Revue d'histoire du XIXe siècle Société d'histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle

46 | 2013 L’espace du politique en Allemagne au XIXe siècle

Gudrun Gersmann, Mareike König et Heidi Mehrkens (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rh19/4427 DOI : 10.4000/rh19.4427 ISSN : 1777-5329

Éditeur La Société de 1848

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2013 ISSN : 1265-1354

Référence électronique Gudrun Gersmann, Mareike König et Heidi Mehrkens (dir.), Revue d'histoire du XIXe siècle, 46 | 2013, « L’espace du politique en Allemagne au XIXe siècle » [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2013, consulté le 25 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rh19/4427 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ rh19.4427

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SOMMAIRE

Introduction Gudrun Gersmann, Mareike König et Heidi Mehrkens

Articles

Une (im)possible nouvelle histoire culturelle du XIXe siècle ? Andreas Fahrmeir

La guerre et l’armée : des espaces de négociation pour l’ordre politique national Frank Becker

La politique des sentiments au XIXe siècle Ute Frevert

Dimensions transnationales de la culture politique rhénane, 1815-1848 James M. Brophy

La mobilisation politique dans l´Empire autoritaire Le spectacle des élections au Reichstag (1871-1912) Andreas Biefang

Le politique dans la cartographie. Tracé des frontières, carte et territoire lors du Congrès de Berlin en 1878 Ute Schneider

Entretien avec Jürgen Osterhammel Quentin Deluermoz et Mareike König

Varia

La « famille » des sourds-muets face à l’idée de progrès au XIXe siècle Florence Encrevé

Galilée : lieu(x) de mémoire(s) en Italie (1839-1892) Antonin Durand

Eric Hobsbawm (1917-2012), un historien dans le siècle Fabrice Bensimon

Lectures

Aurélien Lignereux, L’Empire des Français, 1799-1815. Histoire de la France contemporaine, vol. 1 Collection L’Univers historique, Paris, Le Seuil, 2012, 417 p. ISBN : 978-2-02-100083-2. 25 euros Natalie Petiteau

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Aurélien Lignereux, Servir Napoléon. Policiers et gendarmes dans les départements annexés (1796-1814) Seyssel, Champ Vallon, 2012, 395 p. ISBN : 978-2-87673-624-5. 28 euros Natalie Petiteau

Jacques-Olivier Boudon [dir.], Police et gendarmerie dans l’Empire napoléonien Collection de l’Institut Napoléon, Paris, éditions SPM, 2013, 240 p. ISBN : 978-2-901952-99-2. 22 euros Natalie Petiteau

Renata de Lorenzo, Murat Roma, Salerno Editrice, 2011, 414 p. ISNB : 978-88-8402-712-2. 24 euros. Pierre-Marie Delpu

Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle) Paris, Le Seuil, 2011, 750 p. ISBN : 978-2-02-103288-8. 35 euros. Gilles Malandain

Charles Jeanne, À cinq heures nous serons tous morts ! Sur la barricade Saint-Merry, 5-6 juin 1832 Édition présentée et commentée par Thomas Bouchet, collection Généalogies, Paris, Vendémiaire, 2011, 221 p. isbn : 978-2-363-58018-4.16 euros. Emmanuel Fureix

Heinrich Heine, Lutetia. Correspondances sur la politique, l’art et la vie du peuple Traduction, annotation et postface par Marie-Ange Maillet, Bibliothèque franco-allemande, Paris, Le Cerf, 2011, 368 p. ISBN : 978-2-204-09328-9. 38 euros Delphine Diaz

François Vidal, De la répartition des richesses ou de la justice distributive en économie sociale, ouvrage contenant l’examen critique des théories exposées soit par les économistes, soit par les socialistes Réédité (1re édition 1846) par les Cahiers pour l’analyse concrète, n° 70-71, 2013, 412 p. ISSN : 0398-0677 Raymond Huard

Cahiers Charles Fourier. Revue de l’Association d’études fouriéristes, n° 23, « Biographies fouriéristes » Dossier coordonné par Bernard Desmars et Michel Cordillot, 2012, 186 p. 15 euros Louis Hincker

Chantal Gaillard et Georges Navet [dir.], Dictionnaire Proudhon Bruxelles, Aden, 2011, 560 p. ISBN : 978-2-930402-94-9. 35 euros Jean-Christophe Angaut

Anne Carol, Physiologie de la veuve. Une histoire médicale de la guillotine Seyssel, Champ Vallon, 2012, 313 p. ISBN : 978-287673-582-8. 27 euros Nicole Edelman

Guillaume Cuchet, Les voix d’Outre-tombe. Tables tournantes, spiritisme et société au XIXe siècle Collection L’Univers historique, Paris, Le Seuil, 2012, 458 p. ISBN : 978-2-02-102128-8. 25 euros Nicole Edelman

Jacques Poirier, L’externat des hôpitaux de Paris (1802-1968) Collection Histoire des sciences, Paris, Hermann, 394 p. ISBN : 978-2-7056-8426-6. 22 euros Nicole Edelman

Paul d’Hollander et Claude Langlois [dir.], Foules catholiques et régulation romaine. Les couronnements de vierges de pèlerinage à l’époque contemporaine (XIXe et XXe siècles) Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2011, 269 p. ISBN : 978-2-84287-553-4. 22 euros. Matthieu Brejon de Lavergnée

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Bernadette Angleraud, Lyon et ses pauvres. Des œuvres de charité aux assurances sociales 1800-1939 Collection L’Histoire du social, Paris, L’Harmattan, 2011, 344 p. ISBN : 978-2-296-56508-1. 35 euros. Antony Kitts

Bruno Marnot, Les grands ports de commerce français et la mondialisation au XIXe siècle | Bruno Marnot, La mondialisation au XIXe siècle (1850-1914) Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2011, 592 p. ISBN : 978-2-84050-780-2. 25 euros | Collection U, Paris, Armand Colin, 2012, 288 p. ISBN : 978-2-200-25514-5. 27 euros. Laurence Montel

Jean-Michel Minovez, L’industrie invisible. Les draperies du Midi, XVIIe-XXe siècles. Essai sur l’originalité d’une trajectoire Paris, CNRS Éditions, 2012, 594 p. ISBN : 978-2-271-07300-6. 39,55 euros. François Jarrige

Bernard Heude, La Sologne. Des moutons, des landes et des hommes, du XVIIIe siècle au Second Empire Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, 358 p. ISBN : 978-2-7535-2038-7. 19 euros. Francis Dupuy

Les travailleurs ruraux de l’Yonne, 1848-1939 | L’Yonne sous la Deuxième République. De la Révolution de Février à l’insurrection de Puisaye (1848-1851) Les Cahiers d’Adiamos 89, n° 6, mai 2012, textes recueillis et mis en ordre sous la responsabilité de Michel Cordillot, 208 p. ISSN : 2100-8957. 17 euros | Les Cahiers d’Adiamos 89, n° 7, octobre 2012, 289 p. ISSN : 2100-8957. 17 euros Christophe Voilliot

Michelle Perrot, Mélancolie ouvrière, collection Nos héroïnes Paris, Grasset, 2012, 192 p. ISBN : 978-2-246-79779-1. 11 euros. François Jarrige

Éric Baratay, Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire Collection L’Univers historique, Paris, Le Seuil, 2012, 389 p. ISBN : 978-2-02-098285-6. 25 euros Nicole Edelman

Anne M. Butler, Across God’s Frontiers. Catholic Sisters in the American West, 1850-1920 Chapel Hill (N.C.), The University of North Carolina Press, 2012, 424 p. ISBN: 978-0-8078-3564-4. 45 dollars. Tangi Villerbu

Nicole St-Onge, Carolyn Podruchny et Brenda Macdougall (eds), Contours of a People. Metis Family, Mobility and History Norman (Okla.), University of Oklahoma Press, 2012, 482 p. ISBN 978-0-8061-4279-1. 39,95 dollars Tangi Villerbu

Claudine Hérody-Pierre, Robert Schnerb, un historien dans le siècle (1900-1962). Une vie autour d’une thèse Collection Inter-National, Paris, L’Harmattan, 2011, 292 p. ISBN : 978-2-296-55533-4. 28 euros Raymond Huard

Pierre Lévêque, Souvenirs du vingtième siècle Collection Graveurs de mémoire, Paris, L’Harmattan, 2012, 2 tomes – tome I : Jeunesse et formation d’un historien (1927-1963), 243 p. ISBN : 978-2-296-99636-6. 25 euros – tome II : Carrière universitaire et action politique (de 1963 à nos jours), 221 p. ISBN : 978-2-296-99637-3. 23 euros Christophe Voilliot

Robert Chanaud [dir.], Limousin, terre d’historiens Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2012, 282 p. ISBN : 978-2-84287-574-9. 25 euros Paul D’Hollander

Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant [dir.], La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, 1762 p. ISBN : 978-2-84736-543-6. 39 euros Sébastien Soulier

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Livres reçus

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Introduction

Gudrun Gersmann, Mareike König et Heidi Mehrkens

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’Allemand par Catherine Livet

1 Si l’on voulait écrire une introduction à la mesure de l’action politique et des espaces politico-publics en Allemagne au XIXe siècle, ce serait en réalité un manuel qu’on devrait rédiger. Les étapes chronologiques et manifestations régionales sont trop différentes, les évolutions trop irrégulières, et les représentations et sens élaborés par les individus et groupes à propos d’objets tels que la religion, la nation ou la classe sociale, trop hétérogènes. De 1815 jusqu’à l’Unité nationale en 1871 et la fin de l’Empire en 1918, en passant par la révolution de 1848, le tissu politique est travaillé par des tensions entre un acharnement conservateur, des aspirations au changement, des réformes et révolutions, et une transformation institutionnelle. Jusqu’en 1871, nous ne nous trouvons pas face à une histoire allemande, mais face aux histoires des nombreux États allemands, différents et cependant liés les uns aux autres par la conscience de leur unité – fondée sur des raisons historiques et culturelles –, par le cadre politique relativement flexible de la Confédération germanique, par des espaces de communication se densifiant et par des liens économiques1.

2 L’abondance de travaux de recherche portant sur l’histoire politique de l’Allemagne au XIXe siècle ne permet presque plus d’en avoir une vue d’ensemble. En outre, ces travaux ont été toujours plus approfondis, au cours des dernières années, du fait des interrogations liées au changement de paradigme dans l’histoire culturelle et sociale. Dans la présente introduction, nous nous contenterons donc d’esquisser les larges courants institutionnels et de politique intérieure, ainsi que leurs conséquences pour l’individu. Dans ce cadre, des possibilités de participation et de représentation politiques au XIXe siècle s’ouvrirent et se modifièrent, tout autant qu’elles furent rejetées. Les auteurs qui ont contribué à ce numéro incluent dans ce cadre des textes portant sur l’action politique, ses espaces et les représentations qui y sont associées. Ils se focalisent sur des « positions et modèles de conduite »2 de l’individu, sur les acteurs,

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leurs pratiques et leurs idées. Ces éléments ne sont pas seulement le reflet des structures de pouvoir et des rapports de légitimation existants, mais se situent dans une relation à double sens avec ces derniers. Dans les espaces politiques de l’Allemagne du XIXe siècle, aspect conservateur et aspect réformateur se répondaient.

3 Après le Congrès de Vienne, forces politiques et institutions nouvelles s’établirent dans les presque quarante États membres de la Confédération germanique, qui faisait partie, entre 1815 et 1866, d’un ordre de paix européen3. Non enracinées dans la tradition royale, elles se fondaient sur l’idée de restreindre la puissance des dirigeants politiques par une constitution écrite : cela faisait déjà quatre ans que la France, sous le règne de Louis XVIII, expérimentait la Charte constitutionnelle lorsque le royaume de Bavière et le grand-duché de Bade obtinrent en 1818 une constitution ; le royaume de Wurtemberg suivit un an plus tard4. Jusqu’au milieu du siècle, la variante constitutionnelle de la monarchie se dégagea comme mode de gouvernement prédominant – plus ou moins stable – en Europe. Une constitution modifiait considérablement les règles de jeu : elle séparait les obligations du chef de l’État de la politique partisane, et le droit législatif n’était plus exclusivement entre les mains du souverain mais aussi entre celles d’un parlement élu. Les domaines sur lesquels les parties dynastiques et « efficientes » de l’État – à savoir monarque, gouvernement, parlement – pouvaient exercer leur influence et leur pouvoir furent renégociés5.

4 Dans les États allemands du XIXe siècle, l’établissement de systèmes de gouvernement incluant une constitution, le transfert d’un droit de participation politique à certains pans de la population et l’octroi de droits fondamentaux ne se développèrent pas de façon homogène, ni selon un progrès continu. À la différence de la France, les premières constitutions qui virent le jour dans le sud de l’Allemagne ne naquirent pas de soulèvements révolutionnaires ou de l’expression d’une volonté citoyenne mais d’une initiative dirigée par l’État6. Un État monarchique réformé et pourvu d’une Constitution semblait être davantage en mesure de venir à bout des effets économiques de la guerre et de l’occupation napoléonienne et d’affirmer sa puissance d’État unitaire : à cet effet, les dirigeants étaient prêts à « faire participer les dominés à des décisions politiques de façon contrôlée7. » En Autriche, par exemple, les forces conservatrices étaient les plus fortes, et malgré la menace d’une banqueroute de l’État, il n’y eut aucune impulsion « d’en haut » allant dans le sens d’un remaniement constitutionnel du mode de gouvernement. En Prusse, le roi Frédéric-Guillaume III avait certes laissé entrevoir une Constitution en 1815 – conformément à la disposition de l’Acte confédéral, selon laquelle des Constitutions étatiques devaient être mises en place dans tous les États fédéraux8 – mais il fallut attendre plus de 30 ans pour que, sous son successeur, Frédéric-Guillaume IV, une diète rassemblant toute la Prusse soit convoquée en 18479. Les réformateurs prussiens modernisèrent l’État sur le plan administratif sans pour autant franchir le pas, dans un premier temps, vers un État constitutionnel10.

5 Les forces conservatrices dans la Confédération germanique, puis dans l’empire, se sont vues confrontées à des forces novatrices, dont l’une était le mouvement national et d’unification allemande dont le développement s’accéléra après 1815. La Révolution française avait placé les Allemands face à une forme moderne de nationalisme politisé, jusque-là inconnue sur la rive est du Rhin11. Le « sentiment national », à l’origine réflexion intellectuelle d’une élite restreinte, se développa dans des pans toujours plus grands de la population, chargé d’un sens politique. La fête de la Wartbourg en 1817 et

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celle de Hambach en 1832 donnèrent de l’espace à une activité politique de rassemblements publics12, accompagnés de créations associatives, de fêtes musicales et de nombreux événements sportifs – et citoyens. La Crise du Rhin de 1840-1841 mobilisa dans un premier temps un public de masse rassemblé par un sentiment d’indignation nationale vis-à-vis de la France, voisin soi-disant belliciste13. La revendication principale du mouvement national, visant à accomplir une réforme politique radicale de la Confédération germanique dans une optique nationale, était une « épine dans la chair de l’État monarchique » et une condition préalable au déclenchement de la révolution de 184814. Dans le même temps, les contextes transnationaux, tels qu’on les rencontra par exemple dans la Rhénanie voisine, purent également, par la circulation d’idées, de concepts et d’actions, contribuer à la politisation, notamment des couches inférieures de la population15.

6 L’organisation et l’approfondissement croissants de l’éventail d’opinions politiques depuis le début des années 1830 constituèrent une autre force mobilisatrice16. Libéraux et républicains allemands, dont beaucoup étaient inspirés par l’idéologie nationaliste, critiquèrent les conditions politiques régnant dans la Confédération germanique et s’organisèrent en mouvement d’opposition, ce qui provoqua en retour de fortes mesures répressives au sein de la Confédération – par exemple sous la forme d’une censure de la presse17. Nombre de ces hommes politiques ne purent s’exprimer que dans l’émigration. Mais le conservatisme allemand et le catholicisme politique, dont les partisans voulaient garantir à l’Église une position indépendante et privilégiée dans l’État, cherchèrent eux aussi à défendre leurs intérêts de façon organisée18.

7 Les révolutions peuvent être considérées comme d’importants accélérateurs de changement : la Révolution de Juillet n’eut pas de conséquences de l’ampleur de celles qu’elle eut en France19, mais le paysage politique se modifia dans plusieurs États allemands, souverains et ministres de premier plan furent renversés et un changement de système vers des gouvernements constitutionnels fut introduit20. La révolution de 1848-1849, fruit des oppositions politiques des années 1840 et d’une crise économique, fut également le reflet de tensions dans le champ européen21. En Allemagne, la tentative de réforme légitime du système politique sur un plan démocratique, fondée sur des principes constitutionnels libéraux, fut un échec, tout comme dans le reste de l’Europe. La contre-révolution réduisit à néant l’espoir que les princes et le mouvement libéral remanient les conditions politiques de façon juste22. À plus long terme, les évolutions modernisatrices ne purent toutefois pas être stoppées23.

8 Ceci est également visible dans les monarchies constitutionnelles allemandes qui dépendaient toujours plus de l’adhésion de leurs sujets à la forme de pouvoir politique. Avec le constitutionnalisme monarchique, compris dans son acception germanophone24, une forme spécifique de cadre constitutionnel prédomina au XIXe siècle dans les États allemands, qui défendait avec véhémence les privilèges du monarque. Dans un écrit s’opposant aux modes de gouvernement politiques occidentaux, le philosophe du droit Friedrich Julius Stahl rendit célèbre, en 1845, l’expression de principe monarchique. Le type de constitution que propagea Stahl (qui existait également en Bavière, par exemple, depuis 1818) « ne supprim[ait] pas le pouvoir royal, mais le pouvoir royal toujours vivant [était] précisément l’une de ses conditions »25. Ainsi, la maxime française « le roi règne, mais ne gouverne pas », qu’Adolphe Thiers appliqua aux circonstances de la monarchie de Juillet, ne trouva pas de correspondance dans l’histoire allemande. Après les événements de 1848 aussi, c’étaient toujours le

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monarque et sa dynastie qui, « plus que des institutions politiques et administratives, constituaient le cœur de l’identité d’un État »26. Toutefois, dans les États allemands également, le monarque fut « de plus en plus jugé selon la question de son succès dans l’exercice de son rôle dans l’État et la Nation »27. Cette conception fonctionnelle de la royauté remplaça dans toute l’Europe la croyance dans la légitimité d’un pouvoir voulu par Dieu. À la place, un lien émotionnel des sujets à la dynastie, qui peut être désigné comme une « politique de sentiments » de plus en plus professionnalisée, fut affirmé et recherché28.

9 En outre, une communautarisation émotionnelle se construisit par le droit de vote universel et égal des hommes, fixé constitutionnellement en Prusse dès 186729, ainsi que par les guerres dites d’unification. De plus, les trois conflits militaires contre le Danemark (1864), l’Autriche (1866) et la France (1870-1871) peuvent être considérés comme des événements fondateurs d’un empire à la fois féodal et libéral- démocratique30. Le résultat fut un État « à plusieurs facettes » avec des structures constitutionnelles qui plaçaient au « centre du pouvoir » le monarque prussien, à côté de son ministre-président31. Les historiens ont longtemps considéré la solide position du souverain dans les monarchies constitutionnelles allemandes comme une évolution constitutionnelle particulière de l’Allemagne du XIXe siècle. Dans les années 1960, l’importante controverse entre Ernst Rudolf Huber et Ernst-Wolfgang Böckenförde touchait à la question de savoir dans quelle mesure la monarchie constitutionnelle serait à considérer « soit comme type de constitution autonome (selon Huber), soit comme simple forme de transition entre un mode de gouvernement monarchique et parlementaire (selon Böckenförde) »32. Depuis, des études portant sur l’histoire constitutionnelle n’interprètent plus le constitutionnalisme monarchique comme un cas particulier spécifiquement allemand, mais discernent des nuances dans les différentes évolutions constitutionnelles sur la base d’études internationales et comparatives33.

10 La controverse Huber-Böckenförde constitue un élément primordial de la thèse dite du Sonderweg, la « voie particulière allemande », qui, fort discutée dans les années 1970 et 1980, est généralement relativisée voire contredite aujourd’hui34. Les défenseurs de la thèse partent du principe que le développement de structures démocratiques dans les régions allemandes se serait déroulé d’une façon différente des autres États d’Europe occidentale. Au XIXe et au début du XXe siècle, les classes dirigeantes allemandes auraient suivi une politique militariste, antiparlementaire et antidémocratique. Ce phénomène avait été expliqué par la militarisation générale de la société après la guerre franco-allemande, ainsi que par la divergence entre un rapide développement économique et social de l’empire et une résistance de son système politique anachronique. L’excès de sentiment national des Allemands ainsi qu’une auto- perception non démocratique auraient, en dernier lieu, rendu possible aussi bien la catastrophe de la Première Guerre mondiale que le Troisième Reich. L’idée selon laquelle il n’y aurait eu, en Europe, aucune norme historique comme mesure de comparaison – et donc aucun « chemin idéal » vers la démocratie – constitue une critique importante de la thèse de la « voie particulière » allemande. Comme nous l’avons déjà noté, le cadre général politique et social de chaque État fondait les conditions structurelles pour le développement d’une participation politique.

11 Des approches plus récentes et nombreuses portant sur le XIXe siècle ont contribué à l’historicisation de la thèse de la « voie particulière », apportant de nouvelles

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connaissances sur la base d’interrogations liées à l’histoire politique, l’histoire des genres, des mentalités et des cultures. Alors que l’empire allemand a longtemps été considéré comme rétrograde, la recherche récente souligne depuis quelques années ses aspects modernes ainsi que la diversité économique, sociale, culturelle et politique de l’époque wilhelmienne : l’empire s’est distingué sans conteste par la modernité de ses élites, ce qui n’a toutefois pas mené à la démocratisation et à la participation politique. 35 Cependant, les études actuelles sur les élections36, les associations et les groupements politiques37, ainsi que certains travaux sur l’histoire des médias et de la communication38, de l’énergie et de l’environnement39, tout comme sur la monarchie40 et l’armée41, soulignent l’importante politisation de la société wilhelmienne.

12 Sur la base de ces réflexions, s’est tenu une journée d’étude le 1er mars 2012 à l’Institut Historique Allemand de Paris sur le thème : « Politisation et démocratisation en Allemagne au XIXe siècle »42. Les contributions sont à la base de ce numéro thématique qui met en son centre la question de l’espace politique en Allemagne au XIXe siècle.

13 Les deux premières contributions donnent un aperçu des recherches actuelles sur l’histoire politique (Fahrmeir) et militaire (Becker) de l’Allemagne au XIXe siècle. Andreas Fahrmeir prend essentiellement en compte les travaux appartenant à la « nouvelle Histoire culturelle du politique ». En parallèle, il s’interroge sur la crise réelle ou supposée de la recherche sur le XIXe siècle. Frank Becker se consacre lui aux champs de la guerre et du militaire. Dans l’Allemagne du XIXe siècle, ces deux questions étaient liées au politique et s’y mêlaient souvent sur un mode à la fois discursif et réel. Comme on peut notamment le voir dans la guerre franco-allemande de 1870-1871, les périodes de guerre, précisément, interrogent non seulement les organisations militaires respectives, mais aussi les formes d’État et de gouvernement. Dans cette perspective, la guerre et le militaire représentent un espace de négociation pour l’ordre politique de la nation. James Brophy abandonne le cadre national et analyse certaines dimensions transnationales de la culture politique en Rhénanie au cours de la première moitié du XIXe siècle. Ainsi, il souligne l’échange interculturel qui existait dans cette région frontalière au-delà des barrières constituées par le pays et la langue. La contribution d’Ute Frevert étudie la « politique des sentiments » comme élément central de la communication moderne du pouvoir. Dans le cadre d’une politisation en progrès, atteindre et assurer l’approbation et la « soumission » (Max Weber) des citoyens par une rhétorique et des gestes affectifs devint aussi un défi pour la monarchie germano-prussienne. Enfin, la contribution d’Ute Schneider traite des enjeux politiques de la cartographie allemande. Partant de la réflexion selon laquelle la constitution d’États nationaux a été accompagnée, soutenue et illustrée par une importante production cartographique, elle étudie à partir du Congrès de Berlin de 1878 les processus de production et de transferts des savoirs, ainsi que la connaissance scientifique du territoire et de ses ressources. Ce dossier se clôt sur un entretien avec Jürgen Osterhammel, auteur de l’œuvre monumentale intitulée La transformation du monde, œuvre largement primée et dont l’édition française est actuellement en cours. L’entretien porte sur des questions relatives à la possibilité et aux limites de l’écriture d’une histoire universelle du XIXe siècle.

14 De nombreuses autres thématiques plus spécifiques auraient pu être abordées, et nous sommes loin d’avoir pu traiter l’ensemble des aspects entrant dans un cadre que l’on a choisi aussi large. Ainsi, nous avons laissé à l’écart l’étude de la périodisation de l’histoire allemande, ainsi que, par conséquent, la question de savoir comment les

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points de vue et les représentations du politique se sont modifiés au-delà du XIXe siècle. En outre, le choix des thèmes ne veut pas suggérer que la mobilisation politique de l’Allemagne au XIXe siècle ait été organisée de façon purement démocratique. Il faut nuancer cette idée par les études sur les grands groupements de masse pangermaniques, comme les associations coloniales et, plus encore, la Ligue pangermaniste et la Ligue de la Flotte le montrent clairement43.

15 Aux termes de cette introduction, quelques remarques à propos des traductions nous semblent nécessaires. Lors de l’utilisation de notions méthodologiques, certaines caractéristiques nationales de la culture scientifique jouent un grand rôle. Celui qui s’occupe de questions binationales ou transnationales est souvent confronté à ce problème. Ces différentes interprétations et traditions de la recherche se révèlent être un défi en particulier dans la traduction. C’est ce qui s’est manifesté au cours de la traduction de l’allemand ou de l’anglais (Brophy) vers le français des textes rassemblés ici. Si ce n’est pas le lieu pour exposer dans le détail les différences de la langue scientifique allemande et française, ainsi que leurs différentes cultures discursives, le lecteur doit cependant les garder à l’esprit44. S’il s’agit de notions politiques ou de concepts scientifiques étroitement liés à une réalité historique spécifique ou à une tradition universitaire, la littérature actuelle est citée en note de bas de page. Sans doute va-t-elle, néanmoins, laisser parfois sur leur faim certains lecteurs purement francophones, puisqu’elle est souvent publiée en allemand. À titre d’exemple, la notion d’« Histoire culturelle du politique » nécessite des précisions pour l’historien français. Or, en Allemagne, cette notion est étroitement liée à un concept méthodologique : elle est donc plus claire, mais aussi plus polémique45. Dans son analyse de l’écriture de l’histoire politique récente par les deux pays, Christophe Duhamelle a renvoyé à la « proximité des objets d’études et de la manière de les aborder »46, mais il a également souligné les spécificités de l’écriture allemande de l’histoire. C’est grâce à la revue en ligne Trivium qu’on a pu considérer de tels concepts et thèmes selon une perspective franco-allemande47. Un long chemin reste encore à parcourir en ce qui concerne le transfert de l’écriture de l’histoire entre les deux pays. Avec ce numéro thématique, nous espérons y apporter une modeste contribution.

NOTES

1. Wolfgang Hardtwig et Helmut Hinze [dir.], Deutsche Geschichte in Quellen und Darstellungen. Vom Deutschen Bund zum Kaiserreich 1815-1871, Stuttgart, Reclam, 1997, p. 5. 2. Karl Rohe, « Politische Kultur und ihre Analyse. Probleme und Perspektiven der politischen Kulturforschung », Historische Zeitschrift 250 (1990), p. 321-346, ici p. 326. 3. Jürgen Angelow, Der Deutsche Bund, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2003 ; Wolf D. Gruner, Der Deutsche Bund, München, C.H. Beck, 2010. 4. Textes des constitutions de Bavière du 26 mai 1818, de Bade du 22 août 1818, de Wurtemberg du 25 septembre 1819 et de Hesse-Darmstadt du 17 décembre 1820, cf. Ernst Rudolf Huber [dir.], Dokumente zur deutschen Verfassungsgeschichte, vol. 1 : Deutsche Verfassungsdokumente 1803-1850, Stuttgart, Kohlhammer, 1978, p. 155-236 ; Winfried Speitkamp, « Konstitutionelle

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Monarchie und politische Kultur in den süddeutschen Staaten 1818-1848 », in Hans-Peter Ullmann et Clemens Zimmermann [dir.], Restaurationssystem und Reformpolitik. Süddeutschland und Preußen im Vergleich, München, Oldenbourg, 1996, p. 25-42. 5. Voir la distinction entre les « dignified » et les « efficient parts of the state » en Grande- Bretagne par Walter Bagehot, The English Constitution. Reprinted from the « Fortnightly Review », London, Chapman and Hall, 1867, p. 4. 6. Dieter Grimm, Deutsche Verfassungsgeschichte 1776-1866. Vom Beginn des modernen Verfassungsstaats bis zur Auflösung des Deutschen Bundes, Frankfurt a. M., edition suhrkamp, 1988, p. 72. 7. Alexa Geisthövel, Restauration und Vormärz 1815-1847, Paderborn, UTB Schöningh, p. 23 et sq. 8. Acte confédéral allemand, Vienne, 8 juin 1815, Art. 13, cf. Manfred Botzenhart [dir.], Die deutsche Verfassungsfrage 1812-1815, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1968, p. 70-78, ici p. 74 ; Grimm, Deutsche Verfassungsgeschichte…, op. cit., p. 68 et sq. ; Manfred Botzenhart, Deutsche Verfassungsgeschichte 1806-1949, Stuttgart/Berlin/Köln, Kohlhammer, 1993, p. 21-39. 9. Manfred Botzenhart, Reform, Restauration, Krise. Deutschland 1789-1847, Frankfurt a.M., edition suhrkamp, 1985, p. 143. 10. Botzenhart, Reform, Restauration, Krise…, op. cit., p. 93 ; Stefan Haas, Die Kultur der Verwaltung. Die Umsetzung der preußischen Reformen 1800-1848, Frankfurt a.M./, Campus, 2005. 11. Frank Lorenz Müller, Die Revolution von 1848/49, 4e édition, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2011, p. 2 et sq. 12. Ute Schneider, Politische Festkultur im 19. Jahrhundert. Die Rheinprovinz von der französischen Zeit bis zum Ende des Ersten Weltkrieges (1806-1918), Essen, Klartext, 1995 ; Dieter Düding, « Deutsche Nationalfeste im 19. Jahrhundert. Erscheinungsbild und politische Funktion », Archiv für Kulturgeschichte 69 (1987), p. 371-388. 13. Müller, Die Revolution von 1848/49…, op. cit., p. 6 ; Botzenhart, Reform, Restauration, Krise…, op. cit., p. 140. 14. Müller, Die Revolution von 1848/49…, op. cit., p. 8 ; Mark Hewitson, Nationalism in Germany, 1848-1866. Revolutionary nation, Houndmills, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010. 15. Cf. James Brophy, Popular Culture and the Public Sphere in the Rhineland, 1800-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. 16. Sur les partis politiques à l’époque du premier constitutionnalisme : Hans Fenske, Deutsche Parteiengeschichte : Von den Anfängen bis zur Gegenwart, Paderborn, Schöningh, 1994, p. 38-61. 17. Müller, Die Revolution von 1848/49…, op. cit., p. 8 ; Geisthövel, Restauration und Vormärz…, op. cit., p. 38. 18. Botzenhart, Reform, Restauration, Krise…, op. cit., p. 129 ; Fenske, Deutsche Parteiengeschichte…, op. cit., p. 52-60. 19. Geisthövel, Restauration und Vormärz…, op. cit., p. 29. 20. Cf. sur l’impact différencié de ces révolutions de 1830 en Europe, Sylvie Aprile, Jean-Claude Caron, et Emmanuel Fureix [dir.], La Liberté guidant les peuples. Les révolutions de 1830 en Europe, Seyssel, Champ Vallon, 2013. 21. Andreas Fahrmeir, Revolutionen und Reformen. Europa 1789-1850, München, C.H. Beck, 2010 ; Müller, Die Revolution von 1848/49…, op. cit., p. 29 ; Eva Maria Werner, Kleine Geschichte der deutschen Revolution von 1848/49, Köln/Weimar/Wien, UTB Böhlau, 2009. 22. Müller, Die Revolution von 1848/49…, op. cit., p. 142 et sq. ; sur la dimension européenne de la révolution : Wolfram Siemann, 1848/49 in Deutschland und Europa. Ereignis – Bewältigung – Erinnerung, Paderborn, Schöningh, 2006. 23. Jürgen Müller, Deutscher Bund und deutsche Nation 1848-1866, Schriftenreihe der Historischen Kommission bei der Bayerischen Akademie der Wissenschaften.71, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2005.

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24. Sur cette notion : Martin Kirsch, Monarch und Parlament im 19. Jahrhundert. Der monarchische Konstitutionalismus als europäischer Verfassungstyp – Frankreich im Vergleich, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999, p. 40-65. En France, le terme de constitutionnalisme désigne « de façon générale, un ‘gouvernement constitutionnel’ ainsi que la doctrine politique de ses partisans », alors que le « Konstitutionalismus » tel qu’il est utilisé dans la langue allemande a eu, déjà au XIXe siècle, une acception plus étroite et est compris comme une manifestation spécifiquement allemande de l’État (p. 40-41). 25. Friedrich Julius Stahl, Das monarchische Princip : eine staatsrechtlich-politische Abhandlung, Heidelberg, 1845, Ndr. Berlin o.J., p. 13. Sur l’histoire de cette notion, voir aussi : Otto Hintze, « Das monarchische Prinzip und die konstitutionelle Verfassung », Preussische Jahrbücher 144 (1911), p. 381 ; Niels Hegewisch, Art. « Monarchisches Prinzip », in Andreas C. Hofmann [dir.], Lexikon zu Restauration und Vormärz. Deutsche Geschichte 1815 bis 1848, URL : http:// www.historicum.net/no_cache/persistent/artikel/8446/. 26. Abigail Green, Fatherlands. State-Building and Nationhood in Nineteenth-Century Germany, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 62 et sq. Elle renvoie en particulier aux importants privilèges exécutifs de l’empereur après l’Unité allemande de 1871. 27. Kirsch, Monarch und Parlament… op. cit., p. 47. 28. Ute Frevert, Gefühlspolitik : Friedrich II. als Herr über die Herzen ?, Wallstein, 2012 ; Hubertus Büschel, Untertanenliebe. Der Kult um deutsche Monarchen 1770-1830, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2006 ; Matthias Schwengelbeck, Die Politik des Zeremoniells. Huldigungsfeiern im langen 19. Jahrhundert, Frankfurt, Campus, 2007. 29. Margareth Lavinia Anderson, Practicing Democracy. Elections and Political Culture in Imperial Germany, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2000; Jonathan Sperber, The Kaiser’s Voters. Electors and elections in Imperial Germany, Cambridge, Cambridge University Press, 1997. 30. Frank Becker, Bilder von Krieg und Nation. Die Einigungskriege in der bürgerlichen Öffentlichkeit 1864-1913, Ordnungssysteme. Studien zur Ideengeschichte der Neuzeit.7, München, Oldenbourg, 2001 ; Michael Stürmer, Die Reichsgründung. Deutscher Nationalstaat und europäisches Gleichgewicht im Zeitalter Bismarcks, Deutsche Geschichte der neuesten Zeit vom 19. Jahrhundert bis zur Gegenwart.4, München, dtv, 1984, p. 43-46, 74-80. 31. Wilfried Loth, Das Kaiserreich. Obrigkeitsstaat und politische Mobilisierung, Deutsche Geschichte der neuesten Zeit vom 19. Jahrhundert bis zur Gegenwart.5, München, dtv, 1996, p. 35-43, citations : p. 7 et 36. 32. Elisabeth Fehrenbach, Verfassungsstaat und Nationsbildung 1815-1871, Enzyklopädie deutscher Geschichte.22, München, Oldenbourg, 1992, p. 71 ; voir aussi Ewald Grothe, Zwischen Geschichte und Recht. Deutsche Verfassungsgeschichtsschreibung 1900-1970, München, Oldenbourg, 2005 ; Ernst-Wolfgang Böckenförde, « Der deutsche Typ der konstitutionellen Monarchie im 19. Jahrhundert », in Werner Conze [dir.], Beiträge zur deutschen und belgischen Verfassungsgeschichte im 19. Jahrhundert, Stuttgart, Klett, 1967, p. 70-92 ; Ernst Rudolf Huber, Deutsche Verfassungsgeschichte seit 1789, 8 volumes, vol. 3 : Bismarck und das Reich, Stuttgart, Kohlhammer, 1970, p. 3-26. 33. Kirsch, Monarch und Parlament…, op. cit. ; Arthur Schlegelmilch, Die Alternative des monarchischen Konstitutionalismus. Eine Neuinterpretation der deutschen und österreichischen Verfassungsgeschichte des 19. Jahrhunderts, Bonn, Dietz, 2009. 34. Au sujet de la présumée « voie particulière », cf. en résumé Sandrine Kott, « Sonderweg », in Christian Delacroix [dir.], Historiographies, Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, p. 1238-1244 ; Ewald Frie, Das Deutsche Kaiserreich, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004, p. 118-121 ; Jürgen Kocka, Deutsche Geschichte vor Hitler. Zur Diskussion über den deutschen Sonderweg, in Idem, Geschichte und Aufklärung. Aufsätze. Göttingen 1989, p. 101-113 ; Helga Grebing, Der “deutsche Sonderweg” in Europa 1806-1945. Eine Kritik, Stuttgart

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1986 ; David Blackbourn et Geoff Eley, Mythen deutscher Geschichtsschreibung. Die gescheiterte bürgerliche Revolution von 1848. Frankfurt a. M., Ullstein, 1980. 35. Ewald Frie, Das Deutsche Kaiserreich, op. cit., Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004, p. 110. Sur les élites sociales, voir aussi : Eckart Conze et Monika Wienfort [dir.], Adel und Moderne. Deutschland im europäischen Vergleich im 19. und 20. Jahrhundert, Köln/Weimar/ Wien, Böhlau, 2004 ; Monika Wienfort, Der Adel in der Moderne, Göttingen, UTB Vandenhoeck & Ruprecht, 2006. 36. Andreas Biefang, Die andere Seite der Macht. Reichstag und Öffentlichkeit im « System Bismarck » 1871-1890, Beiträge zur Geschichte des Parlamentarismus und der politischen Parteien.156, Düsseldorf, Droste, 2009. 37. Andreas Biefang, Politisches Bürgertum in Deutschland. Nationale Organisationen und Eliten 1857-1868, Düsseldorf, Droste, 1994 ; Axel Grießmer, Massenverbände und Massenparteien im wilhelminischen Reich. Zum Wandel der Wahlkultur 1903-1912, Düsseldorf, Droste, 2000. 38. Frank Bösch, Öffentliche Geheimnisse. Skandale, Politik und Medien in Deutschland und Großbritannien 1880-1914, München, Oldenbourg, 2009 ; Dominik Petzold, Der Kaiser und das Kino. Herrschaftsinszenierung, Populärkultur und Filmpropaganda im Wilhelminischen Zeitalter, Paderborn, Schöningh, 2011. 39. Frank Uekötter, Umweltgeschichte im 19. und 20. Jahrhundert, München, Oldenbourg, 2007. 40. Frank Lorenz Müller, Our Fritz. Emperor Frederick III and the political culture of Imperial Germany, Cambridge (Mass.)/London, Press, 2011 ; Sven Oliver Müller et Cornelius Torp [dir.], Das Deutsche Kaiserreich in der Kontroverse, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2009 ; Alexa Geisthövel, Jan Andres et Matthias Schwengelbeck [dir.], Die Sinnlichkeit der Macht. Herrschaft und Repräsentation seit der Frühen Neuzeit, Frankfurt a. M., Campus, 2005 ; Eva Giloi, Monarchy, Myth, and Material Culture in Germany 1750-1950, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. 41. Jörg Echternkamp et Stefan Martens [dir.], Militär in Deutschland und Frankreich 1870-2010. Vergleich, Verflechtung und Wahrnehmung zwischen Konflikt und Kooperation, Paderborn, Schöningh, 2012 ; Heidi Mehrkens, Statuswechsel. Kriegserfahrung und nationale Wahrnehmung im Deutsch-Französischen Krieg 1870/71, Essen, Klartext, 2008. 42. L’IHA était alors encore sous la direction de Gudrun Gersmann. 43. Rainer Hering, Konstruierte Nation: Der Alldeutsche Verband 1890 bis 1939, Hamburg, Christians, 2003; Roger Chickering, We men who feel most German. À Cultural Study of the Pan- German League, 1886-1914, , Allen & Unwin, 1984. 44. Voir à ce sujet Elisabeth Venohr, Sébastien Rival, « Écrire l’histoire : l’allemand comme langue scientifique », in Mareike König et Falk Bretschneider [dir.], Faire de l’histoire en Allemagne. Scholar Guide 1 (2011). http://www.perspectivia.net/content/publikationen/scholar- guide/histoire-en-allemagne/venohr-rival_langue-scientifique. 45. cf. Andreas Rödder, « Klios neue Kleider : Theoriedebatten um eine Kulturgeschichte der Politik in der Moderne », Historische Zeitschrift 283/3 (2006), p. 657-688 ; Barbara Stollberg- Rilinger, « Was heißt Kulturgeschichte des Politischen ? Einleitung », in eadem [dir.], Was heißt Kulturgeschichte des Politischen ?, Zeitschrift für Historische Forschung, Beiheft 35, Berlin, Duncker & Humblot, 2005, p. 9-24 ; Ute Frevert, « Neue Politikgeschichte : Konzepte und Herausforderungen », in eadem/Heinz-Gerhard Haupt [dir.], Neue Politikgeschichte : Perspektiven einer historischen Politikforschung, Frankfurt a. M., Campus, 2005, p. 7-26. 46. Christophe Duhamelle, « L’histoire culturelle dans une culture scientifique », Trivium 2 (2008) . 47. Trivium – Revues franco-allemande de sciences humaines et sociales, URL : http:// trivium.revues.org/.

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Articles

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Une (im)possible nouvelle histoire culturelle du XIXe siècle ?

Andreas Fahrmeir

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’allemand par Valentine Meunier

1 En Allemagne, un historien peut aisément consacrer une partie de son temps à réfléchir à l’existence d’une crise de l’historiographie du XIXe siècle. Cette réflexion se nourrit d’un débat qui présente deux aspects, l’un qui se rapporte aux institutions et l’autre au fond. Le premier cherche à évaluer les répercussions sur la structure universitaire d’une supposée inflexion de l’intérêt porté aux années 1815-1914. Il s’appuie pour ce faire sur une série d’observations qui semblent attester un déclin d’attention pour le siècle de la « modernité », du « nationalisme », de la « bourgeoisie », de la (première ou seconde) « mondialisation », du « libéralisme », ou de l’« industrialisation ». Dans les organes de recension tels que les « sehepunkte » (où il est facile de procéder à des comptages autorisant une comparaison), la catégorie « XIXe siècle » est depuis longtemps nettement moins fournie que d’autres rubriques1. Le XIXe siècle joue, certes, un rôle important dans les grands projets de recherche historique actuellement menés dans les universités allemandes, mais c’est rarement cette période qui inspire les principaux questionnements. Ces derniers s’inscrivent soit dans une histoire universelle (et leur attrait émane de leur importance pour le temps présent2), soit prennent forme grâce à une observation approfondie de phénomènes d’époques plus anciennes qui se retrouvent aussi dans la « modernité »3. Si l’on observe les années – passées ou à venir – de commémorations, il est patent que les commémorations relatives à l’Antiquité (tels que la bataille de Teutobourg4), à l’Époque moderne (Frédéric II de Prusse5) ou au XXe siècle (la réunification allemande ou la Première Guerre mondiale) ont toujours fait l’objet d’une attention médiatique et scientifique bien plus prononcée que l’année Nelson ou Liszt, celle des « guerres de libération » ou du Congrès de Vienne.

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2 Si l’on commence à réfléchir en ce sens, il n’est guère difficile de se laisser gagner par l’inquiétude quant au statut de cette époque dans la recherche historique. On peut observer chez certains collègues une tendance à déplacer le centre d’intérêt de leurs recherches du XIXe vers le XXe siècle, voire vers le XXIe siècle. La difficulté de déchiffrage des manuscrits en gothique n’est probablement plus le seul critère permettant d’expliquer l’impopularité de ce siècle auprès des étudiants en histoire allemande.

3 Mais avant que l’inquiétude ne se transforme en hystérie, il faudra bien considérer que l’impression d’une perte relative de la signification d’une époque se fonde en règle générale sur des statistiques « ressenties », subjectives et peu représentatives. Même les chiffres de comparaison éloquents doivent être soumis à interprétation. Peut-être les recenseurs des ouvrages sur le XIXe siècle sont-ils particulièrement peu fiables, de sorte qu’il existe moins de livres portant sur cette époque qui font objet de débats dans des revues spécialisées. Pour évaluer correctement l’importance d’une époque, il faut également citer des succès, certes singuliers, comme l’histoire globale du XIXe siècle de Jürgen Osterhammel6, pour compenser les quelques anniversaires moins célébrés. Peut- être existe-t-il aussi une tendance générale à déplacer sa focale de recherche vers des périodes postérieures, de sorte que le passage du XIXe au XXe siècle existe au même titre que celui du XVIIIe au XIXe siècle. En témoigne la toute récente encyclopédie de l’« Époque moderne », qui, partant de la fin du Moyen Âge, se concentre sur le début de cette période, mais qui a choisi comme point de fuite la première moitié du XIXe siècle7. Aussi faudra-t-il attendre encore longtemps avant de pouvoir déterminer avec certitude si la recherche sur le XIXe siècle en Allemagne se porte plus mal aujourd’hui qu’auparavant.

4 La seconde dimension du débat visant à expliquer l’éventuelle tendance de la recherche historique à délaisser le XIXe siècle, relève de raisons de fond ou de questions de méthode. Elle s’avère bien plus captivante sur le plan intellectuel : elle donne non seulement des informations sur le statut du XIXe siècle, mais peut en outre aider à pointer les atouts et les limites des méthodes utilisées principalement pour l’étude du XIXe siècle. Nous essaierons de le montrer ici de façon paradigmatique, à la lumière de la discipline historique allemande – entendue ici comme discipline pratiquée en Allemagne et comme champ d’études sur l’histoire des pays allemands.

Thèmes de l’histoire du XIXe siècle en Allemagne

5 En schématisant, il est possible d’affirmer que l’histoire du XIXe siècle menée en Allemagne entre les années 1970 et 1990 reposait sur deux piliers, l’un portant sur le fond, l’autre sur la méthode. Le premier touchait au débat sur le déroulement de la « modernisation » sociale et politique en Allemagne par rapport à d’autres pays, principalement ceux de l’Europe de l’Ouest. Le second concernait l’intérêt pour l’histoire sociale quantitative, ou du moins l’intégration du quantitatif dans ce champ.

6 Sur le fond, il est impossible d’ignorer que les questions traditionnellement associées au XIXe siècle – la société bourgeoise ou la bourgeoisie en tant que classe dominante – ont perdu leur position hégémonique, et ce pour plusieurs raisons. Dans une société post-bourgeoise (ou bien une société dans laquelle tous les citoyens paraissent être bourgeois sans distinction8), cette catégorie ne signifie plus grand-chose, d’autant que le grand récit (Meisternarrativ) d’une modernité nécessairement bourgeoise et

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démocratique est largement déconstruit9. La recherche sur les idéologies et les idées universalistes associées pour l’essentiel au XIXe siècle a également pâti du fait que le libéralisme, le socialisme, le nationalisme, et un certain conservatisme traditionnel ont fait leur temps. Cela transparaît clairement dans la manière actuelle de formuler les problèmes, mais aussi dans les résultats électoraux et les programmes de partis contemporains. En abandonnant ces thèmes – dont l’étude était étroitement liée à l’hypothèse selon laquelle le XIXe siècle représentait l’époque où avaient émergé ou auraient dû émerger des États-nations modernes, démocratiques et bourgeois –, on a aussi renoncé à l’imbrication étroite entre les XIXe et XXe siècles. À partir du moment où le XIXe siècle n’a plus été directement, si ce n’est par le détour de l’expérience coloniale10, considéré comme la clé des catastrophes du XXe siècle, deux choses sont devenues évidentes : la recherche sur le XXe siècle a pu s’affranchir du passage obligé par de longs antécédents et a pu débuter avec les mutations des années 1890 au plus tôt11 ; et les principaux thèmes actuels de recherche sur le XIXe siècle, tels que la monarchie et la noblesse12, l’expansion mondiale et les échanges13, l’organisation de la domination impérialiste14 ou encore les conflits religieux15 accréditent la thèse d’un XIXe siècle qui doit se concevoir plutôt comme le terme d’une longue époque moderne que comme le début de la « modernité ». Dès que l’on adopte une perspective globale, le XIXe apparaît bien plus rural qu’industriel, bien plus fondé sur la hiérarchie que sur l’égalité, bien plus pluraliste qu’homogène du point de vue national, bien plus traditionaliste qu’avant-gardiste et foncièrement plus religieux que séculier.

7 Alors que les raisons de ce déplacement d’intérêt (et de la disparition consécutive d’une idée claire de ce qu’est le XIXe siècle) font parfois l’objet de réflexions et d’analyse16, le débat sur les répercussions du changement des principales méthodes de la science historique allemande sur les domaines de recherche et sur les époques étudiées est bien moins intense.

L’influence de la « nouvelle » histoire culturelle

8 Les « nouvelles » versions, actuellement très en vogue, de l’histoire culturelle et de l’histoire politique ont certes été élaborées à l’aune du XIXe siècle, mais elles ont été progressivement associées à des époques antérieures et – dans une moindre mesure – postérieures. Avec l’analyse, par exemple, des « vieux habits de l’empereur »17, la nouvelle histoire culturelle du politique a proposé des interprétations globales d’aspects essentiels de l’Époque moderne. Par contre, il n’est pas déloyal de constater que la Verwandlung der Welt [Métamorphose du monde] de Jürgen Osterhammel échappe, ne serait-ce que par son ampleur et par la diversité de ses entrées, à une étiquette méthodologique, ni que l’impulsion innovatrice donnée par l’auteur est de nature plus empirique que méthodologique.

9 Faut-il alors considérer qu’il est plus difficile d’appliquer au XIXe siècle qu’à l’époque moderne ou au XXe siècle les nouvelles méthodes de l’histoire culturelle et ses problématiques (anciennes comme nouvelles) ? En tout état de cause, il est remarquable que le deuxième essai récent qui entend réécrire le XIXe siècle dans un esprit novateur et selon une visée globale s’inscrit davantage dans une narration classique de la modernisation et de l’homogénéisation18.

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10 Nous illustrerons cette question à la lumière de thèmes classiques de la recherche sur le XIXe siècle. Il me semble que l’historiographie de ce siècle, en particulier sur l’Allemagne et écrit en Allemagne, est dominée à ce jour par trois principaux questionnements (l’ordre de mention ne correspondant pas à leur importance) : le rapport entre la guerre et la paix ; celui entre les réformes des pratiques de domination politique et les processus de nationalisation comme de modernisation ; enfin les raisons et les conditions de la poussée de croissance économique et démographique de ce siècle.

11 Chacun de ces trois champs a donné des impulsions de recherche portant également sur le XIXe siècle, que l’on peut classer schématiquement sous les étiquettes de « nouvelle » histoire culturelle, « nouvelle » histoire politique ou « histoire culturelle du politique »19. On pourrait naturellement débattre largement de la manière dont se distinguent les diverses versions de la « nouvelle » histoire politique et culturelle, se demander si elles sont réellement aussi neuves qu’elles paraissent ou si elles sont aussi homogènes que le pensent leurs détracteurs20. Il suffit toutefois ici de désigner sous « nouvelle histoire culturelle » une orientation vaste et pluraliste de l’historiographie, qui s’intéresse particulièrement à des mises en scène et à des modes de médiatisation. Cette historiographie tente de comprendre des décisions individuelles aussi bien que des tendances générales comme des résultats de processus complexes de communication et de négociation. Elles peuvent décider qu’on discerne clairement les résultats de tels processus à l’aune de leur communication, grâce à des mises en scène mi-conscientes mi-inconscientes qui permettent à la fois de véhiculer des pratiques relationnelles et d’en expérimenter les résultats. Elles peuvent également défendre la thèse selon laquelle la mise en scène du politique, de la consommation, de la domination ou de la violence constitue le cœur de sa condition et par conséquent le véritable objet de recherche. Il tombe sous le sens que, du point de vue méthodologique, cette histoire culturelle entretient une grande proximité avec les études littéraires, artistiques et culturelles. Elle se distingue des modèles des sciences sociales ou économiques d’une part, et des sciences humaines qui se rapprochent des sciences de la nature (comme la géographie) de l’autre. Ainsi elle ne s’intéresse pas tant aux coûts des guerres, aux décisions stratégiques rationnelles ou à la composition sociale des armées qu’à la mise en scène des conflits et des victoires destinée aux contemporains et aux générations futures, à la signification en temps de guerre de la représentation des rôles masculins dans les interactions entre hauts officiers21 ou encore aux « visions » des soldats22. Cette approche a débouché sur des résultats surprenants. On considérait depuis longtemps que les conflits militaires consolidaient la position des chefs d’armée et par conséquent celle des élites traditionnelles – de sorte qu’en dernière instance la Première Guerre mondiale a pu être analysée comme une tentative particulièrement radicale de garantir la domination des élites traditionnelles23. Mais Frank Becker a mis en évidence la prédominance des conceptions bourgeoises lors des guerres d’unification allemande, permettant de mieux comprendre pourquoi ces guerres ont presque autant joué le rôle d’expérience fondatrice d’un empire féodal que d’un empire libéral et démocratique24. Nous aborderons dans les pages qui suivent d’autres résultats de cette « nouvelle » histoire culturelle à propos de différents domaines du politique entendu au sens large : les relations internationales, la politique intérieure ou encore les questions économiques.

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Les relations internationales

12 La question actuelle de la résolution des conflits internationaux entre les grandes puissances européennes au XIXe siècle se concentre principalement autour de deux temps de transition, leurs antécédents et leurs impacts compris : celui, entre guerre et paix, de 1815 et celui, entre paix et guerre, de 1914. Il s’agit d’abord de comprendre pourquoi la longue période de grandes guerres entre les principales puissances européennes est suivie d’une période de presque d’un siècle pendant laquelle les conflits se font rares. Et lorsqu’ils éclatent, ces conflits sont de courte durée. Leur force de destruction est encadrée par des conventions internationales informelles, mais stables, qui limitent leur portée géographique et offrent des résolutions pacifiques durables. Cette vaste pacification des relations internationales est d’autant plus remarquable que la fondation ou la consolidation interne d’États-nations ou de phénomènes de désagrégation dans certains empires a donné lieu à de vives tensions, que ni le système étatique international du XVIIIe siècle ni celui du début du XXe siècle n’auraient été capables de surmonter (à peu près) pacifiquement. Au regard de ces constats, on peut discerner quelque chose comme un modèle pacifique des relations entre les grandes puissances.

13 Dans ce contexte, il paraissait particulièrement important de déterminer pourquoi ce système a perdu de son efficacité au cours de la première décennie du XXe siècle et pourquoi la première guerre entre grandes puissances européennes n’a pu déboucher sur une paix stable. Un aspect qui a particulièrement intéressé les chercheurs a été le rôle de la fondation de l’État-nation allemand et des élites militaires et politiques de l’empire à la fin de cette phase pacifique : sont-elles « responsables » de la Première Guerre mondiale ou ont-elles eu une influence particulièrement fatale sur sa durée dans la mesure où elles ont été incapables de comprendre rapidement que la situation militaire était désespérée et donc de s’employer à conclure la paix ?

14 L’analyse des relations internationales par le biais de l’histoire culturelle a donné lieu à un certain nombre de travaux importants qui apportent des réponses à ces questions. L’ouvrage de Johannes Paulmann sur la pompe et la politique a posé des jalons permettant de lire les visites officielles d’hommes d’État comme une matrice de la constitution de quelque chose d’aussi paradoxal qu’une internationale monarchique nationale25. Son livre fascine surtout par la démonstration que les monarques (et les quelques rares présidents) sont à la fois les acteurs centraux de la politique internationale et les protagonistes ou les figurants d’un spectacle des relations internationales, mis en scène pour l’opinion publique et cherchant à donner une substance nationale à des alliances ou des conflits internationaux. L’analyse par Verena Steller des « face-à-face » de diplomates, à propos des relations franco-allemandes entre la fondation du Reich et la Première Guerre mondiale, a repris et prolongé cette perspective26. Steller s’intéresse avant tout à l’interpénétration des actes symboliques et des modes d’action qui sous-tendaient la communication diplomatique au XIXe siècle et, de ce fait, la rendaient possible. Elle a choisi les relations franco-allemandes car elles offraient, après 1870, une constellation dans laquelle les prémisses d’un ordre structuré par l’aristocratie et considéré comme naturel s’effondraient sous le coup de la transition républicaine. Dans une telle phase d’incertitudes, il a fallu réfléchir explicitement aux formes de l’interaction, aux rituels et à la source de sa propre

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légitimité, de sorte qu’il était plus aisé au chercheur de saisir des codes d’ordinaire évidents et implicites, et difficiles à identifier.

15 Il est même peut-être possible d’abriter sous le toit d’une histoire culturelle, entendue au sens large, la proposition de Matthias Schulz qui suggère d’interpréter le concert des grandes puissances européennes au XIXe siècle comme un précurseur informel du Conseil de sécurité des Nations Unies27. Certes il ne fonde pas son argumentation sur les sources, méthodes ou inspirations théoriques que privilégie habituellement l’histoire culturelle. Toutefois son argumentaire se déploie à un niveau d’analyse similaire, et il se base sur le même type de sources. L’ordre qu’il postule s’est constitué autour des mêmes lieux que ceux étudiés par Paulmann et Steller : les interactions personnelles de monarques et de diplomates, leur cristallisation dans les médias accessibles soit au grand public, soit aux seuls experts de la diplomatie avec leur accès privilégié aux rapports de conférences ou des mémoires de fin de séance. Paulmann et Steller s’interrogent sur les mécanismes qui rendent tel ou tel format d’interaction et de négociation (im)possible ; Schulz, par contre, se concentre sur les règles qu’il est possible de déduire de l’observation d’une longue série de ces négociations.

La domination politique intérieure

16 Alors que les études sur la politique internationale au XIXe siècle se situent à la charnière entre la « vieille » et la « nouvelle » histoire politique, l’histoire des politiques intérieures, mais mondialement interconnectées, de ce même siècle se situe plutôt à la confluence entre la « vieille » histoire sociale et la « nouvelle » histoire culturelle28. Autrefois, on aurait mis l’accent sur les mutations sociales, la nation, la démocratie, le libéralisme, le mouvement ouvrier, l’État constitutionnel et l’État de droit ainsi que sur les tendances impérialistes. L’examen des changements sociaux est aujourd’hui bien moins en vogue que celui des interpénétrations globales ou des dynamiques d’homogénéisation et de distinction qui les accompagnent. La question des inégalités est posée en premier lieu à la construction de démarcations nationales, ethniques et culturelles ainsi qu’à leurs répercussions sur l’exercice du pouvoir dans, et par, des empires ou États-nations. C’est ainsi que l’on peut étudier quelles pratiques et/ ou quels rituels symboliques, quels discours, quels médias ont fait émerger le sentiment d’appartenance à une monarchie, à une nation, à une ethnie ou à un parti. Ensuite, on peut déconstruire ou mettre à nu la contingence de ces entités statiques dans une perspective comparative ou narrative. Se retrouvent ici tout autant l’enquête d’Abigail Green sur les patries de l’Allemagne du XIXe siècle que l’analyse de Sebastian Conrad sur l’interaction entre mondialisation et nationalisation29. En dépit de l’abondance de publications sur les querelles parlementaires, le droit électoral ou la composition sociale des chambres haute et basse30, les travaux ayant cherché à saisir et à déchiffrer les pratiques symboliques de la politique ont été trop rares. Le contenu des propos et les locuteurs ont certes été parfaitement analysés, et de façon innovante31, mais qu’en est-il du Parlement en tant qu’espace construit au sein duquel était publiquement pratiquée une forme précise de rhétorique32 ? Qu’en est-il encore des mises en scène iconographiques, muséales et programmatiques des monarchies, dont les cours étaient des lieux de pouvoir et de communication symbolique33 ? Quel était le rapport des représentations des rôles sexuels à l’exercice de la domination et de la violence34 ? Qu’en était-il des formes d’articulation politique et apolitique de l’opposition ou de l’approbation du pouvoir par le relais des calendriers, des carnavals ou des chorales35 ?

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Il est difficile de résumer simplement les résultats des travaux sur ces questions, mais il est possible, en revanche, de repérer quelques tendances. Dans la mesure où l’histoire culturelle du politique (et de la politique intérieure) n’a pas pour finalité de mettre au jour de « vraies » structures et des tendances derrière des « réalités » apparentes, elle est parvenue à proposer une réévaluation significative de la monarchie et de la noblesse, mais aussi de la culture politique conservatrice ou de l’espace rural. Cela peut s’expliquer par le fait que l’effort de recherche porte moins sur la distinction entre hiérarchies « vécues » et « réelles ». Mais cela est peut-être aussi le fruit d’un déplacement de focale qui en même temps, sans se soucier des fossés méthodologiques, a pour effet une moindre propension au constat d’une crise structurelle des constitutions et des États allemands au XIXe siècle 36. Avant de pouvoir porter un jugement définitif, il faudrait encore analyser les divers « mouvements d’opposition » dans une perspective similaire et avec une méthodologie comparable ; on peut ainsi regretter l’absence quasi-totale d’une approche par cette histoire culturelle du politique pour le mouvement ouvrier en Allemagne (à l’inverse de ce qui a été fait dans d’autres pays)37. Une autre question reste en suspens : quels seraient les résultats d’une histoire culturelle politique des espaces coloniaux38 ?

Poussées de croissance économique

17 Des inflexions se sont également observées dans les travaux décrivant et cherchant à expliquer le XIXe siècle comme une époque de poussées de croissance économiques sans précédent. On est ainsi passé d’une « recherche sur la révolution industrielle » à une réflexion sur les causes et les conséquences de l’abandon des « économies organiques » sous l’effet de l’utilisation de combustibles fossiles39, ou encore sur la « grande divergence »40 entre les États industrialisés et le reste du monde, ou enfin sur les processus de reconquête agricole de certaines régions ou pays à la fin du siècle41.

18 Certes, la discussion sur les raisons de l’avance de l’Europe ou de l’espace nord- atlantique sur le reste du monde amène aujourd’hui rapidement à la question des différences culturelles : du point de vue d’une histoire économique qui privilégie une approche culturaliste42, les affinités pour certains types d’échanges commerciaux43 ou formes de consommation44 aidant l’évolution d’une économie industrielle capitaliste sont (presque) tout aussi importantes que la présence ou l’absence de charbon ou de coton. Ainsi, la « confiance »45 ou l’« esprit de consommation » sont devenus des champs majeurs de recherche en histoire économique. Au demeurant, l’histoire allemande n’a pas fait l’objet de nombreuses études empiriques, car l’industrialisation n’y a pas été particulièrement précoce ni particulièrement surprenante. Les nouvelles impulsions sont venues principalement de la connexion entre les recherches sur la métropole et sur les colonies, à l’image des réflexions de Sebastian Conrad sur les évolutions des représentations du travail46 ou des travaux sur les tentatives (infructueuses) de transférer des pratiques économiques47. Il serait pourtant passionnant de prendre en considération le début du XIXe siècle, ou le siècle dans son ensemble, sous l’angle des diverses prédispositions culturelles des sociétés européennes à adopter un modèle économique franco-anglo-néerlandais (ainsi que l’a réalisé Jonathan Sperber pour les conceptions de la propriété48).

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Atouts et limites de la nouvelle histoire culturelle

19 Il est évident que les recherches récentes sur le XIXe siècle nous ont permis d’en savoir bien plus aujourd’hui qu’auparavant. Où en est-on en revanche du rapport entre les interprétations « anciennes » et « nouvelles », entre les questions résolues et encore en suspens, entre les résultats novateurs et les moins révolutionnaires ?

20 Le bilan est pour le moment plus mitigé. La décision de prendre au sérieux la mise en scène et la médiatisation de la monarchie, de la hiérarchie, de la noblesse et de l’Église a certainement permis de décrire plus justement les systèmes politiques du XIXe siècle et de mieux comprendre l’importance, la portée, les forces et les faiblesses d’une opposition plus ou moins radicale, telle que le libéralisme, les mouvements démocratiques ou le nationalisme. Restent pourtant des problèmes irrésolus, qui excèdent le cadre des pures controverses empiriques. La reconstruction des représentations de l’honneur et de la honte qu’engendre un recul, comprises comme des structures profondes de la société masculine du XIXe siècle, aide par exemple de façon décisive à déterminer pourquoi transiger était une option difficilement envisageable à l’été 1914, pourquoi les sociaux-démocrates ou les libéraux ont été aussi prompts à reléguer au second plan leurs convictions antimilitaristes et internationalistes lorsque la guerre a éclaté, et pourquoi, une fois déclenché, il a été quasiment impossible d’endiguer ce conflit. On ignore cependant toujours pourquoi ces mécanismes ont été opérants en 1914 et non lors de crises et de conflits précédents. Ce n’est ici qu’un exemple illustrant combien les approches par l’histoire culturelle sont remarquablement aptes à révéler les structures et les évolutions sur le long terme et possèdent un potentiel explicatif crucial. En revanche, on vient de le voir, elles sont moins adaptées pour expliquer pourquoi des évolutions et des événements se déroulent à un moment précis et dans des lieux concrets. En témoigne aussi le fait que les travaux évoqués sur la politique étrangère s’arrêtent précisément là où ils deviennent intéressants dans l’optique d’une lecture conventionnelle : à savoir avant la tentative d’explication des événements de 1914. L’analyse explicite par l’histoire culturelle de la naissance de l’ordre de Vienne en 1814/1815 reste, elle aussi, à faire49 ; Brian Vick a toutefois annoncé une grande étude sur cette question50.

21 Si je ne me trompe pas, les tournants politiques intérieurs du XIXe siècle n’ont pas encore beaucoup intéressé la nouvelle histoire culturelle et politique. Ni l’interprétation du déroulement de l’unification allemande, ni la révolution de 1848 (cependant traitée jusqu’à satiété en 1998), ni les conflits des années 1820 et 1830 n’ont fait l’objet d’une nouvelle interprétation révolutionnaire par le recours à l’histoire culturelle, dont la portée serait comparable à la réinterprétation du XVIIIe siècle allemand.

22 Cette situation découle de la nature des méthodes employées qui conviennent mieux à l’analyse des continuités et des stabilités que des bouleversements et des césures. La focalisation sur les discours stables, sur des rituels à la dynamique très lente, sur des mises en scène spécifiques qui sont lues comme les « clés » de périodes de longue durée, tout comme celle sur les médias, les formes de relations sociales et le niveau d’observation, qui s’éloignent au moins des affaires politiques ordinaires, sont des raisons systématiques et propres à la méthodologie. Elles expliquent la mise en exergue des stabilités et le moindre intérêt pour les contingences. Un des points structurels forts de cette démarche est de démontrer l’existence de stabilités inattendues – celle du

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vieil empire soi-disant en déclin depuis le Moyen Âge, du parlementarisme de la République de Weimar en crise permanente51 ou de la noblesse et de la monarchie fragilisées par le dynamisme économique de la bourgeoisie et la pluralisation politique des parlements. Elle n’a en revanche pas beaucoup de potentiel novateur lorsqu’il s’agit d’analyser des « décisions » subites ou des tournants politiques et militaires au sens traditionnel. Il existe réellement, en ce sens, une certaine tension entre les prédilections méthodologiques de la « nouvelle histoire culturelle » et les questions posées au XIXe siècle, qui, traditionnellement, portent sur les tournants. Les recherches des dernières décennies ont montré qu’ils ne peuvent être étudiés qu’avec les outils de l’histoire sociale. Il est désormais très difficile d’approcher ces tournants en termes de structure : après les grandes querelles sur l’équilibre européen, sur les réalités du nationalisme ou sur l’improbabilité d’une grande guerre en 1914, ni le résultat du Congrès de Vienne, ni la fondation de l’Empire allemand, ni le déclenchement de la Première Guerre mondiale ne semblent résulter d’une quelconque évolution antérieure ou représenter l’expression logique de structures solidement ancrées.

23 Une autre explication possible de ces difficultés réside dans les caractéristiques des sources. Il n’est pas exagéré de constater que le XIXe siècle allemand et l’histoire sociale étaient d’une certaine manière faits l’un pour l’autre. Les chercheurs et l’objet de la recherche ont partagé une passion commune pour la quantification et les statistiques. Il existait une base matérielle relativement exhaustive pour la recherche quantitative sur les formations sociales (si du moins le fait de travailler avec des panels souvent non contrôlés, mais considérés comme représentatifs, ne dérangeait pas le chercheur). Mais la quantité de matériel restait encore exploitable par des chercheurs individuels et leurs ordinateurs. On pourrait établir une correspondance similaire entre l’histoire culturelle du politique et l’époque moderne : les deux sont fascinées par les rituels et l’impact de ce que l’on appellerait aujourd’hui la « révolution médiatique » ainsi que par la réflexion sur la nature des mécanismes difficilement perceptibles qui sous- tendent la hiérarchie, la domination ou l’ordre et permettent de les pérenniser.

24 Alors qu’il est possible à un seul chercheur, même s’il s’agit d’une entreprise extrêmement ambitieuse, d’analyser méthodiquement les médias imprimés de l’époque moderne sur des thèmes précis, la tâche est quasiment impensable pour le XIXe siècle, d’autant que les programmes de numérisation de ces dernières années ont fait exploser la quantité de sources accessibles. Il est vrai que l’Allemagne affiche à cet égard un retard sur l’Angleterre et la France, mais la grande partie de la production textuelle de l’époque sera bientôt aisément consultable depuis n’importe quel coin de la planète ou presque. Comment mener dans ces conditions des investigations sur les discours dominants et moins dominants, sur les stratégies de (dé)stabilisation culturelle du pouvoir, sur la construction de la tradition et de sa critique à partir d’une lecture intensive et littéraire d’une partie vraiment représentative du corpus accessible, et non sur la base d’une statistique des mots ou des phrases ? La question reste en suspens. Un autre problème reste que l’on dispose de sources pour étudier les goûts culturels des élites, mais qu’elles sont plus difficiles à trouver en ce qui concerne les couches défavorisées de la société et encore plus rarement exploitées. Or il est quasiment impossible de penser l’histoire du XIXe siècle sans l’histoire du « prolétariat ».

25 Même en laissant de côté le problème de la représentativité, un autre argument vient compliquer les généralisations fondées sur une analyse de la politique symbolique au XIXe siècle. Tous les grands changements de cap de ce siècle ont été à leur époque l’objet

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de vives controverses ou de vastes combats. Une bonne part des perspectives sur ces affrontements, qui constituent (aussi) le fond théorique de la nouvelle histoire culturelle, en revient en fait à des positions déjà formulées au XIXe siècle. La déconstruction accompagne ainsi depuis cette époque chaque observation de la mise en scène de la virilité, de la domination, de la religion, et ce avec une intensité inconnue pour l’Époque moderne ou, du moins, documentée de façon moins exhaustive52. La stylisation et la médiatisation des monarques, classes, partis, États et empires ont fait l’objet de réflexions approfondies et, comme en témoigne la puissance constante de l’opposition, dans une large mesure vaines. Une nouvelle histoire culturelle du politique, qui fait de l’émergence des « décisions collectives contraignantes » de Luhmann53 son thème central, se heurte pour le XIXe siècle, à une difficulté : presque partout et dans la grande majorité des cas, les minorités substantielles, mais aussi parfois les majorités, ne considèrent pas que les décisions adoptées possèdent un caractère contraignant, bien qu’elles les respectent souvent. Il ne serait dès lors guère surprenant que l’on assiste, dans une prochaine étape, à un rapprochement entre les anciennes et les nouvelles histoires culturelle et politique, ainsi qu’à une tentative nouvelle visant à combiner les atouts des deux champs – la concentration sur l’analyse des communications, des interactions et des débats dans leurs relativités complexes pour l’une, l’intérêt porté à la contingence et aux aiguillages surprenants pour l’autre. Au regard de l’abondance de ses sources, bien plus fournies que celles du XVIIIe siècle sans atteindre pour autant la masse de celles du XXe, le XIXe siècle constituerait un objet de recherche idéal, de par son mélange particulier de transformation rapide, de changements de cap subits et de structures stables, que la nouvelle histoire politique vient tout juste de commencer à explorer.

NOTES

1. Sehepunkte est une plate-forme internet allemande de recension des publications en histoire (NDT). À la mi-juin 2012, les titres sur le XIXe siècle remplissaient 40 pages d’écran. Les listes des titres sur l’histoire du temps présent et de l’Époque moderne étaient longues de 80 pages environ chacune, celle sur l’Antiquité comptait à peine 50 pages. Il est possible de reconstituer ce résultat et ces chiffres en se rendant sur http://sehepunkte.de/archiv/ausgaben/ et en cliquant sur les « catégories ». 2. Cf. le réseau de recherche coordonné (SFB) « Bedrohte Ordnungen » (« Ordres menacés ») (Tübingen) (http://www.uni-tuebingen.de/forschung/forschungsschwerpunkte/ sonderforschungsbereiche/sfb-923/kontakt.html); « Repräsentationen sozialer Ordnungen im Wandel » (« Représentations des ordres sociaux en changement ») (Berlin) (http://www.sfb- repraesentationen.de/) ou « Das Politische als Kommunikationsraum in der Geschichte » (« Le politique comme espace de communication dans l’histoire ») (Bielefeld) (http://www.uni- bielefeld.de/geschichte/forschung/sfb584/index.html). 3. Cf. par ex. « Helden – Heroisierungen – Heroismen » (« Héros – héroïsation – héroismes ») (Freiburg) (http://portal.uni-freiburg.de/sfb948).

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4. Cf. Dieter Timpe, « Die ‚Varusschlacht‘ in ihren Kontexten. Eine kritische Nachlese zum Bimillennium 2009 », Historische Zeitschrift, 294, 3 (2012), p. 592-652. 5. Pour une petite sélection des nombreuses publications de cette année cf. Ullrich Sachse [dir.], Friederisiko – Friedrich der Große, München, Hirmer, 2012, 2 volumes ; Bernd Sösemann et Gregor Vogt-Spira [dir.], Friedrich der Große in Europa, Stuttgart, Steiner, 2012, 2 volumes ; Ute Frevert, Gefühlspolitik : Friedrich II. als Herr über die Herzen ?, Göttingen, Wallstein, 2012. 6. Jürgen Osterhammel, Die Verwandlung der Welt. Eine Geschichte des 19. Jahrhunderts, München, C. H. Beck, 5e édition, 2010 (1re edition 2009). 7. Friedrich Jäger [dir.], Enzyklopädie der Neuzeit, Stuttgart, Metzler, 2005-2012, 15 volumes. 8. David Cannadine, Class in Britain, New Haven, Yale University Press, 1998, p. 13. 9. Heinz Bude, Joachim Fischer et Bernd Kauffmann [dir.], Bürgerlichkeit ohne Bürgertum. In welchem Land leben wir ?, München, Fink, 2010. 10. Robert Gerwarth et Stephan Malinowski, « Der Holocaust als „kolonialer Genozid“ ? Europäische Kolonialgewalt und nationalsozialistischer Vernichtungskrieg », Geschichte und Gesellschaft, 33, 3 (2007), p. 439-466. 11. Cf. Ulrich Herbert, “Europe in High Modernity: Reflections on a Theory of the 20th Century”, Journal of Modern European History, 5, 1 (2007), p. 5-21. Ces réflexions sous-tendent aussi l’histoire européenne du XXe siècle dirigée par Ulrich Herbert, qui a remporté un grand succès, cf. Marie- Janine Calic, Geschichte Jugoslawiens im 20. Jahrhundert, München, C. H. Beck, 2010. 12. Volker Sellin, Gewalt und Legitimität : Die europäische Monarchie im Zeitalter der Revolutionen, München, Oldenbourg, 2011 ; Heinz Reif [dir.], Adel und Bürgertum in Deutschland I : Entwicklungslinien und Wendepunkte im 19. Jahrhundert, München, Oldenbourg, 2008 (1re édition 2000) ; Torsten Riotte, « Der abwesende Monarch im Herrschaftsdiskurs der Neuzeit : Eine Forschungsskizze am Beispiel der Welfendynastie nach 1866 », Historische Zeitschrift, 289, 3 (2009), p. 627-667. 13. Sebastian Conrad, Globalisierung und Nation im Deutschen Kaiserreich, München, C. H. Beck, 2010 (1re édition 2006). 14. Ulrike von Hirschhausen et Jörn Leonhard, Empires und Nationalstaaten im 19. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2009. 15. Martin Schulze-Wessel, Revolution und religiöser Dissens : Der römisch-katholische und russisch- orthodoxe Klerus als Träger religiösen Wandels in den böhmischen Ländern und in Russland 1848-1922, München, Oldenbourg, 2011. 16. Jürgen Osterhammel, « Auf der Suche nach einem 19. Jahrhundert », dans Sebastian Conrad [dir.], Globalgeschichte : Theorien, Ansätze, Themen, Globalgeschichte, tome 1, Frankfurt a. M., Campus, 2007, p. 109-130. 17. Barbara Stollberg-Rilinger, Des Kaisers alte Kleider. Verfassungsgeschichte und Symbolsprache des Alten Reiches, München, C. H. Beck, 2008. 18. C. A. Bayly, The Birth of the Modern World, 1780-1914: Global Connections and Comparisons, Oxford, Blackwell, 2004. 19. Sur la problématique de la définition et de la distinction entre ces domaines cf. Andreas Rödder, « Klios neue Kleider: Theoriedebatten um eine Kulturgeschichte der Politik in der Moderne », Historische Zeitschrift, tome 283, n° 3, 2006, p. 657-688 et David M. Craig, „‘High Politics‘ and the ‚New Political History‘, Historical Journal, 53, 2 (2010), p. 453-476. Pour des textes programmatiques passés au rang de classiques sur la « nouvelle » histoire politique et culturelle, cf. Barbara Stollberg-Rilinger, « Was heißt Kulturgeschichte des Politischen ? Einleitung », dans eadem [dir.], Was heißt Kulturgeschichte des Politischen ?, Zeitschrift für Historische Forschung, Beiheft 35, Berlin, Duncker & Humblot, 2005, p. 9-24 ; Ute Frevert, « Neue Politikgeschichte : Konzepte und Herausforderungen », dans eadem et Heinz-Gerhard Haupt [dir.], Neue Politikgeschichte : Perspektiven einer historischen Politikforschung, Frankfurt a. M., Campus, 2005, p. 7-26.

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20. Pour l’analyse la plus complète d’un point de vue proche à la « nouvelle histoire culturelle » cf. Tobias Weidner, Die Geschichte des Politischen in der Diskussion, Das Politische als Kommunikation 11, Göttingen, Wallstein, 2012. 21. Ute Frevert, “Honor, Gender, and Power: The Politics of Satisfaction in Pre-War Europe”, dans Holger Afflerbach [dir.], An Improbable War: The Outbreak of World War I and European Political Culture before 1914, New York, Berghahn Books, 2007, p. 233-255. 22. Wencke Meteling, Ehre, Einheit, Ordnung : Preußische und französische Städte und ihre Regimenter im Krieg, 1870/71 und 1914-19, Historische Grundlagen der Moderne 1, Baden Baden, Nomos, 2010. 23. Arno J. Mayer, The Persistence of the Old Regime: Europe to the Great War, London, Croom Helm, 1981. 24. Frank Becker, Bilder von Krieg und Nation : Die Einigungskriege in der bürgerlichen Öffentlichkeit Deutschlands 1864-1913, München, Oldenbourg, 2001. Voir aussi sa contribution dans ce volume. 25. Johannes Paulmann, Pomp und Politik : Monarchenbegegnungen in Europa zwischen Ancien Régime und Erstem Weltkrieg, Paderborn, Schöningh, 2000. 26. Verena Steller, Diplomatie von Angesicht zu Angesicht : Diplomatische Handlungsformen in den deutsch-französischen Beziehungen 1870-1919, Paderborn, Schöningh, 2011. 27. Matthias Schulz, Normen und Praxis. Das Europäische Konzert der Großmächte als Sicherheitsrat, 1815-1860, München, Oldenbourg, 2009. 28. Cf. Thomas Welskopp, « Die Sozialgeschichte der Väter : Grenzen und Perspektiven der Historischen Sozialwissenschaft », Geschichte und Gesellschaft, 24, 2 (1998), p. 173-198. 29. Abigail Green, Fatherlands: State-Building and Nationhood in Nineteenth-Century Germany, Cambridge, Cambridge University Press, 2001; Sebastian Conrad, Globalisierung und Nation…, op. cit. 30. À titre d’exemple, cf. Dirk Götschmann, Bayerischer Parlamentarismus im Vormärz : Die Ständeversammlung des Königreichs Bayern 1819-1848, Handbuch der Geschichte des deutschen Parlamentarismus, Düsseldorf, Droste, 2002. 31. Cf. par exemple Brian E. Vick, Defining Germany: The 1848 Frankfurt Parliamentarians and National Identity, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2002. 32. Andreas Biefang, Die andere Seite der Macht : Reichstag und Öffentlichkeit im „System Bismarck“ 1871-1890, Beiträge zur Geschichte des Parlamentarismus und der politischen Parteien 156, Düsseldorf, Droste, 2009. 33. Frank Lorenz Müller, Our Fritz: Emperor Frederick III and the Political Culture of Imperial Germany, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2011. 34. Ute Frevert, Die kasernierte Nation : Militärdienst und Zivilgesellschaft in Deutschland, München, C. H. Beck, 2001. 35. James M. Brophy, Popular Culture and the Public Sphere in the Rhineland, 1800-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. Voir aussi sa contribution dans ce volume. 36. Bernd Heidenreich et Sönke Neitzel [dir.], Das Deutsche Kaiserreich 1890-1914, Paderborn, Schöningh, 2011. 37. Cf. Axel Körner, Das Lied von einer anderen Welt : Kulturelle Praxis im französischen und deutschen Arbeitermilieu 1840-1890, Frankfurt a. M., Campus, 1997. 38. Stefanie Michels, Schwarze deutsche Kolonialsoldaten : Mehrdeutige Repräsentationsräume und früher Kosmopolitismus in Afrika, Bielefeld, transcript, 2009. 39. E. A. Wrigley, Energy and the English Industrial Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2010. 40. Kenneth Pomeranz, The Great Divergence: China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000. 41. Cf. à titre d’exemple les travaux de James Belich, Making Peoples, Rosedale, New Zealand, Penguin, 2007; et James Belich, Paradise Reforged, Auckland, Lane, 2000. 42. Hartmut Berghoff [dir.], Wirtschaftsgeschichte als Kulturgeschichte : Dimensionen eines Perspektivenwechsels, Frankfurt a. M., Campus, 2004.

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43. Christiane Eisenberg, Englands Weg in die Marktgesellschaft, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2009. 44. Jan DeVries, The Industrious Revolution: Consumer Behavior and the Household Economy, 1650 to the Present, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. 45. Hartmut Berghoff, « Die Zähmung des entfesselten Prometheus. Die Generierung von Vertrauenskapital und die Konstruktion des Marktes im Industrialisierungs- und Globalisierungsprozess », dans idem [dir.], Wirtschaftsgeschichte als Kulturgeschichte…, op. cit., p. 143-168 ; Ute Frevert [dir.], Vertrauen : Historische Annäherungen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2003. 46. Sebastian Conrad, Globalisierung und Nation…, op. cit. 47. Andrew Zimmerman, “A German Alabama in Africa : The Tuskegee Expedition to German Togo and the Transnational Origins of West African Cotton Growers”, American Historical Review, tome 110, n° 5, 2005, p. 1362-1398, et, de façon tout aussi typique, idem, « Ein deutsches Alabama in Afrika : Die Tuskegee-Expedition nach Togo und die transnationalen Ursprünge westafrikanischer Baumwollpflanzer », dans Sebastian Conrad [dir.], Globalgeschichte : Theorien, Ansätze, Themen, Globalgeschichte 1, Frankfurt a. M., Campus, 2007, p. 313-342. 48. Jonathan Sperber, Property and Civil Society in South-Western Germany, 1820-1914, Oxford, Oxford University Press, 2005. 49. On trouvera quelques commentaires en ce sens dans Adam Zamoyski, Rites of Peace: The fall of Napoleon & The Congress of Vienna, London, Harper, 2007. 50. http://history.emory.edu/home/people/faculty/vick.html 51. Thomas Mergel, Parlamentarische Kultur in der Weimarer Republik : Politische Kommunikation, symbolische Politik und Öffentlichkeit im Reichstag, Beiträge zur Geschichte des Parlamentarismus und der politischen Parteien 135, Düsseldorf, Droste, 2002. 52. Un point de vue controversé, cf. Hannah Vollrath, « Haben Rituale Macht ? Anmerkungen zu dem Buch von Gerd Althoff : Die Macht der Rituale. Symbolik und Herrschaft im Mittelalter », Historische Zeitschrift, 284, 2 (2007), p. 385-400. 53. Cf. par exemple Niklas Luhmann, Rechtssoziologie, Hamburg, Rowohlt, 1972, p. 163.

RÉSUMÉS

La nouvelle histoire culturelle a (aussi) changé l’historiographie de l’histoire allemande du XIXe siècle, question qui sera débattue à l’aune de la politique étrangère, des rapports de domination et de l’histoire économique. L’article pointera ensuite deux limites du concept de la nouvelle histoire culturelle, qui affectent sa pertinence pour l’étude du XIXe siècle : le problème de la contingence et le rôle accordé aux décisions collectives contraignantes plutôt qu’à la controverse.

As far as German 19th century history is concerned the new cultural history has (also) changed historiography; to illustrate this, foreign politics, relations of power and economic history will be discussed as three examples. Subsequently the article refers to two limits of this approach concerning the 19th century: dealing with contingency and the role assigned to collectively binding instead of controversial decisions.

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Die neue Kulturgeschichte hat (auch) die Historiographie zur deutschen Geschichte des 19. Jahrhunderts verändert ; das wird an den drei Beispielen Außenpolitik, Herrschaftsverhältnissen und Wirtschaftsgeschichte diskutiert. Anschließend wird auf zwei Grenzen des Ansatzes verwiesen, die seine Relevanz für das 19. Jahrhundert betreffen : den Umgang mit Kontingenz und die Rolle, die kollektiv verbindlichen statt kontroversen Entscheidungen zugewiesen wird.

AUTEUR

ANDREAS FAHRMEIR Andreas Fahrmeir est professeur d’histoire à l’université de Francfort

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La guerre et l’armée : des espaces de négociation pour l’ordre politique national

Frank Becker

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’allemand par Laurent Wagner.

1 L’historiographie de la guerre et de l’armée a connu ces dernières années en Allemagne de nombreux enrichissements1. Au-delà de l’étude des opérations militaires sont apparus des aspects socio-historiques s’attachant à la base de recrutement des officiers et des soldats, aux relations entre les sphères civile et militaire dans les villes de garnison ou aux conditions et conséquences du régime d’occupation ; au travers du prisme de l’histoire au jour le jour, d’une « histoire militaire d’en bas », l’expérience concrète qu’avaient de la guerre les grades ordinaires de la troupe fut examinée ; l’histoire des mentalités remit au jour l’état d’esprit présidant à la guerre ainsi que la vision qu’en avaient non seulement les différents niveaux hiérarchiques, mais également toutes les couches de la société civile.

2 S’appuyant pour partie sur ces travaux, mais également en s’en distanciant, s’est mis en place à partir des années 1990 un nouveau champ de recherches sur lequel nous allons nous arrêter : la lecture de la guerre, le discours sur la guerre. Comme tous phénomènes réels, la guerre n’est accessible que par le biais d’interprétations passées ou à venir. Et ces interprétations sont développées, stabilisées, diffusées par la communication. Ainsi, les médias visuels et textuels qui ont représenté la guerre nous permettent d’accéder à la manière dont on donnait alors sens à la guerre2.

3 Ce champ de recherche, s’appuyant sur l’analyse du discours, la sémantique historique et le constructivisme, a entre-temps acquis un poids considérable dans l’historiographie allemande. Si l’ampleur de la littérature accessible interdit de rendre hommage à toutes les études existantes, c’est sur celles mettant en rapport le débat

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autour de la guerre avec la sphère politique que nous nous pencherons, les lignes directrices de l’évolution politique au XIXe siècle étant au centre de la présente publication.

4 En ce sens, il s’agit de la charge politique du débat autour de la guerre, de son lien avec une approche politique de l’ordre3. Fréquemment, lorsqu’il est question de la guerre, est évoqué l’État au nom duquel est mené le combat, souvent aussi l’ordre sociétal qui, à cette occasion, est censé faire ou non ses preuves. Plus encore : la constitution militaire est assimilée à son pendant politique. C’est vrai de l’interprétation contemporaine de la guerre comme de l’interprétation mémorielle. C’est l’importance de l’idée de nation qui est ici mise en avant. La création d’aucun État-Nation ne s’est faite sans guerre au cours du XIXe siècle ; au niveau interprétatif, les débats autour de la guerre et autour de la nation sont quasiment indissociables. La guerre et le militaire sont au XIXe siècle un espace de négociation incontournable pour l’ordre politique de la nation.

5 Mais de quoi est fait cet ordre ? Tout d’abord, il est marqué par les questions de souveraineté et de constitution. Qui commande en temps de guerre voudra probablement faire de même en temps de paix ; à l’inverse, la hiérarchie sociale de la sphère civile se retrouve dans la hiérarchie militaire. Si ce n’était le cas, notre vision de la guerre se trouverait confrontée à un défi particulier. L’éventualité d’une analogie entre constitutions civile et militaire a déjà été évoquée plus haut ; là aussi, si une divergence est envisageable, il convient de la surmonter par l’analyse. Reste en suspens l’éventualité d’une constitution militaire servant de modèle, de ligne directrice, à l’ordre politique qui lui succède.

6 De la même façon, c’est selon une certaine vision de la guerre que se forge l’identité nationale. Les nations ne peuvent se créer une identité que par le biais d’un catalogue de caractéristiques qui leur sont propres. En même temps, il y a lieu de tracer une frontière entre ceux qui en font partie et ceux qui en sont exclus – l’inclusion étant impensable sans l’exclusion. C’est ainsi que le débat autour de la guerre prête aux forces armées des propriétés censées être inhérentes à la nation au nom de laquelle elles combattent ; dans les circonstances exceptionnelles de la guerre, les nations montrent leur vrai visage, mettent au jour les caractéristiques qui, en temps de paix, sont parfois enfouies. C’est précisément lorsqu’une nation est issue d’une guerre – cette guerre devenant alors son mythe fondateur – que les caractéristiques qui s’étaient déployées à l’occasion du conflit armé sont particulièrement riches de conséquences – elles peuvent forger l’identité d’une nation pour des générations.

7 En troisième lieu, il convient d’évoquer la répartition sexuée des rôles. Les visions particulières de la guerre attribuent aux deux genres des rôles, des fonctions et des devoirs particuliers ; la dimension existentielle de la guerre leur confère un poids particulier – ce qui en temps de guerre a fait ses preuves sera valable en temps de paix. À l’inverse, des identités sexuelles établies en temps de paix peuvent se révéler inopérantes pour la guerre et doivent alors être révisées. On peut même attribuer la force ou la faiblesse de nations en guerre à la bonne ou mauvaise répartition des rôles entre hommes et femmes. Fondamentalement, le port des armes et la mise en jeu de la vie sont souvent prétexte à revendiquer une participation politique ; celui qui est exclu de l’appareil militaire n’aura le plus souvent que peu à faire valoir pour revendiquer un droit de regard politique.

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Les guerres de libération antinapoléoniennes

8 La recherche a longtemps considéré que les guerres de l’époque révolutionnaire française, prélude aux guerres napoléoniennes, représentaient une rupture radicale dans la conduite de la guerre et dans la constitution militaire4 : l’âge de la guerre de cabinet aurait fait place à celui de la guerre des nations ; le soldat à gages aurait fait place au patriote en uniforme ; une organisation militaire par laquelle l’officier noble domine le soldat du rang issu des couches inférieures de la paysannerie, à une autre, faisant place à la bourgeoisie ; une guerre de manœuvre peu sanguinaire, à un combat acharné et sans merci entre nations ennemies allant jusqu’à mobiliser des populations entières – et toutes les ressources matérielles – pour la guerre. Ce changement radical aurait partie liée avec un discours autour de la guerre entièrement renouvelé : le combat devrait être compris comme une mission pour la nation tout entière, l’uniforme comme l’habit de lumière du patriote, lequel saurait que son droit de regard sur l’État- nation est lié à son devoir de le défendre les armes à la main. C’est ainsi que l’absolutisme, aspirant à un monopole du pouvoir sans réserve, aurait trouvé son expression dans l’armée-marionnette de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècle, tandis que l’État-nation du XIXe pouvait au besoin user de la conscription, voire espérer de ses citoyens une participation spontanée à l’effort de guerre.

