Développement durable et territoires Économie, géographie, politique, droit, sociologie

Vol. 10, n°3 | Décembre 2019 Objets techniques et cycle hydrosocial/Foncier rural en Méditerranée Technical objects and the hydrosocial cycle/Rural land tenure in the Mediterranean

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/developpementdurable/14946 DOI : 10.4000/developpementdurable.14946 ISSN : 1772-9971

Éditeur Association DD&T

Référence électronique Développement durable et territoires, Vol. 10, n°3 | Décembre 2019, « Objets techniques et cycle hydrosocial/Foncier rural en Méditerranée » [En ligne], mis en ligne le 20 décembre 2019, consulté le 12 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/developpementdurable/14946 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/developpementdurable.14946

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SOMMAIRE

Éditorial

Un vendredi pas comme les autres… Olivier Petit

Les objets techniques au prisme du cycle hydrosocial

Les objets techniques au prisme du cycle hydrosocial : renouveaux théoriques et empiriques Marie-Anne Germaine, David Blanchon, Élise Temple-Boyer et Rhoda Fofack-Garcia

« Think of your house as a watershed ! » La récupération des eaux de pluie à Tucson, en Arizona : vers la diversification de l’approvisionnement en eau dans le Sud-Ouest étasunien ? Anne-Lise Boyer et Yves-François Le Lay

« Do we really need a dam ? » Le conflit lié au barrage Gordon-below-Franklin (Tasmanie, Australie) ou la redéfinition d’un cycle hydrosocial ? Silvia Flaminio

Les « techniques alternatives » sont-elles envisagées comme un outil de gestion qualitative des eaux pluviales ? Analyse des discours des acteurs de la gestion sur le territoire du Grand Lyon Émeline Comby, Anne Rivière-Honegger, Marylise Cottet, Sébastien Ah-Leung et Nina Cossais

Dialectiques hydrosociales à l’épreuve. Décrypter la dimension politique d’objets techniques utilisés pour l’irrigation au Népal Romain Valadaud et Olivia Aubriot

Les infrastructures hydrauliques et la maîtrise de l’eau en Crau : de la production de l’abondance à la gestion de la rareté Brice Auvet

Un compteur « intelligent » pour mesurer les usages de l’eau : l’entrée en scène d’une nouvelle connaissance Anne-Laure Collard, Patrice Garin et Marielle Montginoul

Quand « l’eau, c’est le lien » : suivre l’évolution des réseaux d’eau pour éclairer les pratiques et les transformations sociales dans les tribus kanak Caroline Lejars, Séverine Bouard, Catherine Sabinot et Charline Nékiriaï

Ouvrir ou fermer les bouches d’incendie ? Des enjeux technico-économiques aux enjeux sociaux Solène David, Jean-Pierre Revéret et Agathe Euzen

Le projet de désalinisation à Lima : des enjeux territoriaux à la transition socio-technique du secteur de l’eau Fanny Bertossi et Jérémy Robert

Dispositifs techniques de la micro-hydroélectricité et reconfiguration d’un territoire touristique de haute montagne (région de l’Everest, Népal) Véronique André-Lamat et Isabelle Sacareau

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Sous les gölet, les forages. Infrastructures d’irrigation et trajectoires des territoires de l’eau dans la région d’Izmir (Turquie) Selin Le Visage et Marcel Kuper

Canaux anciens et puits récents : usages de l’eau d’irrigation, identité et territoire dans le Haouz (Maroc) Violaine Héritier-Salama

Galermi au fil de son eau : un aqueduc syracusain dans la reconfiguration de son territoire Sophie Bouffier et Fabienne Wateau

Transformations du foncier rural en Méditerranée

Le foncier en Méditerranée : une dichotomie entre Nord et Sud ? Mélanie Requier-Desjardins, Romain Melot, Jean-Christophe Paoli, Orlando Rodrigues et Jeanne Riaux

De la propriété de l’eau à la propriété de la terre : basculement de logiques dans l’accès au foncier agricole dans le sud-ouest du Sahara algérien Otmane Tayeb

Planification foncière et espaces agricoles périurbains en Algérie Le cas de l’agglomération de Skikda Ahmed Bousmaha et Aissa Boulkaibet

Accés à la terre et transhumance en Grèce : bien commun et conflits sociaux Stavriani Koutsou, Athanassios Ragkos et Maria Karatassiou

Les arrangements pour l’accès au foncier agricole périurbain L’exemple de Montpellier Camille Clément, Coline Perrin et Christophe-Toussaint Soulard

L’articulation entre propriété et usage des terres agricoles : application au cas de Pise (Toscane) Alain Gueringer

Varia

Société du risque, environnement et potentialisation des menaces : un défi pour les sciences sociales Lionel Charles et Bernard Kalaora

Lectures

Timothy Morton, 2019, La Pensée écologique, traduit de l’anglais par Cécile Wajsbrot, Paris, Éditions Zulma, 272 pages. Bruno Villalba

Gérad Chouquer, Marie-Claude Maurel, 2019, Les mutations récentes du foncier et des agricultures en Europe, Besançon Presses universitaires de Franche-Comté, Collection les Cahiers de MSHE Ledoux, 300 pages. Guillaume Schmitt

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Bernard Pecqueur, Fabien Nadou, 2018, Dynamiques territoriales et mutations économiques – Transition, intermédiaire, innovation, L’Harmattan, Paris, 296 pages. Fabienne Leloup

Philippe Bourdeau, Roland Moreau, Edwin Zaccai, 2018, Le Développement non durable, Bruxelles, Académie royale de Belgique Édition, collection Académie en poche, 112 pages. Fabienne Leloup

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Éditorial Editorial

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Un vendredi pas comme les autres…

Olivier Petit

1 Quand j’étais petit, j’ai vite compris que le vendredi n’était pas un jour ordinaire. À la cantine, c’était « le jour du poisson », synonyme de sobriété alimentaire et de l’abstinence de toute alimentation trop riche. Cette journée avait des vertus aussi bien du point de vue de l’équilibre alimentaire que pour le symbole religieux que cela pouvait représenter pour certains. Comme j’avais horreur du poisson, je ne cacherai pas que de mon côté, l’arrivée du vendredi était vécue avec une certaine appréhension…. d’autant que la cantine que je fréquentais avait régulièrement la bonne idée d’accommoder le poisson pané avec des petits pois ! Adolescent, je compris que ce jour particulier pouvait aussi recouvrir d’autres significations, comme aimaient à le jouer le groupe The Cure et son chanteur Robert Smith1.

2 Depuis plusieurs mois, le vendredi est devenu le rendez-vous de toute une jeunesse qui manifeste pour le climat, répondant à l’appel de Greta Thunberg, cette lycéenne qui avait décidé de se mettre en grève pour montrer combien les enjeux climatiques étaient relégués au second plan des préoccupations des femmes et des hommes politiques, quand bien même ceux-ci s’étaient engagés de longue date à faire de la lutte contre le réchauffement climatique une de leurs priorités. Plus récemment, c’est une large part de la population algérienne qui a pris ce jour comme symbole de la résistance à un régime politique qui depuis bien trop longtemps ne prend plus en compte ses aspirations. Et l’on pourrait multiplier les exemples de révoltes qui ont pris le vendredi comme signe de ralliement.

3 Pourtant, le vendredi 29 novembre 2019, c’est un autre appel qui était lancé, comme chaque année, pour annoncer des réductions sans précédent. Des réductions des émissions de gaz à effet de serre ? On aurait pu le penser, compte-tenu de la proximité de cette date avec celle qui marquait le début de la COP 25, la conférence des parties à la convention des Nations Unies sur les changements climatiques. En réalité, le Black Friday annonçait surtout des réductions pour les consommateurs, invités à se ruer sur les promotions que les grandes enseignes du commerce avaient initiées. Au regard du succès rencontré à l’occasion des précédentes éditions de cette fête de la consommation, où plus de 50 millions de transactions bancaires ont été enregistrées en une seule journée en France pour la seule édition 20182, on peut raisonnablement

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s’interroger sur l’effet de dissonance cognitive qui peut résulter du télescopage d’un tel événement, avec les appels à la sobriété écologique et énergétique qui viennent en écho à la COP 25.

4 Cette concordance des événements souligne aussi le caractère schizophrénique de certains consommateurs, attirés par ces réductions et bien décidés à en profiter, tandis qu’ils tentent parfois au quotidien de repenser leurs modes de consommation et leurs modes de vie pour contribuer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre au plan global. Comment réconcilier l’intérêt individuel et l’intérêt collectif ? Telle est sans doute la quadrature du cercle à laquelle nombre de politiques de développement durable se retrouvent confrontées. Du côté des firmes, la schizophrénie est tout aussi évidente, mais cette forme de déconnexion entre les discours et la pratique me paraît bien plus grave, car ce sont elles qui détiennent une large part des clés de résolution des problèmes environnementaux globaux.

5 Cette contradiction dans les discours est particulièrement visible dans le secteur de la grande distribution, soumis à des bouleversements importants depuis quelques années, du fait des changements de pratiques des consommateurs. Une partie de ces consommateurs se détourne progressivement des grandes surfaces géantes, supermarchés et hypermarchés, au profit du commerce en ligne et du commerce de proximité notamment. Cette tendance est surtout vérifiée d’ailleurs pour le commerce de produits non alimentaires3. Dans ce contexte, l’arrivée du Black Friday constitue un enjeu important pour conserver des parts de marché, quand bien même l’incitation à l’achat frénétique se ferait en contradiction avec les engagements pris quelques années plus tôt.

6 Un exemple assez éloquent selon nous est la déclaration du groupe Auchan, à l’occasion de la COP 21, qui réaffirmait son engagement pour le climat dans ces termes : « À l’occasion de la COP21, Groupe Auchan confirme l’ambition publiée dans son rapport d’activité et de développement responsable 2014 : « faire du climat une préoccupation partagée avec nos millions de clients ». Il s’agit de promouvoir la sobriété carbone dans la consommation, en premier lieu l’alimentation, à l’origine d’une part importante des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial. »4

7 Pour le black Friday 2019, Auchan annonçait – c’était d’ailleurs son slogan – des « offres de folie ». Il faut croire que cette phrase a été prise au premier degré par nombre de clients qui se sont littéralement jetés sur les produits mis en vente dans le magasin de St Martin-Boulogne, dans le Pas de Calais. Patricia Noël rapporte5, pour le quotidien La Voix du Nord, les scènes qui se sont déroulées ce jour-là : « On ignore la nature des promotions proposées par l’hypermarché Auchan de Saint-Martin-Boulogne mais ce qu’on sait, c’est que l’opération a provoqué un afflux massif de clients avant l’ouverture du magasin. Sur la vidéo qui circule depuis ce vendredi sur les réseaux sociaux, on peut voir une partie de l’équipe de l’hyper contenir la foule à l’entrée du magasin, essayant de limiter cris et bousculades. Des scènes dignes de celles de la « promo Nutella », qui avaient heurté l’opinion publique et même débouché sur une loi Alimentation. Le Gouvernement avait promis un encadrement strict des promotions et des prix de vente, la main sur le cœur, sur l’air de "Plus jamais ça". C’était il y a tout juste un an... »

8 Consommateurs, grandes enseignes, qui porte la responsabilité de cette folie consumériste ? Impossible de trancher vraiment sur ce point et les torts sont sans doute partagés, mais quoi qu’il en soit, je crois aujourd’hui que tout cela me dégoûte bien plus que le poisson pané !

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NOTES

1. « I don't care if Monday's blue Tuesday's grey and Wednesday too Thursday I don't care about you It's Friday I'm in love. » The Cure, Friday I’m in love, 1992. 2. L’édition 2019 serait encore « meilleure », à en croire certains sites d’information qui relaient le chiffre de 56 millions de transactions bancaires pour la seule journée du 29 novembre 2019 (cf. https://www.journaldeleconomie.fr/Record-du-nombre-de- transactions-bancaires-pendant-le-Black-Friday_a8158.html). 3. Voir à ce sujet le récent rapport de la direction des statistiques d’entreprises – division commerce – de l’INSEE établi pour la Commission des Comptes Commerciaux de la Nation, intitulé La situation du commerce en 2018, document de travail E 2019/01, juin 2019, http://www.epsilon.insee.fr/jspui/bitstream/1/102913/1/e1901.pdf, page consultée le 14 décembre 2019. 4. Pledge COP21 de Groupe Auchan, disponible à l’adresse suivante : http:// pressroom.auchan.fr/images/neopressroom/25/151126-auchan-pledge-cop21.pdf, page consultée le 14 décembre 2019. 5. Dans son édition en ligne datée du 30 novembre 2019 : https://www.lavoixdunord.fr/ 673398/article/2019-11-30/bousculades-cris-chahut-le-black-friday-d-auchan- boulogne-dechaine-les-passions.

AUTEUR

OLIVIER PETIT

Olivier Petit est maître de conférences en économie à l’université d’Artois, chercheur au CLERSE (UMR 8019 CNRS-Lille ) et directeur de la publication de la revue Développement Durable et Territoires. Ses recherches portent essentiellement sur les dimensions institutionnelles de la gestion de l’eau et des politiques de développement durable. [email protected]

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Les objets techniques au prisme du cycle hydrosocial Technical objects at the prism of hydrosocial cycle

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Les objets techniques au prisme du cycle hydrosocial : renouveaux théoriques et empiriques Technical objects at the prism of hydrosocial cycle : new theoretical and empirical approaches

Marie-Anne Germaine, David Blanchon, Élise Temple-Boyer et Rhoda Fofack-Garcia

1 Ce dossier thématique intitulé « Les objets techniques au prisme du cycle hydrosocial » fait suite à l’organisation, en décembre 2017, de la 3e édition des Doctoriales en sciences sociales de l’eau à l’Université Paris Nanterre1. Cet évènement, qui a plusieurs fois fait preuve de la vitalité des travaux conduits en sciences sociales sur les relations eau- société2, a entre autres témoigné de l’existence de travaux multiples (différentes échelles, terrains, disciplines…) et riches conduits par les doctorants des centres de recherche francophones sur les infrastructures hydrauliques envisagées, notamment comme des révélateurs des rapports de pouvoir, des trajectoires des territoires, des représentations de la ressource hydrique, venant enrichir la compréhension des enjeux associés à la gestion des hydrosystèmes.

2 Avant de présenter les contributions réunies dans ce dossier, cette introduction propose dans un premier temps de revenir sur le contexte théorique en exposant le renouvellement des approches développées en sciences humaines et sociales (SHS ci- après) pour rendre compte des relations eau-société. Dans un second temps, nous insistons sur la notion de cycle hydrosocial proposée par Jessica Budds et Jamie Linton (2014) comme moyen choisi ici pour aborder les objets techniques liés à l’eau en combinant Political Ecology et Science and Technology Studies.

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1. Un renouvellement des approches des relations eau-société en sciences sociales

3 La relation complexe entre les objets techniques et la gestion de l’eau peut être résumée à l’aide d’une phrase de l’anthropologue David Mosse (2008, p. 944) : « Water system improvement through technical solutions may make elements of a system – channels, dividing dams, surplus weirs, sluices – more efficient in engineering terms, but often prove inefficient when the wider socio-technical system is taken into account : reducing negotiability, increasing conflict, making water systems simpler, rigid and less “intelligent”3. »

4 Cette citation met l’accent sur la relation dialectique entre les systèmes hydrosociaux (ici appelés socio-technical systems) et les objets techniques (ou plus précisément les améliorations techniques dans ce cas). Dès 2008, D. Mosse soulignait deux points qui sont au cœur des débats actuels. Il met tout d’abord en avant la notion de niveau, avec l’idée que le sens d’un objet technique change selon la focale utilisée, et la notion de progrès (avec le terme « improvement »), qui peut se décliner à travers différentes dimensions (progrès économique, social, environnemental…). Les objets techniques – compteurs d’eau dits intelligents, usines de désalinisation, systèmes de récupération d’eau de pluie, réservoirs collinaires, etc. – sont toujours introduits dans le but d’une « amélioration », ce qui est le plus souvent le cas du point de vue strictement technique (les cas de technical failure sont somme toute fort rares), mais sans prendre en compte leurs modalités d’intégration dans la société concernée.

5 Le but de ce dossier thématique, s’appuyant sur la notion de cycle hydrosocial, est bien de comprendre, en s’inscrivant dans le domaine des SHS, pourquoi sont introduites ces « améliorations techniques », quels sont leurs impacts différenciés dans la fabrique sociale et sur les territoires, et enfin leur « trajectoire » lorsque l’on considère le « wider context », dans tous les sens que l’on peut lui donner. Ces études s’appuient sur deux champs en profond renouvellement : les Science and Technology Studies (STS), notamment avec la construction de la Théorie de l’acteur-réseau (ANT en anglais : Actor Network Theory) d’une part et la Political Ecology d’autre part qui a reformulé les débats sur les relations homme-environnement.

1.1. Renouveau des travaux sur les objets techniques depuis les années 1980 avec les STS et l’ANT

6 Notre propos n’est pas dans cette introduction de revenir in extenso sur les approches renouvelées des objets techniques, telle qu’elles ont été formulées par les Science and Technology Studies depuis les années 1980. Nous nous inscrivons ici dans l’analyse de la place de ces objets dans les collectifs ainsi que la manière dont ils participent à la transformation des territoires et des relations sociales, économiques et politiques (Barbier et Trepos, 2007).

7 Dans cette perspective, ce dossier thématique aborde les relations entre objets techniques et sociétés en s’appuyant sur différents angles disciplinaires. Les débats conduits en sociologie sur l’intermédiation des objets techniques dans la construction et la modification du corps social ont contribué à enrichir la recherche sur les STS (Latour, 1987 [2005] ; Law, 1992). Les auteurs qui s’inscrivent dans ce champ d’analyse s’appuient sur l’étude des interactions, jamais définitivement stabilisées, entre entités

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de réseaux de toutes sortes, humains et non humains (Callon, 1986), à divers stades de constitution de ces réseaux, objets et collectifs (Akrich, 1987). L’anthropologie a pour sa part développé des travaux autour des techniques, de leur transfert et de l’innovation (Geslin, 2002) qui se sont focalisés sur le rôle des objets techniques dans la mise en visibilité d’acteurs, de savoirs (Aubriot et Riaux, 2013), et plus généralement de pratiques qui évoluent en fonction des attentes sociales, elles-mêmes parfois définies en fonction des conditions hydrologiques (assèchement des cours d’eau, baisse des niveaux des aquifères, etc.). La géographie a notamment porté son attention sur la relation dialectique entre objets techniques et processus de territorialisation peu investie par les autres disciplines. Elle rend ainsi compte du rôle des dispositifs sur la production des territoires hydrosociaux menant au contrôle de l’espace, des populations et des ressources (Raffestin, 1986 [2019] ; Ghiotti, 2018). À travers l’histoire environnementale enfin, les historiens proposent, eux aussi, de dépasser le partage nature/culture et d’interroger le rôle des dispositifs techniques dans la co-construction des sociétés et de leur environnement (Quenet, 2014).

1.2. Apparition du cycle hydrosocial au début des années 2000

8 Participant du même objectif d’inclure les « non-humains » dans la fabrique sociale, la Political Ecology a pris, depuis les années 1980, une place prééminente dans les recherches sur l’environnement dans le monde académique anglophone.

9 Appliquée au cas de l’eau dès les années 1990, l’approche Political Ecology, notamment dans sa version « critique », a profondément renouvelé la façon d’étudier tant les périmètres irrigués que les systèmes d’adduction d’eau urbains. S’appuyant sur les travaux portant sur les hydrosystèmes et les infrastructures hydrauliques, la notion de cycle hydrosocial, à partir de la fin des années 2000, a en particulier contribué à formaliser une plus grande intégration des dimensions culturelles et historiques et à reconnaitre l’eau comme une coproduction de la nature et des sociétés. J. Budds et J. Linton (2014) ont ainsi défini le cycle hydrosocial comme « a socio-natural process by which water and society make and remake each other over space and time4 ». La formulation, y compris graphique, de la notion de cycle hydrosocial fournit des clarifications sur la manière d’appréhender les dimensions relationnelles et matérielles de l’objet eau puisque les auteurs précisent qu’ils cherchent à « transcend the dualistic categories of “water” and “society”, and employ a relational-dialectical approach to demonstrate how instances of water become produced and how produced water reconfigures social relations5 ». Au cœur de ces processus se trouvent les rapports de pouvoir, largement étudiés par des auteurs comme Erik Swyngedouw (2004) ou plus récemment lors d’un numéro spécial publié en 2016 dans la revue Water Alternatives intitulé « Water, infrastructure and political rule » (Obertreis et al., 2016).

10 Le courant de la Political Ecology a fait l’objet de débats parfois vifs parmi les auteurs anglophones (Walker, 2005 et 2006 ; Loftus, 2017). Ces débats ont trouvé un écho en France, où le terme de « Political Ecology » n’est apparu qu’à la fin des années 2000 (Benjaminsen et Svarstad, 2009), soit avec au moins vingt ans de retard, et de façon polémique (Laslaz, 2017), contre une tradition géographique française accusée de verser dans le positivisme et l’accompagnement des politiques publiques (Kull et Batterbury, 2016). Mais cela ne doit pas occulter le fait que dès la fin des années 1970, par le biais de l’approche systémique, les géographes français ont su forger des cadres

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interprétatifs globaux (Bertrand et Bertrand, 2002) et ainsi intégrer progressivement l’inséparabilité de la société et de la nature à travers la notion d’interface, puis d’hybridation par exemple (Dufour et Lespez, 2019). Dans le domaine des sciences de l’eau, cette tendance s’est fortement développée à partir de la notion d’hydrosystème, à l’origine liée à la biologie et à la géomorphologie fluviale, et qui a progressivement intégré des réflexions sur les objets techniques – notamment les barrages et les infrastructures d’irrigation – puis les interfaces homme-nature, avec des questionnements proches de ceux de la Political Ecology.

11 La sociologie n’est pas en reste dans les analyses produites au sein du courant de la Political Ecology. Elle développe toute cette réflexion sur la construction des discours dominants sur l’environnement et le rôle des connaissances dans la légitimation de ces discours en tant que « vérités » sur les valeurs à attribuer à un objet environnemental et la manière de le gérer (Benjaminsen et Svarstad, 2009). Il s’agit notamment de comprendre comment s’opère la production des connaissances environnementales (Callon et al., 2001), avec ses mécanismes de sélection/disqualification, depuis les choix des données, des méthodes et outils pour traiter ces données, la définition des acteurs qui les manipulent, jusqu’à leur mise en débat et leur traduction en instrument de justification d’une action publique « environnementale ». Aux discours la sociologie associe également la notion de « récits » (Svarstad, 2012) qui sous-tendent les idéologies politiques, tels des points d’achèvement à atteindre, et qui expliquent les choix techniques.

12 Ce dossier thématique se situe donc à la croisée de deux débats : (1) ceux autour du cycle hydrosocial, qui se placent le plus souvent dans le champ de la Political Ecology, voire dans la Critical Political Ecology, et qui se concentrent surtout sur les rapports de pouvoir ; (2) ceux autour de l’analyse des objets techniques, largement revisités grâce aux travaux des STS et de l’ANT, qui renvoient à des débats sur l’agentivité des objets et leur relation dialectique avec la société.

2. Les objets techniques au prisme du cycle hydrosocial

2.1. Une tentative de rapprochement entre Political Ecology et STS

13 La rencontre entre l’approche Political Ecology (notamment dans sa version « critique » ou « radicale », marquée par le marxisme) et les STS (notamment dans la version ANT) était loin d’être évidente. De nombreux auteurs (Castree, 1995 ; Harvey, 1996 ; Swyngedouw, 2004) ont souligné les points d’incompatibilité entre les deux approches, notamment autour de la notion de pouvoir et des rapports de domination.

14 Plus critiques, d’autres auteurs comme Peter Mollinga (2014) ont affirmé que la notion de cycle hydrosocial n’apporte rien de nouveau. Dans un article intitulé « Canal irrigation and the Hydrosocial Cycle : the morphogenesis of contested water control in the Tungabhadra Left Bank Canal, South », il souligne que « the programmatic announcement of hydrosocial research as a new perspective focusing on analysis of the intricate and multidimensional relationship between the socio-technical organization of the hydrosocial cycle, the associated power geometries as well as the uneven power relation may sound as sticking a new label on already existing research6 ». Il fait tout particulièrement référence aux chercheurs engagés dans la « conceptualisation of irrigation systems as combined

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physical and human socio-technical systems7 » dans la perspective de la Social Construction of Technology depuis les années 1980.

15 Dans la construction de ce dossier thématique, nous pensons que, malgré les écueils théoriques qui sont certes importants, le regard croisé est justement fécond du fait de ces points de débats. S’il est vrai que le concept de cycle hydrosocial reprend largement des éléments antérieurs (notamment la notion d’hybride, sans réellement la définir), celui-ci apporte des éléments nouveaux permettant entre autres d’éclairer : • les relations de pouvoir à partir des travaux menés dans le cadre de la Critical Political Ecology, qui s’intéressent tout particulièrement aux inégalités socio-spatiales ; • les jeux d’échelles, avec l’attention portée au processus de « rescaling » (Swyngedouw, 2004), qui souligne que les échelles ne sont pas seulement un cadre d’action, mais l’enjeu même de luttes pour la gestion à l’eau ; • et, plus récemment, les questions de « territorialisation » (Boelens et al., 2016), ou plus exactement les interactions entre cycles hydrosociaux et productions de territoire.

16 S’il ne fournit pas une démarche méthodologique clef en main, le cycle hydrosocial constitue néanmoins un outil d’analyse performant en invitant à considérer que : « water becomes a means of investigating and analyzing social practices and relations, and of tracing how power infuses these connections such that these can be revealed and, potentially, acted upon. The hydrosocial cycle works as an analytical tool by compelling us to look for relations and patterns that we might otherwise ignore8 » (Budds et Linton, 2014). Les contributions réunies dans ce dossier participent à clarifier les possibilités offertes par cette notion.

2.2. Genèse et objectifs de ce dossier thématique

17 Comme rappelé ci-dessus, le présent dossier est issu des communications et discussions qui ont eu lieu à l’occasion de la 3e édition des Doctoriales en sciences sociales de l’eau qui se sont tenues en décembre 2017 à l’Université Paris Nanterre. Cette manifestation scientifique répond au souci de donner la parole à de jeunes chercheurs traitant de la question des relations eau-société dans toute la diversité des sciences humaines et sociales (Barone et al., 2019). Le dossier thématique ne rend que partiellement compte de cette richesse du fait des choix nécessaires effectués lors de la rédaction de l’appel à communications, qui a par ailleurs été ouvert à un plus grand nombre de collègues.

18 Dans l’appel à communications qui a suivi ces Doctoriales, nous souhaitions prendre comme point d’entrée du cycle hydrosocial non pas les relations de pouvoir, mais bien les objets techniques. Car si Budds et Linton (2014), écrivent de manière un peu provocante que l’eau, dans le cycle hydrosocial, est toujours « produite », c’est bien qu’elle est toujours et avant tout liée à un objet technique. C’est par les objets techniques que se déterminent les types d’acteurs qui ont accès, contrôlent et maîtrisent la ressource. Présenter les objets techniques au regard du cycle hydrosocial, c’est aussi rendre compte des représentations que se font les acteurs de la ressource hydrique, intégrant les contextes naturel, social et politique dans lesquels ils se trouvent, mais aussi des enjeux sociaux qui dépassent les strictes dimensions techniques du cycle de l’eau. Au-delà de la ressource hydrique, voire de la seule matérialité de l’eau, c’est bien à travers les objets techniques que s’expriment des

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dynamiques sociales ainsi que les rapports que les sociétés entretiennent à leur environnement. Nous avions privilégié trois questionnements : • le rôle des objets techniques liés à l’eau dans la reconfiguration des territoires. Quelles sont les transformations spatiales produites par leur installation ? Dans quelle mesure la production et la circulation des objets techniques modifient la nature des liens qui se construisent au sein d’un territoire ? Comment les objets techniques (re)distribuent les rapports de force et les inégalités socio-économiques ? • les controverses associées aux objets techniques. Comment rendre compte des conflits suscités par la mise en place, mais aussi le désaménagement, d’infrastructures techniques ? Comment analyser les discours (scientifiques, politiques, des associations, des habitants…) portés par les parties prenantes sur ces aménagements et de quelle manière se confrontent- ils ? Quel est le rôle joué par les agents non-humains dans ces controverses et quels arguments développent à leur propos les protagonistes ? Quelles controverses émergent de la confrontation d’expertises (savoirs locaux, savoirs institutionnalisés, scientifiques…) autour du choix des modes d’appropriation de l’eau ? • la dimension temporelle. Comment la mise en œuvre d’objets techniques modèle de nouvelles représentations de l’eau et de l’environnement au fil du temps ? En quoi les changements de techniques hydrauliques ont-ils modifié les relations sociales, voire bouleversé des organisations socio-politiques ? Quelle est la trajectoire de ces objets du point de vue de leur appropriation par les acteurs ?

3. Des études empiriques diversifiées mobilisant la notion de cycle hydrosocial

3.1. Diversité des terrains et objets étudiés

19 Les 13 articles réunis dans ce dossier présentent une très grande diversité. Comme lors des Doctoriales, presque toutes les disciplines de SHS sont représentées offrant différentes approches disciplinaires, voire pluridisciplinaires (géographie, sociologie, ethnologie, histoire). Chacun des articles s’appuie sur des études de cas précises renvoyant à des terrains diversifiés (France, Italie, Turquie, Maroc, Nouvelle-Calédonie, Népal, Pérou, États-Unis, Australie). Les travaux mobilisent des échelles spatiales (du village aux pays-continents en passant par les grandes métropoles comme Lima, Paris ou Lyon) et temporelles (plus de deux mille ans à quelques dizaines d’années) multiples. Enfin, les objets techniques étudiés sont eux-mêmes hétérogènes, qu’il s’agisse d’infrastructures d’approvisionnement ou de stockage de la ressource en eau (système d’irrigation, dispositif de puisage, usine de désalinisation, réservoirs…) ou des dispositifs permettant le contrôle de son usage (compteurs d’eau…), de canalisation (réseaux de transport de l’eau potable, réseaux d’assainissement ou encore canaux de navigation), d’aménagements visant à gérer les risques d’inondation ou d’incendie, de divers types de barrages à fonctions multiples, d’installations hydroélectriques de différentes tailles, ou enfin des techniques alternatives récentes de collecte des eaux pluviales. Ceux-ci peuvent être mis en œuvre par des acteurs publics ou au contraire promus à travers des initiatives privées, être émergents ou faire partie des territoires hydrosociaux de longue date.

20 Au-delà de ces différences, tous les textes ont des points communs. D’une part, ils sont issus de la recherche francophone. Il ne s’agit pas ici d’un quelconque « nationalisme

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méthodologique », mais cela permet de voir comment des chercheurs français mêlent approches anglo-saxonnes – issues de la Political Ecology notamment – avec des références « classiques » de la recherche francophone – Bedoucha (1987), Pascon (1977), Marié (1984 ; 1993), Bertrand et Bertrand (2000) … – souvent cités ici, et largement ignorés dans la littérature scientifique anglo-saxonne. D’autre part, tous les auteurs ont respecté la demande formulée dans l’appel à communications à la fois de s’appuyer sur des exemples empiriques concrets, de rendre explicites leur démarche méthodologique et leur positionnement scientifique, et enfin de resituer l’apport de leur exemple dans les débats généraux entre objets techniques et cycle hydrosocial.

3.2. Trois types d’entrées sur la question

21 En nous appuyant sur la manière dont les auteurs se saisissent de la notion de cycle hydrosocial et appréhendent les objets techniques, dont la description fine occupe une place plus ou moins centrale, les contributions à ce dossier thématique peuvent être classées en trois grandes familles. Chacune contribue à répondre à des questions distinctes, même si des hybridations sont évidemment possibles : • Comment le cycle hydrosocial est transformé par les objets techniques qu’il modifie en retour ? • Comment les objets techniques façonnent le cycle hydrosocial et peuvent renseigner plus largement le fonctionnement ou la transformation d’une société ? • Comment les objets techniques et le cycle hydrosocial participent-ils à des processus de territorialisation ou au contraire de fragmentation des territoires ?

3.2.1. Au regard de la Political Ecology : comment le cycle hydrosocial est transformé par les objets techniques ?

22 Une première série d’articles se positionne vis-à-vis des approches de Political Ecology dont les méthodes et concepts sont ou bien repris ou bien discutés. Anne-Lise Boyer et Yves-François Le Lay (2019) et Silvia Flaminio (2019) utilisent ainsi la notion de « fix » dans deux contextes très différents et à partir de deux objets particuliers. Émeline Comby et al. (2019) se réfèrent à l’Urban Political Ecology et s’appuient sur les concepts de métabolisme et de circulation pour analyser le cycle urbain de l’eau pluviale. Plus critiques, R. Valadaud et Olivia Aubriot (2019) insistent sur la nécessité de s’intéresser à l’incidence de la technique sur les modes de gestion de l’eau et interrogent l’opérationnalité analytique de la notion de cycle hydrosocial.

23 À Tucson (Arizona) dans leur article intitulé « Think of your house as a watershed ! La récupération des eaux de pluie à Tucson, en Arizona : vers la diversification de l’approvisionnement en eau dans le sud-ouest étatsunien ? » A.-L. Boyer et Y.-F. Le Lay (2019) ont étudié la mise en place de la collecte des eaux pluviales dans cette ville d’un million d’habitants située en plein désert, dans un contexte de « menace de pénurie et d’incertitudes liées au changement climatique ». Considérant cette technique sous l’angle de « l’hydro-social fix » (Sywngedouw, 2013, notion tirée du « spatial fix » proposé par David Harvey, 2001), ils rappellent les différents sens de cette notion : « Il s’agit de “fixer” le capital pour continuer le processus d’accumulation, de “réparer” un système dysfonctionnel, ainsi que de prendre une “dose de drogue” pour soulager momentanément le système jusqu’au prochain “fix”. » Ils montrent que ces différents sens se retrouvent dans l’analyse de ce dispositif à Tucson, que ce soit pour l’accumulation de capital, la réparation et la fuite

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en avant d’un système à bout de souffle. Cependant, ils soulignent que les systèmes de récupération d’eau de pluie peuvent également conduire à une remise en cause radicale du cycle hydrosocial du sud de l’Arizona, fondé sur de grandes infrastructures hydrauliques.

24 En Tasmanie, étudiant la contestation puis l’abandon du projet de barrage de Gordon- below-Franklin, S. Flaminio (2019) dans son article « “Do we really need a dam ?” Le conflit lié au barrage Gordon-below-Franklin (Tasmanie, Australie) ou la redéfinition d’un cycle hydrosocial ? » montre que ce projet était un « hydraulic fix » dans un idéal moderniste, censé assurer « le maintien du cycle hydrosocial en place, en l’occurrence le cycle producteur d’une eau prométhéenne ». Mais l’abandon du projet, « ne semble pas suffire à remplacer le cycle hydrosocial techniciste par le cycle hydrosocial de l’eau verte » et n’a pas « conduit à une transformation radicale du cycle hydrosocial : la représentation prométhéenne de l’eau est concurrencée, mais ne disparaît pas ». Dans les projets de barrages, ce n’est donc pas tant l’eau qui est en jeu, mais la question du type de « fix », c’est-à-dire, in fine, la définition des problèmes politiques.

25 En se basant sur une analyse des discours d’acteurs institutionnels, É. Comby et al. (2019) interrogent la manière dont les « techniques alternatives » de gestion des eaux pluviales renouvellent les représentations de ces acteurs ainsi que leurs pratiques de gestion de la qualité de la ressource en eau. Dans leur article intitulé : « Les “techniques alternatives” sont-elles envisagées comme un outil de gestion qualitative des eaux pluviales ? », les auteurs mettent en discussion les choix techniques de la métropole du Grand Lyon en vue de lutter contre la pollution des eaux pluviales par les micropolluants, et traitent de la prise en compte de ces derniers au sein des processus de décision. Ils démontrent ainsi que si les techniques « alternatives » sont conçues pour favoriser une gestion qualitative des eaux pluviales, les logiques d’acteurs restent à plusieurs égards d’ordre quantitatif. En outre, pour pallier les blocages à leurs choix techniques alternatifs, ces logiques d’acteurs ont en commun de mobiliser l’objet « environnement » comme outil de légitimation. L’analyse de la diversité et l’importante fragmentation des acteurs du cycle hydrosocial, tantôt gestionnaires urbains tantôt scientifiques, reflètent l’existence de représentations contrastées de ce que devrait être la gestion des micropolluants dans les eaux pluviales et de l’efficacité des techniques alternatives.

26 Enfin, dans leur article intitulé « Dialectiques hydrosociales à l’épreuve. Décrypter la dimension politique d’objets techniques utilisés pour l’irrigation au Népal », R. Valadaud et O. Aubriot (2019) reprennent une partie des critiques adressées par P. Mollinga à la notion de cycle hydro-social et plus généralement à l’approche Political Ecology. Après avoir analysé les notions de cycle et de territoire hydrosocial, ils affirment que « la critique principale que nous portons au cycle hydrosocial est celle d’un manque d’attention aux détails sociotechniques, occultés par la prédominance donnée à l’analyse de la structure politique ». Leur analyse minutieuse du système d’irrigation de la plaine du Teraï au Népal et des relations de pouvoir qui s’y trament repose ainsi sur le « réalisme critique » et plus particulièrement la séquence morphogénétique. Dans la lignée des travaux de D. Mosse, en « incluant dans le mouvement cyclique de l’approche sociopolitique la relation dialectique et séquentielle du réalisme critique entre agency et structure », ils montrent que ce type d’analyse « permet de comprendre comment la manipulation politique d’un objet technique peut contribuer à la modification ou à la reproduction de relations de pouvoir ». Sans éluder une question centrale de la Political

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Ecology, ils concluent : « Reste à voir si un tel cadre théorique se prête à un changement d’échelle et pourrait s’appliquer à un système d’irrigation de grande ampleur dans son ensemble. »

3.2.2. Au regard des Science and Technology Studies : comment les objets techniques façonnent le cycle hydrosocial ?

27 Une seconde série d’articles regroupe des contributions marquées par une entrée par les STS dans lesquelles les auteurs fournissent une analyse détaillée des objets techniques en décrivant leur mise en place, leur forme aussi bien que leur fonctionnement. Cette analyse montre comment les objets techniques peuvent renseigner les enjeux sociaux, en agissant sur le cycle hydrosocial. Ces contributions discutent notamment de la modernité : passage de l’abondance hydraulique des ingénieurs hydrauliques agricoles à la gestion de la pénurie par les gestionnaires de l’eau dans la plaine de la Crau (Auvet, 2019), bouleversements sociotechniques du fait de la colonisation et de l’extraction minière (Lejars et al., 2019), conséquences de la mise en place de compteurs « intelligents » (Collard et al., 2019). L’article de David et al. (2019) traite pour sa part des perturbations suscitées par le détournement et la réappropriation de la bouche d’incendie à travers le street-pooling.

28 Dans l’article intitulé « Les infrastructures hydrauliques et la maîtrise de l’eau en Crau : de la production de l’abondance à la gestion de la rareté », Brice Auvet (2019) expose les éléments de la modernisation hydraulique mise en œuvre par l’État dans les années 1950 pour promouvoir l’agriculture. L’eau moderne est alors distribuée via le canal EDF et les « débits fixés établis par des jaugeages et des conventions et non pas en traduisant les règlements et les métrologies de la “prise d’eau” » traduisant le pouvoir pris par les ingénieurs de l’État au détriment des syndics et des eygadiers sur le contrôle de la ressource. La disciplinarisation de l’eau et des hommes rendue possible par la promesse de l’abondance hydraulique n’est en fait pas totale puisque la maitrise des prises d’eau se maintient malgré la modernisation. Surtout, l’auteur démontre le processus de réappropriation dont la maîtrise hydraulique fait l’objet de la part des syndics et irrigants, en réaction au changement de la problématisation de l’eau en Crau. Face au registre de la pénurie, ces derniers s’emparent de la modernité hydraulique (infrastructures, savoirs, institutions) pour protéger leur accès à la ressource face à des dispositifs sécuritaires.

29 Dans leur article intitulé « Un compteur “intelligent” pour mesurer les usages de l’eau : l’entrée en scène d’une nouvelle connaissance », Anne-Laure Collard et al. (2019) montrent comment cet « acte de mesurer », sous son apparente modernité technique dite « intelligente », reconfigure les rapports sociaux. À travers deux études de terrains menées dans le sud-ouest de la France auprès des gestionnaires et des usagers, ils soulignent que cet objet technique a profondément modifié les relations entre gestionnaires d’une part, qui obtiennent une meilleure connaissance de la donnée en « temps réel » et agriculteurs d’autre part, qui sont en partie relégués au rôle de simples consommateurs, malgré le projet d’instauration d’une bourse des quotas d’eau. Mais les auteurs montrent également qu’un même objet technique n’a pas la même signification selon le contexte territorial : dans une vallée, l’Arros, il est perçu comme ayant peu d’intérêt, alors que dans l’autre, le Louts, il présage de nouvelles opportunités de coopération entre usagers et gestionnaires.

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30 De leur côté, Caroline Lejars et al. (2019), dans leur article « Quand “l’eau, c’est le lien” : suivre l’évolution des réseaux d’eau pour éclairer les pratiques et les transformations sociales dans les tribus kanak », discutent, à partir du cas des tribus Nekliaï et Mîa, respectivement dans les villages de Poya et de Canala en Nouvelle-Calédonie, caractérisés par la présence ancienne de grandes tarodières, des transformations parallèles des systèmes de distribution d’eau et de l’organisation socio-spatiale des populations. Plusieurs évènements ont contribué à bouleverser le fonctionnement traditionnel des tarodières : la colonisation puis le développement minier ont en particulier amené à remplacer les conduites à ciel ouvert par des réseaux enterrés. C. Lejars et ses coauteures démontrent que ces aménagements se sont accompagnés du passage d’une organisation collective et spatiale de la tribu autour de la rivière et d’un partage des travaux d’entretien à un éloignement des sources d’eau dont la gestion est à présent assurée par les communes. La reconstitution de la trajectoire des objets techniques permet d’éclairer les difficultés rencontrées aujourd’hui par ces dernières (gaspillage et fort taux de non-recouvrement). Si les communes tentent de se substituer à la gestion traditionnelle, celles-ci récupèrent l’héritage de réseaux d’eau potable construits selon des accords oraux établis avec les compagnies minières en compensation de pollution voire de destruction de canaux d’irrigation. Alors que 52 % des captages sont localisés sur des terres coutumières et qu’une nouvelle politique de l’eau est en construction en Nouvelle-Calédonie, les relations complexes qui se nouent entre savoirs, techniques et pouvoirs sont particulièrement éclairantes.

31 Enfin, Solène David et al. (2019) proposent dans leur article « Ouvrir ou fermer les bouches d’incendie ? Des enjeux technico-économiques aux enjeux sociaux » d’analyser le street-pooling comme révélant et produisant des tensions et des perturbations techniques, sociales, environnementales et territoriales autour de la bouche d’incendie. Cette pratique détournée d’un objet technique s’est répandue depuis 2015 en Île-de- France, dans un contexte de forte chaleur estivale. Son appropriation renvoie à une nouvelle fonctionnalité de la bouche d’incendie et de l’eau desservie qui repose sur l’improvisation et l’illégalité. Or, outre les conséquences locales qu’implique l’ouverture des bouches d’incendie comme des inondations des rues et des biens, des troubles de l’ordre public, voire des accidents, le street-pooling diffuse des perturbations technico- économiques (sécurité publique, baisse de pression, coupures d’eau…) sur le réseau d’eau potable qui fonctionne en interconnexion. Si l’eau rendue accessible diffuse des perturbations en chaîne sur le réseau et le territoire, cette pratique offre un champ de libertés, marqué par la convivialité et l’esprit de transgression. La bouche d’incendie contribue ainsi à produire un faisceau d’interdépendance et de connexion entre acteurs techniques, sociaux et territoriaux, au-delà des seuls rapports de pouvoir et conduit à de nouvelles innovations techniques.

3.2.3. Au regard des territoires : comment les objets techniques et le cycle hydrosocial sont intégrés dans des processus de territorialisation ou au contraire de fragmentation des territoires ?

32 Enfin, une troisième voie, dans la lignée des travaux de Boelens et al. (2016) est d’aborder la question de la relation entre cycle hydrosocial et objet technique par les processus de territorialisation. C’est en fait une approche très géographique qui est proposée comme en témoignent les articles de Véronique André-Lamat et Isabelle Sacareau (2019), Fanny Bertossi et Jérémy Robert (2019), Selin Le Visage et

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Marcel Kuper (2019), soit encore Violaine Héritier-Salama (2019) ou Sophie Bouffier et Fabienne Wateau (2019) avec une perspective plus historique.

33 F. Bertossi et J. Robert (2019), dans leur article intitulé « Le projet de désalinisation à Lima : des enjeux territoriaux à la transition socio-technique du secteur de l’eau », étudient « l’impact mutuel entre l’infrastructure d’eau et son environnement, en analysant en particulier la double dimension territoriale et de configuration d’acteurs ». À travers l’étude minutieuse de la mise en place du projet de désalinisation « Provisur » dans la périphérie sud de Lima, et ce à différentes échelles spatiales, ils apportent un éclairage novateur sur la question de la fragmentation urbaine (splintering urbanism) définie il y a presque 20 ans par Graham et Marvin (2001). Ils montrent qu’à Lima, contrairement à d’autres périphéries des métropoles des Suds, « le réseau public [est] capable d’évoluer pour continuer à étendre sa couverture grâce à des innovations locales adaptées aux spécificités territoriales de la métropole ».

34 Dans leur article « Dispositifs techniques de la micro-hydroélectricité et reconfiguration d’un territoire touristique de haute montagne (région de l’Everest, Népal) », V. André-Lamat et I. Sacareau (2019) rendent compte des reconfigurations territoriales provoquées par l’introduction de microcentrales, de puissance et de qualité inégales comme d’initiatives variées, sur une région touristique du Haut-Népal, dans le Parc national de Sagarmatha. Ces systèmes hydro-énergétiques produisent une techno-nature et « combinent de façon interdépendante processus naturels et processus sociaux mettant en évidence non seulement des besoins énergétiques des populations, mais aussi des territoires d’action révélateurs d’inégalités tant spatiales que sociales, au sein d’un système territorial aujourd’hui dominé par le tourisme et contraint par la présence du Parc national ». Au-delà de la discordance observée entre le temps de la source et celui de la ressource (Bertrand et Bertrand, 2000), les disparités observées dans l’équipement et la fourniture d’énergie témoignent de « nouveaux rapports de force que le tourisme a introduits dans le cycle hydrosocial » ainsi que de la cohabitation de stratégies individuelles et collectives en concurrence.

35 L’article de S. Le Visage et M. Kuper (2019) sur les politiques d’aménagement et l’utilisation de deux infrastructures d’irrigation en Turquie (les gölet et les forages) illustre clairement les enjeux de (re)territorialisation liés à l’appropriation des ressources en eau par le biais d’infrastructures techniques. L’article intitulé « Sous les gölet, les forages. Infrastructures d’irrigation et trajectoires des territoires de l’eau dans la région d’Izmir (Turquie) » retrace, dans une perspective diachronique, les trajectoires sociopolitique et technique de deux villages ruraux dans un contexte de mise en œuvre, dès 2012, d’une politique nationale d’intensification de l’irrigation visant la construction de « 1 000 gölet en 1 000 jours ». Si l’arrivée des gölet, réservoirs collinaires, doit permettre le développement de cultures commerciales en mobilisant les eaux des barrages, la gestion de ces ouvrages est nécessairement communautaire. En revanche, l’usage conjoint des forages et des eaux souterraines remonte à 40 ans environ, et correspond à des pratiques tantôt privatives tantôt collectives d’accès et de gestion des eaux d’irrigation. S. Le Visage et M. Kuper analysent comment les deux types d’ouvrages accompagnent des dynamiques sociales et territoriales contrastées et jamais définitivement stabilisées, démontrant ainsi le rôle ces techniques dans le façonnage continu des territoires ruraux hydrosociaux.

36 L’attention aux reconfigurations politico-territoriales locales opérées à travers les objets techniques est aussi centrale chez V. Héritier-Salama (2019). Dans son article

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« Canaux anciens et puits récents : usages de l’eau d’irrigation, identité et territoire dans le Haouz (Maroc) », elle entreprend de restituer, depuis le XXe siècle, la chronologie de l’organisation territoriale et socio-technique du réseau irrigant Aghmat, au sein de la plaine de Marrakech, fondée sur 5 séguias – canaux qui dérivent l’eau de l’oued Ourika, auxquels se branchent des sources creusées pour conduire l’eau aux parcelles. Elle montre que les anciennes séguias, libérées de tout contrôle dans un contexte d’usage concurrentiel de l’eau, sont devenues « les médiateurs d’un jeu social riche et complexe », reposant sur des arrangements plus ou moins formels et fluctuants, par logique d’opportunisme. Ce territoire s’est converti dans l’horticulture d’agrément, conversion rendue possible par un nouvel objet technique récent, le creusement de puits individuels motorisés. Ces puits, ainsi que le dispositif technique de réseaux de tuyaux développés, participent d’une nouvelle reconfiguration territoriale, initiant un nouveau cycle hydrosocial, fondée sur l’accès à une eau privée.

37 Enfin, dans une perspective également historique, l’eau est prise comme fil rouge de l’histoire d’un ouvrage technique séculaire en Sicile dans l’article « Galermi au fil de son eau : un aqueduc syracusain dans la (re)configuration de son territoire » que présentent S. Bouffier et F. Wateau (2019). À travers une étude systémique et pluridisciplinaire, les auteurs confirment l’agentivité de cet aqueduc « à la fois cordon ombilical nourricier, objet technique garantissant la postérité du maître, instrument de contrôle étatique et de fixation des populations, bien collectif historique, patrimoine à protéger ». Cet objet technique est ainsi appréhendé comme un acteur stratégique et agissant sur une reconfiguration territoriale relevant d’enjeux et de relations hydrosociales renouvelés à travers les grands temps historiques, alimentant en eau la ville de Syracuse dès l’Antiquité, puis les moulins à partir du XVIe siècle et les parcelles agricoles depuis le XIXe siècle et enfin une centrale électrique au XXe siècle, l’ensemble de ces usages se combinant.

3.3. Perspectives de recherche

38 Ces 13 articles présentent donc un panorama étendu de la recherche en SHS sur la notion de cycle hydrosocial en relation avec les objets techniques. Si la formalisation de la notion de cycle hydrosocial ne s’accompagne pas de la formulation d’un cadre opérationnel strict pour rendre compte des relations entre la matérialité, la technique et les relations de pouvoir, la diversité des contributions réunies montre que cette notion est largement applicable dans de nombreux terrains et offre un cadre pertinent pour analyser des objets très divers. Ces différents articles contribuent par ailleurs à éclairer les moyens opérationnels de mobiliser cette notion dans des cas d’étude précis.

39 Ce dossier ouvre également des perspectives de recherches. La première concerne la question du jeu d’échelles. Le dossier étant centré sur les objets techniques, ce qui implique de considérer les échelles fines, le local constitue le niveau le plus investi dans les différents articles, mais il serait intéressant de voir ce qui surdétermine le local, notamment le changement climatique et les planetary boundaries sur le versant environnemental ou les dynamiques économiques internationales sur le plan social. Une seconde piste de recherche porterait sur la question des représentations des acteurs (de la nature, des ressources notamment) dont une analyse approfondie pourrait permettre de mieux saisir le rôle de la technique dans des systèmes qui sont une co-construction entre la nature et la société. La mise en perspective des relations

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complexes et diverses de ces éléments peut permettre de formaliser des modèles, comme l’a proposé Michel Marié (1993) pour l’irrigation à partir du cas de la Provence par exemple.

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NOTES

1. https://reseaup10-doctoriales.parisnanterre.fr/. 2. La 1re édition a été organisée à Strasbourg en décembre 2014 puis la 2e à Montpellier en juin 2016, tandis que la 4e a été organisée à Lyon en septembre 2019. 3. En français : « L'amélioration du système hydraulique par des solutions techniques peut rendre les éléments d'un système – canaux, barrages de dérivation, déversoirs, écluses – plus efficaces en termes d'ingénierie, mais s'avère souvent inefficace lorsque le système socio-technique dans son ensemble est pris en compte : cela peut réduire la négociabilité, augmenter les conflits, rendre les systèmes d'eau plus simples, rigides et moins "intelligents". » 4. En français : « Un processus socio-naturel par lequel l'eau et la société se font et se refaçonnent mutuellement dans l'espace et le temps. » 5. En français : « Transcender les catégories dualistes "eau" et "société", et utiliser une approche relationnelle-dialectique pour démontrer comment chaque goutte d’eau est produite et comment l'eau produite reconfigure les relations sociales. » 6. En français : « L’annonce programmatique de la recherche hydrosociale comme une nouvelle perspective axée sur l'analyse de la relation complexe et multidimensionnelle entre l'organisation socio-technique du cycle hydrosocial, les géométries de pouvoir associées aussi bien qu'inégales peut sembler une façon de coller une nouvelle étiquette sur une recherche déjà existante. » 7. En français : « La conceptualisation des systèmes d'irrigation en tant que systèmes socio-techniques physiques et humains combinés. » 8. En français : « L’eau devient un moyen d'étudier et d'analyser les pratiques et les relations sociales, et de retracer la façon dont le pouvoir infuse ces liens de sorte qu'ils peuvent être révélés et, potentiellement, exploités. Le cycle hydrosocial fonctionne comme un outil d'analyse en nous obligeant à rechercher des relations et des modèles que nous pourrions autrement ignorer. »

RÉSUMÉS

Le dossier thématique « Les objets techniques au prisme du cycle hydrosocial » présente une approche renouvelée des rapports eaux et sociétés en sciences humaines et sociales. Ce renouveau dans les recherches en SHS s’inscrit dans des approches interdisciplinaires et se situe à la croisée de deux importants champs d’étude : les études des sciences et techniques et la

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Political Ecology. Ces deux courants sont mobilisés pour approfondir l’analyse de la relation dialectique entre objets techniques et systèmes hydrosociaux via la notion de cycle hydrosocial. Il s’agit d’appréhender la manière dont les infrastructures et dispositifs transforment et façonnent au fil du temps les relations eau/société, leurs contours et leurs modes de fonctionnement et réciproquement. En introduction au dossier thématique, cet article évoque les enjeux théoriques et épistémologiques associés à l’étude de cette relation avant de présenter les contributions réunies dans le dossier qui proposent, à travers une diversité d’études empiriques, une mobilisation variée de la notion de cycle hydrosocial pour approfondir la mise en lumière des relations dialogiques eau-société.

This special issue entitled « Technical objects at the prism of hydrosocial cycle : new theoretical and empirical approaches » presents new insights concerning water-society relations in social sciences. It is characterized by interdisciplinary approaches and engages with two main theoretical frameworks : science and technology studies and political ecology. Both are indeed mobilized in order to deepen the analysis of the dialectical relation between technical objects and hydrosocial systems, by using the concept of hydrosocial cycle. Our aim is to explain how « infrastructure » and « apparatus » forge and transform water-society interrelations, reshape them and modify their functioning. But also how the hydrosocial cycle, in return, sets out particular forms of infrastructure and apparatus. This paper firstly introduces the theoretical and epistemological debates linked to this special issue. And then it presents the thirteen papers gathered in this special issue, which, based on empirical studies, offer different uses of hydrosocial cycle approach to investigate water/society dialectical relations.

INDEX

Mots-clés : objets techniques, cycle hydrosocial, études des sciences et techniques, Political Ecology Keywords : technical objects, hydrosocial cycle, sciences and technologies studies, Political Ecology

AUTEURS

MARIE-ANNE GERMAINE

Marie-Anne Germaine est géographe. Elle coordonne plusieurs programmes de recherche sur la restauration écologique des cours d’eau et s’intéresse à l’articulation entre enjeux environnementaux et projet de territoire. Université Paris Nanterre, Laboratoire Mosaïques/ UMR LAVUE 7218 CNRS. [email protected]

DAVID BLANCHON

David Blanchon est géographe, professeur à l’Université Paris Nanterre et en délégation à l’IRL Iglobes. Il travaille sur la gestion de l’eau en milieu aride et semi-aride ainsi que sur les enjeux géopolitiques liés à l’eau. IRL Iglobes, CNRS UMI 3157 et University of Arizona. [email protected]

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ÉLISE TEMPLE-BOYER

Élise Temple-Boyer est géographe. Elle travaille sur les rivières urbaines, la restauration écologique des cours d’eau et la gouvernance foncière. Elle s’intéresse plus largement aux relations entre acteurs, territoires et ressources environnementales. Université Paris Nanterre, Laboratoire Mosaïques/UMR LAVUE 7218 CNRS.

RHODA FOFACK-GARCIA

Rhoda Fofack-Garcia est postdoctorante. Elle est spécialisée en sociologie de l’eau et des techniques. Ses objets de recherche sont les ressources en eaux souterraines et marines, ainsi que leurs modes d’exploitation. Elle travaille sur l’analyse des réseaux sociotechniques, la gouvernance des socio-écosystèmes et les méthodologies de modélisation socio-écologique. France Énergies Marines et à l’UMR LEMAR (UBO-CNRS-IRD-Ifremer). [email protected] [email protected]

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« Think of your house as a watershed ! » La récupération des eaux de pluie à Tucson, en Arizona : vers la diversification de l’approvisionnement en eau dans le Sud-Ouest étasunien ? “Think of your house as a watershed !” Rainwater harvesting in Tucson, Arizona : towards a diversified water supply in the southwestern United States ?

Anne-Lise Boyer et Yves-François Le Lay

Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence nationale de la recherche au titre du labex DRIIHM, programme « Investissements d’avenir » portant la référence ANR-11-LABX-0010 et de l’accueil de l’UMI 3157 iGlobes à Tucson. Les auteurs remercient Emeline Comby, Pascal Marty et Alice Nikolli ainsi que les deux rapporteurs anonymes pour leur relecture et leurs conseils.

1 « Think of your house as a watershed !1 » (« Considère ta maison comme un bassin versant ! ») : tel est le conseil récurrent que préconise le Watershed Management Group lors des ateliers de formation à la collecte des eaux de pluie qu’il organise à Tucson. Cette association a d’ailleurs choisi son nom pour afficher son ambition de changer radicalement les modes de gestion du bassin versant local de la rivière Santa Cruz, qui appartient à celui plus large du fleuve Colorado. En effet, la gestion du bassin versant du Colorado, aménagé depuis le début du XXe siècle autour d’infrastructures lourdes (barrages, réservoirs, canaux) qui permettent des transferts d’eau sur de longues distances, se trouve de plus en plus en plus questionnée dans le contexte du changement climatique, et plus particulièrement face aux risques de sécheresse prolongée (Lasserre, 2003 ; Valdes et Maddock III, 2010 ; Molle, 2012 ; Poupeau et al., 2016a). La notion de cycle hydrosocial, saisie par J. Linton et J. Budds (2014) comme une

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invitation à considérer les dimensions matérielles et sociales de l’eau, permet d’interroger les manières dont celles-ci sont façonnées et les jeux de relations sociales qui sont ainsi produits. Comme le précise K. Bakker (2002), « l’eau, en tant que ressource, circule dans un cycle hydrosocial, c’est-à-dire un système complexe de canalisations, de lois, de mesures, de normes de qualité, de tuyaux d’arrosage, de consommateurs, de robinets qui fuient, mais aussi de précipitations, d’évaporation, de ruissellement… ». Cette définition prend tout son sens dans le contexte du sud de l’Arizona qui subit une pénurie en eau structurelle (Margat, 2005). Tucson se situe en milieu semi-aride, dans le désert d’abri du Sonora, et ne reçoit en moyenne que 300 mm de précipitations par an. Les précipitations ne sont que de 5 mm en juin et en mai en moyenne ; elles se concentrent sur les mois de juillet et d’août pendant lesquels les moyennes mensuelles se situent autour de 60 mm (Serrat-Capdevila, 2016)2. En Arizona, la consommation d’eau est majoritairement le fait de l’agriculture irriguée et de l’industrie minière, les villes ne consommant aujourd’hui que 21 % de l’eau utilisée dans l’État (Le Tourneau et Dubertret, 2019). Cependant, les villes de Tucson et de Phoenix sont en pleine expansion démographique et spatiale, ce qui contribue à accentuer les tensions autour d’une demande en eau de plus en plus supérieure à la disponibilité de la ressource et nécessite une constante attention au cycle hydrosocial.

2 Cette contribution aborde la mise en place de la collecte des eaux de pluie dans la ville de Tucson et analyse les modifications que le succès de cette pratique apporte au cycle hydrosocial de la région. Comment passer d’un grand système sociotechnique, structuré par les infrastructures majeures de l’Ouest étasunien, à un ensemble de petits systèmes conçus à l’échelle du quartier et de la maison ? Assiste-t-on à la remise en question des jeux de pouvoirs régionaux autour de l’eau ou s’agit-il de favoriser une logique de diversification et de complémentarité des sources d’approvisionnement dans un contexte de menace de pénurie d’eau ? L’introduction de nouvelles modalités d’accès à la ressource pour les usages domestiques de l’eau, à l’échelle du quartier et de la maison, offre-t-elle la possibilité de faire émerger de nouveaux acteurs face aux grandes institutions de la gestion de l’eau en Arizona ?

3 Cette étude s’appuie sur une enquête de terrain3 qualitative qui repose sur 25 entretiens avec des acteurs et des promoteurs de la récupération des eaux de pluie à Tucson, institutionnels (Ville de Tucson, comté de Pima), associatifs (Watershed Management Group, Sonoran Environmental Research Institute ou encore Sonoran Permaculture Guild) et privés (entreprises de paysagisme), ainsi qu’avec des habitants collectant les eaux de pluie à leur domicile. Une observation participante lors de cinq ateliers de formation à la collecte des eaux pluviales organisés par les acteurs associatifs complète la campagne d’entretiens.

4 Nous verrons dans un premier temps que le cycle hydrosocial du sud de l’Arizona a connu des mutations successives dont l’objectif commun est de réduire le fossé entre disponibilité de la ressource et demande. Nous aborderons ensuite l’une des propositions locales les plus récentes pour transformer le cycle hydrosocial du sud de l’Arizona : l’institutionnalisation de la pratique de la collecte des eaux de pluie. Enfin, la dernière partie de cet article s’attache à montrer que cette proposition, à l’origine initiée par les militants environnementalistes de Tucson, est porteuse d’une critique radicale du système d’approvisionnement en eau, et plus largement du mode de développement de la région, et qu’elle propose de reconnecter les habitants aux conditions hydrologiques et au fonctionnement écologique de leur territoire.

