaam en 2006 : danseuses et chanteurs – dont la fonction est aussi de commenter les pas des danseurs et les réactions du public – se partagent la scène.

2.2.3 Le Gospel : une Parole qui monte

60 Le Gospel est, par essence, une musique religieuse et, par tradition, affiliée à un certain mode d’expression religieuse, plus liée aux rites protestants que catholiques, et au sein du protestantisme, plus usitée chez les pentecôtistes ou les évangélistes que par exemple les méthodistes. Historiquement, le Gospel au sens large, est une base incontestée des musiques dites « noires » aux États-Unis, du jazz au R’n’B, partant notamment de la tradition des negro spirituals32. C’est une base d’abord formelle : encore maintenant, de nombreux chanteurs noirs-américains tirent leur technique et leur expertise vocales de plusieurs années d’éducation musicale faite à l’église. Mais c’est aussi une base discursive qui reste d’actualité : les musiques noires états-uniennes sont marquées et nourries par la religiosité, et l’archétype du chœur de Gospel fait partie de leurs images de référence. Que ce soit dans le Sinnerman de Nina Simone, qui reprend un negro spiritual classique, ou le Jesus Walks du rappeur Kanye West,33 pour ne citer que ces deux exemples-là, l’univers et les représentations chrétiennes sont très présentes : du classique au contemporain, les formes du Gospel sont revisitées au sein de musiques états-uniennes qui sont elles-mêmes exportées en Afrique : c’est là un premier canal de diffusion, formel, des codes du Gospel dans la musique urbaine actuelle en Afrique34.

61 En Tanzanie, les musiques religieuses traditionnelles sont connues sous le nom de Kwaya, et elles constituent de longue date un genre bien ancré dans la tradition musicale. Mais le Gospel, en tant que tel, – c’est-à-dire une musique dont les codes suivent ceux du Gospel « à l’américaine » – connaît actuellement une progression qui est à la fois le reflet formel d’une influence états-unienne strictement musicale, et à la fois la traduction musicale d’un mouvement de progression des « Nouvelles Églises » sur l’ensemble du continent africain, surtout dans les villes.

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62 Le terme de « Nouvelles Églises » pris au sens le plus large, désigne peu ou prou toutes les formes de religions chrétiennes qui ne correspondent ni au catholicisme romain, ni aux courants anciens de protestantisme, même si on sait que la structure en petite communauté du protestantisme le rend plus ouvert aux Nouvelles Églises que la structure pyramidale et universaliste de l’Église catholique (Audebert, 2002.) L’appellation reste donc bien vague. Il y a une nébuleuse de « nouvelles églises », souvent désignées par les églises officielles comme des sectes, et il n’est pas question d’en faire ni le recensement, ni l’analyse exhaustive. L’intérêt de la montée des musiques Gospel, en tant que révélateur de la montée des Nouvelles Églises, réside dans le fait qu’on peut la lire comme une autre face de la mondialisation, qui serait à la fois l’expression d’une influence géopolitique et culturelle de certains pays, – surtout les États-Unis en fait35 – et celle d’une forte crise urbaine généralisée à tout le continent africain, au sein de laquelle les religions officielles ont bien du mal à garder leur suprématie et leur influence. Le discours général de ces prédicateurs suit toujours peu ou prou le même schéma : il valorise les récompenses matérielles, les transformations miraculeuses de la vie après s’être converti, tout en adoptant des attitudes très conservatrices au niveau des mœurs.

63 En Tanzanie, la répartition des religions suit grosso modo un gradient Est-Ouest : plus on s’éloigne du littoral, moins l’Islam est représenté. D’autre part, les missions catholiques et protestantes se sont réparties sur l’ensemble du territoire. En termes statistiques, il est actuellement difficile de dire quelles sont les proportions exactes de fidèles ; on sait que Zanzibar est à plus de 95 % musulman, et que la moyenne nationale divise équitablement les religions : 30 % de musulmans, 30 % de chrétiens, 30 % autres – animisme, hindouisme…36 Mais il est difficile d’affiner cette analyse, et le succès grandissant des nouvelles communautés vient encore brouiller les pistes, sachant que la pratique d’une religion officielle n’est pas incompatible avec l’adhésion à une communauté officieuse… Si l’on s’accorde donc à dire que le phénomène va croissant, aucun chiffre stable n’est disponible.

64 Les nouvelles Églises n’ont pas d’ancrage officiel et ne sont pas soutenues par le gouvernement. En revanche, elles disposent d’une bonne visibilité dans les médias. Et, de manière générale, les cultes religieux dans leur ensemble sont une constante du paysage social tanzanien, dont ils sont un aspect dynamique, et ils se sont toujours largement appuyés sur la musique. Il faut d’ailleurs souligner que, dans les années 1980, les premières musiques à avoir été distribuées de manière un peu rationalisée, sous forme de cassettes, étaient des musiques issues du répertoire catholique. Elles étaient distribuées par la société Pauline Audiovisual Africa (d’abord connue sous le nom de Saint-Paul Communication), créée en 1987 et basée à Dar es Salaam, à proximité de la cathédrale du centre-ville. Et c’est cette société qui, la première en Tanzanie, s’est préoccupée des problèmes de piratage, puisqu’elle en était largement victime… signe du succès des cassettes diffusées. Cela dit, ce répertoire n’appartient pas à proprement parler au Gospel, mais à celui, plus général des Nyimbo za Injili, « chansons de l’Évangile », c’est-à-dire chants religieux, qui empruntent largement aux Kwaya. À proprement parler, le Gospel renvoie d’abord aux codes des communautés pentecôtiste, évangélistes ou baptistes…

65 Malgré le développement économique que connaît le pays depuis les années 1990, la Tanzanie, et plus encore Dar es Salaam, sont en situation de crise urbaine. En une quinzaine d’années, il y a eu dans le pays de plus en plus d’urbains, dans un contexte de Plans d’ajustement structurel et de grande pauvreté générale, et la qualité de vie des populations s’est globalement dégradée, notamment les migrants ruraux arrivés en ville

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récemment. De manière classique, l’intensité et la multiplicité des problèmes rencontrés par les populations ont constitué un terreau favorable pour le prosélytisme, et la rhétorique de la conversion a rencontré énormément d’échos au sein d’une société en mal de repères.

66 À ce contexte se sont ajoutés d’autres facteurs contextuels. D’une part, plusieurs décennies d’Ujaama, fondamentalement antiurbaine, ont renforcé l’idée que la ville était toujours un lieu de perdition morale, où il était souhaitable d’être guidé spirituellement37. La croissance extraordinairement rapide de Dar es Salaam a entraîné un desserrement tout aussi fort des structures communautaires traditionnelles : là encore les nouvelles communautés religieuses offrent une structure d’encadrement souple, mais à la rassurante solidité. Enfin, la grande pauvreté générale renforce la force de frappe du modèle de réussite matérielle proposé par les nouvelles Églises. Beaucoup de grands- messes orchestrées par des télévangélistes38 de réputation internationale sont ainsi présentées sur les chaînes publiques. Elles ont lieu au Nigeria, en Afrique du Sud ou aux États-Unis ; elles mettent en scène confessions publiques et orchestrations de miracles en direct, et sont marquées par la rhétorique liée au mouvement des born-again. L’expression désigne les fidèles qui ont opéré une conversion radicale de leur mode de vie, après s’être purifiés et confessés, souvent en public : cette conversion après une vie de péché doit amener à une vie nouvelle, qui doit elle-même amener son lot de récompenses terrestres. Celui qui vit bien et qui croit bien a toute légitimité pour attendre son dû : retrouver du travail, un conjoint perdu, avoir plus d’argent…39a avec toutes les dérives et démesures que cela peut entraîner.

67 Un article de R. Marshall-Fratani sur l’argent des pasteurs pentecôtistes au Nigeria40 rappelle ce matérialisme, en évoquant en introduction le pasteur Idahosa, pasteur pentecôtiste qui fédéra autour de lui des milliers de fidèles, et qui mena un train de vie extraordinaire, rompant ainsi avec l’image traditionnelle de pasteurs pauvres et désintéressés. Bien au contraire, le train de vie dispendieux et ostentatoire d’un pasteur, ou même d’un fidèle moralement irréprochable n’est que la manifestation d’origine divine de sa légitimité : on devient riche parce qu’on le mérite. L’évolution que Marshall- Fratani décrit dans son article pour le Nigeria est en fait à l’œuvre dans toute l’Afrique (même si le Nigeria a peut-être été précurseur en la matière41) et la Tanzanie n’est pas une exception, où, comme au Nigeria, « pour un œil critique, la conversion passe d’abord pour un moyen d’assurer sa mobilité sociale, et fonder une église peut être considéré avant tout comme une façon de se faire de l’argent » (26).

68 Cet ensemble de facteurs favorables explique la montée du Gospel, en tant que tel, en Tanzanie : il y a un public de plus en plus nombreux, mais aussi des capitaux disponibles et des artistes qui se renouvellent. Contrairement aux autres secteurs de la musique tanzanienne, le Gospel aurait les moyens de créer une filière de production dynamique, étant donné son potentiel économique, qui lui vient autant des fidèles de plus en plus nombreux que des financements largement accordés par les maisons-mères des communautés… « Gospel creates niche for itself in Tanzania » titre ainsi le Business Times en 2006, mais il souligne aussi que, malgré la création de petites maisons de production et de structures de production, comme la Tanzania Gospel Music Promoters, fondée en 2004, « the quality of the Gospel music in Tanzania is still of a relatively low standard, compared to the standards in other countries in Africa and Europe. »42 De fait, malgré la montée d’artistes et de groupes de plus en plus réputés, et répartis dans l’ensemble du pays, les dissensions et les désaccords entre les différentes communautés sont si forts qu’elles n’ont pour l’instant

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jamais réussi à se coordonner pour avoir une réelle emprise économique, et restent engluées dans les mêmes difficultés que l’ensemble de la musique produite en Tanzanie. Formellement, elles utilisent le swahili avant tout, et se constituent plus en formation solo / chorale qu’en quatuors de chanteurs (l’autre grande formation typique du Gospel). Les formes héritées des kwaya restent également présentes : encore une fois, on assiste avec le Gospel à un mélange entre traditions et nouveautés.

69 Ces trois catégories, Bongo Flava, Zilipendwa et Gospel, sont bien concomitantes et non successives, même si leur élaboration s’est échelonnée dans le temps. De fait, il y a aussi interaction entre les trois styles, qui s’influencent les uns les autres ; à une temporalité moyenne, sur un demi-siècle de musique, se juxtapose une temporalité courte. Par exemple, à la mort de Nyerere, en 1995, Dola évoque dans le rap un « effet Nyerere »43, qui aurait poussé certains rappeurs à s’intéresser de nouveaux aux formes traditionnelles et locales de musique, et à chercher à les intégrer à leur travail.

2.2.4 La musique, la ville et le pouvoir : de l’Ujamaa à l’ouverture

70 Comme j’ai pu déjà le souligner à plusieurs reprises en établissant un rapide tout d’horizon des principales musiques tanzaniennes, il existe un lien particulier et fort entre la musique et le fait politique. Celui-ci peut se décliner en trois modalités : le fait politique en tant qu’idéologie et discours, la politique en tant qu’action des autorités – à toutes les échelles – et les politiques au sens « d’hommes politiques », les rapports avec ces derniers évoluant selon les personnalités et les figures. La musique et son évolution représentent un enjeu important pour le pouvoir tanzanien depuis l’Indépendance : en termes de création d’une culture nationale, de désir d’unification territoriale et de contrôle des éléments potentiellement subversifs, il est intéressant d’étudier comment les musiques ont pu être encadrées ou se soustraire à un État qui, dans un contexte socialiste, se voulait dirigiste et fortement implanté dans toutes les structures sociales. Dans la Tanzanie contemporaine, marquée fortement on l’a vu par les influences culturelles et économiques de la mondialisation, il est intéressant de souligner que l’édification d’une culture nationale depuis l’Indépendance est restée une préoccupation importante. Encore maintenant, il est possible d’analyser les musiques actuelles à travers le prisme de la valorisation d’une culture nationale, héritée de l’idéologie socialiste, mais plus encore du charisme pan-africain du Mwalimu Nyerere.

71 Il est par conséquent nécessaire de se pencher sur l’idéologie et la politique culturelles revendiquées par Julius Nyerere dès son accession au pouvoir en 1962 : de manière somme toute assez classique, notamment dans un pays socialiste, l’édification d’une culture nationale autour d’un pays neuf est largement passée par la musique. C’est au nom de cet objectif que l’État a très précocement pris le parti d’encadrer rigoureusement les formations et les artistes existantes, voire de créer de toutes pièces des structures propres à un nouveau type d’expression musicale. Le rapport à la musique et à la culture en général du régime de Nyerere était ainsi marqué par une double volonté : unifier une population nombreuse et diverse autour d’une seule culture, et valoriser une culture spécifiquement africaine / tanzanienne.

72 Dès son accession au pouvoir, en 1962, Nyerere prononce une série de discours qui ont constitué par la suite les bases idéologiques de toutes les politiques musicales et culturelles ultérieures :

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« Je crois fermement que la culture est l’essence même et l’esprit d’une nation, quelle qu’elle soit. Un pays auquel manque sa propre culture, ce n’est rien de plus qu’un groupe de personnes, mais sans cet esprit qui fait de ce groupe une nation. De tous les crimes du colonialisme, aucun n’est pire que celui qui veut nous faire croire, nous, indigènes, que nous n’avons pas de culture qui nous soit propre ; ou que ce nous avons fait jusque-là n’avait aucune valeur – quelque chose dont on devrait avoir honte, au lieu d’en être fier.44 »

73 Il ne nie pas, ni dans ce discours ni dans d’autres qui ont suivi, l’importance et l’influence des musiques étrangères ; de même, il ne s’agit pas de déclarer une quelconque supériorité de la culture tanzanienne sur une autre. Mais cette déclaration faite en 1962 est restée un des fondements de la politique culturelle ; elle en est un des textes fondateurs. Pour Nyerere, l’ancien instituteur, il s’est imposé dès le départ que l’édification de cette culture devait passer par l’éducation, et que la musique et l’enseignement des danses traditionnelles en constituerait un des meilleurs fers de lance.

74 La pédagogie et la politique de Nyerere se sont appuyées sur plusieurs outils, et sur une forme particulière, celle du Ngoma, que K. Askew (2002) décrit comme une forme qui, présente bien avant la colonisation, a été essentialisée « as “authentic” and as “tradition”—a safe musical refuge in what was suddenly deemed an unwelcome onslaught of foreign musical influences.45 » Le Ngoma a deux rôles : un rôle de symbole, donc, puisqu’il constituerait une musique originalement tanzanienne, parée des vertus du socialisme – et un rôle de vecteur de l’idéologie et du message politique de l’Ujaama. Il a par conséquent été valorisé à la fois en tant que tel, en essayant notamment de le privilégier par rapport aux autres formes populaires de musique, et en tant qu’outil d’information, d’éducation et de « nationalisation » des mentalités. De même que le Swahili, jusque-là langue véhiculaire, a été institué langue officielle, le Ngoma a pris le statut de musique officielle, dans sa forme comme dans son contenu.

75 Des outils institutionnels et des politiques culturelles ont été mis en place dès les débuts du régime. Un ministère de la Culture nationale et de la Jeunesse (Wizara ya Elimu na Utamaduni) a ainsi été créé en 1962, et bien qu’il ait depuis souvent changé de nom, il a gardé jusqu’à aujourd’hui peu ou prou les mêmes attributions : c’est lui qui reste chargé de la promotion de l’ensemble des arts et de la création nationales – danse, musique, « arts créatifs », théâtre… En 1963, le gouvernement créé aussi une National Dance Troupe, composée de 49 danseurs originaires de toutes les régions du pays. Ce rassemblement qui veut transcender les différences ethniques est absolument conforme aux habitudes de Nyerere dans d’autres domaines : pour lui, le seul moyen de créer un sentiment d’unité et d’appartenance à la nation tanzanienne constituait à mélanger le plus possible les différents groupes, ce qu’il a fait notamment en dispersant les fonctionnaires dans tout le pays. Ce ballet national avait vocation à représenter la Tanzanie à l’étranger, mais aussi éventuellement à aller chercher ailleurs en Afrique de nouvelles formes d’expression, ce qu’il fit notamment en Guinée. Sur le plan formel, il a fixé des codes de danses dites traditionnelles qui sont encore en vigueur aujourd’hui, et qui représentent un « ngoma socialiste. »

76 Enfin, jusqu’au début des années 1990, l’unique radio diffusant en Tanzanie était la radio gouvernementale, Radio Tanzania Dar es Salaam. Dans les années 1950, la station Tanganyika Broadcasting Corporation, organisée sur le modèle de la BBC, était parvenue à gagner un statut d’indépendance financière partielle, qui lui garantissait une certaine autonomie,46 et elle dispensait déjà à ses auditeurs (moins de 500 000 en 1960) des programmes pédagogiques en anglais et en swahili ; la musique se partageait quant à elle

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entre musiques locales47 et européennes. Cette autonomie a été progressivement supprimée peu après l’Indépendance : à partir de 1964, date de création d’un ministère de l’Information et du Tourisme, l’État s’est montré de plus en plus empressé à prendre la direction de la radio, qui constituait déjà pour le TANU – le parti officiel, aujourd’hui CCM – un canal officieux mais dévoué à sa cause. Ce n’est cependant qu’en 1965 que la TBC devient la RTD, et est placée directement sous la tutelle du ministère concerné. Pendant près de trente ans, donc, la population tanzanienne, pour qui la radio reste le principal média (notamment dans les zones rurales) n’a eu accès qu’aux programmes de la RTD. Musicalement, la radio avait de plus une influence énorme dans l’enregistrement de la musique, puisque son studio était le seul existant en Tanzanie : elle avait un droit de regard, de censure, et de modification, sur tout ce qui était produit entre ses murs48. En termes d’outil d’encadrement, donc, la radio RTD a sans conteste été la stratégie la plus efficace du gouvernement tanzanien, d’autant plus qu’à partir de 1975, les importations sont interdites, et que Nyerere s’est explicitement opposé à l’implantation des maisons de disques internationales – présentes au Kenya voisin – en Tanzanie.

77 Cependant, ces outils de diffusion ont été freinés par deux éléments majeurs. D’une part, le manque de financement a fortement limité leur portée. La Tanzanie de l’Indépendance était et est restée un pays pauvre, où le maximum des ressources restait surtout mobilisé pour les politiques de développement et d’aménagement. La part des institutions culturelles dans les années 1960 était déjà réduite à la portion congrue, et elle n’a fait ensuite que s’amenuiser.

78 D’autre part, je l’ai évoqué plus haut, la volonté gouvernementale de privilégier le ngoma s’est heurtée à la résistance populaire et au succès du dansi, surtout à Dar es Salaam. A. Perullo souligne ainsi que, de manière significative, les Zilipendwa restées populaires aujourd’hui parlent de tout… sauf de politique. Tout le répertoire qui avait été écrit à la gloire de Nyerere et de son gouvernement est plus ou moins passé aux oubliettes, au profit des chansons d’amour et autres morceaux divertissants, dont la légèreté avait rassuré la censure, et finalement marqué le public. Quant au dansi, il s’est avéré si populaire, y compris parmi les cadres du parti dirigeant, qu’il a finalement été peu à peu intégré au répertoire officiel, tout en essayant de le contrôler. Par le biais d’un certain nombre de groupes et de Jazz Bands, dont les plus connus jouaient dans le cadre d’entreprises et d’administrations gouvernementales, et étaient dans certains cas des musiciens salariés par l’État, il était possible de mélanger ngoma et dansi, en intégrant notamment dans le second une rhétorique à la gloire de la nation tanzanienne, ou intégrant les mots d’ordre du parti dirigeant. Dans le même ordre d’idée, l’État tanzanien s’est aussi attaché à contrôler les lieux de sociabilité où les groupes, publics ou privés, pouvaient se produire. Un programme de construction a ainsi été institué à la fin des années 1960 : il était prévu de bâtir des bars et des cinémas, gérés par l’État. Dans les faits, seuls trois ont vu le jour à Dar es Salaam, les fonds ayant rapidement manqué pour ce genre d’infrastructures, sous la tutelle d’un organisme spécialement dévolu à cet effet, le Dar es Salaam Development Corporation. Bien que l’initiative en soi n’ait pas été de grande envergure, elle est significative : elle témoigne d’une part encore une fois de la méfiance du pouvoir envers l’univers de la grande ville, dont il faut surveiller les agissements des citadins. D’autre part, elle témoigne de la volonté de ce même gouvernement de contrôler ce milieu urbain en le créant de toutes pièces.

79 Historiquement, le lien entre la musique tanzanienne et la politique est donc d’abord un lien de contrainte, qui passe par l’encadrement, la censure, voire l’élimination si le

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message délivré est jugé trop subversif. A Dar es Salaam, les Wazaramo (les habitants « originels » si tant est que le mot ait un sens) avaient une forme de musique traditionnelle et spécifique, le Mchiriku, qui a perduré jusque dans les années 198049 et qui animait la vie nocturne de Dar par des rythmes et des paroles, sinon subversives, en tout cas peu conformes à la ligne d’austérité et d’ardeur nationale prônée par l’idéologie socialiste. Ce style n’a pas disparu, car il continue d’être joué lors de certains mariages, mais il a sérieusement reculé, et ce pour de multiples raisons pas toutes imputables à l’État, mais il ne subsiste pas d’enregistrement : le Mchiriku n’a jamais pu se conformer aux critères du studio de la RTD…

80 Le lien musique et politique passe donc aussi par de la confrontation, et les relations entre les musiciens et les hommes politiques ne sont pas toujours sereines. Classiquement, les musiciens peuvent dans leurs textes dénoncer explicitement ou implicitement les déviances des politiques. Le rap des débuts a d’emblée, et conformément à sa nature, récupéré cette dimension contestataire, et il s’est imposé comme le seul genre musical qui prenait directement à partie les hommes politiques en dénonçant leur incompétence, et la corruption. Je ne m’attarde pas sur cet aspect, déjà évoqué, et de plus tout à fait classique : les rappeurs tanzaniens veulent représenter une jeunesse écœurée par la distance qui sépare des hommes politiques, comme le résume Caz T en 2002 : I am against oppositional parties, And I don’t like the ruling party, Citizens, beware of politicians Don’t be stupid and fall in the trap, Somebody tells you : “be in peace” While he’s eating chicken in America (…) He pretends to be a man of the people Tell him there are youths so he can retire.

81 Les thèmes et les modes de dénonciation ne sont pas particulièrement originaux, et le traitement des hommes politiques et de leurs défaillances n’est pas en soi quelque chose de neuf. Il faut cependant souligner que ce même si ce type de discours très désabusé est une thématique courante dans le rap tanzanien, celui-ci fait rarement pour autant de référence négative à la nation tanzanienne en tant que telle : il y a remise en cause des politiques mais pas du politique. En cela l’Ujaama de Nyerere, si elle a été un échec économique cuisant, a été une réussite politique. Il existe un sentiment très fort de l’unité (Umoja) de la nation, qui transcende les origines ethniques : les Tanzaniens se montrent à cet égard très fiers, surtout lorsqu’ils font la comparaison avec le Kenya voisin, où les enjeux politiques liés au « tribalisme » sont toujours présents et occasionnent toujours des conflits parfois violents. On retrouve chez les rappeurs cette fierté d’être tanzanien. Le titre par exemple Umoja wa Tanzania (cf. CD) par Juma Nature et Professor Jay est un éloge de l’unité nationale : le refrain scande ainsi Mtanzania (« Tanzanien »), tandis que les paroles font référence à l’histoire contemporaine du pays.

82 Parallèlement, la figure de Nyerere reste éminemment respectée et intouchable, au même titre que Mandela, Nkrumah, Kenyatta… Le Mwalimu reste pour l’instant partie prenante d’un panthéon panafricain et panafricaniste qu’il n’est pas encore pensable de remettre en question. Signe révélateur, Mr. II, un des précurseurs du rap, est surnommé le « Mwalimu du Bongo Flava », en référence autant à son ancienneté qu’à son influence.

83 Plus récemment, en 2005, le candidat CCM à la présidentielle, Jakaya Kikwete50, avait largement bâti sa campagne en lien avec les musiciens Bongo Flava, qu’il a souvent

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sollicités pour se produire lors de ses meetings. Sensibilisé à la cause des artistes, il s’était, parmi ses innombrables promesses de campagne, engagé à faire évoluer rapidement leur statut juridique… son charisme avait suscité quelques espoirs, et quelques morceaux, dont l’un Mtoto ya Jakaya par le même Juma Nature a rencontré un certain succès. Un an après, il y a fort à parier qu’il a rejoint le rang des politiciens « tous pourris », mais il a avant son élection suscité des espoirs que son prédécesseur, Benjamin Mkapa, avait depuis longtemps éteints.

84 Dans le lien très fort qui unit musique et politique en Tanzanie, il est intéressant de voir que, malgré – ou grâce à – un long héritage d’encadrement et de contrôle, la musique même la plus populaire et la plus underground s’est construite aussi en référence à la nation et à son père fondateur. Cela constitue probablement la caractéristique la plus remarquable des relations musique / politiques en Tanzanie.

2.3 Dar es Salaam : la ville en musique et les musiques de la ville

85 Le rap, le Bongo Flava, le dansi et même le Gospel (dans une moindre mesure cependant) ont en commun d’être des musiques qui se sont développées / se développent à Dar es Salaam. Comme on l’a vu plus haut, la musique et la ville sont deux univers qui interagissent et qui évoluent en même temps : la première apparaît ainsi comme une affirmation évidente de l’identité urbaine. La sociologie, l’anthropologie urbaines, et d’une manière générale les sciences sociales ont de longue date insisté sur le fait que les musiques urbaines ont tendance à allier représentation du monde et représentativité d’un sujet et de sa communauté. Cette tendance se joue selon deux modalités. Une active : je mets explicitement en scène et en musique mon identité – et une passive : mon discours et ma musique, par ce qu’ils comportent de représentations et d’influences plus ou moins visibles, sont en soi un métalangage qui exprime et qui affirme une identité. Comme on l’a déjà évoqué dans un contexte plus général, étudier la musique actuelle africaine, c’est aussi en étudier les villes et vice-versa. Il s’agit ici de recentrer ce propos plus précisément sur le cas du Bongo Flava de Dar es Salaam, Bongoland, où le lien musique-urbanité est si explicite qu’il se lit dans ce couple de mots.