9 Encore très récemment, cette lecture a trouvé ses défenseurs5. Elle avait même précédemment été poussée jusqu’à l’idée voulant que le discours militaro-national inauguré à l’occasion des guerres antinapoléoniennes aurait formé la matrice interprétative de tous les conflits du long XIXe siècle impliquant l’Allemagne. Cette matrice, nonobstant certaines modifications, n’aurait plus jamais fait l’objet de réelles transformations6. En 1813-1815, la rhétorique de la mobilisation nationale aurait ouvert des perspectives d’unité et de participation, quand bien même ces esquisses de nouvel ordre politique eurent manqué de précision, le nationalisme étant en ces années avant tout fondé sur des paramètres ethnoculturels, ce qui en fait un paramètre peu déterminant pour la constitution politique7.

10 Entre-temps néanmoins, sont apparues des études proposant une tout autre vue. À commencer par une représentation toute différente de l’évolution de l’histoire militaire. S’appuyant sur la recherche actuelle sur les débuts de l’époque moderne, ces nouvelles thèses voient en l’« âge des guerres des princes » une idéalisation trompeuse. Dès avant la Révolution française, des milices auraient existé dans nombre d’états européens ; les batailles de la guerre de sept ans, par exemple, n’auraient en aucun cas été « relativement peu sanguinaires ». De plus, le patriotisme y aurait d’ores et déjà joué un rôle significatif ; la Prusse aurait bien combattu pour son existence. Des méthodes telles que la guerre de partisans, censées caractériser la nouvelle manière de conduire la guerre depuis la Révolution française, n’auraient pas été introduites par des forces nationalo-progressives mais – comme en Vendée en 1793, en Espagne en 1808 ou au Tyrol en 1809 – par des forces conservatrices et religieuses. À l’inverse, l’armée permanente, comme principe d’organisation militaire en Europe, se serait maintenue au XIXe siècle. De même, les armées de conscription s’appuyaient sur un encadrement d’officiers et sous-officiers expérimentés. Les armées territoriales (Landwehr), lesquelles maintenaient dans la constitution militaire prussienne la tradition de l’idée d’armement de la population, ne consistaient plus après 1815 qu’en une milice hautement intégrée et contrôlée8.

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11 Une rupture radicale au niveau du discours autour de la guerre, si l’on en croit ces études, n’apparaît pas dans l’Allemagne des années 1813-1815, ni dans l’évolution de la réforme de l’armée ni dans l’évolution des manières de faire la guerre. Bien au contraire, on observerait un maintien du lien entre tradition interprétative de la guerre et modèles pré-nationaux. Ce n’est qu’après 1815 que les combats seront présentés rétroactivement comme une guerre nationale et populaire9. Une historiographie faisant peu de cas de l’échelle du temps a fini par appréhender de cette manière l’interprétation contemporaine du conflit.

12 Il faut également tenir compte de différends entre chercheurs pour ce qui est de l’autodéfinition nationale sous le signe des guerres de libération. S’il est vrai que les notions de guerre nationale et de nation ne jouèrent en 1813-1815 qu’un rôle marginal, la plupart des ébauches identitaires ne pourront qu’avoir été tributaires des loyautés dynastiques traditionnelles des différents États, voire de celles des confessions. Seule une minorité a, peut-être, défendu la position, depuis toujours mise en avant par la recherche, construisant une identité nationale allemande par opposition à l’ennemi français10. L’hostilité guerrière suggérait de développer ainsi l’interaction, si nécessaire à la formation de l’identité, entre identité et altérité : si le français était frivole, l’allemand était probe, si le français était vantard, l’allemand était humble, etc. En revanche, une perspective critique invite à constater qu’il y eut en Allemagne, par intermittence, de nettes sympathies pour la France, particulièrement dans les États confédérés du Rhin.

13 La thèse de la guerre nationale, quel qu’eût été son poids, proposait en tout cas une définition avant tout ethnoculturelle de la nation. Y apparaissait d’ores et déjà la notion de « race »11. Le germanique était opposé au roman, et un antisémitisme justifié cette fois par des considérations non plus religieuses, mais ethniques, devenait perceptible12. En réaction, et en signe de leur fidélité à la nation, nombre de Juifs des pays germanophones s’engagèrent à fond dans le projet de libération13. Malgré cela, le cliché du Juif inapte à être soldat, faible, lâche, apparut à l’époque des guerres antinapoléoniennes, pour se maintenir pendant tout le XIXe siècle et au-delà14. On a pu néanmoins, sur la foi des journaux intimes de soldats bavarois de la campagne de Russie de 1812, objecter que l’antisémitisme y serait resté d’essence traditionnellement religieuse15.

14 Le facteur religieux jouait dans l’interprétation de la guerre de toute façon un rôle éminent. Les adversaires de Napoléon, y compris les États allemands, accentuaient leur religiosité pour se démarquer d’une France supposée areligieuse. La ligne de conflit dominante entre religiosité et irréligiosité, ou, plus précisément, entre Chrétienté et matérialisme, émoussait les conflits interchrétiens. Ceux-ci eussent mis en péril l’unité de l’État et de la nation ainsi que la concorde régnant entre alliés du camp antinapoléonien16. Au total, la culture interprétative des guerres de libération était dominée par un nationalisme romantique sourd aux confessions.

15 Dans le cadre de ce débat autour de la guerre, la recherche portant sur le rôle dévolu aux deux sexes est dominée par la controverse évoquée ci-dessus. D’un côté, la thèse soutenant que le discours dominant sur la guerre nationale aurait décrété le champ de bataille comme domaine exclusivement masculin, les femmes, mères de la Nation, se voyant attribuer une mission de soins et de ravitaillement17. C’est ainsi que les femmes seraient certes vues comme une composante importante de la nation tout en étant exclues de la sphère de l’action étatique, ce qui conduisait à leur refuser tout droit de

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regard politique18. Le combat étant assimilé exclusivement à l’homme, la condition même de soldat était déclarée élément constitutif majeur de la virilité19.

16 Il y est objecté que, y compris à propos de l’exclusion des femmes, la rupture dans la conduite de la guerre entre le XVIIIe et le XIXe siècle n’aurait pas du tout été aussi flagrante. Au cours des guerres napoléoniennes, les femmes du train des équipages auraient continué de suivre les hommes jusque sur le terrain. Ces derniers n’auraient aucunement tiré leur virilité essentiellement de leur condition de soldat : une manière d’être peu militaire restait acceptable et de nombreux hommes se seraient soustraits au service militaire, ou auraient du moins rêvé de rester loin des combats, sans que leur virilité en souffrît20.

La révolution de 1848/49

17 Certes, aucune guerre d’importance impliquant des États allemands ne fut conduite pendant la révolution de 1848-1849. Mais un conflit armé survint avec le Danemark au sujet du Schleswig-Holstein, lequel s’étira sur plusieurs années et resta pour le mouvement national une plaie ouverte. De plus, il était souvent question d’une grande guerre, même si celle-ci ne fut jamais menée : contre la Russie, l’« antre de la réaction », ou contre tous les pays européens, dans la mesure où ils s’opposaient à la création de l’État national allemand. Enfin, des questions relevant de la constitution militaire jouaient un rôle important dans les débats de politique intérieure. Dès mars 1848, des milices civiles, parties prenantes des forces armées, s’étaient engagées en de nombreux endroits aux côtés de l’armée régulière.

18 Quelles relations furent établies entre d’une part cette guerre réelle, cette guerre imaginée, ce débat autour de la constitution militaire, et d’autre part l’ordre politique de la nation ? La guerre pour le Schleswig-Holstein faisait aux yeux du mouvement national figure de catalyseur de l’unité : la tradition des petits États serait vite balayée si une préoccupation commune rassemblait tous les Allemands dans un même combat. Il était donc d’autant plus choquant que la Prusse, fidèle à sa tradition hégémonique, mît fin à la guerre par calcul. Un temps envisagée, une guerre contre la Russie, voire contre plusieurs États européens, aurait également pu favoriser tout le processus révolutionnaire de remodelage de l’Allemagne21. En France, un tel effet s’était fait sentir dès 1792. De nombreux d’éléments laissaient (et laissent) penser que la création d’un État-nation en Europe centrale n’avait aucune chance sans une guerre d’importance22.

19 Si la guerre devait favoriser la révolution et l’homogénéisation de la nation, les gardes bourgeoises semblaient montrer l’émergence, conjointement avec l’Assemblée constituante de Francfort (Paulskirche), du nouvel ordre politique. À l’accès de la bourgeoisie à la force armée correspond la participation au pouvoir politique ; de plus, la mission des milices ne se limitait aucunement au seul maintien de l’ordre, mais s’étendait à la défense de la constitution23. C’est ainsi que les gardes bourgeoises n’étaient pas soumises aux autorités24. Le choix des officiers passait par le vote25. Tandis que les troupes régulières se portaient garantes – tant de manière factuelle que symbolique – de l’ordre ancien, le nouvel esprit d’un état-nation porté en premier lieu par la bourgeoisie s’incarnait dans les gardes bourgeoises.

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20 De nouvelles études ont critiqué cette vision jugée trop simplificatrice. Dès 1848-1849, même les troupes régulières étaient plus bourgeoises qu’on ne l’admet communément26. C’est pour de bonnes raisons qu’une partie d’entre elles se rangea lors de la campagne pour la constitution du Reich aux côtés des révolutionnaires armés. À l’inverse, la réputation qu’avaient les gardes bourgeoises d’être le bras armé idoine d’un État de droit moderne n’était pas incontestée. Au-delà de l’adéquation organisationnelle et idéologique, la puissance militaire jouait après tout son rôle – et, après que le mythe des barricades du printemps 1848 eut perdu de sa magie, les gardes bourgeoises passaient pour être peu aptes à s’imposer27. Le Parlement de Francfort décida d’une constitution militaire prévoyant non pas une milice mais bien une armée de conscription. De plus, le principe de suppléance, qui permettait dans de nombreux pays allemands à de jeunes gens fortunés d’être dispensés de service en rémunérant un suppléant, devait être aboli. En échange, le service militaire devait devenir un devoir citoyen28.

21 À l’inverse des guerres de libération, la révolution de 1848-1849 fut marquée par un débat intense autour de la constitution. Ainsi s’introduisirent en abondance dans les germes d’identité nationale, liés tant à la guerre qu’à la guerre civile, des théories politiques – voire constitutionnelles. Il ne s’agissait pas de ne combattre que pour la nation en tant que communauté ethnoculturelle, mais aussi pour l’ordre libéral nouvellement conquis. Cependant, on ne savait pas vraiment qui devait bénéficier de cet ordre nouveau ; définir les frontières de la nation s’avéra une des tâches les plus ardues pour le Parlement de Francfort. La controverse sur la solution petite ou grande- allemande tournait entre autres autour de la question confessionnelle : le poids des deux églises chrétiennes en Allemagne dépendait de manière décisive de l’intégration ou non de l’Autriche. Une question non encore traitée par la recherche est celle de savoir dans quelle mesure surgissait du débat autour de la guerre une préférence pour l’une ou l’autre option. On pourrait estimer que la guerre aiderait pour ainsi dire à trouver une solution : qui prend parti pour la nation allemande serait légitime à en être partie, qui ne prend part au combat perdrait son droit à participer.

22 Concernant la construction de la nation, il ne s’agissait bien évidemment pas seulement de l’appartenance à différents États ou régions. C’est également pour les différentes couches sociales que se posait la question de la participation, non pas tant à la nation en elle-même, qu’au pouvoir qu’il s’agirait d’exercer dans le nouvel État. C’est aussi pour cette raison que la composition des gardes bourgeoises, symboles insignes de l’ordre nouveau, faisait l’objet de perpétuelles bagarres. Pouvait-on imposer de limiter le recrutement aux seuls éléments de la bourgeoisie, ou bien fallait-il engager aussi des travailleurs ? Était-ce souhaitable ? Dans le premier cas, l’État eût été clairement identifié à un projet bourgeois ; le second eût avantageusement élargi le camp révolutionnaire, lui donnant un impact décuplé – une scission du mouvement révolutionnaire eût risqué en revanche de faire le jeu des anciennes élites29. Les forces traditionnellement au pouvoir s’efforçaient de toute façon de dépolitiser les gardes bourgeoises, c’est-à-dire d’en faire un instrument purement technique d’adjoint de police30, la conscience de la valeur symbolique de cette institution étant bien vivante dans ce camp-là aussi.

23 Du point de vue de l’évolution des rapports entre les sexes, il a été dit qu’en comparaison de l’engagement des femmes pendant la Révolution française, les événements de 1848-1849 auraient été un retour en arrière. Des figures d’exception

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telles Manon Roland ou Olympe de Gouges, ou surtout des initiatives révolutionnaires féminines telle la marche des femmes sur Versailles le 5 octobre 1789 n’auraient pas trouvé leur pendant à l’est du Rhin. Face à de tels points de vue, la prudence s’impose. Pendant la révolution allemande de 1848-1849, des actions féminines sur de nombreux terrains, par exemple le journalisme, sont avérées31. De plus, notons que les différences sont moins à chercher peut-être sur un plan factuel que sur celui du discours : au XIXe siècle, les activités politiques menées par des femmes, particulièrement les actes de violence motivés politiquement, semblaient aux yeux du monde éditorial bourgeois de plus en plus inopportunes ; on peut imaginer que de telles activités, pour peu qu’elles aient existé, aient été minimisées, voire tout simplement occultées. On sait par exemple depuis longtemps que des femmes ont pris part aux barricades de mars 1848 à Berlin et à la révolution d’octobre à Vienne32. Dans le domaine de la représentation symbolique, certains signes suggèrent également une répartition des rôles entre les sexes bien moins évidente qu’on ne l’a longtemps supposé : la figure de Germania, symbole national majeur des Allemands, a été représentée de façon tout à fait ambivalente par l’iconographie révolutionnaire. Elle était d’un côté la mère des combattants, de l’autre, elle-même armée, prête à participer à la lutte33. Par contre, dans de nombreux États allemands où la conscription avait cours, les hommes continuèrent après la révolution avortée et jusqu’à la veille de l’avènement du Reich en 1870-1871 de pouvoir s’affranchir du service militaire. Se soustraire au rôle de soldat n’apparaissait donc pas toujours en soi comme une attitude non virile.

Les guerres d’unification

24 À la veille des guerres d’unification, le conflit constitutionnel prussien eut pour conséquence une perte de poids significative pour la Landwehr dans le cadre de la constitution militaire. La bourgeoisie politique avait combattu cette dévaluation, l’idée de milice, et avec elle la participation des couches bourgeoises à la force armée, semblant s’incarner dans la Landwehr. Dès les succès militaires de la Prusse en 1864 et 1866, les mentalités commencèrent à évoluer. La réorganisation avait d’évidence augmentée massivement la puissance des forces armées ; seul un aveuglement idéologique eût pu remettre en question une constitution militaire qui avait si brillamment fait ses preuves.

25 Lorsque débuta la guerre de 1870-1871, il ne faisait plus de doute que la politique allemande visait à l’unité nationale. La bourgeoisie politique tenait beaucoup à souligner sa propre participation à cette guerre ; celle-ci devait sceller l’acte bourgeois- libéral de création bourgeois-libéral du Reich. Les Landwehr étant marginalisées, le service militaire obligatoire fut considéré comme symbole de la participation de la bourgeoisie. De par le fait qu’ils étaient mobilisables – et aussi que certains se portèrent volontaires – des soldats issus de la bourgeoisie participèrent aussi à la guerre ; le service obligatoire ouvrait les forces armées à la nation. La victoire devint possible car la nation tout entière investit son savoir-faire dans la guerre ; la compétence de la noblesse en matière de commandement était ici tout aussi importante que la motivation et le savoir bourgeois34.

26 Lorsque, après le 4 septembre 1870 et sous la menace de la défaite, la République française arma le peuple, les Allemands purent observer chez leur ennemi la forme de mobilisation nationale qui avait encore récemment été leur propre idéal militaire. C’est

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par la critique acerbe de l’adversaire que l’on se détourna définitivement de l’ancien modèle : le comportement des milices n’est pas professionnel, elles sont arriérées, les opérations des partisans passent les bornes de l’acte criminel ; le « peuple armé » n’apportera tout au plus à la France qu’une révolution politique dont personne ne veut, tandis que l’Allemagne mobilise le « peuple en armes », conjuguant orientation par le haut avec engagement par le bas, les anciennes valeurs militaires de professionnalisme et de discipline fusionnant ainsi avec le nouveau modèle de mobilisation nationale. C’est précisément en cette synthèse que consisterait le secret du succès de la constitution militaire allemande35.

27 L’analogie avec la politique était flagrante. La monarchie constitutionnelle issue en Allemagne de la guerre semblait de la même manière concilier orientation autoritaire et participation politique. La recette du succès était dans le lien entre l’un et l’autre. Le droit de vote faisait pendant au devoir militaire. La République française, à l’opposé de l’Allemagne, soumise aux anciens idéaux de la grande révolution, pratiquait une guerre obsolète. Les champs de bataille avaient bien montré auquel des deux modèles le futur appartenait36.

28 La confrontation abrupte des systèmes politiques et des organisations militaires était néanmoins basée sur une vue des choses éminemment stylisée. Du côté allemand, la part du succès revenant aux soldats issus de la bourgeoisie était en réalité moins significative et dans les campagnes, le service militaire obligatoire était moins perçu comme une opportunité de participation à la vie politique que comme une contrainte. Pour le cas français, l’équivalence entre République et armement du peuple menait à l’impasse ; les nouvelles formations militaires qu’étaient les gardes mobiles et les francs-tireurs avaient déjà été levées par Napoléon III lorsque celui-ci, après la bataille de Sadowa et en prévision d’une guerre à venir contre son voisin de l’est, voulut compenser le déséquilibre entre ses propres effectifs et ceux de l’armée de conscription prusso-allemande37. Il est difficile d’établir de manière objective jusqu’à quel point 1870-1871 fut une guerre des peuples. Tout dépend de la définition du concept de « guerre des peuples » et de l’appréciation des mesures prises en son nom, lesquelles peuvent, en comparaison avec le XXe siècle, paraître minimes, mais firent forte impression sur les acteurs de l’époque38.

29 Quelle que réaliste ou non que fût l’identification de la guerre des peuples à la république, elle était décisive quant au sentiment régnant des deux côtés de la frontière. Entre autres conséquences, la bourgeoisie politique allemande, après l’avènement du Reich, prit ses distances avec l’idée de milice39. Cette idée devint l’idéal de la jeune social-démocratie, laquelle proclamait du même coup son républicanisme40. Les forces libérales de droite et conservatrices, qui pour un temps dominèrent la République française de l’après 1871, mirent en place un système de défense proche du modèle prusso-allemand41.

30 Sur le plan de l’autodéfinition nationale, on peut relever dans le débat autour de la guerre un pas supplémentaire vers l’embourgeoisement42. Plus l’armée était marquée par la bourgeoisie, plus l’état-nation qu’elle engendrait se devait d’être bourgeois43. La question confessionnelle était devenue durant les guerres d’unification une sérieuse pomme de discorde, après l’apparition dès les années 1860 du « Kulturkampf ». C’est ainsi qu’avec la guerre de 1866 apparut la crainte qu’une nouvelle guerre de trente ans ne voie le jour, faisant s’affronter l’Allemagne du nord, marquée par le protestantisme, et l’Allemagne du sud (y compris l’Autriche) dominée par le catholicisme44. En

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1870-1871, le débat se fit polyphonique : outre l’appel à une trêve confessionnelle sous le signe de la guerre, se firent jour des attaques des protestants contre leurs compatriotes catholiques à qui l’on prêtait de secrètes sympathies pour la France45. Ce n’est qu’au début que s’élevèrent dans l’Allemagne catholique quelques voix critiques, pour s’associer ensuite au chœur de l’enthousiasme national46. Il n’est toutefois pas établi que cette considération ne vaille que sur le plan de la communication publique ; celui des attitudes quotidiennes et des formes de communication reste peu connu. Cependant, il semble qu’une authentique solidarisation avec l’ennemi resta l’exception. Nombre de catholiques ne voyaient en la France non pas un pays catholique mais un pays ayant renié sa foi et qui, en raison même de cette irréligiosité, serait tombé en décadence, voué à avoir le dessous dans ce conflit militaire. Une telle forme de pensée fut par exemple observée chez les aumôniers militaires qui accompagnaient l’armée allemande en territoire ennemi. En revanche, pour leurs collègues protestants, la France était décadente parce qu’elle était catholique47. La dimension quantitative de cette question – comment évaluer mutuellement les différentes positions – n’est encore malheureusement que peu explorée. Plus généralement, l’importance des guerres d’unification dans l’histoire du « Kulturkampf » reste à définir.

31 Il est fort possible que les juifs allemands aient profité de la querelle secouant les confessions chrétiennes. En tout cas, aucun indice ne porte à penser qu’ils eussent été mal acceptés dans l’armée, dans la société, ou dans l’espace public48. Au contraire : lorsqu’à la fin des années 1870 de plus en plus de voix antisémites se firent entendre, les juifs tirèrent argument de leur participation à la guerre de 1870-1871, y voyant un exemple de leur coexistence harmonieuse avec les chrétiens et une preuve de leur engagement pour la nation49. Au cours de la Première Guerre mondiale, cet engagement leur sera vivement contesté. Notons ici que, entre deux périodes fortement marquées par l’antisémitisme – les guerres d’unification et la Première Guerre mondiale –, celui- ci ne joua manifestement aucun rôle dans la campagne de 1870-1871. Il s’avère encore une fois que l’histoire est riche en zigzags.

32 Il serait en revanche erroné de nier toute forme de racisme dans le cadre des guerres d’unification. Pendant la guerre franco-allemande, celui-ci était dirigé principalement contre ceux que l’on appelait les « turkos », les soldats français des colonies nord- africaines. La bourgeoisie allemande les abreuvait de toutes les calomnies imaginées par le XIXe siècle pour les « moricauds »50. Le concept de race jouait durant les guerres d’unification, tout comme déjà lors des guerres de libération, de manière générale un rôle important pour démarquer les protagonistes les uns des autres. Dès 1866, on parlait dans la Confédération de l’Allemagne du Nord d’un « combat des races » contre les Slaves, lesquels étaient supposés marquer de leur empreinte l’État autrichien51 ; de l’autre côté, l’Autriche et le camp Grand-Allemand qualifiaient l’alliance de Bismarck avec l’Italie, avec les « velches », de trahison à la « race germanique »52. Dans cette perspective, les années 1870-1871 virent s’opposer germanité et latinité dans la lutte pour la suprématie en Europe53.

33 En spécifiant les rôles respectifs des deux sexes, le débat autour de la guerre vit se mettre définitivement en place l’affectation de l’homme au combat, tandis que l’on voyait la femme comme sœur et mère, occupée au ravitaillement et aux soins, à l’écart du champ de bataille54. Ce schéma interprétatif a également été mis en évidence dans la représentation visuelle de la guerre55. Ceci est encore confirmé – pour ainsi dire indirectement – par la façon dont la condition des sexes chez l’ennemi français était

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commentée en 1870-1871. L’émancipation des femmes, en partie plus avancée qu’en Allemagne, y était vue généralement comme un signe de décadence. La participation féminine à la guerre des peuples et aux actions de partisans, de même qu’à la Commune, apparaissait totalement inacceptable et suscita des tirades horrifiées sur les « Flintenweiber » (« bonnes femmes carabinières ») et les « hyènes »56. Les femmes françaises avaient passé une limite que l’Allemagne avait entre-temps inscrite dans le marbre. En conséquence, la caserne de l’Empire faisait autorité en tant qu’« école de virilité »57.

Les guerres coloniales

34 Les guerres coloniales menées par l’Allemagne au tournant du XIXe et du XXe siècle n’ont longtemps été traitées par la recherche qu’à la marge. À l’instar des territoires sous domination allemande, présentés comme politiquement et économiquement insignifiants, un détail dans l’histoire du Reich, les guerres que l’on y mena n’auraient été que de vagues expéditions punitives conduites à peu de frais58. Concernant au moins une partie de ces conflits, si l’on en croit les plus récentes recherches, la perception publique fut tout autre. C’est l’écrasement en 1900 de la révolte des boxers en Chine, prélude aux interventions militaires outre-mer, qui fit le plus sensation59. L’ambiance régnant alors en Allemagne fut comparée à celle d’août 191460. Les combats de 1904 contre les Héréros en révolte du Sud-Ouest africain allemand furent également observés de près61. En revanche, la guerre suivante contre les Namaquas, réponse à une guérilla sans aucune bataille marquante en trois ans, n’a suscité qu’un intérêt bien moindre62. Il en fut de même de la répression de la rébellion Maji-Maji en Afrique orientale allemande à partir de 1905, laquelle mobilisa principalement des troupes de renfort africaines63.

35 Concernant les guerres – tout à fait notables, on le voit, du point de vue de la réception – contre les Boxers en 1900 et les Héréros en 1904, il ne s’agissait néanmoins pas tant d’établir des liens avec pouvoir et constitution dans la métropole que d’évoluer vers des structures globales de domination et, partant, vers une vision politique de l’ordre. Si l’envoi de troupes en Chine fut tellement acclamé, c’est qu’il marquait l’entrée de l’Allemagne sur la scène politique internationale. L’Allemagne exerçait enfin sa domination à l’échelle globale comme les autres grandes puissances. Ce pas allait de pair avec le recours à la flotte, symbole majeur de modernité et de progrès64. De telles interventions militaires semblaient par principe un moyen légitime d’européanisation du monde65.

36 Ces points de vue mènent automatiquement à la question de l’autodéfinition nationale. La culture interprétative des guerres coloniales montre que les Allemands se voyaient comme un peuple de seigneurs ayant toute légitimité à évincer les peuples inférieurs ; qu’ils aient ici invoqué les mêmes arguments que d’autres puissances coloniales, ou qu’il s’agisse d’une surenchère, c’est ce que des études comparatives se devraient d’élucider. Dans un cas comme dans l’autre, l’idéologie du darwinisme social – combat des peuples et évincement compétitif entre les races – alla jusqu’à considérer comme historiquement nécessaires et donc moralement justifiées les mesures d’élimination de masse dirigées contre les populations indigènes66. La recherche va pour partie jusqu’à discerner dès le débat autour des guerres coloniales le syndrome, maintes fois observé par la recherche sur les crimes nazis, du « meurtre avec bonne conscience »67. C’est

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particulièrement à propos du cas du Sud-Ouest africain allemand, qui conjuguait société raciale de privilèges et politique de ségrégation68, que de claires lignes de continuité avec le National-Socialisme ont pu être observées – non pas dans le sens d’une chaîne causale mais de par la constitution d’une « banque de savoirs » sur les pratiques coloniales, dont on disposerait à partir de 1939 – puis, à partir de 1941, dans sa version radicalisée – pour une occupation quasi coloniale en Europe de l’est 69. Cette lecture reste cependant controversée dans la sphère scientifique70.

37 La culture interprétative des guerres coloniales a eu un impact sur la répartition des rôles entre les sexes dans la mesure où le rôle de la femme a été enrichi de nouvelles tâches. Sur le front colonial, ainsi que propagé par exemple par le „Frauenbund der Deutschen Kolonialgesellschaft“ (Union Féminine de la Société Coloniale), la femme serait « garante de la germanité », et ceci à double titre. D’une part, elle prémunirait le pionnier colonial contre son inéluctable „négrisation“ s’il venait à prendre une femme du pays ; le mariage avec une partenaire allemande, en revanche, garantirait le maintien de la culture germanique, incarnée par la « famille allemande » dans son « foyer traditionnel allemand »71. D’autre part, cette famille garantirait biologiquement la reproduction de la couche coloniale allemande et préviendrait l’avènement d’une population métissée72. Là aussi, les prémisses de l’idéologie nazie ne peuvent être méconnues. Ces modèles interprétatifs étaient également significatifs pour la répartition des rôles entre les sexes car inversant l’affectation traditionnelle de la femme à la nature et de l’homme à la culture. Aux avant-postes dans les colonies, l’homme menaçait de sombrer dans un mode de vie proche de l’état naturel ; la femme l’ancrait dans le monde de la culture73.

*

38 Une vue globale de la recherche sur l’interprétation de la guerre et la politique dans l’Allemagne du XIXe siècle met en évidence quelques problèmes non résolus et suscite quelques attentes. Commençons par les premiers : les interactions entre débat autour de la guerre et débat politique semblent souvent évidentes, tant les analogies sont frappantes, mais elles ne sont qu’insuffisamment documentées. Dans quelle mesure certaines interprétations passèrent-elles de manière avérée du débat autour de la guerre au débat politique, et inversement ? Sur le plan de la méthode, ces processus de transfert sont également difficiles à appréhender, nombre d’intervenants renonçant à indiquer les influences leur inspirant certaines affirmations. De plus : pour identifier les interférences entre débats, il faudrait commencer par définir précisément les débats, ce qui impliquerait aussi de fixer leurs limites. Ici se pose la prochaine question. Le mémorandum d’un réformateur de l’armée, par exemple, est-il un élément du débat sur la guerre, ou du débat politique74 ?

39 À côté de ces difficultés méthodologiques subsistent des questions factuelles. Celles-ci concernent avant tout la périodisation. Que pesait, face à d’autres interprétations, l’idée que l’on se faisait d’un certain embourgeoisement de l’armée allemande ? S’imposa-t-elle dès 1813-1815, ou bien seulement, contre d’autres traditions interprétatives, en 1848-1849, sous la forte pression des gardes bourgeoises ? Ou bien la grande offensive interprétative de la bourgeoisie durant les guerres d’unification était-elle nécessaire, pour que la guerre devînt véritablement aussi – voire surtout – une affaire des couches bourgeoises ? L’évolution de la répartition des rôles

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entre les sexes dans l’historiographie de la guerre ne fait pas non plus l’unanimité dans la communauté scientifique. Certains voient l’identification de la masculinité avec la condition militaire ainsi que de la féminité avec le rôle social de la mère réalisée dès les guerres de libération, d’autres seulement lors des guerres d’unification.

40 La recherche a jusque-là – pour en venir aux attentes – presque toujours confondu la culture interprétative de la guerre en Allemagne, et la culture interprétative de la guerre impliquant l’Allemagne. Si l’on veut s’attacher sérieusement au débat historique, il faut alors prendre en compte les guerres menées certes en dehors de l’Allemagne, mais qui y firent l’objet de larges débats publics. De tels débats constituaient également un espace de négociation pour l’ordre politique allemand. Spécialement la réception en Allemagne de la Guerre de Sécession, avec toutes ses questions de fond portant sur la constitution militaire, l’instauration de l’État, ses pouvoirs politiques décisionnels, n’a encore qu’à peine été examinée ; il en va un peu mieux de la Guerre de Crimée75.

41 Encore aujourd’hui, la recherche s’en tient pour l’histoire interprétative de la guerre aux sources écrites. Malgré la prise de conscience théorique déjà ancienne de l’égale valeur de l’image pour toute interprétation de la réalité, une certaine réserve semble encore présider à l’emploi de sources visuelles. Là où des recherches s’appuient sur le monde du texte et sur celui de l’image, on observe pour partie des modèles interprétatifs similaires, mais aussi de grandes divergences76. C’est ainsi que, sur la base de sources langagières, fut formulée la thèse générale voulant qu’au XIXe siècle l’écart se serait agrandi entre, d’une part, la répression bien réelle de toutes les tendances allant vers la totalisation de la guerre, et d’autre part, les appels rhétoriques continuels à cette même totalisation77. Sur la base d’analyse d’images est apparue une thèse s’opposant à l’idée que le conflit serait devenu toujours plus une « guerre du peuple »78.

42 Il est devenu presque banal d’appeler de ses vœux l’avènement d’études comparatives bi, voire multinationales, afin de discerner évolutions communes et spécificités nationales. De telles études restent, y compris pour l’histoire du débat autour de la guerre, l’exception79. C’est pourtant précisément dans le cas de l’Allemagne et de la France que la comparaison s’impose, le discours militaro-national de ces deux pays s’étant construit dans une confrontation directe.

NOTES

1. Cette ébauche se veut un aperçu structuré sur un domaine qui pendant les deux dernières décennies joua un rôle central dans la recherche allemande sur l’histoire du XIXe siècle. 2. Sur cette approche, voir le chapitre introductif in Frank Becker, Bilder von Krieg und Nation. Die Einigungskriege in der bürgerlichen Öffentlichkeit Deutschlands 1864-1913, München, Oldenbourg, 2001, p. 9-36. 3. Il y a ici des points communs avec la recherche sur le militarisme, laquelle se penche sur le caractère, exemplaire pour d’autres champs d’activité de la société, non pas tant de la guerre, mais du secteur militaire dans son ensemble. Cf. Thomas Stamm-Kuhlmann, « Militärstaat Preußen. Zum Stand der Debatte über den „preußischen Militarismus“ im 18. und 19.

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Jahrhundert », in Christiane Liermann [dir.], Italien und Preußen. Dialog der Historiographien, Tübingen, Max Niemeyer, 2005, p. 109-121, en particulier p. 111-113 ; pour une vue d’ensemble, cf. Wolfram Wette, Militarismus in Deutschland. Geschichte einer kriegerischen Kultur, Darmstadt, Primus, 2008. 4. Wolfgang Kruse met en évidence la problématique de cette rupture dans Die Erfindung des modernen Militarismus. Krieg, Militär und bürgerliche Gesellschaft im politischen Diskurs der Französischen Revolution 1789-1799, München, Oldenbourg, 2003. 5. Pour l’écrit, cf. Jörn Leonhard, Bellizismus und Nation. Kriegsdeutung und Nationsbestimmung in Europa und den Vereinigten Staaten 1750-1914, München, Oldenbourg, 2008, p. 239-267 ; dans le monde de l’image, Annegret Jürgens-Kirchhoff a trouvé de nombreuses pièces montrant des soldats individualisés, allant jusqu’à célébrer la « ferveur du soldat », soulignant ainsi l’importance de facteurs moraux et psychiques pour l’issue de la guerre. Cf. Annegret Jürgens- Kirchhoff, « Der Beitrag der Schlachtenmalerei zur Konstruktion von Kriegstypen », in Dietrich Beyrau, Michael Hochgeschwender et Dieter Langewiesche [dir.], Formen des Krieges. Von der Antike bis zur Gegenwart, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2008, p. 456-460. 6. Karen Hagemann, « Mannlicher Muth und teutsche Ehre ». Nation, Militär und Geschlecht zur Zeit der Antinapoleonischen Kriege Preußens, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2002, p. 522. 7. Idem, p. 517. 8. Sur ce paragraphe, cf. Ute Planert, « Die Kriege der Französischen Revolution und Napoleons. Beginn einer neuen Ära der europäischen Kriegsgeschichte oder Weiterwirken der Vergangenheit? », in Dietrich Beyrau, Michael Hochgeschwender et Dieter Langewiesche [dir.], Formen des Krieges… op. cit, p. 149-162, en particulier p. 151 et sq. À cette époque, le concept de milice n’était toutefois pas encore lié à des prétentions politiques. 9. Ute Planert, Der Mythos vom Befreiungskrieg. Frankreichs Kriege und der deutsche Süden : Alltag – Wahrnehmung – Deutung 1792-1841, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2007, p. 642-659. C’est dans ce contexte que doit être vue la thèse, ancienne, de la démocratisation de l’hommage aux soldats morts à la guerre. (Reinhart Koselleck et Michael Jeisman [dir.], Der politische Totenkult. Kriegerdenkmäler in der Moderne, München, Wilhelm Fink, 1994). 10. Michael Jeismann, Das Vaterland der Feinde. Studien zum nationalen Feindbegriff und Selbstver-ständ-nis in Deutschland und Frankreich 1792-1918, Stuttgart, Klett-Cotta, 1992. 11. Karen Hagemann, « Mannlicher Muth und teutsche Ehre »…, op. cit., p. 523. 12. Jörn Leonhard, Bellizismus und Nation…, op. cit., p. 262. 13. Ute Frevert, Die kasernierte Nation. Militärdienst und Zivilgesellschaft in Deutschland, München, C.H. Beck, 2001, p. 57 et 95-102. 14. Ute Frevert, Die kasernierte Nation…, op. cit., p. 210-214. 15. Julia Murken, Bayerische Soldaten im Russlandfeldzug 1812. Ihre Kriegserfahrungen und deren Umdeutungen im 19. und 20. Jahrhundert, München, C.H. Beck, 2006, p. 193. 16. Karen Hagemann, « Mannlicher Muth und teutsche Ehre »…, op. cit., p. 519. 17. Idem, p. 520-524. 18. Idem, p. 520, 524. 19. Ute Frevert, Die kasernierte Nation…, op. cit., p. 39-62. 20. Julia Murken, Bayerische Soldaten…, op. cit., p. 195 et sq. 21. Dieter Langewiesche, « Fortschrittsmotor Krieg : Krieg im politischen Handlungsarsenal Europas im 19. Jahrhundert und die Rückkehr der Idee des bellum justum in der Gegenwart », in Christina Benninghaus, Sven Oliver Müller, Jörg Requate et Charlotte Tacke [dir.], Unterwegs in Europa. Beiträge zu einer vergleichenden Sozial- und Kulturgeschichte. Festschrift für Heinz- Gerhard Haupt, Frankfurt a.M./New York, Campus, 2008, p. 23-40, ici p. 26. 22. Heinz-Gerhard Haupt, « Ordnungsentwürfe und Erfahrungen von Unordnung – Bemerkungen zu der 1848er Revolution in Deutschland und Frankreich », in Heinz-Gerhard Haupt, Michael

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Grüttner et Rüdiger Hachtmann [dir.], Geschichte und Emanzipation. Festschrift für Reinhard Rürup, Frankfurt a.M./New York, Campus, 1999, p. 217-232, ici p. 230. 23. Ralf Pröve, « Bürgergewalt und Staatsgewalt. Bewaffnete Bürger und vorkonstitutionelle Herrschaft im frühen 19. Jahrhundert », in Alf Lüdtke [dir.], Polizei, Gewalt und Staat im 20. Jahrhundert, Wiesbaden, Springer, 2011, p. 61-80, ici p. 62. Fondamentalement dès Alf Lüdtke, Stadtgemeindlicher Republikanismus und die « Macht des Volkes ». Civile Ordnungsformationen und kommunale Leitbilder politischer Partizipation in deutschen Staaten vom Ende des 18. bis zur Mitte des 19. Jahrhunderts, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2000. 24. Ralf Pröve, « Bürgergewalt und Staatsgewalt… », op. cit., p. 75. 25. Ibidem. 26. Sabrina Müller, Soldaten in der deutschen Revolution von 1848/49, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 1999, p. 313-316. 27. Ralf Pröve, « Bürgerwehren in den europäischen Revolutionen 1848 », in Dieter Dowe, Heinz- Gerhard Haupt et Dieter Langewiesche [dir.], Europa 1848. Revolution und Reform, Bonn, J.H.W. Dietz Nachf., 1998, p. 901-914, ici p. 912; Dieter Langewiesche, « Die Rolle des Militärs in den europäischen Revolutionen von 1848 », in Dieter Dowe, Heinz- Gerhard Haupt et Dieter Langewiesche [dir.], Europa 1848. Revolution und Reform…, op. cit., Bonn, J.H.W. Dietz Nachf., 1998, p. 915-932, ici p. 918. 28. Ute Frevert, Die kasernierte Nation…, op. cit., p. 161 et sq. 29. Ralf Pröve, « Bürgergewalt und Staatsgewalt… », op. cit., p. 73. 30. Idem, p. 76. 31. Cf. Wolfram Siemann, Die deutsche Revolution von 1848/49, Berlin, Suhrkamp, 1985, p. 191 et sq. ; sur le journalisme en particulier, cf. Frank Bösch, Mediengeschichte. Vom asiatischen Buchdruck zum Fernsehen, Frankfurt a.M./New York, Campus, 2011, p. 107 et sq. 32. Bettina Brandt, Germania und ihre Söhne. Repräsentationen von Nation, Geschlecht und Politik in der Moderne, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2010, p. 272 (note 245). 33. Bettina Brandt, Germania und ihre Söhne…, op. cit., p. 256-288. 34. Frank Becker, Bilder von Krieg und Nation…, op. cit., p. 250-275. 35. Idem, p. 219-250. 36. Frank Becker, « Auf dem Weg zu einer “Kulturgeschichte der Ideen”? Deutung der Einigungs- kriege und bürgerlicher Militarismus im Deutschen Kaiserreich », in Lutz Raphael et Heinz-Elmar Tenorth [dir.], Ideen als gesellschaftliche Gestaltungskraft im Europa der Neuzeit. Beiträge für eine erneuerte Geistesgeschichte, München, Oldenbourg, 2006, p. 267-288, ici p. 284 et sq. 37. Heidi Mehrkens, Statuswechsel. Kriegserfahrung und nationale Wahrnehmung im Deutsch- Französischen Krieg 1870/71, Essen, Klartext, 2008, p. 132 et sq. 38. À côté des recrutements massifs et des actions de partisans dans le cadre militaire, il convient d’évoquer ici tant les représailles que l’expulsion de Paris de plusieurs dizaines de milliers de personnes de souche allemande. Sur les circonstances exactes de cette évacuation forcée, cf. Mareike König, « Les immigrés allemands à Paris 1870/71 : entre expulsion, naturalisation et lutte sur les barricades », Migrance, tome 35, 2010, p. 60-71. On pourrait aussi, du côté allemand, voir dans l’implication et l’activation croissante du « front intérieure » – si éloigné celui-ci fût-il des combats – des signes évocateurs d’une guerre du peuple. Voir Alexander Seyferth, Die Heimatfront 1870/71 : Wirtschaft und Gesellschaft im deutsch-französischen Krieg, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2007 ; Wencke Meteling, Ehre, Einheit, Ordnung. Preußische und französische Städte und Regimenter im Krieg, 1870/71 und 1914-19, Baden-Baden, Nomos, 2010. 39. Une telle prise de distance n’excluait pas, à l’observation de guerres extérieures, de vanter les mérites de la guérilla, lorsque celle-ci était pratiquée pas une puissance amie. Cf. prochainement à ce sujet, Rolf Parr, Die Fremde als Heimat. Affinitäten zwischen Heimatkunst und Kolonialismus, Berlin, 2013. L’armée n’abandonna pas non plus totalement cette idée. À partir de 1889/90, on réfléchit à l’emploi de gardes populaires dans le cas d’une agression russe contre la

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Prusse Orientale. Cf. Oliver Stein, « “Ein ganzes Volk in Waffen ist nicht zu unterschätzen”. Das deutsche Militär und die Frage von Volksbewaffnung, Miliz und vormilitärischer Ausbildung, 1871-1914 », in Rüdiger Bergien et Ralf Pröve [dir.], Spießer – Patrioten – Revolutionäre. Militärische Mobilisierung und gesellschaftliche Ordnung in der Neuzeit, Göttingen, V&R Unipress, 2010, p. 71-94, ici p. 83. 40. Oliver Stein, « Ein ganzes Volk in Waffen ist nicht zu unterschätzen »… », op. cit., p. 71-94, ici p. 75. 41. Frank Becker, « “Bewaffnetes Volk” oder “Volk in Waffen” ? Militärpolitik und Militarismus in Deutschland und Frankreich 1870-1914 », in Christian Jansen [dir.], Der Bürger als Soldat. Die Militarisierung europäischer Gesellschaften im langen 19. Jahrhundert : ein internationaler Vergleich, Essen, Klartext, 2004, p. 158-174, ici p. 165 et sq. 42. Thomas Stamm-Kuhlmann ne voit accompli le rapprochement formel entre bourgeoisie et sphère militaire qu’à l’occasion des guerres d’unification (Thomas Stamm-Kuhlmann, « Militärstaat Preußen. Zum Stand der Debatte über den “preußischen Militarismus” im 18. und 19. Jahrhundert »…, op. cit., p. 119). 43. Frank Becker, Bilder von Krieg und Nation…, op. cit., p. 341-376. 44. Hilmar Sack, Der Krieg in den Köpfen. Die Erinnerung an den Dreißigjährigen Krieg in der deutschen Krisenerfahrung zwischen Julirevolution und deutschem Krieg, Berlin, Duncker & Humblot, 2008. 45. Nikolaus Buschmann, « “Im Kanonenfeuer müssen die Stämme Deutschlands zusammen geschmolzen werden”. Zur Konstruktion nationaler Einheit in den Kriegen der Reichsgründungsphase », in Nikolaus Buschmann et Dieter Langewiesche [dir.], Der Krieg in den Gründungsmythen europäischer Nationen und der USA, Frankfurt a. M./New York, Campus, 2003, p. 99-119, ici p. 114 et sq. 46. Frank Becker, « Konfessionelle Nationsbilder im Deutschen Kaiserreich », in Heinz-Gerhard Haupt et Dieter Langewiesche [dir.], Nation und Religion in der deutschen Geschichte, Frankfurt a. M./New York, Campus, 2001, p. 389-418, ici p. 394. 47. Christian Rak, Krieg, Nation und Konfession. Die Erfahrung des deutsch-französischen Krieges von 1870/71, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2004, p. 402-405. 48. Christine G. Krüger, « Sind wir denn nicht Brüder? » Deutsche Juden im nationalen Krieg 1870/71, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2006, p. 297. 49. Christine G. Krüger, « Sind wir denn nicht Brüder? »…, op. cit., p. 297. 50. N.d.T. Rarement employé de nos jours, ce terme désignait très généralement, de manière familière voire péjorative, toute personne dont le visage était de couleur brune. Frank Becker, « Fremde Soldaten in der Armee des Feindes. Deutsche Darstellungen der französischen ‚Turko’- Truppen im Krieg von 1870/71 », in Christian Geulen, Anne von der Heiden et Burkhard Liebsch [dir.], Vom Sinn der Feindschaft, Berlin, Akademie Verlag, 2002, p. 167-181. 51. Nikolaus Buschmann, Einkreisung und Waffenbruderschaft. Die öffentliche Deutung von Krieg und Nation in Deutschland 1850-1871, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2003, p. 344. 52. Frank Becker, Bilder von Krieg und Nation…, op. cit., p. 136. 53. Frank Becker, « Fremde Soldaten in der Armee des Feindes… », op. cit., p. 167-181, ici p. 170. 54. Nikolaus Buschmann, Einkreisung und Waffenbruderschaft…, op. cit., p. 160-173. 55. Susanne Parth, Zwischen Bildbericht und Bildpropaganda. Kriegskonstruktionen in der deutschen Militärmalerei des 19. Jahrhunderts, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2010, p. 358. 56. Frank Becker, Bilder von Krieg und Nation…, op. cit., p. 182-185 et 237. 57. Ute Frevert, Die kasernierte Nation…, op. cit., p. 228-244. 58. Sur cette marginalisation dans la mémoire, cf. Gesine Krüger, « Vergessene Kriege. Warum gingen die deutschen Kolonialkriege nicht in das historische Gedächtnis der Deutschen ein? », in Nikolaus Busch-mann et Dieter Langewiesche [dir.], Der Krieg in den Gründungsmythen…, op. cit., p. 120-137; Thoralf Klein, « Straffeldzug im Namen der Zivilisation: Der “Boxerkrieg” in China

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(1900-1901) », in Thoralf Klein et Frank Schumacher [dir.], Kolonialkriege. Militärische Gewalt im Zeichen des Imperialismus, Hamburg, Hamburger Edition, 2006, p. 145-181, ici p. 181. 59. Thoralf Klein, « Straffeldzug im Namen der Zivilisation… », op. cit., p. 164. 60. Eckard Michels, « Das “Ostasiatische Expeditionskorps” des Deutschen Reiches in China 1900/01 », in Tanja Bührer, Christian Stachelbeck et Dierk Walter [dir.], Imperialkriege von 1500 bis heute. Strukturen – Akteure – Lernprozesse, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2011, p. 401-416, ici p. 405. 61. Ingrid Laurien, « Der Maji Maji-Aufstand in Deutsch-Ostafrika 1905/06. Zum Forschungsstand », Zeitschrift für Sozialgeschichte des 20. und 21. Jahrhunderts, tome 9, n° 1, 1994, p. 85-109, ici p. 89; Susanne Kuss, « Kriegführung ohne hemmende Kulturschranke: Die deutschen Kolonialkriege in Südwestafrika (1904-1907) und Ostafrika (1905-1908) », in Thoralf Klein et Frank Schumacher [dir.], Kolonialkriege. Militärische Gewalt im Zeichen des Imperialismus, Hamburg, Hamburger Edition, 2006, p. 208-247, ici p. 230; Jürgen Zimmerer, « Kein Sonderweg im “Rassenkrieg”. Der Genozid an den Herero und Nama 1904-08 zwischen deutschen Kontinuitäten und der Globalgeschichte der Massengewalt », in Sven Oliver Müller et Cornelius Torp [dir.], Das Deutsche Kaiserreich in der Kontroverse, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2009, p. 323-340, ici p. 340. 62. Elle mena toutefois en Allemagne à une crise gouvernementale et à la tenue de nouvelles élections, baptisées « élections des Hottentots » (Les Namaquas étaient aussi appelés péjorativement les Hottentots). Cf. Ingrid Laurien, « Der Maji Maji-Aufstand… », op. cit., p. 88. 63. Ingrid Laurien, « Der Maji Maji-Aufstand… », op. cit., p. 90 ; Tanja Bührer, Die Kaiserliche Schutztruppe für Deutsch-Ostafrika. Koloniale Sicherheitspolitik und transkulturelle Kriegführung, 1885-1918, München, Oldenbourg, 2011. 64. Dieter Langewiesche, « Fortschrittsmotor Krieg… », op. cit., p. 32. 65. Idem, p. 25. Erich Vad va jusqu’à comparer les actions des troupes coloniales d’intervention d’avant la première guerre mondiale à l’actuel engagement à l’étranger de la Bundeswehr – l’état de l’opinion publique étant certes fort différent. Voir Erich Vad, « Militär und die neuen Formen der Gewalt als Mittel der Politik », in Gerhard P. Groß, Führungsdenken in europäischen und nordamerikanischen Streitkräften im 19. und 20. Jahrhundert, Hamburg, E.S. Mittler & Sohn, 2001, p. 57-70, ici p. 60. 66. Dieter Langewiesche s’est demandé si la guerre des peuples, brandie certes dans l’Europe du XIXe siècle comme menace ultime – voire y ayant expérimenté un début de réalisation – n’aurait pas finalement connu son accomplissement dans les colonies. Du moins les peuples colonisés durent-ils se voir confrontés à une menace d’anéantissement total. Cf. Dieter Langewiesche, « Nation, Imperium und Kriegserfahrungen », in Georg Schild et Anton Schindling [dir.], Kriegserfahrungen – Krieg und Gesellschaft in der Neuzeit. Neue Horizonte der Forschung, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2009, p. 213-230, ici p. 221. 67. Susanne Kuss, « Kriegführung ohne hemmende Kulturschranke… », op. cit., p. 228-236; Medardus Brehl, Vernichtung der Herero. Diskurse der Gewalt in der deutschen Kolonialliteratur, Paderborn, Wilhelm Fink, 2007, p. 220-222; Susanne Kuss, Deutsches Militär auf kolonialen Kriegsschauplätzen. Eskalation von Gewalt zu Beginn des 20. Jahrhunderts, Berlin, Ch. Links, 2011 (1re édition 2010), p. 424. 68. D’une manière générale, voir Frank Becker [dir.], Rassenmischehen – Mischlinge – Rassentrennung. Zur Politik der Rasse im deutschen Kolonialreich, Stuttgart, Franz Steiner, 2004. 69. Jürgen Zimmerer, « Kein Sonderweg im “Rassenkrieg”… », op. cit., p. 326. Sur le fond de cette thèse, voir aussi Jürgen Zimmerer et Joachim Zeller [dir.], Völkermord in Deutsch-Südwestafrika. Der Kolonialkrieg in Namibia (1904-1908) und die Folgen, Berlin, Ch. Links, 2005 (2003) de même que, depuis peu, Jürgen Zimmerer, Von Windhuk nach Auschwitz? Beiträge zum Verhältnis von Kolonialismus und Holocaust, Berlin/Münster/Wien/Zürich/London, LIT, 2011.

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70. Ainsi Kuss avança-t-elle récemment l’argument selon lequel, par exemple, la brutalité des guerres coloniales ne serait apparue que petit à petit, tandis qu’à l’époque nazie, elle était voulue sur le front est dès le départ. Cf. Susanne Kuss, Deutsches Militär auf kolonialen Kriegsschauplätzen…, op. cit., p. 429. 71. Seule toutefois la femme bourgeoise, et non la travailleuse, passait ici pour « nationalement fiable ». Cf. Katharina Walgenbach, « Die weiße Frau als Trägerin deutscher Kultur ». Koloniale Diskurse über Geschlecht, « Rasse » und Klasse im Kaiserreich, Frankfurt a. M./New York, Campus, 2005, p. 265. 72. Katharina Walgenbach, « Die weiße Frau… », op. cit., p. 125-130 et 183-204. 73. Idem, p. 262. 74. Pour 1813-1815, Planert distingue expressément entre les débats politique et militaire – tandis que le débat politique tourne autour de la guerre de libération nationale, le débat militaire reste marqué par la tradition – sans rendre compte de cette difficulté méthodologique. Ute Planert, Der Mythos vom Befreiungskrieg…, op. cit., p. 642-659. 75. Nikolaus Buschmann, Einkreisung und Waffenbruderschaft…, op. cit., p. 208-219 ; comment en Prusse les divers camps utilisèrent leurs prises de position sur la guerre de Crimée pour se positionner sur l’échiquier politique, c’est ce que montre Hans-Christof Kraus, « Wahrnehmung und Deutung des Krimkrieges in Preußen – zur innenpolitischen Rückwirkung eines internationalen Großkonflikts », Forschungen zur Brandenburgischen und Preußischen Geschichte. Neue Folge, 19 (2009), p. 67-89. 76. Becker, Bilder von Krieg und Nation…, op. cit., p. 377-482. 77. Nikolaus Buschmann et Dieter Langewiesche, « „Dem Vertilgungskriege Grenzen setzen“. Kriegs-typen des 19. Jahrhunderts und der deutsch-französische Krieg 1870/71. Gehegter Krieg – Volks- und Nationalkrieg – Revolutionskrieg – Dschihad », in Dietrich Beyrau, Michael Hochgeschwender et Dieter Langewiesche [dir.], Formen des Krieges…, op. cit, p. 163-195, ici p. 163 et 193-195; Dieter Langewiesche, « Liberalismus, Nationalismus und Krieg im 19. Jahrhundert », in Hans Ehlert [dir.], Militärisches Zeremoniell in Deutschland, Potsdam, Militärgeschichtliches Forschungsamt, 2008, p. 59-74, ici p. 60. 78. Susanne Parth, Zwischen Bildbericht und Bildpropaganda…, op. cit., p. 357. 79. Parmi elles, Markus Ingenlath, Mentale Aufrüstung. Militarisierungstendenzen in Frankreich und Deutschland vor dem Ersten Weltkrieg, Frankfurt a.M./New York, Campus, 1998; Jörn Leonhard, Bellizismus und Nation…, op. cit.; Heidi Mehrkens, Statuswechsel…, op. cit.; Wencke Meteling, Ehre, Einheit, Ordnung…, op. cit.

RÉSUMÉS

À côté de l’histoire de la guerre au XIXe siècle, celle de l’interprétation que l’on en fit à l’époque est pour la recherche historique allemande la plus récente un thème central de recherche. Ne se limitant le plus souvent pas à la description de leur objet concret, les développements sur la guerre et sur l’armée renvoyaient à des modèles applicables à d’autres domaines du réel. Ceci étant, ces interprétations constituaient avant tout un cadre de négociation pour l’ordre politique de la nation, que celle-ci fût établie, en passe de l’être, ou en projet. Des prises de position sur le pouvoir et la constitution en côtoyaient d’autres sur l’identité nationale ou sur la répartition des rôles entre les sexes. S’appuyant sur les blocs thématiques des guerres de libération

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antinapoléoniennes, de la révolution de 1848/49, des guerres d’unification nationale, et des guerres coloniales de l’Empire germanique, cet essai offre un aperçu structuré du domaine de recherche.

Apart from writing the history of 19th century’s warfare a central topic covered by recent historical research in Germany are contemporary interpretations of these wars. Discourse on war and military was not limited to representing the concrete object, but exemplary referred to other spheres of reality. Above all, these interpretations represented a space for negotiating the political order of the existing, developing or projected nation. Statements on rule and constitution accompanied comments on national identity and gender politics. This article offers a structured overview of this field of research using as examples the anti Napoleonic wars of liberation, the revolution of 1848-1849, the national wars of unification and the German Empire’s colonial wars.

Neben der Geschichte der Kriege des 19. Jahrhunderts ist auch die Geschichte der zeitgenössischen Deutung dieser Kriege für die neueste historische Forschung in Deutschland ein zentrales Thema. Diskurse zu Krieg und Militär erschöpften sich oftmals nicht in der Darstellung ihres konkreten Gegenstandes, sondern verwiesen modellhaft auch auf andere Realitätsbereiche. Dabei waren diese Deutungen vor allem ein Verhandlungsraum für die politische Ordnung der bestehenden, entstehenden oder projektierten Nation. Aussagen zu Herrschaft und Verfassung standen neben solchen zur nationalen Identität und zur Geschlechterordnung. – Der Aufsatz liefert einen strukturierten Überblick über das Forschungsfeld anhand der Themenblöcke antinapoleonische Befreiungskriege, Revolution von 1848/49, nationale Einigungskriege und Kolonialkriege des Deutschen Kaiserreichs.

AUTEUR

FRANK BECKER Frank Becker est professeur d’histoire à l’université de Duisburg-Essen

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La politique des sentiments au XIXe siècle

Ute Frevert

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’allemand par Katell Brestic.

1 En janvier 2012 a été retrouvé un enregistrement sonore d’Otto von Bismarck. En 1889, le chancelier du Reich s’était entretenu avec un collaborateur de Thomas A. Edison qui avait enregistré la conversation sur un appareil alors tout nouveau : le phonographe. Il ne s’agissait pas d’un grand discours politique, mais de quelques vers en anglais, en allemand et en français, ainsi que de conseils d’un père à son fils : ne pas trop travailler, manger ou boire1. Ce qui rend cet enregistrement extraordinaire n’est autre que la voix de Bismarck. Les spécialistes en ont été eux-mêmes surpris. Ils l’imaginaient différente, plus aigüe, plus criarde. Or ce que l’on entend là reste, malgré d’importantes distorsions, tout à fait calme, grave, profond, étonnant et plein d’humour.

2 Les voix jouent un rôle important dans les processus de politisation et de démocratisation au XIXe siècle : elles délivrent des messages politiques, mobilisent et motivent, réveillent (ou endorment) les espoirs et les attentes, entretiennent la confiance ou attisent les peurs. Elles ne le font pas seulement par le truchement de phrases, complètes ou non. Elles le font aussi et surtout par les timbres, par les rythmes, rapides ou lents, hachés ou fluides, et par le ton, changeant ou monotone. Les voix plongent les auditeurs « dans l’ambiance » et font naître chez eux des sentiments. Un bon orateur – Aristote en était déjà conscient – emporte son public, le fait se mouvoir, au sens propre du mot : il le tire de sa chaise, le met en marche, lui agrandit le cœur. La voix est donc un important moyen de diffusion de ce que j’appelle la « Gefühlspolitik », « la politique des sentiments ».2

3 Le terme allemand de Gefühlspolitik vient du XIXe siècle ; Bismarck lui-même l’a utilisé. Profondément contrarié par « l’absence de perspective » de la Prusse après la guerre de Crimée, il chercha, en 1857, à convaincre les conseillers du roi de la nécessité d’un

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rapprochement stratégique avec la France. Il désapprouvait la position anti- napoléonienne de Frédéric-Guillaume IV et la qualifiait de « Gefühlspolitik » romantique, considérant qu’elle s’opposait à la politique de protection des intérêts de la Prusse guidée, elle, par « des idées et des objectifs positifs » et un « égoïsme d’État »3.

4 C’est ainsi que le terme est entré, au-delà de Bismarck, dans la langue de l’époque. Selon une encyclopédie datée de 1853, la « sentimentalité » caractérisait alors les rapports des Allemands à l’État. « Par amour commode de la paix », ils évitaient « de prendre parti lors de vastes mouvements publics » et préféraient « l’apathie politique ». Toujours selon cet article, cela s’était déjà manifesté en 1848, quand dominait une « politique de l’âme et des sentiments » et que « seuls les esprits affûtés et les volontés puissantes arbitraient la vie politique réelle »4.

5 Avant de mettre cet argument au banc d’essai historique, il faut d’abord dissiper un possible malentendu : la « politique des sentiments », tel que le terme sera utilisé au cours de cet article, c’est-à-dire indépendamment de sa définition péjorative de l’époque, ne signifie pas qu’une politique se laisse guider par les sentiments, par la sympathie ou l’antipathie, comme c’était le cas sous Frédéric-Guillaume IV en 1857, ou par peur du conflit et une recherche sentimentale de l’harmonie, comme en 1848. Utilisé comme outil analytique, le terme désigne une politique menée avec des sentiments et autour des sentiments, et non pas motivée par les sentiments.

6 Les attitudes et postures émotionnelles ne sont pas les causes des actions politiques, mais en constituent les ressources, les outils, les objets. La politique des sentiments veut faire naître certains sentiments, en éviter d’autres et utilise à cette fin des stratégies et des moyens de diffusion spécifiques. Parmi ceux-ci, on trouve, entre autres certes, mais principalement, la rhétorique politique et la voix de l’orateur.

7 Une politique des sentiments telle que définie précédemment – et ce sera la thèse de cet article – devient au XIXe siècle un élément central de la communication moderne entre dominants et dominés. La domination, qui selon Max Weber est « la chance, pour des ordres spécifiques (ou pour tous les autres), de trouver obéissance de la part d’un groupe déterminé d’individus », nécessite l’assentiment et la « docilité » des dominés5. On instaure la docilité par la violence (ou par la peur de la violence), mais elle fonctionne mieux lorsqu’elle est volontairement consentie. Pour cela, la communication est nécessaire : le peuple veut être convaincu de la légitimité de la domination. Quiconque veut obtenir leur « dévouement » (Weber) affectif doit même faire plus : il doit leur insuffler la confiance et les conquérir émotionnellement. Le succès des dominants et leur capacité à s’imposer repose principalement sur leur aptitude à mobiliser durablement l’affection, l’admiration et l’amour des dominés et à les mettre à leur propre service.

8 Mais la communication n’est pas unilatérale, elle est au moins à double sens. C’est pourquoi la politique des sentiments ne fonctionne jamais exclusivement du haut vers le bas ; elle est également effective du bas vers le haut. Les sujets ou les citoyens ne sont pas les récepteurs passifs de messages émotionnels, ils en émettent eux-mêmes ou en obtiennent par la force. Les sentiments font donc en quelque sorte l’objet de négociations et sont tout sauf automatiques, authentiques ou absolus.

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Communication entre dominants et dominés et instrument de légitimation

9 Pour comprendre pourquoi la politique des sentiments en tant que technique de domination a pris une telle importance au XIXe siècle, il convient de prendre en considération les nouveaux repères du champ politique. D’une part, « le peuple » est depuis la Révolution française apparu comme nouvel acteur de la scène politique. À l’est du Rhin, il se fait également remarquer, se mobilise, s’organise en associations et partis, exige des élections et le droit de participer à la vie politique. De sujets obéissants et extérieurs à la chose politique, ils deviennent des citoyens, et plus tard également des citoyennes, qui se considèrent de plus en plus comme « co-législateurs » (Emmanuel Kant). D’autre part, ces évolutions obligent l’État monarchique à faire face à de nouveaux défis, alors qu’il monopolisait jusque-là les décisions politiques, concentrées dans les mains d’un prince absolu. Même là où la monarchie n’est pas fondamentalement menacée, elle doit recourir à de nouvelles formes de gouvernance pour assurer sa légitimité. Plus les citoyens sont présents sur la scène politique, plus il apparaît nécessaire aux monarques de neutraliser et désamorcer la menace que représentent les conséquences d’une telle politisation.

10 C’est là qu’intervient la politique des sentiments, selon deux modalités distinctes : d’abord comme mise en scène des sentiments positifs que le monarque et sa famille témoignent aux citoyens ; puis comme outil permettant de générer les sentiments que les citoyens vont à leur tour montrer au monarque (et à sa famille). La monarchie orchestre la première modalité, quand la coopération des citoyens fonde la seconde. Qu’ils aiment leur roi ou empereur et lui témoignent leur confiance, qu’ils lui manifestent leur fidélité ou que, déçus et frustrés, ils s’en distancient, tout cela dépend de facteurs que les autorités ne peuvent contrôler qu’imparfaitement. Cela confère un caractère ambivalent et hasardeux aux efforts fournis pour utiliser les sentiments comme des ressources politiques : celui qui consent à ces efforts peut en effet échouer. Par ailleurs, le monarque autorise les citoyens à considérer leurs sentiments comme une monnaie d’échange prisée. Quiconque brigue leur amour a visiblement besoin de ces sentiments et doit donc s’efforcer de répondre aux attentes des citoyens.

11 L’article qui suit analyse, dans les grandes lignes, la manière dont s’est dessiné ce bras de fer au XIXe siècle6. Il se réfère essentiellement à la Prusse (et après 1871 au Reich allemand) mais est valable au-delà de cet espace. On peut observer des tendances similaires dans les États allemands moins importants, même si le sentiment dynastique y était parfois plus solidement ancré, plus proche du quotidien des citoyens. Et rien ne va même à l’encontre de l’hypothèse qui voudrait que cette politique des sentiments ait pu être menée dans d’autres pays européens comme réponse à des enjeux structurels, avec des résultats ambivalents7.

Sentiments représentés et sentiments fabriqués

12 La voix de Bismarck a été présentée plus haut comme moyen de diffusion d’une politique des sentiments et l’on peut immédiatement se demander qui, de son vivant, a bien pu l’entendre et quel effet elle a pu produire. Il a été prouvé à de nombreuses reprises que la voix d’un homme politique, quand la technologie permet son amplification et sa

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reproduction, possède une forte charge émotionnelle et un puissant charisme. Nous savons que la voix d’Adolf Hitler envoûtait ses auditeurs, que ce soit dans la plus grande brasserie de Munich, la Hofbräuhaus, ou plus tard via les postes de radio. La voix de Paul von Hindenburg était également bien perçue : « Très cher Monsieur le Président, » écrit le 19 mars 1932 une certaine Frieda Lohmann de Berlin, « l’hymne national – le Deutschlandlied – de votre allocution à la radio vient tout juste de s’achever et l’impression grandiose que m’ont laissée vos paroles me pousse à vous adresser par la présente mes remerciements les plus sincères ». Hans Herbst, âgé de neuf ans, écrit de Hirschberg : « Cher Hindenburg ! Ton discours d’hier soir a bien ému mes parents et ils voteront pour toi. Avant, ils avaient l’intention de voter pour ce ‘Hitler’« . Une certaine Madame Berger, de Leipzig, se rappelle encore, dix semaines après sa diffusion, du discours de Hindenburg pour le nouvel an 1931 : « Jamais dans ma vie je n’avais été à ce point transportée par un discours ». Des familles entières se rassemblent autour du poste pour écouter, « dans un recueillement total » et « le cœur étreint », la voix du président. Certains ont les larmes aux yeux, et pas uniquement les vieilles dames : de jeunes adolescents sont tout aussi émus8. Début 1932, il y avait en Allemagne environ 4 millions d’auditeurs ; 7 ans plus tard, ils étaient déjà 12 millions. La voix du président ou du chancelier portait ainsi jusqu’aux coins les plus reculés du pays. Grâce aux postes collectifs, nouvellement installés, des équipes de travail entières pouvaient écouter un discours ; les auberges étaient aussi des endroits appréciés pour écouter la radio en groupe. De nombreux auteurs de lettres évoquent l’impression grandiose que faisait sur eux cette simili-présence du chef de l’État, la manière dont cette voix les touchait, les sentiments qu’elle éveillait en eux et les sentiments qu’ils y percevaient.

13 Une telle présence était inconcevable du temps de Bismarck. Ce qu’il disait était au mieux imprimé dans les journaux et pouvait donc être lu, mais pas entendu. Seules quelques personnes avaient accès à sa voix et pouvaient éprouver sa force émotionnelle : les députés et orateurs invités aux Parlements prussien et allemand, les étudiants qui l’honoraient de leur présence à Bad Kissingen ou Friedrichsruh et évidemment les rois et empereurs successifs avec lesquels il s’entretenait. Le chancelier restait volontairement à l’écart des discours publics tenus pour le compte d’un parti ou à l’occasion des élections : il ne voulait pas passer pour un démagogue politique qui « chercherait, par son éloquence, à gagner les foules, la majorité des voix ». Il se définissait au contraire comme un « ministre, un diplomate et un homme d’État » et affirmait qu’il se sentirait « vexé si on le traitait d’orateur »9.

14 L’appel émotionnel, passionnel, aux « foules » constituait depuis la Révolution française l’un des outils rhétoriques favoris des forces démocrates. Dès que le citoyen a obtenu le droit de suffrage, il a été exposé à un enchevêtrement d’autres voix qui aspiraient à le convaincre, le persuader, le gagner à telle ou telle orientation politique. La « démocratie des assemblées », telle qu’elle a été pratiquée et généralisée en Allemagne autour de 1848, a permis à un nombre conséquent d’orateurs, plus ou moins talentueux, d’apparaître sur la scène politique. Ils prirent la parole spontanément, avec passion, y compris face aux monarques qui ne s’étaient jusque-là jamais tenus à disposition de ce genre de discours. À quoi ces discours pouvaient-ils bien ressembler ? La réponse se trouve dans la chronique très détaillée de la révolution berlinoise rédigée par Adolf Wolff.

15 Le public, souvent composé de plusieurs milliers de personnes, était tout sauf passif : il criait « bravo » quand quelque chose lui plaisait et n’était pas non plus avare en

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manifestations énergiques de mécontentement. Même le roi de Prusse, Frédéric- Guillaume IV, qui n’y était pourtant absolument pas préparé, se mit à percevoir ce mécontentement. Pour calmer « les esprits échauffés », il fit imprimer et distribuer en mars 1848 un appel au peuple dans lequel il enjoignait à ses « chers Berlinois » d’abandonner les barricades et d’oublier par la suite « les événements » – les tirs de l’armée sur le peuple rassemblé place du Château à Berlin, qui firent 183 morts – de la même manière que « [lui voulait et allait] les chasser de son cœur ». À la fin de cette proclamation, on trouve un exemple de pure politique des sentiments : « Votre bien aimée Reine, Mère et Amie véritablement fidèle, qui souffre beaucoup et se trouve bien mal en point, unit ses prières intimes et pleines de larmes aux Miennes. »10

16 Mais les larmes de la reine elles-mêmes ne purent apaiser le peuple exaspéré. Les citoyens déchirèrent l’appel, le piétinèrent, et exigèrent du roi « qu’il se montre ». Il finit par apparaître, au bras de sa femme souffrante, « blême de peur et d’épouvante », au balcon du château de Berlin. « Tête nue », le visage « douloureusement ému », il regarda les cadavres exposés dans la cour, à la vue desquels la reine, horrifiée, recula. Comme il ne pouvait se faire entendre de la foule « déchaînée » qui hurlait « dans la confusion la plus totale », il retourna à l’intérieur du château pour être ramené sur la terrasse quelques minutes plus tard par un marchand nommé Hiller et le maître maçon Schweidnitz (tous deux « entraînés par des sentiments débordants »). De là, il s’adressa directement au peuple rassemblé sur la Place du Château : « Mes chers citoyens, vous avez souhaité que j’apparaisse devant vous, je suis venu. Certains de vos concitoyens m’ont convaincu que la paix de la ville repose sur l’armement du peuple. Je vous accorde volontiers cet armement ». À ces paroles – mensongères – répondirent « des cris de joie venus de la place par milliers »11.

17 On ne sait à quoi la voix du roi avait bien pu ressembler. On ne sait pas non plus qui avait pu l’entendre ; probablement seuls ceux qui se trouvaient à proximité immédiate de lui. Mais le message était quand même passé, d’autant qu’il fut renforcé par un langage corporel qui n’avait plus rien de royal. On dit que le roi était « fortement courbé », qu’il avait les larmes aux yeux. Etaient-ce des larmes pour les morts des barricades ou des larmes de honte et de colère causées par sa propre humiliation ? Sur cette question, on ne peut que formuler des conjectures.

18 On peut en revanche s’étonner du fait que les citoyens n’aient pas savouré leur triomphe sur la monarchie « absolue » : c’était pourtant la première fois qu’un monarque prussien se « pliait » à la volonté du peuple. Quand, trois jours plus tard, Frédéric-Guillaume IV parcourut Berlin à cheval, un large ruban aux couleurs de l’Allemagne autour du bras, il récolta « les acclamations de la foule en liesse ». Devant l’université, les étudiants lui offrirent « une impétueuse ovation et entrechoquèrent leurs armes en son honneur ». Et une fois encore, la parade royale se conclut sur un discours très expressif qui fit forte impression, empreint d’une rhétorique propre à la politique des sentiments : « Citoyens », dit le roi aux conseillers municipaux et aux hommes de la milice civile rassemblés devant l’hôtel de ville, « je sais que je ne tire pas ma force des armes de mes braves soldats, ou de mes richesses, mais du cœur et de la fidélité de mon peuple »12.

19 Ce que Frédéric Guillaume IV avait réellement sur le cœur n’entre pas en jeu ici. La politique des sentiments n’a pas grand-chose à voir avec ce que ressent celui qui la mène. Il s’agit bien plus des registres linguistique et extralinguistique qu’il emploie pour transmettre et générer des sentiments, des « sentiments représentés » et de leur

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importance pour les « techniques du pouvoir » qu’expérimentent les monarques du XIXe siècle, accablés par leurs sujets-citoyens, afin de préserver leur trône13. Il s’agit aussi des sentiments de ceux qui ébranlaient ces trônes, qui s’y frottaient jusqu’au sang, puis se laissaient adoucir et désarmer, comme le diront rapidement certains esprits critiques, par la « politique des sentiments et de l’âme ». Pourquoi n’usaient-ils pas de leur « esprit affûté » et de leur « volonté puissante » pour imposer leurs revendications politiques et leur désir de participation ? Que signifiaient pour eux les gestes d’humilité du roi ou ses appels émotionnels ?

L’amour du roi et l’amour du peuple 1797-1848

20 Ils créèrent dans un premier temps la surprise. En Prusse, où l’on rejetait largement la timide constitutionnalisation menée depuis le début du siècle dans les États du sud de l’Allemagne, le roi régnait de manière absolue sur ses sujets. Il avait fixé les fréquences et les modalités de ses apparitions et de ses allocutions et avait décidé de la distance qu’il mettrait entre lui et son peuple. Pour cela, il devait observer des règles et des pratiques issues d’une longue tradition. Les cérémonies de cour et les célébrations politiques bénéficiaient dès le XVIIIe siècle de mises en scène populaires qui avaient pour but d’impressionner les sujets, de flatter leurs sens et de les gagner émotionnellement à l’autorité monarchique. Sous Frédéric II apparut un nouveau style de domination fondé sur l’accessibilité et la visibilité du roi sans pour autant porter atteinte à sa supériorité et à sa sacralité. De leur côté, les sujets de Frédéric – ou plus exactement : les citadins et citoyens issus de la bourgeoisie intellectuelle – surent tirer un profit politique de la mise en scène de cette accessibilité et de cet amour royal et les utiliser pour leurs propres manifestations de patriotisme et de fierté nationale14.

21 De telles tendances n’ébranlaient pas encore sérieusement l’architecture du pouvoir et l’absolutisme prussiens. En revanche, les événements révolutionnaires qui eurent lieu en France trois ans après la mort de Frédéric, aboutissant à l’exécution du couple royal, à la proclamation de la souveraineté de la nation et à sa mobilisation générale, firent l’effet d’un choc. Ce qui, dans un premier temps, fascina et enthousiasma de nombreux citoyens, effraya les monarques européens. Partout, à Londres, comme à Berlin ou Vienne, ils s’inquiétèrent de la stabilité de leur propre pouvoir et réfléchirent aux moyens de l’asseoir et de le consolider. Parmi eux figurait la politique des sentiments. La rhétorique de l’amour et de la bienveillance que Frédéric II s’était déjà appliqué à employer en était partie intégrante. Mais les sentiments du prince devaient également être communiqués aux sujets à travers des appels, proclamations ou apparitions officiels. Cela n’allait pas nécessairement à l’encontre de l’exigence des monarques de définir à leur goût la nature de leurs apparitions. Quand la milice civile de Potsdam invita en 1794 l’héritier du trône, Frédéric-Guillaume III, et sa jeune femme Louise à prendre le traditionnel goûter allemand « Kaffee und Kuchen », la princesse eut une réaction moqueuse : « Imagine quel divertissement adorable nous attend aujourd’hui… », écrit-elle à son mari, « nous n’avons pas le choix, que nous le voulions ou non, nous allons devoir être questionnés et peut-être devenir fous, pour avoir l’honneur de faire la cour aux citoyens15. »

22 On voit bien ici l’ambivalence entre l’amour du roi et son accessibilité. D’une part, les monarques devaient aller plus souvent, plus longuement à la rencontre de leurs citoyens et donner l’impression qu’ils leur portaient un intérêt bienveillant ; selon les

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Miroirs des princes, c’était pour eux l’unique moyen de pouvoir miser à leur tour sur l’amour et la fidélité de leurs sujets16. D’autre part, ils refusaient « d’être questionnés » et « de faire la cour aux citoyens », ce qui était incompatible avec « l’honneur » légitime des princes absolus. La politique des sentiments consistait donc en un équilibre subtil ; le moindre faux-pas pouvait mener à la chute. Si l’on ne montrait pas suffisamment ses sentiments ou sa compassion, on courait le risque de passer pour insensible et arrogant, verdict que l’on cherchait absolument à éviter, non seulement à cause de la mode humaniste et sentimentale de l’époque mais aussi en raison de ce qui était arrivé aux Bourbons de France en 1793. Si, au contraire, on faisait preuve de trop de complaisance ou de laxisme, on pouvait facilement faire le jeu de ceux qui voulaient affaiblir l’autorité et donner plus de pouvoirs aux citoyens. L’embourgeoisement de la monarchie, tel que se le représentaient de nombreux libéraux, était une stratégie qui déplaisait aux rois prussiens tout autant que la constitutionnalisation. La constitution, promise à deux reprises, à contrecœur, dans une situation de grande détresse politique, par Frédéric-Guillaume III, ne fut octroyée qu’après que la révolution de 1848 l’eut remise à l’ordre du jour.

23 La Maison royale de Prusse a traversé la première moitié du XIXe siècle à l’aide de la politique des sentiments. Durant son long règne (1797-1840), riche en catastrophes politiques, Frédéric-Guillaume III dut faire de dramatiques « appels à [son] peuple ». En 1813, il lui demanda de grands sacrifices pour la « patrie » et pour « [son] roi » dans la lutte contre Napoléon et justifia – une première dans l’histoire de Prusse – la déclaration de guerre à la France. L’appel invoquait la fidélité du peuple, ainsi que la confiance commune, unissant le roi et ses sujets, en Dieu et en l’honneur de la Prusse, duquel ne répondaient pas seulement le roi mais chaque « Prussien » et chaque « Allemand ». En même temps, le roi craignait une trop grande proximité avec le peuple. Il mit ainsi fin à la pratique des suppliques, jusque-là usuelle et à laquelle Frédéric II avait attaché une grande importance, et interdit systématiquement les illuminations et les fêtes dansantes pour célébrer les anniversaires de la famille régnante ou tout autre jubilé17.

24 La régularité avec laquelle de tels interdits étaient édictés indique, en creux, le plaisir que prenaient à ces festivités les citoyens, urbains ou ruraux. Ils n’y célébraient pas seulement les monarques mais aussi eux-mêmes tout en rivalisant les uns avec les autres pour produire la représentation la plus coûteuse ou la plus élégante18. Par ailleurs, ils mettaient en exergue la fonction de ces manifestations comme lieu d’expression des sentiments positifs des monarques, qui y faisaient forte impression. Lorsqu’en 1810 un magistrat de Charlottenbourg se plaignit au roi Frédéric-Guillaume III de s’être vu refuser la participation au cortège funèbre de la reine Louise, il fit remarquer explicitement que de telles occasions « alimentaient le patriotisme, l’attachement et la fidélité zélée des citoyens ». Ce qui signifie que de telles démonstrations ne se contentaient pas de permettre l’expression de sentiments, elles étaient également censées les inculquer, les réveiller et les entretenir19.

25 Le monarque lui-même, qui craignait la sphère publique de l’opinion, n’a pu ignorer cet argument. Il nourrissait certes une profonde aversion envers les cérémonies officielles et aurait préféré s’épargner le faste de telles célébrations, avec leurs « arcs de triomphe coûteux, leurs drapeaux en berne, leurs poèmes et tout ce qui s’ensuit ». Pour lui, les « marques » d’amour du peuple qui avaient « une valeur véritable » n’étaient pas celles « qui dépendaient de coutumes ou de traditions, mais celles qui émanaient du cœur

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seul ». Cette forme d’amour était-elle réellement inconditionnelle ou devait-elle être aussi nourrie et cultivée par un roi qui offrait ostensiblement et sans atermoiements « son cœur paternel et fidèle à [s]es bons sujets » ? La reine Louise fit preuve à ce propos d’un pragmatisme étonnant. En 1798, elle écrivit à son frère qu’elle partagerait avec son mari le poids de « la cour, de la gêne, de l’Etiquette et de toute autre chose » : « je mettrai tout en œuvre pour gagner et mériter l’amour de mes sujets, sans contrainte, par la courtoisie, une nature avenante, la gratitude là où on me donnera des preuves d’amour et d’attachement »20. Pour Louise, « l’amour du peuple », que son époux considérait encore comme naturellement acquis, n’était pas un automatisme. Il fallait l’attiser et le renforcer, le gagner et le mériter, et pour cela, l’engagement royal était nécessaire. Ce dernier s’imposait non seulement à l’épouse « étrangère », mais aussi au roi, « enfant de la Nation ».

26 Même si, en 1800, la monarchie prussienne semblait bien se porter, ce défi était partout palpable. En 1798, lors d’un discours d’hommage à Frédéric-Guillaume III, le représentant du gouvernement se dit persuadé que la « supercherie des idées françaises » n’influerait pas les sujets prussiens : « Vous ne prêterez pas l’oreille aux charmes trompeurs, vous n’offrirez pas attention aux illusions qui se muent sans que l’on s’y attende en Furies, qui déchirent effrontément tous les étendards, et offrent à tous, de manière égale, la misère. » Et le président du conseil de la ville de Berlin confirma dans sa réponse que les citoyens avaient fait de leur plein gré et par « conviction » le vœu « de la fidélité la plus indissoluble et de la plus stricte obéissance ». « D’autres » pouvaient « se quereller sur une (ou la) meilleure forme de gouvernement, se rendre malheureux par ces querelles… Nous voulons leur dire : ‘Peuples d’Europe, regardez-nous ! Nous avons un père commun, nous sommes tous ses enfants, il nous aime, nous le vénérons’«21. Pourtant, même si ces « enfants » avaient assuré qu’ils accorderaient leur assentiment émotionnel et qu’ils se comporteraient bien, il était évident pour tous – et particulièrement pour le président du conseil municipal – qu’ils pouvaient en fait agir différemment. La « sécurité du trône » ne pouvait plus être garantie en toutes circonstances et, pour l’affermir, on avait absolument besoin, comme l’écrivait le colonel August Neidhardt von Gneisenau au roi en 1811, de « poésie », c’est-à-dire de « l’amour d’un peuple enthousiasmé par son souverain »22. La foi en la légitimité dynastique devait donc de toute évidence être renforcée par une politique des sentiments.

27 Cette contrainte persista après 1815, alors que la politique extérieure était moins agitée. Ni la répression policière, ni les discours énergiques de la dynastie régnante ne permirent d’éliminer les tensions intérieures. Mais ceux-là même qui aspiraient à une constitution n’envisageaient pas sérieusement d’abolir la monarchie. Ils avaient intériorisé l’image du roi-citoyen, proche de son peuple, non seulement d’un point de vue émotionnel mais aussi dans la pratique quotidienne. Lorsqu’en 1840 Frédéric- Guillaume IV monta sur le trône de Prusse, on caressa l’espoir d’avoir trouvé en lui un tel roi. Les hommages publics en son honneur allumèrent, écrivait Fanny Lewald – qui n’était pas particulièrement royaliste –, « la flamme de l’enthousiasme dans des milliers de cœurs à la fois »23. Et le nouveau roi n’ignorait pas combien il était important de maintenir cette flamme vivante. Il s’adressa ainsi directement aux représentants du peuple rassemblés devant le château de Berlin, à la surprise de tous et sans tenir compte du protocole : « Messieurs, en cette heure grave, une question grave. Êtes-vous prêts, avec le cœur et l’esprit, avec le verbe et l’action, avec toute votre aspiration, dans la foi sacrée en la patrie, dans l’amour sacré du Christ, à me soutenir et à m’aider à

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maintenir la Prusse telle qu’elle est, telle qu’elle doit rester si elle ne décline pas ? Voulez-vous rester debout à mes côtés, dans les bons comme dans les mauvais jours ? Oh ! si vous le voulez, répondez-moi d’un son clair, le plus beau de notre langue, répondez-moi d’un digne Oui ! »24 La tonalité du discours était éloquente : on exigeait (et donnait) là ni plus ni moins qu’un serment de mariage avec l’intensité émotionnelle inhérente aux liens bâtis sur l’amour et inscrits dans la durée25. Le ton implorant, suppliant du roi témoignait aussi de cette intensité, de l’urgence de sa requête. Il n’exigeait rien, il n’ordonnait rien, il posait une « question grave ». La réponse qu’on lui donnerait allait décider du sort de son règne, de la sécurité de son trône.

28 Huit ans plus tard, l’union scellée dans l’amour et la promesse de fidélité connut sa pire mise à l’épreuve. La Révolution de 1848, qui éclata à Paris, mobilisa également les citoyens prussiens de tous horizons. À leur tour, ils s’adressèrent au roi, par des appels et des pétitions. Mais la langue employée, si on la compare à celle des hommages de 1840, avait bien changé. Elle n’était certes pas moins émotionnelle, mais elle mettait l’accent sur des thèmes différents et usait d’autres concepts. « Ni le hasard de la naissance, ni une langue et des mœurs communes, ni une fédération extérieure ne feront croître la force de l’amour pour la patrie, de l’enthousiasme unissant un peuple autour de son roi, aussi puissamment que la garantie d’institutions libres qui dotent chaque homme du peuple d’une égale fierté, fierté à laquelle les autres peuples doivent la grandeur de leur nation26. » L’amour de la patrie devait donc précéder l’amour du peuple pour son roi et dépendait de la liberté et des droits des citoyens.

29 Pour autant, ce que Bismarck appelait « l’affection » ou « la sentimentalité dynastique » n’avait pas disparu27. La majorité de la population était tout à fait disposée à lever son verre au roi, à la condition que celui-ci s’occupât de leurs revendications et qu’il trouvât le ton juste. Les formules qu’utilisait Frédéric-Guillaume IV, son langage corporel empreint d’humilité, ses larmes pour les citoyens morts sur les barricades, tout cela apaisa la colère des Berlinois. Le lendemain, ils n’étaient que trop heureux d’ovationner le roi perché sur son cheval et habillé des couleurs de la nation allemande, et n’accordaient que trop de crédit à ses paroles, lui qui avait dit qu’il se sentait protégé et en sécurité parmi eux (et que, rassuré, il éloignerait l’armée de la ville). L’amour pour le roi n’était pas encore terni et les républicains convaincus ne représentaient qu’une infime minorité de la population28.

30 Mais cela veut-il dire que les citoyens qui étaient descendus dans la rue s’étaient laissé tromper par une « politique de l’âme et des sentiments », comme l’ont fait entendre par la suite certaines critiques ? Qu’ils avaient laissé de côté leur raison et leurs intérêts pour conserver de vieilles traditions et de vieilles habitudes, par « amour commode de la paix » ? Les critiques de l’époque ne tiennent pas compte du fait que la « volonté puissante » de ceux qui se sont exprimés au printemps 1848 n’était pas dirigée contre la monarchie comme forme de gouvernement mais qu’elle exigeait une relation « constitutionnelle » entre « le prince et le peuple ». Et c’était précisément celle-ci que le roi avait jusqu’alors fermement refusée. Il n’était pas en mesure, comme le note en 1817 le colonel Christian von Massenbach dans un écrit consacré au prince héritier, de se voir lui-même en tant que « souverain régnant sur ses fiers semblables qui doivent penser et exprimer leur volonté par eux-mêmes »29. Une constitution, « une feuille griffonnée », ne devait pas s’immiscer dans une relation « naturelle » avec le roi « de droit divin », construite sur « une foi ancienne et sacrée ». Ni les exigences des représentants du peuple, formulées de manière toujours plus pressante, ni les

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objections émises par des amis fidèles ne pouvaient persuader le roi du contraire. Mais ce qui se produisit dans les rues de Berlin en février et mars 1848 entama cette position inflexible. Les manifestations et les combats sur les barricades ébranlèrent la « confiance solide » que Frédéric-Guillaume avait en « son » peuple et qu’il présentait encore en 1847 comme « le meilleur outil pour éteindre l’incendie meurtrier ». Lui qui affirmait avec assurance « qu’aucune puissance sur Terre ne parviendrait à lui arracher une constitution » dut revenir sur ses paroles30. Quelques mois plus tard, on élut une assemblée nationale prussienne dont la principale tâche était justement la rédaction de ce « bout de papier ».

31 La rapide volte-face de Frédéric-Guillaume et ses concessions aux principales exigences des libéraux lui attirèrent autant de sympathies que la manière dont il fit ces concessions. Ce qui suscita l’indignation de son entourage, noble et très conservateur, et notamment des officiers, lui permit d’accroître sa popularité auprès du peuple : ses larmes, ses gestes d’humilité, l’armement des citoyens, auquel il avait donné son accord, et sa « chevauchée allemande » qui marqua profondément son frère Guillaume. Même ce dernier, que l’on surnommait le « Prince la mitraille », avait immanquablement saisi ce qu’il y avait de bon dans ces manifestations émotionnelles : « il [le roi] a[vait] dorénavant les Berlinois pour lui »31.

32 « La confiance appelle la confiance », s’était écrié Frédéric-Guillaume devant les représentants du peuple en 184732. Un an plus tard, il fut contraint de répéter cette phrase, mais à d’autres auditeurs, et dans une situation radicalement différente. Les fondements du pouvoir monarchique étaient remis en cause : « l’omnipotence » et l’autorité du roi semblaient avoir perdu de leur valeur et de leur légitimité. Avant cela, en 1844, un attentat avait déjà profondément affecté la perception que le roi avait de lui-même. Pour la première fois de l’histoire de la dynastie, on avait « attenté à la vie de sa Sainte Majesté ». On ne parlait plus de « sécurité », « l’auréole » était brisée. Néanmoins, cet événement déclencha une vague de manifestations de sympathie et de loyalisme ; « la nation tout entière » écrivit alors le prince Guillaume, « exprime son amour et son attachement au roi ». Mais la fragilité de cet enthousiasme éclata au grand jour quatre ans plus tard, quand, « en l’espace d’une heure, il se mua en franche indignation ». À partir de là, Guillaume, qui succéda à son frère en 1861, observa ces « témoignages publics de respect et d’amitié » avec des « sentiments mitigés » : il ne voulait pas se laisser abuser par eux ou leur donner trop de poids, mais il ne devait pas non plus faire la sourde oreille à la « langue du cœur » ni la mépriser33.

Le public et les sensibilités dynastiques durant la seconde moitié du siècle

33 La politique des sentiments devint plus importante que jamais durant la seconde moitié du XIXe siècle, mais également plus complexe. Bien que le principe monarchique ait pu se maintenir en 1848-1849, il n’était plus reconnu de manière aussi directe et incontestable. En 1850 Lorenz von Stein écrivait que « la monarchie, qui se trouvait jusque-là au-dessus des questions concernant la forme d’un futur État, est à présent devenue un objet de réflexion, de débat, de questionnement, y compris pour les masses du peuple »34. Qu’entendait-on par « masses du peuple » ? Certainement pas l’aristocratie qui était liée au système politique de la monarchie pour le meilleur et pour le pire. La bourgeoisie urbaine, au contraire, était tout à fait concernée. Les

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libéraux observaient avec suspicion les tentatives de la Couronne d’interpréter à son avantage la constitution octroyée en 1848 et révisée en 1851 ; ils ne craignaient pas les conflits nourris qui pouvaient s’installer dans la durée, comme le prouva la bataille autour de la réforme de l’armée qui s’étala de 1859 à 1866. Ce sujet n’a pas été seulement discuté à la Chambre des députés, mais imprégna profondément l’ensemble de la société. Si les libéraux pouvaient se réjouir du soutien des citadins, exprimé dans diverses pétitions et lettres ouvertes, les témoignages en faveur de la Couronne venaient principalement des régions rurales ou situées à l’est de l’Elbe. La monarchie y jouissait de sympathies exclusives et l’ordre patrimonial y était encore largement préservé. Ce n’était plus le cas dans les régions industrielles qui s’étendaient rapidement.