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1. Un cycle hydrosocial sans cesse renégocié dans un espace à fortes contraintes naturelles

1.1. De la disparition de la rivière Santa Cruz au Central Arizona Project

5 Dans son histoire, le cycle hydrosocial de la ville de Tucson a connu plusieurs ajustements, que l’on peut qualifier de « fix » (Harvey, 2001). D. Harvey s’appuie sur les différents sens du mot « fix » en anglais pour développer sa théorie du « spatial fix » : il s’agit de « fixer » le capital pour continuer le processus d’accumulation, de « réparer » un système dysfonctionnel, ainsi que de prendre une « dose de drogue » pour soulager momentanément le système jusqu’au prochain « fix ». C’est ainsi qu’il décrit les stratégies mises en place au sein du système capitaliste pour résoudre ses crises internes. Afin d’analyser les ajustements que connaît le cycle hydrosocial dans le cas espagnol, E. Swyngedouw (2013) propose la notion d’« hydrosocial fix » dans la mesure où il s’agit à chaque fois d’adapter le système pour permettre « le maintien d’une trajectoire de développement fondée sur l’augmentation de la disponibilité de la ressource en eau ». Tucson étant située en milieu semi-aride, la croissance de la ville est conditionnée par l’accès à la ressource hydrique. La ville s’est d’abord développée au bord de la rivière Santa Cruz et de ses affluents pérennes. Si l’apport de la rivière suffisait dans le cadre du peuplement autochtone, la ressource a manqué lors de la colonisation du site par les Espagnols, et plus encore à mesure que la ville se développait avec l’arrivée des colons anglo-saxons au début du XXe siècle. La rivière est complètement asséchée depuis les années 1940 du fait de la surexploitation de ses eaux de surface et de sa nappe phréatique (Logan, 2006). Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la ville de Tucson s’inscrit pleinement dans les dynamiques démographiques et urbaines de la « Sun Belt » étasunienne : d’après l’US Census, elle passe de 35 752 à 520 116 habitants entre 1940 et 2010. Pour soutenir cette croissance exponentielle, l’agglomération mobilise encore davantage ses ressources en eau souterraine, en multipliant les pompages dans un contexte où les eaux de surface ont quasiment disparu (Eastoe et Gu, 2016).

6 Le déclin des nappes phréatiques suscite une nouvelle crise dans les années 1960, si bien que le cycle hydrosocial du sud de l’Arizona se restructure autour du Colorado : au terme du Central Arizona Project (CAP), tout un système d’aqueducs, de tunnels, de canaux et de stations de pompage (long de plus de 500 km) relie la ville de Tucson au fleuve qui constitue désormais sa principale source d’approvisionnement en eau et s’affirme donc comme une artère vitale (Kupel, 2003 ; Cortinas et al., 2016) (Figure 1). La réalisation du CAP a été décidée en 1968, au niveau fédéral, par le Colorado River Basin Project Act, d’abord dans le but d’approvisionner l’agriculture irriguée, puis de soutenir la croissance urbaine. La construction du canal et la jonction avec Tucson sont terminées au début des années 1990. Financés grâce à de lourds investissements fédéraux, ces grands travaux sont caractéristiques de ce qu’A. Turton et L. Ohlsson (1999) qualifient de « contrat hydrosocial » : lorsque les ressources disponibles deviennent insuffisantes, ce contrat non écrit qui existe entre la population et le gouvernement pousse les autorités étatiques à concéder des investissements coûteux et de long terme pour maintenir l’approvisionnement en eau (Kauffer, 2006 ; Blanchon,

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2009). En Arizona, une grande partie de ce contrat se joue au profit d’un très petit nombre d’utilisateurs intensifs – les agriculteurs – même si les villes en profitent aujourd’hui. Le CAP désigne à la fois l’infrastructure et l’organisation en charge de transporter l’eau jusqu’aux consommateurs du sud de l’Arizona qui, notamment pour les villes, dépendent désormais de cette institution (Coeurdray et al., 2016).

Figure 1. Les grandes infrastructures d’approvisionnement en eau en Arizona

Sources : USGS, 2015 ; 2014 ; OpenStreet Map, University of Arizona GIS. QGIS 2019

1.2. Le Groundwater Management Act de 1980 : de mauvais élève l’Arizona devient l’avant-garde de la gestion de l’eau aux États-Unis

7 Le CAP a été promu dans les années 1960 comme un moyen de lutter efficacement contre la situation de pénurie d’eau structurelle, mais aussi contre une pénurie conjoncturelle liée aux périodes de sécheresse. En échange de l’investissement fédéral dans la construction du CAP, le gouvernement demande à l’État d’Arizona de prendre en charge le problème de surexploitation des nappes phréatiques et la résolution de conflits qui s’intensifient entre usagers de l’eau, notamment entre agriculteurs et municipalités en croissance qui grignotent de plus en plus de terres agricoles pour sécuriser leurs accès à de nouvelles ressources en eau (Glennon, 1991). L’Arizona a en effet traversé une crise dans la gestion de l’eau, à la fois écologique (déclin dramatique du niveau des nappes phréatiques) et sociale (multiplication des conflits) que l’on peut analyser comme le moment de « rupture » que décrit A. Turton dans son modèle du « contrat hydrosocial », qui vient mettre fin à l’« ère d’intervention de l’État » pour ouvrir une phase de gestion de la demande (Blanchon, 2009). En 1980, l’État d’Arizona promulgue ainsi le Groundwater Management Act, un cadre législatif pour la gestion de

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l’eau qui positionne l’Arizona à l’avant-garde de la gestion intégrée de l’eau à l’échelle des États-Unis. Cette loi place au cœur de ses objectifs la gestion de la demande en eau ; elle définit notamment un programme ambitieux d’économies d’eau que doivent réaliser les différents usagers de la ressource en Arizona, encadré par un système complexe de régulations à l’échelle de l’État (Connall, 1982).

8 Au début des années 2000, pour faire face aux situations de sécheresses récurrentes et dans le contexte de déclin drastique du niveau d’eau dans les principaux réservoirs du bas bassin versant du Colorado (lac Mead et lac Powell) (Barnett et Pierce, 2008), le Bureau of Reclamation (le gestionnaire fédéral de la plupart des grandes infrastructures de l’Ouest étasunien) a mis en place un mécanisme dans lequel, chaque mois, le remplissage du réservoir du lac Mead est estimé pour les deux années suivantes ; si le niveau est inférieur à un certain seuil (328 m), une répartition de crise est déclenchée pour réduire les droits des différents usagers (ADWR, 2015). Même si les villes sont prioritaires, elles doivent désormais reconnaître publiquement qu’elles sont menacées par une réduction de leurs approvisionnements en eau depuis le Colorado4. La durabilité d’un cycle hydrosocial reposant largement sur l’eau du CAP est donc de plus en plus remise en question. Face à ces risques, des sources d’approvisionnement en eau alternatives sont de plus en plus mises en valeur à Tucson (Kuhn et al., 2016 ; Schneier- Madanes et al., 2016), et notamment l’eau de pluie.

2. Collecter les eaux de pluie : une ressource complémentaire pour maintenir un cycle hydrosocial dysfonctionnel ?

9 De manière générale, et en France notamment, la récupération des eaux de pluie est étudiée sous l’angle de la remise en cause du modèle traditionnel de grand réseau technique centralisé (Coutard et Rutherford, 2009 ; Andrieu et al., 2010) qui apparaît dans le contexte du développement urbain durable dans les années 1990 (Emelianoff, 2007). Les grands systèmes en réseau, s’ils perdurent, sont complétés, mais aussi potentiellement déstabilisés par des systèmes alternatifs et décentralisés (Montginoul, 2006 ; Carré et Deroubaix, 2009), impliquant des modifications dans la gestion urbaine de l’eau, d’ordre réglementaire (lois et décrets à différents échelons), économique (incitation économique ou fiscale, émergence d’un secteur d’activité spécialisé) et dans le domaine de l’aménagement urbain (plan d’urbanisme, normes architecturales) (De Gouvello et Deutsch, 2009 ; Hellier, 2015).

2.1. L’incorporation de la collecte des eaux de pluie dans le cycle hydrosocial de Tucson : l’institutionnalisation de la pratique

10 Dans le cadre du Groundwater Management Act ainsi que dans le contexte de sécheresse, de pressions urbaines croissantes et d’incertitudes liées au changement climatique, la Ville de Tucson fait preuve d’une certaine volonté pour instaurer des politiques publiques qui lui permettent d’aller dans le sens du respect des objectifs de réduction de la demande en eau, énoncés par la loi de 1980, ainsi que de diversifier ses sources d’approvisionnement (Tucson Water, 2004). Dès les années 1980, dans le contexte d’étalement urbain, la Ville investit dans des infrastructures de traitement des eaux

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urbaines pour les réutiliser systématiquement pour l’arrosage des espaces verts (terrains de sport, parcs publics, parcours de golf) (Schneier-Madanes et al., 2014 ; Le Tourneau et Dubertret, 2019). Plus récemment, les politiques publiques mises en place par la Ville se sont montrées particulièrement favorables à la collecte des eaux de pluie et sont souvent citées comme modèle à l’échelle régionale, voire à l’échelle des États- Unis (Meehan et Moore, 2014). En effet, à l’échelle de la ville, l’utilisation des eaux de pluie chez les habitants, mais aussi pour l’irrigation des espaces publics, aurait la capacité de réduire de 20 % la pression urbaine sur les nappes phréatiques (Kuhn et al., 2016).

11 Dès les années 2000, Tucson a intégré la pratique de la récupération des eaux de pluie à ses politiques publiques et à ses plans d’urbanisme (Megdal et Forrest, 2015). En 2008, Tucson est la première ville du pays à établir un arrêté municipal obligeant tout nouvel établissement commercial à irriguer ses espaces verts avec un minimum de 50 % d’eau de pluie (Gaston, 2010). En 2012, un système d’incitation économique a été défini à l’échelle de l’habitation, avec la mise en place par Tucson Water, le service municipal des eaux, d’une subvention de 2 000 $ pour l’installation d’un système de collecte des eaux de pluie, ce qui rend la plupart des projets gratuits pour les particuliers volontaires. Grâce à cette subvention, la pratique est sortie des cercles environnementalistes de Tucson. Dès 2012, Tucson Water a ainsi enregistré 300 demandes de subventions et, entre 2012 et 2018, c’est en tout 1 935 systèmes de récupération des eaux de pluie qui ont été installés chez des particuliers grâce à cette aide financière (entretien avec Tucson Water, avril 2018). Si on ajoute à ce chiffre les systèmes de collecte installés avant la mise en place de la subvention, dès les années 1990 (Kinkade-Levario, 2004), on peut faire l’hypothèse que près de 5 000 personnes sont aujourd’hui équipées (entretien avec D. S., entretien avec B. Lancaster, entretien avec L. P., 2018). Cependant, en comparaison des 725 000 ménages desservis par Tucson Water, ce chiffre ne dépasse pas la barre de 1 % de maisons à même de collecter les eaux de pluie.

2.2. Deux systèmes techniques pour collecter les eaux de pluie : « passif » et « actif »

12 La variabilité importante des précipitations en milieu semi-aride se présente comme une limite à la collecte des eaux de pluie, car les longues périodes sèches font du stockage de l’eau un défi à prendre en compte (Kuhn et al., 2016). En revanche, la récupération des eaux pluviales peut être un atout dans la gestion du risque d’inondation. En effet, pendant les mois d’été, les orages délivrent de grandes quantités d’eau, sur un temps court, et peuvent donner lieu à des « flash floods ». Ces crues éclair se montrent difficiles à gérer à l’échelle urbaine : elles donnent lieu à un ruissellement très important qui réalimente des cours d’eau à sec la plupart du temps, mais l’eau peine à s’infiltrer du fait de l’imperméabilisation urbaine, et sature les canalisations du réseau d’évacuation (C2ES, 2018). Dans ce contexte, la collecte des eaux de pluie permettrait de soustraire aux crues une partie de cet apport soudain en eau (City of Tucson, 2005). Ces installations n’en sont qu’à leurs débuts, ainsi il est encore difficile de donner une évaluation exacte de leurs effets sur la gestion des inondations (entretien avec le Département des Transports de la Ville de Tucson, juin 2019). Grant Road, l’une des principales artères est-ouest de Tucson, a été récemment réaménagée avec des bassins creusés sur le terre-plein central afin d’évacuer plus rapidement le

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ruissellement de la route. Ces travaux ont été réalisés dans le cadre de la directive « Green Streets » adoptée par les services de transport de la mairie qui vise trois objectifs : contribuer à dégager les grands axes de transport pendant les périodes de fortes pluies, alléger la charge sur les systèmes de drainage des eaux pluviales de la ville grâce à l’infiltration, et re-végétaliser les grands axes de transport (City of Tucson, 2013).

13 Tucson Water définit la collecte des eaux de pluie comme le procédé permettant de capter et de stocker l’eau de pluie dans le but de l’affecter à des usages, notamment l’irrigation des espaces verts. À l’échelle de l’habitation, il s’agit donc de contrôler et de ralentir le ruissellement de l’eau de pluie afin de le maintenir dans le périmètre de sa propriété. Cela peut se faire de deux manières, dites passive ou active. Le système « passif » implique de remodeler son jardin en créant des bassins d’infiltration, des bermes et des terrasses pour jouer avec la gravité (Figure 2). Quant au système « actif », il s’organise autour d’une ou plusieurs citernes qui récupèrent les eaux de la toiture (le point le plus haut de la maison) et d’un tuyau de trop-plein qui dirige le reste vers un bassin d’infiltration (le point le plus bas de la maison) (Figure 3). La taille et le nombre de citernes installées sont définis en fonction de l’évaluation des besoins de l’habitation (surface du jardin, types de plantes, etc.), mais surtout de la capacité de captage de la toiture, calculée à partir des précipitations moyennes annuelles et de la surface du toit. Un tel système peut aller de pair avec un réseau assez complexe de tuyaux d’arrosage, de pompes et de filtres, et coûte donc généralement plus cher qu’un simple système passif fondé sur la modification du paysage (Lancaster, 2013). C’est alors que l’image du bassin versant s’adapte au mieux à la maison, pourvue de systèmes de transfert et d’infiltration, des zones tampon ou encore de réservoirs.

Figure 2. Exemple de collecte passive des eaux pluviales dans le quartier de Dunbar Spring à Tucson : le trottoir est entaillé afin de diriger le ruissellement vers un bassin où est installée la végétation

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Figure 3. Exemple de collecte active des eaux de pluie dans la résidence Stone Co-Housing Community à Tucson

14 Mais cette métaphore mérite également d’être questionnée, dans la mesure où la ligne de partage des eaux correspond dès lors à la limite de la propriété : en deçà l’eau est gérée au mieux par les dispositifs techniques, au-delà ces derniers peuvent induire une privation pour les autres habitants. Le bassin versant fonctionne ainsi comme un écran naturalisateur qui cache tout un appareillage hydraulique et un argument d’autorité de type scientifique à même de promouvoir des attitudes pro-environnementales, mais aussi de susciter des phénomènes d’exclusion.

2.3. Vers un cycle hydrosocial diversifié pour tous ?

15 À l’échelle de la ville, les services de Tucson Water ont estimé que l’irrigation représente 27 % de la consommation totale d’eau (Tucson Water, 2013). Dans le cas de Tucson, il a été pointé du doigt que les quartiers à faibles revenus et à fortes minorités ethniques profitent moins de la subvention qui permet d’installer un système de collecte des eaux de pluie, par manque d’information et de moyens (Davis, 2016). Pourtant, les quartiers les plus pauvres de Tucson sont en grande majorité dépourvus de végétation et concentrent un grand nombre d’îlots de chaleur urbaine qui nécessitent un véritable effort de développement des trames vertes pour limiter les hausses de température (Austin, 2014 ; Foster et al., 2011). C’est pourquoi Tucson Water collabore depuis 2014 avec l’association Sonoran Environmental Research Institute (SERI) pour promouvoir l’installation gratuite de systèmes de récupération des eaux pluviales dans les quartiers à faibles revenus de Tucson. En 2015, l’association a obtenu un financement de l’Environmental Protection Agency (EPA) dans la catégorie « projets de justice environnementale » qui lui permet, en partenariat avec Tucson Water, de développer un programme de microcrédit adossé à des ateliers de formation en anglais et en

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espagnol5, pour rendre accessible aux populations défavorisées l’installation d’un système de récupération des eaux de pluie. Pour faire connaître le programme, Tucson Water et SÉRIE s’appuient sur le réseau de « promotores » de l’association, des travailleurs sociaux qui interviennent surtout auprès des populations hispaniques, notamment sous la forme de visite de logements pour en vérifier la salubrité. SERI dénombre 200 installations réalisées entre 2017 et 2019 (entretien, SERI, juin 2019). Cette opération fait l’objet du soutien de nombreux élus locaux et est au cœur des efforts de la Ville de Tucson pour promouvoir la collecte des eaux de pluie et des rues plus vertes ; mais, ici encore, les chiffres relèvent de l’avancée symbolique dans l’accès à ce type de pratiques pour tous.

16 Tucson Water a pour objectif de mobiliser les eaux de pluie comme une ressource additionnelle, de type alternatif, à côté de la récupération des eaux grises6, des eaux recyclées ou des ressources conventionnelles du CAP et des nappes phréatiques (Kuhn et al., 2016 ; Schneier-Madanes et al., 2016). L’objectif global est bien de travailler à réduire la dépendance aux nappes phréatiques et au CAP, et d’assurer ainsi la réponse à la demande future d’une ville dont la population croît. Cependant, on reste pour l’instant dans la logique d’un projet pilote qui ne change pas la réalité de la gestion de l’eau municipale à court terme. La dimension de « fix » réside dans la tentative de résoudre, au moins symboliquement, la contradiction du développement d’une ville dans le désert, et renvoie au fait que le succès de la récupération des eaux de pluie correspond à la diffusion d’une technique émergente et d’un nouveau mode d’ingénierie : ils suscitent la mise en place d’un nouveau marché (vente de citernes, travaux de paysagisme) et permettent en retour de soutenir le fonctionnement du cycle hydrosocial. Mais c’est aussi l’amorce d’une évolution sociale, politique et culturelle. En effet, comme souvent pour ce type de pratique, la formalisation et l’institutionnalisation sont venues se calquer sur des usages déjà existants, soit par nécessité, soit par engagement politique pour un mode de vie plus écologique.

3. Collecter les eaux de pluie pour remettre en question le cycle hydrosocial

3.1. Une initiative portée par les militants environnementalistes de Tucson : au-delà du « fix », sortir du système

17 La collecte des eaux de pluie à Tucson se met en place à partir des années 1990 sous l’impulsion de militants environnementalistes qui entendent questionner la croissance de la ville, située en plein désert, et notamment sa dépendance à l’eau du CAP, dans un contexte où l‘arrivée de l’eau du Colorado dans la ville est d’abord un échec, celle-ci circulant dans un réseau peu adapté et arrivant contaminée dans les robinets des ménages (Coeurdray et al., 2016). Ces militants sont proches des mouvements de simplicité volontaire et souhaitent embrasser un « mode de vie explicitement respectueux de l’environnement » au cœur duquel se trouve la mise en place de processus d’autolimitation (dans la consommation) et d’autoproduction (Emelianoff, 2010). Ils sont inspirés par le mouvement de contre-culture et des auteurs comme E. Abbey. Cet écrivain environnementaliste, dont Désert Solitaire (1968) est l’une des œuvres fondatrices de l’écologie politique aux États-Unis (Poupeau et al., 2016b), a notamment écrit à propos des villes du Sud-Ouest étasunien : « De l’eau, de l’eau, de l’eau… Il n’y a pas

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de pénurie d’eau dans le désert, mais exactement la bonne quantité […]. Ici, l’eau ne manque pas, sauf si vous essayez d’installer une ville là où aucune ville ne devrait exister. » Ces militants environnementalistes sont donc les premiers à s’intéresser à la pratique de la collecte des eaux de pluie.

18 L’une des figures principales de la diffusion de la récupération des eaux de pluie est Brad Lancaster, un militant environnementaliste, qui depuis 1996, a fait de sa maison un site de démonstration pour la collecte des eaux de pluie, qu’elle soit active (une citerne en béton d’une capacité de 8 m3 et six citernes en métal d’une capacité de 0,3 m3 chacune) ou passive (organisation du jardin selon les principes de la permaculture) (Kinkade-Levario, 2004). À la fin des années 1990, B. Lancaster est aussi le précurseur de l’abaissement et du découpage d’une portion de trottoir pour permettre l’irrigation des arbres qui ombragent la rue (Figure 2). D’abord illégale, cette pratique est entrée dans les codes d’aménagement de la Ville de Tucson depuis 2002 grâce au lobbying de militants environnementalistes très actifs dans les associations de quartiers, le groupe Water Conservation Alliance of Southern Arizona lié à l’université d’Arizona et une hydrologue des services municipaux. Le quartier de Dunbar Spring, situé non loin du campus, où habitent historiquement de nombreux activistes, des universitaires, et où se trouve la maison de B. Lancaster, est aujourd’hui majoritairement aménagé dans le but de collecter les eaux pluviales grâce à des travaux menés par les habitants et financés par des subventions du comté de Pima (Figure 2 et 4). B. Lancaster résume ainsi l’action menée dans le quartier : « Quels étaient auparavant les problèmes dans notre quartier ? La violence, la chaleur, le trafic routier dense et rapide, les inondations en cas d’orage… On a donc proposé à la Ville de Tucson une solution simple et pas chère pour régler tous ces problèmes : installer un système de récupération des eaux de pluie passive à l’échelle du quartier, construit par les habitants eux-mêmes sous la forme de travaux collectifs » (entretien avec B. Lancaster, juin 2018). Dans ce discours, de nombreuses vertus sont prêtées à la modification du système technique. L’installation d’un système de collecte des eaux pluviales est en effet envisagée pour son aspect environnemental, mais aussi social, en ce qu’elle permet de reconfigurer les liens entre les habitants et leur quartier, ainsi que les liens entre habitants.

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Figure 4. Trottoir arboré et ombragé du quartier de Dunbar Spring, la végétation est maintenue grâce au système passif de récupération des eaux de pluie

19 Ce discours holistique sur l’environnement et le mode d’action revendiqué se situe ainsi à la croisée de deux des quatre familles de l’environnementalisme urbain décrites par Paddeu (2017), à savoir l’environnementalisme ordinaire « qui prend place dans l’urbain comme lieu d’attention quotidienne à l’environnement, de constitution de lieux et de modes de vie alternatifs fondés sur des relations renouvelées avec la nature », et l’environnementalisme démocratique qui correspond à l’engagement politique des citoyens dans le but d’agir sur les choix d’aménagement urbain sous la forme de mouvements collaboratifs et coopératifs. Aujourd’hui, l’association la plus active dans la promotion et la diffusion de la pratique de collecte des eaux de pluie est le Watershed Management Group (WMG), organisé selon les mêmes principes de mode de vie alternatif et coopératif. Depuis une dizaine d’années, le fonctionnement de l’association est centré sur l’idée de « co-op » : chaque chantier est annoncé publiquement et la main-d’œuvre bénévole ; une personne participant pour plus de 16 heures de son temps aux travaux collectifs d’installation d’un système de récupération des eaux pluviales obtient une réduction de 50 % sur le montant de sa propre installation et s’assure de la présence d’une équipe de bénévoles le jour des travaux. Les personnes rencontrées dans le cadre de cette enquête ont toutes eu recours à ce système, et les évènements de travail collectif organisés par le WMG affichent bien souvent complet.

3.2. « Screw the CAP » ou vivre sans le CAP

20 Le local du WMG est aussi un site de démonstration et un lieu de formation pour la collecte des eaux de pluie à Tucson. Pendant dix mois de l’année, le local fonctionne totalement indépendamment de Tucson Water. Les visiteurs sont accueillis avec un verre d’eau de pluie potable, collectée dans une citerne souterraine et traitée sur place. En

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effet, le but est de faire de la maison une unité de production de la ressource, ainsi que la décrit un militant du WMG : « Je peux avoir une maison productive quand la plupart des maisons de Tucson sont des consommatrices d’eau, c’est la beauté de la collecte des eaux de pluie ! » (atelier de formation, WMG, août 2018). L’objectif final de la collecte des eaux de pluie pour WMG est de rendre possible le retour de l’eau dans la rivière Santa Cruz, qui est à l’origine de l’implantation de la ville de Tucson. Il s’agit donc de contribuer à réduire la pression sur les nappes phréatiques afin que leur niveau leur permette de se reconnecter au lit des cours d’eau7. « Screw the CAP » peut se traduire d’une manière sensiblement édulcorée par « Au diable le CAP ». La récupération des eaux pluviales est donc, d’une part, un choix écologique lié à l’inquiétude vis-à-vis des nappes phréatiques, mais aussi à la consommation énergétique du CAP, premier consommateur d’énergie en Arizona, puisque l’eau est transportée en montée jusqu’à Phoenix et Tucson. C’est, d’autre part, un choix politique visant à dénoncer la centralisation de la prise de décisions et le contrôle des professionnels de l’eau sur le mode de développement de la région8.

21 Certains militants environnementalistes font donc le choix de dépendre le moins possible de l’eau du CAP pour leurs besoins domestiques, voire de se rendre complètement autonomes grâce à la collecte des eaux de pluie et à la récupération des eaux grises qui permet l’usage multiple et répété de l’eau collectée. C’est le cas de D.S. qui vit avec sa compagne en bordure ouest de la ville de Tucson. Leur jardin est planté uniquement d’essences adaptées aux conditions semi-arides régionales, et aménagé dans le but de ralentir l’eau de pluie et de lui permettre de s’infiltrer dans différents bassins. Ils disposent de deux citernes qui peuvent contenir un total de 20 m3 d’eau, connectées à un système de pompe qui permet de pressuriser l’eau pour les usages domestiques. L’eau collectée passe aussi à travers deux filtres (pour traiter les sédiments, puis les composants organiques, le goût et l’odeur) et enfin un purificateur. Ce dispositif de 20 m3 est vidé et rempli deux fois dans l’année, au rythme des pluies d’été et des pluies d’hiver, donnant une capacité de stockage total de 40 m3. Depuis 2017, les deux militants ont ainsi réussi à vivre déconnectés du réseau Tucson Water. Cela leur a demandé quelques efforts d’adaptation : réduire la taille du chauffe-eau et le déplacer plus près de la cuisine et de la salle de bain pour chauffer plus rapidement l’eau, installer des toilettes sèches pour l’été en extérieur, réutiliser les eaux grises de la machine à laver et de l’évier (ce qui nécessite d’utiliser une lessive et un produit vaisselle biodégradables) pour l’arrosage du jardin et surtout lire régulièrement son compteur d’eau pour évaluer sa consommation et gérer l’équilibre offre-demande à l’échelle de la maison. Ainsi, ce couple indique consommer désormais 2 500 litres d’eau par mois environ, ce qui leur permet de tenir 14 mois en puisant dans les citernes. En revanche, pour une famille de quatre personnes, il paraît donc difficile de compter uniquement sur la collecte des eaux pluie pendant plus de six ou sept mois…

22 Ces militants font donc de la collecte des eaux pluviales, et plus largement de leur mode de vie, une forme d’expression politique. Emelianoff (2010) définit ces modes de vie politisés comme le « lieu de construction d’une expression politique, d’une militance, mais aussi d’informations et de savoirs », et comme une forme de nouveau militantisme qui privilégie le faire sur le dire. Et c’est bien du monde associatif et du community organizing, c’est-à-dire de la mobilisation des habitants pour faire entendre leur voix auprès des institutions et peser sur les processus de prise de décisions (Bacqué et

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Biewener, 2015), qu’est née l’innovation qui a ensuite réussi à percoler dans les politiques publiques municipales.

3.3. La matérialisation du cycle hydrosocial et sa dimension éducative et citoyenne

23 Grâce aux progrès technologiques, les infrastructures et les réseaux qui approvisionnent la ville ont été rendus invisibles (Kaika, 2006). Les systèmes techniques alternatifs ont donc souvent pour avantage de révéler plus ostensiblement la présence de l’eau en ville et de rendre visibles à l’échelle locale les connexions entre transformation de la nature, exploitation des ressources et développement urbain (Andrieu et al., 2010). En effet, ces systèmes se distinguent dans le paysage urbain, comme le soulignent les figures 2, 3 et 4. Il s’agit donc de rendre apparent le parcours de l’eau dans la ville et de matérialiser les ajustements apportés au cycle hydrosocial urbain pour « rendre visible les solutions » (Carré et al., 2006) et rappeler que « l’eau n’entre pas miraculeusement dans la sphère domestique, venant à la fois de partout et de nulle part » (Kaika, 2006). Depuis 2009, la ville de Tucson compte plus de 40 sites de démonstration de collecte des eaux pluviales, passive et active, dans des espaces publics, sur le bord des routes et devant des commerces (PAG, 2009) dans un contexte global où l’eau visible est de plus en plus considérée comme ayant « une fonction pédagogique et une finalité citoyenne » (Carré et al., 2006). Chez les militants environnementalistes, pour qui la revendication passe avant tout par la démonstration, la dimension visible fait bien souvent partie de la motivation à installer un système, comme le souligne D.S. : « Au début, je n’y pensais pas, mais en agrandissant mon système de collecte, je me suis rendu compte que ce qui me motivait était aussi de prouver aux gens qu’on peut le faire, et que ça marche » (entretien, août 2018). Le WMG insiste fortement sur l’importance de la dimension éducative dans la pratique de la récupération des eaux de pluie. Il s’agit de faire connaître ce type de dispositif – « parlez-en avec vos voisins, surtout si vous habitez dans un quartier où la pratique est nouvelle, vous verrez ils seront curieux » (atelier, WMG, avril 2018) – et plus largement de sensibiliser la population locale à la question de l’approvisionnement en eau dans une ville du désert.

24 Par ailleurs, la récupération des eaux de pluie permet aussi de relocaliser et de reterritorisaliser l’approvisionnement de la ressource en eau. Lors des ateliers de formation, obligatoires pour obtenir la subvention de Tucson Water, les habitants sont aussi informés des caractéristiques climatiques de la région, des règles de calcul basiques qui leur permettent de quantifier la capacité de la citerne dont ils ont besoin en fonction de la superficie de leur toit, ou encore de la variété des plantes autochtones qui sont adaptées aux conditions semi-arides et qu’il est possible dès lors de planter dans son jardin. L’environnement immédiat est donc utilisé « comme un espace d’apprentissage et de développement » (Emelianoff, 2010). Ainsi, l’utilisation de l’eau pluviale connecte les besoins d’irrigation aux caractéristiques climatiques et hydrologiques réelles de la région, dans la tentative de retrouver une autonomie par rapport aux approvisionnements extérieurs. Sortir de la dépendance au CAP pour l’irrigation permet donc de reconnecter les habitants aux conditions hydrologiques et au fonctionnement écologique de leur territoire.

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Conclusion

25 Dans ce cas d’étude, la collecte des eaux de pluie se trouve prise au croisement de deux mouvements. Lié à l’institutionnalisation de la pratique, le premier mouvement est celui du « fix hydrosocial », car la récupération des eaux pluviales fait partie des tentatives de la ville pour diversifier et sécuriser son approvisionnement en eau dans un contexte tendu de pénurie et d’incertitudes liées au changement climatique. Les trois dimensions du jeu de mots autour du fix se repèrent aisément : la fixation du capital repose sur les nouveaux dispositifs commercialisés, la fuite en avant similaire à l’addiction de la prise de drogue évoque la diversification des aménagements hydrauliques (prise d’eau, forage, barrage, canal, citerne…), et la réparation d’un dysfonctionnement se réfère à la solution que peuvent apporter les techniques alternatives de récupération des eaux pluviales aux problèmes posés par le réchauffement climatique et la menace de pénurie sur le Colorado. L’autre mouvement est celui de la critique radicale du cycle hydrosocial du sud de l’Arizona qui s’est organisé historiquement autour de grandes infrastructures et d’une gestion centralisée. Ces deux finalités attachées à la collecte des eaux de pluie sont amenées à s’entrecroiser puisqu’institutions locales et associations militantes travaillent ensemble sur des projets de baisse de la consommation par habitant et de développement des trames vertes urbaines. Récente, l’installation de ces petits systèmes techniques, à l’échelle de la maison ou du quartier, relève encore de logiques de projet pilote, mais participe en tout cas de la matérialisation et de la visibilisation du cycle hydrosocial et contribue ainsi à mettre l’eau au cœur des préoccupations des habitants d’une ville du désert.

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NOTES

1. Citation extraite d’un atelier de formation à la collecte des eaux de pluie, Watershed Management Group, Tucson, avril 2018. 2. La zone connaît aussi des pluies d’hiver, cependant plus faibles qu’en été. 3. Cette enquête a été réalisée à l’occasion d’un séjour de recherche de six mois en 2018.

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4. New York Times, « Arizona cities could face cutbacks in water from the Colorado River », M. Wines, 18 juin 2014, https://www.nytimes.com/2014/06/18/us/arizona- cities-could-face-cutbacks-in-water-from-colorado-river-officials-say.html. 5. 41 % de la population de Tucson est d’origine hispanique d’après l’US Census. 6. Les eaux grises sont issues des activités ménagères faiblement polluantes (vaisselle, douche…). Elles peuvent être utilisées sans traitement préalable pour des tâches telles que le remplissage de la chasse d’eau. 7. Voir le site Internet de l’association, https://watershedmg.org/. 8. Entretien avec C. A., WMG, avril 2018 ; entretien avec D.S., environnementaliste, août 2018 ; réunion du collectif Sustainable Tucson, avril 2018.

RÉSUMÉS

Cette contribution étudie la mise en place de la collecte des eaux pluviales dans la ville de Tucson, en Arizona, et les modifications que le succès de cette pratique apporte au cycle hydrosocial de la région, ce dernier étant jusque-là organisé autour de grandes infrastructures d’approvisionnement gérées par de puissantes institutions. Dans un contexte tendu de menace de pénurie et d’incertitudes liées au changement climatique, le cycle hydrosocial de Tucson est de plus en plus débattu. La mise en place de la collecte des eaux de pluie correspond à un ajustement récent du cycle hydrosocial et résulte de deux processus différents : d’une part, une stratégie de « fix hydrosocial » car la récupération des eaux pluviales permet à la ville de diversifier son approvisionnement ; d’autre part, une critique radicale du cycle hydrosocial du Sud de l’Arizona. Dans les deux cas, l’installation de petits systèmes techniques locaux participe de la matérialisation du cycle hydrosocial et contribue à mettre l’eau au cœur des préoccupations des habitants d’une ville du désert.

Our research questions the implementation of rainwater harvesting in Tucson (Arizona) and how it can modify the southwestern United States hydrosocial cycle based on large infrastructures and managed by powerful federal and state agencies. In the context of climate change, the hydrosocial cycle in Tucson is threatened by a water shortage on the Colorado River and has become therefore a controversial issue in the public debate. The implementation of rainwater harvesting in Tucson is the outcome of two different processes: on one hand, it is a “hydrosocial fix” supported by the City to diversify its water portfolio; on the other hand, rainwater harvesting is promoted as a critique towards the current regional hydrosocial cycle. In both cases, the small and local technical systems of rainwater harvesting help materializing the hydrosocial cycle and therefore placing water issues at the heart of the inhabitant’s concerns.

INDEX

Keywords : rainwater harvesting, water shortage, hydrosocial cycle, fix, United States Mots-clés : récupération des eaux de pluie, pénurie, cycle hydrosocial, fix, États-Unis

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AUTEURS

ANNE-LISE BOYER

Anne-Lise Boyer est doctorante en géographie à l’École normale supérieure de Lyon, UMR 5600 EVS. Ses recherches, en partenariat avec le laboratoire iGlobes (UMI 3157) à l’université d’Arizona, portent sur la gestion de la pénurie en eau dans les desert cities d’Arizona, aux États- Unis. [email protected]

YVES-FRANÇOIS LE LAY

Yves-François Le Lay est maître de conférences à l’ENS de Lyon, UMR 5600 EVS. Ses recherches portent sur la géographie sociale et culturelle de l’environnement et sur la géohistoire de l’environnement. [email protected]

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« Do we really need a dam ? » Le conflit lié au barrage Gordon-below- Franklin (Tasmanie, Australie) ou la redéfinition d’un cycle hydrosocial ? « Do we really need a dam ? » The conflict over the Gordon-below-Franklin dam (, ) or the redefinition of the hydrosocial cycle ?

Silvia Flaminio

L’auteur tient particulièrement à remercier ses interlocuteurs et interlocutrices en Australie : Lois Koehnken ; Jamie Kirkpatrick, Pete Hay et Erica Nathan pour leurs suggestions, contacts, et pour l’accueil à l’université de Tasmanie ; Ian Rutherfurd et Michael Stewardson de l’université de Melbourne pour leurs conseils. Elle souhaite aussi remercier les nombreuses personnes qui ont accepté de répondre à ses questions dans le cadre de sa campagne d’entretiens, et qui lui ont facilité l’accès à des documents d’archives.

1 En 2001, une plaque a été posée sur le barrage Gordon (Tasmanie, Australie) par The Institution of Engineers1. Avec cette plaque, ce barrage haut de 140 mètres, et qui forme le réservoir australien le plus important en termes de volume, est reconnu comme un « Monument national d’ingénierie »2. L’inscription rappelle les procédés mis en place par les ingénieurs : « Le recours à la double courbure a permis de réduire le volume de béton employé et de limiter ainsi le coût de l’ouvrage »3 (figure 1).

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Figure 1. Le barrage Gordon (a) un emblème de l’ingénierie hydraulique australienne (b)

Source : l’auteur, 2014

2 Cet exemple montre que les barrages peuvent détenir une valeur hautement symbolique en tant qu’objets techniques, c’est-à-dire des productions humaines qui répondent à une fonction, à une « utilisation » (Akrich, 2010). Ils résultent de la rencontre de plusieurs formes de savoirs (Aubriot et Riaux, 2013) : « des savoirs conceptuels et intellectualisés sur la technique elle-même, mais aussi les savoir-faire » qui sont notamment liés à l’expérience (Aubriot et Riaux, 2013 : 8). En conséquence, les objets techniques sont « composites, hétérogènes […]. Ils renvoient toujours à une fin, […] en même temps qu’ils ne sont qu’un terme intermédiaire sur une longue chaîne qui associe hommes, produits, outils, machines, monnaies… » (Akrich, 2010 : 206).

3 Les infrastructures hydrauliques répondent à des fonctions telles que l’approvisionnement en eau, l’irrigation, la production d’énergie, et reposent sur l’ingénierie hydraulique qui a été organisée au cours du XIXe siècle avec la mise en place par certains États et régions d’institutions spécifiques (Molle et al., 2009). C’est pourquoi les objets techniques que sont les infrastructures hydrauliques peuvent être considérés comme des « médiateurs matériels entre eau et politiques »4 (Bichsel, 2016 : 364). Plus encore, les infrastructures hydrauliques sont des objets socio-techniques, en ce qu’elles sont issues de la coproduction d’éléments divers : « d’artefacts techniques, d’ensembles de règles, de normes culturelles, de débits environnementaux, de leviers financiers, de formes de gouvernance »5 (Obertreis et al., 2016 : 172).

4 Par leur matérialité, les infrastructures hydrauliques sont souvent considérées comme immuables. Bordes (2010) souligne que les barrages sont des aménagements dont la durée de vie est particulièrement longue. De plus, ces infrastructures sont généralement planifiées plusieurs décennies avant leur construction (Obertreis et al., 2016), puis construites et entretenues par des « hydrocraties » (Molle et al., 2009), institutions hydrauliques marquées par « l’immobilité, l’inflexibilité et la résilience »6 (Obertreis et al., 2016). La puissance de ces hydrocraties repose sur des « triangles de fer », des relations étroites entre l’institution hydraulique, les acteurs politiques et les acteurs économiques (Molle et al., 2009). Toutefois, les ouvrages hydrauliques, parmi lesquels comptent les barrages, ont connu des évolutions importantes. Leur « origine se perd dans la nuit des temps » (Bordes, 2010 : 70) ; en effet, les travaux d’archéologues ont montré que les barrages reposent sur un savoir-faire qui remonte au moins au troisième millénaire avant notre ère (Shah et Kumar, 2008). Cependant, de l’époque moderne au début du XXe siècle, en raison d’« avancées scientifiques majeures » et du développement de l’ingénierie (Bordes, 2010), des progrès

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techniques considérables sont réalisés ; de nouveaux matériaux sont employés, leur résistance est étudiée et les barrages acquièrent de nouvelles fonctions. La houille blanche est mise à profit à partir de la fin du XIXe siècle au sein d’usines hydroélectriques (Varaschin, 1998). Au XXe siècle, les barrages changent d’échelle (Bordes, 2010). Des ouvrages de grande ampleur et des chaînes de barrages sont envisagés. Le projet d’aménagement du bassin versant de la Tennessee, piloté par la Tennessee Valley Authority dans les années 1930, marque un tournant important vers des projets multifonctionnels qui se déploient à l’échelon régional et non plus seulement local (Billington et al., 2005). De plus, les savoirs sur les objets techniques commencent à circuler à l’échelle mondiale (Bordes, 2010). La Tennessee Valley Authority constitue à ce titre un modèle bien au-delà des frontières des États-Unis ; en France par exemple, la Compagnie nationale du Rhône, se définit en partie par rapport à ce modèle (Pritchard, 2011 ; Bethemont et Bravard, 2016). En outre, la Commission internationale des grands barrages (CIGB) est fondée en 1928 à Paris, pour « permet[tre] l’échange des connaissances et des expériences liées à l’ingénierie des barrages »7. Enfin, c’est aussi pendant le premier tiers du XXe siècle que la technique du barrage-voûte se déploie, notamment à mesure que les outils de surveillance se développent (Bordes, 2010). Enfin, après la Seconde Guerre mondiale, les très grands barrages se multiplient ; les années 1970 marquent un pic à l’échelle internationale dans la construction des barrages8.

5 La multiplication de barrages n’est toutefois pas le simple fruit du travail d’ingénieurs et de progrès en termes de génie civil. Elle est indubitablement liée à des politiques publiques (Reisner, 1993), voire à des ambitions politiques (Allan, 1983 ; Mitchell, 2002), ainsi qu’à des conditions économiques plus globales comme la période de croissance que furent les Trente Glorieuses (Molle et al., 2009). Une « idéologie des barrages » se développe (McCully, 2001), c’est-à-dire un ensemble de discours qui présente les barrages comme des facteurs de progrès. Les barrages constituent alors des « hydraulic fix[es] » (Swyngedouw, 2015 : 69)9. L’expression « hydraulic fix » (2015) est inspirée par l’idée de « spatial fix » développée par Harvey (2001). Pour ce dernier, le spatial fix désigne d’abord : « la poussée insatiable du capitalisme vers la résolution de ses penchants internes à la crise par une expansion géographique et une restructuration spatiale »10 (Harvey, 2001 : 24). L’« hydraulic fix » vient alors à désigner, sous la plume de Swyngedouw (2015), une solution technologique et technique particulière qui se matérialise au travers d’infrastructures hydrauliques pour répondre aussi bien aux crises économiques qu’aux pénuries en eau. Ce fix, même s’il se traduit par de nouvelles infrastructures, assure la pérennité des régimes économiques et politiques.

6 Ces solutions hydrauliques et techniques ont été débattues dès le début du XXe siècle (Righter, 2005). Mais c’est surtout à partir des années 1960, et plus encore 1970, que les barrages se retrouvent au cœur de conflits sociaux et environnementaux et de controverses scientifiques et techniques (Bravard, 1997 ; McCully, 2001 ; Roe, 2012 ; Scudder, 2006). Les barrages sont source de « risques sociaux » (Blanc et Bonin, 2008) et soulèvent des problèmes environnementaux à l’échelon local comme à l’échelon global (Piégay, 2013).

7 Cet article propose de s’intéresser à la contestation et à l’abandon d’un projet de barrage, le projet Gordon-below-Franklin (Tasmanie, Australie) que tente de poursuivre une institution publique, l’Hydro-Electric Commission of Tasmania, à la fin des années 1970. Il analyse plus spécifiquement le rejet d’un « hydraulic fix », c’est-à-dire le refus de

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l’utilité même de l’objet technique barrage : le barrage ne peut constituer une réponse à une crise existante ou anticipée par les pouvoirs publics et les acteurs économiques. Enfin, l’article met en lien ce refus avec la production d’un nouveau cycle hydrosocial.

8 D’un point de vue conceptuel, l’article s’inspire des travaux mobilisant les notions de cycle hydrosocial et de waterscape. Avec la notion de « cycle hydrosocial », Budds et al. (2014) proposent de s’intéresser à « la manière dont l’eau est produite au travers de processus sociaux et politiques, et la façon par laquelle cette eau modèle les structures sociales, les relations et les identités, différemment dans le temps et dans l’espace »11 (p. 168). Les contours de cette notion sont encore flous dans la mesure où elle est en cours de construction. Toutefois, appréhender le cycle hydrosocial demande de se pencher sur la définition même de l’eau (Linton et Budds, 2014), sur différentes représentations de

l’eau, d’une eau toujours entendue comme le produit de la molécule H2O et d’un

contexte social. Trois grands pôles caractérisent le cycle hydrosocial : 1) l’H2O (l’eau dans une acception physique) ; 2) les structures sociales et 3) la technique et les infrastructures (Linton et Budds, 2014). Quelques travaux ont adopté une approche historique du cycle hydrosocial. Certains montrent comment le modèle conceptuel et scientifique du cycle hydrologique a contribué à rendre dominant un cycle hydrosocial moderne qui oppose le naturel au social (Linton, 2010) selon une logique de purification et de séparation (Latour, 2005). La thèse récente de Perrin (2018) se penche sur la succession de « cycles fluvio-sociaux » en France depuis le Moyen-Âge. Selon cet auteur, l’avènement de la houille blanche à la fin du XIXe siècle serait notamment révélatrice de la production d’un cycle techniciste. Toutefois, les publications sur les évolutions temporelles et spatiales des cycles hydrosociaux restent rares. Blanchon (2016) appelle à complexifier la chronologie du cycle hydrosocial. De plus, le rôle des objets techniques dans la production de nouvelles représentations de l’eau et de cycles hydrosociaux guide encore peu de travaux (Germaine et al., 2018).

9 La notion de waterscape permet d’aborder les traductions socio-spatiales du cycle hydrosocial. En croisant les éléments de définition livrés par Swyngedouw (1999) et Budds et Hinojosa-Valencia (2012), waterscape désigne une configuration socio-spatiale au sein de laquelle l’eau occupe une place importante. Le waterscape est donc l’aboutissement – en général temporaire (Bouleau, 2014) – du processus qu’est le cycle hydrosocial. Ainsi, la notion de waterscape est ici utilisée pour souligner la manière dont les barrages sont des infrastructures qui contribuent à la production de processus socio-spatiaux liés à l’eau.

10 La solution hydraulique — ici le barrage — assure le maintien du cycle hydrosocial moderne et techniciste, et de sa traduction spatiale, le waterscape. Elle ne vient pas modifier la définition de l’eau et ne transforme pas en profondeur les relations sociales qui caractérisent le cycle hydrosocial. D’ailleurs, selon Swyngedouw (2015), même lorsque les aménagements hydrauliques diffèrent des précédents d’un point de vue technique, ils ne sont que rarement synonymes de changement. C’est notamment ce qu’il illustre à partir de l’exemple des usines de dessalement : « la "solution" de la désalinisation et la ‘mobilisation des mers’ continue de se centrer sur l’approvisionnement en eau (plutôt que de s’intéresser à d’autres modes de gestion socio-hydraulique) et reproduit un imaginaire de développement hydro-moderniste qui est consensuel, tout en prônant un changement radical »12 (Swyngedouw, 2015 : 192). Si de nouvelles infrastructures s’ajoutent au waterscape existant, celles-ci continuent donc à répondre à un idéal

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moderne. Au contraire, la remise en cause et l’abandon de la solution hydraulique induisent-ils une transformation des cycles hydrosociaux et des waterscapes ?

1. Comprendre le waterscape du Gordon-below- Franklin en 1979

1.1. La mise en place d’une « mission » hydroélectrique en Tasmanie et dans le bassin du Gordon (années 1910-1970)

11 La situation hydrologique de la Tasmanie est assez originale en Australie : il s’agit d’un État bien arrosé même si, comme le reste de l’Australie, il est sujet à des variations interannuelles fortes et à de longues périodes de sécheresse (Pigram, 2007). Rapidement, dans celle qui a été l’une des premières colonies australiennes,

l’abondante H2O est mise à profit. En 1914, le gouvernement tasmanien reprend une entreprise privée productrice d’hydroélectricité confrontée à des difficultés économiques et fonde l’Hydro-Electric Commission13 (HEC). Deux ans plus tard, cette compagnie publique inaugure sa première centrale à Waddamana qui permet d’éclairer une partie de la ville de Hobart14, la capitale tasmanienne (figure 2). À partir des années 1930, les gouvernements tasmaniens successifs orchestrent avec la HEC l'« hydro- industrialisation » de l’île (Davis, 1995) ; il s’agit d’attirer de grandes industries en Tasmanie en proposant l’énergie la moins coûteuse d’Australie. L’hydro- industralisation définit un « projet moderne » (Kaika, 2006) bien particulier et qui permet à l’île de se distinguer, de s’affirmer à l’échelle australienne et de lutter contre l’imaginaire spatial de la marge. La HEC devient l’un des moteurs principaux de l’économie tasmanienne et acquiert progressivement une certaine indépendance politique au point d’être parfois considérée comme un gouvernement dans le gouvernement (Thompson, 1981 ; Davis, 1995). Entre 1918 et 1979 la HEC construit au total 30 barrages dont la capacité totale s’élève à près de 27 milliards de mètres cubes15.

12 Dans les années 1950, la prospection hydroélectrique se tourne vers le sud-ouest de la Tasmanie, une région quasi inhabitée à cette époque (tant par la population aborigène que par la population issue de la colonisation), mais qui compte des cours d’eau parmi les plus puissants d’Australie et une forêt pluviale tempérée marquée par des essences endémiques comme le huon pine (Lagarostrobos franklinii). Le fleuve Gordon, qui forme le principal bassin versant du Sud-Ouest tasmanien, est long de 185 km seulement, mais il est de loin le fleuve le plus important en termes de débit à l’échelon tasmanien, et le quatrième à l’échelon australien avec ses 285 m³/sec (DPIPWE, 2000). Un premier très grand complexe hydroélectrique est inauguré en 1978, le Power Development stage 1, reposant sur quatre barrages, dont le barrage Gordon, et produisant 1 388 GWh/an pour une capacité installée de 450 MW. Ces aménagements sont une source de tensions et de conflits en raison de l’ennoiement d’un lac glaciaire, le , prisé en particulier par les randonneurs (Hay, 1994 ; Davis, 1972). L’annonce du projet de barrage Gordon-below-Franklin, prévu plus en aval du bassin versant du Gordon (figure 2) en 1979 et qui aurait ennoyé 36 kilomètres du fleuve Gordon et 35 kilomètres de son affluent principal, la rivière Franklin, divise la société tasmanienne ainsi que ses acteurs politiques. Il y a ceux qui prônent le développement économique de l’île et défendent le projet de barrage et ceux qui réclament la protection du Sud-Ouest de la Tasmanie en raison de sa valeur environnementale. Le

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conflit culmine avec le blocage du site de construction pendant l’été 1982-1983, qui aboutit à l’arrestation de 1 272 personnes. Il se solde par le classement du Sud-Ouest au patrimoine mondial de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) en novembre 1982 et l’intervention du gouvernement fédéral nouvellement élu de qui vient interdire la construction du barrage au nom du droit international en mai 1983, une intervention confirmée par la Cour suprême fédérale en juillet 1983 (Baidya, 1984). Au cours du conflit, des associations se construisent et se mobilisent pour s’opposer au projet, notamment la Wilderness Society tasmanienne. Toutefois, le conflit prend aussi des allures de controverse socio- technique (Lascoumes, 2001 ; 2010) autour de l’intérêt environnemental (Waterman, 1977) et archéologique de la région (Kiernan et al., 1983).

13 En raison de ses ramifications juridiques (en lien avec l’intervention de l’État fédéral et de la Cour suprême), le conflit a fait l’objet de nombreuses publications scientifiques en sciences politiques (Kellow, 1983) et en droit (Sornarajah, 1983 ; Genovese, 2015). Il est ainsi considéré comme un jalon de l’histoire environnementale australienne (Crotty et Roberts, 2009 ; Lines, 2008).

Figure 2. La Tasmanie, un waterscape façonné par des infrastructures hydroélectriques

Sources : GeoScience Australia, 2017 ; Archives de la Wilderness Society (dossier d’étude d’impact : « Gordon river power development stage two ; Appendix V », Hydro-Electric Commission, 1979)

1.2. Une approche discursive du waterscape par les entretiens et les archives

14 Si la chronologie du conflit Gordon-below-Franklin et ses ramifications en termes juridiques et politiques ont été soulignées par la littérature scientifique, peu de travaux se sont intéressés aux représentations, aux discours et aux récits produits sur l’ouvrage projeté, ainsi qu’à la mémoire du conflit. Cet article entreprend de combler ce manque en s’inspirant de travaux souvent rangés sous l’appellation de « political ecology post- structuraliste » (Escobar, 1996 ; Benjaminsen et Svarstad, 2009)16. La political ecology s’est en partie tournée vers les discours et les représentations pour mieux identifier et cerner les causes de problèmes environnementaux (Neumann, 2005) dans une perspective critique (Blaikie, 1985) qui ne néglige pas les relations de pouvoir.

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15 Dans la lignée de Hajer (1995), un discours peut être entendu comme : « un ensemble d’idées, de concepts, de catégorisations qui sont produits, reproduits et transformés selon divers agencements de pratiques et au travers duquel un sens est donné à des réalités physiques et sociales »17 (p. 44). Pour identifier et analyser ces discours, certains auteurs partent de ce qu’ils appellent des récits (ou narratives). Les récits suivent un schéma narratif avec un début, un milieu et une fin : il s’agit dès lors de s’interroger sur les chronologies, les déroulements proposés et les jeux d’acteurs (Adger et al., 2001).

16 Pour étudier représentations, discours et récits, le protocole méthodologique s’est appuyé sur deux sources : des entretiens semi-directifs et des documents d’archives. Les entretiens semi-directifs (n =39)18 contenaient une forte dimension d’histoires orales (George et Stratford, 2016) car ils ont été réalisés en 2016, soit plus de 30 ans après le conflit – ce qui soulève la question de la « reconstruction du passé à partir du présent » (Frank, 1992 : 2) –, et ont porté aussi bien sur le projet de barrage que sur le déroulement du conflit, ses acteurs et sa mémoire. En réponse à des travaux appelant à considérer la diversité du jeu d’acteurs lorsqu’il est question d’analyser les antagonismes liés aux barrages (Nüsser, 2003 ; Baghel et Nüsser, 2010), cet article s’intéresse aux points de vue de différents acteurs : des scientifiques issus de l’écologie, de la géomorphologie et même des sciences politiques (n =4), des employés du Tasmania Parks and Wildlife Service, l’administration en charge de la création et de la gestion d’espaces protégés (n =3), des militants anti-barrage, dont certains faisaient partie de la Wilderness Society (n =18), des ingénieurs et employés de la HEC (n =5), des acteurs politiques tasmaniens pro ou anti-barrage (n =7), un journaliste et un représentant de la communauté aborigène de Tasmanie. Pour étudier les récits et discours produits à l’époque du conflit et s’intéresser à la controverse socio-technique, des documents d’archives ont été dépouillés. Des documents produits par différentes institutions (dont la HEC), par des scientifiques et par des militants ont été consultés aux archives et à la bibliothèque de la Wilderness Society à Hobart.

2. La place variable de la technique dans la contestation du projet Gordon-below-Franklin

2.1. L’affirmation du barrage Gordon-below-Franklin comme solution hydraulique

17 L’« efficacité » (Ellul, 1954) de l’infrastructure hydraulique pour anticiper le manque d’énergie et maintenir l’emploi en Tasmanie est au cœur de l’argumentaire pro-barrage de la HEC et des acteurs qui la soutiennent. Le projet Gordon-below-Franklin constitue la solution hydraulique la plus adaptée pour prévenir la crise économique et sociale selon l’institution hydraulique (figure 3). D’ailleurs, si la HEC envisage des variantes19 elle ne les considère pas comme crédibles. La variante promue par certains acteurs politiques, le barrage Gordon-above-Olga, est jugée insuffisante en termes de production électrique par la HEC : « Le projet que nous recommandons [i.e. le projet Gordon- below-Franklin] répond à la prévision de la charge alors que la variante [i.e. le projet Gordon- below-Olga] n’y répond pas »20. Une année plus tard, malgré l’opposition croissante au projet Gordon-below-Franklin, la HEC défend ce dernier auprès d’un gouvernement de plus en plus divisé en faisant valoir les conséquences économiques pour l’ensemble de la société tasmanienne : « Pas la moindre modification des variantes au projet de

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développement hydroélectrique ne permettrait de surmonter les désavantages économiques et énergétiques majeurs qui sont inhérents à la décision qui consisterait à ne pas utiliser le potentiel énergétique de la rivière Franklin. […] Le prix de l’électricité pour les consommateurs ne peut que croître s’il est décidé de ne pas exploiter le potentiel de la Franklin »21. Pour une association créée pour défendre le point de vue de la HEC, la Hydro Employee Action Team (Heat), résume le projet Gordon-above-Olga en ces mots : « trop peu, trop tard, trop coûteux, trop néfaste »22. C’est bien non seulement l’utilité, mais aussi l’efficacité de la variante qui est contestée.

Figure 3. Les principaux récits liés au barrage Gordon-below-Franklin

2.2. L’inutilité de l’objet technique : l’opposition radicale à l’hydraulic fix

18 Les opposants au projet insistent sur les deux éléments de la dialectique « construction- destruction » sur lesquels les barrages reposent (Kaika, 2006). Les militants anti-barrage contestent la nécessité de construire de nouvelles infrastructures ; le point de départ du récit des partisans du projet est battu en brèche (figure 3). Certains s’emparent de données et de travaux de recherche portant sur les besoins énergétiques de l’île et sur les manières d’y répondre sans construire de barrages. Ils s’insèrent en partie dans une controverse technique et scientifique, puisqu’ils rejettent les calculs et les estimations de la HEC (Saddler et al., 1980 ; Harwood et Hartley, 1980). En 2016, un écologiste qui avait auparavant travaillé dans la métallurgie explique qu’il a été recruté par la Wilderness Society à la fin des années 1970 en raison de son « son expertise dans le domaine technique »23 (Entretien 7). Son travail consistait à proposer une « traduction » (Callon, 1986) des travaux réalisés par des scientifiques :

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« À l’époque, Hugh Saddler, un expert dans le domaine de l’énergie, produisait des rapports sur la quantité d’énergie qui pourrait être économisée si nous isolions davantage nos habitations. J’utilisais ce type d’information dans les médias et dans les publications de la Wilderness Society pour montrer que nous pouvions emprunter un autre chemin »24 (Entretien 7).

19 Toutefois, comme le reconnaît d’ailleurs ce militant, la plupart des opposants au projet se sentaient moins concernés par les questions techniques et scientifiques que par la valeur environnementale du site menacé par le projet d’infrastructure. Plus spécifiquement, la Wilderness Society et de nombreux adversaires au projet (qui n’étaient pas nécessairement des membres de l’association) militaient pour le maintien d’un environnement qu’ils considéraient comme sauvage (« wild »), comme immaculé (« pristine »), et pour la nature sauvage de manière plus générale (« wilderness ») (figure 3). C’est donc la destruction de cet environnement sauvage qui constitue le pilier principal de la contestation. Pour l’association environnementaliste, « le mot "wilderness" est utilisé pour décrire une région qui est exempte (d’un point de vue visuel et sonore et au vu de notre connaissance) de présence humaine et qui est caractérisée par des potentialités exceptionnelles en termes de récréation – une récréation "primitive" et libre. Toute forme d’empiétement au sein de ces régions "primitives" par le secteur industriel conduirait à la destruction de sa valeur en termes de wilderness »25.

20 La wilderness renvoie ici à une vision biocentrée de l’environnement (Kull et Batterbury, 2016) et à une opposition forte entre les sociétés et la nature ; la région du projet de barrage ne peut conserver son statut de nature sauvage si le moindre aménagement est réalisé. C’est d’ailleurs pourquoi, lorsque les Tasmaniens sont appelés à choisir entre le projet Gordon-below-Franklin et Gordon-above-Olga à l’occasion d’un référendum26, les militants anti-barrage sont outrés, comme cette opposante qui considère que les citoyens n’ont pas à se prononcer sur des questions aussi techniques : « Le gouvernement "Labor" [issu du parti travailliste australien] a mis en place un référendum autour de cette question : "Quel barrage préférez-vous ?". Stupide. C’est tellement stupide de poser, à la population, une question d’ingénierie. "Voulez-vous ce barrage-ci, ou ce barrage-là ?" [… ], c’était complètement fou ! Et bien sûr il n’y avait qu’une réponse possible […] "Nous ne voulons pas de barrage du tout" »27 (Entretien 38).

21 Lorsqu’ils s’emparaient d’arguments économiques ou ayant trait aux besoins énergétiques de l’île, les écologistes n’étaient guère pris au sérieux par les autres acteurs du débat. Pour certains ingénieurs, les écologistes ne pouvaient être que des néophytes lorsqu’il était question d’estimer la demande énergétique aussi bien en termes de mégawatts qu’en termes de dollars. Selon un ancien ingénieur de la HEC, la construction du barrage devait être appréhendée de manière systémique en intégrant à la fois des paramètres géologiques et des paramètres économiques. Cette approche systémique aurait nécessité un savoir-faire dont ne disposaient pas les militants anti- barrages : « Certains arguments, avancés par les défenseurs de l’environnement, nous agaçaient, nous les ingénieurs hydrauliciens. Je pense que nous étions mieux formés pour comprendre la demande énergétique. [… ] pour faire de bons calculs économiques [sur les barrages], on ne peut pas s’y prendre en une nuit, il faut commencer par étudier la géologie du site et ce type d’éléments. Proposer un projet hydraulique c’est vraiment quelque chose de complexe »28 (Entretien 4).

22 Cet argumentaire ne pouvait qu’inciter les opposants au projet à batailler sur la valeur esthétique ou patrimoniale du site considéré comme sauvage.

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23 Pourtant, si l’argumentaire anti-barrage porte avant tout sur la valeur – notamment esthétique – de la wilderness, certains éléments constitutifs de l’objet technique barrage sont présents dans les récits des militants opposés à l’infrastructure. Le mur de barrage occupe une place non négligeable dans l’iconographie diffusée par l’opposition au travers du journal de la Wilderness Society, The Wilderness News, de même que les pylônes, les robinets (plutôt que des vannes dans les caricatures) ou encore les tunnels et les canaux. Mais c’est surtout le bulldozer, un outil et une machine qui sert à la construction du barrage, qui vient symboliser la destruction et la dégradation environnementale au cours des débats. Au total, les 28 numéros de The Wilderness News publiés entre 1979 et 1983, contiennent 13 images de bulldozers (soit des caricatures soit des photographies). Dans une caricature publiée en 198229, la HEC est représentée sous la forme mi-homme mi-bulldozer ; sa tête présente une mâchoire articulée avec pour denture des lames, tandis que ses mains, des godets, déracinent des arbres. Les bulldozers sont aussi présents dans les entretiens réalisés avec les opposants au projet, et notamment ceux ayant participé au blocage du site, qui décrivent parfois la vue de ces machines comme un traumatisme : « Il y avait un endroit où des bulldozers défrichaient la très très belle forêt, ils l’abattaient et ils dénudaient le calcaire blanc de la vallée ; voir ces magnifiques endroits qu’on avait parcourus et qu’on avait traversés devenir tout blancs, tout vides… c’était un sentiment bouleversant ! »30 (Entretien 26).