2.3.1 « Qu’est-ce que je peux faire de plus ? » : Professor Jay ou l’affirmation évidente de l’identité urbaine

86 L’étude des représentations de la ville dans les textes de rap et de Bongo Flava tanzaniens pourrait être l’objet d’une thèse en soi, tant ces textes sont nombreux et tant ils sont réactifs aux transformations incessantes de Dar es Salaam. J’ai choisi ici de prendre pour exemple un morceau de Professor Jay, intitulé Nikusaidiaje?51, sorti en 2005 parce qu’il rassemble trois critères intéressants : un auteur très représentatif de la musique tanzanienne, un sujet qui éclaire extrêmement bien non seulement les clivages entre ruraux et urbains, mais aussi les rapports entre hommes et femmes et les influences de la ville sur eux, enfin une mise en scène vidéo dont la valeur artistique est peut-être encore à démontrer, mais dont la richesse narrative et symbolique est là encore un bon support pour une analyse de Bongoland…

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87 Professor Jay est sans conteste le rappeur le plus connu de Tanzanie, voire d’Afrique de l’Est. Il est un des rares artistes de cette zone, par exemple, à être invité à se produire en Europe. Joseph Haule (son vrai nom) est originaire de Temeke, un des trois districts de Dar es Salaam (Kinondoni, Temeke, Ilala), globalement constitué de quartiers pauvres à très pauvres. Sa carrière dans le rap a commencé très tôt, dans les années 1990, « when Bongo Flava was not yet called Bongo Flava »52au sein du groupe Hard Blasters, qui fait partie des grands noms de la première génération du rap swahili. Il a ensuite quitté cette formation pour poursuivre sa propre carrière, et c’est probablement le rappeur qui se produit le plus actuellement, le plus invité à faire des duos avec tel ou tel artiste rap ou Bongo Flava, le plus cité en exemple, et un des rares aussi à pouvoir vivre de sa musique. Il est connu et apprécié parce qu’il s’attache à décrire la société telle qu’elle est, en évoquant des sujets qui restent tabous : la sexualité et le sida notamment – qui reste un des grands non-dits de la société tanzanienne. Il évoque également, souvent avec beaucoup d’ironie et d’humour, le cynisme des hommes politiques, la corruption, et le fatalisme de nombre de ses concitoyens. Dans un de ses titres, ‘Ndio Mzee’53, qui signifie « Oui, Monsieur », il prend la voix d’un homme politique en campagne qui fait les promesses les plus extravagantes et les plus irréalisables (instaurer l’eau courante pour tous, mais aussi le « lait courant » par exemple, accorder à chaque nouveau-né un compte en banque…) reprises en chœur par une assemblée naïve. Sa popularité vient également du fait que, bien qu’il évoque des sujets tabous, il n’effraie pas le grand public comme d’autres rappeurs plus « hardcore » : ses messages passent par la parodie, l’implicite, la métaphore… ce qui rend son discours d’autant plus consensuel qu’il est par ailleurs notoirement engagé aux côtés de nombreuses ONG et initiatives de développement. Pour le public local comme pour les acteurs étrangers du développement, Professor Jay dispose d’une image très positive et rassurante. Contrairement à d’autres précurseurs, il n’est pas issu de l’élite économique ou intellectuelle ; son succès en est d’autant plus éclatant, et sa légitimité plus grande à évoquer ce qui se passe réellement dans la vie quotidienne d’une bonne partie de la population de Dar es Salaam. Pour autant, il faut quand même souligner d’une part, que la douceur rassurante du personnage lui fait probablement perdre une part de son pouvoir de contestation ; et que surtout, d’autre part, certains aspects de son discours ne sont pas dénués d’ambivalence. Ils mettent en avant, en tout cas, un certain conservatisme moral et social ; le titre Nikusaidiaje est une bonne illustration du travail de Professor Jay, de sa ligne de conduite artistique, de ce qui plaît aussi massivement au public tanzanien, mais il est aussi fort édifiant d’y étudier l’idéologie sous-jacente. Elle apparaît en fait comme profondément redevable de l’idéologie de Nyerere sur la ville.

88 ‘Nikusaidiaje’ raconte l’histoire d’une rupture et d’une répudiation. Professor Jay y joue le rôle d’un jeune homme de Dar es Salaam qui, tombé amoureux d’une jeune villageoise, l’épouse et la ramène en ville. Tout l’enjeu de l’intrigue repose sur cette situation classique, un transfert d’univers, qui aboutit à la dislocation du couple et à la déchéance de la jeune femme. Celle-ci, au début de leur mariage, est une ravissante idiote mal dégrossie qui multiplie les gaffes et se ridiculise par son ignorance. On la voit ainsi tomber à genoux devant la télévision, et y saluer les présentateurs du journal par un « Shikamoo ? » – la formule de politesse des cadets aux aînés – empli de crainte respectueuse ; ranger les baskets dernier cri de son mari dans le réfrigérateur ; négliger un superbe gâteau décoré de décoration chimiques bleu du meilleur goût pour se jeter goulûment sur une assiette de papayes et de mangues fraîches… tout cela exaspère son

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mari, qui n’en reste pas moins charmé par la réserve touchante de son épouse, qui, au moins, a pudiquement baissé les yeux lors de leur rencontre, et réserve à son conjoint le respect qui lui est dû. Il apprend cependant petit à petit à sa femme à se comporter comme une jeune femme de la ville… mal lui en prend, car elle se transforme alors radicalement, finit par lui échapper pour aller jouer aux cartes dans un tripot mal famé, aux bras d’un amant à l’air patibulaire. L’infidèle reçoit finalement sa juste récompense : enceinte, chassée, elle revient à genoux implorer le pardon du mari trompé, qui s’est entre-temps remis en ménage avec une autre jolie jeune fille… « Qu’est-ce que je peux faire de plus pour toi ? » maintenant, demande-t-il à la jeune femme, qu’il renvoie ainsi à ses responsabilités et chasse sans ménagement. L’histoire ne raconte évidemment pas ce à quoi une répudiation publique peut mener : au mieux, un retour honteux et une réclusion sociale dans son village d’origine, au pire la prostitution et le sida. Mais la morale est sauve. En soi, le message délivré par le morceau montre à la fois l’importance du clivage qui subsiste en Tanzanie entre citadins et ruraux, et à l’ambivalence du discours sur l’univers urbain, policé et porteur de développement (la télévision, le gâteau chimique et les chaussures de sport en fer de lance de la civilisation ?) autant que perverti.

89 La vidéo, au déroulement très linéaire et à la mise en scène narrative, est pleine de détails visuels également intéressants et révélateurs de cette affirmation difficile d’une identité urbaine : la représentation des protagonistes est particulièrement intéressante à étudier du point de vue de l’urbanité.

90 On assiste, comme fréquemment en Afrique, à une mise en scène de la différence urbains/ ruraux qui passe par la corpulence : alors que le héros de l’histoire marque son statut social par sa haute taille et ses joues bien pleines, les parents de la jeune femme sont des paysans au physique émacié, et on devine qu’elle-même « profite » de son arrivée en ville. Être gros ou en tout cas fort est un signe de santé et de richesse : on est bien dans un contexte de « valeur poétique de la réplétion, pour une société qui vit dans une intimité si lancinante avec la disette. » (C. Lévi-Strauss, 1955) La ville, c’est donc d’abord une promesse d’abondance : on y mange mieux et plus qu’à la campagne. Cette distinction gros/maigres entre citadins et paysans ne fait que doubler la différence riches/pauvres que l’on trouve également au sein de la population urbaine : parmi le public hilare qui assiste à la scène, les petits vendeurs qui passent ont tout à envier au gros homme qui observe tout de chez le barbier. Mais l’amant de la jeune femme présente lui aussi un physique « bien portant » : première ambivalence.

91 L’habillement est aussi frappant, surtout dans l’évolution de l’héroïne, qui arrive chez son époux drapée des traditionnels kanga tanzaniens54 avant de subir une transformation radicale. On la voit ainsi chez le coiffeur se faire maquiller et affubler d’une perruque bouclée, avant de la voir se faufiler hors de chez elle, nuitamment, ses chaussures à hauts talons à la main, vêtue d’une jupe courte en jean et d’un t-shirt dos nu… Autant de marqueurs forts d’une urbanité féminine / féminité urbaine dévoyée, voire prostituée, dans cet accoutrement où tout fait sens : les femmes à la campagne se voilent de leurs kanga, ou se tressent de manière naturelle ; le maquillage est prohibé chez une jeune femme respectable, de même que montrer ses jambes. Symboliquement, la chaussure à talons hauts ne sied pas à une femme convenable ; le jean de la jupe est signifiant dans la mesure où il s’agit typiquement d’une matière occidentale, voire américaine : il fait référence à un produit qui a d’abord été disponible en ville. Quant à la perruque, elle évoque l’urbanité par excellence : à Dar, ce modèle de coupe courte et bouclée est porté par des femmes qui travaillent, dans des emplois fondamentalement urbains (secrétaires,

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caissières, serveuses… et bien entendu prostituées.) L’adoption de ce type de perruque en particulier a une fonction de rite de passage, qui est clairement soulignée dans le clip. Cependant, la deuxième jeune femme, qui paraît à la fin du clip derrière le chanteur, porte elle aussi des signes marqueurs de sa citadinité : cheveux raides, maquillage… mais conjugués à un kanga et à une attitude de retrait et de confinement dans la maison.

92 Il y a quatre types de lieux représentés, tous quatre archétypaux : l’espace du village, le centre de Dar es Salaam, l’habitat collectif, et les lieux de sociabilité – salon de coiffure et tripot. L’espace rural est clairement celui d’une simplicité innocente et bienveillante : entre le sourire édenté et débonnaire du beau-père et la grâce des enfants qui courent derrière le cortège nuptial, la représentation de cet espace est proprette et positive. Au moment du refrain, chanté par Ferooz – une autre gloire locale du BF –, ce sont des lieux de passage qui sont représentés : on reconnaît un quartier central, qui peut bien être Kariakoo, – le grand marché de Tanzanie, même si le vide des rues fait penser que la vidéo a été tournée un dimanche… et un modèle de « friche urbaine », un immeuble en ruines couvert de graffiti. Le chanteur occupe ici la position d’un chœur : il commente, prend parti, et donne au propos une portée plus générale. Kariakoo, lieu unique en Tanzanie, concentre tout Bongoland : un lieu de passage, de brassage, et de roublardise, où le meilleur comme le pire sont possibles. Le mur couvert de graf a une autre portée. Il a un côté universel, puisqu’on retrouve ce type de friche et cette esthétique partout dans le monde : la mésaventure de notre héros est humaine. Mais il renvoie aussi à un code référentiel propre à l’archétype du ghetto noir-américain tel qu’il a été construit dans les années 1980 : les références de Professor Jay sont celles d’un hip-hop états-unien dans lequel les rappeurs tanzaniens ont reconnu une communauté d’idéaux et de souffrance. Enfin, le chanteur se place juste à côté d’un graf qui proclame « Hip hop iz talkin’ reality » : la dimension éducative, réaliste et pédagogique du discours de Professor Jay est servie par la forme musicale qu’il a choisie. Doublon de ces espaces du refrain, l’habitat collectif55 populaire – rare à Dar es Salaam, ce qui permet de dire que la vidéo a été tournée dans un quartier relativement ancien donc relativement central – et la rue dans laquelle se rassemble la foule constituent les espaces de la narration personnelle. Ils conservent eux aussi une relative neutralité. Enfin les deux lieux de sociabilité, en opposition à l’espace privé familial et protecteur, sont surchargés de connotations négatives. Le bar, en particulier, croule sous les symboles de la décadence : enfumé, sombre, coupé du monde, dévolu aux jeux d’argents, à l’alcool, aux femmes faciles, et rempli de personnages peu amènes… Notre vertueux héros y met les pieds cependant, (il est vrai que les besoins du scénario nécessitent aussi qu’il prenne sa femme en flagrant délit) mais ce passage est dédouané par la présence de son crew (son groupe) qui ne se compose que d’amis mâles. L’espace domestique est lui aussi clos, mais pas de la même manière. La porte reste ouverte, et surtout, la ribambelle de kanga qui sèchent revêt une fonction symbolique intéressante : le kanga est un effet un marqueur de la culture traditionnelle tanzanienne, non seulement parce qu’il est un élément constitutif de la vie domestique (une femme chez elle, même riche, porte le kanga) mais aussi parce qu’y sont imprimées, à travers les dictons, les voix « de la sagesse populaire. » Par un procédé métonymique classique, les kangas forment donc un « cadre » traditionnel, clairement positif, pour l’espace domestique.

93 Enfin, les figures négatives du clip sont aussi particulières : le salon de coiffure est apparemment tenu par des Indiennes, et le « méchant » est semble-t-il d’origine zanzibari… Il s’agit peut-être d’un hasard, mais les Indiens comme les Zanzibari n’ont pas

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très bonne presse en Tanzanie, et plus encore à Dar. Les Indiens, présents souvent depuis deux ou trois générations, forment une petite communauté (estimée à environ 90 000 en Tanzanie) qui a tendance à vivre en cercles très fermés, mais ils cristallisent la rancœur surtout parce qu’ils monopolisent de nombreux secteurs économiques. Quant à Zanzibar, malgré l’unification de 1964, l’archipel reste au centre de relations fort peu sereines avec le continent : si les Zanzibari considèrent les gens du continent comme des paresseux sans raffinement, ils passent quant à eux pour des esclavagistes affairistes et profiteurs. De fait, à Dar es Salaam, de nombreux capitaux sont détenus par des Zanzibari, dans le commerce et dans l’immobilier56, ce qui a là encore tendance à attiser les tensions et les polémiques. Quelle que soit la vérité de ces allégations, il est intéressant de noter que le clip véhicule ici des références qui sont typiquement de Dar es Salaam.

94 Un des messages sous-jacents, à travers ces ambivalences répétées, serait qu’en fait, être « urbain », au sens plein du terme, nécessite d’être éduqué à la ville. Elle est pleine de ressources, mais qui peuvent s’avérer dangereuses pour quelqu’un de fragile… et je ne peux m’empêcher de remarquer que, malgré tout, il est certes possible pour une femme d’être une « bonne » citadine, mais à condition de rester cantonnée aux sphères domestiques. La maîtrise pleine et entière du territoire est réservée aux seuls hommes.

95 Rien d’exceptionnel, dans cette observation, et dans ce discours. Il montre que Professor Jay est un héritier des discours traditionnels de Nyerere sur la ville, conforme aux mentalités tanzaniennes contemporaines. B. Calas analyse dans De Dar es Salaam à Bongoland un roman de B. Mtobwa, Dar es Salaam by night, beaucoup plus ancien, mais où l’on retrouve une représentation de la ville essentiellement négative, en opposition à une campagne rédemptrice et pure ; comme le rappelle B. Calas, « l’idéologie anti-urbaine imprègne la vision d’un grand nombre de Tanzaniens éduqués par les missionnaires et baignés de l’idéologie Ujamaa. » Le discours de Professor Jay s’inscrit dans la continuité avec ce discours, mais l’image de la ville y est plus nuancée : elle peut se révéler porteuse de réussite, d’évolution et de succès, mais à condition d’avoir un cerveau – Ubongo – pour en éviter les pièges… Si Dar – la Cité – était un lieu univoque de perdition sous Nyerere, Bongoland est une réalité plus mouvante et paradoxale : le glissement sémantique a accompagné la complexification des réalités urbaines.

2.3.2 Le Ghetto et les Uswahilini

96 S’il y a un mot que l’on retrouve dans toutes les formes de rap et de hip-hop au monde, c’est le verbe « représenter » et tous ses corollaires de représentation, représentativité… Les rappeurs ne cessent de revendiquer leur rôle de porte-parole de leur communauté et de leurs lieux d’origine. À ce titre, ils déclinent leur identité (même si c’est une identité scénique) et « d’où ils parlent » : difficile dans la plupart des morceaux de rap de ne pas savoir qui chante et de quel lieu/quelle origine il se revendique57. On est bien dans une esthétique et une dialectique du « je » qui se met en scène et qui met des lieux en scène. En l’occurrence, dans le rap, l’image du ghetto occupe une place prépondérante : il constitue par excellence une traduction spatiale et symbolique de toutes les injustices faites à une minorité, de l’assignation territoriale et de la relégation dont cette minorité est victime et, partant, de la nécessité de faire porter en son nom une voix spécifique. Le Bongo Flava et le rap tanzaniens ont repris cette volonté à leur compte : les artistes se sont voulus nouveaux dans le paysage musical en ce qu’ils représentaient réellement ce qui se passait dans leur quartier d’origine, et plus généralement dans les Uswahilini, qui sont les

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quartiers populaires de Dar es Salaam. Quand les promoteurs du Bongo Flava déclarent que celui-ci vient « de la rue », ils font en fait référence à ces quartiers.

97 Le terme de ghetto est un mot qui s’est tellement surchargé de sens qu’il en est devenu passe-partout. Historiquement, le mot de ghetto est associé au quartier juif de Venise, avant de désigner le quartier juif dans les villes d’Europe de l’Est, qui s’est chargé de connotations mortifères pendant la Seconde Guerre Mondiale. Il a dans le même temps été réapproprié, dès la première moitié du XXe siècle par les sciences sociales états- uniennes pour désigner « un modèle urbain primant fortement le regroupement communautaire » (Guillaume, 2003)58 puis a connu un autre glissement sémantique en désignant plus spécifiquement les quartiers noirs-américains et hispaniques à partir des années 1970, et désigne désormais d’une manière générale « les quartiers stigmatisés d’une agglomération » et « exprime une crise de l’urbanité, le déficit d’intégration, la mise à l’écart d’une frange croissante de la société. » On est donc passé au niveau lexical d’un espace physiquement fermé à un espace marqué par la notion de fermeture, même si celle-ci est symbolique. Le discours du rap en général, et de ses prédécesseurs59, s’est fait le chantre du ghetto comme espace de relégation, au sens de situation paradoxale qui donne à quelqu’un « la possibilité juridique de vivre sur son territoire sans pouvoir jouir de ses droits » (Milon, 200360)).

98 À l’instar de tous les rejetons du rap, partout dans le monde, le rap tanzanien, et à sa suite le Bongo Flava, a récupéré la notion de ghetto : cela s’explique autant par le canal de diffusion du rap – la jeunesse aisée et occidentalisée de Dar – que par le fait qu’un sentiment de communauté de souffrances s’est tout de suite instauré, qui amalgamait la situation des Noirs aux États-Unis à celle de la jeunesse urbaine de Dar es Salaam. Les Uswahilini ont donc pris le statut de ghetto. Littéralement, le terme Uswahilini désigne simplement un espace habité par les Swahili, et il renvoie aux temps de la colonisation : les quartiers Européens, Africains et Indiens étaient strictement séparés, et n’ont pas été urbanisés de la même façon, les quartiers africains étant sans surprise moins bien lotis que les autres. Actuellement, le mot a une signification plus ou moins large : pour certains, il s’agit simplement des quartiers résidentiels qui ne sont ni huppés, ni cosmopolites, ni d’affaires. Pour d’autres, il s’agit des quartiers populaires, dévolus à une classe que l’on pourrait qualifier de « moyenne » (même si ses revenus sont bien en deçà des standards internationaux) et typiquement urbaine. Enfin, dans le sens le plus étroit, les Uswahilini désignent des quartiers très pauvres où, justement, les habitants sont si démunis qu’ils restent en marge de la vie urbaine. Le seul critère commun à ses trois définitions est leur population, sinon swahilie, en tout cas tanzanienne et africaine61, et une vie quotidienne relativement difficile. Si le rap privilégie plutôt la dernière, plus conforme à son éthique de la dénonciation et de la revendication, les représentations véhiculées par le Bongo Flava (version 2007, c’est-à-dire plus proche de la variété) se réfèrent plutôt à la deuxième acception du terme.

99 Dans les années 1990, au moment où les musiques urbaines nouvelles étaient en pleine émergence, les nouveaux venus sur la scène artistique, en particulier les rappeurs, insistaient sur le fait qu’ils étaient les seuls à représenter la réalité telle qu’elle était. Un des premiers titres de Mr II, aujourd’hui considéré comme un vétéran du rap tanzanien s’intitulait Hali Halisi, ce qui signifie « Ce qui se passe vraiment. » Le rappeur, qui vient d’un quartier pauvre de Temeke, entend décrire sa réalité plutôt que ses rêves. Cette « volonté de briser les murs du silence » (A. Bancet, 2005) constituait une rupture par rapport aux musiques traditionnelles plus liées au divertissement et aux descriptions moins explicites.

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Figure 9. Une décharge, près d’un « bidonville » au sens propre. Dar es Salaam, Mandela Road, 2002

Photo : site ILO/BIT. On distingue au second plan une petite boutique, au troisième plan un habitat informel, et à l’arrière-plan, des poteaux électriques qui signalent que le grand axe de circulation n’est pas loin.

100 Depuis le titre Hali Halisi, de nombreux rappeurs ont suivi cet exemple de description de la pauvreté dans la ville et de la ville des pauvres. La ville des pauvres, c’est celle décrite par exemple, en 2002, par le rappeur Suma G dans un morceau intitulé Vituko Uswahilini, « Quartiers monstrueux », dont je cite ici un extrait en anglais traduit par P. Mangesho : There are freaks in Uswahilini People have built houses without a plan, (…) They’re all in one place, You wake up with a stomach ache, Someone is bathing in the toilet, Uswahilini, don’t be smart, they’ll bewitch you, Toothbrush—a piece of tree, toothpaste—charcoal Squatter kid you are surprised, This is uswahilini stuff, Can’t deal with this life you from rich family…

101 La description insiste sur le développement anarchique et chaotique de ces quartiers, sur la promiscuité étouffante qui y règne ainsi que sur l’absence totale des bases de la vie urbaine, à commencer par l’hygiène… Le détail révélateur prime sur la vue d’ensemble : ce qui est souligné, c’est l’absence des petits marqueurs d’urbanité (le plan de la maison, les salles de bain…) plus que des indices qui permettraient de reconnaître exactement le quartier ou la zone décrite. Alors que les quartiers aisés ou centraux sont faciles à identifier (dans les textes de rap comme ailleurs), les Uswahilini sont englobés dans un ensemble de quartiers nébuleux et anarchiques, difficiles à distinguer les uns des autres. Dans une certaine mesure, cette différence de traitement correspond à la réalité paysagère de Dar es Salaam, où « rien ne semble pouvoir altérer l’impression première d’un

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espace sans démarcation, difficile à décrypter, et dont les gradations internes se perdent dans un étalement continu des activités et des hommes. » (Polomack, 2005)62 Mais elle reprend aussi l’idée selon laquelle les pauvres n’ont pas droit à la « vraie ville. »

102 Les pauvres dans la ville sont évoqués par le même système de description, qui conforte là l’idée qu’ils n’ont pas leur place en ville. Une des problématiques récurrentes est le refus du pouvoir, personnifié par la police, de laisser à la jeunesse pauvre des Uswahilini un accès à la ville et à la citadinité. L’exemple des déguerpissements de squatters et de petits vendeurs informels est souvent évoqué, par exemple par RD : « … we are rounded up and taken back to the village, because they say the city is for the rich », ou Professor Jay, encore lui, dans une chanson intitulée Bongo Dar es Salaam Song (les traductions sont toujours de P. Magesho) : Youths have saved their money to get capital for business, I call them Wamachinga though they are not all from Mtwara63 The worst part is when you destroy their business huts, Some of them were thieves, should they go back to that habit ?

103 Les politiques de déguerpissement sont une constante de la politique urbaine tanzanienne. Régulièrement, on fait place nette en chassant les petits commerçants de manière plus ou moins violente et plus ou moins efficace. La dernière opération de ce type en date, cependant, qui a eu lieu en octobre 2006, s’est avérée particulièrement brutale et rapide ; en trois jours, Dar a été « nettoyée », au nom d’une idéologie de modernité, de sécurité et de propreté. La ville telle qu’elle doit être est une ville formalisée pour une population qui a les moyens de consommer : dans le contexte libéral actuel, les politiques ont tendance à favoriser la ville comme espace de consommation avant tout, et de croissance économique. La place est faite à ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont une chance de s’insérer dans ce système. Mais la jeunesse pauvre et sans perspective d’avenir bien identifiée est clairement écartée et stigmatisée.

104 Les textes et les exemples que je viens de citer sont donc bien dans la lignée d’une musique et d’artistes qui se veulent la voix du ghetto et des opprimés. Mais cette « communauté », à Dar, représente une majorité de quartiers, et une population importante sinon majoritaire. Il ne s’agit pas de remettre en question la représentation des Uswahilini dans les discours du rap et du Bongo Flava ; mais quand on considère que ces quartiers constituent la majorité des quartiers de Dar es Salaam, on peut se demander quel est le « ghetto » que les artistes représentent. On aurait alors affaire à la « relégation » d’une majorité sur le territoire urbain, expression paradoxale qui pourrait susciter un questionnement intéressant sur l’urbanité comme les politiques urbaines à Dar es Salaam.

105 D’autre part, la description des Uswahilini n’est pas, on l’a souligné, réaliste : les lieux et les espaces tels qu’ils sont décrits renvoient à des archétypes plus qu’à des espaces réels. Cela n’est pas propre au rap ou au BF tanzanien : en général, on constate que les discours musicaux « urbains » constituent des constructions archétypales, dans lesquelles la description du réal passe soit par le détail, soit par la référence à une communauté qui transcende les frontières (communauté de souffrance des Noirs essentiellement) mais beaucoup plus rarement par le contexte « local ». C’est intéressant en tant que construction d’un corpus de représentations spatiales. Pour analyser des courants et des phénomènes culturels, l’étude de ce type de discours a toute sa place. Néanmoins, dans le cadre d’une démarche géographique, elle me semble trouver ses limites dans le fait que, justement, elle ne renvoie jamais qu’à des représentations et non à des lieux réels : même

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dans une réflexion sur la musique et les phénomènes musicaux, c’est une approche qui ne saurait constituer le cœur de la démarche.

Le pouvoir de la grande ville

106 Un troisième aspect dans le rapport entre ville et musique me paraît enfin intéressant à questionner. Jusqu’ici, j’ai globalement insisté sur les effets de la mondialisation sur Dar es Salaam, et sur la culture urbaine de ses habitants. Que ce soit par les influences étrangères sur les musiques traditionnelles, ou celles des musiques américaines sur les comportements actuels, il est évident que les phénomènes à échelle mondiale jouent un rôle non négligeable dans les évolutions de la Tanzanie contemporaine. Cependant, il est aussi intéressant de ne pas étudier les musiques actuelles uniquement à travers le prisme de la mondialisation. En effet, par leur diffusion à travers tout le pays et en Afrique de l’Est elles constituent aussi un marqueur fort de l’influence qu’exerce Dar es Salaam sur un territoire national et régional.

107 Cette influence se pose en termes économiques, mais aussi, là encore en termes d’urbanité et de citadinité. Si Dar es Salaam est influencée par la mondialisation, elle est elle-même un important pôle d’influence, dans un phénomène classique de diffusion progressive du changement à partir d’un centre en direction de ses périphéries, sur un territoire en réseau.