34 Néanmoins, même les travailleurs organisés politiquement pouvaient céder un peu de terrain au principe monarchique. Ferdinand Lassalle cultivait, comme l’expliqua plus tard un Bismarck triomphant, une mentalité « résolument » monarchique. Tout comme le libéral de gauche von Stein, il caressait l’idée d’une monarchie sociale qui serait une garante impartiale du bien commun, au-dessus de tous les partis et de toutes les orientations politiques et qui s’occuperait en particulier du « petit peuple ». Von Stein était convaincu que le peuple témoignerait le cas échéant au monarque sa reconnaissance, son amour et sa fidélité et en deviendrait le principal soutien35.

35 Mais là non plus, l’amour du peuple pour le roi n’allait pas de lui-même et n’était pas inconditionnel. Des conditions en étaient désormais formulées et orchestrées par des groupes, des partis, des associations et des organisations sociales. Le « peuple tout entier », tel que l’appelait le roi Guillaume qui s’adressa à lui en 1862, espérant « que la confiance en [son] gouvernement lui revienne », n’existait pas (ou plus) comme totalité 36. À une pyramide strictement organisée en ordres et aisément contrôlable s’était substituée une société multiple dont les modes de vie, les intérêts et les idéaux étaient très variés. Pour maintenir ensemble ce « corps social » moderne et l’« égoïsme » qui lui était propre, les libéraux proposaient le « ciment » d’un « sens civique public et patriotique »37. Les conservateurs au contraire ne juraient que par « l’attachement et le lien vivant au roi » qui était « l’autorité hiératique de l’État ».38 Mais ces liens vivants devaient indéniablement être cultivés et préservés, ils ne pouvaient être maintenus sans intervention extérieure. Heinrich von Treitschke rappelait dans ses cours donnés à Berlin qu’il fallait « sans cesse gagner de nouveau à soi le lien intérieur unissant la maison régnante et le peuple »39.

36 Une politique des sentiments monarchique répondant à cette exigence se vit confrontée, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à de nouveaux défis. Le champ politique s’était largement ouvert : la parlementarisation et la démocratisation avaient renforcé la tendance à la participation, qui se traduisait par un haut niveau de politisation et de mobilisation. Une multitude de partis et de groupes de pression, qui comptaient à la fin du siècle des centaines de milliers d’adhérents, occupaient la scène politique. Les hommes usaient de plus en plus de leur voix électorale pour affirmer leur droit de participer aux processus politiques : en 1871, le taux d’abstention aux élections législatives était encore de 31 %, il n’était plus que de 14 % après 1900. Les réunions électorales étaient très fréquentées et la presse tenait informés ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient y assister40.

37 Mais les journaux ne se contentaient pas de transmettre les informations, ils les pondéraient et les évaluaient, ils prenaient position. Ils n’étaient d’ordinaire pas avares

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en critiques politiques, qu’ils fussent favorables aux libéraux, aux sociaux-démocrates ou aux catholiques. Leurs critiques ne s’arrêtaient pas aux portes du gouvernement : elles visaient également les monarques. Guillaume Ier, en particulier, ressentit très tôt la force et le pouvoir de l’opinion, publique et publiée. Alors que Frédéric-Guillaume IV avait rejeté sur l’extérieur les conflits en mettant les mouvements révolutionnaires sur le compte « d’une bande de scélérats étrangers », son successeur voyait à juste titre son ennemi à l’intérieur. En 1862, il se plaignait que « la presse mensongère » et « la fièvre partisane » n’aient pour but que « d’affaiblir le trône et la royauté », ouvrant ainsi une brèche entre le roi et le peuple. Il exhortait « ses fidèles de tout le pays » à « changer en bien l’opinion du public »41. Guillaume savait fort bien qu’il ne suffisait pas de faire confiance à « ceux qui [lui] étaient favorables » et à « leurs sentiments patriotiques ». En tant que roi qui s’était proposé « de cultiver et de renforcer l’esprit patriotique de [son] peuple » il se devait d’atteindre également ceux qu’ils jugeaient « trompés » et de les ramener à la « fidélité prussienne », au-delà de « l’agitation des partis »42.

38 Pour cela, il usa d’abord de moyens qui avaient fait leur preuve depuis le XVIIIe siècle. Même si, contre sa volonté première, il refusa les hommages offerts traditionnellement à l’occasion de l’accession au trône, il créa avec la fête du couronnement une cérémonie tenant compte des « dispositions actuelles », c’est-à-dire de la constitution, qui se référait dans le même temps aux traditionnels « amour et attachement du peuple fidèle » et cherchait à les mettre en valeur. Mais cette mise en scène attisa des conflits quant à l’interprétation qu’il fallait en faire. Alors que les conservateurs y voyaient une confirmation de « la solide fidélité du peuple » envers « un roi de droit divin » les libéraux soulignaient de leur côté que l’hommage au roi était librement consenti par un peuple « libre et dévoué », dont la relation avec la famille royale était « loin d’avoir été altérée par les changements constitutionnels » qui auraient au contraire permis d’en exacerber « la pureté et l’énergie »43.

39 Cette « relation » et « les sentiments monarchiques de l’ensemble de la Nation » étaient aussi cultivés à l’occasion d’autres fêtes et cérémonies44. L’anniversaire du roi, que les francs-maçons célébraient déjà au XVIIIe siècle comme une fête patriotique, devint sous le grand Reich un événement à la fois central et local qui utilisait les notables des villes à des fins de célébration du pouvoir monarchique45. Ce jour était également fêté au sein des institutions nationales comme l’Armée ou l’École. De même, les facultés et les universités insistaient pour pouvoir organiser des fêtes officielles au cours desquelles on pourrait tenir des discours patriotiques et loyalistes.

40 De nombreux souvenirs d’enfance d’individus nés sous le Reich évoquent les fêtes d’école organisées pour l’anniversaire du roi – indices de leur efficacité relative. Ludger Westrick, né en 1894 à Münster où il grandit, se dit « très fier » d’avoir pu réciter, trois années de suite, au cours de la grande fête de l’école qui avait lieu la veille du 27 janvier, « ses poèmes patriotiques ». Ces poèmes étaient ceux « d’un enfant, certes, mais témoignaient d’une estime sincère pour l’empereur » qui avait toujours représenté à ses yeux « le père du pays, bon et attentif aux siens ». Anneliese Pickel, née en Posnanie en 1898 rapporte que le jour de l’anniversaire de l’empereur toutes les filles de son lycée portaient leurs « habits du dimanche », à l’exception de deux Polonaises qui « voulaient ainsi montrer qu’elles n’étaient pas concernées par tout le chahut de Berlin »46.

41 On retrouvait ce genre de retenue dans les régions du Reich dans lesquelles une confession ou un « attachement » dynastique différents rendaient l’identification

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immédiate aux Hohenzollern plus difficile. Les Hambourgeois étaient fiers de leur tradition républicaine, les habitants du Wurtemberg cultivaient les « sentiments de 1866 », les Bavarois leur fidélité à la Maison Wittelsbach. En Prusse même, dans beaucoup de familles, on trouvait des portraits de Bismarck et de la reine Louise alors que manquait celui du monarque au pouvoir47. Le « chancelier de fer » jouissait, auprès de certains travailleurs de Hambourg, en dépit de certaines critiques, d’une popularité plus grande que le jeune empereur qui l’avait congédié48. Dans les familles sociales- démocrates, ce sont les portraits d’August Bebel et de Ferdinand Lassalle que l’on accrochait aux murs, même si on trouvait de temps à autre également celui de l’empereur49.

42 Ces galeries hétérogènes de portraits prouvaient que des sentiments comme l’amour ou l’attachement n’étaient plus donnés a priori et inconditionnellement au roi ou à l’empereur. En Bavière, les sentiments « patriotiques » et les sentiments « dynastiques » étaient clairement distingués : les premiers étaient réservés à Bismarck, les seconds à la maison Wittelsbach50. De même, les sociaux-démocrates prussiens mettaient le roi de côté pour célébrer leurs héros politiques. Pour autant, les partisans du mouvement des travailleurs n’étaient pas complètement vaccinés contre « la sentimentalité dynastique » : les avances de la monarchie, fondées sur une politique des sentiments et diffusées par tous les moyens possibles, anciens ou modernes, ne les laissaient pas nécessairement indifférents51.

43 Parmi ces moyens de diffusion figurait notamment l’éducation « patriotique » des enfants et des adolescents, qui s’était considérablement développée sous le Reich. Les écoles ne se contentaient pas d’organiser chaque année les dispendieuses fêtes pour l’anniversaire de l’empereur. Elles intervenaient, par le biais de formes et contenus pédagogiques, dans la socialisation par les sentiments. Au sein des abécédaires ou des poèmes à destination des plus petits, on trouvait déjà des histoires ayant pour héros le roi ou son épouse. Tous les enfants connaissaient les vers de « L’empereur est un gentil monsieur », qu’on ne se contentait pas de réciter mais qui étaient également chantés et imprégnaient ainsi profondément et durablement la mémoire émotionnelle. Le texte, apparu pour la première fois en 1856, reprenait un motif constant du culte monarchique : la volonté d’être personnellement proche du roi, de le voir en face de soi, peut-être même de frôler ou de toucher sa main52.

44 Ce désir de proximité pouvait être satisfait même en l’absence du roi, grâce à son image, que les techniques d’impression avancées permettaient de diffuser à des millions d’exemplaires. Guillaume II utilisa largement ce nouveau medium et ne laissa passer aucune occasion de se mettre en scène comme monarque proche de son peuple53. Son grand-père qui, du « Prince la mitraille » détesté de 1848 et de régent « incompris » de 1862, était devenu le premier empereur du peuple et souverain national, avait déjà compris en 1878 que sa vulnérabilité lui permettait de s’attirer plus de sympathies que ses démonstrations de force belliqueuses. Quand il disait que Karl Nobling, qui avait tenté de l’assassiner en juin, avait été son meilleur médecin, il ne faisait pas uniquement référence à sa santé physique. L’empereur, gravement blessé et dont l’état avait été largement médiatisé, vit affluer de tout le Reich des vœux de rétablissement et des témoignages d’amour54. Lorsque dix ans plus tard, à l’âge très respectable de 91 ans, il mourut de causes naturelles, les signes du deuil furent impressionnants55.

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45 Mais ce deuil avait aussi des implications sociopolitiques. Les sentiments de ceux qui le portaient ne venaient pas « directement » du cœur. Plus généralement, en exprimant son amour, sa fidélité, son admiration pour le souverain, en lui offrant des cadeaux, en portant un bleuet à sa boutonnière le jour de l’anniversaire du roi, on se positionnait ostensiblement dans le champ politique et social. Ceux qui initiaient ces formes de communication directe avec le monarque se voyaient auréolés d’une dignité particulière qui faisait forte impression sur les autres. Parmi les innombrables lettres que recevait Guillaume II, on ne trouvait pas uniquement, loin de là, celles qui exprimaient des souhaits matériels, concrets – telle celle de la petite berlinoise Edith Krüger qui demandait en 1895 au « grand et gentil empereur » de lui prêter un piano de concert pour qu’elle puisse devenir une artiste renommée. La plupart des auteurs de ces lettres demandaient tout au plus une photographie « avec la signature de sa Majesté impériale » qui trônerait ensuite fièrement, bien en évidence, dans les salons de la bonne société56. Pour Antje Wagner, née en 1853 et qui écrivit régulièrement à l’empereur entre 1905 et 1914, ces lettres envoyaient aussi un fort signal social. La villageoise, souffrante et de condition modeste, faisait à l’empereur des rapports quasi quotidiens sur les événements locaux. Elle ne reçut jamais de réponse, mais cela ne semblait pas la déranger. De temps à autre, elle se plaignait de ce qu’elle appelait la répression administrative, et pensait que « [son] empereur » devait avoir connaissance « de la manière dont étaient traités ses sujets ». Mais dans l’ensemble, elle se satisfaisait de faire part à son noble interlocuteur des « événements de sa vie ». Que cela ait pu déplaire à son mari ou aux autorités ne la perturbait pas, au contraire : ces lettres lui permirent d’établir avec « les hautes sphères » un lien protecteur dont elle put faire bon usage dans sa situation précaire57.

46 Si l’apparente « inutilité des écrits » d’une femme comme Antje Wegner pouvait la faire passer pour folle ou marginale58, ces pratiques, par lesquelles des hommes, tels les membres de l’Association rhénane des anciens combattants, exprimaient leurs sentiments patriotiques, rencontraient partout une large approbation. Les haies d’honneur dressées sur le passage de l’empereur pour le saluer n’étaient ni une manifestation d’un « patriotisme forcé » ni, comme l’écrivait le journal libéral de gauche Neue Rundschau en 1913, un « transport patriotique » artificiel. Les hommes ne faisaient pas montre de « faux sentiments » mais agissaient d’après le traditionnel principe de réciprocité59. Ils « voulaient voir leur empereur, un regard de ses chers yeux leur faisait du bien ; ils voulaient sentir que ses yeux étaient là pour eux ». Ils étaient prêts pour cela à tous les sacrifices de temps et d’argent. Pourtant, l’attente fut vaine. L’empereur finit par venir, certes, mais sa voiture passa si vite devant les membres de l’Association qu’aucun échange de regard ne put avoir lieu, ainsi qu’en témoigne une lettre indignée écrite au journal conservateur Staatsbürger-Zeitung : « aucun combattant n’a pu croiser son regard ». Pour l’auteur de cette lettre, cela représentait un « terrible incident » : « encore trois courses comme celle-ci, et les associations de combattants disparaissent ».60

47 Cette observation était sans doute exagérée, mais la menace prouve à quel point le lien émotionnel au roi demandait de l’attention. Le souverain avait raison de le prendre à cœur. Dans un contexte de large politisation et de polarisation politique profonde et passionnelle, la monarchie se vit contrainte de mettre en place des contrepoids et des mécanismes de rassemblement. C’était plus facile en Grande-Bretagne qu’en Allemagne, où le monarque disposait de davantage de pouvoir politique et intervenait directement

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dans les affaires du gouvernement. Les stratégies minutieuses et durables mises en place pour la mobilisation et la gratification émotionnelles n’en revêtaient que plus d’importance. Il fallait donc constamment trouver le juste équilibre entre proximité et distance, entre accessibilité et part de « mystère »61.

*

48 Le développement des médias n’a pas simplifié la problématique, bien au contraire. Le film « Le discours d’un roi » (2010), plusieurs fois récompensé, a répandu la complainte de George V : avant, il lui aurait suffi, en tant que roi, de parader à cheval à travers les rues ; dans les années 1920, il lui fallait parler à la radio. Et la boucle est bouclée : c’est à la radio que la voix a pris toute son importance. De sa puissance, de sa fermeté, de sa mélodie et de son rythme dépendait la portée émotionnelle d’un discours.

49 Au XIXe siècle, on ne pouvait entendre la voix du roi que dans certains cercles choisis. Son utilité en tant qu’outil d’une politique monarchique des sentiments était donc toute relative et d’autres instruments ou mécanismes jouaient un rôle plus important : les fêtes et célébrations, les voyages à travers le pays et les lettres, les regards, les gestes et les images. Guillaume II, qui avait conscience de l’importance des médias, fut le premier à donner toute sa légitimité à la voix et devint pour ses contemporains l’« empereur du discours ». On peut néanmoins se demander si l’allocution émotionnelle permanente a eu l’effet escompté. Elle donnait en effet prise aux attaques contre le roi et appelait les commentaires critiques, les moqueries et les sarcasmes62.

50 C’est à ce moment précis qu’est apparue toute l’ambivalence d’une politique des sentiments moderne. Le monarque devait trouver le juste équilibre : d’une part il se devait de consacrer plus de temps à chercher l’approbation de ses sujets et ne pouvait plus se fier à un « sentiment monarchique » naturellement et automatiquement présent et disponible. De l’autre, cette publicité comportait des risques et éveillait des attentes qu’il ne pourrait décevoir sans en payer le prix. L’un de ces risques était de rompre l’équilibre entre la proximité avec le peuple et la nécessité de la distance. Le représentant d’une monarchie nationale avait tout intérêt à se tenir éloigné des passions et conflits qui envahissaient la sphère publique moderne. L’agitation et les débats passionnés qui avaient une place légitime au sein d’une démocratie des partis et des associations étaient déplacés pour un roi, figure nationale, rassembleuse, qui se devait d’être au-dessus des partis. Il semblerait ainsi que, du point de vue de la politique des sentiments, Guillaume Ier ait trouvé un ton adapté, paternel et débonnaire, avec lequel le caractère fougueux de son petit-fils ne souffrait clairement pas la comparaison.

NOTES

1. Otto von Bismarck (1815-1898). Enregistrement unique. Octobre 1889. Phonographe d’Edison [URL : http://youtu.be/czko31-6O8I].

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2. Le terme « Gefühlspolitik », tel qu’il était utilisé au XIXe siècle, possédait une forte connotation péjorative. Il dénonçait un sentimentalisme exacerbé guidant les actions politiques. Ute Frevert en fait un usage plus neutre, que nous traduirons par « politique des sentiments », cf. infra (NDLT). 3. Horst Kohl [dir.], Bismarcks Briefe an Den General Leopold v. Gerlach, Berlin, Häring, 1896, p. 316 ; Ernst Engelberg, Bismarck : Urpreuße und Reichsgründer, Berlin, Akademie Verlag, 1986, p. 437 ; Hans Rothfels [dir.], Bismarck und der Staat, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1958, p. 94. 4. J. S. Ersch et J.G. Gruber [dir.], Allgemeine Encyclopädie der Wissenschaften und Künste, tome 56, Leipzig, Gleditsch, 1853, p. 22 ; ibidem, tome 57, 1853, p. 318 (Dans les deux cas, l’auteur des articles est K. H. Scheidler). 5. Max Weber, Économie et Société, 1921, Paris, Plon, 1971, p. 218-219. 6. Cet article se concentre sur une petite partie de ce que l’on pourrait appeler « l’histoire émotionnelle du fait politique ». C’est ce qui occupe, de manière bien plus large, les politistes, les philosophes du politique et les historiens. Cf. Jeff Goodwin et al. [dir.], Passionate Politics: Emotions and Social Movements, Chicago, Chicago UP, 2001; Philippe Braud, L’émotion en politique: Problèmes d’analyse, Paris, Presses de la FNSP, 1996; William M. Reddy, The Navigation of Feeling: A Framework for the History of Emotions, New York , CUP, 2001, chap. II (France 1700-1850) ; Sophie Wahnich, Les émotions, la Révolution française et le présent, Paris, Éditions du CNRS, 2009 ; Emmanuel Fureix, « Une politique des émotions », in idem, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique, Seyssel, Champ Vallon, 2009, p. 168-193. 7. Pour la Grande-Bretagne cf. Linda Colley, Britons: Forging the Nation 1707-1837, New Haven, Yale University Press, 1992, chap. 5; eadem, « The Apotheosis of George III: Loyalty, Royalty and the British Nation 1760-1820 », Past & Present 102 (1984), p. 94-129; David Cannadine, “The Context, Performance and Meaning of Ritual: The British Monarchy and the ‘Invention of Tradition’, 1820-1977”, in Eric Hobsbawm et Terence Ranger [dir.], The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 101-164. Monika Wienfort, « Zurschaustellung der Monarchie – Huldigungen und Thronjubiläen in Preußen-Deutschland und Großbritannien im 19. Jahrhundert », in Peter Brandt et al. [dir.]. Symbolische Macht und inszenierte Staatlichkeit, Bonn, Dietz, 2005, p. 81-100. L’auteur se positionne contre la thèse de la « tradition inventée » et souligne en même temps que les fêtes monarchiques en Grande-Bretagne reposaient bien plus qu’ailleurs sur des initiatives citoyennes. Voir aussi des études comparées : Monika Wienfort, Monarchie in der bürgerlichen Gesellschaft, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1993 ; eadem, « Monarchie, Verfassung und Fest. Großbritannien und Preußen um 1800 im Vergleich », in Martin Kirsch et Pierangelo Schiera [dir.] , Denken und Umsetzung des Konstitutionalismus in Deutschland und anderen europäischen Ländern in der ersten Hälfte des 19. Jahrhunderts, Berlin, Duncker & Humblot, 1999, p. 175-191, ainsi que Martin Kohlrausch, « Die höfische Gesellschaft und ihre Feinde : Monarchie und Öffentlichkeit in Großbritannien und Deutschland um 1900 », Neue Politische Literatur 47 (2002), p. 450-466. Pour l’Italie cf. Catherine Brice, Monarchie et identité nationale en Italie (1861-1900), Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2010; eadem, « Monarchy and Nation in Italy at the End of the Nineteenth Century: A Unique Form of Politicization? », European History Quarterly 43 (2013), p. 53-72. 8. Citations issues de diverses lettres à Hindenburg, Archives fédérales, Berlin, R 601/378-380. 9. Lothar Gall [dir.], Bismarck. Die großen Reden, Berlin, Siedler, 1981. p. 9 et sq, citation tirée du discours du 26 mars 1886. Andreas Biefang note que, dans le même temps, Bismarck utilisait la scène offerte par le Reichstag pour tenir des discours politiques fondamentaux et pouvait ainsi compter sur l’intérêt d’un public extra-parlementaire, cf. Die andere Seite der Macht : Reichstag und Öffentlichkeit im „System Bismarck“ 1871-1890, Düsseldorf, Droste, 2009, p. 259-265. Sur la question de la rhétorique politique de Bismarck, voir Hans-Peter Goldberg, Bismarck und seine

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Gegner : Die politische Rhetorik im kaiserlichen Reichstag, Düsseldorf, Droste, 1998, surtout le chap. 5. 10. Adolf Wolff, Berliner Revolutions-Chronik. Darstellung der Berliner Bewegungen im Jahre 1848 nach politischen, socialen und literarischen Beziehungen, Berlin, Verlag Gustav Hempel, 1851, tome 1, p. 201 et sq. 11. Ibid., p. 242 et sq., p. 249 et sq. 12. Ibid., p. 294-296. 13. Michel Foucault, Dits et écrits 1954-1988, t. 4 (1980-1988), Paris, Gallimard, 1994. 14. Ute Frevert, Gefühlspolitik. Friedrich II. als Herr über die Herzen ?, Göttingen, Wallstein, 2012 ; Thomas Biskup, Friedrichs Größe. Inszenierungen des Preußenkönigs in Fest und Zeremoniell 1740-1815, Francfort, Campus, 2012. 15. Hubertus Büschel, Untertanenliebe. Der Kult um deutsche Monarchen 1770-1830, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2006, p. 261. 16. Johann Jacob Engel, Schriften, tome 3 : Der Fürstenspiegel, Berlin, Mylius, 1802 (Engel était le professeur de Frédéric Guillaume III) ; Johann Michael Sailer, Über Erziehung für Erzieher, München, 1807, p. 480. 17. Sur l’appel de 1813, voir Karin Hagemann, Mannlicher Muth und teutsche Ehre : Nation, Militär und Geschlecht zur Zeit der antinapoleonischen Kriege Preußens, Paderborn, Schöningh, 2002, p. 281-289 ; sur les différents interdits, cf. Büschel, Untertanenliebe…, op. cit., p. 255, 262-265, 328. 18. Pour le culte de Frédéric II, voir Frevert, Gefühlspolitik…, op. cit., chap. IV ; sur la première moitié du XIXe siècle, cf. Büschel, Untertanenliebe…, op. cit, p. 218, 295 et sq. 19. Büschel, Untertanenliebe…, op. cit., p. 232. 20. Cf. Matthias Schwengelbeck, Die Politik des Zeremoniells. Huldigungsfeiern im langen 19. Jahrhundert, Francfort, Campus, 2007, p. 118 et sq. (Frédéric Guillaume), 121 (Louise). 21. Ibidem, p. 124 et sq. 22. Karl Griewank [dir.], Gneisenau. Ein Leben in Briefen, Leipzig, Köhler & Amelang, 1939, p. 175 : « Si Votre Majesté avait conscience de cette irrésistible affection, que vous pourriez amener dans vos cortèges ; si Votre Altesse était disposée à employer cette magie, pour placer votre trône, votre État, vos enfants sous la protection du peuple, alors Votre Majesté ferait des miracles et réveillerait des forces assoupies, devant lesquelles le monde ne pourrait que témoigner son étonnement. » 23. Fanny Lewald, Meine Lebensgeschichte, t. 2 : Leidensjahre [1861/2], Francfort, Helmer, 1989, p. 272. 24. Jan Andres, „Auf Poesie ist die Sicherheit der Throne gegruendet“. Huldigungsrituale und Gelegenheitslyrik im 19. Jahrhundert, Francfort, Campus, 2005, p. 58 et sq., Schwengelbeck, Huldigungsrituale…, op. cit., p. 212-214. 25. En 1815 déjà, Ernst Moritz Arndt avait considéré les hommages au roi venus d’Aix-la Chapelle, province alors intégrée à la Prusse, comme des « fiançailles et des noces » entre le souverain et le peuple (« Die Huldigung in Aachen », Außerordentliche Beilage zum Journal des Nieder- und Mittelrheins, 7 [14.5.1815,] p. 476). 26. Wolff, Berliner Revolutions-Chronik… op. cit., t. 1, p. 16 et sq. 27. Otto von Bismarck, Die gesammelten Werke, t. 15 : Erinnerung und Gedanken, Berlin, Deutsche Verlagsgesellschaft, 1932, p. 201. cf. aussi Manfred Hanisch, « Nationalisierung der Dynastien oder Monarchisierung der Nation ? », in Adolf M. Birke et Lothar Kettenacker [dir.], Middle Classes, Aristocracy and Monarchy, Munich, K.G. Saur, 1989, p. 71-91. 28. Wolff, Berliner Revolutions-Chronik… op. cit., p. 294-296. 29. Christian von Massenbach, Über Fürsten-Erziehung in repräsentativen Verfassungen, Heidelberg, Mohr und Winter, 1817, 2e éd., p. 41.

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30. Eduard Bleich [dir.], Der Erste Vereinigte Landtag in Berlin 1847, Berlin, Karl Reimarus, 1847, tome 1, p. 20-26 (Discours du Trône du 11 avril 1847) ; Hans Rothfels, Theodor von Schön, Friedrich Wilhelm IV. und die Revolution von 1848, Halle, Niemeyer, 1937, p. 213-217. 31. Prinz Wilhelm von Preußen an Charlotte. Briefe 1817-1860, Karl-Heinz Börner [dir.], Berlin, Akademie, 1993, p. 292. 32. Bleich, Erste Vereinigte Landtag…, op. cit., p. 25. 33. Prinz Wilhelm von Preußen an Charlotte. Briefe 1817-1860…, op. cit., p. 175, 251, 324, 341. 34. Lorenz von Stein, Das Königthum, die Republik und die Souveränetät der französischen Gesellschaft seit der Februarrevolution 1848 [1850], Leipzig, Wigand, 1855, 2e éd., p. 12. 35. ibid. ; à propos de Lassalle cf. Bismarck, Die großen Reden, p. 177. Sur les diverses fonctions des monarques, voir : Martin Kirsch, « Die Funktionalisierung des Monarchen im 19. Jahrhundert im europäischen Vergleich », in : Stefan Fisch et al. [dir.], Les structures de pouvoir dans l’État en France et en Allemagne, Stuttgart, Franz Steiner, 2007, p. 81-97. 36. Kaiser Wilhelms des Großen Briefe, Reden und Schriften, Ernst Berner [dir.], Berlin, Mittler, 1906, tome 2, p. 41. 37. Murhard, « Patriotismus (Vaterlandsliebe) », in Carl von Rotteck et Carl Welcker [dir.] Staats- Lexikon oder Encyklopädie der Staatswissenschaften, Altona, Johann Friedrich Hammerich, 1841, tome 12, p. 386-419, citation p. 412. 38. Julius Stahl, Die Revolution und die constitutionelle Monarchie, Berlin, Wilhelm Hertz, 1848, p. 53. 39. Max Cornicelius [dir.], Heinrich von Treitschke, Politik, Vorlesungen, Leipzig, Hirzel, 1922, tome 2, 5e éd., p. 69. 40. Andreas Biefang, « Der Reichstag als Symbol der politischen Nation. Parlament und Öffentlichkeit 1867-1890 », in Lothar Gall [dir.], Regierung, Parlament und Öffentlichkeit im Zeitalter Bismarcks, Paderborn, Schöningh, 2003, p. 23-42. 41. Reden, Proklamationen, Botschaften, Erlasse und Ordres Sr. Majestät des Königs Friedrich Wilhelm IV., Berlin, Allgemeine Deutsche Verlags-Anstalt, 1851, p. 8 ; Kaiser Wilhelms des Großen Briefe, p. 29 et sq., 39 et 41. Ces invitations à participer activement au rétablissement du loyalisme ont également été publiées à l’époque, principalement par l’éditeur berlinois G. Hickethier. En 1861, il publia « Wahlbriefe an Bürger und Landleute, die ihrem König getreu sein wollen » [« Lettres choisies aux citoyens et gens du pays qui veulent être fidèles à leur roi »]. En 1863, il diffusa la „Sammlung der Königlichen Antworten an die Deputationen getreuer Unterthanen“ [« Recueil des réponses royales aux députés des sujets fidèles »]. 42. Kaiser Wilhelms des Großen Briefe…, op. cit., p. 13, 29, 38, 41. 43. Schwengelbeck, Huldigungsrituale…, op. cit. p. 267 et sq. 44. Ibidem. Citation du ministre des Affaires étrangères prussien von Schleinitz (1861), p. 251. 45. Monika Wienfort, « Kaisergeburtstagsfeiern am 27. Januar 1907 », in Manfred Hettling et Paul Nolte [dir.] Bürgerliche Feste, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1993, p. 157-191. 46. Rudolf Pörtner [dir.], Kindheit im Kaiserreich, Munich, dtv, 1990, p. 40 et sq., 93, 168. À propos des fêtes d’école organisées pour l’anniversaire de Guillaume II, cf. Jochen Löher et Rüdiger Wulf, Furchtbar dräute der Erbfeind ! Vaterländische Erziehung in den Schulen des Kaiserreichs 1871-1918, Dortmund, Westfälisches Schulmuseum, 1996, p. 57-97. 47. Pörtner, Kindheit im Kaiserreich…, op. cit., p. 146, 188, 226, 270, 311. 48. Richard Evans, Kneipengespräche im Kaiserreich, Reinbek, Rowohlt, 1989, p. 322-340 ; voir aussi Wolfgang Hardtwig, « Bürgertum, Staatssymbolik und Staatsbewusstsein im Deutschen Kaiserreich 1871-1914 », in Nationalismus und Bürgerkultur in Deutschland 1500-1914. Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1994, p. 191-218. 49. Gerhard A. Ritter et Klaus Tenfelde, Arbeiter im Deutschen Kaiserreich 1871-1914, Bonn, Dietz, 1992, p. 602 ; Moritz Th. W. Bromme, Lebensgeschichte eines modernen Fabrikarbeiters [1905], Frankfurt, Athenäum, 1971, p. 71 et sq.

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50. Voir Günther Grassmann, né à Munich en 1900 : Pörtner, Kindheit im Kaiserreich…, op. cit., p. 146. 51. Werner K. Blessing, « Der monarchische Kult, politische Loyalität und die Arbeiterbewegung im deutschen Kaiserreich », in Gerhard A. Ritter [dir.], Arbeiterkultur, Königstein, Athenäum, 1979, p. 185-208. 52. Pörtner, Kindheit im Kaiserreich…, op. cit., p. 157, et 42, 113, 158, 160, 280 ; Eckhard John, « Der Kaiser ist ein lieber Mann. Schulische Liedsozialisation im Kaiserreich », in Barbara Stambolis et Jürgen Reulecke [dir.], Good-bye memories ? Lieder im Generationengedächtnis des 20. Jahrhunderts, Essen, Klartext, 2007, p. 25-41 ; Gisela Teistler, « Von der Kaiserverehrung zum Führerkult : Personenkult in Fibeln der Kaiserzeit und im Dritten Reich », Internationale Schulbuchforschung 19 (1997), p. 285-304 ; 53. Klaus-D. Pohl, « Der Kaiser im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit. Wilhelm II. in Fotografie und Film », in Hans Wilderotter et idem [dir.], Der letzte Kaiser, Gütersloh, Bertelsmann, 1991, p. 9-18 ; Dominik Petzold, « Monarchischer Kult in der Moderne : Zur Herrschaftsinszenierung Wilhelms II. im Kino », in Thomas Biskup et Martin Kohlrausch [dir.], Das Erbe der Monarchie, Frankfurt, Campus, 2008, p. 117-137. Sur la « légalité » des médias de masse et leurs effets sur la représentation de la monarchie (émotionnalisation, individualisation, personnalisation) cf. Kohlrausch, Höfische Gesellschaft…, op. cit., p. 462 ; idem, « Monarchische Repräsentation in der entstehenden Mediengesellschaft : Das deutsche und das englische Beispiel », in Jan Andres et al. [dir.], Die Sinnlichkeit der Macht, Frankfurt, Campus, 2005, p. 93-122. 54. Carola Dietze, « Terror in the Nineteenth Century : Political Assassinations and Public Discourse in Europe and the United States, 1878-1901 », Bulletin of the German Historical Institute 40 (2007), p. 91-97 ; Carola Dietze et Frithjof Benjamin Schenk, « Traditionelle Herrscher in moderner Gefahr », Geschichte und Gesellschaft 35 (2009), p. 368-401 ; Eva Giloi, Monarchy, Myth, and Material Culture in Germany 1750-1950, Cambridge, CUP, 2011, p. 157 et sq. ; eadem, « Durch die Kornblume gesagt : Reliquien-Geschenke als Indikator für die öffentliche Rolle Kaiser Wilhelms I. », in Biskup/Kohlrausch, Erbe der Monarchie…, op. cit, p. 96-116. Sur le rôle des mariages royaux pour la politique des sentiments, cf. Daniel Schönpflug, « Liebe und Politik : Die Heiraten der Hohenzollern und ihre Nachwirkungen, 1858-1935 », in Biskup/Kohlrausch, Erbe der Monarchie… op. cit., p. 77-95 ; Alexa Geisthövel, « Wilhelm I. am „historischen Eckfenster“ : Zur Sichtbarkeit des Monarchen in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts », in Andres et al., Sinnlichkeit der Macht…, op. cit., p. 163-185. 55. Max Eyth, Im Strom unsrer Zeit, partie III, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1909, p. 268-272 ; Volker Ackermann, Nationale Totenfeiern in Deutschland, Stuttgart, Klett-Cotta, 1990, p. 48 et sq., 75-78, 85-91 ; Alexa Geisthövel, « Tote Monarchen. Die Beisetzungsfeierlichkeiten für Wilhelm I. und Friedrich III. », in Andreas Biefang et al. [dir.], Das politische Zeremoniell im Deutschen Kaiserreich 1871-1918, Düsseldorf, Droste, 2009, p. 139-161. 56. Steffen Bender [dir.], Und darum wage ich es, zur Feder zu greifen : Briefe von Privatpersonen an Kaiser Wilhelm II., Frankfurt, Peter Lang, 2009, p. 57, 26, 28. 57. Kathrin Pabst, Briefe an den Kaiser, Heide, Boyens, 2001, p. 50, 53. 58. Ibid., p. 54. 59. Rüdiger vom Bruch, « Kaiser und Bürger : Wilhelminismus als Ausdruck kulturellen Umbruchs um 1900 », in Birke/Kettenacker, Bügertum…, op. cit., p. 119-146 et 142-144. 60. Wilhelm Schröder [dir.], Das persönliche Regiment, Reden und sonstige öffentliche Äußerungen Wilhelms II. Munich, Birk, 1907, p. 23. 61. Le philosophe et théologien David Friedrich Strauß parlait en 1872 du « mystère » de la monarchie (Der alte und der neue Glaube, 12e-14e éd., Bonn, Emil Strauß, 1895, p. 179). Carl Techet y fait référence dans Völker, Vaterländer und Fürsten : Ein Beitrag zur Entwicklung Europas, Munich, Joachims Verlag, 1913, p. 422 : « Le mystère a été détruit par les illustrés et le

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cinéma. Ils nous ont rendu les princes trop présents, quotidiens, intimes et nous ont ôté leur part de sacré, leur âme. » 62. Ernst Johann [dir.], Reden des Kaisers, Munich, dtv, 1966 ; Michael A. Obst [dir.], Die politischen Reden Kaiser Wilhelms II., Paderborn, Schöningh, 2011 ; Sonja Glaab, « Wilhelm II. und die Presse – Ein Medienkaiser in seinem Element ? », Publizistik 53 (2008), p. 200-214 ; Martin Kohlrausch, Der Monarch im Skandal : Die Logik der Massenmedien und die Transformation der wilhelminischen Monarchie, Berlin, Akademie, 2005 ; Giloi, Monarchy, Myth and Material Culture …, op. cit., chap. 12.

RÉSUMÉS

L’article étudie la politique des sentiments – entendue comme politique de sentiments produits et exposés – qui constitue un élément central de la communication de domination. Dans le XIXe siècle allemand, ces sentiments visaient principalement le monarque. La politisation et la démocratisation progressant, la monarchie germano-prussienne fut aussi mise au défi de conquérir et de s’assurer l’approbation et la « ferveur » (Max Weber) des citoyens par le biais d’une rhétorique et gestuelle affectives. Simultanément, les citoyens apprennent à utiliser leurs sentiments à des fins politiques ainsi qu’à revendiquer une participation et l’attention du souverain. Le règne de Guillaume II montre qu’il n’est pas toujours possible de trouver l’équilibre entre leurs attentes et les stratégies de politique des sentiments du monarque.

The article examines the politics of emotion – politics of expressed and evoked emotions – as a key element of modern political communication. In nineteenth century Germany, such emotions are primarily related to the monarch. In the course of a progressive politicization and democratization, the Prussian-German monarchy faces the challenge to obtain and secure citizens’ “devotion” (Max Weber) through affective rhetoric and gestures. At the same time, the citizens learn to use their emotions as political tools and to pose demands for participation and the monarch’s attention. Under Wilhelm II’s rule it becomes obvious how difficult it was to adjust their expectations to the monarchy’s strategies of emotion politics.

Der Artikel untersucht Gefühlspolitik – als Politik dargestellter und hergestellter Gefühle – als ein zentrales Element moderner Herrschaftskommunikation. Solche Gefühle richten sich im deutschen 19. Jahrhundert vornehmlich auf den Monarchen aus. Im Zuge fortschreitender Politisierung und Demokratisierung sieht sich auch die preußisch-deutsche Monarchie herausgefordert, die Zustimmung und „Hingabe“ (Max Weber) der Bürger durch affektive Rhetorik und Gestik zu erlangen und zu sichern. Zugleich lernen die Bürger, ihre Gefühle politisch einzusetzen und Forderungen nach Partizipation und königlicher Aufmerksamkeit zu stellen. Dass es nicht immer gelingt, ihre Erwartungen mit den Strategien monarchischer Gefühlspolitik auszubalancieren, zeigt sich unter Wilhelm II.

AUTEUR

UTE FREVERT Ute Frevert est directrice du Max-Planck-Institut für Bildungsforschung, Berlin

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Dimensions transnationales de la culture politique rhénane, 1815-1848

James M. Brophy

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’Anglais (États-Unis) par Xavier Blandin.

1 En avril 1843, Karl Heinrich Hermes, journaliste au Kölnische Zeitung, présente sa vision des relations entre la Rhénanie et la France à Friedrich Wilhelm Saint-Paul, censeur prussien :

2 « Les institutions politiques françaises et belges ont involontairement une fonction de modèle pour le Rhénan, qui attend le plus grand salut de leur reproduction chez lui. Il ne souhaite pas l’union avec la France, car tous les souvenirs de cette relation malheureuse ne sont pas encore enterrés. Mais il ne voit pas pourquoi il ne devrait pas jouir de la même ‘liberté’ que le Français ou le Belge. À chaque fois qu’on attise en lui l’espoir d’un progrès politique, il pense être en passe d’atteindre son aspiration à l’égalité de tous les droits politiques avec les peuples voisins. C’est pourquoi le gouvernement ne doit en aucun cas espérer satisfaire profondément la Rhénanie s’il n’a pas l’intention de la doter d’une constitution »1.

3 Cette remarque reflète le degré de politisation de la Rhénanie, mais révèle aussi un point de vue plus profondément enraciné dans les décennies suivant la domination française. Y apparaît une dimension singulière de la francophilie rhénane : les Rhénans n’aspirent pas vraiment à être Français, mais désirent plutôt la liberté politique dont jouissent les Français, les Belges et les citoyens d’autres pays d’Europe occidentale. La recherche d’une « égalité de tous les droits politiques avec les pays voisins » renvoie à une identité politique fondée sur l’expérience européenne et non sur un modèle

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uniquement allemand. Pour Hermes, la Rhénanie est irrévocablement mêlée à la vie politique et culturelle de l’Europe occidentale.

4 Si l’on fait l’examen des facteurs de politisation et de démocratisation de l’Allemagne au XIXe siècle, le rôle de la Rhénanie apparaît évident et dominant, à travers le lien qu’elle crée entre les pratiques politiques et sociales occidentales et la culture politique allemande. La question du transfert culturel entre la Rhénanie et l’Europe de l’ouest n’est en rien un objet nouveau de la recherche historique : il y a plus de 70 ans, Lucien Febvre plaçait le pays rhénan au carrefour de l’Europe, aux frontières politiques et économiques souples et poreuses2. Au cours des vingt dernières années, des chercheurs tels que Bernd Kortländer, Michel Espagne et Matthias Middell ont développé les concepts de « transfert » culturel et d’« entremêlement » pour penser le processus de re-localisation des idées et des impulsions3. Dans le champ de l’histoire politique, Elisabeth Fehrenbach, Karl-Georg Faber, Horst Lademacher et Klaus Pabst ont depuis longtemps reconnu l’importance de la porosité frontalière et des échanges entre la France et la Belgique4. Enfin, des historiens de l’économie comme Sidney Pollard, Herbert Kisch, Hermann Kellenbenz, entre autres, ont exploré les articulations transnationales de l’activité économique, du développement et de la coopération dans l’Europe du Nord-ouest5. Cet article entreprend donc une exploration de la politisation transnationale dans le sillage d’une riche historiographie.

5 Il s’appuie sur la notion d’« espace intermédiaire » de Philipp Ther et sa description de la nature mutuellement constitutive de la différence nationale, qui permettront de placer la Rhénanie au sein des arènes de communication, des réseaux sociaux, et des arrière-pays économiques plus vastes de l’Europe centrale et occidentale6. La démonstration portera sur la fluidité des échanges – l’identité politique de la Rhénanie restant irrésolue durant la plus grande partie du XIXe siècle. Par ailleurs, cet article ne suit pas les anciens modèles relatifs à la modernité politique, qui voulaient voir le progrès marcher d’ouest en est, et hiérarchisaient les espaces selon leur maturité et leur développement politiques. Le simple fait que les formes polonaise, tchèque et hongroise du progressisme aient enrichi le discours politique allemand démontre l’invalidité de l’hypothèse de flux à direction unique. Ces précautions émises, la présente étude n’en cherchera pas moins à trouver une « grammaire commune de l’expérience sociale » entre la Rhénanie et ses voisins occidentaux, afin d’explorer l’impact des influences transnationales sur la culture politique allemande7.

6 L’article adopte ainsi une approche synoptique des différentes dimensions de la politisation transnationale. Un regard porté sur le droit rhénan, indice le plus évident de la transnationalisation, sera suivi d’un examen de de la porosité des frontières de la langue, de la politique populaire, de l’imprimerie, de la presse, et de la religion. En soulignant l’ampleur de la dimension transnationale dans la culture politique rhénane au XIXe siècle, cette étude met en évidence le rôle central des échanges interculturels pour l’interprétation des idéaux politiques et des compétences civiques en Allemagne.

7 On se gardera ici d’adopter des définitions trop étroites des cultures politiques bourgeoise et plébéienne, pour mieux se demander comment la majeure partie de la société allemande (les artisans, les fermiers, les ouvriers, les commerçants) a pu acquérir des idéaux citoyens et participer à la construction d’une nation politique. Cette étude s’appuie pour cela sur une historiographie née dans les années 1960 et arrivée à maturité dans les années 1980, qui a permis de comprendre, à travers le pouvoir de la culture et de la communication, comment des groupes socioéconomiques

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variés se sont unis autour d’idées partisanes communes et de revendications de droits politiques8. Les méthodes de l’histoire sociale française et anglo-américaine présentent des outils mieux adaptés à l’exploration de la fluidité et de la flexibilité des pratiques culturelles que celles de l’historiographie allemande, dont les modèles et questionnements ne s’attachent pas aux champs culturels ni aux médias qui ont participé à l’éducation politique des Allemands. Cette impasse sur la communication est particulièrement malheureuse dans les cas du projet de recherche de Bielefeld sur Bürgertum9 et des multiples thèses du projet de Lothar Gall sur la Stadtbürgertum au XIXe siècle, l’un comme l’autre produisant des travaux d’une qualité remarquable10. Leurs thèses respectives sur la bourgeoisie comme formation culturelle et sur la continuité historique de la bourgeoisie urbaine ne permettent pas de saisir comment certains aspects de la culture politique bourgeoise ont séduit des groupes plébéiens, lesquels se sont approprié certains éléments de la citoyenneté du droit et les ont mêlés à des répertoires revendicatifs traditionnels11. La société civile est pourtant un concept plus large que la seule bourgeoisie comme classe sociale, et ce sont ces processus de fusion, d’hybridation et de popularisation – des processus tout à la fois culturels et socioéconomiques – qui appellent une attention particulière. En adoptant un cadre interprétatif plus large de la culture politique moderne, les historiens peuvent mieux reconstituer l’amalgame complexe de facteurs qui a façonné les multiples publics politiques de l’ère napoléonienne aux révolutions de 1848-49.

Institutions rhénanes

8 L’impact du Code Napoléon sur la société allemande est l’un des plus célèbres cas de transferts dans les relations franco-allemandes modernes. L’influence de la loi napoléonienne sur les champs juridique, commercial et politique de l’ouest de l’Allemagne n’échappa pas à l’attention de ses contemporains, pas plus qu’à celle des juristes et des historiens postérieurs12. La décision de l’État prussien en 1818 de conserver le Code civil de 1804 et le Code du commerce de 1808 est une concession pragmatique à ses provinces occidentales, pour faciliter une intégration encore malaisée. Les Rhénans préféraient ces codes à l’Allgemeines Landrecht de Prusse (1794), qui maintenait les privilèges accordés à la noblesse, n’offraient pas une protection suffisante aux échanges commerciaux, et reconnaissaient encore les corporations d’artisans. Ils préféraient au contraire la loi française sur la propriété, la constitution de sociétés, la séparation de l’État et de l’Église, et la liberté de mouvement des biens et des individus. Par-dessus tout, ils étaient attachés au système du jury pour les tribunaux civils et pénaux, ainsi qu’aux dispositions du Code pour les procédures orales et la responsabilité publique. De même, marchands et capitalistes rhénans soutenaient les Chambres de commerce prévues par la loi et l’efficacité des tribunaux de commerce pour le règlement rapide et équitable des différends. Dès lors, il n’est pas étonnant que, dès 1814, le Code Civil ait été renommé Rheinisches Recht, intégré à la Rheinische Institutionen, et défendu avec ténacité au cours d’un combat politique de plusieurs décennies, première manifestation de l’Identitätsstiftung régionale 13. En dehors de la Prusse, le Palatinat bavarois, la Hesse rhénane et le Grand-duché de Bade maintinrent aussi des éléments du droit français, et permirent à leurs citoyens de défendre leurs droits devant des jurys d’assises. C’est notamment pour cette raison que de nombreux

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écrivains prirent contact avec des imprimeurs de Bade ou du Palatinat durant le Vormärz – les jurys étant plus indulgents en cas de délit politique.

9 Ces aspects ont, pendant longtemps, dominé les interprétations de la culture politique rhénane, mais le Code civil est à l’origine d’un éventail beaucoup plus large d’attitudes et de comportements. Comme le remarque très justement Jonathan Sperber, la relation civique née des rapports de propriété définis par le Code civil s’étend à une vaste gamme de groupes sociaux, dont les relations matérielles ont une influence sur de nombreux autres rapports sociaux (mariage, crédit, imposition et gouvernement local) qui définissent ensemble un ordre progressiste au XIXe siècle 14. Les normes de comportement, les statuts socioéconomiques et les idéaux d’indépendance ont tous leurs racines dans la capacité à posséder et à échanger des biens. Les « régimes de propriété » de l’Allemagne de l’Ouest et du Sud-ouest, comparables à ceux de la Hollande, de la Belgique, de la France et d’autres pays du bassin atlantique, sont une dimension fondamentale (quoique peu étudiée) de la politisation du Vormärz allemand. L’abolition des restrictions d’Ancien régime sur la propriété permet l’apparition d’un nouveau type de propriétaires terriens extérieurs à l’élite, dont le statut économique, social et légal affecte la représentation de la citoyenneté15. Lorsque les Décrets de Carlsbad et le Wiener Schlussakte accélèrent le développement d’une politique constitutionnelle, les Allemands de l’Ouest et du Sud-ouest sont d’autant plus attachés au Code Civil, fondement d’un constitutionnalisme à venir. En 1842, le Kölnische Zeitung définit ainsi son credo politique : Cette égalité dans les devoirs et honneurs, cette unité véritable de la bourgeoisie et cette victoire, enfin générale, de la liberté civile sur le servage et la servitude héréditaire, qui ne pouvait auparavant être déclarée complète […], cette égalité est la propriété précieuse de la Rhénanie depuis 45 ans ; elle en est consciente et fière ; c’est une profession de foi politique16.

10 L’identification de la Kölnische Zeitung avec une société civile bourgeoise encadrée par le Code Napoléon reflète non seulement le soutien du journal au libéralisme politique, mais aussi son admiration pour les radicaux et les démocrates. En 1830, la première publication de Jakob Venedey rend hommage à l’institution du jury dans la province rhénane ; en 1843, Arnold Ruge souligne avec insistance les affinités des sociétés française et rhénane, et tout au long des années 1840, Karl Marx fait l’éloge à double tranchant des institutions juridiques napoléoniennes17.

Des frontières souples

11 Au-delà du cadre juridique, la question des frontières « souples » et « poreuses », et des rencontres qu’elles permettent entre les communautés voisines, doit être évoquée. Les populations frontalières sont-elles politisées par leur proximité quotidienne avec des groupes vivant autrement leur citoyenneté, et quelles sont les pratiques politiques qui émergent de ces rencontres ? Au niveau de la « culture populaire »18 et des pratiques extérieures aux élites, la recherche est, nous semble-t-il, trop rudimentaire pour que soient proposées des conclusions générales. Aussi fructueux et concis que soit le projet « Zwischen Maas und Rhein » des années 1990, il ne s’est guère intéressé aux cultures politiques et aux transferts culturels19. De même, l’étude rigoureusement étayée de Sebastian Scharte sur les zones frontalières d’Eupen-Malmedy nous apprend beaucoup sur l’acquisition des identités nationales, mais beaucoup moins sur les mécanismes de politisation et d’acquisition de la citoyenneté20. Les recherches les plus notables sont

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peut-être celles de Jörg Engelbrecht, ses études sur les rapports culturels et linguistiques entre la basse Rhénanie et les plaines étant particulièrement utiles21. Une étude spécifique de la culture politique hybride des régions frontalières de Rhénanie manque encore à la recherche historique ; on aimerait y voir une description de la manière dont les structures économiques et les affinités culturelles ont permis aux populations de frontières de partager et d’échanger des valeurs politiques.

12 L’industrie textile peut offrir un exemple de transnationalité. Les fileurs, tisserands, fermiers, tondeurs et autres travailleurs qualifiés des industries de la laine, du lin, de la soie et du coton voient peu de différences, en termes de paie et de conditions de travail, entre les activités proto-industrielles du Brabant, des Flandres et des régions du Bas- Rhin. Parce que les villageois de langues flamande, wallonne, hollandaise, allemande et bas-allemande pratiquent les mêmes activités de filature, tissage et finition des tissus, ils reçoivent tous la même paie et subissent les mêmes conditions de travail de la part des mêmes marchands capitalistes. De plus, puisque la mécanisation atteint tôt cette région, le rassemblement de ces travailleurs dans les fabriques de Verviers, Eupen et Aix-la-Chapelle informe la culture politique populaire de la région. Il n’est pas surprenant que lors des émeutes suivies de destructions de machines à Eupen en 1821, des centaines de travailleurs de Liège se soient montrés solidaires. De la même manière, plus de 6 000 sujets de Malmedy et Eupen ont participé à la rébellion de Verviers, le 29 août 183022. La communication orale entre les ouvriers de la région d’Aix-la-Chapelle, Burtscheid et Verviers a contribué à la politisation des trois jours d’émeute d’Aix-la- Chapelle en août 1830, où apparurent des drapeaux tricolores et des mots d’ordre issus des révolutions belge et française. Ce sont très probablement de telles rencontres et de telles expériences – l’aspect « situationnel » que dégage la sociologie cognitive – qui modifient les perspectives politiques. La population migrante des années 1830 et 1840 est encore perçue comme un problème par les fonctionnaires de l’administration prussienne, qui font régulièrement état de la participation de sujets prussiens à des rites nationaux belges et hollandais, et déplorent d’autres formes de fraternisation. En 1840, la ville d’Aix-la-Chapelle enregistrait une population flottante de 3 100 travailleurs immigrants, qui devaient être délibérément exclus des listes électorales de 184823. En février de la même année, le gouvernement prussien ferme la frontière pour se protéger de la révolution, mais les Rhénans des zones frontalières connaissent depuis longtemps les idées et les symboles des droits politiques et de la révolution24.

13 Les documents officiels traitant des risques liés à la désertion militaire révèlent d’autres traces de communication et de sociabilité transfrontalières. Dans ces régions de Prusse, la question de la discipline militaire apparaît en 1816, et reste prégnante jusque dans les années 183025. Pour les fonctionnaires prussiens, les contacts des soldats étrangers avec les recrues du royaume constituent un problème récurrent. Les soldats belges et français fraternisent dans les tavernes allemandes ; un rapport fait état de treize soldats belges à Heinsberg buvant dans une taverne et arborant des cocardes26. Inversement, le Landrat de Sarrelouis rapporte en 1832 que de nombreux jeunes hommes de sa région ont passé la frontière française pour y devenir conscrits27. En 1833, des soldats d’Aix-la-Chapelle et de Heinsberg désertent aussi28. On rapporte que dans les marchés et les tavernes de Bitburg, des hommes incitent les jeunes gens à intégrer le Corps franc de Belgique, et distribuent des proclamations incendiaires29. Ces cas de désertion inquiètent d’autant plus les autorités prussiennes que plusieurs

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dizaines d’échauffourées éclatent entre civils rhénans et soldats prussiens, donnant au gouvernement de la région des airs d’administration coloniale30.

14 Des civils étrangers attirent aussi l’attention des autorités. Le flux continu de citoyens strasbourgeois dans le bourg frontalier de Korb attire dans la région d’autres Allemands « dont la sensibilité politique n’est pas compatible avec les préceptes d’un gouvernement encourageant l’ordre »31. À Cologne, le prince Wilhelm se plaint des « ouvriers belges désœuvrés qui nouent des liens avec la populace locale », et désapprouve « le comportement laxiste » des autorités qui laissent faire ces mélanges32. D’autres incidents mettent en relief la solidarité franco-rhénane contre l’autorité de l’administration, par exemple lorsque des habitants de Grande-Rosselle (près de Sarrebruck) attaquent des fonctionnaires prussiens pour libérer un voleur de bois français, amenant les officiers des forêts à exiger une escorte armée pour toute intervention future33. Il ne s’agit pas ici de prendre le parti de la perspective officielle prussienne sur l’« influence subversive » des étrangers, mais de mieux comprendre les mécanismes d’échanges et de transferts transfrontaliers. Si la familiarité entre Belges, Prussiens et Français est attestée, il reste à préciser le degré de communication politique qui en résulte.

Langues

15 Dire que les populations frontalières communiquent entre elles, c’est soulever la question des langues. Les Rhénans ne sont pas polyglottes, et la différence linguistique est une contrainte énorme. Il ne s’agit pas pour autant de sous-estimer les échanges culturels. Côtoyer des langues étrangères n’est pas nouveau pour les Européens, et l’on pourrait facilement faire valoir l’argument de Pieter Judson, Jeremy King, Tara Zahra et d’autres historiens de l’Europe du nord-ouest, selon lequel les frontières politiques correspondent rarement aux délimitations linguistiques34. La région prussienne francophone de Stablo-Malmedy, l’usage du hollandais dans les écoles et les églises de Gueldre et Cleves, tout comme les différentes gradations du bas-allemand, du bas- rhénan et du Niederländisch évoquent tous une certaine mixité linguistique et un certain niveau de bilinguisme qui rendent plausibles les échanges transnationaux. Il est certes probable que, malgré un quart de siècle de souveraineté française, la majorité des Rhénans n’ait jamais été bilingue. Ce fait ne doit néanmoins pas nous faire oublier la familiarité des Rhénans avec des expressions, des idées et des formules françaises. Comme le fait observer Klaus Pabst, la Rhénanie a laissé de côté son idiome de déférence courtoise (Zopfdeutsch) et intégré les expressions politiques de la Révolution dans son langage vernaculaire35. Vingt-cinq années de noms de rue en français, de monnaie française, d’almanachs, de calendriers, de placards, de décrets bilingues – tout ce que Michael Henkin appelle la « lecture de ville » – ont contribué à domestiquer la culture française36. À ce niveau d’expérience directe s’ajoute la combinaison de circonstances matérielles, sociales et culturelles qui ont produit le syncrétisme de la frontière rhénane, absorbant des éléments des cultures voisines.

16 Si l’Allemagne occidentale est souvent qualifiée de carrefour de l’Europe, ce constat s’applique singulièrement aux guerres napoléoniennes. Un quart de siècle de guerres et de déplacements de populations a rassemblé un grand nombre de langues, de nationalités, et de couches sociales. Sulpiz Boisserée note ainsi en 1814, dans son journal intime, à l’occasion d’un voyage en bateau de Francfort à Mayence :

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Dans les étages inférieurs du bateau, des artisans, tailleurs ou cordonniers fortunés de Francfort devisent de politique dans une petite pièce élégante à l’arrière ; l’un d’eux, vêtu d’un manteau de Landsturm, pipe d’écume de mer à la bouche, parle de Napoléon avec un voyageur, un homme de troupe (sous-officier de grade inférieur), un Italien ou un Polonais. […] Devant, dans la grande pièce, est assis un hussard anglais avec une jambe de bois. Résidant près de Creutznach, il a dû servir l’Anglais en Espagne et a perdu sa jambe à Pampelune en [18]13. Deux jeunes paysans d’une trentaine d’années et une paysanne de Darmstadt l’entourent avec compassion et l’écoutent debout ou assis ; l’un des paysans avait été dans le [régiment de] Royal- Allemand, l’autre avait également été hussard. Ils demandent à l’invalide s’il a encore ses parents, il répond que non, et lui posent plusieurs questions37.

17 Boisserée montre habilement comment la circulation des nouvelles et des opinions politiques franchit les rangs sociaux aussi bien que les nationalités. L’intérêt des artisans, des paysans et de leurs épouses pour les affaires politiques semble aller de soi, tout comme la facilité avec laquelle Allemands et étrangers discutent les uns avec les autres. Cette source suggère l’existence d’une expérience commune aux Européens, au service d’une armée extérieure à leur nation. La fierté évidente des vétérans rhénans lorsqu’ils se remémorent leurs expériences dans l’armée de Napoléon n’a alors rien d’exceptionnel. La persistance de tels souvenirs allemands de la gloire française jusque dans les années 1840 et 1850, perpétués à travers la vie associative, les fêtes de carnaval, et les ballades des chanteurs de foire, manifeste la profondeur des transferts culturels à l’œuvre38.

Culture politique

18 Dès lors qu’on tient pour plausible une communication transnationale au sein des espaces de l’Europe occidentale, il est possible d’éclairer d’un jour nouveau la politisation de la société rhénane, dans la mesure où idées et pratiques politiques font partie des éléments en circulation. Malgré son exclusion des réseaux formels de communication politique, la population rhénane façonne ses opinions et représentations politiques grâce à différents espaces et formes de culture populaire. Les chansons, les imprimés, la religion, les fêtes, les rituels villageois comme les échanges au marché deviennent l’occasion de communication politique pour les classes inférieures. Pour saisir l’évolution de la participation politique populaire, le rôle des idées et des pratiques transnationales apparaît essentiel. La réception allemande de l’indépendance grecque, de l’insurrection polonaise de 1830-1831, de la Révolution de Juillet, de la Fête de Hambach, et d’autres événements majeurs de l’histoire du progressisme politique, est principalement restreinte à la classe moyenne ; il n’est en pas moins vrai que les classes populaires allemandes ont accès à ces événements et peuvent en débattre. Cette information et ces discussions trouvent leur origine dans l’action des imprimeurs et rédacteurs qui refondent les idées politiques sous forme condensée et accessible dans des almanachs, des calendriers, des prospectus, des caricatures, des chansons, des livrets de colportage et autres39. Si la majorité des historiens voit dans ces fascicules des sources tout à fait accessoires, cette étape de la transmission politique est en réalité d’une importance majeure. La prolifération de lois allemandes sur la censure s’attache à isoler les classes populaires de toute émancipation politique (l’absence de censure sur les livres de plus de 21 Bogen (feuilles), soit 320 pages, établit par contraste le droit concédé à la bourgeoisie d’accéder à

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l’information politique) ; aussi ce type de documents constitue-t-il l’une des formes les plus subversives d’imprimés politiques.

19 La politisation des fêtes et des marchés offre aux travailleurs et ouvriers un accès aux symboles, aux mots d’ordre, et à la culture oppositionnelle du monde post- révolutionnaire. L’incarnation de la citoyenneté de droit dans la langue, les pratiques festives, les tenues vestimentaires et les marchandises, notée tout autour de l’Atlantique par Leora Auslander, est applicable à de nombreux éléments de la société rhénane40. Porcelaines, pipes, tabatières, chapeaux, broches et autres vestes, chemises et sarraus, marquent aussi les identités politiques en Rhénanie, tout autant que la chevelure ou la diction. La loi rhénane ne punit pas l’exposition de symboles révolutionnaires41, pas plus qu’elle n’interdit la vente de souvenirs libéraux ou révolutionnaires. Lorsqu’ils statuent sur les activités politiques de la Fête de Hambach en mai 1832, les tribunaux de Bavière jugent la distribution de cocardes démagogue mais reconnaissent que leur vente est un échange contractuel légal42. La vente et l’exposition d’images – caricatures, allégories politiques et dessins satiriques – dans les librairies et les marchés est en particulier une source d’inquiétude pour les autorités. Les progrès de l’imprimerie et de la lithographie dans les années 1820 permettent de faire circuler à peu de frais une grande quantité d’images, et les imprimeurs peuvent ainsi faire face à une demande de plus en plus grande d’images à caractère politique. La douzaine d’images d’hommes politiques prussiens censurée dans les années 1830 et 1840 suggère que le marché de la représentation d’opposition est très actif43. Ce n’est qu’avec les Six actes de 1832 que les gouvernements trouveront une réponse légale aux images séditieuses, mais les cocardes comme les drapeaux tricolores venus de France, de Belgique, de Hollande et d’Allemagne continueront pourtant de circuler en Rhénanie durant le Vormärz.

20 L’abondance de sources de ce genre est trop grande pour que cet article en fasse une étude plus détaillée44, mais les arbres de la liberté (Freiheitsbäume) offrent un exemple de pratique permettant aux Rhénans de fonder leur nation politique. Lorsqu’il est introduit par les Jacobins dans les années 1790, l’arbre de la liberté est encore rarement planté par les Rhénans ; s’ils se mêlent au rituel, c’est principalement parce qu’ils y sont forcés45. Dans les années 1830, en revanche, de nombreuses communautés rhénanes de Prusse, de Bavière et de Bade s’approprient le rite de deux manières : d’abord pour montrer leur solidarité avec les mouvements constitutionnalistes de la monarchie de Juillet et de la Fête de Hambach, et aussi comme acte de résistance contre les incursions de l’État dans la vie des villes et villages durant le Vormärz. En 1848, lorsque les bourgs du Rhin et de la Moselle plantent des dizaines d’arbres de la liberté, le rituel fait partie intégrante du répertoire de pratiques démocratiques. Le rituel se fait sans contrainte, et ses participants sont pleinement conscients des revendications progressistes associées à leur geste. Si l’on s’attache à suivre l’histoire des arbres de la liberté sur un demi-siècle, il apparaît qu’un symbole étranger se transforme en coutume locale. Son déploiement entre 1830 et 1848 retrace l’évolution d’une grammaire politique annonçant la revendication d’une participation politique et de droits universels.

21 Ces questions sont aussi directement liées au rôle que jouent dans la mobilisation villageoise les politiques étatiques et l’imposition d’une discipline aux populations. La protestation des classes populaires de Rhénanie se fait en réponse à l’ingérence de l’État dans la vie des villages, amorcée sous la domination française mais de plus en plus présente avec les gouvernements de Prusse, de Bavière et de Bade. Dans tous ces cas, le

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besoin de liberté et d’autonomie côtoie les autres formes d’opposition politique46. C’est ce mélange d’impulsions politiques mal définies qui rend l’interprétation de la culture politique de l’époque si difficile.

Lecture transnationale

22 La politisation populaire en Rhénanie est directement liée à la société bourgeoise, très bien informée sur les autres cultures politiques démocratiques et constitutionnelles. Son éducation est en grande part à mettre au crédit de l’imprimerie, ce qui nous donne l’occasion de revenir sur la maxime bien connue de Benedict Anderson sur le « capitalisme d’imprimerie » et les langues vernaculaires, cause de la « fatale diversité » de l’ère moderne. Pour Anderson, les langues vernaculaires séparent et divisent, et fournissent ainsi le cadre du nationalisme d’exclusion. Les moteurs discursifs du capitalisme d’imprimerie, selon lui, permettent aux États et aux nations de créer des cultures d’adversité nationale en délimitant les visions politiques et en s’accaparant les espaces de communication.

23 L’argumentaire d’Anderson est sans aucun doute lumineux du point de vue conceptuel, mais il est aussi possible de se demander si les communautés parlant une seule langue sont vraiment aussi isolées qu’il le dit. La « camaraderie horizontale » du nationalisme s’étend-elle seulement aux groupes sociaux à l’intérieur des frontières – et, inversement, les communautés partageant le même imaginaire se représentent-elles automatiquement les autres nations comme ennemies ? Sans douter de l’importance de la notion de capitalisme d’imprimerie, la recherche sur l’histoire de l’imprimerie suggère d’autres points de vue concernant la traduction, la transcription, la condensation, la circulation, la réimpression et la copie sans autorisation. La notion d’exclusion linguistique apparaît alors trop simple.

24 Surtout, la « prière quotidienne » que voit Anderson dans la lecture du journal évoque la puissante idée d’un lectorat anonyme, qui viendrait renforcer le sentiment d’appartenance à une nation. Mais il est aussi possible de voir comment la presse du XIXe siècle a sapé la montée des nationalismes d’exclusion. Une étude poussée de la Kölnische Zeitung et de son assignation de valeurs, ainsi que son traitement des espaces géographiques, permet de voir que les références nationales sont estompées, et que les priorités politiques de l’État-nation perdent alors une grande partie de leur impact47. L’analyse que fait le quotidien de la politique en France, en Belgique ou en Hollande est bien plus riche et plus nuancée qu’à propos de Berlin, Dresde ou Vienne. Bien sûr, la censure est en grande partie responsable de la manière dont un journal progressiste allemand formule des nouvelles et des critiques sur les autres États de la Confédération, mais cette influence ne fait pas tout. La demande de reportages sur l’Europe occidentale vient moins d’un désir d’accentuer les différences que d’une volonté d’affirmer un plus grand espace d’identification. De plus, croisements et hybridations ne sont pas nécessairement des facteurs de durcissement des positions nationales, comme le voudrait Anderson.

25 Durant la Crise du Rhin (1840-41) par exemple, lorsque l’Allemagne se détourne du progressisme cosmopolite pour définir son nationalisme, la Kölnische Zeitung juge la politique française de façon beaucoup plus pertinente et équilibrée qu’on ne pourrait l’attendre. Le journal de Cologne révèle une culture politique ouverte à l’Ouest. Les reportages sur la France et la Belgique sont menés à grande échelle, précis et concrets ;

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la situation géographique du quotidien lui permet de rapporter les nouvelles d’Europe occidentale avant tous ses concurrents (en 1848, le journal utilise des pigeons voyageurs pour abaisser les délais de communication à seize heures48). En 1840-41, la Kölnische Zeitung publie de nombreux articles de ses correspondants à Paris, avec des analyses précises de la nature mouvante et instable des factions parlementaires qui orchestrent la peur d’un conflit armé. La couverture multidimensionnelle des affaires politiques parisiennes est toujours plus rigoureuse que pour Berlin ou d’autres métropoles allemandes. Un lecteur perspicace pouvait y lire comment et pourquoi c’était la politique intérieure française qui préparait le pays au conflit, plus que les besoins militaires ou les questions diplomatiques ; il pouvait y découvrir le détail des querelles partisanes, et le résumé des vues des journalistes politiques parisiens tout aussi querelleurs et désunis. Si les articles manifestent un certain mépris pour les excès de la politique partisane, ils révèlent aussi une fascination pour les subtilités de la politique représentative49. Le journal laissera même de côté la crainte de la guerre à partir de novembre 1840, pour s’intéresser à l’utilité et aux abus de la représentation politique. Le quotidien révèle, et c’est un point plus important encore, un imaginaire national et civique qui fait la part belle au réformisme à l’intérieur des frontières plutôt qu’à l’appel aux armes. Au milieu des cris et vagissements optimistes d’une démocratie naissante, la Rhénanie prussienne fait entendre sa voix contre la censure, pour la liberté religieuse, la transformation de la Diète provinciale en corps législatif à part entière, et surtout pour que soit tenue la promesse royale d’une constitution. Dans ces pages, la réforme civique prend le pas sur la diatribe martiale50.

26 L’appétit rhénan pour les publications et livres français est grand ; après 1840, la demande de nouvelles financières et industrielles venues de France, de Belgique et de Hollande ne fait qu’augmenter51. Sur les 189 journaux étrangers officiellement en circulation en Rhénanie prussienne en 1842, 91 sont français, remarque Jürgen Herres. Les mémoires et récits de vie suggèrent par ailleurs que les Rhénans préfèrent les journaux français et belges à la presse allemande, en laquelle ils avaient moins confiance52. C’est pour ces raisons que l’enthousiasme rhénan à la nouvelle du retour des cendres de Napoléon à Paris en décembre 1840 – en plein cœur de la crise – ne devrait peut-être pas nous surprendre. La Kölnische Zeitung publie un hommage chaleureux à cette occasion, et traduit même le célèbre éloge de Victor Hugo53. La Crise du Rhin, souvent analysée comme l’un des moteurs du chauvinisme, révèle aussi un nationalisme régional où sont mis en avant les droits civiques et les libertés plus que le « racisme » et l’exclusion nationale.

27 Michel Espagne, parmi d’autres, a engagé avec brio la recontextualisation des idées et des auteurs dans des cadres nouveaux, et beaucoup reste à faire sur la circulation des idées politiques entre les centres d’imprimerie de France et d’Allemagne. Les circuits suivis par les imprimés ont toujours été internationaux, et les marchés du XIXe siècle n’ont fait qu’augmenter le rythme et le volume des échanges. En 1837, la firme Brockhaus & Avenarius ouvre à Paris une maison affiliée à son entreprise de Leipzig, marquant le début d’une nouvelle ère d’échanges plus rapides et plus continus des idées et des textes, non seulement avec Paris mais aussi Édimbourg, Londres et l’Amérique du Nord54. Les ventes allemandes d’ouvrages traduits du français atteignent une masse critique en 1770, mais s’épanouissent pleinement durant le Vormärz55. La carrière d’éditeur de Heinrich Hoff, imprimeur radical de Mannheim, donne un exemple typique des profits tirés de certains textes français. En 1835, il s’enrichit avec la traduction de L’Histoire de la Révolution de François Mignet et L’Histoire de Napoléon de

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Paul de Ségur, les ventes s’élevant à 40 000 exemplaires pour chaque ouvrage56. Hoff publie ensuite les Mémoires de Napoléon, ceux du Maréchal Ney, Le Peuple de Michelet, et de multiples éditions de L’Histoire de la Révolution française par Adolphe Thiers. On peut ajouter à cette liste les études de Ludwig Frey sur le Code civil français, qui réaffirment la dette que doit l’Allemagne aux traditions juridiques napoléoniennes. Quelle que soit la réception précise de ces textes, Hoff procède à un transfert interculturel conscient entre la France et l’Allemagne. Ses tendances démocratiques se révèlent plus encore dans ses publications du Bürgerbuch de Hermann Püttmann et Die Opposition de Karl Heinzen, dans lesquels sont commentés Proudhon, Saint-Simon, Cabet et d’autres auteurs du socialisme et du communisme d’Europe occidentale. Hoff fait partie d’un petit groupe d’éditeurs (avec Otto Wigand, Philipp Reclam, C.W. Leske, Julius Campe, Friedrich Gottlob Franckh, etc.) pour lesquels l’attachement aux valeurs de la démocratie libérale coïncide très bien avec les profits à tirer de la traduction des textes français. Ces éditeurs établissent le lien entre le circuit de distribution de l’imprimerie et les idées et débats qui animent les cultures politiques démocratiques du monde atlantique57. Durant la première partie du XIXe siècle, les idéaux politiques des « Lumières radicales » en Europe occidentale pénètrent aussi, et reconfigurent le paysage politique de l’espace germanophone58.

Religion et politique

28 La lecture transnationale du religieux et du politique ajoute à la compréhension des mécanismes de démocratisation et de politisation en Rhénanie. En termes topographiques simplifiés, les rythmes et les espaces culturels de la piété populaire catholique – ses pèlerinages, ses processions, ses festivals – correspondent mal à la découpe des frontières internationales. Les catholiques, lorsqu’ils traversent les frontières en pèlerinage ou au cours de processions, sont conduits à aller à l’encontre de l’ordre établi par l’autorité de l’État et contre le clergé. Les problèmes disciplinaires consécutifs à des pèlerinages non autorisés de catholiques rhénans sont légion durant la première moitié du siècle. À l’occasion de l’arrestation par le gouvernement prussien, en 1837, de l’archevêque de Cologne, les catholiques rhénans se sentent profondément lésés. Dès lors, les fondements religieux des activités indépendantistes et de la désobéissance civile se manifestent de plus en plus clairement au cours de ce qui prendra le nom de « troubles de Cologne » (die Kölner Wirren). Des groupes sociaux rejetant jusque-là les principes de la représentation politique moderne font alors entendre leur voix en faveur de droits constitutionnels garantissant la liberté de religion. Les « troubles de Cologne » ont ainsi conduit les tenants du conservatisme social à revendiquer la citoyenneté de droit. Ce moment protestataire annonce le début du catholicisme politique moderne.

29 Pour définir leurs aspirations politiques, les catholiques rhénans s’inspirent de modèles étrangers. Les « troubles de Cologne » confirment l’attrait de la monarchie constitutionnelle belge. Les catholiques de Rhénanie admirent ainsi le compromis auquel sont parvenus Louis de Potter et Mgr van Bommel au début des années 1830, où s’équilibrent le religieux, le politique et les libertés économiques. Les institutions catholiques belges en font d’ailleurs une promotion active. Les presses de Sittard et Lüttich/Louvain publient ainsi nombre de fascicules encourageant les Rhénans à créer un État catholique. L’Église catholique belge autorise la publication de textes en

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allemand enjoignant les prêtres rhénans à placer l’Église universelle avant les États protestants, et les universités et lycées catholiques de Belgique bénéficient de la faveur des familles bourgeoises de Rhénanie, qui encouragent leurs enfants à venir étudier en Belgique. La crise renforce les anciennes connexions catholiques avec le Brabant, ce qui explique en partie la sympathie des factions grossdeutsch favorables à une Grande Allemagne jusque dans les années 1870.

30 Un autre moment transnational de la politique catholique rhénane gravite autour de la personnalité de l’Irlandais Daniel O’Connell. En 1829, le succès de la Catholic Association dans sa campagne pour obtenir l’émancipation politique des catholiques au Royaume- Uni éveille l’intérêt de la Kölnische Zeitung et d’autres publications rhénanes. O’Connell fascine ses contemporains par son mélange de nationalisme civique, de libéralisme constitutionnel et de protestation démocratique ; son appel à la liberté religieuse et à la séparation de l’Église et de l’État le distingue des ultramontains du continent. Son rejet de la violence révolutionnaire et son insistance sur la réforme parlementaire lui valent l’admiration de beaucoup, même si les tenants du conservatisme social critiquent l’inféodation de son catholicisme politique aux idéologies démocratique et progressiste. De manière générale, la réception de Daniel O’Connell en Allemagne est à la fois intense et nuancée dans les années 1830 et 1840. Son rôle dans la culture politique rhénane prend une dimension nouvelle quand, en novembre 1837, une semaine après l’arrestation de l’archevêque, O’Connell dénonce le roi de Prusse et le gouvernement dans un quotidien anglais, The Morning Chronicle59. Les gouvernements prussien, allemand et autrichien voient alors dans le libérateur irlandais une menace politique, et sévissent contre les collectes de fonds et les prières publiques en sa faveur. L’adulation pour l’homme politique irlandais atteint son sommet en 1843, lorsqu’il est jugé et emprisonné pendant trois mois. Des reportages quotidiens sur son sort font entrer le nom d’O’Connell dans le vocabulaire politique de la Rhénanie ; en 1844, la Kölnische Zeitung publie pas moins de 22 articles sur lui60. À Coblence, l’adulation se manifeste dans certaines tavernes par l’affichage de lithographies à son effigie, auxquelles sont parfois ajoutés des lauriers61. Sa relaxe en 1844 déclenche une vague de manifestations spontanées et d’illuminations en Rhénanie, qui suggèrent la profondeur de l’impact de sa carrière politique sur ces espaces62.

31 Le débat intense autour de l’homme politique irlandais informe l’imaginaire politique des catholiques allemands. Alors que l’Allemagne se tient au seuil de la modernité politique, O’Connell propose une nouvelle synthèse civique. Il démontre que la confluence des pratiques associatives et de la représentation parlementaire peut conduire à des progrès, et que des catholiques peuvent pratiquer leur foi à l’intérieur d’une société respectueuse de la religion. Surtout, il ouvre la voie à une politique populaire catholique, une mobilisation de masse appuyée sur le droit au changement pacifique et à la réforme parlementaire63.

32 La création en 1848 du Piusverein für religiöse Freiheit (Association de Pius pour la liberté réligieuse) se fait en hommage direct à O’Connell ; ses tactiques d’agitation et de propagande s’inspirent clairement de celles de l’Association catholique. Lorsque le Piusverein devient Association catholique, l’influence des principes politiques d’O’Connell est encore plus évidente. L’association rassemble prêtres et laïcs à l’aide d’imprimés incitant à la mobilisation des masses. De plus, d’éminents hommes politiques catholiques, comme Peter et August Reichensperger, Wilhelm Emmanuel von Ketteler, Franz Joseph Ritter von Buß ou Ludwig Windthorst, s’inspirent directement

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des pratiques d’O’Connell pour la création d’un mouvement catholique puissant et pérenne en Allemagne64. L’influence d’O’Connell sur le Parti centriste et sur les tactiques catholiques au moment du Kulturkampf peut également être soulignée. L’éphémère Verein deutscher Katholiken (Association des catholiques allemands) de Graf Felix von Löes (1872-76) invoque directement O’Connell lorsqu’il organise des manifestations et diffuse massivement des textes de mobilisation catholique65. L’attention portée à O’Connell par les Allemands du Vormärz relève ainsi moins de la focalisation sur un individu que de la découverte d’un médiateur de mobilisations transnationales.

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33 L’expérience rhénane suggère que la recherche historique sur l’Allemagne du XIXe siècle gagnerait à intégrer la notion de transnationalité, non pas seulement comme un outil supplémentaire, mais bien comme un élément constitutif de l’interprétation des comportements politiques modernes. Au cours du XIXe siècle, la culture rhénane s’est mêlée d’élans vers une citoyenneté de droit propres à l’ère atlantique. Si Horst Dippel et Jonathan Sperber ont raison de faire valoir que des différences fondamentales existent encore à la fin du XVIIIe siècle entre les conceptions occidentale et allemande de la liberté, il est cependant nécessaire de reconnaître le rôle crucial de la Restauration et du Vormärz dans l’estompage de ces différences. La reconstitution des pratiques citoyennes dans l’histoire de l’Europe centrale s’inscrit dans de multiples dimensions, et la Rhénanie tient une place fondamentale dans cette histoire en permettant notamment de réévaluer l’ampleur sociale de la politisation. Des formes nouvelles et irrégulières de compétence et de participation politique traversent les classes sociales, et viennent redéfinir la culture politique. L’engagement partisan trouve sa place dans des textes destinés à l’élite comme aux classes populaires, mais aussi par le vecteur plus éphémère des brochures et des placards. Les structures élémentaires de la communication sociale s’en trouvent altérées : le textuel se mélange au festif, à la tradition orale, aux rites traditionnels, aux pratiques religieuses de la ville et de la campagne.

34 Ces vagues de politisation qui transforment la Rhénanie dans la première moitié du siècle renouvellement l’interprétation générale de l’histoire politique du XIXe siècle allemand. La politisation omniprésente des classes populaires invalide l’hypothèse selon laquelle ces dernières seraient absentes du paysage politique post- révolutionnaire. Au contraire : artisans, fermiers et ouvriers font l’apprentissage de nouvelles formes de citoyenneté à travers divers vecteurs culturels, et par leur participation élargissent l’horizon politique de l’Allemagne. Dès lors, les analyses fonctionnalistes, qui font de la privation le seul moteur de la protestation populaire, ne convainquent guère. L’historiographie traditionnelle sous-estime l’intense politisation antérieure à la Révolution de 1848-49. L’articulation rapide de différentes factions et d’intérêts variés – conservateurs, catholiques, libéraux modérés, démocrates radicaux, socialistes – est une manifestation d’un processus de maturation déjà en cours dans les décennies précédentes. La politisation populaire du premier XIXe siècle ne naît pas ex nihilo ; l’Allemagne des débuts de l’ère moderne a déjà produit de nombreuses formes de protestation propres à des sujets ordinaires66. Mais au XIXe siècle la politique populaire excède les revendications classiques d’Ancien Régime, liées aux privilèges et

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droits traditionnels, et incorpore les notions de représentation constitutionnelle et de souveraineté du peuple. De plus, ces exigences ne s’éteignent pas avec le renouveau du pouvoir conservateur en 1849 ; comme le soulignent des études récentes, l’idéal d’une nation démocratique et constitutionnelle émis en 1848 continue d’exercer une influence considérable sur l’imaginaire politique allemand sous l’Empire. Sans perdre de vue la centralité du conservatisme prussien dans la modernité politique allemande, il importe de constater que le cadre idéologique, émotionnel et institutionnel de l’édification de la nation allemande doit aussi beaucoup à « un projet en grande partie libéral et démocratique »67. C’est un point d’une importance majeure. Le retour à l’ordre post-1849 relève plus de contingences historiques que d’un Sonderweg tracé depuis longtemps68. Le potentiel de réforme politique dans l’État-nation allemand reste ouvert, non seulement durant les Gründerjahre, mais aussi sous l’Empire. L’analyse transnationale permet de mettre au jour ces éléments participatifs et démocratiques ; c’est une approche particulièrement utile pour dégager des modèles comparatistes évitant toute normativité.

NOTES

1. Karl Heinrich Hermes à Saint-Paul, 22 avril 1843, in Joseph Hansen [dir.], Rheinische Briefe und Akten zur Geschichte der politischen Bewegung 1830-1850, Reprint, Düsseldorf, Droste, 1997, I, p. 517. 2. Lucien Febvre, Le Rhin, Paris, Armand Colin, 1935. 3. Michel Espagne, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, Presses universitaires de France, 1999 ; Michel Espagne et Matthias Middell [dir.], Von der Elbe bis an die Seine. Kulturtransfer zwischen Sachsen und Frankreich im 18. und 19. Jahrhundert, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1999 ; Bernd Kortländer [dir.], Französische Literatur in deutscher Sprache, Düsseldorf, Droste Verlag, 1986. 4. Elisabeth Fehrenbach, Traditionelle Gesellschaft und revolutionäres Recht. Die Einführung des Code Napoléon in den Rheinbundstaaten, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1974 ; Karl-Georg Faber, Die Rheinlande zwischen Restauration und Revolution. Probleme der rheinischen Geschichte von 1814 bis 1848 im Spiegel der zeitgenössischen Publizistik, Wiesbaden, Franz Steiner, 1966 ; Horst Lademacher, Der europäische Nordwesten. Historische Prägungen und Beziehungen : Ausgewählte Aufsätze, Münster, Waxmann, 2001 ; Klaus Pabst, Eupen-Malmedy in der belgischen Regierungs- und Parteienpolitik, 1914-40, Aachen, Aachener Geschichtsverein, 1976. 5. Sidney Pollard, Peaceful Conquest: The Industrialization of Europe, 1760-1970, Oxford, Oxford University Press, 1981; Herbert Kisch, From Domestic Manufacture to Industrial Revolution: The Case of the Rhineland Textile Districts, New York et Oxford, Oxford University Press, 1989; Hermann Kellenbenz, The Rise of the European Economy: an Economic History of Continental Europe from the Fifteenth to the Eighteenth Century, New York, Holmes & Meier, 1976. 6. Philipp Ther, ‘Beyond the Nation: The Relational Basis of a Comparative History of Germany and Europe’, Central European History 36 (2003), p. 45-73. 7. Rogers Brubaker, “Beyond Identity”, Ethnicity without Groups, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2004, p. 50.

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8. Edward P. Thompson, The Making of the English Working Class, London, Victor Gollancz, 1963; Raymond Williams, Culture and Society, 1780-1950, New York, Press, 1983; Eric Hobsbawm et Terence Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983; Edward Berenson, Populist Religion and Left-wing Politics in France, 1830-1852, Princeton (NJ.), Princeton University Press, 1984; Lynn Hunt, Politics, Culture, and Class in the French Revolution, Berkeley and Los Angeles (Cal.), University of California Press, 1984; Mona Ozouf, La fête révolutionnaire, 1789-99, Paris, Gallimard, 1984; Keith Baker (ed.), The French Revolution and the Making of Modern Political Culture, Oxford, Pergamon Press, 1987-1994, 4 vols.; Arlette Farge, Dire et mal dire: de l’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1992; David Waldstreicher, In the Midst of Perpetual Fetes: The Making of American Nationalism, 1776-1820, Chapel Hill (NC.), University of North Carolina Press, 1997; Dror Wahrman and Colin Jones (eds), The Age of Cultural Revolutions: Britain and France, 1750-1820, Berkeley and Los Angeles (Cal.), University of California Press, 2002; Leora Auslander, Cultural Revolutions: Everyday Life and Politics in England, North America, and France, Berkeley and Los Angeles (Cal.), University of California Press, 2009. 9. Ce projet s’étend sur plus de vingt volumes et rassemble une grande variété de thèses et d’approches. Pour un résumé des résultats, cf. Peter Lundgreen [dir.], Sozial- und Kulturgeschichte des Bürgertums. Eine Bilanz des Bielefelder Sonderforschungsbereichs (1986-1997), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2000. Pour les monographies, cf. Rudolf Boch, Grenzenloses Wachstum ? Das rheinische Wirtschaftsbürgertum und seine Industrialisierungsdebatte 1814-1857, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1991 ; Monika Wienfort, Monarchie in der bürgerlichen Gesellschaft. Deutschland und England von 1640 bis 1848, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1993 ; Thomas Mergel, Zwischen Klasse und Konfession. Katholisches Bürgertum im Rheinland 1794-1914, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1994 ; Manfred Hettling, Politische Bürgerlichkeit. Der Bürger zwischen Individualität und Vergesellschaftung in Deutschland und der Schweiz von 1860 bis 1918, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999 ; Rebekka Habermas, Frauen und Männer des Bürgertums. Eine Familiengeschichte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2000 ; Frank-Michael Kuhlemann, Bürgerlichkeit und Religion. Zur Sozial- und Mentalitätsgeschichte der evangelischen Pfarrer in Baden 1860-1914, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2001. 10. Pour des travaux représentatifs du projet Stadtbürgertum de Gall, cf. Hans-Werner Hahn, Altständisches Bürgertum zwischen Beharrung und Wandel. Wetzlar 1689-1870, München, Oldenbourg, 1991 ; Ralf Roth, Stadt und Bürgertum in Frankfurt am Main. Ein besonderer Weg von der ständischen zur modernen Bürgergesellschaft 1760-1914, München, Oldenbourg, 1996 ; Karin Schambach, Stadtbürgertum und industrieller Umbruch. Dortmund 1780-1870, München, Oldenbourg, 1996 ; Gisela Mettele, Bürgertum in Köln 1775-1870. Gemeinsinn und freie Association, München, Oldenbourg, 1998 ; Frank Möller, Bürgerliche Herrschaft in Augsburg 1790-1880, München, Oldenbourg, 1998 ; Susanne Kill, Bürgertum in Münster 1770-1870. Bürgerliche Selbstbestimmung im Spannungsfeld von Kirche und Staat, München, Oldenbourg, 2001. 11. Pour un commentaire remarquable de ces projets de recherche, cf. Jonathan Sperber, “Bürger, Bürgertum, Bürgerlichkeit, bürgerliche Gesellschaft : Studies of the German (Upper) Middle Class and its Sociocultural World”, Journal of Modern History 69 (1997), p. 271-297. 12. Fehrenbach, Traditionelle Gesellschaft…, op. cit. ; Karl-Georg Faber, Recht und Verfassung. Die politische Funktion des rheinischen Rechts im 19. Jahrhundert, Köln, Wienand, 1970 ; Joachim Deeters et al. [dir.], Die Französischen Jahre, Köln, Historisches Archiv, 1994 ; Michael Rowe, From Reich to State : The Rhineland in the Revolutionary Age, 1780-1830, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; 200 Jahre Code civil im Rheinland, Koblenz, Verlag des Landesarchivs Rheinland-Pfalz, 2005 ; Kerstin Theis und Jürgen Wilhelm [dir.], Frankreich am Rhein. Die Spuren der ‚Franzosenzeit’ im Westen Deutschlands, Köln, Greven, 2009.