24 Pour mettre en scène le conflit plusieurs années après sa résolution, l’office de tourisme de Strahan qui présente une exposition permanente sur l’histoire du Sud- Ouest de la Tasmanie, a d’ailleurs utilisé le godet d’un bulldozer au sein duquel ont été disposées des citations d’acteurs pro et anti-barrage (figure 4). Ainsi, certains outils deviennent les emblèmes de la destruction liée aux infrastructures hydrauliques. La vision biocentrée de l’environnement explique que ces constructions et outils ne sont nullement perçus comme des hybrides socio-naturels ou techno-naturels, mais comme des objets purement techniques. L’idée d’un « techno-natural fix » (Swyngedouw, 2015) ne trouve pas d’écho parmi les opposants au projet.

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Figure 4. Le godet d’un bulldozer à l’exposition sur l’histoire du Sud-Ouest de la Tasmanie à l’office de tourisme de Strahan (Tasmanie, Australie)

Cliché de l’auteur, 2016.

2.3. Une « hydrocratie » (Molle et al., 2009) qui cherche à concilier nature et technique

25 Le débat prend les allures d’une polémique ; il devient marqué par des positions inconciliables (Garcier et Le Lay, 2015) puisque les militants anti-barrage refusent toute forme d’infrastructure et le projet moderne qui consiste à contrôler l’environnement (Kaika, 2006). Les défenseurs du barrage cherchent toutefois à souligner la compatibilité entre objets techniques et wilderness. Ils tentent de montrer que les cours d’eau et leurs environs resteront sauvages à l’amont des réservoirs, évincent ainsi l’argument de la continuité et évitent de penser les impacts à l’échelle du corridor : « Les principales rivières sauvages et pittoresques concernées par le projet de barrage sont la Franklin (perdue à 28 %) et la Denison (perdue à 15 %). Ces deux rivières conserveront leurs aspects sauvage et pittoresque sur une partie de leurs parcours »31. La compagnie hydro- électrique véhicule un discours techniciste à travers ses estimations chiffrées des dégradations environnementales. Ce discours techniciste et plus généralement prométhéen (Dryzek, 2012) est en contradiction avec le discours sur la nature sauvage qui renvoie davantage au sensible et qui se construit en Australie à l’occasion du conflit (Hall, 1992 ; Brown, 1994).

26 La découverte, dans la vallée de la Franklin, de plusieurs grottes, dont celle de Kutikina32 et la présence d’artefacts aborigènes vieux d’environ 30 000 années complexifie le débat. La valeur scientifique et culturelle du site archéologique, qui aurait pourtant été ennoyé par le réservoir du barrage Gordon-below-Franklin, n’est

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nullement considérée comme un obstacle au projet de barrage par ses défenseurs. Si les hydraulic fixes peuvent être à l’origine de nouveaux problèmes pour les sociétés – comme la perte d’un patrimoine archéologique –, la HEC démontre la résilience (Obertreis et al., 2016) de ses projets. Les ingénieurs commencent à élaborer un plan de protection du site archéologique qu’ils rendent public en juin 1983. Ils proposent de construire un caisson en béton autour de la grotte. Cette dernière pourrait être accessible au public par la construction d’une tour d’environ 60 mètres de hauteur (en large partie immergée) et reliée aux rives du réservoir par un pont. La tour comprendrait une salle d’exposition sur la valeur archéologique du site. Bien que présentée dans les médias, cette solution technique est tournée en dérision, y compris par le quotidien tasmanien The Mercury33, pourtant plutôt pro-barrage à l’époque (Hutchins et Lester, 2006). Les ingénieurs de la HEC estiment alors le coût du projet entre 5 et 10 millions de dollars et qu’il ne devrait pas être pris en charge par l’institution hydroélectrique, mais par le service des parcs nationaux de Tasmanie en charge de la protection de l’environnement (Tasmania Parks and Wildlife Service). Pour les anciens employés du Tasmania Parks and Wildlife Service (TPWS), cette solution technique frôlait l’absurde : « J’ai été contacté par un ingénieur haut placé qui voulait que je me déplace sur le site de barrage et que je reconnaisse qu’il était possible de protéger la grotte en déployant des moyens techniques. Ils [les ingénieurs de la HEC] pensaient qu’ils pourraient construire un tunnel de béton autour de la grotte. Ils envisageaient même de mettre un restaurant tournant panoramique pour les touristes tout en haut de ce tunnel de béton. Ils suggéraient qu’on pouvait ‘coller’ ensemble, en utilisant de la péridotite, tous les restes archéologiques, de sorte que l’eau ne les dégrade pas. Ils avaient des projets complètement fous »34 (Entretien 11, avec un ancien archéologue du service des parcs nationaux tasmaniens).

27 Dans le contexte d’une polémique autour du bien-fondé des objets techniques que sont les infrastructures hydrauliques, les compensations proposées par les ingénieurs et les arguments qu’ils formulent au sujet du patrimoine environnemental et archéologique peinent à convaincre. Ils n’aboutissent même pas à une réelle controverse socio- technique dans la mesure où le dialogue entre défenseurs et opposants au projet de barrage, entre ingénieurs et archéologues ou employés du TPWS, est extrêmement limité. La transformation du cycle hydrosocial qui dominait les vallées Franklin et Gordon pendant les années 1970 – un cycle hydrosocial au sein duquel les infrastructures sont quasi absentes et où les non-humains sont les principaux acteurs – en un cycle hydrosocial techniciste – reposant essentiellement sur la HEC, ses ingénieurs, des barrages, conduites, canaux et turbines, et qui caractérisait une grande partie du waterscape tasmanien à cette même époque – est radicalement rejetée au cours du conflit.

3. L’annulation du projet ou l’abandon d’un cycle hydrosocial techniciste ?

3.1. Vers la mise en place d’un nouveau cycle hydrosocial privé d’objets techniques

28 Les récits des militants anti-barrage laissent entrevoir que la contestation est en partie liée au pouvoir de la HEC et à la capacité de celle-ci à édifier partout où elle le souhaite

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des barrages. Pour un opposant au projet Gordon-below-Franklin, ce dernier aurait constitué « one step too far of the HEC to just have this agenda of just wrecking everything, damming everything » (Entretien 15). La puissance de la HEC, qui pour de nombreuses personnes enquêtées est intimement liée à la construction de barrages, révèle que la compagnie hydroélectrique est perçue par beaucoup comme dominant le cycle hydrosocial tasmanien (figure 5).

Figure 5. Le conflit lié au barrage Gordon-below-Franklin et l’évolution des cycles hydrosociaux

Conception et réalisation inspirées de J. Linton et J. Budds (2013) Figure réalisée par l’auteur

29 À l’issue des conflits, le cycle hydrosocial au sein duquel la HEC joue un rôle important se maintient en partie car les ouvrages déjà construits restent en place et sont toujours gérés par la même institution. Mais les rôles de cette dernière sont redéfinis, ce qui affecte les structures sociales et les rapports de pouvoir ainsi que les infrastructures en elles-mêmes. Un nouveau cycle hydrosocial se construit-il alors ?

30 D’abord, si émergence il y a, elle s’explique par une réflexion poussée de la part de différents acteurs sur l’aménagement des cours d’eau et plus particulièrement sur la construction de barrages. Peu de temps après le conflit, l’abandon du barrage Gordon- below-Franklin suscite un questionnement de la part de chercheurs et d’ingénieurs. Ainsi, un ingénieur spécialisé dans les questions environnementales écrit en 1987 : « Cet événement montre qu’il ne faut jamais sous-estimer l’importance des conséquences environnementale des infrastructures hydrauliques […] ; Nous pouvons espérer que, pour les infrastructures hydrauliques à venir, des études environnementales interdisciplinaires seront menées de manière bien plus approfondie. Cela devrait empêcher que la construction d’un barrage ne génère des antagonismes aussi forts que ceux qui se sont développés en Tasmanie »35 (Bandler, 1987). Selon un ancien hydrologue de la HEC, le conflit aurait d’ailleurs insufflé un changement dans les représentations des barrages et la représentation des aménageurs et gouvernements qui soutenaient les projets de construction :

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« Il y a quelques années la philosophie c’était "C’est une rivière, construisons un barrage !", maintenant c’est "Avons-nous réellement besoin de construire un barrage en travers de cette rivière ? Quelles seraient les conséquences sociales et environnementales si nous ne le construisions pas ? Cette rivière vaut-elle la peine qu’on la préserve en l’état ?" […] Je crois qu’aujourd’hui, la population est bien plus consciente des impacts des très grandes infrastructures, […] avant, on faisait confiance à la HEC et au gouvernement lorsqu’ils nous disaient "On a besoin d’un barrage. On a besoin d’énergie" »36 (Entretien 28).

31 Ensuite, le conflit lié au projet et l’abandon de celui-ci n’a pas uniquement transformé les pratiques des ingénieurs de la HEC et le cycle hydrosocial en Tasmanie. Sa portée spatiale dépasse les frontières de l’île. Le débat autour de la défense de la rivière Franklin est parfois évoqué, depuis 1983, dans la presse lors de conflits autour d’autres ouvrages. Ainsi, en 1998, plusieurs articles du journal quotidien national The Australian consacrés à un conflit autour d’un barrage d’irrigation en Australie occidentale mentionnent le Gordon-below-Franklin : « Un projet de 2 milliards de dollars pour capturer les eaux de la Fitzroy menace de donner lieu à la prochaine "Franklin dam dispute" »37 (27 février 1998, The Australian). Des articles centrés sur la ressource et la pénurie en eau et rédigés par différents journalistes du quotidien The Australian émettent l’hypothèse selon laquelle les acteurs politiques australiens auraient développé une phobie des barrages suite au conflit lié au Gordon-below-Franklin. Ainsi, « non seulement ces activités ont sauvé la rivière Franklin, mais elles ont aussi fixé un agenda politique pour les deux, et possiblement cinq décennies qui ont suivi la controverse. Depuis, aucun leader politique n’a osé proposer la construction d’un nouveau grand barrage […]. Les élus aux états [par opposition à l’échelon fédéral] pensent que proposer la construction d’un barrage est le meilleur moyen de perdre son mandat. En conséquence, ils évitent complètement le sujet. Les premiers ministres des états fédérés évitent d’utiliser le mot commençant par la lettre "b" »38 (25 août 2005, The Australian). Le point de vue de ces quelques articles est partagé par un sénateur australien de Tasmanie qui explique que l’effet du conflit Gordon-below- Franklin sur la capacité des gouvernements australiens à construire des barrages est bien réel : « Au bout d’un moment, tous les gouvernements d’Australie, quel que soit leur bord politique, avaient très peur de construire des barrages. Et c’est pour ça qu’aujourd’hui la ville de Sydney fait face à des pénuries d’eau »39 (Entretien 13).

32 Enfin, la gestion des cours d’eau en travers desquels se trouvent des barrages aurait changé, selon d’anciens ingénieurs de la HEC. Lors de l’enquête menée en Tasmanie en 2016, l’île traversait une période de sécheresse importante. Au cours des entretiens, les anciens ingénieurs ont en conséquence été particulièrement bavards sur les modes de gestion des barrages et de la ressource en eau (dans une dimension physique) : « Avec la suppression de la branche ingénierie, la compagnie hydroélectrique est devenue une organisation purement commerciale. […] ils [HydroTasmania] ont vidé les réserves pour faire du profit financier à court terme, "Oh, mais nous avons toute cette eau [dans le réservoir Gordon], c’est comme avoir de l'argent en banque, nous pouvons la vendre" […]. Mais le système a été conçu d’une façon spécifique […] si vous faites baisser le niveau d’eau dans le réservoir, vous en tirerez deux fois moins d'énergie. Alors, qu’ont-ils fait ? Ils ont drastiquement baissé le niveau du réservoir, alors même que le système avait été conçu dans l’optique de maintenir le réservoir à un niveau assez élevé. À mon avis, c'est parce qu'ils ont écarté de la prise de décision tous les apports du service ingénierie et qu'ils sont aujourd’hui guidés par le court-termisme »40 (Entretien 8, avec un ancien ingénieur).

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33 Cette citation montre d’abord que ce n’est pas uniquement la trajectoire de l’objet technique dans sa dimension matérielle qui permet de mesurer les évolutions du cycle hydrosocial. Pour considérer la trajectoire du cycle hydrosocial à partir des objets techniques, il convient aussi de penser ces derniers comme reflétant des systèmes de pratiques d’aménagement et de gestion de l’eau. Les propos de l’ancien ingénieur révèlent aussi que si le cycle hydrosocial caractérisé par l’aménagement des cours d’eau a été remis en cause par le conflit lié au Gordon-below-Franklin, le nouveau cycle hydrosocial semble moins marqué par un discours de la « conscience verte » (Dryzek, 2012) – qui réclamerait une plus grande égalité entre l’humanité et la nature, entre l’humain et le non-humain – que par un discours du « rationalisme économique » (Dryzek, 2012) – où le marché et les prix gouvernent les choix environnementaux.

3.2. Le cycle hydrosocial de l’eau « verte », un cycle localisé dans un waterscape bien délimité

34 Malgré l’affaiblissement du cycle hydrosocial techniciste et prométhéen, la diffusion du cycle hydrosocial de l’eau « verte » – c’est-à-dire, en s’inspirant des travaux de Dryzek

(2012) sur la « conscience verte », d’un cycle hydrosocial au sein duquel l’H2O serait reconnu comme limité et à l’intérieur duquel il n’existerait pas de hiérarchie entre humains et non-humains – paraît être limitée. Les entretiens ne laissent pas entrevoir de lien entre l’évolution dans la construction d’infrastructures ou dans les relations de pouvoir et la définition même de l’eau. Il n’y a donc pas de constat partagé de l’émergence d’un nouveau cycle hydrosocial. Hormis les ingénieurs, peu de personnes ont considéré que l’abandon du projet de barrage avait changé les modes d’aménagement ou de gestion des cours d’eau, que ce soit à l’échelon tasmanien ou à l’échelon australien. Elles ont souvent reconnu que le pouvoir de la HEC s’était étiolé au fur et à mesure des années depuis le conflit, mais n’ont pas estimé que le conflit avait fait naître un débat plus général sur les cours d’eau ou sur la ressource en eau. Les barrages d’irrigation, dont la construction s’est poursuivie en Tasmanie41, n’ont été que très rarement évoqués. Selon un militant anti-barrage, les barrages d’irrigation restent aujourd’hui trop peu controversés en Tasmanie : « [Les barrages d’irrigation] ne sont pas suffisamment controversés. […] on devrait questionner bien plus notre recours au barrages d’irrigation. Car l’irrigation elle- même peut avoir des conséquences négatives – en termes de salinité par exemple. Elle permet aussi à des agriculteurs d’accroître leur emprise agricole ce qui suppose bien souvent de défricher la forêt primaire (située sur des terres appartenant aux agriculteurs) »42 (Entretien 16).

35 Cette distinction entre ouvrages hydroélectriques et ouvrages d’irrigation laisse voir que la finalité des objets techniques ne doit pas être sous-estimée dans l’analyse des conflits liés à l’eau. Elle révèle aussi le poids de la représentation de la nature attribuée au site dans lequel un objet technique est envisagé. En Tasmanie, transformer un waterscape considéré comme relevant de la nature sauvage car dépourvu de population humaine, de relations de pouvoir et d’infrastructures est bien plus source de conflit qu’ajouter un objet technique dans une nature arcadienne habitée et en partie aménagée. Ce faisant, le cycle hydrosocial de l’eau verte se limite à un waterscape donné, le corridor de la rivière Franklin. Son émissaire, le fleuve Gordon est certes en partie protégé, mais reste soumis à des variations de débits importantes en lien avec le fonctionnement de la centrale hydroélectrique du réservoir Gordon.

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Conclusion

36 Les barrages constituent des objets techniques occupant une place importante dans les relations sociales, économiques et politiques (Aubriot et Riaux, 2013). Plus encore, ces ouvrages sont reconnus dans le dernier tiers du XXe siècle comme des infrastructures hydrauliques qui sont bien plus que des objets relevant de l’ingénierie. Ils sont d’ailleurs de plus en plus considérés comme des objets socio-techniques qui ne concernent pas uniquement des institutions hydrauliques et des ingénieurs, mais la société dans son ensemble. À ce titre, les barrages peuvent même être accompagnés d’un discours qui les présente comme des solutions – des « hydraulic fix[es] » (Swyngedouw 2015) – à des problèmes économiques, politiques et sociaux. Le barrage comme solution assure alors le maintien du cycle hydrosocial en place, en l’occurrence le cycle producteur d’une eau prométhéenne dominé par des acteurs tels que la HEC et ses soutiens existants au sein de la sphère politique. L’exemple du Gordon-below-Franklin, au travers notamment des récits des opposants du projet, révèle que si l’hydraulic fix que représente cet ouvrage est contesté, l’abandon d’une infrastructure hydraulique et la redéfinition des rôles d’une hydrocratie ne semblent pas suffire pour remplacer le cycle hydrosocial techniciste par le cycle hydrosocial de l’eau verte. Le conflit a indéniablement transformé les représentations de l’objet barrage en Australie et ses conséquences sur les rapports de pouvoir, entre le parti Vert et d’autres groupes politiques (Hay et Haward, 1988) et entre la société civile et des institutions puissantes, sont incontestables. Toutefois, il n’a pas conduit à une transformation radicale du cycle hydrosocial : la représentation prométhéenne de l’eau est concurrencée, mais ne disparaît pas. Du point de vue du droit, Godden (2015) va jusqu’à dire que la rivière – et l’on pourrait étendre ce constat à l’eau et sa gestion – a été occultée de la mémoire juridique. Si l’émergence d’un nouveau cycle hydrosocial à la fin du XXe siècle est « incertain[e] » (Perrin, 2018), c’est peut-être aussi parce qu’au sein des conflits et controverses liés aux infrastructures hydrauliques, l’eau elle-même occupe encore souvent une place modeste, du moins pour certains acteurs. L’approche du cycle hydrosocial par ses objets techniques est donc une manière de remettre l’eau en contexte, de ne pas la considérer a priori comme la question centrale, ou l’unique question, des controverses qui la concernent. Ce constat, similaire à celui de McDonnell (2014) qui rappelle l’importance des liens entre eau et énergie, appelle à mener des études qui, tout en mobilisant le cycle hydrosocial, ne soient pas uniquement centrées sur l’eau elle-même.

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NOTES

1. Il s’agit d’une association d’ingénieurs fondée en 1919 avec pour objectif de faire avancer la science et la pratique de l’ingénierie. Elle compte aujourd’hui environ 100 000 adhérents. Depuis plusieurs années elle attribue à certains ouvrages d’art le label de « National Engineerings Landmark ». D’après leur site officiel : https:// www.engineersaustralia.org.au/About-Us/Overview/History, consulté en octobre 2018. 2. « National Engineering Landmark ». 3. « The use of double-curvature enabled the dam’s concrete volume, and therefore the cost, to be significantly reduced ». 4. « material mediator[s] between water and politics ». 5. « technical artefacts, regulatory frameworks, cultural norms, environmental flows, funding mechanisms, governance forms ». 6. « immobility, obduracy and resilience ». 7. Voir http://www.icold-cigb.net/FR/cigb/cigb.asp, consulté en mai 2018.

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8. D’après la base de données de la Commission internationale des grands barrages qui met à jour régulièrement le Registre mondial des barrages depuis 1958 : http:// www.icold-cigb.org/FR/registre_des_barrages/registre_mondial_des_barrages.asp, consulté en octobre 2018. 9. Dans ses travaux récents, Swyngedouw a multiplié les expressions inspirées du spatial fix. Dans les publications qu’il consacre aux projets espagnols de dessalement, il qualifie les usines de « desalination fix » et de « sociotechnical fix » (Swyngedouw, 2013 : 261 et 264) ou encore de « techno-natural fix » (Swyngedouw, 2015 : 192). L’orientation de la société vers des projets de dessalement refléterait un nouveau « socioecological fix » (Swyngedouw, 2013 : 261) ou un nouveau « socionatural fix » (Swyngedouw 2013, 268). Cette solution s’inscrirait dans un discours du « techno-managerial fix » (Swyngedouw et Williams, 2016 : 56), un discours consensuel et dépolitisé. Lorsqu’il décrit la contestation sociale vis-à-vis des projets de transferts d’eau entre différents bassins versants, le dessalement constitue alors un « hydrosocial fix » (Swyngedouw et Williams, 2016 : 58). Parce que les usines de dessalement permettent l’intégration de l’espace maritime dans le débat espagnol sur la ressource en eau et que la ressource en eau s’arrêtait auparavant aux frontières terrestres du pays ou aux limites des bassins versants, un changement d’échelle se produit dans la réponse à la crise : Swyngedouw parle alors d’« hydro scalar fix » (Swyngedouw, 2013 : 263) ou plus généralement de « scalar fix » (Swyngedouw et Williams, 2016 : 60). À l’exception peut-être du « scalar fix », développé à plusieurs reprises et notamment dans l’article de 2016, ces fixes sont rarement définis précisément par Swyngedouw. Il les emploie avant tout pour étudier les récits et les argumentaires en faveur du dessalement et pour rappeler que le dessalement constitue un moyen pour maintenir un mode de développement moderne et capitaliste. 10. « capitalism’s insatiable drive to resolve its inner crisis tendencies by geographical expansion and geographical restructuring ». 11. « how water is produced through social and political processes, and how water shapes social structures, relations and identities, and with what effects across space and time ». 12. « the desalination “fix” and the “mobilization of the seas” continues to focus on water supply (rather than other possible forms of socio-hydraulic management) and reproduce a consensual hydro-modernist development imaginary despite affirmations of radical change ». 13. Même si l’institution existe encore aujourd’hui, ses statuts ont été redéfinis dans les années 1990 et l’entreprise publique a changé de nom pour devenir HydroTasmania. 14. http://www.hydro100.com.au/past, consulté en mai 2018. 15. D’après le registre des barrages australiens édité en 2010 par l’Australian National Committee on Large Dams, https://www.ancold.org.au/wp-content/uploads/2012/10/ Dams-Australia-2010-v1.xls, consulté en octobre 2018. 16. Si les travaux qualifiés de « political ecology post-structuraliste » sont une source d’inspiration importante pour moi, je ne souhaite ni défendre l’appellation « post- structuraliste » ni contribuer à la multiplication de sous-courants théoriques. Dans la lignée de Gautier et Benjaminsen (2012), je considère que « le post-structuralisme est difficile à définir. […] L’utilisation du terme post-structuraliste reste essentiellement le fait d’universitaires et d’éditeurs nord-américains […]. Mais la nature exacte du post-structuralisme et sa reconnaissance comme courant philosophique à part entière font toujours l’objet de controverses » (p. 11).

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17. « an ensemble of ideas, concepts, categorisations that are produced, reproduced, and transformed in a particular set or practices and through which meaning is given to physical and social realities ». 18. Les entretiens ont été réalisés en anglais. Les citations faites dans ce texte ont été traduites par l’autrice et les citations originales figurent en note de bas de page. 19. Avec l’Environment Protection Act de 1973 (Act n° 34 of 1973) la HEC devait proposer des variantes à son projet. Pour sortir de la crise politique, le gouvernement Labor de Doug Lowe considère la variante que représenterait le barrage Gordon-above- Olga. Cette dernière est rejetée par le Legislative Council, la chambre « haute » du Parlement tasmanien. 20. « The recommended scheme [i.e. le projet Gordon-below-Franklin] meets the load forecast whereas the alternative scheme [i.e. le projet Gordon-above-Olga] does not ». Report on the Gordon River Power Development Stage Two, Appendix IV Alternative Hydro-Electric Developments, HEC, 1979, p. 11. Consulté aux Archives de la Wilderness Society (Hobart, Tasmanie). 21. « No amount of minor manipulation of these alternative developments programmes can overcome the major economic and energy production disadvantages which are inherent in a decision not to use the potential of the . […] The cost of electricity to the general consumer will rise because of the decision to exclude the potential of the Franklin river ». A report by the Hydro-Electric Commission on the Effect on power development of a decision not to use the hydro potential of the Franklin river, HEC, octobre 1980, p. 2. Consulté aux Archives de la Wilderness Society (Hobart, Tasmanie). 22. « too little, too late, too costly, too damaging ». « Tasmania's future ? It's up to you », Plaquette diffusée par l'association Heat, decembre 1981. Document remis par une personne enquêtée (Hobart, Tasmanie). 23. « technical background ». 24. « So at the time, Hugh Saddler, an energy expert, would produce a report on the amount of energy that could be saved if we insulate homes more. Then I would use that information in media and publications of the Wilderness Society to show we could use this other pathway ». 25. « the word wilderness is used to describe an area free from the presence (sight, sound and knowledge) of human development and which provides outstanding opportunities for the enjoyment of primitive and unconfined types of recreation. Any encroachment into primitive areas by industry will destroy its value as wilderness ». Wilderness and the Gordon River Power Development Stage 2, The Wilderness Society, 1980, p. 5. Consulté aux Archives de la Wilderness Society (Hobart, Tasmanie). 26. Le gouvernement Labor divisé décide d’organiser un référendum en été 1981-1982. Les résultats du référendum du 12 décembre 1981 sont en faveur du barrage Gordon- below-Franklin, puisque 119 875 votants auraient choisi cette option. Seuls 20 184 votants optent pour le projet Gordon-above-Olga. Enfin, 114 060 bulletins sont considérés comme nuls et plus de 84 000 d'entre eux auraient porté la mention « no dams » (ajoutée à la main sur le bulletin). En effet, la Wilderness Society avait promu le vote informel. Les chiffres présentés ici sont ceux recensés par le Parlement tasmanien : http://www.parliament.tas.gov.au/tpl/InfoSheets/referendums.htm, consulté en juillet 2018.

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27. « The Labor government put out a referendum : “Which dam would you like ?”, stupid. So stupid, to ask the population on an engineering… “do you want this dam or that dam ? » […], it was just crazy, so of course there was only one response […] “no dams” ». 28. « There were the arguments that were put forward by the conservationists that annoyed we hydro-engineers who I think were better educated for understanding that [i.e. la demande énergétique]. […] the good economics, you don’t just arrive to it overnight, you have to work out how good the geology is and that sort of thing. It’s a complex arrangement to come up with a proposal to build a hydro-scheme ». 29. The Wilderness News, 1982, numéro 5, p. 5. Consulté aux Archives de la Wilderness Society (Hobart, Australie). 30. « There was another place where there were bulldozers clearing the beautiful beautiful old forest and knocking it down and revealing the white limestone ; it was just so emotionally shattering to see these beautiful places you had walked through and come back to them weeks later and it’s white, nothing ! ». 31. « The principal wild and scenic rivers affected by the project are the Franklin (28 % lost) and the Denison (15 % lost). Both will retain their wild and scenic status over their reduced length ». Report on the Gordon River Power Development Stage Two, Appendix V Draft Environmental Statement, HEC, 1979, p. 17. Consulté aux Archives de la Wilderness Society (Hobart, Tasmanie). 32. La découverte de cette grotte, d’abord nommée Fraser Cave par des géomorphologues et archéologues souhaitant attirer l’attention du Premier ministre australien, , est narrée dans un article publié à l’époque dans la revue Nature (Kiernan, Jones, et Ranson 1983). 33. D’après un article du 4 juin 1983 publié dans The Mercury. Document transmis par une personne enquêtée (Hobart, Tasmanie). 34. « I was approached by a senior engineer who was trying to get me to go onto their site and say “You know we can save this cave site by doing various engineering things” and their proposal was to […] build a concrete tunnel, […] which would surround the whole cave, […] and they were even proposing to put a revolving restaurant on the top for tourists. […][they] suggested we could actually glue, using peridotite, the whole of the archaeological deposit together so that the water wouldn’t disturb it. So they had these mad schemes ». 35. « This case illustrated that the importance of environmental implications of water structures must never be underestimated […] ; It is hoped that for future hydraulic structures an interdisciplinary environmental analysis will be conducted with much greater care. This should ensure that the building of a dam will not again generate such bitter antagonism as was aroused in Tasmania ». 36. « Years ago the philosophy was “It’s a river let’s dam it”, now it is “Do we really need to dam it ? And what is the social and environmental impact if we don’t ? Is this river worth saving ? ». […] I think now people are much more socially aware of the impact of a major construction, […] years ago we just believed the Hydro and the government when they said “We need a dam, we need the electricity” ». 37. « A $ 2 billion scheme to tap the Fitzroy River threatens to become the next Franklin Dam dispute ». 38. « not only did this action save the Franklin, it also set the political agenda for the next two, and possibly up to five, decades. […] no political leader since that event has proposed the building of a major new dam […]. State politicians believe that the surest way to be voted out of

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office is to propose the building of a new dam, so they avoid the subject altogether. State premiers don’t like using the d-word ». 39. « Not immediately but governments of all persuasions Australia-wide became very scared about building dams and that is why Sydney now has water shortages ». 40. « With the removal of the engineering it has become a purely commercial sort of organisation. […] they [HydroTasmania] have run down the storages because of the short term financial reward, “oh we’ve got all this water, it’s like having money in the bank, we can sell that” […]. But the system was designed as a hydro system with a certain amount of backup. […] if you drop the level down, you are going to get half as much power out of it. So what have they done ? They have dropped it right down, […] it was designed to been kept up there at a high level. To me it is because they have removed all the engineering input into high level decision- making and it is run by short-termism ». 41. D’après le registre des barrages australiens édité en 2010, entre 1980 et 2006, 35 barrages d’irrigation entre 10 et 50 mètres de hauteur ont été construits en Tasmanie. Ils représentent un volume total de 76 millions de m³ d’eau. 42. « [They are] not controversial enough. […] we should be questioning and a lot more thoughtfully having dams for irrigation. Because irrigation itself can have some quite significant negative consequences as far as salinity, but also providing more water means farmers can develop their land which often means cutting down more native forests (on land owned by farmers) ».

RÉSUMÉS

Cet article s’intéresse à la contestation et à l’abandon d’un projet de barrage, le projet Gordon- below-Franklin (Tasmanie, Australie) que tente de poursuivre une institution publique, l’Hydro- Electric Commission of Tasmania, de la fin des années 1970 jusqu’en 1983. Il analyse plus spécifiquement comment l’hydraulic fix que représente cet ouvrage est débattu dans la sphère publique, comment l’utilité et l’efficacité même de l’objet technique barrage sont contestées. Si l’abandon d’un projet d’infrastructure hydraulique et la redéfinition des rôles d’une « hydrocratie » participent au délitement d’un cycle hydrosocial techniciste, ils ne conduisent que très partiellement à la mise en place d’un cycle hydrosocial de l’eau verte.

This article focuses on opposing and abandoning the Gordon-below-Franklin dam project (Tasmania, Australia). The project had been put forward by the Hydro-Electric Commission of Tasmania towards the end of the 1970s. The article analyses more specifically how the hydraulic fix which the project represents is debated in the public sphere and how the utility and the efficiency of the technical infrastructure is contested. Abandoning the hydraulic infrastructure project leads to the redefinition of its hydrocracy and plays a role in the disintegration of a technical hydrosocial cycle. Nevertheless, a green hydrosocial cycle is only partially produced during and after the controversy.

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INDEX

Keywords : dam, discourse, Gordon River (Australia), hydraulic fix, hydrosocial cycle, infrastructure, representation Mots-clés : barrage, cycle hydrosocial, discours, fleuve Gordon (Australie), hydraulic fix, objet technique, représentations

AUTEUR

SILVIA FLAMINIO

Silvia Flaminio est docteure en géographie et chercheuse à l’UMR 5600 EVS (Lyon) et à l’IGD (université de Lausanne). Ses recherches portent sur les représentations et les discours liés aux barrages ainsi que sur les conflits et les controverses que ces ouvrages peuvent susciter. [email protected]

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Les « techniques alternatives » sont- elles envisagées comme un outil de gestion qualitative des eaux pluviales ? Analyse des discours des acteurs de la gestion sur le territoire du Grand Lyon Do water managers perceive sustainable urban drainage systems as tools for an improved qualitative management of stormwater? A discourse analysis of the case of Lyon (France)

Émeline Comby, Anne Rivière-Honegger, Marylise Cottet, Sébastien Ah- Leung et Nina Cossais

Ces travaux de recherche ont été menés au sein du projet « Micromegas : les techniques alternatives dans la lutte contre les micropolluants (Grand Lyon) », coordonné par Sylvie Barraud (INSA Lyon) dans le cadre d’un appel à projets du ministère en charge de l’Écologie, de l’Onema, des Agences de l’eau (2014-2018). Pour en savoir plus : www.graie.org/micromegas- lyon/spip.php

1. Du cycle hydrosocial aux dispositifs techniques

1 Le cycle hydrosocial est constitué d’un système complexe d’humains et de non-humains

(Budds et al., 2014). Si H2O comme molécule est analysée par un « cycle hydrologique », l’eau est pensée dans un cycle hydrosocial qui insiste sur les composantes biophysiques

d’H2O (telles les précipitations) d’une part et d’autre part sur une ressource mise en valeur grâce à des acteurs, à des réseaux ou à des réglementations (Bakker, 2002). Ainsi, le cycle hydrosocial suggère que les modalités de gestion de l’eau ont des impacts sur les sociétés, que des relations sociales différentes produisent des eaux de natures contrastées et que la matérialité de l’eau structure des interactions sociales (Linton et

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Budds, 2014). Ce cadre conceptuel se centre non seulement sur les relations sociopolitiques construites autour de l’eau (impliquant des questions autour de la gouvernance et des niveaux de gestion), mais aussi sur les dispositifs techniques de

gestion des eaux et sur la matérialité de l’eau qui combine H2O avec d’autres matières, dont certaines sont qualifiées de polluantes.

2 À la suite des travaux de M. Douglas (1966, trad. 2005), la pollution est considérée comme effective quand une matière n’est pas là où elle devrait être, questionnant les représentations sociales et individuelles des matières et les enjeux spatiaux de leur présence. Suite aux exigences de la directive cadre sur l’eau de 2000, de nombreuses familles de micropolluants présents dans les eaux de pluie font l’objet d’une forte attention. Dans le « Plan micropolluants 2016-2021 pour préserver la qualité des eaux et la biodiversité » de l’État français, un micropolluant est défini comme « une substance indésirable détectable dans l’environnement à très faible concentration (microgramme par litre, voire nanogramme par litre). Sa présence est, au moins en partie, due à l’activité humaine (procédés industriels, pratiques agricoles ou activités quotidiennes) et peut à ces très faibles concentrations engendrer des effets négatifs sur les organismes vivants en raison de sa toxicité, de sa persistance et de sa bioaccumulation ». Les analyses chimiques des eaux de pluie révèlent une présence de micropolluants parfois en quantité non négligeable (Becouze- Lareure, 2010 ; Gasperi et al., 2013) : elles sont identifiées comme l’une des sources diffuses de pollution des milieux aquatiques.

3 Si une plus grande connaissance de l’efficacité technique des performances des systèmes à l’égard de la pollution des milieux est nécessaire (Sébastian et al., 2015), une approche plus sociale et politique de la gestion des micropolluants par des dispositifs techniques permet de mieux comprendre les représentations et les pratiques des acteurs de la gestion à l’égard du cycle hydrosocial et d’appréhender des changements de stratégies, voire de jeux de pouvoir. La littérature anglophone insiste notamment sur les difficultés à changer de dispositifs techniques. Si les infrastructures « vertes » qui s’appuient sur des principes écologiques semblent de plus en plus promues, les infrastructures « grises » (c’est-à-dire fondées sur les réseaux) tendent toujours à s’étendre spatialement (Winz et al., 2011), témoignant d’une certaine permanence du cycle hydrosocial. Différents facteurs se combinent pour expliquer les résistances aux changements de dispositifs techniques et le maintien d’une forme de statu quo (Winz et al., 2014).

4 Cette contribution s’appuie sur l’étude de cas du Grand Lyon, une métropole souvent vue comme pionnière dans la gestion « alternative » des eaux pluviales (Cossais et al., 2018). Cet exemple n’est pas représentatif des villes françaises, mais permet d’analyser un espace où les dispositifs techniques pour gérer les eaux pluviales sont divers. L’étude des discours des acteurs qui jouent un rôle dans la gestion de ces eaux permet de comprendre comment techniques « alternatives » et micropolluants interagissent dans leurs représentations. L’analyse repose sur 24 entretiens semi-directifs visant à mieux comprendre comment les dispositifs techniques sont choisis et comment la pollution des eaux entre en compte dans la prise de décision.

5 Dans un premier temps, le cadre conceptuel du cycle hydrosocial est transposé pour l’eau pluviale, en insistant sur les circulations matérielles et les dispositifs techniques. Ensuite, le cycle hydrosocial est lu à travers différents niveaux de gestion, en suivant le cheminement d’une goutte d’eau dans le Grand Lyon. Enfin, les résultats sont discutés autour de quatre axes : les liens entre gestion quantitative et qualitative des eaux

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pluviales, les interactions entre les acteurs urbains et les scientifiques dans la gestion des eaux pluviales, les représentations que les gestionnaires se font des (micro)polluants dans les eaux pluviales et de l’efficacité des techniques alternatives.

2. Cadre conceptuel. Dispositifs techniques, circulations et pollutions des eaux

2.1. La transposition du cycle hydrosocial aux eaux pluviales : faire circuler l’eau

6 Le cadre conceptuel du cycle hydrosocial, classiquement développé pour des eaux courantes, gagne à être transposé aux eaux pluviales, même si ces dernières présentent des spécificités. En premier lieu, leur présence est ponctuelle dans le temps, ce qui les rapproche des problématiques de l’intermittence (à travers la gestion successive de la rareté et de l’abondance, des probabilités d’occurrence tant spatiale que temporelle…). Ensuite, elles sont présentes sur tout le territoire et ne sont pas concentrées dans un espace donné (comme le lit d’un cours d’eau). Par temps de pluie, les acteurs font l’expérience des gouttes, mais les modalités d’évacuation des eaux pluviales semblent parfois méconnues. En cas de surplus, des inondations peuvent être liées à des phénomènes de ruissellement ou de débordement des réseaux. Les eaux pluviales ont une présence aérienne, de surface et souterraine, et cheminent vers un milieu aquatique.

7 Dans une perspective d’urban political ecology, les concepts de métabolisme et de circulation permettent de décrypter des transformations liées à des dynamiques et à des interconnexions entre des collectifs hétérogènes (Swyngedouw, 2006). E. Swyngedouw (2009) suggère qu’il existe une corrélation entre les transformations du cycle hydrosocial et les relations de pouvoir qui interviennent dans différentes sphères. Les dispositifs techniques sont un prisme pour analyser comment se met en place et se modifie un cycle hydrosocial, tant dans ses dimensions spatiale, temporelle qu’« actorielle ». Ils produisent un cycle de l’eau spécifique et jouent des « rôles essentiels » dans la société qui n’est « pas faite seulement de liens interpersonnels et d’institutions » (Garcier, Rocher, et al., 2017). En effet, les dispositifs techniques permettent de saisir, à différentes échelles spatio-temporelles, les itinéraires et les trajectoires de l’eau en ville. Les circulations urbaines de l’eau s’effectuent grâce à des objets (mis en) politique(s) : « la régulation par l’infrastructure demeure alors un mode dominant de gouvernement et une ressource de pouvoir évidente, la vitesse et la fluidité […] sont recherchées en vue d’une mobilité optimisée, tandis que se créent des hiérarchies entre espaces » (Garcier, Martinais, et al., 2017). Le cycle urbain de l’eau pluviale apparaît comme une construction géohistorique révélant différentes logiques de pouvoirs et de savoirs qui expliquent en partie la sélection de dispositifs techniques à un moment donné (Guillerme, 1983).

8 Le cycle hydrosocial de l’eau peut reposer sur de nombreux dispositifs, ceux liés à un réseau unitaire (qui achemine l’eau pluviale de l’égout à la station d’épuration puis au milieu), ceux liés à un réseau séparatif, mais également des techniques dites « alternatives » (Chocat, 1996). Ainsi, en France, la gestion des eaux pluviales urbaines repose souvent sur un réseau centralisé emblématique de l’« âge des réseaux » du XIXe et du XXe siècle, conception qui est remise en question par les injonctions d’un

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développement urbain plus « durable » : le « métabolisme réticulaire », modèle organisé autour de tuyaux et de canalisations, est remis en cause au profit d’un « métabolisme écocyclique » (Coutard et Rutherford, 2009). Il s’agit de passer d’une logique de prélèvement, d’approvisionnement et d’évacuation fondée sur une efficacité socio- technique à une performance plus « écologique » qui se réfère à la préservation des milieux (Le Bris et Coutard, 2008). En effet, la gestion par un système unitaire des eaux de pluie est stigmatisée, car elle cause des perturbations hydrologiques et géomorphologiques, elle n’est pas favorable à la recharge de la nappe, elle favorise des inondations et elle dégrade la qualité de l’eau (Dhakal et Chevalier, 2016). Redonner une place à la nature ne sous-entend pas moins d’artificialisation : cette logique se développe via d’autres techniques, des nouveaux acteurs et des discours renouvelés (Carré et Deutsch, 2015). La littérature anglophone distingue les infrastructures « grises » des « vertes » pour gérer les circulations d’eau et traiter les eaux pluviales (Cousins, 2017b). Les infrastructures « vertes » permettent de changer l’utilisation des sols urbains, ce qui réduirait les îlots de chaleur urbains, diminuerait la pollution de l’eau, favoriserait des économies d’énergie, la création d’habitats pour la faune et la flore ainsi que la création d’espaces amènes pour les loisirs (Keeley et al., 2013).

9 Bien que non strictement synonymes des infrastructures « vertes », les techniques « alternatives » de gestion des eaux pluviales sont le terme le plus courant dans la littérature francophone. Elles mettent en exergue la proximité (Carré et al., 2006) qui peut être spatiale (en gérant l’eau près de son point d’impact avec le sol), organisationnelle et institutionnelle d’une part, contrainte ou désirée d’autre part (Bahers et Durand, 2017). Apparaît ainsi une nouvelle appréhension des espaces du cycle urbain de l’eau pluviale qui met en tension métriques topographique (fondée sur la distance euclidienne et valorisant une gestion à la source) et topologique (appuyée sur les réseaux), ce qui permet d’insister sur les différentes modalités de circulations des eaux (Porse, 2013). La littérature francophone sur la gestion sociale et politique des techniques « alternatives » de gestion des eaux pluviales aborde leur adoption à un niveau européen (Chouli, 2006), national (Patouillard, 2014) et local, en insistant sur les pratiques des usagers pour la réutilisation domestique de cette eau (Carré et Deroubaix, 2008) ou la fréquentation de ces dispositifs dans le cadre des loisirs (Ah-leung, 2017).

10 Les approches qui mobilisent le cycle hydrosocial se centrent sur l’étude des différents acteurs à travers le décryptage des stratégies, des arbitrages et des situations de domination qui sont (re)produits autour de la gestion de l’eau (Swyngedouw, 2009). Les dispositifs techniques deviennent alors le miroir de ce jeu d’acteurs.

2.2. Entre système unitaire et techniques « alternatives » : circulations et pollutions des eaux

11 Les techniques « alternatives » favorisent une gestion qualitative des eaux pluviales, puisqu’elles réduisent les rejets directs au milieu par temps de pluie (liés au débordement des systèmes unitaires) et qu’elles limitent le ruissellement et le lessivage des sols. La gestion des eaux pluviales par le système unitaire (de type égout) reste majoritaire dans notre étude de cas, comme dans la plupart des villes françaises (figure 1).

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Figure 1. Le cycle hydrosocial des eaux pluviales dans le Grand Lyon

Inspiré de Linton et Budds (2014) Sources : Sibeaud (2013) ; Cossais (en cours)

12 En effet, dans le Grand Lyon, le système unitaire est dimensionné pour accueillir les eaux grises et noires, mais également les eaux de pluie. Toutefois, en cas de pluies soudaines et intenses, les dimensions des réseaux et des stations de traitement des eaux usées peuvent être trop faibles, générant des rejets directs au milieu par des déversoirs d’orage. Les dispositifs « alternatifs » permettraient de diminuer ces forts et soudains afflux d’eau.

13 Les techniques « alternatives » présentent différents mécanismes de dépollution. Les dispositifs centralisés procèdent plutôt par décantation grâce à des systèmes de type bassins de rétention ou d’infiltration, quand les dispositifs décentralisés peuvent limiter les émissions, le lessivage ou piéger par filtration, voire décantation grâce à des systèmes à la source comme des noues, chaussées réservoirs, toitures stockantes, biofiltres, tranchées… (Comby et al., 2016). Les systèmes centralisés (figure 2) (comme les bassins) demandent la mise en place d’un réseau pour faire circuler l’eau jusqu’à un point de stockage : ils combinent donc des caractéristiques des infrastructures « grises » et « vertes ». Même si certains bassins sont souterrains, ils soulèvent des questions en termes de maîtrise foncière, ce qui entraîne des coûts. Ils peuvent également être arborés pour proposer d’autres fonctions, notamment récréatives.

Figure 2. Les dispositifs techniques des systèmes centralisés : un cycle hydrosocial fondé sur des réseaux, des bassins, la décantation et l’infiltration

Photographies : Cossais, 08/03/2016

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14 Les systèmes décentralisés (figure 3) quant à eux sont économes en place et reposent le plus souvent sur des ouvrages moins coûteux en termes d’investissement. Ils drainent généralement des bassins versants de petite taille et doivent être multipliés pour prendre en charge des superficies urbaines importantes. Ces deux types de dispositifs peuvent être combinés, notamment dans le cadre de jardins de pluie, un aménagement paysager destiné à stocker et à infiltrer des eaux de pluie qui comprend en général un collecteur, un bassin étanche, des noues, mais aussi des plantes pour favoriser la phytoépuration…

Figure 3. Les dispositifs techniques à la source : un cycle hydrosocial fondé sur la désimperméabilisation, le ruissellement et l’infiltration

Photographies : Cossais 2018 ; Comby 2016

15 L’analyse des discours sur les techniques « alternatives » permet de questionner le cycle de l’eau pluviale urbaine, en mettant en lumière les acteurs qui s’occupent au quotidien de ces objets, mais également les espaces créés par ces objets.

3. Méthode. Construire un cycle hydrosocial en suivant une goutte d’eau de pluie

3.1. Un cycle urbain pluvial à différents niveaux : contextualisation de l’étude de cas

16 Différents échelons de décision façonnent le cycle urbain de l’eau pluviale.

17 La métropole lyonnaise, collectivité locale de 59 communes et de 1,3 million d’habitants, apparaît comme pionnière dans une gestion « alternative » des eaux

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pluviales. Ainsi, l’enjeu n° 1 du schéma général d’assainissement du Grand Lyon (2014-2027) s’intitule : « Agir à la source pour préserver la santé humaine et les milieux aquatiques ». Le rôle que s’assigne la collectivité est plus ambitieux qu’une simple prescription, puisqu’elle vise à conseiller « en tant qu’expert des acteurs locaux (constructeurs, aménageurs et industriels) pour que leurs projets intègrent le plus en amont possible la réduction à la source des polluants et des volumes d’eaux pluviales à rejeter au réseau ». Afin de réduire les rejets du système d’assainissement aux milieux aquatiques, la Métropole de Lyon a initié le projet « Ville perméable » pour « désimperméabiliser » les espaces publics à mesure de leur renouvellement et favoriser les discussions entre les différents acteurs (Cossais et al., 2018). Ce goût lyonnais pour des techniques « alternatives » s’explique également par un réseau de scientifiques, et notamment la présence du site de l’Observatoire de terrain en hydrologie urbaine de Terrain en Hydrologie Urbaine (OTHU) au sein de la Zone Atelier Bassin du Rhône (ZABR) (figure 4).

Figure 4. Entre recherche scientifique et gestion des eaux pluviales du campus de la Doua, des dispositifs techniques à la source de l’OTHU

Photographies : Cossais, 2016

18 Dans ce cadre, des espaces de la métropole lyonnaise apparaissent comme un laboratoire à ciel ouvert où est insufflée « une culture du suivi et de l’évaluation » (Soyer et al., 2014) qui favorise la diffusion d’expérimentation des dispositifs techniques. Le Groupe de recherche Rhône-Alpes sur les infrastructures et l’eau (Graie) joue également un rôle de médiateur pour diffuser des innovations à l’interface entre science et gestion.

19 Au niveau départemental, la Direction départementale des territoires (DDT) instruit les dossiers « loi sur l’eau ». Un projet qui correspond à plus de 20 hectares de bassin

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versant collecté doit faire l’objet d’une autorisation. Si la superficie est inférieure à 20 hectares, le projet fait l’objet d’une déclaration.

20 Au niveau du bassin versant du Rhône, le Schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux (Sdage 2016-2021), élaboré par l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, est construit autour de l’adaptation au changement climatique et vise à stopper la dégradation et à retrouver un bon état des eaux. Il promet une gestion quantitative et qualitative du ruissellement. Il met notamment l’accent sur la désimperméabilisation qui invite à une gestion à la source, en demandant que l’imperméabilisation de 1 m² soit compensée par la désimperméabilisation de 1,5 m², ce qui témoigne de l’ambition d’agir sur le cycle hydrosocial des eaux pluviales.

21 Au niveau national, l’État s’appuie sur le « Plan micropolluants 2016-2021 pour préserver la qualité des eaux et la biodiversité ». Cette question des micropolluants s’affirme comme essentielle depuis une dizaine d’années en réponse aux craintes sanitaires qu’ils génèrent, aux questions économiques qu’ils soulèvent (enjeux de dépollution ou de réduction des pollutions à la source) et à leurs conséquences écologiques (avérées ou supposées) sur des milieux.

22 Si la gestion des eaux pluviales et les micropolluants apparaissent comme une priorité à divers niveaux institutionnels, des entretiens permettent de comparer ces discours et les actions décrites par différents acteurs impliqués dans le cycle de l’eau pluviale.

3.2. Les acteurs d’un cycle hydrosocial méconnu : la constitution de l’échantillon

23 Vingt-quatre entretiens ont été conduits auprès d’acteurs de la gestion des eaux pluviales du Grand Lyon. Ces acteurs interviennent à différents échelons territoriaux : nationaux (Cerema pour le centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement), du bassin versant (Agence de l’eau), départementaux (DDT), locaux (Grand Lyon, communes de Villeurbanne, bureaux d’étude et services techniques de l’Ecocampus Lyon Tech – La Doua). Ils se sont déroulés à l’hiver et au printemps 2016 : deux enquêtés correspondent au niveau national de gestion des eaux pluviales, deux à l’échelon du bassin, un au niveau départemental, dix- neuf au niveau local.

24 Au niveau local, l’approche de l’eau pluviale est très fragmentée entre services selon les compétences jugées comme nécessaires : « On fonctionnait par silos, silos métiers. L’eau travaille dans son coin, l’assainissement dans son coin, la voirie dans son coin, la propreté dans son coin » (enquêté c, Grand Lyon). Cette idée de silo est partagée : « On a un gros bloc stratégie et on a un gros bloc maîtrise d’ouvrage et on a un gros bloc gestion exploitation […] tout en silo » (entretien f, Grand Lyon). Il n’y a pas de budget spécifiquement dédié à la gestion des eaux pluviales : le pouvoir est partagé entre différents acteurs.

25 Ainsi, pour reconstituer le système d’acteurs, l’échantillonnage de l’enquête suit une goutte de pluie. Quand elle est dans le ciel, elle n’est pas à proprement parler gérée. Le premier temps du cycle urbain de l’eau réside dans la conception de la ville, notamment par la prise en compte des principes du développement durable par les services en charge de la maîtrise d’ouvrage, de la maîtrise d’œuvre des projets d’aménagement (entretiens auprès de la direction de l’aménagement et de la voirie) et de la réalisation des ouvrages (entretiens avec la subdivision « Travaux »). La goutte

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d’eau peut être prise en compte au niveau du bâtiment, de la parcelle et du réseau. Le deuxième temps dépend du point d’impact avec le sol. L’eau de pluie génère un ruissellement qui peut concerner différents services : sur la chaussée, les trottoirs et les places, principalement la direction de la voirie ; au niveau des avaloirs, principalement le service du nettoiement ; au niveau des espaces verts, la commune concernée sauf cas particulier ; enfin sur les arbres d’alignement, le service Arbres et Paysage du Grand Lyon. Un entretien a été mené avec chacun de ses services. Par la suite, si la goutte d’eau part dans le réseau, elle est du ressort du service Exploitation de la Direction de l’eau qui gère les réseaux et les bassins d’infiltration et de rétention des eaux pluviales et devient ensuite l’affaire du service Usine de la Direction de l’eau qui gère les stations de traitement des eaux, ce qui a donné lieu à trois entretiens. Au sein de la Direction de l’eau, des acteurs ont une entrée plus transversale, notamment au sein du service Études, où deux entretiens ont été menés. Ce cycle urbain concerne la goutte qui tombe sur les espaces publics gérés par le Grand Lyon. Toutefois, des espaces publics peuvent être gérés par d’autres acteurs : sur le site du campus de la Doua à Villeurbanne, un des sites d’expérimentation pilote de l’OTHU, trois acteurs ont été rencontrés pour comprendre comment s’organisaient les compétences et les actions. Pour les espaces privés, l’intérêt s’est porté sur les bureaux d’études et les cabinets d’architectes. Ainsi, les acteurs qui gèrent l’eau pluviale ne sont pas tous des spécialistes de l’eau. L’affirmation des techniques « alternatives » a tendance à accroître la diversité des acteurs impliqués, puisque ce sont des ouvrages avec une dimension technique qui peuvent mixer des composantes du ressort des espaces verts, de la gestion de l’eau, mais également de la voirie. C’est la raison pour laquelle nous avons interrogé des acteurs plutôt du côté de la conception, d’autres plutôt orientés vers l’entretien quotidien des dispositifs techniques. Ils peuvent être prescripteurs, maîtres d’ouvrage, maîtres d’œuvre ou gestionnaires d’ouvrages.

3.3. Écouter une goutte de pluie : méthodologie mise en œuvre

26 Afin de faciliter les comparaisons des discours à différentes étapes du cycle hydrosocial pluvial, des entretiens semi-directifs ont été réalisés.

27 La grille d’entretien repose sur quatre parties. La première caractérise les missions des personnes interrogées et le lien qu’elles entretiennent avec la gestion des eaux pluviales. La deuxième questionne leurs représentations des dispositifs « alternatifs » de gestion des eaux pluviales et de leur performance pour cette gestion. La troisième interroge leur connaissance des micropolluants et les représentations qu’ils leur associent. La dernière partie questionne leurs représentations de la performance des dispositifs de gestion des eaux pluviales pour optimiser la gestion des micropolluants dans les eaux pluviales. Tous les entretiens ont été enregistrés et retranscrits. La durée moyenne d’entretien est de 1 heure 4 minutes, avec de forts écarts compris entre 38 minutes et 1 heure 36 minutes. Une fois les questions de la grille ôtées, le corpus total compte 263 235 mots.

28 Les entretiens ont fait l’objet de traitements quantitatifs et qualitatifs, notamment trois analyses complémentaires : une analyse de contenu (dont la base de données issue du codage a été traitée via R), une analyse textométrique sous TXM et une analyse de données textuelles sous IRaMuTeQ (Comby, 2015). L’analyse de contenu repose sur le codage de 98 variables qui rendent compte, dans les discours, de la place de la gestion

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des eaux pluviales dans la vie professionnelle de l’enquêté, des principaux avantages et inconvénients d’une gestion centralisée et décentralisée, d’une évaluation qu’ils font de la performance de ces deux systèmes, de leurs représentations des pollutions et des (micro)polluants, des interactions entre dispositifs techniques et micropolluants, de leurs connaissances et de leurs liens avec le monde scientifique. Le logiciel TXM permet de raisonner à l’échelle de mots via des concordanciers ou des cooccurrences (Heiden, 2010). La méthode du logiciel IRaMuTeQ est fondée essentiellement sur une segmentation des textes, l’analyse des formes dites pleines et une lemmatisation : il propose ensuite différents calculs comme des classifications hiérarchiques descendantes (Ratinaud et Marchand, 2012). Pour appuyer le propos, des extraits de citations sont proposés.

4. Résultats et discussion. Un nouveau cycle hydrosocial des eaux pluviales urbaines lyonnaises ?

4.1. Une gestion plus « environnementale » des eaux pluviales urbaines

29 À partir de l’analyse de contenu, deux thèmes principaux sont identifiés dans tous les entretiens (n =24), à savoir préserver les milieux naturels et optimiser la gestion des ressources.

30 Concernant la préservation des milieux naturels, les acteurs évoquent les eaux de surface dans tous les entretiens, quand les milieux souterrains sont cités dans 21 entretiens. Les milieux terrestres ne sont présents que dans 18 entretiens, témoignant d’une déconnexion possible entre mondes de l’eau et de la terre. Ainsi, un lien fort apparaît dans les discours entre la gestion du cycle de l’eau pluviale et la préservation des eaux. Les enquêtés insistent sur le rôle des techniques « alternatives » dans une gestion quantitative, notamment par la réduction des flux d’eau qui limite les rejets directs aux milieux. « On voudrait déconnecter les eaux pluviales de nos réseaux unitaires pas seulement pour protéger nos stations d’épuration, mais aussi parce que nos réseaux unitaires, ils débordent en temps de pluie directement dans le milieu naturel sans aucun traitement. […] 95 % de toutes les eaux qu’on a collectées sont passées par la station d’épuration. Mais 5 % sont pas passées […] ils ont créé autant de charge polluante que la charge polluante rejetée par la station d’épuration dans 95 % du temps » (entretien a, Grand Lyon). L’intérêt de ces dispositifs techniques en termes de qualité des milieux serait plutôt indirect, en proposant des zones tampon limitant les volumes d’eau affluant vers les stations d’épuration. Ils modifient le cycle de l’eau en temps de crise, spatialement en créant des nouveaux espaces et temporellement en retardant l’arrivée des flux d’eau vers les stations d’épuration. Toutefois, selon les acteurs enquêtés, leur rôle ponctuel n’est pas forcément bien compris par les usagers : « Le fait qu’il soit à sec ne veut pas forcément dire qu’il ne fonctionne pas, parce que souvent les gens se disent “tiens c’est marrant le bassin est vide, ça sert à rien”. » (enquêté l, Doua). Ainsi, gestions quantitative et qualitative de l’eau s’imbriquent, lorsque les dispositifs de gestion des eaux pluviales doivent faire face à des circulations d’eau trop importantes.

31 Concernant les ressources, la plus citée (n =23) est la ressource en eau, à travers les nappes souterraines et les écoulements superficiels. Le lemme de « nappe » est cité 111 fois, ce qui montre qu’elle est au cœur des préoccupations des personnes

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interrogées. Il est cooccurrent avec les lemmes « phréatique, réalimentation, proche, infiltration, infiltrer, lyonnais, directement, Est, eau, haute, hauteur, empêcher, aval, recharge, impact, ressource, augmentation, récent, amont, piézomètre, pesticide, sol, Saône, retrouver, filtre, polluer, significatif, pollution ». Ainsi, si l’approche quantitative de la nappe semble privilégiée, les questions qualitatives liées à la pollution ne sont pas oubliées. La famille de molécules la plus reliée à la nappe dans les discours s’avère être les pesticides, ce qui peut s’expliquer par leur médiatisation ou leur connaissance plus forte. Face aux modalités de transfert des polluants et à leur durée de vie dans la nappe, les techniques dites « alternatives » apparaissent comme limitées. « Ce qui est pesticide, tout ça, on sait que nos ouvrages ne les arrêtent pas. Et donc, on les transfère à la nappe. […] Je trouve préoccupant après, je ne sais pas si c’est la manière dont on gère les eaux pluviales qui est préoccupante ou si c’est la manière dont on utilise tout un tas de produits » (entretien j, Grand Lyon). Ainsi, face à certaines familles de molécules, les dispositifs techniques en présence semblent impuissants. Ce constat ne remet pas forcément en cause la stratégie de gestion des eaux pluviales, mais stigmatise plutôt certains usages en amont. « Est-ce qu’on ne pourrait pas éviter de polluer les eaux pluviales à la source ? Les chéneaux en zinc, on retrouve du zinc dans les eaux usées, ça ne vient peut-être pas que des chéneaux, mais on peut aussi agir sur tous les matériaux de construction de la ville, donc des bâtiments, des routes » (enquêté e, Grand Lyon). Les consommations d’espace et le foncier apparaissent à 18 reprises, ce qui montre les enjeux spatiaux liés à l’implantation de ces dispositifs. Cette ressource spatiale est particulièrement problématique pour les systèmes centralisés du fait de leur emprise au sol. Si une approche environnementale de la gestion des eaux pluviales semble très présente, des questions techniques et d’aménagement urbain surgissent dans un contexte où l’argent et le temps sont comptés. Ainsi, 2 sujets sont cités dans respectivement 20 et 21 entretiens : le coût des systèmes et leur durée de vie (ou pérennité). Ces deux thèmes sont vus comme des leviers ou des blocages à la mise en place des techniques.

32 Par conséquent, la prise en compte de l’environnement joue un rôle central dans la légitimité des techniques « alternatives » : ce constat rejoint celui de Coutard et Rutherford (2009) sur le « métabolisme écocyclique ». R. Garcier (2005) suggère que la pollution peut être lue à travers deux registres, celui des risques et celui de l’écologie. Ainsi, les deux argumentaires se retrouvent pleinement : les risques (pollution, inondation, changement climatique) jouent un rôle important tantôt favorable tantôt défavorable à ces techniques, quand l’écologie s’inscrit dans une prise en compte d’une ville multifonctionnelle et apparaît davantage comme un levier. Toutefois, ces dispositifs techniques font face à des blocages qui s’expliquent, d’après Chaffin et al. (2016), par des facteurs sociaux (le manque de coordination entre les acteurs impliqués et entre les modalités d’entretien), techniques (leur efficacité encore méconnue par certains acteurs urbains) et économiques (des incertitudes quant à leur coût et à leur financement, les enjeux de propriété). Notre enquête confirme la place des craintes liées au coût afférent à la gestion des espaces et affirme la nécessité de poursuivre les études concernant la pérennité des dispositifs, qui apparaît comme un critère fondamental dans la décision.

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4.2. Des dispositifs techniques à l’interface entre science et gestion de l’eau

33 Le dendrogramme réalisé sous IRaMuTeQ synthétise les grands « mondes lexicaux » (Ratinaud et Marchand, 2012) des discours. La partie gauche correspond à la gestion des eaux pluviales et des pollutions, quand la partie droite correspond davantage à une approche centrée sur les acteurs de la ville et de la recherche (figure 5).

Figure 5. Les huit « mondes lexicaux » des entretiens générés sous IRaMuTeQ

34 Les dispositifs « alternatifs » se trouvent dans la classe 1 : le bassin, puis le puits, la tranchée et la noue structurent ce monde lexical avec certaines de leurs fonctions comme l’infiltration, la rétention et la décantation. Les principaux inconvénients mentionnés sont liés à l’entretien, au colmatage ou au curage des ouvrages. Cette classe 1 est proche de la 5, centrée sur la gestion plus « classique » des eaux pluviales autour du réseau unitaire et de l’assainissement. La 5 met en exergue les déversoirs d’orage qui permettent une gestion quantitative des flux d’eau, mais génèrent des rejets directs au milieu. Ces deux classes présentent une proximité avec la classe 3 centrée sur la pollution et les molécules polluantes. Ainsi, dans les discours, apparaît une proximité entre les différents dispositifs techniques de gestion (unitaire et « alternatifs ») et la gestion de la pollution. Les principales familles citées sont les métaux, les hydrocarbures et les pesticides. Un lien avec la pollution atmosphérique est parfois établi : l’eau et le ciel apparaissent comme des systèmes en interaction, l’eau permettant le transfert et la circulation de molécules. Cette classe est proche de la classe 4 qui est centrée sur le milieu naturel et sur les conséquences des rejets. Elle soulève des enjeux réglementaires et met au premier plan la question de la mesure des polluants en termes de détection, de seuils et de conséquences, notamment sanitaires. De l’autre côté du dendrogramme, la classe 7 met l’accent sur le projet urbain. Elle présente des proximités avec la 8 qui insiste davantage sur les acteurs urbains. La 2, la plus représentée dans le corpus, présente le rôle de la recherche dans les enjeux de gestion des eaux pluviales, mettant au premier plan les expérimentations urbaines et scientifiques. La 6 regroupe des termes liés à l’organisation et au quotidien du travail des interrogés.