108 Dar es Salaam est de longue date un pôle d’attraction. La ville connaît depuis les années 1950, à l’instar de nombreuses métropoles africaines un exode rural important, quoique longtemps ignoré par les autorités, qui s’est accéléré à partir des années 1970 et qui ne s’est pas démenti depuis. De 1957 à 1967, il a ainsi pu être estimé que Dar avait connu une croissance de 6,5 % par an, montée à plus de 10 % entre 1970 et 1975, et qui s’est aujourd’hui stabilisée autour de 6 %64. Cette attractivité est d’abord économique, dans un pays où les espaces ruraux n’ont pas pu être mis en valeur par deux décennies de politique ruraliste, et continuent d’être extrêmement sensibles aux aléas climatiques et économiques qui touchent le pays. Chaque année, plusieurs milliers de ruraux arrivent ainsi en ville, et s’y insèrent plus ou moins durablement, avec plus ou moins de succès, et développent plus ou moins vite des comportements liés à leur situation de néo-urbains (voir supra.)

109 Cet exode rural est une traduction concrète, en mouvement de population, de l’attractivité symbolique que peut aussi exercer « la grande ville » sur le reste de son territoire. L’influence économique se double ainsi d’une influence culturelle, qui a deux modalités : l’influence ressentie à l’extérieur de Dar es Salaam par ceux qui ne l’habitent pas, et le sentiment d’appartenance teinté de fierté de ceux qui l’habitent et en maîtrisent les codes.

110 Cette distinction est particulièrement visible quand on parle de musique, et notamment de rap et de Bongo Flava. Dola Soul, que j’ai cité plus haut, analyse ainsi la situation musicale de Dar es Salaam à l’aune de cette distinction. Je lui avais fait part dans un e- mail de mon étonnement face à la « culture bling-bling » qui semble très présente dans la communauté musicale (rap et BF) de Dar es Salaam, alors qu’au contraire, le rap d’Arusha est beaucoup plus dépouillé et semble plus « conscient. » Le « bling-bling » est un terme à la mode qui fait référence aux énormes bijoux clinquants et aux bolides rutilants que nombre de rappeurs aiment afficher. C’est un ensemble de pratiques ostentatoires, fait de luxe tapageur et de matérialisme assumé, qui m’avait paru particulièrement présent à Dar

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es Salaam, (même si le mimétisme par rapport aux clips diffusés sur MTV est parfois tellement fort qu’il en devient involontairement comique) et que j’avais d’emblée relié à l’influence des médias internationaux. En première analyse, il me semblait en effet que ces comportements urbains étaient essentiellement une manière, même inconsciente, de revendiquer une appartenance ou une connexion à une communauté branchée répartie dans le monde entier, mais dont les modèles et les centralités restent occidentaux. Dans sa réponse, Dola admet que la scène rap d’Arusha, mais aussi celle de Mbeya (dans le sud du pays) sont particulièrement actives et ont une véritable autonomie artistique et culturelle par rapport à Dar es Salaam, mais il donne une explication globale plus liée à une évolution interne à la Tanzanie.

111 Il n’exclut pas bien entendu le rôle de la mondialisation culturelle, à laquelle Dar es Salaam est exposée en première ligne. Il y a ensuite un phénomène de percolation culturelle qui amène progressivement les nouvelles tendances sur l’ensemble du territoire national, où elles sont alors adoptées avec un peu de décalage, et pas automatiquement : In the case of Bling—I feel that Dar is more exposed to different facets of the bling-bling mentality because it serves as the port of entry for people, music and different aspects of Western culture [c’est moi qui souligne]. This makes the level of assimilation much higher and as this culture moves to other parts of Tanzania it gets filtered down to what works for us as Tanzania’s. This is my theory based on my observation over the years.65

112 Mais c’est surtout un sentiment de fierté citadine qui joue chez certaines catégories de la population de Dar, et qui accentuerait certains détails et certains comportements afin de bien souligner l’écart entre urbains et ruraux. Many Tanzania youths especially in Dar have lost their sense of identity. You can see it in the way people dress, talk, and act. You may think of it in terms of globalization, but I do not see it as that. The Youth in Dar tend to align themselves with the latest trends, and set the overall tone from fashion to music to show that they are more advanced and up-to-date than anyone else in Tanzania. (…) There has always been the notion that everything revolves around Dar, you can almost sense the intimidation that other artist and people from other regions of Tanzania feel when they visit Dar. I can understand the fact that they might to be anxious and excited at the sight of the big city, and just getting used to it. But the intimidation that I speak about is the feeling of belonging to the closed community of Dar. It is almost like an Elitist society that is starting to emerge. You have to be someone known to belong either rich or famous otherwise being accepted may take sometime. People living out of Dar are viewed as “Sio Wajanja”—not street smart and savvy, backwards in everything and need to catch-up.66

113 Le cas de la musique permet donc aussi de considérer le statut de Dar es Salaam en tant que métropole au fort pouvoir symbolique d’attractivité. Elle fait office de relais dans la diffusion des tendances et des modes liées à la mondialisation, mais elle est aussi en soi une tête de pont culturelle pour l’ensemble du territoire qu’elle polarise. Cette problématique me paraît intéressante dans la mesure où elle relativise l’influence de la mondialisation culturelle, sans la minimiser : mais, dans cette optique, les marqueurs de « l’hypermondialité » (Calas, 2005, op. cit.) sont instrumentalisés et mis à profit par une population citadine pour affirmer une identité spécifique, dans un cadre national et non mondialisé, et l’enjeu de cette affirmation reste local.

De Dar à Dakar… les bases d’une comparaison

114 Dans une étude sur les musiques urbaines en Afrique, il est intéressant de s’essayer au jeu de la comparaison : en effet, les dynamiques culturelles et les évolutions sociales sont

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souvent, sinon similaires, en tout cas assez proches dans la plupart des grandes métropoles d’Afrique subsaharienne. Je choisis ici de m’intéresser plus spécifiquement à Dakar, capitale du Sénégal et pôle musical et culturel reconnu sur tout le continent. J’aurais bien entendu pu focaliser mon attention sur d’autres capitales, et la comparaison aurait été tout aussi pertinente : avec Kinshasa, par exemple, dont j’ai déjà évoqué l’influence très profonde sur les musiques populaires contemporaines. Ou avec Nairobi, dont la proximité géographique et linguistique peut constituer les critères les plus convaincants pour jeter les bases d’une perspective comparatiste. Mais je me concentre ici sur Dakar, d’une part parce que j’ai déjà travaillé sur cet espace, et qu’il existe à propos de la musique dakaroise une littérature en français abondante et facilement accessible ; d’autre part parce que, par l’évolution de sa scène musicale et par la configuration actuelle des musiques de sa jeunesse urbaine – rap en tête – Dakar présente il me semble un terrain particulièrement propice à la comparaison avec le terrain de Dar es Salaam. Bien que Dakar soit plus influente que Dar es Salaam à l’échelle du continent, les deux villes constituent des centralités en termes de musique proprement « urbaines », « jeunes » et actuelles. Ce sont donc ces éléments de questionnement comparatif que je développerai, après avoir présenté rapidement la musique, côté sénégalais.

Du mbalax au « Bul Fale ! » : la musique à Dakar depuis les années 1960

115 Dans le champ musical, Dakar est un pôle et un précurseur : pôle de musiques « panafricaines » et transnationales dès les années 1960-1970, et précurseur du rap africain dans les années 1980. On peut dire que les constantes de la musique sénégalaise, classique ou actuelle sont : un héritage revendiqué de la culture griotique, l’usage du wolof de préférence aux autres langues parlées au Sénégal, (mais sans exclusive cependant), des liens traditionnels avec la France, et la présence dynamique d’une communauté sénégalaise installée à l’étranger. Deux grands pôles se partagent actuellement la scène musicale sénégalaise et dakaroise : le mballax classique et le rap.

Le mballax

116 Si on reprend la terminologie tanzanienne de Zilipendwa (les « classiques », donc), l’histoire de la musique sénégalaise depuis les années 1960 peut se cristalliser autour de deux figures majeures : Ibrahima Sylla, fondateur du label panafricain Syllart Productions, et Youssou N’dour. Ils ont en commun d’être non seulement fortement implantés dans la musique, mais d’être aussi des hommes d’affaires avisés, et d’avoir des liens particuliers avec les confréries religieuses qui jouent encore aujourd’hui au Sénégal un rôle fondamental d’encadrement social.

117 Ibrahima Sylla n’est pas très connu du grand public, mais c’est par son entremise que les groupes ouest-africains et congolais les plus célèbres en Afrique et en Europe se sont fait connaître. Sénégalais Diakanke, avec des origines malienne et guinéenne, c’est un fils et neveu de deux importants chefs Tidjanes67, mais avec des liens forts avec le mouridisme. Après des études à Paris, c’est en 1979 qu’il s’est lancé dans la production, « … avec un important travail de réédition des trésors des fonds nationaux du et de la Guinée, mais aussi en rassemblant des artistes autour de projets concepts, comme Africando, afin de retrouver, au-delà des phénomènes de mode, la quintessence des formes qui ont marqué les musiques africaines au siècle passé. 68 »

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118 C’est le travail d’Ibrahima Sylla qui a fait connaître des groupes et des artistes comme , le Super Diamono, ou le Super Étoile de Dakar (premier groupe de Youssou N’dour), ou plus récemment Coumba Gawlo. Quant au groupe Africando – qui signifie « Afrique, ensemble » –, il s’agit d’un regroupement d’artistes qui poursuivent tous par ailleurs des carrières solo. Tous ces groupes et ces musiciens sont issus de la tradition afro-salsa qui a émergé en Afrique au moment des Indépendances, et qui consistait à marier les rythmes latins de la salsa ou du merengue avec les percussions et les rythmes traditionnels africains, ainsi que les influences du jazz.

119 Au Sénégal, c’est sous le nom de mballax que cette forme de mélange s’est cristallisée et s’est perpétuée, portée par les artistes promus par Ibrahima Sylla : le mballax utilise les percussions traditionnelles, notamment le sabar, et se caractérise par l’utilisation d’un contre-rythme particulier, des paroles quasi exclusivement en wolof (là où l’afro-salsa pouvait utiliser le français, ancienne langue coloniale, disposant par conséquent d’un potentiel véhiculaire) et une tonalité laudative et festive avant tout. Il a été définitivement influencé par Youssou N’dour, qui, à partir de la fin des années 1980, a supplanté Sylla dans le rôle d’homme d’influence. Contrairement à Sylla, N’dour est issu d’une famille modeste du quartier populaire de la Médina à Dakar. Il a commencé sa carrière au sein d’un groupe produit par Sylla, et s’est très vite imposé comme la plus grande voix sénégalaise et comme un symbole de réussite sociale. Aidé par un sens des affaires aiguisé, il est aujourd’hui une des personnes les plus influentes au Sénégal, car il a bâti sur sa réputation de musicien une véritable entreprise, gérée par toute sa famille, et qui ne se cantonne pas à la seule production de ses albums. Dans ses propres studios, il produit des jeunes musiciens ; sa boîte de nuit, le Thiossane, est un des hauts lieux de la culture dakaroise ; il a investi dans les médias – radio et journaux –, dans la restauration – notamment un restaurant à Paris –, dans la production agro-alimentaire – des produits laitiers – ; il a des liens privilégiés avec les organisations internationales et avec les grandes figures du « caritatif glamour » (autour de Bob Geldof) ; il est enfin une figure du mouridisme, confrérie au sein de laquelle il dispose d’une certaine influence… Youssou N’dour est donc l’exemple de réussite sociale le plus visible de l’histoire du Sénégal, et son pays est extrêmement présent dans ses textes : il le chante, en tant qu’entité nationale (plusieurs de ses chansons commence par l’interjection « Sunugal ! Sunugal ! ») et en tant que peuple sénégalais dont il décrit le quotidien et les préoccupations. Par exemple, dans Bittim rew, un de ses titres les plus connus, (1980, « Ceux qui vivent loin »), il évoque les Sénégalais de l’étranger Le mballax est toujours une forme de musique omniprésente au Sénégal, malgré l’apparition et l’influence croissante du rap, et il continue d’inspirer des artistes jeunes.

L’émergence du rap sénégalais

120 Le Sénégal est un des premiers pays d’Afrique subsaharienne à avoir vu le rap émerger comme nouvelle tendance musicale de fond, quasiment en même temps que le rap en France, et donc peu de temps après sa naissance aux États-Unis. On considère que Dakar est la capitale d’Afrique qui a vu fleurir le plus de formations de rap, dont on situe le nombre entre 3 000 et 4 000… C’est la création du groupe Positive Black Soul en 1989 qui en est l’acte de naissance officiel : à l’issue d’une tournée avec le rappeur français MC Solaar, les rappeurs Didier Awadi et Amadou Barry (JF Awadi et Doug E-T) issus de deux groupes concurrents (Syndicate et King Mc’s) et originaires de quartiers résidentiels plutôt aisés de Dakar (SICAP Amitié et SICAP Liberté) fondent le PBS. Dans le milieu des

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années 1990, les origines du rap dakarois s’étendent et glissent vers des quartiers plus populaires, comme Médina et Grand Dakar, ainsi que vers les grandes communes de banlieue (Pikine, Thiaroye, puis Rufisque…)

121 PBS s’était singularisé par ses textes en anglais, en français et en wolof, et par une forte conscience politique et sociale. C’est une rupture en soi avec le mballax et l’afro-salsa des années 1970. Les groupes qui se sont formés par la suite, comme Rap’Adio et Pee Froiss, ont gardé cette tendance, en la radicalisant : « … le “paradigme de la radicalité” va devenir le principal élément comparatif et déterminant de leur succès. Les jeunes “conjoncturés”, en investissant ce nouvel espace leur permettant d’exprimer un regard critique sur la société sénégalaise, vont en effet encourager une surenchère dans la radicalité des textes » (Havard, 2001).

122 Mais le rap des années 1990 est surtout marqué par la génération du « Bul Fale ». L’expression, qui signifie « T’inquiète ! », en wolof, fait référence à une cassette des PBS sortie en 1994, intitulée « Boul Fale », mais il désigne surtout un type nouveau de comportement social et une éthique en rupture avec les idéaux de « l’homme senghorien » pour une jeunesse urbaine victime de la crise. C’est en fait la figure du lutteur Tyson qui cristallise le Bul Fale : le rap et la lutte avec frappe, dans le contexte de la fin des années 1990, sont un couple indissociable. Tyson, Mohammed Ndao de son vrai nom, est un lutteur qui est rentré dans la légende nationale, non seulement pour ses succès sportifs, mais aussi par la manière dont il les a obtenus : en dehors des circuits habituels de soutien familial et religieux en général nécessaires pour intégrer le milieu de la lutte, il s’est entraîné seul, s’est forgé une image de self-made-man nourrie aux références états-uniennes (à commencer bien entendu par le boxeur Tyson) et a gagné en 1999 un combat mémorable contre Manga II, qui a assis définitivement sa réputation. Les rappeurs américains font partie des références de son comportement et du personnage public qu’il a créé. Tyson est un personnage qui a cristallisé une rupture entre les générations élevées sous Senghor et celles, plus jeunes, qui n’ont connu que les plans d’ajustement. Cette rupture s’est jouée, en musique, avec le clivage69 entre mballax et rap.

123 La configuration actuelle du rap sénégalais est donc redevable du Bul Fale : elle mélange des « dynamiques d’hybridations » et des « logiques syncrétiques » (Havard) telles que le mélange de l’anglais et du wolof, la combinaison vestimentaire entre éléments traditionnels et modes américaines et européennes, une logorrhée qui se revendique toujours de la tradition griotique posée sur des beats et des samples modernes. Sociologiquement, elle montre toujours vis-à-vis du pouvoir une méfiance marquée, même si en 2000, le Bul Fale a largement contribué à populariser le Sopi (changement) prôné par le candidat Wade, – mais le pouvoir d’Abdou Diouf était de toute façon voué à être battu. D’autre part, la religiosité mouride est également présente : la confrérie prône en effet la valeur du travail et de l’effort, qu’elle élève au rang de vertus religieuses. Elle cultive une image « jeune », que le dynamisme et le rayonnement de sa ville, Touba, ne fait que renforcer : alors que les premiers rappeurs avaient tendance à fustiger le pouvoir et des politiques et des religieux, leurs successeurs témoignent moins de méfiance envers certains aspects de la religion. Enfin, cette génération de rappeurs manifeste un tropisme marqué pour les États-Unis, dans une moindre mesure pour l’Europe du Sud ; même si les liens avec la France, dans le domaine de la culture70, restent étroits, celle-ci est moins qu’avant un pôle culturel.

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124 Révélateurs de ces nouvelles tendances, le groupe Daara J et le chanteur Akon, qui ont connu un succès international à partir de 2003. Les premiers sont un groupe de rap produit entre Dakar, Paris et New York. Longtemps connus uniquement au Sénégal, leur dernier album « Boomerang », qui mélange wolof, français et anglais, les a rendus populaires ailleurs. Akon est quant à lui un Sénégalais émigré aux États-Unis depuis les années 1990, et dont la musique suit les codes du R’n’B états-unien, même s’il appose un style « sénégalais » à sa voix. Il connaît depuis 2003 un succès international, et, bien qu’il soit définitivement installé aux États-Unis, il se revendique son africanité. C’est, en 2006, probablement une des figures de réussite africaine les plus en vue sur l’ensemble du continent.

Un champ ouvert à la comparaison

125 Il est facile de remarquer, à la suite de ce rapide tour d’horizon, que des éléments de comparaison entre Dar es Salaam et Dakar existent, et peuvent occasionner des questionnements intéressants, à la fois dans ce qui rapproche les deux villes et dans ce qui les différencie.

126 En termes d’évolution urbaine, il est déjà utile de rappeler que les deux métropoles se ressemblent. L’agglomération dakaroise englobe peu ou prou le même nombre d’habitants que Dar es Salaam : environ 2 millions d’habitants, mais autant Dar es Salaam est étendue, autant la péninsule dakaroise est dense et resserrée. Leur évolution démographique a suivi le schéma classique des métropoles d’Afrique subsaharienne : un décollage rapide après 1945, un pic de croissance à plus de 10 % par an dans les années 1970 et jusque dans les années 1980, et un taux actuel de croissance de 5 à 6 %. Les années 1980 ont été celles des Plans d’Ajustement Structurels, et la ville de Dakar comme celle de Dar connaît depuis lors une série de crises et de dysfonctionnements difficiles à conjurer, dans un contexte où la population des moins de 20 ans représente encore plus de 50 % de la population totale, et connaît de grandes difficultés d’insertion et d’évolution sociale. Comme la Tanzanie, le Sénégal a connu un premier régime indépendant d’inspiration socialiste, avec Senghor, et il connaît depuis les années 1990 une ouverture économique d’inspiration libérale, commencée sous Abdou Diouf, et qui se perpétue avec l’actuel président Abdoulaye Wade, dont l’élection en 2000 a marqué une rupture politique et idéologique avec l’héritage de Senghor. Cependant, le socialisme de Senghor, contrairement à celui de Nyerere, n’était pas fondamentalement ruraliste et anti-urbain : l’urbanisme de Dakar laisse à désirer car il ne peut faire face à l’engorgement de la ville, mais il a néanmoins été un peu plus fécond dans ses aménagements d’infrastructures urbaines et dans ses politiques de logement social…

127 Quand on observe l’évolution musicale respective des deux pays, les similitudes sont frappantes : le passage notamment de musiques aux thématiques surtout festives, relativement peu engagées politiquement (dansi d’un côté, afro-salsa de l’autre) à des modes d’expressions qui utilisent la dénonciation et la revendication comme moteurs principaux de leur créativité semble suivre, des deux côtés, la même logique. D’autre part, la configuration actuelle des paysages musicaux tanzanien et sénégalais semble être assez proche : entre tradition toujours présente et forte connectivité aux modèles occidentaux, passés néanmoins aux « filtres du local »…

128 Mais c’est surtout en matière de diffusion et de circulation musicale et culturelle qu’il me semble intéressant d’établir une comparaison. Dar es Salaam et Dakar me paraissent ainsi

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suffisamment proches pour être comparées, et dans le même temps suffisamment différentes pour que la comparaison soit stimulante.

129 On a en effet affaire à deux villes portuaires, qui commandent des espaces transnationaux importants et qui, à ce titre, font office de portes d’entrée privilégiées pour les innovations et les apports culturels. Dans les deux contextes, il y a aussi un rapport particulier aux routes de l’esclavage, dont Gorée d’un côté, Zanzibar de l’autre, constituent des symboles forts. Mais de ces deux villes, l’une est ouverte sur l’aire atlantique, alors que l’autre est en lien avec l’Océan Indien. Dans les deux pays, le lien aux États-Unis est fort, mais il se double également de réseaux commerciaux transnationaux où les pôles d’attractivité sont les mêmes : Dubaï, notamment, joue au Sénégal comme en Tanzanie, un rôle particulier. Les deux pays, je l’ai souligné, ont un passé socialiste, qui s’est toutefois exprimé de manière plus radicale en Tanzanie ; mais on constate des deux côtés une évolution économique et politique similaire, avec une tendance à l’extraversion qui ne fait que s’accentuer avec le temps. La connectivité avec l’étranger, en termes d’importation culturelle, me paraît fondamentale dans les deux cas, mais elle ne semble pas emprunter les mêmes canaux. Ainsi, au Sénégal, il semble que l’organisation et la présence de réseaux transnationaux religieux, voire d’une diaspora, soit une des bases de l’importation culturelle. En Tanzanie, il n’existe pas de réseaux religieux de cette ampleur (malgré l’importance des communautés religieuses en tout genre) : les importations culturelles passent par d’autres types de réseaux.

130 Le rapport au politique pourrait constituer le deuxième angle d’approche à favoriser dans une comparaison. Tout en étant deux pays issus du socialisme, la Tanzanie et le Sénégal n’ont pas connu sous leurs « pères de la nation » respectifs les mêmes évolutions culturelles. Ainsi, il semble que Senghor ait moins instrumentalisé la culture que Nyerere pour élaborer une unité nationale qui était peut-être déjà plus effective. En revanche, le fait culturel semble avoir été plus central dans le discours politique senghorien… Ramenée à un contexte actuel, la scène sénégalaise apparaît comme très fortement politisée et intéressée à la chose politique, n’hésitant pas à remettre en question la figure de Senghor, et le pouvoir en général, et jouant un rôle actif dans la contestation politique. Le rap et le Bongo Flava en Tanzanie paraissent au contraire encore (ou plus ?) bien peu contestataires, tout en manifestement un sentiment national fort…

131 Ce serait donc surtout sur ces problématiques de politique d’une part, et d’économie d’autre part – avec les réseaux d’importation – que la comparaison me paraîtrait réellement pertinente. En effet, sur les autres dimensions, notamment dans le rapport entre musique et univers urbain, et dans les formes mêmes des musiques actuelles, il semble que les dynamiques à l’œuvre à Dakar rejoignent celles qui prévalent à Dar es Salaam, mais elles sont probablement représentatives des dynamiques culturelles qui prévalent dans toute l’Afrique.

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NOTES

1. Dans Casino Royale, James Bond entame à Madagascar une course-poursuite époustouflante, sur une bande – son tout en percussions et en rythmiques après avoir assisté à un combat d’animaux clandestin ; un des « méchants » du film est un milicien ougandais, que l’on voit dans son antre dans une forêt tropicale où la moiteur et la terre rouge ne font que ressortir la sauvagerie de ses habitants et de leur chef. 2. Salif Keita a récemment chanté un morceau en duo avec un groupe de rap français d’origine malienne, l’Skadrille, dont le leader expliquait que, pour lui, cela avait la même signification que, pour un chanteur français, chanter avec Johnny Hallyday ; la comparaison explicite bien, il me semble, le statut de Salif Keita dans la musique malienne. 3. Les boîtes sont en général un indicateur très précieux pour les diffuseurs du succès possible d’un morceau. 4. Surtout en fait entre Magic System et le groupe de rap 113, originaire d’Évry. 5. Groupe de Brooklyn mais d’origine haïtienne, composé des très charismatiques Wyclef Jean, Prazwell et Lauryn Hill ; c’est un des groupes de rap les plus populaires qui aient jamais existé, car ils ont su attirer un public bien plus large que le public traditionnel de la musique rap. 6. Au terme de métissage, la neutralité des termes de « mélange », de « cohabitation » ou de « juxtaposition », selon les cas, me paraît plus facile à utiliser. Le métissage est une valeur à la mode qui revêt, en tout cas en France, des connotations tellement positives qu’il devient difficile de le remettre en question et d’en souligner les tensions internes. J’utiliserai donc le mot avec parcimonie. 7. Afrika Bambataa, fondateur de la Zulu Nation, est un des grands « théoriciens » de cette culture de rue, si tant est que la notion même de théorie figée soit compatible avec l’esprit du hip-hop. Ces streets arts sont le rap, le deejaying, le break dance et le beat-box, auxquels s’ajoutent des « arts » plus sociaux : street-language, street-knowledge, street- fashion, street-entrepreneurialism. Voir sur la naissance du rap l’article « rap » sur l’encyclopédie Wikipédia, ainsi que le site www.rapdict.org. 8. Éditorial du numéro de www. africultures. com, 10 mai 2002. 9. Déclaration de Brent Hansen, directeur de MTV Networks Europe, cité en janvier 2005 par le site www. tele s atellite. c om. 10. Par le satellite, MTV Base est également visible en Europe, et concurrence ainsi MTV, Trace TV, MCM. (Cf. Diam’s, « Ma France à moi » : « elle vit à l’heure américaine / KFC MTV Base McDo Foot locker et 50 Cents. ») 11. Source : Nations Unies, 2002, World Urbanization Prospects. The 2001 Revision, New York. Cité par : DUBRESSON A., RAISON J.-P., 2003, L’Afrique subsaharienne. Une géographie du changement. Armand Colin, Paris, 241 p. 12. Source : Ambassade de France en Tanzanie, fiche technique « La Tanzanie en chiffres ».