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13. Walter Rummel, „Das Nachwirken der französischen Herrschaft im preussischen Rheinland des 19. Jahrhunderts“, in Theis et Wilhelm [dir.], Frankreich am Rhein…, op. cit., p. 138. 14. Jonathan Sperber, Property and Civil Society in South-Western Germany, 1820-1914, Oxford, Oxford University Press, 2005, passim, p. 236-239. 15. James M. Brophy, “The End of the Economic Old Order: The Great Transition, 1750-1860”, in Helmut Walser Smith (ed.), The Oxford Handbook of Modern German History, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 183. 16. Cité par Rummel, „Das Nachwirken“…, loc. cit., p. 131. 17. Jakob Venedey, Das Geschwornengericht in den preussischen Rheinprovinzen, Köln, Gerhard Pappers, 1830 ; anon. [Arnold Ruge], „Vorwort zur Verständigung der Deutschen und Franzosen von einem Deutschen Publizisten in der Fremde“, in Louis Blanc’s Geschichte der zehn Jahre von 1830 bis 1840, trans. Gottlob Fink, Zürich und Winterthur : Verlag des literarischen Comptoirs, 1843, xiv ; Karl Marx, « Über Geschwornengerichte. Fußnote der Redaktion der Rheinischen Zeitung », Rheinische Zeitung, n° 6, 6 janvier 1843, in MEGA 1er janvier, Berlin 1975, p. 391. 18. La « culture populaire » est une expression difficile à manier, et qui peut être la source d’une certaine confusion. Il ne s’agit pas ici des traditions indigènes authentiques d’avant la modernité, dont on peut raisonnablement penser qu’elles existent aux XVIe et XVII e siècles. La « culture populaire » désigne plutôt, dans ces pages, plus largement, les pratiques socioculturelles vécues par les Rhénans « ordinaires » de l’ère moderne. La cohabitation et la fusion des cultures de l’élite et du peuple (du textuel et de l’oral) sont monnaie courante au XVIIIe siècle, et il est certain que le goût de la lecture comme les économies de marché de la fin du siècle n’ont fait que renforcer cette hybridation culturelle des idées et des activités. Cf. Peter Burke, Popular Culture in Early Modern Europe, New York, Harper, 1978; Roger Chartier, The Cultural Uses of Print in Early Modern France, trans. Lydia G. Cochrane, Princeton (NJ.), Princeton University Press, 1987 ; Wolfgang Kaschuba, Volkskultur zwischen feudaler und bürgerlicher Gesellschaft. Zur Geschichte eines Begriffes und seiner gesellschaftlichen Wirklichkeit, Frankfurt a.M., Campus, 1988 ; idem, Lebenswelt und Kultur der unterbürgerlichen Schichten im 19. und 20. Jahrhundert, München, Oldenbourg, 1990 ; Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècles) , Paris, Flammarion, 1978 ; Rolf Engelsing, « Die Perioden der Lesergeschichten in der Neuzeit. Das statistische Ausmaß und die soziokulturelle Bedeutung der Lektüre », Archiv für Geschichte des Buchwesens 10 (1970), p. 944-1022. 19. Franz Irsigler [dir.], Zwischen Maas und Rhein. Beziehungen, Begegnungen und Konflikte in einem europäischen Kernraum von der Spätantike bis zum 19. Jahrhundert. Versuch einer Bilanz, Trier, Kliomedia, 2006 ; Christine Mayr, Zwischen Dorf und Staat. Amtspraxis und Amtsstil französischer, luxemburgischer und deutscher Landgemeindebürgermeister im 19. Jahrhundert, Frankfurt a.M., Peter Lang, 2006 ; Ruth Dörner, Staat und Nation im Dorf. Erfahrungen im 19. Jahrhundert : Frankreich, Luxemburg, Deutschland, München, Martin Meidenbauer, 2006. Les remarques de Dörner sont particulièrement pertinentes ; cf. p. 48 et sq, 61-94. 20. Sebastian Scharte, Preussisch-deutsch-belgisch : Nationale Erfahrung und Identität. Leben an der deutsch-belgischen Grenze im 19. Jahrhundert, Münster, Waxmann, 2010. 21. Jörg Engelbrecht, Räume und Grenzen in historischer Perspektive : Die Entwicklung der deutsch-niederländischen Grenze im Wandel der Jahrhunderte, Viersen, Müser, 1997 ; idem, « Konfessionsbedingte Migrations- und Kommunikationsprozesse im nordwesteuropäischen Raum vom 16. zum 18. Jahrhundert : Köln, Antwerpen, Amsterdam », Blätter für deutsche Geschichte 137 (2000), p. 1-15 ; idem, « Verkehrs- und Kommunikationsbeziehungen zwischen Köln und dem Niederrhein », in Dieter Geuenich [dir.], Köln und die Niederlande in ihren historischen Raumbeziehungen (15.-20. Jahrhundert), Pulheim, Rheinland-Verlag, 2000. 22. Anne-Marie Haase, „Das “Unruhige Dreieck” Aachen-Stolberg, Verviers und Eupen im Vormärz“, in Guido Müller et Jürgen Herres [dir.], Aachen, die westlichen Rheinlande und die Revolution von 1848/49, Aachen, Shaker Verlag, 2000, p. 58 ; Herbert Ruland [dir.], « Gott segne

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die Arbeit ». Ein Lesebuch zur Geschichte Eupener Arbeiterschaft in französischer und preussischer Zeit (1792-1910), Aachen, Alano, 1988 ; idem, „Die Revolutionen von 1830 und 1848 im deutsch-belgischen Grenzland in der Tradition vorheriger Ereignisse“, in Geschichtswerkstatt [dir.], Die Revolution hat Konjunktur. Soziale Bewegungen, Alltag und Politik in der Revolution 1848/49, Münster, Westfälisches Dampfboot, 1999, p. 169-190. 23. Jürgen Herres, „Wer ging am 1. Mai 1848 in Aachen zur ersten demokratischen Wahl ?“ in Müller et Herres [dir.], Aachen, die westlichen Rheinlande und die Revolution von 1848/49…, op. cit., p. 187, 193. 24. Sur l’hybridisation des frontières rhénanes, cf. James M. Brophy, “Which Political Nation ? Soft Borders and Popular Nationhood in the Rhenish Borderlands, 1800-1849”, in Marnix Beyen and Maarten Van Ginderachter (eds), Nationhood from Below: Europe in the Long Nineteenth Century, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 162-189. 25. Landesarchiv Nordrhein-Westfalen (LNRW), Reg. Aachen, Nr. 1438, non paginé. 26. 5 septembre 1832, Geheimes Staatsarchiv preussischer Kulturbesitz Dahlem (GStAPK), Rep. 77, Tit. 505, n° 6, Bd. III, p. 169 ; 18 et 24 avril 1831, General Landesarchiv Karlsruhe (GLA), Best. 236, n° 8166, p. 9-13 ; LNRW, Reg. Aachen, n° 204, Bd. II, p. 417. Sur l’incident des citoyens français passant la frontière pour attaquer des soldats prussiens en 1816, cf. Landeshauptarchiv Koblenz (LHAK), Best. 442, n° 17. Sur l’incident du 30 mai 1831 à Heinsberg, cf. LNRW, Reg. Aachen, n° 205, p. 36 et sq. 27. 13 septembre 1832, GStAPK, Rep. 77, Tit. 505, n° 5, Bd. I, p. 234. 28. GStAPK, Rep. 77, Tit. 505, n° 6, Bd. II, p. 171, 193; Bd. III, p. 112, 204. 29. LHAK, Best. 403, n° 2056, p. 13-15; GStAPK, Rep. 77, Tit. 505, n° 5, Bd. I, p. 92-93; GStAPK, Rep. 77, Tit. 505, n° 5, Bd. I, p. 81. 30. Ibid.; GStAPK, Rep. 77, Tit. 505, n° 6, Bd. III, p. 113 ; LNRW, Reg. Aachen Pr., n° 643, p. 21 ; LHAK, Best. 403, n° 2483, passim ; LHAK, Best. 403, n° 2076, p. 1-2 ; LNRW, Reg. Aachen, n° 204, Bd. II, p. 278. Sur l’« administration coloniale » prussienne en Rhénanie, cf. Jürgen Herres, „« Und nenne Euch Preussen ! » Die Anfänge preussischer Herrschaft am Rhein im 19. Jahrhundert“, in Helga Schnabel-Schüle et Andreas Gestrich [dir.], Fremde Herrscher – fremdes Volk, Frankfurt a. M., Peter Lang, 2006, p. 107-137. 31. 10 mai 1834, GLA, Best. 236, n° 8776, non paginé. 32. 14 décembre 1831, LNRW, Reg. Aachen, n° 242, p. 5. 33. LHAK, Best. 403, n° 2451, p. 33-39. 34. Pieter Judson, Guardians of the Nation: Activists of the Language Frontiers of Imperial Austria, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2006; Jeremy King, Budweisers into Czechs and Germans: A Local History of Bohemian Politics, Princeton, Princeton University Press, 2002; Tara Zahra, Kidnapped Souls: National Indifference and the Battle for Children in the Bohemian Lands, 1900-1948, Ithaca (NY.), Cornell University Press, 2008. 35. Klaus Pabst, « Französisch in Verwaltung und Schule des linken Rheinufers 1792/94 bis 1814 », in Bernd Spillner [dir.], Französische Sprache in Deutschland im Zeitalter der Französischen Revolution, Frankfurt a.M., Peter Lang, 1997, p. XX et sq. 36. David M. Henkin, City Reading: Written Words and Public Spaces in Antebellum New York, New York, Columbia University Press, 1998. 37. Hans-Joachim Weitz [dir.], Sulpiz Boisserée, Tagebücher I, 1808-1823, Darmstadt, Eduard Roether, 1978, p. 249, 252; citation de Peter Fritzsche, “Specters of History: On Nostalgia, Exile, and Modernity”, American Historical Review, 106 (2001), p. 1599. 38. Walther Klein, Der Napoleonkult in der Pfalz, München, C. H. Beck, 1934 ; Barbara Besslich, „Die „Friedenskrankheit“ und das „Erinnerungsfest“. Karl Immermanns Napoleon Imaginationen und das Epigonenbewusstsein im 19. Jahrhundert“, in Theis et Wilhelm [dir.], Frankreich am Rhein…, op. cit., p. 79-94.

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39. Sur la traduction des questions politiques dans les calendriers et almanachs populaires au cours du Vormärz, cf. James M. Brophy, « The Common Reader in the Rhineland : The Calendar as Political Primer in the Early Nineteenth Century », Past and Present 185 (2004), p. 119-157 ; plus généralement sur cette question : Holger Böning et Reinhart Siegert [dir.], Volksaufklärung : Biobibliographisches Handbuch zur Popularisierung aufklärerischen Denkens im deutschen Sprachraum von den Anfängen bis 1850, 3 volumes, Stuttgart/Bad Cannstadt, Frommann- Holzboog, 1990. 40. Leora Auslander, Cultural Revolutions: Everyday Life and Politics in England, North America, and France, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 2009. Sur l’uniformisation grandissante de cette incarnation dans le monde, cf. Christopher Alan Bayly, The Birth of the Modern World, 1780-1914, London, Arnold, 2004, p. 17. 41. Johannes Hauch est arrêté pour avoir tissé et brandi un drapeau tricolore en juin 1832, mais il est acquitté, le tribunal n’ayant trouvé aucune loi prévoyant une peine pour ces actions dans le Code pénal. Actes du tribunal, 8 août 1832, Landesarchiv Speyer, Best. J1, Nr. 39. 42. Session du 17 mars 1833, Landesarchiv Speyer, Best. J1, n° 39. 43. GStAPK Berlin, Rep. 77, Tit. 2, Gen. n° 7, Bd. I & II; Mary Lee Townsend, Forbidden Laughter: Popular Humor and the Limits of Repression in Nineteenth-Century Prussia, Ann Arbor (MI), University of Michigan Press, 1992. 44. Pour une discussion plus poussée, cf. James M. Brophy, Popular Culture and the Public Sphere in the Rhineland, 1800-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. 45. Hansgeorg Molitor, Vom Untertan zum Administré. Studien zur französischen Herrschaft und zum Verhalten der Bevölkerung im Rhein-Mosel Raum von den Revolutionskriegen bis zum Ende der Napoleonischen Zeit, Wiesbaden, Steiner, 1980 ; Norbert Finzsch, Obrigkeit und Unterschichten. Zur Geschichte der rheinischen Unterschichten gegen Ende des 18. und zu Beginn des 19. Jahrhunderts, Stuttgart, Steiner, 1990; Tim Blanning, Reform and Revolution in Mainz, 1743-1803, Cambridge, Cambridge University Press, 1974. 46. Sur la question de la protestation populaire et du Staatlichkeit, cf. Walter Rummel, „Gegen Bürokratie, Steuerlast und Bevormundung durch den Staat. Anliegen und Aktionen der ländlichen Gebiete der Rheinprovinz während der Revolution 1848/49“, in Stephan Lennartz et Georg Mölich [dir.], Revolution im Rheinland. Veränderungen der politischen Kultur 1848/49, Bielefeld, Verlag für Regionalgeschichte, 1998, p. 109-162 ; Rummel, „Kanonen gegen Winzer – Kolonnen gegen Bauern. Die Revolution von 1848/49 in den ländlichen Gebieten des Saar-Mosel- Raumes“, Jahrbuch für westdeutsche Landesgeschichte 24 (1998), p. 305-328; Walter Rummel, ‘Taxes and Other Burdens: State-Building in the Prussian Rhine Province, 1815-1850’, in Alexander Nützenadel et Christoph Strupp [dir.], Taxation, State, and Civil Society in Germany and the United States from the 18th to 20th Century, Baden-Baden, Nomos, 2008, p. 141-152; sur la violence entre civils et autorités durant la Vormärz, cf. James M. Brophy, “Violence between Civilians and State Authorities in the Prussian Rhineland, 1830-1846”, German History 22 (2004), p. 1-35. 47. Aled Jones, ‘The Dart and the Damning of the Sylvan Stream: Journalism and Political Culture in the Late-Victorian City’, in Laurel Brake and Julie F. Codell (eds), Encounters in the Victorian Press: Editors, Authors, Readers, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2005, p. 177-194; Ann Ardis, ‘Counter-Memories of Englishness: The Crisis’s Self-Positioning in the Atlantic World’, manuscrit non publié. 48. Rudolf Schmidt, Deutsche Buchhändler, deutsche Buchdrucker. Beiträge zu einer Firmengeschichte des deutschen Buchgewerbes, Reprint, Hildesheim, Georg Olms, 1979, p. 184. 49. Les références sont trop nombreuses pour être toutes citées (cf. 1840-41, passim), mais on verra la place centrale de la France dans « Die Ereignisse des Jahres 1840 » : Kölnische Zeitung, n° 1, 5, 6, 7, 9, 10, 11, 12, 13, 14, et 15 janvier 1841 ; des exemples de reportage en France, cf.

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n° 348, 12 déc. 1840 ; n° 357, 21 décembre 1840 ; n° 360, 24 décembre 1840 ; n° 364, 28 décembre 1840 ; n° 18, 18 janvier 1841 ; n° 19, 19 janvier 1841 et Beilage, n° 21, 21 janvier 1841. 50. Cf. James M. Brophy, « The Rhine Crisis of 1840 and German Nationalism: Chauvinism, Skepticism, and Regional Reception », Journal of Modern History 85,1 (2013): 1-35. 51. Les journalistes contemporains remarquent aussi l’heureuse rencontre du commerce et du Catholicisme en Europe occidentale, qui unifie la Belgique, une partie de la Hollande, et la Rhénanie. Voir par exemple anonyme, « Belgien, Holland und die Rheinlande », in Das Katholische Europa oder Erhaltung, Fortschritt, Friede und Freiheit, Mannheim, Heinrich Hoff, 1840, p. 148-152. 52. Jürgen Herres, « Rhein-Preussen »…, op. cit., p. 193-94. 53. Cf. D. Reifferscheld’s ‚Napoleons Asche’, Kölnische Zeitung, n° 335, 29 novembre 1840 ; Victor Hugo, ‚Des Kaisers Wiederkehr’, Kölnische Zeitung, n° 355, 19 décembre 1840 ; ‚Immermanns Aussprüche über Napoleon’, Kölnische Zeitung, n° . 309, 3 novembre 1840 ; pour une réponse au texte de Victor Hugo, cf. ‚Epistel an Herrn Victor Hugo auf seine Ode am 15. December’, Kölnische Zeitung, n° 365, 29 décembre 1840. La relation complexe de la Rhénanie à Napoléon est remarquablement analysée par Barbara Besslich dans Der deutsche Napoleon-Mythos. Literatur und Erinnerung 1800 bis 1945, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2007. 54. Thomas Keiderling [dir.], F.A. Brockhaus, 1905-2005, Leipzig, Brockhaus, 2005, p. 188-218. 55. Jeffrey Freedman, Books without Borders in Enlightenment Europe: French Cosmopolitanism and German Literary Markets, Philadelphia (Penn.), University of Pennsylvania Press, 2012; Bernd Kortländer [dir.], Übersetzen im Vormärz, Bielefeld, Aisthesis, 2008. 56. Il existe alors dix traductions allemandes de l’ouvrage de Mignet, cf. Bernd Kortländer, „Übersetzungen aus dem Französischen im Vormärz. Erkundung eines untergegangenen Kontinents“ in Kortländer, Übersetzen im Vormärz…, op. cit., p. 23. Sur Gottlob Franckh, autre éditeur important de textes traduits, cf. Christine Haug ‚ „„Der famose Ambaßadeur des künftigen freien Deutschlands revolutionären.“Der Verleger Friedrich Gottlob Franckh zwischen spekulativem Unternehmertum und revolutionärem Visionen. Das Stuttgarter Buch- und Verlagsgewerbe im Vormärz“, in Christian Liedtke [dir.], Literaturbetrieb und Verlagswesen im Vormärz, Bielefeld, Aisthesis, 2011, p. 103-120. 57. James M. Brophy, „Heinrich Hoff and the Print Culture of German Radicalism“, Leipziger Jahrbuch zur Buchgeschichte 19 (2010), p. 71-116. 58. Jonathan I. Israel, Radical Enlightenment: Philosophy and the Making of Modernity, Oxford, Oxford University Press, 2001. 59. Morning Chronicle, Londres, 30 novembre 1837. 60. Kölnische Zeitung, n° 92, 94, 96-99, 101-103, 106, 107, 109-114, 116, 117, 118-120, avril 1844. 61. Allgemeine Zeitung, Augsburg, n° 258, 14 septembre 1844. 62. Peter Alter, ‚O’Connell and German Politics’’« , in Maurice O’Connell [dir.], Daniel O’Connell : Political Pioneer, Dublin, 1991 ; Fergus O’Ferrall, Catholic Emancipation : Daniel O’Connell and the Birth of Irish Democracy, Dublin, 1985 ; Karl Holl, Die irische Frage in der Ära Daniel O’Connells und ihre Beurteilung in der politischen Publizistik des deutschen Vormärz, Phil. Diss. Mainz, 1958; Geraldine Grogan, The Noblest Agitator. Daniel O’Connell and the German Catholic Movement 1830-1850, Dublin, 1991. 63. James M. Brophy, « Die Rezeption Daniel O’Connells und der irischen Emanzipationsbewegung im vormärzlichen Deutschland », Marx-Engels Jahrbuch 2011, p. 74-93. 64. Grogan, Noblest Agitator…, op. cit., p. 79-98; Margaret L. Anderson, Windthorst: A Political Biography, Oxford, Oxford University Press, 1981, p. 3-4. 65. Anderson, Windthorst…, op. cit., p. 180. 66. Cf. Peter Blickle, Deutsche Untertanen : Ein Widerspruch, München, C.H. Beck, 1981. 67. Mark Hewitson, Nationalism in Germany, 1848-1866: Revolutionary Nation, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010, p. 358.

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68. David E. Barclay, « Preussens Verschwinden. Ein Streifzug durch die angloamerikanische Literatur », Zeitschrift für Ideengeschichte V/4 (2011), p. 52-64.

RÉSUMÉS

Cet article fait l’étude des différentes formes que prennent les influences transnationales en Rhénanie au cours de la première partie du XIXe siècle. À travers les frontières perméables de ce territoire, mouvements et perpétuations politiques et économiques viennent en effet laisser une empreinte durable. Le concept d’« histoire croisée », appliqué aux domaines du droit, de l’économie, des langues, des religions, de l’imprimerie et des pratiques politiques, permet ici la description des espaces de communication transnationale qui ont fait l’hybridation politique de l’histoire rhénane. En mettant en relief l’étendue et la variété des dimensions transnationales dans la politique et la société de Rhénanie, cet article propose de voir dans les échanges interculturels un outil majeur pour l’étude des idéaux citoyens en Allemagne, notamment son élan démocratique.

This essay examines the various strands of transnational influences in the Rhineland during the first half of the nineteenth century. The socioeconomic and political life of western Europe irrevocably penetrated the porous borders of the Rhineland. Ranging over the spheres of law, economy, language, religion, print culture, and political practices, the essay deploys the concept of “histoire croisée” to expose the broader transnational communicative spaces that illuminate the political hybridities of Rhenish social and political history. By exposing the breadth of transnational dimensions to Rhenish politics and civil society, this essay posits intercultural exchange as critical for discussions of German citizenship ideals, which include the impulse of democratization.

Dieser Artikel untersucht die verschiedenen Stränge transnationaler Einflüsse im Rheinland während der ersten Hälfte des 19. Jahrhunderts. Das sozio-ökonomische und politische Leben Westeuropas durchdrang unwiderruflich die durchlässigen Grenzen des Rheinlandes. Der Beitrag wendet das Konzept der „histoire croisée“ auf Sphären vom Recht über Wirtschaft, Sprache, Religion und die Kultur des gedruckten Worts bis hin zu politischen Praktiken an, um die breiteren transnationalen Kommunikationsräume aufzuzeigen, die die politischen Hybriditäten Rheinländischer sozialer und politischer Geschichte beleuchten. Indem er die Bandbreite transnationaler Dimensionen Rheinländischer Politik und Zivilgesellschaft erkennbar macht, postuliert dieser Artikel interkulturellen Austausch als entscheidend für die Diskussion deutscher Bürgerrechtsideale, einschließlich des Impulses der Demokratisierung.

AUTEUR

JAMES M. BROPHY James Brophy est professeur d’histoire à l’université du Delaware, États-Unis

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La mobilisation politique dans l ´Empire autoritaire Le spectacle des élections au Reichstag (1871-1912)

Andreas Biefang

1 Au soir du 25 janvier 1907, les rues de Berlin étaient en proie à la plus grande confusion. Partout on se réunissait pour discuter des élections au Reichstag, les vendeurs de journaux distribuaient des éditions spéciales, les maisons d’édition affichaient les résultats sur les façades des immeubles et les cinémas offraient leurs écrans pour la circonstance (ill. 1). Jusqu’au bout, la campagne électorale avait été dure et passionnée. La politique coloniale avait été placée au cœur des débats. Quoique « au- dessus des partis » selon la lettre du constitutionnalisme, le gouvernement impérial s’était largement impliqué dans la campagne, reprochant aux adversaires de l’expansion coloniale, sociaux-démocrates et catholiques du Zentrum, leur manque de loyauté à la nation1. La population en émoi voulut alors connaître la composition de la nouvelle assemblée. Les rues et les cafés furent pris d’assaut.

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Ill. 1 : Nuit électorale à Berlin.

Annonce des résultats et projection des portraits des candidats devant le siège de notre éditeur Ullstein & Co dans la Kochstraße, dessins de Fritz Koch, Berliner Illustrirte Zeitung, n° 5, 3 février 1907, p. 67.

2 On sait moins, en revanche, comment l’empereur Guillaume II passa cette soirée d’élections. Suivit-il de près les événements ? Se fit-il communiquer les résultats circonscription par circonscription ? Discuta-t-il de leurs conséquences politiques avec ses conseillers ? On peut penser qu’il s’intéressa de près à l’issue des élections et aux effets de la campagne gouvernementale qu’il avait inspirée. C’est ce que montre sa réaction aux résultats du deuxième tour de scrutin, dans la première circonscription de la capitale, Berlin-Mitte, pour ainsi dire aux portes de la résidence du souverain. Le candidat soutenu par le gouvernement l’ayant emporté, à la surprise générale, contre un social-démocrate2, l’empereur, immédiatement après la publication du résultat, se montra au balcon du Palais à la foule qui l’attendait et qui accueillit avec joie ce geste de gratitude (ill. 2).

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Ill. 2 : Manifestation devant le château royal de Berlin, après le scrutin de ballottage du 5 février.

Dessin de M. Plinzer, Illustrirte Zeitung (Leipzig), n° 3320, 14 février 1907, p. 247.

3 Ces élections de 1907 au Reichstag furent en mesure de mobiliser de larges pans de la population, non seulement le jour même de l’élection, mais aussi tout au long de la campagne électorale. Événement médiatique de masse, elles ont maintenu pendant plusieurs semaines l’opinion publique en haleine.

4 Cet article s’attachera à replacer ces élections dans le cadre de la culture politique du Reich3. Seront étudiés ici leurs aspects rituels et performatifs ainsi que leur signification politique – thèmes récemment développés par l’historiographie allemande4. Les formes symboliques d’action liées aux événements électoraux ont contribué à exprimer les conflits relatifs à l’ordre politique impérial. L’intensité et le style de la campagne électorale, l’organisation du scrutin, l’acte même du vote, l’attitude des différents acteurs et la perception qu’en eut le public contribuèrent à asseoir la position du Reichstag au sein des structures institutionnelles du Reich. Tous ces éléments étaient de nature à affaiblir le pouvoir du Parlement national ou – lorsqu’ils semblaient légitimer ses prétentions – de le fortifier5. Avant d’évoquer les aspects performatifs du vote, l’article se propose de présenter brièvement le système constitutionnel du Reich puis d’analyser les modalités des opérations électorales.

Le suffrage universel dans l’histoire de la démocratie en Allemagne

5 Le droit de vote introduit en 1867 dans la Confédération de l’Allemagne du Nord et en 1871 dans le Reich allemand était, selon l’article 20 de la Constitution, « universel » (masculin), direct et secret6. Tout homme âgé de plus de 25 ans possédait le droit de

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suffrage sous réserve de ne pas bénéficier de l’aide aux pauvres ou de ne pas être sous les drapeaux. Ce droit créait un lien immédiat entre une large part de la population masculine adulte – environ 20 % de la population totale – et les institutions du Reich7. Selon les critères du XIXe siècle, ce système comptait parmi les plus libres et les plus démocratiques. Le suffrage universel masculin formait l’élément moderne, dynamique, de la Constitution, auquel ne semblait pas vraiment correspondre le pouvoir réel du Parlement national.

6 Certes, le Reichstag n’était pas un parlement faible. Dans le domaine législatif, avant tout, ses attributions étaient importantes. Les lois du Reich ne pouvaient être adoptées qu’avec son approbation. Et le droit qu’il avait de déposer des propositions de loi lui permettait de peser sur l’agenda politique. Les recettes et dépenses de l’État étaient également soumises à une loi votée par le Parlement. Toutefois, les prérogatives du Reichstag étaient sur trois points fondamentaux limitées par celles de la monarchie 8. Tout d’abord, il n’avait aucune influence immédiate sur la composition précise du gouvernement. Le chancelier du Reich, chef de l’exécutif, ne dépendait, du moins selon les termes de la Constitution, que de la confiance de l’empereur. La part la plus importante du budget, allouée à l’armée, n’était pas soumise à une approbation annuelle, escamotant la souveraineté budgétaire du Reichstag. Enfin, celui-ci ne disposait pas du droit de se convoquer ou de se dissoudre lui-même. Le Bundesrat (Conseil fédéral) pouvait à tout moment, de concert avec l’empereur, dissoudre le Reichstag et ordonner de nouvelles élections dans les soixante jours. Ainsi, la menace de dissolution planait en permanence sur la tête des députés.

7 Les historiens eurent longtemps du mal à expliquer comment le droit de vote « démocratique » avait pu faire son entrée dans une Constitution marquée du sceau de l’État autoritaire. Ils observaient que le droit de vote n’avait pas été conquis « d’en bas » à la suite d’une révolution mais, au cours de la révolution, accordé « d’en haut » par l’État. Les gouvernements allemands, en particulier celui de la Prusse, rejetant pour des raisons idéologiques le droit de vote démocratique, c’est une interprétation fonctionnelle centrée sur Otto von Bismarck qui dominait. Le ministre-président de la Prusse aurait travaillé à l’introduction du suffrage universel au niveau du Reich afin de s’opposer à la volonté du courant libéral de participer au gouvernement. Il aurait gardé en mémoire l’expérience douloureuse des victoires triomphales, en Prusse, de l’opposition libérale grâce au système inégalitaire d’un corps électoral divisé en trois classes (Dreiklassenwahlrecht) et favorisant les classes possédantes. Les promoteurs de la réforme électorale auraient ainsi vu dans l’élargissement du suffrage un soutien potentiel pour le gouvernement conservateur. Le suffrage universel masculin, dans cette perspective, était assimilé à instrument de pouvoir inspiré du bonapartisme, apte à endiguer la parlementarisation du système. Son introduction prématurée par rapport à l’Angleterre était analysée comme un élément constitutif du « Sonderweg » allemand, anti-libéral et antiparlementaire, si souvent invoqué9.

8 Toutefois, l’analyse détaillée de la genèse de la loi électorale invalide cette thèse10. Bien au contraire, l’introduction du suffrage universel masculin en 1867-1871 marque, semble-t-il, une étape importante dans l’histoire de la démocratie en Allemagne. Elle doit d’abord beaucoup à la tradition, certes récente, qui a modelé ce droit depuis la révolution allemande de 1848. Le suffrage quasi universel fut en effet appliqué pour la première fois lors des élections à l’Assemblée nationale constituante d’avril et mai 1848. Toutefois, ces élections furent organisées par les États membres de la Confédération

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germanique, alors même que les lois électorales du moment ne respectaient pas le plus souvent les standards les plus élémentaires, de sorte que l’on ne peut pas vraiment parler d’élections démocratiques11. L’Assemblée nationale issue des élections, le Parlement de Francfort, adopta de son côté le 28 mars 1849 une loi électorale introduisant le suffrage universel, égalitaire et secret12. Cette loi résultait d’un large compromis entre les partisans constitutionnels de la monarchie prussienne héréditaire et les démocrates attachés à la participation du peuple aux élections. En raison de la répression de la révolution par l’armée, elle n’entra pas en application, mais elle ne disparut pas pour autant de la conscience des protagonistes. Lorsqu’au début des années 1860 la répression contre-révolutionnaire se relâcha, elle fut de nouveau inscrite à l’agenda politique. Depuis octobre 1862, la loi électorale de 1849 – constituant avec la monarchie héréditaire prussienne le compromis libéral-démocratique de Francfort – faisait partie des revendications fondamentales d’un mouvement national large et varié ayant son centre organisationnel dans le Deutscher Nationalverein13.

9 Les revendications populaires ne suffirent néanmoins pas à imposer le droit de vote démocratique. C’est la conjoncture politique propre à la fondation du Reich qui le rendit possible. Le suffrage universel était pour ainsi dire le prix à payer par Bismarck, ses alliés conservateurs et les nationaux-libéraux de tendance conservatrice pour l’avènement du Reich. Les raisons étaient tout d’abord liées à la politique extérieure, la référence au suffrage universel étant de nature à mettre l’Empire multinational des Habsbourg sur la défensive et, dans le même temps, à donner plus de force au rejet de demandes de compensation des puissances européennes. Mais c’est une raison impérieuse de politique intérieure, la nécessité de rassembler la nation allemande qui s’avéra déterminante. Ce n’était qu’au travers d’un plébiscite sous forme de droit de vote démocratique que l’État-nation nouvellement créé pouvait acquérir stabilité et crédibilité. En effet, d’autres facteurs d’intégration à l’État central étaient à cette époque quasi inexistants. Les armées prussienne, bavaroise, saxonne restaient attachées à leur État respectif. Le titre d’empereur ne fut dans un premier temps guère plus que l’intitulé administratif porté par le roi de Prusse en tant que président du Bundesrat. Il se devait encore d’acquérir l’aura d’un monarque national. Dans cette situation, tant Bismarck que le Parti national-libéral en gestation se virent contraints de renouer avec la loi électorale révolutionnaire de 1849, quand bien même leur idéologie eût dû les pousser à préférer une loi électorale graduée selon la richesse et le niveau d’éducation.

10 Quant aux citoyens, ils firent usage de ce droit octroyé « d’en haut » avec toujours plus d’entrain14. La participation électorale crût presque continûment de 1871 à 1912 : de 51 % en 1871 elle passa à 60 % en 1874 et 70 % en 1887, et aux élections de 1907 et 1912, elle atteignit plus de 84 %, niveau de mobilisation qui même dans les démocraties consolidées d’aujourd’hui apparaîtrait exceptionnel – et ceci bien qu’une voix ait considérablement moins de poids dans une circonscription urbaine à forte densité que dans les régions rurales peu peuplées. Dans le même temps, le nombre de circonscriptions âprement disputées continuait d’augmenter, ce que montre le nombre de ballottages, passant de 45 en 1871 à 190 en 1912. Une part croissante de la population voyait dans les élections parlementaires un processus auquel il était avantageux de prendre part, tant pour décider de l’orientation politique que pour afficher publiquement son opinion. Les élections au Reichstag constituent ainsi le moteur du processus désigné par l’historiographie comme la « politisation

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fondamentale » de la population15. On peut alors se demander quel rôle eut le spectacle des élections dans cette politisation.

Le spectacle de la campagne électorale : intégration conflictuelle et montée des émotions

11 Les élections parlementaires allemandes étaient un processus complexe s’étalant sur une longue période et que l’on peut structurer en diverses étapes de lieu, de temps et d’action. Le processus commençait par l’annonce officielle de la date des élections, incluait la préparation administrative de la journée du scrutin depuis la fixation des circonscriptions électorales jusqu’au choix des bureaux de vote et à la mise à disposition des instruments nécessaires, en passant par l’établissement des listes électorales et la nomination du président du bureau de vote. Le versant proprement politique incluait le dépôt des candidatures, la campagne électorale dans toutes ses dimensions, ainsi que la distribution des bulletins de vote. L’acmé était atteinte le jour du scrutin avec l’accomplissement de l’acte électoral lui-même. Venaient ensuite le comptage des bulletins, l’annonce officielle des résultats, suivie de la célébration de la victoire par les candidats, les partis et leurs sympathisants. Le scrutin était définitivement clos après la proclamation des résultats des scrutins de ballottage. Au total, trois mois pouvaient s’écouler entre la fixation de la date des élections et l’annonce officielle des résultats.

12 Dans ce processus, c’est la campagne électorale qui durait le plus longtemps16. Elle commençait le jour de l’annonce de la date du scrutin pour s’achever le jour du vote. À cette époque, et ce depuis la proclamation de l’Empire, les réunions et les associations électorales étaient sous la protection légale du Reich17. La loi électorale impériale stipulait que les associations spécialement créées en vue de la préparation des élections ne l’étaient que pour la durée des opérations électorales et ne devaient pas être considérées comme des associations politiques. L’autorisation du pouvoir n’était donc pas nécessaire pour leur création. Ce privilège juridique profita surtout aux sociaux- démocrates, lesquels, tandis que les lois dites « lois antisocialistes » de 1878 à 1890 leur interdisaient de fait d’exister, purent créer des associations électorales et tenir des réunions. Ainsi, ce privilège juridique dont jouissait la campagne électorale favorisait son rayonnement symbolique. Se tenant dans un cadre particulier défini par les lois du Reich et délimité dans le temps, la campagne électorale se trouvait détachée du quotidien politique et auréolée d’une dignité particulière. Elle pouvait, en dépit des formes disparates qu’elle pouvait revêtir, être vécue comme un événement unitaire et national.

13 Abstraction faite des privilèges juridiques déjà évoqués, la campagne électorale n’obéissait à aucun règlement précis. Au contraire, se cristallisaient dans la pratique quotidienne un ensemble de formes d’action considérées comme prometteuses et adéquates. Les différents acteurs, les candidats et leurs soutiens, acquéraient un savoir sur la façon dont les campagnes devaient généralement se dérouler, ce qu’il fallait faire et ne pas faire pour rencontrer le succès. Ce savoir empirique était consigné dans de nombreuses brochures, le plus souvent adaptées aux besoins de chaque parti, et auxquelles les militants pouvaient recourir. Ce n’est qu’à partir du début du XXe siècle que la formation des militants fut peu à peu systématisée et professionnalisée. Dans

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l’ensemble, les campagnes électorales se déroulèrent toutefois de manière informelle et coutumière18.

14 Un grand nombre d’acteurs politiques prenaient part au spectacle de la campagne électorale, en particulier les autorités de l’État dans les royaumes gouvernés par les conservateurs, la Prusse et la Saxe. Bien qu’en principe tenues par la doctrine constitutionnelle à la neutralité politique vis-à-vis des partis, elles exerçaient de diverses manières leur influence sur les élections afin de faire passer des candidats fidèles au gouvernement. Les méthodes courantes d’intervention incluaient une propagande en faveur des candidats officiels sous forme d’articles de presse appropriés, de tracts, ou de brochures. De plus, les autorités tentaient de gêner les partis adverses en entravant la tenue de réunions électorales ou la distribution des bulletins de vote. Particulièrement efficaces étaient les efforts pour mobiliser les fonctionnaires- électeurs, financièrement dépendants de l’État, et les amener à contrôler les électeurs de leur entourage. Nécessairement, ces interventions de l’État dans la compétition électorale s’opéraient plutôt discrètement.

15 À l’inverse, les candidats et les partis politiques, avec leurs associations locales et autres comités ad hoc, comptaient parmi les acteurs les plus visibles, l’organisation de la campagne dépendant largement de l’appartenance partisane. C’est ainsi que les sociaux-démocrates purent s’appuyer, particulièrement après 1890, sur un parti structuré et organisé, amené à devenir le prototype allemand et européen du parti de masse bureaucratisé, forme d’organisation politique encore inconnue en France à l’époque. En revanche, durant la campagne, il fallait au Zentrum, parti « classique » issu d’un groupe parlementaire sans autre organisation permanente, le soutien du clergé. Les partis conservateurs et libéraux, également des « partis de cadres », devinrent, en raison d’une organisation interne déficiente, de plus en plus dépendants de groupes de pression économiques ou idéologiques, lesquels organisaient pour eux la propagande électorale, en échange de concessions politiques.

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Ill. 3 : Emil Erk, « Un discours électoral »

Tiré de : Der Wahre Jacob, n° 438, 5 mai 1903, p. 4032, supplément.

16 Enfin intervenait un ensemble d’acteurs électoraux offrant leur appui à titre plus ou moins privé. On y trouvait des individus s’engageant au niveau local dans d’éphémères comités électoraux. C’est particulièrement aux femmes, privées jusqu’en 1918 du droit de vote, que s’ouvrait ici un vaste champ d’activité politique. Les enfants étaient également mobilisés pour distribuer les bulletins de vote, ainsi que les aubergistes qui louaient ou mettaient gratuitement à disposition leurs locaux. Tout compte fait, les campagnes électorales pour le Reichstag, dans les 397 circonscriptions et leurs milliers de bureaux de vote, pourraient bien avoir mobilisé d’une manière ou d’une autre un nombre considérable, quoique difficilement quantifiable, d’individus – de l’ordre de plusieurs milliers. Cette expérience a sans doute durablement marqué les esprits quant à l’idée qu’il convenait de se faire de la « politique ».

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Ill. 4 : Otto Marcus, « Une réunion socialiste féminine à propos des élections parlementaires »

Tiré de : Berliner Illustrirte Zeitung, Nr. 23, 7.6.1903, p. 354.

17 Les réunions électorales représentaient sans conteste l’activité la plus importante, permettant au public présent de se faire une idée du candidat ainsi que de ses idées politiques (ill. 3 & 4). Les réunions électorales obéissaient à des règles juridiques précises relatives au droit de réunion19. Chaque réunion devait ainsi être déclarée à la police, les dispositions relatives à l’ordre public devaient être respectées, et certaines formes d’agitation politique interprétées comme offensantes ou conspiratrices devaient être abandonnées, la marge d’interprétation des autorités étant fort large. Généralement, les réunions électorales étaient soumises au contrôle policier.

18 Le discours du candidat – ou, en son absence, ceux de ses représentants locaux – était le point d’orgue de ces réunions. Jusqu’aux élections de 1912, celles-ci se tenaient la plupart du temps dans des lieux fermés, mais selon des modalités variables reflétant deux visions politiques différentes. Ainsi les sociaux-démocrates ouvraient-ils par principe leurs réunions à quiconque s’y intéressait – professant ainsi clairement leur croyance en une société de citoyens égaux en droits. En revanche, les libéraux et les conservateurs privilégiaient les assemblées fermées, auxquelles on n’avait accès que muni d’un billet d’entrée. Dans ce dernier cas, cela correspondait à un idéal de société réservant de préférence le contrôle du pouvoir aux classes possédantes.

19 L’organisation de l’espace dans les lieux de réunion rappelait celle, bien connue, des assemblées parlementaires. Les orateurs se tenaient en règle générale en position surélevée, sur un podium sur lequel était placé un pupitre, ou à défaut une table à laquelle pouvaient prendre place les représentants des partis et du comité électoral. À en croire les sources iconographiques, d’autres conventions oratoires semblent avoir eu cours dans ces réunions. Tandis que, presque toujours, les parlementaires étaient figurés dans le cadre d’une gestuelle retenue – sauf à vouloir les dénoncer comme agitateurs débridés – dessins et caricatures représentaient les orateurs de meetings de manière passionnée et expressive20. Cette distinction dans l’iconographie n’est pas

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observable au même moment en France – indice probable de styles culturels divergents entre République et Monarchie constitutionnelle.

20 L’une des tâches les plus importantes pour les militants était la conception, la réalisation et la distribution des programmes électoraux et de la propagande. Aux tracts, affiches et autres brochures s’ajoutaient les portraits des candidats, dont l’importance, particulièrement dans les Milieuparteien21 du centre et chez les sociaux- démocrates, allait croissant. Ces portraits, distribués comme des photographies au format carte de visite, rassemblés sous forme de trombinoscopes ou de dépliants, faisaient office de décoration murale lors des réunions électorales ou se retrouvaient sur des cartes postales22. Exceptionnellement, on les trouvait déjà imprimés dans la presse quotidienne ou dans des éditions spéciales pour présenter le candidat de la circonscription. Les affiches électorales, en revanche, ne comportaient d’abord que des textes, ressemblant plutôt, de par leur format le plus souvent réduit, à des tracts collés23. Elles ne comportaient souvent rien d’autre que le nom du candidat.

21 À partir de 1903, les sociaux-démocrates expérimentèrent de plus en plus sur leurs affiches et tracts électoraux l’iconographie allégorique, utilisant souvent des images dites « de contraste ». Celles-ci mettaient en relation, selon le schéma « avant-après », la triste réalité du présent et l’heureuse situation des temps à venir, ou bien opposaient l’aisance oisive des classes possédantes à la misère prolétarienne laborieuse24. De grandes affiches comme on l’entend aujourd’hui, ne se voyaient que sporadiquement, surtout à l’extérieur de la Prusse, laquelle interdisait résolument les affiches politiques. Les premières affiches de ce type apparurent en 1912 et furent utilisées pour la campagne pour le Reichstag et pour le Landtag de la Bavière. Quantitativement, les innombrables brochures et tracts électoraux, imprimés et distribués tantôt au niveau central, tantôt sous la responsabilité d’acteurs régionaux ou locaux, restaient décisifs. D’autres formes de pratiques électorales étaient observables, du collage et de la distribution de tracts aux défilés de rue, réunions politiques, banquets électoraux et rencontre directe des électeurs, bref, toute la palette du canvassing. C’est surtout après 1900 que se développèrent dans les circonscriptions urbaines des formes de campagne d’inspiration plus moderne incluant le recours à la bicyclette, à l’automobile et à la montgolfière.

22 Le défi logistique essentiel de la campagne consistait en la distribution en temps voulu à l’électeur, réel ou potentiel, des bulletins de vote pour le candidat que l’on soutenait. Le bulletin de vote officiel était alors inconnu. La loi électorale se contentait de prescrire la couleur blanche du bulletin et l’absence de tout signe extérieur distinctif. Il revenait donc aux partis et aux candidats de prendre en charge leur fabrication. Différant parfois notablement par le format, les dimensions et la couleur, ces bulletins pouvaient sérieusement mettre en question le secret du vote. Leur distribution – de même que leur acceptation – indiquait publiquement une orientation politique. Une disposition législative, en 1884, précisa que les bulletins de vote n’étaient pas des publications politiques au sens des lois du Reich ou des Länder, ce qui les plaçait à l’abri d’attaques de l’État, en particulier de toute saisie. Ce cadre légal, malgré les contraintes des lois antisocialistes, créa les conditions de possibilité d’une participation des sociaux-démocrates aux élections, avec quelque chance de succès.

23 Le jour même de l’élection, les agents électoraux (Wahlschlepper)25 entraient en action : « Jusqu’à la dernière heure du scrutin, les listes électorales étaient contrôlées, on identifiait les électeurs qui ne s’étaient pas encore déplacés, on allait les voir, on les

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encourageait et, s’ils avaient besoin d’aide, on les accompagnait au bureau de vote »26. Les partis et les candidats s’appuyaient en partie sur un important réseau d’agents électoraux et d’hommes de confiance, s’efforçant de ramener vers les urnes les électeurs défaillants. Calèches et automobiles, surtout du côté conservateur et national- libéral, entrèrent en scène – ce dont se plaignirent à maintes reprises les sociaux- démocrates, de tels moyens étant pour eux trop onéreux. Bien souvent, cet « enrôlement » avait un effet assez symbolique, l’appel à la conscience des abstentionnistes étant tout aussi important que l’effet réel.

24 Ces actions militantes suscitèrent un intérêt considérable auprès des contemporains. Le public fréquenta volontiers les réunions électorales et assista à des manifestations publiques de toutes sortes. Dans le même temps, les médias publièrent très largement des reportages, tant dans la presse politique quotidienne27 que dans les périodiques illustrés ou les feuilles satiriques. En période pré-électorale, la politique parlementaire et les candidats aux élections constituaient le thème médiatique dominant, laissant provisoirement dans l’ombre les reportages sur les maisons princières. Rarement les institutions étatiques, les partis, les candidats et les électeurs tissèrent des liens aussi étroits, rarement la communication entre les parties prenantes, directe ou indirecte, fut aussi dense. Même la presse à destination des familles (« Familienblätter »), d’orientation plutôt conservatrice ou libérale de droite, rendait compte du déroulement des élections28.

25 Le spectacle des campagnes parlementaires se déroulait donc dans un espace défini par les lois du Reich et dans un cadre temporel restreint. Au sein des circonscriptions électorales, en fonction des configurations partisanes et du degré de politisation, le débat public faisait diversement écho au contexte événementiel national. Ces campagnes étaient l’occasion de mettre en scène l’unité de la nation sans pour autant que les électeurs gomment leurs préférences politiques ou leur appartenance socio- culturelle. Elles étaient au plus haut point intégratrices, car elles rassemblaient un grand nombre de personnes d’horizons les plus divers dans le cadre d’une action nationale. Le travail d’organisation et l’engagement émotionnel qui présidaient aux campagnes électorales renforçaient l’intérêt pour le Reichstag, sa légitimité et par là même son pouvoir – sans que la situation juridico-constitutionnelle en fût modifiée. Les éléments performatifs de la campagne dévoilaient le pouvoir du citoyen-électeur, symbolisant une souveraineté populaire qui ne figurait pourtant pas dans la Constitution du Reich29.

L’acte de vote mis en scène, un droit du citoyen

26 Sans nul doute, le dépôt du bulletin dans l’urne constituait l’acmé de la performance électorale. L’avant – les préparatifs administratifs et politiques du scrutin – et l’après – le dépouillement, l’annonce des résultats et la célébration de la victoire – étaient l’un comme l’autre clairement définis. Le vote lui-même constituait l’acte souverain de citoyens-électeurs égaux en droits, ainsi résumé par la Berliner Illustrirte Zeitung : « Un peuple entier allant aux urnes, la voix du dernier valet impécunieux valant exactement celle du chancelier du Reich »30. À la différence de la République française où la Chambre des députés représentait la nation souveraine, l’Empire ne voyait pas dans les élections la traduction légale de la souveraineté populaire. Le jour du scrutin n’avait rien à voir avec une mise en scène publique, sacralisée – autre différence avec la

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France. Les élections n’étaient pas une fête républicaine orchestrée par les autorités de l’État. Elles ne se tenaient pas dans des hôtels de ville richement décorés, le dimanche, mais en semaine, à des jours variables31. Les salariés, employés et ouvriers, ne pouvaient bien souvent voter que pendant les pauses déjeuner ou le soir, ou devaient compter sur la compréhension de leur employeur.

27 Malgré tout, le fait d’aller voter constituait au sein du système constitutionnel du Reich un processus particulier, un « cérémonial ritualisé »32. Le vote au sens strict était ordonné par des règles fermes, découlant des dispositions de la Constitution du Reich, de la loi électorale, et avant tout du code électoral. Si les premières résultaient, au sens du constitutionnalisme, d’un accord entre la Couronne et le Parlement, le code relevait des compétences exclusives du Bundesrat33. Selon les dispositions édictées dans un premier temps en 1869 pour le Parlement de la Confédération de l’Allemagne du Nord, la dimension administrative des préparatifs des élections était du ressort spécifique de l’exécutif. Étaient concernées entre autres la procédure à suivre pour l’établissement des listes électorales, la délimitation des bureaux de vote au sein des circonscriptions et la désignation de leur président. De plus, le code électoral contenait aussi des dispositions régulant l’acte même du vote. Abstraction faite de la réforme de 1903 sur laquelle nous aurons à revenir, le code de 1869 resta inchangé dans ses grandes lignes jusqu’à la fin du Reich.

28 Les préparatifs administratifs de l’élection relevaient de la présidence du bureau de vote. Celui-ci comprenait un président, un secrétaire, et jusqu’à six assesseurs, tous désignés par les autorités communales. Si les fonctionnaires d’État ne pouvaient être sélectionnés, le mode de désignation faisait que seules étaient nommées des personnes jouissant de la confiance des autorités. De plus, la notion de « fonctionnaire d’État » était tellement vague qu’en pratique, des autorités locales, tels un maire de village ou un propriétaire de domaine, se retrouvaient souvent à la tête du bureau de vote. De même, le choix de bureaux de vote dits « féodaux » – bureaux administratifs ou appartements privés de maires de village, de directeurs de domaine ou d’administration – ne pouvait qu’accentuer l’impression d’une mainmise des autorités sur les élections. Parmi les autres acteurs, on comptait les observateurs que les partis envoyaient contrôler le déroulement des opérations dans les bureaux de vote, mais aussi de notabilités – propriétaires de domaines ou d’usines – venues surveiller les électeurs qui dépendaient d’eux économiquement. L’acteur principal restait toutefois l’électeur lui-même, qui, selon la formule d’un manuel de l’époque, venait accomplir son « devoir civique de citoyen »34.

29 Les bureaux de vote ouvraient à dix heures pour fermer à six heures du soir (à partir de 1903 à sept heures). Les opérations de vote commençaient avec la constitution du comité électoral, sanctionnée par une poignée de main sur l’honneur. En faisant cela, les participants s’engageaient à respecter le code électoral, lequel, tout comme la loi électorale, était affiché dans chaque bureau de vote. Au centre de la pièce se trouvait la table à laquelle prenaient place les membres du comité et les assesseurs. Celle-ci devait être placée de telle manière qu’elle restât accessible de tous côtés. Était ainsi garantie la transparence de l’activité du comité et prévenue toute manipulation. Sur cette table se trouvait, comme indiqué par le code électoral, un « récipient recouvert », c’est-à-dire l’urne. Quelle devait être sa forme ? Sur ce point, même après la réforme de 1903, le code électoral n’apporta aucune indication. C’était aux autorités locales de se procurer des récipients adéquats. Des urnes spéciales, richement ornées, furent fabriquées à

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l’occasion, mais il est aussi régulièrement question de boîtes à chapeaux ou à cigarettes, de marmites, ou de soupières. L’utilisation de tels récipients ne mettait pas seulement en danger la confidentialité du vote ; elle était aussi aux yeux de nombreux observateurs en contradiction flagrante avec la dignité du fait électoral.

30 Le bulletin de vote à la main, l’électeur entrait dans le bureau de vote. Il lui fallait se présenter individuellement à la table électorale, décliner son nom et son adresse exacte. Après que son identité eut été établie à l’aide de la liste électorale, il s’approchait de l’urne et remettait son bulletin, plié de telle façon que le nom du candidat restât invisible, au président. Celui-ci le déposait alors, « sans l’ouvrir, dans le récipient disposé sur la table ». Ce n’est qu’après le dépôt du bulletin constaté par le secrétaire et consigné sur la liste électorale que le vote était clos et que l’électeur pouvait s’en aller.

Ill. 5 : « Les élections parlementaires à Berlin : instantanés du Reichstag »

Photographe inconnu, tiré de Die Woche, n° 5, 2 février 1907, p. 189.

31 Concernant le déroulement du vote, plusieurs choses retiennent l’attention. Le règlement était tout entier inspiré de la fiction de l’électeur responsable, maître de ses choix. Cela commençait par l’isolement spatial du vote. En entrant dans le bureau de vote, la propagande électorale et la distribution de tracts y étant interdites, l’électeur, comme dans un rite de passage35, quittait la sphère des passions politiques et des intérêts égoïstes. L’affichage des textes législatifs, loi et code électoraux, contribuait à souligner le climat particulier du lieu. Le bureau de vote était le lieu où l’électeur, libre de toute influence extérieure, mais aussi de haine et de passion, de préjugés et d’intérêts personnels, se devait d’agir en conscience et responsabilité pour le bien de l’État. Dans le bureau de vote, l’individu était sacré citoyen. L’acmé de l’acte électoral était atteinte

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avec la remise du bulletin au président, lequel le déposait dans l’urne. Cet instant décisif comptait parmi les plus fréquemment fixés par l’image.

Ill. 6 : « Les élections parlementaires à Berlin. Les électeurs faisant la queue devant l’isoloir »

Photographie de Gordan & Delius, tirée de Berliner Illustrirte Zeitung, n° 26, 28 juin 1903, p. 403.

32 Que cette mise en scène du processus électoral, acte autonome d’un citoyen libre de toute contrainte extérieure, fût une fiction, cela a déjà été évoqué à plusieurs reprises. Que les autorités exerçassent une influence sur les élections était « non l’exception, mais la règle ». S’y ajoutait l’influence exercée par le clergé, les entrepreneurs, et les propriétaires terriens36. Les manipulations du vote accusaient un écart prononcé entre ville et campagne, les petits bureaux de vote ruraux, souvent loin d’atteindre cent électeurs, étant parfois le théâtre de situations grotesques. Particulièrement touchés étaient, géographiquement, la Saxe, le Mecklembourg et la Prusse, et politiquement, les mandats conservateurs et ceux des antisémites. Les cas étudiés par la commission parlementaire de contrôle des élections ne forment qu’une petite partie des plaintes déposées, lesquelles de leur côté ne prenaient en compte qu’une fraction des fraudes avérées. Sur les treize élections au Reichstag tenues jusqu’en 1912, 974 cas au total (19 % de tous les mandats) furent soumis par le Parlement à un examen sérieux, aboutissant tout de même à 89 annulations (1,7 % des mandats). Pour qu’une annulation fût prononcée, il ne suffisait pas de prouver la fraude et son étendue, il fallait encore que l’issue du vote eût été biaisée. Les résultats des circonscriptions où le candidat arrivé en tête disposait d’une majorité confortable n’étaient ainsi que rarement contestés37.

33 Au total, les dispositions du code électoral de 1869 n’étaient donc pas de nature à garantir pleinement la liberté et la dignité du vote. Les bulletins devaient, certes, être blancs et ne comporter aucun signe distinctif. Dans les faits, cependant, cette règle était fréquemment et astucieusement contournée. Les personnes présentes pouvaient souvent distinguer pour quel candidat l’électeur avait ou non voté. Prendre et déposer le bulletin d’un candidat d’opposition requérait dans ces conditions une bonne dose de

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courage civique. Le processus avait également quelque chose d’humiliant et d’indigne, l’électeur étant parfois contraint par les moyens les plus mesquins de révéler devant des représentants de l’autorité son orientation politique. Ceci d’autant plus que certains administrateurs de domaines et autres employeurs industriels cherchaient eux-mêmes à exercer leur influence au sein du bureau de vote et – ignorant l’interdit – faisaient régulièrement distribuer des bulletins de vote.

34 En raison des nombreux vices de cette procédure, le Reichstag s’efforça à diverses reprises de remanier en profondeur le code électoral en tenant compte des expériences de la commission de contrôle des élections. Entre 1889 et 1902, le Parlement examina en tout onze fois des projets de loi correspondants, les approuvant à quatre reprises à une large majorité, la dernière, en 1902, avec l’appui des parlementaires du groupe national-libéral. À chaque fois le projet de loi fut bloqué par le rejet du Bundesrat38. Ce n’est qu’au printemps 1903 – cette fois sur l’initiative du chancelier Bernhard von Bülow, qui, en échange, avait négocié avec les partis du Zentrum un compromis sur le remaniement des tarifs douaniers – qu’un accord fut trouvé sur un code électoral, lequel fut promulgué par le Bundesrat avec l’approbation du Reichstag39.

35 Les deux modifications principales concernaient l’introduction d’enveloppes officielles (12 x 15 cm, en papier opaque) ainsi que de cabines de vote ou – si leur acquisition s’avérait trop coûteuse – du moins d’espaces dits « isolés », dans lesquels les bulletins – toujours de fabrication privée, mais dont le format était maintenant fixé à 9 x 12 cm – pouvaient être mis dans l’enveloppe à l’abri des regards40. La configuration de ces cabines ou de ces espaces ne faisait toutefois l’objet d’aucune directive. Il en résulta, selon les compétences locales, une grande variété d’options, la cabine de vote s’imposant dans les bureaux de vote urbains.

36 Ces nouvelles règles n’étaient cependant pas non plus à même de garantir absolument le secret du vote. En effet, le code électoral ne comportait toujours pas de description précise de l’urne, ce qui amenait certains présidents de bureau à adopter des récipients tels, que les bulletins de vote s’empilaient les uns sur les autres, permettant, en comparant leur ordre dans la pile avec les listes d’émargement, leur attribution a posteriori. On utilisa aussi régulièrement des cabines de vote qui ne protégeaient pas l’électeur des regards. Certains des espaces « isolés » remplissaient tout aussi médiocrement leur fonction.

37 Néanmoins, la réforme du code électoral concourut à une amélioration sensible pour l’électeur et à une revalorisation symbolique du vote. L’isolement de l’électeur, amorcé dès l’entrée du bureau de vote, était pour ainsi dire redoublé par la cabine de vote, et le geste souverain du vote était mis en scène encore plus nettement qu’auparavant comme le point focal du scrutin. Le code électoral imposait à l’électeur de passer par l’isoloir avant de déposer son bulletin. Sans ce double rite de passage, l’électeur restait une personne privée, son vote perdait de sa valeur. La plupart des électeurs avaient maintenant dans l’isoloir la possibilité de tirer de leur poche le bulletin du parti de leur choix et de le glisser discrètement dans l’enveloppe légale. L’enveloppe pouvait sans crainte de démasquage immédiat être ensuite remise au président. Ces réformes matérielles signifiaient incontestablement respect et dignité pour l’électeur lui-même et faisaient du vote l’expression de la liberté citoyenne.

38 C’est pour cette raison que nombre de conservateurs – mais aussi des nationaux- libéraux – menèrent campagne contre la nouvelle réglementation. Le 23 janvier 1903, le député conservateur Georg Oertel qualifia au Reichstag la réforme de « loi de chiotte »,

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terme repris peu après par Bernhard von Bülow au Parlement prussien. Régulièrement, les cabines de vote étaient assimilées à des « chiottes dans lesquels l’électeur devait désormais aller faire ses besoins »41. Les journaux furent tentés d’utiliser ce terme irrévérencieux, même lorsqu’ils ne cautionnaient pas ses implications idéologiques42. Les caricaturistes ne furent pas en reste et l’illustrèrent de toutes les manières possibles. Ainsi fut forgé un motif iconographique repris quelques décennies plus tard par les opposants au parlementarisme de Weimar. La vive réaction des conservateurs révélait en creux le surcroît de prestige du vote que la réforme de 1903 impliquait, du moins sur un plan politico-symbolique, tant pour l’électorat que pour le Reichstag, indirectement. La dignité de l’« acte d’honneur citoyen » était désormais garantie institutionnellement. Ce n’est qu’en 1913 que la Troisième République française procéda à une réforme analogue43.

La signification du suffrage au sein de la culture politique du Reich

39 Le suffrage universel masculin eut, dans le cadre du Reich, une signification fondamentale pour la mobilisation politique. Il augmentait les chances d’imposer des intérêts tant personnels que spécifiques à des groupes. La force mobilisatrice des élections parlementaires reposait à tel point sur cet aspect que celles-ci forgèrent des rituels permettant un rassemblement émotionnel et conflictuel sous le signe de la politique nationale. L’effet fut d’autant plus fort que les élections se déroulaient dans l’espace public et le recherchaient, même, par nature. Avec l’établissement du suffrage universel masculin, les campagnes électorales prirent l’allure de grands événements médiatiques. Quelle signification ces processus eurent-ils pour la culture politique du Reich et de la République de Weimar en gestation ?

40 La pratique culturelle de l’élection influa sur la structure institutionnelle du pouvoir impérial. Elle donna aux acteurs et au public une idée de ce que « la politique » se devait d’être. Dans ce contexte, les « projets de coups d’État » régulièrement évoqués par Bismarck ou par Guillaume II entre 1878 et 1900 – à savoir la modification unilatérale de la Constitution impériale alliée à la dissolution du Parlement et à la suppression du suffrage universel masculin – apparaissent comme peu réalistes44. À la différence du royaume de Saxe – où en 1896 un suffrage censitaire modéré permettant l’ascension de la social-démocratie fit place à un droit de vote à trois classes – de tels projets relevaient encore, dans l’Empire, de la pure rhétorique45. Dans les premières années du Reich, une telle procédure eût été de nature à mettre en danger l’existence de l’État-nation. Après 1890, elle eût éloigné des pans entiers de la société du système politique et sans doute aussi durablement, avec des conséquences incalculables, de la monarchie des Hohenzollern. En ce sens, l’existence du Reich était intimement liée au suffrage universel masculin.

41 À partir des années 1890 au plus tard, le suffrage universel masculin tendit vers un modèle politique influençant fortement chaque État allemand. En Saxe et dans la puissante Prusse avaient cours en effet des systèmes électoraux bien plus restrictifs qu’au niveau national46. L’effet mobilisateur du droit de vote à l’échelle de l’Empire se traduisit par des protestations contre le droit de vote à trois classes. La constitution de classes d’électeurs selon le niveau d’imposition fut de plus en plus ressentie comme un scandale. Dans le combat contre des parlements formés de manière non démocratique,

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la rue – comme lors des manifestations de mai du mouvement ouvrier – était investie politiquement par des cortèges et des rassemblements47. Les manifestations pour le droit de vote tirèrent leur force mobilisatrice du prestige, profondément ancré culturellement, des élections au Reichstag et de leurs rituels. Si les rues de Berlin n’en devinrent pas pour autant des « rues républicaines », comme les rues de Paris décrites par Pierre Casselle, il y eut bien des « rues démocratiques »48.

42 En Allemagne, tant la théorie politique que la doctrine de l’État de droit se déployèrent presque toujours explicitement en opposition avec le modèle français : la révolution, le bonapartisme, la République49. Même dans la sphère intellectuelle-libérale, les regards se tournaient plus vers l’Angleterre que vers la France. L’historiographie a pour une large part suivi ce discours de l’époque et n’a en cela pas tout à fait tort. Mais si l’on détourne son regard du monde de la réflexion académique et intellectuelle vers celui des cultures électorales et de celles, publiques et parlementaires, qui leur sont directement liées, une autre image s’impose. La pratique politique du vote liée au suffrage universel masculin fut également nourrie en Allemagne – le plus souvent inconsciemment – par le concept démocratique de souveraineté populaire. Cette pratique était en tout état de cause plus fortement inspirée de la tradition révolutionnaire française que du modèle britannique, lequel faisait plus de cas de la souveraineté parlementaire que de la représentation démocratique par l’élection.

43 La pratique culturelle de l’élection influença également le cours de la révolution de 1918-1919, en particulier l’attitude du mouvement ouvrier social-démocrate, lequel posséda pour un court moment le pouvoir. Les théoriciens socialistes ne s’étaient que rarement exprimés sur la forme que devait prendre l’« État du futur » auquel ils aspiraient, mais les attentes des partisans de la social-démocratie étaient claires : il y aurait des élections. Les succès électoraux durables que les sociaux-démocrates avaient récoltés durant l’Empire suscitèrent dans le parti et chez ses électeurs le sentiment que l’avenir leur appartiendrait. Ce n’était donc pas seulement la peur du chaos et de l’anarchie qui poussa en décembre 1918 la plus grande partie des partisans des sociaux- démocrates à approuver l’élection d’une Assemblée nationale constituante. Derrière l’adhésion à la démocratie parlementaire résidait surtout l’usage déjà ancien du vote ainsi que la propagation effective du suffrage universel masculin, expression symbolique de la souveraineté populaire.

NOTES

1. Les principaux constitutionnalistes allemands ont décrit la monarchie constitutionnelle comme un système strictement dualiste. Le Parlement y passe pour être l’expression d’intérêts variés, subjectifs, ou partisans, à l’opposé du monarque et de son gouvernement, incarnation d’un État rationnel et objectif, « au-dessus des partis ». Cf. Christoph Schönberger, Das Parlament im Anstaltsstaat. Zur Theorie parlamentarischer Repräsentation in der Staatsrechtslehre des Kaiserreichs (1871-1918), Frankfurt a. M., Klostermann, 1997. 2. John Röhl, Wilhelm II. Der Weg in den Abgrund. 1900-1941, München, C. H. Beck, 2008, p. 552 -553. Sur les résultats des élections à Berlin, cf. Carl-Wilhelm Reibel [dir.], Handbuch der

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Reichstagswahlen. 1890-1918. Bündnisse – Ergebnisse – Kandidaten, Düsseldorf, Droste, 2007, p. 119-120. 3. Cet essai est basé sur les travaux suivants d’Andreas Biefang : « Die Reichstagswahlen als demokratisches Zeremoniell », in Andreas Biefang, Michael Epkenhans et Klaus Tenfelde [dir.], Das politische Zeremoniell im Deutschen Kaiserreich 1871-1918, Düsseldorf, Droste, 2010 (1re édition 2008), p. 233-270 et Die andere Seite der Macht. Reichstag und Öffentlichkeit im System Bismarck 1871-1890, Düsseldorf, Droste, 2012 (1re édition 2009). 4. Cf. Thomas Mergel, « Überlegungen zu einer Kulturgeschichte der Politik », Geschichte und Gesellschaft 28 (2002), p. 574-606 ; Thomas Mergel, Propaganda nach Hitler. Eine Kulturgeschichte des Wahlkampfs in der Bundesrepublik 1949-1990, Göttingen, Wallstein, 2010. 5. Sur l’évolution de la considération publique des parlements et de leur pouvoir symbolique, cf. Werner Patzelt, « Parlamentarische Geltungsgeschichten », in Gert Melville et Hans Vorländer [dir.], Geltungsgeschichten. Über die Stabilisierung und Legitimierung institutioneller Ordnungen, Köln/Weimar/Wien, Böhlau, 2002, p. 285-318. 6. Pour les termes de la constitution du Reich, cf. Ernst-Rudolf Huber [dir.], Dokumente zur deutschen Verfassungsgeschichte, vol. II : Deutsche Verfassungsdokumente. 1850-1900, Stuttgart, Kohlhammer, 1986 (1re édition 1951), n° 261. 7. Pour un aperçu général des résultats des élections et des statistiques, cf. Gerhard A. Ritter (en collaboration avec Merith Niehuss), Wahlgeschichtliches Arbeitsbuch. Materialien zur Statistik des Kaiserreichs 1871-1918, München, C. H. Beck, 1980. 8. Cf. Jörg-Detlef Kühne, « Volksvertretungen im monarchischen Konstitutionalismus (1814-1918) », in Hans-Peter Schneider et Wolfgang Zeh [dir.], Parlamentsrecht und Parlamentspraxis in der Bundesrepublik Deutschland, Berlin/New York, de Gruyter, 1989, p. 49-101. 9. Au sujet de la présumée « voie particulière », cf. en résumé Sandrine Kott, « Sonderweg », in Christian Delacroix et alii [dir.], Historiographies, Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, p. 1238-1244 ; Ewald Frie, Das Deutsche Kaiserreich, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004, p. 118-121. 10. Cf. Andreas Biefang, « Modernität wider Willen. Bemerkungen zur Entstehung des demokratischen Wahlrechts des Kaiserreichs », in Wolfram Pyta et Ludwig Richter [dir.], Gestaltungskraft des Politischen, Berlin, Duncker & Humblot, 1998, p. 239-259. 11. Karl Obermann, Die Wahlen zur Frankfurter Nationalversammlung im Frühjahr 1848, Berlin (RDA), Verlag der Wissenschaft, 1987. 12. Manfred Botzenhart, Deutscher Parlamentarismus in der Revolutionszeit 1848-1850, Düsseldorf, Droste, 1977, p. 663-695. 13. Andreas Biefang, Politisches Bürgertum in Deutschland. Nationale Organisationen und Eliten 1857-1868, Düsseldorf, Droste, 1994. 14. Études récapitulatives sur les mouvements électoraux et les thèmes centraux de campagne, cf. Brett Fairbairn, « Interpreting Wilhelmine Elections: National Issues, Fairness Issues, and Electoral Mobilization », in Larry E. Jones et James Retallack [dir.], Elections, Mass Politics, and Social Change in Modern Germany. New Perspectives, Cambridge, University Press, 1992, p. 17-48; Jonathan Sperber, The Kaiser´s Voters. Electors and Elections in Imperial Germany, Cambridge, Cambridge University Press, 1997. 15. Sur le concept de « politisation fondamentale », à savoir la transition de la politique des élites vers la politique des masses, cf. la synthèse de Hans-Peter Ullmann, Politik im Deutschen Kaiserreich 1871-1918, München, Oldenbourg, 1999, p. 25-33. 16. Les meilleures études sur la culture électorale sont celles de Margaret L. Anderson, Practicing Democracy. Elections and Political Culture in Imperial Germany, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 2000 et de Robert Arsenschek, Der Kampf um die Wahlfreiheit im Kaiserreich. Zur parlamentarischen Wahlprüfung und politischen Realität bei den Reichstagswahlen 1871-1914, Düsseldorf, Droste, 2002.

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17. § 17 de la loi électorale impériale. Sur tous les aspects du droit électoral de l’Empire, cf. Julius Hatschek, Das Parlamentsrecht des Deutschen Reiches. Im Auftrag des Deutschen Reichstages dargestellt, Berlin/New York, De Gruyter, 1973 (1 re édition 1915) ; Julius Hatschek, Kommentar zum Wahlgesetz und zur Wahlordnung im Deutschen Kaiserreich, Berlin, De Gruyter, 1920. 18. Cf., avec une bibliographie exhaustive, Axel Grießmer, Massenverbände und Massenparteien im wilhelminischen Reich. Zum Wandel der Wahlkultur 1903-1912, Düsseldorf, Droste, 2000. 19. À ce sujet, avec de nombreux exemples issus de la jurisprudence et des dossiers du contrôle électoral, cf. Julius Hatschek, Kommentar zum Wahlgesetz und zur Wahlordnung im Deutschen Kaiserreich, Berlin, De Gruyter, 1920. 20. Sur la culture du rassemblement électoral dans les premières années de l’Empire à travers le milieu social-démocrate, cf. Thomas Welskopp, Das Banner der Brüderlichkeit. Die deutsche Sozialdemokratie vom Vormärz bis zum Sozialistengesetz, Bonn, J. H. W. Dietz, 2000, p. 291-338. 21. Le concept de Milieuparteien, partis de milieu, fut développé afin d’expliquer la stabilité de la structure partisane en Allemagne de 1848-1849 jusqu’à la montée du parti nazi à partir de 1930. Il implique que les partis reposent sur leurs milieux socioculturels respectifs, les activistes politiques et les électeurs étant durablement liés entre eux par des styles de vie communs et des valeurs largement partagées. Cf. synthétiquement Karl Rohe, Wahlen und Wählertraditionen in Deutschland. Kulturelle Grundlage deutscher Parteien und Parteiensysteme im 19. und 20. Jahrhundert, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1992. 22. Cf. Otto May, Deutsch sein heißt treu sein. Ansichtskarten als Spiegel von Mentalität und Untertanenerziehung in der Wilhelminischen Ära (1888-1918), Hildesheim, Olms, 1999. 23. Cf. Rainer Schoch [dir.], Politische Plakate der Weimarer Republik 1918-1933. Austellung vom 18. September 1980 – 23. November 1980. Hessisches Landesmuseum Darmstadt, Darmstadt, Hessisches Landesmuseum, 1980 ; Ursula Zeller, Die Frühzeit des politischen Bildplakats in Deutschland (1848-1918), Stuttgart, Edition Cordeliers, 1988. 24. Cf. Frank Mergenthal, « Ohne Knüffe und Püffe geht es da nicht ab. » Die « Hottentottenwahlen » 1907 im Regierungsbezirk Düsseldorf , Siegburg, Rheinlandia, 1995, en particulier p. 235-251. Pour l’iconographie, Knut Hickethier, « Karikatur, Allegorie und Bilderfolge – zur Bildpublizistik im Dienste der Arbeiterbewegung », in Peter v. Rüden [dir.], Beiträge zur Kulturgeschichte der deutschen Arbeiterbewegung 1848-1918, Frankfurt a. M., Büchergilde Gutenberg, 1979, p. 79-165. 25. N.d.T. Construction lexicale intraduisible : individus chargés d’en « traîner » d’autres vers les urnes. 26. Témoignage d’un agent électoral, August Rathmann, Ein Arbeiterleben. Erinnerungen an Weimar und danach, Wuppertal, Peter Hammer, 1983, p. 23. 27. On trouve une vue d’ensemble sur les reportages électoraux de la presse quotidienne dans la riche compilation d’extraits de presse du groupe d’intérêts agricole Reichslandverbund, Bundesarchiv Berlin, R 8034 II, n° 5072-5111. 28. Ce type de presse n’a pas encore fait l’objet d’une recherche approfondie. 29. On trouve développée une idée similaire, sur l’époque de la charte constitutionnelle, chez Emmanuel Fureix, « La construction rituelle de la souveraineté populaire : deuils protestataires (Paris, 1815-1840) », Revue d´histoire du XIXe siècle, n° 42, 2011, p. 21-39. 30. Berliner Illustrirte Zeitung, n° 36, 26 juin 1898, p. 5. 31. Raison pour laquelle n’existe pas pour les élections allemandes de représentation picturale comparable à celle réalisée en 1891 par Alfred-Henri Bramtot, sur commande publique, pour la mairie des Lilas. Cf. Le triomphe des mairies. Grands décors républicains à Paris, 1870-1914. Musée du Petit Palais, 8 novembre 1986-18 janvier 1987, Paris, Musée du Petit Palais, 1986, p. 47 et 217-219. 32. Sur ce concept, cf. Gerrit J. Schenk, Zeremoniell und Politik. Herrschereinzüge im spätmittelalterlichen Reich, Köln/Weimar/Wien, Böhlau, 2003.

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33. Celui-ci, selon l’article 15 de la loi électorale, avait pour mission d’établir le code électoral pour tout le territoire du Reich. La version d’origine du code électoral de 1870 (Bundesgesetzblatt 1870, p. 275), de même que les modifications de 1903 (Reichsgesetzblatt 1903, p. 275), sont reproduites dans Wilhelm Baensch, Reichstags-Wahlrecht – Wahlverfahren – Wahlprüfungen. Zusammenstellung der sämtlichen gesetzlichen Bestimmungen hierüber, nebst den Grundsätzen der Wahlprüfungskommission betreffs der Giltigkeit und Ungiltigkeit von Wahlen, Berlin, Wilhelm Ernst & Sohn, 1903. 34. Clemens Freyer, Der deutsche Reichstag. Seine Geschichte, Organisation, Rechte und Pflichten, Berlin, Paul Hennig, 1887, p. 62. 35. N.d.T. : en français dans le texte. 36. Sur cette influence, voir les études très complètes de Margaret L. Anderson, Practicing Democracy…, op. cit., et de Robert Arsenschek, Der Kampf um die Wahlfreiheit…, op. cit., citation p. 173. 37. Robert Arsenschek, Der Kampf um die Wahlfreiheit…, op. cit., p. 150-151. 38. Julius Hatschek, Das Parlamentsrecht des Deutschen Reiches…, op. cit., p. 364-365. 39. Robert Arsenschek, Der Kampf um die Wahlfreiheit…, op. cit., p. 357-358. 40. Sur la cabine de vote comme « lieu de la modernité », cf. aussi la remarque de Thomas Mergel, « Die Wahlkabine », in Alexa Geisthövel et Habbo Knoch [dir.], Orte der Moderne. Erfahrungswelten des 19. und 20. Jahrhunderts, Frankfurt a. M., Campus, 2005, p. 335-344. Voir aussi, pour une approche globale du secret du vote, Malcolm et Tom Crook, « L’isoloir universel? La globalisation du scrutin secret au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 43, 2011/2, p. 41-55. 41. Friedrich Stampfer, Erfahrungen und Erkenntnisse. Aufzeichnungen aus meinem Leben, Köln, Verlag für Politik und Wirtschaft, 1957, p. 81. 42. Sur la discussion de la réforme dans la presse, cf. l’archive de presse du Reichslandbunds, Bundesarchiv Berlin, R 8034 II, n° 5081-5086 u. 5850. 43. Cf. Yves Deloye et Olivier Ihl, L´acte de vote, Paris, Presses de Sciences Po, 2008 ; Alain Garrigou, « Le secret de l’isoloir », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 71-72, mars 1988, p. 25-45. 44. Egmont Zechlin, Staatsstreichpläne Bismarcks und Wilhelms II. 1890-1864, Stuttgart/Berlin, Cotta Nachf., 1929 ; Michael Stürmer, « Staatsstreichgedanken im Bismarckreich », Historische Zeitschrift, n° 209 (1969), p. 566-615. 45. Wolfgang Schröder, « Wahlrecht und Wahlen im Königreich Sachsen 1866-1896 », in Gerhard A. Ritter [dir.], Wahlen und Wahlkämpfe in Deutschland. Von den Anfängen im 19. Jahrhundert bis zur Bundesrepublik, Düsseldorf, Droste, 1997, p. 79-130. 46. Thomas Kühne, Dreiklassenwahlrecht und Wahlkultur in Preußen 1867-1914. Landtagswahlen zwischen korporativer Tradition und politischem Massenmarkt, Düsseldorf, Droste, 1994 ; Simone Lässig, Karl Heinrich Pohl et James Retallack [dir.], Modernisierung und Region im wilhelminischen Deutschland. Wahlen, Wahlrecht und politische Kultur, Bielefeld, Verlag für Regionalgeschichte, 1995. 47. Bernd Jürgen Warneken [dir.], Als die Deutschen demonstrieren lernten. Das Kulturmuster « friedliche Straßendemonstration » im preußischen Wahlrechtskampf 1908-1910, Tübingen, Vereinigung für Volkskunde, 1986 ; Thomas Lindenberger, Straßenpolitik. Zur Sozialgeschichte der öffentlichen Ordnung in Berlin 1900 bis 1914, Bonn, J. H. W. Dietz, 1995. 48. Pierre Casselle, Paris républicain (1871-1914), Paris, Association pour la publication d’une histoire de Paris, 2003. 49. Klaus-Peter Sick, « Ein fremdes Parlament als Argument. Die deutschen Liberalen im Kaiserreich und der Parlamentarismus der Dritten französischen Republik », in Wolther v. Kieseritzky et Klaus-Peter Sick [dir.], Demokratie in Deutschland. Chancen und Gefährdungen im 19. und 20. Jahrhundert, München, C. H. Beck, 2000, p. 91-124 ; Mark Hewitson, National Identity

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and Political Thought in Germany. Wilhelmine Depictions of the French Third Republic, 1890-1914, Oxford, Oxford University Press, 2000.

RÉSUMÉS

La recherche historique s’est longtemps intéressée aux modalités de l’entrée du droit de vote universel dans la constitution du Reich allemand. Comment y est-on parvenu, quelles en furent les conséquences sur le système politique, c’est ce que cet essai s’attache à mettre en lumière. Une attention particulière est portée sur la publicité du vote, sur le spectacle des campagnes électorales, et sur le rituel du vote. Dans l’Empire allemand, on le verra, put s’établir une culture électorale de masse venant renforcer les prétentions du parlement à représenter le peuple. On peut voir ainsi dans la pratique électorale l’anticipation symbolique d’une « souveraineté populaire » absente de fait de la constitution.

Historical research has spent a good deal of time on interpreting how universal suffrage entered the German Empire’s constitution. The article explains the when, how and why and analyses the consequences for the political system. The main focus will be on public representations of suffrage, on the spectacle of electoral battle and polling rituals. It will be shown that a culture of elections with mass appeal could be established in the German Empire, reinforcing the Reichstag’s claim as representation of the people. Consequently, election practice can be understood as symbolic anticipation of a “sovereignty of the people” not existing in the real constitution.

Wie das allgemeine Wahlrecht in die Verfassung des Deutschen Kaiserreichs gelangte, hat die historische Forschung lange beschäftigt. Der Aufsatz erklärt, wie es dazu kam, und analysiert, welche Konsequenzen sich für das politische System ergaben. Das Hauptaugenmerk wird dabei auf die öffentlichen Repräsentationen des Wählens gerichtet, auf das Spektakel der Wahlkämpfe und auf das Ritual des Wahlakts. Im Deutschen Kaiserreich, so wird gezeigt, konnte sich eine massenwirksame Kultur des Wählens etablieren, die die Geltungsansprüche des Reichstags als Volksvertretung stärkte. Die Praxis des Wählens kann somit als symbolische Antizipation einer „Volkssouveränität“ gelten, die es in der realen Verfassung nicht gab.

AUTEUR

ANDREAS BIEFANG Andreas Biefang est chargé de recherche à la Kommission für Geschichte für des Parlamentarismus und der politischen Parteien e.V. (Commission pour l’histoire du parlementarisme et des partis politiques).

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Le politique dans la cartographie. Tracé des frontières, carte et territoire lors du Congrès de Berlin en 1878

Ute Schneider

NOTE DE L'AUTEUR

Je remercie Marianne Floc’h pour sa traduction méticuleuse, Matthias Wischnewsky pour son soutien durant les recherches et Sonja Hillerich pour ses corrections avisées.

1 Dans son analyse détaillée du troisième volume de l’histoire de la société allemande de Hans-Ulrich Wehler, Richard J. Evans reprochait aux historiens allemands « leur manque flagrant d’imagination visuelle […] par rapport à leurs confrères français »1. Cette affirmation célèbre a souvent été citée par la suite. La critique d’Evans faisait référence à l’absence totale de matériel cartographique dans l’histoire de la société allemande, qui privait de représentation l’espace de l’Histoire. Le fait qu’Evans eût attendu la parution du troisième volume pour formuler ce souhait tenait sans doute moins à la nécessité urgente de spatialiser l’histoire allemande de la deuxième moitié du XIXe siècle qu’au « retour de l’espace » qui se profilait dans les sciences humaines et sociales2. Ce tournant spatial ne devait pas épargner les sciences historiques allemandes. Depuis lors, de nombreuses études attentives à l’espace ont été publiées, prouvant que les historiens allemands ne craignaient plus les représentations graphiques3. Des manuels récents insistent désormais sur les « sentiments d’ancrage »4 ; les « frontières » se sont invitées dans les lieux de mémoire européens5, et, à l’échelle mondiale, Jürgen Osterhammel a dernièrement réaffirmé l’importance des espaces et des frontières6.

2 En rédigeant sa critique, Richard J. Evans pensait manifestement au lecteur d’aujourd’hui, guère familiarisé avec les territoires et les frontières des pays du XIXe

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siècle, ou avec l’étendue de la Confédération germanique à cette époque. Cependant, Evans oubliait que cela valait tout aussi bien pour les hommes du XIXe siècle, qui n’avaient pas nécessairement appris à lire ou à analyser les cartes. En effet, l’émergence des États-nations fut accompagnée, soutenue et illustrée par une abondante production cartographique qui, à partir de la fin du XVIIIe siècle, cessa de se limiter aux territoires et aux frontières pour porter de plus en plus fréquemment sur l’économie, la société et la culture. Si les historiens allemands font une exception pour les statistiques, qui constituent une forme d’illustration spécifique, et dont les données font l’objet de représentations spatiales depuis le XIXe siècle, ils restent réservés vis-à-vis de la « carte » comme source scientifique. Cela vaut tout particulièrement pour les spécialistes des XIXe et XXe siècles, tandis que les médiévistes et les modernistes utilisent ce matériel de façon bien plus intensive7.

Les historiens allemands et les cartes

3 Un certain nombre de travaux récents, par exemple ceux de Peter Haslinger8 ou Ulrike Jureit9 pour le XXe siècle, et ceux de Bernhard Struck10 ou Sylvia Schraut11 pour le XIXe, ont pourtant bien mis en évidence le potentiel de ces sources cartographiques, dont l’intérêt va bien au-delà de la simple représentation des espaces politiques. En effet, les cartes permettent d’agencer et de structurer les espaces à partir d’informations collectées, analysées et hiérarchisées. Elles règlent ainsi les problèmes liés à la contingence, et offrent un instrument d’action future dans la mesure où elles permettent de procéder à toutes sortes de planifications. D’autre part, elles favorisent les comparaisons nationales et internationales car, contrairement aux textes et aux séries statistiques, elles situent les informations dans leur contexte spatial, et les présentent de manière claire.

4 Dans le cadre d’une réflexion sur la périodisation des XIXe et XXe siècles, Charles S. Maier a proposé, il y a déjà plus de dix ans, d’écrire l’histoire de l’époque s’étendant des années 1860 aux années 1960 sous l’angle de la territorialité. En s’appuyant sur les travaux de Robert David Sack, il définit la territorialité en ces termes : « Une stratégie géographique puissante visant à contrôler les peuples et les choses en contrôlant l’espace »12. Selon lui, on assiste depuis le milieu du XIXe siècle à une appropriation scientifique et politique croissante des territoires, alors que les deux siècles précédents avaient été marqués par le tracé de frontières. Il s’agissait d’étudier l’intérieur d’un territoire, ses ressources et son potentiel militaire ou énergétique, et de conférer à ces éléments une visibilité afin de négocier et structurer l’ordre social. À cela s’ajoutaient des hiérarchisations spatiales (pôles) et des réseaux de technologies transcendant l’espace. Dans ses réflexions, Maier s’appuie sur les analyses de James C. Scott pour qui la carte constitue, pour les États, un instrument d’organisation et de planification visant à une « catégorisation schématique » de la réalité, au même titre que ces autres « simplifications étatiques » que sont les cadastres et les statistiques13. Bien que le terme de « simplification » ne soit guère adapté aux représentations cartographiques, pas plus que l’idée répandue d’une réduction – car, derrière l’activité cartographique se cachent des processus et décisions extrêmement complexes et encore méconnus –, ce sont précisément les cartes et, sous une autre forme, les statistiques qui permettent d’effectuer des comparaisons nationales et internationales.14 Cette possibilité a été largement exploitée au XIXe siècle, comme le montrent par exemple la réception de

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certaines cartes réalisées par Charles Dupin, ou les études sur les techniques de comptage et de mesure dans le cadre de la naissance des Empires15.

5 Malgré l’importance croissante des cartes comme instruments d’action politique, sociale et économique dans le cadre du développement de la territorialité, nous savons étonnamment peu de chose des discussions et processus à l’origine de cette « catégorisation », et de leur évolution (y compris sous forme de représentation graphique), ou encore des interactions entre cartes et États, pour en revenir à l’exemple de Scott. Pourtant – et c’est là notre thèse, qui s’inscrit dans le sillage de Maier –, la territorialité ne saurait se concevoir comme instrument d’organisation et de collecte de données sans représentation graphique, ce qui apparaît clairement dans son argumentation (et la nôtre). Par ailleurs, l’analyse des cartes et des conditions de leur élaboration nous renseigne sur les processus de production et de transfert des savoirs, ainsi que sur l’appropriation progressive et l’étude scientifique des territoires et de leurs ressources, y compris humaines.

6 Dans ce texte, nous souhaitons montrer l’intérêt d’une approche historique de la cartographie dans sa dimension éminemment politique, en analysant un événement bien connu de l’histoire allemande et européenne : le Congrès de Berlin en 187816. Le déroulement et les résultats du Congrès des Nations de Berlin ont fait l’objet de nombreux travaux, en raison de leurs répercussions sur le système des alliances européennes, et d’un vaste recueil de sources publié en 197817. Cependant, l’abondant matériel cartographique produit et utilisé depuis le début des négociations, du traité préliminaire de San Stefano à la conclusion définitive des travaux des commissions de délimitation, ne figure pas dans les nouvelles éditions des actes du congrès, même partiellement, et on ne le trouve que dans les dossiers et les fonds d’archives de l’époque18. À l’inverse, le matériel cartographique revêtait autrefois une grande valeur informative ; aussi la question de cette documentation fut-elle à l’ordre du jour en amont des négociations, puis pendant toute la durée du congrès.

Le Congrès de Berlin (1878)

Utilisation et production des cartes pendant le congrès

7 Depuis 1875, la région dite des Balkans, considérée comme orientale, avait connu plusieurs révoltes que les puissances européennes entendaient pacifier. Après l’échec d’une conférence commune organisée à Constantinople en 1876, la guerre éclata au printemps 1877. Elle opposait la Russie et l’Empire ottoman. Alors que celui-ci avait réaffirmé sa domination sur les Balkans avec sa nouvelle Constitution, la Russie soutenait les mouvements indépendantistes panslavistes19. Étant donné la supériorité militaire des Russes, la guerre prit fin avec le cessez-le-feu de janvier 1878, inscrit dans le traité de paix de San Stefano au début du mois de mars, comme l’indépendance de la Serbie et de la Roumanie, et la création d’une vaste principauté de Bulgarie. Les puissances européennes, inquiètes, avaient suivi de près la guerre, et, dès le cessez-le- feu, elles s’efforcèrent de glaner des informations sur les conditions de paix imposées par les Russes. En apprenant ce qu’il en était, la Grande-Bretagne et surtout l’Autriche exigèrent une conférence européenne sur les modifications et créations territoriales prévues, car elles considéraient que ces projets, contraires au traité de Paris de 1856 et au protocole de Londres de 1871, portaient atteinte aux intérêts européens.

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8 À la fin mars, les Russes finirent par faire parvenir au comte de Derby, ministre britannique des Affaires étrangères, et aux représentants des autres puissances européennes le traité préliminaire de paix, accompagné d’une carte explicative. Le traité lui-même était assorti de plusieurs cartes commentées dans les divers articles du texte20. La majorité de ces schémas cartographiques isolés, qui ne représentaient que les frontières nationales, les fleuves et quelques villes, se fondaient sur la « Carte générale de la Turquie européenne et du Royaume de Grèce », dont le géographe berlinois Heinrich Kiepert (1818-1899) avait publié une édition révisée en 187021. Cette carte, et la « Völker- und Sprachen-Karte von Österreich und den Unter-Donau- Ländern (Carte des peuples et langues d’Autriche et des pays du sud du Danube) », publiée en 1869, figuraient parmi les rares sources d’information disponibles sur la population des Balkans, comme le fit remarquer Bismarck lors d’un débat au Reichstag sur la question de l’Orient, en février 1878 : « Les informations ethnographiques dont nous disposons sur le sujet ne sont pas authentiques, elles sont lacunaires ; les meilleures, du moins à notre connaissance, sont les cartes de Kiepert, qui sont l’œuvre de mains allemandes »22. Bien que la carte de Kiepert couvrît aussi la région située à l’est de la mer Noire, les frontières fixées par le traité de San Stefano entre la Russie et l’Empire ottoman autour de Batoumi – port de la mer Noire qui devait passer sous domination russe – furent définies à partir d’une carte d’état-major russe (Ill. 1). Avec le changement de référence au profit de cette dernière, les modifications affectant les territoires et les rapports de domination furent bien documentées et représentées. À l’inverse, le texte du traité privilégiait une langue plus circonspecte ; l’article correspondant prévoyait en effet que « les limites définitives du territoire annexé à la Russie, et marqué sur la carte ci-jointe, soient fixées par une commission composée de délégués russes et ottomans »23.

9 Après l’annonce de l’accord préliminaire de paix, les échanges diplomatiques entre les différents représentants des puissances européennes, déjà abondants, s’intensifièrent et se cristallisèrent sur la question de savoir s’il fallait organiser une conférence ou un congrès, et, si oui, en quel lieu. En amont, le gouvernement britannique avait arraché à la Russie la promesse que chaque article du traité préliminaire serait négociable lors de ce congrès24. Finalement, les puissances européennes se réunirent à Berlin pour un mois, en juin 1878. Sous la houlette de Bismarck, qui se définissait lui-même comme un « honnête agent d’affaires », les articles du traité de San Stefano furent examinés non pas par ordre chronologique, mais par ordre d’importance. C’est ainsi que la question bulgare fut abordée en premier lieu25.

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Ill. 1 : « A sketch map of the Russo-Turkish frontier in Asia, based upon the Russian Staff map showing the boundaries according to the stipulations of the preliminary Treaty of San Stefano and the Treaty of Berlin. 16 miles to one inch. E. Stanford, London »

National Archives, London.

10 Les séances initiales portèrent sur des questions de base telles que l’organisation de l’État et le traitement des minorités religieuses. Puis, à la fin du mois de juin, la définition concrète des frontières fut inscrite à l’ordre du jour. Bismarck avait soigneusement planifié le congrès et son organisation. La disposition des sièges avait été pensée jusque dans ses moindres détails, et « un grand tableau avec des cartes » avait été placé « dans la salle, en face de la table du congrès »26. Cependant, il fallut rapidement se rendre à l’évidence : « Il était impossible de décrire précisément les frontières en assemblée plénière ». On créa alors une commission comprenant un délégué de chaque pays pour « élaborer le tracé des frontières et le présenter au congrès »27. Par la suite, toutes les questions litigieuses sur lesquelles l’assemblée plénière perdait beaucoup de temps furent « imposées » à cette commission, dont les séances pouvaient être « très houleuses »28. Toutefois, en l’absence d’accord systématique sur le tracé des frontières, ces cas étaient renvoyés vers l’assemblée plénière ; aussi cette dernière adopta-t-elle, au début juillet, un nouveau mode de suffrage permettant à la commission de prendre des décisions à la majorité29. Malgré cette simplification de la procédure, la commission ne put venir à bout de son énorme volume de travail qu’en « se réunissant quotidiennement et souvent jusqu’au milieu de la nuit » durant les deux dernières semaines du congrès30. Elle présentait régulièrement les résultats de son travail à l’assemblée plénière et, en général, ses propositions étaient intégrées au traité sous la forme proposée. Au-delà des discussions de fond et des formes de communication mondaine, « les commissions spécialisées sur le tracé des frontières travaillaient d’arrache-pied […] à l’accord », se rappelait bien des années plus tard le diplomate allemand Joseph Maria von Radowitz31. S’il était difficile de s’entendre

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au sein de la commission, c’était non seulement du fait d’idées et d’attentes divergentes sur les territoires, mais surtout à cause des écarts existant en matière de savoir régional, du niveau de connaissances parfois médiocre, et des sources d’information lacunaires. Sur ce dernier point, en tout cas, les organisateurs allemands avaient fait le maximum. Le nécessaire d’écriture fourni à chaque délégué à sa place contenait, outre les protocoles des négociations de 1876, « une copie du traité de San Stefano avec une carte, une copie du traité de Paris de 1856, et un exemplaire de la carte de la péninsule des Balkans réalisée par Kiepert »32. Ces cartes, les délégués les utilisèrent beaucoup pendant les négociations, pour expliciter leur propos sur le tracé des frontières, notamment les spécificités topographiques et les exigences stratégiques. Ils se servirent également de la carte d’état-major autrichienne, en cours d’élaboration depuis 1870 sur la base d’un vaste ensemble de mesures territoriales, mais encore incomplète au moment du congrès33. En l’absence d’autres cartes fiables ou mises à jour, les participants s’accordèrent pour utiliser ce document comme base des négociations. Non seulement il leur permit de visualiser les choses, mais il les aida à définir les frontières par des mots dans le traité. Dans l’ensemble, le texte prévoyait un tracé suivant les frontières naturelles, mais, parfois, il dut se référer à des points trigonométriques figurant sur la carte, par exemple dans le cas du Monténégro, où il était impossible de se fonder sur des caractéristiques topographiques34.