35 D’après Cousins (2017a), deux approches de la gestion des eaux pluviales peuvent être distinguées : l’interventionnisme infrastructurel qui s’appuie sur des règlements en combinant des résultats scientifiques avec des retours d’expérience d’une part, et

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d’autre part l’interventionnisme institutionnel qui demande la mise en place de nouvelles règles, d’institutions et d’outils économiques pour donner une valeur économique à l’eau et la considérer comme une ressource et non comme un risque. À la lecture du dendrogramme, le cas lyonnais s’inscrit plutôt dans un interventionnisme infrastructurel, à l’interface entre science et gestion, comme le montrent les liens entre ces deux sphères, à travers les références à l’INSA (n =57), à l’OTHU (n =52) et au Graie (n =16). Toutefois, certains acteurs pointent le coût comme une des problématiques fortes de gestion, ce qui est plutôt du ressort d’un interventionnisme institutionnel : « C’est une question de ligne budgétaire. Et si on arrive à prouver que ça ne coûte pas plus cher en gestion, ni en investissement ni en gestion, on aura gagné » (enquêté w, Grand Lyon). Cet enquêté s’éloigne toutefois en partie de l’interventionnisme institutionnel, car il ne s’agit pas de produire de la valeur, mais plutôt de créer un jeu à somme nulle. Un autre acteur s’inscrit davantage dans cette approche : « Contrairement au réseau, à l’eau usée qui est sur un budget annexe dans le système de “l’eau paye l’eau”. Aujourd’hui, l’eau pluviale est sur le budget principal. Donc on ne répond pas au grand principe de “l’eau paye l’eau” » (enquêté j, Grand Lyon). Ainsi, dans le Grand Lyon, l’interventionnisme infrastructurel met au cœur de sa réflexion les dispositifs techniques, dans le cadre d’un « hydro-rationalisme » (Cousins 2017a).

4.3. Les (micro)polluants, une matière identifiée dans le cycle hydrosocial

36 La définition des micropolluants pose des difficultés aux personnes interrogées. En premier lieu, le terme de micropolluant ne va pas de soi. Les enquêtés s’assurent que l’enquêtrice évoque bien la même chose qu’eux : « Dans les micropolluants vous mettez également les résidus médicamenteux ? Vous mettez les nanoparticules ? Ça dépend de ce qu’on entend toujours » (entretien r, Grand Lyon). Ensuite, les termes de pollutions et de micropollutions sont confondus par certains interrogés. Les macropollutions (c’est-à- dire visibles) sont relativement bien identifiées, à travers la catégorie de « déchet », lemme cité 89 fois. Quand il s’agit d’établir leurs connaissances sur les micropolluants, les acteurs citent en moyenne quatre familles, avec toutefois d’importants écarts selon les interrogés : au maximum huit familles sont évoquées, quand une seule famille parvient à être mentionnée au minimum. Les familles les mieux identifiées sont les métaux lourds et les hydrocarbures (n =19), les pesticides (n =18) et les médicaments (n =9). La méconnaissance peut s’expliquer par la difficulté à communiquer autour des micropolluants qui génèrent angoisse et incompréhension. « Si moi je dis à mes collègues de la voirie, de l’aménagement, je leur tiens un discours “il faut que vous gériez un maximum la pollution à la source” et qu’en même temps je leur explique tous les polluants qu’on trouve dedans ils vont me dire “Mais tu es folle ! C’est beaucoup trop pollué”, alors qu’on parle de choses infinitésimales. Mais le seul fait de les citer, notamment les produits, enfin tous les micropolluants, les toxiques […], même si c’est en quantité infinitésimale on a du mal à relativiser, voilà c’est très difficile de parler de la pollution des eaux pluviales » (enquêté a, Grand Lyon). Vingt interrogés sur 24 considèrent que la question des micropolluants liés aux eaux pluviales n’est pas une question prioritaire, mais 17 la considèrent comme émergente. Ce sujet semble assez lointain des urgences qui doivent être gérées au quotidien, notamment pour se conformer à la réglementation.

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37 Par ailleurs, M. Douglas (1966, trad. 2005) souligne l’importance de différents contextes dans la stabilisation de pratiques vues comme (il)légitimes, en faisant intervenir des jugements de valeur construits autour de couples antagonistes comme la vie et la mort, le pur et l’impur, l’ordre et le désordre ou le propre et le sale. Les enquêtés se réfèrent essentiellement aux deux derniers couples. L’ordre et le désordre sont souvent manipulés pour stigmatiser certains comportements vus comme des perturbations dans le cycle hydrosocial. « On a de plus en plus d’incivilités liées aux dépôts sur la voie publique. Cette incivilité, elle est liée bien sûr au comportement d’abord des contribuables, on va dire des riverains » (enquêté c, Grand Lyon). Le déchet incarne un désordre, une potentielle source de pollution, quand le propre et le sale sont davantage attribués à l’eau. « Sur certains sites il y a un jour consacré aux eaux pluviales qui est le vendredi. J’ai constaté en faisant des visites terrain que, parfois, [les agents] étaient en tee-shirt avec leur tee- shirt perso, qu’ils n’avaient pas les gants. Moi, la seule consigne que je leur donne c’est : vous utilisez les mêmes précautions que quand vous êtes en égout parce que la pollution du pluvial… on a l’impression que tout est propre, on se balade dehors, mais en fait, on reste sur des ouvrages qui ont potentiellement des polluants transmissibles » (enquêté j, Grand Lyon). Ainsi, les dispositifs techniques « alternatifs » bénéficient d’une autre représentation que le réseau unitaire chez les agents de terrain : ils apparaissent comme moins dangereux en termes de pollution.

4.4. Les techniques « alternatives », une catégorie à questionner ?

38 Bon nombre de gestionnaires ont des représentations ancrées de ces dispositifs « alternatifs ». Les acteurs insistent sur d’importants contrastes entre les dispositifs à la source de taille micro et les dispositifs décentralisés plus macro, comme le montrent ces extraits d’un concordancier de TXM sur le mot « inverse » : « c’est exactement l’inverse » (entretien e), « c’est à l’inverse des noues » (entretien i), « ben l’inverse » (entretien q) ou « mais, à l’inverse, c’est aussi l’intérêt des noues » (entretien u). Les avantages et les inconvénients des deux types de dispositif peuvent être lus en regard : l’entretien et la gestion des bassins apparaissent comme simples, alors qu’ils semblent complexes pour les dispositifs de gestion à la source. Toutefois, certains avantages paraissent concordants, comme la recharge de la nappe, la gestion des flux d’eau et la réduction de la pollution.

39 Pour les dispositifs à la source, la qualité des eaux est un critère déterminant : ces eaux n’entrent plus dans les réseaux (figure 6).

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Figure 6. Les avantages et les inconvénients des dispositifs à la source cités au moins à deux reprises

40 L’entretien des ouvrages est vu comme un blocage, parce qu’il nécessite de sortir de l’approche par « silo » en établissant des accords entre de nombreux acteurs différents.

41 De plus, la responsabilisation des citoyens est vue comme un problème : le public est souvent peu informé, les aménageurs s’impliquent surtout lors de la réalisation des ouvrages et les acteurs des collectivités territoriales maîtrisent peu leur gestion. « On bascule la responsabilité qui était d’abord faite par des collectivités sur les particuliers, avec le doute de savoir si les particuliers vont bien les mettre en œuvre correctement et dans le temps, la pérennité. Parce que nous, on instruit des dossiers, donc ça c’est le gros gros gros problème, qui sont déposés par des aménageurs, donc souvent pour des lotissements, donc l’aménageur fait son dossier de Loi sur l’eau, nous donne les prescriptions qu’il va respecter et tout, puis après on n’a plus jamais aucune nouvelle, donc c’est alors qu’on sait très bien que l’aménageur une fois vendus les lots, il se retire. C’est l’association, enfin le syndic qui prend la main. […] On demande à avoir des règlements de lotissements, on n’en a jamais eu » (enquêté q, DDT). Enfin, le recensement du patrimoine (notamment sa diffusion spatiale, sa multiplication, l’absence de maîtrise dans le temps et son contrôle) apparaît comme difficile. D’après O. Coutard et J. Rutherford (2009), ces dispositifs techniques « alternatifs » promeuvent une « dé-intégration » des réseaux et des transformations urbaines qui s’appuient notamment sur une autonomie croissante au niveau de la parcelle et l’individualisation de l’expérience urbaine. Les acteurs lyonnais de la gestion semblent mis en difficulté par cette entrée sociale (autour de l’individu ou du particulier) et spatiale (au travers de la parcelle) qui réduit leur contrôle sur le système. « Quand on est appelés sur un secteur, c’est important de savoir quels ouvrages on a, plutôt que d’aller faire une enquête qui va durer trois-quatre jours, de tout de suite avoir l’information dans les SIG. C’est vachement pratique. Ça ne marche pas malheureusement » (enquêté d, Grand Lyon). Dans ce contexte, la difficile constitution de bases de données et de systèmes d’informations

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géographiques complets s’avère un indicateur de cette méconnaissance des nouveaux espaces impliqués dans la création de ce cycle hydrosocial.

42 Pour la gestion centralisée, les avantages sont essentiellement liés à la simplicité de gestion de l’infrastructure, aux attraits paysagers potentiellement induits par le bassin et à l’infiltration dans la nappe (figure 7).

Figure 7. Les avantages et les inconvénients des dispositifs centralisés cités au moins à deux reprises

43 Les inconvénients résident principalement dans les espaces et les coûts du foncier nécessaires, le coût global du dispositif, les conditions des sites, la concentration des pollutions en un point, l’intégration tant fonctionnelle qu’esthétique et les réseaux importants.

44 G. Bouleau (2014) montre l’importance de questionner le sens donné aux catégories, leur capacité à se stabiliser par des indicateurs et à se diffuser dans différentes sphères discursives, notamment scientifiques et politiques. La catégorie « techniques alternatives » fait l’objet de représentations contrastées selon le type de dispositifs centralisés ou à la source. Les techniques dites centralisées reposent sur des réseaux. La dichotomie (utilisée dans la littérature anglophone) entre infrastructures grises et vertes semble faire écho au quotidien des gestionnaires : ce diptyque semble plus efficace que le dualisme entre réseaux (unitaire et séparatif) et techniques « alternatives ». Ainsi, les enquêtés distinguent les infrastructures « vertes » des « grises », la gestion dite à la source d’une part des « techniques alternatives » centralisées et « réseaux » d’autre part. Il ne s’agit pas d’une opposition entre réseaux et alternatives, mais plutôt d’une autre approche des temporalités et des circulations, en créant des espaces, notamment tampons, qui peuvent être multifonctionnels. Cette catégorie « techniques alternatives » utilisée par des scientifiques apparaît comme trop

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hétéroclite et nécessite des précisions lors d’échanges. Derrière un vocable unique, les acteurs envisagent une réalité multiforme.

5. Conclusion

45 Le cycle hydrosocial questionne le rôle joué par les dispositifs techniques à l’égard de la

matérialité de l’eau (H2O), ce qui permet de penser les flux d’autres matières qui sont mises en mouvement par l’eau. Ce cycle, du fait des circulations d’eau, imbrique les composantes quantitative et qualitative de l’eau. Les représentations que les acteurs ont de la gestion des eaux pluviales par les techniques dites « alternatives » restent centrées sur le volet quantitatif. Toutefois, une gestion quantitative de l’eau a des conséquences positives indirectes sur la diminution du risque de pollution et donc sur le volet qualitatif. Cette dernière est généralement abordée dans les discours par les macropollutions, c’est-à-dire les déchets, une catégorie fréquemment mobilisée par les acteurs. Ils sont facilement identifiables et apparaissent souvent comme une perturbation de la qualité du cadre de vie, et parfois de la performance de l’objet technique. En revanche, la catégorie « micropolluant » est encore mal connue des différents acteurs et peu prise en compte au quotidien, notamment à cause d’une réglementation qui apparaît comme moins contraignante.

46 Les techniques « alternatives » s’inscrivent dans une reconfiguration des acteurs et des territoires de l’eau pluviale urbaine. L’approche « classique » par métier se heurte à la nécessité de coordination inhérente à ces dispositifs techniques qui mélangent des caractéristiques du monde de l’eau, des espaces verts, mais aussi de la voirie. En termes de compétences, les techniques « alternatives » invitent à questionner une approche par « silo » qui génère une multiplication des acteurs au profit d’une gestion plus spatiale des enjeux, dans un contexte de diversification des acteurs et de nouvelles manières de penser la collectivité territoriale à travers la mise en place de la « Métropole » (Cossais, en cours). Une des singularités lyonnaises réside dans l’affirmation de liens entre scientifiques et acteurs de la ville qui valorisent des expérimentations à ciel ouvert favorisant des retours d’expérience autour de différents objets techniques. Ainsi, des porosités fortes existent entre scientifiques et gestionnaires, invitant à prendre en compte les influences directes des premiers dans le système d’acteurs.

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RÉSUMÉS

Les eaux pluviales sont une des sources de contamination diffuse des milieux aquatiques. Il s’agit de comprendre comment les acteurs de la gestion se représentent les enjeux associés aux (micro)polluants dans les eaux pluviales et à l’efficacité des techniques alternatives pour les gérer. Vingt-quatre entretiens ont été conduits dans le Grand Lyon. Les résultats montrent que la gestion des eaux pluviales est avant tout abordée de manière quantitative. Les techniques « alternatives » s’inscrivent dans de nouvelles façons de penser la ville par des acteurs urbains et scientifiques. Si les pollutions sont bien identifiées par les acteurs de la gestion, ils maîtrisent moins les micropollutions. La catégorie « techniques alternatives » recouvre dans les représentations des acteurs une réalité multiforme.

Stormwater is a major source of nonpoint source pollutant contamination in aquatic environments. We aim at understanding how various stakeholders perceive and address the pollutant issues linked with stormwater and at analyzing what degree of efficiency they associate with alternative stormwater management facilities (centralized and decentralized). We interviewed 24 stakeholders involved in stormwater management in the metropolitan area of Lyon. The results show that stormwater management is primarily considered quantitatively. Alternative stormwater management make municipal actors and scientists think differently the city. If managers know quite well pollution, they struggle to define micropollutants. Stakeholders perceive alternative stormwater management facilities as a multifaceted reality.

INDEX

Keywords : micropollutant, perception, pollution, stormwater, water management, water manager, water treatment Mots-clés : eau pluviale, gestion de l’eau, gestionnaire, micropolluant, pollution, représentation, traitement de l’eau

AUTEURS

ÉMELINE COMBY

Émeline Comby est maîtresse de conférences en géographie à l’université de Franche-Comté et à l’UMR 6049 ThéMA. Elle a été post-doctorante à l’UMR 5600 EVS en 2016 dans le cadre du projet Micromegas. [email protected]

ANNE RIVIÈRE-HONEGGER

Anne Rivière-Honegger est géographe, directrice de recherche au CNRS rattachée à l’UMR 5600 EVS. Ses travaux s’inscrivent dans le thème « Eau, espaces et sociétés » et portent sur l’évolution

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des usages de l’eau, les dynamiques du territoire et les mutations des paysages de l’eau. [email protected]

MARYLISE COTTET

Marylise Cottet est géographe, chargée de recherche au CNRS à l’UMR 5600 EVS. Elle s’intéresse aux perceptions, aux représentations et aux pratiques des cours d’eau des acteurs de l’eau dans le cadre de la conception des politiques publiques liées à l’eau. [email protected]

SÉBASTIEN AH-LEUNG

Sébastien Ah-Leung est docteur en géographie, aménagement et urbanisme et post-doctorant sur le projet Micreaupluie (Labex IMU). Il s’intéresse à l’appropriation sociale des techniques alternatives en milieux urbains, CNRS UMR 5600 EVS. [email protected]

NINA COSSAIS

Nina Cossais est ingénieure des Mines et doctorante en aménagement et urbanisme. Elle s’intéresse au développement de la gestion alternative des eaux pluviales au sein des collectivités territoriales, CNRS UMR 7324 CITERES, CNRS UMR 5600 EVS. [email protected]

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Dialectiques hydrosociales à l’épreuve. Décrypter la dimension politique d’objets techniques utilisés pour l’irrigation au Népal Putting hydrosocial dialectics to the test. Deciphering the political dimension of technical irrigation objects used for irrigation in Nepal

Romain Valadaud et Olivia Aubriot

1 Le rôle des infrastructures hydrauliques dans les relations de pouvoir intéressait déjà Wittfogel (1957) qui associait la gestion de systèmes d’irrigation de grande taille à la création d’un pouvoir étatique centralisé. Sa théorie, bien que fortement controversée pour son déterminisme excessif, est encore source de réflexions (Water Alternatives, juin 2016, vol.9 ; n° 2). En synthèse de ce numéro spécial, Bichsel (2016) identifie les courants scientifiques actuels explorant le lien entre l’eau et les (infra)structures du pouvoir politique. Elle classe les approches traitant de ce sujet en cinq catégories (économie politique, political ecology, approches sociotechniques, approches socio- matérielles, analyses de discours) qui ne sont pas, pour l’auteure, des cases imperméables, mais se nourrissent les unes les autres pour faire avancer notre compréhension de ces phénomènes complexes. C’est un tel rapprochement prolifique que nous souhaitons traiter dans cet article.

2 Pour les sciences sociales, l’eau est sans conteste imbriquée dans les rapports sociaux et culturels, dans les rapports de pouvoir ; elle est un lien entre les gens (Mosse, 2003 ; Strang, 2004 ; Bédoucha, 2011 ; Casciarri et Van Aken, 2013). Cette réflexion scientifique a été récemment renouvelée par une notion développée par le courant de la political ecology : le cycle hydrosocial1, défini comme « un processus socio-naturel par lequel l’eau et la société se façonnent et se refaçonnent mutuellement dans l’espace et le temps » (Linton et Budds, 2014 : 177). Le mérite de cette notion est de fournir un effort de conceptualisation permettant d’explorer plus avant la relation entre eau et société, et notamment eau et rapports de pouvoir, en dépassant la dichotomie nature-société.

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3 Une telle démarche ouvre une perspective intéressante, mais mérite d’être précisée sur deux points : le rapport à la technique, et son opérationnalité analytique. En effet, issu d’un courant qui a pour prisme la place du politique dans les questions environnementales, le cycle hydrosocial se concentre principalement sur les relations de pouvoir conditionnant les choix techniques et le contexte de formation du savoir scientifique, et traite peu de l’incidence de la technique sur les modes de gestion de l’eau. Pourtant, nous allons le voir, il existe une riche tradition de l’analyse sociotechnique des systèmes hydrauliques. Par ailleurs, si le soubassement constructiviste du cycle hydrosocial permet d’envisager la relation de coconstruction entre les ensembles naturels et sociaux composant un système d’irrigation, il reste imprécis quant à l’explicitation analytique détaillée de cette coconstruction. Nous défendons dans cet article la thèse que la technique, intimement liée à la société, est alors un médium puissant à travers lequel il est possible d’étudier l’évolution des rapports de pouvoir sur un système d’irrigation.

4 Cet article se fonde à la fois sur la combinaison du parcours différent des auteurs – l’un abordant l’eau par la technique (Aubriot, 2000 ; 2013) et l’autre étant issu des sciences politiques – et sur la réflexion initiée par Mollinga (2014). Ce dernier propose une méthode liant l’approche sociotechnique et l’analyse politique du cycle hydrosocial par le réalisme critique c’est-à-dire en questionnant un système à partir de la relation entre agencies (ou agentivités, capacités d’action) et structures sociales. Le réalisme critique prend pour point de départ la dualité des structures sociales : d’une part elles déterminent les pensées et actions des agents, et d’autre part elles donnent aussi aux agents des capacités de réflexivité et donc d’action plus ou moins importantes pour agir vers la reproduction ou la modification de ces mêmes structures sociales (Giddens, 1984 ; Archer, 2004). Un système d’irrigation est un exemple typique de cette dualité : divers agents, humains et non humains, se trouvent reliés dans un réseau complexe de relations structurelles de nature technologique, institutionnelle, sociale et politique, déterminant leurs champs d’action possibles, évoluant à travers le temps et l’espace. La combinaison des approches sociotechnique et réaliste critique permet de mettre l’accent sur l’interaction entre les dynamiques sociotechniques et sociopolitiques, et aide à préciser l’application analytique du concept de cycle hydrosocial ainsi que la place de l’objet technique dans les dynamiques sociopolitiques.

5 Nous réalisons ce rapprochement entre technique et politique en précisant en première partie notre cadre théorique. Nous y montrerons que le réalisme critique a effectivement le potentiel d’apporter une solution à la critique du cycle hydrososical. En deuxième partie, nous décrirons le cas d’étude pris comme exemple au Népal : l’architecture du réseau d’irrigation, les institutions et le fonctionnement de la gouvernance locale. Puis, en troisième partie, nous suivrons les recommandations du réalisme critique et notre propos sera d’explorer comment l’introduction d’un objet technique modifiant la distribution de l’eau se combine aux jeux de pouvoir traversant un système d’irrigation, faisant acquérir à l’objet une dimension politique, au-delà des dimensions techniques ou de lien social. Les données reposent sur des enquêtes semi- ouvertes réalisées dans le district de Sunsari et à Katmandou en 2014, 2017 et 2018 au cours de séjours d’un à six mois.

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1. L’irrigation sous le regard du réalisme critique

1.1. Dialectiques hydrosociales

6 Les études ayant une approche par le politique se concentrent sur les relations de pouvoir qui conditionnent les modalités de gestion de l’eau. Si Wittfogel (1957) voyait une relation dialectique (marxiste) déterministe entre système hydraulique d’ampleur et régime despotique, les tenants du cycle hydrosocial voient une dialectique interactive entre eau et société. Swyngedouw (2015) notamment se fait le partisan de l’étude de l’eau comme « hybride » socio-naturel, les caractéristiques de l’eau étant alors perçues comme tout aussi politiquement construites que les relations de pouvoir peuvent être déterminées par les caractéristiques hydrauliques. Ainsi certains auteurs (Orne-Glieman, 2013 ; Bashme, 2016 ) montrent comment les hiérarchies et inégalités sociales sont reproduites ou amplifiées à travers l’organisation institutionnelle ou technique d’un système d’irrigation ; d’autres (Trottier et Fernandez, 2010), s’inspirant du courant des Sciences and Technology Studies2 qui met en lumière la coconstruction entre sciences et société (Jasanoff, 2004), décrivent comment la science, la technique et les relations politiques autour de l’eau se construisent mutuellement. Au final, ces différents auteurs démontrent que les caractéristiques d’une société se reproduisent dans un modèle de gestion et comment, en retour, ce modèle peut lui aussi modifier la société, créant ainsi une dialectique entre gestion de l’eau et société, soit une dialectique hydrosociale.

7 Toutefois, comprendre comment les acteurs agissent pour déterminer les possibilités de gestion de l’eau au sein d’un système d’irrigation nécessite un effort de précision analytique. La définition du territoire hydrosocial donnée par Boelens et al. (2016 : 2) – qui devrait venir étayer celle de cycle hydrososcial en le spatialisant – ne fait que renforcer l’imprécision : un territoire hydrosocial y est conceptualisé comme « la matérialisation imaginaire et socio-environnementale contestée d’un réseau multi-scalaire spatialement délimité dans lequel les humains, les flux d’eau, les relations écologiques, les infrastructures hydrauliques, les moyens financiers, les arrangements juridico-administratifs et les institutions et pratiques culturelles sont définis, alignés et mobilisés de manière interactive par des systèmes de croyances épistémologiques, des hiérarchies politiques et des discours de naturalisation ». Bien que complète, cette définition est trop globale pour être utilisable analytiquement, ce qui confirme, à notre avis, la nécessité de donner une dimension plus précise et opérationnelle à la coconstruction hydrosociale. La critique principale que nous portons au cycle hydrosocial est celle d’un manque d’attention aux détails sociotechniques, occultés par la prédominance donnée à l’analyse de la structure politique.

8 L’intérêt de la réflexion ouverte par Mollinga (2014) à propos du cycle hydrosocial est d’explorer la production et l’évolution d’un système d’irrigation en liant ce cadre théorique à celui de la sociotechnique, développé pour l’étude de systèmes d’irrigation par l’université de Wageningen (Vincent, 1997 ; Bolding, 2004 ; Mollinga, 2014), et par le courant de recherche français de la gestion sociale de l’eau (Sabatier et Ruf, 1992). Ces deux écoles de pensée viennent en effet renseigner la dynamique sociale de la gestion de l’irrigation à travers l’étude des techniques et de l’organisation de la distribution de l’eau. C’est la manière dont les objets hydrauliques sont construits, par qui, avec quelle intention et quel savoir, la manière dont ils sont agencés puis utilisés qui permet de

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saisir la logique inhérente à la mise en place et à l’évolution d’un système d’irrigation. L’approche sociotechnique cherche ainsi à montrer l’imbrication des domaines du social et du technique dans la gestion de l’eau, comment les objets aux fonctions « stratégiques3 » peuvent concentrer les conflits, et comment des changements (ou inerties) techniques s’expliquent par des logiques sociales, ainsi que des relations particulières, par exemple de parenté, identitaires, et/ou de pouvoir, entre les irrigants ou par rapport aux ingénieurs.

9 L’analyse sociotechnique et l’analyse sociopolitique expliquent donc différemment la production et l’évolution d’un système d’irrigation. Ou plutôt, ces deux approches se concentrent sur deux échelles explicatives différentes, l’une les agents, techniques et humains, l’autre les structures sociales de pouvoir. Nous nous joignons alors au constat de Mollinga : la combinaison de ces deux approches dans un seul mouvement analytique est féconde. En effet, un système d’irrigation est un ensemble avec une forte inertie structurelle, non seulement du fait de l’infrastructure hydraulique elle-même, mais aussi de phénomènes de coconstruction forgés au cours du temps et concernant aussi bien la technique que l’organisation sociale et politique. Mais cette inertie est forgée par des acteurs. Les actions menées se répondent et façonnent mutuellement l’infrastructure et la société, définissant ou renforçant les logiques sous-jacentes à cette apparente inertie. Comprendre comment ces actions agissent pour déterminer les possibilités techniques et sociales de gestion de l’eau au sein d’un système d’irrigation et comment elles sont liées au pouvoir nécessite davantage d’analyse théorique. Le réalisme critique est alors un ciment théorique intéressant pour connecter ces deux approches afin d’obtenir une vision plus complète de l’évolution d’un système d’irrigation.

1.2. Le réalisme critique : articulation théorique entre structure et agency

10 Le réalisme critique, théorie développée dans les années 1990, considère que la réalité est stratifiée. Au premier niveau se trouvent des unités indivisibles (un fermier, un objet technique, etc.) que l’on nommera ici acteurs, humains et non humains (Maxwell, 2012). Ces acteurs ont une plus ou moins grande capacité à se lier à d’autres acteurs pour former des ensembles plus grands, que le réalisme critique nomme « entités » (association d’irrigants, etc.). De la même manière, ces entités sont elles-mêmes capables de se lier à d’autres entités pour en former de plus grandes. Le réalisme critique affirme que chaque entité composée est plus que simplement l’addition de ses composants : elle est aussi la relation qui relie les entités composantes. Ainsi une association d’irrigants n’est-elle pas une simple collection d’acteurs, mais aussi ce qui lie ces acteurs entre eux, c’est-à-dire leurs intérêts, relations de pouvoirs, règles et institutions sociales. L’entité du niveau supérieur constitue donc la structure, au sens de relation entre les composants du niveau inférieur.

11 Parallèlement à cette stratification, le réalisme critique insiste sur les différentes temporalités entre les divers niveaux d’entités. À des fins analytiques, le changement social peut être découpé en séquences arbitrairement bornées dans le temps. La séquence qui précède est tenue pour acquise, et constitue le point de départ du phénomène étudié. Le réalisme critique postule la préexistence de la structure sociale sur les acteurs et entités lors de la séquence choisie, structure elle-même produite par

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l’interaction des acteurs et entités de la séquence précédente, ces derniers pouvant traverser la borne temporelle fictive pour jouer à nouveau un rôle dans la construction d’une nouvelle structure, c’est-à-dire d’un nouvel ensemble de relations entre entités. En effet, acteurs et entités des différents niveaux n’agissent pas forcément aux mêmes échelles temporelles. Une entité peut survivre à la disparition d’un de ses composants en se modifiant, de même qu’un composant peut survivre à la disparition d’une entité dont il est partie prenante. Les paysans préexistent à la création d’une association d’irrigants, et peuvent lui survivre.

12 Enfin, dans ce cadre socio-temporel, les entités composées par les acteurs (humains ou non humains) possèdent des propriétés dites émergentes, ou pouvoirs causaux (Sayer, 2000 : 11). Ces propriétés ne sont pas uniquement le produit des seules caractéristiques des acteurs, mais aussi celui de leur plus ou moins grande capacité relationnelle. Une entité dispose d’une propriété émergente qui n’est pas celle des acteurs qui composent cette entité. Le pouvoir d’action d’un président d’association d’irrigants n’est effectif que par la mise en relation des irrigants qui lui délèguent une responsabilité de gestion. C’est donc bien dans la mise en relation des acteurs, dans la manière dont ceux-ci se servent de leur agency pour se lier à celles d’autres acteurs, et donc dans le processus de structuration d’une entité qu’émerge la capacité d’action de celle-ci.

Figure 1. La séquence morphogénétique

Source : Archer 2010

13 C’est en rassemblant ces trois concepts qu’Archer (2004) définit des séquences morphogénétiques. Les structures préexistantes, c’est-à-dire l’ensemble des entités stratifiées et reliées par leurs propriétés émergentes, vont influencer les caractéristiques des acteurs et entités de la séquence étudiée. Le contexte social, politique, technique et hydraulique contraint en effet les agencies des acteurs humains et non humains. Un partiteur sépare un flux d’eau selon des spécifications techniques établies avant sa pose. L’influence politique d’un paysan au sein d’une association d’irrigants va dépendre de son capital social, humain et financier constitué préalablement à son action. Le réalisme critique tente alors une analyse nuancée du changement social, qui pioche à la fois chez Bourdieu et Rancière. La manière dont les acteurs vont agir, se structurer en entités est alors conditionnée, mais pas déterminée, par la structure préexistante. Certains acteurs sont capables de développer une capacité réflexive quant à leur position au sein de l’assemblage d’entités qu’est la structure, et donc d’avoir une vision stratégique de leur capacité d’action et de sa finalité sur cette structure. C’est en agissant dans et en fonction des structures préexistantes que les acteurs sont à même de se constituer en entités, qui ayant une propriété émergente capable d’agir dans le sens de la reproduction, modification ou destruction des assemblages d’entités leur préexistant (Bhaskar, 1998 : 47). C’est ce qu’Archer (2010) dénomme la phase de structuration (figure 1), où se rencontrent les différentes capacités d’action des diverses entités. Cette friction est la matrice dans

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laquelle les relations entre ces entités se mettent en place et donnent forme aux structures qui conditionnent de manière plus ou moins prévisible les capacités d’action des acteurs et entités de la prochaine séquence morphogénétique (Fletcher, 2017 : 183). Montrons maintenant comment la démarche analytique du réalisme critique peut se développer sur un système d’irrigation.

2.La réalité hydrosociale de Sitaganj au sein du Sunsari Morang Irrigation System (Smis)

2.1. Le réseau hydraulique

14 Avec l’ouverture du Népal aux investissements étrangers en 1950, ce pays a connu de profonds bouleversements. Les bailleurs de fonds internationaux ont financé des projets de développement, notamment dans la plaine du Téraï qui attire dès lors les populations des montagnes du fait de l’éradication de la malaria, la construction de routes et de réseaux d’irrigation : elle est rapidement passée d’un front pionnier à une plaine agricole jouant pleinement son rôle de « grenier à grain » du pays. Les grandes rivières s’écoulant des sommets himalayens n’échappent pas à ce flot d’investissements. Les barrages et systèmes d’irrigation de grande ampleur ont fleuri, financés par l’Inde dans un premier temps, puis la Banque mondiale et la Banque asiatique de développement. Le département de l’irrigation (DoI) népalais, créé en 1952, s’est vu attribuer la gestion de ces infrastructures d’irrigation. Le Smis, le plus grand système d’irrigation du Népal, couvrant en théorie 64 000 ha, a été développé sous ces auspices. Son canal principal, le Chattra Main Canal (CMC), prend sa source dans la puissante rivière Koshi et s’étend sur 50 km d’ouest en est à travers les districts de Sunsari et Morang. Le CMC distribue l’eau dans 20 canaux secondaires en ciment, s’étendant tous du nord au sud, quasiment jusqu’à la frontière indienne pour certains (figure 2). La hauteur d’ouverture des vannes en tête de chaque canal détermine le débit d’eau délivré par le CMC. L’aire irriguée par ceux-ci varie de 400 à 7 921 ha.

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Figure 2. Le système d’irrigation du Smis au sein du district de Sunsari. Localisation du canal secondaire Sitaganj

Source : Ministry of Science, Technology and Environment, 2014

Figure 3. Schéma type de l’architecture hiérarchique des canaux du Smis

Source : Mishra, 2016

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15 Le canal secondaire dénommé Sitaganj a été choisi comme cas d’étude (pour des raisons explicitées plus loin). Il a été construit sous l’égide de la Banque mondiale à la fin des années 1980 et il nourrit 14 canaux tertiaires, en terre, eux-mêmes servant un nombre variable de chenaux, l’ensemble devant, en théorie, irriguer une surface de 7 921 ha. Des vannes (« head regulator » HR) existent à l’interface entre le canal secondaire et chacun des canaux tertiaires (figure 3) fonctionnant sur les mêmes modalités qu’au niveau supérieur. L’eau est ainsi répartie entre les différentes zones de Sitaganj selon un système de rotation entre l’est et l’ouest du canal secondaire. En revanche, à l’échelle inférieure, sur les canaux tertiaires, aucune vanne n’existe : l’interface avec les chenaux (« watercourses ») se fait par des partiteurs en ciment, toujours ouverts (« proportional divide » PD). De même, le long d’un chenal, des prises d’eau pour les champs (« field outlets » FO), en ciment, sont installées à intervalles réguliers irriguant, en théorie, 4 ha de terres chacun. Ainsi, une fois dans un canal tertiaire, l’eau circule sans vanne pour l’interrompre.

16 Les infrastructures du Smis telles qu’elles sont conçues sont de plus en plus en décalage avec les pratiques et attentes des populations – soit ce qu’on pourrait appeler la réalité hydrosociale. Le Smis a été pensé et construit pour une irrigation de soutien à la riziculture de mousson uniquement, alors que les cultures se sont diversifiées et intensifiées et que la population a drastiquement augmenté du fait de l’attractivité de la plaine. Les paysans souhaitent avoir l’eau pour les trois saisons de culture, ce qui augmente la demande en eau, notamment en hiver, quand le débit de la Koshi est faible. Or, l’offre en eau ne fait que diminuer. En effet, historiquement la rivière se décale peu à peu vers l’ouest, le débit dévié dans le CMC se réduit donc progressivement. D’autre part, la Koshi est très chargée en alluvions et les dragueurs du DoI ne suffisent pas à retirer les sédiments s’engouffrant dans le CMC. Tous les canaux s’ensablent ainsi petit à petit, provoquant une hausse de leur lit, et donc une baisse de la quantité d’eau disponible.

17 La combinaison de facteurs hydrologiques, techniques et sociaux fait apparaître un contexte hydraulique tendu. L’arrivée de nombreux acteurs, avec des intentions différentes de ce qui était prévu pour l’infrastructure, et le changement du cours de l’entité Koshi (son agency) vont participer à limiter la capacité d’action de l’infrastructure pour distribuer suffisamment d’eau à tous. La détérioration de l’agency des infrastructures n’est cependant pas seulement fonction des caractéristiques sédimentaires, hydrauliques et techniques du Smis. Elle est en grande partie due à l’organisation institutionnelle.

2.2. Acteurs et institutions décisionnelles

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Figure 4. Modèle institutionnel d’un système de gestion participative « unitaire »

Source : Mishra, 2016

18 Le canal de Sitaganj a été l’un des premiers à entreprendre un transfert de gestion du DoI vers les associations d’irrigants, via son statut pilote dans deux programmes financés par la Banque mondiale : le SMIP II (1987-1996) et l’IWRMP (2008-2018). Le fonctionnement électoral de la Water User Association (WUA) du canal de Sitaganj se veut participatif, les irrigants élisant leurs représentants du canal par suffrage indirect (Khanal, 2003) : chaque niveau d’infrastructure élit ses représentants qui sont eux- mêmes chargés d’élire les représentants du niveau supérieur, depuis l’échelle des chenaux (où le suffrage est direct) jusqu’au canal secondaire (figure 4). Ces institutions ont été conçues comme un modèle de démocratisation de la gestion de l’irrigation permettant, en théorie, aux irrigants de choisir les meilleurs dirigeants. Ce transfert de responsabilité a donné des pouvoirs importants aux responsables élus, notamment un pouvoir de décision sur les calendriers de distribution de l’eau ainsi que sur le budget de la WUA, car si une partie est attribuée par le DoI, une autre étant collectée auprès des irrigants sous forme de taxe de l’eau.

19 La réalité du processus de transfert de gestion sur Sitaganj est cependant loin de la situation imaginée par les concepteurs du projet. D’un point de vue théorique, certains auteurs doutent de la capacité des associations à gérer une infrastructure qui avait été pensée initialement pour une gestion centralisée (Riaux, 2009 ; Collier, 2011), et nous pouvons ajouter, surtout sur un territoire créé de toutes pièces et ne correspondant pas à une entité où la gestion collective de l’irrigation préexistait. En effet, nos entretiens avec le personnel du DoI révèlent que la mise en place des WUA est très souvent « superficielle ». Le budget et le personnel alloués à la gestion participative sont souvent insuffisants et les ingénieurs n’accordent pas d’importance à cette tâche, restant majoritairement préoccupés par la construction et la réhabilitation des infrastructures (Singh et al., 2014). En 1996, lors des premières élections, seules les élites locales ont été informées de leur tenue. Cette « présélection » inaugura une pratique peu participative : informations et savoir sont essentiellement aux mains des

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présidents de canaux, et peu d’irrigants semblent s’intéresser à la vie de la WUA, avouant leur dépendance aux présidents, ingénieurs et entrepreneurs en cas de problème.

20 La faiblesse des WUA, sans soutien du DoI, est confirmée par des consultants du IWRMP : « Quand nous sommes arrivés [en 2008], elles n’avaient pas de registre pour la redevance d’eau ni de liste des irrigants… » La taxe de l’eau, élément crucial de l’émancipation des associations d’irrigants, n’atteint en 2017 que 20 % de sa collecte totale théorique. Le doute est permis quant à la capacité des associations de Sitaganj à mobiliser les paysans pour nettoyer les chenaux et canaux tertiaires. Toutefois, la WUA de Sitaganj, possède des capacités d’action sur les choix budgétaires et la distribution de l’eau et, de ce fait, a été le centre de l’attention d’autres entités sociales, celles des réseaux de clientélisme népalais et des partis politiques. La faiblesse institutionnelle des WUA a permis aux autres forces sociales de les investir.

2.3. Rapports de pouvoir dans la gouvernance locale

21 Le système politique est, comme en Inde, caractérisé par un système de clientélisme (Ramirez, 2000 ; Piliavsky, 2014 ; Chetri, 2016) et la société est structurée selon une hiérarchie ordonnant castes et ethnies. Au sein de cette hiérarchie, des réseaux de clientélisme s’affrontent pour le contrôle de certaines ressources clés (budget des projets de développement, votes, etc.). Le thulo manche (« grand homme »,homme important) d’un réseau possède alors suffisamment de pahunch (capital social) pour fédérer autour de lui ses aphno manche (« propres hommes ») (Gellner et Snellinger, 2017). Ceux-ci, de même que tout Népalais en quête d’ascension sociale, courtisent le thulo manche (Kondos, 1987 ; Adikhari, 2013). La politique népalaise est alors caractérisée par un clientélisme qui récompense peu le mérite ou le respect des lois, mais plutôt le respect, et même la subjectivisation, de la relation de dépendance aux hommes de pouvoir (Bista, 1991). Stone (1989) a montré comment les programmes de développement sont perçus par les paysans comme une ressource extérieure à la communauté, accessible seulement à ces patrons locaux ayant des connexions politiques, administratives et économiques suffisamment puissantes pour répondre aux requêtes de leur clientèle et ainsi jouer le rôle d’intermédiaires. Une attitude que l’on retrouve parmi les paysans de Sitaganj, qui nous renvoient souvent à l’échelon social ou institutionnel supérieur quand ils sont interrogés sur les solutions à envisager pour les problèmes du canal.

22 La structure de pouvoir de ces relations sociales est caractérisée par l’affrontement entre réseaux clientélistes. Ces réseaux d’individus possèdent des pouvoirs causaux (leur pahunch, c’est-à-dire la puissance de leurs connexions dans différents milieux), dont ils se servent pour étendre leur clientèle et ainsi solidifier leur assise. Ils sont assez flexibles pour s’adapter aux formes institutionnelles imposées par les bailleurs de fonds. En s’immisçant dans les WUA, les patrons s’ouvrent alors la possibilité de mobiliser les ressources de ces entités pour entretenir leur réseau clientéliste.

23 Au centre de cet affrontement existe un nœud de relations de pouvoir entre les représentants des WUA (souvent impliqués dans des partis politiques), les entrepreneurs et les ingénieurs du DoI. Wade (1982) avait déjà décrit les pratiques de corruption caractérisant la gestion de l’irrigation en Inde. Le transfert des responsabilités aux irrigants n’a fait que déplacer ces pratiques, en y ajoutant un type

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d’acteur. Ainsi, l’actuel président « historique » de Sitagang (nommons-le TKD) avait préparé les élections de façon à les gagner. En effet, le paiement de la taxe de l’eau (au montant relativement minime) conditionne le droit de vote. Le collecteur de celle-ci est un aphno manche de TKD, et ne se serait rendu que chez les irrigants soutenant TKD pour la collecter. Une telle mainmise sur l’association d’irrigants permet une manipulation des fonds alloués par le gouvernement, dont une partie, selon nos informateurs au sein du DoI, serait utilisée à financer la campagne du député local, anciennement ministre, qui aurait fait pression auprès du DoI pour inclure Sitaganj dans les projets de rénovations gouvernementaux. Dans ce contexte, la WUA de Sitaganj peut être vue comme un marchepied politique. Ainsi, Manor (2004) décrit la création des comités d’usagers pour des ressources aussi diverses que l’eau, la forêt, l’éducation, la santé, etc. comme celle d’un nouveau lieu de pouvoir, à côté des institutions locales de gouvernement. Ces comités, avec leur pouvoir budgétaire et décisionnel, sont devenus les institutions clés du développement local, mais aussi le centre de l’affrontement des réseaux de clientélisme népalais.

Figure 5. La séquence morphogénétique adaptée au Smis

24 Ainsi l’entité sociale « réseau de clientélisme » a-t-elle petit à petit intégré le fonctionnement de l’entité institutionnelle « association d’irrigants ». L’entité WUA de Sitaganj est, de fait, utilisée par les autres entités, les réseaux de pouvoir népalais, afin d’atteindre des objectifs autres que la seule gestion de l’irrigation. Dans notre cas, le détournement de la fonction principale de la WUA à des fins politiques a contribué à la détérioration des infrastructures. C’est cette situation qui constitue notre point de départ séquentiel pour examiner plus en détail l’interaction entre technique et politique sur un système d’irrigation à travers le cadre théorique du réalisme critique (figure 5). Nous explorons cela dans la partie suivante à partir de deux objets techniques, les canaux entretenus (ou non) et les prises directes.

3. Les objets techniques dans le processus de structuration hydrosociale

25 Nous avons choisi de nous concentrer à l’échelle d’un canal tertiaire qui semblait particulièrement propice à notre thématique puisqu’ayant subi des modifications techniques (des chenaux moyennement entretenus, ainsi qu’une occurrence

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importante de prises directes qui permettent de dévier l’eau du canal sans passer par le chenal), et faisant le sujet d’une controverse politique virulente quant à l’élection de son président.

3.1. Canaux et chenaux

Figure 6. Schéma du canal tertiaire T1, ses premiers chenaux et prises directes

26 Le canal tertiaire étudié (dénommé T1, figure 6), long de 3 km, alimente 11 chenaux, 319 ha, et dessert les terres de trois villages. La plupart des chenaux bien entretenus se trouvent en aval du canal, là où l’eau est plus rare. Les deux chenaux se situant au milieu du canal tertiaire doivent d’être bien entretenus aux personnalités fortes de leurs présidents respectifs, qui font preuve d’autorité (ils sermonnent les irrigants) tout en les patronnant (en leur offrant du tabac par exemple). La détérioration des chenaux est certes renforcée par l’apport de sédiments de la Koshi, mais le clientélisme décrit précédemment a également une incidence directe sur l’état des canaux. Les gérants du budget (élus de la WUA et DoI), les détenteurs des matériaux et machines (entrepreneurs) et les détenteurs du savoir (ingénieurs du DoI validant la qualité des travaux) se partagent, à travers un système de fausses factures, une partie du budget de l’État destiné à l’entretien du système d’irrigation. On comprend alors comment les facteurs naturels, infrastructurels, économiques et sociaux se combinent, avec pour résultat l’ensablement du réseau d’irrigation. Le canal tertiaire de notre cas d’étude n’échappe pas à la règle. Ainsi, la détérioration des canaux, associée à la faiblesse des WUA, est clairement corrélée à l’apparition de notre deuxième objet technique, les prises directes.

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3.2. Prises directes

27 Nous appelons « prises directes » des tubes de ciment ou de plastique, d’un diamètre variable, placés dans la paroi du canal tertiaire ou du canal secondaire (figure 7) par les paysans eux-mêmes.

Figure 7. Photographie d’une prise directe en plastique dérivant l’eau du canal tertiaire directement dans les champs

28 L’installation des premières prises directes remonte à l’époque de la guerre civile commencée en 1996. Pendant celle-ci, aucune réunion de WUA n’a été possible. « Les maoïstes étaient partout » nous explique-t-on. Ces conditions n’ont pu inciter à l’action collective nécessaire à l’entretien des canaux. L’un des ingénieurs travaillant sur Sitaganj à l’époque confirme : il nous raconte que certains riches fermiers ont obtenu, après concertation entre les élus de la WUA et le DoI, l’ajout de prises directes pour des zones oubliées par le plan. Pour lui, la guerre civile ayant brouillé toute chance de concertation, les prises directes se sont multipliées. L’ensablement des canaux empêchant l’eau d’arriver dans certaines parties des chenaux a conduit les paysans à installer davantage de prises et ainsi à modifier l’infrastructure.

29 Ces objets ont une fonction, une agency inhérente, celle de canaliser un liquide, pour laquelle ils ont été construits. Ils présentent en outre l’avantage d’être peu coûteux et accessibles dans n’importe quel marché de petites villes. L’utilisation qu’en font les paysans va transformer ces objets : ils deviennent des éléments de diversion du flux prévu de l’eau. Rapides à installer, ces tubes sont également durables, faciles à utiliser, mais aussi, pour les autres paysans, difficiles à voir et donc à boucher ou détruire. En termes de réalisme critique, l’agency « inhérente » à l’objet technique est combinée à l’agency « stratégique » des paysans – soit la combinaison de l’agency d’acteurs, humains

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et non humains – pour modifier l’infrastructure, ce qui, nous allons le voir, a des effets autant sur la gestion de l’eau que sur les relations de pouvoir au sein du Smis.

3.3. Pratiques d’irrigation et propriétés émergentes de l’assemblage

30 Pour analyser cette combinaison, nous explorons « les résultats aléatoires de la convergence des propriétés émergentes dans l’espace ouvert qu’est la société » (Fletcher, 2017), c’est-à-dire que nous intégrons, à l’instar des pistes proposées par Aubriot et al. (2018), les effets de contingence dans l’évolution des situations.

31 La présence d’une prise directe permet au paysan de se défaire, en partie, du collectif : il n’en dépend plus pour l’ordre de distribution de l’eau, et le curage collectif des chenaux est remplacé par un travail individuel d’entretien des prises directes. Ces éléments l’incitent en outre à ne pas payer la taxe de l’eau. Une telle individualisation du rapport à l’infrastructure contribue à la détérioration des chenaux, peu de paysans venant les nettoyer. On constate également la création de petits chenaux à travers champs, construits à partir des prises directes. Certains paysans partagent en effet ces prises, adaptant encore plus loin l’infrastructure prévue, délaissant d’autant plus les chenaux d’origine, s’organisant en une structure hydrosociale parallèle et informelle.

Figure 8. Schéma montrant la modification de la répartition de l’eau par une prise directe (ici en B)

32 La pratique des prises directes s’est répandue par imitation, sans validation par le DoI, d’autant que certains élus en ont aussi : « S’il en a, pourquoi pas moi ? » s’exclamait un paysan de T1. La distribution géographique de ces prises sur le canal tertiaire est parlante : sur les 53 que nous avons repérées, 75 % se trouvent dans la moitié supérieure du canal tertiaire. L’utilisation des prises directes rend le calcul hydrologique à l’origine du tracé des infrastructures obsolètes et modifie la distribution prévue de l’eau. En effet, l’eau déviée dans B (sur la figure 8) n’est pas prise sur le chenal qui devrait lui délivrer l’eau. Or, comme les chenaux n’ont pas de vannes, ils

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récupèrent la quantité prévue pour A et B. Les paysans de A ont donc davantage d’eau, et les paysans des chenaux plus en aval en ont donc logiquement moins.

33 Les élus des WUA des différents chenaux de l’amont du tertiaire ferment les yeux sur cette pratique pour diverses raisons. Ces prises directes permettent aux riziculteurs de leur chenal d’avoir de l’eau selon leur souhait. Ils sont donc satisfaits, prennent peu part à la vie de la WUA, et l’élu s’assure donc une réélection facile. Les paysans perdants ne sont pas leurs électeurs, mais ceux des chenaux de l’aval. Ce système de prises d’eau augmente donc l’inégalité « naturelle » d’accès à l’eau gravitaire entre amont et aval.

34 Les paysans de l’aval ne subissent cependant pas passivement cette inégalité. Ils possèdent leurs propres capacités d’action, centrées autour de leur connaissance des infrastructures (modifiées) du canal tertiaire, leurs liens sociaux (familiaux ou appartenance au même parti politique) avec les paysans de l’amont, et leur propre réseau de clientèle autour d’un paysan thulo manche. Face à la rareté de l’eau, ils s’organisent ainsi sous l’égide d’un leader local, gros propriétaire terrien (nommons le RPY). RPY a mobilisé les paysans des chenaux de l’aval pour aller à tour de rôle fermer, la nuit, les prises directes qu’ils peuvent trouver en amont, mais aussi bloquer l’eau distribuée dans certains chenaux. On constate donc l’émergence d’un nouveau comportement d’ordre collectif, conséquence directe de l’utilisation de prises directes par les paysans de l’amont. La convergence de ces propriétés émergentes de l’aval et de l’amont du canal tertiaire crée évidemment des conflits, parfois au cœur de la nuit. Mais cette convergence, de manière plus intéressante, est aussi révélatrice de dynamiques plus profondes. Certains paysans de l’aval font intervenir leurs liens sociaux avec des paysans de l’amont pour entreprendre au préalable, par téléphone ou en personne, des négociations à propos des prises directes à fermer. Si une telle adaptation ad hoc des pratiques de partage de l’eau semble pouvoir compenser, temporairement, l’inégalité d’accès à l’eau, elle n’enraye toutefois pas le cercle vicieux de la détérioration progressive des infrastructures ni la plus grande vulnérabilité des paysans de l’aval face aux risques de sécheresse.

35 À travers cette description de la rencontre entre ces deux entités sociales de l’amont et de l’aval, déployant leurs capacités d’action dans le contexte hydrosocial présenté plus haut, nous n’avons pour l’instant exploré que la dimension sociotechnique des propriétés émergentes de chacun des deux groupes. La polémique autour des prises directes s’étend au-delà de la question de la gestion de l’eau, pour devenir un argument politique.

3.4. Politisation de l’objet technique : la restructuration des relations de pouvoir au sein de la WUA ?

36 C’est en continuant notre reconstruction « vers le haut », vers la structure sociopolitique de notre canal tertiaire que nous pouvons explorer la dimension politique de l’objet technique. C’est lorsque l’objet devient politique, c’est-à-dire qu’il est utilisé comme argument pour remettre en cause les relations de pouvoir préexistantes au sein de la WUA du canal tertiaire, que le réalisme critique prend toute sa valeur explicative. Cette inégalité dans la distribution de l’eau, résultante plus ou moins réfléchie de l’assemblage des propriétés émergentes décrit plus haut, n’a pas pour seule conséquence une adaptation des paysans de l’aval. Une opposition contestataire existe, et elle porte une volonté de changer le leadership du canal

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tertiaire, voire de tout Sitaganj. Cela révèle une autre dimension des prises directes : la réinterprétation de leur agency inhérente par les élus leur donne une fonction argumentative dans le débat politique. C’est la combinaison des propriétés émergentes des objets techniques et des entités sociales décrits précédemment qui nous amène dans le débat politique de la WUA de T1, c’est-à-dire du rapport de force autour de la manière d’organiser la gestion de l’eau sur ce canal tertiaire. Dès lors l’enjeu du contrôle des WUA, sur notre cas d’étude, n’est plus seulement la gestion de l’irrigation, mais bien aussi une manière de faire de la politique à une échelle dépassant celle du canal tertiaire.

37 Le débat politique au sein de la WUA se polarise autour de deux camps, incarnés dans la récente campagne électorale pour la présidence de la WUA du canal tertiaire. Le premier candidat, RPY, soutenu par trois présidents des chenaux de l’aval, est catégorique sur la question de la fermeture des prises directes : « Elles doivent disparaître, car c’est comme ça que les paysans [du village] de Chapkee volent de l’eau. » MY, candidat du président sortant de Sitaganj TKD (lui-même adversaire politique de RPY au sein du même parti politique) a le soutien des présidents de chenaux de l’amont. Pour ces derniers, on ne peut faire autrement que de poser des prises directes pour avoir assez d’eau dans les champs. Ils comprennent le problème des paysans de l’aval, mais n’ont pas la volonté ni suffisamment de pouvoir pour faire retirer toutes ces prises directes. En filigrane on distingue aussi, chez certains, la crainte de ne pas être réélu président de chenal s’ils s’aventuraient à briser le statu quo de leur électorat, ou encore la volonté de TKD. L’élection de 2017 a donné lieu à une égalité des voix, cinq contre cinq, ce qui nous a permis d’enquêter lors des tractations politiques « pré-second tour » de 2018.

38 La prise directe se transforme alors en argument politique, pesé à sa juste valeur dans les interactions entre élus des chenaux de T1 : elle devient un sujet sensible présent dans les discussions téléphoniques, dans les rencontres aux cafés des villages, bref dans les tractations politiques précédant l’élection du prochain président de T1. Car si on distingue deux camps, les positions sont loin d’être figées. Certes il y a la logique amont-aval : plus on remonte vers l’amont du canal tertiaire, plus il y a de paysans usant de prises directes. En conséquence, les présidents de ces chenaux deviennent logiquement plus difficilement réticents au changement. Cette logique n’est toutefois pas la seule variable de l’équation politique. Premièrement, nous l’avons vu, des moyens de communication et de négociation existent déjà entre les paysans de l’amont et de l’aval : tous les paysans de l’amont ne sont pas insensibles aux demandes des paysans de l’aval, certains acceptant que ceux-ci ferment de temps à autre des prises directes. Deuxièmement, les paysans en bout de chenal de l’amont peuvent aussi pâtir des prises directes et de l’ensablement du chenal. Ils ne sont pas nombreux, mais peuvent constituer des alliés potentiels des paysans de l’aval pour « retourner » un président de chenal amont. Troisièmement, ces « retournements » sont d’autant plus possibles que les positions de chaque président ne sont pas seulement fondées sur la position géographique de leur chenal sur le canal tertiaire. Ils sont tous, sans exception, membres de partis politiques, élément auquel s’ajoute leur appartenance identitaire de caste ou de groupe ethnique. Ces divers réseaux de sociabilité recoupent les intérêts des WUA. Promesses, pots-de-vin, intimidations sont autant de possibilités d’actions permettant à ces paysans de faire basculer un président de chenal dans l’autre camp. Lors de l’élection de 2017, le président de l’un des chenaux du milieu de T1, alors

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promis à la cause de l’aval, a fini par voter pour l’amont, après avoir été « convaincu » par les partisans de TKD la veille de l’élection. Cet objet technique qu’est la prise d’eau, quasiment invisible, surtout lorsque le canal est en eau, au-delà d’avoir un impact important sur l’organisation de la distribution de l’eau, intègre la WUA de T1 dans le jeu politique local.

39 Le jeu politique autour de ces objets techniques est donc sensible à de nombreux autres facteurs et agencies traversant le canal tertiaire. La rencontre entre une forme institutionnelle participative, la WUA, et une forme sociale hiérarchique, le clientélisme, au sein d’une infrastructure d’irrigation produit un réassemblage à l’intérieur duquel les factions mobilisent différents acteurs et agencies. Les deux camps en présence sont alors capables d’agir de manière stratégique pour mobiliser des soutiens et des arguments sémantiques, produisant ainsi des propriétés émergentes variables, se rencontrant pour générer des effets estimables, mais jamais prévisibles à 100 %. Ainsi le groupe « en place » voit les prises directes comme l’une des assises de son pouvoir, lequel est fondé sur la satisfaction d’une majorité des paysans, ou plutôt sur la capacité à garder les présidents de chenaux en accord avec ce point de vue. Le temps est alors un allié, puisque la modification et la détérioration progressives de l’infrastructure renforcent la nécessité des prises directes, et donc la légitimité de ce point de vue. Le groupe opposé à la présence de ces objets techniques les voit comme la raison de l’inégalité de l’accès à l’eau sur le canal tertiaire. Leurs propriétés physiques et l’utilisation qui en est faite connaissent alors le traitement sémantique opposé. Ils sont utilisés comme catalyseur d’une opposition politique, en combinaison avec des propriétés émergentes extérieures, celles des réseaux de clientélisme locaux, afin de produire un changement rapide dans les rapports de pouvoir entre amont et aval. Au final, l’objet technique se retrouve donc mobilisé par différents groupes, aux capacités d’action différentes, mais visant chacun à créer des propriétés émergentes suffisamment puissantes pour pouvoir peser sur les relations de pouvoir au sein du canal tertiaire dans le sens de leur reproduction ou de leur modification. La victoire de MY en août 2018 traduit celle des partisans des prises directes, le réseau de RPY n’ayant pas pu mobiliser suffisamment de capital financier et social pour « convaincre » une majorité de présidents des chenaux de T1. La balance politique de T1 penche donc aujourd’hui vers le maintien des relations de pouvoir existantes, et donc la persistance de la pratique des prises directes.

Conclusion

40 Nous avons montré comment le cadre du réalisme critique, en combinaison avec l’approche sociotechnique, permet de conceptualiser analytiquement la relation entre les capacités d’actions des acteurs humains et non humains et les structures dans lesquelles ils s’inscrivent. Séparer analytiquement, selon une ligne temporelle, l’apparition d’acteurs conditionnés par des structures sociales et leurs interactions successives permet de comprendre comment la manipulation politique d’un objet technique peut contribuer à la modification ou à la reproduction de relations de pouvoir. La reconstitution progressive de l’évolution d’un système d’irrigation n’en est alors que plus précise. En incluant dans le mouvement cyclique de l’approche sociopolitique la relation dialectique et séquentielle du réalisme critique entre agency et structure, nous pouvons donc construire une analyse politique de l’hydrosocialité

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d’un système d’irrigation à partir d’objets techniques. Les prises directes et les canaux, construits sur un territoire, ont relié différents réseaux de clientélisme, et les ont fait entrer en concurrence par l’eau, à propos de l’eau, mais aussi au-delà de l’eau. Un tel processus politique n’est alors rendu évident qu’à travers le découpage analytique de l’évolution historique d’objets hydrauliques. Reste à voir si un tel cadre théorique se prête à un changement d’échelle et pourrait s’appliquer à un système d’irrigation de grande ampleur dans son ensemble.

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NOTES

1. Notion utilisée depuis le début des années 2000 par des géographes tels que Bakker, Budds, Linton et Swyngedouw (Linton et Budds, 2014 : 175). 2. Un numéro spécial, coordonné par Barnes et Alatout (2012), a été consacré à la façon dont les STS abordent le thème de l’eau et de ses techniques. 3. Pour reprendre une terminologie de l’anthropologie des techniques (cf. Lemonnier 2010).

RÉSUMÉS

Le cycle hydrosocial est un concept essentiel pour dépasser la dichotomie nature/société. L’article cherche à préciser sa portée analytique à partir de l’étude d’un système d’irrigation népalais. La combinaison d’une approche sociotechnique, fondée sur l’étude des objets techniques, et d’une approche par le réalisme critique, insistant sur l’importance des relations de pouvoir, permet de faire ressortir la dimension politique de ces objets. Nous montrons ainsi comment des canaux ou des tubes en plastique sont partie intégrante du jeu de pouvoir au sein des associations d’irrigants, et au-delà. C’est en effet par l’analyse de l’évolution de leur usage (pratique et politique) que l’on comprend leur rôle dans la reproduction de la structure sociale clientéliste du Népal rural.

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The hydrosocial cycle is a key concept to overcome the nature / society dichotomy. This article seeks to clarify its analytical and operational scope through the study of a Nepalese irrigation system. The combination of a sociotechnical approach, based on the analysis of technical objects, and of a critical realist approach, underlining the importance of the relationship between structure and agency, helps to bring out the political dimensions of these objects. We therefore show how canals or plastic tubes are integral parts of the power play within irrigation associations and beyond. It is by analyzing the changes in their (practical and political) use that we understand their role in the reproduction of the clientelist social structure of rural Nepal.

INDEX

Mots-clés : irrigation, Népal, canaux, cycle hydrosocial, rapports de pouvoir, gestion participative, WUA Keywords : irrigation, Nepal, canals, hydrosocial cycle, power relations, participatory management, WUA

AUTEURS

ROMAIN VALADAUD

Romain Valadaud est doctorant en géographie humaine travaillant sur les relations de pouvoir dans la gestion de l’irrigation au Népal. université de Fribourg, département de géographie. [email protected]

OLIVIA AUBRIOT

Aubriot Olivia est pécialisée dans la gestion sociale de l’irrigation, avec une approche pluridisciplinaire (géographie, ethnologie et agronomie) sur des terrains au Népal, en montagne et plaine, et en Inde du Sud. CNRS-CEH (Centre d’études himalayennes). [email protected]

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Les infrastructures hydrauliques et la maîtrise de l’eau en Crau : de la production de l’abondance à la gestion de la rareté Hydraulics infrastructure and water masterships in Crau : from the production of abundance to managing water scarcity

Brice Auvet

Je remercie les relecteurs anonymes pour la qualité de leurs commentaires et de leurs propositions. Je remercie également Nelly Leblond pour sa relecture.