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13. De nombreux travaux ont été faits sur la citadinité et son élaboration en Afrique avant, pendant et après la période coloniale. Voir notamment : COQUERY-VIDROVITCH (1993), HOUSSAY-HOLZSCHUCH (1999), GERVAIS-LAMBONY (1994). 14. Le dance-hall et le reggaeton sont deux musiques américaines, fruit d’un mélange entre héritages locaux et apports des communautés jamaïcaine et latino-américaine installées aux États-Unis. Le premier est issu du reggae, dont il est une version amplifiée, avec des voix beaucoup plus puissantes, des rythmes saccadés et une forme globalement beaucoup plus agressive, qui reprend les thèmes du gansta rap : sexe, drogue, armes, auxquels s’ajoutent une homophobie constitutive et une revendication virulente de l’identité jamaïcaine. Le reggaeton, apparu un peu plus tard emprunte les rythmes du dance-hall, mais il est issu plutôt du merengue et des musiques dites « latines », et s’il expose la même agressivité sexuelle et matérialiste, les composantes nationalistes et homophobes sont moins présentes et mises en valeur. 15. « Before the period of liberalization and privatization (…) rap reached only a limited number of individuals in Tanzania who had special contacts with friends or family outside the country. » HAAS J. & GESTHUIZEN T., 2000, “Ndani ya Bongo: Kiswahili rap keeping it real”, cité par BANCET A., 2005, « Le hip-hop tanzanien ou la volonté de briser le mur du silence. » www.africultures.com. 16. Entretien du 06/02/07 avec Saigon, présentateur d’une émission hip-hop sur Channel 5, chaîne récente consacrée au hip-hop et aux musiques étrangères, et ancien membre du groupe Dee Plow Matz. 17. Au début des années 1980, c’est le rappeur Ice T qui lance ce genre nouveau, plus agressif et matérialiste. 18. BARLET O., éditorial d’Africultures.com sur la culture hip-hop en Afrique, cité par BANCET A., 2005, « Le hip-hop tanzanien ou la volonté de briser le mur du silence. » 19. « We said OK, let’s make it understandable to our people, lets make it 360° understandable ». 06/02/07. 20. Chanteur de R’n’B états-unien, un archétype de la « culture bling-bling » (il est un des précurseurs de la mode du « diamant énorme sur les lobes » – l’expression est tirée d’un morceau de Hocus Pocus, groupe de rap nantais. Le hip-hop, on le voit, se prête bien au jeu des références à tiroir…). 21. Voir partie « Le Ghetto et les Uswahilini » où je reviendrai plus longuement d’une part sur les thèmes abordés et sur le sentiment de filiation qui a existé dès l’origine avec les ghettos noir-américains. 22. Le terme de « conscient » renvoie au conscious rap états-unien, qui désigne un courant de rap qui s’est désolidarisé à partir des années 1990 du gangsta rap, pour revenir aux valeurs du hip-hop, en rappelant ses origines africaines, en revendiquant une fierté Black (Black is Beautiful) et en continuant de dénoncer les injustices faites aux minorités. Ses représentants les plus célèbres sont les Roots, Talib Kwali, Mos Def, Common. 23. s princes de la ville est le titre d’un album du 113 (2001). 24. PERULLO, A. (2003). J’ai reçu cette thèse en format PDF, sans la pagination. Il m’est donc difficile d’indiquer les références de pages. 25. Entretien avec Gérard Bruno à Dar es Salaam le 4 février 2007.

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26. Sur le taarab et sur les dimensions politiques de la musique, l’essai de K. Askew est déjà une référence : ASKEW, K.M. (2002), Performing the Nation. Swahili music and cultural politics in Tanzania. University of Chicago. 27. Le Tanganyika et Zanzibar ont été unifiés en 1964, à l’Indépendance, après une courte révolution sur l’île. Le nom de Tanzanie date de Nyerere : il unit le « Tan » de Tanzanie, et le « Zan » de Zanzibar, et a été trouvé à l’occasion d’un concours organisé par le Mwalimu pour les citoyens de cette entité politique naissante. 28. Perullo A., ibidem, chapitre 2, « Shall we Mdundiko or Tango? ». 29. Le phénomène n’est pas unique en Afrique ; la Guinée de Touré, mais aussi le Ghana dans une moindre mesure, ont également connu un encadrement étatique plus ou moins volontariste. 30. Ibidem. 31. À l’exception tout de même des clubs les plus branchés, qui drainent une population très cosmopolite. Mais dès que le public est majoritairement tanzanien (c’est-à-dire en fait hors des quartiers huppés de Masaki, Oyster Bay, Msasani) le dansi, la musique « zaïroise » et leurs rejetons plus récents restent extrêmement appréciés. 32. Le Gospel, comme son nom l’indique, évoque plus les figures de l’Évangile et du Nouveau Testament ; les negro spirituals se réfèrent plus à l’Ancien Testament. 33. Nina Simone, 1966, The Pastel Blues. Kanye West 2003, The College Dropout. 34. C’était d’ailleurs un des gros soucis du jury de West African Idols : trouver un chanteur africain avec une voix « internationale », mais qui ne soit pas trop marquée par la culture des chorales religieuses… Exigence qui s’est révélée au cours des nombreuses sélections difficile à satisfaire. 35. Il est ainsi souvent admis, depuis l’élection de G.W. Bush en 2000, que de nombreux aspects de l’aide au développement extérieur par les États-Unis, se font sous l’angle du Bien et du Mal, dans une rhétorique de croisade. Certains groupes néo-conservateurs chrétiens, par leur proximité religieuse et idéologique avec le pouvoir, envoient de nombreux prédicateurs en Afrique, et reçoivent, sinon une aide financière systématique, en tout cas une approbation plus ou moins discrète de la part du gouvernement. Voir par exemple la lutte anti-sida en Ouganda, dont le couple présidentiel est ouvertement proche de courants religieux néoconservateurs, qui a pris un tournant particulièrement rigoriste depuis 2000. 36. Chiffres donnés par l’ambassade de France. 37. Voir les parties sur l’affirmation de l’identité urbaine et sur l’encadrement politique de la musique. 38. Ce qui définit le télévangéliste est le fait qu’il utilise les médias pour prêcher, mais toutes les confessions sont plus ou moins représentées. Le phénomène est né aux États- Unis dès les années 1930. 39. Un modèle de rhétorique born-again, dans le morceau U Saved Me de R. Kelly, un des chanteurs afro-américains les plus populaires, les plus riches, mais aussi paradoxalement les plus matérialistes et les plus proches de la culture gangsta (« sex, gun, money »)… 40. MARSHALL-FRATANI, R. (2001). « Prospérité miraculeuse. Les pasteurs pentecôtistes et l’argent de Dieu au Nigeria. » in Politique Africaine, « Figures de la réussite et imaginaire politique », n° 82, juin 2001.

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41. Certaines analyses relient plus ou moins directement cette logique de donnant- donnant (je ne pèche pas, donc je n’attends pas d’être mort pour être récompensé) aux croyances animistes, et notamment à la conception vaudoue du monde. 42. Business Times, Dar es Salaam, 15 mars 2006. 43. Entretien téléphonique avec Dola, le 13 mai 2007. 44. Discours au Parlement prononcé en 1962, juste après l’Indépendance (mais avant l’unification avec Zanzibar qui a eu lieu en 1964). La traduction est de moi. 45. ASKEW, K. (2002), op. cit. 46. Grâce en particulier à un directeur anglais venu de la BBC, Tom Charmers, qui s’est avéré particulièrement volontariste. 47. Il est d’ailleurs intéressant de noter que, selon les programmateurs de l’époque, quand on parlait de « musique locale » dans les années 1950, on parlait de musiques venues de toute l’Afrique de l’Est, sans distinction nationale. En cela, on peut déjà constater que la politique de Nyerere de constitution d’une musique nationale a porté ses fruits. 48. Voir aussi dans la troisième partie les conditions techniques et les aspects juridiques liés aux enregistrements et à la diffusion des musiques. 49. Entretien avec Gérard Bruno le 6 février 2007. 50. La seule inconnue de l’élection était de savoir quel serait son score, la victoire lui étant assurée à l’avance… Il a finalement été élu à plus de 82 %, a priori dans des conditions de scrutin « libres et équitables. » 51. Sur www.youtube.com, taper les mots-clefs « professor jay » et « nikusaidiaje ». Lien direct possible : http://www.youtube.com/watch?v=icUHE4r_2TQ 52. Présentation de Prof. Jay dans la compilation dirigée par K. Raab « Bongo Flava. Swahili Rap from Tanzania » 2004, München, Out Here Records. Actuellement la seule compilation officielle et non piratée de Bongo Flava disponible. 53. Sortie en 2001, et tellement connue qu’elle a été reprise par le président Mkapa dans un de ses discours, au grand dam de Professor Jay. Situation ironique quand on voit à quel point les politiques sont maltraités dans le texte. 54. Un tissu de coton coloré et toujours orné de dictons ou de slogans, et que l’on achète par paire : une partie sert de pagne, l’autre est conçue pour porter un enfant ou pour se voiler. 55. Plus exactement, l’habitat collectif en immeuble est rare ; il se fait plutôt dans des maisons swahilies divisées en plusieurs chambres. Sous Nyerere, la croissance urbaine est un phénomène qui a été délibérément ignoré par les autorités. Les politiques d’habitat social ont donc été rares. Cf. GOUX, M.-A., 2005, « Les politiques du logement à Dar es Salaam et Nairobi : décentralisation, politique gouvernementale et réponses populaires. » in De Dar es Salaam à Bongoland, op. cit. 56. . ROBERT, J. (2005). « Les investissements des Zanzibari à Kariakoo », in De Dar es Salaam à Bongoland, op. cit. 57. Un exemple parmi tant d’autres, le plus connu du rap français : le fameux « 9-3, Saint- Denis », de NTM. 58. GUILLAUME, p. (2003), article « Ghetto » in Dictionnaire de la Géographie et de l’espace des sociétés, op. cit. p. 413.

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59. Voir Dony Hataway et son titre culte « The Ghetto ». La soul music, avant le rap, s’est attachée à décrire la ville. 60. MILON, A. (2003). « La figure de la relégation dans la musique rap », in LAFFANOUR, A. (2003). Territoires de musiques et cultures urbaines. Rock, rap, techno : L’émergence de la création musicale à l’heure de la mondialisation. Paris, l’Harmattan, p. 156. 61. Rappelons qu’à Dar es Salaam, cette distinction a un sens étant donné l’importance de la communauté d’origine indienne, qui se définit comme tanzanienne, mais qui se cloisonne de manière visible du reste de la population. 62. POLOMACK, A. (2005). « Mixité et territorialité dans une ville en pleine expansion. » in De Dar es Salaam à Bngoland, op. cit. 63. Ville côtière du Sud, à la frontière avec le Mozambique. 64. cf. MESSER, V. (2005). « La gestion de l’eau : défaillances institutionnelles et réponses citadines : vers une nouvelle urbanité ? » in De Dar es Salaam à Bongoland, op. cit. 65. E-mail du 25 janvier 2007. 66. Ibid.em. 67. Tidjanes et Mourides sont les deux principales confréries islamiques du Sénégal. La première est la plus ancienne, la plus traditionnelle, et revendiquait encore en 2004 le plus grand nombre de fidèles ; mais c’est la seconde, implantée à Touba, qui est de fait la plus importante, la plus prometteuse et la plus influente. 68. 20 Years History. The Very Best of Syllart Productions, 2002, Nextmusic/Sono/Syllart Productions. 69. Clivage qui reste relatif. 70. Contrairement à une vision restée vivace, la France ne fait plus partie depuis la première loi Pasqua des destinations privilégiées par les migrants sénégalais : trop compliqué, trop restrictif, et pas assez intéressant pour le commerce. Il reste des liens forts, notamment autour des Sénégalais de la vallée du Fleuve, partis en France dans les années 1960, et de nombreux Sénégalais ont de la famille ou des connaissances en France. Mais ce n’est plus un pôle attractif. Les lois de durcissement migratoire édictées en France depuis 1990 ont à ce titre atteint leur but.

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III… Quelle ville pour les musiques… ?

Claire Dubus

3.1 Le processus de production musicale en Tanzanie

1 La mainmise d’un système mafieux sur l’économie de la musique, et de la reproduction musicale en Tanzanie amène à questionner la dimension du pouvoir économique et de son lien éventuel avec la diversité culturelle.

3.1.1 L’éducation à la musique, premier contexte de production

2 Actuellement en Tanzanie, encore en 2007, le premier contexte d’apprentissage – prélude à la production – et d’élaboration de la musique reste l’instruction informelle auprès de pairs et de connaissances. Dans ce premier point, donc, quand je parle de « production » de la musique, c’est la « filière » que j’évoque, c’est-à-dire la création, l’éducation et la transmission de musiques immatérielles, et pas nécessairement une production aboutissant à un produit fini et mis en support.

3 En termes d’éducation à la musique, la Tanzanie voit ses musiciens se diviser en deux catégories : ceux, très minoritaires, qui ont reçu une éducation musicale effective, et ceux qui ont appris plus ou moins « sur le tas », au jour le jour et de manière plus ou moins rigoureuse.

4 La première catégorie correspond aux anciennes générations, et elle est plus redevable dans cette éducation à la musique aux missions chrétiennes qu’aux programmes d’éducation nationaux élaborés sous Nyerere. Les missions chrétiennes, catholiques et protestantes, ont fait leur première percée en Tanzanie dans les années 1850, et l’éducation a fait partie de leurs principaux objectifs, parfois même au détriment de l’évangélisation. Si bien que pendant longtemps, la population tanzanienne n’a quasiment eu comme accès pour l’éducation de ses enfants qu’aux écoles des missionnaires, alors que, avant l’Indépendance, les écoles publiques étaient quasi inexistantes. Ces écoles des

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pères dispensaient un enseignement sommaire mais assez technique de la musique, qui a donné ensuite à certains musiciens une connaissance de base pour commencer leur carrière. Cet apprentissage se justifiait par la nécessité de diffuser les chants religieux et autres kwaya créés dans le sillage des missions : classiquement, la musique est apparue comme un bon support de circulation et de diffusion de la religion chrétienne. Ces musiciens se sont spécialisés dans certains types de musiques : les ngoma, les kwaya, et le gospel, surtout, mais pas exclusivement. À l’Indépendance, les écoles devenues laïques ont abandonné l’éducation musicale, se concentrant, comme il est facile de le concevoir, à d’autres matières jugées plus prioritaires. Une expérience de formation de maîtres à l’apprentissage de la musique a bien été tentée vers 1980, mais elle a été ponctuelle et n’a jamais pu être mise en œuvre de manière élargie. En revanche, à la même date, le gouvernement rachète les bâtiments d’une ancienne société qui a périclité, installée à Bagamoyo. Le Bagamoyo Collèges of Arts est une institution gérée par l’État, qui promeut la culture tanzanienne à de jeunes artistes qui peuvent y suivre une scolarité de 3 ou 4 ans mais qui ne se destinent pas nécessairement à la musique. L’institution, qui est toujours active aujourd’hui, enseigne également la danse, la peinture, la sculpture, et d’une manière générale couvre l’ensemble des arts du spectacle. Elle a acquis une réputation internationale, mais, dans son enseignement musical, elle reste dans une optique traditionnelle : y sont enseignés différents types de ngoma, venant de diverses zones de Tanzanie. Malgré sa renommée et sa visibilité, cette école n’a pas une grande influence sur l’évolution des musiques actuelles populaires : probablement un peu élitiste, elle a une place à part dans le paysage musical tanzanien.

5 Globalement, donc, la plupart des musiciens le deviennent sinon par hasard, en tout cas en suivant une éducation tout à fait informelle, dans leur famille ou dans leur entourage. On constate ainsi que, dans la plupart des genres populaires actuellement, il n’est pas rare que des musiciens de la jeune génération soient de « dynasties » de musiciens. Dully Sikes, un artiste de Bongo Flava originaire de Zanzibar est ainsi le petit-fils d’un des musiciens qui a le plus marqué la musiques tanzanienne dans les années 1950, et son père était également musicien. Par ailleurs, même lorsque l’on n’est pas issu d’une famille de musiciens, il est facile, à condition d’être motivé, de rencontrer les artistes qu’on admire et de passer du temps à pratiquer et à apprendre avec eux. A. Perullo explique ainsi que le contexte global est celui d’un circuit musical très ouvert, notamment dans les musiques « à groupe », comme le dansi. 1 Au cours d’une carrière, un artiste peut ainsi aller de groupe en groupe, suivant les opportunités, les affinités ou les tensions personnelles : cela crée un climat d’émulation, mais aussi de forte concurrence entre les différents groupes. En revanche, en termes d’apprentissage et de transmission des savoirs, le manque de structures éducatives est pallié par une certaine ouverture de « ceux qui savent » à ceux qui souhaitent apprendre : un musicien novice peut facilement assister à une répétition, apprendre à se servir d’un instrument et profiter d’un temps mort pour s’essayer à jouer un peu. Dès lors, la mise en lumière de ces réseaux d’apprentissage permet aussi de mettre en valeur les réseaux sociaux à l’œuvre dans la ville. Cette ouverture s’avère d’autant plus nécessaire que la plupart des musiciens qui ne sont pas bien installés dans le circuit, a fortiori les débutants, ne possèdent pas d’instruments de musique : l’ouverture pédagogique se double d’une circulation des instruments qui traduit assez la pauvreté globale dans laquelle le monde de la musique en Tanzanie reste largement cantonné.

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3.1.2 BASATA : un État de moins en moins présent

6 On l’a évoqué plus haut, le lien entre la production musicale et l’État est historiquement fort en Tanzanie, et ses bases idéologiques, sinon économiques, continuent dans une large mesure de conditionner les relations entre le gouvernement post-socialiste et un secteur musical qui, en moins de dix ans, a subi des transformations radicales. Conformément à la logique socialiste, qui privilégie un maillage très serré d’encadrement de toutes les formes de la vie sociale, la Tanzanie a connu pendant toutes ces années un grand nombre d’organisations musicales, toutes rattachées à l’État même si elles découlaient parfois d’échelons administratifs intermédiaires. Sous la pression des Plans d’Ajustement Structurels et du désengagement de l’État dans les secteurs jugés non productifs, la quasi- totalité de ces organisations ont disparu ou ne sont plus que des fantômes dont l’existence sur le papier est plus tangible que leur action sur le terrain. Il reste cependant une grande instance régulatrice nationale, liée à la culture, BASATA. Cette organisation, dont le nom est l’acronyme de Baraza la Sanaa la Taifa, c’est-à-dire le Conseil National des Arts, est un département d’État créé en 1984, et qui conserve une relative autorité aujourd’hui. Comme son nom l’indique, c’est une instance qui régit non seulement la musique, mais aussi l’ensemble des autres arts (théâtre ; arts figuratifs ; artisanat) existant en Tanzanie.

7 Il lui incombe la lourde tâche de « vivifier, promouvoir, glorifier et protéger »2 la culture tanzanienne. Le BASATA est en fait l’instance chargée des relations entre les artistes et le ministère de la Culture. C’est aussi une des dernières instances étatiques qui montre que la Tanzanie n’a pas complètement abandonné ses soutènements idéologiques socialistes, et que le protectionnisme en matière de culture nationale reste inscrit au cœur des textes, si ce n’est au cœur de l’action gouvernementale. Cela implique un rôle de recensement mais aussi de protection et d’aide aux artistes, un ensemble d’actions pédagogiques autour de la musique, (en proposant des ateliers et des séminaires professionnels par exemple) ainsi que tout un volet législatif. Le BASATA fait ainsi partie des acteurs culturels en première ligne sur les problématiques de droit d’auteur et de nouvelles lois sur la protection de la création. Théoriquement, tous les artistes doivent être enregistrés au BASATA, en échange de quoi ils ont droit à une certaine reconnaissance et à certaines aides administratives (par exemple des facilités pour leurs déplacements.) Cependant, à l’instar de toutes les instances culturelles tanzaniennes, le BASATA manque cruellement de moyens, et comme le souligne A. Perullo, « for such a small organization, its responsibility for Tanzanian art and culture is tremendous. » En conséquence, la relation entre les artistes et le BASATA est assez ambiguë : la plupart des artistes y sont enregistrés, mais la critiquent vigoureusement pour son incapacité à les protéger. Néanmoins, beaucoup ont pu bénéficier à l’occasion de l’une ou l’autre initiative de cette instance.

8 Il existe d’autres organisations, plus sectorisées que le BASATA. Par exemple, la TAMU (Tanzania Music Union), la Tanzania Rap Union, la Tanzania Taarab Union, la Tanzania Dance Music Association (CHAMUDATA). Organisations non gouvernementales, elles fonctionnent peu ou prou comme des syndicats, mais leur sectorisation les rend plus faibles, ainsi que la corruption endémique qui a notamment fortement affaibli la CHAMUDATA, qui, jusqu’au début des années 1990, était une organisation assez efficace.

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9 En termes d’encadrement de la production musicale, donc, on peut constater que la situation ne fait que refléter l’évolution politique de la Tanzanie des années 1990 : l’État affiche toujours une velléité d’encadrement idéologique fort, protectionniste et dirigiste, dont il n’a plus guère les moyens. Il n’est alors pas étonnant qu’il ait été le grand absent des évolutions technologiques qui ont marqué la musique en Tanzanie depuis les années 1990.

3.1.3 Les studios d’enregistrement et leur multiplication

10 Depuis le début des années 1990, les studios d’enregistrement de tous types de musiques se sont multipliés à Dar es Salaam. Bien qu’on en trouve actuellement un à Mwanza, et au moins un à Arusha, ils restent l’apanage de la première ville du pays, et un des éléments de son attractivité culturelle. En cela, le studio apparaît en soi comme un marqueur intéressant d’urbanité, mais aussi comme un reflet fidèle de l’évolution économique et technique qui marque le pays depuis les débuts de son ouverture.

11 Historiquement, la Tanzanie ne disposait jusque dans les années 1990 que d’un seul studio national, celui de la RTD, et d’une seule unité de production de la musique, à la TFC (Tanzania Film Company.) Le processus de production de musiques y était simple, rapide et égalitaire, mais il ne valorisait que les musiques considérées comme porteuses de l’idéologie nationale, ou, au moins, ne la remettant pas en question. Concrètement, le studio de la RTD accueillait des groupes de dansi, de ngoma, de kwaya, voire de taarab, dont il avait au préalable revu et éventuellement corrigé le projet de chanson ; un morceau était enregistré en une seule prise, et le groupe repartait sans avoir récupéré le support original, qui était gardé par la radio. Ce procédé avait l’avantage de la rapidité, et d’un relatif égalitarisme, social et spatial, puisqu’étaient traités sur un même pied les groupes de tous horizons et de toutes les régions du pays. Mais il était de très piètre qualité technique, ne garantissait aucun droit d’auteur aux artistes et ne favorisait pas franchement la diversité musicale…

12 Jusqu’en 1977, de nombreux artistes, soit parce qu’ils n’étaient pas conformes à la lignée gouvernementale, soit parce qu’ils jugeaient trop médiocre la qualité des enregistrements, préféraient aller enregistrer leur musique au Kenya, où les structures d’enregistrement étaient meilleures, et où étaient même présentes certaines majors européennes (BMG, Universal). Nyerere avait pour sa part délibérément empêché l’implantation en Tanzanie de ces majors, après avoir interdit l’importation de musique étrangère en 1975. Puis, de 1977 à 1984, les frontières avec le Kenya sont fermées : la plupart des artistes, ceux notamment qui n’ont pas les moyens d’aller dans d’autres pays de la région (notamment le Zimbabwe et l’Afrique du Sud) se cantonnent désormais à une production sur le territoire national.

13 À ce facteur politique s’est ajouté dans les années 1980 un facteur technologique : les cassettes, pour la plupart piratées, sont devenues de plus en plus populaires et utilisées par un public de plus en plus large. Il y avait donc un marché potentiel, dans la mesure où cette innovation était désormais accessible à un large public, et pas seulement à une élite. À la faveur de la libéralisation économique, les structures privées de production de musique ont pu se développer. Leur prolifération ne s’est cependant pas faite extrêmement vite : l’enregistrement en studio nécessite en effet des conditions d’installation particulièrement exigeantes, notamment une insonorisation totale ; d’autre part, pour les musiques amplifiées comme le rap, qui font fortement appel à la

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numérisation, il est primordial de conserver les locaux à une température moyenne, au risque de détériorer un matériel informatique et électronique au demeurant assez cher. Sur ce point précis, le climat torride de Dar n’est pas franchement un atout. Par conséquent, l’installation d’un studio représente quand même un investissement, dont le retour n’est pas garanti.

14 Ce n’est donc probablement pas un hasard si le premier studio d’enregistrement non gouvernemental, en 1991, est une initiative caritative et basée sur des fonds étrangers. C’est le directeur du Don

15 Bosco Youth Center, prêtre salésien et musicien lui-même, qui est l’instigateur de cette nouveauté. Le Centre, non loin de Morocco (un des grands carrefours de Dar), est une structure tenue par des pères salésiens3 en cogestion avec un personnel tanzanien, qui offre aux jeunes un lieu d’apprentissage (en menuiserie notamment) et de loisirs, et il est toujours actif actuellement. Les conditions d’accès au studio sont très ouvertes, puisque contrairement au studio de la RTD : tous ceux qui le souhaitent peuvent demander à se servir du studio. C’est là que sont enregistrés les premiers morceaux de rap ou de reggae, gratuitement dans les premiers temps. Le matériel est sommaire, et la qualité des enregistrements laisse à désirer, néanmoins ce précurseur, qui offre un espace à un public jeune et sans moyen, connaît un grand succès. Il est suivi en 1993 par trois studios, cette fois-ci à but lucratif, mais dont les équipements sont meilleurs : le Mawingu Studio, généraliste, fondé par les propriétaires de la future plus importante radio privée tanzanienne ; Soundcrafters Studio, aujourd’hui déplacé à Mwanza, et P-Funk, aujourd’hui Bongo Records, qui est le producteur le plus influent de rap et de Bongo Flava.

16 En quelques années, ces studios, qui enregistrent autant de musiques classiques que de Bongo Flava, deviennent des structures souvent lucratives et influentes, qui se livrent à une concurrence de plus en plus féroce4. Pour les artistes, le changement est positif, dans la mesure où l’émulation, la diversification et la professionnalisation du métier de producteur peuvent être un garant de qualité, et surtout dans la mesure où ils sont désormais propriétaires de leur travail : ils repartent avec l’original de leur travail en main, en sont théoriquement les seuls dépositaires et doivent pouvoir en profiter économiquement. Les choses sont évidemment un peu plus complexes dans la réalité, – voir partie suivante sur le statut des artistes – mais la structure même du studio privé, dans un contexte libéral, garantit plus de chance à un artiste de vivre de sa musique que la confiscation des originaux5 qui était auparavant faite au studio de la RTD. En revanche, le prix des enregistrements est resté très cher, et, le marché étant fortement concurrentiel, ces prix augmentent ; en 2003, pour un morceau de rap ou de Bongo Flava, qui exigent peu d’instruments et donc moins de travail, il fallait payer en moyenne 100 000 TSh (environ 60 euros) ; pour les morceaux interprétés par des orchestres ou des groupes, comme le dansi, où on compte souvent de 7 à 10 musiciens, ce prix était doublé… quatre ans plus tard, les tarifs ont augmenté, probablement de 50 %.6…seuls les studios Don Bosco, qui sont dans une logique caritative même s’ils font désormais payer leurs services, sont restés à des prix qui se cantonnent à couvrir leurs frais de fonctionnement. (22 000 TSh par morceau enregistré.) Ces prix, comparativement au niveau de vie moyen et aux revenus dont dispose la majorité des artistes7 sont absolument prohibitifs ; les studios d’enregistrement ne désemplissent pas pour autant, et la qualité sonore et technique8 des morceaux pâtit souvent du manque de temps et de matériel disponible.