11 Durant les tractations sur la ville de Batoumi, la Russie utilisa son propre matériel cartographique, fondé sur la carte d’état-major russe (Ill. 1)35. À Berlin, on s’accorda pour négocier à partir de ce document pour la définition de la frontière russo-turque. Néanmoins, plus tard, les travaux de délimitation devaient révéler que les topographes russes étaient encore loin d’avoir achevé leur ouvrage36. Avec ce document cartographique, la diplomatie russe prit les devants, non seulement sur le plan de l’expansion territoriale, mais aussi sur celui de l’étude et de la représentation cartographiques de l’ensemble du territoire national. Toutefois, le tracé des frontières en Asie – généralisation désignant la frontière russo-turque – se révéla difficilement réalisable à partir du matériel cartographique disponible, d’autant plus que les prétentions de la Russie se heurtaient à la résistance de la Grande-Bretagne. Finalement, la commission de délimitation dut se rendre à l’évidence : elle ne disposait « ni des connaissances du terrain, ni des cartes et documents nécessaires » pour mener à bien son travail. Aussi, le marquis de Salisbury et le comte Schouvaloff décidèrent d’un commun accord qu’une commission militaire procéderait sur place à la définition et au tracé des frontières pour régler les litiges. Cet accord fut annexé au traité de Berlin37. Le matin de la conclusion du traité, il s’avéra néanmoins que ce compromis portait uniquement sur la description des frontières dans le texte du traité, et sur la délégation des décisions finales à la commission de démarcation présente sur place. Le scandale éclata juste avant la dernière séance du congrès, quand les officiers se réunirent avec leurs cartes afin d’y inscrire un tracé identique. Alors que le délégué britannique était en train de reporter les frontières sur la carte d’état-major autrichienne conformément aux termes du traité, le délégué russe apporta une carte déjà complétée, dont les tracés ne correspondaient pas toujours à ceux des autres : « Le colonel Bogulobow partit sans demander à ce que ses cartes soient vérifiées. »38 Pendant que le représentant ottoman s’élançait à sa suite, les autres délégués relevèrent les différences présentées par sa carte. Elles portaient sur des indications de distance, mais aussi sur des lignes de partage des eaux qui, d’après les délégués encore présents, constituaient un problème mineur.

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12 Les délégués se heurtèrent à d’autres obstacles avec la frontière sud-ouest de la Roumélie, qui dut être tracée sur la carte de Kiepert, parce que la carte d’état-major autrichienne portant sur cette région n’était pas encore publiée, et que seuls les Autrichiens et les Britanniques possédaient une copie de la version provisoire. Des différences topographiques entre ces deux cartes entraînèrent une « anomalie » que les délégués encore présents parvinrent toutefois à résoudre par le dialogue. Les divergences entre les frontières définies sous forme cartographique et sous forme textuelle constituèrent un défi de taille durant les travaux de délimitation, ainsi que les écarts constatés entre les cartes des différents délégués.

La production cartographique des commissions de délimitation

13 La plupart des commissions chargées de définir les frontières entre les différents États prirent leurs fonctions dès la fin du congrès. Dans certains cas, leur composition avait déjà été fixée à Berlin. Elle prévoyait non seulement la participation de délégués des États frontaliers, mais aussi celle d’au moins un représentant d’un pays signataire neutre. Généralement, on envoya sur place des officiers qui avaient été associés aux négociations à Berlin, et qui disposaient de connaissances topographiques, ainsi que d’une certaine expérience en matière de procédés d’arpentage. Avant même de se mettre en route, ils reçurent des directives claires sur l’exécution de leur tâche, et furent informés des intérêts de leurs gouvernements respectifs, comme le montre l’ordre de mission adressé par Salisbury au représentant britannique, le Colonel Home : Je dois vous demander de vous montrer, lorsque vous aborderiez avec vos collègues les questions de cette nature, d’une disposition conciliante. Le gouvernement de Sa Majesté n’a aucun désir de débattre de vétilles; sa volonté est de voir cette affaire résolue de manière à ce que ne se présentent pas à l’avenir des questions insignifiantes, lesquelles pourraient donner lieu à des complications, ou pourraient envenimer des situations déjà conflictuelles. Il a été suggéré par le gouvernement français que la clôture des débats sur chaque question adviendrait par décision de la majorité des membres de la Commission; le gouvernement russe a toutefois fait part de son opinion que dans les cas où la Commission n’est pas unanime, il faudrait se référer aux représentants des pouvoirs signataires à Constantinople. Je ne puis que vous enjoindre de faire tout votre possible pour éviter la perte de temps que constituent de tels appels aux représentants, en proposant ou en ratifiant tout compromis qui vous paraîtrait équitable et efficace.39 Avec le recul, ce furent précisément les conflits et discussions à éviter qui ralentirent les travaux de délimitation, si l’on fait abstraction des problèmes quotidiens tels que les aléas météorologiques, les conditions hivernales, les longues périodes d’enneigement ou les maladies.

14 L’un des principaux défis qui se posèrent à l’ensemble des commissions consista à gérer la concordance entre le texte du traité, les cartes et la situation sur le terrain. Dès la première séance, le débat sur le rapport entre texte et carte fut à l’ordre du jour. Si l’approche adoptée et les différentes étapes du processus de délimitation furent négociées au début des travaux, le caractère contraignant du texte fit régulièrement l’objet de discussions. Deux positions s’affrontèrent ; la plupart des membres rallièrent le camp du délégué italien Orero qui, dans sa commission, choisit de qualifier le traité de « texte sacré ». Dès lors, on considéra que la carte d’état-major autrichienne sur laquelle figuraient les frontières était un « document complémentaire du Traité du Berlin », et qu’elle devait « être prise en considération dans tous les cas où il s’agi[ssai]t

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[d’]expliquer le texte et l’esprit du Traité40. » Quant aux membres de la commission représentant leur propre État, ou poursuivant des intérêts précis au sujet d’une frontière ou d’une région en particulier, ils adoptèrent une autre stratégie. Sous prétexte d’aborder les difficultés prévisibles liées au tracé, ils relançaient régulièrement le débat sur l’interprétation du texte, le marquage figurant sur la carte et les délimitations à concrétiser sur place.

15 La hiérarchisation entre le texte du traité, la carte et la réalité du terrain souleva également des débats sur la manière de procéder, et l’ordre dans lequel exécuter les travaux. Dans chaque commission, certains préconisaient d’aller directement sur le terrain. Cependant, étant donné le caractère prioritaire du texte, ils durent se plier à une étude intensive du traité et des cartes en amont pour préparer le tracé proprement dit. On définit une procédure en plusieurs étapes : premièrement, étudier la frontière sur des cartes topographiques et résoudre toutes les questions litigieuses. Deuxièmement, se rendre sur place pour arpenter la future frontière. Troisièmement, inscrire sur la carte son tracé définitif, en concertation. Quatrièmement, concrétiser la frontière par un marquage visible sur le terrain41.

16 Pour effectuer une analyse cartographique détaillée, encore fallait-il disposer du matériel nécessaire, et ce à une échelle permettant de régler les questions frontalières. Au début des travaux, les commissions n’avaient guère d’autre carte que celle utilisée à Berlin, aussi travaillèrent-elles essentiellement à partir de la carte d’état-major provisoire fournie par l’Autriche. Or, le tracé y figurant n’ayant pas fait l’unanimité lors de la dernière séance de la commission de démarcation à Berlin, il n’avait pas été ratifié comme partie intégrante du traité.

17 Les questions en suspens depuis la conférence firent plus particulièrement l’objet de nouveaux débats au sein de la commission de démarcation monténégrine, au sujet de la frontière avec la Turquie. Le délégué turc, Carathéodory Pacha, fit valoir l’absence de ratification dans une longue lettre adressée à l’ambassadeur turc en Grande-Bretagne, dans laquelle il recensa un nombre important de contradictions entre le texte et la carte, ainsi que des erreurs sur cette dernière. Seule la réalisation de nouveaux relevés de terrain permettrait de « préparer une solution juste et pratique », conclut-il42. Même si l’ambassadeur parvint manifestement à convaincre le ministre britannique des Affaires étrangères de cette nécessité, Salisbury jugea que cette exigence était en nette contradiction avec le comportement du gouvernement turc, « qui, si je ne m’abuse, avait refusé, et continu[ait] de refuser à la commission et à ses délégués l’accès à certains des principaux points stratégiques du pays en question »43. Malgré un dialogue intensif entre Londres et Constantinople, le travail de cette commission fut extrêmement conflictuel du début à la fin, et les compromis obtenus furent le résultat d’âpres négociations que nous ne développerons pas ici.

18 À l’instar de la frontière turque, le tracé de la frontière russe s’avéra complexe, car il devait traverser des territoires qui ne figuraient pas sur la carte autrichienne. Le représentant russe exploita cette lacune pour présenter « sous les yeux » de la commission des photographies de cartes topographiques réalisées par la Russie. Il promit d’en fournir un exemplaire à chaque délégué, à condition qu’on l’adoptât comme référence44. La commission accepta. Cependant, Hamley ne prit pas pour argent comptant les données inscrites sur la carte. Pour s’assurer qu’elle constituait une base de travail fiable, il la fit comparer à d’autres sources d’information :

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Au sujet de cette frontière émerge un tel enchevêtrement de questions de principe (qui appellent peut-être une modification du texte même du Traité) et de détails purement locaux, qu’il serait extrêmement difficile d’en arriver à une décision sans connaissance autochtone, même avec l’appui de l’étude la meilleure et la plus complète. En outre, même en supposant un accès aux savoirs locaux, l’affaire pourra difficilement être résolue par correspondance, et sans une forme de conférence avec les représentants des pouvoirs signataires.45

19 Il en arriva à la conclusion que les documents avaient été réalisés avec un soin inégal, et qu’ils présentaient encore un certain nombre de « lacunes mineures, qu’on [était] en train de combler ». Son homologue russe ne lui paraissant pas très au fait des techniques d’arpentage, Hamley craignait que la mesure des massifs montagneux, effectuée au jugé, ne comportât des « erreurs considérables » ; aussi estima-t-il nécessaire de procéder à des corrections, notamment sur les points revêtant une importance stratégique.

20 Si les cinq topographes affectés par les Britanniques à cette seule commission finirent par être mobilisés, ce fut non seulement du fait de ces corrections, mais aussi à cause des retards permanents des topographes russes. Ces derniers ne cessaient de différer les relevés requis par la commission, les Britanniques les soupçonnaient d’être trop accaparés par d’autres travaux de mesure. Durant l’été 1879, après un nouveau retard, Hamley perdit patience et chargea les topographes britanniques de cartographier les zones manquantes, c’est-à-dire une multitude de petits points blancs figurant sur les cartes russes. Ce projet se heurta à une vive opposition de la part des délégués russes, mais la commission appuya la décision de Hamley, qui espérait ainsi faire avancer plus vite les travaux russes. La pression induite par cette mise en concurrence porta ses fruits, et seuls quelques rares tronçons de la frontière ne furent pas achevés avant la dissolution de la commission, faute de « carte précise » de la région ; en outre, on s’était lassé d’attendre les travaux des topographes russes46. Si les opérations de mesure et de délimitation se révélèrent plus longues et fastidieuses que prévu sur le terrain, c’est parce que la commission fut confrontée à une multitude d’aléas nécessitant des données supplémentaires et des informations plus complètes.

21 À l’issue de ce travail intensif sur les frontières prévues par le traité, et de leur transcription sur les cartes, l’espace ainsi représenté devint une sphère d‘expérience pour les membres de la commission. Ils rencontrèrent des problèmes que l’étude des documents ne laissait pas prévoir. En effet, ils avaient beau comparer dans les moindres détails la carte et le texte, dont les dispositions avaient été élaborées à partir du matériel cartographique disponible, cela ne les empêchait pas d’être confrontés à des contradictions, à des erreurs et à des imprécisions une fois sur les lieux. Les délégués avaient des réactions très diverses face à ce savoir issu de l’expérience ; en général, ils les recoupaient minutieusement avec les informations fournies par leurs documents. Ils ne modifiaient pas nécessairement leurs relevés de terrain pour y intégrer ces connaissances ; et, s’ils le faisaient, c’était au terme d’un processus de négociation et d’arbitrage entre les intérêts des différents pays concernés, en tenant compte des informations fournies par les textes et les cartes. En même temps, on accordait aux connaissances du terrain – « local knowledge » en anglais – une importance telle que les modifications s’imposaient plus facilement sur place qu’au stade de l’étude des cartes : There arise concerning this frontier such a mixture of questions of principle (involving, perhaps, a modification of the text of the Treaty itself), and of purely local details, that would be exceedingly difficult to come to any decision without

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local knowledge, even if provided with the best and most complete survey which could be made; moreover, even supposing the local knowledge to be available, the question at issue could hardly be settled by correspondence, without some sort of conference of the Representatives of the Powers47.

Statistique et cartographie

22 Pour recueillir des informations de terrain (local knowledge), la commission effectuait entre autres des études statistiques visant à trancher des questions d’appellation, et d’appartenance religieuse ou ethnique. Dans ce cadre, elle recourait à des techniques de classification et de quantification qui faisaient l’objet de discussions enflammées depuis les années 1850 au sein de la communauté scientifique48.

23 En Allemagne comme dans d’autres pays d’Europe, ces débats se déroulaient dans des lieux et des institutions aussi divers que des revues scientifiques, des sociétés de statistique, des instituts ou des administrations. Ces débats s’inscrivaient par ailleurs dans un cadre largement transnational, permis par le grand nombre des rencontres et des contacts personnels. Il existait notamment un événement très peu étudié, mais extrêmement important pour les scientifiques de l’époque : les Congrès internationaux de statistique, organisés entre 1853 et 1876 sous forme de « congrès itinérants » dans plusieurs capitales européennes49. Les participants ne se contentaient pas d’échanger des points de vue et des connaissances sur des études ou leurs résultats ; ils faisaient des choix méthodologiques ou normatifs, afin de permettre des comparaisons internationales, ou de les faciliter. En effet, la possibilité de se livrer à des comparaisons temporelles, nationales ou internationales faisait partie intégrante de ces méthodes, et de ce qu’on en attendait. Pour les organisateurs comme pour les participants, ces congrès devaient permettre l’élaboration et l’adoption de critères de comparaison valides50.

24 Dès le premier congrès, ils soulevèrent des questions sur les représentations graphiques et leur réalisation, en citant abondamment les géographes, souvent présents à ces rencontres. Ainsi, le comité préparatoire du troisième congrès, qui se tint en 1857 à Vienne, mena une réflexion approfondie sur le rapport entre cartographie et statistique, et constata par écrit « que dans de très nombreux cas, il pouvait être opportun de présenter les résultats d’observations scientifiques sous forme cartographique, afin de les rendre plus parlants »51. Le comité inscrivit à l’ordre du jour la question de la « caractérisation graphique des cours d’eau », un problème qui devait donner du fil à retordre aux commissions de délimitation des Balkans, vingt ans plus tard.

25 La statistique et la cartographie étaient complémentaires en tant que techniques scientifiques d’étude du territoire et de ses ressources, dont elles offraient une représentation concrète. Ce point de vue fut formulé par Johannes Fallati (1809-1855), juriste et professeur de statistique et d’histoire politique à Tübingen, dans son rapport sur le premier Congrès de statistique de Bruxelles, en 1853 : « En réalité, l’objet de la statistique est l’existence des hommes au sein de l’État et de la société, existence qui reste toutefois indissociable de la vie de la nature sur la Terre »52.

26 Cependant, cette interaction fructueuse entre la statistique et la cartographie ne faisait pas uniquement l’objet de congrès scientifiques ; en Europe et dans les empires coloniaux, elle était déjà utilisée comme instrument de domination en lien avec la

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topographie53. Les géomètres des commissions de délimitation purent s’appuyer sur ces expériences et ces connaissances. La documentation et l’analyse minutieuses de leurs études fournirent aux commissions des critères et des bases de décision pour le tracé des frontières, qui ne faisaient pas toujours l’unanimité parmi les délégués, car ils contredisaient les idées et classifications traditionnelles54.

27 Aux yeux des membres des commissions, la « local knowledge » (les connaissances de terrain) et l’expérience personnelle jouaient toutefois elles aussi un rôle majeur concernant la « vie de la nature ». Comme nous l’évoquions plus haut, les fleuves et leur représentation mettaient l’ensemble des commissions à rude épreuve. Ainsi, la commission serbe constata que la Morava se composait de deux cours d’eau absents de la carte autrichienne, ce qui la mit dans l’impossibilité de définir la frontière sur la base du texte du traité55. Certes, on pouvait intégrer ces constats et expériences pratiques aux cartes, mais encore fallait-il définir avec précision les bassins hydrographiques, particulièrement fluctuants. En effet, le débit et le lit des grands fleuves évoluaient en fonction des saisons, notamment ceux du Danube et de la Drina. De ce fait, les commissions durent s’interroger sur la classification politique des îles, d’autant que le texte du traité, fondé sur la carte, prévoyait généralement que la frontière suive le thalweg. Au terme de longs débats, les différentes commissions proposèrent d’amender le texte du traité pour que la rive fasse office de frontière. Ce que les gouvernements refusèrent. On s’accorda finalement à « marquer sur la carte le thalweg existant, et, en cas de changement considérable du cours du fleuve, à laisser aux députés des provinces de chaque rive le soin de le redéfinir56. » Cette solution, adoptée en 1878 pour le Danube afin de tenir compte de l’évolution naturelle du lit du fleuve, fit ensuite figure de référence pour le tracé des frontières longeant les cours d’eau. Dès lors, les informations livrées par le texte et les cartes convergèrent avec l’expérience issue des travaux de mesure et de délimitation sur le terrain pour engendrer des représentations cartographiques. D’une part, ces documents conciliant le texte du traité et les expériences des commissions de délimitation permirent de fixer les frontières dans les Balkans. D’autre part, ils firent le lit des conflits territoriaux et des affrontements sanglants qui s’ensuivirent. Non seulement le matériel cartographique ainsi produit constitua une source d’information importante pendant la Première Guerre mondiale, mais il fut aussi utilisé durant les négociations des traités dits de la « banlieue parisienne » qui ont mis fin à la Guerre.

Perspectives

28 Les conflits territoriaux et le tracé des frontières sont loin d’être un enjeu spécifique au XIXe siècle. L’utilisation des cartes comme instruments politiques de domination ou de démonstration de force est un phénomène documenté depuis le XIIIe siècle. Dès le XVIe siècle, on recourut à la cartographie pour construire des espaces politiques et définir des zones de domination. Enfin, à partir du XVIIIe siècle, les cartes jouèrent un rôle croissant dans le cadre des accords internationaux57. C’est pourquoi la territorialité évoquée par Maier et ses représentations visuelles doivent être considérées dans un contexte plus vaste, compte tenu de leurs évolutions, de leurs continuités et de leurs ruptures. Cependant – et l’exemple du Congrès de Berlin le montre bien –, il semble que l’usage et la fonction des cartes ont évolué en ce sens au cours du XIXe siècle, avec l’apparition croissante de ressources de toute sorte faisant référence au territoire et à

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ses caractéristiques qualitatives. La carte constituait alors un moyen de négociation, comme c’était déjà le cas au début de l’époque moderne.

29 Néanmoins, au XIXe siècle, le consensus naissait non seulement d’un résultat présenté sous forme visuelle, mais surtout de la représentation graphique des informations, et de la méthode utilisée pour recueillir ces dernières. La production de connaissances spatiales nécessitait une expertise scientifique croissante, par exemple dans le domaine de la statistique, et, d’autre part, elle débouchait, dans des contextes souvent internationaux, sur de nouvelles formes de transfert de savoir et sur l’élaboration de normes communes. De même que la connaissance du territoire et de ses caractéristiques « intrinsèques » prit de l’importance pour le tracé des frontières, et fut intégrée aux représentations cartographiques, le rapport entre le territoire – au sens matériel, qualitatif du terme – et sa représentation visuelle évolua. Aux commissions de délimitation envoyées sur le terrain par le Congrès de Berlin succédèrent d’innombrables experts qui recensèrent diverses informations sur la nature des pays, leur population et leurs ressources, afin d’en tirer des représentations graphiques mises à la disposition des gouvernements, et ce bien au-delà des Balkans. Ils finirent ainsi par élaborer les connaissances qui devaient constituer la base de toute action politique, des accords internationaux à la politique sociale. Cependant, malgré leur rôle politique déjà significatif pour les acteurs de l’époque, ces formes de création de savoir, qui comprennent de nouveaux modes de production et d’exploitation des cartes dans le sillage de la territorialisation, restent un domaine largement inexploré au sein de la recherche sur le XIXe siècle.

NOTES

1. Richard J. Evans, Die Zeit, 13 octobre 1995, n° 42. 2. Jürgen Osterhammel, « Die Wiederkehr des Raumes: Geopolitik, Geohistorie und historische Geographie », Neue Politische Literatur, tome 43 (1998), p. 374-397. 3. Citons par exemple Ingrid Baumgärtner, Paul-Gerhard Klumbies et Franziska Sick [dir.], Raumkonzepte. Disziplinäre Zugänge, Göttingen, V&R Unipress, 2009; Stephan Günzel [dir.], Raum. Ein interdisziplinäres Handbuch, Stuttgart, Metzler, 2010; Holger Köhn, Die Lage der Lager. Displaced Persons-Lager in der amerikanischen Besatzungszone Deutschlands, Essen, Klartext, 2012; Iris Schröder, Das Wissen von der ganzen Welt. Globale Geographien und räumliche Ordnungen Afrikas und Europas 1790-1870, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2011. 4. Celia Applegate, « Senses Of Place », in Helmut Walser Smith [dir.], The Oxford Handbook of Modern German History, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 49-70. 5. Petra Deger, « Grenzen », in Pim den Boer, Heinz Duchhardt, Georg Kreis et Wolfgang Schmale [dir.], Europäische Erinnerungsorte. Mythen und Grundbegriffe des europäischen Selbstverständnisses, München, Oldenbourg, 2012, p. 247-256. 6. Jürgen Osterhammel, Die Verwandlung der Welt. Eine Geschichte des 19. Jahrhunderts , München, C.H. Beck, 2009. 7. Cf. par exemple Ingrid Baumgärtner et Stefan Schröder, « Weltbild, Kartographie und geographische Kenntnisse », in Johannes Fried et Ernst-Dieter Hehl [dir.], Weltdeutungen und

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Weltreligionen 600 bis 1500, WBG Weltgeschichte. Eine globale Geschichte von den Anfängen bis ins 21. Jahrhundert, vol. 3, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2010, p. 57-83; Ingrid Baumgärtner et Martina Stercken [dir.], Herrschaft verorten. Politische Kartographie im Mittelalter und in der frühen Neuzeit, Zürich, Chronos, 2012; Jörg Dünne, Die kartographische Imagination. Erinnern, Erzählen und Fingieren in der Frühen Neuzeit, Paderborn, Wilhelm Fink, 2011; Tanja Michalsky, Projektion und Imagination. Die niederländische Landschaft der Frühen Neuzeit im Diskurs von Geographie und Malerei, Paderborn, Wilhelm Fink, 2011; Martina Stercken, « Repräsentieren mit Karten als mediales Modell », in Christian Kiening et Martina Stercken [dir.], Modelle des Medialen im Mittelalter, Berlin, Akademie-Verlag, 2010, p. 96-113. 8. Peter Haslinger, Nation und Territorium im tschechischen politischen Diskurs 1880-1938, München, Oldenbourg, 2010; Christian Lotz, Die anspruchsvollen Karten. Polnische, ost- und westdeutsche Auslandsrepräsentationen und der Streit um die Oder-Neiße-Grenze (1945-1972), Magdeburg, Meine, 2011. 9. Ulrike Jureit, Das Ordnen von Räumen. Territorium und Lebensraum im 19. und 20. Jahrhundert, Hamburg, Hamburger Edition, 2012. 10. Bernhard Struck, « Farben, Sprachen, Territorien. Die deutsch-polnische Grenzregion auf Karten des 19. Jahrhunderts », in Christof Dipper et Ute Schneider [dir.], Kartenwelten. Der Raum und seine Repräsentation in der Neuzeit, Darmstadt, Primus, 2006, p. 177-192. Voir aussi l’étude de sa consœur française Morgane Labbe, « Les Frontières de la nation allemande dans l’espace de la carte, du tableau statistique et de la narration », in Catherine Maurer [dir.], Les espaces de l’Allemagne au XIXe siècle. Frontières, centres et question nationale, 2010, Strasbourg, Presse universitaire de Strasbourg, p. 49-72. 11. Sylvia Schraut, Kartierte Nationalgeschichte. Geschichtsatlanten im internationalen Vergleich 1860-1960, Frankfurt a. M., Campus, 2011. 12. “À powerful geographic strategy to control people and things by controlling area.” Sack cité d’après Charles S. Maier, « Transformations of Territoriality. 1600-2000 », in Gunilla Budde, Sebastian Conrad et Oliver Janz [dir.], Transnationale Geschichte. Themen, Tendenzen und Theorien, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2006, p. 32-55, ici p. 34; Charles S. Maier, « Consigning the Twentieth Century to History: Alternative Narratives for the Modern Era », The American Historical Review, tome 105 (2000), p. 807-831. Références explicites à la cartographie dans Charles S. Maier, « Leviathan 2.0. Die Erfindung moderner Staatlichkeit », in Emily S. Rosenberg [dir.], Geschichte der Welt. Weltmärkte und Weltkriege, München, C.H. Beck, 2012, p. 33-286, ici p. 173-175. 13. James C. Scott, Seeing Like a State. How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1998, p. 77 et 87. 14. Bettina Heintz, « Zahlen, Wissen, Objektivität: Wissenschaftssoziologische Perspektiven », in Andrea Mennicken et Hendrick Vollmer [dir.], Zahlenwerk. Kalkulation, Organisation und Gesellschaft, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaft, 2007, p. 65-85; Bettina Heintz et Tobias Werron, « Wie ist Globalisierung möglich? Zur Entstehung globaler Vergleichshorizonte am Beispiel von Wissenschaft und Sport », Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, tome 63 (2011), p. 359-394. 15. James R. Akerman [dir.], The Imperial Map. Cartography and the Mastery of Empire, Chicago, University of Chicago Press, 2009; Jörn Leonhard et Ulrike von Hirschhausen [dir.], Comparing Empires. Encounters and Transfers in the Long Nineteenth Century, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2011; Ute Schneider, « Die Farbe der Religion. Topografie und Topik der ‘Deux France’« , Journal of Modern European History, tome 9, n° 1 (2011), p. 117-139. 16. Cet article présente des axes de réflexion développés dans une publication dont la version allemande paraîtra au cours de l’année 2014. 17. Liste non exhaustive: Karl Otmar von Aretin [dir.], Bismarcks Aussenpolitik und der Berliner Kongress, Wiesbaden, Steiner, 1978; William Leonard Langer, European Alliances and Alignments

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1871-1890, New York, Knopf, 1931; Walter Markov, Grundzüge der Balkandiplomatie. Ein Beitrag zur Geschichte der Abhängigkeitsverhältnisse, Leipzig, Leipziger Universitäts-Verlag, 1999; Ralph Melville et Hans-Jürgen Schröder [dir.], Der Berliner Kongress von 1878. Die Politik der Grossmächte und die Probleme der Modernisierung in Südosteuropa in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts, Wiesbaden, Steiner, 1982; Wolfgang J. Mommsen, Grossmachtstellung und Weltpolitik. Die Aussenpolitik des Deutschen Reiches 1870 bis 1914, Frankfurt a. M., Ullstein, 1993; Alexander Novotny, Quellen und Studien zur Geschichte des Berliner Kongresses 1878, Graz-Köln, Böhlau, 1957; Imanuel Geiss [dir.], Der Berliner Kongress 1878. Protokolle und Materialien, Boppard, Boldt, 1978. 18. Actenstücke in orientalischen Angelegenheiten. Präliminarfriede von St. Stefano. Congres- Protokolle und Vertrag von Berlin, Wien, 1878; Edward Hertslet [dir.], The Map of Europe by Treaty. Providing the Various Political and Territorial Changes Which Have Taken Place Since the General Peace of 1814, tome 4 (1875-1891), London, 1891; Ministère des Affaires étrangères [dir.], Affaires d’Orient. Congrès de Berlin, Paris, 1878. Ces travaux n’ont pas été publiés par l’Allemagne, on dispose uniquement d’une édition des négociations du congrès avec une carte fournissant un aperçu général : Johannes Lepsius, Albrecht Mendelssohn Bartholdy et Friedrich Thimme [dir.], Der Berliner Kongreß und seine Vorgeschichte, Die große Politik der europäischen Kabinette 1871-1914 (Sammlung der diplomatischen Akten des Auswärtigen Amtes) 1, tome 2, Berlin, Deutsche Verlagsgesellschaft für Politik und Geschichte, 1922. Sur la Russie, cf. Charles Jelavich et Barbara Jelavich [dir.], Russia in the East, 1876-1880. The Russo-Turkish War and the Kuldja Crisis As Seen Through the Letters of A.G. Jomini to N.K. Giers, Leiden, Brill, 1959. 19. Cf. Winfried Baumgart, Europäisches Konzert und nationale Bewegung. Internationale Beziehungen 1830-1878, Handbuch der Geschichte der Internationalen Beziehungen, tome 6, Paderborn/München/Wien/Zürich, Schöningh, 2007, p. 420-423. 20. « Preliminary Treaty of Peace between Russia and Turkey », in House of Commons, Turkey. Parliamentary Papers Online, n° 22, 1878. Cette documentation comprend les cartes annexées au traité. En outre, des cartes sur lesquelles la Russie et l’Autriche avaient inscrit et communiqué dès 1877 leurs prétentions territoriales sur les États en formation dans les Balkans jetèrent le trouble dans les discussions préliminaires. Ces antécédents ne peuvent être développés ici. À ce sujet, cf. Johannes Lepsius, Albrecht Mendelssohn Bartholdy et Friedrich Thimme [dir.], Der Berliner Kongreß…, op. cit., p. 253, 257 et 260. 21. Heinrich Kiepert, General-Karte Von Der Europäischen Türkei, Berlin, 1870. Une version numérique des éditions de 1853 et de 1855 est consultable sur http://www.lib.uchicago.edu/e/ su/maps/kiepert/ (dernière consultation le 29/08/2012). Sur Kiepert, voir aussi Lothar Zögner [dir.], Antike Welten, neue Regionen. Heinrich Kiepert 1818-1899, Berlin, 1999. L’importance des cartes réalisées par Kiepert pour cette région a notamment été soulignée par Herbert Wilhelmy dans « Das Kartenwesen Bulgariens », Mitteilungen des Reichsamts für Landesaufnahme, tome 3, 1938, p. 139-159. 22. « Aus der Sitzung des Reichstags vom 19. Februar 1878 », Das Staatsarchiv (Die Orientalische Frage. Protokolle und Reden.), tome 34, Leipzig, 1878, p. 1-55, citation p. 7. 23. Cité d’après la traduction anglaise du traité dans « Preliminary Treaty of Peace… », loc. cit., p. 15. 24. Salisbury à « Her Majesty’s Embassies », le 1er avril 1878, in Edward Hertslet [dir.], British and Foreign State Papers, vol. 69, p. 807-814. 25. « Protokoll Nr. 1, Sitzung vom 13. Juni 1878 », in Imanuel Geiss [dir.], Der Berliner Kongress 1878…, op. cit., p. 177. 26. Hajo Holborn [dir.], Aufzeichnungen und Erinnerungen aus dem Leben des Botschafters Joseph Maria von Radowitz, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1925, p. 38. 27. « Protokoll der 8. Sitzung am 28. Juni 1878 », in Imanuel Geiss [dir.], Der Berliner Kongress 1878…, op. cit., p. 254. La commission était composée comme suit : « Pour l’Allemagne, le prince

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de Hohenlohe – pour l’Autriche, le baron de Haymerle – pour la France, le comte de Saint-Vallier – pour la Grande-Bretagne, Lord Odo Russell – pour l’Italie, le comte de Launay – pour la Russie, le comte Schouvaloff – pour la Turquie, Mehmed Ali Pascha. » Source : « Protokoll der 9. Sitzung am 29. Juni 1878 », in Imanuel Geiss [dir.], Der Berliner Kongress 1878…, op. cit., p. 259. 28. Le prince de Hohenlohe, qui dirigeait la commission, ne parle guère des travaux de cette dernière dans son journal, du moins dans les parties qui ont été publiées. En revanche, il évoque la multitude de problèmes et de conflits qui déchirèrent la commission au début juillet, et qui motivèrent peut-être la décision de l’assemblée plénière. Friedrich Curtius [dir.], Denkwürdigkeiten des Fürsten Chlodwig zu Hohenlohe-Schillingsfürst, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1906, p. 244. On peut lire un certain nombre de commentaires sur les travaux de la commission dans L. Raschdau, « Die Botschafterkonferenz in Konstantinopel und der russisch- türkische Krieg (1877-1878). Aus dem literarischen Nachlaß des Unterstaatssekretärs Dr Busch », Deutsche Rundschau, n° 141, 1909, p. 12-28, 207-222, 361-379, ici p. 376. 29. « Protokoll der 14. Sitzung am 6. Juli 1878 », in Imanuel Geiss [dir.], Der Berliner Kongress 1878…, op. cit., p. 318; « Protokoll der 16. Sitzung am 8. Juli 1878 », idem, p. 334. 30. Hajo Holborn [dir.], Aufzeichnungen und Erinnerungen…, op. cit., p. 63. 31. Idem, S. 54. Sur les discussions de fond, cf. « Protokoll der 14. Sitzung am 6. Juli 1878 », in Imanuel Geiss [dir.], Der Berliner Kongress 1878…, op. cit., p. 314-315. 32. Hajo Holborn [dir.], Aufzeichnungen und Erinnerungen…, op. cit., p. 38-39. 33. Herbert Wilhelmy, « Das Kartenwesen… », loc. cit., p. 141-147. 34. « und erreicht sodann den Punkt 2166 der österreichischen Generalstabskarte, indem sie der Hauptkette und der Wasserscheidelinie zwischen dem Lim einerseits und dem Drin und der Cievna (Zem) andererseits folgt ». « Protokoll der 12. Sitzung am 4. Juli 1878 und Artikel 28 des Berliner Vertrags », in Imanuel Geiss [dir.], Der Berliner Kongress 1878…, op. cit., p. 293 et 390. 35. Voir la représentation cartographique de ce tracé dans Edward Hertslet [dir.], The Map of Europe by Treaty…, op. cit., p. 2794. 36. Cela explique aussi le peu d’informations fournies par cette carte, qui précise uniquement certaines caractéristiques topographiques. « Protokoll der 14. Sitzung am 6. Juli 1878 », in Imanuel Geiss [dir.], Der Berliner Kongress 1878…, op. cit., p. 314; « Annex to Article XIX of the Treaty of San Stefano », in House of Commons, Turkey. Parliamentary Papers Online, n° 22, 1878, p. 6 et suivantes; pour approfondir, voir la lettre du colonel Holmes à Salisbury en date du 10 octobre 1878, dans « Correspondence respecting the European Commissions appointed for the demarcation of frontiers under the Treaty of Berlin », in House of Commons, Turkey. Parliamentary Papers Online, n° 2, 1879, p. 29. 37. « Protokoll der 18. Sitzung am 11. Juli 1878 », in Imanuel Geiss [dir.], Der Berliner Kongress 1878…, op. cit., p. 355-356; Edward Hertslet [dir.], The Map of Europe by Treaty…, op. cit., p. 2758. 38. Memorandum J.C. Ardagh vom 13.7.1878, Inclosure 2 in n° 21, in Turkey n° 2 (1879). Correspondence respecting the European Commissions appointed for the demarcation of frontiers under the Treaty of Berlin, S. 12. 39. Salisbury à Home, le 9 septembre 1878, cf. idem, p. 8. 40. Protocole n° 2, Séance du 1er mai 1879, cf. « Further Correspondence respecting the European commissions appointed for the demarcation of frontiers under the Treaty of Berlin », in House of Commons, Turkey. Parliamentary Papers Online, n° 2, 1880, p. 61 ; Protocole n° 15, Séance du 21 avril 1879, idem, p. 34. 41. Protocole n° 14, Séance du 8. avril 1879, idem, p. 79 ; Protocole n° 31, Séance du 18 mai 1879, idem, p. 204. 42. Carathéodory Pacha à Musurus Pacha le 5 juin 1879, cf. idem, p. 107-108. 43. Salisbury à A. H. Layard, le 26 juin 1879, idem, p. 117. 44. Protocole n° 14, Séance du 18. avril 1879, idem, p. 30. 45. Hamley à Salisbury, le 3 mai 1879, cf. « Further Correspondence… », loc. cit., p. 36-37.

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46. Hamley à Salisbury, le 19 août 1879, cf. idem, p. 273. 47. Sale à Salisbury, le 2 juillet 1879, idem, p. 137. 48. Ute Schneider, « Inquiries or Statistics? Agricultural Surveys and Methodological Considerations in the Nineteenth Century », in Nadine Vivier [dir.], Inquiries, London, 2013 (en cours d’impression). 49. Adolf Ficker, Georg von Toggenburg-Sargans et Karl von Czoernig, Rechenschafts-Bericht über die dritte Versammlung des internationalen Congresses für Statistik, abgehalten zu Wien vom 31. August bis 5. September 1857, Vienne, 1858, p. 4. 50. Voir mon article détaillé sur le sujet : Ute Schneider, « Inquiries or Statistics ? … », loc. cit. 51. Sur l’utilisation de la cartographie et des graphes en général en statistique, cf. Adolf Ficker, Georg von Toggenburg-Sargans et Karl von Czoernig, Rechenschafts-Bericht…, op. cit., p. 199-206. 52. Johannes Fallati, « Der statistische Congress in Brüssel », Zeitschrift für die gesamte Staatswissenschaft / Journal of Institutional and Theoretical Economics, tome 9, 1853, p. 626-710, citation p. 87. 53. Ulrike von Hirschhausen, « People that count – The Imperial Census in Nineteenth- and Early Twentieth Century Europe and India », in Jörn Leonhard et Ulrike von Hirschhausen [dir.], Comparing Empires… op. cit., p. 145-170; James R. Akerman [dir.], The Imperial Map…, op. cit. 54. Voir par exemple le protocole n° 24 du 6 septembre 1879 dans « Further Correspondence… », loc. cit., p. 363-372. 55. Wilson à Salisbury, le 12 novembre 1878, cf. « Correspondence respecting… », loc. cit., p. 58. 56. Hamley à Salisbury, le 25 septembre 1879, cf. « Further Correspondence… », loc. cit., p. 158. 57. Daniel-Erasmus Khan, Die Vertragskarte. Völkerrechtliche Untersuchung zu einem besonderen Gestaltungsmittel in der internationalen Rechtsetzung, München, C.H. Beck, 1996, p. 42-51.

RÉSUMÉS

Il a été abondamment question du spatial turn (« tournant spatial ») ces dernières années, y compris dans l’historiographie allemande du XIXe siècle, et un certain nombre de travaux récents se réfèrent à l’espace comme catégorie. Cependant, un examen approfondi de ces recherches permet de faire un constat intéressant : l’histoire trouve sa place dans de multiples études, qui analysent les processus de construction de l’espace d’un point de vue politique, social et économique, mais délaissent encore largement les techniques et instruments utilisés. En prenant pour exemple les commissions européennes de délimitation chargées de concrétiser les frontières prévues par le Congrès de Berlin, en 1878, l’auteur met en évidence les processus de création et de transfert de savoir nés des divergences entre le texte du traité, les représentations cartographiques et les expériences sur le terrain.

For years German historiography on the 19th century also has referred widely to the ‘spatial turn’, and many new treatises fall back on the category space. A closer look at the research done reveals an interesting finding : In many examinations history finds her place and processes of constructing space are dealt with from political, social and economic perspective ; the techniques and instruments used, though, still remain neglected to a great extend. Using the example of the European commissions of delimitation, carrying out the creation of frontiers following the

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Congress of Berlin 1878, processes of generating and transferring knowledge in the context of contract text, cartographical representations and on-site experiences will be illuminated.

Auch in der deutschen Historiographie zum 19. Jahrhundert wurde in den vergangenen Jahren vielfach auf den „spatial turn“ verwiesen und nicht wenige neuere Arbeiten greifen auf die Kategorie Raum zurück. Bei genauerer Sichtung der Forschung ergibt sich jedoch ein interessanter Befund : In einer Vielzahl von Untersuchungen findet zwar die Geschichte ihren Ort und werden Konstruktionsprozesse von Räumen in politischer wie sozialer und wirtschaftlicher Hinsicht betrachtet, die Techniken und Instrumente aber immer noch weitgehend vernachlässigt. Am Beispiel der europäischen Delimitationskommissionen, die im Anschluss an den Berliner Kongress 1878 die Grenzziehungen vor Ort durchführten, werden Prozesse der Wissensgenerierung und des Wissenstransfers im Spannungsfeld von Vertragstext, kartographischen Repräsentationen und Erfahrungen vor Ort beleuchtet.

AUTEUR

UTE SCHNEIDER Ute Schneider est professeure d’histoire à l’université de Duisburg-Essen.

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Entretien avec Jürgen Osterhammel

Quentin Deluermoz et Mareike König Traduction : Valentine Meunier

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction en français par Valentine Meunier. Jürgen Osterhammel est professeur d’histoire contemporaine et du temps présent à l’Université de Constance. En 2009, son ouvrage Die Verwandlung der Welt. Eine Geschichte des 19. Jahrhunderts (La transformation du monde. Une histoire du XIXe siècle)1 a connu un grand succès international. Cet ouvrage de 1 600 pages traite de l’histoire mondiale du XIXe siècle2. Jürgen Osterhammel a remporté en 2009 le prix de l’essai culturel décerné par le Norddeutscher Rundfunk (NDR). Il a reçu en 2010 le prix Leibniz, distinction scientifique internationale la mieux dotée (2,5 millions d’euros).

Monsieur Osterhammel, comment est née l’idée d’écrire un livre sur l’histoire mondiale du XIXe siècle et combien de temps avez-vous travaillé à cette œuvre majeure ? En Allemagne, les ouvrages de ce genre paraissent généralement à l’initiative d’un éditeur, en plusieurs volumes au sein d’une collection. Cela n’a pas été le cas ici. J’ai élaboré tout seul mon projet et n’ai jamais non plus cherché de financement extérieur pour le mener à bien, une pratique pourtant répandue en Allemagne. Le livre a trois racines. À l’origine, je voulais écrire une histoire des empires coloniaux européens au XIXe siècle, mais j’ai appris que l’historien néerlandais Henk L. Wesseling était justement en train de rédiger un ouvrage de ce type. J’ai donc en quelque sorte « fui en avant ». À cela s’est ajouté, deuxièmement, le constat que la possibilité même d’écrire une histoire mondiale faisait depuis des années l’objet d’un débat théorique chez nous, mais que personne ne s’était aventuré dans les bas-fonds de son élaboration concrète. Enfin, je voulais tenter de réunir en un seul livre mes intérêts pour tous les aspects imaginables de l’histoire – histoire économique, histoire des idées, jusqu’à celle des relations internationales. Les longues luttes entre histoire sociale et histoire culturelle me semblaient par exemple obsolètes. J’ai

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travaillé pendant environ six ans sur ce livre – avec de longues pauses toutefois, car je n’ai bénéficié que de dispenses d’enseignement relativement courtes.

Vous faites ressortir dans votre ouvrage la particularité du XIXe siècle au regard de l’histoire mondiale. Pourriez-vous nous expliquer ce point par rapport à l’histoire globale ou connectée du XVIe au XVIIIe siècle, qui insiste plus fortement sur l’équilibre entre les diverses régions du monde, tandis que vous soulignez le poids particulier de l’Europe pour le siècle suivant ? Mes propos sur l’importance particulière de l’Europe au XIXe siècle ont en effet été critiqués par ceux qui nous exhortent à travailler toujours et partout sur la « provincialisation de l’Europe ». Un tel point de vue me semble dogmatique et anhistorique. L’anti-eurocentrisme peut aussi se muer en idéologie. Le pouvoir relatif de centres militaires et économiques doit être abordé comme une variable. C’est une lapalissade pour tous ceux qui s’intéressent aux systèmes étatiques et aux structures impériales sur la longue durée ; la situation mondiale actuelle en offre des exemples marquants. Le rayonnement de certaines civilisations se modifie lui aussi. Au XIXe siècle, c’est essentiellement l’Europe qui a impulsé le développement de grands systèmes d’ordre et de communication. Dans de nombreuses régions du monde, l’Europe occidentale devint un modèle à la fois admiré et critiqué. Dans « Die Entzauberung Asiens » (1998, nouvelle édition 2010 – non traduit en français), j’avais présenté en détail « l’équilibre » global du XVIIIe siècle. C’est grâce à cela que le contraste que vous mentionnez avec le XIXe siècle m’est apparu dans toute sa clarté.

Dans l’introduction, mais aussi dans plusieurs chapitres de votre ouvrage, vous insistez sur la singularité des décennies 1860-1880 dans cette histoire mondiale du XIXe siècle. Pourriez- vous nous préciser ce qui a motivé cette mise en exergue qui, considérée du point de vue de l’histoire française, peut paraître singulière ? Les diverses grilles de périodisation, avec lesquelles les historiens sont toujours contraints de travailler sans vouloir les réifier, ne recouvrent pas les divers espaces géographiques. Une périodisation globale suppose naturellement une abstraction bien plus grande encore que la structuration chronologique d’une histoire nationale particulière, qui dispose de mythes bien plus efficaces et dans laquelle l’expérience collective est profondément ancrée. Il me semble qu’un nombre croissant d’historiens détecte vers 1880 une sorte de passage vers la modernité, au moins en ce qui concerne l’Europe et les États-Unis. J’évite le concept de modernité, parce qu’il me paraît trop flou du point de vue analytique, mais je pense qu’il est possible de repérer l’émergence de structures nouvelles dans de nombreux champs de la réalité historique observable dans les années 1870 et 1880. L’éventail va de la soi-disant seconde révolution industrielle jusqu’à la concentration, par poussées, des innovations scientifiques et aux balbutiements d’une avant-garde esthétique, en passant par l’extension et l’intensification du colonialisme. Ces tendances – ce qui nous ramène à vos précédentes questions – ont essentiellement émané de « l’Occident », mais leurs lointaines répercussions, au moins, ont été ressenties dans d’autres parties du monde, l’impérialisme, le colonialisme et le développement de marchés internationaux plus directement que d’autres.

Vous avez mené cette entreprise de grande ampleur tout seul, alors qu’il existe déjà quelques synthèses collectives d’une histoire transnationale, pour rester dans une forme un peu plus modeste. Pensons aux travaux de Thomas Bender sur les États-Unis ou en France à l’Histoire du monde au XVe siècle de Patrick Boucheron. En France justement, il est quasiment impossible à un chercheur d’entreprendre seul une telle étude. Pouvez-vous

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expliquer, pour ceux qui ne connaissent pas votre travail, en quoi réside l’intérêt d’un travail individuel par rapport à une recherche collective ? Je souhaite vous contredire si vous introduisez la catégorie morale de la modestie. Je ne crois pas qu’elle soit légitime aujourd’hui alors même que nous sommes, enseignants-chercheurs et chercheurs, tous les jours poussés par les hommes politiques et autres managers de la recherche à « faire du neuf ». Dans les cultures scientifiques occidentales, on peut compter sur la critique scientifique pour ne laisser aucune chance à l’immodestie ou, en termes plus crus, à l’imposture. Une expérience historiographique peut tout autant être vouée à l’échec qu’une expérience chimique en laboratoire. Je dirige, avec Akira Iriye – historien à Harvard – la publication d’une History of the World en six volumes, dont le premier est sorti en octobre 2012. À terme, elle comptera plus de 4000 pages. Le travail rédactionnel collectif ne m’est donc en rien étranger. Les deux modalités ont leurs atouts et leurs inconvénients. L’auteur individuel vit constamment sous la pression d’exigences trop grandes et risque de passer à côté des derniers développements de la recherche dans certains domaines. Mais il contrôle mieux la structure d’ensemble de son œuvre, peut être plus consistant sur certains points d’interprétation et offrir une homogénéité stylistique. L’historiographie mondiale ne se distingue sur ce point en rien de projets de synthèse d’autres portées. L’historiographie française propose d’ailleurs des modèles admirables, en tête desquels La Société féodale de Marc Bloch.

Pouvez-vous nous dire quelques mots supplémentaires sur la réputation actuelle des synthèses dans l’historiographie ? Elles se sont retrouvées sous pression dans les années 1980-1990 en raison de leur caractère globalisant et essentialiste, ce qui a débouché sur d’autres formes, plutôt déconstruites, d’historiographie (dictionnaires, encyclopédies, catalogues). Les synthèses ont-elles aujourd’hui regagné du terrain, notamment au sein de l’histoire mondiale, qui est souvent présentée comme particulièrement « risquée » ? La « réputation » des synthèses en général ne m’intéresse pas tellement. Les synthèses ne seront jamais que des produits dérivés. Mes deux travaux de recherche précédents sont à mes yeux des contributions plus importantes que Die Verwandlung der Welt. Une synthèse n’est « risquée » que pour la renommée de son auteur. J’aurais sans doute été moins audacieux si je n’avais eu un poste fixe de professeur des universités et si j’étais encore à l’âge où l’on doit postuler à de nouvelles chaires. Du reste, tous les manuels (ou « textbooks ») rédigés et publiés avec frénésie dans tous les pays du monde sont aussi des « synthèses ». Je me suis explicitement efforcé de ne pas trop simplifier au motif du primat didactique. C’est la seule raison de l’ampleur extraordinaire du livre, qui n’a pas été spécifiquement rédigé pour les étudiants.

Vous avez adopté une organisation originale de la vaste matière de votre livre. Vous délaissez les structures spatio-temporelles habituelles pour privilégier des dynamiques et des thèmes spécifiques, dont la superposition produit une trame complexe, multidimensionnelle et singulière de ce qui a composé le XIXe siècle. Votre ouvrage se dérobe de ce fait aux grands récits et à leurs approches méthodologiques qui sous-tendent souvent ce genre de travaux (téléologie, « grands moteurs », perspective marxiste ou libérale, etc.). Pourquoi avoir opté pour cette démarche ? Vous venez de décrire à merveille la méthode ou en avez déjà pointé ses points forts. Le livre cherche à tenir une ligne médiane entre une pure présentation des matériaux et une interprétation close d’une époque. On a décrit sa forme par l’adjectif « modulaire », je préférerais « ouverte ». Car l’ouvrage n’est pas avare en interprétations, mais il renonce aux procédés rhétoriques qui les imposeraient aux

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lecteurs. C’est d’ailleurs ce qui déçoit ceux qui cherchent une thèse globale, concise et univoque.

Votre œuvre, pour la comparer par exemple à des travaux similaires de Hobsbawm ou de Bayly, est également originale sur le plan stylistique. Le livre est clairement structuré (chapitres, sous-chapitres, 1, 2, 3), les phrases sont directes, le ton neutre, peut-être un peu froid même parfois. Autant d’avantages patents pour une lecture efficace (par exemple pour la préparation de séminaires). Pourquoi avez-vous choisi ce style « objectif » ? Je n’ai personnellement pas eu l’impression d’utiliser un style « objectif » ou de l’avoir choisi sciemment, mais je constate que vous touchez à quelque chose d’important avec ce qualificatif. De plus, le livre n’est absolument pas « narratif », bien que les éditeurs se plaisent dans leurs publicités à éveiller l’idée stéréotypée qu’on ne fait que « raconter » l’histoire. Il aurait fallu plus de place pour introduire des nuances. Je suis aussi issu de l’école des classiques de la sociologie, avant tout de Max Weber. Elle apprend la concision.

Une traduction de votre ouvrage en français est-elle prévue ? Elle est en cours et devrait paraître en 2014 au Seuil.

Vous êtes titulaire du prix Leibniz, distinction scientifique internationale la mieux dotée (2,5 millions d’euros). Cette somme doit être allouée à des projets dans un délai de sept années, et notamment consacrée à la promotion des jeunes chercheurs. Quels projets réalisez-vous avec l’argent de ce prix ? J’ai créé un programme de recherche à l’université de Constance qui s’intitule « Processus globaux (XVIIIe – XXe siècles) », au sein duquel je coopère avec cinq post- doctorants et quelques doctorants. Ils trouvent tous sous ce thème global une grande liberté pour mener leurs propres projets.

NOTES

1. Jürgen Osterhammel, Die Verwandlung der Welt. Eine Geschichte des 19. Jahrhunderts, München, C.H. Beck, 2009. 2. Cf. le compte rendu de l’ouvrage, par Quentin Deluermoz, dans le dernier numéro de la Revue d’histoire du XIXe siècle.

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Varia

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La « famille » des sourds-muets face à l’idée de progrès au XIXe siècle

Florence Encrevé

1 Du fait de la mise à l’écart sociale des sourds à la fin du XIXe siècle1, leur histoire n’a fait l’objet d’études que depuis les années 1970, au moment où les sourds ont eu la possibilité d’agir eux-mêmes pour changer leur condition. Les premiers à s’intéresser aux sourds du XIXe siècle ne sont d’ailleurs pas des historiens : Bernard Mottez 2 est sociologue et Christian Cuxac linguiste3. L’absence de travaux historiques sur les sourds au XIXe siècle, préalable nécessaire à leur étude, les a conduits à entreprendre eux- mêmes cette recherche. Cependant, leur objectif n’était pas fondamentalement historique, et il a fallu attendre que les premiers historiens se penchent sur la question pour voir réinscrite la question sourde dans l’évolution globale de la société française du XIXe siècle 4. Toutefois, probablement en raison de leur statut de précurseurs, ces travaux historiques cherchent avant tout à étudier les sourds en tant qu’objet, et non en tant que sujets. Il est vrai que les sources rédigées par les sourds sont peu nombreuses : à part Ferdinand Berthier (1803-1886), auteur de nombreux articles et ouvrages, les sourds ayant produit des textes sont surtout les rédacteurs des comptes rendus des banquets ou des assemblées générales des associations que celui-ci a précisément fondées. La présentation du point de vue des sourds-muets au XIXe siècle est donc nécessairement tributaire du prisme de la vision de Ferdinand Berthier et de ses collègues. Leurs opinions sont principalement représentatives de celles des Parisiens membres de la « famille » des sourds-muets fondée par Berthier en 1834. Malgré tout, et par bien des aspects, l’analyse de l’évolution de cette micro-société peut contribuer à éclairer autrement l’évolution générale du XIXe siècle, en mettant notamment en relief le paradoxe qui apparaît à partir des années 1880 entre la réalité concrète vécue par les sourds et les principes mis en œuvre par les républicains au nom de la liberté et de l’égalité.

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Remarques préliminaires

2 Avant d’entrer dans le vif du sujet, il peut être utile de s’arrêter un instant sur le point de cristallisation des conflits entre les sourds signants et les entendants hostiles à la langue des signes au XIXe siècle : l’idée de progrès. Afin de mieux comprendre dans quelle mesure les personnes qui décident et mettent en œuvre la proscription de la langue des signes dans l’éducation des sourds dans les dernières décennies du XIXe siècle peuvent être motivées par une certaine interprétation de l’idée de progrès, il nous semble intéressant d’en rappeler les principes. L’idée de progrès est conceptualisée dès le début du siècle5, et déjà au XVIIIe siècle certains savants 6 sont sensibles à ce qu’elle signifie même si elle n’en porte pas forcément encore le nom. Comme l’explique François Guizot en 1829 dans L’histoire de la civilisation en Europe, « L’idée du progrès, du développement, me paraît être l’idée fondamentale contenue dans le mot de civilisation. »7 Selon lui, les sociétés sont en progrès constant, tant au niveau de l’amélioration du bien-être qu’à celui de la distribution plus équitable des produits de ce bien-être. Or, ce qui permet à une société d’être nommée « civilisation », c’est le progrès des individus, et le progrès moral de l’humanité. Dans cette conception, l’homme est ainsi regardé comme supérieur à la nature parce qu’il parvient à maîtriser cette dernière grâce à sa constante amélioration.

3 Les libéraux, les républicains, les industriels8, les médecins, entre autres, y sont globalement favorables, tout comme certains écrivains, comme Victor Hugo, qui écrit en 1862 : « Le Progrès ! Ce cri que nous jetons souvent est toute notre pensée ; […] Le livre que le lecteur a sous les yeux en ce moment, c’est, d’un bout à l’autre, dans son ensemble et dans ses détails […], la marche du mal au bien, de l’injuste au juste, du faux au vrai, de la nuit au jour, de l’appétit à la conscience, de la pourriture à la vie, de la bestialité au devoir, de l’enfer au ciel, du néant à Dieu. Point de départ : la matière, point d’arrivée : l’âme. L’hydre au commencement, l’ange à la fin. »9 L’idée de progrès ne rencontre l’adhésion d’une grande partie de la population que peu à peu à partir de la deuxième moitié du siècle, au moment où se font sentir les premiers effets concrets de la « révolution industrielle ». Cela ne signifie pas pour autant que tous les Français sont convaincus, puisque d’aucuns la remettent en cause assez rapidement10, mais on peut dire qu’à la fin du siècle, consécutivement aux progrès matériels observables, notamment, de la science, de la technique, de la médecine, et même de la situation politique intérieure, la majorité des Français, dont les sourds eux-mêmes, croient bien volontiers à l’amélioration continue de leur condition tant économique que physique.

4 Or, appliquée aux sourds, cette croyance se traduit chez la plupart des entendants par la volonté de leur permettre de profiter des bienfaits de l’évolution. Pour les médecins, comme Jean Marc Gaspard Itard dès 1800, il s’agit de tenter diverses expériences pour les faire entendre. Pour les pédagogues, il s’agit avant tout, à défaut de parvenir à les rendre entendants, de les faire parler et de leur apprendre à lire la parole sur les lèvres. Cette démarche, que l’on qualifie usuellement d’oraliste, est également liée à une méconnaissance de la langue des signes qui conduit à tenter de faire renoncer les sourds à la pratique de leur langue, qu’ils privilégient pourtant entre eux comme dans leurs relations avec les entendants. En effet, pour les sourds, la langue des signes est le reflet du progrès, car elle seule leur permet d’avoir accès à la totalité de ce qui est dit, contrairement à la lecture sur les lèvres et à l’articulation. Pour les sourds, la langue des signes est le seul moyen d’être égaux aux autres Français. Pour les médecins et les

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pédagogues entendants qui considèrent (sans la connaître) que la langue des signes ne permet pas le développement des facultés intellectuelles, au contraire, c’est l’oralisme qui représente le progrès et tout doit être tenté pour permettre aux sourds d’en profiter dans le but de les rendre les égaux des entendants.

De 1834 à 1838 : la création de la « famille » des sourds-muets au temps des possibles

5 Ferdinand Berthier est né en 1803 à Louhans et il intègre l’Institution des sourds-muets de Paris en tant qu’élève en 1811. En 1818, il y devient moniteur, puis répétiteur, en 1824, et enfin professeur, en 1829, en même temps qu’Alphonse Lenoir. Ils sont les deux premiers professeurs sourds de l’Institution nationale des sourds-muets de Paris. Contrairement à un grand nombre de ses semblables qui, du fait de leur surdité, n’ont pas un accès aisé aux informations généralement connues par les entendants, Ferdinand Berthier est un homme qui suit avec grand intérêt les événements de son temps. Il est lui-même le produit de l’éducation des sourds telle que l’a conceptualisée l’abbé de l’Épée et telle que l’a poursuivie la Révolution. Grâce à un enseignement dispensé en langue des signes, il a appris à lire, à écrire et il est devenu professeur à son tour. Il est à la fois la meilleure illustration de la réussite de cette méthode et son plus ardent défenseur. Malgré tout, il prend conscience de la vulnérabilité de la situation des sourds, y compris ceux qui sont socialement bien intégrés, à partir de 1832 lorsque le directeur nouvellement nommé de l’Institution, Désiré Ordinaire, met en application la décision prise par le conseil d’administration de généraliser l’enseignement de la parole articulée à tous les élèves. Cette décision est principalement celle du président du conseil d’administration : Joseph-Marie de Gérando, célèbre philanthrope, dont on peut dire qu’il est acquis à l’idée de progrès. Selon lui, comme selon Désiré Ordinaire, tous les sourds doivent pouvoir bénéficier de tous les enseignements possibles : lecture, dessins, écriture, signes, etc., et parole. Gérando ne considère pas la parole comme essentielle et indispensable à l’instruction des sourds (il lui préfère l’écriture), mais il estime qu’elle doit tout de même leur être enseignée dans le but de « réveiller les idées dans l’esprit […] [et] les transmettre aux autres hommes »11. La principale conséquence de cette nouvelle organisation est l’éviction des professeurs sourds des enseignements généraux, pour cause d’incapacité à enseigner la parole12. Dans le cadre de cette réorganisation, le conseil d’administration impose à chaque professeur de dispenser tous les enseignements aux mêmes élèves durant toute leur scolarité. Les sourds ne pouvant assurer les cours de parole, ils sont rétrogradés (de fait, non en droit) au rang de répétiteurs et ils ne bénéficient pas de la prime d’enseignement de la parole que reçoivent les professeurs entendants. Cependant, les professeurs (sourds et entendants, soutenus par les élèves) refusent de mettre en application cette nouvelle organisation et le conseil d’administration l’abandonne en 183613. Cette décision unilatérale est l’élément déclencheur qui encourage Ferdinand Berthier, sensible à l’atmosphère générale des années qui suivent la révolution de Juillet, à agir en direction de l’égalité (civile) des sourds.

6 Dans un premier temps, Ferdinand Berthier entreprend donc de fédérer les sourds entre eux. En novembre 1834, il crée le Comité des sourds-muets, composé de onze membres, tous sourds14, afin d’organiser un banquet annuel célébrant la naissance de l’abbé de l’Épée. Pourquoi l’abbé de l’Épée ? En 1834, ce dernier n’est plus guère connu,

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sa méthode d’enseignement par les signes méthodiques, fort compliquée, a été abandonnée par l’Institution de Paris et seuls ses anciens élèves encore vivants se souviennent de lui. Ferdinand Berthier choisit de lui attribuer a posteriori le rôle de l’ancêtre mythique sous l’aura duquel, reconnaissants, les sourds ne peuvent que se rassembler. Son image d’entendant ouvrant aux sourds les portes de la connaissance grâce à la langue des signes, illustre particulièrement bien le combat de Berthier. Trente ans avant qu’éclate la Révolution de 1789, l’abbé de l’Épée a été le premier à installer les sourds dans l’égalité et à le revendiquer publiquement. Il est un symbole du passé, incarnant les promesses des Lumières, que Ferdinand Berthier brandit dans le but de mieux marquer la différence avec les entendants de ce début du XIXe siècle.

7 Dès le premier banquet de 1834, auxquels participent surtout des sourds (et trois entendants, dont un seul ne connaît pas la langue des signes15), Berthier s’attache à faire connaître l’œuvre de l’abbé de l’Épée16. Durant tout le banquet, il répète aux sourds que l’abbé est leur « père spirituel »17 et leur rappelle tout ce qu’ils lui doivent. Il a même invité deux anciens élèves de l’abbé de l’Épée, pour appuyer ses propos18. Et son discours convainc les participants. Les sourds portent plusieurs toasts, dans lesquels ils reprennent les formules de Berthier ; un sourd étranger prend la parole (en signes) pour dire : « Mes chers frères, je suis Italien, élève de l’école de Turin. J’ai accepté avec beaucoup de plaisir l’invitation que vous m’avez faite d’assister au premier banquet célébré à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de l’abbé de l’Épée, notre bienfaiteur »19. Tous les convives reprennent les termes de « frères » et de « confraternité », chers à Berthier. Avec cet événement fondateur, on peut parler de la naissance de la « famille » des sourds-muets. On peut d’ailleurs se demander pour quelle raison Berthier choisit ce champ lexical pour la désigner. Majoritairement, les sourds naissent dans des familles entendantes, où ils sont bien souvent les seuls à ne pas entendre. Même quand ils ont appris à parler et à lire sur les lèvres, ils se retrouvent à de nombreuses occasions exclus des réunions familiales, ne serait-ce que parce qu’il est impossible de lire sur les lèvres de plusieurs personnes parlant en même temps. C’est souvent en arrivant dans les institutions pour sourds qu’ils découvrent d’autres sourds, ayant comme eux le sentiment de ne pas appartenir complètement à leur famille biologique. L’institut leur apparaît alors comme une sorte de deuxième maison et les élèves sourds comme une deuxième famille. C’est généralement aussi à ce moment-là qu’ils apprennent la langue des signes, qui leur ouvre la voie de la compréhension du monde en même temps que celle de la communication sans entrave. La « famille » des sourds-muets prend ainsi symboliquement la place que leur propre famille ne peut pas tenir.

8 Tous les ans, le Comité organise un banquet en l’honneur de l’abbé de l’Épée. Chaque année, dans son discours, Ferdinand Berthier entreprend de retracer l’historique de la condition des sourds avant l’abbé de l’Épée et de relater la vie et l’œuvre de ce dernier, particulièrement leurs aspects les plus marquants, sélectionnés et romancés par lui- même. Dès 1834, le Comité déclare avoir été « chargé » par « les sourds-muets de toutes les institutions et de tous les pays, jaloux d’offrir un tribut public de reconnaissance à la mémoire de l’abbé de l’Épée, leur père, leur créateur intellectuel »20 de mettre en œuvre cette entreprise. La « famille » fondée par Berthier ne prétend pas pour autant être réellement représentative de la totalité des sourds du globe. Outre le fait qu’une telle représentation mondiale est peu réaliste, Berthier sait bien qu’elle ne donnerait pas forcément davantage de poids à sa démarche. Dans sa référence à l’universalité, il semble qu’il souhaite plutôt démontrer que ses amis et lui-même, bien que formant un

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petit groupe, ont toute légitimité à organiser cet hommage à l’abbé de l’Épée, au nom de tous les sourds.

De 1838 à 1848 : des revendications égalitaires entendues

9 Le 27 mai 1838, Ferdinand Berthier « officialise » les objectifs du Comité des sourds- muets en fondant la Société centrale des sourds-muets de Paris. Les membres dirigeants de la Société centrale sont globalement les mêmes que précédemment, mais désormais des statuts posent le cadre général de leurs actions, notamment dans l’article 2 : « Son but principal est de délibérer sur les intérêts des sourds-muets en général, de réunir en un faisceau commun les lumières de tous les sourds-muets épars sur la surface du globe, et des hommes instruits qui ont fait une étude approfondie de cette spécialité, de resserrer les liens qui unissent cette grande famille, d’offrir à chacun de ses membres un point de ralliement, un foyer de communications réciproques, et de leur procurer des facilités pour se produire dans le monde. »21 Le principal objectif de la Société est de poursuivre l’entreprise commencée par le Comité des sourds-muets : fortifier la « famille » des sourds-muets, toujours avec une ambition universelle, et continuer à promouvoir publiquement l’œuvre de l’abbé de l’Épée. La Société centrale souhaite également jouer le rôle d’une société de bienfaisance (avec cette originalité qu’elle est gérée par des sourds eux-mêmes) et surtout développer l’instruction des sourds pour améliorer indirectement leur condition22. Elle n’a cependant pas les moyens d’œuvrer concrètement en ce sens. Elle offre en revanche à Ferdinand Berthier une tribune plus large que le Comité pour faire connaître ses idées. Les résultats sont là : entre 1838 et 1850 sont peints, sculptés et publiés (par des sourds comme par des entendants) un grand nombre de tableaux, de statues et d’ouvrages dont le sujet central est l’abbé de l’Épée. Ferdinand Berthier est le principal promoteur de ces actions, et leur rédacteur le plus prolifique23. Mais la vraie réussite de cette société réside surtout dans la mise en place d’un groupe de pression, sur lequel s’appuie Ferdinand Berthier pour faire connaître les revendications des sourds aux entendants.

10 Il est intéressant de noter, dans la constitution de la famille des sourds-muets, le rôle joué par un homme de lettres original, Eugène Garay (1796-1873), ami entendant de Ferdinand Berthier, membre de la commission consultative de l’Institution de Paris à partir de 1841. Eugène de Monglave – son pseudonyme littéraire – est, certes, un écrivain mais il est avant tout un républicain, adversaire déclaré de la Restauration24 et opposant prudent à la monarchie de Juillet. Né à Bayonne d’un père négociant, il est officier de marine avant de se lancer dans la carrière littéraire. Selon La France littéraire de 1834, il est membre de « plusieurs académies françaises et étrangères »25. En 1833, il est également le co-fondateur, et le secrétaire, de l’Institut historique de Paris. Journaliste, fondateur d’une revue26, il est l’auteur de nombreux ouvrages27 ; il collabore également avec un éditeur28 pour corriger les ouvrages des auteurs de ce dernier, voire pour les achever en cas de panne d’inspiration de leur auteur officiel29. L’étendue de ses talents littéraires le pousse même à publier en 1834, dans le Journal de l’Institut historique, un faux chant traditionnel sur la bataille de Roncevaux, El Canto de Altabiscar, en le présentant comme un texte anonyme ancien qu’il aurait retrouvé et exhumé, alors qu’il en est lui-même l’auteur, en français, et qu’il l’a fait traduire en basque. Or ce procédé n’est pas sans rappeler la reconstruction de l’image de l’abbé de l’Épée par

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Berthier. Il est difficile de savoir lequel a le plus influencé l’autre, mais on peut en tout cas supposer que Monglave a sa part dans cette entreprise. Son amitié avec Berthier permet à ce dernier d’avoir accès à son carnet d’adresses. Entre 1831 et 1834, Monglave participe à la rédaction du Livre des cent-et-un, avec notamment Eugène Sue, Benjamin Constant, Victor Hugo, Alphonse de Lamartine, François-René de Chateaubriand. À partir de 1834, tous ces auteurs sont invités par Ferdinand Berthier aux banquets annuels des sourds-muets, tout comme Ledru-Rollin et Victor Considérant, que Berthier – seul – ne pouvait pas connaître. Il semble donc que les deux amis aient trouvé des intérêts croisés dans la constitution de la famille des sourds-muets : Berthier l’appui de célébrités et Monglave la possibilité d’exprimer librement ses opinions dans un cadre extérieur au monde politique. Cette association montre également que, pour toucher les entendants, Berthier ne peut agir seul. Il lui faut l’aval d’un intermédiaire entendant (qui sert même, à l’occasion, d’interprète) pour faire entendre la « voix » des sourds aux autres entendants.

11 La Société centrale des sourds-muets de Paris permet à Berthier de dénoncer publiquement (surtout grâce à l’écho qu’elle obtient auprès des journalistes) les injustices sociales que subissent les sourds. En effet, les sourds observent qu’en de nombreuses occasions ils se trouvent en situation d’infériorité dans leur vie quotidienne. Du fait de leur surdité et de leur utilisation de la langue des signes, on ne les laisse pas jouir de droits pourtant inscrits dans le Code civil, comme le mariage30. Même un sourd instruit peut ne pas être autorisé à se marier s’il ne parle pas, alors que le Code civil n’indique aucune incapacité à son endroit. Il pourrait en théorie utiliser le français écrit31 ; la jurisprudence laisse cependant les magistrats et les maires juger de la bonne compréhension des sourds. Or certains de ces derniers ne reconnaissent pas la valeur de la langue des signes ou du français écrit et considèrent la parole comme la seule expression de l’intelligence des sourds. Certains sourds instruits se voient ainsi refuser le droit de se marier, droit auquel peut pourtant prétendre tout entendant, même illettré et misérable. Par ailleurs, les membres de la Société centrale des sourds- muets de Paris constatent un certain a priori défavorable quant à la moralité des sourds lors de procès, particulièrement quand il s’agit de sourds non instruits. Les magistrats, auxquels s’associent souvent les rédacteurs des journaux, débattent longuement, par tribunes écrites interposées, de l’état moral qu’ils supposent aux sourds. Selon la plupart d’entre eux, l’intelligence ne peut se développer qu’au travers de l’ouïe et de la parole, et la langue des signes ne peut parvenir au même résultat32. Ces affirmations ne sont que le fruit de leur méconnaissance de la langue des signes, dont les sourds comme Berthier et ses collègues ne cessent de rappeler l’efficacité cognitive. Selon ces derniers, les sourds ont tout autant conscience de la morale que les entendants, qu’ils soient instruits ou non33. Berthier va même jusqu’à reporter le problème sur les magistrats : « […] la difficulté dont vous vous plaignez ne provient pas de l’intelligence de l’accusé, elle doit être imputée tout entière à l’intelligence du juge. »34 En effet, dans le meilleur des cas, ces doutes sur la moralité des prévenus conduisent les tribunaux à imposer la présence d’un interprète, même pour les sourds instruits, afin que cet intermédiaire serve de caution morale, intellectuelle et linguistique. Dans le pire des cas, les prévenus sont condamnés d’office sans même savoir ce qu’on leur reproche35. Quant aux interprètes, ils sont souvent issus de l’Institution des sourds-muets de Paris. On pourrait penser que cette pratique est le signe que les magistrats traitent les sourds avec considération, mais elle résulte plutôt du fait qu’à Paris l’Institution des sourds- muets est le seul endroit où l’on peut trouver des personnes capables de se faire

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comprendre des sourds. Ces interprètes sont généralement des professeurs, soit sourds – comme Berthier, Pélissier ou Forestier, auquel cas les traductions passent par l’écrit – soit entendants. Lorsqu’il s’agit des professeurs entendants, ils ne connaissent bien souvent que très approximativement la langue des signes. Il leur arrive parfois de plaider en faveur des accusés (au lieu de traduire) et de faire acquitter des sourds pourtant manifestement coupables au nom de leur supposée absence de discernement entre le bien et le mal, ce que ne manque pas de dénoncer Berthier36.

12 Ces constats d’infériorité des sourds dans la vie sociale poussent les membres de la Société centrale des sourds-muets de Paris à revendiquer l’application des principes de 1789 aux sourds. Il semble que Berthier ait relativement bien saisi les enjeux de la situation politique sous la monarchie de Juillet. Il ne demande pas le droit de vote pour les sourds, car, on le sait, alors sa mise en œuvre n’est pas considérée comme un droit mais comme une fonction par les libéraux au pouvoir37. En revanche, particulièrement après le vote de la loi du 28 juin 1833 sur l’enseignement, il ne cesse de demander l’instruction de tous les enfants sourds, par le biais de la langue des signes, au nom de l’égalité des droits. Selon lui, l’éducation est la clé de l’amélioration de la condition des sourds : dès lors qu’un sourd est instruit il peut connaître ses droits et les défendre. Berthier souhaite donc éclairer les sourds, notamment les plus pauvres, grâce à l’instruction en langue des signes et, à long terme, réduire de manière globale les inégalités individuelles dont ils souffrent. Entre 1838 et 1847, Ferdinand Berthier utilise pour servir la cause des sourds un moyen correspondant bien à la conjoncture politique et sociale du moment : un groupe de pression. Sous un régime parlementaire censitaire, où un petit nombre de personnes est censé représenter la totalité de la population, un individu seul ne peut être entendu de la classe dirigeante. Il lui faut appliquer le même principe que celui qui est mis en place par le gouvernement : un système « représentatif ». C’est la raison pour laquelle Berthier fonde la Société centrale des sourds-muets de Paris, composée de sourds instruits, et la présente comme étant tout à fait légitime pour s’exprimer au nom de tous les sourds de France (et même des sourds du monde entier). Et cette méthode fonctionne relativement bien puisque l’État prête une oreille favorable aux revendications linguistiques et égalitaires des sourds et qu’il ne favorise pas particulièrement l’oralisme, lequel bénéficie pourtant lui aussi d’une bienveillance de la part des décideurs. L’enseignement de la parole aux sourds se développe également de son côté, soutenu et encouragé par des médecins de l’Institution de Paris, d’abord Jean Marc Gaspard Itard au début du siècle, puis Alexandre Louis Paul Blanchet à partir de 1847, et par des pédagogues aux conceptions diverses : pour certains, comme Hector Volquin38, la parole est le but de son enseignement, ce qui autorise à employer tous les moyens existants – dont la langue des signes – pour y parvenir ; pour d’autres, comme Blanchet, la parole est à la fois le moyen et la fin de l’instruction. Dans cette dernière conception, la langue des signes n’a pas sa place en tant que langue d’enseignement. Autant les sourds comme Berthier acceptent volontiers que les élèves apprennent la parole, si cela leur est possible, dans un cours complémentaire, autant ils sont opposés à la conception de Blanchet et des autres partisans de l’oralisme en tant que moyen39, car elle ne permet pas selon eux d’avoir accès à la totalité de ce qui est énoncé. Dans la première moitié du siècle, l’oralisme est en cours de développement et, sans parler de la structure étatique en elle-même qui ne permet pas de réforme de ce type, si le gouvernement ne décide pas de réforme d’envergure en faveur de la parole c’est tout autant grâce aux actions de

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Berthier que parce que cet enseignement spécial n’est pas encore considéré par les décideurs comme suffisamment probant.

De 1848 aux années 1870 : le tournant vers l’oralisme

13 La « famille » des sourds-muets ne parvient à réaliser ses ambitions en faveur des autres sourds, notamment à agir concrètement pour ceux qui sont pauvres et non instruits, qu’à partir de la mise en place de la Seconde République. Certes, en février 1848, la révolution les surprend tout autant que leurs contemporains entendants, mais cela n’empêche pas certains d’entre eux de participer aux insurrections. C’est du moins ce qu’ils écrivent dans leur lettre au gouvernement provisoire déposée par Berthier et des membres de la Société centrale des sourds-muets de Paris, dans le but d’assurer le nouveau gouvernement de leur soutien (au nom de tous les sourds de France). Berthier rallie sans hésitation la jeune République, même si cela le conduit à critiquer à demi- mot l’ancien gouvernement qui lui a pourtant permis de constituer son groupe de pression. Quelles que soient ses opinions politiques, il fait acte d’allégeance à tous les nouveaux régimes, parce qu’il est avant tout attaché à la cause de ses « frères » et aussi car il a compris que c’était l’une des conditions de la réussite de son entreprise. Quand ils agissent en tant que minorité, les sourds ne peuvent s’engager qu’en faveur des intérêts de leur seul groupe. Tout engagement collectif qui ne concerne pas spécifiquement leur cause n’est pas envisageable pour eux, car leurs revendications seraient alors diluées dans la défense d’intérêts plus généraux. Ainsi, Ferdinand Berthier reprend rapidement à son compte toute la terminologie républicaine et révolutionnaire qui résonne dans l’air du temps. On constate un glissement dans l’appellation de son groupe de pression. Indistinctement de celui de « famille », Berthier utilisait auparavant le terme de « fraternité » dans le sens qu’il possédait en 1789, issu du latin classique fraternitas (relations entre frères, entre peuples). Mais après les journées de juin 1848, le mot « fraternité » prend un sens nouveau, davantage associé à la philanthropie. Or Berthier ne souhaite pas que les sourds soient trop fortement liés à cette nouvelle connotation qui peut les maintenir dans un état d’infériorité. Il veut, au contraire, forger une image qui fasse d’eux les égaux des entendants : des personnes capables, grâce à la langue des signes, de prendre les bonnes décisions pour elles-mêmes comme pour leurs semblables. C’est la raison pour laquelle il décide de parler désormais de la « nation » sourde-muette. Ce terme, à la consonance fort opportunément républicaine, lui est probablement soufflé par Eugène de Monglave, car déjà en 1834 ce dernier l’utilisait à la place du mot « famille » préféré par Berthier40.

14 Après une petite année de flottement, les membres de la Société centrale des sourds- muets de Paris reprennent leurs activités. En août 1849, Ferdinand Berthier est même décoré de la Légion d’honneur des mains du président de la République, Louis- Napoléon Bonaparte, lors de la remise des prix de l’Institution des sourds-muets de Paris, ce qui accroît sa notoriété chez les entendants et sa popularité auprès des sourds. Les événements révolutionnaires de 1848 auront permis à la famille des sourds-muets de franchir un nouveau pas, cette fois-ci en faveur des plus modestes. Après la révolution, la conjoncture politique encore incertaine procure un sentiment d’insécurité chez certains notables bourgeois qui craignent la répétition des insurrections populaires. Pour se prémunir contre cette menace, tout autant que pour

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œuvrer en direction des pauvres, ils s’investissent davantage qu’auparavant dans des sociétés de bienfaisance. Berthier saisit cette occasion pour fonder en janvier 1850 une deuxième société, mixte (rassemblant sourds et entendants) : la Société centrale d’éducation et d’assistance pour les sourds-muets en France, indépendante de la Société centrale des sourds-muets de Paris (dont il reste président jusqu’à sa mort en 1886). Il tient à cette séparation, car sa première société représente pour lui le socle de la famille des sourds et il ne veut pas risquer de la voir se fondre dans une organisation gérée principalement par des entendants.

15 Avec cette deuxième société, Berthier élargit son ambition d’agir en faveur des sourds de toute la France. Elle possède son siège dans les locaux de l’Institution des sourds- muets de Paris et elle regroupe un grand nombre de personnalités41 : son président est Jules Dufaure, ministre de l’Intérieur en 1848 et 184942, et les vice-présidents sont Charles de Rémusat43, Léon de Maleville44, Ferdinand Berthier, Adolphe de Lanneau (directeur de l’Institution des sourds-muets de Paris), Eugène Durieu45 et M gr Marie- Dominique-Auguste Sibour46. Le baron Jean-Guillaume Hyde de Neuville47 en est le vice- président honoraire, Alphonse Lenoir le secrétaire adjoint, et Nau-Beaupré, agent comptable de l’Institution nationale des sourds-muets de Paris, le trésorier. Au comité des dames patronnesses de l’œuvre48 se trouvent, notamment, plusieurs représentantes de l’aristocratie, dont la baronne de Gérando. Il semble bien que sans les événements de l’année 1848 une telle union autour des sourds n’aurait pu être aussi rapidement constituée. On peut se demander si un rassemblement aussi large n’est pas le signe d’un changement de tactique de la part de Berthier, consécutif au changement de régime. Pour convaincre les autorités, un groupe de pression intermédiaire, efficace sous la monarchie de Juillet, ne correspond plus à la nouvelle conjoncture. D’ailleurs, Monglave ne fait pas partie de la nouvelle société. Il semble que ce soit lui-même qui ait délibérément choisi de ne pas y entrer49, mais cela révèle aussi que Berthier n’a plus besoin de lui comme intermédiaire auprès des entendants. La République ayant aboli le suffrage censitaire et institué le suffrage « universel », pour faire entendre la cause des sourds, Berthier doit désormais mettre de côté son ancienne société et créer une nouvelle structure regroupant des personnalités très diverses : un protestant bien connu (Maleville), un archevêque, un ancien légitimiste (Hyde de Neuville), des conservateurs libéraux ou modérés, des députés élus directement par la population en 1848… Il souhaite montrer que les sourds bénéficient du soutien d’individus différents, « représentant » en quelque sorte une bonne partie de la population et assurant donc la légitimité de son action en direction des sourds.

16 Toutefois, bien qu’il ne souhaite pas assimiler la famille des sourds à cette « fraternité philanthropique » (en choisissant d’utiliser plutôt le terme de « nation » pour la désigner), Berthier y a tout de même recours. Cela peut sembler paradoxal, puisque le principe même de son action depuis 1834 est de montrer que les sourds sont à considérer comme égaux aux entendants, en particulier grâce à la langue des signes. Or la philanthropie n’a pas pour objectif de traiter ceux qui en bénéficient comme les égaux de ceux qui les patronnent. Mais Berthier n’a pas le choix : il pense aux autres sourds, à ceux qui ne participent pas à ses banquets et qui ne bénéficient pas encore des bienfaits de l’instruction. De même qu’il rebondit sur chaque révolution pour assurer le nouveau régime du soutien des sourds, Berthier utilise tous les moyens à sa disposition pour parvenir à ses fins, ici l’instruction de tous les sourds par la langue des signes, quitte à sacrifier pour cela l’image qu’il veut donner des sourds. Prudent, il ne manque cependant pas de continuer à faire vivre la Société centrale des sourds-muets de Paris.

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Il lui conserve notamment la prérogative de l’organisation des banquets annuels, auxquels il convie systématiquement les membres entendants de la Société centrale d’éducation et d’assistance, tout autant pour leur montrer que les sourds sont leurs égaux50 que pour leur rappeler l’action de l’abbé de l’Épée en faveur des sourds.

17 Avec cette nouvelle société, la famille des sourds-muets a les moyens d’agir en faveur des sourds pauvres. Cependant, comme il s’agit avant tout de philanthropie, l’ambition égalitariste de Berthier ne transparaît guère et si des situations d’infériorité sont relatées lors de ses assemblées générales, ce n’est pas pour encourager l’utilisation de la langue des signes, comme le faisait la Société centrale des sourds-muets de Paris, mais plutôt pour illustrer la nécessité de la prise en charge des sourds. Malgré tout, pendant dix ans, la Société centrale d’éducation et d’assistance pour les sourds-muets en France fonctionne de manière relativement homogène, jusqu’à ce qu’à la fin des années 1850 on constate un changement parmi ses membres, changement qui se produit également dans de nombreuses autres sociétés charitables. Certains des notables qui s’étaient engagés dans l’action philanthropique à la faveur des événements de 1848 sont désormais rassurés par le régime mis en place par Napoléon III à l’issue de son coup d’État et ils souhaitent aussi s’émanciper de sa protection. Ils se désengagent donc peu à peu des œuvres de bienfaisance. À partir des années 1860, les membres du conseil supérieur de la société sont progressivement remplacés par des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur (qui gère les institutions pour sourds), des négociants, des manufacturiers, des propriétaires, d’anciens avocats ou d’anciens notaires. Ce changement si étroitement lié aux premières années de l’Empire renforce la dimension philanthropique de l’œuvre et achève de faire disparaître totalement sa dimension politique. Il marque ainsi la fin de l’influence de Berthier et de ses idées égalitaires.

18 Berthier adapte pourtant sa stratégie à cette nouvelle conjoncture. Il honore régulièrement Napoléon III dans ses discours et, s’il ne peut convaincre directement l’empereur du bien-fondé de l’utilisation de la langue des signes pour les sourds, il tente de toucher ses représentants : les fonctionnaires de l’Empire. Il comprend rapidement que, pour parvenir à ses fins, il ne doit plus s’appuyer sur les représentants du peuple, comme en 1850, mais sur les représentants du pouvoir. À partir de 1857 il convie principalement à ses banquets des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, des administrateurs de l’Institution de Paris ainsi que des hommes d’affaires, des banquiers ou des industriels, acquis à cette idéologie du progrès que l’Empire déclare vouloir promouvoir. Mais cette adaptation ne porte pas ses fruits. On constate que, progressivement, les membres entendants de la Société centrale d’éducation et d’assistance pour les sourds-muets en France ne considèrent plus la langue des signes de la même façon que les sourds. Elle leur semble être le reflet du passé. Lors des assemblées générales, les démonstrations de parole par des élèves de l’Institution sont plus nombreuses que les fables ou autres discours exprimés en langue des signes. Le courant oraliste, porté par des personnes convaincues que l’évolution industrielle et sociale de la France va dans le sens du progrès, prend peu à peu davantage de poids. Depuis le début du siècle, les méthodes d’apprentissage de la parole se sont améliorées et, consécutivement, les écoles pour sourds ouvrent de plus en plus de classes d’articulation, même les plus attachées à la méthode gestuelle51. L’influence des sourds diminue d’autant, puisque leurs idées sont regardées comme allant dans le sens contraire de la marche du progrès. Leur opinion n’est plus requise sur le sujet ; au fur et à mesure, leur légitimité est remplacée par celle des médecins, des scientifiques et des enseignants qui cherchent à promouvoir l’éducation des sourds par la parole. Le

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combat égalitariste de Berthier ne trouve plus d’écho suffisant pour que la situation des sourds évolue dans le sens qu’il souhaite.

19 La Société centrale d’éducation et d’assistance pour les sourds-muets en France finit par échapper aux sourds, qui se replient sur la Société centrale des sourds-muets de Paris, seule structure où ils conservent les mains libres52. Mais comme la situation politique et sociale n’est plus la même que sous la monarchie de Juillet, la Société centrale des sourds-muets de Paris ne peut plus tenir son rôle de groupe de pression et elle n’est plus en mesure d’influencer les autorités. En 1867, Berthier décide de la renommer : Société universelle des sourds-muets, probablement pour mieux marquer sa différence avec l’autre société et montrer que les sourds souhaitent reprendre la main sur ce qui les concerne. Cependant, cette société composée uniquement de sourds ne parvient pas à endiguer la vague oraliste qui déferle sur eux au nom du progrès. Il ne reste plus à Berthier qu’à éduquer les sourds lui-même. En 1868, il publie Le Code Napoléon, code civil de l’Empire français mis à la portée des sourds-muets et de leurs familles et des parlants en rapport journalier avec eux53. Dans l’introduction, il précise que son ouvrage a été rédigé pour les sourds, afin de leur rendre le droit accessible, pour qu’ils connaissent mieux les lois et notamment celles qui les concernent. La fin de l’Empire et la proclamation de la République auraient pu lui fournir une nouvelle occasion de faire évoluer sa stratégie et peut-être d’obtenir de meilleurs résultats, mais il est alors âgé et il semble qu’il n’ait pas trouvé de successeur susceptible de reprendre son combat avec les mêmes succès et la même énergie que lui.

*

20 En 1880, à la suite du congrès de Milan54, deuxième congrès international pour l’amélioration du sort des sourds-muets, le gouvernement décide de réformer l’éducation des sourds autour de l’application de la méthode orale dite « pure », proscrivant la langue des signes. Les républicains adhèrent fortement à l’idée de progrès et cette réforme est aussi pour eux un moyen de mettre en œuvre le principe « universel » de l’égalité. Pour eux, l’égalité réside dans l’identité et non dans la différence, mais l’identité par rapport à leur propre « norme », celle des (hommes) entendants55. Paradoxalement, cette interprétation les conduit à écarter de l’égalité tous ceux qui ne correspondent pas à cette norme. En proscrivant la langue des signes ils souhaitent offrir aux sourds une égalité de moyens avec tous les autres Français, leur permettre d’approcher au plus près de la norme entendante-parlante. Comme les sourds ne sont pas entendants, cette réforme a pour effet de les inférioriser. Les sourds adultes ne sont plus admis à exercer des métiers intellectuels comme auparavant, notamment celui de professeur pour sourds : les derniers enseignants de l’Institution des sourds de Paris sont renvoyés en 1887. Et les enfants sourds sont catégorisés en fonction de leur aptitude à bénéficier de l’enseignement de la parole, c’est-à-dire plus ou moins en fonction de leur degré d’audition. Les plus sourds sont qualifiés d’« inaptes », voire d’« arriérés », justifiant ainsi la création d’une branche « anormale » de la psychologie, et ils sont écartés d’office des établissements d’éducation. Les moins sourds sont considérés comme éducables par la parole, mais tout juste capables d’effectuer des métiers manuels ne nécessitant pas de communiquer avec quelqu’un. L’infériorité des sourds est institutionnellement légitimée par l’interprétation républicaine de l’universalité des principes de 1789. Malgré les bonnes intentions de ceux qui affirmaient que la parole articulée allait dans le sens du progrès

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et que la langue des signes en était l’antithèse, la société évolue aux yeux de la « famille » des sourds-muets dans le sens contraire.