1 Les visites de découverte de l’eau en Crau commencent le plus souvent par un aperçu des principaux ouvrages hydrauliques. Le « tour de l’or bleu », comme le nomme un des organisateurs, consiste en effet à suivre le trajet de l’eau en voiture, depuis l’alimentation EDF sur la Durance jusqu’à une exploitation agricole. Située dans le sud de la France, entre Arles et Salon-de-Provence, la Crau est présentée au visiteur dans sa dualité. Une plaine caillouteuse semi-aride (le Coussouls) jouxte des prairies fertiles et verdoyantes pourvoyeuses de fourrage, le foin de Crau. L’acte juridique de 1554 donnant « license1 et permission de prendre l’eau » en Durance à Adam de Craponne est présenté comme l’acte de naissance du canal ayant permis la conquête du Coussouls par des « prairies irriguées par un système gravitaire » [6, 2007]2. Des syndics d’arrosants, des techniciens et des ingénieurs organisent régulièrement de telles sorties pour des gestionnaires, des élus, des scientifiques, des étudiants ou même le grand public. Les membres des syndics, qui y sont parfois qualifiés de « maîtres de l’eau », posent fièrement à côté des ouvrages, présentés comme les emblèmes de la maîtrise hydraulique atteinte en Crau. La mise en scène d’une « vitrine hydraulique » en Crau repose sur un récit linéaire qui fait l’éloge des ouvrages et de la maîtrise de l’eau, présentés comme deux moyens d’accès à une « modernité » jugée bénéfique.

2 Pourtant l’appropriation des ouvrages et de la maîtrise de l’eau en Crau a profondément changé au cours des 50 dernières années. À partir des années 1950, l’État

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aménage et construit les « ouvrages » d’une abondance hydraulique au service de la reconstruction de la France. La Durance est alors transformée en une « machine organique » (White, 1996). Le barrage de Serre-Ponçon et le canal usinier devaient ainsi permettre de mettre fin aux crues et de rendre l’eau productive grâce à l’hydroélectricité et l’irrigation. Elle est « mise au travail » ou au service de la rentabilité, notamment via la modernisation hydro-agricole portée par la Société du Canal de Provence (SCP) transformant ainsi profondément les pratiques d’irrigation préexistantes (Marié, 1999 ; Gaudin, 2014). À partir des années 1990, la doctrine politique de la « gestion de l’eau » émerge et devient hégémonique (Bouleau, 2007 ; Fernandez, 2009 ; Trottier, 2012). Elle est retranscrite progressivement en Crau et transforme les discours et les ouvrages de l’abondance pour les inscrire dans la gestion de la pénurie. Cet article explore les transformations des matérialités et des relations de pouvoir suscitées par la mise en œuvre et les réappropriations de la modernité de l’abondance hydraulique. Nous explorons la plasticité des infrastructures qui sont « reprises et réinventées dans l’évolution de leurs pratiques » (Callon et al., 2002). À partir d’un cas local, nous souhaitons ainsi dépasser le récit linéaire du progrès technique ou celui du désenchantement du monde pour interroger les modernités3 en pratique dans ses hybridations, ses oppositions, ses échecs et ses reconstructions.

3 Cet article interroge l’enracinement, les luttes et les réappropriations autour de savoirs, d’ouvrages, de rôles et d’institutions suscités par le passage de la modernité de l’abondance hydraulique à celle de la gestion de la pénurie. Nous interrogeons ces modernités au sens de Latour, c’est-à-dire comme des processus devant permettre de gagner en « objectivité, efficacité, rentabilité et formalisme » (Latour, 2004). Pour ce faire, nous mobilisons l’histoire et la sociologie des sciences et des techniques. Elles nous conduisent à porter une attention particulière aux réseaux d’acteurs, aux matérialités et à leur place dans l’action (Latour, 2006). Les infrastructures hydrauliques en question dans cet article désignent des ouvrages à la fois de retenue et de distribution de l’eau de taille variable, disposés à différents niveaux d’un réseau hydraulique, et des dispositifs de mesure pour la planification, la surveillance et le contrôle des pratiques. La construction de ces infrastructures a mis en jeu des savoirs et des experts au sein d’appareils politiques et technocratiques. Elle ne s’est en aucun cas déployée spontanément par sa propre rationalité. De la même manière, l’électrification de l’Amérique ne s’est pas imposée « naturellement » et Edison a du mobiliser des hommes et des compétences d’« inventeur-entrepreneur-financier » pour qu’elle prévale sur le gaz (Hughes, 1979). Il a laborieusement « bâti un système » dont l’infrastructure électrique était l’enjeu crucial et stratégique. Réciproquement, les infrastructures engagent l’ordre social futur (Winner, 2002). Aux États-Unis, les ponts ont été construits avec une hauteur de 2,70 m par Robert Moses pour que les bus des pauvres, majoritairement afro-américains, ne puissent pas emprunter les autoroutes. Bien après sa mort, cette infrastructure continue à limiter la circulation. Nous prenons donc soin dans cet article de considérer la matérialité des infrastructures et ses effets différenciés dans le temps.

4 Nous portons également attention aux exercices spécifiques du pouvoir qui vont de pair avec ces modernités, leurs experts et leurs infrastructures matérielles (Mitchell, 2002) dans une démarche d’histoire et de sociologie politique. Dans le domaine de l’eau, Swyngedouw (2015) a montré que la construction du pouvoir de l’État allait de pair avec l’hydro-modernité en Espagne, bien que les traces visibles de cette dépendance soient habituellement effacées. S. Ghiotti (2007) souligne quant à lui la façon dont la

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gestion par bassin versant s’est construite en France à la faveur d’un tour de force dissimulant les questions politiques sous des « évidences » techniques. Nous devons ainsi conduire une « analyse concrète des rapports de pouvoir » (Foucault, 2014) qui sont mis en œuvre par des dispositifs4 spécifiques proposant des transformations radicales des savoirs et des pratiques sur l’eau et l’irrigation. Nous questionnons les exercices du pouvoir environnemental qui vont de pair avec ces modernités, et tout particulièrement les notions de discipline et de sécurité (Lascoumes, 1994, Lascoumes, 2012). La discipline décompose, concentre et prescrit. Elle norme les rôles, les ouvrages et les pratiques avec un caractère impératif. La sécurité oriente, surveille, favorise et guide. Elle intègre continuellement de nouveaux acteurs, de nouvelles pratiques et de nouvelles réalités pour les faire jouer les unes sur les autres. Cette approche conduit à s’intéresser aux intrications et aux effets « des dispositifs matériels et sociaux, réglementaires et discursifs à travers lesquels des personnes ou des institutions orientent et administrent, régulent ou contrôlent des savoirs, des innovations, des produits et des personnes » (Pestre, 2014, p. 7). Espeland (1998), en explorant le barrage de l’Orme dans l’Ouest des USA, montre le remplacement d’une ancienne garde d’ingénieurs spécialisés dans la construction d’ouvrages, par une nouvelle garde formée à l’analyse économique et à la commensuration de scénarios. La non-construction du barrage est la résultante de nouveaux savoirs techniques coproduits avec un nouvel exercice du pouvoir pour décider des aménagements hydrauliques.

5 Cet article se fonde sur des observations de terrain, notamment des réunions entre acteurs impliqués dans la gestion de l’eau, des entretiens semi-directifs, et une étude d’archives (règlements, documents administratifs et techniques, cartes, photographies aériennes). Nos observations ont fait l’objet de prises de notes et/ou d’enregistrements et/ou de comptes-rendus et/ou de photographies, suivant le contexte, pour rester au plus proche du vécu des acteurs. Les photographies présentées ici proviennent des acteurs qui entretiennent le discours de la « maîtrise hydraulique ». La première partie aborde les processus de disciplinarisation produits avec la modernisation de l’infrastructure hydraulique en Crau après la Seconde Guerre mondiale. La deuxième présente les arrangements, contournements, ruses et stratégies des acteurs pour composer avec la maîtrise hydraulique et son exercice du pouvoir disciplinaire. Nous montrons ainsi comment les infrastructures sont marquées à la fois par des permanences matérielles et par des appropriations sociales changeantes selon les rapports de pouvoir dominants.

1. L’avènement de la « maîtrise hydraulique »

6 La modernisation des infrastructures hydrauliques de la Crau à partir des années 1950 a été conduite par l’État au nom de la « reconstruction » et du progrès agricole (Müller, 1984). L’État change de posture et devient bâtisseur sous la forme d’un « keynésien modernisateur » (Rosanvallon, 1990) Les transformations infrastructurelles qu’a connues la Crau après la Seconde Guerre mondiale ont été largement portées par un discours modernisateur à la fois émancipateur et pourvoyeur de nouvelles disciplines (Wagner, 1996 ; Foucault, 2004). Cette modernisation tend à générer une eau « moderne », apolitisée, anhistoricisée et aterritorialisée selon les mots de J. Linton

(2010). L’eau est en effet réduite à son expression moléculaire, H2O, uniforme en tout temps et en tout lieu. Sa qualification repose sur sa physique mesurée en termes de

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débits et de volumes et sa chimie, analysée par des concentrations moléculaires.

Modernisation et eau-H2O rendent alors invisibles les enjeux politiques.

7 La modernisation hydraulique cible trois éléments qui ont fait l’objet de dispositifs modernisateurs spécifiques (figure 1). Le premier élément est la réalimentation, qui a remplacé les prises d’eau en Durance. Le second élément est composé des ouvrages qui « transportent » les eaux. Il correspond aux canaux et aux périmètres des associations syndicales d’irrigation. Le troisième élément correspond au lieu de l’irrigation : l’exploitation agricole où l’eau est finalement rendue productive. La mise en place de la réalimentation hydraulique agricole a concentré l’essentiel des efforts de modernisation5. Cet article se focalise donc sur cette dernière.

Figure 1. « Architecture hydraulique » de l’eau en Crau. Cette carte présente les deux premiers éléments de l’architecture

1.1. Discipliner l’eau et construire l’alimentation hydraulique

8 La modernisation de l’eau et de l’infrastructure hydraulique est particulièrement mise en scène dans la « vitrine hydraulique » de la Crau. Les photos et les cartes qui suivent reprennent l’ordre des visites de l’eau en Crau, similaires au « tour de l’or-bleu ». Elles soulignent dans un premier temps la transformation de l’approvisionnement en eau au niveau de la Durance. Avant « l’aménagement » de la Durance, deux grands canaux y prenaient l’eau : le canal de Craponne via la prise de Gontard (Figure 1) et le canal des Alpines, via la prise de Mallemort (Figure 2). Ces deux grands canaux étaient ponctués de petites « prises », redirigeant l’eau vers différents canaux d’arrosage. Les deux canaux principaux convergeaient respectivement vers deux bassins au niveau de Lamanon, à partir desquels différentes branches ou concessions prenaient l’eau (figures 2 et 3). La prise de l’eau par les différents canaux dans la Durance, dans les bassins et

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dans les canaux reposait sur des ouvrages, des outils, des métrologies, des règlements et des façons de faire spécifiques à chaque institution (Auvet, 2019). La construction de l’alimentation hydraulique en Durance par EDF conduit à une unification des différents canaux de Craponne et des Alpines. Elle induit un remplacement des ouvrages de prise d’eau en Durance, de certains canaux et ouvrages, ainsi que des dispositifs de mesures qui leurs étaient liés (voir Figures 1 et 2). Ces transformations ont été présentées comme nécessaires pour rendre l’alimentation/distribution de l’eau aux canaux efficaces.

Figure 2. Cartes avant et après la modernisation de l’hydraulique-agricole en Crau

La carte du haut correspond aux canaux et ouvrages avant la Seconde Guerre mondiale, tandis que celle du bas correspond à la situation après 1974. La prise d’eau de Gontard est située au niveau du repère 1 Sources : cartes d’état-major (1855, 1891, 1906), cartes IGN (1974 et 2014), [4 ; 1982] et visites de terrain

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Figure 3. Zoom sur le remplacement de la « prise d’eau » par « l’alimentation hydraulique » près de Lamanon (rectangle pointillé de la figure de droite)

À gauche avant la modernisation et à droite après. Les canaux rattachés à différentes prises « se jouxtant sur plusieurs kilomètres » sont unifiés au sein d’un canal commun qui réalimente les canaux. Les différentes lettres correspondent au parcours photographique des ouvrages Sources : cartes d’état-major (1855, 1891, 1906), cartes IGN (1974 et 2014), [4 ; 1982] et visites de terrain

9 La modernisation de l’infrastructure fut matérialisée par la mise en place de nouveaux ouvrages et l’abandon des anciens. Ce double mouvement de construction/abandon fut produit à la rencontre de trois groupes d’acteurs : (1) les ingénieurs de l’eau- hydraulique-électrique, liés aux Ponts et Chaussées, en charge de fournir l’eau- hydraulique-agricole, (2) les ingénieurs du génie rural et des eaux et forêts au niveau départemental, souhaitant moderniser l’agriculture, et (3) les paysans et syndics des œuvres d’arrosage, ayant la charge des ouvrages de l’irrigation avant la modernisation hydraulique. Ces derniers, actifs depuis le XVIe siècle ont la charge de l’entretien des canaux et du gouvernement des prises d’eau en fonction des « droits » et des règlements (depuis le XIXe siècle). La modernisation hydraulique redéfinit profondément leurs rôles et leurs pratiques. La construction de l’infrastructure hydraulique est réalisée sous la maîtrise d’œuvre d’EDF et de ses ingénieurs hydrauliciens. L’alimentation hydraulique agricole s’inscrit dans le prolongement de la maîtrise hydraulique d’EDF pour domestiquer la Durance. Les ingénieurs hydrauliciens accaparent la maîtrise de l’eau et la réduisent à la maîtrise hydraulique. L’eau est ainsi disciplinée dans sa matérialité et les enjeux sont posés en termes d’ouvrages tels que les barrages, les canaux et les vannes. La continuité des pratiques de la « prise d’eau » sur les canaux est brisée et recomposée par le haut, selon le linéaire du canal EDF et de ses points d’alimentation.

10 La nouvelle alimentation hydraulique (Cartes 2 et 3) correspond à l’arrivée d’une nouvelle eau : l’eau-hydraulique. L’eau est « distribuée » aux différents canaux ou morceaux de ceux-ci à partir du canal EDF (Figures 1 et 2). La nouvelle alimentation hydraulique opère un redécoupage de l’espace par la définition d’un nouveau linéaire d’alimentation avec des points-lieux de réalimentation. Elle met en jeu des canaux bétonnés, le canal EDF et le canal commun à Boisgelin (Alpines) et Craponne (Cartes 2 et 3), et des successions de vannes et de dispositifs de mesure (Figures 3). La maîtrise et le contrôle de la livraison de l’eau sont donc aussi une maîtrise comptable de la quantité, dite par le débit. Il s’agit de « délivrer » les débits fixés, établis par des

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jaugeages et des conventions, et non pas en traduisant les règlements et les métrologies de la « prise d’eau ». Les ouvrages qui délivrent et mesurent sont systématiquement disposés à chaque point de réalimentation. Les grandes réalimentations correspondent à des vannes imposantes situées aux partiteurs (Lamanon, Crottes et Eyguières). L’eau est totalement disciplinée par le béton et le fer. Elle est le produit de calculs hydrauliques réalisés par les ingénieurs hydrauliciens. Pour ces ingénieurs, les canaux à la géométrie fixée par le béton transportent « efficacement et hydrauliquement l’eau » et « suppriment » les pertes par infiltration. Ils sont censés induire l’abandon de la « prise d’eau », à la fois comme élément matériel et comme pratique. Cette disciplinarisation matérielle s’est accompagnée d’un processus de disciplinarisation des hommes et des institutions. Elle consiste en une « rationalisation » des façons de faire et des institutions en charge de l’alimentation par des savoirs hydrauliques.

Figure 4. Photographie aérienne de la prise de d’eau de Gontard en cours de modernisation (repère 1 figure 5)

On distingue l’ancienne « prise d’eau » en Durance pour le canal de Craponne (en rouge). Le canal EDF usinier (en bleu) est en cours de construction. En attendant son achèvement, son eau est déversée dans la Durance et un canal de réalimentation provisoire (en orange) rejoint le canal de Craponne Sources : photographie aérienne (IGN) de 1964 et photographie de l’ancienne prise de Gontard, www.letangnouveau.org/, consulté le 05/09/16

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11

Figure 5. Lamanon (repère A, figure 6)

12 À gauche, l’ancien bassin avec les différentes prises du canal des Alpines et à droite le nouveau canal de l’UBC alimenté par la centrale hydro-électrique de l’EDF Source : http://contratdecanalcrausudalpilles.over-blog.com/, consulté le 05/09/16

Figure 6. Partiteur des Crottes (repère B, figure 3)

Photographie de gauche, au fond : module à masque permettant une régulation « à niveau aval constant » du canal. Photographie de droite, à gauche ouvrage d’alimentation par modules à masques du canal des Alpines avec écoulement souterrain. On distingue la « palette » installée par les irrigants sur ces deux photographies : au premier plan sur celle de gauche et au fond à droite sur celle de droit Source : http://contratdecanalcrausudalpilles.over-blog.com/, consulté le 05/09/16

1.2. Discipliner les hommes et les institutions

13 La disciplinarisation des institutions et des façons de faire lors de la modernisation hydraulique en Crau a été portée par les ingénieurs de l’État et en particulier du génie rural, des eaux et des forêts. Elle s’est appuyée sur la définition de débits de

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réalimentation, fondés sur un jaugeage réalisé en 1952. En effet, le remplacement des ouvrages et la substitution des « prises d’eau » agricoles impliquent de fournir de nouvelles alimentations dont les débits doivent être définis. Un jaugeage unique fut réalisé en 1952 sur chaque canal par des ingénieurs6 afin de mesurer le débit du canal. Les conventions de 1955 [3 ; 1955] entre les gestionnaires et EDF définirent un débit de réalimentation « nominal », reprenant les mesures de 1952 et les majorant de 20 %, conformément à la loi de 1955 [2 ; 1955]. Ces conventions correspondent à une inscription formelle et légale de l’eau-hydraulique-agricole qui reprend les

caractéristiques de « l’eau-H2O », notamment sa mesure en débits. Elles furent publiées dans le Journal officiel et contribuèrent à discipliner les pratiques d’arrosage. En effet, elles réduisent l’arrosage et la « prise » de l’eau à une mesure ponctuelle de débits. En revanche, elles ne tiennent pas compte des « règlements », « des droits d’eau » et des façons de faire. Les syndics et les eygadiers7 se retrouvèrent ainsi dépossédés de leurs pratiques et de leurs marges de manœuvre par les ingénieurs et leur maîtrise hydraulique. Ce coup de force fut possible parce que les ingénieurs incarnaient la puissance de l’État pour la reconstruction de la France. Il fut également facilité par le fait que le jaugeage et l’infrastructure hydraulique promettaient l’abondance de l’eau aux syndics.

14 Les infrastructures hydrauliques portent en elles-mêmes une disciplinarisation des hommes et des institutions. Les ouvrages de l’alimentation hydraulique sont en effet conçus pour réguler le fonctionnement des canaux de manière autonome, en suivant les calculs hydrauliques des ingénieurs. De fait, l’alimentation hydraulique discipline les syndics en les excluant de la maîtrise de l’alimentation. Par exemple, la « vanne à module aval constant » du partiteur des Crottes (Figure 4) permet de réguler le débit du canal en maintenant le niveau aval indépendamment du niveau d’eau amont et des débits prélevés sur le canal. L’ouverture de différents modules permet alors de délivrer des débits choisis. La « régulation aval » délivre ainsi des débits fixés sans que les différentes alimentations interagissent les unes avec les autres. Cet ouvrage rend donc caduques les institutions et les eygadiers qui intervenaient pour coordonner les prises. La nouvelle infrastructure du canal de l’union Boisgelin-Craponne est donc mécanique et autonome, elle ne nécessite pas d’hommes pour la réguler, seulement pour la surveiller.

15 L’architecture hydraulique qui s’inscrit dans la matérialité des ouvrages transforme les institutions préexistantes. Par exemple, deux conventions ont été passées en 1960 entre EDF et l’Œuvre générale des Alpines8 (OGA) et EDF et l’Œuvre générale de Craponne 9 (OGC) pour la mise en place de la réalimentation. Ces conventions mettent10 en récit les « ouvrages », la « livraison des débits », les textes légaux et règlements, les lieux, et les acteurs de la « bonne » réalimentation. Elles définissent la propriété des ouvrages, ceux qui les manœuvrent et ceux qui les entretiennent. En termes formels, les ouvrages sont principalement séparés en deux catégories : « les ouvrages de réalimentation » (grands canaux EDF et vannes) et « les ouvrages d’amenée d’eau agricole » (canaux bétonnés transportant l’eau jusqu’aux anciens canaux). Les ouvrages de « réalimentation » appartiennent à EDF et ceux « d’amenée d’eau agricole » appartiennent à l’OGC pour Craponne ou à l’État pour l’OGA11. Ainsi, l’alimentation est contrôlée par EDF qui délivre et mesure des débits à différents endroits, débits dont les maximaux sont fixés par les conventions. Ces conventions ont été clairement écrites par les modernisateurs- ingénieurs (EDF et services de l’État) et suivent le même « modèle » malgré les

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différences historiques, formelles et fonctionnelles importantes entre OGA et OGC. La formalisation et l’uniformisation du gouvernement de l’eau est le mode fondamental de disciplinarisation des hommes et des institutions. Elle est présentée comme découlant de la rationalité hydraulique matérielle des ingénieurs disciplinant la physique de l’eau.

16 De nouvelles institutions sont également produites pour gérer les nouvelles infrastructures et faire exister la modernisation hydraulique. Par exemple, la construction du canal commun Boisgelin-Craponne est accompagnée de la création de l’Union Boisgelin Craponne (UBC). L’UBC fait suite à la demande du ministère de l’Agriculture de conduire les eaux par un canal commun moderne remplaçant « les têtes mortes et vétustes des anciens canaux [de Boisgelin et de Craponne en aval de Lamanon » [4 ; 1982]. L’union a été constituée le 21 juin 1968 sous forme d’une association syndicale d’irrigants (ASA). Une convention entre UBC et EDF a été signée le 29/01/1970 et les travaux furent réalisés avec la « participation technique et financière d’EDF » « à la demande du ministère de l’Agriculture » entre 1972 et la remise des ouvrages par EDF le 7 août 1974. L’unification des canaux « se jouxta[nt] sur plusieurs kilomètres » conduit donc à l’unification des hommes, des textes, des pratiques et des façons de gouverner. L’UBC fut conçue pour surveiller et entretenir l’alimentation hydraulique en mobilisant la maîtrise hydraulique des ingénieurs. Le schéma de fonctionnement (Figure 4) fut ainsi établi par l’ingénieur des Eaux et Forêts en charge de la modernisation hydraulique agricole des Bouches-du-Rhône. Il représente le bon fonctionnement de « l’alimentation » en exposant les ouvrages par leurs caractéristiques, ainsi que les débits qui doivent être délivrés.

Figure 7. « Schéma de fonctionnement » du canal commun

Source : [4 ; 1982]

17 La double disciplinarisation opérée en Crau est justifiée par un discours de la maîtrise hydraulique assorti à une promesse d’abondance (d’eau, d’énergie, de récoltes, d’argent). Cette dernière est construite pour et par différents acteurs. L’État et EDF promettent de rendre toutes les eaux de la Durance productives par l’électricité et l’agriculture. La profusion de l’énergie et de l’irrigation s’inscrit dans la politique de reconstruction de la France. Cette politique est un coup de force de l’État qui accapare la Durance. Rendre la Durance abondante et productive justifie politiquement de remettre à plat et de remplacer les pratiques, les ouvrages, les règlements pour reconstruire la France dans ce qui fut décrit comme les « Trente Glorieuses ». Les irrigants sont particulièrement ciblés par ce discours. En effet, l’abondance est mise en balance avec la dépossession de la maîtrise de la prise d’eau. La majoration des débits des jaugeages et la construction d’une réserve agricole de 200 millions de mètres cubes par an sont les marqueurs de cette profusion hydraulique. Enfin, la modernisation est associée à une abondance d’argent. L’État et EDF financent la maîtrise hydraulique (ouvrages, ingénieurs, dispositifs de mesure). Cette transformation est accompagnée de

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promesses d’aides financières pour l’entretien, et de la fin des coûts liés au maintien des prises en Durance. À ces flux s’ajoute la promesse de la richesse pour les arrosants qui vont pouvoir mieux irriguer les surfaces et les augmenter.

18 En partant des ouvrages hydrauliques installés en Crau à partir des années 1950, cette première partie a permis d’éclairer la modernisation hydraulique portée par l’État français, ses ingénieurs, ainsi qu’EDF (entreprise d’État). Au nom de l’abondance, la maîtrise hydraulique est imposée officiellement comme la seule maîtrise de l’eau en Crau et légitime le remplacement des ouvrages précédents et l’introduction de nouvelles pratiques d’alimentation. La disciplinarisation de l’eau et des hommes conduit à l’édification d’ouvrages hydrauliques modernes associés à de nouvelles institutions reléguant la maîtrise de l’eau des syndics et des eygadiers. Pourtant cette imposition n’est qu’une facette de la modernisation hydraulique. Elle est celle des modernisateurs qui la portent. Dans la pratique, la maîtrise hydraulique et les ingénieurs sont loin d’être tous puissants. Les syndics et les arrosants déploient des ruses et des stratégies pour faire avec, s’opposer à, ou même se réapproprier la maîtrise hydraulique. Nous allons ici explorer cette histoire par les pratiques, les ruses, les stratégies de la modernisation hydraulique vue par ceux qui la « subissent ». Cette inversion de perspective permet de comprendre pourquoi ce sont aujourd’hui les syndics et les eygadiers eux-mêmes qui se font porte-parole des vannes et des ouvrages qui les ont dépossédés il y a quelques décennies.

2. Composer avec et recomposer l’infrastructure hydraulique

2.1. Prendre l’eau

19 Avant la modernisation hydraulique, la maîtrise de l’eau s’exerce au niveau des prises d’eau. La pratique de la prise d’eau est rarement décrite en tant que telle dans les documents pré-modernisation. Cependant, elle laisse des traces matérielles, notamment dans les ouvrages, dans les règlements, dans les façons de dire et de faire, et dans les archives des controverses, entre autres judiciaires. Cette pratique de la prise d’eau s’est maintenue malgré la modernisation hydraulique, j’en parle donc au présent.

20 La prise d’eau repose sur l’usage complémentaire de deux ouvrages : la martelière et l’espacier, qui permettent de prendre ou de libérer de l’eau. La martelière est un ouvrage placé au départ de chaque prise et équivalant à un « trou » modulable, « une ouverture » réglable par où l’eau s’écoule12. L’espacier sert à diriger « changer » l’eau dans la prise ou à libérer l’eau dans le canal13. Il s’agit souvent d’une « planche » placée dans le canal pour faire « gonfler » l’eau (augmenter la hauteur de l’eau dans le canal) et permettre son écoulement dans la martelière. Il peut également s’agir d’un conduit qui dérive l’eau à la sortie de la martelière et lui donne une direction spécifique. Ces deux ouvrages sont donc clés dans la circulation et la répartition de l’eau d’arrosage.

21 La martelière et l’espacier focalisent les discussions sur les pratiques d’arrosage entre syndics et eygadiers, et avec les arrosants. La prise d’eau est en effet encadrée par différentes règles et de nombreux accords oraux. Prendre ou libérer sont des mouvements permanents qui se matérialisent par des tours de vis sur les martelières et l’ajout ou le retrait d’espaciers. L’eau de la prise n’est ainsi pas un débit continu, mais une fluctuation constante façonnée par des échanges continus. Les règlements d’eau,

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bien qu’ils ne soient pas prescriptifs, sont interprétés comme le droit d’eau autour duquel le dialogue se fait. « Je prends mon droit » déclare ainsi celui qui ouvre une martelière, mobilisant symboliquement les règlements. Les dispositifs de mesure permettent une lecture immédiate de la prise, notamment par les échelles de hauteur d’eau. Les mesures sont échangées dans les discussions et apparaissent cruciales pour réguler les prises. Les relations de pouvoir deviennent alors visibles et le recours au règlement permet de limiter les prises des uns par rapport à celles des autres.

22 La modernisation des canaux a transformé cette pratique de prise en une pratique d’alimentation et de régulation hydrauliques. Elle suppose le remplacement des martelières par des vannes, afin d’homogénéiser les flux d’eau et de contrôler la distribution d’une unique eau- hydraulique. Les syndics et les eygadiers ont cependant conformé leur maîtrise de la prise d’eau à la maîtrise hydraulique et adapté la réalimentation à leurs pratiques. La réalimentation n’est en effet pas celle définie dans les tables de débits et les conventions. Les « gestionnaires » EDF ne fournissent pas en continu des débits fixes, mais sont parties prenantes de discussions avec les syndics. L’alimentation est plus importante « le lundi matin, quand ça sèche », et réduite lorsqu’il y a des « refus de tour d’eau » (non-arrosage d’une prairie). Ainsi, les eygadiers discutent avec les opérateurs EDF qui manipulent les vannes pour libérer plus ou moins d’eau. En particulier, lorsque l’orage est annoncé, ils réduisent l’alimentation pour éviter que le débordement des canaux du fait de la pluie et des « refus de tour d’eau ». Réciproquement, en l’absence de pluie, l’eau est plus rapidement prise par les canaux. Les nouvelles infrastructures ne se résument donc pas à des ouvrages autonomes. Elles ont été enchâssées dans des pratiques et des relations plus anciennes de négociation.

23 Les eygadiers ou syndics continuent à construire et pratiquer une « prise d’eau » dans des « bassins » et non une eau-hydraulique distribuée au niveau de partiteurs. L’équilibre entre les différentes prises au sein d’un bassin s’effectue selon une logique de bon voisinage dont l’enjeu est le maintien de bonnes relations entre les parties. Cette logique conduit à déconsidérer certains ouvrages hydrauliques qui sont conçus pour la régulation, et à en utiliser d’autres pour « la prise d’eau ». Le cas du partiteur des crottes, situé sur le canal de l’UBC (voir figure 7), est éclairant. Les ouvrages initiaux ont été conçus par des hydrauliciens et construits par EDF. Il s’agit d’un canal bétonné, d’une vanne à niveau aval constant et de modules à masque qui alimentent le canal du Congrès14 (voir figure 6). Les hauteurs d’eau et les débits sont régulés hydrauliquement par ces ouvrages. Cependant, entre 1980 et 198415, les syndics de l’UBC ont mis en place un espacier, ici nommé la « palette », au niveau du partiteur. Cette « palette » permet « d’augmenter » le niveau d’eau pour la prise du Congrès et correspond typiquement à un ouvrage de prise d’eau. La « palette » est au centre de la relation entre syndics et eygadiers des œuvres de l’OGC et de l’OGA16. Elle montre la distance entre l’eau d’arrosage et l’eau-hydraulique, et reste toutefois ignorée par les hydrauliciens qui considèrent cette « palette » comme inutile, voire nuisible compte tenu des ouvrages en place permettant la régulation mécanique.

24 Les syndics, les eygadiers et les irrigants hybrident leurs savoirs et leurs pratiques avec le registre de la maîtrise hydraulique. Les syndics prennent soin de parler en terme « d’eau-hydraulique » lorsqu’ils discutent formellement avec les administrations, EDF ou les ingénieurs. C’est un point de passage obligé dans les discours qui leur permet de se voir financer l’entretien ou la construction d’ouvrages. Les savoirs et savoir-faire de l’hydraulique sont ainsi réappropriés par les syndics qui les hybrident et les inscrivent

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dans leurs pratiques. Les syndics pratiquent ainsi un double jeu, tantôt en reconnaissant l’expertise des hydrauliciens, tantôt en l’ignorant si elle remet en cause leurs façons de faire et de gouverner. L’incapacité de l’expertise hydraulique à prendre en compte les relations de pouvoir et l’historicité des pratiques alimente ce double jeu. Ceci conduit à une multiplication d’études hydrauliques qui s’entassent dans les cartons, et à l’ineffectivité des recommandations qu’elles proposent.

2.2. Revendiquer la maîtrise hydraulique pour composer avec la gestion de la pénurie

25 Dans les années 1960-1970-1980, les services hydrauliques techniques et administratifs bâtissent des ouvrages et mettent en place des règlements et des institutions gestionnaires. De fait, les ingénieurs hydrauliciens conçoivent l’alimentation hydraulique de manière relativement autonome. Cependant, à partir des années 1990, les services de l’État abandonnent progressivement les compétences hydrauliques. Ils ne conservent que la composante de surveillance administrative et sous-traitent l’expertise hydraulique. Les ingénieurs en hydraulique agricole disparaissent des services déconcentrés. Ce désengagement correspond à un changement de paradigme de modernité associé à une transformation de l’exercice du gouvernement. L’État bâtisseur, centralisé et détenteur de l’expertise technique vers l’abondance hydraulique, est progressivement remplacé par une figure de gestionnaire d’une eau en pénurie avec l’avènement de la Gestion intégrée des ressources en eau (Gire) (Trottier, 2012). Suivant le vocabulaire de Foucault, l’État gouverne par la sécurité. Il ne bâtit plus, mais dirige à distance en décentralisant la gestion de l’eau au niveau des agences de l’eau et des organismes locaux. Ce changement est celui de l’avènement d’une nouvelle modernité qui proclame la gestion de l’action publique d’inspiration néolibérale d’une eau en pénurie (Gaudin et Fernandez, 2018). L’exercice de la gestion se concentre sur l’articulation des redevances et des subventions sous forme de projets afin d’orienter les acteurs et produire la sécurité. Nous ne sommes plus en présence d’un gouvernement qui tranche et discipline, mais qui négocie, concilie, et accorde différents intérêts.

26 Le changement de figure d’un État bâtisseur à un État gestionnaire est accompagné par une nouvelle modernité pour l’eau associée à une transformation des rapports de pouvoirs entre acteurs. Elle met fin à la maîtrise hydraulique et à la construction d’infrastructures centrées sur l’abondance. Au contraire, elle valorise la « protection de l’environnement » et la « participation démocratique et citoyenne ». L’eau devient une ressource limitée, rare, précieuse. Le gouvernement de l’eau est celui de la gestion de la pénurie. Les nouvelles interventions réhabilitent ainsi la biodiversité de rivières « mécanisées » considérées comme « mortes et sans eau ». Elles se positionnent contre un gouvernement autocratique de la Durance, dominé par EDF. Ainsi, la Durance n’est plus une affaire de maîtrise hydraulique, mais de « gouvernance » et de « gestion intégrée » par la maîtrise du « social » (les acteurs et les institutions du « territoire » intéressés à la gestion de la Durance). L’alimentation hydraulique est problématisée par rapport à l’enjeu de rareté de l’eau, et la « crise » devient l’objet du gouvernement qui permet de mettre en tension ces acteurs.

27 Le changement de problématisation de l’eau en Crau, de l’abondance à la rareté, se traduit par une limitation progressive de l’expertise technique et des aides financières

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et juridiques. Les conditions d’accès aux aides financières pour les travaux d’entretien des associations syndicales d’irrigants (ASA), comme l’UBC, sont de plus en plus restrictives. L’État se désengage de l’action directe et les agences de l’eau, les départements et les régions imposent de plus en plus de contraintes économiques, environnementales et de « gouvernance ». Par exemple, le subventionnement à 80 % des travaux sur un canal n’est possible que s’il permet des économies d’eau qui doivent être comptabilisées en termes de débits, mais aussi rapportées aux coûts des travaux. Les subventions de fonctionnement sont délaissées au profit de subventions sur projets, notamment ceux visant à améliorer la gouvernance ou le fonctionnement institutionnel.

28 Face à cette transformation des façons de gouverner qui prône la gestion de la pénurie et les économies d’eau, les syndics se mobilisent pour ne pas être dépossédés de la maîtrise de l’eau et de leur capacité d’action. Le désengagement des modernisateurs de la maîtrise hydraulique conduisant à la perte des interlocuteurs techniques pour les syndics s’accompagne d’un mouvement inverse de conquête porté par les ASA-syndics- irrigants. Ces derniers s’emparent de l’expertise technique, juridique et institutionnelle issue de la modernisation hydraulique. Ils se regroupent dans une démarche de contrat de canal et ils mettent en scène les ouvrages et leurs savoir-faire pour démontrer que leur maîtrise permet de conserver « l’eau » et de faire face à une éventuelle crise. C’est dans ce contexte que la « vitrine hydraulique » décrite en introduction est construite par les syndics. Il s’agit pour eux de s’approprier la maîtrise hydraulique pour maintenir leurs pratiques d’irrigation et faire face aux discours et aux contraintes qui les marginalisent socialement et les précarisent financièrement.

29 Le cas de A.17, un syndic qui se positionne dans les années 1990 pour la valorisation du foin de Crau et la protection de l’irrigation gravitaire, est exemplaire. A. a mis en place un syndicat agricole et participe activement à la labellisation AOC du foin. Il s’implique alors dans les associations syndicales d’irrigants et prend la présidence d’une des œuvres. A. construit depuis les années 1995 une dynamique de conquête de l’expertise et de la maîtrise hydraulique abandonnées par les gouvernants-modernisateurs. Il prône la modernisation hydraulique des canaux, notamment au niveau de l’alimentation. Cette conquête est essentielle dans son combat contre l’agence de l’eau qui veut faire payer l’eau. Il modernise les canaux par l’introduction de dispositifs de mesure à distance, par « l’automatisation des vannes » et fait réparer « la magnifique vanne » de l’UBC18. À l’image de A., les syndics et ASA se réapproprient les ouvrages et appuient leurs discours et leurs visites sur des mesures quantifiées de débits des canaux. Ces acteurs s’appuient sur de nouvelles institutions censées les représenter : la Fédération départementale des structures hydrauliques des Bouches-du-Rhône (FDSH), créée en 2003, et le contrat de canal signé en 2014 porté par une cellule d’animation technique comprenant un ingénieur hydraulicien . Ces institutions se positionnent en remplacement de l’expertise technique des services de l’État. Elles proposent des activités de veille et de conseil mais aussi de représentation des « structures hydrauliques ».

30 Les syndics se réapproprient également les règlements et les documents de la modernisation passée et y font souvent référence pour montrer leur maîtrise hydraulique. Nous avons ainsi obtenu les mémoires descriptifs évoqués précédemment auprès d’un syndic. Il nous a présenté la gestion du canal et les droits d’eau en feuilletant des documents écrits par l’ingénieur du service hydraulique départemental,

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et a insisté sur les tables de conversion entre hauteur d’eau dans le canal et débit, me montrant qu’il était familier des mesures et calculs hydrauliques. Bien que ces documents ne soient pas mobilisés dans les pratiques courantes de l’eau entre les arrosants, les syndics et les eygadiers, ils sont bien mis en avant quand il s’agit de présenter la gestion de l’eau à un apprenti-chercheur comme moi. Ils sont également mobilisés lors de différends. Ils permettent de négocier dans le champ de la maîtrise hydraulique. Ainsi, les dotations issues des jaugeages majorées de 1952 sont réactivées au sein de la Commission exécutive de la Durance (CED) lors de la gestion de la pénurie. Lorsque la CED propose une baisse des débits dans les canaux en se basant sur des mesures réalisées quelques jours auparavant, en petit comité, les gestionnaires de la Crau la réfutent en disant que seul importe le « débit nominal » de la convention de 1952 pour le calcul des restrictions.

31 La réappropriation de la maîtrise hydraulique permet de comprendre la mise en scène de l’architecture hydraulique lors des visites de l’eau en Crau. Les syndics présidents d’institutions en charge d’ouvrages hydrauliques présentent ces derniers, l’importance de la maîtrise de l’eau, et les divers règlements existants. Les syndics arrosants intéressent ainsi les « acteurs du territoire », tels que les gestionnaires, les élus, les scientifiques, les techniciens ou encore les ingénieurs, à l’hydraulique agricole. Ils se présentent comme des acteurs incontournables, permettant via la gestion des canaux de faire face à la pénurie. Les ouvrages qui étaient ceux de l’abondance sont désormais présentés comme des infrastructures de précision, permettant de satisfaire les différents usages. Simultanément, les syndics et autres irrigants défendent que toute l’eau qui circule dans les ouvrages est nécessaire à l’irrigation. Les syndics soulignent par exemple l’importance de « l’eau porteuse » qui correspond à un débit porteur assurant le bon fonctionnement des canaux et des prises. Une baisse des débits ne se traduit pas par une baisse de l’irrigation, mais met en péril la capacité d’arrosage. L’un d’entre eux déclenche ainsi la furie de ses collègues lorsqu’il reconnaît, en pleine réunion de gestion de la pénurie organisée par la CED, qu’une réduction de 5 % des débits des canaux pour faire face à la sécheresse exceptionnelle de 2016 ne posera pas de problème19. Après la réunion, les autres syndics agacés se réunissent en petit comité. L’un d’eux s’emporte : « [il] est con […] il aurait mieux fait de la fermer. » D’après eux, le discours selon lequel la baisse des débits ne se verra pas les discrédite et porte atteinte à leur argument qui veut que toute l’eau soit nécessaire pour l’irrigation. Ce discours est renforcé par la mise en scène de la maîtrise hydraulique des irrigants. Il s’oppose à une gestion de l’eau purement comptable qui ne prend pas en compte la réalité hydraulique de l’irrigation.

Conclusion

32 Cet article porte sur l’enracinement matériel de la modernisation hydraulique, sa recomposition et sa réappropriation par les acteurs locaux, notamment face à l’avènement de la modernisation gestionnaire. Ces modernisations ne sont ni figées ni linéaires. Elles reposent sur une diversité d’interventions allant du début des Trente Glorieuses ravageuses, au désengagement de l’État bâtisseur keynésien dans les années 1990 et l’avènement de la Gire, en passant par la reprise de la maîtrise hydraulique par les irrigants dans les années 2000. Chaque modernité vise à redéfinir l’ontologie de l’eau, les pratiques, les savoirs, les rôles et l’exercice du gouvernement de l’eau. Le cas

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de la Crau témoigne de la transformation de l’action publique environnementale, qui passe de la discipline d’une ressource rendue abondante à la gestion de la pénurie par des dispositifs sécuritaires. Il témoigne également de la capacité des acteurs locaux à composer avec ces modernités et à les remobiliser opportunément.

33 Si la maîtrise hydraulique s’est en partie fondue dans certaines pratiques et relations de pouvoir, d’autres référentiels de savoirs existent en parallèle. Les syndics arrosants mobilisent une pluralité de régimes discursifs qui peuvent ou non être énoncés selon les arènes. Dans le cas de la CED évoqué précédemment, les gestionnaires restent silencieux pendant la réunion et font mine d’accepter. Ils font tout de même la lecture d’un SMS d’un syndic de la Crau qui n’a pu venir : « On ne lâche rien. » C’est dans une réunion en plus petit comité que certains évoquent la possibilité de réfuter les réductions des débits. Ils s’appuient pour cela sur la maîtrise hydraulique, mais aussi sur un rapport de force sur fond de crise agricole, sur les droits historiques et sur la protection de l’environnement, notamment la recharge de la nappe de Crau assurée à 70 % par l’irrigation gravitaire.

34 La multiplicité des appropriations de la modernité (hydraulique ou gestionnaire) et des infrastructures hydrauliques permet une activité stratégique des syndics présidents et de leurs institutions. Ils espèrent tirer le meilleur parti en jouant le formalisme, la coopération ou le rapport de force. La réalité des pratiques est souvent un entre-deux qui associe pratiques de prise, ouvrages d’alimentation et dispositifs de gestion de la pénurie. Il apparaît donc essentiel de s’intéresser tant à la matérialité des infrastructures qu’à leur insertion dans des pratiques et des réseaux d’acteurs. L’approche par les infrastructures associée à leurs gouvernements et aux contournements, ruses et tactiques des acteurs, permet de saisir les trajectoires historiques des infrastructures loin du déterminisme qui prévaut à leur mise en place. Elle éclaire la mise en scène de la « vitrine hydraulique de la Crau » non pas comme la célébration de la « machine organique » durancienne, mais comme une stratégie d’acteurs hybridant infrastructures en place et enjeux contemporains.

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NOTES

1. Orthographe de l’acte originel. 2. Les sources manuscrites utilisées dans cet article sont numérotées. Le numéro est suivi de leur année de publication. Elles sont disponibles à la fin de l’article. 3. La généalogie des différentes modernisations de l’eau en Crau est explorée dans Auvet, 2018 et Auvet, 2019. 4. Un dispositif est défini comme un « ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit » (Foucault, 2014 : 299). 5. Les autres éléments cibles de la modernisation hydraulique sont étudiés dans Auvet 2019. 6. D’après mes entretiens, il s’agirait d’ingénieurs d’un cabinet contractualisé par EDF. L’étude régionale intégrée de l’Ifremer [4 ; 1985], mentionne que le jaugeage réalisé en 1951 a été effectué par la société « Nerpic », ou « Neyrpic », spécialisée dans la grande hydraulique, entreprise de plusieurs milliers de salariés un temps considérée comme « leader » mondiale. 7. « Garde-canal » ayant la charge de manœuvrer les vannes et de faire fonctionner le canal. Leurs tâches et pratiques ont fortement évolué et sont bien plus étendues. Ils sont avant tout les intermédiaires entre syndics, arrosants ou eygadiers d’autres canaux. 8. L’œuvre générale des Alpines (OGA) regroupe l’ensemble des personnes physiques et/ou morales qui ont obtenu des concessions sur les eaux de la Durance depuis la concession originelle obtenue par l’archevêque Boisgelin en 1783. L’OGA veille au respect et à la livraison des concessions et à l’entretien des ouvrages communs aux concessionnaires, notamment la prise de Mallemort en Durance.

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9. L’œuvre générale de Craponne (OGC) fondée entre 1571 et 1583 regroupe les ayants droit du canal de Craponne. Elle a connu de nombreuses transformations dans sa composition et ses attributs, notamment avec la révolution. Les « droits d’eau » ont été progressivement transformés en un règlement des eaux au bénéfice des arrosants. Elle veille à l’équilibre des prises d’eau conformément au règlement et à l’entretien des ouvrages communs, notamment la prise de Gontard en Durance. 10. Les documents, les savoirs et les pratiques ayant toujours cours sont relatés au présent. 11. Avec la Révolution, l’État se substitue à la province de Provence et prend possession du canal des Alpines. Les ouvrages sont ainsi la propriété de l’État . L’administration du canal s’est faite en étroite collaboration avec l’État jusqu’à la modernisation hydraulique. L’OGC est, elle, propriétaire de ses ouvrages et a une histoire conflictuelle avec les volontés réglementaristes de l’État au XIXe siècle.

12. Dans le dictionnaire provençal [1 ; 1841] p. 641, MARTELIERO, s. f, abée, ou plutôt, bée, trou d'un grand canal, par où passe l'eau d'un biez ou d'un canal d'irrigation; écluse d'un étang ou d'un grand canal. Ces martelières sont placées au départ de chaque « prise » et sont maçonnées (anciennement avec des pierres puis le béton). Elles peuvent être « ouvertes » ou « fermées ». 13. Dans [1 ; 1841] page 330 : ESPACIER, s. m., évier, conduit par où l'on fait passer les lavures d'une cuisine ; rigole d'un chemin qui jette les eaux dans la propriété voisine ; bée ouverture d'un biez ou d'un canal d'irrigation par où coule l'eau qui fait aller un moulin, ou qui arrose une étendue de terre ; vanne planche qui sert à arrêter le cours d'un ruisseau ou en détourner l'eau. Dans [6 ; 2007] p. 306 : mot désignant d'une part l'ouverture par laquelle l'eau s'échappe d'un canal d'arrosage, le déchargeoir, d'autre part la palette en bois ou en fer qui permet de retenir ou libérer l'eau. Pour plus de détails en histoire des techniques sur les martelières et les espaciers, voir [6 ; 2007] p. 163. 14. Le canal du congrès est rattaché à l’OGA. Il transporte l’eau du « Canalet » qui est lui rattaché à l’OGC. 15. La datation exacte ne m'est pas connue, et je l’estime à partir des photographies aériennes de l'IGN. 16. Un gestionnaire me dit ainsi que « elle [la palette ] est tombée [sous-entendant clairement que quelqu’un l’a fait tomber] » et a séjourné au fond du canal avant d’être « remise ». 17. Le nom du syndic a été anonymisé. 18. Lorsque A. prend la présidence de la vanne à niveau aval constant, les ouvrages d’alimentation de l’UBC sont encore peu investis par les syndics et font l’objet de pratiques hybrides. A., alors nouvellement élu, dénonce « les décennies de négligence » et « le système de régulation mécanique [mis en place par EDF] absolument remarquable qui a été saboté [...] c'est-à-dire qu'on avait une magnifique vanne à niveau aval constant qui, euh, ne fonctionnait plus. […] C'est curieux, car même les services de l'État s'en sont mêlés du sabotage. [...] À mon avis, ils ont pas compris ». A. reprend ainsi à son compte la régulation hydraulique autonome du canal commun d’alimentation. 19. La CED a convoqué une réunion de « crise » en 2015. Les probabilités d’épuisement de la réserve agricole de Serre-Ponçon construites par EDF sont élevées. Afin d’anticiper la pénurie à venir, la CED propose d’anticiper et de réduire de 10 % les

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débits des canaux. Les syndics des différents canaux prennent peu la parole et ne s’opposent pas à cette réduction. Un des syndics représentant la Crau déclare finalement : « Bon, je le dis franchement, la baisse de 5 % dans le canal, ça ne se voit pas. » Il prévient cependant qu’une réduction supérieure posera problème. Ce discours d’honnêteté fait sourire les autres syndics présents, à l’exception de ceux de la Crau.

RÉSUMÉS

Les infrastructures hydrauliques ne sont pas qu’un élément physique qui discipline la matérialité de l’eau. Elles sont construites et leurs usages se transforment au sein d’un tissu de relations socio-spatiales qui se recomposent au contact de cette nouvelle matérialité. Cet article articule une histoire et une sociologie des sciences et techniques avec une analyse de l’exercice du pouvoir pour mener l’analyse concrète de processus de modernisation visant à redéfinir les savoirs, les infrastructures, les rôles et les pratiques de la maîtrise de l’eau en Crau. Nous proposons une approche locale par les infrastructures hydrauliques construites pour générer une abondance en eau pour la reconstruction de la France post-Seconde Guerre mondiale qui sont aujourd’hui au centre des dispositifs de gestion de la rareté de l’eau.

Hydraulic infrastructures are not a purely physical element taming the materiality of water. They are socially produced and their uses are transformed within a fabric of socio-spatial relations recomposed by this new materiality. This article articulates an history and sociology of science and technology with the analysis of power exercise to study concrete process of modernization for the redefinition of knowledge, infrastructures, roles and practices towards the mastership of water in Crau (South of France). We propose a local approach based on the hydraulic infrastructures built to generate abundance for France post-war reconstruction which are today in the center of water scarcity management apparatuses.

INDEX

Mots-clés : exercice du pouvoir, dispositifs, STS, modernités, associations syndicales autorisées d’irrigants Keywords : exercise of power, apparatus, STS, modernities, irrigation association

AUTEUR

BRICE AUVET

Brice Auvet a réalisé une thèse explorant les manières de gouverner et de faire l’eau en Crau. Il contribue à la géopolitique des questions environnementales en croisant des apports de la political ecology, des STS et l’analyse de l’exercice du pouvoir dans une perspective historique, UMR G-eau-AgroParisTech (thèse), Hebrew University of Jerusalem (post-doctorat).

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Un compteur « intelligent » pour mesurer les usages de l’eau : l’entrée en scène d’une nouvelle connaissance A « smart » meter to measure water uses : the entry on stage of a new knowledge

Anne-Laure Collard, Patrice Garin et Marielle Montginoul

Nous remercions vivement les deux relecteurs et Jeanne Riaux pour leurs commentaires et leurs conseils qui nous ont permis d’améliorer cet article. Nous remercions également le personnel de la CACG et les agriculteurs-irrigants qui ont accepté de répondre à nos questions. Ce travail a bénéficié du soutien de l’Agence française de la biodiversité, faisant l’objet d’une convention de partenariat entre la CACG et l’Irstea.

1 Dès 1992, la loi sur l’eau instaure l’obligation de « moyens de mesures ou d’évaluation appropriés » (art. 12) des prélèvements en eau agricole. Cette mesure vient en appui à une politique d’économie d’eau (Erdlenbruch et al., 2013) et à la création d’une multiplicité d’outils de gestion, d’indicateurs, de découpages territoriaux qui participent à qualifier et quantifier la nature de l’eau. Parmi ces instruments, le compteur volumétrique s’est progressivement imposé à partir de 1997, malgré les critiques des acteurs de l’eau sur son coût et sa fiabilité (Mérillon, 1996). Le compteur fournit une donnée des volumes prélevés par les agriculteurs-irrigants sur une saison ou une année, qui sert d’indicateur pour établir des bilans hydrologiques, planifier les lâchers d’eau stockée dans des barrages ou transférée d’un bassin à l’autre. Il permet aussi d’établir le paiement de l’eau. Mais ce compteur conventionnel ne satisfait pas la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne (CACG). En 2013, elle en conçoit un nouveau, « intelligent », appelé Calypso. La nouveauté de ce dispositif métrique, doté d’un transmetteur, est la production de données précises sur la consommation de chaque irrigant en temps réel. Cet article traite des implications et des applications de ces compteurs (usage, production et acquisition de données) sur la fabrique du rapport eau et société.

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1. Le compteur d’eau : médiations d’un dispositif métrique

2 Le compteur d’eau fait rarement l’objet de travaux qui interrogent les rapports entre eau, technique et société (Barraqué, 2013). Les compteurs (urbain et agricole) sont régulièrement questionnés comme outil de calcul et de tarification (Dinar et al., 2015). À travers ce prisme, l’intérêt est porté sur les comportements individuels de consommation des usagers au sein d’un espace restreint (domestique) ou en relation avec d’autres (au sein d’associations d’usagers de l’eau). Pourtant, le compteur d’eau peut également être défini comme objet sociotechnique, participant pleinement au monde dans lequel il est immergé (Akrich, 1987). C’est d’ailleurs la perspective adoptée par Chatzis (2006) pour analyser l’arrivée du compteur d’eau parisien au XIXe siècle et les transformations apportées par son immersion dans les habitudes quotidiennes, dans les rapports entre locataires et propriétaires. L’auteur montre aussi la manière dont l’objet est saisi par les ingénieurs de l’époque pour répondre à des controverses autour d’impératifs sanitaires et d’approvisionnement. La perspective sociotechnique permet alors d’interroger les changements d’un ordre social établi à travers l’étude des pratiques et des dynamiques sociales et politiques du moment. En effet, si l’action du concepteur de l’objet participe à le façonner (De Laet et Mol, 2000), il n’est pas rare qu’il échappe aux intentions de celui-ci une fois utilisé (Vinck, 1999). Par ailleurs, l’étude des médiations techniques implique celles entre les acteurs et leur milieu (Akrich, 2010). Cette perspective s’articule à la proposition de Linton et Budds (2014) de concevoir un « cycle hydrosocial », reprenant la définition de Swyngedouw (2009) d’une eau comme objet « hybride ». Les auteurs se placent au-delà de la frontière classique entre objet de la nature et objet social (Budds, 2016) et invitent à considérer une eau sans cesse en mouvement sous l’impulsion de facteurs sociaux et matériels, défini comme dialectique. Dans cette perspective, l’arrivée du compteur Calypso est entendue comme susceptible de modifier des rapports sociaux établis autour de et à l’eau. Comment un tel objet participe-t-il d’une dialectique eau et société ? Pour répondre à cette question, nous serons amenés à interroger les motivations et intérêts des ingénieurs de l’eau à produire cette connaissance et à l’utiliser.

3 En effet, le compteur Calypso se définit comme un objet de mesure discret et du quotidien. Dans le domaine de l’eau, l’action de mesurer est ancienne et répandue. La littérature témoigne d’une diversité des outils et objets qui permettent cette mesure. Au , Wateau (2001) étudie l’usage ancestral de la canne à roseau pour la mesure de l’eau et son partage selon des règles communautaires basées sur l’ancienneté des ayants droit. En Algérie, Idda et al. (2014) analysent l’hybridation du « peigne » traditionnel de répartition des eaux suite à l’introduction de nouvelles techniques d’exhaure pour correspondre à l’organisation locale oasienne. Ces exemples témoignent de l’imbrication et de l’adaptation dont relève l’acte de mesurer avec le tissu social de la société dans laquelle il est mené, ainsi que des savoirs sur l’eau qui le font. Il en est de même pour des objets éloignés en apparence d’un compteur d’eau, tels que la statistique dans la mesure du risque inondation, des modèles hydrologiques pour la régulation des eaux souterraines (Massuel et Riaux, 2017) ou encore des indicateurs pour établir l’état écologique du milieu (Fernandez et Debril, 2016). Les travaux cités, différents dans leurs objets et approches, partagent le constat d’une mise en chiffre

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généralisée de l’eau à partir de savoirs experts, scientifiques ou ingénieurs, qui participent à la construction d’une réalité, d’une « socio-nature » (Swyngedouw, 1996). Mesurer, « savoir-compter » (Crump, 1995) ne relève donc pas d’un acte anodin, mais procède au contraire de notre rapport au monde (Houdart et al., 2015). Dans cette perspective, le compteur Calypso est défini comme un dispositif métrique, une « expression de l’acte de mesurer » (Duquesne et Vellard, 2005). Dès lors, en quoi la nouvelle mise en chiffre des prélèvements agricoles dépasse-t-elle une logique hydraulicienne ? Que nous apprend-elle des rapports à l’eau de ceux qui la produisent, la refusent ou la portent ?

2. Étude de deux situations d’immersion du compteur Calypso

4 Pour répondre à ces interrogations, notre réflexion repose sur des travaux de nature différente menés sur deux terrains d’étude, l’un où le compteur Calypso a été imposé aux agriculteurs (Arros), l’autre où il est discuté (Louts).

2.1. Imposition du compteur aux agriculteurs de l’Arros

5 La vallée de l’Arros s’étend sur environ 1 200 km². À l’amont se trouve le barrage de l’Arrêt-Darré construit en 1996 en soutien au développement de l’irrigation (figure 1). D’une capacité de stockage d’environ 11 millions de mètres cubes, il réalimente les rivières de l’Arros et de l’Estéous. En 2015, la vallée de l’Arros est le territoire choisi par la CACG pour y installer le nouveau compteur. Plusieurs critères le justifient. Le premier est la gestion en concession de ce territoire qui fait de la CACG le propriétaire des outils installés pour gérer l’infrastructure hydraulique. Elle peut donc remplacer les anciens compteurs sans requérir l’accord de ses abonnés. Le second est la proximité géographique de la vallée avec le centre opérationnel de la CACG de Tarbes qui permet les interventions d’urgence en cas de dysfonctionnement. Le dernier est la situation de gestion considérée comme peu problématique par le concepteur de Calypso en termes de tensions sur la ressource et entre usagers. La vallée de l’Arros représente donc un site non risqué pour tester les premiers modèles du compteur. Au moment de l’enquête, certains compteurs fonctionnent, mais la gestion du barrage ne repose pas encore sur les données transmises.

6 Sur ce terrain, l’adoption d’une démarche qualitative a permis de comprendre la manière dont les ingénieurs de l’eau envisagent la production et la mobilisation de la donnée, et d’identifier les réactions des agriculteurs-irrigants par rapport à cette nouveauté. Entre 2016 et 2017, des entretiens ont donc été menés avec des agriculteurs- irrigants (n =12) de la vallée de l’Arros et deux ingénieurs de l’eau de la CACG. L’un d’eux est le concepteur du compteur Calypso et responsable du service clientèle. Nous le nommerons M. Monteau. Le second, que nous appellerons M. Hydre, est ingénieur hydraulicien à la CACG.

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Figure 1. Schéma de la vallée de l’Arros

Source : réalisé à partir de carte CACG, Service Exploitation, novembre 2006

2.2. Mise en dialogue autour du compteur dans la vallée du Louts

7 Dans la vallée du Louts, les conditions d’immersion du compteur sont tout autres. Les agriculteurs sont propriétaires de leurs compteurs, la gestion étant en affermage. La CACG ne peut pas imposer leur remplacement. M. Monteau a donc besoin de convaincre les agriculteurs de l’intérêt de les acheter, en les rendant attractifs. Il se saisit de l’occasion pour ouvrir un espace de dialogue dans un contexte complexe et insatisfaisant à la fois pour le gestionnaire et les agriculteurs. En effet, pour la CACG, la valorisation de la ressource n’est pas suffisante et les agriculteurs dépassent régulièrement leur quota, ce qui rend compliqué le respect du Débit objectif d’étiage (DOE) estimé à 270 l/s au point de mesure de la station de Gamarde, à l’aval (figure 2). Ses relations avec les agriculteurs sont tendues. Ces derniers demandent plus d’eau et/ ou critiquent le système d’allocation des quotas qu’ils considèrent injuste. La plupart des agriculteurs du Louts rencontrés remettent en cause des choix de gestion de la CACG, notamment le décompte du volume prélevé à partir d’une date fixe, alors même que les lâchers de barrages n’ont pas nécessairement commencé. Ils estiment ne pas avoir à payer pour cette eau. Par ailleurs, ils bénéficient du soutien de la chambre d’agriculture pour atténuer les pénalités imposées par le gestionnaire en cas de dépassement de leur quota, ce qui complexifie la tâche du gestionnaire.

8 Dans cette situation, M. Monteau a fait appel à des chercheurs dans le cadre d’une relation de partenariat pour élaborer des scénarios prospectifs qui mettent en scène le compteur Calypso. Les chercheurs impliqués y voient une opportunité de tester plusieurs questions de recherche sur des enjeux de tarification, de représentations des

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usagers, et sur les conditions d’adoption de l’objet par les agriculteurs. Ainsi, quatre scénarios leur sont proposés. Leur élaboration repose sur l’analyse préalable de 18 entretiens individuels. Les scénarios ont ensuite été mis en discussion lors d’ateliers1 animés par les chercheurs (dont deux des coauteurs de cet article). Le premier s’est déroulé sous forme de focus group (Wilkinson, 1998). Les agriculteurs étaient invités à débattre (sans la CACG) des modalités de gestion de l’eau (comptage, pratiques, évaluations technico-économiques de l’irrigation). Les résultats de ce débat ont servi à ajuster les scénarios en collaboration avec M. Monteau. Le second atelier a fait l’objet d’une mise en débat de ces scénarios avec les mêmes agriculteurs, M. Monteau, un représentant de la chambre d’agriculture des Landes, de l’Institution Adour2 et de la Direction départementale des territoires (DDT 40). Lors du dernier atelier, les scénarios ont été affinés (coûts et tarifs), puis présentés aux participants afin de poursuivre les discussions. À partir d’une démarche d’observation participante, ce dispositif de recherche-action (construction/animation) a été analysé afin d’étudier ce que les mises en scène du compteur traduisent du rapport à l’eau en train de se faire (Montginoul et al., 2019).