17 Je joins ici le tableau d’Alex Perullo, qui a effectué trois années de recherches intensives sur le terrain de la musique à Dar es Salaam et dont la thèse est très riche ; pour autant,

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publiée en 2003, certains aspects sont déjà dépassés. Le secteur musical, comme le paysage de Dar es Salaam, change si vite qu’il semble impossible actuellement d’en produire une vision parfaitement exhaustive. Le tableau qui suit, par exemple, fait état de 16 studios à Dar es Salaam encore en activité ; en 2007, on peut en compter au moins trois de plus, certains artistes, comme Lady Jay Dee, (la reine du R’n’B tanzanien9) ou Fid Q ont ou sont en train d’installer leurs propres structures d’enregistrement, la première à Kinondoni, le deuxième à Mikocheni, dans des quartiers résidentiels relativement éloignés des grands axes. Le paysage est donc là encore en constante évolution. Néanmoins, l’une des constantes de ces installations est qu’elles ne semblent pas suivre de logique spatiale particulière, et sont réparties de manière semble-t-il assez hétérogène sur l’ensemble de l’agglomération, même si les quartiers « centraux » sont peut-être privilégiés par rapport aux anciens villages rattrapés il y a peu par l’urbanisation. Le studio de P-Funk, par exemple, est situé sur la route de Bagamoyo, axe nord-sud parmi les plus fréquentés ; le Studio Makuti (dernier de la liste) est dans un quartier populaire d’Ilala… tout au plus peut-on déceler une fréquence un peu plus importante des studios dans la zone de Kinondoni, qui est de toute façon une zone de grand marché et de carrefours. Mais les stratégies d’implantation des studios semblent bien plus suivre des opportunités ponctuelles (au hasard d’un terrain ou d’une maison disponible) que des logiques de regroupement pour former un pôle bien délimité. Cela s’explique probablement par le fait que ce sont des petites structures : elles exigent un important investissement en matériel informatique, mais elles représentent sinon des « unités de productions » souples et pouvant parfaitement fonctionner de manière autonome. Cela explique probablement la relative atomisation de la répartition des studios de production sur le territoire de Dar es Salaam.

Tableau 1. Les studios d’enregistrement à Dar es Salaam en 2002 Source : Perullo.

Studio Name Engineers/Producers Year Started

Akili Records Castro Fusi and Mr. Akili 2003

Amani Studio Josephy Anania and Jerry Gumbo 1999

Backyard Productions John Sagati, Mr. Yusuph, Abdiel Mengi 2002

Bongo Records

Don Bosco Athanas Shelukindo 1991

Empty Souls Production Queen Tiny and Solomon Lamba 2002

FM Production Miikka Kari Mwamba and John Merry 1999

Mambo Jambo Records 2002a

Marimba Studio Keppy Kiombile and Samuel Ngosha 1999

Mawingu Studio Bonnie Luv 1993-1996

Mawingu Tafsiri Records Bonnie Luv and Rajabu Marijani 2001

MF Studios Abdul Salvador and Richard Mloka 2003

MJ Productions Master J, Marlone 1997

Poa Records Amit “Mental” Bhajaj 2002

Soundcrafters Enrico and Bizman 1993-2002

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Tazara Hotel Defunct

Studio Makuti Rosa and Michel Tyabji 1998-2002

P Funk (Majani) 1993

a. « Mambo Jambo Records temporarily halted studio production in early 2003. »

3.1.4 Faiblesse structurelle du support vidéo

18 Alors que l’industrie de la musique, dans de nombreuses régions du monde, fait une large part au support vidéo, voire, dans certains cas, est supportée par la diffusion de clips vidéos, la production de clips et de vidéos en Tanzanie reste encore un phénomène sinon marginal, en tout cas minoritaire. Alors que, en matière de production de son, les producteurs de musique tanzaniens ont, en une quinzaine d’années, plutôt rapidement assimilé les innovations technologiques, qui ont véritablement déferlé sur la Tanzanie, ce rattrapage n’a pas suivi en matière de maîtrise des images. Ce retard s’explique par deux facteurs principaux : un manque de structures étatiques préexistantes, et un coût encore trop prohibitif pour la majorité des artistes.

19 Jusqu’en 1994, à l’exception d’une télévision à Zanzibar qui émettait quelques heures de programmes éducatifs par jour, la télévision n’existait pas en Tanzanie. Nyerere en avait délibérément suspendu la création, arguant que, tant que le pays ne serait pas capable de produire ses propres programmes, il n’était pas la peine d’engager des dépenses dans un tel domaine. Le cinéma et toute autre production d’images est par ailleurs toujours restée à la portion congrue. En 1968, le gouvernement créé une TFC (Tanzania Film Company), essentiellement chargé de contrôler l’importation de films étrangers (d’abord états- uniens, britanniques, indiens puis à partir des années 1980 chinois, russes) et d’en assurer la distribution dans les cinémas du pays. La TFC a aussi un rôle de producteur : 52 films, en trente ans, sont produits par ses soins, surtout des petits documents publicitaires pour le compte du gouvernement, et quelques films de fiction, toujours dans une logique de production concrète d’une culture nationale. À ce titre, la TFC a aussi été chargée, à partir de 1971, de monter une structure d’industrie de la musique, qui produirait de la musique pour la nation ; c’est finalement cette dernière mission qui a pris le dessus dans ses activités, en faisant la seule structure de production musicale étatique (en lien avec le studio de la RTD) au détriment de la production d’images et de films…

20 Dès lors, au moment du changement économique des années 1990, si l’industrie de la musique, comme celle de la radio – que je développe par la suite – ont pu profiter de l’expérience des anciens membres de ces structures étatiques, le relais n’a pas pu exister dans le domaine du support vidéo. La télévision la plus ancienne en Tanzanie n’a pas 15 ans, et nombreuses sont celles qui n’atteignent pas les dix ans d’existence…

21 Le public, surtout le public jeune et urbain, est pourtant très réceptif aux supports vidéos, surtout pour les clips de musique. Mais il se calque largement sur les standards internationaux : actuellement, seuls les artistes les plus en vue peuvent se permettre d’élaborer des clips truffés d’effets spéciaux et tournés en studios, souvent au Kenya ou en Afrique du Sud, et qui correspondent visuellement à ce qu’on peut trouver chez un R Kelly ou des TLC10. Mais la plupart des artistes qui ont les moyens de faire un clip se contentent des « moyens du bord », en tournant à l’extérieur, à Dar es Salaam, dans trois

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types de contextes différents, qui dépendent évidemment du sujet de la chanson et de l’image que revendique l’artiste ;

22 Un milieu domestique : la maison, la chambre à coucher, le salon, dans des maisons typiquement swahili (une maison basse sur un seul niveau éventuellement, dont les murs sont inévitablement peints en bleu sur la partie inférieure et en blanc sur la partie supérieure) et sur les thèmes éternels de l’amour et de ses petites contrariétés. Sujets propres au Bongo Flava, au taarab éventuellement…

23 Une ville du pouvoir : sont alors mis à contribution tous les lieux de richesse et d’ostentation que peut compter Dar es Salaam, ou Zanzibar : hôtels avec piscines, centres commerciaux (notamment deux grandes galeries indiennes situées dans le vieux quartier central), quartiers huppés au volant de belles voitures… Pour les budgets moins importants, la ville de Dar est heureusement bien pourvue en plages dont les paillotes et les palmiers constituent un décor ostentatoire mais néanmoins abordable qui convient parfaitement à ce type de mise en scène…

24 La « vraie » ville, « ndani ya bongo » : celle-ci est en général plus présente dans les clips de rap, qui investissent largement les Uswahilini et les espaces plus marginaux comme la voie de chemin de fer, des zones de marécages, ou des zones de plage non investis par les touristes. Ces images sont en général tournées sur le vif, caméra à l’épaule : on voit ainsi souvent des foules de marmots en liesse faire des grands signes à la caméra, ou des scènes de rue tout à fait authentiques, entre dala-dala bondés et foules de marchés. Ces clips se revendiquent plus du rap underground, et, à ce titre, ils sont moins fréquents.

25 Le clip que j’ai analysé plus haut, de Professor Jay, fait partie des exceptions. Il a été produit par Benchmark Production, une société tanzanienne mais qui dispose d’aides étrangères, et sa structure en fait un petit film, qui intercale des images tournées sur le vif et des mises en scènes : c’est une vidéo qui a coûté cher. L’image est de bien meilleure qualité que de nombreux clips tanzaniens, et cela n’a fait que renforcer le succès d’un morceau dont, déjà, l’originalité et la notoriété de son auteur, assurait un public conquis d’avance.

26 Mais globalement, cet aspect de la musique tanzanienne, quels que soient les styles, est encore à développer : cela rappelle la jeunesse de l’industrie musicale tanzanienne et les bouleversements qu’elle a connus en une quinzaine d’années.

3.1.5 Diffusion et distribution : un système verrouillé

27 Les enjeux de la diffusion musicale en milieu urbain contiennent une importante dimension spatiale : poser la question de la diffusion d’un produit, d’un objet ou d’une tendance, c’est en effet poser la question du « où » : d’où part-il et où arrive-t-il. Alors que, on l’a vu, la production de musique enregistrée à Dar es Salaam n’est pas reliée de manière évidente à des logiques spatiales très fortes, la diffusion de la musique est au contraire porteuse en soi de dynamiques spatiales et territoriales à plurielles échelles : que cette diffusion se fasse par la scène, par les médias ou par les réseaux de vente de musique, elle interroge les capacités de circulation de la musique, et par conséquent sa capacité à investir des lieux et des réseaux.

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3.1.6 Le bar, premier espace de diffusion musicale à Dar es Salaam

« C’est là que naissent les opinions, idolâtres ou destructrices. C’est là que l’on est brisé sur un piédestal ou précipité sur la terre battue. Si le bar est enthousiaste on fera une carrière immense, mais si le bar se moque, on peut retourner dans la jungle. » R. Kapuscinski, Il n’y aura pas de paradis.

28 De même que l’éducation musicale se fait la plupart du temps en Tanzanie en restant près des musiciens et en saisissant des occasions de monter sur scène, c’est également la scène qui reste le moyen le plus courant de diffuser de la musique et de la faire connaître. Même s’il existe de plus en plus de moyens d’enregistrer sa musique sur des supports variés, et même si le public use désormais beaucoup des différents médias à sa disposition, la performance sur scène reste la forme de transmission musicale la préférée du public, et, dans la plupart des cas, le seul moyen pour la plupart des artistes, qui n’ont pas les moyens d’aller en studio, de se faire connaître. La scène et, d’une manière plus générale, les lieux de concerts et de performance musicale, sont des éléments spatiaux intéressants car ce sont des « lieux de condensation » (B. Calas) qui cristallisent des dynamiques de production, de diffusion et de réception, puisque le public est présent. À cela s’ajoute le fait que ce sont des lieux de sociabilité : à Dar es Salaam, comme probablement partout dans le monde, les lieux de musique live sont : • Les bars et les hôtels • Les lieux de culte – églises, temples, mosquées • Les lieux de rites sociaux, – qui se confondent souvent avec les premiers mais pas toujours : on trouve en effet de nombreux halls, sortes de salles polyvalentes à louer et très prisées pour les mariages…

29 Il faut y ajouter : • Les clubs, hérités de l’Empire colonial Britannique. • Les infrastructures que le gouvernement de Nyerere avait mises en place pour encadrer les loisirs populaires. • Les nombreux établissements scolaires qui participent encore largement à l’élaboration d’une culture populaire de masse en organisant des concerts et des compétitions à l’intention de la jeunesse.

30 Contrairement à beaucoup de grandes métropoles, la ville de Dar es Salaam affiche peu sa vie musicale, et encore moins sa vie nocturne. Le soir, y compris le vendredi et le samedi soir qui sont comme partout ailleurs les jours habituels de grande sortie, seul le quartier de Masaki, le plus huppé, est peut-être un peu plus bruyant que les autres soirs de la semaine. C’est dans cette zone en effet que se trouvent les quelques endroits branchés de la ville, attirant une population motorisée et fortunée qui, bien souvent, habite les environs. Mais, même dans ce cas de figure, il n’existe pas de grande concentration d’hôtels et de bars ; l’agglomération de Dar est très étendue, mais, même dans les zones les plus populaires et les plus habitées, elle est relativement peu dense. Dans ces quartiers verts et arborés qui furent jadis ceux que les Européens s’étaient réservés11, le parcellaire est large, comme les rues sont vastes : les bars y sont disséminés au gré des opportunités immobilières et des initiatives individuelles, souvent éloignés de plusieurs kilomètres les uns des autres, ce qui ne pose guère de problème de mobilité à un public parfaitement motorisé. Mais cette situation fait qu’il n’y a pas d’effet de proximité dans la fréquentation des bars ; ils sont fréquentés en fonction de leur réputation plus qu’en

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fonction de leur emplacement, et leur présence n’entraîne pas la création dans le voisinage immédiat d’autres lieux de sortie, au contraire. Le public potentiel de cet espace est tellement restreint12 que la concurrence est féroce, et autorise, comme dans le cadre des studios d’enregistrement, les coups les plus bas. En termes de diffusion de la musique, ces lieux, parce qu’ils ne touchent qu’un public ultra-minoritaire, ne sont pas les plus significatifs ni les plus précurseurs. Seuls deux bars-restaurants proposent régulièrement des concerts, donnés par des groupes résidents, qui reprennent surtout des standards internationaux.

31 Dans l’ensemble de la ville, seuls deux zones sont vraiment remarquables pour leur concentration de bars et de halls, en activité du mardi au dimanche, mais qui connaissent un pic de fréquentation le vendredi et le samedi soir. Ce sont deux espaces relativement centraux, contigus, à proximité de la route de Bagamoyo et de la Kahawa Road (deux des rares grands axes qui traversent la ville) à Sinza et à Kinondoni. Sinza est connu pour être « la » zone de bars et de boîtes de Dar es Salaam. Il s’agit d’un quartier qui mixe résidences et commerces, plutôt populaire, mais qui attire une clientèle de toute la ville et d’horizons sociaux relativement larges. Deux rues en particulier, Sam Nujoma Road et Shekilango Road, parallèles et donnant sur la route de Bagamoyo, sont vouées à la vie nocturne, même si durant la journée Sinza est aussi une zone de commerce. Les bars et les clubs se suivent, et se ressemblent plus ou moins, attirant un public avide de musique, de danse et de boisson : sans surprise, c’est aussi un quartier de prostitution, et connu aussi pour être l’un des endroits agités de Dar es Salaam. Agressions et rixes ne sont pas rares, ainsi que quelques faits divers sanglants dont la presse du lundi matin fait ensuite ses choux gras. À proximité, le quartier de Kinondoni est aussi une zone récréative connue, mais étant plus étendue, elle est aussi moins dense. Entre le marché de Kinondoni et le quartier plus résidentiel de Mwnanyamala, se succèdent quelques rues connues pour être une zone de musique et de résidence de musiciens. À la différence de Sinza, en effet, Kinondoni est un quartier qui rassemble un certain nombre de bars avec des groupes résidents13 ; c’est aussi dans ce quartier-là que sont disponibles un certain nombre de halls loués par des particuliers, à l’occasion de célébrations familiales, notamment les mariages, dont le déroulement se déroule un peu comme un spectacle : un Master of Ceremony anime les réjouissances, face à une assistance relativement passive mais nombreuse, et souvent avec la complicité d’un orchestre (le mchiriku, notamment que j’ai évoqué plus haut, est souvent de la partie dans ces célébrations.)

32 Cependant, en dehors de ces pôles reconnus dans la ville de concentration de lieux festifs, il faut souligner que la vie musicale est très atomisée dans Dar et très « domestique » : la plupart des bars, qui font souvent salle de concert au moins une fois par semaine, (de même qu’ils font office de salle de spectacle pour la retransmission des matchs des grands championnats de football) drainent un public qui habite le voisinage et qui, pour ses loisirs nocturnes, ne se déplace pas loin. Cela peut s’expliquer d’une part par la faible motorisation de la population citadine, qui aboutit à un taux élevé de population « captive14. » D’autre part, par la structure même de l’agglomération de Dar, organisée autour de grandes radiales qui cloisonnent très fortement les zones résidentielles. En d’autres termes, on vit beaucoup dans son lieu de résidence parce qu’il est toujours long et compliqué de se déplacer ; dès lors, les pratiques de loisirs se font aussi à proximité. Cela explique que les quartiers de Dar les plus animés en semaine et en journée, qui sont dévolus au travail, semblent par contraste très silencieux et mornes le soir venu : les lieux

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de sociabilité sont pour la plupart à l’écart des grands axes goudronnés et restent invisibles à un œil non averti.

33 Cette organisation des lieux de musique est là encore un reflet intéressant de l’organisation de Dar es Salaam. Son atomisation ne fait que suivre l’atomisation générale de l’agglomération ; son implantation loin des grands axes est un élément de plus du cloisonnement paysager qui domine dans le grand Dar es Salaam, et un signe de plus qu’il est décidément nécessaire d’être averti et d’avoir un savoir-faire de la ville pour en bénéficier.

Les modalités des concerts et leur déroulement sont assez similaires quel que soit le quartier ou le niveau social de la clientèle

34 L’organisation spatiale d’un bar de Dar est toujours à peu près la même (voir croquis en annexe) : la plupart des bars sont en plein air, séparés seulement de la rue par une haie, mais disposent d’un espace ouvert mais couvert, de manière à protéger un minimum la scène et les musiciens. Des tables et des chaises en plastiques sont dispersées de manière à ménager un espace à la danse ; un billard est souvent à la disposition de la clientèle ; enfin le bar en lui-même est souvent protégé d’une grille, et de nombreux bars proposent aussi à leur clientèle de la nourriture. (chai et chapati le matin, ugali, viandes rôties et michkaki15 sinon). La plupart sont ouverts toute la semaine, et il est possible d’assister à des concerts sept jours sur sept, la plupart des groupes étant liés par contrat à un ou plusieurs bars différents. C’est en effet la façon la plus rentable de donner des concerts : organiser un concert coûte cher, et l’organiser sur une seule date est risqué, c’est pourquoi ce genre d’événements est finalement peu fréquent dans la vie culturelle de Dar. Il nécessite un soutien financier important, que peu de personnes peuvent se permettre.

35 Dans ce contexte, cependant, les rappeurs sont assez mal lotis : le fait d’être résident d’un club ou d’un bar est envisageable pour un DJ mais pas pour un rappeur ou pour un groupe, dont la démarche même est antinomique de celle des groupes de dansi ou de ngoma. À Dar es Salaam, il n’y aurait de toute façon pas de public pour ce genre d’événement. Les rappeurs et les chanteurs de Bongo Flava se cantonnent donc à des représentations uniques, organisées au cours d’événements particuliers. Cela les précarise encore plus que leurs pairs.

36 D’autre part, cette nécessité de monter et de produire des événements qui soient rentables à une autre conséquence, celle d’une présence particulièrement visible de sponsors privés dans le monde de la musique. On constate ainsi que de nombreux concerts organisés de manière ponctuelle à Dar es Salaam le sont à l’occasion du lancement ou de la promotion d’un produit par une marque ou par un sponsor, marques de bières, de sodas ou de cigarettes en tête. Parallèlement, ces sponsors demandent aussi aux groupes de faire de la publicité pour eux dans leurs chansons. Ils constituent donc un partenaire financier très important, dont la dimension artistique est certes discutable, mais qui n’en reste pas moins un acteur contribuant à faire vivre des musiciens par ailleurs extrêmement fragiles dans la société tanzanienne.

37 Reste enfin à évoquer deux particularités dans le monde des concerts en Tanzanie : le Sauti Za Busara de Zanzibar, et l’importance des concours et des compétitions dans la diffusion et la découverte des artistes.

38 Le Sauti za Busara, expression qui signifie « Les voix de la Sagesse », est un festival organisé depuis sept ans à Stone Town, la principale ville de Zanzibar, et entend

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promouvoir les musiques du monde swahili au sens large, et de tous les styles. Chaque année sont également mis à l’honneur d’autres pays d’Afrique : en 2007, c’était ainsi le groupe sénégalais Positive Black Soul qui était invité à se produire. Installé dans le Vieux Fort de Stone Town, le festival entend s’adresser autant à un public de touristes étrangers qu’au public local. La variété des styles proposés, du Bongo Flava au taarab en passant par le rap du Kenya ou le reggae du Malawi, a en effet une visée de consensus. Dans les faits, même si la population riveraine assiste un peu aux concerts, ce sont surtout les touristes et les étrangers vivant à Dar es Salaam qui se déplacent pour assister au festival, ainsi que toute la communauté musicale. Le temps de cinq jours, toute la vie musicale de Dar es Salaam, celle en tout cas qui a une certaine visibilité médiatique, se déplace à Zanzibar. Il n’y a pas, dans tout le pays, d’autre événement musical de cette ampleur (c’est-à-dire qui attire un public de quelques centaines de personnes), même si, au mois de mai, le Festival Music Mayday à Dar es Salaam (qui est beaucoup plus focalisé sur la découverte de jeunes talents tanzaniens et sur le hip-hop) commence à acquérir une certaine audience. La relativement faible audience de ce type d’événement (accentuée par le fait qu’elle a lieu en février, mois le plus chaud et début de la basse saison touristique) montre bien, en creux, l’implantation domestique et atomisée des lieux de musique dariens.

39 Cependant, la musique sous forme de concours et de compétition attire quand même un large public. Il s’agit d’une forme de sociabilité et de culture extrêmement présente : concours de musique et concours de beauté sont des éléments marquants et récurrents de la vie culturelle darienne, qui bien souvent s’entremêlent et qui constituent les seuls concerts « à date unique » qui peuvent être assurés d’une certaine rentabilité, surtout s’ils sont correctement annoncés et soutenus par des sponsors. Ainsi, comme je l’ai évoqué plus haut, un des grands moyens de diffusion du rap en Tanzanie a été l’organisation de concours dans les écoles secondaires, qui faisaient s’affronter des apprentis emcees et faisaient ensuite décider le public. Les lauréats gagnaient ensuite des prix plus ou moins importants (un enregistrement studio, une voiture, quelques dizaines ou centaines de milliers de shillings…) En général, les concours de beauté sont aussi rythmés et soutenus par la présence de musiciens, dont la notoriété est aussi une garantie du succès du spectacle.

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Figure 10. Les Wanaume ya Temeke, groupe de rappeurs et de danseurs qui s’est créé autour de Juma Nature

Dar es Salaam, Mtoni, mai 2006, B. Blondel.

40 Ici, les Wanaume ya Temeke, un groupe célèbre de Dar es Salaam autant pour sa musique que pour ses performances de danse, animent l’élection de Miss Mtoni en mai 2006 (un quartier résidentiel assez populaire dans la partie sud de Dar es Salaam), dont l’heureuse gagnante pourra accéder à l’échelon supérieur de la compétition nationale16. On aperçoit derrière un panneau Vodacom, qui sponsorisait l’événement (avec Coca-Cola).

41 Mais le mode de la compétition n’est pas propre au rap. Tous les types de musique se prêtent plus ou moins à des jeux où les artistes se mesurent entre eux, et doivent gagner l’adhésion du public, ou prouver leur supériorité sur leurs pairs.

42 Le taraab est un ainsi un support magistral pour la compétition sociale et personnelle, et probablement une de ses formes les plus accomplies. Il a en effet évolué pendant les deux dernières décennies d’un genre truffé de métaphore et de codes poétiques peu accessibles au tout-venant (genre mafumbo) à un style beaucoup plus explicite et plus ouvert (genre mipasho) qui, en le rendant plus accessible, a beaucoup contribué à l’élargissement de son audience et au renouvellement de son succès. Lors d’un concert de taarab, (où la majorité de l’assistance est en général féminine), une auditrice qui en accuse une autre d’avoir volé son époux peut ainsi demander à l’orchestre une chanson où la voix principale est celle d’une femme qui en accuse une autre : elle ira alors se placer au milieu de la piste de danse et mimer la chanson qui s’accorde à sa situation, tout en montrant sa rivale du doigt. Le texte d’accusation est donc pris en charge par les musiciens, mais l’accusation n’a rien d’une métaphore : l’accusée est portée à la connaissance du public, et elle peut user, aussi par la musique d’un droit de réponse, sans qu’aucune discussion ne se fasse de vive voix. De la même manière, A. Perullo cite le cas d’un problème de voisinage : quelqu’un qui a un problème pourra jouer de chez lui, porte grande ouverte, un morceau de taarab qui reprend les griefs qu’il a contre son voisin, de manière à ce que celui-ci entende les paroles. Il ne pourra les ignorer et devra reprendre à son compte les

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accusations proférées dans la chanson… aboutissant à des conflits portés sur le terrain réel, cette fois-ci. Avec le taarab, le terme de compétition marque certes une conflictualité codifiée et encadrée, mais cette conflictualité n’en est pas moins réelle.

43 La compétition est en fait partie prenante de la tradition musicale non seulement de la Tanzanie, mais aussi de toute l’Afrique de l’Est. La dimension compétitive avait déjà été soulignée par T. Ranger17 dans ses études sur le beni ngoma, dont il a montré qu’il s’agissait d’une pratique ancrée aussi bien dans le rural que dans l’urbain. À sa suite, une synthèse récente sur la musique en Afrique de l’Est a montré que le mode compétitif touchait tous les styles de musique, et s’apparentait autant à un jeu social qu’à un instrument politique et à une affirmation identitaire, témoignant ainsi du fait que « la concurrence était non seulement admise mais, dans certaines conditions, socialement favorisée et valorisée » (D. Constant-Martin, 2000).18 Ces pratiques compétitives de danse, de musique et de chant ont un résultat identique : elles produisent ou consolident des sentiments d’appartenance tout en permettant de mettre en jeu des différences (…) Des « communautés spirituelles » (Frank Gunderson, p. 16) se trouvent ainsi édifiées sans nécessairement reposer sur des liens d’origine. Ce sont elles qui sont capables d’absorber, de transformer les influences étrangères, ce que Terence Ranger avait démontré pour la période (…) ce que l’on observe à nouveau avec la vogue des orchestres de « jazz » puis avec l’apparition d’un rap qui n’ignore pas ses sources américaines mais refuse d’en décalquer les produits (Constant-Martin).