NOTES

1. Cf. Florence Encrevé, Sourds et société française au XIXe siècle (1830-1905), thèse d’histoire sous la direction de Michèle Riot-Sarcey et de Christian Cuxac, Université Paris 8, 2008, f° 421-502. (Version publiée : Florence Encrevé, Les sourds dans la société française. Idée de progrès et langue des signes, Grâne, Créaphis, 2013, p. 297-353). 2. Cf. notamment Bernard Mottez, Les Sourds existent-ils ?, Textes réunis et présentés par Andrea Benvenuto, Paris, L’Harmattan, 2006. 3. Christian Cuxac, Le langage des sourds, Payot, 1983. Cf. également, entre autres ouvrages de chercheurs non-historiens, Jean Grémion, La planète des sourds, Sylvie Messinger, 1990 ; Yves Delaporte, « Le regard sourd “Comme un fil tendu entre deux visages…” », Terrain, n° 30, mars 1998, p. 49-66 ; Yves Bernard, Approche de la gestualité à l’institution des sourds-muets de Paris, aux XVIIIe et XIXe siècles, thèse de linguistique sous la direction de Frédéric François, université Paris 5, 1999. 4. Cf. notamment Jean-René Presneau, Signes et institutions des sourds XVIIIe -XIXe siècles, Seyssel, Champ Vallon, 1998 (et, plus récemment, Jean-René Presneau, L’éducation des sourds et muets, des aveugles et des contrefaits au siècle des Lumières (1750-1789), Paris, L’Harmatttan, 2010) et François Buton, Les corps saisis par l’État, l’éducation des sourds-muets et des aveugles au XIXe siècle. Contribution à la socio-histoire de l’État (1789-1885), thèse de sciences sociales sous la direction de Michel Offerlé, École des hautes études en sciences sociales, 1999. 5. Cf. à ce sujet Michèle Riot-Sarcey, Le réel de l’utopie, Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, p. 40-41. 6. Notamment, dans le domaine de la surdité, Jacob Rodrigues Pereire (1715-1780), scientifique et inventeur d’une méthode pour enseigner aux sourds à parler. Cf. Jean Autin, Les frères Pereire, le bonheur d’entreprendre, Paris, Librairie académique Perrin, 1984, p. 16-18. 7. François Guizot, Histoire de la civilisation en Europe depuis la chute de l’Empire romain, 6 e édition, Paris, Masson, 1851, p. 14. 8. Dont les frères Émile et Isaac Pereire, les petits-fils de Jacob Rodrigues Pereire, qui fondent en 1875, avec Eugène Pereire (fils d’Isaac), un établissement d’éducation consacré à l’enseignement de la parole : l’école Jacob-Rodrigues-Pereire. 9. Victor Hugo, Les misérables, Paris, Nelson, 1911, tome 4, p. 165. 10. Cf. notamment Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, Paris, Gallimard, 1972 (1857), p. 229-230. 11. Joseph-Marie de Gérando, De l’éducation des sourds-muets de naissance, Paris, Méquignon l’aîné, 1827, tome 2, p. 399. 12. Auguste Bébian, Examen critique de la nouvelle organisation de l’enseignement dans l’Institution royale des sourds-muets de Paris, Paris, Treuttel et Wurtz, Hachette, 1834, p. 21-22. 13. Cf. à ce sujet Harlan Lane, Quand l’esprit entend, Histoire des sourds-muets, Paris, Odile Jacob, 1996 (1991), p. 189 et sq. 14. Parmi lesquels Alphonse Lenoir et Claudius Forestier, collègues de Ferdinand Berthier. 15. Bernard Maurice, le rédacteur en chef du Temps, journal de la gauche dynastique.

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16. Comité des sourds-muets, « Article de M. B. Maurice sur le banquet du 30 novembre, qui se trouve dans le journal Le Temps du 2 décembre », Registre des présents aux banquets, manuscrit, s.l.s.d., non paginé, banquet de 1834. 17. Société centrale des sourds-muets de Paris, Banquets des sourds-muets réunis pour fêter les anniversaires de la naissance de l’abbé de l’Épée, Paris, Ledoyen, tome 1, 1842-1848, p. 12-13. 18. Comité des sourds-muets, « Article de M. B. Maurice… », loc. cit. 19. Ibidem. 20. Comité des sourds-muets, « Premier banquet, 30 novembre 1834, 122 e anniversaire de la naissance de l’abbé de l’Épée », Registre des présents aux banquets, loc. cit. 21. Joseph Piroux, L’ami des sourds-muets, journal de leurs parents et de leurs instituteurs, utile à toutes les personnes qui s’occupent d’éducation, n° 4, février 1839, Paris, Hachette, p. 61. 22. Idem, p. 61. 23. Cf. notamment Ferdinand Berthier, Histoire et statistique de l’éducation des sourds-muets, Paris, chez l’auteur ou à l’administration de l’Institut historique, 1836 ; Ferdinand Berthier, Les sourds-muets avant et depuis l’abbé de l’Épée, Paris, Ledoyen, 1840 ; Ferdinand Berthier, L’abbé de l’Épée, sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès, avec l’historique des monuments élevés à sa mémoire à Paris et à Versailles ; orné de son portrait gravé en taille douce, d’un fac-similé de son écriture, du dessin de son tombeau dans l’église Saint-Roch à Paris, et de celui de sa statue à Versailles, Paris, Michel Lévy frères, 1852 (l’ouvrage est publié en 1852, mais il a été rédigé avant 1850). 24. Il est plusieurs fois condamné comme opposant au régime et il est contraint de se cacher sous divers pseudonymes, comme Maurice Dufresne. Cf. notamment Eugène Garay de Monglave, Eugène-Constant Piton, Biographie des dames de la cour et du faubourg Saint-Germain, par un valet-de-chambre congédié, Paris, Les marchands de nouveautés, 1826. Cet ouvrage satyrique a été parfois attribué à Vincent Founier-Verneuil. Il a été saisi, condamné et détruit par arrêt de la Cour royale de Paris du 21 novembre 1826. 25. Joseph-Marie Quérard, La France littéraire ou dictionnaire bibliographique des savants, historiens et gens de lettres de la France, ainsi que des littérateurs étrangers qui ont écrit en français, plus particulièrement pendant les XVIIIe et XIXe siècle, Paris, Didot, 1834, tome 6, p. 206. 26. En 1823, il fonde le journal Le Diable boiteux, qu’il fait revivre en 1832, puis en 1857. 27. Cf. notamment Eugène Garay de Monglave, Histoire de l’Espagne, Paris, Raymond, 1825 ; Eugène Garay de Monglave, Histoire de la Suisse, Paris, Dauthereau, 1826 ; Eugène Garay de Monglave, Biographie pittoresque des quarante de l’Académie française, par le portier de la maison, 1re édition, revue et corrigée par un de ces messieurs et suivie de l’histoire des quarante fauteuils, Paris, Les marchands de nouveautés, 1826 ; ainsi que Maurice Dufresne, Le Bourreau, Paris, E. Renduel, 1830, 4 volumes. 28. Edmond Werdet (1795-1869), éditeur, notamment, d’Honoré de Balzac. 29. Cf. Firmin Maillard, Histoire anecdotique et critique de la presse parisienne, 2e et 3e années, 1857 et 1858 : revue des journaux de l’année, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1859, p. 112-113. 30. Société centrale des sourds-muets de Paris, Résumé des travaux pendant l’année 1840-1841, Paris, A. René et Cie, 1841, p. 5. 31. Cf. Joseph Piroux, L’ami des sourds-muets…, n° 1, novembre 1838, p. 5. 32. Cf. à ce sujet Florence Encrevé, « De l’abbé de l’Épée à l’abbé Tarra, La “conversion” des ecclésiastiques catholiques à la méthode orale dans l’éducation des sourds (1760-1880) », Revue d’histoire de l’Église de France, tome 97 (n° 238), janvier-juin 2011, p. 103-120. 33. Joseph Piroux, L’Ami des sourds-muets…, n° 3 – janvier 1839, p. 38. 34. Idem, p. 39. 35. Société centrale des sourds-muets de Paris, Résumé des travaux pendant l’année 1840-1841, op. cit., p. 10. 36. Joseph Piroux, L’Ami des sourds-muets…, n° 3 – janvier 1839, p. 35.

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37. Cf. notamment Pierre Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985. 38. Il est professeur de parole à l’Institution des sourds-muets de Paris. Cf. Hector Volquin, L’impartial, journal de l’enseignement des sourds-muets, n° 1, janvier 1856, Baillière, p. 11. 39. Dont, il faut le souligner, un sourd fait partie : Benjamin Dubois, devenu sourd à l’âge de 7 ans, directeur de l’École des sourds-parlants Dubois fils, ouverte en 1837, transférée en 1855 dans l’Institution des sourds-muets de Paris. En 1868 et en 1869, Benjamin Dubois préside les banquets en hommage à l’abbé de l’Épée et il effectue ses discours en langue des signes. 40. Lors du banquet de 1856, Berthier revient toutefois sur ce changement, probablement parce qu’il sonne alors un peu trop républicain aux oreilles de l’Empire (cf. Société centrale des sourds- muets de Paris, Banquets des sourds-muets réunis pour fêter les anniversaires de la naissance de l’abbé de l’Épée, tome 2 1849-1863, Paris, Hachette, 1864, p. 124). En 1868, Berthier emploie à nouveau le terme de « nation à part » (Ferdinand Berthier, Le Code Napoléon, code civil de l’Empire français mis à la portée des sourds-muets et de leurs familles et des parlants en rapport journalier avec eux, Paris, Librairie du Petit journal, 1868, p. 9), mais la conjoncture sociopolitique de la fin de l’Empire et la montée en puissance des républicains permettent d’expliquer la réactivation de cette formulation. 41. Société centrale d’éducation et d’assistance pour les sourds-muets en France, Première séance générale annuelle, tenue sous la présidence de M. Dufaure, membre de l’Assemblée nationale, président de la Société, le jeudi 13 mars 1851, Paris, Thunot et Cie, 1851, p. 9. 42. Il est également conseiller d’État, ministre des Travaux publics et député libéral sous la monarchie de Juillet, ainsi que député en 1848. 43. Député et ancien ministre de l’Intérieur en 1840. 44. Ministre de l’Intérieur du 20 au 29 décembre 1848, également sous-secrétaire d’État et député sous la monarchie de Juillet, ainsi que député de 1848 à 1851. 45. Alors directeur général des cultes. 46. Archevêque de Paris en 1848. 47. Ministre de la Marine et des colonies en 1828-1829. 48. Ce comité est chargé du patronage des enfants en bas âge et de la surveillance des établissements des sourdes-muettes assistées. 49. Il cesse même de participer aux banquets à partir de 1853, malgré les insistances de Berthier, à la suite de critiques de la part de certains convives, que l’on peut supposer être des membres de la Société centrale d’éducation et d’assistance pour les sourds-muets en France (cf. Société centrale des sourds-muets de Paris, Banquets des sourds-muets…, op. cit., tome 2, p. 73-74). 50. Lors des banquets, les sourds sont majoritaires et ils utilisent tous la langue des signes, ce qui a pour effet de « renverser » la situation habituelle de communication et de faire se sentir en infériorité les entendants qui, ne comprenant rien à la conversation, sont obligés d’avoir recours à des interprètes ou à utiliser un papier et un crayon pour communiquer avec les sourds. 51. Cf. Florence Encrevé, « De l’abbé de l’Épée à l’abbé Tarra… », loc. cit., p. 111-115. 52. Ferdinand Berthier reste membre du conseil d’administration de la Société centrale d’éducation et d’assistance, mais il n’y est guère actif et il se contente le plus souvent de faire des discours (en langue des signes) aux élèves de l’Institution des sourds-muets de Paris, dans lesquels il les exhorte à être avant tout solidaires entre sourds. 53. Ferdinand Berthier, Le Code Napoléon…, op. cit. 54. Cf. Florence Encrevé, « Réflexions sur le congrès de Milan et ses conséquences sur la langue des signes française à la fin du XIXe siècle », Le Mouvement Social, numéro 223, avril-juin 2008, Paris, La Découverte, p. 83-98. 55. Les progrès de la médecine et de la science, dont les promoteurs sont persuadés qu’ils aboutiront un jour à la guérison des sourds et à la disparition de toutes les « anormalités », servent de caution scientifique à la validité « universelle » de cette norme.

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RÉSUMÉS

Née en 1834, date du premier banquet organisé en l’honneur de l’abbé de l’Épée, la « famille » des sourds-muets est l’œuvre de Ferdinand Berthier (1803-1886). En instaurant cette tradition des banquets, Berthier parvient à fédérer les sourds autour de l’image (révisée par ses soins) du célèbre pédagogue. En 1838, il fonde la Société centrale des sourds-muets de Paris, uniquement composée de sourds, qui lui sert de groupe de pression « représentatif ». Berthier et ses « frères » sourds revendiquent principalement l’accès à l’égalité (civile) grâce à la libre utilisation de la langue des signes dans tous les domaines de la société. Jusqu’en 1848, ils parviennent à faire entendre leurs revendications, en partie parce que les Français ne sont alors pas encore majoritairement sensibles à l’idéologie du progrès. À partir de la révolution de 1848 et jusque dans les années 1870, on constate une progressive diminution de l’influence de la « famille » des sourds-muets, proportionnellement à l’accroissement de l’adhésion à l’idée de progrès et à son interprétation « oraliste » (qui considère la langue des signes comme le reflet du passé et la parole comme le meilleur moyen pour les sourds d’être égaux aux entendants), qui triomphe en 1880 après le congrès de Milan.

The deaf-mutes ‘family’ – the work of Ferdinand Berthier (1803-1886) – was born in 1834, when the first banquet in honnor of Abbé de l’Épée was organized. By establishing this tradition of banquets, Berthier managed to unite deaf people around the image of the famous pedagogue (slightly transformed by him). In 1838, he founded the ‘Société centrale des sourds-muets de Paris’, entirely composed of deaf people, which became a ‘representative’ lobby. Berthier and his deaf ‘brothers’ demanded access to (civil) equality with total use of in all areas of society. Until 1848 they were able to make their demands heard, in part because French people were still then largely insensitives to the ideology of progress. From the Revolution of 1848 and into the 1870s, we can observe the progressive decrease of the influence of the deaf-mutes ‘family’, in line with the increase of the adhesion to the ideology of progress and its ‘oralist’ interpretation (which considers sign language as the reflection of the past and the speech as the best way for deaf people to be equal of hearing people). This interpretation triomphed in 1880 after the Congress of Milan.

Die Entstehung der „Familie“ der Taubstummen geht auf Ferdinand Berthier (1803-1886) zurück, der 1834 das erste Bankett zu Ehren des Abbé de l’Épée organisierte. Berthier gelang es mit der Gründung der Bankette, die Taubstummen hinter dem (von ihm leicht überarbeiteten) Bild des berühmten Pädagogen zu versammeln. Im Jahre 1838 gründete er als repräsentative Lobby die „Zentrale Gesellschaft der Gehörlosen in Paris“, der ausnahmslos taube Mitglieder angehörten. Berthier und seine taubstumen „Brüder“ forderten (zivile) Gleichheit durch die freie Verwendung der Gebärdensprache in allen Bereichen der Gesellschaft. Bis 1848 gelang es ihnen, ihren Forderungen Gehör zu verschaffen, auch weil die französische Bevölkerung mehrheitlich noch nicht für die Ideologie des Fortschritts sensibilisiert war. Von der Revolution 1848 bis in die 1870er Jahren nahm der Einfluss der „Familie“ der Gehörlosen allmählich ab. Parallel dazu stieg die Zahl der Anhänger des Fortschrittsgedankens an (sie vertraten die „mündliche“ Interpretation, der zufolge die Gebärdensprache der Vergangenheit angehörte und stattdessen die Sprache als bester Weg gesehen wurde, um Gleichheit mit den Hörenden zu erlangen). Diese Sichtweise triumphierte schließlich 1880 beim Kongress von Mailand.

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AUTEUR

FLORENCE ENCREVÉ Florence Encrevé est docteure en histoire, université Paris 8

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Galilée : lieu(x) de mémoire(s) en Italie (1839-1892)

Antonin Durand

1 Dante célébré en grande pompe à Florence en 1865 à l’occasion du quatre centième anniversaire de sa mort ; Machiavel honoré en 1869 toujours à Florence ; Christophe Colomb commémoré avec faste à Gênes pour le quatrième centenaire de la découverte de l’Amérique en 1892… L’Italie à peine unifiée n’a guère tardé à se constituer un panthéon de grands hommes dont le souvenir réactivé par les fastes commémoratifs fournissait à la nouvelle nation une mémoire commune et un socle culturel. Comme le note Guido Mazzoni dès 1892 à propos de la commémoration de Galilée à Padoue : « Il y a là de quoi susciter l’envie des autres nations devant cette alma parens frugum et tous ces grands hommes ; mais il y a aussi de quoi en faire grogner plus d’un, en Italie comme ailleurs, contre notre manie commémorative »1.

2 De tous ces grands hommes italiens, Galilée fut sans doute celui qui donna lieu au plus grand nombre de commémorations publiques autour de l’unification nationale. Parce que sa carrière l’avait fait traverser un grand nombre de villes de la péninsule – et d’abord Pise, Padoue et Florence – qui toutes voulaient leur part de sa gloire, parce que son procès et sa condamnation continuaient à susciter la controverse parmi les érudits et jusqu’au sein du peuple, la figure de Galilée fut fêtée selon des formes, des rituels et dans des lieux variés avant et après l’unification.

3 En 1892, au cours de la grande célébration du tricentenaire des premiers cours de Galilée à l’Université de Padoue, Augusto Conti revenait sur « trois glorifications de Galilée » dans la seconde moitié du XIXe siècle : « Le nom de Galilée, dans la seconde moitié de ce siècle, a été célébré en trois dates mémorables : à Pise, pour le tricentenaire de la naissance de ce grand homme ; à Florence, lors de la mise en place de sa majestueuse effigie sur la façade monumentale de Sainte-Marie-des-Fleurs ; à Padoue, pour le tricentenaire de la première leçon qu’il tint dans la salle de cette prestigieuse université, face à une foule enthousiaste »2. Il convient d’ajouter à cet ensemble l’inauguration d’une statue de Galilée en ouverture du Congrès des scientifiques italiens en 1839, afin de saisir plus largement les évolutions des commémorations galiléennes qui jalonnent les étapes d’une construction nationale qui

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ne débute pas plus qu’elle ne s’achève en 18613. Cette célébration accompagne aussi la construction de la figure de Galilée au XIXe siècle, sur fond de débats de la communauté scientifique avec l’Église. Au-delà, notre attention se portera essentiellement sur le tricentenaire de la naissance de Galilée célébré à Pise en 1864 et sur celui du premier cours donné par Galilée à Padoue en 1592, ainsi que sur les commémorations plus diffuses mais non moins significatives tenues à Florence au cours de cette période.

4 L’historiographie galiléenne s’est certes emparée depuis longtemps du XIXe siècle4. Elle a ainsi permis de montrer à la fois la réactivation de cette figure relativement délaissée au XVIIIe siècle et son utilisation pour la diffusion des idées astronomiques ainsi que les controverses auxquelles elle put donner lieu5. L’entrée par les commémorations permet d’ajouter au débat savant une réflexion sur l’usage public du personnage, et sur sa réception. Seule la commémoration de Pise en 1864 a jusqu’ici donné lieu à une monographie6, tandis que les études sur les représentations de Galilée délaissaient les commémorations en se concentrant sur leur dimension iconographique ou littéraire7. En introduisant une dimension comparative entre différentes commémorations, on entend représenter la dynamique qui voit la figure de Galilée transformée selon les contextes et les lieux, au service de causes et d’intérêts parfois contradictoires.

5 L’objectif de cette analyse est de croiser l’histoire de la construction nationale de l’Italie avec celle de la figure de son savant le plus emblématique, en dégageant à la fois les aspects unificateurs de cette figure tutélaire, et les conflits sous-jacents que ses utilisations parfois antagoniques révèlent. Deux éléments apparaissent comme particulièrement révélateurs des tensions qu’engendre le recours à Galilée : les revendications localistes, qui voient les villes où Galilée a vécu se disputer parfois âprement sa mémoire, et apparaissent en contradiction avec l’usage patriotique qui finit par s’imposer, et les conflits de mémoire autour de son procès, entre tentatives de conciliation entre science et religion, et utilisation agonistique de la figure du savant martyr.

Galilée 1839-1892 : les lieux et les hommes

Un demi-siècle de commémorations galiléennes

6 C’est à Pise, en 1839, qu’eut lieu la première grande célébration galiléenne du XIXe siècle. Le 1er octobre à 10 heures 30, la première réunion des scientifiques italiens s’ouvrait avec une messe solennelle célébrée à l’Église primatiale de Pise. Le lendemain, le 2 octobre, une autre cérémonie également destinée à ouvrir les travaux des scientifiques italiens se tenait dans l’Aula Magna de l’Université de Pise : l’inauguration d’une statue dédiée à Galilée du sculpteur livournais Emilio Demi. Deux inaugurations pour un congrès, le premier d’une série retenue comme un tournant important de l’histoire des sciences en Italie, et comme la première manifestation collective d’un sentiment national chez les scientifiques des États préunitaires. La presse se faisait largement l’écho de cette initiative, qui se trouvait d’abord à la jonction de deux initiatives indépendantes l’une de l’autre, que furent l’organisation d’un congrès de savants de l’ensemble de la péninsule, et la souscription voulue par un groupe de Pisans pour honorer le plus illustre de leurs scientifiques8.

7 L’idée d’honorer Galilée dans sa ville natale par l’érection d’une statue est ancienne, et la réunion des scientifiques apparaît comme une opportunité pour relancer un projet

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délaissé. La première trace connue d’une telle revendication se trouve dans un manuscrit non daté, mais probablement écrit en 1838, et signé d’un certain Leopoldo Ruschi9. Il n’est alors nullement question du Congrès des scientifiques italiens, puisque le projet est encore d’inaugurer la statue à l’occasion de la fête du saint patron de la ville, la Luminara di San Ranieri. L’auteur de cet appel fait déjà allusion à la statue d’Emilio Demi, mais la localisation proposée est celle du cimetière monumental de Pise, sur la place des Miracles de la ville, celle où se situent les hauts lieux de la ville, à commencer par la Tour et la cathédrale. Ce n’est qu’en juin 1839 que se constitue une commission qui se charge de récolter des fonds pour permettre aux Pisans d’acheter la statue, et qui propose dans son manifeste fondateur d’associer cette initiative à la tenue du congrès des scientifiques10. Cette double hérédité induit des ambiguïtés dans les modalités de cette célébration, à la fois fête populaire et fête savante, exaltation de Pise et « fête de la nation »11.

8 C’est encore à Pise que se déroule la deuxième cérémonie galiléenne marquante de notre période, au lendemain de l’unification nationale, lors du tricentenaire de la naissance du savant en 1864. Comme en 1839, l’ouverture de la cérémonie est double, avec un premier temps religieux au cours duquel une procession composée de personnalités pisanes, italiennes et étrangères se rend à la chapelle Sant’Andrea où a été baptisé Galilée, et un second temps universitaire, dans l’Aula Magna de l’Université, avant qu’une course de bateaux sur l’Arno vienne parachever la vocation populaire et ouverte de l’événement. Plus ouvertement national, dans un contexte qui s’y prête mieux, le tricentenaire pisan apparaît comme un modèle d’utilisation de Galilée comme figure réconciliatrice des Italiens entre eux, et, jusqu’à un certain point, de l’Italie avec l’Église.

9 Cette réconciliation, sur laquelle on reviendra, trouve son paroxysme dans la mémoire portée par la ville de Florence pour un savant dont elle abrite le tombeau. Deux inaugurations méritent d’être retenues pour saisir la spécificité de la mémoire galiléenne dans cette ville. La première concerne la statue de Galilée installée dans une des loges de Giorgio Vasari qui longent la Galerie des Offices, au côté de statues d’illustres Toscans12. La cérémonie d’inauguration de ces statues se tient en 1856, et ne laisse à Galilée qu’une place modeste, mais cette initiative n’est pas sans effet sur les rivalités locales pour la captation de la mémoire galiléennes entre Pise et Florence. La seconde célébration relève surtout de l’utilisation de Galilée dans les relations entre science, nation et Église, puisqu’il s’agit de l’inauguration de la façade de la cathédrale de Florence Santa Maria del fiore, rénovée par l’architecte Emilio De Fabris entre 1876 et 1886. Ce rapprochement inédit de la statue de Galilée et d’une façade d’église si puissamment symbolique est naturellement un jalon important de la construction du récit du procès de Galilée et de ses rapports avec l’Église.

10 Enfin, la fête la plus ample, sans doute, par son rayonnement international et par le nombre de ses acteurs fut le tricentenaire du premier cours donné par Galilée à l’Université de Padoue, célébré en 1892. Largement liée à la publication d’une édition nationale des œuvres du savant, cette commémoration doit beaucoup à celui qui fut le principal architecte de ces deux entreprises, le mathématicien et historien des mathématiques Antonio Favaro13. Ouverte le 7 décembre par un discours du recteur de l’Université, la commémoration associe de nombreux savants étrangers, parmi lesquels plusieurs éminences des sciences et des lettres qui se voient remettre un doctorat ad honorem de l’Université de Padoue, comme George Howard Darwin, second fils de

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Charles Darwin, les astronomes Giovanni Virgilio Schiarapelli et Hugo Gylden ou encore l’ingénieur français, fondateur de l’Association française pour l’avancement des sciences Charles-Marie Gariel. Cette célébration à vocation internationale, qui trouve son aboutissement dans l’achèvement 17 ans plus tard de la monumentale édition nationale des œuvres de Galilée peut à bon droit être considérée comme l’ultime commémoration galiléenne du XIXe siècle, d’autant que le calendrier commémoratif n’offre plus guère d’occasion d’y revenir avant longtemps.

Les acteurs de la commémoration

11 Les enjeux scientifiques, institutionnels et politiques que suscite ce type de célébrations ne pouvaient manquer d’attirer l’attention des autorités locales, universitaires et ecclésiastiques. Chaque célébration fut donc le résultat d’un compromis sinon d’une confrontation entre ces différentes entités. De ce point de vue, l’inauguration de la statue d’Emilo Demi à Pise en 1839 apparaît comme un exemple particulièrement révélateur de la dialectique mise en œuvre par les acteurs pour influer sur le sens de la commémoration et les aspects de la figure du savant les mieux mis en lumière.

12 Si cette inauguration s’est progressivement imposée comme le symbole par excellence de la première réunion des scientifiques de Pise, ces deux événements ont pourtant des genèses distinctes et obéissent à des logiques initialement fort éloignées. L’origine des réunions de scientifiques, fondées sous l’impulsion d’un groupe de scientifiques italiens, est un objet bien connu14. Le déplacement de la statue de Galilée d’Emilio Demi depuis Livourne jusqu’à Pise et son inauguration ont obéi à une logique bien différente, davantage ancrée dans l’histoire locale toscane. On l’a vu, c’est à l’initiative de quelques notables pisans que le projet d’achat de la statue a vu le jour. La commission qui se met en place pour organiser la chose est ainsi présidée par le gonfalonier de Pise Antonio Simonelli, entouré de professeurs de l’Université de Pise comme Gaetano Giorgini, Giovanni Rosini et Francesco Puccinotti, et divers notables de la ville. Cette commission a clairement une coloration libérale ; pour autant, on aurait tort d’y voir une association de libre-pensée, d’abord parce qu’elle comprend plusieurs catholiques notoires, ensuite parce que par la diversité de son recrutement et par la bonne réputation de ceux qui la composent, il s’agit plutôt d’une assemblée de notables respectés de Pise, qui tentent de rallier l’opinion pisane à l’idée que la ville se doit d’honorer un homme illustre qu’elle a vu naître.

13 La présence du mathématicien Gaetano Giorgini dans cette commission mérite une attention particulière, car c’est lui qui fait la jonction entre cette initiative et l’organisation de la réunion des scientifiques italiens. Gaetano Giorgini est une personnalité centrale de l’Université de Pise, puisqu’il a été nommé recteur aux études de l’université par le Grand-duc en 183815. Membre de la commission pour l’inauguration de la statue de Galilée, il fait également partie du comité d’organisation du congrès des scientifiques italiens. Seule intersection, donc, entre deux initiatives initialement disjointes, Giorgini joua logiquement le rôle de courroie de transmission entre la commission, l’université et les organisateurs de la réunion des scientifiques16. C’est donc par le biais d’un membre de la faculté de sciences et au sein de l’Université que se nouent les deux logiques à l’origine de l’inauguration de 1839, marquant de manière nette la prééminence de l’Université sur cette initiative née à l’extérieur.

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14 Plus généralement, les commémorations de Galilée sont largement accaparées par les universités, aussi bien à Pise en 1839 et 1864 qu’à Padoue en 1892. Seules font figure d’exception les commémorations florentines, où l’université a un poids moindre dans la vie locale. Certes, les commémorations de Pise sont le fruit d’initiatives extra- universitaires : de même qu’en 1839, celle de 1864 est décidée par le préfet de Pise, le sénateur Luigi Torelli17, une genèse révélatrice de l’ambition nationale de la célébration. Mais la présence d’universitaires fortement investis dans la réflexion sur Galilée dans les comités d’organisation de chaque célébration permet à l’Université d’avoir la haute main sur la mise en place de l’événement, en particulier à Padoue où le comité est largement dominé par les enseignants de l’Université.

15 La forte présence des autorités locales, dans l’organisation et dans le contrôle du déroulement des festivités témoigne de leur intérêt pour le prestige qu’apporte à leur ville l’enracinement de Galilée. À chaque fois, la ville est un important pourvoyeur de fonds pour l’organisation, et les plus hautes autorités municipales viennent inaugurer les célébrations. Le rôle de l’État est plus ambivalent. Dans la Pise de 1839, le Grand Duché de Toscane accorde un parrainage discret mais consistant à la Réunion des scientifiques, sans l’afficher trop ouvertement pour ne pas sembler cautionner une initiative dont la vocation italienne est perçue par d’autres États de la péninsule comme un encouragement au mouvement national. En 1864, l’État est certes associé à une fête clairement nationale, mais, étrangement, c’est à Turin que le ministre de l’Instruction publique prononce un discours en hommage à Galilée dans le cadre beaucoup plus confidentiel d’une célébration organisée par les étudiants de l’Université18. Et si ce discours opère un rapprochement entre le tricentenaire de Galilée et le troisième anniversaire du Parlement italien, le choix de Turin pour le prononcer révèle sans doute une réticence des organisateurs de la commémoration pisane à se placer trop directement sous le patronage du ministère. Enfin, si le ministre est effectivement présent à la commémoration de Padoue, il n’y prend pas la parole, ce qui souligne la difficulté persistante de l’État à s’imposer dans des commémorations contrôlées par des universitaires jaloux de leur indépendance.

Une mémoire conflictuelle

Fête savante, fête populaire19

16 Si les commémorations galiléennes résultent d’abord d’une négociation entre les intérêts parfois divergents des élites locales et nationales, tous s’accordent pour faire de ces célébrations une fête populaire, afin d’inspirer au peuple un sentiment de fierté municipal ou national, et un intérêt pour la science.

17 La double généalogie de la célébration pisane de 1839 apparaît emblématique de la difficulté à tenir ensemble les exigences d’une commémoration universitaire et l’ouverture d’une fête populaire. Si le congrès est d’abord un événement organisé par les savants pour les savants, les initiateurs de l’achat de la statue entendent au contraire associer l’ensemble des Pisans dans une célébration aux visées plus populaires. La jonction de ces deux logiques doit donc être lue comme une sorte de compromis, dans la mesure où la cérémonie comme la localisation finalement choisie pour la statue ne correspondent pas aux ambitions initiales. Cette solution intermédiaire laisse aux instigateurs de la venue de la statue à Pise une certaine

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amertume, qui se lit par exemple dans cette lettre écrite par le secrétaire de la commission Antonio dell’Hoste pour annoncer aux souscripteurs les conditions de l’inauguration : « Bien qu’il s’agisse d’une fête assez simple et complètement dépourvue de faste, la Commission était en devoir de faire connaître le présent avis à tous les souscripteurs »20.

18 L’inauguration de la statue le 2 octobre 1839 est pourtant un succès inattendu. Le discours solennel prononcé par le professeur de rhétorique italienne Giovanni Rosini devant ses pairs est massivement suivi, et très apprécié de tous. Les gazettes de Toscane et du reste de l’Italie se font l’écho de ce succès, en lui accordant souvent une place importante dans le récit du Congrès des savants. Ainsi, le journal vénitien Il Gondoliere fait ce récit de la journée : « Le deuxième jour restera pour toujours un jour mémorable des fastes pisans, et de la littérature, du fait de la cérémonie d’inauguration de la statue de Galilée. […] Imaginez la majesté de cette cérémonie. Un grand orchestre avec deux fanfares très nombreuses, les portiques débordant de la crème de la population des deux sexes, entourés des savants et d’illustres étrangers »21. De même, la course de bateaux sur l’Arno organisée en 1864 se présente comme une tentative d’intégrer des rituels populaires à une fête savante.

19 Cette volonté d’ouvrir les commémorations à un public plus large a une résonance particulière dès lors qu’il s’agit des femmes, grandes absentes traditionnelles du récit de l’histoire des sciences, et dont la présence aux cérémonies galiléennes ne manque pas de frapper organisateurs et commentateurs. Ainsi, en 1839, Il Gondoliere souligne la présence de « la population des deux sexes », le Giornale dei Letterari insiste aussi sur la présence d’« hommes et de femmes, jeunes et vieux », tandis que le Teatro universale manifeste au contraire des réticences de voir si peu de femmes dans le public, ce que l’auteur anonyme de l’article interprète comme un échec de la vocation vulgarisatrice de cet événement : « Il ne manquait pour embellir [la foule] que la présence de ce qui non seulement embellit, mais radoucit, et répand une fleur aimable toutes les fêtes. Chacun aura compris qu’il manquait le beau sexe […]. Et comment en effet pourrait-on atteindre le but désiré de rendre la science populaire si du groupe des scientifiques on devait éloigner nos mères, nos épouses et nos filles, ces femmes qui nous donnent la vie, le lait, la première éducation, l’affection, l’espérance, la joie et le réconfort, et qui sont depuis toujours la meilleure partie de notre pensée ? »22

20 La présence féminine est plus frappante encore aux commémorations de Padoue en 1892, où ce sont les femmes de la ville qui ont pris l’initiative d’offrir à l’Université un gonfalon destiné à orner la chaire de Galilée conservée par l’Université23. Le recteur de l’Université ne manque pas de souligner la signification que revêt cette initiative : « Et aujourd’hui, au nom vénérable de la plus haute gloire scientifique de notre faculté, vous voyez, Monsieur le Ministre, la partie la plus choisie de la population padouane, ses femmes, qui n’oublient pas que la culturelle intellectuelle est austérité et grâce, dignité et légèreté, force et amour, et que la femme peut aujourd’hui sortir du sanctuaire de la famille pour entrer dans l’antre sacré de la science, pour y apporter toute l’énergie du sentiment dont elle est capable, et réchauffer avec la flamme de l’affection la recherche souvent aride et laborieuse de la vérité »24.

21 S’il n’est alors nullement question de considérer les femmes comme des scientifiques potentielles à l’égal des hommes, leur présence est perçue comme un indice du caractère populaire et universaliste d’une cérémonie qui va au-delà de la communauté alors exclusivement masculine des scientifiques.

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22 Le retentissement des fêtes galiléennes se mesure plus généralement à la profusion poétique et littéraire à laquelle elles donnent lieu, inspirant de nombreux poètes et chansonniers. Les hymnes, odes et stances à Galilée fleurissent, et l’on dénombre pas moins d’une dizaine de poèmes directement dédiés à l’inauguration de 183925, un peu moins au tricentenaire 186426 et plus encore à l’occasion de la commémoration de 189227.

Des lieux de mémoire en concurrence

23 Le succès populaire de ces célébrations tient d’abord à la fierté patriotique que sollicite naturellement ce type d’événement. Une fierté à la fois nationale, mais également locale, qui voit chaque ville successivement se ressaisir d’un héros dont elle partage la mémoire avec les autres dans un contexte parfois conflictuel. Cette rivalité plus ou moins ouverte pour l’appropriation de la mémoire de Galilée se manifeste à trois niveaux : au niveau des initiateurs des commémorations, dans leur volonté de susciter l’émulation, à celui de la population, soucieuse de prendre sa part de la gloire du savant qu’elle célèbre, et enfin au niveau des débats historiographiques et scientifiques qui transposent à leur tour cette dialectique entre le national et le local, la petite et la grande patrie28.

24 Le localisme est présent d’abord dans l’esprit même des initiateurs des commémorations. Ainsi, à Pise en 1839, les membres de la commission pour l’inauguration de la statue de Galilée ne manquent pas de mettre en avant leur volonté de rendre le savant à sa ville natale, sans laisser à la seule Florence le soin d’honorer ce héros partagé. C’est ainsi que, dans une lettre qu’il adresse aux souscripteurs potentiels du monument, le président de la commission Antonio Simonelli met en avant les initiatives prises dans les autres villes toscanes, et en particulier la volonté affichée à Florence d’orner les loges de Giorgio Vasari qui longent la Galerie des Offices avec des statues d’illustres toscans, dans un esprit d’émulation qui ne va pas sans rivalité : « En cette époque où tous les Toscans contribuent par leurs souscriptions à faire installer les statues des hommes les plus illustres dans les loges de Giorgio Vasari dans la ville de Florence, il n’y a rien d’extraordinaire à ce que la Société pour le monument à Galilée à ériger à Pise veuille imiter cet exemple »29.

25 Au-delà de cette volonté des initiateurs du monument de réveiller la fierté pisane des éventuels souscripteurs, la prégnance de cette rivalité entre les deux principales villes de Toscane se ressent jusque dans les poésies parues pour célébrer l’inauguration du monument, et en particulier dans un sonnet de Gaetano Meccherini distribué à tous les participants de la réunion au cours de la cérémonie de clôture, qui sous le titre « Pisa : a Galileo » attise cette tension dans son dernier sizain : Car si Florence jouit (ô sort cruel) Parmi ses hauts mérites d’abriter en son sein Tes cendres qu’elle conserve jalousement De ta gloire éternelle, de ta bonne fortune, Qui devra être la plus heureuse et la plus fière Celle qui te donna une tombe, ou bien le berceau ?30

26 Cette rivalité locale apparaît enfin, avec une intensité non moins grande, à l’intérieur même du débat historiographique qui sous-tend la commémoration. L’identification de la maison natale de Galilée fait encore débat en 1839. Une tradition locale, née d’une mauvaise interprétation du livre de baptême dans lequel figure l’acte de naissance du

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savant, veut en effet que Galilée soit né dans une forteresse à Pise, un mythe repris par le graveur pisan Bartolomeo Polloni dans une illustration qu’il publie de la maison natale supposée de Galilée. Cette illustration provoque alors l’ire de l’historien Giusto Onesti, qui, dans une lettre ouverte à Polloni, lui fait reproche de reprendre ce mythe mal fondé. Ce qui est frappant pour notre propos dans cette lettre, c’est qu’avant de se lancer dans une démonstration savante pour disqualifier le dessin de Polloni, Onesti l’accuse par cette erreur de vouloir accaparer un scientifique italien pour la seule ville de Pise : « Quelle conséquence la gloire de l’Italie pourrait-elle tirer du fait que Galilée soit né à Pise, ou sous un autre ciel de notre belle Péninsule ? Quoi qu’il en soit, il serait toujours italien. De ce fait, partant de ce principe, tu n’aurais pas dû avoir ainsi cette étrange pensée, et concevoir un dessin qui montre les murs qui ont entendu ses premiers vagissements, par manque d’informations sur le vrai monument, dans le seul but d’apporter un nouveau lustre à ta patrie »31.

27 Au-delà de la discussion savante sur le lieu de naissance de Galilée, et la paroisse à laquelle il était rattaché, cette interpellation montre combien ce débat est imprégné de rivalités urbaines32. Giovanni Rosini lui-même doit payer son tribut à ce débat d’érudits dans la version publiée de son discours inaugural, en développant une longue note de bas de page destinée à argumenter que s’il n’est effectivement pas né dans la maison que la tradition lui attribue, Galilée est malgré tout indéniablement né Pisan33. Et c’est par une prétérition que Rosini se défend de nourrir les rivalités urbaines, que la conclusion du passage alimente bel et bien : « C’est donc notre ville qui a servi de berceau au grand homme. De Florence, où il exerçait le métier de marchand, son père vint ici pour chercher la bonne fortune. Et c’est donc ici que le marchand installa son domicile, là où il avait déménagé son commerce ; il semble donc que son fils pût à juste titre se dire nôtre ; mais loin de nous une quelconque ombre de guerre municipale. C’est ici qu’il naquit, et voilà tout. Si bien qu’il est doux de penser ce matin, que l’air que nous respirons, et la lumière qui nous illumine furent l’air qu’il respira la première fois et la lumière qui la première fois brilla dans les yeux de ce jeune immortel »34.

28 Le débat historiographie sur les lieux où Galilée a vécu traverse ainsi le demi-siècle de commémorations galiléennes. Tandis que Florence a dès le début du XVIIIe siècle choisi de distinguer la maison où Galilée a fini sa vie en implantant sur sa façade un buste du grand homme sculpté par Foggini, Padoue se met à son tour en quête des lieux que le savant a habités, qu’Antonio Favaro lui-même compile dans un ouvrage paru juste après les commémorations35. Et ce fin connaisseur de Galilée, auteur de plusieurs dizaines d’articles et ouvrages érudits sur le savant, ne peut s’empêcher, dans son ouvrage majeur consacré à Galilée à Padoue, de souligner dès l’introduction combien la vie à Padoue fut favorable à la créativité et à l’épanouissement d’un savant à qui l’air de Pise ne convenait pas36. Et de citer Apostolo Zenio pour confirmer que Padoue n’a « rien à envier aux autres villes sinon la chance de trouver un bon historien pour l’illustrer » 37.

Galilée italien

29 Au-delà des querelles savantes et populaires autour de l’appartenance locale de Galilée, il n’en demeure pas moins que la figure qui se dégage des commémorations galiléennes de 1839 à 1892 transcende les particularismes et établit une sorte d’idéal véritablement italien. Cette dialectique entre petite et grande patrie se trouve d’ailleurs bien résumée

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dans un article paru dans L’indicatore pisano le 10 octobre 1839 qui rend compte de l’inauguration. La concurrence avec Florence est soulignée dès l’ouverture de l’article, en rappelant que seule cette ville avait jusqu’alors payé son tribut à la mémoire de Galilée : « L’attachement de la patrie à Galilée était tel, et si glorieux, que le ciel voulut le répartir entre deux cités ; Florence l’avait bien senti, et un monument en atteste la reconnaissance là où à l’ombre de la Croix, l’autel et les tombes se partagent les honneurs. Mais ici, sur les rives de Pise, où trouver une stèle, ou un bronze à sa mémoire ? »38. Mais c’est bien sûr la nation italienne que se conclut l’article, comme une réconciliation après les rivalités urbaines : « Élève-toi dans notre temple du savoir où résonne encore cette voix puissante qui a renouvelé le monde des sciences. Qu’ici l’on puisse lire : “à Galilée, la patrie”, et rien de plus. L’étranger qui vient jusqu’à nous, s’il lui est arrivé de piétiner avec mépris une esclave italienne, face à un tel monument, devra sentir la force de notre fierté nationale »39.

30 Si le Galilée italien est déjà bien présent à Pise en 1839, il se dégage tout de même de notre étude une tendance à l’atténuation des rivalités urbaines et à la mise en avant de plus en plus nette de Galilée comme figure de l’unité nationale transcendant les particularismes locaux. Ainsi le recteur de l’Université de Padoue Silvestro Centofanti prend-il soin en 1892, après avoir salué la présence de représentants des autres villes italiennes, de mettre en garde les participants contre toute récupération locale de Galilée. De même, la périphrase qui désigne Galilée comme « l’illustre italien » [il sommo italiano], qui apparaît en 1864, devient un lieu commun des commémorations de 1892.

31 Cela n’implique pas que la compétition ait disparu des commémorations galiléennes ; mais elle est désormais davantage tournée vers l’extérieur de la péninsule. Ainsi les écrits érudits ont-ils recours à Galilée pour affirmer un primat italien sur les sciences, comme Machiavel ou Dante avaient pu servir à créer son équivalent dans le domaine littéraire40. La comparaison de son œuvre avec celle de Bacon, voire de Descartes, sert à affirmer le rôle historique de la science italienne et à enraciner une Italie scientifique antérieure à l’unification nationale, et capable de rivaliser avec les plus grandes nations européennes. Cette comparaison, qui apparaît pour la première fois dans le discours prononcé par Augusto Conti à Pise en 186441, est présente en 1892 aussi bien dans le discours inaugural des célébrations par le recteur de l’Université Silvestro Centofanti42 que dans les ouvrages savants, comme sous la plume de l’historien Pasquale Villari, dont l’essai Galileo, Bacone, e il metodo sperimentale peut être lu à de nombreux égards comme une tentative d’affirmer la primauté de l’un sur l’autre43.

Du conciliateur au héros de l’anticléricalisme

32 Cette affirmation nationale pourrait être de nature à attiser la tension autour de la délicate question du procès de Galilée. Cet épisode de 1633 reste un point sensible, et une arme potentiellement redoutable pour pointer les ingérences de l’Église dans le domaine des sciences. Le contexte de construction nationale, qui rencontre une nette opposition de l’Église dès son origine, encore renforcée par la prise de Rome et la perte des États du pape en 1870, rend le dialogue autour de Galilée d’autant plus difficile. De ce fait, l’utilisation de la figure de Galilée lors des commémorations connaît une évolution marquée, de la position de conciliateur qu’il occupe à Pise en 1839 à l’usage agonistique qui en est fait à Padoue en 1892.

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Galilée à Pise : le conciliateur

33 La réunion des savants italiens de Pise en 1839 marque un temps de tension importante entre les communautés scientifiques italiennes et l’Église, symbolisé par l’interdiction faite aux scientifiques des États pontificaux de prendre part au congrès. Un rapport du commissaire pontifical du quartier de Santa Croce à Florence précise les modalités de cette interdiction : « Il est connu que le Gouvernement pontifical a formellement et absolument interdit aux scientifiques de son État qui en sont salariés d’intervenir à [cette] réunion, et d’avoir des contacts avec les intervenants de ladite réunion »44.

34 La méfiance vis-à-vis de toute action de dimension nationale, et la présence parmi les participants à la réunion d’opposants notoires au pouvoir temporel du pape, parmi lesquels plusieurs exilés des États pontificaux, expliquent en bonne partie cette hostilité.

35 Pourtant, dès le début des célébrations, la position de l’Église apparaît plus ambivalente. Le choix de faire précéder la fête galiléenne d’une messe d’ouverture du congrès apparaît comme un premier signe d’apaisement45. Conçue comme un geste nécessaire de bonne volonté des scientifiques à l’égard des autorités politiques et religieuses de Pise, cette messe rencontre dès le départ le scepticisme des uns et des autres. Un échange de lettres entre le président du Buon Governo Giovanni Bologna et le capitaine de police Zamboni fait état de ces réticences : certains choristes de l’Église primatiale ont ainsi pris l’initiative de s’adresser à Rome pour s’assurer de l’approbation du pape, et l’on craint même à un moment qu’ils ne boycottent la cérémonie46. La situation se détend lorsqu’il est acquis pour chacun que la messe sera réservée aux seuls scientifiques catholiques, les autres, et en particulier les protestants, n’y étant pas conviés. Cet épisode témoigne à la fois de la méfiance réciproque des scientifiques et des religieux en même temps que de la volonté de passer outre, et se résout dans un compromis acceptable par tous.

36 De manière plus frappante encore, le discours prononcé pour inaugurer la statue de Galilée par le professeur de rhétorique Giovanni Rosini apparaît d’une particulière modération à l’égard de l’Église. Trois arguments sont tour à tour mis en avant pour réfuter toute interprétation opposant l’Église à la science. Le premier consiste à affirmer que Galilée a toujours soigneusement évité de s’opposer à l’Église, en se plaçant dans un ordre de vérité différent de celui de la théologie. Le second à faire de ce procès le résultat d’un complot ourdi par des courtisans jaloux de Galilée et non un enjeu autour du système copernicien, et le troisième à distinguer l’Église de l’Inquisition.

37 Le premier argument n’a rien de nouveau. Déjà, en son temps, Copernic s’était abrité derrière une hypothèse mathématique pour rendre son système compatible avec les Écritures47. Giovanni Rosini reprend cet argument à son compte dans ce contexte fort différent : « La première chose, c’est que (aussi persuadé que fût Galilée de la vérité du système copernicien), considérant la dureté des temps et l’ignorance universelle, […], en songeant enfin qu’il ne s’agissait pas d’une doctrine, d’où l’on puisse dériver un grand axiome de morale, ou dont dépende le bien-être des hommes : avisé comme il était, il prit soin de ne jamais défendre la doctrine copernicienne comme une thèse, mais toujours comme une hypothèse. Et ceci est un fait indiscutable, car il s’appuie non pas sur la déduction d’arguments lointains, mais sur ses propres paroles »48. Et Rosini

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de citer le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde et sa préface, dans laquelle on lit en effet : « À cette fin, j’ai pris dans la discussion le parti de Copernic, procédant en une pure hypothèse mathématique, cherchant par les voies les plus artificieuses à la présenter comme supérieure à celle de l’immobilité de la Terre, non pas absolument, mais telle qu’elle est défendue par certains »49.

38 Cette préface, qui n’est pas signée, alors que la dédicace qui la précède l’est, a souvent été interprétée comme une concession de Galilée à la censure, quand ce n’est pas comme un ajout pur et simple exigé de lui50. D’autres écrits de Galilée, dont Giovanni Rosini n’avait peut-être pas connaissance, permettent en tout cas de penser que cet argument est d’abord un artifice rhétorique destiné à se protéger de la censure51. Quoi qu’il en soit de la sincérité de Galilée en invoquant cet argument, son utilisation par Giovanni Rosini étonne d’autant plus que l’utilisation de la notion d’hypothèse mathématique pour distinguer l’ordre de vérité scientifique de celui de la vérité théologique est devenue dans l’intervalle une sorte de lieu commun des scientifiques pour se protéger de la censure. D’origine aristotélicienne, la distinction entre des vérités « absolues » et des vérités « ex hypothesis » demeure et a largement été reprise et rediscutée depuis Galilée, de Newton à Leibniz, et de Robert Boyle à Buffon, de sorte qu’en cette première moitié de XIXe siècle, il semble acquis pour tous que le système copernicien a une vocation de vérité objective et pas seulement de sauvetage des apparences52. Pour autant, le retour de cet argument largement discrédité dans le récit du procès de Galilée a ici une fonction bien précise : montrer que Galilée a toujours cherché à éviter de s’opposer à l’Église, et qu’il s’est lui-même efforcé de rendre son discours scientifique compatible avec le dogme chrétien.

39 Cette considération amène Giovanni Rosini à la conclusion que Galilée n’a jamais abjuré le système copernicien, puisque, écrit-il : « on ne peut se dédire de ce que l’on n’a jamais dit, ni abjurer une doctrine que l’on n’a jamais soutenue. »53 La distinction est de taille, car elle transforme profondément l’enjeu du procès de Galilée, qui n’oppose plus un scientifique à une doctrine religieuse, mais repose sur un simple malentendu.

40 Dès lors qu’il est ainsi établi que Galilée n’a pas voulu le conflit avec l’Église et que ce conflit n’aurait pas dû être au regard de ce qui a été dit et écrit, il reste à établir comment, malgré toutes ces précautions, Galilée a pu se retrouver devant un tribunal. La réponse de Giovanni Rosini consiste essentiellement à expliquer que Galilée a été victime d’une intrigue de cour : « Une autre vérité, qui n’est pas moins importante, c’est que les dialogues furent le prétexte, et non la cause, de ses mésaventures. La cause secrète en fut une atroce calomnie, faussement appuyée, et que l’on a crue vraie. De sorte que ce n’est pas au système copernicien, mais à la perfidie de ses ennemis qu’il faut imputer ce qui est arrivé »54.

41 Ainsi, après avoir déplacé le débat du plan théologique à l’hypothèse scientifique, Rosini le réduit à nouveau en en faisant une simple péripétie dans une lutte d’influence entre courtisans. Cette accusation vise explicitement le cardinal Antonio Barberini, dont Rosini rappelle qu’il avait cru se reconnaître dans le personnage de Simplicio, qui endosse dans le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde le rôle peu flatteur de l’aristotélicien borné55.

42 L’affirmation des enjeux de pouvoir qui sous-tendent le procès de Galilée peut paraître banale, si on la considère sous son apparente simplicité de théorie du complot. Elle trouve pourtant des échos dans l’historiographie galiléenne la plus récente, qui s’est attachée à démontrer combien les enjeux de pouvoir à la cour des Médicis comme à

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Rome avaient pesé dans le procès de Galilée56. L’ensemble du discours de Giovanni Rosini met en effet en avant les mécanismes de cour comme déterminants dans les différentes étapes de la carrière de Galilée. Rosini ne va certes pas jusqu’à envisager que Galilée ait pu lui-même se mêler à ces luttes de pouvoir, mais le seul fait de les mentionner est un indice précieux pour comprendre le sens de la démonstration. L’enjeu est en effet moins de savoir si ces affirmations de Rosini sont fondées ou non, que de constater que l’effet recherché est ici de réduire la question scientifique, celle de l’héliocentrisme et du système copernicien, au rang d’un simple prétexte, mettant ainsi en avant des facteurs du procès de Galilée que l’historiographie aura tendance à négliger très largement dès la seconde moitié du XIXe siècle. De ceci il résulte ce fait paradoxal que devant un congrès de scientifiques, l’orateur réduit une des questions scientifiques les plus fameuses et une des références ultimes des scientifiques à une cabale de courtisans.

43 Les éléments ainsi posés, le professeur de rhétorique peut conclure cette série de déplacements du problème pour désamorcer l’opposition entre l’Église et les scientifiques que pourrait susciter l’évocation du procès de Galilée. Pour contrer l’idée que, malgré les précautions de Galilée, malgré le rôle moteur des calomnies et des jalousies, Galilée a bel et bien été contraint à l’abjuration, et le système copernicien condamné, Rosini a recours à un dernier argument, qui consiste à charger l’Inquisition pour mieux exonérer l’Église. Ainsi conclut-il sa démonstration : « La querelle n’a pas opposé le Philosophe à l’Église, qui n’a jamais condamné le Système copernicien – car l’Inquisition n’est pas l’Église, pas plus que ses décrets ne sont des dogmes – mais le Galilée calomnié à un homme puissant, à qui l’on a fait croire qu’il avait été offensé »57.

44 Cette conclusion ne laisse guère de doute sur la volonté de Giovanni Rosini de faire de cette inauguration non pas une provocation supplémentaire vis-à-vis d’une Église déjà très méfiante à l’égard de la Réunion des scientifiques, mais une main tendue, une démonstration de la compatibilité, et même du lien nécessaire entre la science et la religion.

45 On aura beau jeu de voir dans la modération des propos de l’apologue un effet de la censure, et il faut en effet retenir le décalage qui existe entre un discours oral insaisissable pour l’historien et son édition, relue par les autorités. On dispose à cet égard du rapport d’un capitaine de police, Teodulo Botti, qui n’a pas assisté à l’inauguration, mais revient le lendemain sur le contenu du discours, et prescrit quelques modifications en vue de sa publication : « Il se dit que dans le discours prononcé hier par monsieur le professeur Rosini à l’occasion de l’inauguration de la statue de Galilée, il y avait quelques expressions trop vibrantes contre le pape Urbain VIII, et le recteur de l’Université de Pise de l’époque, qui mériteraient d’être retirées au cas où M. Rosini voudrait faire publier son discours, comme il semble y être disposé »58.

46 La censure aura donc sans aucun doute amendé le discours, puisque la version qui nous est parvenue n’attaque à aucun moment frontalement ni Urbain VIII ni le recteur de l’Université. Pour autant, si les noms ont disparu, les allusions restent transparentes, et l’on n’a aucune raison de penser que ce discours, que le rapport du représentant du Buon Governo sur place qualifiait de « très conforme à l’histoire »59 ait été bouleversé par la censure. Mieux encore, le très court intervalle qui sépare l’inauguration de la distribution du texte, qui n’est que de quinze jours, ce dont Rosini s’excuse lui-même en

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préambule de la version imprimée, rend inenvisageable une quelconque réécriture du texte, et limite nécessairement le rôle de la censure à quelques ajouts et suppressions.

De Pise à Padoue : Galilée anticlérical

47 La commémoration de Pise en 1864 apparaît à bien des égards comme un point de basculement. Des éléments précédents, il reste le choix d’ouvrir la célébration dans une église, et plus précisément dans celle où Galilée a été baptisé comme pour souligner qu’en dépit de ses déboires avec l’Inquisition, Galilée n’a jamais cessé d’être catholique. Silvestro Centofanti souligne également dans son discours le soin que Galilée avait pris de montrer combien ses théories étaient compatibles avec les Écritures.

48 La question du rapport entre l’Inquisition et l’Église apparaît pourtant plus disputée qu’en 1839. Ainsi, l’historien catholique libéral Cesare Balbo continue à plaider pour une distinction nette entre ces deux entités pour dédouaner l’Église des persécutions subies par Galilée : « Le procès de Galilée n’est pas glorieux, sans doute, pour les prélats qui y prirent part ; mais les prisons et les tourments qu’on lui ajoute sont autant d’exagérations, et il est plus grave encore d’attribuer au Saint-Siège l’œuvre de l’Inquisition »60. Mais ce discours tenu dans le cadre d’un ouvrage historiographique n’est plus dominant, et à la tribune, c’est une position plus hostile qui l’emporte. Ainsi le recteur Centofanti n’hésite-t-il pas à s’en prendre directement à « l’autorité abusive de l’Église »61 tandis qu’il balaye l’argument de l’hypothèse défendu par Rosini en 1839 pour mettre au contraire en valeur le fait que Galilée a dépassé Copernic en faisant passer l’héliocentrisme de simple hypothèse au statut de vérité scientifique62. Et les mots de conclusion du discours sonnent comme une attaque sans ambiguïté à l’égard de l’institution ecclésiastique, même si elle prend soin encore une fois de la distinguer de la foi chrétienne : « Le christianisme est la religion de l’amour, de la fraternité universelle et du rachat de l’homme […] ; et vous, ministres de cette religion d’amour, vous en faites un instrument de sottes persécutions et d’injustes condamnations, et vous vous faites bourreaux au nom de celui qui vous apprend à mourir pour les autres. […] Honte à vous d’être à l’origine d’une si absurde et monstrueuse contradiction. Apprenez une bonne fois à être chrétiens »63.

49 Le cheminement vers une utilisation anticléricale du procès de Galilée n’est certes pas univoque. La décision d’installer une statue du savant sur la façade rénovée de la cathédrale de Florence souligne la persistance des efforts pour réconcilier l’Église et Galilée de même que la raison et la foi. Cette décision doit beaucoup à Augusto Conti, alors conseiller à l’Instruction supérieure de Florence, un catholique modéré que l’on retrouve à Padoue 28 ans plus tard, représentant désormais bien isolé de ce qu’Antonio Pacinotti, recteur de l’Université de Pise appelle avec une pointe de mépris « l’aristotélisme moderne », cette tentative qu’il juge vaine de tenir ensemble aristotélisme, galiléisme et foi chrétienne : « L’aristotélicien moderne, dans sa tentative d’arranger Galilée à sa façon, avait certes d’excellentes intentions ; et même si je doute que le résultat puisse correspondre à ces bonnes intentions, j’imagine qu’il espérait ainsi atténuer les frottements entre la raison et la foi »64.

50 C’est qu’entre-temps, les tenants d’une position plus radicale sont devenus largement dominants à l’Université, renforcés par le contexte d’hostilité qui s’est développé entre l’Église et l’Italie nouvelle au moment de la prise de Rome et de sa proclamation comme capitale du royaume. Ainsi le discours d’Antonio Favaro au cours des célébrations de

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Galilée se conclut-il par une attaque en règle : « La Curie romaine a désormais soldé ces deux graves erreurs [les condamnations de Galilée et de Giordano Bruno]. Le monument que la nouvelle Italie a érigé sur le Campo dei Fiori, même s’il ne s’élève pas sous la coupole de Saint Pierre, come l’aurait souhaité Draper, a vengé le bûcher scélérat. Galilée s’était déjà vengé le jour même où Rome dut sortir de l’Index le Dialogue condamné, et faire enseigner pour vraie la doctrine hérétique dans une chaire de l’Université pontificale »65.

51 Le ton beaucoup plus offensif, le parallèle avec Giordano Bruno dont la statue vient d’être érigée sur le Campo dei Fiori dans un contexte d’extrême tension avec le pape, l’allusion à John W. Draper et à son Histoire du conflit entre la religion et la science66, montrent que l’utilisation politique de Galilée dans les rapports de la science à l’Église s’est quasiment inversée. Et s’il est vrai que le nom de Giordano Bruno n’a à notre connaissance jamais été cité au cours des commémorations officielles de 1839 et 1864, on le retrouve au contraire à de nombreuses reprises dans les discours de 1892, établissant une continuité historique entre les deux procès que les célébrants précédents se refusaient à envisager.

*

52 Le contraste saisissant entre les bornes de notre étude, séparées d’un demi-siècle, permet de mesurer la fracture apparue entre la communauté scientifique et l’Église au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, une fracture qu’une part importante de l’historiographie de la fin du XIXe siècle a contribué à faire passer pour universelle, alors que le tableau de 1839 est plus nuancé.

53 Si Galilée fut tout au long de la période célébré comme un héros rassembleur, les différents aspects de son personnage et de sa biographie successivement mis en avant permettent de construire une figure différente selon le contexte : figure de réconciliation des savants avec le peuple, et de la science avec la foi en 1839, il est aussi un objet d’appropriation pour la ville de Pise face à sa voisine et rivale florentine. Figure d’unité nationale, de dépassement des conflits locaux et socle de la réécriture nationale de l’histoire de la science italienne en 1864, il bascule déjà dans le paradigme de la libre-pensée que la prise de Rome et la méfiance réciproque nouvelle entre les scientifiques de l’Université et l’Église catholique rendront omniprésent lors de la commémoration de Padoue en 1892.

NOTES

1. « C’è di che suscitare l’invidia delle altre nazioni verso questa alma parens frugum, e d’uomini grandi ; ma c’è anche da fare barbottare più d’uno, e in Italia e fuori, contro la nostra mania festaiuola », Guido Mazzoni, « Le feste galileiane a Padova », Nuova antologia, ser. 3, fasc. XXIII, 1er décembre 1892, p. 544.

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2. « Il nome di Galileo, nella seconda metà di questo secolo, si è celebrato in tre memorabile date : a Pisa, pel terzo Centenario dalla nascita del grand’uomo ; a Firenze, per la collocazione della sua effigie maestosa sulla Facciata monumentale di Santa Maria dei Fiore ; a Padova, pel Terzo centenario della prima Lezione ch’Egli, nell’Aula di tanto insigne Università, tenne al cospetto d’una moltitudine plaudente. » Augosto Conti, « Tre Glorificazioni di Galileo », in Omaggi a Galileo Galilei per il terzo centenazio dalla inaugurazione del suo insegnamento nel Bò, Padova, Tip. Giovanni Battisata Randi, 1892, p. 11. 3. Gilles Pécout, Naissance de l’Italie contemporaine, Paris, Armand Colin, 2004. 4. La construction de la figure de Galilée au XIXe siècle à travers ses rééditions et les relectures de son procès a donné lieu à une importante bibliographie dont nous ne donnons ici que quelques grandes lignes : Gianni Micheli, « L’idea di Galileo nella cultura italiana dal XVI al XIX secolo », in Paolo Galuzzi et al. [dir.], Galileo ; la sensata esperienza, 1988, p. 163-86. Michael Segre, « The Never-Ending Galileo Story », in Peter Machamer (ed.), The Cambridge Companion to Galileo, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 388-416. Franco Bertolucci [dir.], Galilei e Bruno nell’immaginario dei movimenti popolari fra Otto e Novecento, Pise, Biblioteca Franco Serantini, 2001. Il convient d’y ajouter la publication prévue des actes d’un colloque consacré à « Galileo nella coscienza nazionale : miti e frustrazioni nell’Italia dell’Ottocento e del Novecento », tenu à Florence les 7 et 8 novembre 2008 au Centro Romantico del Gabinetto scientifico letterario G.P. Vieusseux. 5. Pietro Redondi, Galilée hérétique, Paris, Gallimard, 1985 [1983 pour l’édition italienne]. 6. Marco Cini, « L’ambigua costruzione di un’identità nazionale : le celebrazioni di Galileo a Pisa (1864) », in Franco Bertolucci [dir.], Galilei e Bruno nell’immaginario…, op. cit., p. 67-84. 7. Pietro Redondi, « Dietro l’immagine. Rappresentazioni di Galileo nella cultura positivistica », Nuncius, IX, 1994, fasc.1, p. 65-116. 8. En particulier « Il Congresso degli scienziati in Pisa nell’ottobre 1839 », Teatro universale, supplemento al n° 277, 4 pages, p. 2-3. Lettera del Prof. Giuseppe Del Chiappa al Dott. N… Di Venezia, Il Gondoliere, Anno 7, n° 42-44, p. 1. G. Tabani, « Un monumento al Galileo in Pisa », L’Indicatore pisano, Giovedì 10 Ottobre 1839, p. 1. Cf. également La Gazzetta di Milano, n° 295, martedì 22 octobre 1839. 9. « Primo progetto fatto da L. Ruschi per l’erezione di una statua del Galileo. Progetto di assicuazione per un monumento a Galileo Galilei da inaugurarsi nel Camposanto di Pisa in occasione della Luminaro del 1839 », Harvard University, Widener Library, Houghton LSoc2521.50.10. 10. Manifesto per l’acquisto della statua di marmo di Galileo scolpita da Emilio Demi, Museo Galileo (Florence), Archivio Riunioni degli scienziati italiani (1839-1862), Lettere e carte diverse. 1839, ms. 3.378. 11. L’expression est empruntée à Ilaria Porcianiqui désignait par là des célébrations post- unitaires : Ilaria. Porciani, La festa della nazione ; Rappresentazione dello Stato e spazi sociali nell’Italia unita, Bologne, Il Mulino, 1997. 12. Cette initiative de 1834, proposée à l’origine par le typographe Vincenzo Batelli, et approuvée par un décret grand-ducal de 1835, consiste à faire appel à la contribution de 4 000 Toscans pour financer 28 statues de Toscans illustres, confiées à de jeunes sculpteurs de la région, à établir dans les loges qui longent la galerie des Offices. Galilée est retenu par la « Députation florentine pour accomplir la décoration des Loges des Offices en l’honneur d’illustre Toscans » et sa statue est inaugurée en même temps que les autres en 1856. Voir à ce sujet : L’inaugurazione delle XXVIII statue di illustri Toscani nel portico degli Uffizi in Firenze – Ricordo agli amatori sinceri delle glorie nazionali, Firenze, 1856. 13. Sur Antonio Favaro, cf. Federico Seneca, « Antonio Favaro, studioso di Galileo », in Istituto veneto di scienze, lettere ed arti, Galileo Galilei e la cultura veneziana, actes du colloque tenu à Venise 18-20 juin 1992, p. 381-404. Sur Favaro et l’édition nationale des œuvres de Galilée,

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consulter Castagnetti Giuseppe et Camerota Michele, Antonio Favaro and the Edizione Nazionale of Galileo’s Works, in Jürgen Renn (ed.). Galileo in Context. Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2001, p. 357-361. L’édition nationale de Galilée était elle-même en cours de publication lors des commémorations de 1892 : Galileo Galilei, Le Opere di Galileo Galilei, Edizione Nazionale, éditées par Antonio Favaro, Florence, Barbera, 1890-1909. 14. De la riche bibliographie sur les congrès des scientifiques italiens, on retiendra surtout Giuliano Pancaldi [dir.], I Congressi degli scienziati nell’età del positivismo, Bologne, CLUEB, 1983 ; et, pour une étude d’histoire comparée avec la France sur une plus longue période, particulièrement attentive à la sociologie des congrès, cf. Maria Pia Casalena, Per lo Stato, per la nazione : I congressi degli scienziati in Francia ed in Italia ; 1830-1914, Rome, Carocci, 2007. Une bibliographie très complète des différentes contributions sur le congrès de Pise se trouve également dans le volume Pisa Ottobre 1839. Il primo Congresso dei dotti a Pisa, Pise, Biblioteca universitaria, 1989. 15. Sur Gaetano Giorgini, voir en particulier : Giovanni Sforza, Delle esequie solenni del senatore Gaetano Giorgini, Lucques, Canovetti, 1875 ; et Gino Loria, « Intorno alla vita e le opere di Gaetano Giorgini », Giornale di matematiche ad uso degli studenti delle università italiane, 1893, 31, p. 23-31. 16. Voir par exemple la lettre dans laquelle il annonce à la fois la messe d’ouverture et l’inauguration de la statue de Galilée, Lettera di Gaetano Giorgini in merito alla funzione religiosa da celebrarsi in occasione dell’apertura del Congresso e alla cerimonia per l’inaugurazione della statua di Galileo, 30 septembre 1839, Museo Galileo (Florence), Archivio Riunioni degli scienziati italiani (1839-1862), Lettere e carte diverse. 1839, ms. 3.359. 17. Cf. la lettre de Luigi Torelli à Silvestro Centofanti, Archivio di Stato di Pisa, R. Prefettura di Pisa 811 bis, Inserto di lettere autografe relative alla festa celebrata in Pisa il dì 18 febbraio 1864 (lettera datata 12 novembre 1863), citée in Marco Cini, « l’ambigua costruzione di un’identità nazionale… » op. cit. 18. Le discours est reproduit in Il Centenario di Galileo Galilei celebrato dagli Studenti dell’Università di Torino Addì 21 febbraio 1864, Turin, Stamperia dell’Unione Tipografica Editrice, 1864. 19. Sur les tensions entre aspirations populaires et exigences institutionnelles des célébrations nationales, on consultera Ilaria Porciani, La festa della nazione…, op. cit., et en particulier le chapitre 3 : « Una festa per le istituzioni, una festa per il popolo », p. 97-142. 20. « Benchè si tratti di una festa assai semplice e priva affatto di sfarzo, la Commissione era nel dovere di far giungere il presento avviso ad ogni Sottoscrittori » Note d’Antonio dell’Hoste aux souscripteurs pour leur annoncer l’inauguration de la statue (sans titre), 26 septembre 1839, conservée in Relazioni intorno alla riunione degli scienziati tenuta in Pisa nel 1830 coll’aggiunta delle notizie sui congressi scientifici in generale, Pisa, Tipografia Nistri, 1839. 21. « Il giorno due poi sarà per sempre memorabile ne’ fasti pisani e della letteratura, per la augusta funzione della inaugurazione della statua del Galileo. […] Immaginatevi la maestà di questa funzione. Grande orchestra con due bande numerosissime, pieni i portici del fiore della popolazione de’ due sessi, i dotti ed altri illustri stranieri frammisti ad essa. » Lettera del Prof. Giuseppe Del Chiappa al Dott. N… Di Venezia, Il Gondoliere, Anno 7, n° 42-44, p. 1. 22. « Nè mancava ad abbelirla la presenza di chi non solo abbelisce, ma raggentilisce e sparge di un fior di cortesia tutte le feste. Ognuno già intende che favelliamo del sesso leggiadro[…]. E come mai si potrebbe pervenire al vagheggiato scopo di rendere popolare la scienza, se dal consorzio degli scienziati si tenessero lontane le madri, le spose, le figlie nostre, quelle donne infine che ci danno e la vita ed il latte e la prima educazione e gli affetti e le speranze e le gioie e i conforti, e che sono in ogni età la miglior parte de’ nostri pensieri ? », « Il Congresso degli scienziati in Pisa nell’ottobre 1839 » supplément du Teatro universale, supplemento al n° 277, p. 3.

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23. « Istromento del giorno 4 dicembre 1892 con cui nella ricorrenza del trecentesimo anniversario dalla prelazione di Galileo Galileo le Donne Padovane offrirono in dono un Gonfalone alla R. Università di Padova » in Onoranze a Galileo Galilei nel terzo centenario dalla sua prelezione nell’università di Padova, Dicembre 1892, Narazzione e documenti, Padova, Tip. Giovanni Battista Randi, 1896, p. 11. 24. « Ed oggi, nel venerato nome della più alta gloria scientifica del nostro Ateneo, Voi vedete qui adunata, on. Ministro, la parte più eletta della cittadinanza padovana, le sue Signore, le quali non hanno dimenticato che la coltura intellettuale è austerità e grazia, dignità e leggiadria, forza ed amore, e che la donna può oggigiorno uscire dal santuario della famiglia per entrare nei sacri recinti della scienza, portandovi tutta l’energia del sentimento di cui essa è capace, e riscaldando colla fiamma dell’affetto la ricerca troppo sovente arida e faticosa della verità. » Galileo Ferraris, Onoranze centenarie a Galileo Galilei ; discorso del rettore magnifico, Padova, Stabilimento Prosperini, 1892, p. 4. 25. L’essentiel de ces poèmes est regroupé dans un volume paru dès 1839 : Nella solenne inaugurazione della statua di Galileo rime degli Arcadi della Colonia Alfea offerte in omaggio agli scienziati italiani nel loro primo Congresso in Pisa nell’ottobre 1839, Pisa, fratelli Nistri, 1839, 35 p. Mais d’autres poèmes ont pu être retrouvés par ailleurs comme Silvestro Centofanti, « Per l’inaugurazione della statua di Galileo nell’Ateneo pisano ai cultori delle scienze naturali congregati per la prima volta in Italia nella città di Pisa », signé « i lavoranti della Tipografia galileiana O.D.C » Florence, 1839, ou Tommaso Paoli, « Per l’inaugurazione della statua di Galileo, stanze del D. Tommaso Paoli di Pisa », Pisa, Niccola Capurro, 1839. 26. On trouvera la référence de plusieurs de ces textes in Maro Cini, « l’ambigua costruzione di un’identità nazionale… », op. cit. 27. Voir par exemple Luigi Zellini, Homo : Ode per le feste centenarie di Galileo Galilei in Padova, Bassano, Tip. Edoardo Fontana, 1892. Antonio Fabris, Al popolo italiano nelle feste centenarie di Galileo Galilei : Ode, Bassano, Padova, Fratelli Drucker, 1892. Giovanni Tecchio, Galileo Galilei : Ode, Padova, Fratelli Drucker, 1892. 28. Sur les rivalités urbaines et leur relation avec la construction nationale, on consultera Steen Bo Frandsen, « La Città italiana fra tradizione municipalistica e gerarchia nazionale durante il Risorgimento », Meridiana, 33, 1998, p. 83-106. 29. « In un tempo un cui tutti i Toscani concorrono colle loro soscrizioni a fare collocare le Statue degli Uomini i più Illustri presso le Logge di Giorgio Vasari nella Città di Firenze, non è da far maraviglia se anché la Società pel Monumento da erigersi in Pisa al Galileo ha voluto imitar quell’esempio ». 30. « Che se a Fiorenza gode (ahi sorte acerba !)/Fra gli alti pregi che in suo grembo aduna/Del cener tuo che in lei gelosa o serba ;/Di qual gloria maggior, di qual fortuna/Andar dovrà più lieta e più superba,/Chi la tomba ti diede, o chi la culla ? » « Pisa a Galileo », Sonetto del Cav. Gaetano Mecherini in Rime degli Arcadi della Colonia Alfea nella solenne inaugurazione della statua di Galileo, avvenuta in Pisa nel 2 ottobre 1839, Pisa, Tipografia Nistri, 1839, p. 9. 31. « Quale implicanza potrebbe arrecarsi alla gloria d’Italia sostenendo che il Galileo sia nato in Pisa, ovvero sotto altro Cielo della nostra bella Peninsola ? In ogni modo sarebbe sempre Italiano. Pertando, notrendo questo principio, tu non potevi stranamente aver pensamento, e ideare un disegno che additasse le mura che udirono i di lui primi vagiti per mancanza di notizie che ne segnino il vero monumento, in vista di arrecare novello lustro alla Patria. » Lettera di Giusto Onesti diretta a B. Polloni, reproduite in Relazioni intorno alla riunione degli scienziati tenuta in Pisa nel 1830 coll’aggiunta delle notizie sui congressi scientifici in generale, Pisa, Tipografia Nistri, 1839, non paginé. 32. Le débat se poursuit d’ailleurs, avec en particulier la publication d’un échange de lettres entre Giusto Onesti et Placido Costanzi sur le même sujet : Placido Costanzi, Breve corrispondenza tra Placido Costanzi e Giusto Onesti intorno ad alcune produzioni di B. Polloni, s.l., 1839, consultable

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en ligne sur le site du Musée Galilée de Florence : http://fermi.imss.fi.it/rd/bdv?/bdviewer/ bid=000000370689 [dernière consultation le 12 octobre 2012], et jusqu’en 1864, où l’illustration de Bartolommeo Polloni est reprise dans un opuscule du tricentenaire publié par Francesco Buonamicisous le titre Trigesimo natalizio di Galileo. 33. Dans une longue note ajoutée à son discours, Rosini répond point par point, et sans le nommer, aux objections de Giusto Onesti, Giovanni Rosini, « Orazione del Prof. Rosini per l’inaugurazione della statua del Galileo », in Atti della prima riunione degli scienziati italiani, Pisa, 1839, p. 275-276. 34. « Questa nostra città diede la culla al grand’uomo. Da Firenze, dove esercitava la mercatura, qui venne il padre suo, per cercare fortuna migliore. E siccome il mercadente là stabilisce il suo domicilio dove trasporta i suoi traffici ; pare che a giusto titolo si potrebbe il figlio chiamar nostro ; ma lunge da noi qualunque ombra di gare municipali. Egli qui nacque, e ciò basta. Sicchè dolce cosa in questa mattina sarà il riccordare, che l’aura che respiriamo, e la luce che c’illumina, fu l’aura che respirò la prima volta ; e la luce fu che la prima volta brillò negli occhi del fanciullo immortale », ibid., p. 275. 35. Antonio Favaro, Delle case abitate da Galileo Galilei in Padova, Padova, Tip. Gio. Batt. Randi, 1893. 36. Antonio Favaro, Galileo Galilei e lo studio di Padova, Padoue, Antenore, 1966 [1883]. 37. Ibid., p. XIV. 38. « L’esser patrio al Galileo era tale e tanto dono di gloria che il cielo lo volle partito fra due dittadi avventurose, Fiorenza ven lo sentiva, e un monumento ne attesta la riconoscenza là dove là dove all’ombra della Croce l’are e le tombe si dividono gli onori. Ma qui sulle rive di Pisa, ove una pietra, ove un bronzo ricordevole ? », G. Tabani, « Un monumento al Galileo in Pisa », L’indicatore Pisano, 10 octobre 1839, p. 1. 39. « Sorga nel nostro tempio del sapere ove suona ancora poderosa quella voce che rinuovò il mondo delle Scienze. Vi si lega scolpito – Al Galileo la Patria – e basterà. Lo straniero che trattà fino a noi, se avrà potuto calpestare con dispregio una gleba italiana, in faccia a tal monumento sentirà fiacco il nazionale orgoglio », Ibid. 40. Giuliano Albarani, Il mito del primato italiano nella storiografia del Risorgimento, Roma, Unicopli, 2008. 41. Augusto Conti, « Galileo », Pise, 1864, reproduit in Storia della filosofia, Firenze, G. Barbèra, 1899 (cinquième édition), t. 2, chapitre 16, p. 45-368. 42. Silvestro Centofanti, Discorso letto nell’aula magna della R. Università di Pisa dal rettore Silvestro Centofanti nel terzo centenario della nascita di Galileo Galilei, Pisa, Tipografia Nistri, 1864. 43. Pasquale Villari, Galileo, Bacone e il metodo sperimentale, Pisa, s.n., 1864. 44. « È noto purtroppo che il Governo Pontificio ha data assoluta e formale proibizione agli scienziati dal suo Stato provveduti di salario, d’intervenire alla suindicata riunione e di avere del pari communicazione cogli intervenienti alla riunione stessa […] ». Rapport du Commissario del Quartiere di Santa Croce in Firenze, Archivio di Stato di Firenze (dorénavant ASF), Archivio segreto del Buon Governo (dorénavant ASBG), 252, 189, 4 octobre 1839. 45. Sur cet épisode, voir en particulier Elisa Tacchi, « Il primo Congresso degli scienziati in Pisa », Studi storici, 1903, 12, p. 243-248. 46. Cet échange, largement repris par Elisa Tacchi, est conservé in ASF, ASBG, 252, 120-121. 47. Voir l’introduction de Copernic à ses Révolutions des sphères célestes sous le titre « Au lecteur, sur les hypothèses de cet ouvrage ». 48. « La prima si è, che (quantunque il Galileo persuaso fosse della verità del Sistema Coperniciano) considerando l’infelicità de’ tempi suoi nell’universale ignoranza ; […] riflettendo in fine, che non trattavasi d’una dottrina, da cui derivasse un grande assioma di morale, nè da cui dipendesse il ben essere degli uomini : savio com’era, non prese mai a sostenere e difendere la

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Dottrina Copernicana come tesi, ma ne trattò come ipotesi sempre. E questo è un fatto impugnabile, perchè si prova non già con deduzione di argomenti lontani, o incerti ; ma coll’espressione chiara e semplice delle sue stesse parole » in « Orazione del Prof. Rosini… », op. cit., p. 292. 49. « A questo fine ho presa nel discorso la parte Copernicana, procedendo in pura ipotesi matematica, cercando per ogni strada artifiziosa di rappresentarla superiore, non a quella della fermezza della Terra assolutamente, ma secondo che si difende da alcuni », Galileo Galilei, Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo, Madrid, Rizzoli, 2003, p. 167. 50. Voir à ce sujet la note qu’Antonio Beltrán Marí situe dans son édition du Dialogue sur cette préface, en s’appuyant sur une lettre du padre Niccolò Riccardi du 19 juillet 1631 qui réclame clairement cet ajout, ibid., p. 165. 51. On songe par exemple aux « Considérations sur l’opinion coperniciennes », rédigées par Galilée mais inédites jusqu’à leur publication dans les Atti dell’Accademia dei Lincei en 1882, reproduites par Maurice Clavelin in Maurice Clavelin, Galilée copernicien, Paris, Albin Michel, 2004, p. 385-412, où l’on lit : « Ceux qui persistent à affirmer que Copernic, comme astronome, a considéré seulement ex hypothesi la mobilité de la terre […] montrent (et cela soit dit sans malveillance) qu’ils se sont trop fiés à ceux qui parlent davantage selon leur vision propre qu’à partir d’une connaissance assidue de l’ouvrage de Copernic et des problèmes en jeu ; en suite de quoi leur discours manque forcément de justesse », p. 390. 52. Sur le statut des hypothèses et leur valeur de vérité, lire en particulier Ernan McMullin, « Hypothesis » in Wilbur Applebaum (ed.), Encyclopedia of the Scientific Revolution ; From Copernicus to Newton, New York-Londres, Garland Publishing, 2000, p. 315-318. 53. « Uno dedirsi non può di quello che non ha mai detto, nè abbiurare una dottrina, che non ha mai sostenuto », in « Orazione del Prof. Rosini… », op. cit., p. 293. 54. « L’altra verità, non meno importante, si è, che i Dialoghi furono il prestesto, non la causa delle sue sventure. La causa segreta fu un’atroce calunnia, falsamente appostagli, e creduta vera. Sicchè non al Sistema Copernicano, ma alla perfidia de’suoi nemici si debbe imputare quanto avvenne », in « Orazione del Prof. Rosini… », op. cit., p. 293. 55. Rosini appuie cette identification sur une lettre du père Castelli à Galilée du 22 décembre 1635 qui réfute cette interprétation mais accrédite l’idée que Barberini s’est cru visé. Cette lettre a fait l’objet en 1821 d’une première publication dans un ouvrage de Giambattista Venturi, qui est une référence récurrente du discours de Rosini : Giambattista Venturi, Memorie e lettere inedite finora o disperse di Galileo Galilei, ordinate ed illustrate con annotazioni dal cav. Giambatista Venturi, Modène, 1818-1821, 2 vol. 56. Voir à ce propos Mario Biagioli, Galileo Courtier : The Practice of Science in the Culture of Absolutism, Chicago, University of Chicago Press, 1993. 57. « La querela non insorse fra il Filosofo e la Chiesa, che non ha mai condannato il Sistema Copernicano – perché l’Inquisizione non è la Chiesa, nè i suoi decreti son dogmi – ma tra il Galileo calunniato e l’uomo potentissimo, a cui si fece credere di essere stato offeso […]. », in « Orazione del Prof. Rosini… », op. cit., p. 293. 58. « Sentesi che nel discorso recitato ieri dal sig. Professore Rosini nella circostanza dell’Inaugurazione della statua di Galileo, vi fossero delle espressioni troppo vibrate contro il Papa Urbano VIII, e il Provveditore dell’Università di Pisa in quel tempo, le quali meriterebbero di esser tolte, qualora il sig. Rosini volesse fare stampare questo suo discorso, come sembra disposto », Rapport de l’inspecteur de police Teodulo Botti sur la première réunion des scientifiques italiens, 3 octobre 1839, ASF, ABG, n° 252, 149. 59. Rapport de Giulio Ragnoni adressé au président du Buon Governo, 2 octobre 1839, ASF, ASBG, 252, n° 126. 60. « Il processo di Galileo è brutto senza dubbio per li prelati che v’ebber parte ; ma le carceri, i tormenti aggiuntivi sono grave esagerazioni, e più grave quella di attribuire alla Santa Sede

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l’opera dell’Inquisizione. » Cesare Balbo, Sommario di storia d’Italia, Firenze, Le Monnier, 1865, p. 348. 61. Silvestro Centofanti, Discorso letto nell’aula magna della R. Università di Pisa dal rettore Silvestro Centofanti nel terzo centenario della nascita di Galileo Galilei, Pise, Tipografia Nistri, 1864. p. 13. 62. Ibid., p. 14. 63. « Il Cristianesimo è la religione dell’amore, della fraternità universale, e dell’umano riscatto […] voi ne fate stromento di persecuzioni stolte e d’ingiuste condannazioni, e vi rendete anco carnefici nel nome di Colui che v’insegnò a morire per gli altri. […] Vergognatevi di esser cagione di così assurdo, e mostruoso contrasto, ed imparate una volta ad essere cristiani. » Ibid., p. 17. 64. « Il moderno Aristotelico nel tentativo di accomodare il Galileo a modo suo, ritengo abbia avuto intenzioni eccellenti ; e benché io dubiti che l’esito possa non corrispondere alla sua bona intenzione, mi immagino che sperasse con ciò di mitigare gli attriti fra la ragione e la fede. » Pacinotti Antonio, « Sulla perennità della memoria del Galileo in Pisa, Discorso inaugurale per la riapertura degli studi nella R. Università di Pisa letto il 4 novembre 1893 dal Prof. Antonio Pacinotti », Annuario della R. Università di Pisa per l’anno accademico 1893-1894, p. 23. 65. « La Curia Romana ha ormai scontato ambedue i gravissimi errori. Il monumento che la nuova Italia eresse in Campo di Fiori, se anche non sorge sotto la cupola di S. Pietro, conforme al vaticinio del Draper, vendicò il rogo scellerato ; le vendette di Galileo aveva già fatte Roma istessa il giorno in cui dovette cancellare dall’Indice il condannato Dialogo, e far insegnare per vero la eretica dottrina da una cattedra del’Università Papale. » Antonio Favaro, Per il Terzo centenario della Inaugurazione dell’insegnamento di Galileo Galilei nello studio di Padova – VII dicembre MDXXXXCII, Firenze, Tipografia di G. Barbèra, 1992, p. 29. 66. John W. Draper, History of the Conflict between Religion and Science, New York, D. Appleton, 1874.

RÉSUMÉS

Les commémorations publiques de Galilée de 1839 à 1892 ont été l’occasion de réactiver la figure d’un savant universel, emblématique du génie italien dont le pays en cours d’unification avait besoin pour fonder sa légitimité culturelle et son primat scientifique. Pourtant, de l’inauguration d’une statue de Galilée à Pise en 1839 au tricentenaire de son enseignement à Padoue en 1892, ce sont des aspects différents et parfois antagoniques du savant et de sa biographie qui sont tour à tour mis en avant, en fonction du contexte scientifique, politique et religieux. Cet article met en particulier l’accent sur la concurrence entre les différents lieux de mémoire galiléens et sur les réécritures successives du procès de Galilée, qui voient cette figure d’abord consensuelle devenir progressivement l’apanage du discours anticlérical.

Public commemorations of Galileo from 1839 to 1892 gave an opportunity to re-activate a universal scientific figure, the symbol of Italian genius that new Italy needed to found its cultural legitimacy and its scientific primacy. However, from the unveiling of a statue of Galileo in Pisa in 1839 to the third centenary of his first lessons at the University of Padua in 1892, different and sometimes contradictory aspects of the scientist and of his biography were successively underlined, depending on the scientific, political and religious context. This paper particularly

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stresses the competition between different sites of memory, and the re-writing of Galileo’s case that gradually transformed this figure of consensus into the prerogative of anticlerical discourse.

Die öffentlichen Gedenkfeiern für Galileo boten in den Jahren 1839-1892 Gelegenheit, die Figur eines Universalgelehrten, Sinnbild des italienischen Genies, wiederzubeleben, den das Land im Einigungsprozess für seine kulturelle Legitimität und sein wissenschaftliches Primat benötigte. Von der Enthüllung einer Statue von Galileo in Pisa 1839 bis zum dreihundertsten Jahrestag seiner ersten Lehrstunde an der Universität von Padua wurden unterschiedliche und manchmal widersprüchliche Aspekte des Wissenschaftlers und seiner Biographie hervorgehoben, je nach wissenschaftlichem, politischem und religiösem Kontext. Dieser Artikel fokussiert auf den Wettbewerb zwischen verschiedenen Erinnerungsorten sowie auf die neugefassten Darstellungen des Prozesses von Galileo, bei denen die zuvor gleichermaßen anerkannte Figur nach und nach von einem antiklerikalen Diskurs vereinnahmt wurde.

AUTEUR

ANTONIN DURAND Antonin Durand est doctorant contractuel à l’École pratique des hautes études (EPHE).

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Eric Hobsbawm (1917-2012), un historien dans le siècle

Fabrice Bensimon

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cette notice est parue en anglais, dans une version légèrement différente, dans la revue britannique Radical Philosophy, n° 178, mars-avril 2013. L’auteur remercie Laurent Colantonio, Joanna Innes, François Jarrige, Sheila Rowbotham et Julien Vincent pour leur relecture et leurs commentaires.

1 Eric Hobsbawm a souvent raconté sa vie, dont il disait qu’elle offrait un point de vue intéressant à l’historien qu’il était devenu1. Il était né en 1917 à Alexandrie, dans l’Égypte sous protectorat britannique, de parents juifs. Son grand-père paternel polonais, un ébéniste, avait émigré en Grande-Bretagne dans les années 1870. Son père Leopold Percy Hobsbaum (changé en « Hobsbawm » par l’erreur d’un employé consulaire), un commerçant infortuné de l’East End londonien, avait rejoint son frère Sidney en Égypte. En 1913, il y rencontra Nelly Grün, une jeune Autrichienne de la classe moyenne, venue grâce à un prix scolaire. Le couple, issu de deux empires en guerre l’un contre l’autre, se maria en 1916 en Suisse neutre, retourna à Alexandrie où naquit Eric, avant de partir pour Vienne en 1919. Leopold mourut en 1929 d’une crise cardiaque, Nelly en 1931 de la tuberculose, et le jeune Eric, qui avait juste 14 ans, fut ensuite élevé par son oncle, qui vivait à Berlin. Eric Hobsbawm y adhéra au KPD, le Parti communiste allemand, et glissait encore des tracts sous les portes au cours des semaines qui suivirent l’accession au pouvoir d’Hitler. Avec ses frères et sœurs, il fut envoyé à Londres pour vivre avec la branche britannique de la famille.

2 Lycéen à la Marylebone Grammar School, il obtint ensuite une bourse pour étudier l’histoire à King’s College, à Cambridge. Désormais membre du Parti communiste de Grande-Bretagne, Hobsbawm côtoya à Cambridge une génération d’intellectuels staliniens, dont les célèbres futurs espions, les « Cinq de Cambridge ». Étudiant brillant, il se fit une réputation d’omniscience parmi ses condisciples. Il y étudia l’histoire, et fut

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marqué par Michael Postan, qui dirigeait l’Economic History Review à une époque où la discipline était encore surtout confinée à la politique et aux nations. Il passa ensuite sept années (1939-1946) sous les drapeaux, servant dans une unité de défense du territoire en East Anglia. Il disait que cette expérience l’avait « convertie » à la classe ouvrière britannique. Il fit à Cambridge une thèse sur les Fabiens (1947), mais n’y obtint pas le poste auquel ses compétences lui permettaient de prétendre. Il obtint en 1947 un emploi de lecturer à Birkbeck (université de Londres), un ancien Mechanics’ Institute devenu college et spécialisé dans les cours pour adultes. Hobsbawm avait coutume de dire qu’il menait ses recherches pendant la journée et dispensait ses cours le soir. Il y devint professeur en 1970 et y enseigna jusqu’à la retraite en 1982. Il anima longtemps le séminaire de « Modern British History » de l’université de Londres, au sein de l’Institute of Historical Research. Il devint ainsi un vrai Londonien, demeurant à Hampstead avec sa femme Marlene, qu’il avait épousée en secondes noces en 1962, et avec qui il entretenait une riche vie sociale. Eric Hobsbawm avait déjà un fils, Joss, et eut deux autres enfants avec Marlene, Andy et Julia.

3 À la fin des années 1940, Hobsbawm avait adhéré au Communist Party Historians’ Group, aux côtés de Christopher Hill, Rodney Hilton, E. P. Thompson, George Rudé, John Saville, Victor Kiernan ou Leslie Morton. C’est ce groupe qui fonda, en 1952, la revue Past and Present, qui fut sous-titrée A Journal of Scientific History jusqu’en 1958, quand elle s’ouvrit à des historiens non-marxistes, comme Moses Finley ou Lawrence Stone. Inspirée par l’école française des Annales avec laquelle elle partageait l’intérêt pour les études sur la longue durée, Past and Present s’intéressait à l’histoire sociale et économique et à l’histoire internationale – alors que l’Angleterre restait le terrain privilégié des historiens anglais. Past and Present voulait publier des articles tout à la fois fondés sur une recherche originale et accessible aux non-spécialistes. Hobsbawm resta toute sa vie associé à la revue. Et considéra toujours que l’histoire était une sorte de science, s’opposant ainsi au « tournant linguistique » des années 1980.