Figure 2. Schéma de la vallée du Louts

Source : réalisé à partir du rapport Institution Adour, 2016

9 La suite du texte présente les enseignements tirés de la mise en dialogue de ces deux cas d’étude, où le rôle envisagé et l’usage fait du compteur sont complètement différents. Cette mise en perspective nous a permis de saisir par des prismes différents les enjeux liés à l’arrivée de ce nouveau dispositif. Tout d’abord, nous exposerons en quoi le compteur d’eau matérialise la volonté de la CACG de concevoir un modèle de gestion l’eau « moderne » et comment les ingénieurs de l’eau d’aujourd’hui envisagent son usage pour le perfectionner et le standardiser. Puis, nous aborderons les modifications apportées ou en train de se faire par l’arrivée du compteur sur les

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dynamiques sociales entre irrigants d’une même vallée, et entre irrigants et gestionnaire. Enfin, nous discuterons des implications de cette nouvelle mesure sur la fabrique du rapport eau et société.

3. À la recherche d’une connaissance objective des flux d’eau : le compteur des ingénieurs

10 Fondée en 1959, la CACG a pour mission l’aménagement hydraulique des régions Midi- Pyrénées et Aquitaine. Dans les années 1970, elle vit le durcissement progressif des obligations environnementales. En 2006, l’instauration du respect du DOE devient systématique à l’aval de toutes les rivières de Gascogne (Fernandez et Debril, 2016). Ainsi, dès les années 1980, la CACG a comme préoccupation de connaître avec précision deux variables nécessaires à l’automatisation des lâchers d’eau : la pluviométrie locale et les usages agricoles (Tardieu et Plus, 1989). Le compteur Calypso répond à ce second besoin, contrairement aux premiers dispositifs métriques qui n’avaient pas une telle vocation.

3.1. Évolution des dispositifs de mesure : de l’estimation à la précision

11 En dépit de la loi de 1992 et pour des raisons d’économie (Gleizes, 1966), les compteurs volumétriques ne sont installés que sur les bornes d’irrigation des réseaux collectifs qui distribuent l’eau sous pression. Le compteur est alors utilisé comme un outil pour recenser les usages et répartir les coûts de fonctionnement. Les stations de pompage individuelles ne sont quant à elles pas équipées de débitmètres3. Progressivement, la notion de débit issue de la loi de 1992 va organiser les modalités de gestion de l’eau (Fernandez et Debril, 2016). Au sein du périmètre de la CACG, l’eau est gérée par « section de contrôle » dont les limites sont découpées en amont par un point de réalimentation, à l’aval par un point de mesure du Débit objectif d’étiage (DOE). Le DOE correspond aux besoins théoriques du milieu. La CACG a obligation de le respecter sous peine de sanction financière. Elle satisfait aussi les demandes de chaque agriculteur, formalisées par un contrat appelé « convention de restitution » qui définit le débit maximum que l’agriculteur a le droit d’utiliser, un quota d’eau et les sanctions en cas de dépassement. Le quota est un volume accordé à l’année pour une superficie que l’agriculteur déclare vouloir irriguer à un tarif déterminé. Il lui est ainsi garanti un volume pour assurer sa campagne d’irrigation, sauf en cas d’arrêté sécheresse où le préfet peut réduire l’allocation. La mise en relation directe entre l’ensemble des prélèvements et les besoins du milieu traduits par le DOE va participer à généraliser la pose de compteurs volumétriques sur toutes les stations de pompage, pour le contrôle des consommations.

12 Mais la donnée fournie par ce compteur conventionnel n’est pas celle recherchée par la CACG, dont l’objectif est de connaître les usages de l’eau au cours de la campagne d’irrigation. Pour l’heure, elle doit se contenter de relevés disponibles en début et fin de campagne, transmis manuellement par les agriculteurs-irrigants. Dans les années 1990, d’autres outils sont développés pour améliorer cette connaissance, tel que le module à « radiorelève » qui enregistre les consommations à des pas de temps mensuels, puis hebdomadaires. Ce dispositif amorce le principe du compteur Calypso

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d’une transmission régulière des données au centre opérationnel de Tarbes, relevées automatiquement et non plus par les irrigants. Pour autant, la situation en « temps réel » n’est pas encore connue : « Pour faire de la gestion, on a franchi une marche, mais on n’a pas franchi la marche finale qui est de dire : je fais du vrai temps réel » (entretien M. Monteau). Depuis sa première mise en service, plusieurs améliorations ont été apportées au compteur intelligent (autonomie de la pile, étanchéité, passage de deux à quatre capteurs), mais le paramétrage actuel n’assure la transmission de la donnée au gestionnaire qu’à heure fixe, le jour suivant son enregistrement.

3.2. Se défaire du caractère empirique des choix de gestion

13 Même si le compteur reste perfectible, il est dès 2015 mis en fonctionnement dans la vallée de l’Arros. Depuis, les deux ingénieurs de la CACG s’initient à son usage. M. Monteau est ingénieur géotechnicien à la CACG depuis 1984. D’abord en poste comme chargé d’étude pour la réalisation de grands ouvrages, il devient en 1998 responsable du service clientèle. Se définissant comme un « vendeur d’eau », sa mission s’articule à celle du service hydraulique dont M. Hydre est responsable. Ce dernier, en tant qu’ingénieur hydraulicien, a pour tâche d’éviter les jours de « défaillance ». Le principe de défaillance se définit dans l’actuel modèle de gestion par le non-respect de l’équilibre entre besoins du milieu et des irrigants. La tâche de M. Monteau et de M. Hydre est d’assurer ensemble cet équilibre. Pour cela, l’optimisation des lâchers d’eau des barrages est recherchée. Elle repose sur la possibilité de calibrer le fonctionnement des ouvrages pour libérer dans le cours d’eau un débit nécessaire et « parfait » pour répondre aux besoins du milieu et des irrigants à un instant t. Dans ce modèle, l’anticipation des besoins à venir (sur une semaine et sur l’ensemble de la saison d’irrigation) permet d’évaluer la capacité de réponse de la CACG selon les volumes stockés.

14 Les deux ingénieurs rencontrés ont des intérêts communs à l’utilisation du compteur. Le premier est celui de bénéficier d’une donnée jugée fiable. En effet, selon M. Monteau les compteurs conventionnels ne sont pas précis : « On sait qu’en théorie, quand on fait des relevés de compteurs sur une rivière, un compteur sur deux est arrêté […]. On sait qu’on ne sait pas bien compter avec les compteurs mécaniques l’eau qui passe. » Le dispositif Calypso est équipé de capteurs ultrasons présentés comme infaillibles, en remplacement du système mécanique jugé défaillant.

15 Un autre intérêt commun à nos deux interlocuteurs est de ne plus dépendre des données déclaratives fournies par les agriculteurs. Jusqu’alors, les agriculteurs relèvent manuellement l’index des compteurs qu’ils envoient en début et fin de campagne à la CACG sous forme d’« autorelevés ». En plus des fraudes que contrôlent des « surveillants rivières » (Tardieu, 1992), M. Hydre et M. Monteau déplorent la faible coopération des irrigants à leur égard. M. Hydre l’exprime en ces termes : « Un des points qu’on essaie de développer, sur lesquels on a beaucoup de mal, c’est de dialoguer avec les préleveurs, les irrigants […]. On leur demande de nous dire par des SMS, “je vais commencer à irriguer dans un jour, deux jours, trois jours” […]. Ça, c’est une très bonne information, mais sauf qu’entre ce qu’ils disent et la réalité il y a souvent des écarts, donc ce n’est pas toujours objectivé, c’est la difficulté. Donc là un outil comme Calypso nous permet d’objectiver ça et de rentrer sur des choses plus fines. » Pour ce dernier, l’installation de Calypso permettrait à la fois

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l’acquisition de données de consommation fiables, mais aussi de contourner les difficultés d’établir une relation de coopération avec les agriculteurs.

16 Enfin, M. Hydre et M. Monteau partagent la volonté de se défaire de la dimension empirique sur laquelle reposent leurs choix de gestion. M. Monteau nous explique qu’actuellement, une partie de ces choix provient de son expertise empirique. En l’absence de connaissances sur les fluctuations de débit, il revient à M. Monteau de les estimer et d’en informer les ingénieurs hydrauliciens du service de M. Hydre. Il nous explique sa méthode d’évaluation : « On n’a pas la rigueur scientifique d’un chercheur, on n’a pas la rigueur des chiffres d’un hydraulicien. Nous on sent les choses. On fait comme ça. […] Ce n’est pas ma première campagne. Vingt campagnes sur l’Arros ou sur le système Neste, on sent bien que la conso, tel qu’on voit le terrain, tel qu’on voit les données, mais tel qu’on ressent les choses en discutant avec les gens, on sait où on en est en conso réelle […]. Et on voit bien la différence avec les chiffres qui sont sortis des papiers, sortis des données […]. Avec les coups de fil qu’on a, on voit la tension des gens qui sont inquiets, des gens qui sont à fond, des gens qui sont énervés. » Comme l’illustrent ces propos, M. Monteau a construit de manière empirique son expertise au fil du temps. Elle permet de combler les défaillances du compteur mécanique qui ne compte ni correctement ni à temps. Notre interlocuteur a acquis une connaissance fine du fonctionnement hydraulique et du dispositif de partage et d’allocation de l’eau. L’évaluation des demandes est donc construite à partir d’un savoir théorique et des observations de terrain (comportements des agriculteurs et recueil de leurs impressions, nombre de pompes en fonctionnement). La démarche de M. Monteau est résolument inductive : « On sent les choses ». En outre, le choix des lâchers d’eau repose sur un « métissage de données scientifiques avec des connaissances empiriques » comme déjà observé dans le cas des dispositifs réglementaires liés au décret sécheresse (Riaux, 2013). Or, M. Monteau n’est pas satisfait par cette méthode qu’il qualifie de « pifométrique ». Il voit dans l’usage du compteur Calypso une opportunité de substituer une appréciation subjective qu’il juge imparfaite à une mesure automatisée. Par ailleurs, il redoute un changement de son métier dans les années à venir qui ne laissera pas à ses successeurs l’opportunité de construire une expertise similaire à la sienne.

17 Pour M. Hydre, le caractère empirique des choix de gestion est risqué. Contrairement à l’interprétation de M. Monteau pour qui la situation de gestion de la vallée de l’Arros n’est pas problématique, M. Hydre l’envisage comme fragile : « Sur l’Arros, il y a des éléments de tension qui sont assez particuliers et liés au cadre réglementaire, qui sont différents de ce que l’on peut voir sur l’Adour4 ». Le cadre réglementaire mentionné est celui qui fixe la valeur du DOE que la CACG doit respecter au niveau de la station d’Izotges à 1 000 l/s (figure 1). Sur la plupart des rivières, le préfet a autorité (par arrêté sécheresse) pour limiter les prélèvements dès le seuil du DOE franchi et éviter de descendre sous le Débit de crise (DCR). La particularité de l’Arros évoquée par M. Hydre est l’équivalence de la valeur du DCR et du DOE. Or, cela n’est pas anodin pour notre interlocuteur qui se trouve privé d’une marge de manœuvre dans ses choix de gestion. Lors d’une année sèche, l’absence de DCR le contraint à libérer un peu plus d’eau que nécessaire pour éviter un jour de défaillance. Cette manière de faire ne lui convient pas, car elle n’est pas, selon ses propos, efficiente : « L’efficience du lâcher se caractérise par sa capacité à satisfaire ce débit objectif et, en général, on est sur des efficiences de 85 %. Donc on considère qu’il y a 15 % qui soit est trop lâché, soit est en manque donc n’est pas efficient. » M. Hydre craint donc que cette inefficacité du mode de gestion de l’Arros ne conduise à une situation de déséquilibre, d’autant plus que le taux de remplissage du barrage de

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l’Arrêt-Darré diminue du fait de la réduction du régime pluviométrique. Pour éviter cela, la « dose » des lâchers d’eau se doit d’être précise : « Est-ce que je lâche 1 000 [litres par] seconde ou 1 500 [l/s] ? Avec ça [le compteur Calypso], on peut dire est-ce que je lâche 1 400 [l/s] ou 1 450 […] pour être le plus fin possible dans notre gestion. » L’objectivation des fluctuations journalières du débit de l’Arros lui permettrait alors d’illustrer sa difficulté à maintenir un débit supérieur à la valeur du DOE sans procéder à des lâchers d’eau excessifs. L’usage du compteur rendrait ainsi intelligible auprès de ses collègues et des services administratifs sa crainte de pas réussir à assurer l’équilibre défini par des indicateurs qui ne reflètent pas selon lui la réalité hydrologique de la rivière. Alors que les outils actuellement à sa disposition ne lui permettent pas de quantifier cette tension, les données de consommation représentent une variable manquant au modèle capable de simuler, d’objectiver son ressenti.

18 Cette interprétation de la situation de l’Arros (dont l’équilibre tiendrait du changement hydrologique et des indicateurs) tait les arrangements passés entre les agriculteurs et M. Monteau que relate ce dernier. Suite à la construction du barrage, M. Monteau explique avoir fait le choix de répondre aux exigences des irrigants constitués en association de bénéficier d’un quota de 2 100 m3 par hectare souscrit. Sur les 11 millions de mètres cubes stockés, 14 millions sont alloués pour l’irrigation. La différence comprend les apports en eau du débit naturel. En 2003, le quota est revu à la baisse (1 900 m3). Mais cette décision est accompagnée d’une augmentation du nombre d’irrigants et les volumes globaux alloués ne sont pas réduits. Pour M. Monteau, le « système a été tendu » à ce moment-là. À l’époque, l’estimation des volumes souscrits reposait sur une méconnaissance du système hydraulique et de la diversité des pratiques d’irrigation. De cette négociation le gestionnaire ressort fragilisé, car si les quotas alloués étaient utilisés dans leur totalité, la CACG serait dans l’incapacité de respecter les termes du contrat. Un chargé de mission CACG explique que les récents calculs montrent que « le barrage peut alimenter [un quota de] 1 300 m3 par hectare ». Par son interprétation, M. Hydre choisit donc de ne pas questionner les effets d’une réduction de la valeur des quotas, et d‘interroger la traduction du flux hydrologique (dont il est expert) en indicateurs.

19 Ainsi, l’utilisation du compteur Calypso par les deux ingénieurs reflète leur volonté de standardiser une méthode pour la prise de décision et de mobiliser des outils fiables au service d’une gestion optimisée et automatisée du système hydraulique considérée comme la plus efficace pour répondre aux impératifs économiques et du milieu (fixés par ailleurs). Dans cette optique, la vallée de l’Arros fait figure de vitrine, de démonstrateur pour la CACG d’une modernisation de leur équipement, à la pointe de la technologie.

3.3. Une vitrine de modernité : le cas de l’Arros

20 Le renouvellement de l’équipement a suscité peu de réactions chez nos interlocuteurs de l’Arros. Au moment de les contacter, la réponse est souvent unanime : « Le compteur ne change rien, n’apporte rien » en termes de pratiques. La plupart d’entre eux ont déjà reçu plusieurs compteurs, deux ou trois parfois, pour cause de dysfonctionnement (batterie, étanchéité). Une partie ne sait pas si le compteur a été changé et/ou ne connaît pas ses nouvelles fonctionnalités. Le plan de communication de la CACG n’est pas vraiment resté en mémoire. Pourtant, les bénéfices et les fonctionnalités de l’équipement sont vantés par le biais de lettres et de plaquettes d’information. Il est

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présenté aux agriculteurs-irrigants comme un outil d’aide au pilotage de l’irrigation et de gestion du quota. Sa précision de comptage et la disponibilité d’informations quotidiennes (via internet) sont mises en avant comme facilitant la détection des fuites ou de tout autre dysfonctionnement du dispositif d’irrigation.

21 Au fil des discussions et des explications de ces fonctionnalités, nos interlocuteurs parlent du compteur. Une partie explique ne pas être à l’aise avec l’outil informatique et renvoie cette possibilité à la prochaine génération. Par ailleurs, ils disposent déjà de la donnée nécessaire à la conduite de l’irrigation et aux choix des quantités d’eau apportées. Les règles de démarrage, d’arrêt ou d’ajustement des doses d’eau en cours de campagne reposent sur l’évaluation des stades végétatifs des cultures et de l’intensité des pluies estivales. Les agriculteurs rencontrés retranscrivent manuellement leurs index de consommation sur des cahiers (figure 3) conservés dans un tiroir du salon, le vide-poche du tracteur ou dans une boîte placée à côté du compteur. La fréquence des relevés varie (mensuellement, par tour d’eau, tous les 5 à 10 jours). Elle leur permet de vérifier la conformité des quantités d’eau apportées. Pour tous, la lecture du compteur (conventionnel ou récent) est plus vigilante en fin de saison. L’état d’avancement de la consommation du quota leur permet de décider s’ils peuvent ou s’il est rentable de « faire un dernier tour » pour apporter une dernière dose d’eau et « remplir les grains ». Les agriculteurs-irrigants ne voient donc pas vraiment d’intérêt au compteur Calypso, car la conduite de l’irrigation ne repose pas sur l’évolution quotidienne des quantités d’eau prélevée.

22 De plus, une partie des agriculteurs rencontrés possèdent déjà le relevé de leur consommation journalière en temps réel, via le matériel agricole équipé d’ordinateur de bord et de débitmètre sophistiqués. Cette donnée leur permet de paramétrer la durée d’utilisation ou la vitesse d’avancement de leur matériel d’irrigation, en tenant compte du diamètre des buses sur les asperseurs, les pivots ou les canons à enrouleurs. Mais après deux, trois années, les buses s’usent et peuvent s’élargir, augmentant la quantité d’eau utilisée. Le compteur Calypso facilite la lecture de la mesure du débit en temps réel, ce qui permet à quelques-uns de contrôler l’état des buses et à d’autres de vérifier qu’ils ne dépassent pas le débit maximal autorisé, même si la plupart des bornes d’irrigation sont équipées d’un limiteur de débit.

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Figure 3. Cahier de relevé des consommations lors d’une campagne d’irrigation de 2008

La première colonne chiffrée de gauche correspond au numéro des trois compteurs. Dans la colonne suivante, les index de début de campagne des trois compteurs sont notés. Ce relevé est envoyé à la CACG. La colonne suivante correspond au relevé des index au 20 août 2008, date qui s’approche de la fin de campagne d’irrigation. La soustraction en bas à droite permet à l’agriculteur d’évaluer sa consommation par rapport à son quota pour décider de continuer ou non à irriguer. La dernière colonne est le relevé des index en fin de campagne, envoyé à la CACG. Source : Collard, 2017

23 Les réactions vis-à-vis du compteur concernent davantage ses implications que son application. Le compteur est rarement envisagé comme un outil de gestion. Son installation fait réagir. Ils sont quelques-uns à y voir une volonté de la CACG de les « surveiller » ou de « leur taper dessus ». La fiabilité du compteur est aussi questionnée : « Il n’est pas aussi fiable que les anciens. » À l’inverse, une poignée d’irrigants s’en réjouit et y voit un moyen pour réduire des fraudes trop récurrentes. L’automatisation des relevés est interprétée comme signant la disparition des techniciens chargés du contrôle des compteurs, considérés comme leur dernier lien sur le terrain avec le gestionnaire. Contrairement à ce qui était envisagé par la CACG, les agriculteurs- irrigants ne discutent pas la transmission d’une donnée privée vers le gestionnaire.

4. Scénarisation du compteur : entre promesse et négociation (le cas du Louts)

24 L’utilisation du compteur Calypso ne se limite pas à celle des ingénieurs rencontrés. Sa mise en discussion organisée autour de son caractère innovant dans la vallée du Louts en fait un objet de médiations qui participent aux rapports établis entre les agriculteurs-irrigants et entre les agriculteurs et le gestionnaire.

25 Lors des ateliers, la proposition d’achat du compteur fait vivement réagir les agriculteurs. Pour désamorcer cette opposition, M. Monteau propose un contrat de location dont le coût de revient serait équivalent à l’achat d’un compteur conventionnel neuf ou à la mise aux normes par ceux qui le possèdent déjà. Si cette mesure ne lève pas les réticences des agriculteurs, elle permet de calmer les échanges et de discuter les scénarios élaborés.

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26 Le rôle donné au compteur varie selon les scénarios. Nécessaire dans les deux premiers pour leur faisabilité technique, il est un prétexte à la discussion de nouvelles modalités de partage dans les deux derniers (tableau 1).

Tableau 1. Synthèse des scénarios prospectifs proposés dans la vallée du Louts et du rôle donné au compteur

Proposition Rôle du compteur Calypso

Scénario Début du comptage lors du 1er lâcher 1 Connaissances précises de l’état du Scénario système Instauration d’une bourse d’échange 2

Scénario Définition d’un quota global à l’échelle de 3 la parcelle Condition à la mise en place des mesures Scénario proposées Propositions de tarification 4

27 Dans les scénarios 1 et 2, le compteur est un vecteur de connaissances, producteur de données auxquelles certaines promesses d’amélioration vont être rattachées. Le scénario 1 consiste à proposer un comptage différé de l’eau. Actuellement les irrigants déclarent la valeur de l’index de leur compteur à date fixe (15 juin), démarrant le décompte de leur quota même si le barrage ne soutient pas encore le débit de la rivière. L’installation d’une mesure automatique des consommations permettrait à la CACG de faire coïncider le début du décompte avec celui du premier lâcher. Cette mesure répond facilement à une insatisfaction des agriculteurs, mécontents de payer une « eau naturelle », non stockée : « Le comptage démarre avant les lâchers, donc [en 2016] on a payé pendant trois semaines de l’eau qui n’appartient pas à la réserve… » (agriculteur).

28 Le scénario 2 est une proposition d’instaurer une « bourse d’échanges » de l’eau entre irrigants, comme la nomme M. Monteau. La notion de marchés de l’eau peut recouvrir une diversité d’arrangements (Strosser et Montginoul, 2001). Dans le cas du Louts, cet échange est conçu comme un transfert de quotas entre agriculteurs sous-utilisateurs et sur consommateurs. L’installation du compteur permettrait une connaissance précise des consommations, et d’assurer pour la CACG un contrôle des pratiques afin d’éviter que des volumes indisponibles ne soient vendus. Pour la CACG, cette proposition reflète l’ambition de redonner de la souplesse au dispositif de partage de l’eau. Hérité des années 1990, celui-ci est devenu rigide et pose problème en termes de valorisation de la ressource. L’ensemble des volumes d’eau disponibles est alloué, mais pas nécessairement utilisé. Cette situation résulte de la mise en place du système d’allocation initial. Il est le fruit d’un compromis entre le précédent gestionnaire, la Compagnie d’aménagement rural d’Aquitaine (CARA) et le monde agricole au moment de la création du barrage d’Hagetmau en 1992 (2,7 millions de mètres cubes stockés). À l’époque, le volume global à partager entre irrigants et les termes du quota (1 500 m3/ ha de volume autorisé, un débit maximum de 0,6 l/s et par ha) est décidé en partie sur la base des déclarations des surfaces irriguées cinq ans avant la mise en eau du barrage. Il prend aussi en compte la valeur du débit au point de Gamarde (figure 3). Au cours des années, la rentabilité du maïs irrigué attire de nouveaux irrigants, alimentant la liste d’attente des demandeurs qui souhaitent le devenir. Cette liste est cogérée par la

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profession agricole et la CARA, puis par la CACG à partir de 2001. Elle doit faciliter la réallocation des surfaces souscrites quand un agriculteur abandonne l’irrigation ou vend sa terre. Mais cette réallocation est rare, car les agriculteurs ont intégré leur quota dans leur patrimoine foncier sans l’ajuster à leurs besoins, privatisant ainsi des parts d’eau à l’origine redistribuables. Selon les années, entre 40 et 90 % des ayants droit consomment moins de 80 % de leur dotation. Entre 2006 et 2016, la plupart des souscriptions sont restées au nom des premiers propriétaires qui aujourd’hui ne sont plus chefs d’exploitation. Pour le gestionnaire, l’eau non utilisée n’est pas valorisée au mieux de son intérêt. En effet, la partie proportionnelle à la consommation5 n’est facturée qu’au-delà de 80 % du quota. De manière surprenante, la proposition de « bourse d’échange » formulée par M. Monteau n’a pas fait pas autant débat qu’ailleurs en France (Montginoul et Rinaudo, 2009). En effet, les agriculteurs installés récemment dans la vallée réclament de l’eau et sont intéressés par la proposition.

29 La seconde utilisation faite du compteur est celle d’une condition (scénarios 3 et 4) imposée par M. Monteau pour la réalisation de mesures qui répondent à des attentes du monde agricole. Le scénario 3 consiste à rouvrir l’allocation des quotas en abandonnant la référence à un volume par hectare et aux surfaces souscrites par le passé pour privilégier un volume global défini à l’échelle de l’exploitation. Selon certains agriculteurs, le système ancien crée des inégalités spatiales. L’un d’eux explique pourquoi ceux situés à l’aval du bassin sont contraints de consommer davantage que ceux à l’amont : « La structure du sol est sablo-limoneuse, donc on a une demande plus importante. Dans une année comme 2016, ça reflète bien les 1 800 m3, même davantage. Les 1 500 m3 qui nous sont attribués, c’est sûr, on est très juste. »

30 Ce témoignage reflète la situation sur le Louts où, lors d’une année sèche, la plupart des agriculteurs de l’aval dépassent leur quota, alors que ceux situés à proximité du barrage consomment moins de 80 % du leur. Pendant l’atelier, l’ensemble des participants partagent le constat que leur consommation en eau dépend en partie de la surface irriguée, mais aussi de spécificités physiques (nature des sols, besoins de la plante). M. Monteau reprend ce dernier argument et insiste sur l’idée que les surfaces souscrites ne sont pas celles qui sont irriguées en pratique. Il propose donc que les agriculteurs souscrivent directement un volume global, correspondant à leurs besoins d’irrigation présents, pour plus d’équité d’une part et pour mieux valoriser la ressource d’autre part.

31 Selon un registre similaire, l’adoption du compteur est présentée comme une condition pour la mise en place de nouvelles tarifications (scénario 4). Le scénario 4 porte sur un ajustement de la tarification à la diversité des consommations6. La flexibilité doit permettre de réduire les dépassements des agriculteurs, surtout lors des années sèches. Depuis 1992, l’ensemble des allocations attribuées ne sont pas consommées intégralement. Pourtant, lors des années sèches, un peu plus de la moitié des agriculteurs enquêtés dépassent leur dotation. En 2016, la CACG ne réussit pas à respecter la valeur du seuil durant une dizaine de jours7. Pour M. Monteau, les pénalités appliquées au dépassement ne contraignent pas suffisamment les agriculteurs. Mais il lui est compliqué d’agir sur ce point, car le contrat passé avec les agriculteurs date de 1993. À cette époque, le comptage n’est pas encore généralisé. La CARA n’a les moyens ni de facturer ni d’imposer la pénalité de dépassement. En 2001, la CACG succède à la CARA et conserve les contrats établis afin de ne pas imposer trop rapidement ses conditions de gestion aux agriculteurs. En 2008, elle profite du renouvellement du

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contrat d’affermage pour appliquer un tarif de dépassement considéré comme dissuasif. Cette nouvelle mesure est mal reçue par les irrigants qui, en 2012, se servent de leur relais à la chambre d’agriculture pour demander que les pénalités encaissées par l’Institution Adour leur soient remises, estimant que l’étiage a été particulièrement prononcé. Dans ce contexte, M. Monteau profite de la tenue des ateliers avec les agriculteurs pour proposer des changements de tarification qui optimisent le gain de la CACG sans lui faire courir de risque de défaillance (inciter à consommer entre 80 et 100 % du quota).

32 Ainsi, la scénarisation du compteur d’eau Calypso s’inscrit comme une promesse d’amélioration établie dans un rapport de négociation pour une recherche de compromis entre le gestionnaire et les agriculteurs, recherche imposée par la situation d’affermage. Elle est la matérialisation d’une reconfiguration recherchée des modalités de gestion.

5. Implications de la nouvelle mesure de l’eau, mise en perspective

33 L’étude des médiations sociotechniques autour du compteur d’eau illustre la construction « par le bas » des relations entre eau et société autour de la production et de l’acquisition d’une donnée. Pour l’heure, ce sont surtout les ingénieurs de l’eau qui s’approprient le compteur et qui cherchent à améliorer leurs compétences en matière de gestion de l’eau, et assurer l’efficience économique de la structure gestionnaire. En effet, la production d’une donnée en temps réel sur les prélèvements dans les rivières répond aux deux contraintes économiques et environnementales qui composent leurs objectifs de gestion. Dans cette perspective, le compteur est une opportunité pour mieux connaître et maîtriser une eau rare « qui doit être gérée » (Linton, 2004 : 113). Cette conception de l’eau n’est pas récente, tout comme l’adoption d’un paradigme techniciste pour une « bonne » gestion. Mais dans cette trajectoire, le compteur intelligent fait figure d’aboutissement d’un modèle de modernité, reposant sur une technologie à la pointe et érigée en véritable vitrine (Arros) du savoir-faire de la CACG dans le domaine de la gestion des systèmes réservoirs-barrages. Pour l’ancien directeur8 de la CACG, il en est de « la responsabilité de l’ingénieur […] d’utiliser les moyens techniques les plus modernes au service d’une gestion économe de cette ressource en eau chère et difficile à mobiliser » (Tardieu, 1992). Les ingénieurs de l’eau rencontrés embrassent cette proposition, cherchant à se défaire des dimensions qualitatives et empiriques qui composent leur choix, à se détacher des incertitudes techniques pour nourrir les modèles hydrauliques. Cette « consolidation de l’expertise hydrologique » (Linton, 2014) via le compteur d’eau procède d’une réaffirmation du gestionnaire quant à sa légitimité d’être missionné par l’État de la gestion de l’eau sur ce territoire. Il s’agit de rester compétitif dans un domaine où les anciennes concessions faites par l’État ne sont plus une évidence. Dans cette perspective, l’installation d’un compteur intelligent participe d’une démonstration des compétences du gestionnaire à réordonner le cycle hydrologique pour répondre aux besoins du milieu et de l’État et à ceux des agriculteurs. Cette position des ingénieurs de l’eau rappelle celle des « experts de l’eau » étudiée par Wesselink et al. (2009) et la mobilisation de leurs savoirs et de leur expertise pour atteindre une « cible » de gestion : l’aménagement de la Meuse contre le risque inondation.

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34 La recherche de certitudes des ingénieurs de l’eau répond également à une volonté de contribuer à la « fabrique de l’objectivité » (Houdard et al., 2015) avec lesquels ils sont directement en prise. En effet, si la mise en chiffre des cours d’eau est basée sur des outils internes au gestionnaire (seuil de défaillance pour une optimisation), elle intègre aussi les outils construits par ailleurs tels que les DOE ou DCR proposés par les services d’État. Dans ce contexte, les ingénieurs de l’eau rencontrés cherchent à participer à cet effort de quantification, devenue gênante et trop exigeante pour le gestionnaire. En effet, l’acquisition d’une nouvelle mesure des débits est envisagée par M. Hydre comme une opportunité pour rendre intelligibles les effets du cycle hydrologique sur l’équilibre de la rivière Arros et ainsi interroger sa définition actuelle entre besoins du milieu et réalité hydraulique. Pour ce faire, l’histoire locale du partage de l’eau est tue afin de laisser place à un autre récit mettant en scène le rôle des acteurs et des infrastructures à discuter. En cela, le compteur transforme les relations sociales, car sa mise en place est envisagée comme une opportunité de dialogue pour les ingénieurs de l’eau avec des autorités compétentes afin de discuter de la quantification de la rivière. On retrouve ainsi la proposition de Desrosières et Kott (2005 : 2) selon laquelle l’action de mesurer ne serait pas « seulement un reflet du monde, mais le transformerait, en le reconfigurant autrement ».

35 Outre la production de la donnée, son acquisition vient également bousculer les relations entre agriculteurs et gestionnaire, et tout particulièrement le rôle donné par ce dernier aux agriculteurs. Ainsi, quand la situation le rend possible (concession des infrastructures sur l’Arros), l’acquisition de la donnée implique la rupture d’une relation d’interdépendance du gestionnaire envers des agriculteurs considérés comme peu coopérants. Si au moment de la construction du barrage, la nature de la relation reposait sur le compromis (définition du volume des quotas), avec le temps celui-ci est devenu pénalisant pour la CACG. La nouvelle mesure et son usage envisagé participent à reconfigurer des rapports dans lesquels les agriculteurs-irrigants endosseraient le rôle d’usagers, voire de clients, « consommateurs » passifs d’une ressource (De Certeau, 1990), car écartés de ses modalités de gestion. Le compteur matérialise l’autorité du gestionnaire sur la vallée et sa conception d’une « bonne » gestion. Il la prolonge jusqu’à la parcelle. Quand la situation l’exige et l’oblige (situation d’affermage dans le Louts), de nouveaux arrangements sont proposés aux agriculteurs-irrigants par le gestionnaire pour donner de la souplesse au dispositif de partage, avec à la clé pour ce dernier l’acquisition d’une nouvelle donnée. Pour cela, le compteur est mis en scène, scénarisé et devient sous l’action de l’ingénieur tour à tour vecteur de connaissances (sur les prélèvements au pas de temps journalier), objet de consensus (pour différer le comptage), de surveillance et de partenariat (pour contrôler des ventes éventuelles), ou encore une conditionnalité (redéfinition du quota). À travers ces différentes manières d’envisager le compteur se joue la définition de la nature de la relation entre gestionnaire et agriculteurs-irrigants. En effet, la disponibilité de cette mesure pour le gestionnaire est présentée comme une opportunité multiple de proposer et de modifier les règles de gestion qui apaiseraient les mécontentements. À ce titre, la proposition d’instauration d’une bourse des quotas est intéressante dans la manière dont elle définit la nature de l’eau et le rôle des acteurs concernés. Dans ce scénario, la nouvelle mesure permet aux gestionnaires de reconnaître une eau qui a été appropriée et privatisée par les agriculteurs de manière informelle (en dehors d’une reconnaissance légale) tout en s’assurant un rôle dans l’organisation du marché de l’eau par le contrôle des ventes (rendu possible par la donnée). La position des agriculteurs-irrigants est elle

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aussi changée. En effet, la logique du marché de l’eau repose sur l’hypothèse que la possibilité de vendre des parts d’eau va inciter les agriculteurs à adopter des comportements qui profiteront au rééquilibrage des inégalités d’accès à l’eau entre ceux de l’amont et ceux de l’aval. Bien que ce modèle marchand ne soit pas encore mis en place, d’autres contextes illustrent en quoi un tel modèle est susceptible de déconstruire des liens sociaux qui entraient en jeu dans l’adaptation des populations aux évènements de sécheresse (Casciarri, 2013) ou d’exacerber des inégalités de pouvoir (Budds, 2009). Une autre interprétation serait de considérer la proposition d’une bourse d’échange comme une alternative à des solutions jugées trop coûteuses par le gestionnaire ou freinées par l’État (Petit, 2004), ou encore une proposition qui faciliterait l’« attente des barrages » (Gaudin et Fernandez, 2018) dont la construction est souhaitée par le gestionnaire comme par les agriculteurs demandeurs de plus d’eau.

Conclusion

36 Pour conclure, la lecture fine des relations qui se nouent autour d’un objet technique du quotidien donne à voir certains aspects peu documentés du rapport eaux/sociétés. L’objet sociotechnique se présente alors comme un point d’observation du cycle hydrosocial à privilégier. L’analyse a ainsi mis en lumière la manière dont émergent les modalités d’accès et de maîtrise d’une ressource à l’échelle locale et en lien avec des contraintes et des actes de mesure plus globaux. Elle montre en quoi la production et l’acquisition de données de consommation d’eau dépassent une ambition qui se voudrait purement hydraulicienne. L’acquisition de cette mesure renforce la capacité des ingénieurs à maîtriser et ordonner la ressource en eau tel que souhaité par l’État, tout en composant avec les réalités locales. En effet, l’acte de mesurer les prélèvements individuels quotidiennement consolide la volonté des ingénieurs de l’eau de peser dans des décisions avec lesquelles ils sont en prise, impliquant une reconfiguration de leurs rapports avec des agriculteurs considérés comme peu coopérants. Pour les agriculteurs, le compteur est envisagé différemment selon les situations. Considéré de peu d’intérêt dans la vallée l’Arros, il recèle de nouvelles opportunités dans la vallée du Louts.

37 Au moment de l’enquête, les différents rôles envisagés par les gestionnaires pour les agriculteurs-irrigants n’ont pas encore été véritablement endossés, le dispositif des compteurs n’étant pas encore en fonctionnement (Arros) ou installé (Louts). En cela, il serait intéressant de poursuivre l’observation des trajectoires prises et données au compteur à la fois pour comprendre dans le temps les dynamiques sociales à l’œuvre, notamment à travers un changement d’usage de la donnée (Denis et Pontille, 2015). De plus, l’utilisation envisagée du compteur illustre que l’application d’un modèle de gestion moderne s’accompagne d’une caractérisation des comportements individuels pour sa réussite. Dans cette perspective, il serait intéressant de regarder de près sur un temps plus long, les éventuelles « tactiques » des agriculteurs-irrigants pour contourner le rôle qu’on leur a attribué dans la nouvelle configuration en train de se faire, d’identifier selon la proposition de De Certeau (1990 : xl) « les formes subreptices que prend la créativité dispersée, tactique, bricoleuse des groupes ou des individus pris désormais dans les filets de la “surveillance” ».

38 Ces propositions permettraient de poursuivre ce travail qui illustre déjà la manière dont l’eau est coproduite par des acteurs négociant leurs intérêts ou subissant ceux des autres, mais aussi par la technicisation et la sophistication des dispositifs techniques

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qui documentent toujours plus l’eau. L’eau se trouve ainsi imbriquée et enchâssée dans des dimensions sociales et politiques que la notion de « cycle hydrosocial » proposée par Budds et Linton (2014) met en exergue. Il est d’ailleurs intéressant de noter que, malgré leur proximité avec cette manière de considérer les relations eaux/sociétés, les travaux cités au début de cet article en anthropologie de l’eau et en sociologie des techniques (à travers la notion d’objets sociotechniques) se réfèrent assez peu à cette notion de « cycle hydrosocial ». Pour Casciarri et Van Aken (2013 : 20), les travaux des 20 dernières années en anthropologie sur l’eau « se placent en dehors de la division épistémologique, implicite même en anthropologie, entre nature et culture ». Dans cette perspective, l’idée d’un enchâssement entre eau et société n’est pas vraiment nouvelle. Quant à la matérialité de l’eau, elle est rendue visible par des approches de terrain qui permettent de « sonder avec finesse la multiplicité des aspects socioculturels et politiques qui se nouent autour de l’eau en partant des ensembles sociotechniques de sa gestion locale » (Casciarri et Van Aken, 2013 : 18). Cependant, si la notion de « cycle hydrosocial » prolonge des réflexions déjà avancées (Aubriot et al., 2018)., elle offre par cet effort de conceptualisation une visibilité, un regain d’intérêt9 pour des travaux qui portent sur les relations entre eau et société, traitées par ailleurs et en d’autres termes. Dans cette perspective, l’étude des objets de l’eau par une approche sociotechnique participe à nourrir cette notion en mettant en lumière les dynamiques locales des rapports sociaux autour de, et à l’eau.

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NOTES

1. Ont participé au premier atelier, 5 irrigants individuels et 5 représentants des collectifs d’irrigants, au second, 14 agriculteurs et 3 acteurs institutionnels, au dernier, 13 agriculteurs et 6 acteurs institutionnels.

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2. L’Institution Adour est un établissement public territorial de bassin (EPTB) créé en 1978 par quatre départements du bassin de l’Adour. En 2017, elle devient syndicat mixte. Elle a pour mission d’aménager le bassin et adopte pour cela une logique équipementière. Elle est ainsi propriétaire de barrages-réservoirs, dont celui d’Hagetmau qui alimente le Louts. Elle en a confié la gestion en affermage à la CACG. C’est à ce titre que la CACG passe un contrat avec les agriculteurs qui prélèvent sur l’eau du Louts réalimenté, qui précise leurs règles d’accès à l’eau et ses obligations de service en tant que fermier (soutien du débit estival grâce aux lâchers du barrage). 3. Jusqu’en 1997, la mesure indirecte des pratiques individuelles est reconnue comme un moyen légitime pour les évaluer (arrêté du 11 septembre 2003 portant application du décret n° 96-102 du 2 février 1996). L’estimation des prélèvements repose sur une transformation de la consommation électrique de la pompe en volume prélevé, la mise en pression consommant une énergie proportionnelle à chaque mètre cube consommé. 4. La CACG gère deux grands ensembles hydrauliques, le système Neste et système Adour (soit un volume d’eau stocké d’environ 210 millions de mètres cubes). 5. La tarification en vigueur en 2018 comporte trois tranches : 1) Un forfait de 49 euros pour 1 200 m3 par hectare souscrit ; 2) Toute consommation entre 1 200 et 1 500 m 3/ hectare donne lieu au paiement de 0,0168 €/m3 ; 3) Au-delà du quota, le tarif passe à 0,123 €/m3, pour inciter à ne pas aller au-delà. 6. Trois quotas sont proposés. Le premier (1 200 m 3/ha) correspond aux besoins en année sèche des sols profonds. Il libère des droits pour le troisième à 1 800 m3/ha pour que les dépassements soient plus rares sur les sols superficiels. Le deuxième est le quota d’aujourd’hui. Cette proposition nécessite d’associer étroitement l’ensemble des agriculteurs : la souscription d’un contrat à 1 800 m3 nécessite que soit signé un contrat de 1 200 m3. 7. Rapport PGE, suivi de l’étiage 2016, Institution Adour. 8. Henri Tardieu fut directeur de la CACG de 1990 à 2007. 9. Comme en témoigne le numéro special « Thinking Relationships Through Water », Society and Natural Resources, coordonné par Krause et Strang (2016).

RÉSUMÉS

En 2013, la Compagnie des coteaux de Gascogne, en charge de la gestion de l’eau dans le sud- ouest de la France, conçoit un nouveau compteur des prélèvements agricoles. À la différence des compteurs classiques relevés manuellement deux à trois fois par an, celui-ci transmet automatiquement au gestionnaire la consommation du jour précédent et son débit moyen. Mais au-delà de cette logique hydraulicienne, en quoi cet « acte de mesurer », de produire une nouvelle connaissance sur l’eau reconfigure-t-il les rapports entre eau et société ? À partir d’une démarche qualitative, cet article a pour objectif de comprendre les applications envisagées de cet objet dit « intelligent » par les ingénieurs de l’eau et ses implications sur les rapports sociaux autour de l’eau. Du souci d’objectivation de la ressource en eau à la volonté de peser dans les

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arènes de décision, le compteur devient tour à tour vecteur de connaissances, objet de promesse et de contrôle, et support de négociation.

In 2013, the Compagnie des Coteaux de Gascogne, water manager in the South West of France, designed a new meter for agricultural withdrawals. Unlike conventional manual meters read two to three times a year, it automatically transmits the previous day’s consumption and average flow rate to the manager. However, beyond a hydraulic logic, how does this “act of measuring”, the production of this new knowledge about water reconfigure the relationship to water of those who use it? Based on an empirical study, the aim of this article is to understand the implications related to this so-called “intelligent” object by the water engineers and the applications on social relations relating to water. From precision concerns to water sharing concerns, the meter becomes in turn an object of knowledge, a means of control and monitoring, and a support for negotiation.

INDEX

Mots-clés : compteur d’eau, médiations techniques, connaissances, irrigation, France Keywords : social water management, technical mediations, knowledge, irrigation, France

AUTEURS

ANNE-LAURE COLLARD

Anne-Laure Collard est chargée de recherche en sociologie (IRSTEA, UMR G-eau – université de Montpellier). Ses travaux portent sur les dynamiques de technicisation des rapports entre eaux et société. Pour cela elle s’intéresse aux objets techniques liés à l’eau afin d’étudier leur processus d’émergence, leur fabrique ou leur réinvention, et de comprendre la manière dont ils recomposent les mondes. [email protected]

PATRICE GARIN

Patrice Garin est Ingénieur des Ponts, des Eaux et des Forêts. (IRSTEA, UMR G-eau – université de Montpellier). Il s’intéresse aux systèmes irrigués, des pratiques à l’échelle de la parcelle, jusqu’aux politiques publiques traitant de l’hydraulique agricole, en passant par les représentations sociales et les discours sur l’irrigation. Ses recherches portent plus particulièrement sur les apprentissages et changements de pratiques, imputables aux innovations technologiques, aux facteurs économiques ou aux régulations sociales et institutionnelles. [email protected]

MARIELLE MONTGINOUL

Marielle Montginoul est directrice de recherche en économie (IRSTEA, UMR G-eau – université de Montpellier). Ses travaux portent sur la demande en eau (des ménages et des agriculteurs). Elle en étudie les déterminants (analyse de l’évolution passée) et les manières de l’influencer pour imaginer sa gestion dans le futur. L’objectif est d’étudier les outils économiques existants, leur mise en œuvre et d’en concevoir des plus performants (mais pouvant être instaurés) pour l’aide à la prise de décision.marielle. [email protected]

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Quand « l’eau, c’est le lien » : suivre l’évolution des réseaux d’eau pour éclairer les pratiques et les transformations sociales dans les tribus kanak When « water is a link » : following water networks evolution to analyze social transformations in the Kanak tribes

Caroline Lejars, Séverine Bouard, Catherine Sabinot et Charline Nékiriaï

Lors de la prise de possession par les Français des espaces autour de Nouméa, les colons ont brûlé des villages et tenté d’affamer les tribus en cassant les canalisations d’eau des tarodières irriguées. L’un des grands chefs kanak est alors venu voir le gouverneur français pour lui dire « vous pouvez brûler des villages, mais pas casser des canalisations, ce n’est pas "civilisé" » (Archives 1853, Prise de possession de la Nouvelle-Calédonie, citées par Sand, 2016).

1 Dans le Pacifique, malgré le poids symbolique de l’eau douce et l’attachement des communautés insulaires à leurs cours d’eau et leurs canaux, peu d’études se sont intéressées à la question de l’eau douce d’un point de vue historique, anthropologique ou sociologique (Wagner et Jacka, 2018). Les recherches sur les rapports entretenus entre les sociétés et leur environnement ont plutôt analysé l’évolution des systèmes agraires ou encore des relations à la mer, sans approfondir la question des rivières et des sources ou des systèmes d’irrigation des tarodières1, qui s’étendaient pourtant, sur certaines îles, sur d’immenses territoires (Sand, 2016).

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2 La Nouvelle-Calédonie ne fait pas exception. Pour beaucoup de communautés kanak2, « l’eau, c’est le lien » ; c’est le lien entre le ciel et la terre, entre la montagne et la mer, mais aussi le lien entre les clans3 et entre les hommes (Nekiriai, 2017 ; gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, 2019). Pour faire écho à la citation du grand chef kanak cité en début d’introduction, « couper l’eau, c’est couper le lien » (Nékiriai, 2017).

3 À la lumière de ces propos, analyser les réseaux d’eau, leur gestion et leur évolution prend tout son sens pour éclairer les transformations sociales à l’œuvre dans la société kanak. Dans ce contexte particulier, l’eau et les réseaux d’eau sont, pour reprendre les mots d’Aubriot (2004), un « miroir de la société », le reflet des liens sociaux (Aubriot et Riaux, 2013). Ils sont aussi le reflet des liens à l’environnement et à la « nature ».

4 Se focaliser sur la gestion des réseaux d’eau en tribu semble d’autant plus pertinent que la Nouvelle-Calédonie est dans un contexte de décolonisation négociée inscrite dans l’accord de Nouméa en 1998. En effet, l’accord de Nouméa a décrété et organisé la « décolonisation » de l’archipel via notamment le transfert progressif des compétences de l’État à la Nouvelle-Calédonie, l’organisation d’un référendum d’autodétermination en 2018 et l’élaboration d’une « citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie ». Dans ce contexte, la gouvernance de l’eau en Nouvelle-Calédonie est le fruit d’une organisation institutionnelle particulière, dotée d’un cadre réglementaire incomplet, en partie décalé par rapport aux usages et aux pratiques locaux. Les terres coutumières ont été exclues du domaine fluvial public d’après l’article 44 de la loi organique de 1999 modifié en 2009 (Massenavette, 2011). Les autorités coutumières sont gestionnaires des ressources en eau situées sur leurs terres (sources, cours d’eau et eau souterraine). Ces terres représentent 27 % de la superficie de la Nouvelle-Calédonie et hébergent 52 % des captages d’eau potable (Davar, 2018). Sur ces terres, les chefferies et les clans exercent la souveraineté sur leur territoire. L’eau, comme la terre et les ressources naturelles, est un élément de patrimoine commun et d’identité culturelle. Tout projet d’installation de réseaux d’eau est soumis à l’accord préalable de la chefferie3 et des clans, et est accordé sur la base des résultats d’une évaluation des impacts environnementaux et socio-culturels (Sénat coutumier, 2014).

5 Même si l’eau n’est pas une ressource rare en Nouvelle-Calédonie, des tensions existent, particulièrement sur terres coutumières, autour de l’eau « sacrée » (certaines sources ou trous d’eau étant interdits ou tabous4 ; voir par exemple Demmer, 2002 ou Leblic, 2005), autour du paiement des factures d’eau et de la surconsommation d’eau potable (Davar, 2018) ou autour des pollutions, notamment minières (Lejars et al., 2016 ; Gosset et al., 2019). Comme au sein des populations autochtones du Pacifique, d’Amérique du Sud ou du Canada (Hidalgo et al., 2017 ; Boelens et Seeman, 2016 ; Jackson et Altman, 2009 ; Hsiao, 2012), l’eau et les infrastructures associées pourraient devenir, en Nouvelle-Calédonie, des objets de revendications et de conflits (Trépied, 2004 ; 2011).

6 À partir d’une analyse technique et historique des réseaux d’eau, l’article vise à éclairer les transformations sociales en tribu et à mieux comprendre les tensions autour des usages de la ressource. Il se focalise sur les réseaux d’eau en tribu, depuis les tarodières historiquement irriguées par des canaux à ciel ouvert, jusqu’aux réseaux d’eau enterrés qui se sont progressivement substitués aux canaux d’irrigation. Dans la lignée des travaux de Barbier et Trepos (2007), l’article analyse la place de ces objets techniques dans les communautés kanak ainsi que la manière dont ils ont participé et participent encore à la transformation des relations sociales et politiques. Il vise à montrer comment la colonisation, puis le développement minier ont induit des changements

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techniques hydrauliques, et en quoi ces changements contribuent à modifier les usages et pratiques autour de l’eau, la structuration spatiale de la tribu, les liens à la ressource et les relations sociales au sein des communautés et avec les gestionnaires de l’eau. Se centrer sur les objets techniques permet également d’éclairer les pratiques actuelles sur l’eau (la surconsommation notamment), mais aussi les tensions autour de la ressource.

7 L’étude se focalise sur deux tribus qui ont été impactées par la colonisation et le développement minier. La première, celle de Nekliaï sur la commune de Poya, au nord- ouest, constitue le terrain principal, et la seconde, celle de Mîa sur la commune de Canala au sud-est, un terrain secondaire complémentaire. En s’appuyant sur ces études de cas, nous analysons d’une part (i) l’évolution des modes de distribution et de gestion de l’eau sur terres coutumières, depuis les canaux d’irrigation à ciel ouvert jusqu’à la mise en place par les miniers puis les communes des réseaux d’eau potable enterrés, et d’autre part (ii) l’évolution des pratiques et usages associés. L’analyse du fonctionnement des canaux d’irrigation a été le point de départ de la démarche et le socle des entretiens réalisés sur le terrain. Compte tenu de la symbolique très forte associée à l’eau et aux canaux, la démarche s’est également appuyée sur la notion de cycle hydrosocial de l’eau (Budds et Linton, 2014) en intégrant les dimensions symboliques, culturelles et historiques de l’eau et des réseaux, mais aussi les jeux de pouvoir pour la gestion de cette ressource.

8 Dans une première partie, nous développons le cadre théorique de l’analyse et la méthodologie d’enquêtes. Au travers de la reconstitution historique du fonctionnement des réseaux et de leur gestion, nous montrons ensuite comment l’analyse technique et historique a permis de révéler les dynamiques sociales. Nous discutons enfin l’intérêt de se centrer sur les objets techniques pour éclairer les transformations sociales à l’œuvre dans les tribus, les jeux de pouvoir entre la tribu, la commune et les entreprises minières, ainsi que les tensions sur les usages actuels de l’eau.

1. Méthode : suivre les réseaux pour décrypter les transformations sociales et éclairer les pratiques

1.1. Cadre théorique : les tarodières et les réseaux enterrés comme point d’entrée du cycle hydrosocial

9 Avec la notion de cycle hydrosocial de l’eau, Budds et Linton (2014) ont cherché à dépasser les catégories dualistes de « l’eau » et de « société » en reconnaissant l’eau comme une coproduction de la nature et des sociétés. Historiquement, l’organisation des tribus kanak intègre la gestion des ressources comme un élément structurant de l’organisation sociale (Sand, 2016). Les Kanak sont structurés autour des lignages (familles) dotés d’une fonction, c’est-à-dire un « savoir » ou « pouvoir-faire », dont l’origine est donnée par héritage génétique, révélation, ou don. Les clans sont structurés autour de ces fonctions, unis par une solidarité indispensable à leur survie (Bensa et Leblic, 2000). Certaines fonctions, comme la gestion de l’eau portée par le clan de l’eau, sont importantes au point qu’elles rejaillissent sur l’ensemble du clan ou de la tribu. Actuellement, même si beaucoup de ces fonctions sont effacées, subsistent des individualités, utiles à la communauté, ou ayant conservé un lien mystique avec les « puissances surnaturelles ». Dans ce contexte particulier, s’appuyer sur la notion de

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cycle hydrosocial de l’eau pour comprendre les transformations sociales semble particulièrement pertinent.

10 Dans cet article, nous avons utilisé comme point d’entrée du cycle hydrosocial les réseaux d’irrigation à ciel ouvert historiquement utilisés pour l’irrigation des tarodières et gérés par le clan de l’eau. La dimension matérielle et technique des systèmes hydrauliques est au cœur de l’analyse du cycle hydro-social dans plusieurs travaux. Ces travaux présentent l’eau et les techniques hydrauliques associées à la fois comme un enjeu de pouvoir fortement lié aux savoirs technique et traditionnel, mais aussi comme un formidable révélateur des relations sociales à l’œuvre dans une société donnée (Aubriot et Riaux, 2013). Ils montrent d’une part l’importance de comprendre l’activité technique pour saisir le lien entre eau et société, et d’autre part l’imbrication du domaine technique et du domaine social, la technique étant un fait social (voir les travaux de Bédoucha, 1997 ; Lemmonnier, 1980 ; Wateau, 2001). Les descriptions des techniques et organisations spatiales de la gestion de l’eau permettent de s’interroger sur les rapports de pouvoir sous-jacents aux choix techniques (Obertreis et al., 2016 ; Janty, 2013 ; Récalt et al., 2013, Swyngedouw 2004). Les objets techniques, au regard du cycle hydrosocial, rendent visibles et explicites des dynamiques sociales et politiques (Fofack, 2018).

11 Compte tenu de l’enchâssement entre l’organisation sociale et la gestion des ressources naturelles dans les tribus kanak, ainsi que de la symbolique forte associée à l’eau, nous avons fait l’hypothèse que l’analyse technique et historique des réseaux d’irrigation des tarodières permettrait de révéler les transformations sociales à l’œuvre dans la société kanak. Dans beaucoup de tribus, ces réseaux ont progressivement disparu ou ont été transformés en réseaux d’eau enterrés. Le clan de l’eau et le maître de l’eau, historiquement chargés de la gestion des tarodières, ont également perdu une partie de leurs fonctions et sont aujourd’hui parfois difficilement identifiables dans les tribus. L’entrée sur le terrain par les vestiges des tarodières, le détour par « l’objet technique », nous a permis de rencontrer et d’identifier les clans et les anciens maîtres de l’eau. En effet, quoique les tarodières aient en grande partie disparu, des membres du clan de l’eau gardent la mémoire des savoirs et savoir-faire de la construction des ouvrages hydrauliques et de la gestion des conduites qui passaient dans la tribu. Les maîtres de l’eau, issus du clan de l’eau, en plus des savoirs et savoir-faire du clan de l’eau, veillaient au respect des cours d’eau et des ouvrages. Malgré l’arrivée de nouveaux acteurs dans la gestion de l’eau (mine, puis collectivités notamment), les clans de l’eau, s’ils ne sont plus directement visibles et impliqués dans la gestion en tant que telle, conservent la « mémoire de l’eau », la connaissance historique de la ressource et de sa gestion, et pour certains, gardent un lien spécifique et symbolique aux sources et à la rivière (via leur totem5 notamment).

12 S’intéresser aux tarodières disparues et aux clans de l’eau est apparu comme un moyen d’analyser le rapport que les communautés kanak entretenaient et entretiennent avec l’eau.

1.2. Site d’étude et enquêtes réalisées

13 Nous avons travaillé sur deux terrains (figure 1) : un terrain principal, sur la tribu de Nekliaï, dans la région de Poya au nord-ouest, et un terrain secondaire, dans la tribu de Mîa à proximité de Canala. Sur chacun des terrains, des tarodières irriguées étaient

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collectivement gérées par la tribu et ont progressivement été délaissées. L’un des deux terrains choisis a fortement été impacté par l’implantation d’exploitations de nickel et les pollutions engendrées ; l’autre a été impacté de manière plus indirecte par l’activité économique générée par les mines au sein de la commune, notamment via le développement du salariat dans la tribu.

14 La tribu de Nékliaï fait partie de la commune de Poya et se situe à 4 km au nord-est du centre du village. Elle est traversée par la rivière Nékliaï et possède le creek Nê Erhèji qui est la source de l’un des captages du réseau d’eau potable de la commune de Poya. D’après le dernier recensement de 1996, la tribu compte 194 résidents, dont la majorité parle l’ajië et le français. Nékliaï possédait autrefois des tarodières irriguées alimentées par des conduites d’eau à ciel ouvert. À partir des années 1980, avec le développement minier, les tarodières ont progressivement disparu. Dès le début de l’exploitation minière dans les années 1950, la rivière Nékliaï a été polluée par l’exploitation minière du nickel de la mine de Nétéa, se situant en amont de cette rivière ; les déchets et résidus non exploitables de nickel y étaient déversés. Quoique la mine ait été fermée dans les années 1970, la population se plaint encore de problèmes d’engravement6 de la rivière après chaque épisode pluvieux.

15 Le terrain secondaire est la tribu de Mîa qui se situe à 6 km du centre du village de Canala. Elle se trouve à 300 m d’altitude, proche de la rivière Xwê Ciü. D’après le dernier recensement, la tribu dénombrait 125 résidents qui parlent, en plus du français, le xârâcùù. Cette tribu est connue pour ses tarodières irriguées, dont une partie est encore remise en eau chaque année à l’occasion de la fête du taro d’eau.

Figure 1. Localisation des zones d’étude

16 Le choix s’est porté sur ces tribus pour plusieurs raisons : d’une part, l’historique de la tribu, impacté par la colonisation et le développement minier, d’autre part la possibilité d’accéder à la « mémoire de l’eau » du village, par le biais des Vieux7 du clan de l’eau. Cet accès à la mémoire de l’eau et au clan de l’eau est extrêmement important compte tenu de la forte tradition orale des communautés kanak et du poids historique de ces clans dans la connaissance de la ressource.

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17 Le travail empirique a mobilisé plusieurs outils d’enquêtes sociologique et anthropologique. D’abord, l’observation directe a permis de saisir dans l’action les pratiques actuelles. S’en sont suivies de longues périodes d’entretiens ouverts avec les anciens et les membres du clan de l’eau, pour comprendre et retracer l’historique des canalisations et de leurs usages. Dans le cadre de l’étude, une trentaine d’entretiens ont été réalisés. Ils ont permis d’analyser les facteurs expliquant la disparition des tarodières et d’éclairer les pratiques et usages actuels de l’eau. Ces entretiens ont été complétés par des entretiens dans les mairies qui ont permis d’analyser l’organisation du réseau d’eau potable actuel, mais aussi le rôle des communes et leur lien à la tribu. Une étude d’archive provenant du SANC (Services des Archives de Nouvelle-Calédonie) a permis de compléter ce travail de terrain, particulièrement, de dater des événements qui sont ressortis des enquêtes. Ces documents concernaient principalement des plaintes pour pollutions et les négociations pour la mise en place de nouveaux réseaux ou de captage.

2. Résultats : de la gestion des canaux d’irrigation à ciel ouvert aux réseaux d’eau potable enterrés

18 Les résultats sont présentés en deux temps. Dans un premier temps, nous avons reconstitué le fonctionnement des tarodières dans les années 1950, tel que décrit par les Vieux et les membres du clan de l’eau. Basé sur l’histoire orale locale et sur la mémoire des anciens, ce fonctionnement dit « traditionnel » par les personnes interrogées, constitue le point de départ de la reconstitution historique faite dans la seconde partie des résultats, mais est déjà un système transformé, notamment par la colonisation. Dans un second temps, à l’aide des archives et des entretiens, nous avons reconstitué l’historique des modes de gestion de l’eau autour des tarodières irriguées au travers de trois grandes périodes : la colonisation, le développement minier et le développement des réseaux d’eau potable.

2.1. La gestion « traditionnelle » des tarodières, reflet d’une organisation collective spatialisée autour des rivières et des canaux

19 L’organisation de la tribu autour de la rivière et des tarodières irriguées a été reconstituée grâce aux anciens du clan de l’eau. Sur Nékliaï, le maître de l’eau nous a dessiné l’organisation des tarodières d’après ses souvenirs d’enfance et grâce aux vestiges qu’il avait explorés durant ses activités horticoles et cynégétiques. Son dessin, qui a ensuite été informatisé (figure 2), schématise le fonctionnement des tarodières dans les années 1950 et représente ce que les anciens considèrent comme le fonctionnement « traditionnel » des tarodières.

20 Les tribus étaient organisées autour de la rivière et des conduites d’eau à ciel ouvert. La gestion de l’eau était sous la responsabilité du maître de l’eau, qui faisait partie du clan de l’eau. C’est lui qui entretenait les sources et gérait le partage et la distribution de l’eau entre les clans. Les techniques traditionnelles associées à la gestion et au partage de l’eau étaient, comme beaucoup d’autres savoirs traditionnels, liées à des dons spirituels, transmis par les anciens (ADCK, 2017). Ces croyances sont le fondement

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même de la coutume kanak qui régit la société kanak d’une part et les ressources de la nature, notamment l’eau, d’autre part (Sand, 2016).

Figure 2. Organisation sociale et spatiale de la tribu de Nekliaï autour des tarodières

Dessin réalisé par un membre de la tribu de Nekliaï, informatisé par C. Nekiriai Source : Enquêtes, 2017

21 Les clans étaient répartis de part et d’autre de la rivière. Chaque clan bénéficiait d’une partie du cours d’eau à proximité de son habitation et veillait à son entretien. Chacun avait accès à de grands trous d’eau très profonds qui servaient de réserve de pêche, d’eau pour se laver ou d’eau à boire. « À l’époque, nous, les enfants, on avait notre petit seau pour aller chercher l’eau à la rivière. Et cette eau-là, elle servait pour se laver, pour faire à manger, pour se nourrir » (témoignage d’un Vieux de la tribu Nekliaï).

22 Un garde-manger était aussi délimité dans la rivière, pour une durée de quatre à cinq années. Ce garde-manger (grand trou d’eau) constituait une réserve et un stock de poisson pour de grands évènements coutumiers tels les deuils et les mariages.