44 Dès lors, il n’est guère surprenant que le Bongo Star Search que j’évoquais au début de ce mémoire ait été un succès populaire. La première impression pourrait ne s’attarder que sur l’adaptation mimétique d’une formule médiatique standardisée tout droit issue de la mondialisation ; mais l’importance dans la société tanzanienne d’une forme de compétition, pacifique, voire métaphorisée par la musique et par la danse, montre que le succès de l’émission n’est pas dû simplement à la fascination d’un peuple longtemps privé d’images d’ailleurs pour tout ce qui est nouveau. Quand on prend cette donnée en considération, « il est impossible de dissocier l’indigène de l’étranger, le local du national, le national du global, et (…) les phénomènes manifestant leurs interactions ne sont pas si récents qu’on veut parfois le faire croire. » (ibidem)

45 Par conséquent, cela incite aussi à repenser les termes de la diffusion : là où mes premières approches avaient tendance à se focaliser uniquement sur une circulation internationale de la musique, et sur une diffusion qui ne seraient venues que de l’extérieur, tous ces éléments que je viens de décrire comme fondamentaux dans la diffusion musicale : la performance sur scène, l’apprentissage et la formation « artisanaux », les bars comme espaces plus proches du domestique que réellement publics, l’importance des concours enfin… montrent bien que la diffusion est peut-être d’abord à penser dans une approche locale : un phénomène qui part d’ici, pour les gens d’ici, et qui se nourrit de là-bas.

3.2 Les médias : télévision, presse, radio

46 Les modes de diffusion de la musique ont cependant quand même été fortement bouleversés à partir de 1994 par la libéralisation économique et idéologique du pays, qui ont abouti à une prolifération sans précédent de la presse, de la télévision et de la radio. C’est sans doute la grande rupture dans l’histoire récente de la Tanzanie, qui prend sa source d’abord en 1985 quand l’importation des biens de consommation courante (dont

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l’électroménager) est libéralisée, et surtout en 1993 avec la signature par le président Mwinyi du Broadcasting Services Act : cette loi autorisait des entreprises et des acteurs privés à poser leur candidature pour des droits d’émission, et créer ainsi, après approbation gouvernementale, des radios et des télévisions privés. Je passerai un peu plus vite sur la dimension des médias, dans la mesure où les enjeux spatiaux y sont moins forts, semble-t-il, que ceux que l’on peut déceler dans l’implantation des lieux de musique, par exemple. Pour le cas tanzanien, on peut dire que les enjeux spatiaux liés à la diversification des médias sont de deux ordres : d’une part, ils constituent un des canaux principaux d’insertion de la Tanzanie dans une mondialisation économique et culturelle, même si cette insertion signifie pour l’instant plus la capacité de réception et d’importation du pays que sa capacité d’exportation. D’autre part, à l’échelle nationale, l’accès aux différents types de médias est un marqueur d’urbanité fort et de développement humain : globalement, plus on est riche et urbain, plus on a accès à un large choix de médias. Les campagnes restent quant à elles cantonnées essentiellement à la radio, que ce soit pour la musique ou pour les informations. Dans le paysage musical tanzanien, par conséquent, la télévision est le support de diffusion le moins influent ; la presse en swahilie a plus de retentissement ; mais ce sont surtout les radios privées, apparues dès 1994, qui ont le plus activement contribué à modeler et à bouleverser les goûts de la population.

47 La première télévision privée est apparue en 1994, sous l’égide de l’homme d’affaires Reginald Mengi, et, depuis cette date, une quinzaine de chaînes de télévision ont été créées, au niveau national et au local, auquel il faut ajouter DSTV et la télévision par satellite. La capacité de diffusion de la musique par la télévision n’est pas très importante ; en 2004, on estime que seuls 4 à 6 % des ménages disposent d’une télévision, sachant cependant qu’environ 70 % de la population a accès d’une manière ou d’une autre à la télévision19. Cependant, la musique ne fait assurément pas partie du contenu préféré par les diffuseurs comme par le public : le sport, les telenovellas et les émissions religieuses restent dans les programmes préférés, d’autant plus que, comme on l’a vu plus haut, la qualité technique de la vidéo laisse encore à désirer sur le plan musical.

48 En revanche, l’explosion dans les années 1990 d’une presse écrite swahilie abondante, bon marché et héritière d’une forme de presse anglo-saxonne, a rencontré tout de suite un public nombreux et intéressé. Paradoxalement, la presse en swahili est ainsi apparue comme un support plus efficace que la télévision pour la diffusion de la musique, et pour le Bongo Flava plus que pour toutes les autres musiques. Comme l’écrit P.Magesho, « … not only have the print media increased sales of their product through the front coverage pf their magazines and newspapers with pictures of Bongo Flava artists and groups, but have also played a pivotal role in spreading the BF music culture. This has never happened for any other kind of music culture in Dar es Salaam and Tanzania as a whole » (p. 162).

49 C’est dans la presse swahili que l’on trouve par exemple toutes les dates de concerts et de concours des artistes ; là aussi que l’on peut trouver des interviews d’artistes ; et, surtout, là que l’on trouve les potins les plus croustillants, qui, à l’instar des tabloïds britanniques qu’ils prennent pour modèle, n’hésitent pas à jouer du sensationnel, du scandaleux et de l’information non vérifiée (voire carrément mensongère) pour attirer l’œil et le porte- monnaie du chaland. Et ce procédé est souvent rentable : l’hebdomadaire Uwazi (« espace ouvert ») est vendu à 150 000 copies par semaine ; les titres Ujamaa et Kiu (« soif ») à 120 000 copies par semaine. Quand on considère qu’un titre est en général lu par de

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nombreux lecteurs, cela décuple encore l’influence qu’ils peuvent avoir sur le paysage culturel tanzanien.

50 Plusieurs facteurs peuvent être à l’origine de ce phénomène. En premier lieu, le fait que l’on ait affaire à une population globalement alphabétisée, même si la situation a tendance à se dégrader ; mais le socialisme tanzanien a eu à cœur de donner une éducation de base aux enfants, et à familiariser la population avec l’écrit. Le journal fait par conséquent partie des pratiques quotidiennes, même s’il est probablement, là encore, un marqueur d’urbanité – parce que disponible plus facilement en ville : il n’est pas rare de voir, dans les rues de Dar es Salaam, les tables des marchands de journaux entourées par les passants qui lisent les titres avec attention, même s’ils ne les achètent pas. D’autre part, le Bongo Flava, on l’a rappelé est un phénomène musical qui a été porté dès l’origine par les médias ; la radio et la presse privée sont nées en même temps en Tanzanie, ont été faites par la même génération de personnes (même si au niveau technique, les anciens employés des structures étatiques ont aussi été mis à contribution), qui, dans ce petit univers, se connaissaient : ils ont donc créé de toutes pièces un méta-langage autour du Bongo Flava, dont la presse s’est faite un des principaux vecteurs.

51 Néanmoins, en termes de diffusion et d’influence sur la musique, tous styles confondus, aucun autre média n’a plus d’importance en Tanzanie que la radio. Elle reste de loin le média le plus utilisé et auquel les Tanzaniens dans leur ensemble ont le plus accès. C’est par elle, on l’a vu, que le rap et le Bongo Flava ont été diffusés et popularisés auprès d’une audience absolument pas familiarisée avec ces nouvelles pratiques. Mais c’est aussi elle qui a remis à la mode le dansi tanzanien, qui, à partir des années 1980, subissait la domination sans rivale de la rumba congolaise, dont les qualités d’enregistrement était bien meilleure et les rythmes plus entraînants ; de même que le taarab mipasho a également été popularisé par les radios. La plus importante et la plus influente des radios est la radio Clouds Entertainment Radio FM, fondée en 1998 par un homme d’affaires déjà puissant, Joseph Kussaga. C’est la seule radio privée qui n’appartient pas à un groupe de communication ou qui n’émane pas d’investisseurs étrangers20, et la seule aussi qui se soit bâtie uniquement sur une promotion de la musique, en choisissant de la diffuser, mais aussi de la produire, et de la rentabiliser par des concerts, au point qu’il est devenu difficile aujourd’hui de promouvoir un artiste sans passer par cette radio.

Tableau 2. Les stations de radio à Dar es Salaam en 2002 (Perullo)

Dar es Baraza Kuu la Jumuiya Taasisi Radio Kheri Dar es Salaam (RKD) 2001 Saalam za Kiislam Tanzania

Chemchemi Radio Sumbawanga Sumbawanga 2000 Non renseigné

Dar es Classic FM 1999 Cable Vision Africa Ltd. Salaam

Dar es Clouds Entertainment Radio FM (CER) 1998 Joseph Kussaga Salaam

Dar es Reginald Mengi and Agapitus East Africa FM 1999 Salaam Nguma

Dar es Magic FM 2001 DTV Salaam

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Dar es National Muslim Council Radio Sauti ya Qurran (QVR) 2001 Salaam (Bakwata)

Radio 5 Arusha Arusha 1999 Didas D. Kavishe

Radio Faraja FM Stereo Shinyanga 2001 Non renseigné

Radio Free Africa Mwanza 1996 Anthony M. Dialo

Radio Kwizera Ngara 1995 Jesuits Refugee Service

Radio Maria Songea 1996 Archidiocèse Catholique

Dar es Reginald Mengi and Agapitus Radio One 1994 Salaam Nguma

Tanzania Evangelical Radio Sauti ya Injili Moshi 1994 Lutheran Church

Dar es Radio Tumaini 1994 Archidiocèse catholique Salaam

Dar es Radio Uhuru 2000 Uhuru Publications Ltd Salaam

Radio Ukweli Morogoro 2000 ? Non renseigné

Wilfred Munuve and Athman Tanzanite Radio FM Arusha 1997 Majengo

Dar es Times Radio FM 2000 Business Times Ltd Salaam

United Radio Services Arusha 1995 Elisario Urio

Radio d’État Radio Tanzania Dar es Dar es 1964, Gouvernement tanzanien Salaam (National Service and PRT) Salaam 1998

3.2.1 Embrouille et magouille : entre piraterie et payola, les enjeux d’un marché

52 Le système de diffusion musicale et les moyens mis à la disposition tant des artistes que du public pour diversifier l’offre musicale semblent donc s’être formidablement ouverts depuis la libéralisation des années 1990. La Tanzanie, et plus particulièrement Dar es Salaam, sont passés de l’offre unique et monolithique encadrée par l’État à un champ de possibilités beaucoup plus large. Statistiquement, il ne fait aucun doute que les médias sont plus nombreux et plus diversifiés qu’auparavant, que de plus en plus d’artistes ont leur chance d’être diffusés et reconnus, et que de plus en plus d’auditeurs ont accès à des médias eux-mêmes de plus en plus élaborés. Cependant, malgré ce tableau idyllique, le système général de production et de diffusion musicale est encore très pyramidal : il profite à une minorité seulement de personnes bien implantées et bien informées, et, au bout d’une quinzaine d’années, on constate que c’est un système où les failles sont encore nombreuses, notamment en matière de droits d’auteurs et de statut des artistes.

53 Globalement, le système musical tanzanien actuel souffre de trois problèmes majeurs et liés entre eux : le plus important est que la plupart des artistes, même connus et « vendeurs », ne vivent pas de leur musique alors que leur succès devrait leur permettre.

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Le second est lié aux radios privées, qui, si elles ont bénéficié à leur création du climat d’ouverture, contribuent actuellement à un verrouillage et à un essoufflement de la production musicale. Enfin, le problème de la contrefaçon et de la reproduction illégale de la musique est un problème majeur, comme dans de nombreux pays d’Afrique. Mais on peut dire qu’une bonne part de ces problèmes est due à un manque généralisé d’éducation des artistes et des acteurs du monde musical en général sur leurs droits et leurs devoirs.

54 En termes de distribution commerciale de la musique, le système tanzanien est de longue date étroit et verrouillé. Je reviendrai dans la seconde partie sur les modalités de la mise en place de ce verrouillage ; il convient simplement ici de souligner que, grosso modo, le marché de la musique est tenu par un groupe de cinq compagnies de distribution indiennes, qui ont décidé de s’associer en 1994 et se sont données comme nom « The Big Five »21, même si chacune à conserver des activités en son nom propre. Ces cinq compagnies, toutes installées près du grand marché de Kariakoo, ont ainsi constitué une holding qui a pu faire jouer sa situation de quasi-monopole sur le marché du disque, et acheter à bas prix les cassettes originales enregistrées par les artistes (de 20 000 à 100 000 TSh, soit 12 à 60 euros…) et par conséquent les droits d’auteur. Quand on considère qu’un morceau qui a du succès pourra être vendu en Tanzanie mais aussi dans tous les pays limitrophes, à plusieurs dizaines voire centaines de milliers d’exemplaires (une cassette coûte environ 400 TSh à la production et vend 1 000 TSh, soit 0,60 euro ; un CD un peu plus), on conçoit que l’investissement soit vite rentabilisé. L’autre méthode consiste à signer un contrat promettant un pourcentage des ventes à un artiste, et de lui cacher le nombre de ventes exact… Nombreux sont les artistes qui disent venir s’étonner du faible revenu qu’ils tirent d’un morceau qu’ils entendent pourtant partout à la radio et s’entendre répondre que le morceau n’a aucun succès et qu’il ne se vend pas22 ; cette répartie est d’autant plus facile que, le secteur étant très concurrentiel, il est facile à un distributeur de menacer un artiste de ne plus le soutenir… Cette situation de chantage et d’intimidation (parfois violente, quand un musicien proteste trop), qui joue entre le manque d’assurance d’artistes qui sont mal informés de leur droit, et leur peur de laisser passer une chance de succès, aboutit à une précarisation généralisée des musiciens, tous styles et toutes générations confondues. On imagine aisément dans cette situation la frustration des artistes et les tensions qui peuvent exister autour de la vente de leur musique, d’autant plus compliquée par le piratage de la musique, qui reste difficile à estimer.

55 D’autre part, en termes de diffusion, le secteur de la musique, notamment dans le rap et le Bongo Flava, est difficile à percer. Une des conditions sine qua non pour voir sa musique vendue est d’être joué à la radio et, éventuellement, dans les clubs. Alors que, lors des débuts de ces musiques, il était facile pour un musicien de se présenter à l’entrée d’un studio et de transmettre sa cassette au DJ, ce genre de transaction est devenu quasiment impossible. Un système de payola, c’est-à-dire le fait de payer une radio pour qu’un titre soit diffusé, s’est développé assez vite. Ce serait23 le producteur P-Funk, propriétaire de Bongo Records, qui aurait institué la pratique, en payant les DJ de Clouds FM, et la pratique est désormais généralisée, avec des tarifs quasi officiels : environ 10 000 TSh pour qu’un titre soit diffusé une fois, 100 000 à 150 000 TSh pour qu’il le soit un mois durant, une fois par jour… Pas besoin de longs développements pour comprendre que, avec de telles pratiques, ce n’est pas nécessairement la créativité qui est valorisée, et qu’il est plus facile de tirer son épingle du jeu quand on dispose d’assises financières. C’est aussi ce qui explique l’appauvrissement progressif du Bongo Flava, passé d’un courant

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musical nouveau et contestataire à de la musique de variété essentiellement portée sur la bluette et la danse.

56 Enfin, les artistes ont pendant longtemps été totalement délaissés sur le plan juridique. Le statut d’artiste n’est pas un statut très respecté en tant que tel dans la société tanzanienne : il n’est en fait pas recensé comme métier à part entière. Cela procure aux artistes une certaine liberté – n’ayant pas de statut ils n’ont pas d’obligation, par exemple fiscale, et ils jouissent d’une certaine liberté de parole ; c’est la « voix du fou » – mais également un sérieux manque de légitimité puisqu’ils n’avaient jusqu’à il y a peu quasiment pas d’armes juridiques pour défendre leurs droits. Sous Nyerere, les politiques culturelles de l’État, si incomplètes furent-elles, ont eu le mérite de protéger les musiciens, notamment lorsqu’ils travaillaient dans les orchestres affiliés à des entreprises ou à des administrations gouvernementales. Mais le manque de moyen et l’ouverture économique ont fortement mis à mal cette protection. La plupart des musiciens vivent donc dans des situations précaires, et le manque d’éducation de la plupart en fait une population globalement vulnérable. En 1999, une loi sur les droits d’auteurs a été réactualisée (Copyright Act) ; à la suite de cette loi, sous la pression de certaines ONG, mais aussi de certaines radios, le statut des artistes a été revalorisé, et la relation avec les distributeurs est devenue un peu moins tendue. Néanmoins, cette loi reste très mal appliquée et facilement contournable, même si, peu à peu, les artistes prennent conscience de leurs droits – les rappeurs de la première génération, dont Prof. Jay, sont d’ailleurs fortement mobilisés sur cette question – et si les bailleurs internationaux (Union Européenne et Unesco) commencent aussi à s’atteler au problème.

57 Mais il est probable que l’on voit encore longtemps la presse s’émouvoir, à la mort de musiciens connus, de la misère de leur fin de vie et de la pauvreté de leurs funérailles…

3.3 Perspectives : diffusion = dilution ?

58 Le phénomène de la diffusion des musiques sur des aires de plus en plus larges, pour un auditoire potentiel de plus en plus nombreux pose la question de la dilution de la musique, autant dans les discours qu’elle véhicule que dans la portée identitaire qu’elle peut assumer. J’utilise le terme de « dilution » en opposition à celui de « condensation »24 avancé plus haut pour désigner des espaces où, au contraire, la proximité du point de diffusion et du point de réception est grande. Il y est par conséquent plus facile, à un artiste, de toucher le public, et au public, d’intérioriser ce qu’il entend et de s’y identifier éventuellement. Aborder la question de la diffusion / dilution des musiques, dans une perspective géographique, c’est en fait se demander si celles-ci ne perdent pas de leur « force de frappe » et de leur signification à mesure qu’elles gagnent du terrain et que le public touché s’agrandit. Cependant, si on reprend la définition du terme utilisée en physique et en chimie, on constate que si la dilution est bien un procédé qui consiste à abaisser la concentration d’un produit dans un autre de manière à en réduire son action, un composant très minoritaire dans une formule peut quand même influer de manière importante les propriétés du composant majoritaire.

59 Il me semble que cette définition peut fort bien s’appliquer pour la musique de manière générale. Les interrogations que j’évoque à propos de la diffusion et de la perception de la musique sont en effet des interrogations constantes dans le monde de la musique, notamment de la part de certains artistes qui ont du mal à conserver une certaine éthique underground et un succès de masse. Cela n’est absolument pas propre à la Tanzanie

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contemporaine ; sur ce registre, il me semble que l’on retrouve absolument les mêmes problématiques qu’ailleurs sur la dialectique de la diffusion et de la réception. Je me contenterai ici de souligner trois difficultés ou trois questions qui se sont avérées récurrentes dans ma démarche : • La question de la dilution du sens se pose de manière aiguë dans l’évolution qu’ont connue en quelques années le rap et le Bongo Flava. • Elle se pose aussi avec la croissance formidable qu’ont connue les médias sous toutes leurs formes en moins de quinze ans. • Néanmoins, la question de la réception, dans ses composantes sociologiques ou générationnelles reste l’un des principaux manques de mon travail.

60 J’ai déjà évoqué la problématique du rap tanzanien, en quelque sorte victime de son succès, et la mutation rapide sur le terrain musical du Bongo Flava, passé en quelques années du statut de musique sulfureuse et rebelle à la variété la plus insipide et la plus consensuelle. Ce glissement s’est accompagné d’un glissement du public : le rap, à son apparition, était clairement catalogué comme une musique de délinquants, muziki ya kihuni, effrayant la génération des aînés par sa tonalité agressive, son allégeance à certains codes du rap états-unien et son franc-parler. Mais la désignation de cette musique a progressivement changé, de musique de voyous elle est devenue musique des jeunes, muziki ya kizazi kipya, signe d’un élargissement progressif du public et de son acceptation progressive dans le paysage musical. La désignation reste cependant ambiguë quand on considère la place des jeunes et des « cadets » dans la société contemporaine. Finalement, lorsque le terme de Bongo Flava est réellement popularisé, à la fin des années 1990, c’est le signe que la nouvelle musique a désormais sa place dans le paysage musical d’une ville que ses habitants n’appellent plus désormais que Bongoland ; de fait, le BF ne se cantonne plus aux jeunes générations, mais c’est aussi parce que les thèmes de prédilection ont été élargis. Mais sa dimension contestataire et son pouvoir de représentativité ont été sérieusement entamés. Le rap tanzanien a en fait connu exactement la même évolution que le rap états-unien, mais en trois fois moins de temps. Les rappeurs les plus célèbres aux États-Unis continuent de vouloir représenter le ghetto d’où ils sont issus mais qu’ils ont désormais quitté25, et les codes formels du hip-hop sont présents partout… cela ne peut qu’interroger sur sa dimension contestataire, et sur les sacrifices qui ont dû être consentis pour que l’intégration, même partielle, se fasse. Cela dit, même s’il y a eu dilution de la force contestataire, on peut reprendre l’idée selon laquelle l’élément « dilué » peut quand même faire changer fortement les propriétés du composant majoritaire : en l’occurrence, l’apparition du rap a fortement contribué à modeler les comportements et les accoutrements d’une grande partie de la population, et pas uniquement en milieu urbain. L’exemple du salon de coiffure que j’ai cité plus haut, situé dans un bourg rural, mais sur un axe commercial qui traverse tout le pays, est une bonne illustration de ce changement, « dilué » et progressif mais néanmoins toujours présent.

61 Dans le même ordre d’idée, la multiplication depuis l’ouverture économique non seulement des médias mais aussi de leur public potentiel pose aussi un questionnement en termes de concentration/ dilution. En effet, même si quelques études sont disponibles sur le taux de population disposant par exemple d’un poste de télévision ou d’un accès Internet, ce qui permet de déterminer des zones de contraste – espaces urbains / ruraux, mais aussi intra-urbains ou inter-urbains –, le fait que ces médias touchent en fait une population beaucoup plus large pose la question de leur impact réel. D’autre part, les

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médias qui touchent le plus le public tanzanien sont la radio et la presse écrite, dont on peut recenser la production ou l’aire de transmission, mais dont on ne connaît pas le nombre d’utilisateurs / consommateurs réel ; tout au plus peut-on en estimer l’importance. Ainsi, si, du côté de la production et de la diffusion de la musique, on peut aisément constater que la Tanzanie a connu une évolution extrêmement rapide, il reste difficile d’en évaluer la portée : la musique est bien diffusée, mais où et par qui est-elle reçue ?

62 C’est là en fait que je situe le manque le plus important à mon travail ; si je peux établir une réflexion sur la production de la musique et élaborer un discours sur ce qu’elle peut véhiculer et représenter, je n’ai pour l’instant que peu d’éléments sur qui écoute tel ou tel type de musique, pour quelles raisons, dans quelles circonstances etc. Le risque serait alors de tomber dans la surinterprétation ; s’il est relativement aisé, en effet, de réfléchir aux intentions d’un discours, à ce qui a pu faciliter ou inciter sa création, et de voir pour qui, a priori, il a été produit, (ne serait que parce que, matériellement, il est possible de rencontrer les artistes et les personnes à l’origine de tel ou tel mouvement ou mode) il est beaucoup plus difficile d’en évaluer les effets réels. On peut constater, par la simple observation des rues de Dar, que, par exemple, la jeunesse urbaine semble tirer des modèles nationaux et internationaux des musiques qu’elle écoute tout un arsenal de gestes, de postures et d’accessoires qu’elle récupère et mélange ouvertement. Mais interpréter ce « bricolage » comme une démarche d’affirmation identitaire, comme la marque d’une réappropriation malicieuse et décomplexée de signes culturels venus d’ailleurs, ou comme au contraire un mimétisme soumis à des codes qu’on ne maîtrise pas n’a rien d’évident. Comme le demande B. Calas, « Ces jeunes montrent-ils une culture en actes, constituante ? (…) Le chercheur, dans un élan d’européano-centrisme influencé par une culture qui survalorise la culture de soi, ne postule-t-il pas un peu trop rapidement « j’affiche, donc je suis, donc je pense ? (…) n’est-ce pas une élaboration par défaut ? »26 (334)

63 Cela incite à repenser la place de l’observation paysagère dans la démarche géographique : avec un objet d’étude comme la musique dans ses dimensions sociales et spatiales, il est évident que cette démarche n’est pas suffisante, et qu’un tel sujet nécessite une approche plus en profondeur de ce qui motive ceux qui écoutent la musique, et de la « place » au sens propre et au sens figuré qu’elle occupe dans leur vie. Il semble bien que ce soit une condition majeure pour penser et mesurer véritablement le « taux de dilution » de la musique dans une société donnée.

3.4 Importation, économie et musique

3.4.1 La mise en place du marché de la musique

64 Même si, officiellement, le marché de la musique a été libéralisé en même temps que les autres secteurs de l’économie, à partir de 1985, et même si, tout aussi officiellement, les institutions étatiques étaient les seules dépositaires de la musique, en tant que produit, il existait en fait un important marché parallèle, dont les bases ont été jetées légalement dans les années 1960, et qui, au moment de la Ruksa a pu exercer de nouveau en toute visibilité. C’est ce marché parallèle qui a jeté les bases et les structures du marché actuel, encore majoritairement tenu par les compagnies indiennes, même s’il s’ouvre progressivement à d’autres acteurs. Ce qui est intéressant, c’est que ce marché, qui s’est

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entièrement fondé sur de la musique piratée, s’est mis en place, à un niveau régional, à la faveur de deux éléments favorables : le total désengagement du gouvernement tanzanien dans la lutte contre le piratage (à une période, cela dit, où il est concevable que la situation économique gravissime du pays ait imposé une certaine hiérarchisation des priorités…) et le cloisonnement derrière les limites nationales, à l’échelon régional, de l’économie « formelle » alors que cette économie illégale de la musique se jouait des frontières. En clair, l’industrie musicale kényane a été complètement ruinée dans les années 1980 par le piratage musical, pour ne l’avoir combattu que sur son territoire national.

Figure 11. Vente de musique à Kariakoo.

65 À l’origine, dès 1960, ce sont les Indiens installés à Dar es Salaam qui commercialisent les gramophones et les disques importés : installés dans le centre historique, trois magasins en particulier27 se sont partagé l’importation de biens musicaux pour une clientèle avant tout européenne et indienne. Les musiques étaient importées majoritairement de Grande- Bretagne, des États-Unis et d’Inde, mais dès les origines, les musiques africaines – Kenya, Congo, Afrique du Sud – et latino-américaines occupaient une place qui n’a fait ensuite que grandir. Le plus ancien, Assan and Son sur l’avenue Samora, est toujours en activité même s’il s’appelle désormais Dar es Salaam Music and Sport.