4 Ses livres étaient marqués par cette empathie avec les opprimés et cet intérêt pour l’histoire par en bas (history from below), qu’il a gardés toute sa vie. Un de ses premiers articles, paru dans le numéro un de Past and Present, était consacré aux briseurs de machines2. Un de ses premiers ouvrages, Primitive Rebels (1959)3, portait sur les sociétés secrètes rurales de l’époque moderne, ceux que Hobsbawm appelait les « bandits sociaux », précédant les formes organisées de mouvement social ; il prolongea cette recherche dans Bandits (1969)4. Labour’s Turning point (un recueil de sources paru en 1948), Labouring Men (1964) et Worlds of Labour (1984) traitent de différents aspects de la classe ouvrière britannique, avec un intérêt particulier pour la période 1880-1920, quand, écrivait-il, la classe ouvrière s’est réinventée autour des syndicats du new unionism, des coopératives, du socialisme et du Labour, mais aussi de la casquette, du football, du cinéma et du fish and chips. Captain Swing (1969), une étude systématique qu’il mena avec George Rudé, est longtemps demeurée la seule monographie disponible sur les émeutes rurales du Sud de l’Angleterre en 1830, un objet par définition difficile à saisir.

5 Le champ favori d’Eric Hobsbawm était l’histoire économique et sociale, et son nom est étroitement associé à cet âge d’or qu’elle connut en Grande-Bretagne au cours des années 1960 à 1980. Un de ses chefs-d’œuvre en la matière fut Industry and Empire (1968), une histoire économique de la Grande-Bretagne depuis 1750, qui intégrait dans un même mouvement la première révolution industrielle et la constitution du plus

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grand empire. Hobsbawm fut un des protagonistes du célèbre débat sur les niveaux de vie (standard of living debate) pendant l’industrialisation, critiquant ceux qui n’y voyaient qu’un progrès de la condition ouvrière. « C’est une bonne époque pour être un historien du social »5, écrivait Hobsbawm en 1971, quand l’histoire sociale avait conquis sa place dans le champ universitaire, avec ses réseaux, ses colloques et ses revues, et avait en quelque sorte ringardisé l’histoire politique. Il est difficile de choisir quel article ou quelle thèse évoquer, tant ses intérêts étaient divers. Une de ses contributions les plus originales fut peut-être celle sur les ouvriers itinérants (tramping artisans) de l’industrialisation, terrassiers, chaudronniers et autres mécaniciens (in Labouring Men, 1964). Hobsbawm n’a guère pratiqué la micro-histoire, ni la biographie. En revanche, c’était un historien du social, dans toutes ses dimensions, si on excepte peut-être l’histoire des femmes, assez peu présente dans ses travaux. Bien avant que l’histoire culturelle n’acquière la place qu’elle a aujourd’hui, Hobsbawm s’intéressait aux pratiques culturelles, aux jeux et aux sports, aux loisirs et à la musique. Sous le pseudonyme de Francis Newton, il a publié de nombreux articles sur le jazz, une autre de ses passions (The Jazz Scene, 1959 ; Uncommon People : Resistance, Rebellion and Jazz, 1998)6. Surtout, il intégrait la culture à tous ses livres, à ses grandes synthèses notamment, qui réservaient toujours des chapitres consacrés aux arts et aux sciences, aux religions et aux courants de pensée. Comme l’ont dit nombre de ceux qui l’ont côtoyé, il s’intéressait à la littérature, à la musique classique, à tout en fait ; voire, comme le rapportait Tony Judt, « il savait tout ».

6 C’est sa tétralogie qui lui valut la réputation internationale qui est aujourd’hui la sienne. The Age of Revolution : 1789-1848 (1962), The Age of Capital : 1848-1875 (1975), The Age of Empire : 1875-1914 (1987) et The Age of Extremes : 1914-1991 (1994) sont devenus des incontournables des listes de lecture universitaires en Grande-Bretagne puis, au fil des dizaines de traductions, dans le monde7. Œuvres d’histoire globale à une époque où l’essentiel de la production historique avait pour cadre les structures nationales, ces quatre volumes restent marqués par des qualités qui font consensus : un exceptionnel sens de la synthèse ; un goût prononcé pour l’histoire comparée ; un sens aigu du quantitatif ; et en même temps un usage pertinent de l’anecdote. Cette série fut d’abord conçue comme une trilogie sur la période qui va des « deux révolutions » (française et industrielle) à la Première Guerre mondiale. Bien qu’il ait écrit aussi bien sur le XXe que sur le XVIIe siècle, Hobsbawm disait que « son » siècle était ce « long XIXe siècle », ainsi qu’il l’appelait avec une expression qui a fait florès. Même le plus ancien des volumes, L’Ère des révolutions, demeure, cinquante ans après sa parution, une des meilleures introductions à la période. L’Âge des extrêmes est venu ensuite et ce dernier volume porte sans doute, plus que les précédents, la trace des errements politiques de Hobsbawm, à propos d’une période dont il était un témoin engagé autant que l’historien. Cette tétralogie était fondée sur une vaste bibliographie que seul pouvait maîtriser un polyglotte comme lui, qui, outre l’anglais et l’allemand, parlait couramment le français, l’italien et l’espagnol, et lisait le portugais et le catalan. Le style de Hobsbawm, dépourvu de tout jargon, ne laisse pas d’impressionner par sa précision et sa clarté. « Les historiens ne doivent pas écrire seulement pour d’autres historiens », écrivait-il8. Ces quatre volumes ont peut-être fait d’Eric Hobsbawm l’historien le plus connu au monde. On retrouve sa maîtrise de l’histoire mondiale dans une réflexion sur la construction des identités nationales, Nations and Nationalism since 1780 (1991)9, une question qu’il avait également abordée dans un ouvrage co-dirigé avec Terence Ranger, The Invention of Tradition (1983) 10, et dont la thèse continue d’être

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embrassée par tous ceux qui étudient les traditions. Sa renommée a largement dépassé les frontières européennes : aux États-Unis (il enseigna de 1984 à 1997 à la New School for Social Research à New York), en Inde, en Chine, en Amérique latine, au Brésil en particulier, il a été largement traduit, lu et invité. Il faut dire qu’Eric Hobsbawm était, comme il disait lui-même, un vrai « cosmopolite », à même de débattre aux quatre coins de la planète. Il était critiqué aussi, comme il se doit. Par exemple, alors que Hobsbawm est très étudié en Inde, Ranajit Guha lui reprochait d’avoir sous-estimé le caractère politique des luttes paysannes. Edward Saïd jugeait sa tétralogie trop centrée sur l’Europe et le monde occidental.

7 Mais c’est surtout sa profession de foi « communiste » qui lui valait de solides inimitiés. Parmi les conservateurs, d’abord ; lors de son décès, l’historien A. N. Wilson l’a ainsi accusé, dans une notice aux relents de guerre froide, d’être un « menteur » dont on ne lirait plus les livres à l’avenir, de « haïr la Grande-Bretagne », voire d’avoir été un « traître »11. Mais les critiques venaient aussi d’intellectuels de la gauche social- démocrate, comme Tony Judt12. Hobsbawm épousa tous les zigzags du stalinisme. À la différence de nombreux intellectuels britanniques (dont E.P. Thompson, Christopher Hill ou Raphael Samuel), il ne quitta pas le Parti communiste, ni en 1956, lors de l’écrasement de la révolution hongroise par l’armée soviétique, ni plus tard. S’il émit des critiques du stalinisme, elles étaient en quelque sorte bienveillantes. Il n’avait plus d’activité militante mais, à la différence d’intellectuels français comme François Furet ou Annie Kriegel, il ne fut pas un repenti du communisme. Même quand il disait s’être trompé sur le stalinisme, il ne renonçait pas au marxisme, dont il se réclama jusqu’au bout (How to Change the World : Tales of Marx and Marxism, 2011)13. « J’appartiens à la génération pour qui la révolution d’Octobre représentait l’espoir du monde », écrivait- il14. Il expliquait souvent que son attachement au communisme était une fidélité à son engagement de jeunesse, dans les derniers mois de la République de Weimar. En même temps, à partir de la fin des années 1970, il enjoignit le parti travailliste de changer pour s’adapter aux évolutions sociologiques de l’électorat (le supposé déclin de la classe ouvrière), pour s’adresser plus directement à la middle class, ferraillant ainsi contre la gauche travailliste15. Hobsbawm acquit une posture d’« intellectuel de gauche », plutôt modéré en fait16. Son marxisme était une méthode d’analyse du passé et du présent, bien plus qu’un outil pour changer le monde. Il était très largement reconnu, bien au- delà des historiens marxistes, au-delà de la gauche même. Le dirigeant travailliste Neil Kinnock disait de lui qu’il était son « marxiste préféré », et, en 1998, Tony Blair fit Hobsbawm membre de l’Ordre des compagnons d’honneur – un nombre très limité de personnalités récompensées pour services rendus à la nation. Il avait acquis non seulement une grande notoriété mais aussi une certaine respectabilité au sein de l’intelligentsia britannique, voire européenne. Et lors de son décès, même l’historien néo-conservateur Niall Ferguson a dressé son éloge, au nom de leur intérêt partagé pour l’histoire économique et de leur amitié.

8 Hobsbawm connaissait bien la France, où il se rendait presque chaque année depuis les années 1930. Il disait avoir commencé à apprendre le français auprès de sa mère, à une époque où « c’était toujours la seconde langue universelle ». Dans son autobiographie, il y consacre tout un chapitre (« Marseillaise ») ; une photo le montre à Paris le 14 juillet 1936, sur une voiture de la SFIO, et une autre en 1937 lors d’une conférence étudiante de soutien à la République espagnole. Il raconte que lorsqu’il était à Cambridge, ‘Mounia’ Postan avait invité Marc Bloch en le présentant comme le plus grand médiéviste de son temps. Hobsbawm lisait ce qui paraissait en France et s’était lié,

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écrivait-il, à des intellectuels français comme Henri Raymond et Hélène Berghauer, Richard et Élise Marienstras, Fernand Braudel, Ernest Labrousse ou Pierre Bourdieu. Il écrivit dans des revues comme Le Monde diplomatique. Ses ouvrages d’histoire européenne ou globale étaient traduits. Il ferraillait contre les interprétations révisionnistes d’Alfred Cobban puis de François Furet, spécialistes de la Révolution française (Echoes of the Marseillaise : Two Centuries Look Back on the French Revolution, 1990)17. Au milieu des années 1990, une polémique eut lieu à propos de The Age of Extremes (1994) : l’ouvrage eut beau être traduit dans de nombreuses langues, aucun éditeur ne voulut publier une version française, ce que l’historien Pierre Nora, de Gallimard, justifia en disant qu’il fallait « tenir compte de la conjoncture intellectuelle et idéologique », autrement dit, que les idées de Hobsbawm avaient fait leur temps, avec la chute du mur de Berlin. Le Monde diplomatique et l’éditeur belge Complexe publièrent une traduction, qui rencontra un vaste succès. Et Hobsbawm est resté, jusqu’au bout, invité par les universités et les médias français, le plus connu sans doute des historiens étrangers.

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9 Il est toujours difficile de prévoir ce qui restera d’un auteur. Hobsbawm n’a pas fondé d’école et a eu, en fin de compte, peu de disciples à proprement parler. Comme toute œuvre historique, la sienne est vouée à être dépassée. Mais plusieurs de ses livres sont si divers dans leurs objets, si riches d’érudition et parfois si généreux dans leur intérêt pour les oubliés de l’histoire, qu’il est à gager que notre époque n’a pas fini de lire avec profit, avec sens critique aussi, cet historien indissociable du « court XXe siècle ».

NOTES

1. Interesting Times, 2002, traduction française : Franc-tireur. Autobiographie, Paris, Ramsey, 2005. 2. “The machine breakers”, Past and Present, n° 1, février 1952, pp. 57-70. 3. Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, « L’Histoire sans frontières », 1963. 4. Les Bandits, Paris, François Maspéro, 1972. 5. “It is a good time to be a social historian”, in Eric. J. Hobsbawm, “From social history to the history of society”, Daedalus, n° 100, 1971, p. 20-45. 6. Rébellions – La résistance des gens ordinaires : jazz, paysans et prolétaires, traduction de Stéphane Ginsburgh et Hélène Hiessler, Bruxelles, Éditions Aden, 2010. 7. En traduction française : L’Ère des révolutions : 1789-1848, Paris, Fayard, 1970 ; L’Ère du capital : 1848-1875, Paris, Fayard, 1978 ; L’Ère des empires : 1875-1914, Paris, Fayard, 1989 ; L’Âge des extrêmes : le court XXe siècle 1914-1991, Paris-Bruxelles, Le Monde diplomatique – Éditions Complexe, 1999. 8. Franc-Tireur. Autobiographie, p. 339. 9. Nations et nationalismes depuis 1780 : programmes, mythe et réalité, Paris, Gallimard, 1992.

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10. L’Invention de la tradition, Paris, Éditions Amsterdam, 2006. 11. A. N. Wilson, “He hated Britain and excused Stalin’s genocide. But was hero of the BBC and the Guardian, Eric Hobsbawm a traitor too?”, Daily Mail, 2 octobre 2012. 12. Tony Judt, « The last romantic », New York Review of Books¸20 novembre 2003. 13. Voir par exemple : Marx et l’histoire, textes inédits traduits par Christophe Magny, Paris, Demopolis, 2008 14. Franc-tireur, op. cit., p. 77. 15. “The Forward March of Labour Halted”, Marxism Today, 1978. 16. Politics for a rational Left: political writing, 1977-1988, Londres, Verso, 1989. 17. Aux armes, historiens. Deux siècles d’histoire de la Révolution française, postface inédite de l’auteur, traduit de l’anglais par Julien Louvrier, Paris, La Découverte, 2007.

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Lectures

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Aurélien Lignereux, L’Empire des Français, 1799-1815. Histoire de la France contemporaine, vol. 1 Collection L’Univers historique, Paris, Le Seuil, 2012, 417 p. ISBN : 978-2-02-100083-2. 25 euros

Natalie Petiteau

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Aurélien LIGNEREUX, L’Empire des Français, 1799-1815. Histoire de la France contemporaine, vol. 1, collection L’Univers historique, Paris, Le Seuil, 2012, 417 p. ISBN : 978-2-02-100083-2. 25 euros.

1 L’auteur de ces lignes, qui a appelé de ses vœux à un renouvellement de l’histoire napoléonienne par un livre paru en 1999, puis par un colloque organisé à Avignon en 2000, ne peut que se réjouir très vivement de la publication de ce bel ouvrage. Cela faisait plusieurs années qu’elle avait le sentiment d’être entendue, par plusieurs jeunes historiens en matière d’anthropologie des guerres de l’Empire, et par Aurélien Lignereux en matière du rapport des Français à l’Empire. Que ce même Aurélien Lignereux signe cette synthèse ne peut qu’ajouter à sa satisfaction de n’avoir pas écrit et travaillé pour rien !

2 Car cette synthèse menée tambour battant d’un bout à l’autre du volume est réjouissante. Par son style tout d’abord, toujours élégant et cultivant l’art des belles formules. Presque trop parfois… la beauté du style est parfois préférée à la clarté du propos. Reste que ce livre est très bien construit et très dense. Aurélien Lignereux est pourtant hélas obligé de partir d’un constat peu différent de celui que l’on pouvait faire il y a douze ans : « La richesse du patrimoine des études napoléoniennes dissimule mal la pauvreté des problématiques » (p. 9). L’auteur n’en a pas moins raison de relever que certaines pistes ont tout de même été suivies depuis le colloque d’Avignon, même s’il est réducteur de dire qu’elles n’auraient concerné que la propagande, l’administration

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et la guerre. L’ouvrage s’inscrit dans une collection qui vise à construire « une histoire de France déployée vers l’extérieur » (p. 11), et en la matière Aurélien Lignereux relève courageusement le défi, notamment en insistant sur la question qui lui est chère de l’identité française.

3 Une première partie, sur « Les moments napoléoniens », place dans une perspective cavalière les années 1799-1812 pour étudier comment elles finissent la Révolution, puis comment elles conduisent à sortir de la République et enfin comment on y construit l’Empire. On suit parfaitement l’auteur quand il qualifie Bonaparte, en novembre 1799, d’« homme d’une situation » (p. 19), dans un contexte où la chute du Directoire n’avait en réalité rien d’inexorable. Bonaparte sait en tout cas faire face à la situation des lendemains de Brumaire en s’entourant de bons collaborateurs et en se faisant pacificateur : l’auteur montre bien l’œuvre d’apaisement et de reconstruction, sans oublier de faire état des persistantes oppositions intérieures. Notons la belle maîtrise avec laquelle Aurélien Lignereux décrit la recomposition de la carte de l’Europe. Mais l’on s’étonne qu’il n’insiste guère sur le fait que, pour Napoléon, construire l’Empire, c’est aussi construire un Empire face à celui de la Grande-Bretagne. Il faut ne pas oublier que l’histoire des années 1799-1815 est avant tout celle de la lutte de deux impérialismes. La guerre met face à face deux volontés au minimum…

4 Une deuxième partie fait une pause chronologique pour envisager « État napoléonien et état de la société », par une approche d’en haut tout d’abord, « Gouverner la société », puis d’en bas, « De l’Empire voulu à l’Empire vécu », puis à la Goubert, « Napoléon et 40 millions de Français ». Aurélien Lignereux met à profit les nouveaux travaux sur le Conseil d’État ou le ministère de l’Intérieur pour montrer tant les continuités que les inventions. Il note également les continuités lignagères dans les services des préfectures et livre une bonne synthèse sur le rôle des préfets, des sous- préfets et des maires, non sans analyser les appartenances sociales des individus jugés dignes d’encadrer la société. On est en revanche un peu déçu quand l’auteur aborde la fusion des élites par des biais un peu réducteurs. C’était du côté de la Légion d’honneur et de la noblesse impériale qu’il fallait aller voir, sans négliger bien sûr les listes de notabilités. Mais l’auteur évoque avec raison le Conseil des manufactures, les Chambres de commerce, la structuration des professions libérales. Bref il montre bien que gouverner la société passe par une recomposition sociale soigneusement contrôlée. L’analyse du Code civil est clairement menée. Les processus de contrôle des esprits sont également bien présentés. On apprécie que les espaces de refus ne soient pas oubliés, tant ils sont finalement nombreux. En examinant les rapports entre Napoléon et 40 millions de Français, l’auteur montre les progrès de la démographie, la portée des grands travaux, la place des industries de luxe, la modernisation des industries textiles, les voies de maintien de la paix sociale, la place du travail de la terre comme socle de l’économie française. Les pages qu’il livre sur la situation économique sont une bonne synthèse des apports des travaux récents.

5 La troisième partie est la plus neuve, qui envisage les Français des temps impériaux sous l’angle de la génération. Génération du feu tout d’abord, comprenant 14 millions de nouveaux Français. « Génération impérialiste » qui a un nouveau rapport à l’identité française. Mais les pages sur la guerre ne sont pas celles où excelle notre auteur, qui se rattrape cependant très vite avec ses développements sur ces 14 millions de nouveaux Français. Aux expressions confuses du chapitre précédent succèdent les bonheurs d’écriture de celui-ci, qui invite notamment à redoubler de prudence quant à

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l’éventuelle naissance d’un espace économique élargi aux annexions et qui souligne comment l’histoire de ces départements révèle l’absence de régime totalitaire. C’est enfin avec raison qu’Aurélien Lignereux pose la question de l’identité française, question difficile à résoudre : qu’est-ce alors qu’être Français ? En tout état de cause, l’unité n’est pas acquise, même si les Français sont alors unis dans la soumission aux mêmes codes.

6 La quatrième partie revient à la chronologie pour raconter les « Fins d’Empire », de 1812 à 1814. Elle étudie comment meurt un Empire. Elle revient enfin sur les Cent Jours, en se demandant habilement s’il ne faut pas y voir « un premier Second Empire »… L’auteur analyse par ailleurs la façon dont se joue le sort de l’Empire et il insiste avec raison sur la diversité des attitudes et sur les voies de décomposition du pouvoir central. Avec raison également il prend en considération ce qui a miné l’Empire de l’intérieur, sujet essentiel pour la compréhension de la période. Finalement, conclut- il, l’empreinte napoléonienne n’est profonde que là où la société est apte à s’approprier les changements. Un très beau livre donc, qui invite à son tour à la poursuite des recherches sur la période.

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Aurélien Lignereux, Servir Napoléon. Policiers et gendarmes dans les départements annexés (1796-1814) Seyssel, Champ Vallon, 2012, 395 p. ISBN : 978-2-87673-624-5. 28 euros

Natalie Petiteau

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Aurélien Lignereux, Servir Napoléon. Policiers et gendarmes dans les départements annexés (1796-1814), Seyssel, Champ Vallon, 2012, 395 p. ISBN : 978-2-87673-624-5. 28 euros.

1 Aurélien Lignereux poursuit ici l’œuvre entreprise avec La France rébellionnaire1 en se proposant d’utiliser le prisme des forces de maintien de l’ordre pour observer l’état des esprits dans l’Empire. Mais il s’agit cette fois d’appréhender l’espace étranger de l’Empire de Napoléon, en étudiant les départements annexés. De surcroît, l’auteur ne se contente pas ici d’examiner le rapport des habitants aux agents du maintien de l’ordre : son ambition est de montrer ce qu’est la réalité d’un Empire français de 130 départements, en analysant ce que signifie servir dans ces espaces lorsque l’on est originaire des départements français, ou bien ce que signifie être au service de la France quand on est originaire de ces espaces nouvellement français. En fait, il s’agit d’appliquer à l’Empire napoléonien les problématiques des colonial studies afin de faire avancer nos connaissances sur les réalités sociales et culturelles au sein de cette entité politique spécifique. Il s’agit donc d’une histoire de l’Empire « par en bas », en regardant non plus la tête du pouvoir, mais ses agents dans leurs activités, leurs carrières et leurs trajectoires sociales. Beau projet, qui vient préciser ce que l’auteur n’a pu qu’esquisser dans sa récente synthèse sur la période2, et qui s’inscrit dans la lignée des travaux de Jean-Noël Luc, Michael Broers et Catherine Denys, et plus largement d’une histoire européenne des forces de maintien de l’ordre actuellement en plein essor.

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2 Le travail est imposant et habilement construit. Une première partie intitulée « Bâtir l’Empire » montre le processus d’implantation des institutions policières françaises et les voies d’adaptation du dispositif français. Elle souligne la diversité des situations entre les départements où l’entrée en service d’une gendarmerie française a devancé l’annexion et ceux où l’installation des gendarmes suit l’annexion. Elle montre comment se mêlent gendarmes français et autochtones. Les procédures d’implantation se rodent donc au fil des agrandissements, sans qu’existe un système prédéfini et avec une volonté de s’adapter aux contraintes locales. Mais partout, la surveillance des villes est privilégiée.

3 Une deuxième partie, sous le titre « Vivre l’Empire », analyse les politiques de recrutement, les carrières et la vie privée de ces hommes publics. Gendarmes et policiers sont à la fois les produits et les représentants et acteurs de l’Empire. Aurélien Lignereux tente de donner un visage à ces corps ; il a constitué pour cela un corpus de plus de 7 500 gendarmes et de 620 commissaires de police, afin de repérer entre autres la part des recrutements autochtones, jamais négligeable, et de montrer que ces postes offrent des opportunités d’ascension sociale. La nature des unions contractées souligne toutefois les difficultés d’intégration. Du reste, l’éloignement est pour certains une expérience douloureuse, doublée bien souvent de difficultés linguistiques finement analysées par l’auteur.

4 La troisième partie se demande comment on veille alors au salut de l’Empire. L’une des tâches principale des forces de l’ordre est de sonder l’état des esprits, de dire s’il est bon ou mauvais. Mais cet état des esprits se lit aussi dans les plaintes formulées contre la gendarmerie. Il est vrai qu’elle a fort à faire, chargée qu’elle est de lutter contre le brigandage et de veiller au bon fonctionnement de la conscription. Mais la lutte contre le brigandage rencontre, elle, les aspirations des populations. Elle conduit du reste certains gendarmes à la mort.

5 C’est néanmoins dans la quatrième partie que l’auteur se demande si l’on peut alors mourir pour l’Empire. Il revient sur le phénomène rébellionnaire pour en dresser la chronologie et montrer sa recrudescence en 1813. Il en dresse la typologie, des rébellions d’impositions aux rébellions d’explosion en passant par les rébellions de dislocation – qui éclatent quand l’Empire chancelle ‑, de protestation, de négociation, de conservation et de subversion. Les forces de l’ordre sont affrontées soit à des échauffourées momentanées, soit à des phénomènes insurrectionnels. La plupart des rébellions se font sans chef et sont d’ordre spontané. Elles sont de ce fait privées de tout sens politique par les autorités. L’auteur analyse enfin la dislocation de l’Empire policier.

6 Au total, il y a là un ouvrage qui offre un éclairage très précieux sur l’Empire des nouveaux Français. Il est très nourri mais on aurait aimé que la distinction entre police et gendarmerie soit mieux faite, car on passe souvent de l’une à l’autre sans distinction, avec parfois même une incursion soudaine dans le monde des gardes champêtres. Surtout le texte aurait gagné à être plus resserré : la volonté de tout dire, de tout utiliser brouille le propos et prive de forces, bien souvent, la démonstration qui manque par ailleurs de conclusions. Aurélien Lignereux, qui a déjà une belle et abondante bibliographie à son actif, n’avait pourtant pas besoin de se presser pour livrer au public le précieux fruit de cet important travail auquel il faut néanmoins rendre hommage : il est une nouvelle et belle avancée dans la connaissance du Premier Empire. Car en observant l’Empire au travers de la vie des policiers et gendarmes,

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Aurélien Lignereux donne à voir la portée et les limites de la francisation, il montre la diversité des voies d’acceptation ou de rejet de la domination française, il met en évidence les processus de construction d’un espace normatif commun. Il rappelle que l’Empire n’est décidément pas l’œuvre d’un seul homme et il ose prendre à bras-le- corps sa dimension européenne.

NOTES

1. Aurélien Lignereux, La France rébellionnaire. Les résistances à la gendarmerie (1800-1859), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008. 2. Aurélien Lignereux, L’Empire des Français, 1799-1815, Paris, Le Seuil, 2012.

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Jacques-Olivier Boudon [dir.], Police et gendarmerie dans l’Empire napoléonien Collection de l’Institut Napoléon, Paris, éditions SPM, 2013, 240 p. ISBN : 978-2-901952-99-2. 22 euros

Natalie Petiteau

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Jacques-Olivier Boudon [dir.], Police et gendarmerie dans l’Empire napoléonien, collection de l’Institut Napoléon, Paris, éditions SPM, 2013, 240 p. ISBN : 978-2-901952-99-2. 22 euros.

1 Ce volume est le dernier fruit des travaux de l’Institut Napoléon, que Jacques-Olivier Boudon parvient à unir chaque jour un peu mieux à l’Université, puisque cette publication a été faite avec le concours du Centre d’histoire du XIXe siècle et de l’université Paris-Sorbonne. Il s’inscrit de surcroît dans la lignée des nombreuses recherches actuellement consacrées aux forces du maintien de l’ordre, et qui sont un axe fort du centre de recherche susmentionné. Et c’est parce qu’ils s’inscrivent dans le renouvellement des recherches sur ce sujet que les actes de ce colloque ne reviennent pas sur les figures connues de l’univers policier impérial, mais sur le fonctionnement des rouages de la police et de la gendarmerie.

2 La publication s’ouvre donc sur un bilan historiographique où Catherine Denys souligne que les récents travaux ont montré l’absence d’unicité de la police d’Ancien Régime, mais aussi les processus de professionnalisation du métier de policier et les pratiques policières réelles. Jean-Noël Luc fait pour sa part le bilan des recherches sur l’héritière de la maréchaussée, recherches qu’il a grandement contribué à stimuler. Sa communication met surtout en évidence tous les thèmes qui attendent encore d’être traités. Elle souligne aussi que l’on en sait désormais beaucoup plus sur la place

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originale de cette institution militaire au sein de l’appareil d’État impérial, sur le rôle de la gendarmerie dans le contrôle des populations, sur la gendarmerie comme agent de l’influence française en Europe.

3 Vient ensuite, sous la plume d’Antoine Boulant, un tableau général de la gendarmerie sous le Consulat et l’Empire, qui rappelle notamment ce que sont les missions préventives et répressives du corps. La police est ensuite présentée par Edouard Ebel, qui analyse le rôle spécifique des commissaires, particulièrement dans la surveillance des espaces urbains et le contrôle des élites locales. Aurélien Lignereux complète ce portrait en étudiant les commissaires de police des départements réunis. Partant d’un corpus de 616 commissaires, majoritairement issus de l’administration, et plus majoritairement encore rivés à leur poste et recrutés localement, il montre que l’Empire a peiné à recruter un personnel qui lui aurait donné toute satisfaction. Pierre Horn analyse le cas spécifique de la Roër, département frontière très surveillé, mais les rivalités entre les agents n’en font pas le département le mieux surveillé. Olivier Accarie, pour sa part, montre ce qu’est le quotidien du travail des commissaires parisiens au début du Consulat, qui ne se contentent pas de réprimer mais qui doivent aussi encadrer, arbitrer, conseiller.

4 Un autre axe de cette publication porte sur les territoires extérieurs à l’Empire, afin de voir comment les institutions gendarmiques et policières ont été exportées. Gildas Lepetit étudie le cas espagnol qui illustre l’échec du rêve impérial annexionniste. En analysant la contre-insurrection, Michael Broers montre les situations auxquelles les forces de l’ordre ont été affrontées. Nicolas Bourguinat examine pour sa part les insoumissions et le brigandage dans l’Italie centrale et méridionale. La gendarmerie ne peut qu’y jouer un rôle d’appoint à côté des troupes de ligne, tant l’ordre napoléonien y est précaire, tant la mise en application de la conscription fait problème. Jacques- Olivier Boudon envisage le cas de la Westphalie, où l’exportation du modèle français a assez bien fonctionné. Mais les incivilités à l’égard de la gendarmerie n’y ont pas manqué et les insurrections de 1809 la mettent à rude épreuve et ouvrent le temps des troubles. Bernard Gainot envisage le cas de l’ordre public dans les colonies. Là aussi les pouvoirs de police se professionnalisent, tandis que prend forme une construction impériale raciale qui vise à maintenir les affranchis dans une condition inférieure. Enfin, Arnaud-Dominique Houte revient sur les Cent Jours de la gendarmerie, qui se rallie aisément à Napoléon et survit tant bien que mal dans cette tourmente. Paradoxalement, si la période s’achève par une remise en cause de la gendarmerie, elle a aussi contribué à ancrer l’institution, précisément parce qu’elle survit en se débarrassant finalement de son « héritage bonapartiste ». Au total, cet ouvrage offre un tableau complet et précieux, tout en ouvrant nombre de pistes de recherche à explorer. Il est désormais impossible d’envisager l’histoire du maintien de l’ordre au XIXe siècle sans s’y référer.

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Renata de Lorenzo, Murat Roma, Salerno Editrice, 2011, 414 p. ISNB : 978-88-8402-712-2. 24 euros.

Pierre-Marie Delpu

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Renata de Lorenzo, Murat, Roma, Salerno Editrice, 2011, 414 p. ISNB : 978-88-8402-712-2. 24 euros.

1 Renata De Lorenzo, professeur à l’université Federico II de Naples et l’une des principales spécialistes de l’Italie méridionale napoléonienne, signe avec cette biographie de Murat un livre abondamment documenté, principalement appuyé sur des mémoires, des témoignages mais aussi des documents diplomatiques napolitains et parisiens. Fondé sur une riche bibliographie, dans laquelle on peut toutefois déplorer la trop grande importance accordée à des textes romancés ou amateurs, l’ouvrage s’attache à reconstituer la complexité du parcours du roi de Naples. Il étudie d’abord son rôle de militaire de la Première République, envisage ensuite son ascension politique et militaire sous le Consulat et au début de l’Empire, puis sa carrière royale avant d’aborder la mise en place et l’échec du projet national italien par lequel il s’est illustré dans le triennio 1812-1815. L’ouvrage s’achève sur une cinquième partie à valeur de conclusion qui interroge la postérité et l’image du souverain napolitain.

2 Si Renata De Lorenzo développe, à la suite des travaux classiques consacrés au personnage1, sa carrière militaire et son rôle de protagoniste de l’histoire nationale italienne, elle s’en démarque – et c’est l’un des principaux apports de l’ouvrage – en approfondissant son rôle de roi de Naples et les relations qu’il entretient avec la société méridionale. En cela, elle s’inscrit dans le renouvellement historiographique dont l’histoire du decennio français est l’objet depuis les années 1970, attaché à décrire l’Italie de l’occupation française, conquise et réorganisée par Napoléon2. L’utilisation de sources nouvelles – en particulier les écrits de diaristes napolitains comme Carlo De Nicola et, dans une moindre mesure, Giacinto De Sivo – autorise une lecture totale du règne de Murat qui envisage aussi la manière dont il est perçu par la société napolitaine. Des éclairages particuliers sont accordés aux représentations des temps

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forts du règne comme les projets siciliens ou la campagne de Russie. Ils révèlent le poids social d’un gouvernement appuyé sur la « révolution des réformes » (p. 206) et qui transforme profondément les structures politiques et administratives du royaume, imposant de nouveaux acteurs (ministres et intendants principalement) et de nouvelles pratiques de maintien de l’ordre pensées à l’échelle du royaume, par exemple pour lutter contre le brigandage endémique calabrais, l’une des priorités de Murat. Le développement d’une monarchie largement appuyée sur l’administration, sur le modèle français, contribue à l’affirmation du pouvoir du nouveau souverain.

3 À partir de là, l’auteure peut envisager les stratégies de représentation et de légitimation d’un pouvoir considéré comme usurpé, avec la création d’un consensus autour de la figure royale dans le contexte de la cour et avec la noblesse. Elle livre quelques passages stimulants sur les lieux de pouvoir (partie III, chapitre 4) et montre comment les arts et la culture servent un pouvoir largement inspiré du modèle de la France napoléonienne. La politique symbolique du couple royal, l’abondance de ses collections artistiques et ses interventions sur l’urbanisme de la capitale méridionale sont évoquées dans leur fonction politique et sociale d’affirmation d’une figure dirigeante contestée. Pour comprendre le caractère polémique du personnage, Renata De Lorenzo se propose de déconstruire, en se fondant sur des jugements contemporains, la légende noire qui lui est attachée. À l’appui d’une étude précise des détracteurs du roi de Naples, en particulier lors de l’effondrement du royaume, elle montre que la dialectique légitimité-usurpation est très largement tributaire des conceptions politiques de l’époque, en lien avec les figures de « girouettes ». Elle met en valeur les ressorts de cette accusation : une carrière militaire dont la fulgurance contraste avec les origines modestes du personnage, mais aussi une carrière politique accélérée par son mariage avec la sœur de Bonaparte, autant d’éléments qui accréditent l’image d’un parvenu ambitieux et opportuniste. En critiquant les principales réalisations du règne, en particulier la campagne d’Italie de 1815, les détracteurs de Murat contribuent à légitimer l’ordre restauré des Bourbons et de la Sainte-Alliance. L’auteure montre que ce phénomène n’est alors pas propre à la monarchie napolitaine, mais qu’il frappe également la figure de Napoléon, auquel on reproche en particulier d’avoir créé des rois et de les avoir arbitrairement placés sur des trônes étrangers. Elle souligne à quel point les parcours de Murat, de Caroline et de Napoléon se croisent, mettant ainsi en valeur la spécificité du pouvoir muratien. L’itinéraire du roi Murat fait donc bien ressortir les caractères propres à l’expérience politique originale qu’a été le decennio, capable d’exprimer des règles, des langages qui lui sont propres et se perpétuent dans l’après-1815, expliquant l’importance de l’héritage que cette époque lègue au XIXe siècle napolitain, au-delà de la seule dynastie des Murat.

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NOTES

1. En particulier Angela Valente, Gioacchino Murat e l’Italia meridionale, Torino, Einaudi, 1941 ; Jean Tulard, Murat, Paris, Fayard, 1983 ; ou, plus récemment, Jean-Claude Gillet, Murat 1767-1815, Paris, Giovanangeli, 2008. 2. On trouvera un bilan historiographique dans Saverio Russo [dir.], All’ombra di Murat : studi e ricerche sul decennio francese, Bari, Edipuglia, 2007.

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Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle) Paris, Le Seuil, 2011, 750 p. ISBN : 978-2-02-103288-8. 35 euros.

Gilles Malandain

RÉFÉRENCE

Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle), Paris, Le Seuil, 2011, 750 p. ISBN : 978-2-02-103288-8. 35 euros.

1 « Imprimerie. – Découverte merveilleuse. À fait plus de mal que de bien ». Sans doute cet extrait du Dictionnaire des idées reçues aurait-il pu servir d’épigraphe à cet ouvrage, où Flaubert tient une place cardinale. Car c’est bien du pouvoir « révolutionnaire » prêté à la « lettre moulée »1 qu’il est avant tout question dans cette monumentale « généalogie de la morale littéraire » qui fait suite au travail initial de Gisèle Sapiro sur la Seconde Guerre mondiale2. Partant de la condamnation des intellectuels collaborateurs en 1944-1945 – pour y revenir en détail dans sa 4e partie (p. 519-688) – elle s’attache à retrouver les fils qui conduisent de l’invention lointaine de la notion d’auteur, d’abord juridique et liée au développement de l’imprimerie, jusqu’à l’affirmation de la « responsabilité de l’écrivain » telle que Sartre la formule fortement à la Libération. Fils multiples et parfois difficiles à démêler, car si « la question de la responsabilité » accompagne de près « l’émergence de la figure de l’écrivain moderne » et son triomphe aux XVIIIe et XIXe siècles, jusqu’au retentissant « J’Accuse ! » de Zola, elle se heurte aussi à l’autonomisation du champ littéraire comme à la progressive décomposition de la notion d’auteur, au sein de la littérature elle-même, jusqu’à sa « mort » annoncée par Barthes en 1968, évolutions qui portent plutôt à plaider l’irresponsabilité : c’est (ou ce n’est que) de la littérature. La publication d’une œuvre littéraire peut-elle valoir comme un acte et conduire en prison, voire au peloton d’exécution ? Pour traiter en amont cette question, qui ne saurait évidemment être

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« purement » littéraire, Gisèle Sapiro choisit de s’appuyer sur les procès d’écrivains qui jalonnent le XIXe siècle, de 1820 à 1890. Une petite vingtaine en tout, ce qui peut paraître peu, et induit forcément quelques angles morts. Toutefois, outre que cette censure répressive offre une prise évidemment pertinente sur la question de la responsabilité, le livre ne s’arrête pas aux seuls prétoires : ceux-ci servent de « point d’appui » pour revisiter une bonne partie de l’histoire de la littérature, de ses conditions de production et surtout de réception, à l’aide d’une bibliographie riche et variée, volontiers anglophone. Et si quelques grands noms de cette histoire sont éclipsés (Vallès, Mallarmé, Proust…), ou voient leur rôle peut-être minoré (Hugo), d’autres sont heureusement sortis de l’ombre, comme les figures de Louis Desprez et de Lucien Descaves, jeunes et « petits » naturalistes qui résistent crânement, dans les années 1880, à l’intimidant « moralisme national ».

2 Pierre Bourdieu et Les règles de l’art sont ici les références majeures, Gisèle Sapiro se proposant de compléter la sociologie historique du champ littéraire par une réflexion sur « l’éthique professionnelle » qui en soutient aussi la structuration. Son travail s’élargit pourtant, aussi bien dans ses sources théoriques (Michel Foucault, Paul Fauconnet et la sociologie durkheimienne du droit, Abbott, Angenot, Jauss…) que dans son amplitude chronologique, qui réintègre notamment le premier XIXe siècle, et avec lui les conséquences de la Révolution (1re partie : « Le combat pour la liberté d’expression sous la Restauration »). On sait l’ambiguïté du « sacre de l’écrivain » qui accompagne le double mouvement de libéralisation et de sécularisation dont la Restauration prend acte, notamment à travers les lois de Serre en 1819. Derrière « Voltaire et Rousseau », les hommes de lettres se voient parés du prestige sulfureux d’avoir « fait » la Révolution ; ils peuvent donc, de leurs « plumes empoisonnées », en susciter le retour. C’est ainsi qu’au moment de l’assassinat du duc de Berry, Charles Nodier assure avoir « vu » l’arme de Louvel : « c’était une idée libérale »… Aussi la remise en cause de la liberté de la presse est-elle au cœur de la réaction des années 1820, portée notamment par un clergé catholique mobilisé tout à la fois contre la propagation de « l’impiété » et contre le magistère laïc des nouveaux « prophètes ». Réactualisant un fonds ancien, ces diatribes contre les « mauvais livres » inspirent largement les poursuites alors intentées à des auteurs libéraux, Ducange, Courier et surtout Béranger, dont la – très relative – persécution judiciaire conforte la gloire naissante, consacrant le chansonnier populaire en « poète national ». Sans l’avoir peut- être entièrement voulu, l’auteur du « Sacre de Charles le Simple » incarne le nouvel éthos de l’écrivain libre, désintéressé (point essentiel) et courageux défenseur d’une morale « naturelle » préférable à la « morale publique » invoquée par la loi. S’éloignant de leur royalisme initial, les romantiques s’approprient cette posture indépendante, que la théorie de « l’art pour l’art » radicalise encore en dissociant le « beau », véritable visée de l’art, du « bien » ou de l’« utile ». Si « l’art social » est à l’honneur durant les vingt années suivantes (le livre en traite plus vite, faute de procès retentissant), c’est bien « l’art pur », et le « détachement » propre à « l’éthique de l’esthète », qui fondent, après le désenchantement de 1848, « la conquête de l’autonomie littéraire » sous le Second Empire.

3 C’est l’objet de la 2e partie, avec les Goncourt, Baudelaire et surtout Flaubert en vedette – ainsi bien sûr que leurs divers accusateurs, critiques et magistrats conservateurs. Revenant là sur un moment bien connu, l’auteure cherche surtout à montrer en détail ce qui, dans les œuvres incriminées, fait profondément scandale en 1857 : non pas tant

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« le fond » que la « forme », l’écriture, qui brise les « règles de l’art », et déroute la lecture en brouillant la distinction des « voix » (auteur, narrateur, personnages). Au parti pris « réaliste », refusant l’idéalisation au nom du « vrai », s’ajoute, plus angoissant encore, l’éclatement du sujet : on ne sait plus « qui parle », on ne peut plus guère « conclure ». Dans ces conditions, l’assignation judiciaire tourne elle aussi à l’absurde, l’« intention » de l’auteur n’étant plus vraiment repérable ; significativement, le même jugement blâme Flaubert tout en l’acquittant, ou condamne Baudelaire tout en doutant de sa santé mentale. Il est vrai qu’outre la « responsabilité subjective » de l’écrivain, c’est aussi de sa « responsabilité objective » qu’on débat, soit l’effet que doit produire son œuvre sur un lectorat toujours plus large. Or la « théorie de la contagion morale » triomphe sous le Second Empire, de plus en plus portée par le discours médical, et l’on s’inquiète de la vulnérabilité des « nouveaux lecteurs », dont bien sûr les lectrices, à des œuvres – les romans surtout – qui objectivent la morale et décrivent le mal sans le condamner explicitement. C’est du reste le thème majeur de Madame Bovary, dont est ici proposée une analyse sociologique serrée. Exposer, expliquer, comprendre les divers points de vue, telle est la seule responsabilité qu’assume désormais l’écrivain, avec celle de bien écrire ; la tâche d’interpréter incombe au seul lecteur. Encore en partie implicite, ou inaudible, dans les années 1850, cette conception moderne de la littérature s’impose, en même temps que le « paradigme scientifique », avec la génération suivante, dont Zola apparaît comme le chef de file. Très incisive, la 3e partie (« Du rôle de l’écrivain en régime démocratique ») rappelle que ce n’est pas sans mal, tant l’injonction moralisatrice persiste sous la République libérale, visant l’« obscénité » naturaliste, accusée de faire le lit de la « dégénérescence » ou de l’anarchisme, quand elle n’est pas elle-même pathologisée en « coprolalie ». Face à l’offensive des « bonnes mœurs », puis dans l’affaire Dreyfus (que le procès de Sous-offs de Descaves préfigure d’une certaine façon en 1890), le champ littéraire oscille entre la solidarité « corporatiste » et l’étalage de profonds clivages, qui séparent notamment un pôle conservateur, antiscientiste et nationaliste, des naturalistes et des avant-gardes cultivant l’excentricité, à la manière d’Oscar Wilde. Le génie de Zola consiste à concilier les principes d’autonomie et de responsabilité pour parachever la construction de la figure de l’écrivain engagé, « ouvrier de la vérité » capable de provoquer lui-même, par un acte d’écriture délibéré, son procès, pour prendre la justice pénale à son propre jeu. Revendiquée, cette responsabilité prophétique (dire/dénoncer ce qui est), qui tient aussi de l’« expertise auto-instituée », n’en suppose pas moins l’avènement d’une « théorie de la réception » moderne qui paraît interdire toute incrimination pénale d’un écrivain en tant que tel. Cette contradiction – l’écriture engage mais le sens appartient au lecteur – explique le malaise persistant ressenti devant les condamnations d’écrivains en 1945, même si le statut des écrits qui leur sont le plus reprochés n’est souvent guère « littéraire » (à ce sujet, le livre aurait sans doute gagné à revenir davantage sur la question de l’écriture journalistique, beaucoup retravaillée récemment). En tout cas, que les hommes de plume incarnent au plus haut point, et endossent, la responsabilité d’une « intelligence avec l’ennemi » certes bien plus large, c’était bien la reconnaissance du « pouvoir des mots » auquel le long XIXe siècle a cru, peut-être plus que toute autre période ; et le contraste avec notre époque est à cet égard frappant, comme le note l’auteure en épilogue d’un ouvrage qui fera référence.

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NOTES

1. « Des instituteurs, des livres, la lettre moulée, voilà les vrais agents révolutionnaires ! » écrit Auguste Blanqui en 1850 (cité par Maurice Dommanget, Les idées politiques et sociales d’Auguste Blanqui, Paris, M. Rivière, 1957, p. 196). 2. Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999. Cf. aussi, coordonné par Gisèle Sapiro, « L’organisation des professions intellectuelles », Le Mouvement social, n° 214, 2006.

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Charles Jeanne, À cinq heures nous serons tous morts ! Sur la barricade Saint-Merry, 5-6 juin 1832 Édition présentée et commentée par Thomas Bouchet, collection Généalogies, Paris, Vendémiaire, 2011, 221 p. isbn : 978-2-363-58018-4.16 euros.

Emmanuel Fureix

RÉFÉRENCE

Charles Jeanne, À cinq heures nous serons tous morts ! Sur la barricade Saint-Merry, 5-6 juin 1832, édition présentée et commentée par Thomas Bouchet, collection Généalogies, Paris, Vendémiaire, 2011, 221 p. isbn : 978-2-363-58018-4.16 euros.

1 « Car un nom c’est tout un principe / Jeanne en est un, comme Philippe / Désormais Jeanne est immortel »1. Un rédacteur du journal ouvrier L’Écho de la fabrique rend hommage par ces mots à Charles Jeanne, icône fragile et vite effacée de l’insurrection de juin 1832. La publication d’une très longue lettre de cet insurgé à sa sœur, rédigée en décembre 1833, replace en pleine lumière cette figure oubliée et introduit une nouvelle pièce dans le puzzle des récits plus ou moins célèbres de cette insurrection. Thomas Bouchet, spécialiste averti de ces récits, fictionnels ou non, mesure toute la richesse de cette exhumation, qu’il explicite dans une introduction et un commentaire d’une grande finesse. Retrouvée par Michel Cordillot, cette lettre manuscrite d’une cinquantaine de feuillets, à l’écriture alerte et fine, restitue une « voix populaire » dont l’effacement ne cesse de hanter les historiens des révolutions. Il ne s’agit pas ici d’un ouvrier-poète à la voix singulière2, mais d’un jeune commis de 33 ans, passé (jusqu’à 14 ans) par le lycée impérial, par l’expérience des armes (en 1815 puis en 1823) et celle, fondatrice, de la Révolution de juillet 1830. On ne trouvera donc pas ici l’expression d’un groupe social ou d’une classe, mais celle d’une expérience, « à hauteur d’homme » : deux jours de combat acharné derrière les barricades du quartier Saint-

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Merry, au nom de la liberté et du peuple souverain. « Chaînon manquant » du kaléidoscope de récits sur l’insurrection, cette lettre écrite à la première personne défend d’abord l’honneur et la réputation d’un homme, en cavale après l’insurrection de juin, arrêté et jugé en décembre 1832, condamné à la déportation et transféré à la prison du Mont-Saint-Michel, mais accusé par l’un de ses codétenus de n’être « républicain que pour de l’argent ». C’est donc à la lumière de cet itinéraire que cette lettre, dont le destinataire réel pourrait dépasser la personne de la sœur de Jeanne, doit être lue. Hors du cadre judiciaire et de ses contraintes normatives, cette « parole populaire » n’en est pas moins sous-tendue par une écriture de la justification, face à l’honneur blessé d’un homme.

2 Ce récit restitue les raisons qui ont poussé une portion du Paris populaire aux armes, et plus encore les manières de vivre et de sentir deux journées d’émeute et de face à face avec l’ennemi – soldats, gardes nationaux ou municipaux. Sur le premier point, Charles Jeanne relie l’insurrection de 1832 à la génération des « pères », qui transmit les idéaux de « liberté de [la] patrie, [d’]égalité politique pour tous les citoyens, [d’]abolition de tous les privilèges ou monopoles ». Autant de mots réveillés par les Trois Glorieuses, où Jeanne combattit « les armes à la main », blessé puis officiellement décoré par le nouveau régime de Juillet. Le sentiment de trahison, commun à toute une génération de jeunes républicains, explique en grande partie le passage à l’acte de Juin, deux ans plus tard, à l’occasion de l’enterrement du général Lamarque (« la déception seule était une vérité », p. 41). Jeanne présente l’insurrection comme une réponse spontanée à une provocation policière, mais laisse aussi des indices d’une organisation opposante quasi- militaire au sein de la « Société gauloise » et de ses « décuries ».

3 La plume de Jeanne excelle surtout à rendre compte d’un paysage sensoriel en temps d’insurrection, de jour comme de nuit, au centre de Paris, à l’encoignure des rues Saint- Merry, Saint-Martin et Aubry-le-Boucher. Les cris de « Vive La République ! », « Aux armes ! », les chants révolutionnaires, Marseillaise et Chant du départ, le son du tocsin, de la charge puis de la canonnade ponctuent les heures de combat acharné ou d’attente fiévreuse, tandis que se diffusent des rumeurs d’infiltration par la bande à Vidocq ou de la mort de camarades sur d’autres fronts. Le drapeau tricolore et les trophées pris à l’ennemi sont exhibés sur la barricade, tandis que le drapeau rouge est condamné par les insurgés proches de Jeanne. La proximité du sang et de la mort ordonne le récit, tant s’impose l’idée d’un sacrifice inéluctable. « Comme l’héroïque Pologne, nous étions destinés à périr », écrit Jeanne ; « Dans une heure nous serons tous morts », s’écrie l’un des insurgés. Cette rhétorique sacrificielle, propre à une écriture rétrospective, est caractéristique de ce républicanisme romantique3.

4 L’humour et la gaieté, dans ce contexte, surprennent davantage. Ils sont pourtant omniprésents dans la narration, rendus palpables dans des gestes et des mots qui figurent autant de bravades. Face à la menace des gardes nationaux, Jeanne s’écrie : « La graine d’oignon (la poudre, terme militaire) est un narcotique puissant ; vous sentez-vous assez généreux pour leur en distribuer, sans regrets, la quantité suffisante pour les endormir ? » (p. 49). Face à la faim qui commence à les tenailler au fil de combats interminables, les insurgés s’amusent : « Ah ça ! ces b… là veulent donc toujours renverser nos marmites. Tâchons de les frotter un peu pour leur apprendre à nous laisser manger tranquillement » (p. 61). Et l’un des insurgés, sexagénaire, « s’élance sur la barricade et mettant son derrière à nu, il le présenta aux gardes nationaux en disant : « Tenez, bande de jean-f…, vous ne savez pas tirer à la cible, et

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vous êtes trop lâches pour en jamais voir une pareille à celle-ci » (p. 71). Autant de mots sans doute pour une part façonnés par l’auteur autant que retranscrits sur le vif.

5 En somme, c’est un univers plutôt militaro-viril que restitue le récit, où prennent place une centaine d’insurgés venus d’horizons fort différents ; adolescents, tel ce jeune homme « de 14 ans au plus, aux cheveux rouges, plats et longs, petit, et fluet, d’une pâleur étonnante mais doué d’une bravoure extraordinaire », ou vieillards ; certains passés par les armées napoléoniennes, d’autres, tel ce Polonais, par l’exil ; certains en haillons, d’autres « bien mis ». Toujours, l’honneur apparaît comme la première des valeurs à défendre, aux côtés de la liberté et de la patrie. Dans une atmosphère de guerre civile où l’adversaire est désigné comme « cannibale » (p. 71), l’écriture vaut ici comme mise en scène d’un honneur, individuel et collectif, bafoué. Les stéréotypes, du coup, abondent, et l’on ne trouvera pas ici l’imaginaire original d’une République espérée. Simplement, et c’est déjà beaucoup, le récit, dense et sensible, d’une guerre de rues du point de vue des vaincus.

NOTES

1. « Au citoyen Charles Jeanne », L’Écho de la fabrique, 12 mai 1833. 2. Jacques Rancière, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981. 3. Cf. Emmanuel Fureix, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Seyssel, Champ Vallon, 2009, p. 453-460.

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Heinrich Heine, Lutetia. Correspondances sur la politique, l’art et la vie du peuple Traduction, annotation et postface par Marie-Ange Maillet, Bibliothèque franco-allemande, Paris, Le Cerf, 2011, 368 p. ISBN : 978-2-204-09328-9. 38 euros

Delphine Diaz

RÉFÉRENCE

Heinrich Heine, Lutetia. Correspondances sur la politique, l’art et la vie du peuple, traduction, annotation et postface par Marie-Ange Maillet, Bibliothèque franco-allemande, Paris, Le Cerf, 2011, 368 p. ISBN : 978-2-204-09328-9. 38 euros.

1 Les éditions du Cerf rassemblent dans la collection « Bibliothèque franco-allemande » des écrits d’Allemands sur la France et de Français sur l’Allemagne des XVIIIe et XIXe siècles, s’inscrivant ainsi dans la perspective d’une histoire des « transferts culturels » qui s’est prioritairement penchée sur les échanges intellectuels entre les deux rives du Rhin. Les textes de Heinrich Heine ont été placés au centre même de cette collection dirigée par Michel Espagne, depuis la réédition du portrait au vitriol de Ludwig Börne (1993), jusqu’à celle des Tableaux de voyage (2000) et des Poèmes tardifs (2003), en passant par le célèbre recueil De la France (1996).

2 Lutetia, second ensemble d’articles sur la France écrits par Heine sous la monarchie de Juillet, a une histoire complexe, qui mérite ici d’être retracée. Ce recueil rassemble près de soixante-dix articles publiés par Heine dans la Gazette universelle d’Augsbourg entre 1840 et 1843, alors qu’il séjournait en exil volontaire depuis mai 1831 à Paris, y jouant à la fois le rôle de correspondant pour la presse germanique et de rédacteur pour certains périodiques français, comme la Revue des Deux Mondes, L’Europe littéraire, ou encore la Nouvelle Revue germanique. Les articles écrits en allemand au début des années

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1840 pour la Gazette universelle d’Augsbourg, l’un des quotidiens les plus lus outre-Rhin, ont fait l’objet d’une première édition allemande chez Julius Campe en 1854. C’est à partir de cette version, telle qu’elle a été intégrée à l’édition critique des œuvres intégrales de Heine parue à Düsseldorf entre 1988 et 1991, qu’a travaillé Marie-Ange Maillet, dont elle nous livre ici une traduction française.

3 Cette version germanique de l’œuvre ne doit pas être confondue avec celle établie en français sous le titre de Lutèce par les soins de Heine lui-même, mais d’un Heine malade, profitant de ses derniers moments d’activité et de lucidité pour publier ses Œuvres complètes chez Lévy, entre 1854 et 1855. Ces dernières années, Lutèce a fait l’objet d’un regain d’intérêt : en témoigne la réédition publiée par Ephraïm Harpaz aux éditions Slatkine en 1979, et surtout celle, plus récente, de Patricia Baudouin aux éditions La Fabrique en 20081. Comme l’a souligné Lucien Calvié, le texte issu des Œuvres complètes parues en français est finalement le seul qui ait été revu, contrôlé et authentifié par Heine lui-même à la fin de son existence2. Néanmoins, il s’avère particulièrement utile de pouvoir confronter cette version à celle de Lutetia, ici restituée par Marie-Ange Maillet dans une traduction française. Par rapport à Lutèce, Lutetia comprend en effet plusieurs articles qui avaient été remaniés, censurés ou tout bonnement supprimés dans l’édition française chez Lévy en 1855.

4 Le destin éditorial particulièrement complexe des articles écrits par Heine pour la Gazette d’Augsbourg ne doit toutefois pas éclipser le profond intérêt de cette œuvre, qui est le pendant, pour les années 1840, du recueil intitulé De la France, rassemblant des articles écrits au début de la monarchie de Juillet. Lutetia éclaire d’abord la vie politique de la capitale où Heine séjourne alors en exil, en se penchant tout particulièrement sur les rapports de forces entre les différents pouvoirs de la monarchie parlementaire, et sur les diverses interprétations que donnent de ce régime politique ses principaux protagonistes, Louis-Philippe, Guizot et Thiers. Heine porte aussi un regard critique sur l’actualité internationale la plus brûlante, comme le prouve son intérêt marqué pour le scandale des Juifs de Damas ou pour la « question d’Orient ». Mais contrairement au recueil d’articles De la France, qui était essentiellement tourné vers l’actualité politique, c’est également à la vie culturelle et intellectuelle que s’intéresse Lutetia à travers les nombreuses pages, souvent satiriques, que Heine y consacre aux écrivains, peintres et musiciens qui animaient alors une scène artistique parisienne particulièrement cosmopolite (le « divin » Rossini, le « maestro Meyerbeer », ou encore Liszt, excellent scénographe de ses propres succès).

5 Pour mettre en valeur l’intérêt de cette chronique de la vie politique et intellectuelle du Paris des années 1840, l’édition de Marie-Ange Maillet, germaniste et spécialiste de Heine, s’accompagne d’un appareil critique d’une vingtaine de pages. La postface s’avère particulièrement utile pour comprendre le sort de ce texte paru dans les deux langues et retouché à de nombreuses reprises par l’auteur et par ses collaborateurs, qu’il s’agisse du rédacteur en chef de la Gazette d’Augsbourg, de traducteurs ou d’éditeurs. On peut regretter néanmoins l’absence de chronologie et de bibliographie, qui étaient en revanche présentes dans l’édition de Lutèce publiée aux éditions La Fabrique. Des biographies succinctes des principaux acteurs de la vie politique et intellectuelle française, évoqués ou seulement mentionnés, parfois de manière sibylline, par les articles de Heine, auraient également été les bienvenues, afin de permettre au lecteur d’aujourd’hui de mieux réinscrire cette œuvre dans son contexte historique. Il n’en reste pas moins que cette première traduction française de Lutetia

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permettra d’enrichir la connaissance en France de l’œuvre de Heine, véritable passeur entre deux cultures.

NOTES

1. Cf. le compte rendu de cet ouvrage par Sylvie Aprile paru dans la Revue d’histoire du XIX e siècle, n° 38, 2009/1, p. 146-147. 2. Lucien Calvié, « Le Soleil de la liberté », Henri Heine (1797-1856). L’Allemagne, la France et les révolutions, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2006, p. 23.

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François Vidal, De la répartition des richesses ou de la justice distributive en économie sociale, ouvrage contenant l’examen critique des théories exposées soit par les économistes, soit par les socialistes Réédité (1re édition 1846) par les Cahiers pour l’analyse concrète, n° 70-71, 2013, 412 p. ISSN : 0398-0677

Raymond Huard

RÉFÉRENCE

François Vidal, De la répartition des richesses ou de la justice distributive en économie sociale, ouvrage contenant l’examen critique des théories exposées soit par les économistes, soit par les socialistes, réédité (1re édition 1846) par les Cahiers pour l’analyse concrète, n° 70-71, 2013, 412 p. ISSN : 0398-0677

1 François Vidal, avocat né à Coutras en février 1812, est surtout connu des historiens comme secrétaire général de la Commission du Luxembourg en 1848, avant d’être élu, en mars 1850, dans le département de la Seine avec deux autres candidats républicains, Hippolyte Carnot et Paul de Flotte, déclenchant ainsi dans la majorité conservatrice de l’Assemblée une inquiétude tout à fait excessive. Mais il est aussi l’auteur d’un ouvrage important publié en 1846, De la répartition des richesses…, dans lequel il passe en revue les conceptions des économistes et des théoriciens socialistes contemporains. Les Cahiers pour l’analyse concrète ont eu l’excellente et audacieuse idée de republier cet ouvrage qui se distingue par sa rigueur et qui montre aussi, du même coup, à quelles difficultés

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théoriques ou même à quelles impasses pouvait se heurter, peu avant 1848, un auteur qui proposait un changement social radical.

2 Le titre de l’ouvrage en indique la visée dominante. Bien plus qu’à la production des richesses – que cependant il ne néglige pas –, François Vidal s’intéresse à leur répartition, car c’est de leur injuste répartition que procède le paupérisme contemporain. Pour lui, cette question relève de « la science sociale », « science du bonheur de l’humanité », dont l’aboutissement doit être de « gouverner selon la justice ». Il récuse la science économique de son temps qu’il juge purement « descriptive » ou « négative » parce qu’« elle prend ce qui est pour ce qui doit être ». Au contraire, l’économie doit être « la science qui enseigne comment il faut organiser l’industrie et répartir les richesses conformément aux principes de l’utilité générale et de la justice distributive ».

3 François Vidal passe d’abord en revue, de façon très fouillée, les différentes théories économiques, celle de Quesnay, des libéraux (Smith, Malthus), de l’école critique représentée par Sismondi, de l’école « éclectique » et de l’école chrétienne. Tout en étant assez indulgent pour Malthus, « philanthrope sincère », et encore bien plus pour Sismondi qui « a fait justice des théories négatives de l’école libérale », mais s’est limité à la critique, il conclut que les économistes n’ont pas vraiment de théorie de la répartition. Comme ils se focalisent sur « le produit net », ils se contentent d’enregistrer ses formes : rente, fermage, intérêts, profits, salaires. Or la situation actuelle montre justement que ce type de répartition provoque des dégâts majeurs.

4 Les socialistes (l’auteur exclut les révolutionnaires) sont-ils plus convaincants ? En procédant à la même analyse, très minutieuse, François Vidal expose les théories de Saint-Simon, Fourier, Proudhon et Pecqueur, ainsi que celles de l’école de la communauté. À l’exception de cette dernière, aucune n’offre à ses yeux de solution qui empêche l’inégalité de renaitre. Vidal, qui s’inspire explicitement de Morelly (Code de la nature, 1755) penche donc vers le communisme qui assure une répartition selon les besoins et il le défend avec des arguments qui anticipent parfois sur le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels. Mais comme il exclut toute révolution violente, l’instauration du communisme lui paraît exiger une longue préparation des esprits et n’est donc pas pour l’immédiat. Que faire alors en attendant ? François Vidal juge « utopique » l’organisation du travail de Louis Blanc parce qu’elle suppose un changement politique majeur. Il propose simplement d’associer les travailleurs aux bénéfices dans l’industrie et de créer des colonies agricoles qui délesteront les villes de leur population en excédent, avec l’espoir que ces colonies, sortes de phalanstères, se diffuseront dans la société. Ces remèdes paraissent bien modestes, peu susceptibles d’empêcher la révolution sociale que l’auteur voit venir avec appréhension. Bilan décevant ? Non, car l’ouvrage, d’une haute qualité intellectuelle, révèle assez bien les contradictions vécues par les réformateurs de l’époque, lorsque séduits par l’utopie, ils s’efforçaient malgré tout de la passer au crible d’un examen très lucide. La révolution de 1848 amènera François Vidal à s’engager plus avant dans la lutte politique.

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Cahiers Charles Fourier. Revue de l’Association d’études fouriéristes, n° 23, « Biographies fouriéristes » Dossier coordonné par Bernard Desmars et Michel Cordillot, 2012, 186 p. 15 euros

Louis Hincker

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Cahiers Charles Fourier. Revue de l’Association d’études fouriéristes, n° 23, « Biographies fouriéristes », dossier coordonné par Bernard Desmars et Michel Cordillot, 2012, 186 p. 15 euros

1 La dernière livraison des Cahiers Charles Fourier est consacrée aux avantages des études biographiques pour la connaissance du mouvement sociétaire. C’est l’occasion d’un premier bilan du Dictionnaire biographique du fouriérisme, aujourd’hui en ligne sur le site de l’association (http://www.charlesfourier.fr), qui à ce jour regroupe 300 notices et est appelé à se développer. On ne peut que recommander la consultation de ce site, tant il témoigne de la vitalité des recherches et des activités de l’association et constitue en soi un véritable instrument de travail.

2 L’approche biographique, particulièrement justifiée pour le nombre relativement restreint des disciples, permet une étude fine de l’originalité des contributions au mouvement de la part d’acteurs venus d’horizons variés. Le numéro, à partir de quelques figures et de quelques configurations locales, révèle l’indispensable apport de cette démarche quand les fonds d’archives manquent. C’est un patient travail collectif de reconstitution qui prend alors le relais, pour mettre en lumière le rôle de l’interconnaissance, de la sociabilité familiale notamment, dans le développement et la diffusion des idées qui se réclament de l’héritage de Fourier. Ce travail souligne le rôle pédagogique d’individus affairés à propager dans des associations, au sein de municipalités, dans la presse, à l’occasion des élections, les projets du mouvement

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coopératif (l’article sur le cas du Finistère rédigé par Jean-Yves Guengant décrit bien ces différents ressorts successifs avec leurs concrétisations : librairie, boulangerie, colonie agricole philanthropique).

3 Surtout, cette approche socio-biographique insiste sur les différentes déclinaisons du fouriérisme en fonction des conceptions que chacun s’en fait. Elle permet d’esquisser le comment du pourquoi de l’adhésion comme de l’éloignement ultérieur, le cas échéant. Mouvement d’idées plus que d’actions, le mouvement sociétaire, – essentiellement masculin, mais il est possible, comme il nous est dit, que les épouses et les filles des fouriéristes se sentent tout autant concernées –, parvient à attirer des classes moyennes diplômées, des propriétaires, des artistes, aux côtés d’un fouriérisme plus populaire. Dans l’attente d’un plus vaste recensement sur le territoire, des places fortes du mouvement (Paris et la Seine, le centre-est, le bassin de la Loire) contrastent avec des déserts (la Lorraine, la Normandie, le Nord). Une chronologie des adhésions au mouvement est aussi amorcée, avec le gros des troupes dans la première moitié du XIXe siècle, – des trentenaires en particulier – jusqu’aux dernières associations des années 1930.

4 Cet activisme à hauteur d’individus, au service des thèmes de la science sociale sociétaire, jusque dans le roman à thèse (voir ici le cas de l’écrivain Marie-Louise Gagneur étudié par Cecilia Beach) confirme à quel point le mouvement fouriériste, finalement assez éloigné d’un écart absolu radicalement critique, a accompagné le basculement de la société dans la modernité, en faveur des idées coopératives, de l’anticléricalisme, du féminisme, du pacifisme.

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Chantal Gaillard et Georges Navet [dir.], Dictionnaire Proudhon Bruxelles, Aden, 2011, 560 p. ISBN : 978-2-930402-94-9. 35 euros

Jean-Christophe Angaut

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Chantal Gaillard et Georges Navet [dir.], Dictionnaire Proudhon, Bruxelles, Aden, 2011, 560 p. ISBN : 978-2-930402-94-9. 35 euros

1 Complexe, en constante évolution et livrée dans une multitude d’ouvrages et de manuscrits donnant parfois l’impression d’être peu structurés, la pensée de Pierre- Joseph Proudhon (1809-1865) représente un défi considérable pour les historiens des idées qui chercheraient à en avoir une vue d’ensemble. C’est que Proudhon, doté d’une formation autodidacte, acquise notamment comme typographe, a beaucoup écrit, sous les formats les plus divers (traités philosophiques comme son grand œuvre De la justice dans la Révolution et dans l’Église, pamphlets, articles de journaux, manuscrits inachevés), souvent dans un contexte polémique, et sans jamais se soucier réellement des normes de composition qui sont celles des œuvres de philosophie. Le Dictionnaire Proudhon dirigé et rédigé par certains des meilleurs spécialistes de l’œuvre du philosophe bisontin, représente à cet égard une entreprise originale et fort utile, qui ne propose ni un choix de textes (à l’instar du volume édité par Pierre Ansart en 19841), ni une tentative de reconstruction systématique de cette pensée (tâche qui reste à accomplir), ni encore une biographie intellectuelle2. Bien plutôt, ce Dictionnaire fournit, au travers de ses 47 articles (depuis « Anarchie » jusqu’à « Valeur »), qui sont autant de portes d’entrée, un parcours des principaux thèmes autour desquels s’articulent les textes proudhoniens.

2 Disons-le d’emblée, cet ouvrage constitue une remarquable voie d’accès à la pensée proudhonienne, non seulement pour toute personne qui chercherait à s’y initier, mais aussi pour des chercheurs qui tenteraient de se repérer dans un corpus foisonnant. Il contient des mises au point précieuses, par exemple sur le rapport de Proudhon à

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l’anarchisme, sur son antiféminisme, sur sa pensée du droit, ou encore sur sa conception de la propriété. Chacun des articles commence par retracer le destin du thème considéré dans la genèse de l’œuvre de Proudhon avant d’en présenter ce qu’on pourrait appeler la conception classique – le plus souvent la manière dont ce thème est traité dans De la justice. Est ainsi évité tout risque d’illusion rétrospective, qui pourrait consister ou bien à lire le premier Proudhon à partir du dernier, ou bien à lire Proudhon en fonction de sa postérité. De ce dernier point de vue, on peut toutefois regretter que l’ouvrage n’accorde presque aucune place à la réception, parfois contradictoire, de l’œuvre de Proudhon, chez des auteurs aussi différents que Michel Bakounine, Georges Sorel ou Charles Maurras – mais il est clair qu’une telle démarche aurait donné au volume des proportions considérables et l’aurait rendu peu maniable. Chaque article est en outre suivi d’une référence à d’autres articles avec lesquels il entre en résonance ou en réseau, ce qui donne à penser que la philosophie de Proudhon se prête peut-être plus qu’aucune autre à une approche de ce type.

3 À la lecture de ce Dictionnaire Proudhon, se dessine finalement la profonde cohérence d’une pensée beaucoup plus systématique qu’on ne l’a souvent prétendu, où les contradictions apparentes tiennent davantage à la différence des contextes d’énonciation qu’à l’inconséquence de l’auteur. Les seules réserves qu’appelle une telle entreprise tiennent aux contraintes du genre et à l’état du corpus. Certains articles sont partiellement redondants : ainsi des articles « Famille » et « Femme », qui se recoupent largement, au point que des citations identiques se retrouvent dans les deux. En outre, le choix d’une approche thématique au détriment d’une approche conceptuelle conduit à laisser de côté quelques concepts qui structurent pourtant la pensée proudhonienne : on songe notamment au concept de résultante, si important pour la conception proudhonienne de la dialectique, et qui n’est pas même mentionné dans l’article consacré à cette dernière. S’agissant du corpus, comme le rappellent les auteurs, l’œuvre de Proudhon est toujours en attente d’une édition de référence, qui comprendrait notamment les nombreux manuscrits inédits conservés à Besançon et en cours d’édition, de sorte que les références demeurent dispersées et que certains textes ne sont pas pris en considération par les auteurs. Ces réserves mises à part, le Dictionnaire Proudhon, qui devrait accéder rapidement au statut d’ouvrage de référence dans la littérature proudhonienne, représente un outil de travail indispensable, qui pourrait permettre enfin à l’œuvre de Proudhon de bénéficier de la considération qu’elle mérite.

NOTES

1. Pierre Ansart, Proudhon, collection « Textes et débats », Paris, Le Livre de poche, 1984. 2. On songe à l’ouvrage d’Anne-Sophie Chambost, Proudhon, l’enfant terrible du socialisme, Paris, Armand Colin, 2009.

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Anne Carol, Physiologie de la veuve. Une histoire médicale de la guillotine Seyssel, Champ Vallon, 2012, 313 p. ISBN : 978-287673-582-8. 27 euros

Nicole Edelman

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Anne Carol, Physiologie de la veuve. Une histoire médicale de la guillotine, Seyssel, Champ Vallon, 2012, 313 p. ISBN : 978-287673-582-8. 27 euros

1 Aborder l’histoire de la guillotine au prisme de l’histoire de la médecine peut paraître un choix paradoxal voire provocateur « tant a priori l’art de soigner s’oppose à la besogne du bourreau » (p. 5). Anne Carol, professeure d’histoire contemporaine à l’université d’Aix-Marseille, assume ce choix et nous en montre la fécondité à travers la diversité des approches qu’il permet, renouvelant à ce titre une histoire de la guillotine déjà largement écrite. En se référant à des sources précisément datées – années 1789-1792 – elle débute l’ouvrage par l’étude de l’usage de la guillotine en tant que machine, au regard à la fois de la technique et du savoir médical. Ce premier temps permet à l’historienne de remettre en question la thèse parfois soutenue dans la mouvance de Michel Foucault selon laquelle les deux frères Guillotin, en inventant la guillotine, auraient voulu réaliser « une coproduction médico-pénale destinée à fabriquer du matériau expérimental » (p. 7)1. Anne Carol montre de manière beaucoup plus nuancée qu’un vaste mouvement d’investissement de la mort par la médecine existe depuis le XVIIIe siècle et le mouvement des Lumières qui conduit des médecins dans une recherche de modification des conditions de la mort par condamnation. Cette préoccupation durera jusqu’à la fin du XXe siècle dans certains pays. Dans un précédent livre, Anne Carol avait longuement exploré ces relations entre les médecins et la mort2 ; elle poursuit donc cette recherche dans Physiologie de la veuve, en l’ouvrant sur un questionnement des implications médicales, pénales, sociales et culturelles de l’invention de la guillotine comme nouvelle forme de mise à mort. Elle décrit précisément les pratiques mises en œuvre, la manière de trancher le corps en deux et

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les ratés éventuels de cette machine. Elle analyse les interrogations morales et physiologiques suscitées par cette décollation, certes rapide et efficace – quand tout va bien – et de surcroît égalitaire, qui diffère tant des anciennes manières de tuer (écartèlement, pendaison, roue, bûcher, etc.) mais dont on ignore tout de l’éventuelle souffrance qu’elle provoque. Des expériences sont ainsi menées (surtout outre-Rhin) sur les cadavres fraîchement suppliciés pour savoir si la galvanisation – elle aussi nouvellement découverte – peut ranimer ces morts, au moins un des deux morceaux, soit leur corps sans tête, soit leur tête esseulée. Cette « tentation de ressuscitation » ressurgit dans les années 1880 avec d’autres pratiques et d’autres savoirs médicaux, des médecins transfusant alors abondamment ces tronçons de suppliciés pour tenter de les ramener à la vie. Les expériences sont cependant stoppées en 1885 par une offensive éthique menée par des médecins et par Paul Bert, en particulier, qui condamne vivement ces pratiques. Les problèmes à la fois éthique et pratique posés par le statut du corps du condamné ne cesseront pas pour autant et Anne Carol en débat dans un des derniers chapitres de son livre tout comme elle discute des autres manières de rénover l’exécution des condamnés à mort, des plus anciennes – la pendaison – aux nouvelles – la chaise électrique et les mises à morts chimiques et pharmaceutiques. Tout au long de la période étudiée, une question lancinante demeure celle de savoir si le guillotiné meurt dès que sa tête est tranchée. La tête survit-elle ne serait-ce que quelques instants ? Si oui, que se passe-t-il dans ce cerveau qui survit ? Pense-t-il ? Sent-il ? Souffre-t-il ? Pourtant aucune réponse médicale sûre n’est possible puisqu’il faudrait pouvoir définir précisément ce qu’est la mort. Cette approche de l’utilisation de la guillotine et du corps des guillotinés à des fins scientifiques n’est pourtant que l’une des facettes du livre. En effet, cette manière de trancher le corps, ces tentatives de ressuscitation ravivent bien des rêves et des peurs et « l’hypothétique figure des guillotinés animés alimente, à la suite de la voie ouverte par Mary Shelley, une veine romanesque remarquablement féconde » (p. 97). Anne Carol analyse ainsi les représentations savantes des mécanismes de la mort et la façon dont ces mécanismes irriguent l’imaginaire du XIXe siècle. Romans et nouvelles (Villiers de l’Isle-Adam, Dumas, Hugo, etc.) mettent en scène des suppliciés et Nodier choisit dans Smarra de « se placer du point de vue de la conscience du décapité et [d’]en exprimer les affres » (p. 120). Plus tard et plus drôle, Méliès les fera bouger dans les premiers balbutiements du cinéma et, du prestidigitateur Robert-Houdin au Grand Guignol, les suppliciés occuperont les scènes théâtrales. Le livre étudie ainsi les relations entre médecine et guillotine selon ces trois grandes approches : conceptions de la machine et part qu’y prend le médical, représentations savantes des mécanismes de la mort par guillotine et façon dont ces représentations irriguent l’imaginaire du XIXe siècle, enfin utilisations de la Veuve et du corps des guillotinés à des fins scientifiques. Sur ce sujet morbide, funèbre et quelque peu sinistre, Physiologie de la veuve. Une histoire médicale de la guillotine ne se lit pas pour autant avec des pincettes – et ce n’est pas la moindre de ses qualités –, son écriture est toujours maîtrisée, usant du mot le plus juste et sans pathos. Il a d’ailleurs reçu en 2012 le prix « Mauvais Genres » décerné par France Culture et Le Nouvel Observateur, dans la catégorie non-fiction.

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NOTES

1. Anne Carol cite le livre de Grégoire Chamayou, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIX e siècles, collection Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, La Découverte, 2008. 2. Anne Carol, Les médecins et la mort XIXe-XXe siècle, Paris, Aubier, 2004.

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Guillaume Cuchet, Les voix d’Outre- tombe. Tables tournantes, spiritisme et société au XIXe siècle Collection L’Univers historique, Paris, Le Seuil, 2012, 458 p. ISBN : 978-2-02-102128-8. 25 euros

Nicole Edelman

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Guillaume Cuchet, Les voix d’Outre-tombe. Tables tournantes, spiritisme et société au XIXe siècle, collection L’Univers historique, Paris, Le Seuil, 2012, 458 p. ISBN : 978-2-02-102128-8. 25 euros

1 Le spiritisme, cette nouvelle religion qui naît en France en 1857, intéresse Guillaume Cuchet en tant que symptôme culturel d’une société où se développe à la fois une industrie puissante avec ses techniques nouvelles, une science qui réinterprète la matière et l’univers et un christianisme qui s’essouffle. « Comment cette petite histoire […] soulève-t-elle et gonfle-t-elle la grande ? » (p. 19) questionnait déjà Philippe Muray dans son XIXe siècle à travers les âges1. Dans Les voix d’Outre-tombe, l’historien tente de répondre à cette interrogation et pour ce faire, il ouvre son étude en mettant en regard les versions nationales de ce nouveau spiritualisme en France de 1848 à 1875 et aux États-Unis à ses tout débuts. Il rappelle ainsi les origines nord-américaines du phénomène avec l’apparition des coups frappés (Spirit Rapping) dans la nouvelle maison de la famille Fox à Hydesville en 1848. Il décrit la diffusion de ce nouveau spiritualisme ancré dans un monde protestant complexe puis son passage en Europe en 1853 analysant le succès des tables tournantes. Ces deux premières parties ne sont pas vraiment novatrices mais Guillaume Cuchet y regroupe les écrits sur ce thème, approfondissant certains points, en clarifiant d’autres sans que soit pourtant toujours bien précisée la différence entre apport personnel et références à des travaux déjà publiés. Dans les deux parties suivantes, l’historien étudie la doctrine et le mouvement

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spirite en les replaçant dans leur contexte culturel, religieux et politique d’émergence puis de diffusion. Il détaille les différents courants qui disputent (faiblement) à Allan Kardec la place de chef de file du mouvement et dresse quelques portraits de spirites dissidents. Dans ce panorama, Guillaume Cuchet néglige à mon avis un ancrage européen qui me paraît pourtant très important et qui fait une des particularités du spiritisme français et européen : la vogue du magnétisme et surtout du somnambulisme magnétique, certes évoquée à plusieurs reprises mais jamais vraiment analysée. Ainsi les figures d’Alphonse Cahagnet et de sa somnambule Adèle Maginot méritaient un plus ample développement que les quelques lignes du livre car ce couple est représentatif de celles et ceux qui interrogèrent les esprits des extra-mondes, et ce depuis la fin du XVIIIe siècle, par le canal du magnétisme. Il réfute aussi l’idée que le spiritisme aurait été un moyen d’émancipation des femmes en France, idée que j’ai moi-même soutenue2. Certes, la période étudiée par Guillaume Cuchet est beaucoup trop courte pour que cette hypothèse soit pleinement soutenable. Cependant bien des notions dissonantes par rapport aux normes sociales et culturelles du Second Empire sont exprimées dans les écrits spirites de ces décennies, dans le Livre des esprits comme dans La Revue spirite, concernant par exemple le fœtus, le nouveau-né, le mariage, la réincarnation d’un homme en femme, etc. Et si on ne trouve pas en France de conférencières équivalentes à celles qui parcourent les États-Unis – le milieu catholique est, on le sait, réticent à ce type de prise de parole féminine à la différence des protestants –, des femmes médiums vont écrire, publier des romans, tenir des revues, parler devant un public parfois large (notamment à la fin du siècle)… L’analyse de la géographie du spiritisme français permet en revanche à Guillaume Cuchet de montrer de manière convaincante que « la carte du spiritisme paraît bien correspondre dans ses grandes lignes à celle des pays déchristianisés » (p. 253) tout en soulignant des spécificités régionales du rapport anthropologique aux défunts. Le livre de Guillaume Cuchet trouve ensuite toute sa force dans l’étude de ce qu’il appelle le « spiritisme culturel », titre de la cinquième partie. Il y montre l’ampleur et les caractères d’un retour du religieux sous le Second Empire lié aussi « à la discrétion de la philosophie universitaire » (p. 275). Il analyse les raisons de la réussite du spiritisme dans ce contexte, retrouvant des traces de « spiritisme latent » dans la piété catholique : goût du merveilleux, mise en retrait de la « pastorale de la peur » (p. 285) et essor de la dévotion aux âmes du purgatoire, thème que Guillaume Cuchet avait largement traité dans sa thèse de doctorat3. Ici, il soutient l’idée que le spiritisme s’inscrit dans le mouvement plus large d’une « généralisation des formes modernes du « culte des morts », ce culte familial du souvenir et de la tombe qui est un des ancrages anthropologiques et culturels les plus forts et les plus unanimes du XIXe siècle » (p. 313), qu’on peut aussi nommer « deuil romantique » ou « deuil victorien ». Il souligne aussi combien le spiritisme qui fait de la pluralité des mondes un des fondements de sa croyance rejoint la popularité de l’astronomie et combien l’astronome Camille Flammarion a contribué à l’essor de la religion spirite qu’il a côtoyée pendant quelques années. La dernière partie de l’ouvrage consacrée à l’antispiritisme est riche de l’apport des nouvelles sources romaines ouvertes au Vatican que l’auteur a dépouillées et qui irriguent – avec bien d’autres – le chapitre consacré à la lutte de l’Église catholique contre le spiritisme dont Guillaume Cuchet analyse à la fois les silences et les combats. Rome n’a pas en effet formellement condamné le spiritisme sous le Second Empire mais seulement mis à l’index certains des ouvrages spirites. Après un chapitre sur « l’antispiritisme laïque », le livre se termine au début de la Troisième République, en 1875, puisque Guillaume Cuchet

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considère que cette année marquée par des procès autour de la photographie des esprits clorait « une époque du spiritisme », celle que l’auteur nomme « sa grande époque » (p. 404), date et affirmation qu’on pourrait discuter puisque la fin de siècle et la Grande Guerre verront un grand renouveau de cette religion. Le livre présente donc une synthèse de nombreux travaux antérieurs sur ce thème du spiritisme naissant tout en apportant des approfondissements et des éléments nouveaux.

NOTES

1. Philippe Muray, Le XIXe siècle à travers les âges, Paris, Denoël, 1984. 2. Nicole Edelman, Voyantes, guérisseuses, visionnaires en France, 1785-1914, Paris, Albin Michel, 1995. 3. Guillaume Cuchet, Le crépuscule du purgatoire, Paris, Armand Colin, 2005.

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Jacques Poirier, L’externat des hôpitaux de Paris (1802-1968) Collection Histoire des sciences, Paris, Hermann, 394 p. ISBN : 978-2-7056-8426-6. 22 euros

Nicole Edelman

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Jacques Poirier, L’externat des hôpitaux de Paris (1802-1968), collection Histoire des sciences, Paris, Hermann, 394 p. ISBN : 978-2-7056-8426-6. 22 euros

1 Jacques Poirier, neurologue de renom, professeur honoraire à la faculté de médecine Pitié-Salpêtrière, appartient à ce petit nombre de médecins qui, à ses heures, est aussi historien de la médecine. Ancien externe et ancien interne des hôpitaux de Paris, il consacre son dernier ouvrage à l’histoire de l’externat des hôpitaux de Paris de 1802 à 1968 car si l’internat a donné lieu à bien des travaux, l’externat a été largement négligé. Ce dernier représente une institution typiquement française qui a participé pendant des décennies à une formation pratique des futurs médecins, et qui est précisément datée puisqu’elle est née en février 1802, en même temps que l’internat, dans le cadre élitiste de ce moment post-révolutionnaire et a disparu après mai 1968, dans cette année de mise en question des mandarinats (vingt ans avant que l’internat ne soit lui aussi supprimé). Depuis ces disparitions, « l’externat pour tous et l’internat pour tous » sont censés assurer une meilleure formation à tous les étudiants en médecine et pas seulement « aux “Happy few”, anciens internes et anciens externes des hôpitaux de Paris » (p. 334).

2 Le premier chapitre du livre présente en un panorama très synthétique, très descriptif et concis, « la toile de fond de 1802 à 1968 ». Jacques Poirier y décrit le système des études médicales françaises de ce siècle et demi, les douze réformes institutionnelles successives qu’il connut et les grandes maladies avec leurs évolutions diagnostiques et thérapeutiques. L’auteur souligne l’élitisme de la formation, l’importance de la clinique au détriment de sciences fondamentales comme la chimie ou la physique et face aux

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grandes maladies, il met en exergue les progrès de la médecine. Puis, en chapitres successifs, Jacques Poirier déroule une étude très précise et érudite du concours de l’externat, des fonctions et de la vie des externes, de la préparation de l’internat qui le plus souvent est « la préoccupation et l’occupation majeure des externes » (p. 153). L’auteur nous montre ainsi, avec tous les détails des épreuves du concours à l’appui, que s’il est aisé d’obtenir l’externat jusqu’après la Grande Guerre parce que les candidats sont presqu’aussi nombreux que les places disponibles et qu’il n’y a aucune rémunération pour cette fonction d’externe, le concours devient beaucoup plus sélectif dans les années 1920-1930 et donc plus prestigieux. L’externat constitue alors un « réel apprentissage clinique, le plus souvent de très haute qualité » et « représente toujours le premier palier des carrières médicales hospitalières, étape indispensable pour aborder les suivantes, mais il acquiert également une fin en soi pour ceux qui ne veulent pas faire carrière dans les hôpitaux et qui ont comme but de s’installer » (p. 334). L’externat disparaît pourtant en février 1969, à la suite de revendications des étudiants en médecine, cette demande n’était cependant pas nouvelle mais avait ponctué pour différentes raisons tout le XIXe siècle. L’auteur consacre aussi un développement spécifique d’une vingtaine de pages à « l’accès des femmes à l’externat et à l’internat ». Il met par ailleurs en exergue les « externes victimes du devoir, externes morts pour la France » et le « parcours, devenir et destinée de quelque 101 externes » inconnus ou célèbres, puis informe rapidement sur les externats des hôpitaux de province.

3 Retrouver et retracer des liens entre ces différentes approches aurait sans doute permis de mieux insérer cette institution dans une histoire culturelle et sociale plus large. L’accession des femmes à l’externat (puis à l’internat et au clinicat) est partie intégrante de cette histoire et ne se situe pas à ses marges ; la mise à l’écart, voire le combat mené par les hommes contre les premières médecins éclaire les conceptions même de la pratique et de l’élitisme médical hospitalier. De même, cerner le rôle éventuel du politique et des politiques publiques, celui des médecins élus dans les instances du pouvoir (fort nombreux sous la Troisième République) aurait peut-être mieux fait comprendre cette histoire de l’externat. L’évolution de l’admission au concours et de l’externat lui-même aurait pu ainsi recevoir un autre éclairage moins centré sur la pratique, les normes institutionnelles et les épreuves elles-mêmes. Le livre n’en demeure pas moins une référence pour qui veut connaître le statut de cet externat français des hôpitaux de Paris tout comme les fonctions et la vie des externes que Jacques Poirier nous décrit avec une extrême précision (et parfois une pointe de nostalgie) dans tous les détails d’un quotidien hospitalier.

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Paul d’Hollander et Claude Langlois [dir.], Foules catholiques et régulation romaine. Les couronnements de vierges de pèlerinage à l’époque contemporaine (XIXe et XXe siècles) Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2011, 269 p. ISBN : 978-2-84287-553-4. 22 euros.

Matthieu Brejon de Lavergnée

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Paul d’Hollander et Claude Langlois [dir.], Foules catholiques et régulation romaine. Les couronnements de vierges de pèlerinage à l’époque contemporaine (XIXe et XXe siècles), Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2011, 269 p. ISBN : 978-2-84287-553-4. 22 euros.

1 L’histoire de deux cents couronnements de statues de la Vierge Marie en France entre 1853 et 1964, en gros entre la proclamation du dogme de l’Immaculée conception par Pie IX et le concile Vatican II, pourrait de prime abord apparaître comme un sujet tout à fait mineur s’il ne se jouait dans ces cérémonies quelques-unes des grandes inflexions du catholicisme du XIXe siècle qui, plus largement, nous disent quelque chose de l’histoire culturelle et politique de la France au même moment.

2 De quoi s’agit-il ? Un évêque demande à Rome le couronnement d’une vierge de son diocèse, statue anciennement vénérée (vierge noire du Puy) ou récemment édifiée (Notre-Dame de Lourdes), rassemble autorités religieuses voire civiles et des dizaines de milliers de fidèles, en plein air, pour une cérémonie festive (messe, procession, réjouissances publiques). Le XIXe siècle français s’inscrit dans une temporalité et un

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espace plus larges, puisque couronnements de tableaux et habillages de statues sont attestés au Moyen Âge et à l’heure de la Réforme catholique, et que cette pratique tout italienne est aussi vigoureuse dans le nord de la France et en Belgique. Il est cependant une respiration propre au XIXe siècle où l’on peut lire une triple conjoncture à la fois romaine – la romanisation du catholicisme français que traduisent aussi la mise à l’index des doctrines gallicanes, l’imposition de la liturgie romaine, une dévotion plus sensible (chemins de croix, reliques de saints) ; nationale – une France qui se veut mariale, à l’heure d’un cycle mariophanique (apparitions de la rue du Bac, Lourdes, La Salette, Pontmain) ; diocésaine – la demande des évêques encourageant les pèlerinages où se rejoignent à la fois le goût de l’antiquité locale et la nécessité d’encadrer la piété des fidèles.

3 La conjoncture catholique rencontre le contexte politique. Les couronnements reprennent en 1853 (Paris, Notre-Dame-des-Victoires) comme un remerciement de Pie IX à Napoléon III pour l’envoi de troupes en 1849, faisant rejouer le souvenir d’une autre bataille, celle de la Montagne Blanche (1620). Le climat est favorable jusqu’en 1879 mais la pratique des couronnements se maintient après l’arrivée des républicains au pouvoir puis dans le contexte anticlérical des années de Séparation. Elle revêt en revanche une signification nouvelle : elle témoigne de la quête de visibilité d’une Église catholique malmenée par la sécularisation forcée de l’espace public (cimetières, écoles, hôpitaux, interdiction des processions, etc.) tout comme de sa volonté de recharger l’imaginaire sacral de ses fidèles au moment où la République développe son propre univers festif et laïc (fête nationale, statues de héros républicains, bustes de Marianne, etc.). L’étude que consacre Jérôme Grévy au couronnement, non pas d’une vierge, mais par extension de sainte Radegonde, reine des Francs au VIe siècle, à Poitiers le 14 août 1887, révèle ces tensions entre ce qui est bien perçu, de part et d’autre – c’est-à-dire par les catholiques militants comme par la municipalité républicaine et les milieux libres- penseurs – comme une profession de foi monarchique. La hiérarchie catholique est toutefois plus modérée. Mgr Freppel prêche sur la royauté spirituelle d’une reine qui a préféré Dieu et les pauvres aux vanités du pouvoir. Le culte de la Vierge, plus que celui du Sacré-Cœur, contribuerait ainsi à la progressive dépolitisation du catholicisme.