23 Un réseau de canaux à ciel ouvert irriguait les champs d’ignames, les taros et les jardins. Sur Nékliaï, les tarodières étaient alimentées par deux conduites d’eau (conduite A et B sur la figure 2). Chaque conduite possédait sa propre source située dans la chaîne de montagnes du massif du Boulinda. Elles descendaient vers la tribu pour alimenter en eau les tarodières des différents clans. Chacune des tarodières était desservie en eau par de petits canaux raccordés au canal mère de la conduite.

24 Pour partager et régler le débit de l’eau entre chaque tarodière, le clan de l’eau plaçait des pierres dans la conduite pour permettre de diriger l’eau pour une part vers les cultures et, pour l’autre part, dans le canal mère. De plus, aux sources des deux conduites d’eau A et B se trouvait également une conque, coquillage marin sacré localement appelé « Toutoute ». Les maîtres de l’eau manipulaient ce coquillage pour « contrôler l’eau à sa source ». Seul le clan de l’eau possédait ce savoir-faire.

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25 Tous les membres de la tribu étaient dans l’obligation de participer à l’entretien du canal principal. Le chef de la tribu, sur les conseils du maître de l’eau, décidait du jour où il fallait le nettoyer et convoquait alors toute la tribu à cette fin.

26 Chaque clan possédait son champ d’ignames derrière sa maison en creux de vallée. Les champs d’ignames étaient structurés de façon que l’eau de pluie et d’irrigation ne stagne pas entre les sillons. De chaque côté de ces champs étaient creusées dans la terre des sortes de gouttières qui permettaient d’évacuer les surplus d’eau de pluie, vers la conduite d’eau principale.

27 À Canala, le réseau d’irrigation des tarodières était différent, basé sur une seule source et une conduite à ciel ouvert beaucoup plus longue, desservant plusieurs tribus. L’organisation de chaque tribu autour de la conduite principale et des conduites secondaires était toutefois très similaire à celle instaurée à Nékliaï.

28 La sophistication de ce schéma met en évidence l’organisation collective et spatiale de la tribu autour de la ressource en eau. Cette organisation, qui perdure jusque dans les années 1950, reflète une utilisation intensive de l’espace et des ressources, également remarquée par certains archéologues (Sand, 2016), et basée sur une gestion collective et hiérarchique des usages de l’eau, que ce soit à des fins agricoles ou domestiques. À l’image des systèmes décrits par Hunt (1974) ou plus récemment Aubriot (2004), cette gestion de l’irrigation des tarodières est enchâssée dans un ensemble de relations de parenté et de croyances.

2.2. Des canaux à ciel ouvert aux réseaux enterrés d’eau potable : rétrospective historique de transformations techniques et sociales

29 À partir de cette description du fonctionnement dit « traditionnel » des tarodières, nous avons reconstitué l’historique des modes de gestion de l’eau dans les tribus étudiées, au travers de trois grandes périodes : (i) une période, antérieure aux années 1950, fortement impactée par la colonisation, pendant laquelle le fonctionnement était différent de celui qui vient d’être décrit de mémoire d’homme, (ii) une période impactée par le développement minier (à partir des années 1950), puis (ii) plus récemment, celle impactée par le développement des réseaux d’eau potable.

2.2.1. Colonisation et « simplification » des savoirs

30 Le fonctionnement des tarodières, tel que décrit par les Vieux en figure 2, n’est qu’une étape dans l’évolution des modes de gestion autour de l’eau. Avant les années 1950, la colonisation et la mise en réserve des Kanak ont conduit les tribus à s’adapter et à revoir le mode d’organisation des tarodières.

31 La figure 3 résume les grands impacts de la colonisation sur la gestion de l’eau en tribu, tels que discutés lors des différents entretiens et analysés à la lumière des archives et de la littérature.

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Figure 3. Impacts de la colonisation sur la gestion des tarodières

32 Les archéologues ont mis en évidence l’existence de grands ouvrages et de grandes tarodières (parmi les plus grandes du Pacifique) datant d’avant l’arrivée des colons. Quoique nous n’ayons pas d’éléments pour reconstituer le fonctionnement de ces grands ouvrages, on en retrouve des traces encore aujourd’hui en Grande Terre (Dotte- Sarout et al., 2013). La taille de ces ouvrages laisse supposer qu’une grande mobilité et des échanges entre clans, à grande échelle, étaient nécessaires pour assurer la gestion et la distribution commune de l’eau.

33 Trois grands évènements ont été identifiés dans la bibliographie et cités lors des enquêtes de terrain comme ayant progressivement déstructuré ces organisations à grande échelle : • tout d’abord, les chutes drastiques de population associées aux maladies amenées par les premiers explorateurs (à partir de Cook en 1774) ont dû entraîner des modifications de l’organisation coutumière (Sand, 2006). Comme ailleurs dans le Pacifique, ces chutes de population ont sans doute modifié le processus spatial coutumier (Dotte-Sarout et al., 2013) ; • bien qu’aucune publication ne fasse référence aux savoirs sur l’eau, l’installation des missionnaires autour des années 1850 a bousculé les savoirs et rites traditionnels (Bensa et Leblic, 2000 ; Demmer, 2002). L’arrivée des missionnaires est encore dans la mémoire collective des tribus étudiées. « La mère de ma mère disait… : Quand les missionnaires sont arrivés, ils ont dit à toutes les mémés et à tous les pépés d’aller rendre leurs paniers. Il y a un coin là-haut où ils ont dû amener ça » (propos recueillis auprès de la tribu de Nékliaï) ; • enfin, la mise en réserve est clairement citée comme un élément qui a modifié les organisations à grande échelle. Le témoignage d’un Vieux de la tribu de Nékliaï l’illustre bien : « On nous a parqués là à la tribu dans cet espace réduit. Il a bien fallu s’organiser pour produire pour tous et partager les ressources. » La mise en réserve aurait ainsi limité les mobilités, les échanges autour de l’eau entre clans, et imposé le développement d’une organisation dans l’espace réduit de la réserve. D’après Haudricourt (1964), la mise en réserve aurait également entraîné une simplification des systèmes de culture à grande échelle, notamment la disparition des grands billons d’ignames et l’introduction de nouvelles variétés plus rustiques.

34 La colonisation, et particulièrement la mise en réserve, a ainsi été à l’origine des premières modifications de l’organisation spatiale et sociale des tribus. Ces modifications sont associées à une simplification des savoirs traditionnels, notamment autour de l’eau et des systèmes de culture. Le schéma de fonctionnement « traditionnel » décrit figure 2 résulte donc déjà de plusieurs phases d’adaptation liées à la colonisation.

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2.2.2. Développement minier et remplacement des canaux à ciel ouvert par des canaux enterrés

35 À partir des années 1950, selon les enquêtés, c’est le développement minier qui a véritablement modifié les modes de gestion des tarodières décrits figure 4.

Figure 4. Impact du développement minier sur la tribu de Nékliaï

36 Tout d’abord, « les hommes de la tribu sont partis à la mine ». Ce départ a constitué une première phase de déclin des tarodières. Le départ des hommes pour travailler à la mine voisine a entraîné une double perte de connaissance et de main-d’œuvre, les hommes n’étant plus présents pour gérer et entretenir les conduites.

37 À Nékliaï, ceux sont les femmes mariées au clan de l’eau qui ont pris la décision d’entretenir ces derniers sans le consentement des hommes. « En pensant bien faire, on a nettoyé avec la pelle et on a élargi le canal. Quand tu élargis, ça diminue le courant » (une Vieille de la tribu de Nékliaï). Cet évènement marque dans les mémoires de la tribu, les premiers dysfonctionnements des tarodières associés au développement des activités minières.

38 En parallèle, plusieurs exploitations minières se sont ouvertes aux alentours de la tribu. À Nékliaï, la conduite d’eau B a ainsi été détruite, en 1964, par l’exploitation d’un colon qui se situait à l’est du massif de Boulinda et sur la rive gauche de la rivière. « Il est arrivé avec un bull et puis il a détruit la conduite » (témoignage d’un chef de clan à Nékliaï). Cette coupure marque la fin des tarodières sur la rive gauche de la rivière (cf. figure 2). L’arrivée d’une autre exploitation minière en amont de la rivière, a également généré des pollutions à Nékliaï particulièrement par la poussière des camions de roulage ainsi que par les déchets et résidus non exploitables issus de l’exploitation du nickel et déversés dans la rivière. Comme le montrent les documents d’archives, plusieurs plaintes ont été déposées auprès des miniers, dès les années 1970 que ce soient par les tribus ou par les agriculteurs de la région.

39 Les plaintes associées à la pollution ont conduit à des discussions au sein de la tribu et avec les mineurs. D’après nos interlocuteurs, les coutumiers et les miniers auraient alors conclu un accord oral : si les exploitants miniers polluent l’eau de la rivière et des conduites, ils doivent en contrepartie approvisionner la tribu en eau potable par l’installation de bassins, de conduites d’eau enterrées et de robinets sans que cette eau soit payante. Les miniers ont ainsi financé et installé les premières conduites enterrées, en compensation des pollutions, autour de 1970. Les conduites enterrées ont été installées sous les canaux d’irrigation à ciel ouvert. L’eau comme l’entretien des conduites étaient gratuites.

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2.2.3. Réseaux d’eau potable et rôle de la commune

40 La troisième grande phase de changement des modes de gestion citée par les Vieux de la tribu est liée à l’arrivée des réseaux d’eau potable (figure 5).

Figure 5. Développement des réseaux d’eau potable et la fin de la gestion traditionnelle

41 Dès les années 1970, l’arrivée des premiers tuyaux enterrés puis des réseaux d’eau potable dans les tribus a changé le mode de vie. Avec les robinets, les habitants n’ont plus besoin de se déplacer jusqu’à la rivière et aux points d’eau pour se procurer de l’eau potable. Ils ont également de moins en moins besoin d’aller à la pêche car ils s’approvisionnent dans les magasins et s’équipent de réfrigérateurs. La rivière et les trous d’eau ne sont plus considérés comme des garde-manger ou des réserves d’eau et sont de moins en moins entretenus. « Avec les robinets, la tribu tourne le dos à la rivière » (témoignage dans la tribu de Mîa). On assiste alors à un changement progressif de l’organisation spatiale et sociale des tribus, non plus organisées autour de la rivière et des points d’eau, mais autour des réseaux d’eaux et d’électricité.

42 Dans les années 1980, la commune prend en charge l’entretien et la gestion de l’ensemble des réseaux d’eau. Ce mouvement de communalisation des réseaux et d’autres infrastructures mis en place par les mineurs s’observe à cette époque dans plusieurs localités (Le Meur, 2009). À Nékliaï, en 1983, après la fermeture des exploitations de nickel, les réseaux d’eau potable construits par les miniers sont rétrocédés à la commune. Le captage de Nekliaï est alors raccordé au réseau de la commune et approvisionne non seulement la tribu, mais aussi une partie de la commune (figure 6 et documents du SANC). La gestion communale s’est ainsi progressivement substituée à la gestion traditionnelle autour des tarodières. Si, d’un point de vue purement juridique, la gestion des ressources sur terres coutumières reste de la compétence des tribus (Massenavette, 2011), la commune joue dorénavant un rôle clé dans la distribution de l’eau potable sur terres coutumières. Elle est responsable de l’alimentation des populations en eau potable (le maire est responsable de la salubrité publique) et veille à l’entretien des réseaux d’eau (qu’elle peut déléguer). Lorsqu’elle a besoin d’investir dans un projet de construction du réseau d’eau, elle reçoit et gère les subventions des contrats de développement ou d’autres types de fonds d’investissement.

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Figure 6. Rattachement du réseau de la tribu de Nékliaï au réseau communal de la commune de Poya

Source : Commune de Poya

43 En parallèle, dans les tribus, l’irrigation de certains champs et l’arrosage des jardins se sont poursuivis et se poursuivent encore, en utilisant l’eau des conduites enterrées, situées sous les anciennes conduites à ciel ouvert. Les canaux à ciel ouvert ayant été remplacés par des réseaux d’eau potable, l’irrigation et l’arrosage se font aussi en grande partie à l’eau potable.

3. Discussion : éclairer les pratiques et les transformations sociales, et recréer du lien

3.1. Se centrer sur les réseaux et leur évolution éclaire les transformations sociales à l’œuvre en tribu : effritement des savoirs et réorganisation sociale

44 L’étude éclaire l’impact progressif de la colonisation, puis du développement minier sur l’organisation coutumière autour de l’eau. La substitution des canaux d’irrigation par les réseaux d’eau potable a entraîné une transformation de l’organisation spatiale des tribus, les tribus s’organisant dorénavant non plus autour de la rivière et des canaux à ciel ouvert, mais autour de l’accès aux réseaux d’eau enterrés. Les liens à la rivière se sont progressivement effrités. Avec l’arrivée du robinet, la tribu a « délaissé le cours d’eau ». Plusieurs pratiques liées à la gestion de la rivière tendent à disparaître : la pêche pour les grands évènements, l’entretien des sources par les maîtres de l’eau, ou encore l’entretien des trous d’eau et des berges par les clans habitant près de la rivière. Aujourd’hui, cet entretien des berges est de moins en moins fait par les habitants. La commune, d’un point de vue juridique, n’est pas responsable de cet entretien et le manque d’entretien accroît les problèmes d’engravement de la rivière.

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45 L’analyse met également en avant la perte progressive de savoirs traditionnels et de rites. Un Vieux de Nékliaï disait : « En enterrant les canaux, on a perdu nos savoirs, on a oublié nos liens. » Toutefois, même si l’organisation coutumière des tribus s’est modifiée avec l’évolution des systèmes hydrauliques (le maître de l’eau n’a plus de rôle prépondérant dans le partage de l’eau), certaines règles persistent. Le clan de l’eau, via son totem, reste bien défini (l’anguille rouge à Nékliaï par exemple). C’est le clan qui reste le détenteur de l’eau, le protecteur des sources. Il reste souvent consulté pour toutes les questions de gestion de l’eau en tribu. Il est également le point d’entrée privilégié et incontournable pour comprendre l’histoire de l’eau dans la tribu.

46 Dans une société au sein de laquelle la répartition des savoirs et leurs modalités de transmission sont structurantes (Bensa et Leblic, 2000), se centrer sur les réseaux d’eau permet de mettre en évidence des transformations sociales. Comme d’autres auteurs l’ont souligné, les objets techniques permettent de mettre en visibilité des dynamiques sociales (Fofack, 2018). Dans les tribus kanak, cette mise en visibilité peut passer par l’analyse des réseaux, reflet de la structuration sociale liée à ces savoirs et du « réseau des liens » au sein de la tribu.

3.2. L’analyse des évolutions techniques au regard du cycle hydrosocial éclaire les pratiques et usages actuels de l’eau

47 Se focaliser sur les objets techniques que sont les canaux d’eau, au regard du cycle hydrosocial qui intègre les dimensions culturelles et sociales de l’eau, permet d’éclairer les tensions actuelles liées à la gestion communale. Deux exemples le montrent particulièrement, celui des problèmes de facturation de l’eau et de « gaspillage » de l’eau.

3.2.1. Le « gaspillage » d’eau

48 Les consommations d’eau en Nouvelle-Calédonie sont souvent très élevées et peuvent atteindre, notamment en tribu, plusieurs mètres cubes par jour et par habitant (Davar, 2018). Même en l’absence des chiffres exacts pour les tribus de Nékliaï et de Mîa, les consommations d’eau en tribu sont souvent perçues comme plus élevées qu’au village. « En tribu, les gens laissent les robinets ouverts » (entretien à la mairie de Poya) ; « Il faut pouvoir arroser les taros » (entretien à la mairie de Canala). Dans les deux tribus, les canaux d’irrigation ont disparu et ont été remplacés par des tuyaux enterrés, destinés à l’eau potable et gérés par les communes. À Nékliaï, les réseaux d’eau potable ont été construits sous les anciennes conduites d’eau historiquement utilisées pour l’irrigation. Beaucoup d’habitants utilisent l’eau du robinet pour arroser leur jardin, de façon continue, comme autrefois ils utilisaient les canaux d’eau à ciel ouvert. Ces pratiques d’arrosage et d’irrigation sont restées ancrées dans les habitudes. Par ailleurs, pour les habitants de la tribu, la notion de « gaspillage » ne fait pas sens ; « ce n’est pas du gaspillage, les plantes ont besoin d’eau et l’eau, là, elle retourne à la nature » (entretien à la tribu de Mîa). L’eau circule, elle fait le lien entre les éléments de la nature.

49 L’analyse centrée sur l’historique des réseaux, intégrant les dimensions culturelles et symboliques de l’eau, permet de mieux comprendre les usages de l’eau en tribu. Ces usages sont liés aux habitudes, à la symbolique de l’eau – élément qui doit circuler –, et non à une logique technique qui voudrait économiser l’eau. L’analyse met en évidence

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un conflit de représentations entre les communes et les clans, opposition visible dans le discours dominant porté par les gestionnaires des services de l’eau qui oppose la « rationalité » des communes et « l’irrationalité » des clans. D’un point de vue opérationnel, ce nouveau regard sur le « gaspillage », peut faciliter la sensibilisation aux économies d’eau faite par les communes auprès des usagers.

3.2.2. La question du paiement de l’eau

50 La plupart des communes de Nouvelle-Calédonie rencontrent actuellement une difficulté liée au non-paiement des factures. Dans certaines communes, l’eau est gratuite, et dans celles qui ont un système de facturation, les taux de non- recouvrement peuvent atteindre 80 % (Davar, 2018). Comme en témoigne un élu de la commune de Poya, « le discours, quand on rentre dans les tribus, c’est de dire “c’est mon eau, c’est mon eau” ». Même si la commune gère depuis plus de 30 ans l’entretien et le traitement de l’eau, le fait de payer l’eau reste souvent une source de tensions fortes avec les tribus. L’analyse permet de comprendre l’origine de ces tensions. D’une part, les sources et captages des réseaux communaux sont situés en grande partie sur des terres coutumières (c’est le cas sur les sites étudiés, et pour 52 % des captages de Nouvelle-Calédonie). D’autre part, dans certains cas, comme à Nékliaï, les premiers réseaux d’eau ont été obtenus en compensation des pollutions, et suite à des accords oraux (et donc souvent méconnus) sur la gratuité de l’eau. L’analyse permet de rendre compte de cet historique transmis oralement, et de mieux comprendre l’origine de ces discours. Elle met également en évidence le décalage, décrit par d’autres auteurs (Trépied, 2004 ; 2011), entre « la souveraineté coutumière » (sur la ressource en eau) et les institutions communales. Comme l’ont montré de nombreux auteurs (voir par exemple Obertreis et al., 2016), les choix techniques liés à la gestion de l’eau entraînent des transferts de responsabilités, de compétences et de savoirs, modifiant ainsi progressivement les rapports de pouvoir autour de la ressource.

3.3. Transfert de responsabilités et recentrage des savoirs et des pouvoirs

51 L’analyse montre que la gestion communale s’est progressivement substituée à la gestion « traditionnelle » autour des tarodières. L’effritement des savoirs traditionnels a entraîné des transferts de responsabilités dans la gestion de l’eau. La commune joue maintenant un rôle clé dans la distribution de l’eau potable sur terres coutumières, même si d’un point de vue purement juridique, cela ne relève pas de ses compétences. Le développement des réseaux d’eau, extrêmement coûteux compte tenu de la grande taille des communes8 et de la faible densité de population, a nécessité la mise en place d’une tarification permettant d’assurer l’équilibre des budgets. La mise en place de cette tarification est d’autant plus compliquée qu’elle est imposée par la commune et le gouvernement. La tarification symbolise pour certains une forme d’appropriation de la ressource par la commune.

52 En Nouvelle-Calédonie, ces craintes d’appropriation sont extrêmement sensibles dans le contexte politique actuel de décolonisation négociée, et compte tenu des liens forts entre les questions foncières et les questions d’eau. Les conflits sur l’eau et les conflits fonciers sont en effet étroitement liés. En raison de la particularité du statut foncier des terres coutumières, les communes mobilisent les autorités coutumières pour la mise en

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place des projets d’eau et d’assainissement. Pour élaborer un nouveau schéma d’aménagement de l’eau, elles font le lien avec les conseils de clans et de district afin de limiter les problèmes fonciers. Toutefois, mettre en place ou rénover un réseau d’eau peut être très long, « des fois c’est pour un cocotier ou un manguier, mais pour la personne qui est là, c’est une référence, c’est l’arbre que son grand-père a planté… c’est pas sentimental, c’est une référence qui affirme son appartenance au sol » (entretien auprès d’un élu de la commune de Poya). Au-delà de l’appropriation de la ressource, la mise en place de nouveaux réseaux d’eau est souvent associée à la crainte d’une appropriation foncière.

53 L’étude révèle ainsi une crainte d’appropriation de la ressource d’une part via les ouvrages hydrauliques (les réseaux), et d’autre part via l’appropriation des responsabilités de gestion, que ce soit par les communes, mais aussi par le gouvernement calédonien et l’État français qui peuvent imposer des règles d’usage de la ressource ou la tarification nécessaire à l’équilibre des budgets des communes. Dans ce cas, ce n’est pas le contenu du savoir associé à la technique qui cristallise les tensions, mais les acteurs porteurs du savoir et leur lien au pouvoir. Comme le précise Mahias (2011), « la définition et la reconnaissance des savoirs techniques, et plus encore leur appropriation et leur transmission, sont toujours au cœur des rapports sociaux. Elles constituent des instruments de pouvoir et des enjeux sociopolitiques, et font toujours l’objet d’un contrôle social ».

54 Avec les évolutions techniques et les transferts de compétences sur la gestion de l’eau, de nouveaux rapports de pouvoirs se mettent en place, d’autant plus complexes à analyser que beaucoup de représentants des tribus sont également élus dans les communes ou au sein du gouvernement.

3.4. Recréer du lien en décryptant l’histoire des canaux ?

55 Au fil des enquêtes, les canaux, objet matérialisant l’eau et le lien, sont devenus un moyen, un support privilégié pour exprimer les tensions, les adaptations et les changements à l’œuvre. La lecture des réseaux et la reconstitution à dire d’acteurs ont été un support pour mettre en visibilité une histoire orale, des changements imposés (colonisation) ou choisis (travail dans les mines), des écarts à la coutume, aux hiérarchies entre clans, ou le non-respect de références symboliques ou culturelles souvent cachés depuis la colonisation religieuse. L’entrée par l’objet technique que sont les tarodières disparues nous a permis d’accéder en partie à la « mémoire de l’eau », via les clans de l’eau. L’histoire des tuyaux a servi de support de lecture entre le « monde des tribus » et « celui de la commune et du gouvernement », mais aussi au sein des tribus elles-mêmes. Les témoignages récoltés ont notamment peu abordé les conflits passés autour de la gestion des tarodières, malgré des questions posées en ce sens. La mémoire des anciens, nécessairement sélective, a privilégié la mise en évidence des éléments du « bon » fonctionnement des tarodières, celui qui respectait l’organisation sociale locale. Comme cela a pu être montré sur d’autres terrains (Riaux et al., 2015), la mémoire orale retravaille l’histoire pour garder les signes significatifs par rapport aux enjeux actuels, et la société lit son système à travers des éléments significatifs pour elle. Dans notre cas, la mémoire orale et la reconstitution historique ont permis de mettre en cohérence les vestiges des tarodières, dont l’état permettait difficilement de comprendre le fonctionnement. Cette mise en visibilité a permis aux acteurs

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d’exprimer leurs perceptions des interventions et modifications contemporaines dans la gestion de l’eau, mais aussi de légitimer une histoire locale.

56 En ce sens, suivre l’évolution des canaux crée et recrée du lien, entre les tribus et les acteurs institutionnels, mais aussi au sein même des tribus.

Conclusion

57 En Nouvelle-Calédonie, dans un pays où l’eau symbolise « le lien » entre les hommes et avec la nature, analyser le cycle hydrosocial de l’eau à travers les réseaux d’eau apparaît comme une évidence pour comprendre les transformations sociales. Se focaliser sur les objets techniques en incluant leur dimension historique et culturelle facilite la discussion et les échanges en tribu. Au travers des changements techniques apparaissent des changements sociaux dont la mise en évidence et la mise en mot sont parfois sensibles sur le terrain, compte tenu du contexte politique marqué par une dynamique de décolonisation en cours de négociation. L’entrée par les objets techniques révèle des transformations majeures de savoirs et de pouvoirs autour de la ressource en eau. L’analyse éclaire ainsi l’impact de la colonisation, puis du développement minier sur la gestion et l’organisation coutumière. Elle met en évidence certains changements dans l’organisation spatiale et sociale des tribus, et la crainte liée à l’appropriation des ressources.

58 Après le premier référendum pour la pleine souveraineté et alors qu’une nouvelle politique de l’eau vient d’être lancée (gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, 2019), l’analyse interroge finalement les politiques à l’œuvre au regard des relations complexes qui pourraient se nouer entre savoirs, techniques et pouvoirs autour de l’accès et de la distribution de la ressource en eau. Le processus de mise en place de la nouvelle politique de l’eau a été porté par les deux plus jeunes ministres du gouvernement, l’un caldoche, l’autre kanak. Comme le laissent espérer les discours politiques associés à la mise en place de cette politique, l’eau pourrait devenir un symbole d’entente, celui du « lien » pour la préservation d’un bien commun.

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NOTES

1. Les tarodières sont les lieux plantés de taros, plantes tropicales de la famille des aracées, dont les tubercules sont comestibles. 2. L’adjectif « kanak » et le nom « Kanak » désignent le peuple premier de la Nouvelle- Calédonie. Lors du recensement de 2014, 39 % du total des habitants du territoire calédonien se déclaraient comme kanak. 3. La société kanak est structurée autour d’une organisation coutumière propre, constituée de (i) la famille ou lignage et (ii) du clan, qui regroupe l'ensemble des lignages d'une même souche, dirigé par un chef de clan. À cette organisation sociale se superpose une organisation administrative issue de la colonisation, comprenant (iii) la tribu ou chefferie, qui regroupe plusieurs clans et qui est reconnue comme communauté traditionnelle par l'arrêté du 24 décembre 1867 lui donnant son existence légale et (iv) le district, création administrative respectant plus ou moins l'organisation des aires d'influence de chaque grand chef. 4. Les notions de « sacré » et « tabou » sont polysémiques et dynamiques (Leblic, 2005). Les modalités d’interdiction et d’accès aux sites sont différentes selon les individus et les clans. Le non-respect de ces prohibitions implique des sanctions graduées, en fonction des lieux et des personnes qui les enfreignent. 5. Le « totem » est un élément du monde naturel par lequel les ancêtres du clan se manifestent. Chaque clan voit ses ancêtres apparaître sous des formes différentes (un coup de tonnerre, un lézard ou un requin…) et ces manifestations de la nature sont considérées, suite aux rituels opérés par les hommes pour entrer en communication avec les défunts, comme une réponse des ancêtres. Les ethnologues ont appelé ces manifestations des ancêtres les « totems » (Leblic, 2005), termes employés par toute la société kanak aujourd’hui. 6. Les anciennes décharges minières à l’amont des bassins versants ont contribué, et contribuent encore, à alimenter en charge solide les rivières, au point que certains cours d'eau sont qualifiés de rivières engravées ou sur-engravées. Ces engravements conduisent à une modification de la morphologie de la rivière marquée par une remontée et un élargissement du lit (Garcin et al., 2017) et transforment les pratiques des habitants et leurs relations aux cours d’eau (Gosset et al., 2019).

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7. Localement, les termes « Vieux » et « Vieilles » font référence avec respect aux personnes âgées. 8. Les communes calédoniennes sont particulièrement étendues, en moyenne 562 km², ce qui correspond à quatre cantons moyens français.

RÉSUMÉS

En Nouvelle-Calédonie, dans le monde kanak, « l’eau, c’est le lien » ; le lien entre le ciel et la terre, entre la montagne et la mer, mais aussi entre les hommes et entre les clans. Cet article s’attache à montrer comment l’évolution de la gestion des réseaux d’eau, depuis les canaux à ciel ouvert qui irriguaient les tarodières jusqu’aux réseaux enterrés d’eau potable, a modelé et modèle encore aujourd’hui les usages de l’eau en tribu, et comment ces changements modifient les liens entre les hommes et, in fine, l’organisation sociale des tribus. Dans le contexte particulier de décolonisation négociée propre à la Nouvelle-Calédonie, se focaliser sur l’évolution des changements techniques autour de l’accès et des usages de l’eau en tribu éclaire l’impact de la colonisation puis du développement minier sur la gestion de la ressource et l’organisation coutumière.

In New Caledonia, in the Kanak communities, “water is the link” ; the link between Heaven and Earth, between the Mountain and the Sea, but also between men and between clans. This article aims to show how the evolution of water networks management, from the « traditional » irrigation canals to the drinking water supply network, has transformed and still transforms uses of water in tribes and how these changes modify the links between men and tribe social organization. In the specific context of New Caledonian negotiated decolonization, focusing on techniques and technical changes around access and uses of the water show the impact of colonization and mining development on the management of the resource and on customary rules.

INDEX

Mots-clés : Nouvelle-Calédonie, infrastructures hydrauliques, décolonisation, tarodières irriguées, cycle hydro-social Keywords : New Caledonia, hydraulic systems, decolonization, irrigation canals, hydrosocial cycle

AUTEURS

CAROLINE LEJARS

Caroline Lejars est chercheuse en sciences de gestion. Ses recherches portent sur l’analyse et le développement de stratégies de gestion de l’eau, en appui aux organisations et aux gestionnaires. Rattachée au Cirad à l’UMR Geau, elle a été accueillie au sein de l’IAC pendant 3 ans. CIRAD – UMR

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GEAU ; IAC. [email protected]

SÉVERINE BOUARD

Séverine Bouard est chercheure en géographie et agronome à l'Institut agronomique néo- calédonien (IAC). Ses recherches portent sur les transformations sociales des ruralités calédoniennes à travers l'étude des systèmes d'activité, des politiques de développement et de gestion des ressources naturelles. [email protected]

CATHERINE SABINOT

Catherine est ethnoécologue et anthropologue spécialiste des sociétés côtières et insulaires. Elle est chercheure à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) au sein de l’UMR 228 Espace pour le développement (IRD-UR-UA-UG-UM). Basée en Nouvelle-Calédonie, c’est en adoptant une approche comparative (terrains de recherche sur les côtes africaines, américaines et indopacifiques) qu’elle étudie l'évolution des interactions entre les sociétés et leur environnement côtier, insulaire et marin, ainsi que la dynamique des savoirs, savoir-faire et représentations en matière environnementale, leurs processus de négociation, d’acquisition et d’adaptation. [email protected]

CHARLINE NÉKIRIAÏ

Charline Nekiriaï est sociologue, récemment diplômée de l’université de Nantes. Les résultats présentés dans cet article sont en grande partie issus de son mémoire de fin d’étude sur l’évolution des représentations, des valeurs et des modes de gestion de l’eau sur terres coutumières en Nouvelle-Calédonie. [email protected]

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Ouvrir ou fermer les bouches d’incendie ? Des enjeux technico-économiques aux enjeux sociaux Opening or closing fire hydrants ? From technical and economic issues to social issues

Solène David, Jean-Pierre Revéret et Agathe Euzen

1 Traditionnellement qualifiées de street-pooling, les premières ouvertures de poteaux d’incendie sont recensées aux États-Unis, à la fin du XIXe siècle. Les ouvertures auraient été autorisées par le maire de New York, Theodore Roosevelt, lors de la canicule de 1896 qui avait causé plus de 1 500 décès en deux semaines. Les habitants des quartiers populaires se seraient réapproprié illégalement cette pratique au cours des années suivantes, puis l’auraient perpétuée au cours du XXe siècle1. On la retrouve dans l’une des scènes emblématiques du film Do the Right Thing de Spike Lee (1989), sur fond de canicule et de tensions raciales dans le quartier de Brooklyn, ou encore, ponctuellement, dans certains ouvrages évoquant l’histoire urbaine de New York (Silver, 2000 ; Zurier, 2006). Contrairement aux poteaux d’incendie, dont la forme facilement reconnaissable est inscrite dans l’imaginaire collectif urbain, les bouches d’incendie ne se révèlent qu’à l’observateur attentif, dont le regard dirigé vers le sol pourra repérer une petite plaque métallique rectangulaire d’environ 40x30 centimètres, portant l’inscription « bouche d’incendie », accompagnée du nom du fabricant (figure 1). En Île-de-France, la logique d’aménagement urbain privilégie l’implantation de bouches par rapport à celle de poteaux dans les territoires les plus denses, comme ceux de la petite couronne parisienne, pour des raisons de gain de place. Par conséquent, le mobilier de défense incendie n’a qu’une faible visibilité dans l’espace local. Il y fait pourtant l’objet, depuis quelques années, d’une nouvelle pratique d’ouvertures « intempestives », « spontanées » ou « sauvages »2, suscitant la formation de très hauts geysers d’eau dans l’espace urbain3. Cette pratique éphémère et illicite s’inscrit au cœur d’un phénomène complexe qui révèle et provoque un ensemble de tensions et de perturbations techniques, sociales, territoriales, autour de l’objet singulier qu’est la bouche d’incendie.

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Figure 1. Plaque signalant la présence d’une bouche d’incendie, à Aubervilliers

Source : David, 2019

2 La réflexion proposée s’inspire du champ des Science and Technology Studies (STS) 4 par l’attention portée au « mode d’existence sociale » des objets qui peuvent contribuer à « stabiliser et à orienter l’action dans une direction préférentielle », tout autant qu’à « y [introduire] une large part d’indétermination » (Barbier et Trépos, 2007 : 40). Ainsi, « l’objet technique définit des acteurs, l’espace dans lequel ils se meuvent et […] des relations entre ces acteurs » : mesures, normes, hiérarchies (Akrich, 1987 : 56). En ce sens, la bouche d’incendie s’insère dans un réseau « sociotechnique » dont la dimension matérielle est inséparable de la dimension sociale : le réseau est fait d’infrastructures techniques, d’acteurs, de fonctionnements organisationnels et économiques, qui s’inscrivent dans un territoire marqué par son histoire et son environnement (Lorrain et Poupeau, 2014). Puisée dans le milieu naturel à l’état de ressource, l’eau qui approvisionne la bouche d’incendie subit un traitement de potabilisation, avant d’être transportée par le réseau, puis distribuée et facturée, ce qui en fait un service et un produit technico-économique. Pour autant, faisant l’objet d’usages sociaux plus ou moins conventionnels, de son utilisation domestique au street-pooling, cette eau n’en demeure pas moins investie de valeurs sociales, qui se déclinent en pratiques singulières liées pour chaque individu ou groupe à des représentations, à des expériences sensorielles et à un contexte social (Euzen, 2002, 2005 ; Euzen et Morehouse, 2011, 2014). De manière plus globale, il nous semble que « l’identité » de l’eau dans une société donnée est liée à une configuration plurielle que l’on peut qualifier de « cycle hydrosocial », impliquant la science dominante, les technologies et infrastructures de l’eau, les relations de pouvoir, les relations sociales médiées par l’eau, la loi de l’eau et ses modes de gestion et

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d’expertise, « à la confluence de processus sociaux et naturels (hydrologiques) » (Linton, 2017 : 146 ; Linton et Budds, 2014).

3 Par l’étude des ouvertures spontanées de bouches d’incendie survenues en Île-de- France entre 2015 et 2018, notre objectif est d’interroger en quoi l’insertion de cet objet technique de l’eau, dans la singularité – dynamique et multidimensionnelle – d’un contexte social, technique, territorial et climatique, conduit à cristalliser un ensemble de tensions autour de cet objet. Nous faisons l’hypothèse que ces tensions sont liées à des appréhensions divergentes, par les acteurs en présence, de la bouche d’incendie, de l’eau qu’elle dessert, ainsi que des espaces et temporalités dans lesquels s’insèrent cet objet et cet élément. En effet, ces acteurs se représentent et interagissent avec la bouche d’incendie, de manière directe ou indirecte, en fonction d’enjeux hétérogènes : enjeux de bien public, enjeux techniques et économiques, enjeux de pouvoir, enjeux sociaux, enjeux environnementaux. Nous faisons par ailleurs l’hypothèse que ces tensions peuvent être tout autant produites que révélées par les phénomènes d’ouvertures spontanées de bouches d’incendie. La méthodologie mise en place croise les résultats d’une étude de cas ciblée sur la commune d’Aubervilliers, située au nord de Paris en Seine-Saint-Denis, avec des éléments plus globaux relatifs à la répartition et au déroulement des ouvertures de bouches d’incendie en Île-de-France. Le travail de recherche, réalisé entre septembre 2017 et juillet 2018, intègre plusieurs types de matériaux empiriques : entretiens5, observations, documentation opérationnelle et locale. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous considérons que la variété des matériaux récoltés permet de cerner et de nuancer, à travers une analyse qualitative, la réalité socio-spatiale sensible, éphémère et mouvante du phénomène que nous étudions6. Toute information, quelle que soit sa nature, prend sens dans une situation donnée, en tant que révélateur de faits vécus, perçus ou mesurés par les acteurs eux-mêmes, en fonction du contexte social dans lequel ils agissent et de leur rapport singulier à l’objet technique (Beaud et Weber, 2010 ; Paillé et Mucchielli, 2016). Nous commencerons par explorer les spécificités sociotechniques de l’objet qu’est la bouche d’incendie (1) ainsi que les pratiques d’ouvertures spontanées qui lui sont associées (2), avant de mettre en évidence les différents types et niveaux de perturbation découlant du phénomène (3), pour proposer enfin une lecture des tensions technico-économiques, sociales et territoriales liées à l’enjeu d’ouverture-fermeture de la bouche d’incendie (4).

1. La bouche d’incendie, objet singulier

1.1. Acteurs et spécificités de la bouche d’incendie

4 Commercialisée par différentes sociétés industrielles spécialisées dans sa fabrication, la bouche d’incendie est un mobilier urbain relatif à la Défense extérieure contre l’incendie (DECI), service public communal dont la responsabilité échoit au maire, en vertu du Code général des collectivités territoriales. À ce titre, les équipements de lutte contre l’incendie sont propriété juridique des communes, qui doivent pourvoir à leur entretien et en garantir une implantation adaptée sur leur territoire, en coopération avec les services départementaux d’incendie et de secours ou, dans le cas de Paris et sa petite couronne, de la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP) : « La Défense extérieure contre l’incendie, c’est en fait le positionnement des bouches et des poteaux par rapport aux risques à défendre sur l’ensemble du territoire de Paris et des Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne. Un

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risque à défendre, c’est un bâtiment généralement, et à partir de la réglementation, on a certaines distances et certains débits à respecter » (M. P., BSPP)7.

5 Cette compétence peut être transférée à un Établissement public de coopération intercommunale (EPCI), ou Établissement public territorial (EPT) dans le cas de la petite couronne. Concernant la commune d’Aubervilliers, les moyens financiers et l’entretien technique des équipements urbains de lutte contre l’incendie ont été transférés à l’EPT de Plaine commune. Pour autant, le pouvoir de police spécial lié à toute prise de décision concernant la bouche d’incendie est resté une prérogative du maire de la ville. Ainsi, le gestionnaire de l’objet est distinct de l’acteur qui en est responsable légalement, mais également de son utilisateur : les brigades de sapeurs-pompiers font usage des bouches, sur lesquelles ils branchent leurs lances à incendie, approvisionnées en eau par le réseau sous pression auquel elles sont alors connectées. Dans le cas que nous étudions, il s’agit d’un réseau d’eau potable, qui appartient au Syndicat des eaux d’Île-de-France (Sedif) et s’étend sur un territoire de 150 communes autour – et à l’exclusion – de Paris, incluant Aubervilliers. L’exploitation en est confiée à Veolia Eau d’Île-de-France, société privée dédiée à la réalisation du contrat de Délégation de service public8 par lequel le Sedif lui transfère sa compétence d’approvisionnement en eau potable (Defeuilley, 2014). De sa fabrication à son approvisionnement en eau, de sa gestion à son utilisation, en passant par la responsabilité dont elle fait l’objet, la bouche d’incendie s’insère donc au premier abord dans un système d’acteurs multiformes, dont les compétences sont de plusieurs ordres : juridique, technique, économique. Sur le bon fonctionnement de l’objet technique reposent des enjeux de sécurité publique dont la portée dépasse l’ensemble des acteurs impliqués : « Ce n’est pas la bouche du pompier, c’est bien la bouche de la commune, qui donne après ses autorisations. On ne peut pas dire que c’est réservé aux sapeurs-pompiers, puisque c’est bien pour le service incendie, en général, mais pas à l’exclusivité des sapeurs-pompiers. Ce n’est pas marqué “au service de secours”, c’est une borne où on a de l’eau pour le bien commun » (M. P., BSPP).

6 La fabrication, l’implantation et l’approvisionnement en eau des bouches d’incendie sont soumis à une réglementation précise, dont fait état le Référentiel national publié en 2015 par le ministère de l’Intérieur (Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises, 2015). On y distingue la « conformité à la norme » qui concerne les caractéristiques relatives aux règles d’implantation, qualités constructives, capacités nominales et maximales, dispositifs de manœuvre et de raccordement, de la « conformité à la réglementation » qui encadre la couleur, la signalisation, le contrôle et la maintenance des bouches, ainsi que le débit d’eau et la pression attendus.

1.2. La bouche d’incendie au cœur du réseau d’eau potable

7 Le territoire du Sedif est approvisionné en eau par l’activité de trois usines, situées à Choisy-le-Roy, Neuilly-sur-Marne et Méry-sur-Oise, qui puisent respectivement leurs ressources dans les cours d’eau de la Seine, la Marne et l’Oise. Sur ce réseau, les appareils incendie publics sont au nombre d’environ 24 000, dont deux tiers sont des bouches d’incendie. Du point de vue législatif et réglementaire, le service public de DECI est nettement séparé du service public d’eau potable9 et les consommations correspondantes ne font pas l’objet d’un comptage au mètre cube permettant de mesurer et quantifier les volumes consommés. La connexion de la bouche d’incendie au réseau d’eau potable soumet par ailleurs son utilisation à un degré d’incertitude ; si la

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réglementation encadre la gestion et l’utilisation du dispositif en fixant un minimum du débit de l’eau à la sortie de la bouche, le débit disponible de fait peut lui être significativement supérieur : « D’un point de vue réglementation, normalement, une bouche-poteau d’incendie standard c’est 60 mètres cubes par heure sous 1 bar, c’est ce que demande la réglementation. Dans les faits, on a beaucoup plus, parce que le réseau a une pression très élevée » (M. D., Veolia Eau d’Île-de-France). « Il y a une différence entre ce que demande le règlement et les capacités d’une bouche d’incendie […] Si je mets une canalisation de 100 millimètres [de diamètre] pour cette bouche d’incendie de 100 millimètres, je vais pouvoir aller au maximum de 85 m3/h. Mais, toujours avec la même bouche de 100 millimètres, si je mets un tuyau de 200 millimètres, je peux monter jusqu’à 340 m3. C’est pour ça qu’on a des quantités d’eau colossales quand on ouvre une bouche d’incendie, si le diamètre du tuyau est conséquent en dessous, on aura beaucoup plus de pression » (M. P., BSPP).

8 La disponibilité de l’eau pour la lutte contre l’incendie à la sortie d’une bouche, que l’on peut exprimer en débit, sera fonction de la pression de l’eau desservie par cette bouche. Cette pression dépend effectivement du rapport entre le diamètre de la bouche et le diamètre du tuyau qui l’alimente, mais également de la pression au sein du réseau, qui varie elle-même dans le temps et l’espace, en fonction de la topographie et des conditions d’exploitation. Le fonctionnement et l’utilisation de la bouche d’incendie s’inscrivent donc dans un ensemble de temporalités et de territorialités : - liées d’une part au fonctionnement du réseau d’eau potable, qui permet de desservir l’ensemble du territoire en continu, à travers un maillage d’infrastructures hydrauliques : usines de production, usines secondaires, réservoirs, réseaux de première et de seconde élévation… ; - liées d’autre part à l’activité des services de secours qui se caractérise par une temporalité de l’urgence… « En tout cas, nous on arrive, y a le feu et donc là forcément y a un mode opératoire dit “réflexe” pour gagner toujours des délais parce que pour lutter contre l’incendie, une minute c’est un verre d’eau, deux minutes, c’est un seau d’eau et au bout de trois minutes, c’est un camion de pompier, donc le facteur temps est extrêmement important » (M. P., BSPP).

9 … et par une territorialité négociée entre la répartition spatiale des différents niveaux de risques à défendre et le débit anticipé à la sortie des points d’eau incendie (PEI) comme les bouches : « Dès le moment où vous avez des bâtiments qui sont dégradés comme par exemple les cités d’Aubervilliers, le feu va se comporter différemment et comme le bâtiment est dégradé, le bâtiment qui était au départ à risque courant va très rapidement devenir à risque particulier et on va avoir des besoins en eau qui sont sans commune mesure […] Aujourd’hui, on a des zones où on sait qu’on est en défaut de défense extérieure, par rapport à cet arrêté10. Toutefois, des bouches incendies de 60 m3/h, dites de 60 m3/h, peuvent nous donner un débit largement supérieur, et on s’appuie sur ces bouches-là pour pouvoir, je dirais, avoir les débits qui pourraient nous permettre de sortir d’une situation un peu… un peu dramatique » (M. P., BSPP).

10 Ainsi, la gestion de la bouche d’incendie s’inscrit au cœur d’un « dispositif gestionnaire » complexe, c’est-à-dire « un arrangement mettant aux prises des hommes, des outils, et des règles en vue d’organiser un domaine d’activité donné » (Moisdon et Hatchuel, 1997 in Waechter-Larrondo et Barbier, 2008 : 51). Elle se caractérise par son insertion dans un « espace du risque incendie » (November, 2011), intégrant différentes métriques et

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composantes urbaines et sociotechniques – dont certaines sont liées au fonctionnement du réseau d’eau potable – afin de répondre à une fonctionnalité sur laquelle reposent des enjeux de sécurité publique. Elle constitue en ce sens un objet normé, contrôlé et régulé, dont la maîtrise technique n’exclut pas pour autant un certain degré d’incertitude et d’adaptation dans le fonctionnement et l’utilisation.

2. Les ouvertures spontanées de bouches d’incendie, une pratique en marge ?

2.1. Détournement de l’objet technique, appropriation de l’espace public local

« Alors la première fois comme je vous ai dit, il y a à peu près plus de cinq ans, c’est un soir, vers 19 heures, un jour d’été fin juin ou début juillet, en rentrant chez moi tranquillement sur l’avenue, je vois un geyser gigantesque. C’était la première fois qu’on découvrait ça sur Aubervilliers, avec les jeunes en train de jouer et se rafraîchir sous l’eau, quoi. En plus comme c’est une grande avenue, on voyait l’eau aller à 5, 6 mètres en hauteur et c’est vrai que c’est assez impressionnant de voir ça la première fois. Maintenant ça devient une routine malheureusement, mais la première fois, c’est quand même un peu de la curiosité, tout le monde est étonné de voir ça. Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que… au début… est-ce que c’était une fuite ? On sait pas au début… Et en fin de compte, c’est en s’arrêtant, on discutait avec les jeunes, ils nous ont dit que c’était tel jeune qui l’avait ouverte, qu’il avait une clef, qu’il avait trouvé le système et… comme il faisait chaud, il fallait se rafraîchir, voilà » (M. S., mairie d’Aubervilliers – habite la ville).

Figure 2. « Geyser sauvage »

Source : Service communication de la ville d’Aubervilliers, 2017

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11 Pratiques de détournement de l’objet technique, tant dans sa fonctionnalité que dans son utilisation, les ouvertures spontanées de bouches d’incendie sont connues en Île- de-France depuis 2015, année au cours de laquelle elles ont fait l’objet d’une importante médiatisation suite à l’épisode de canicule du 30 juin au 8 juillet. Certains habitants de la commune d’Aubervilliers rapportent néanmoins avoir assisté à des ouvertures ponctuelles dès le début des années 2010. La bouche, ouverte sans être raccordée à une lance incendie, parfois endommagée, produit dans l’espace urbain des geysers sous pression de plusieurs mètres de hauteur (figure 2). Cette appropriation de l’objet répond à – et révèle – une fonctionnalité improvisée et illégale de la bouche d’incendie et de l’eau desservie11. Les pratiques se déroulent dans un contexte de fortes chaleurs, à la fin du printemps et au début de l’été, dans des quartiers urbains denses, bétonnés et peu végétalisés : « En fait ça correspondait aussi à la réalité d’une population dans une ville qui est Aubervilliers, qui est très minérale, c’est-à-dire que c’est un peu un étouffoir. L’été, il faisait 41 °C sur la place de la mairie […] pour un certain nombre de gens à Aubervilliers, les logements [ne] sont pas des logements de qualité, les gens étouffaient » (M. G., mairie d’Aubervilliers).

12 À l’échelle régionale comme à l’échelle locale, les évènements d’ouvertures de bouches sont associés à la figure du « quartier sensible » (Lapeyronnie, 2013) et interprétés comme « un phénomène d’incivilité propre à ces quartiers » : « La carte des ouvertures de BIPI et celle des quartiers sensibles se superposent » (M. A. Veolia Eau d’Île-de-France). « Densité, minéralité, pauvreté » (M. V., élu à Aubervilliers).

13 Si les images véhiculées par la médiatisation des ouvertures associent les ouvertures de bouches à un public de jeunes, autour de 15-25 ans12, la réalité sociale du phénomène s’avère plus nuancée. Les personnes qui ouvrent sont généralement des adolescents ou de jeunes adultes, mais ceux qui profitent de l’ouverture peuvent également être des enfants très jeunes, parfois accompagnés d’adultes, selon une pratique de groupe qui participe de la convivialité locale : « C’est toujours les grands des cités qui l’ouvrent. En fait ils sont autour des rues, enfin t’sais, par rapport aux voitures, ils sont toujours là en train de surveiller. Pour pas qu’il y ait un souci au niveau des petits. C’est pas ils ouvrent et ils repartent, non ils sont là avec les petits en général, et des fois t’as les mamans, du quartier qui sont là aussi avec leurs enfants et qui… elles les [promènent], elles sont dedans […] C’était festif, j’ai des souvenirs, on était dans l’eau, habillés, mouillés, on s’en foutait quoi, on était avec nos grands de la cité, ça veut dire qu’on était p… protégés, on va dire » (S., habitante d’Aubervilliers).

14 Outre l’ouverture proprement dite de la bouche, permettant un accès immédiat à l’eau et la satisfaction d’un besoin de rafraîchissement, les entretiens mettent en évidence de multiples pratiques associées à l’évènement : s’arroser ; placer un objet sur le jet d’eau pour le faire décoller ; faire des glissades au sol, en installant une bâche que l’on mouille et que l’on savonne ; utiliser des objets pour boucher les égouts afin de faire monter le niveau de l’eau dans la rue ; remplir une piscine gonflable ou une benne à poubelles installée sur place ; utiliser une planche pour dévier le jet d’eau et arroser les gens qui passent en voiture. Associé au jeu, à l’été, au divertissement et à la fête, le moment de l’ouverture de bouche contribue alors à l’expression d’une identité de groupe, par l’appropriation de l’espace local du quartier (Crézé, 2013) : « [Les jeunes veulent] s’amuser, c’est du divertissement, c’est pour s’éclater […] Quand on est dans son quartier, c’est la maison, c’est comme une

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deuxième maison, c’est familial. Les amis, c’est comme des frères » (D., 19 ans, habitant d’Aubervilliers).

15 La représentation de ces pratiques intègre enfin un enjeu de provocation et de transgression de l’interdit, dans un contexte social perçu comme sensible ou difficile : « Derrière le plan “j’ouvre”, y a un jet qui sort d’une puissance incroyable et y a tout ce qui se joue autour du risque, “j’y vais, j’y vais pas”, de la transgression et ainsi de suite » (M. O., mairie d’Aubervilliers). « C’est l’âge de l’adolescence où on teste un peu les adultes, où on renie les interdits. Moi, je l’ai vu comme ça, mais c’est peut-être qu’ils étaient désœuvrés, ils avaient chaud, ils cherchaient quelqu’un pour les guider… Moi j’ai pensé à ça, mais ça peut être autre chose, le mal-être, le manque de reconnaissance par rapport à la société » (L., habitante d’Aubervilliers).

16 Si les pratiques d’ouvertures de bouches d’incendie sont parfois étiquetées comme un comportement déviant (Becker, 1985) et reliées à la figure du désœuvrement social, voire à de la délinquance, les différentes pratiques qui s’organisent autour de la bouche s’inscrivent néanmoins dans des normes et modes de socialisation propres au territoire local (White, 1955) et contribuent à l’affirmation socio-spatiale des jeunes dans leur quartier (Lancien, 2018).

2.2. Diffusion et massification du phénomène

17 En parallèle de son inscription dans un espace local spécifique, dont témoigne le cas d’Aubervilliers, le phénomène s’est répandu depuis 2015 aux échelles régionale et nationale, selon un « effet de mode » que de nombreux acteurs attribuent à sa publicisation sur les réseaux sociaux : « Avec des scènes de liesse un peu populaire, bien sûr y a toujours quelqu’un pour filmer et on retrouve ça sur les réseaux sociaux, on retrouve ça sur YouTube, on retrouve ça… Chaque quartier, chaque cité, chaque résidence a son moment de gloire… y a une forme de surenchère quoi, c’est à celui qui en fera, ou qui montrera que lui aussi il fait ça. Et l’explosion, je pense qu’elle est très liée à ça » (M. A., Plaine commune). « Il suffit d’un snap13. Tout part de là, avec un partage, tout le monde peut voir la chose. Ils sont un peu contents de ce qu’ils font […] c’est comme quelqu’un qui snappe un bon repas, il est content, c’est à peu près la même chose » (D. 19 ans, habitant d’Aubervilliers).

18 L’explosion rapide et inattendue des ouvertures de bouches en fait un phénomène spontané et diffus, dont il est difficile d’établir avec certitude la répartition spatio- temporelle. La constitution de bases de données permettant de recenser les ouvertures constitue un enjeu pour les acteurs impliqués dans la gestion et l’utilisation des bouches d’incendie, afin de mieux anticiper le phénomène et de déterminer des réponses possibles. Dans ce contexte incertain, les acteurs mobilisent différentes sources d’information afin de localiser, dater et quantifier les ouvertures, sans garantie d’exhaustivité et avec de possibles redondances. Certaines des données recueillies auprès de ces acteurs, mises en regard avec le récit de leur expérience, permettent de cerner l’évolution temporelle du phénomène, notamment à travers les pics d’ouvertures – environ 400 ouvertures les 3 et 4 juillet 2015, et 600 pour la seule journée du 21 juin 201714 – vécus comme des épisodes traumatiques : « [En 2015] ça a été le premier gros de coup de semonce, avec la prise de conscience de ce sujet-là. En 2016, ça a été beaucoup plus diffus, y a pas eu de pic aussi massif… y en a eu, mais ça s’est un petit peu étalé dans le temps et on était sans doute sur

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des volumes moindres… Et puis 2017, là ça a été le pompon. Je crois que c’était le 21 juin, enfin c’est pas que je crois, j’en suis sûr (léger rire) » (M. D., Veolia Eau d’Île- de-France). « Donc en 2015 effectivement il y a eu un nombre conséquent de bouches ouvertes et on a commencé à en parler dans les médias… ça a pris un petit peu d’ampleur et vraiment le pic, c’est 2017, où notre centre opérationnel a complètement été saturé » (M. P., BSPP).

19 Ces ouvertures se concentrent dans les espaces urbains denses, majoritairement en petite couronne. En 2015, les communes du nord-est auraient été principalement touchées – Aubervilliers, Saint-Denis, Pantin ou encore Bobigny – avant l’extension et la diversification spatiale du phénomène tout autour de Paris en 2016, puis sa massification dès le mois de mai 201715. Malgré cette répartition temporelle et socio- spatiale éphémère et spécifique pouvant donner l’image d’un phénomène marginal, l’importante propagation des pratiques d’ouvertures spontanées de bouches d’incendie entre 2015 et 2017 a finalement donné lieu à différents types de perturbations au niveau du réseau d’eau potable et du territoire.

3. La bouche concentre les acteurs, l’eau diffuse les perturbations

3.1. Des conséquences localisées

20 Les ouvertures de bouches d’incendie sont tout d’abord à l’origine d’une série de conséquences dans l’espace public local, qui sont évoquées ponctuellement dans la presse sous la forme de récits de faits divers, et apparaissent dans les supports de communication et de sensibilisation diffusés par les autorités (figure 3). Celles-ci sont également constatées de manière redondante par les acteurs rencontrés en entretien : « […] des problèmes de sécurité publique, parce qu’il y avait des attroupements, des regroupements de population autour des bouches à incendie, y compris quand vous avez des geysers qui sont à plusieurs bars de pression, ça peut être assez dangereux […] Il y a eu ensuite ce que ça pouvait causer comme problèmes vis-à-vis de la circulation, et puis, dans certains cas, ça avait généré des atteintes et des dégradations, à la fois aux voiries, parce qu’une voirie qui trempe, elle se dégrade, mais aussi des inondations de caves, des choses qui pouvaient être abîmées » (M. G., mairie d’Aubervilliers).

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Figure 3. Affiche placée dans une structure jeunesse à Aubervilliers

Source : David, 2018

21 Ces conséquences locales vont d’impacts fréquents à des risques rares, ou plus ponctuels : - des inondations des rues, suscitant très fréquemment des troubles de la circulation (figure 4), et plus rarement, des accidents de la route ; - des inondations et dégradations de locaux privés ou publics – c’est le cas de l’une des médiathèques d’Aubervilliers ; des déformations localisées de la voirie publique gorgée d’eau ; - l’inondation potentielle d’équipements électriques urbains, avec un risque d’électrocution ; - des troubles de l’ordre public et des violences occasionnelles – notamment lors de l’arrivée des agents techniques responsables de la fermeture des bouches ; des blessures et accidents de personnes et d’enfants, rares, liés à la puissance des geysers d’eau.

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Figure 4. Des troubles de la circulation très fréquents

Source : Service communication de la ville d’Aubervilliers, 2017

3.2. Des répercussions en chaîne

22 La multiplicité de ces conséquences locales suscite par ailleurs une demande accrue d’interventions, qui sature les standards téléphoniques de la police et des pompiers et contribue à « polluer la chaîne de l’urgence », dans un contexte déjà marqué par une suractivité liée à l’augmentation des températures : « [Il y a] les problématiques des personnes âgées qui se déshydratent, donc ça fait des secours à victimes supplémentaires, y a également plus d’accidents de circulation, y a également plus d’incendies… donc l’élévation de température engendre un nombre de départs des secours supplémentaire […] À chaque fois qu’on appelle pour une bouche d’incendie ouverte, c’est pas un appel, c’est des fois une dizaine d’appels pour la même bouche, donc forcément au bout d’un moment, ça engorge notre centre de traitement de l’appel et on n’est plus capables de pouvoir déterminer les urgences » (M. P., BSPP).

23 En parallèle, les importantes consommations d’eau potable associées aux ouvertures ont une incidence sur le fonctionnement du réseau d’eau potable. Il s’agit principalement de diminutions localisées de pression et de débit, ainsi que de fuites et de ruptures de canalisations causées par de rapides variations de pression qui fragilisent les infrastructures : « Il y a eu 50 conduites qui ont lâché sur plusieurs jours parce que les appareils sont… enfin ça coule tellement fort, et vite ils referment, donc ça génère des coups de bélier et les canalisations cassent » (M. D., Veolia Eau d’Île-de-France).

24 Dans la mesure où le réseau d’eau potable fonctionne en interconnexion, ces impacts techniques sont à l’origine de manques ou de coupures d’eau aux étages les plus élevés des immeubles, la pression devenant insuffisante pour y faire monter l’eau :

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« Un sujet qui n’était pas négligeable, c’était l’absence d’eau potable dans un certain nombre d’immeubles notamment. Ça a posé des problèmes de distribution d’eau potable et de sécurité, du fait que les pompiers n’avaient plus la puissance nécessaire en cas d’incendie » (M. G., mairie d’Aubervilliers).

25 Les risques associés à ces insuffisances locales en eau potable sont donc particulièrement importants en contexte de canicule, du fait de l’augmentation de la demande en eau potable et de l’accroissement des risques d’incendie.

3.3. Vers une perturbation généralisée ?

26 Le réseau d’eau potable fonctionnant en interconnexion sur l’ensemble du territoire du Sedif, l’ampleur prise par les ouvertures de bouches d’incendie en 2017 s’est également traduite par un risque de défaillance de l’approvisionnement à l’échelle régionale. D’après les chiffres communiqués publiquement par Veolia Eau d’Île-de-France, l’estimation des volumes d’eau « perdus » sur le territoire du Sedif se serait élevée à 700 000 m3 d’eau au 3 juillet 2017, pour environ 3 000 ouvertures survenues depuis le mois de mai, dont 150 000 m3 le 21 juin pour 600 appareils ouverts, soit 2,5 % du parc d’équipements incendie. Les réserves d’eau des usines, portées à leur niveau maximal en raison de l’alerte orange canicule annoncée dans plusieurs départements à partir du 19 juin, ont commencé à diminuer les 20 et 21 juin. Cela signifie que les volumes d’eau consommés au sein du réseau ont été momentanément supérieurs aux volumes produits et mis en distribution. Selon les services techniques de l’opérateur, « une amplification […] [aurait été] de nature à potentiellement générer des manques d’eau généralisés16 ». Cette éventualité de défaillance globale du réseau est un obstacle possible au maintien du principe de continuité du service public et a constitué pour l’opérateur d’eau potable une contrainte à intégrer au fonctionnement de l’exploitation, par la mise en place d’une cellule de crise et d’un plan d’action spécifique en période de canicule.

27 Ainsi, la situation d’ouvertures de bouches d’incendie donne lieu à un large faisceau de perturbations qui touchent plusieurs types d’espaces publics ou privés, et s’articulent à différentes échelles, révélant un phénomène d’interdépendance technique, opérationnelle et territoriale. Elles viennent notamment mettre en péril les enjeux de sécurité publique auxquels répond la fonctionnalité première de la bouche d’incendie. L’eau, fluide qui jaillit dans l’espace public et circule (ou pas) à travers le réseau, diffuse les répercussions du phénomène jusqu’à une potentielle perturbation globale du fonctionnement du réseau d’eau et de la réponse à l’urgence au sein du territoire. Qu’il s’agisse du comité de pilotage transversal mis en place à Aubervilliers entre 2015 et 2016, ou du groupe de travail réuni par la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises en 2017, les acteurs impliqués dans les évènements ou amenés à intervenir sur la bouche d’incendie s’échelonnent du niveau local au niveau national ; ils appartiennent à des domaines professionnels et sociaux variés. Le caractère unique et exacerbé de cette situation permet finalement de révéler une série de tensions technico-économiques, sociales et territoriales qui s’articulent, se cristallisent et se reconfigurent autour de la bouche d’incendie.