66 Dans les années 1960, la vague de nationalisation voulue par Nyerere, et qui s’était au début cantonnée à certains secteurs seulement (banques, compagnies d’import-export, production de tabac, d’alcool, de sisal) s’est étendue à toute l’économie : en 1971, une loi impose la nationalisation complète de toutes les entreprises privées – dont la plupart appartenaient à des Indiens –, et une part importante de la population Indienne s’exile au Canada, en Inde et en Angleterre. Pendant toute cette période et jusqu’au moins 1985, l’importation de disques est restée réduite à la portion congrue. La dissolution de l’Union Est-Africaine en 1977 accroît encore les baisses d’importation, puisque ce qui pouvait jusque-là passer légalement par le Kenya est réduit à l’importation illégale. Enfin, le contexte économique catastrophique du début des années 1980, entre sécheresse

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dramatique et État en cessation de paiement, rend la musique totalement incongrue : il n’y a alors tout simplement plus de clientèle pour acheter des disques.

67 Parallèlement, l’apparition du format cassette28 dans le marché mondial de la musique a aussi entraîné de nouvelles pratiques de distribution. Moins chères, elles sont un support aisé pour la contrefaçon : au niveau mondial, c’est à Singapour que le premier grand foyer d’exportation de musique piratée s’est développé (Attard, 1993), et on considère que c’est au début des années 1980, via les pays du Golfe, qu’elle est apparue en Afrique. En Tanzanie comme ailleurs, malgré la crise, il existait une clientèle demandeuse, surtout à Dar es Salaam. La musique piratée arrivait ainsi essentiellement des pays du Golfe et de Zambie, qui consistait en effet alors le seul pays frontalier de la Tanzanie à même de la fournir en cassettes29. Ainsi dès ces années-là, il existe à Dar un magasin, Kizenga Music Recording, qui propose de copier des cassettes et des disques importés, et qui se constitue rapidement une clientèle importante, avide de nouveauté zaïroises, européennes, états- uniennes et sud-africaines. C’était théoriquement interdit – puisque l’importation privée était interdite – mais le magasin publiait quand même des publicités dans les journaux… Ce qui laisse supposer une tolérance des autorités sur ce sujet30. Les cassettes copiées ont donc très rapidement investi la totalité du marché de la musique.

68 En 1985, les entreprises privées sont de nouveau autorisées, sans que le système soit totalement libéralisé, tandis que le piratage de la musique ne fait guère partie des priorités d’un gouvernement facilement corruptible : les conditions sont réunies pour qu’un marché émerge, tenu par un petit nombre d’hommes d’affaires qui parviennent à dégager des marges très importantes sur des produits qui ne leur coûtent pas très cher. C’est dans ce contexte aussi que s’est mise en place une « mafia », non violente, mais faite « d’aînés sociaux » aux réseaux interpersonnels étendus, qui usent et abusent des ressources de la petite corruption, et qui se créent des niches là où les autorités n’exercent plus de fonctions d’encadrement efficaces (Verdery, 199631), schéma finalement classique dans des économies postsocialistes. Ainsi, à partir de 1985, le nouveau contexte économique autorise les entrepreneurs à importer en containers ; c’est à ce moment-là que sont importées de plus en plus de musiques déjà copiées, sur cassettes, de bien meilleure qualité que les cassettes copiées sur place. Cela a aussi permis aux importateurs qui, pour la plupart, disposaient déjà de réseaux commerciaux solides32 – notamment dans les pays du Golfe – d’acheminer en Tanzanie de nouvelles musiques, en général copiées, revendues ensuite à de plus petits distributeurs qui, eux, continuaient d’acheter un exemplaire qu’ils dupliquaient ensuite par eux-mêmes à la demande.

69 Après 1991, l’importation de musique a changé de nature. La « ville-supermarché » qu’était Doubaï a mis en place une législation sur les droits d’auteur, limitant les copies illégales et les importations en gros ; les commerçants tanzaniens se sont donc reportés sur l’importation de matériel de duplication très performant, en se contentant de ramener un seul exemplaire de chaque album à vendre. Cela a beaucoup nui à la qualité des produits vendus (la copie d’un son le dégrade toujours) mais aucun autre produit n’était disponible sur le marché. Jusqu’à la fin des années 1990, et encore actuellement – mais plus difficilement puisqu’une législation a quand même été mise en place –, c’est ce système qui prévaut : un consommateur désireux d’acheter de la musique va dans un magasin, montre le cd ou la cassette qu’il veut, et s’en voit donner une copie. C’est aussi ce système qui a fait de Dar es Salaam une tête de pont commerciale de la musique sur toute la région, et dans le cadre d’un marché totalement parallèle, puisque les copies

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étaient vendues dans tous les pays frontaliers, et en Afrique australe (au moins jusqu’au Zimbabwe.)

70 Cela explique qu’en termes de commercialisation de la musique, ce soit Dar es Salaam et non Nairobi, qui polarise l’activité musicale sur la zone. Le Kenya, jusqu’au début des années 1990, disposait d’une industrie de la musique, et des majors – Polygram, CBS, AIT – y étaient implantées, et assez rentables, puisqu’un single dans les années 1970 se vendait jusqu’à 100 000 exemplaires ; le piratage de la musique est devenu un problème de plus en plus épineux. En 1985, avec une clientèle a priori toujours aussi importante, les ventes des maisons de disques avaient été divisées par dix33. Les majors ont combattu le piratage à leur niveau, en intentant des procès par exemple aux contrevenants, et le gouvernement kényan les a aidées ; mais elles ne se sont pas intéressées à la montée du piratage en Tanzanie, dans un contexte diplomatique par ailleurs toujours délicat, malgré la réouverture des frontières en 1984. Or, les commerçants de musique tanzaniens s’approvisionnaient largement en musique enregistrée au Kenya, dont les copies revenaient d’ailleurs illégalement au Kenya, et dont les droits auraient dû revenir aux maisons de disques officielles. Au début des années 1990, tous les majors avaient quitté le Kenya. Comme le souligne ironiquement A. Perullo, pour beaucoup de consommateurs, ces compagnies étaient encore plus malhonnêtes et exploiteuses que les commerçants Indiens, car elles pressaient de la musique issue des studios de la RTD sans reverser un shilling de royalties, pratiques finalement assimilables à du piratage. Néanmoins leur faillite a consacré l’existence, sans contrepartie, d’un marché certes très bien organisé, avec un système de distribution sophistiqué et efficace, mais totalement illégal et surtout orchestré par un très petit groupe de personnes, qui avaient tout intérêt à ce que le gouvernement tanzanien ne s’occupe pas d’eux, et à ce que les lois contre le piratage soient efficaces dans les pays frontaliers de la Tanzanie. Perullo résume ainsi la situation : « The less attention the Tanzanian government paid to these illicit practices, the better businesses grew. Further, the weaker piracy was in other countries—either because other countries had stronger copyright laws, powerful record companies, or less crafty businessmen—the more Tanzanian distributors profited ».

71 En cela, on a bien affaire à un système mafieux : même s’il n’a pas recours à la violence (dans une société où, de toute façon, la violence physique ne fait absolument pas partie des pratiques habituelles de règlement des conflits) il tire profit des faiblesses de l’État et s’applique à les faire perdurer. De plus, après 1991, le marché de la musique piratée, comme celui de la contrefaçon en général, a trouvé un nouveau souffle à l’échelle mondiale, en s’avérant bien plus rentable et bien moins risqué comme mode de financement d’organisations criminelles que le trafic d’armes ou le trafic de drogue. C’est aussi un enjeu qu’il faut prendre en compte dans l’économie de la musique, dans un pays comme la Tanzanie ; il ne s’agit pas d’assimiler tous les distributeurs de musique tanzaniens à de dangereux terroristes dont le but ultime est de financer Al Qaïda, d’autant plus que, sur ce sujet, c’est la contrefaçon dans son ensemble qui pose un problème. Mais cela jette un éclairage intéressant sur la difficulté à faire évoluer le secteur de la musique en Tanzanie : beaucoup d’intérêts sont en jeu, alors que globalement les autorités régulatrices restent faibles et faciles à corrompre. On conçoit que ce ne soit pas le meilleur contexte pour équilibrer le système et le rediriger vers un peu plus d’équité, même si, pas à pas, de nouveaux outils législatifs, comme la loi sur les droits d’auteur de 1999, se mettent en place, qui doivent en fait surtout permettre aux artistes de gagner un peu plus sur leur travail. Ces outils sont difficiles à appliquer, mais les choses progressent petit à petit.

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72 Par ailleurs, malgré tous les reproches qui peuvent être faits à ce système objectivement inégalitaire, Perullo signale que les distributeurs indiens ne sont pas que les méchants de l’histoire ; la Tanzanie est un pôle de la musique dans la région grâce à leur expertise et à leurs réseaux à l’étranger. Ils ont malgré tout été les premiers à reverser de l’argent aux artistes, même s’il s’agissait de petites sommes, et ont jeté les bases d’une économie musicale qui, malgré ses faiblesses, a le mérite de faire pendant à la seule industrie musicale d’État.

73 Dans une approche géographique, la mise en place du marché musical tanzanien me paraît intéressante, dans la mesure où elle se fait dans un contexte multiscalaire, dans lequel ce sont des enjeux locaux qui déterminent la configuration d’une filière économique internationale. La configuration actuelle est ainsi celle d’un marché qui englobe tous les pays frontaliers de la Tanzanie, mais aussi les pays du Golfe, et depuis peu d’Asie, puisque c’est de là que vient la plupart du matériel de musique importé en Tanzanie.

3.5 La notion de réseau pour penser le fait musical en géographie

74 L’observation de l’organisation du marché de la musique en Tanzanie met en valeur une organisation régionale et pyramidale, puisqu’il est encore aujourd’hui organisé par une minorité d’entrepreneurs qui, depuis maintenant plusieurs décennies, ont posé les bases de ce système. La notion de réseau apparaît ici fondamentale pour comprendre comment ce système est organisé, et elle est utile dans la mesure où elle permet une approche multiscalaire du fait musical à la fois comme phénomène culturel capable de circuler et comme phénomène économique qui relie entre eux des groupes ou des individus entre eux, et des aires commerciales entre elles.

75 La compréhension du terme de réseau, en géographie, peut suivre deux directions qui ne sont pas incompatibles : du point de vue technique, le réseau est un ensemble « régulé de lignes matérielles – canalisations, voies, tuyaux – servant au transport d’une réalité quelconque »

76 (Ohnet, 200334) de points reliés entre eux par des voies ou des lignes matérielles, que celles-ci soient des routes, des axes de circulation ou des fibres optiques. Il apparaît ainsi comme un support pour le déplacement d’individus, de produits, d’information. Mais le réseau est aussi une métaphore sociale et spatiale, qui désigne la combinaison des relations entre individus, nécessairement répartis dans l’espace mais aussi « répartis » d’une certaine manière dans la société ; ce réseau social utilise pour exister le réseau technique, et la surimposition sur un espace, en tant qu’aire étendue, des différents types de réseaux témoigne de l’existence « d’une réalité multicouche » (Lévy, 200335) dont la compréhension nécessite de prendre en compte autant des aires que l’on peut situer localement, que les mécanismes et les voies qui les relient entre elles.

77 Le réseau permet d’appréhender un phénomène de façon multiscalaire, en l’étudiant à la fois sur son implantation sur du local et à la fois dans un contexte plus vaste qui permet de comprendre à quoi il se rattache. Ainsi, avec la musique, c’est la notion de réseau qui permet de l’étudier, autant, par exemple, en tant que manifestation sociale dans les lieux comme les bars ou les salles de concert, qu’en tant qu’indice de liens existant entre différents groupes d’individus répartis sur une aire plus ou moins vaste, ou en tant que voie de circulation immatérielle pour des modes ou des formes musicales venues

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d’ailleurs. C’est aussi par la notion de réseau qu’il est possible d’étudier la musique en Tanzanie comme marqueur culturel d’interactions constantes entre des formes locales anciennes et des formes nouvellement importées, et comme enjeu économique où des entrepreneurs locaux ont tiré parti de circulations commerciales à échelle internationale, qu’ils ont articulées à la fois à une demande locale – la clientèle de Dar es Salaam – et à un contexte national et régional qui leur était favorable, un gouvernement tanzanien désengagé, des industries musicales voisines focalisées sur leur aire de chalandise nationale.

78 Par le prisme d’un système en réseaux qui allie à la fois des relations interpersonnelles, de la circulation de produits et d’argent et de la circulation d’informations et de marqueurs culturels, il semblerait possible d’établir une étude du fait musical en Tanzanie qui ne se base pas uniquement sur les discours et les signes produits par la musique et par ceux qui la font.

79 Le fait musical en Tanzanie apparaît en effet d’une part comme un phénomène qui a partie liée, de longue date, à la mondialisation économique et culturelle. Toute musique est le fruit de mélanges et d’apports extérieurs, et actuellement, la musique tanzanienne se nourrit autant de pratiques déjà anciennes que de celles qui ont cours dans les pays arabes et indiens, à l’est, et en Amérique – au sens large – à l’ouest. Cette musique est importée par des entrepreneurs, qui ont des liens étroits (de personne à personne) et concrets (flux monétaires, flux de marchandises) avec ces pays-là : le culturel se surimpose à l’économique et vice-versa. Dès lors, il serait probablement fructueux d’étudier les modalités concrètes des réseaux de commerce international et d’en voir les liens avec les changements culturels et musicaux qui ont lieu en Tanzanie (en suivant donc en fait la proposition de base d’Appadurai, mais en étudiant plus les modalités spatiales de la circulation économique et culturelle.) Il conviendrait ensuite de « redescendre » la filière, en considérant ses points de passages et son cheminement à Dar es Salaam et en Tanzanie, les points concrets – le port et son organisation, en l’occurrence, revêtent une importance que je suppose capitale – et les points immatériels – les relations entre les individus, les connotations et les références qui changent selon les contextes et les lieux. L’idée serait donc d’étudier une filière à tous les échelons, du global au local, et de voir comment les différents types de réseaux s’y articulent, avant de voir en quoi l’organisation de la circulation musicale en Tanzanie peut être similaire ou différente de l’organisation sénégalaise. A priori, aucune étude détaillée n’a été faite sur le réseau de distribution musicale et ses acteurs en Tanzanie ; le Sénégal au contraire dispose à ce sujet d’une abondante littérature, cristallisée autour des réseaux mourides (qui vendent de tout, y compris de la musique.) C’est pourquoi je peux d’ores et déjà jeter les bases d’une comparaison entre les deux types de réseaux, en établissant ce qui a priori les sépare et les rapproche.

80 La structure de la distribution et de la commercialisation de la musique dans l’agglomération de Dar es Salaam est une structure de réseau hiérarchisée : la tête du réseau est occupée par les distributeurs indiens, qui disposent de stocks et de moyens importants pour copier la musique et la rendre disponible sur le marché, avec d’autant plus de facilité qu’ils sont jusqu’ici le plus souvent les dépositaires des droits d’auteurs qu’ils ont rachetés aux artistes. Cette tête de réseau est matérialisée par le marché de Kariakoo qui constitue le centre par excellence d’approvisionnement des détaillants de Dar es Salaam. La vente de la musique dans la ville se répartit ensuite entre petits vendeurs, sous deux formes : soit de la vente ambulante, dans la rue, le vendeur tirant

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une charrette à bras aménagée en sound-system portatif, ou se contentant de transporter une caisse, soit des petites boutiques fixes, qui disposent de stocks plus importants ainsi que d’une sono plus performante. Ces vendeurs constituent une catégorie assez homogène de jeunes hommes (moins de 25 ans), Tanzaniens d’origine africaine (et non d’origine indienne), difficiles à comptabiliser étant donné le caractère informel de la plupart d’entre eux, mais, avant les opérations de déguerpissement des maduka en octobre 2006, ils auraient été au moins une centaine dans les quartiers centraux du CBD et de Kariakoo36, donc probablement au moins le double dans toute l’agglomération de Dar. Le réseau de distribution de la musique dans Dar paraît cependant assez simple : il n’y a semble-t-il guère d’intermédiaires entre les Big 5 et les petits détaillants. Ceux-ci sont de plus souvent menacés ou harcelés par les autorités37, même lorsqu’ils ont acquitté les redevances nécessaires pour exercer leur activité, ce qui montre a contrario qu’ils travaillent indépendamment des principales compagnies de distribution, une fois qu’ils ont acheté leur marchandise : ils ne bénéficient d’aucune protection ou d’aide de la part d’un « supérieur » hiérarchique quelconque. De plus, même s’il s’agit d’un commerce assez rentable, qui assure à la plupart des revenus décents – par rapport à la moyenne de la population –, beaucoup de vendeurs n’y passent que quelques années avant de changer d’activité : cela souligne assez le verrouillage du marché, qui perpétue le cloisonnement entre quelques entrepreneurs installés et une multitude de vendeurs qui n’ont guère de perspective d’ascension sociale par la vente de la musique.

81 Le fonctionnement commercial dakarois, organisé autour du réseau mouride, offre ici matière à une comparaison particulièrement intéressante. À première vue, on peut en effet supposer que les marchés de Kariakoo à Dar et de Sandaga à Dakar jouent les mêmes rôles de plate-forme d’approvisionnement d’envergure nationale, constituant le premier point de passage de marchandises importées de Doubaï ou de New York. Comme en Tanzanie, l’économie sénégalaise est extravertie, et la majorité des biens d’importation transite par le port de Dakar, avant d’être distribuée, de grossiste en détaillant, sur l’ensemble du territoire national. Mais ce système économique repose en grande partie sur le modèle commercial des Mourides, qui repose sur un parrainage (turendo) des commerçants débutants par des commerçants mieux établis. En clair, à Sandaga, dans le domaine de la musique comme dans les autres secteurs, on trouve à l’intérieur du marché des boutiques appartenant à des Mourides déjà solidement implantés. Chacun parraine un certain nombre de commerçants plus petits, qui sont leurs confrères et leurs obligés : on trouve ces derniers à l’extérieur du marché, dans des boutiques plus petites, ou comme vendeurs ambulants pour les plus jeunes. Leur stock ne leur appartient pas toujours en propre, mais ils peuvent tirer un profit des ventes qu’ils font, et, surtout, ils sont protégés par leur parrain, et ils ont une perspective d’ascension sociale, puisqu’à terme, ils pourront reprendre une boutique de taille plus importante, ou être aidés par leur parrain pour installer leur propre affaire. Ce système, qui est valable pour la distribution de musique, est actuellement en voie de saturation, mais pendant longtemps, il a contribué à assurer la pérennité des commerçants mourides sénégalais, par le biais de la solidité confrérique, qui venait se surimposer aux mécanismes éprouvés par ailleurs de solidarité familiale et de voisinage. Les Mourides se sont par ailleurs distingués depuis les années 1970 par leur capacité à créer et entretenir un réseau religieux et commercial, matérialisé par les dahira (lieu de rassemblement autour du marabout pour les membres de la confrérie) qui s’est étendu dans le monde entier : l’étroitesse des liens qui unissent à l’étranger les membres de la confrérie a beaucoup contribué à son succès commercial.

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82 Il y aurait par conséquent une intéressante voie de comparaison, à travers l’étude des réseaux de commerce et de distribution musicale tanzanien et sénégalais38, pour étudier la musique et sa circulation non seulement sur le plan local mais aussi dans son insertion aux niveaux régional et mondial.

3.6 Économie, identité, musique… : quels liens ?

83 L’utilisation du concept de réseau comme base d’une réflexion sur la musique devrait donc amener à interroger fortement les liens entre fait économique et fait culturel. Il me semble en effet que c’est par le fait économique, et plus exactement par les liens tangibles de flux d’argent et de produits qui se créent dans un cadre économique, que l’on peut appréhender et spatialisée des réalités immatérielles telles que la circulation de modes, de tendances ou de discours, qui, pour être immatérielles n’en ont pas moins une action profonde sur les espaces qu’elles touchent. Dans cette optique, le matériel et l’immatériel se contiennent l’un l’autre et, sur une étude sur la musique, ils ne peuvent se passer l’un de l’autre.

84 En effet, penser et étudier le fait musical uniquement d’un point de vue économique n’est clairement pas suffisant. Ainsi, quand on compare la Tanzanie et le Kenya, il est évident que la donnée « indice de développement économique », si elle peut expliquer bien des différences entre ces deux pays voisins, n’est pas d’une grande utilité quand on s’interroge sur leurs paysages musicaux respectifs. Le Kenya se pose en Afrique de l’Est et même sur l’ensemble de l’Afrique subsaharienne comme un modèle de développement macroéconomique. Il est un des rares pays africains à avoir su développer une véritable classe moyenne, qui, bien qu’elle ait connu dans les années 1980 une crise gravissime dont certains pensaient qu’elle n’y survivrait pas, a su se développer et adopter des standards économiques qui relèvent plus d’une économie émergente que de PMA. C’est aussi le Kenya qui continue d’afficher une des plus fortes attractivités en Afrique pour les investissements étrangers. La très grande pauvreté et les inégalités socio-spatiales y sont toujours élevées, la corruption et la criminalité également, mais globalement, quand on observe les deux pays, Kenya et Tanzanie, le premier fait figure de « grand frère » turbulent mais efficace, là où la seconde reste effacée et pacifique, mais empêtrée dans ses blocages économiques.

85 Cependant, dans le domaine musical, la tendance s’inverse complètement, et c’est bien Dar es Salaam qui fait figure de pôle dans la production musicale, mais aussi dans sa distribution dans toute la région. On a vu plus haut que l’industrie musicale kényane avait été complètement ruinée par le piratage, et que cela était dû notamment à un manque de clairvoyance et d’engagement des majors internationales pour combattre le phénomène au-delà des frontières nationales. Mais, une vingtaine d’années plus tard, la situation reste inversée, alors que le Kenya dispose toujours, objectivement, de beaucoup plus d’atouts et de soutiens financiers que la Tanzanie. En termes de production, il y existe une expertise technique, – sous Nyerere, les artistes tanzaniens qui en avaient les moyens allaient enregistrer leurs disques à Nairobi, où la qualité était meilleure – et un esprit d’entreprise qui plaît aux investisseurs39. Nairobi est une capitale qui attire beaucoup plus d’étrangers que Dar es Salaam, la vie culturelle y est beaucoup plus visible et plus variée qu’à Dar ; certains lieux y ont une réputation internationale40. À l’étranger, il existe une communauté kényane bien implantée et qui conserve des liens étroits avec le Kenya : aux États-Unis, en Grande-Bretagne, les Kényans sont nombreux et actifs (les Tanzaniens sont

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beaucoup moins nombreux à l’étranger.) L’utilisation de l’anglais comme langue officielle au Kenya pourrait rendre la musique plus facile à exporter, puisque compréhensible par un large public. De même, les clips vidéos produits au Kenya sont plus professionnels et inventifs que ceux disponibles en Tanzanie… bref sur le papier, le Kenya dispose de beaucoup plus d’atouts que sa voisine pour produire, exporter et distribuer de la musique. Pourtant, c’est un secteur dans lequel, paradoxalement, la Tanzanie s’est imposée, en tout cas au niveau régional. Même avec beaucoup moins de moyens, c’est en Tanzanie que s’est élaboré un paysage musical cohérent et influent, et c’est autours des entrepreneurs tanzaniens que s’est construit le réseau de distribution de musique en Afrique de l’Est. Même si quelques groupes ou artistes kényans ont émergé et se sont fait connaître (Gidi Gidi Maji Maji, Wawesh, pour ne citer que des rappeurs) mais il n’y a pas eu de mouvement comme le Bongo Flava pour fédérer autour d’un courant musical toute une musique jeune et nationale. Il y a donc un paradoxe qui repose sur des facteurs économiques et sur des facteurs culturels ; en cela, la comparaison Kenya-Tanzanie s’impose, dans une réflexion plus globale sur la musique, puisque ces deux pays voisins, avec une certaine communauté linguistique et culturelle, n’ont absolument pas connu les mêmes évolutions et n’ont pas eu les mêmes priorités.

86 Le cas kényan relativise donc l’importance des flux financiers et du développement économique pour expliquer ce qui fait le succès d’un courant musical et le prestige d’une musique par rapport à une autre. En même temps, le fait que, justement, dans un des pays les plus développés d’Afrique, il n’y ait pas d’industrie musicale significative, contribue aussi à revaloriser un questionnement sur le fait économique. On peut d’ailleurs souligner que si l’Afrique du Sud, pays le plus riche d’Afrique, est pour sa part un pôle musical africain important et influent, le Nigeria, deuxième pays d’Afrique subsaharienne en PIB, est un peu dans la même configuration que le Kenya : malgré l’ombre de Fela Kuti, ce n’est pas le pôle musical le plus riche d’Afrique de l’ouest, les pays voisins notamment le Cameroun, ayant à cet égard une tradition beaucoup plus influente.

87 En cela, cette contradiction apparente entre richesse économique et richesse culturelle est très intéressante, puisque la question de base qu’elle pose, finalement, est de savoir quels sont les facteurs qui font qu’une musique originale se crée, a du succès, qu’elle inspire d’autres musiciens, et que cela aboutisse à la création de courants musicaux nouveaux qui influencent un public sur un territoire donné ? Dès lors, comme je l’ai postulé plus haut, on ne peut faire une étude de la musique en se fondant uniquement sur des données et des dynamiques économiques. Mais celles-ci jettent tout de même un éclairage intéressant sur l’implantation, la circulation et la création musicale. Le fait économique apparaît ainsi comme un outil intéressant pour rendre matériel une réalité par ailleurs difficilement tangible. À ce titre, on ne peut pas s’en passer, mais en n’oubliant pas qu’il reste, avant tout, un outil au service de l’observation de l’objet musique, et non un objet en soi.

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NOTES

1. PERULLO, A. (2002). op. cit. Chapitre 3 : « Live in Bongoland ». 2. « To revive, promote, glorify and protect our culture », direction de BASATA, cité par Perullo, chapitre 3, « Music Organizations ».