4 D’un point de vue méthodologique, les actes de ce riche colloque, complétés par une précieuse annexe chronologique et géographique des couronnements, ainsi qu’un cahier iconographique en couleur, s’inscrivent dans une perspective micro-historique et pourront fournir une utile matière à une histoire des transferts culturels et religieux au XIXe siècle.

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Bernadette Angleraud, Lyon et ses pauvres. Des œuvres de charité aux assurances sociales 1800-1939 Collection L’Histoire du social, Paris, L’Harmattan, 2011, 344 p. ISBN : 978-2-296-56508-1. 35 euros.

Antony Kitts

RÉFÉRENCE

Bernadette Angleraud, Lyon et ses pauvres. Des œuvres de charité aux assurances sociales 1800-1939, collection L’Histoire du social, Paris, L’Harmattan, 2011, 344 p. ISBN : 978-2-296-56508-1. 35 euros.

1 Dans la lignée de ses précédents travaux1, l’historienne Bernadette Angleraud propose une nouvelle approche de la société lyonnaise à travers le prisme de la pauvreté. Elle retrace les contours d’une histoire de la prise en charge privée des plus pauvres. Considérée comme la « Capitale de la Charité » ou la « Ville des aumônes » par ses contemporains, Lyon s’affirme comme une ville en plein essor : de près de 90 000 habitants en 1800, elle atteint plus de 570 000 à la veille de la Seconde Guerre mondiale. C’est cette période qu’a choisi d’étudier l’auteure dans une perspective qui s’articule autour de quatre moments.

2 Dans une première partie consacrée au premier XIXe siècle, l’auteure étudie les réponses assistantielles des élites face aux nouveaux défis sociaux nés avec l’industrialisation qui s’accompagne d’une pauvreté plus massive et plus visible, vue comme une menace pour l’ordre bourgeois. Après l’épisode révolutionnaire, le contexte politique est favorable à la renaissance et à l’émergence de nouvelles œuvres dont les finalités s’éloignent peu de ce qu’elles étaient sous l’Ancien Régime, selon deux logiques spatiales complémentaires. D’une part, celles qui ont pour cadre d’intervention la paroisse (41 % des œuvres) où la figure du curé s’impose comme l’interlocuteur privilégié (providences destinées aux orphelins). D’autre part, celles qui agissent à l’échelle de la

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ville visant un public spécifique grâce à un personnel plus œcuménique où s’investit l’élément féminin (Institution des jeunes filles incurables d’Ainay). Car ces œuvres constituent aussi un lieu de sociabilité où s’opère un brassage entre anciennes et nouvelles élites, expression à la fois d’une position sociale et d’une insertion dans la vie de la cité.

3 Après cette période de reconquête, Bernadette Angleraud décrit la maturation de la bienfaisance dans un contexte politique et économique favorable. Sous le Second Empire où l’Église s’affirme comme un pilier du nouveau régime, les œuvres trouvent « la légitimité qui leur manquait » (p. 75). Sous l’impulsion de l’archevêque De Bonald, sensible à la question sociale, cette alliance du trône et de l’autel s’accompagne d’une floraison de nouvelles sociétés de bienfaisance (35 œuvres) dont l’organisation se rationalise et se perfectionne autour d’un personnel compétent et élargi disposant davantage de ressources. Ces moyens renforcés proviennent d’une bourgeoisie d’affaires (les Guimet, les Gillet, les Dugas) qui applique à ces œuvres les principes capitalistes et partage les responsabilités entre le mari au sein du conseil d’administration et l’épouse dans le comité des dames. Cet engagement féminin repose sur un large consensus dans une société où, il est vrai, le paternalisme semble moins prégnant qu’ailleurs, faisant de l’activité charitable le « pré carré » des femmes (p. 121). Ces logiques d’intervention s’étendent dès lors à l’ensemble de la ville, et particulièrement aux périphéries populaires (La Guillotière, La Croix-Rousse). L’action caritative cible de nouveaux champs d’intervention comme le logement (Cité de l’Enfant Jésus), l’enfance en danger (Société protectrice de l’Enfance) et l’action humanitaire (Croix-Rouge).

4 Avec l’affirmation de la République anticléricale, le monde des œuvres entre dans une phase de tensions. La question sociale devient un enjeu majeur pour le nouvel État républicain qui renoue avec la tradition révolutionnaire à travers ce que Colette Bec a dénommé la « trilogie assistantielle » (lois de 1893 sur l’assistance médicale gratuite, de 1904 sur les enfants assistés et de 1905 sur l’assistance aux vieillards infirmes et incurables)2. Dans ce contexte de concurrence entre bienfaisance publique et charité, l’action caritative semble à première vue entrée dans une phase défensive, mais elle fera mieux que résister, en demeurant l’un des piliers de l’assistance locale. Car paradoxalement, « c’est lorsque la charité semble la plus menacée qu’elle parvient à quadriller la ville avec le plus d’efficacité » (p. 149), à tel point que certains ont pu parler de « Belle Époque des œuvres ». Ainsi, sur le terrain, si ces années ont connu des compromis et des collaborations entre le public et le privé, ce sont également des années de concurrence entre catholiques et républicains sous-tendues par les enjeux idéologiques autour de la scolarité et de la famille. À cet égard, le temps libéré par l’école devient un champ de confrontation directe entre les deux camps : d’un côté, les œuvres confessionnelles s’attachent à diffuser la morale chrétienne (patronages) ; de l’autre, les acteurs publics développent les colonies de vacances. C’est durant ces années également que surgit durablement un paternalisme social jusque-là étranger au paysage lyonnais : dans le quartier de Montplaisir, les frères Lumières et leurs épouses sont à l’origine de nombreux services médico-sociaux (crèche, clinique).

5 Passé le temps de la guerre et de l’union nationale, l’Entre-deux-guerres constitue une nouvelle étape pour les acteurs privés. Au moment où l’État consacre la prédominance de la prévoyance sur l’assistance (lois de 1930 sur les assurances sociales, de 1932 sur les allocations familiales), le monde de la bienfaisance se recompose en profondeur :

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plus de la moitié des œuvres nées avant la guerre disparaît. Mais, sous l’influence du catholicisme social qui trouve alors sa pleine expression et son principal relais autour de la revue La Chronique sociale, nombre d’entre elles réussissent à se maintenir et à s’adapter au prix d’un double effort de déconfessionnalisation et de professionnalisation, recentrant leurs actions au plus près des nouvelles périphéries de l’est lyonnais (Villeurbanne, Vénissieux). La jeunesse est une cible privilégiée, notamment à partir des années 1930 avec l’émergence de l’Action catholique spécialisée (JEC, JOC et JAC). Esquissées avant la guerre, approfondies sous la municipalité Herriot, de nouvelles collaborations entre acteurs publics et privés (fondation Rockefeller) voient le jour dans les domaines de la protection de l’enfance et de la santé dont le symbole est la création de l’École d’infirmières et de visiteuses de Lyon et du Sud-Est en 1923.

6 En cherchant à saisir la problématique de l’assistance « comme un pôle de cristallisation dans la vie de la cité » dans une ville qui a vu naître le catholicisme social, l’auteure a donc réussi son pari et enrichi une histoire de l’assistance privée encore trop peu étudiée à l’échelle locale3 ; celle-ci aurait cependant gagné à un traitement cartographique et statistique dans lequel les assistés auraient dû trouver toute leur place. Centrée sur l’histoire des œuvres privées, cette étude n’oublie pas pour autant de les replacer dans le cadre de l’assistance en général, décortiquant les relations souvent tendues entre la bienfaisance publique et la charité. Mais plus que ces rivalités, ce sont les complémentarités et surtout les stratégies d’adaptation entre le public et le privé qui ressortent de ce panorama historique et qui font ainsi l’originalité de la société lyonnaise, bien qu’on les retrouve peu ou prou dans d’autres grandes villes4.

NOTES

1. Bernadette Angleraud, Les boulangers lyonnais aux XIX e et XX e siècles, Paris, Éditions Christian, 1998 ; Bernadette Angleraud et alii, Lyonnaises d’hier et d’aujourd’hui, Lyon, Éditions Bellier, 2005. 2. Colette Bec, Assistance et République : la recherche d’un nouveau contrat social, Paris, Éditions ouvrières, 1994. 3. Olivier Vernier, D’espoir et d’espérance. L’assistance privée dans les Alpes maritimes au XIX e siècle, 1814-1914, Nice, Éditions Serre, 1993. 4. Yannick Marec, Bienfaisance communale et protection sociale à Rouen (1796-1927). Expériences locales et liaisons nationales, Paris, La Documentation française/Association pour l’histoire de la Sécurité Sociale, 2002, tome 2, p. 665-825.

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Bruno Marnot, Les grands ports de commerce français et la mondialisation au XIXe siècle | Bruno Marnot, La mondialisation au XIXe siècle (1850-1914) Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2011, 592 p. ISBN : 978-2-84050-780-2. 25 euros | Collection U, Paris, Armand Colin, 2012, 288 p. ISBN : 978-2-200-25514-5. 27 euros.

Laurence Montel

RÉFÉRENCE

Bruno Marnot, Les grands ports de commerce français et la mondialisation au XIXe siècle, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2011, 592 p. ISBN : 978-2-84050-780-2. 25 euros. Bruno Marnot, La mondialisation au XIXe siècle (1850-1914), collection U, Paris, Armand Colin, 2012, 288 p. ISBN : 978-2-200-25514-5. 27 euros.

1 Les grands ports de commerce français et la mondialisation au xixe siècle, issu d’un mémoire d’habilitation, présente et interprète l’essor relatif des grands ports de commerce français au XIXe siècle. Comment la révolution industrielle, et l’extension des échanges qui s’ensuit, façonnent une mondialisation plus proche de notre globalisation actuelle que de la « proto-industrialisation » des temps modernes : tel est l’objet de La mondialisation au XIXe siècle (1850-1914). Les publics visés diffèrent en partie : le premier, duquel il sera question plus en détail ici, intéressera d’abord les chercheurs, plus que le second, un manuel généraliste et didactique, et de ce fait utile surtout aux enseignants et aux étudiants. Les deux mettent cependant l’histoire économique à la portée de lecteurs non spécialistes, et les multiples cartes, tableaux, schémas et plans que le premier contient sont autant d’outils utiles à la communauté scientifique et enseignante ; également utiles, de riches bibliographies sur les domaines de l’histoire

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maritime, portuaire, et globale. Un index dans Les grands ports de commerce français aurait toutefois aidé le lecteur désireux de s’informer précisément sur l’un ou l’autre des seize établissements étudiés (92 % du commerce extérieur français en 1914) : Dunkerque, Le Havre, Rouen, Nantes, Saint-Nazaire, Bordeaux et Marseille, qui forment la première catégorie sur trois, et Calais, Boulogne, Dieppe, Caen, Cherbourg, Brest, La Rochelle-La Palice, Bayonne et Sète, la deuxième, d’une classification de 1910 qui fit date (p. 18).

2 Les deux livres se décomposent en trois parties. Dans Les grands ports de commerce français, la première partie expose la « nouvelle économie portuaire française » du XIXe siècle, fondée sur la croissance et l’innovation dans les domaines du commerce international, du système de transport et des aménagements techniques, et débouche sur une typologie régionale du point de vue des ports. Un club dynamique se dégage, formé des ports du Nord-Ouest, « intégrés » (p. 113) à la nouvelle dynamique économique mondiale centrée sur la future « Northern Range », et de Marseille, modèle « mixte » (p. 141) par sa forte croissance en situation excentrée. Par contraste, les ports atlantiques vivotent et constituent un ensemble « périphérique » (p. 127), quand les ports bretons, qui échouent à trouver une place dans la nouvelle économie des échanges internationaux, sont qualifiés de « contre-modèle d’insertion » (p. 150). La mise en relation des croissances et des aménagements techniques des différents ports français entre eux s’accompagne de mises en perspective internationales, en particulier avec Gênes, Bristol, Liverpool, Anvers et Rotterdam. Le constat d’une moindre réussite des ports français est suivi par une deuxième partie centrée sur les acteurs décisionnels en matière de politique portuaire : les chambres de commerce, l’expertise technique (les ingénieurs des Ponts et Chaussées), et l’État. Réunis dans un « triangle institutionnel » aux « défaillances » diverses, ils apparaissent comme les responsables principaux de la perte de vitesse des ports français. Les chambres de commerce, porte- parole des milieux d’affaires maritimes, s’imposent comme les principaux agents de modernisation des ports. Elles formulent pour leurs établissements respectifs, des projets plus ou moins ambitieux, réalistes, et appropriés, s’impliquent dans leur financement et leur réalisation, d’autant plus lorsque l’État leur délègue plus clairement la gestion des ports et ses lourdes charges financières, après l’abandon du plan Freycinet. Enfin, pour asseoir leur légitimité, elles s’adjoignent les services d’ingénieurs des Ponts et Chaussées. Un « imaginaire » portuaire foisonnant (au sens où Marcel Roncayolo emploie ce terme à propos de Marseille) émane de ces institutions, et témoigne de la vitalité des élites négociantes, du monde de l’entreprise, d’après l’auteur – faisant contraste avec la pusillanimité de l’État. Du déclin relatif des ports français, les pouvoirs publics apparaissent en effet comme les principaux responsables : porteurs d’une vision « mesquine et étriquée » (p. 315), terrienne sinon « continentaliste » de l’essor économique, réduisant les ports à « un service d’État, dont l’usage était purement fiscal et non pas destiné à dégager des profits » (p. 256), ils ne leur permirent jamais de devenir « une grande cause économique nationale » (p. 311). Le propos est plus nuancé, il est vrai, que ces constats sans appel : les régimes se succédèrent sans tourner le dos systématiquement aux ports. Toutefois, l’impulsion étatique manqua de constance, de clarté, et de direction, se refusant notamment à concentrer les moyens sur le ou les établissements qui auraient été susceptibles de soutenir la concurrence internationale (pour Bruno Marnot, l’État aurait été « obsédé par la satisfaction de l’intérêt général », p. 474, formule qui surprend un peu). Les ingénieurs des Ponts et Chaussées ne furent donc pas la courroie de transmission d’une politique portuaire

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nationale – puisqu’elle n’exista pas clairement et dans la durée – et ils ne furent que rarement force de proposition, leur expertise ayant été manifestement limitée en matière de politique et de prospective économique. Les milieux négociants locaux auraient donc été les plus à même d’impulser une politique portuaire performante. Mais ils furent plus portés à entrer en concurrence interportuaire qu’à constituer un lobby portuaire uni susceptible de peser. Dans ce contexte institutionnel pour le moins défavorable, le déclassement des grands ports de commerce français ne fut toutefois que relatif. La troisième partie traite donc des dynamiques qui ont tempéré ce qui est pourtant qualifié de « déclin » : en premier lieu, le renouvellement des horizons commerciaux, une fois fait le deuil de l’impossible restauration de l’ancien régime commercial, ainsi que l’extension des arrières pays continentaux. Ces dynamiques furent toutefois entravées par la crise qui frappa la marine marchande nationale à partir des années 1860, et par des tarifs ferroviaires et maritimes non concurrentiels – au bénéfice des ports et armements étrangers. L’essor de complexes industrialo- portuaires, traditionnels (industrie navale, industrie alimentaire) et nouveaux (industrie lourde), dynamisa l’économie des ports, en particulier des plus grands, mais les nouveaux entrepreneurs furent plus souvent issus de milieux d’affaires extérieurs que des bourgeoisies locales et les places portuaires perdirent ainsi une part de leur indépendance économique. Ces intérêts industriels reposèrent, en outre, « le problème de la qualité des structures portuaires » indispensables pour assurer la croissance (p. 462).

3 Au cœur de ce livre, il est fait la part belle, outre aux méthodes et aux concepts de l’économie dont l’histoire des techniques et l’histoire économique sont familières, à ceux de la géographie, ce qui est en fin de compte plus rare. Bruno Marnot ne recule ainsi ni devant les équations économétriques (p. 12), les modèles (cf. p. 112, « le modèle de croissance portuaire au XIXe siècle »), ou les chorèmes (cf. le diagramme triangulaire du port du Havre, p. 92), ni encore devant les typologies (cf. supra). Mais l’analyse spatiale est aussi à l’honneur : espace interne des ports (aménagements, technicité, problème de rupture de charge), et insertion des ports à l’échelle internationale (la théorie fondatrice du triptyque portuaire, avant-pays – port – arrière-pays, d’Alain Vigarié, est largement mobilisée). Très fourni sur ces questions, comme sur les tensions et les relations des « décideurs » entre eux (monde des affaires, pouvoirs publics, experts – à l’exclusion des autres groupes sociaux qui animent au quotidien les espaces portuaires), le livre propose une histoire par le haut qui appelle à être prolongée dans une perspective sociale et urbaine : dans quelle mesure les modalités des rapports et conflits sociaux, d’un port à l’autre, ainsi que les relations fonctionnelles entre les ports et leurs villes, ont-elles pu orienter ou limiter les dynamiques de croissance, renforcer ou non la capacité d’action des élites locales ? Autant de voies qu’il sera d’autant plus possible d’explorer que la recherche de Bruno Marnot en pose les indispensables fondations institutionnelles et économiques. Il faut saluer à cet égard le travail de synthèse réalisé à partir d’une bibliographie dispersée en une multitude de monographies.

4 La mondialisation au xixe siècle, qui reprend les développements sur l’adaptation permanente des ports à la révolution nautique et à l’explosion des trafics (p. 211-223 et 238-242), propose un parcours plus général et assez classique dans l’histoire de l’industrialisation, mais dans la perspective novatrice de la mondialisation. Le propos privilégie le point de vue du monde développé, même si des autres espaces il est aussi question, et les enjeux culturels sont laissés de côté. L’angle de la mondialisation

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permet cependant un renouvellement pertinent des approches. Ainsi, l’extension des marchés et la mondialisation de la finance donnent lieu à des développements sur le « multilatéralisme des échanges » et « l’exportation des capitaux », les migrations internationales sont abordées sous l’angle de « la formation d’un marché international du travail », et ports et métropoles du « monde développé » deviennent les « nœuds » privilégiés des nouveaux « réseaux » de transport et de télécommunication internationaux, revisitant la question de la croissance urbaine.

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Jean-Michel Minovez, L’industrie invisible. Les draperies du Midi, XVIIe- XXe siècles. Essai sur l’originalité d’une trajectoire Paris, CNRS Éditions, 2012, 594 p. ISBN : 978-2-271-07300-6. 39,55 euros.

François Jarrige

RÉFÉRENCE

Jean-Michel Minovez, L’industrie invisible. Les draperies du Midi, XVIIe-XXe siècles. Essai sur l’originalité d’une trajectoire, Paris, CNRS Éditions, 2012, 594 p. ISBN : 978-2-271-07300-6. 39,55 euros.

1 Voici le résultat d’un travail au long cours qui nous plonge au cœur des univers productifs et du fonctionnement des territoires industriels du XIXe siècle. Jean-Michel Minovez, professeur d’histoire moderne à l’université de Toulouse-Le Mirail, spécialiste des dynamiques proto-industrielles et des espaces restés en marge de la croissance fordiste, étudie depuis longtemps les processus d’industrialisation et de désindustrialisation des territoires du piémont pyrénéen pour en tirer des enseignements qui vont au-delà de ce cas régional.

2 Dans le sillage notamment des travaux de Jean-Claude Daumas sur les territoires de la laine au XIXe siècle, Jean-Michel Minovez explore les dynamiques techniques, sociales et spatiales à l’origine des processus de désindustrialisation. Dans sa thèse il examinait déjà comment une région drapière – le haut bassin de la Garonne – avait pu sombrer brutalement entre 1780 et 1830, comment la proto-industrie avait échoué à se reconvertir comme dans d’autres régions, pour laisser la place à une phase de pastoralisation. Sa thèse affirmait que la désindustrialisation tenait notamment à

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« l’inertie mentale » des élites locales du début du XIXe siècle, soucieuses avant tout de se conformer au modèle du propriétaire foncier1.

3 Dans cet ouvrage, issu de son HDR, il élargit la perspective dans le temps et l’espace. Considérant que la France méridionale demeure le parent pauvre de la recherche, malgré les travaux classiques de Claude Marquié sur le textile carcassonnais (1993) ou de Rémy Cazals sur les « révolutions industrielles à Mazamet » (1983), il entend reconstruire les logiques de fonctionnement de cette « industrie invisible ». Par rapport au Nord largement étudié, les industries textiles méridionales semblent en effet « invisibles » : le sud reste à l’écart du système usinier et de la concentration ouvrière. Les entreprises du Midi sont faiblement capitalistiques, fortement encastrées dans la société, marquées par la pluriactivité. Au lieu de voir dans cette organisation une manifestation d’archaïsme destinée à disparaître, Jean-Michel Minovez – dans la foulée des renouvellements historiographiques des années 1980-1990 – l’interprète comme « une organisation originale du travail dans le cadre de territoires formés sur des bases sociales et institutionnelles, offrant ainsi une alternative au modèle de la production de masse et complémentaire de ce dernier » (p. 20).

4 Pour examiner ce modèle original et « alternatif » l’auteur adopte une approche dite « méso-historique », il ne s’agit ni de la micro-histoire d’une place de fabrique singulière, ni d’une approche macro et surplombante comme les affectionnent les économistes. On peut aussi considérer qu’il s’agit d’une approche régionale assez classique en histoire, regroupant divers territoires industriels pour les comparer. Malgré un important travail d’archives l’ouvrage se veut un « essai », il propose un cadre interprétatif d’ensemble qui devra être affiné par des études de détails et l’examen de nouvelles sources plus fines.

5 Entre sa mise en place au milieu XVIIe siècle et le déclin à la fin du XXe siècle, l’industrie textile du Midi connaît donc des rythmes heurtés. Dans un prologue intitulé « Le temps de tous les possibles », l’auteur examine d’abord la mise en place et le développement des manufactures textiles du Midi, comment s’organisent les productions, les rapports sociaux comme les techniques. On le savait déjà, mais Jean-Michel Minovez le rappelle avec force, le Midi est une région fortement industrielle au XVIIIe siècle2. Contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, l’essentiel de l’ouvrage est surtout consacré au long XIXe siècle, entre les recompositions de la fin du XVIIIe siècle et les mutations de l’Entre-deux-guerres (350 pages sur environ 500 pages de texte au total). L’auteur offre des synthèses et des études de cas très riches sur l’évolution des techniques et des produits, sur les mutations des marchés, sur les recompositions sociales et les stratégies de la main-d’œuvre et du patronat. Il s’agit en bref d’un essai d’histoire totale de la draperie méridionale sur la longue durée.

6 Dans la première partie intitulée « Le temps des effondrements et des adaptations (années 1780-années 1870) », il montre comment le second âge de la proto-industrie, à l’époque révolutionnaire et dans les années qui suivent, inaugure de profondes recompositions, amenant à la disparition de nombreux territoires lainiers. Dans le Bas Languedoc et le sud du Massif central notamment, l’inadaptation des produits à la demande comme l’effondrement des marchés du Levant conduisent peu à peu à une désindustrialisation définitive. Mais il montre surtout que, loin de disparaître totalement, certains territoires se reconstituent et se restructurent progressivement au cours du siècle, posant les bases de nouvelles dynamiques industrielles. La deuxième partie – « Le temps de l’affirmation des territoires modernes de l’industrie (années

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1870-années 1920) » – examine ces recompositions à l’œuvre entre les deux phases de dépression des années 1870-1880 et 1930. Plusieurs espaces du Midi pyrénéen (comme le Tarn et l’Ariège) s’imposent alors « comme une grande zone de production lainière » (p. 282). Durant cette période, la mécanisation et la concentration des travailleurs s’accroissent, même si la dispersion de la main-d’œuvre reste importante, stimulée encore par l’hydroélectricité. La pluriactivité et les formes d’organisation sociales anciennes sont condamnées désormais, ce qui conduit à la fois à de grandes vagues de conflits sociaux et à la montée des tensions. L’analyse est très riche et érudite et offrira une synthèse précieuse pour tous ceux qui s’intéressent aux mondes ouvriers comme aux diverses facettes de la production textile du XIXe siècle. On regrettera peut-être le caractère parfois très classique et descriptif de certaines analyses, qu’il s’agisse du processus de mécanisation ou de l’étude des conflits sociaux, et l’utilisation assez peu réflexive de certaines catégories comme la « croissance » ou « l’émergence d’une conscience de classe ».

7 Dans un « épilogue » plus succinct qui étudie comment « le Midi pyrénéen devient la première région française lainière dans le cardé et le textile d’habillement (1930-2000) », l’auteur suit les évolutions plus récentes et insiste sur la capacité d’innovation et d’adaptation de certains territoires du Midi pyrénéen aux enjeux techniques et aux nouvelles logiques d’échange, notamment grâce à la production de niches pour la haute couture. Mais en dépit des lourds investissements et du soutien des pouvoirs publics, c’est bien la crise qui l’emporte depuis les années 1980. L’ouvrage se termine sur un ton presque militant qui éclaire l’ensemble du projet de l’auteur : alors que le redressement productif du pays est inscrit dans l’agenda politique, les territoires textiles du Midi « représentent donc toujours – affirme Jean-Michel Minovez – un vecteur d’avenir possible de l’industrie française » (p. 486). En reconstituant l’histoire longue, heurtée et complexe des territoires industriels méridionaux et leur fonctionnement au cours du long XIXe siècle, l’auteur entend offrir l’appui de l’histoire aux acteurs d’aujourd’hui.

NOTES

1. Jean-Michel Minovez, L’impossible croissance en Midi toulousain ? Origines d’un moindre développement, 1661-1914, Paris, Publisud, 1997, p. 20. 2. Les développements consacrés à l’époque moderne sont succincts, ils ont fait l’objet d’une analyse plus détaillée à part : Jean-Michel Minovez, La puissance du Midi. Les draperies de Colbert à la Révolution, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.

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Bernard Heude, La Sologne. Des moutons, des landes et des hommes, du XVIIIe siècle au Second Empire Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, 358 p. ISBN : 978-2-7535-2038-7. 19 euros.

Francis Dupuy

RÉFÉRENCE

Bernard Heude, La Sologne. Des moutons, des landes et des hommes, du XVIIIe siècle au Second Empire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, 358 p. ISBN : 978-2-7535-2038-7. 19 euros.

1 L’ouvrage de Bernard Heude, version allégée et actualisée d’une thèse soutenue en 2010, nous ouvre les portes d’une région située au cœur de la France mais très exotique par bien des aspects. Pays de landes et de marais, mais avant tout pays de seigle, la Sologne a eu la réputation tenace d’un pays pauvre et ingrat, tout du moins avant que les aménageurs et les brillants esprits du XIXe siècle ne viennent la tirer de sa léthargie et de son triste sort. Ce serait oublier bien vite que ce sont les Solognots eux-mêmes qui furent les artisans de la mutation.

2 L’ouvrage distribue son propos en quatre parties classiquement ordonnées selon une progression chronologique. Dans un premier temps, l’auteur présente le cadre géographique et historique. La Sologne, couvrant une superficie d’environ 500 000 hectares, à cheval sur trois départements, doit son identité plus à une commune condition qu’à une unité physique ou historique ; région éclatée et composite, elle doit à sa proximité avec la capitale un intérêt soutenu de la part des élites : dès le XVIe siècle, les petits paysans durent vendre massivement leurs terres à des bourgeois, lesquels les céderont à leur tour à des représentants de la noblesse. La Sologne est donc au XVIIIe siècle un pays de grande propriété foncière, où l’élevage ovin extensif sur les

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« bruyères » (qui occupent un bon quart de l’ensemble) et les jachères constitue la principale ressource, hormis une vocation récréative que les grandes familles déploient, notamment par les chasses (parmi les « plus belles du royaume », dit-on), sur ces grands espaces. Deux mondes se côtoient et se fréquentent peu : les aristocrates ou assimilés issus de la grande ville et les paysans du lieu, dépréciés et objets de tous les maux, vus forcément à l’image de la nature qui les porte. Élevés pour leur lait, consommé sous la forme de mauvais fromage par les paysans, pour leur viande, consommée par les bourgeois des villes, mais surtout pour leur laine, source de véritables revenus monétaires, les ovins sont « au cœur du pays » et des préoccupations des Solognots. Ils sont, comme les terres, tenus au travers de baux de différente forme entre les paysans et les grands propriétaires – les spécialistes et les amateurs liront avec profit les passages détaillés consacrés aux usages des moutons et de leurs produits (p. 41-94).

3 La deuxième partie explique ce que la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle apportent comme nouveautés dans le système agropastoral. Dès les années 1760, des esprits novateurs, pétris d’idées physiocratiques, proposent toutes sortes de projets d’aménagement afin d’arracher la région au sous-développement et les paysans locaux – « dont l’intelligence ne peut être que bornée », écrit l’abbé Tessier, érudit local féru d’agronomie (p. 117) – à leur prétendue « routine ». Les beaux projets se solderont par des échecs à répétition, et la période révolutionnaire n’aura que peu d’effets, que ce soit en matière d’assèchement des zones humides ou de partage des communaux. Viendra le temps du Mérinos, animal fétiche des agrariens de l’Empire. Las ! Le succès ne sera pas non plus au rendez-vous, et la race ovine locale, améliorée par croisements répétés, s’avère tout compte fait plus adaptée et donc plus sûre. Mais à la même époque point un projet concurrentiel, celui du boisement (en résineux principalement) des surfaces considérées comme vacantes ; le conflit d’intérêts entre les deux activités et usages de l’espace ne manque pas de se manifester.

4 La troisième partie est consacrée à la période comprise entre la fin de l’Empire et la Seconde République. En dépit des échecs accumulés, l’idéologie du progrès poursuit son cours, inexorablement. Les gentlemen-farmers en sont les porteurs, les Sociétés d’agriculture les leviers. Le boisement se développe, mais l’élevage ovin reste la carte économique prioritaire, car l’amélioration génétique parvient à accroître peu à peu la rentabilité de la race solognote. Face aux croisés du progrès, la masse jugée inerte des paysans sur lesquels sont portés les jugements les plus sévères. On se plaît même à imaginer que le métayage – cette « association sur un sol pauvre du travail lent et du capital timide », comme le dira plus tard un ministre de Napoléon III – est possiblement un facteur incitatif par sa formule qui se veut association du producteur direct et du propriétaire rentier. Même si des soulèvements populaires, comme en 1830, viennent écorner une foi inébranlable dans la technique et la science, il faut sauver à tout prix la Sologne, cette « Sibérie française » comme on l’écrit en 1839, de la pauvreté et de l’insalubrité. La « régénération » est en marche.

5 La dernière partie couvre la période de la Seconde République et du Second Empire. Telle une bonne fée, Louis-Napoléon Bonaparte se penche au chevet de la malheureuse Sologne. Personnellement attaché à cette contrée, il fait voter en 1852 la loi sur l’assainissement de la région. Il montrera l’exemple sur les fermes impériales, lieux d’expérimentation et de promotion d’une nouvelle économie, si ce n’est d’une nouvelle société. Canal (relié à aucune autre voie d’eau !), chemin de fer et routes agricoles

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viennent innerver une région en chantier, où l’on tente d’occuper des chômeurs parisiens. La privatisation des landes se pose comme une nécessité économique, notamment pour la sylviculture. Les édiles et notables locaux se font les relais de cette ardente politique. Même si le sol peu amène de la Sologne semble avoir quelque mal à enfanter la modernité, les esprits sont têtus. Et l’homme aura finalement raison du ruminant : « Après avoir résisté à toutes les innovations agropastorales, l’élevage ovin n’a plus de place en Sologne », conclut l’auteur (p. 304).

6 L’ouvrage richement documenté et solidement charpenté de Bernard Heude nous livre une connaissance approfondie de la Sologne, à travers son animal emblématique. Sans porter atteinte aux mérites de ce travail, nous pourrons peut-être regretter que l’auteur, pris par son sujet, s’interdise d’en sortir de temps à autre pour le raccorder davantage au contexte national ainsi qu’à d’autres régions connaissant des traitements analogues – nous pensons ici particulièrement aux Landes, avec lesquelles le parallèle est saisissant.

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Les travailleurs ruraux de l’Yonne, 1848-1939 | L’Yonne sous la Deuxième République. De la Révolution de Février à l’insurrection de Puisaye (1848-1851) Les Cahiers d’Adiamos 89, n° 6, mai 2012, textes recueillis et mis en ordre sous la responsabilité de Michel Cordillot, 208 p. ISSN : 2100-8957. 17 euros | Les Cahiers d’Adiamos 89, n° 7, octobre 2012, 289 p. ISSN : 2100-8957. 17 euros

Christophe Voilliot

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Les travailleurs ruraux de l’Yonne, 1848-1939. Les Cahiers d’Adiamos 89, n° 6, mai 2012, textes recueillis et mis en ordre sous la responsabilité de Michel Cordillot, 208 p. ISSN : 2100-8957. 17 euros L’Yonne sous la Deuxième République. De la Révolution de Février à l’insurrection de Puisaye (1848-1851). Les Cahiers d’Adiamos 89, n° 7, octobre 2012, 289 p. ISSN : 2100-8957. 17 euros

1 L’association ADIAMOS 89 a entrepris depuis 2001 un remarquable programme de recherches relatif au département de l’Yonne associant historiens locaux et universitaires1. Ses travaux sont désormais diffusés sous la forme de cahiers dont deux numéros sont parus en 2012. La production est, comme nous allons le voir, de qualité inégale, mais l’entreprise mérite néanmoins d’être encouragée.

2 Le sixième cahier est la publication, sous la direction de Michel Cordillot, des actes d’un colloque qui s’est tenu à Auxerre le 26 novembre 2011. Le cadre chronologique retenu permet d’envisager l’ensemble des mutations d’un département assurément rural mais où la diversité des activités permet d’apporter quelques nuances au schéma jadis élaboré par l’historien américain Eugen Weber. Le goût du pittoresque n’est certes pas

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absent de ce volume, largement illustré de cartes postales et de photographies, mais dans l’ensemble on y trouve d’intéressantes monographies sur les ouvriers ocriers de Puisaye (Jean-Charles Guillaume), sur les bûcherons de Puisaye-Forterre (Jean-Pierre Rocher) et du pays d’Othe (Georges Ribeill), ainsi que sur les flotteurs de l’Yonne (Dimitri Langoureau), même si l’auteur accorde sans doute trop de crédit au récit du sous-préfet Marlière2. Le monde de la vigne n’est pas en reste avec une synthèse utile sur les conséquences de la crise du phylloxéra (Claude Delasselle) et une étude sur la naissance de la cave coopérative « La Chablisienne » (Sébastien Ressencourt).

3 Le septième cahier réalisé avec plus d’enthousiasme que de savoir-faire par Denis Martin est beaucoup moins réussi, à part peut-être au niveau de l’illustration qui bénéficie des « trésors » de la collection de Michel Cordillot. Vouloir écrire l’histoire de la Seconde République dans l’Yonne avec comme seul fil conducteur une sympathie rétrospective pour les démocrates-socialistes et les insurgés de Puisaye n’est pas suffisant. La passion mémorielle qui anime l’auteur ne saurait en effet tenir lieu de problématique… Au surplus, ce volume propose une collection impressionnante d’approximations méthodologiques : bibliographie lacunaire tant en ce qui concerne les publications récentes que les « classiques » comme la thèse de Louis Chevalier3 ; sources archivistiques ignorées, y compris celles aisément accessibles aux Archives départementales et à la Bibliothèque municipale d’Auxerre ; erreurs factuelles, par exemple dans le tableau de la page 237 sur les élections du 23 avril 1848 en Puisaye ; documents non contextualisés, comme les notices extraites du « Robert et Cougny »4 ; raccourcis interprétatifs à partir des résultats électoraux, par exemple p. 88 où l’on apprend que « l’Yonne se révèle donc comme un département très bonapartiste » et usage mal maîtrisé des taxinomies électorales5. Espérons donc que le cru 2013 sera mieux vinifié…

NOTES

1. Cf., dans le numéro 28 (2004/1, p. 183-184) de la Revue d’histoire du XIXe siècle, le compte rendu des actes du premier colloque organisé par cette association, sur le coup d’État du 2 décembre 1851 dans l’Yonne. 2. Sur ce manuscrit, cf. Christophe Voilliot, « Écriture préfectorale et construction sociale de l’événement à propos de l’“insurrection” de Clamecy », in Société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle, Comment meurt une République : autour du 2 décembre 1851, Paris, Créaphis, 2004, p. 27-35. 3. Louis Chevalier, Les fondements économiques et sociaux de l’histoire politique de la région parisienne, 1848-1870, Thèse pour le doctorat ès lettres, université de Paris, 1950, 3 volumes. 4. Nathalie Bayon et Hervé Fayat, « Le “Robert et Cougny” et l’invention des parlementaires », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 33, 2006/2, p. 55-78. 5. Sur cette question, cf. Christophe Voilliot, « Les élections législatives de 1849 entre incertitudes historiographiques et “modernité démocratique” », in Jacques Le Bohec et Christophe Le Digol [dir.], Gauche-droite. Genèse d’un clivage politique, Paris, Presses universitaires de France, 2012, p. 315-336.

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Michelle Perrot, Mélancolie ouvrière, collection Nos héroïnes Paris, Grasset, 2012, 192 p. ISBN : 978-2-246-79779-1. 11 euros.

François Jarrige

RÉFÉRENCE

Michelle Perrot, Mélancolie ouvrière, collection Nos héroïnes, Paris, Grasset, 2012, 192 p. ISBN : 978-2-246-79779-1. 11 euros.

1 Il est rare que l’histoire des travailleurs de la fin du XIXe siècle passionne la presse aujourd’hui. C’est l’un des nombreux mérites de ce petit livre de Michelle Perrot que de remettre en lumière l’histoire des luttes sociales et des expériences ouvrières de cette époque. Issu à l’origine d’une commande de deux éditrices, pour une collection d’écrits féministes dédiée à « Nos héroïnes » chez Grasset, l’ouvrage réussit le tour de force d’être à la fois limpide, passionnant et d’une admirable humilité. Michelle Perrot y retrace le parcours et les luttes de Lucie Baud, ouvrière en soie dans le Dauphiné de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.

2 Cette ouvrière n’est pas tout à fait inconnue, Yves Lequin lui avait consacré une notice dans le Maitron en 1973 ; Michelle Perrot elle-même avait réédité, dans Le Mouvement social en 1978, sa brève autobiographie, publiée initialement en 1908 dans la revue Le Mouvement socialiste (et reprise ici en annexe). Pourtant, Michelle Perrot exprime à de nombreuses reprises ses doutes face à ce « pari hasardeux » consistant à retracer la vie d’une quasi-inconnue. C’est l’un des aspects de cette « mélancolie ouvrière » évoquée dans le titre, la mélancolie de l’historienne à qui échappent les traces de cette héroïne énigmatique. Le pari méritait pourtant amplement d’être tenté, car la vie de Lucie Baud est passionnante et incarne à merveille cette autre face de la mélancolie, celle du mouvement ouvrier vaincu et brisé aux lendemains des grèves.

3 Le parcours de Lucie Baud est d’abord assez classique pour une ouvrière de la soie du Dauphiné. Elle reçoit une éducation catholique, est alphabétisée, et mariée à un garde

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champêtre dont elle a deux enfants. Mais à la mort de ce dernier en 1902, elle choisit de s’émanciper selon un cheminement qui échappe largement au regard. Elle fonde un syndicat et engage une première grève à Vizille en 1905, les ouvrières sont alors confrontées à l’accroissement des rendements. Son face-à-face avec le patron impressionne et montre son courage. Après son renvoi de l’usine elle retrouve vite du travail à Voiron et elle y engage une deuxième grève le 1er mai 1906. Michelle Perrot donne à voir le dynamisme ouvrier de l’époque, son fonctionnement quotidien, ses grèves longues avec leurs soupes communistes, parfaitement organisées par Lucie Baud. Mais Lucie n’est pas une ouvrière tout à fait comme les autres, son attitude remarquable à l’égard des ouvrières italiennes le prouve. Alors que ses camarades les regardaient avec suspicion et hostilité, les considérant comme des briseuses de grève, Lucie prend leur défense. Mais la grève est globalement un échec, elle est suivie du licenciement massif des ouvrières, et de vives haines et tensions au sein du monde ouvrier local.

4 Vient donc le troisième visage de la mélancolie ouvrière, celui de Lucie Baud elle-même au lendemain du conflit. Comme l’écrit Michelle Perrot, « il y a une mélancolie ouvrière des lendemains de grève, qui pèse d’autant plus qu’officiellement on n’avoue pas l’échec, comme si c’était une faute, une lâcheté » (p. 145). Lucie Baud a-t-elle éprouvé cette solitude qui suit la fin du conflit, « après la fièvre de l’action, l’exaltation des manifestations, le frisson des discours » ? C’est l’une des hypothèses de l’auteure pour expliquer la tentative de suicide de Lucie, après l’échec de la grève de Voiron en 1906, dans des conditions obscures et dramatiques. Elle se tire en effet trois balles de revolver dans la mâchoire. Elle décède sept ans plus tard, à 43 ans seulement.

5 Lucie Baud a eu une vie courte, mais qui mérite d’être connue par ce qu’elle nous dit de l’expérience de l’exploitation et du courage ordinaire des humbles. Dans ce livre qui est autant une méditation sur le travail de l’historien que sur la condition ouvrière à la veille de la Grande Guerre, Michelle Perrot nous donne, une fois de plus, une belle leçon d’histoire.

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Éric Baratay, Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire Collection L’Univers historique, Paris, Le Seuil, 2012, 389 p. ISBN : 978-2-02-098285-6. 25 euros

Nicole Edelman

RÉFÉRENCE

Éric Baratay, Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire, collection L’Univers historique, Paris, Le Seuil, 2012, 389 p. ISBN : 978-2-02-098285-6. 25 euros

1 Décider d’écrire l’histoire des animaux en se mettant à leur place, telle est l’ambition de l’historien Éric Baratay dans son nouveau livre. Cette démarche rejoint celle ouverte dans les années 1960 par des historiens du culturel ou des sciences non plus focalisés sur les institutions et les grands hommes mais s’interrogeant sur ceux et celles « d’en bas », sur leurs pratiques, leurs comportements et leurs éventuelles résistances ou encore sur des savoirs considérés comme marginaux. Jusqu’alors les historiens traitant des animaux se sont intéressés avant tout aux hommes et ont centré leur regard sur eux, à travers les transports, la chasse, l’élevage, les divertissements, les réglementations, les dimensions économiques et politiques, les représentations sociales, etc. Ils ont aussi observé les bestiaires symboliques, l’art animalier, etc. Dans Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Éric Baratay tient à se démarquer de ces travaux antérieurs en insistant sur « l’influence des animaux dans la relation avec les hommes, sur leur véritable rôle d’acteur, d’autant que leurs gestes, leurs comportements, leurs sociabilités leurs “cultures” (comme l’évoquent des éthologues récents) sont devinés, perçus, estimés par les hommes sur le terrain et qu’ils réagissent, agissent, pensent en conséquence. L’animal vivant ne peut plus être un trou noir de l’histoire » (p. 30). Dans ce cadre, l’animal n’est plus un objet mais devient un sujet de et dans l’histoire ; le regard et l’interrogation de l’historien se déplacent et les sources sont questionnées autrement. Une belle ambition mais aussi une gageure puisque les documents restent anthropocentrés… Pourtant, selon Éric Baratay – et toute la

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première partie de l’ouvrage est une présentation méthodologique –, le point de vue de l’animal peut transparaître dans des documents divers, dont bien sûr des sources déjà connues : travaux de vétérinaires, de zoologues, d’éthologues et de psychologues, voire dans des fictions. Histoire des sciences, histoire naturelle, éthologie de terrain et lecture cognitive en particulier, sont prises en compte pour l’écriture de cette « histoire décentrée ». « Plus qu’ailleurs, cette histoire est à construire en bricolant, en expérimentant. L’important est d’adopter une démarche d’empathie vis-à-vis des animaux pour voir et recueillir leurs faits dans des documents ou au moins les deviner, les supposer » (p. 61).

2 Mettant en œuvre sa méthode dans cinq parties successives, l’auteur cherche d’abord à analyser les changements physiques et physiologiques imposés aux animaux. Ce premier thème s’attache aux métamorphoses des vaches laitières qui subissent des transformations génétiques importantes pour que leur production de lait augmente. Il aborde ensuite les travaux auxquels ces animaux sont contraints, les violences qu’ils subissent puis les connivences qu’ils nouent avec les hommes. Pour ce faire, l’historien observe les travaux des chevaux de mine et d’omnibus, véritable prolétariat animal, les souffrances des animaux des tranchées de la Grande Guerre et celles des taureaux de corrida, pour terminer en développant les effets que tous ces liens produisent sur nous, les humains. Ce retour à l’homme entrelace les émotions dans ces divers parcours animaux mettant au jour les échanges forts qui ponctuent ces vies menées côte à côte souvent dans une grande intimité. L’ouvrage d’Éric Baratay apporte ainsi bien des éléments nouveaux pour éclairer cette histoire animale, mais malgré ses questionnements et sa volonté d’une approche et d’une lecture renouvelées des documents qu’il met au jour, il ne parvient pas toujours à pallier l’absence de l’écriture et du langage articulé de l’animal car si l’éthologue peut mettre ce manque au cœur de son approche, si le philosophe peut y déceler une proximité entre vie animale et existence humaine, l’historien ne peut que proposer des intuitions et des hypothèses souvent difficiles à prouver.

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Anne M. Butler, Across God’s Frontiers. Catholic Sisters in the American West, 1850-1920 Chapel Hill (N.C.), The University of North Carolina Press, 2012, 424 p. ISBN: 978-0-8078-3564-4. 45 dollars.

Tangi Villerbu

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Anne M. Butler, Across God’s Frontiers. Catholic Sisters in the American West, 1850-1920, Chapel Hill (N.C.), The University of North Carolina Press, 2012, 424 p. ISBN: 978-0-8078-3564-4. 45 dollars.

1 Cela faisait longtemps que la somme d’Anne Butler était attendue. L’auteur avait déjà délivré ses réflexions sur le sujet dans diverses publications1 et il ne manquait plus que cet ouvrage pour couronner de longues années de recherche dans de nombreux dépôts d’archives de congrégations à travers les États-Unis. L’histoire des congrégations féminines du XIXe et du premier XXe siècle est devenue depuis une dizaine d’années un champ dynamique de l’historiographie américaine, qui a permis de moderniser quelque peu l’histoire catholique en y introduisant la notion de genre ou en la rattachant à l’histoire des politiques sociales, en découvrant finalement aux États-Unis ce que Claude Langlois – qui demeure parfaitement inconnu des historiens des États-Unis – avait mis au jour pour la France en 19842.

2 Ce refus du comparatisme mène d’ailleurs à une forme ancienne d’exceptionnalisme chez Anne Butler : si elle dit bien qu’être sœur au XIXe pouvait être une forme de liberté, de promotion féminine, elle affirme qu’il s’agit là d’une différence radicale avec une vieille Europe engoncée dans des traditions médiévales, et donc d’un effet naturel de l’Amérique et plus encore de l’Ouest. Le propos est évidemment contestable, comme l’est le refus de lier des analyses quantitatives (on ne sait jamais combien furent les

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sœurs dans l’Ouest et aucune carte ne vient appuyer l’analyse de leur implantation) à une narration par ailleurs brillante.

3 L’étude se déploie thématiquement, hormis un ultime chapitre qui revient sur les évolutions du début du XXe siècle. Le choix des années 1850 comme début de cette histoire n’est pas réellement justifié et empêche Anne Butler de s’appuyer sur les excellents travaux de Sarah Curtis3, sans que cela n’atténue la richesse du propos. Après une brève analyse des origines européennes des congrégations et de leur voyage vers l’Ouest, découverte difficile d’un environnement naturel et humain d’une radicale étrangeté, l’auteur décrit les tâches quotidiennes des sœurs. Leur travail : il s’agissait classiquement d’ouvrir des écoles et des hôpitaux, mais aussi, étant donné le contexte, de pourvoir à ses propres besoins et de s’éloigner physiquement, parfois seule, du couvent, ce qui déstabilisait des pratiques bien ancrées. Il manque parfois à l’analyse le facteur religieux : ainsi on peut douter que l’école industrielle ouverte à Saint-Louis par les Sœurs de la Miséricorde n’ait été qu’un lieu d’épanouissement social et professionnel et que les sœurs n’y aient été que des pionnières du travail social (p. 100-102), car, enfin, il y eut bien un objectif religieux à ces fondations, un monde chrétien idéal à construire qui n’est pas évoqué ici.

4 Anne Butler s’engage avec bonheur dans une étude administrative des couvents. Et d’abord de leur financement car ni les diocèses qui demandaient leur présence ni Rome ne leur versaient d’argent ; il fallait se débrouiller en faisant appel aux dons – ceux des paroissiens comme ceux venus d’Europe par l’intermédiaire des sociétés de soutien aux œuvres missionnaires –, et en s’appuyant sur la fortune personnelle des sœurs (Katharine Drexel en est le meilleur exemple), ou encore en vendant des services tels que les cours de musique. On peut regretter qu’aucune donnée chiffrée ne soit avancée, alors que subsistent çà et là dans les fonds d’archives des registres financiers d’établissements congréganistes. Ce sont ensuite les querelles quant au contrôle des sœurs qui sont scrutées : d’une part entre les évêques et les supérieures, d’autre part entre les supérieures et des sœurs souvent isolées loin de leur maison mère ; dans ce cadre spécifique, des scissions ont eu lieu, du fait des occasions offertes d’accroître son pouvoir personnel et local.

5 Le chapitre le plus fascinant est sans doute celui qui concerne les opérations des sœurs en direction de trois groupes ethniques particuliers : Hispaniques, Africains-Américains et Indiens. Dans ce dernier cas, Anne Butler insiste à juste titre sur le pouvoir des Indiens eux-mêmes : ce sont eux qui appellent les sœurs (comme ils appellent souvent les prêtres), ce sont eux qui définissent les modes d’action des missionnaires en fonction de leurs intérêts propres et, in fine, une mission ne peut réussir que si les Indiens le souhaitent et à leurs conditions, notamment parce qu’elle doit correspondre à leur propre quête spirituelle et à leur manière d’agir en contexte colonial. De ce fait, les sœurs « avaient comme objectif d’implanter la foi mais la foi les environnait ; de transformer les populations, mais les populations les transformaient » (p. 266). Cette transformation devait mener à une américanisation des sœurs, qui passa, dans les premières décennies du XXe siècle, par une professionnalisation de leurs tâches et une adaptation des traditions européennes.

6 Cette conclusion pose en fait question, et renvoie à un postulat qui court tout le long du livre : il y aurait une spécificité profonde du travail des sœurs dans l’Ouest. Il est difficile de partager ce point de vue car jamais Anne Butler ne compare ses religieuses avec leurs consœurs européennes du XIXe siècle. En outre, il semble que son affirmation

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selon laquelle les sœurs ont bien cherché à préserver les traditions de l’Église tout en s’écartant des voies du passé peut s’appliquer hors de l’Ouest. Pour confirmer ou infirmer le propos, il faudra prolonger les analyses, et c’est en ce sens que cet ouvrage est bien majeur : il pose de nouvelles questions à l’histoire de l’Ouest et du catholicisme américain, et il est nécessaire, après cet essai de synthèse, d’approfondir le travail par des études de cas qui font cruellement défaut et qui s’appuieraient sur les sources les plus variées possibles, en Europe comme aux États-Unis.

NOTES

1. Cf. notamment: Anne M. Butler, ‘Mission in the Mountains: The Daughters of Charity in Virginia City’, in Ronald M. James and C. Elizabeth Raymond (eds), Comstock Women: The Making of a Mining Community, Reno (Nev.), University of Nevada Press, 1998; Anne M. Butler, ‘Pioneer Sisters in a Catholic Melting Pot: Juggling Identity in the Pacific Northwest’, American Catholic Studies, n° 114/1, 2003, p. 21-39; Anne M. Butler, ‘“We had no assistance from anyone – Happier to do it alone”: Montana, the Missions and Mother Amedeus’, in Dee Garceau-Hagen (ed.), Portraits of Women of the American West, New York, Routledge, 2005, p. 91-121; Anne M. Butler, ‘There are Exceptions to Every Rule: Adjusting the Boundaries – Catholic Sisters and the American West’, American Catholic Studies, n° 116/3, 2005, p. 1-22. 2. Claude Langlois, Le catholicisme au féminin : les congrégations françaises à supérieure générale au XIXe siècle, Paris, Le Cerf, 1984. 3. Sarah A. Curtis, Civilizing Habits : Women Missionaries and the Revival of French Empire, New York, Oxford University Press, 2010 et Sarah A. Curtis, « Traverser les frontières : Philippine Duchesne et les Sœurs du Sacré-Coeur dans le Missouri des années 1820 aux années 1840 », Histoire & Missions Chrétiennes, n° 17, mars 2011, p. 59-82.

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Nicole St-Onge, Carolyn Podruchny et Brenda Macdougall (eds), Contours of a People. Metis Family, Mobility and History Norman (Okla.), University of Oklahoma Press, 2012, 482 p. ISBN 978-0-8061-4279-1. 39,95 dollars

Tangi Villerbu

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Nicole St-Onge, Carolyn Podruchny et Brenda Macdougall (eds), Contours of a People. Metis Family, Mobility and History, Norman (Okla.), University of Oklahoma Press, 2012, 482 p. ISBN 978-0-8061-4279-1. 39,95 dollars

1 Les Métis forment au Canada un groupe national distinct, reconnu comme tel au sein de l’ensemble aborigène depuis 1982. Leur mémoire est vivace ; leur histoire, longtemps, le fut beaucoup moins : Marcel Giraud avait en 1945 montré la voie dans un travail de grande ampleur aujourd’hui dépassé1 mais il fallut attendre la fin des années 1970 pour qu’un renouveau se fasse sentir, avec les travaux de Jacqueline Peterson, Jennifer Brown ou Sylvia Van Kirk, à la rencontre du métissage massif qui se produisit dans le cadre du commerce de la fourrure sur les terres de la Compagnie de la Baie d’Hudson (et avant 1822 de celle du Nord-Ouest) et donna naissance aux Métis2 – de manière non systématique car tout métissage ne crée pas de nation distincte. Ces dernières années, d’importants travaux ont de nouveau vu le jour, autour notamment des réseaux familiaux et de la mobilité du groupe3, et cet ouvrage collectif vient à point nommé marquer une étape importante du champ historiographique métis.

2 Il serait illusoire de vouloir analyser ici chacune des quinze contributions (en comptant l’introduction) de cet ouvrage majeur. Reste que des tendances se dégagent. Une des

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plus importantes est la prise en compte de l’ensemble du continent dans la réflexion sur cette histoire de métissage : les travaux offrent un vaste panorama qui promène le lecteur aux États-Unis (Wisconsin, Montana), au Canada bien sûr (dans les Plaines, mais aussi dans le Nord-Ouest et, plus rare et très innovant, en Colombie-Britannique) mais aussi dans l’Amérique russe (devenue Alaska). Certes, des champs ne sont pas encore couverts – on pense par exemple à l’Oregon, pourtant travaillé par Melinda Marie Jetté 4, ou au Minnesota – mais la variété des situations permet d’envisager pleinement l’ethnogenèse métisse en son contexte et de mettre en valeur les acquis récents comme les questions toujours sans réponse.

3 Il est évidemment impossible de dater précisément l’acte de naissance d’un peuple. Cela est d’autant plus difficile dans le cas des Métis. Les rejetons issus de couples mixtes – hommes euro-américains (surtout Canadiens) et femmes indiennes – sont présents dans l’Ouest depuis le XVIIIe siècle, mais seule une partie d’entre eux pratique l’endogamie et forme un groupe qui se définit comme Métis à partir du début du XIXe siècle. La bataille de Seven Oaks en 1816, qui oppose des métis (sans majuscule, l’ethnogenèse n’a pas eu lieu) à la Compagnie de la Baie d’Hudson, et la Chanson de la Grenouillère qui la met en vers immédiatement après, et est étudiée ici par Gerhard Ens et par Étienne Rivard, ne peuvent faire office que de marqueurs symboliques d’un processus de longue durée. La géographie de ce processus est fondamentale : en effet pourquoi les mêmes conditions – des couples mixtes, des individus métissés qui œuvrent dans le commerce de la fourrure et se marient souvent entre eux – ne créent- elles pas toujours les mêmes effets ? Lucy Elderveld Murphy, en reprenant le dossier des familles des Prairie du Chien (Wisconsin) qu’elle connaît si bien5, montre que les contraintes sociales et juridiques imposées par les États-Unis ont très tôt coupé court à l’ethnogenèse du côté sud de la frontière, alors même que les familles étaient identiques de part et d’autre du 49e parallèle : certains membres sont devenus Métis au nord, d’autres au sud soit indiens soit half-breeds, et dans ce dernier cas amenés à disparaître sans créer de nouvelle identité nationale. Jacqueline Peterson souligne pour sa part à quel point il serait important de scruter ces espaces de transition entre lieux de l’ethnogenèse et lieux de la disparition.

4 Cette insistance sur des conceptions raciales rigides et transposées dans le domaine juridique et politique aux États-Unis est d’autant plus fascinante que l’ensemble des auteurs de Contours of a People met l’accent, in fine, sur la distance qu’il faut prendre absolument avec le critère « racial » dans la définition des Métis. Le métissage biologique ne peut être un facteur pertinent en la matière : il est autant présent chez ceux qui se disent Indiens ou Blancs que chez les Métis. L’identité repose donc sur d’autres facteurs qui se cristallisent tout le long du XIXe siècle. Brenda Macdougall insiste ainsi très fortement sur « un sens de soi formé par une connexion maternelle à la terre » (p. 440), la centralité donc des liens familiaux, autour en particulier de la figure maternelle ancestrale, comme vecteur d’enracinement d’une part et de sens géographique d’autre part. Car c’est une caractéristique majeure des Métis que leur sens de l’espace. Leur très vaste pays recouvre un grand Ouest qui constitue comme un tissu relationnel, un réseau parental spatialisé et qui ignore donc a priori les frontières géopolitiques que les États lui surimposent. Nicole St-Onge et Carolyn Podruchny ajoutent à cela le rapport au commerce des fourrures, qui fait naître les Métis, leur construit des réseaux de longue durée, les lie au capital marchand et leur permet une continuité de pratiques culturelles spécifiques (p. 80-81). La richesse de l’ouvrage est

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aussi de montrer que ces pratiques, comme la question de l’identité métisse, demeurent aujourd’hui en débat. La distinction entre « Métis » – membre de la nation – et « métis » – l’individu biologiquement métissé – réglée depuis maintenant près de trente ans, il reste que le nom même du peuple en question n’est pas fixé : « Métis » pour rappeler les origines majoritairement françaises du groupe, ou « Metis », comme le préfèrent certains dont ici Brenda Macdougall, pour être plus inclusif mais en négligeant un héritage important ?

NOTES

1. Marcel Giraud, Le métis canadien. Son rôle dans l’histoire des provinces de l’Ouest, Paris, Institut d’ethnologie, 1945. 2. Jacqueline Peterson, ‘Prelude to Red River: a social portrait of the Great Lakes Métis’, Ethnohistory, 25/1, hiver 1978, p. 41-67; Jennifer S.H. Brown, Strangers in blood. Fur Trade Company Families in Indian Country, Vancouver, University of British Columbia Press, 1980; Sylvia Van Kirk, ‘Many Tender Ties’: Women in Fur-Trade Society, 1670-1870, Winnipeg, Watson and Dwyer, 1980. Un ouvrage collectif venait dresser un premier bilan : Jacqueline Peterson et Jennifer S.H. Brown (eds), The New Peoples. Being and Becoming Métis in North America, Lincoln (Neb.), University of Nebraska Press, 1985. 3. Nicole St-Onge, Saint-Laurent, Manitoba. Evolving Métis Identities, 1850-1914, Regina, Canadian Plains Research Center, 2004; Heather Devine, The People Who Own Themselves. Aboriginal Ethnogenesis in a Canadian Family, 1660-1900, Calgary, University of Calgary Press, 2004; Brenda Macdougall, One of the Family. Metis culture in Nineteenth-Century Northwestern Saskatchewan, Vancouver, University of British Columbia Press, 2010; Brenda Macdougall et Nicole St-Onge, ‘Rooted in mobility: Metis Buffalo-Hunting Brigades’, Manitoba History, n° 71, hiver 2013, p. 21-32. 4. Melinda Marie Jetté, ‘At the Hearth of the Crossed Races’: A French-Indian Community in Nineteenth-Century Oregon, Corvallis (Or.), Oregon State University Press, à paraître. 5. Lucy Eldersveld Murphy, A Gathering of Rivers: Indians, Métis, and Mining in the Western Great Lakes, 1737-1832, Lincoln (Neb.), University of Nebraska Press, 2000.

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Claudine Hérody-Pierre, Robert Schnerb, un historien dans le siècle (1900-1962). Une vie autour d’une thèse Collection Inter-National, Paris, L’Harmattan, 2011, 292 p. ISBN : 978-2-296-55533-4. 28 euros

Raymond Huard

RÉFÉRENCE

Claudine Hérody-Pierre, Robert Schnerb, un historien dans le siècle (1900-1962). Une vie autour d’une thèse, collection Inter-National, Paris, L’Harmattan, 2011, 292 p. ISBN : 978-2-296-55533-4. 28 euros

1 Robert Schnerb, qui avait débuté par une thèse sur la Révolution, fut aussi un éminent dix-neuviémiste, qui contribua d’ailleurs aux travaux de la Société d’histoire de la révolution de 1848. Beaucoup plus qu’un simple hommage à caractère familial, l’ouvrage que lui consacre sa petite-fille Claudine Hérody-Pierre, elle-même docteure en histoire, est une étude fort bien documentée, qui se garde de tomber dans l’hagiographie, et à travers le cas de cet historien, aide à percevoir la complexité de l’atmosphère universitaire et politique de son époque.

2 Né dans une famille de commerçants juifs originaires d’Alsace et résidant en Bourgogne, Robert Schnerb, qui a été circoncis et a fait sa barmitsvah, se range cependant parmi ces juifs parfaitement intégrés, non pratiquants, rationalistes et même anticléricaux, nombreux en France. Élève à Dijon de Lucien Febvre et de Gaston Roupnel, puis, à l’université, de l’orageux Albert Mathiez, agrégé en 1923, il est nommé à Clermont-Ferrand, et il dépose, sous la direction de Mathiez, un sujet de thèse sur un domaine encore très peu étudié, Les contributions directes à l’époque de la Révolution française dans le Puy-de-Dôme. Marié en 1928, contre le vœu de sa famille, à Madeleine Liebschütz, agrégée d’histoire, qui sera pour lui une compagne exemplaire, il s’enracine en Auvergne en achetant une belle propriété à Coudes, au sud de Clermont. Ces

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heureux débuts débouchent malheureusement sur une lourde déception. Mathiez meurt en 1932 et c’est Philippe Sagnac qui le remplace auprès de Robert Schnerb. Lors de la soutenance de la thèse en 1933, « soutenance étranglée » selon le mot de Philippe Sagnac, car on n’y discute guère du fond du travail, le jury où figurent – à côté de Philippe Sagnac et Olivier Bloch, favorables au candidat – Henri Hauser, Charles- Hippolyte Pouthas et Marcel Marion, n’accorde à la thèse que la mention « honorable » et met ainsi un obstacle de taille à l’accession du nouveau docteur à l’université. Décision injuste, de toute évidence : l’absence de Mathiez, le caractère très neuf du sujet, la sous-estimation des recherches accomplies, le fait que Robert Schnerb soit encore peu connu des milieux universitaires parisiens et ne soit pas normalien, les critiques désobligeantes d’Henri Hauser ont contribué à faire apparaître l’auteur de la thèse plutôt comme un tâcheron, n’ayant pas l’étoffe d’un maître. Malgré le soutien de Georges Lefevbre et les efforts de Robert Schnerb pour compenser ce handicap par des travaux de qualité, notamment dans les Annales d’histoire économique et sociale, celui-ci se voit préférer jusqu’à la Seconde Guerre mondiale d’autres candidats pour un poste à Clermont. La nature de son engagement en politique a aussi pu contribuer à cet échec. En effet, anticlérical et plutôt antimilitariste, Robert Schnerb s’est rapproché des communistes pendant la guerre du Rif, mais c’est surtout la menace d’extrême droite qui le mobilise à partir de 1934. Il est secrétaire du Comité de vigilance antifasciste clermontois, soutient le Front populaire, avant de se ranger dans la frange pacifiste du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (C.V.I.A). Séduit par Bergery et Valois, il juge le Front populaire prisonnier du capitalisme et du communisme et sous- estime gravement l’antisémitisme nazi. Comme beaucoup de Français, il reçoit avec soulagement les accords de Munich. En 1938, il est nommé à Sceaux, et s’investit tant à L’Information historique que dans la Société des professeurs d’histoire et géographie.

3 L’arrivée au pouvoir du régime de Vichy et les lois antijuives bouleversent complètement l’existence des Schnerb et de leurs deux enfants. « Repliés » à Clermont, Robert Schnerb et sa femme peuvent d’abord résider à Coudes, mais ils sont radiés de l’enseignement et doivent vivre d’une retraite incomplète. Bien plus, à partir de 1943, ils sont contraints à la clandestinité dans un gîte montagnard près de La Bourboule, moins affectés malgré tout qu’une grande partie de leur famille qui fut exterminée par les nazis. À la sortie de l’épreuve, Robert Schnerb tente à nouveau d’accéder à l’université, mais le fait qu’il ait été une victime plus qu’un résistant, et surtout le poids des manœuvres universitaires dont l’auteure donne une description assez pittoresque, l’en empêchent. L’homme, un « grand nerveux », assez raide, ne se montrait pas toujours très diplomate. Il devra se contenter d’un poste à la khâgne de Clermont où il laissera un grand souvenir. Dans cette fonction, il multiplie les activités dans les sociétés savantes (Société des études robespierristes et celle de 1848) et dans les revues (en particulier dans L’Information historique dont il sera rédacteur en chef), écrit deux de ses œuvres maîtresses, Rouher et le Second Empire et surtout le beau xixe siècle de la collection Histoire générale des civilisations dirigée par Maurice Crouzet1. Frayant avec des historiens influencés par le marxisme (Labrousse, Soboul, Lefebvre, Dommanget), se défiant de toute pensée conservatrice et atlantiste, il récuse toutefois l’engagement militant. Il disparaît à soixante ans en 1962. Claudine Hérody-Pierre, qui trace de l’homme un portrait nuancé, s’interroge pour finir sur le rôle de la judéité de Robert Schnerb dans les obstacles qu’il a pu rencontrer dans sa carrière, impact évidemment difficile à prouver et qui interfère avec d’autres déterminations.

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NOTES

1. Robert Schnerb, Rouher et le Second Empire, Paris, Armand Colin, 1949 ; Robert Schnerb, Le XIXe siècle, l’apogée de l’expansion européenne, 1815-1914, collection Histoire générale des civilisations (tome 6), Paris, Presses universitaires de France, 1955.

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Pierre Lévêque, Souvenirs du vingtième siècle Collection Graveurs de mémoire, Paris, L’Harmattan, 2012, 2 tomes – tome I : Jeunesse et formation d’un historien (1927-1963), 243 p. ISBN : 978-2-296-99636-6. 25 euros – tome II : Carrière universitaire et action politique (de 1963 à nos jours), 221 p. ISBN : 978-2-296-99637-3. 23 euros

Christophe Voilliot

RÉFÉRENCE

Pierre Lévêque, Souvenirs du vingtième siècle, collection Graveurs de mémoire, Paris, L’Harmattan, 2012, 2 tomes – tome I : Jeunesse et formation d’un historien (1927-1963), 243 p. ISBN : 978-2-296-99636-6. 25 euros – tome II : Carrière universitaire et action politique (de 1963 à nos jours), 221 p. ISBN : 978-2-296-99637-3. 23 euros

1 Pierre Lévêque a décidé de publier sous la forme classique de « souvenirs » un texte initialement destiné à ses enfants afin, comme il s’en explique dans son avant-propos, de ne pas produire un « témoignage incomplet » sur les épisodes de sa vie. Ces deux volumes sont d’une lecture plaisante, le style alerte de l’auteur lui permet d’évoquer avec une précision remarquable aussi bien les épisodes de sa vie publique, les étapes de sa carrière universitaire que les épreuves qu’il a dû affronter. Pierre Lévêque pratique l’art du portrait de manière fort démocratique, il s’efforce de n’oublier personne dans les groupes de pairs ou de connaissances qu’il décrit, sans jamais céder à la tentation de mettre en avant ceux que la notoriété a entre-temps comblés. Si l’on ajoute qu’il ne se départit jamais d’une modestie que connaissent tous ceux qui ont eu la chance de le croiser, on aura donc une idée, certes bien imprécise, de la tonalité de l’ouvrage.

2 Il s’agit donc à la fois d’un témoignage, désormais disponible pour les historiens du xxe siècle, d’un récit et d’une méditation sur l’engagement des savants dans la vie de la cité. Il est parfois tentant, dans ce type d’entreprise, de proposer au lecteur un fil conducteur rétrospectif qui donne plus de cohérence que nécessaire à une trajectoire sociale pour une part soumise à la contingence. Nulle trace d’un tel subterfuge sous la

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plume de Pierre Lévêque car, n’ayant jamais quitté l’univers de l’enseignement, c’est tout naturellement qu’il (re)donne vie au milieu social, au sens balzacien du terme, qui fut le sien depuis sa prime enfance. De fait, il a très jeune éprouvé les tensions du métier d’enseignant – la soif d’apprendre et de transmettre les connaissances acquises d’un côté, la responsabilité sociale du maître de l’autre – au contact de ses parents en charge des deux classes de l’école mixte du petit village d’Izeure en Saône-et-Loire. De l’école d’Izeure à l’université de Bourgogne, ainsi pourrait-on résumer à grand trait son parcours. Comment en effet ne pas être convaincu de la capacité d’attraction de ce métier d’enseignant lorsque Pierre Lévêque évoque la manière dont il a refusé, lors des élections législatives de 1967 en Côte d’Or, une investiture partisane qui aurait pu faire de lui un parlementaire et un professionnel de la politique (tome 2, p. 47-48) ? Et pourtant, on ne peut pas dire que Pierre Lévêque n’ait pas consacré beaucoup de temps et d’énergie à la vie politique, souvent avec détermination, toujours avec conviction. On lira ainsi avec attention les pages (tome 1, p. 155-192) où il relate ses pratiques militantes – il est alors membre du PCF – lorsque, jeune agrégé d’histoire, il est affecté au lycée Bartholdi de Colmar. Homme de gauche, défenseur d’un socialisme démocratique, il est tentant de lire l’engagement politique de Pierre Lévêque au regard de cette imprégnation précoce propre au monde enseignant. Les conversations politiques de son entourage familial n’étaient pas dissimulées au jeune enfant qu’il fut dans les années trente. De ces années-là datent d’ailleurs ses « premiers véritables souvenirs politiques » nous dit-il (tome 1, p. 52). Reste l’historien. Ces deux volumes restituent bien entendu l’itinéraire de recherche de l’auteur et notamment la genèse d’une grande thèse dix-neuvièmiste sur La Bourgogne de la monarchie de Juillet au Second Empire1, depuis les hésitations initiales sur la définition du sujet jusqu’à la soutenance en Sorbonne en 1977 et la publication à l’orée des années 19802. S’il est inévitable que le travail d’un chercheur finisse par se résumer à sa bibliographie, ces souvenirs en conserveront aussi l’inspiration humaniste, au grand plaisir des lecteurs et des amis de Pierre Lévêque, à n’en pas douter.

NOTES

1. Sur cette historiographie, cf. « Les Frances du XIXe », in Sylvie Aprile, La révolution inachevée, 1815-1870, Paris, Belin, 2010, p. 539-540. 2. Pierre Lévêque, Une société provinciale. La Bourgogne sous la monarchie de Juillet, Paris, Éditions de l’EHESS, 1983 ; Une société en crise. La Bourgogne au milieu du XIXe siècle, 1846-1852, Paris, Éditions de l’EHESS, 1983.

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Robert Chanaud [dir.], Limousin, terre d’historiens Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2012, 282 p. ISBN : 978-2-84287-574-9. 25 euros

Paul D’Hollander

RÉFÉRENCE

Robert chanaud [dir.], Limousin, terre d’historiens, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2012, 282 p. ISBN : 978-2-84287-574-9. 25 euros

1 L’association Rencontre des historiens du Limousin, fondée en 1976 à l’initiative de Louis Pérouas, a publié depuis sa création plusieurs études remarquées, fruit d’une recherche collective de ses membres (de l’ouvrage sur les prénoms en Limousin depuis un millénaire, paru en 1984, à ceux consacrés aux identités limousines ou au paysage et à l’environnement, parus plus récemment). La dernière publication de cette association, aujourd’hui dirigée par Robert Chanaud, contient quinze communications consacrées aux historiens limousins et aux historiens du Limousin. Tous ne sont pas étudiés dans cet ouvrage, et les angles d’observation sont variés, mais les différentes contributions mettent en évidence les « forces qui s’exercent sur l’écriture de l’histoire : déterminismes de l’époque, de la position de l’historien dans le champ historiographique, de sa formation, de ses présupposés, etc. » écrit Robert Chanaud.

2 Martine Larigauderie-Beijeaud dresse un bilan historiographique sur l’ordre de Grandmont du Moyen Âge à nos jours. La culture historique des moines limousins est présentée par Julien Bellarbre tandis que Jean-Pierre Delhoume montre que l’histoire occupe une place importante dans certaines bibliothèques de Limougeauds au XVIIIe siècle. Plusieurs figures d’érudits de l’époque moderne sont présentées : le magistrat marchois Pierre Robert par Michel Cassan, Jean-Baptiste Delmas de La Rebière par Jean- Loup Lemaître. Deux contributions sont consacrées à certaines lacunes dans l’histoire limousine. Nicole de Blomac déplore que le cheval Limousin, dont au XIXe siècle, auteurs

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et chroniqueurs louent les qualités, n’ait pas tenté les historiens. Vincent Brousse constate que, dans une terre de gauche, l’histoire des droites en Limousin est un « territoire en friche ». Il compte trois à quatre fois plus de travaux universitaires sur la gauche que sur la droite et pose la question de l’influence du tempérament politique régional sur le champ des études historiques. Plus près de notre époque, Dominique Danthieux montre la difficulté d’écrire l’histoire du drame d’Oradour-sur-Glane.

3 Le « siècle de l’histoire » est très présent dans cet ouvrage collectif. Pour les premières décennies du XIXe siècle, Philippe Grandcoing analyse la « lecture romantique des pierres » au moment où amateurs et érudits portent intérêt aux restes archéologiques mais sans toujours « savoir séparer le bon grain scientifique de l’ivraie fantaisiste alors dominante » en reprenant souvent ce que d’autres ont affirmé, et en demandant à l’archéologie de corroborer la tradition. Pour cette première moitié du siècle, Agnès Morterol étudie la naissance historiographique des émaux limousins à un moment où il n’y a plus d’émailleur à Limoges, où quelques collectionneurs privés s’intéressent à un art disparu, à ses origines, aux grands foyers de production. Les options politiques des historiens et les polémiques des dernières décennies du XIXe siècle sont abordées par Jean-François Boyer à propos d’une question de géographie historique et par Robert Chanaud qui tente de cerner les opinions des historiens des trois départements du Limousin durant l’âge d’or des sociétés savantes. Dans cette contribution, quelques individualités ressortent (Alfred Leroux, l’abbé Lecler, Louis Guibert, etc.) et l’auteur nous montre combien le choix d’un sujet historique (le meurtre de l’abbé Chabrol à Limoges en 1792 par exemple) pouvait être « un véritable acte de militantisme, parfaitement compris des contemporains, mais où nous ne voyons, le temps ayant passé, qu’une innocente étude érudite ». L’étude de la fondation des sociétés savantes, la place accordée dans leurs bulletins à la Révolution et à l’histoire contemporaine, laissent percevoir la coloration idéologique de chacune. Dans une communication sur « Le Limousin dans l’histoire nationale au XIXe siècle », Anne Gérardot a recherché les mentions du Limousin dans un corpus d’histoires générales de la France écrites au XIXe siècle (Sismondi, Guizot, Michelet, Lavisse, etc.). Elle se demande si l’on peut « quantifier le “bruit” généré par le Limousin dans l’histoire nationale, appréhender le regard porté sur la province et y distinguer, le cas échéant, des évolutions ». La mémoire collective est-elle aujourd’hui « tributaire » ou non du regard porté sur le Limousin à cette époque ? Si les disparités concernant les mentions du Limousin sont importantes, c’est aux XIIe-XIVe siècles que sa présence dans l’histoire nationale est la plus marquée. La période moderne « sans pour autant faire figure de désert historiographique, apparaît relativement terne ». Les notations positives sur Limoges ou le Limousin sont rares. Pour l’époque moderne émergent deux figures : Turgot, occasion pour les historiens de souligner la pauvreté du pays et de ses habitants et l’abbé Dubois, tenu en piètre estime. Les disparités relevées tiennent aux sources utilisées par les différents auteurs (chroniques, archives), à leur volonté parfois – Lavisse – de couvrir de manière équilibrée le territoire, d’élargir l’exposé au-delà de l’histoire politico-militaire. Au tournant des XIXe et XXe siècles, l’histoire de Lavisse, écrite à plusieurs mains, tire profit des travaux des érudits et des sociétés savantes. Une étude sur l’histoire et les activités de l’association Rencontre des historiens du Limousin clôt l’ouvrage.

4 Plusieurs communications permettent de remettre en lumière des amateurs, des érudits aujourd’hui oubliés (Gondinet, Allou, l’abbé Texier, Maurice Ardant, le Comte de

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Seilhac, etc.). Elles montrent pour les premières décennies du XIXe siècle l’importance des initiatives privées, la frilosité parfois des pouvoirs publics. Beaucoup de ces érudits, passionnés d’histoire, sont animés d’un patriotisme local qui les pousse à fouiller le passé sans toujours disposer de grilles de lectures et d’outils efficaces. Claude Petitfrère montre comment la figure du cardinal Dubois, principal ministre du Régent, un « Briviste mal aimé de l’histoire », tend à être réhabilitée, à partir du milieu du XIXe siècle, par des historiens d’abord venus du terroir corrézien « pour lesquels entre en cause ce “patriotisme local”, si important dans l’écriture de l’histoire, une affaire d’honneur en quelque sorte ».

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Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant [dir.], La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, 1762 p. ISBN : 978-2-84736-543-6. 39 euros

Sébastien Soulier

RÉFÉRENCE

Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant [dir.], La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, 1762 p. ISBN : 978-2-84736-543-6. 39 euros

1 Les huit journées d’études consacrées à « La civilisation du journal », organisées entre 2003 et 2007, constituent à ce jour le plus vaste projet entrepris sur la presse du XIXe siècle. Il avait pour but de questionner « l’impact du journal sur la marche de la civilisation ». Pour cela, ajoutent les initiateurs du projet, il fallait réfléchir sur « les divers usages de l’écriture périodique au XIXe siècle » et sur la façon dont le journal a contribué à « façonner, à modeler et à instituer les différents groupes sociaux et professionnels, les différents genres et classes d’âges, les différentes appartenances religieuses ou régionales »1. Cette nouvelle approche se voulait également littéraire et posait la question de la rencontre entre les auteurs et les journaux, ainsi que celle des pratiques d’écriture liées à la publication périodique.

2 Le volume issu de ce projet est à la hauteur de ses ambitions : 116 articles, 60 collaborateurs, 1762 pages. Le contenu se divise en quatre parties intitulées

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sobrement L’exercice de la presse, Le mouvement de la presse, L’écriture de la presse et La culture de la presse au xixe siècle. L’articulation de ces parties est pertinente, puisqu’elle invite d’abord à découvrir, ou à redécouvrir, les usages de la lecture des journaux, la confrontation avec le pouvoir politique, les évolutions techniques, technologiques et économiques de la presse et de sa diffusion. Cette première partie joue parfaitement son rôle de transition entre l’historiographie des décennies précédentes, brièvement évoquée en introduction, et celle dans laquelle les auteurs de l’ouvrage souhaitent s’inscrire. La deuxième partie évoque la périodicité et la typologie de la presse du XIXe siècle, insistant cette fois-ci sur la diversité et la multiplicité des formes du périodique dans sa définition la plus large. L’inventaire, exhaustif, a de quoi séduire, car si la naissance et le développement de certains types de périodiques, comme la presse régionale ou la presse illustrée, sont désormais bien connus des historiens, ou commencent à l’être, c’est beaucoup moins vrai pour d’autres, comme la presse professionnelle ou la presse théâtrale. De ce fait, les articles constituent d’excellents points de départ pour combler les lacunes historiographiques. D’un panorama descriptif de la production périodique, nous passons ensuite, dans une troisième partie, à une étude de la pratique journalistique qui repose principalement sur un double questionnement : pourquoi écrit-on (la poétique de l’écriture) et comment écrit-on (formes et matières journalistiques) dans le journal du XIXe siècle ? Un double questionnement accompagné de 36 notices biographiques qui viennent clore, de fort belle manière, cette méticuleuse autopsie du périodique. Peut-être aurait-on pu offrir, à ce stade du projet, une attention un peu plus poussée aux journalistes-écrivains de province dont les parcours, les carrières et la production littéraire demeurent bien souvent dans l’ombre des grandes figures du journalisme parisien2 ? Reste que ces deux parties centrales de l’ouvrage, les plus volumineuses avec respectivement 401 et 640 pages, affichent nettement leurs prétentions encyclopédiques, ne serait-ce que par la succession d’articles-définitions et de biographies qu’elles proposent. Les index de noms de personnes et de titres de périodiques ainsi que la bibliographie, qui forment un imposant ensemble de 138 pages, confirment et valident ces prétentions. La dernière partie appréhende enfin le rôle joué par le journal dans les mœurs et les pratiques culturelles, artistiques, sociales, politiques et scientifiques de la société française du XIXe siècle. Définir cette « culture de la presse » en 300 pages et 45 articles était un pari risqué tant le concept même de « culture de la presse » est complexe à cerner. L’idée est donc, ici, de démontrer l’existence de liens entre le périodique et le rythme de vie des lecteurs, d’appréhender l’impact du réel fantasmé produit par les journaux, de soulever la question de la perception d’une histoire lue et vécue au quotidien, ou encore de s’interroger, une nouvelle fois, sur la notion d’opinion et d’événement. Entre homogénéisation et fragmentation du lectorat, le périodique participe à l’affirmation d’identités nationales, sociales, culturelles, mais aussi de classe et de genre, et c’est en devenant le principal vecteur de diffusion des discours et des débats philosophiques et scientifiques et des productions littéraires et artistiques que le journal modifie, tant en surface qu’en profondeur, les pratiques et les normes de la société française. Les deux articles qui terminent l’ouvrage proposent d’interroger brièvement, en guise de conclusion, le regard de la presse sur elle-même. Et si cette presse se dénonce ou se célèbre, pour reprendre les mots des auteurs, c’est avant tout parce que sa fonction sociale, son rôle de relais et de médiation avec l’espace public et, surtout, son pouvoir d’influencer la « marche de la civilisation » génèrent, depuis sa création, attentes, inquiétudes et espoirs.

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3 La civilisation du journal s’impose comme une nouvelle référence pour les chercheurs, les étudiants mais également tous ceux qui souhaitent découvrir l’histoire culturelle et littéraire du périodique au XIXe siècle. Innovant, cet ouvrage l’est indéniablement : les perspectives de recherches sont nombreuses et révèlent très nettement les ambitions scientifiques et historiographiques de la recherche actuelle sur la presse. D’ailleurs, le récent colloque « Journalisme et littérature : problématiques de la longue durée et recherches en cours » ne témoigne-t-il pas de la pertinence et du dynamisme de cette articulation possible entre les approches culturelle, sociologique et littéraire de la presse3 ? La civilisation du journal tend en tout cas à le confirmer. La participation de chercheurs issus de domaines aussi variés que l’histoire, l’histoire de l’art, la littérature, la science politique et les sciences de la communication trouve là toute sa légitimité, son sens et son efficacité. Bien sûr, tous les articles ne proposent pas systématiquement un éclairage nouveau, l’objet d’étude et l’immense production historiographique qui en découle ne le permettraient pas, mais ils ont le mérite de constituer, ensemble, un recueil cohérent dans sa construction, inédit par son envergure depuis la publication, il y a maintenant quarante ans, des cinq volumes de l’ Histoire générale de la presse française4, et par ses approches de la pratique du journalisme et de l’influence du périodique sur la société française au XIXe siècle.

NOTES

1. Dominique Kalifa et Alain Vaillant, « Pour une histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle », Le Temps des médias, n° 2, printemps 2004, p. 197-214. 2. Cf. le colloque international « Pour une approche interdisciplinaire de la presse de province (1830-1950) », organisé à l’université de Franche-Comté, Besançon, les 10 et 11 mai 2012, dont les actes sont attendus. 3. Colloque organisé à Bruxelles les 26 et 27 mai 2011, dont les actes ont été publiés dans la revue COnTEXTES, « Le littéraire en régime journalistique », n° 11-2012, mis en ligne le 16 mai 2012. URL : http://contextes.revues.org/5387. 4. Claude Bellanger [dir.], Histoire générale de la presse française, Paris, Presses universitaires de France, 1969-1976, 5 volumes.

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Livres reçus

Abbé Hippolyte Delor. Carnets (1837-1885), présentés par Paul d’Hollander, collection Matière à histoire, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2012, 285 p. + CD ROM. ISBN : 978-2-84287-579-4. 25 euros. Changer le nom des rues de Paris. La Commission Merruau – 1862, textes présentés et édités par Florence Bourillon, collection Mémoire commune, Rennes/Paris, Presses universitaires de Rennes/Comité d’histoire de la ville de Paris, 2012, 345 p. ISBN : 978-2-7535-2000-4. 18 euros. Jean Volders. Républicain et révolutionnaire, anthologie présentée et annotée par Roger Barbier, Bruxelles, Aden/PAC, 2012, 244 p. ISBN : 978-2-8059-2009-7. 12 euros. Les Bohèmes. 1840-1870. Écrivains – Journalistes – Artistes, anthologie réalisée et annotée par Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor, Seyssel, Champ Vallon, 2012, 1441 p. ISBN : 978-2-87673-633-7. 32 euros. Le Magasin du XIXe siècle, n° 2, 2012, Société des études romantiques et dix-neuviémistes, 302 p. ISBN : 978-2-87673-636-8. 25 euros. Les Études sociales, n° 155, « Les pratiques sociales au prisme du budget », 1er semestre 2012, 179 p. ISSN : 0014-2204.19 euros. Revue des études slaves, tome LXXXIII/1, Alexandre Herzen (1812-1870). Son époque, sa postérité, Paris, Institut d’études slaves/Centre d’études slaves, 2012, 309 p. ISBN : 978-2-7204-0492-4. Revue des études slaves, tome LXXXIII/4, 1812, la campagne de Russie. Histoire et représentations, Paris, Institut d’études slaves/Centre d’études slaves, 2012. ISBN : 978-2-7204-0497-9. Fabrice BENSIMON et Armelle ENDERS [dir.], Le siècle britannique. Variations sur une suprématie globale au XIXe siècle, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012, 370 p. ISBN : 978-2-84050-830-4. 22 euros. Maïté BOUYSSY et Jean-Pierre CHALINE [dir.], Un média de faïence. L’assiette historiée imprimée, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, 310 p. ISBN : 978-2-85944-688-8. 40 euros. Laurent BRASSART, Jean-Pierre JESSENNE et Nadine VIVIER [dir.], Clochemerle ou république villageoise ? La conduite municipale des affaires villageoise en Europe du XVIIIe au

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XXe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012, 356 p. ISBN : 978-2-7574-0346-4. 27 euros. Éric BUSSIÈRE [dir.], Histoire des provinces françaises du Nord. Le XIXe siècle (1815-1914), Arras, Artois presses université, 2012, 278 p. ISBN : 978-2-84832-156-1. 28 euros. Jean-Luc CHAPPEY, Ordres et désordres biographiques. Dictionnaires, listes de noms, réputation des Lumières à Wikipédia, Seyssel, Champ Vallon, 2013, 400 p. ISBN : 978-2-87673-600-9. 27 euros. Quentin DELUERMOZ, Policiers dans la ville. La construction d’un ordre public à Paris (1854-1914), Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, 408 p. ISBN : 978-2-85944-698-7. 38 euros. Florence ENCREVÉ, Les sourds dans la société française au XIXe siècle. Idée de progrès et langue des signes, Grâne, Créaphis, 2012, 390 p. ISBN : 978-2-35428-047-5. 25 euros. Jean-Claude FARCY, Meurtre au bocage. L’affaire Poirier (1871-1874), Chartres, Société archéologique d’Eure-et-Loir, 2012, 458 p. ISBN : 978-2-905866-61-5. 40 euros. Laura FOURNIER-FINOCCHIARO et Tanja-Isabel HABICHT [dir.], Gallomanie et gallophobie. Le mythe français en Europe au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, 315 p. ISBN : 978-2-7535-2039-4. 18 euros. Agnès GRACEFFA [dir.], Vivre son art. Histoire du statut de l’artiste XVe-XXIe siècles, Paris, Hermann, 2012, 315 p. ISBN : 978-2-7056-8355-9. 23 euros. Dominique KALIFA, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, L’Univers historique, Paris, Le Seuil, 2013, 398 p. ISBN : 978-2-02-096762. 25 euros. Karine LAMBERT, Itinéraires féminins de la déviance. Provence, 1750-1850, collection Penser le genre, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2012, 311 p. ISBN : 978-2-85399-825-3. 21 euros. Wolf LEPENIES, Auguste Comte. Le pouvoir du signe, Bibliothèque allemande, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2012 (1re édition en allemand, 2010), 131 p. ISBN : 978-2-7351-1515-0. 24 euros. Gaston LEROUX, Rouletabille à la guerre, 1. Le château noir, préface de Dominique Kalifa, Paris, Payot & Rivages, 2013, 414 p. ISBN : 978-2-228-90909-9. 9,15 euros. Gaston LEROUX, Rouletabille à la guerre, 2. Les étranges noces de Rouletabille, préface d’Odile Roynette, Paris, Payot & Rivages, 2013, 329 p. ISBN : 978-2-228-90911-2. 8,65 euros. Philipe LEVILLAIN [dir.], « Rome, l’unique objet de mon ressentiment ». Regards critiques sur la papauté, collection de l’École française de Rome-453, Rome, École française de Rome, 2011, 394 p. ISBN : 978-2-7283-0917-7. 45 euros. Martyn LYONS, The Writing Culture of Ordinary People in Europe, c.1860-1920, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, 278 p. ISBN : 978-1-107-01889-1. 65 livres sterling. Yannick MAREC et Daniel RÉGUER [dir.], De l’hospice au domicile collectif. La vieillesse et ses prises en charge de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, 568 p. ISBN : 978-2-87775-564-1. 39 euros. Catherine MAURER, La ville charitable. Les œuvres sociales catholiques en France et en Allemagne au XIXe siècle, Histoire religieuse de la France, Paris, Le Cerf, 2012, 411 p. ISBN : 978-2-204-09823-6. 24 euros. Michel PIGENET et Danielle TARTAKOWSKY [dir.], Histoire des mouvements sociaux en France de 1814 à nos jours, Paris, La Découverte, 750 p. ISBN : 978-2707169853. 32 euros.

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Jean-Louis ROBERT, Plaisance près Montparnasse. Quartier parisien, 1840-1985, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, 626 p. ISBN : 978-2-85944-716-8. 42 euros. Sylvain ROUSSILLON, L’autre 1812. La seconde guerre de l’indépendance américaine, Paris, Bernard Giovanangeli Éditeur, 2012, 191 p. ISBN : 978-2-7587-0102-6. 18 euros. Robert SAUNDERS, Democracy and the Vote in British Politics, 1846-1867. The Making of the Second Reform Act, Aldershot, Ashgate, 2011, 312 p. ISBN : 978-1-4094-1794-1. 65 livres sterling. Maarten VAN GINDERACHTER et Marnix BEYEN (eds), Nationhood from Below. Europe in the Long Nineteenth Century, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, 267 p. ISBN : 978-0-230-27247-7. 55 livres sterling. Sylvain VENAYRE, Disparu ! Enquête sur Sylvain Venayre, texte illustré par Jean-Philippe Stassen, collection Histoire de profil, Paris, Les Belles Lettres, 2012, 224 p. ISBN : 978-2-251-90009-4. 19,50 euros. Marc VUILLEUMIER, Histoire et combats. Mouvement ouvrier et socialisme en Suisse, 1864-1960, Lausanne/Genève, Éditions d’en bas/Collège du travail, 2012, 576 p. ISBN : 978-2-8290-0428-5. 35 francs suisses. Dietmar WILLOWEIT, Reich und Staat. Eine kleine deutsche Verfassungsgeschichte, München, C.H. Beck, 2013, 128 p. ISBN : 978-3-406-64615-7. 8,95 euros.

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