3. Les frères salésiens sont une congrégation fondée au XIXe siècle, qui s’est entièrement dévolue à l’éducation, notamment dans des zones de pauvreté. En Tanzanie, ils se sont implantés d’abord à Dodoma et à Iringa, avant de venir à Dar es Salaam. 4. Au sens propre du terme : les incendies mystérieux notamment ne sont pas si rares, ni les intimidations agressives, les cambriolages, sans parler des innombrables plagiats et des campagnes de dénigrement et de diffamation auxquels se livrent des protagonistes soucieux de produire le tube le plus juteux 5. Confiscation qui a cependant eu un rôle positif de conservation des œuvres. 6. Dans le studio de P-funk, à Bongo Records, qui ne produit que du rap et du R’n’B, il faut compter de 150 000 à 200 000 TSh, soit de 75 à 100 euros. C’est la seule donnée que j’ai pour 2007, mais on peut supposer que les prix s’alignent. 7. Pour mémoire, en Tanzanie, un salaire de 150 000 TSh – 75 euros – est plutôt un « bon » salaire. 8. La production d’un morceau de rap se fait souvent de manière presque improvisée : un rappeur arrive avec un texte, que le producteur « habille », d’abord avec des rythmes puis avec des mélodies produites sur ordinateur… rien d’étonnant dans ces conditions à ce que les morceaux se ressemblent souvent étrangement. 9. Voix féminine du titre « Alikufa kwa ngoma » sur le CD joint au mémoire. 10. Les TLC sont un trio féminin de R’n’B qui a sévi à la fin des années 1990 et a aujourd’hui plus ou moins disparu. Leurs clips, que j’ai souvent vus en Tanzanie, et qui constituent des classiques d’un R’n’B un peu électronique de ces années-là, sont bourrés d’effets spéciaux, de décors futuristes, de personnages en apesanteur et de combinaisons en latex. Je les cite elles, car ce genre d’effets visuels est souvent recherché dans de nombreux clips tanzaniens, de même que ceux des Destiny’s Childs. 11. Voir la description de Dar Es-Salam en 1964, au moment de la révolution de Zanzibar, que fait R. Kapuscinski dans Ébènes. Si les choses ont bien changé, la description de Oyster Bay et Masaki reste assez conforme à celle que l’on pourrait faire aujourd’hui. 12. Impossible de quantifier exactement, mais on peut estimer qu’entre les Tanzaniens aisés et les expatriés, cette « cible » ne dépasse pas 2 000 personnes. 13. Un artiste résident est lié par contrat au manager ou au propriétaire d’un bar ou d’un club ; il y officie donc régulièrement, une ou plusieurs fois par semaine. 14. Il est déjà difficile d’estimer la taille de la population de l’agglomération, on est donc encore plus dans le flou quand il s’agit d’affiner l’analyse aux pratiques des urbains. Il est néanmoins établi que plus de 70 % des trajets se font pour des raisons professionnelles ou scolaires, et que la marche à pieds reste le lot d’une part non négligeable de la population : on compte moins d’un trajet motorisé, quel qu’il soit, par jour et par

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personne. cf : DIAZ OLIVEIRA, L., POCHET, p. (2005), « Vers une ville à deux vitesses ? » in De Dar es Salaam à Bongoland, op. cit. 15. Chai : thé. L’ugali est une semoule très compacte de manioc, comme une polenta ; les michkaki sont des brochettes. 16. En 2006, l’élection de Miss Tanzanie a été particulièrement suivie. En effet, en décembre 2005, Nancy Sumari, Miss Tanzanie 2005, a été élue Miss Africa et obtenu le quatrième rang mondial lors de la compétition finale, ce qui lui a conféré une aura particulière et a particulièrement flatté la fierté nationale. 17. RANGER, T. (1975). Dance and Society in Eastern Africa, The Beni Ngoma, London, Heinemann. 18. Constant-Martin, D., Frank Gunderson & Gregory Barz (eds), Mashindano! Competitive Music Performance in East Africa. Dar es Salaam, Mkuki wa Nyota Publishers, 2000, 468 p. ; Cahiers d’études africaines, 172, 2003. http://doi.org/10.4000/etudesafricaines.2265. 19. Chiffres : étude BBC 2006 sur la télévision en Afrique. Africa Media Development Initiative, Tanzania Context. BBC World Service. 20. La loi tanzanienne impose que les capitaux, dans chaque entreprise privée, proviennent à hauteur d’au moins 51 % de citoyens tanzaniens. Cette clause est évidemment très simple à contourner, par le biais de prête-noms. 21. En référence au monde de la chasse : les Big 5 sont les proies « nobles » les plus prestigieuses et les plus dangereuses à chasser, ou simplement à photographier (buffle, lion, éléphant, léopard et rhinocéros). La Tanzanie, est-il besoin de le rappeler, est le pays du Serengeti. Entre 1996 et 1999, les Big 5 sont devenus les Big 7, avant de retourner à la situation initiale, après que l’un des nouveaux arrivants ait essayé de duper ses partenaires. 22. Entretien avec Gérard Bruno le 7 février 2007. 23. Je garde le conditionnel, car, bien que cela soit un secret de polichinelle, je n’ai aucune preuve de ce que j’avance ici. J’ai rencontré P-Funk, mais ce n’est pas lui qui m’a parlé du payola, qui est simplement un autre mot pour désigner la corruption, même si la pratique n’est pas illégale au sens propre du terme, puisqu’il existe un vide juridique à ce sujet. Néanmoins, c’est une pratique de dessous de table qui reste inavouable, que tout le monde connaît mais qui ne peut se faire à découvert (comme tout le reste du système de corruption en Tanzanie) et il y a fort à parier que cette pratique aurait de toute façon été instituée assez vite, même si ce n’était pas lui qui avait commencé. 24. L’expression de « lieux de condensation » est de B. Calas. 25. Voir le « Minority Report » de Jay-Z, morceau écrit après l’ouragan Katrina en 2005 à la Nouvelle-Orléans, mea culpa du hustler reconverti en business man, qui ne sait plus comment représenter « son » peuple. En France, les rappeurs sont exactement dans la même problématique : continuer de protester, mais en restant en marge, ou s’intégrer, mais à quel prix ? mais là où aux États-Unis l’intégration des rappeurs les plus célèbres s’est faite par le business, les rappeurs français ont plutôt choisi d’investir le terrain politique. 26. « Les horizons culturels », p. 333-334, in De Dar es Salaam à Bongoland, op. cit. 27. Assan and Sons, Mahmoud Radio Service et Souza Junior Dias, tous installés non loin de l’avenue Samora. 28. La cassette audio est inventée et commercialisée en 1963 par Philips.

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29. Au nord, les frontières avec l’Ouganda et le Kenya étaient fermées. Les frontières avec le Burundi, le Mozambique et les régions orientales du Zaïre étaient poreuses, mais trop éloignées de métropoles qui auraient pu être des points d’approvisionnement importants, et dans des zones trop instables. Le Malawi, enfin, est un pays lui-même trop pauvre et trop enclavé pour être une plate-forme de contrebande intéressante. 30. La législation sur les importations et les exportations dans les années 1970 et 1980 est assez difficile à suivre. En effet, théoriquement, l’ensemble de la production, de l’importation et de l’exportation était nationalisé, et les initiatives privées interdites. Mais entre la tolérance plus ou moins affichée de l’État, le secteur illégal et les pratiques informelles, il semble que la situation réelle ait été beaucoup plus arrangeante et beaucoup moins claire que sur le papier. Ainsi, à Dar Es-Salam, le nom du carrefour de Namanga est une référence au poste de frontière entre les villes d’Arusha et de Nairobi ; on y trouvait sous le manteau tout ce que l’on n’avait pas le droit de trouver ailleurs. 31. Trouver référence. Analyse de K. Verdery citée par A. Perullo et traduite – infidèlement – par mes soins. 32. Puisque, on le rappelle, la plupart de ces commerçants indiens, encore en activité aujourd’hui, sont issus de familles qui ont gardé des liens avec l’Inde et qui ont commencé leurs activités de commerce dès la fin du XIXe siècle. 33. Chiffres SEAGO, 1987, « East African Popular Music », Journal of International Library of African Music 6 (4) : 176-177. Verdery, K.,1996. What Was Socialism, and What Comes Next? Princeton : Princeton University Press. Cité par Perullo, chapitre six, « Legends of the Pirates ». 34. OHNET J.-M., 2003, « Réseau technique », in LEVY J., LUSSAULT M., (dir.) Dictionnaire de la géographie de l’espace des sociétés, op. cit, p. 796-797. 35. LEVY J, 2003, « Réseau », ibidem, p. 795–796. 36. Article du Citizen, « Music and Piracy in Tanzania », février 2005. 37. Le grand risque lorsqu’un commerçant informel est contrôlé est que son stock ou l’ensemble de son affaire soit « nationalisé », c’est-à-dire confisqué par les autorités sans aucune contrepartie financière. Lors de mon passage en février 2007, il n’y avait presque plus de vendeur ambulant dans les rues, et les rares qui restaient – pour la plupart des marchands de fruits à vélo, tels qu’on les aperçoit dans le clip de Professor Jay – courraient le risque d’être embarqués par la police. 38. Il serait notamment intéressant de comparer la place des Libanais au Sénégal, par rapport à celle des Indiens en Tanzanie et en Afrique de l’Est. 39. En Tanzanie, la plupart des investisseurs étrangers se plaignent du manque de professionnalisme et d’esprit d’émulation dont font preuve les acteurs privés tanzaniens, qu’ils attribuent à la période du socialisme dur, au cours de laquelle Nyerere aurait cassé l’esprit d’entreprise. Révélateur : en 2001, un atelier avait été organisé par une ONG hollandaise en Tanzanie, rassemblant des rappeurs hollandais, sud-africains et tanzaniens ; le but était de travailler ensemble dans un esprit de coopération, et un album devait être produit au cours de cette session de quatre semaines… seuls deux titres ont finalement été produits, et Sud-africains comme les Hollandais ont vivement critiqué le manque de professionnalisme et de motivation non des artistes mais des producteurs. 40. Notamment le restaurant Le Carnivore, qui propose, outre du crocodile au menu, un espace de clubbing ouvert toute la semaine, et plein toute la semaine…

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INDEX

Index géographique : Tanzania | Tanzanie

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En conclusion…

Claire Dubus

1 Vouloir étudier la musique et ses territoires dans la Dar es Salaam des années 2000 m’a amenée à passer d’une réflexion sur l’Afrique à une réflexion ponctuelle sur la mondialisation et sur ses conséquences : deux échelles entre lesquelles s’insère la métropole de Dar es Salaam, dont le paysage musical, comme le reste, est redevable autant de ses origines africaines que de son intégration de longue date – et certes, relative – à la mondialisation des échanges économiques et culturels. Plusieurs hypothèses de départ sous-tendaient mon travail ; j’avais notamment tablé sur une importance primordiale de la connectivité de la musique de Dar sur le monde extérieur, et sur le fait qu’on avait affaire à une élaboration culturelle issue de la brusque ouverture de la Tanzanie socialiste à l’économie de marche, que sa jeunesse rendait perméable, voire vulnérable, à toutes les influences extérieures, au détriment de ses héritages plus anciens. Dans cette optique, j’avais aussi présupposé que la composition du paysage musical tanzanien allait plutôt dans le sens d’une « américanisation » à outrance, symbolisée par un Bongo Flava omniprésent, dont une première observation laisse penser qu’il se borne à un mimétisme bien peu imaginatif des ors et des paillettes des musiques américaines. Pour moi, l’une des questions à se poser était alors de se demander comment cette américanisation avait pu prendre une telle ampleur, alors que, connaissant d’autres pays d’Afrique, j’avais pu constater que les formes locales adaptaient toujours plus ou moins les codes venus d’ailleurs pour aboutir à des mélanges atypiques et originaux ; dans cette vision, la supposée « exception » tanzanienne pouvait s’expliquer par le caractère traumatique de l’ouverture médiatique du pays, en 1994, date à partir de laquelle, en quelques mois seulement, les Tanzaniens et plus encore les citadins ont connu un véritable déferlement d’images, de musiques et de codes nouveaux. En fait, au fur et à mesure que j’avançais dans mes recherches, il est apparu que cette exception tanzanienne n’existait pas. Bien que l’admiration, voire le mimétisme, par rapport aux codes musicaux américains paraisse particulièrement forte, et ce malgré l’emploi majoritaire du swahili, les formes et les héritages des traditions musicales restent quand même extrêmement vivaces dans les musiques, même les plus modernes, qui rythment la vie des citadins de Dar, et l’évolution actuelle va plutôt dans le sens d’un « retour aux sources » et d’une revendication accrue des artistes de leur identité tanzanienne. À partir de ce constat,

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alors que mon idée première avait été de me pencher de manière privilégiée sur les marqueurs de la mondialité et de la mondialisation culturelle dans la musique tanzanienne, en me penchant plus particulièrement sur le rap et le Bongo Flava, il m’a fallu redonner une place plus importante à toutes les musiques « classiques », dansi surtout, qui continuent d’être des marqueurs importants et signifiants de la culture citadine darienne, et d’un certain nationalisme musical et culturel que personne, pas même parmi les artistes les plus contestataires, ne conteste. Les « territoires de la musique » à Dar es Salaam, s’ils ont pour horizon New York, Doubaï ou Johannesburg, n’en restent pas moins ancrés dans un territoire national.

2 Cette réflexion, par ailleurs, souffre de certains manques, liés surtout à ma faible connaissance du swahili, et à la difficulté de trouver des sources, sur un sujet qui, surtout dans un cadre francophone, n’a guère été traité. C’est cependant un travail qui a vocation à être complété et véritablement repensé en lien avec d’autres pays ; la monographie d’Alex Perullo, publiée en 2003, reste pour l’instant ce qui a été fait de plus complet sur la musique à Dar es Salaam, toutes disciplines confondues, même si la nature même du sujet exigera – et exige déjà – qu’elle soit rapidement mise à jour. Mais, étant donné son caractère complet, donner une suite à un tel travail ne peut être intéressant que dans une perspective comparatiste. J’ai dégagé des pistes avec Dakar et Nairobi, qui, pour des raisons différentes, constituerait des terrains de comparaison tout à fait pertinents et stimulants.

3 Enfin, cette étude d’un objet immatériel dans une démarche géographique, permet aussi de ré-interroger le primat de l’approche visuelle et paysagère que cette discipline a tendance à instaurer. Étudier la musique nécessite peut-être justement de s’affranchir, plus que je ne l’ai fait ici, de l’approche « par la vue. » Et ce peut-être encore plus à Dar es Salaam qu’ailleurs, où tout, métaphoriquement et concrètement, semble se passer « derrière » : de même que, pour vraiment connaître Dar es Salaam, il faut passer derrière les alignements de commerces et d’arbres qui longent les axes principaux, et s’enfoncer dans des dédales de rues sablonneuses, il faut probablement, pour comprendre le sens de ses musiques, et voir en quoi elles structurent la société et ses espaces, aller au-delà des t- shirts estampillés G-Unit des rappeurs ou des cheveux lisses et blondis des chanteuses de romance.

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Annexes

Cartes

Carte Internet

Carte N° 3. Dar es Salaam et internet : densité des connexions

Légende

Rouge : Zones où Internet est présent de manière (relativement !) dense et régulière, surtout sous forme de connexions privées : cela correspond aux quartiers huppés, où sont

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aussi situées la majorité des représentations diplomatiques, et aux quartiers centraux, où la densité des équipements et des administrations explique qu’il y ait plus de connexions disponibles. Noir : Quartiers résidentiels aisés et/ou proches du centre historique: les connexions y sont encore nombreuses, mais la mixité entre connexions particulières et connexions commerciales (cybercafés) est plus importante. Jaune : Quartiers résidentiels mixtes, allant de quartiers résidentiels de classes moyennes à des quartiers très populaires. Les connexions sont beaucoup moins nombreuses, et majoritairement dans des cybercafés. Ce sont aussi des quartiers où le réseau électrique est aléatoire et où la population a globalement moins les moyens de pallier cette défaillance par des groupes électrogènes. La situation est très hétérogène : par exemple, entre Manzese et Mwenge, le premier est beaucoup moins bien loti que le second. Mais dans la mesure où tous ces quartiers sont situés dans une zone encore relativement centrale ou proche des grands axes de circulation, et dans la mesure aussi où, au sein d’un même quartier on rencontre aussi des contrastes très puissants, et une relative mixité sociale, je les inclus dans cette même catégorie… Gris : Quartiers très populaires et mal reliés au centre comme aux grands axes de circulation, avec des équipements urbains défaillants, et une distribution électrique dérisoire. Ce qui ne signifie pas qu’on ne trouve pas, ponctuellement, une connexion qui fonctionne… mais la densité y est beaucoup moins importante. ▧ Hachures : Zones non bâties : « bidonvilles », mangroves, zones de culture intra- urbaine. ▲ Triangles : Des points de connexion particuliers : les centres commerciaux et l’université à Ubongo. ⟶ Flèches simples : Un effet-corridor : c’est le long des axes de circulation, même d’importance moyenne, que sont installés le plus de cybercafés. Logique, puisque ce sont les principaux axes de passage. Cela s’explique aussi par les politiques d’aménagement urbain: le réseau d’électricité et le réseau d’axes goudronnés se superposent peu ou prou. ⇨ Flèches doubles : Un gradient centre-périphérie / est-ouest : plus on s’éloigne du centre économique et historique, moins la densité de connexion est forte. La situation de l’Internet à Dar es Salaam est en fait un bon révélateur de la configuration socio-spatiale de l’agglomération. Même en dégageant comme ici uniquement les grandes tendances, il est possible d’appréhender l’organisation d’une ville où les contrastes en termes d’aménagement et d’accès aux services des habitants sont extrêmement forts.

Carte de synthèse

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Carte N° 4. Territoires de la musique à Dar es Salaam : Synthèse

Légende

Réception

« P » : Le port de Dar es Salaam : lieu de réception par excellence pour une économie qui importe la majorité de ses biens de consommation. ⇨ Flèche jaune : Influences « américaines » et indiennes. (rap, mais avant : musique européenne classique, rock’n’roll, musiques de danses latines… etc.) Jaune : Reçues d’abord (avant 1985) dans les quartiers huppés de Masaki, Oyster Bay, Upanga. ⇨ Flèche noire : Influences bantoues (Zaïre/Congo). ⇨ Flèche verte : Influences sud-africaines, après 1994 (rôle de la télévision) : kwaïto.

Production/vente/distribution

Kariakoo : le plus grand marché de Dar es Salaam. Violet : Point d’approvisionnement des détaillants, qui se répartissent ensuite dans l’ensemble de l’agglomération. Kisutu : Quartiers centraux et indiens : « fief » des Big 5, qui continuent à dominer le marché de la musique. Ilala : Les Uswahilini, territoires de rap et de Bongo Flava : un territoire très dispersé ; sont encadrés les noms les plus représentatifs de ces quartiers.

Concentration

Sinza et Kinondoni : quartiers des bars, et des concerts, lieux où se concentrent production, diffusion et réception de la musique.

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Rouge : Centre de la musique à Dar es Salaam : concentration la plus importante de structures liées à la musique et à sa diffusion. (studios, bars, télévision – Mwenge – etc.)

Sinza et Kinondoni, le bar à la croisée des chemins

Croquis N° 2. Sinza et Kinondoni, le bar à la croisée des chemins

Sinza : le corridor de la vie nocturne : la densité des bars y est plus importante qu’ailleurs, mais elle se limite à suivre les axes principaux. Kinondoni : le pré-carré de la musique. C’est dans cette zone que se trouvent le plus de halls et de bars, mais c’est aussi la zone où, traditionnellement, habitent le plus de musiciens, et où sont installés de nombreux studios d’enregistrement. Mais c’est un quartier mixte : résidences et commerces côtoient les lieux de musique ; contrairement à Sinza, Kinondoni affiche moins sa vie nocturnr mais, s’il fallait trouver un centre aux territoires de la musique à Dar Es-Salaam, ce serait probablement là.

Légende

Un espace de carrefours

⟷ (rouge) : Axes principaux : radiales, vers Bagamoyo et Morogoro : des axes très fréquentés et toujours engorgés. Effet corridor : tout au long de ces axes sont installés des commerces. ⟷ (orange) : Axes secondaires : routes transversales, goudronnées ou non. Les seuls liens entre les grands axes de circulation et l’intérieur des quartiers résidentiels : très engorgées aussi, et même effet corridor. Ⓧ « D » : Carrefours importants/Zone de connexion pour les dala-dala.

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« G » : Gare routière d’Ubongo : départ vers le nord et l’ouest de la Tanzanie, en prenant la direction de Morogoro. (pour les villes du Sud, les gares de départ sont plus petites, et situées au sud de Kariakoo.) « U » : Campus de l’Université d’Ubongo : un îlot d’aménagement, et un important réservoir de clients potentiels… ▲ Triangle : Nouveau mall (ouvert fin 2006) sur le modèle sud-africain, à l’usage d’une clientèle aisée qui vit entre Ubongo et Mikocheni. ▧ Hachures : Marchés. Celui d’Ubongo est un marché du soir, qui fonctionne en lien avec les gares routière et ferroviaire, où l’on trouve de tout à l’exception de la viande. Les marchés de Kinondoni et de Mwenge sont plus des marchés de proximité – mais on trouve à Kinondoni la plus grande concentration de boutiques de vêtements de seconde main.

Un espace de mixité sociale

Jaune : Quartiers résidentiels formels. Quartiers résidentiels informels : (1). Quartier d’Ubungo : un quartier de passage et de carrefour. (2). Mwenge : un carrefour entre des quartiers résidentiels relativement aisés. (3). Tandale au nord et Mandeze au sud de la ligne orange : des quartiers informels très populaires, où l’aménement urbain est très défaillant. (4). Kijitonyama et Mwananyamala : des quartiers résidentiels formels, mais d’une relative mixité sociale.

Sitographie www.myspace.com. Le site communautaire où se faire des « amis », et, éventuellement, trouver des contacts de terrain… J’ai pris comme pseudonyme « kipepeo » qui signifie « papillon » en swahili, plus euphonique et plus repérable pour quelqu’un qui parle swahili, que « claire 436 »… au risque pour certains internautes d’être un peu déçus par le contenu de la page ! www.rapdict.org. Un dictionnaire en anglais du rap et de la culture hip-hop. Désormais affilié à l’encyclopédie en ligne Wikipédia, le site est complet et bien documenté. http://www.bbc.co.uk/1xtra/. La radio de la BBC dédiée aux « musiques noires urbaines », du rap à la drum n’ bass en passant par le dance hall, le gospel et le socca. L’émission de DJ Edu Destination Africa est une des plus complètes qui existent sur le hip- hop africain et ses avatars. www.africanhiphop.com www.senerap.org www.africultures.com www.afroplurielles.com www.afropop.org www.afromix.com Quelques sites parmi des centaines d’autres, anglophones et francophones, consacrés à la musique en Afrique et aux cultures urbaines en Afrique. www.darhotwire.com www.mahusiano.com www.ngome.com www.swahiliremix.com

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Des sites tanzaniens sur la vie culturelle et musicale de Dar es Salaam. À l’exception de mahusiano, qui s’intéresse uniquement à Dar et qui est fait par une équipe uniquement tanzanienne, les autres sont faits par des équipes pas exclusivement tanzaniennes, et s’intéressent aux communautés tanzaniennes à l’étranger. www.nomadicwax.com. Le site d’un label indépendant qui promeut le hip-hop underground des pays qui n’ont pas accès aux grands circuits de distribution internationaux.

Discographie

Bongo Flava. Swahili Hip-Hop from Tanzania. 2004, Klaus Raab, Münich, Out Here Records. Professor Jay. J.O.S.E.P.H., 2005. SUGU aka Mr II. Ndani ya Bongo, 1996, Bongo Records. Juma Nature, Ugali, 2003. Dee Plow Matz, The Dee Plo MaTZ, 1997, Bongo Records. Fid Q, Fid Q.com, 2006, Bongo Records, + auto-production. Pamoja ndani ya game, 2004, Benchmark Production, Dar es Salaam. New Bongo Pam Mix, 2004, Bomba Mbaya Records. The Very Best Of Syllart Productions. 2002. Syllart Production / Nextmusic / Sono. Morogoro Jazz Band Masimango The Best of Tanzania 1969-1972. RTD. AfroPop, Public Radio International. Enregistrement d’une émission sur les scènes hip-hop au Sénégal et en Tanzanie, 2005.

Entretiens effectués sur place

Les entretiens sur le terrain se sont révélés très difficiles à mener : outre les problèmes de ponctualité et d’annulation de rendez-vous au dernier moment, – j’ai pris des rendez- vous avec six personnes, que je n’ai finalement jamais rencontrées, à cause d’annulation de dernière minute, puis manque de temps et de disponibilité pour arranger un autre rendez-vous – le problème linguistique est aussi bien présent. Peu de gens parlent anglais couramment, ce qui rend la communication difficile. De plus, les artistes que j’ai rencontrés ont plus l’habitude du format « interview » où le but est de faire son auto- promotion ; les questions que je posais en lien avec les lieux (« pourquoi décider de tourner un clip dans tel ou tel endroit » ?) étaient éludées ou donnaient lieu à des réponses toutes faites sur le rôle du rap dans la société (« hip-hop represents the ghetto, man ! »)… Sans compter les discussions qui se perdent peu à peu dans un brouillard de ganja et le fait d’être une femme dans un milieu essentiellement masculin, qui reprend facilement à son compte les comportements machistes souvent de mise dans le rap. L’enjeu est de réussir à s’imposer dans la direction de l’entretien sans le formater, et en l’occurrence, j’étais manifestement en position d’infériorité par rapport à des interlocuteurs par ailleurs souvent habitués à « jouer les stars ». À la suite de cette expérience, il m’apparaît clairement qu’étudier la musique à Dar nécessite, peut-être plus que pour d’autres thématiques de recherche, d’y passer beaucoup de temps, de manière à rencontrer les gens souvent – plutôt que d’essayer de mener des entretiens longs. Gérard Bruno, musicien français installé et travaillant en Tanzanie depuis 1984. 8 février 2007. Saigon, fondateur du groupe de rap Dee-Plow-Matz, animateur d’une émission de hip-hop sur Channel 5, télévision tanzanienne. 5 et 18 février 2007.

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P-Funk, fondateur du studio Bongo Records et producteur de rap et Bongo Flava. 5 février 2007. Fid Q, rappeur et producteur. 9 et 19 février 2007. TID, chanteur Bongo Flava, croisé à Kinondoni, 10 février 2007. James Lindi, journaliste indépendant spécialisé dans la musique. 15 février 2007. Frank Mtao, journaliste à Baab Kubwa, journal spécialisé dans le hip-hop et le Bongo Flava et distribué en Ouganda, au Kenya et en Tanzanie. 22 février 2007. Tim Curtis, chef du programme culture à l’UNESCO pour la zone Océan Indien. L’UNESCO et l’Union Européenne travaillent actuellement à un programme sur les droits d’auteur et le piratage de la musique. 10 février 2007. Dola Soul (Balozi), rappeur et ancien membre du groupe Dee-Plow-Matz, membre du label indépendant Nomadic Wax (États-Unis), promeut activement le hip-hop indépendant africain et la promotion économique des artistes africains. Échanges mail en janvier et février 2007, entretien téléphonique 17 mai 2007. + Avril 2006: réunion de consultation organisée par la rédaction du Citizen pour redéfinir sa ligne éditoriale, de manière à l’harmoniser avec le lectorat ciblé.

Fonds consultés

Bibliothèque de l’Université de Dar es Salaam. Fonds de presse anglophone de l’ambassade de France en Tanzanie. Archives personnelles de James Lindi.

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