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4. L’eau et la bouche d’incendie, entre maîtrise technico-économique et ouverture d’un espace social des possibles

4.1. Un objet technique maîtrisé et à maîtriser ?

28 La nécessité de refermer les appareils suite aux premiers épisodes massifs d’ouvertures a impliqué la mise en place d’une procédure spécifique par les services techniques d’astreinte de Plaine commune, après un temps de latence et d’incertitude. Les acteurs partagent en effet le constat selon lequel la prise de responsabilité dans cette situation a donné lieu à « un jeu de ping-pong » entre les multiples structures concernées. Les perturbations survenues à partir de l’année 2015 ont suscité la recherche de réponses transversales pour endiguer le phénomène, tant par la médiation sociale et la sensibilisation que par l’aménagement de points de rafraîchissement urbains, ou encore la mise en place de dispositifs techniques. La solution technique la plus répandue à ce jour a été développée et commercialisée par une société industrielle, en coopération et consultation avec les différents acteurs impliqués dans la gestion du phénomène – principalement les services de secours, les opérateurs d’eau, le ministère de l’Intérieur et les préfectures de petite couronne. Ce dispositif mécanique, le Kit Secure, est fixé sur le carré de manœuvre de la bouche de manière à en verrouiller l’accès. Son ouverture nécessite l’utilisation d’une clé normalisée dont l’utilisation est limitée aux personnes habilitées, contrairement aux clés à molette traditionnelles qui permettent d’ouvrir les bouches non équipées du kit. La principale difficulté posée par ce type de solutions est en pratique liée à l’exigence qu’elles ne ralentissent pas l’intervention des pompiers en cas d’incendie, d’où la réalisation de plusieurs tests sur le terrain au cours de la mise au point du kit, ainsi qu’une modification des normes de la DECI relatives aux bouches par l’Agence française de normalisation. Cette recherche de solutions par l’innovation technique (Kit Secure, réducteurs de débit, électrovanne permettant un verrouillage à distance) pour décourager l’accès aux bouches d’incendie et en consolider la fermeture peut s’interpréter comme une tentative, par les acteurs impliqués, de renforcer leur contrôle et leur maîtrise de l’objet, en lien avec les enjeux de sécurité relatifs à l’intervention des secours et au fonctionnement du réseau d’eau potable, déjà évoqués – auxquels s’ajoutent des enjeux économiques liés à l’équilibre financier du service : « Il y a eu ces 700 000 m3, ça a été une charge pour nous parce que toute cette eau on l’a produite, on l’a emmenée jusqu’au point de consommation, ça n’a pas été facturé donc il n’y a pas eu de rentrée [financière] » (M. D., Veolia Eau d’Île-de- France)17.

29 Autre solution possible, considérée très sensible, la « fermeture sur vanne de prise » consiste à couper l’approvisionnement en eau en amont de la bouche par l’intervention de l’opérateur d’eau sur le réseau, après une décision engageant la responsabilité légale du maire. Dans les faits, cette possibilité revient à condamner l’appareil qui devient indisponible pour les services de secours, raison pour laquelle elle est systématiquement déconseillée par la brigade des sapeurs-pompiers de Paris. Elle a pourtant été mise en œuvre dans certaines communes, notamment à Aubervilliers en 2018, sur une dizaine de bouches considérées comme « les plus touchées » et « les plus problématiques ». À travers les différents rapports de pouvoir et de responsabilité

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politique, par lesquels se joue la maîtrise de la bouche d’incendie, réside ainsi l’enjeu de retrouver une » prise » sur l’objet (Barbier et Trépos, 2007 : 44) dans le contexte fortement incertain d’une situation vécue comme « subie » par les acteurs. Cette recherche d’un contrôle renforcé de l’objet contraste finalement avec la conception selon laquelle la bouche d’incendie permettrait d’ouvrir un espace des possibles en matière d’accès à l’eau en ville en période de forte chaleur.

4.2. Ouverture spontanée, ouverture accompagnée : vers un glissement de l’usage

30 L’étude des ouvertures spontanées à Aubervilliers a permis de montrer comment la bouche d’incendie, détournée de sa fonction première, devient objet de jeu et support de différentes pratiques, offrant un champ de libertés. L’eau du réseau, à laquelle l’accès se fait de manière privée par l’intermédiaire d’un comptage et d’une facturation (Euzen, 2004), y devient publique. Projetée dans l’espace urbain, elle participe d’une nouvelle sociabilité investie de différentes valeurs : divertissement, convivialité, transgression, spectacle. La fonctionnalité alternative de rafraîchissement urbain ainsi révélée a suscité des interrogations et une prise de conscience de la part des acteurs, dans un contexte de réchauffement climatique et de changement global. Parmi les approches préventives développées suite aux épisodes d’ouvertures, l’expérimentation de nouveaux aménagements récréatifs liés à l’eau a été envisagée comme moyen de s’adapter aux îlots de chaleur urbains. Nous développons ici l’exemple du « kit d’Eauber », qui a été porté par l’initiative individuelle d’un ingénieur de la mairie d’Aubervilliers après 2015. Par rapport à d’autres dispositifs, de type bornes-fontaines ou brumisateurs, sa particularité est d’être branché sur la bouche18, dont il permet de réduire considérablement le débit, de manière à transformer le geyser en jet d’eau (figure 5).

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Figure 5. Test du kit d’Eauber, installé sur la bouche d’incendie

Source : Service communication de la ville d’Aubervilliers, 2016

31 De cette ouverture accompagnée et orientée de la bouche d’incendie, à travers une innovation urbaine temporaire, a procédé un déplacement de l’usage d’ouvertures initialement spontanées et du public associé : « Concrètement quand y avait le kit, c’était un jet d’eau qui n’était pas à une grosse puissance, qui réduisait la puissance du jet, qui faisait un rafraîchissement de l’espace. Et pour le coup, les jeunes n’étaient pas là, dès qu’y avait le kit ils n’y étaient plus, par contre on avait des enfants qui venaient se rafraîchir » (M. O., mairie d’Aubervilliers).

32 Ce faisant, c’est bien la pratique d’ouvertures spontanées qui a présidé en premier lieu à la prise de conscience collective et publique menant à ce type d’expérience : « Ça révèle qu’aujourd’hui, les urbanistes, les gestionnaires de l’eau… notre vision de la cité de demain doit intégrer ces phénomènes de plus en plus forts de réchauffement climatique dans des zones denses et urbaines et trouver… et s’adapter. Ça peut donner sens à des espaces de convivialité en plus, c’est-à-dire transformer des enjeux de transgression en enjeux de convivialité » (M. O., mairie d’Aubervilliers).

33 L’utilisation du kit d’Eauber n’a pas été pérennisée, en raison des normes de DECI portant sur les bouches, et des moyens matériels et humains requis, à savoir la présence permanente de médiateurs pour accompagner l’ouverture et de techniciens formés à la mise en service et au contrôle du dispositif. Cette initiative a été suivie par d’autres expérimentations intégrant l’eau dans la ville, notamment par l’EPT de Plaine commune, dans des quartiers denses et insuffisamment pourvus en infrastructures de rafraîchissement, à travers le choix de dispositifs ne nécessitant pas d’être raccordés à des bouches d’incendie.

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Conclusion

34 De l’ouverture spontanée à la fermeture renforcée, en passant par l’ouverture adaptée et accompagnée, les rapports de force qui se jouent autour de la bouche d’incendie mettent en tension des conceptions différenciées de l’objet. Nous observons en particulier une tension entre la tendance au renforcement du contrôle sur la bouche et une appréhension de l’objet technique sous l’angle de l’espace des possibles ouvert par ses potentielles réappropriations, adaptations et détournements – licites ou illicites. Cette opposition reflète une orientation générale autour de laquelle s’articulent en réalité une multitude de positionnements singuliers vis-à-vis de cet objet technique lié à l’eau. Il importe par conséquent de nuancer la vision selon laquelle les acteurs techniques s’opposeraient de manière unanime aux acteurs sociaux et territoriaux dans une volonté de maîtrise de la bouche.

35 Révélatrice d’un contexte urbain et climatique en mutation (Laville et al., 2017), la pratique de street-pooling joue sur les niveaux de territoires et de temporalités variés dans lesquels s’inscrivent les bouches d’incendie : ceux du risque incendie et de la réponse à l’urgence ; ceux du fonctionnement de l’approvisionnement en eau potable ; ceux d’un espace local vécu, approprié socialement et marqué par les conséquences des ouvertures de bouches. Nous avons dans un premier temps postulé que l’insertion des bouches d’incendie dans un contexte aux enjeux hétérogènes, qualifiés par différents types d’acteurs, cristallisait un ensemble de tensions sociales, techniques et urbaines autour de cet objet technique de l’eau. Par sa capacité à produire des perturbations et de l’incertitude au cœur des réseaux, des territoires et des temporalités dans lesquels elle s’inscrit, la bouche devient en retour un élément fort de connexion et d’interdépendance, un acteur inattendu, au sein de ce contexte. Elle se fait par là même le siège de rapports de pouvoirs qui peuvent être aussi bien explicites que latents (Akrich, 1987).

36 La situation d’ouvertures spontanées révèle par ailleurs une variété des identités sociales de l’eau : l’eau potable du réseau conçue comme un bien technico-économique et un service (Tsanga Tabi et Verdon, 2015), l’eau détournée pour satisfaire un besoin local de rafraîchissement de façon spontanée et immédiate, l’eau collective et partagée devenant opportunité de jeu et de lien social, l’eau comme élément de rafraîchissement contribuant au bien public par l’aménagement urbain et enfin l’eau perçue comme patrimoine mondial et bien commun à préserver (Belaidi et Euzen, 2009). Nous partageons en ce sens le constat de J. Linton selon lequel « l’eau moderne cède la place à une pluralité d’eaux différentes, selon les circonstances sociales et culturelles dans lesquelles elles sont produites » (2017 : 152). À ce titre, l’objet technique de l’eau et son fonctionnement, tout autant que les appropriations et interprétations singulières qui en sont faites par chaque acteur, contribuent à redéfinir et mettre en mouvement cette identité plurielle et parfois conflictuelle de l’eau, au sein d’un « cycle hydrosocial » (Linton et Budds, 2014) dans lequel interviennent des composantes sociotechniques, territoriales et climatiques. Le phénomène de street-pooling réinterroge alors les catégories de l’action et de la pensée dans les domaines de l’approvisionnement en eau potable, de l’aménagement urbain et du social ; il vient mettre en question la place de l’eau dans la ville (Carré et Deutsch, 2015) : est-elle visible ou invisible, est-elle également et équitablement accessible, est-elle collective ou individuelle, publique ou privée, est-elle préservée ?

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NOTES

1. Le Monde, « Le street-pooling, d’où vient cette idée d’ouvrir les bouches à incendie en période de canicule », 26 juin 2017. 2. C’est en ces termes que sont qualifiés les évènements d’ouverture relayés dans la presse, majoritairement par des journaux régionaux comme Le Parisien, mais également par des journaux nationaux comme Le Monde ou Les Échos. 3. Contrairement à celle des bouches, l’ouverture des poteaux d’incendie ne produit pas d’effet geyser. 4. Cette approche théorique contribue à fonder notre analyse de l’objet technique original qu’est la bouche d’incendie, sans pour autant être notre unique prisme de lecture du phénomène complexe de street-pooling. 5. Il s’agit de 25 entretiens semi-directifs réalisés avec des acteurs institutionnels privés et publics, ainsi qu’avec des riverains résidant ou travaillant dans la commune d’Aubervilliers. 6. Nous nous inscrivons ainsi dans une perspective de « pluralisme méthodologique » (Lorrain et Poupeau, 2014).

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7. Extrait d’entretien anonymisé. 8. Il s’agit d’un contrat de régie intéressée dans lequel le calcul de la rémunération du délégataire intègre un intéressement au résultat d’exploitation et en vertu duquel Veolia Eau d’Île-de-France participe aux risques et périls de l’exploitation. 9. D’après les articles L. 2225-3 et R. 2225-8 du Code général des collectivités territoriales (Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises, 2015). 10. Arrêté du 15 décembre 2015 fixant le référentiel national de la Défense extérieure contre l'incendie. 11. Le 23 juin 2017, le préfet de Seine-Saint-Denis a adressé une lettre officielle aux maires du département incluant la proposition d’un modèle d’arrêté municipal, avec référence au code pénal : la pratique, qualifiée de vol d’eau et de dégradation de biens publics, est passible de cinq ans de prison et de 75 000 euros d’amende. 12. En 2017, le clip « La bouche c’est la vie » réalisé par Veolia Eau d’Île-de-France et le Sedif a été diffusé sur Facebook et YouTube. Tourné avec le concours du rappeur Youssoupha et du basketteur Mam Jaiteh, originaires de région parisienne, ainsi qu’avec des enfants albertivillariens, il vise un public d’adolescents résidant dans les espaces urbains situés autour de Paris. 13. Snapchat est une application mobile qui permet de partager gratuitement des vidéos et images. 14. D’après les données obtenues par Veolia Eau d’Île-de-France. En 2018, les acteurs partagent le constat d’une diminution significative du nombre d’ouvertures, de l’ordre d’un tiers par rapport à 2017, sans qu’en soient identifiées les raisons à ce jour. Nous ne développons pas ici cette question que nous souhaitons approfondir dans la poursuite de nos recherches. 15. La température mesurée par Météo France à Paris dépasse 25 °C plusieurs jours d’affilée entre le 25 et le 31 mai 2017. 16. D’après un document opérationnel consulté dans le cadre de notre terrain de recherche. 17. La perte financière réelle représentée par ces 700 000 m 3 consommés en 2017 correspond aux charges d’exploitation engagées pour produire et transporter ce volume d’eau, à calculer en fonction du coût marginal de production de l’eau, et non en fonction du prix auquel est facturée l’eau potable. En revanche, le calcul du volume d’eau consommée est un enjeu important pour l’opérateur, dans la mesure où il détermine le calcul du « rendement de réseau », qui est un des critères conditionnant le montant de la rémunération que lui reverse le SEDIF sur le « résultat d’exploitation ». 18. Il s’inspire ainsi du système américain du « sprinkler cap », placé sur le poteau d’incendie.

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RÉSUMÉS

Connues et médiatisées en Île-de-France depuis 2015, les « ouvertures sauvages » désignent une pratique qui consiste à ouvrir de manière spontanée les bouches d’incendie, produisant de hauts geysers d’eau dans l’espace urbain. L’usage éphémère et illicite de cet équipement connecté au réseau d’eau potable et affecté à la défense incendie s’inscrit au cœur d’un phénomène complexe qui révèle, tout autant qu’il provoque, un ensemble de tensions et de perturbations techniques, sociales et territoriales autour de l’objet singulier qu’est la bouche d’incendie.

Since 2015, evermore numerous urban areas have been affected by « street pooling » within the Île-de-France region, in the dog days of summer. These spontaneous practices, which have been publicized since then, consist in opening fire hydrants and bring forth to high water geysers in the public space. The ephemeral and illicit use of this fire defense equipment, which is connected to the drinking water supply network, is at the very heart of a complex background. Thus, the phenomenon reveals, but also triggers, a set of technical, social and territorial tensions and disturbances revolving around the fire hydrant.

INDEX

Keywords : fire hydrant, street pooling, drinking water, water supply network, global warming, urban practices Mots-clés : bouche d’incendie, street-pooling, eau potable, réseau d’eau, réchauffement climatique, pratiques urbaines

AUTEURS

SOLÈNE DAVID

Solène David est doctorante en géographie au Laboratoire Techniques Territoires et Sociétés, université Paris-Est, Champs-sur-Marne, France. Sa thèse porte sur différents enjeux sociaux liés aux usages de l’eau potable en Île-de-France, à travers une réflexion sur les notions d’empreinte et d’impact. [email protected]

JEAN-PIERRE REVÉRET

Jean-Pierre Revéret est professeur en retraite associé à l’université du Québec à Montréal, Canada. Ses thématiques de recherche portent sur les aspects socioéconomiques de l’environnement et les outils de mise en œuvre du développement durable. [email protected]

AGATHE EUZEN

Agathe Euzen est directrice de recherche au CNRS, Paris, Laboratoire Techniques Territoires et Sociétés, Champs-sur-Marne, France. Ses activités de recherche portent sur les perceptions et usages de l’eau, le développement durable et le changement global, en anthropologie et en sciences de l’environnement. [email protected]

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Le projet de désalinisation à Lima : des enjeux territoriaux à la transition socio-technique du secteur de l’eau Desalination project in Lima : from territorial perspectives to sociotechnical transition in the water sector

Fanny Bertossi et Jérémy Robert

1 Objet d’un essor rapide à l’échelle mondiale, la technologie de désalinisation d’eau de mer est présentée comme la solution technique du XXIe siècle en rupture avec le paradigme hydraulique du XXe siècle (March, 2015 ; Swyngedouw et Williams, 2016). La rhétorique de la crise hydrique globale (Trottier, 2008) justifie, pour les grandes organisations internationales et le secteur privé notamment, la nécessité de cette innovation technologique face aux enjeux de sécurité de l’accès à l’eau dans des conditions de rareté de la ressource (McEvoy, 2014). La désalinisation est aussi présentée comme symboliquement et socialement moins conflictuelle que les grandes infrastructures hydrauliques de type barrages ou transferts interbassins (March, 2015). Dans ce contexte, ses promoteurs insistent sur les multiples atouts de cette infrastructure moderne, efficiente, locale, durable, indépendante des changements climatiques (Swyngedouw et Williams, 2016), et adaptée aux impératifs de sobriété contemporains (Lorrain et al., 2018).

2 Sa mise en œuvre soulève cependant un certain nombre de problématiques et de controverses (Swyngedouw et Williams, 2016 ; Del Moral et al., 2017). Son impact sur l’environnement, son coût, la consommation d’énergie qu’elle requiert, font l’objet de discussions (Jones et al., 2019). Sur un autre plan, cette technologie interroge le principe du grand réseau d’infrastructure centralisé (Coutard et al., 2004), soulevant la question de la solidarité territoriale dans la prestation du service public. Enfin, le montage de tels projets provoque des évolutions d’ordre social, institutionnel et (géo)politique

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(Wilder et al. 2016 ; Usher, 2018), notamment par l’implication croissante du secteur privé dans leur assemblage (March, 2015 ; Williams, 2018).

3 Alors que cette technologie se développe récemment en Amérique latine, au Chili et au Mexique notamment1, le gouvernement péruvien annonce en 2013 la réalisation d’une première usine pour l’approvisionnement en eau potable de quatre districts de la périphérie sud de Lima. La construction de l’usine ne commence cependant qu’en 2017 et elle devrait entrer en opération au cours de l’année 2019. Si des usines de désalinisation de petite taille existent déjà au Pérou, dans des projets agro-industriels et miniers ou pour approvisionner des complexes hôteliers et des lotissements de luxe2, Provisur constituera la première expérience de désalinisation d’eau de mer du pays pour la production d’eau potable dans le service public. Cette innovation est présentée à la fois comme une solution permettant de diminuer la vulnérabilité de l’approvisionnement de la capitale en exploitant une nouvelle ressource durable – l’eau de mer –, et comme une avancée dans la couverture du service urbain dans une périphérie jusqu’alors mal desservie.

4 Ce projet est accompagné d’une rhétorique de crise hydrique fortement ancrée dans les politiques de l’eau à Lima (Ioris, 2016 ; Hommes et Boelens, 2017), et alimentée par le risque de pénurie effectif3, les conflits pour l’eau dans les Andes et les inégalités d’accès à l’eau en périphérie. Pourtant, l’introduction de la technologie de désalinisation dans la capitale péruvienne n’apparaît pas, au premier abord, comme une évidence technique au sein des institutions du secteur (opérateur, régulateur et corps d’ingénieurs) et des populations bénéficiaires, qui discutent notamment le coût de production de l’eau, le type de montage des projets et les impacts environnementaux. De fait, plusieurs projets de désalinisation dans des villes côtières du Pérou sont abandonnés avant 2013, et les projets concurrents d’infrastructures traditionnelles de type barrages et transferts interbassins sont toujours envisagés.

5 Nous proposons d’analyser le processus qui a conduit à l’adoption du projet Provisur. En tant qu’objet technique, ce projet d’usine de désalinisation résulte « d’une composition de forces dont la nature est des plus diverses » et son étude implique de questionner le « fond » sur lequel il s’inscrit et duquel ses caractéristiques proprement techniques ne sont pas détachées (Akrich, 1987 : 49). Ainsi, il s’agit de comprendre comment ses caractéristiques techniques imposent un certain usage de l’objet, définissent une classe d’usagers et influencent l’environnement dans lequel il s’implante, et en retour, comment une multitude de dimensions institutionnelles, territoriales, sociales et techniques sont en jeu dans sa conception et définissent sa forme. À travers l’analyse de ce processus, c’est cette relation dialectique, c’est-à-dire l’impact mutuel entre l’infrastructure d’eau et son environnement que nous cherchons à montrer, en analysant en particulier la double dimension territoriale et de configuration d’acteurs.

6 Il s’agit d’une part de voir dans quelle mesure « les infrastructures agissent comme des médiateurs, étant à la fois façonnées par et créatrices de géographies et de territoires » (Williams 2018 : 34). Comment les enjeux de territoires influent sur l’innovation technologique au sein du secteur de l’eau ? Et en retour, quels sont les impacts de cette innovation sur le développement territorial ? Provisur s’implante dans un territoire à l’extrême sud de Lima qui présente de fait plusieurs spécificités : il s’agit de la principale zone balnéaire de la capitale majoritairement occupée par des

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populations de classes moyenne et aisée, et d’un territoire stratégique pour le futur développement urbain de Lima en raison de son faible taux d’urbanisation.

7 D’autre part, nous discutons comment l’innovation implantée localement résulte d’une convergence d’intérêts des acteurs impliqués dans les secteurs de l’eau et du développement urbain aux échelles nationale et locale, et participe à la transition socio-technique du secteur de l’eau au Pérou (Geels, 2002 ; Geels et Schot, 2007). Comment les enjeux institutionnels et politiques influent sur la situation du service de l’eau dans les districts du sud de Lima et sur l’adoption de Provisur en 2013 ? En retour, dans quelle mesure ce projet transforme les configurations d’acteurs de l’eau et du développement urbain à Lima et au Pérou ?

8 Après avoir présenté les enjeux du terrain d’étude, nous reviendrons sur les différentes options techniques envisagées et sur les facteurs qui ont joué sur l’adoption du projet Provisur. Dans une troisième partie, nous questionnerons les suites de la transition impulsée et son impact potentiel sur le territoire ainsi que sur l’évolution du service de l’eau et plus généralement de la production urbaine à Lima.

9 Cette recherche a été réalisée dans le cadre du projet ANR BlueGrass, sur les conflits et les politiques de l’eau dans les villes des Amériques (Poupeau et al., 2018)4. Elle s’appuie sur un premier travail de terrain réalisé entre janvier et juin 2015 (Bertossi, 2015), incluant une analyse de documents, des visites de terrain ainsi que des entretiens auprès des principaux acteurs concernés par le projet : les gouvernements locaux, métropolitain et national, l’opérateur et des acteurs locaux et associatifs. Afin de compléter ce matériel, trois entretiens ont été réalisés en 2018 avec les autorités du gouvernement métropolitain, le consortium en charge de la construction de l’usine initiée fin 2017, et un expert de l’organisme de régulation du secteur de l’eau ayant participé à l’évaluation du contrat de concession5. Ces informations ont été complétées grâce au suivi d’articles de presse, de documents techniques et de la littérature récente sur le développement immobilier et les infrastructures de l’eau à Lima.

1. Les enjeux de l’accès à l’eau dans les balnéaires du sud et la construction d’un problème public

1.1. Les balnéaires du sud : une périphérie particulière et mal desservie en eau

10 La ville de Lima se caractérise par un double standard de service d’eau : les quartiers centraux bien connectés contrastent avec les périphéries populaires, produit de l’auto- construction, qui souffrent d’une faible qualité de desserte aussi bien qualitative que quantitative (figure 1). Les carences de ces périphéries s’expliquent par la forte croissance urbaine à partir des années 1960 dépassant les capacités de planification des pouvoirs publics (Calderón, 2005) et par les déficiences dans la gestion du service d’eau (processus bureaucratiques, politisation de l’entreprise, corruption) (Fernandez Maldonado, 2008 ; Ioris, 2012 ; Criqui, 2014).

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Figure 1. Inégalités d’accès à l’eau à Lima en 2007, les balnéaires du sud sans connexion au réseau principal

Source : reprise et modifiée de Metzger et al. 2014)

11 Aujourd’hui, même si les taux de connexion au réseau d’eau potable de Sedapal6 atteignent 93,7 % en 2017 (Sedapal, 2017), plus de 700 000 personnes ne sont pas connectées au réseau principal, une grande partie d’entre elles s’approvisionnent par camions-citernes opérés tantôt par Sedapal, tantôt par des petits opérateurs privés. L’eau revient alors plus chère pour une qualité moindre7. La connexion de ces quartiers périphériques est définie comme une priorité par les différents gouvernements à l’échelle nationale et s’est traduite par des programmes emblématiques d’extension des infrastructures. Après Agua para Todos impulsé par Alan Garcia8 en 2006, et poursuivi par le Programa 148 d’Ollanta Humala 9 en 2011, le gouvernement de Pedro Pablo Kuczynski10 a annoncé l’objectif d’atteindre la couverture universelle du service de l’eau en 2021.

12 Comme d’autres périphéries de Lima, la périphérie sud souffre d’un accès à l’eau très précaire. Elle se distingue cependant des périphéries populaires par son schéma d’occupation territoriale, les caractéristiques socio-économiques de sa population locale et ses enjeux futurs de développement urbain. Urbanisés depuis le début du XXe siècle, les balnéaires du sud, composés des districts de Punta Hermosa, Punta Negra, San Bartolo, Santa Maria del Mar et de Pucusana, présentent une faible densité d’occupation. Seule la frange littorale relativement étroite, entre l’océan et la route panaméricaine sud est aujourd’hui urbanisée, avec des édifices résidentiels déjà anciens qui côtoient de nouvelles urbanisations à usage touristique (maison de plages, clubs, restaurants) (figure 2). Les balnéaires regroupent des résidences à la fois temporaires et permanentes, occupées par une population aisée ainsi que par une classe populaire d’anciens villageois et de travailleurs du secteur des services (Montoya, 2014). En

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contraste avec les 24 000 résidents permanents (ibid.), il est estimé que les balnéaires accueillent 100 000 vacanciers en été, rendant d’autant plus critique la question de l’accès au service public d’eau et d’assainissement.

Figure 2. Densification récente des balnéaires du sud de Lima

Source : J. Robert, 2015

13 Les balnéaires du sud ont été historiquement privés d’accès au réseau métropolitain d’eau. S’appuyant sur une diversité d’infrastructures, l’approvisionnement s’est organisé principalement autour de puits pour capter l’eau saumâtre de la nappe phréatique, distribuée ensuite par camions-citernes et à travers des réseaux de distribution locaux progressivement développés par les autorités locales dans la partie centrale et consolidée de leurs districts. Moins de 10 % des bâtiments bénéficient de connexion domicile ou collective au réseau11, le reste des urbanisations étant toujours desservies par camions-citernes. En outre, l’accès au réseau ne garantit pas un service continu, puisqu’en moyenne en 2015 les foyers raccordés n’avaient accès à l’eau que cinq heures par jour tous les deux jours durant l’été, et neuf heures par jour le reste de l’année12. Dans ce panorama, un des quatre districts (Santa Maria del Mar) fait figure d’exception grâce à la mise en place d’un réseau privé local entièrement financé et géré par ses habitants, de classe aisée (Montoya, 2014)13.

1.2. L’accès à l’eau, obstacle au développement urbain

14 L’accès à l’eau dans les balnéaires renvoie aussi à une problématique de développement urbain. Depuis les années 2010, la bande littorale urbanisée se densifie, notamment en raison de son attractivité touristique. En outre, les grandes superficies encore vierges d’urbanisation – les pampas – sont aujourd’hui sujettes à une forte pression immobilière formelle et informelle (Miyashiro et al., 2008). Elles représentent environ 40 % des

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terrains vacants de la ville et sont considérées, avec le district d’Ancón au nord, comme les zones d’expansion de Lima, dans un contexte de déficit de logement14 et de boom immobilier (Bensus, 2018).

15 Le futur développement urbain de ces pampas fait cependant l’objet de différentes visions institutionnelles. Face à une urbanisation massive portée par le secteur privé et les autorités nationales, les visions métropolitaine et locale privilégient un développement planifié et progressif de faible densité qui préserve le rôle récréatif et touristique des balnéaires. L’autorité métropolitaine, responsable de l’approbation finale du zonage urbain, a jusqu’à présent préservé ces pampas comme zone non constructible. Alors que des occupations ponctuelles (entrepôts, serres d’élevage), parfois de grande taille, y sont déjà visibles (figure 3), ces terrains vacants font l’objet d’une spéculation foncière importante et opérée à la marge de la légalité. Des terrains de communautés paysannes sont acquis par des promoteurs privés en attente d’un futur développement. Ce dernier est conditionné, d’un point de vue institutionnel par le zonage amené à évoluer dans le futur, et d’un point de vue pratique par l’accès à l’eau, comme le souligne le maire du district de San Bartolo en 201215 : « Le nord et le centre de Lima sont occupés, les seuls terrains disponibles pour l’expansion urbaine sont situés au sud, et des milliers de millions de dollars d’investissement sont retenus parce qu’il n’y a pas assez d’eau. »

Figure 3. Les balnéaires du sud de Lima comme future zone d’expansion urbaine

À gauche de la route panaméricaine sud, la zone résidentielle qui bénéficiera du projet Provisur ; à droite, les pampas qui font l’objet de spéculation foncière Source : Google Earth, 2019

16 Malgré les demandes de raccordement répétées de la part des résidents et des autorités locales (Montoya, 2014), l’exploitant métropolitain Sedapal a toujours refusé d’opérer dans ces territoires. Ce refus était basé d’une part sur l’éloignement des balnéaires rendant difficile et coûteuse l’extension du réseau. En effet, ils sont situés à plus de 40 km du reste de l’agglomération de Lima desservie par le réseau principal de Sedapal de laquelle ils sont séparés par le district tampon de Lurín encore majoritairement rural. D’autre part, la faible densité et la population très réduite des districts (moins de 1 % de la population de Lima) représentent un défi pour la viabilité financière du

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service. Dans sa course pour atteindre une couverture universelle de l’eau à Lima, Sedapal a donc historiquement priorisé les périphéries populaires largement peuplées, pour des raisons politiques et sociales (Fernandez Maldonado, 2008).

1.3. L’émergence d’un problème à résoudre : politisation de l’eau et pression institutionnelle

17 La question d’accès à l’eau ne s’inscrit vraiment dans l’agenda public qu’à partir des années 2000. Après une longue période marquée par la non-décision et le statu quo, plusieurs éléments déclenchent une évolution de la situation. À partir de 2003, l’eau devient une priorité politique pour les maires locaux, en particulier avec l’arrivée au pouvoir à San Bartolo du candidat J. Barthelmess qui en avait fait son principal argument de campagne. Ils sont soutenus par une population locale influente, composée d’experts des réseaux d’Organisations non gouvernementales (ONG) de développement et d’urbanisme, d’intellectuels ainsi que d’hommes politiques, qui contribuent, via leurs contacts informels, à impliquer le ministère du Logement et Sedapal. Selon un fonctionnaire de ce ministère, « le sud devient une priorité […] il y a une classe politique au sud qui réclame l’accès au service depuis des années, étroitement liée au pouvoir politique » (Entretien 201516). Un deuxième élément intervient en 2007 lorsque l’entreprise nord-américaine BiWater propose un projet d’usine de désalinisation : Aguas de Lima Sur. Ce projet est présenté sous forme d’une initiative privée17, et reçoit le soutien des maires locaux alors que Sedapal n’a toujours pas répondu à leurs demandes de raccordement. BiWater prévoit la construction de l’usine et son opération dans le cadre d’une concession de 23 ans, laissant la responsabilité de l’extension du réseau et l’assainissement à Sedapal. Ce dernier ne soutient pas le projet, en raison de la surcharge financière imprévue, mais aussi du schéma de concession limitant le contrôle sur la construction de l’usine et le transfert de compétence de l’entreprise privée vers l’opérateur public métropolitain (entretiens des agents du ministère du Logement en 2015 et du Sunass en 2018).

18 Dans ce contexte, Sedapal accepte finalement d’assumer le service de l’eau dans les balnéaires en 2008. L’entreprise met alors en place un système dual pour alimenter les réservoirs installés dans chaque district (figure 4), avec de l’eau en provenance de l’usine de potabilisation de l’Atarjea dans la vallée du fleuve Rímac en été (qui correspond à la période de hautes eaux), et des puits situés dans la vallée du fleuve Lurín en hiver (période d’étiage). À partir de ces réservoirs, elle approvisionne, de manière rationnée, le réseau local existant (qui ne couvre pas l’ensemble de l’urbanisation) et le service de camion-citerne. Malgré l’arrivée de l’entreprise métropolitaine, le service local reste très précaire, et une solution de plus grande envergure et plus pérenne se fait attendre.

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Figure 4. Réservoir de Sedapal à San Bartolo qui permet d’alimenter les camions-citernes

Source : J. Robert, 2015

19 La situation devient particulièrement critique avec l’abandon de l’initiative privée Aguas de Lima Sur en 2011. Ce projet est jugé inadapté, en raison des projections de demande et de la taille du projet considérées « déraisonnables » par Sedapal, soutenue sur ce point par l’Agence de promotion de l’investissement privé ProInversion chargée de ces dossiers (entretien Sedapal 2015). Cet épisode impose la recherche d’une nouvelle solution, comme en témoigne un ingénieur du ministère du Logement : « C’était un problème non résolu depuis plus de trois ans […] le sujet était dans notre agenda, c’était un feu à apaiser » (entretien 2015).

20 L’accès à l’eau dans les balnéaires représente donc une question stratégique en lien direct avec les dynamiques d’urbanisation. D’une part, le manque d’accès à l’eau est un obstacle majeur pour le développement des balnéaires promu, sous des formes variées, par l’ensemble des autorités publiques ainsi que par le secteur privé. D’autre part, la faible urbanisation du territoire a été la cause principale du refus par Sedapal d’intégrer les balnéaires dans le service métropolitain pendant plus de 50 ans et de l’abandon d’une solution concrète (Aguas de Lima Sur). Ces enjeux de développement territorial, dans leurs dimensions à la fois matérielle et technique (extension du réseau, futur développement urbain, quantité de population), et dans leurs dimensions politique et symbolique, sont effectivement au cœur des décisions prises pour l’implantation d’une infrastructure de production et distribution d’eau.

2. Les possibles des infrastructures

21 Suite à l’abandon du projet Agua Lima Sur, l’approvisionnement en eau des balnéaires devient une priorité du secteur. Différentes solutions sont envisagées, qui changent plus ou moins radicalement de l’infrastructure finalement adoptée, Provisur. Chacune de ces solutions se différencie en termes de coût, de quantité d’eau produite et d’échelle

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de territoire desservie. Le niveau de risque, la prise en compte de la durabilité environnementale, l’adéquation à la stratégie du secteur et enfin le symbolisme de la technologie proposée, rentrent aussi en ligne de compte.

2.1. L’extension du réseau et les grandes infrastructures andines remises en cause

22 La première option envisagée consiste en l’extension du réseau métropolitain. Différents projets d’infrastructures sont évoqués pour acheminer l’eau produite à Lima vers les balnéaires du sud et soulèvent un ensemble de problèmes. L’extension du réseau depuis l’usine de potabilisation principale de Lima, La Atarjea (voir figure 1), n’est pas jugée viable par Sedapal, car elle impliquerait l’élargissement de l’ensemble du réseau de distribution du sud de la ville pour répondre aux besoins de quantité et de pression, et provoquerait une perturbation du service dans tout le sud de la métropole. La question de la disponibilité de la ressource pose un défi supplémentaire alors que le système d’approvisionnement est déjà considéré comme déficitaire à l’échelle de la métropole selon les ingénieurs de Sedapal (entretien, 2015).

23 La rhétorique de la crise hydrique est mobilisée pour justifier la construction de nouvelles infrastructures visant à augmenter la capacité de production d’eau à Lima. Parmi les projets directement liés aux balnéaires du sud, la construction d’un barrage dans la haute vallée du fleuve Lurín (Las Tinajas), couplée avec une usine de potabilisation dans le district du même nom, constituent une première solution qui est cependant abandonnée en raison d’une grande incertitude sur le niveau d’investissement requis et sur la faisabilité technique du projet. Le méga-projet Obras de Cabecera y Conducción constitue une seconde option, beaucoup plus ambitieuse. Ce dernier prévoit la construction d’un tunnel transandin permettant le transfert d’eau depuis de nouveaux barrages du versant atlantique des Andes, l’augmentation de la capacité de production de l’usine de potabilisation Huachipa à l’est de Lima et la construction de larges tunnels de distribution vers le nord (Ramal Norte) et le sud (Ramal Sur) de la ville. En discussion depuis 1997, ce projet ne fut jamais réalisé en raison du contexte économique et politique de l’époque, mais aussi d’un surdimensionnement de la demande18 à Lima et de son coût très élevé19.

24 Au-delà des aspects techniques et financiers, c’est la forme même de ces grandes infrastructures andines qui est controversée. Les transferts interbassins depuis les Andes ont fait l’objet de récents conflits territoriaux (entre les territoires d’origine et de destination) et intersectoriels (entre les différents usagers de la ressource comme la mine et l’agriculture) (Guevara Gil, 2014). Le conflit emblématique de Conga20, dans le nord du Pérou, a mis en relief la force des revendications locales face aux grands projets miniers portés par des entreprises multinationales (Grieco et Salazar Soler, 2013). La suspension du projet par l’État, faisant largement écho à l’international, a profondément marqué l’agenda national. Ces précédents viennent concrétiser le cadre légal, et en particulier la loi de 2009 sur la gestion des ressources hydriques (loi n° 29338) qui reconnaît les droits indigènes sur la gestion de la ressource, et qui implique une prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux. Dans ce contexte, la réalisation d’infrastructures d’exploitation dans les Andes s’avère de plus en plus complexe face à une opposition sociale renforcée. L’impact du changement

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climatique sur le régime des pluies et le retrait des glaciers andins contribuent par ailleurs à questionner la pertinence de ces projets (LiWa, 2009 ; Aquafondo, 2018).

25 Finalement, la vision de développement urbain que ces infrastructures semblent promouvoir est aussi à l’origine de tensions. Le projet Obras de Cabecera est en effet associé, pour ses promoteurs et ses opposants, à l’urbanisation massive des pampas dans les balnéaires, promue par le secteur privé et le ministère du Logement : le projet « Lima Ciudad Sur », développé en 2015 par la Chambre péruvienne de construction Capeco et repris par le ministère du Logement, prévoyait la construction de 160 000 unités de logement dans les pampas des districts du sud. Cette vision du développement urbain constitue un des principaux points de conflit avec les acteurs locaux (résidents et certains acteurs de la municipalité métropolitaine notamment) qui souhaitent maintenir le caractère de balnéaire actuel.

2.2. L’innovation technologique comme alternative

26 Face à la déstabilisation des grands ouvrages hydrauliques, la technologie de désalinisation est présentée comme une alternative moderne et permettant d’éviter les conflits. Elle illustre une représentation dominée par la rationalité technique et dépolitisée de la gestion de l’eau (Swyngedouw et Williams, 2016 ; Fustec, 2017). Ce schéma d’interprétation s’appuie sur le registre d’argumentation de la rareté de l’eau largement institutionnalisé à Lima (Criqui, 2014 ; Ioris, 2016), qui consiste à naturaliser les déficiences du service de l’eau par le double contexte de stress hydrique de la côte péruvienne exacerbé par le changement climatique et de forte concentration humaine dans la métropole. La situation de stress hydrique accélérée par les changements climatiques s’accompagne de fait d’un double effet : elle justifie les grands projets d’infrastructures alors que, dans le même temps, la vulnérabilité de la ressource génère de nombreuses incertitudes sur leur pertinence, invitant la recherche d’alternatives plus durables.

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Figure 5. Usine Provisur en construction, avec en arrière-plan les édifices de Santa Maria del Mar

Source : J. Robert, 2018

2.2.1.Un enjeu sectoriel à l’échelle nationale

27 L’infrastructure choisie répond tout d’abord à la stratégie institutionnelle du secteur de l’eau à l’échelle nationale. Pour une fonctionnaire du ministère du Logement, « importer de l’eau depuis les Andes est de plus en plus compliqué pour des raisons environnementales, la disponibilité de la ressource en eau, et le sujet compliqué des licences sociales » (entretien 2015). Trouver une source d’eau pérenne et non controversée est donc un enjeu primordial. L’idée d’avoir recours à la technologie de désalinisation d’eau de mer émerge dès les années 2000 au sein du ministère du Logement, suite à la diffusion d’expériences de désalinisation dans le secteur public des villes du nord du Chili présentant de grandes similitudes avec les agglomérations de la côte péruvienne. Toutefois, la désalinisation est considérée comme chère et n’a jusqu’à présent pas été développée dans le service public au Pérou21. Pour le cas de Lima, elle présente un coût bien supérieur à toute autre source d’eau existante d’après une étude commanditée par Sedapal (Nippon Koei, 2015). Tout l’enjeu pour l’institution publique est donc de mettre en œuvre un premier projet public de désalinisation, afin de créer un précédent positif et de le répliquer à l’échelle nationale. Selon un fonctionnaire du ministère du Logement, « cela signifie commencer à utiliser une technologie nouvelle, une fois que nous avons un projet concret, nous allons pouvoir le répliquer. C’était le plus important pour nous » (entretien 2015). Le projet est effectivement présenté officiellement en tant que première expérience de désalinisation comme source d’approvisionnement au Pérou, et le ministère du Logement a annoncé en décembre 2017 l’objectif de réaliser 19 projets de désalinisation dans les villes côtières du pays.

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28 En parallèle, le projet Provisur semble soutenir une évolution promue dans les modes de gestion des projets d’eau et assainissement au Pérou vers une participation accrue du secteur privé. Si les tentatives de privatisation de Sedapal dans les années 1990 furent abandonnées, notamment en raison du coût politique d’une hausse des tarifs (Ioris, 2012), la participation du secteur privé est impulsée sous plusieurs formes à partir des années 2000. La loi générale des services d’eau et d’assainissement de 2006 (et ses versions actualisées de 2012 et de 2016) transcrit cette volonté, disposant que « l’État promeut la participation du secteur privé dans la construction et le renouvellement d’infrastructure d’eau et assainissement, ainsi que dans l’opération et l’entretien des services »22. La création de l’Agence de promotion de l’investissement privé (ProInversion) en 2002 vient consolider cette politique. Cependant, les problèmes associés aux récentes expériences de concessions au secteur privé, comme dans les cas (parmi les plus médiatiques) de l’opération du service de la ville de Tumbes (au nord du Pérou), des usines de potabilisation dans la vallée du Chillon (Consortium Agua Azul) ou du Rímac (Huachipa) à Lima, ont contribué à la détérioration de l’image de ce type de montage. Ces problèmes ont alimenté un discours anti-privatisation, porté par certains agents de Sedapal et par la société civile. Alors que Sedapal « s’opposait à tout ce qui était privé » selon un agent du ministère du Logement (entretien 2015), l’enjeu du projet Provisur est de créer un précédent positif pour impulser la participation des entreprises privées dans le secteur.

Tableau 1.Récapitulatif des caractéristiques des projets de désalinisation Aguas de Lima Sur et Provisur

Aguas de Lima Sur Provisur

Origine de Initiative publique du ministère du Initiative privée (IP) l’initiative Logement sous forme de PPP

Autosuffisant (sans subvention Financement Autosuffisant (sans subvention publique) publique)

Investissement 154,6 millions de dollars américains 100 millions de dollars américains

Temporalité Concession de 23 ans Concession de 25 ans

Técnicas de Desalinización de Aguas S.A. Concessionnaire BiWater (USA) (Espagne) – (groupe Cobra)

1re étape – 250 l/sec. Débit prévu 1 000 l/sec. 2e étape – 400 l/sec.

6 districts : Punta Negra, Punta 4 districts : Punta Negra, Punta Hermosa, Hermosa, San Bartolo, Santa Maria San Bartolo, Santa Maria del Mar (~24 000 Bénéficiaires del Mar, Lurín et Pucasana (~350 000 bénéficiaires permanents et 100 000 en bénéficiaires) été)

Concessionnaire : construction et opération de l’usine de potabilisation, Concessionnaire :construction et développement du réseau de distribution opération de l’usine de potabilisation local et du service d’eaux usées. Description du Opération de l’usine pendant 25 ans projet

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Sedapal : gestion du service auprès des Sedapal : développement du réseau usagers (distribution et vente), collecte et de distribution local et du service traitement des eaux usées (opération de d’eaux usées l’usine de traitement)

Source : élaboration propre

29 Ainsi, plusieurs modifications sont apportées par rapport au premier projet de désalinisation Aguas de Lima Sur (tableau 1). Les caractéristiques du projet sont renégociées dans le cadre du partenariat public-privé de Provisur d’initiative publique. Il permet de donner un rôle central au ministère du Logement et à Sedapal, alors que le projet d’Agua Lima Sur avait généré des réticences des ingénieurs et techniciens péruviens, parfois « frileux face à la technologie » selon l’ex vice-ministre du Logement M. Romero Sotelo (Entretien 2015). Le nouveau contrat prévoit une concession de 25 ans dans lequel le concessionnaire s’engage à construire et opérer l’usine de désalinisation (idem Aguas de Lima Sur), mais aussi à renouveler et étendre le réseau de distribution dans les urbanisations existantes dans les quatre districts. Si Sedapal est impliqué dans la supervision générale du projet, il assume seulement la responsabilité de la gestion du service auprès des usagers (le projet Aguas de Lima Sur impliquait pour sa part un investissement plus important). L’implication de l’organisme régulateur, la Sunass (Superintendance Nationale des Services d’Eau et d’Assainissement), dans l’élaboration du contrat est aussi une nouveauté23, et joue sur l’équilibre financier du projet en contrôlant les demandes d’augmentation tarifaire sollicitées par Sedapal pour couvrir ce nouvel investissement (Entretien avec un agent de la Sunass, 2018).

2.2.2. Une solution « sur mesure » à l’échelle locale

30 À l’échelle du territoire local, l’enjeu est de résoudre le problème historique de l’accès à l’eau, pour permettre le développement des balnéaires et pour répondre aux revendications croissantes de la population locale, largement influente auprès des pouvoirs publics. Et ce, face à une forte pression immobilière pour l’instant limitée par le zonage et l’accès à l’eau. Les différentes visions – parfois radicalement opposées – portées par l’État, la mairie métropolitaine de Lima et les districts, ainsi que le manque de coordination entre ces niveaux de gouvernement, entretiennent une incertitude généralisée quant au futur développement de ce territoire. Les discontinuités de visions entre les gouvernements successifs, en particulier à l’échelle de la métropole24, contribuent aussi à cette incertitude, renforcée par la faible tradition de planification urbaine et le non-respect des documents de planification existants (Durand, 2008 ; Calderón, 2017). Comme le souligne une fonctionnaire de Sedapal, réaliser une estimation précise de l’évolution de la demande en eau s’avère difficile : « [l’entreprise] doit faire attention aux développements [d’infrastructures] inefficaces. Puisqu’elle ne sait pas ce qui va se passer, elle doit faire des projections raisonnables » (entretien 2015).

31 Dans ce contexte, la stratégie employée par Provisur consiste à faire preuve de prudence concernant le dimensionnement du projet, en prenant en compte l’expérience du rejet du projet Aguas de Lima Sur. La production d’eau envisagée est réduite à 250 litres/sec. dans un premier temps, puis à 400 litres/sec. dans la deuxième phase du projet, alors qu’Aguas de Lima Sur prévoyait initialement 1 000 litres/sec. De même, le territoire desservi est limité à quatre districts au lieu de six. En limitant les

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dépenses possibles, la participation du régulateur joue aussi en faveur d’un projet de taille restreinte. Cette évolution permet au ministère du Logement de s’assurer de la faisabilité du projet. Selon un de ses fonctionnaires : « en réduisant sa taille, nous avons réussi à viabiliser le projet. Il est acceptable pour le ministère de l’Économie, le régulateur et les investisseurs » (entretien 2015).

32 Ce nouveau dimensionnement permet d’assurer la connexion au réseau d’eau de l’urbanisation existante (voir figure 1), répondant alors aux principales revendications locales, et laissant de côté le secteur des pampas potentiellement urbanisables, dont le développement fait l’objet de grandes incertitudes.

2.3. La convergence d’intérêts multiniveaux

33 Dans sa conception, le projet Provisur répond donc à la fois à des enjeux nationaux et locaux. Comme technologie innovante alternative au régime des grandes infrastructures hydrauliques andines, et comme partenariat public-privé, il répond aux intérêts institutionnels du secteur de l’eau à échelle nationale. Le succès du projet tient à la limitation des risques, permise par le contexte local particulier des balnéaires, et à une double stratégie de redimensionnement du projet (moins ambitieux) et d’évolution de mode de gestion (d’une initiative privée à un partenariat public-privé, promu par le secteur public).

Figure 6. Le pourquoi du consensus : la convergence d’intérêts multiniveaux

Source: élaboration propre d'après Geels & Schot, 2007

34 La perspective multiniveaux des transitions socio-techniques (Geels, 2002) nous permet de comprendre la convergence de ces intérêts locaux et nationaux autour de cet objet technique spécifique. Face aux bouleversements d’ordre social, technique et politique qui déstabilisent le régime des grandes infrastructures andines, Provisur propose une solution au problème local d’accès à l’eau et permet de créer un précédent positif susceptible d’impulser, à force de réplication, une transition socio-technique dans le domaine de l’eau au Pérou (figure 6).

35 L’influence des enjeux territoriaux dans ce processus est à souligner : après plusieurs années et des projets abandonnés, les conditions locales des balnéaires (le faible niveau d’urbanisation des territoires, un développement urbain contrôlé ainsi que les caractéristiques socio-économiques des usagers locaux) contribuent à rendre possible une première expérimentation de l’innovation. Si Provisur constitue une réponse à des

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enjeux à la fois territoriaux et sectoriels, en retour, il est légitime d’interroger son impact aussi bien à l’échelle locale que dans une perspective sectorielle.

3. Les effets de l’infrastructure

3.1. Régulation ou impulsion des dynamiques d’urbanisation du territoire local ?

36 Le choix de la désalinisation et les spécificités techniques du projet découlent largement des caractéristiques territoriales des balnéaires. En retour, et de par ses spécificités, il semble promouvoir une certaine vision du développement urbain en perspective. De premier abord, l’objet technique ne semble pas encourager un bouleversement de l’urbanisation des districts dans un futur proche. C’est en effet ce que confirment des agents de Sedapal : « Le projet actuel est prévu pour les résidents actuels, les gens qui arrivent après devront payer leur connexion » (entretien 2015), tout comme du ministère du Logement : « Provisur n’est pas pensé pour absorber la demande future. […] Le Sud rencontre deux difficultés pour se développer, la première est l’eau et Provisur ne va pas la résoudre » (entretien 2015).

37 Le projet tel qu’il a été validé est cohérent avec la volonté de préserver le caractère des balnéaires défendu par certains résidents influents de ce territoire, en limitant les projets d’expansion urbaine tout en apportant une solution rapide au problème de l’eau pour l’urbanisation existante. Le projet Obras de Cabecera, ainsi disqualifié de façon temporaire, reste cependant perçu par plusieurs acteurs comme l’infrastructure qui, à long terme, permettra le développement du sud : « [les promoteurs] ont les terres et attendent. L’eau arrivera par Ramal Sur [qui fait partie de Obras de Cabecera] dans 10 ans », selon l’ex-vice-ministre du Logement (entretien 2015). Le projet est toujours dans le plan directeur de Sedapal, mais après une première annonce de lancement d’une nouvelle passation de marché en 2015, l’échéance est systématiquement repoussée et actuellement pressentie pour 201925, sans réelles garanties au vu du panorama politique et économique du pays.

38 Si l’urbanisation des pampas reste donc incertaine à court terme, l’amélioration de l’approvisionnement en eau prévue avec la mise en opération prochaine de Provisur contribue à l’attractivité des balnéaires existants. Historiquement privé d’un service continu à domicile pour l’accès à l’eau, même après l’arrivée de Sedapal en 2008, ce territoire va bénéficier d’une solution locale égalant les standards de service du centre de la métropole. Cette amélioration est susceptible d’accélérer la dynamique immobilière enclenchée depuis le début des années 2000 avec la multiplication des projets d’édifices multifamiliaux. Selon le journal El Comercio26, le district de Punta Hermosa a autorisé 160 permis de construire par an entre 2015 et 2017, et les autres districts suivent la même tendance. Dans ce contexte de boom immobilier, Provisur est vu par le propre maire de ce district comme « une solution à court terme », alors qu’il est « urgent de penser à des solutions de longue haleine » (propos repris de l’article de presse et traduits par les auteurs). Les futurs de l’urbanisation et de l’infrastructure d’eau seront donc irrémédiablement liés.

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3.2. Un réseau d’eau premium ou une solution intégrée ?

39 Le projet Provisur se distingue d’autres innovations techniques, juridiques et sociales développées par Sedapal pour approvisionner les périphéries de Lima. En effet, les programmes mis en œuvre depuis les années 1990 pour étendre le réseau dans les quartiers populaires périphériques ont proposé des solutions adaptées aux conditions locales de terrains pentus et irréguliers, aux faibles capacités de paiement des résidents ou encore à l’absence de titres de propriété (Criqui, 2014). Toutefois, ces technologies, considérées comme du « bricolage » (ibid.) ont été vivement critiquées par leurs bénéficiaires : « Peu importe les arguments technologiques, nous l’avons perçue comme une solution de seconde classe pour des citoyens de seconde classe » (Ioris, 2012 : 620, traduction des auteurs).

40 Au contraire, parce qu’il s’agit d’une solution coûteuse qui permet un service continu, la désalinisation dans les balnéaires en fait-elle des territoires privilégiés, voire « premium » (Graham et Marvin, 2001) ? Les caractéristiques de la population d’usagers locaux semblent soutenir la thèse d’une infrastructure exclusive, alors qu’une classe aisée et disposant de ressources politiques a influencé le processus d’adoption et le design même du projet. La limitation du projet à l’urbanisation existante était une des principales revendications locales, contre une urbanisation massive des pampas (entretien résident local 2015). Cette population s’est aussi mobilisée pour exiger une infrastructure de haute qualité environnementale, cherchant à préserver l’attractivité du territoire local, en particulier en ce qui concerne le traitement des eaux usées et l’émissaire sous-marin, comme l’explique un agent du consortium chargé de la construction de Provisur : « [l’opposition vient] des personnes aisées des districts. Ils ont investi 10 000 dollars pour développer leur propre étude de contre-expertise » (entretien 2018). De plus, la conception même du projet dans sa forme circulaire se distingue du réseau métropolitain linéaire en prévoyant une production et un réseau de distribution locaux, ainsi que le traitement et la réutilisation des eaux usées pour arroser les jardins municipaux. Associés à des « désirs d’autonomie » (Coutard et Rutherford, 2013 : 6) et à la configuration d’espaces de réseaux premium, ces types d’infrastructures contournent souvent des territoires moins favorisés (Marvin et Graham, 2001). L’exclusion des districts voisins de Lurín et Pucusana, initialement inclus dans le premier projet Aguas de Lima Sur, pour se concentrer sur les quatre balnéaires les plus touristiques, contribuent à renforcer une certaine différenciation et un enclavement des balnéaires. Le choix de laisser de côté ces districts, malgré la précarité du service dont ils font l’objet et leur poids démographique27, s’inscrit dans la priorité du ministère du Logement de viabiliser le projet. On peut interpréter ce choix comme répondant à une rationalité territoriale de l’infrastructure d’eau : Lurín est plus facilement connecté au réseau de Lima, et Pucusana fait l’objet d’un autre projet d’approvisionnement par Sedapal à partir de puits de la vallée adjacente du Chilca. Mais il peut aussi illustrer une stratégie sectorielle, visant la réalisation du projet pilote coûte que coûte.

41 Il convient toutefois de relativiser le caractère décentralisé et exclusif de l’infrastructure. À la différence du réseau privé autonome de Santa Maria, qui répond parfaitement à la logique des infrastructures « hors réseau » (Coutard et Rutherford, 2013 : 6), Provisur sera administré par Sedapal, contribuant ainsi à l’intégration finale des balnéaires dans le service métropolitain d’eau. Provisur se rapproche en ce sens

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plutôt de la catégorie « avant l’infrastructure collective » proposée par Coutard et Rutherford (2013 : 12) pour les territoires périphériques : « où les infrastructures centralisées traditionnelles n’ont pas (encore) été implantées, souvent à cause d’une faible densité de population, du coût comparé au retour sur investissement du déploiement du réseau et de difficultés techniques pour la pose des câbles et conduites nécessaires. […] Ces espaces au-delà du réseau peuvent être inclus dans les plans futurs d’extension du réseau ou peuvent être plus dépendants des formes alternatives de fourniture de services, ce qui peut se révéler plus satisfaisant ou pertinent dans certains cas. »

42 Provisur apparaît en effet comme une solution pour un territoire peu urbanisé, susceptible de faire l’objet de projets de plus grande envergure dans le futur, comme le projet Obras de Cabecera. Le caractère décentralisé du projet semble par ailleurs contredit par le schéma financier d’intégration tarifaire de Provisur qui prévoit que les résidents des balnéaires du sud se voient appliquer le même tarif que le reste de la métropole, et une augmentation générale du tarif du service à Lima pour combler l’investissement réalisé dans le projet (Sunass, 2015). Ce sont finalement tous les Liméniens qui paient, dans leur facture d’eau, l’innovation technologique.

3.3. Vers une privatisation de la gestion des infrastructures du service d’eau ?

43 L’expérience de Provisur dans les balnéaires du sud de Lima soulève finalement la question du rôle du secteur privé dans la construction des infrastructures du service public d’eau.

44 En effet, alors que les priorités de Sedapal à l’échelle métropolitaine restent l’extension du réseau pour les périphéries populaires, des demandes de connexion de plus en plus nombreuses émergent avec le boom immobilier et sont difficilement résolues (Pigeard, 2017). Face au déficit de ressources et d’infrastructures, l’entreprise met en œuvre deux stratégies pour répondre au développement de projets immobiliers (notamment des projets de logements sociaux promu par le ministère du Logement). La première stratégie consiste à pratiquer un transfert des coûts de l’infrastructure au développeur privé qui doit financer l’extension du réseau, mais aussi la construction d’usines de traitement des eaux usées. La seconde consiste à proposer au privé de développer son propre système d’approvisionnement, en attente d’une connexion future au réseau principal. Des systèmes temporaires (avant l’intégration au réseau principal) ou autonomes sont ainsi construits par les développeurs qui absorbent les surcoûts des travaux en augmentant les prix de vente. Ce sont par exemple des réservoirs alimentés par des camions-citernes ou par des puits en attendant l’extension du réseau de Sedapal, comme c’est le cas dans les lotissements récents de Carabayllo dans la périphérie nord de Lima. Ici, c’est donc à la fois la construction et la gestion du service qui sont transférées temporairement aux développeurs privés qui absorbent de nouvelles compétences en infrastructures d’eau. Dans cette perspective, la technologie de désalinisation permet d’envisager de futurs développements immobiliers, ex nihilo et avec un raccordement postérieur éventuel. Un nouveau projet d’usine de désalinisation est d’ores et déjà évoqué en lien avec un grand projet immobilier à Ancón (à l’extrême nord de la capitale).

45 Le montage de ces projets, tout comme l’administration de ces nouveaux réseaux et les modalités d’une éventuelle intégration au réseau principal, posent la question de

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l’évolution des rapports entre secteur public et privé. Comme le souligne J. Williams (2018 : 35) « les configurations techno-politiques particulières des grandes usines de désalinisation d’eau de mer, parce qu’elles sont insérées dans des systèmes d’infrastructures existants, présentent de nombreuses opportunités pour l’insertion de nouveaux acteurs dans le processus de gouvernance de l’eau ». Sur ce point, le cas liménien montre que les acteurs du développement urbain, aussi bien les autorités publiques que les développeurs immobiliers, contribuent largement aux évolutions du secteur de l’eau.

Conclusion

46 Le cas de Provisur permet de mettre en évidence les imbrications des problématiques du développement urbain et de la gestion de l’eau urbaine, en particulier autour des dimensions territoriales et de configurations d’acteurs. Il permet en ce sens d’enrichir les discussions portant sur les innovations socio-techniques en discutant leur ancrage territorial. En effet, après plusieurs années de discussions autour de la technologie de désalinisation, les caractéristiques propres au territoire des balnéaires du sud de Lima (son niveau d’urbanisation, ses perspectives de développement et ses usagers) participent à amorcer un premier pas concret vers une transition du secteur de l’eau à échelle nationale. La configuration d’acteurs dans les secteurs de l’eau et du développement urbain apparaît également comme un élément central impactant l’adoption de l’infrastructure. Les jeux politique et institutionnel, impliquant les résidents locaux influents dans les sphères politiques métropolitaines et nationales jusqu’aux décideurs dans les ministères et à Sedapal, participent directement à la reconnaissance du problème et à la prise de décision. En outre, les visions politiques portées par les différentes institutions compétentes en matière de développement urbain aux échelles nationale, métropolitaine et locale, (et leur manque de coopération), ont un impact direct sur les projets d’eau en maintenant une grande incertitude autour du futur développement urbain dans le sud.

47 Cette analyse de l’adoption de l’innovation invite à questionner les suites de la transition socio-technique amorcée par la future implantation de Provisur. En effet, par sa forme, sa dimension réduite et associée à un territoire délimité, la technologie qu’il mobilise et son mode d’administration en partenariat public-privé, Provisur s’avère être un projet pilote particulier et, potentiellement, un moment de basculement du secteur.

48 De façon prospective, l’évolution du réseau d’eau dessine de nouvelles pistes de recherche. Il s’agit notamment d’interroger les processus de fragmentation (et privatisation), mais aussi de flexibilisation par une intégration des innovations au cœur du réseau. Ces évolutions peuvent ou non remettre en cause le principe d’intégration qui a prévalu jusqu’alors et qui a d’ailleurs permis de financer l’innovation technologique. Dans la continuité des innovations développées par Sedapal dans les quartiers périphériques, il semble que le réseau public soit capable d’évoluer pour continuer à étendre sa couverture grâce à des innovations locales adaptées aux spécificités territoriales de la métropole. Il s’agit cependant de voir dans quelle mesure l’implication de plus en plus importante du secteur privé peut contribuer à l’émergence de réseaux exclusifs.

49 Ces évolutions posent alors la question de la prise en compte des enjeux de solidarité territoriale et d’inégalités socio-spatiales dans le projet de ville.

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NOTES

1. https://www.construccionyvivienda.com/revista-ediciones/el-mar-como-fuente-de- agua-potable (janvier 2018). 2. C’est le cas de certains quartiers aisés comme le district d’Asia à une centaine de kilomètres au sud de Lima (https://gestion.pe/tu-dinero/inmobiliarias/jolla- condominio-us-150-millones-consumo-agua-sostenible-39575). 3. Le déficit de l’offre vis-à-vis de la demande est estimée à 2,83 m 3/s en 2009, et pourrait dépasser les 10 m3/s en 2025 selon les données présentées dans le projet international LiWa (http://www.lima-water.de/documents/scenariobrochure.pdf). Ces dernières années, plusieurs épisodes de sécheresse ont impliqué des restrictions d’accès à l’eau ainsi qu’une augmentation de la part du volume extrait de la nappe phréatique (voir par exemple : El Comercio 24/02/2018 https://elcomercio.pe/lima/sucesos/lima- preparada-afrontar-posibles-sequias-noticia-499827). 4. ANR Bluegrass (2014-2017) (https://bluegrass.hypotheses.org/). 5. Ces entretiens ont été réalisés entre août et octobre 2018, et complétés par une visite de l’usine en cours de construction. 6. Le Sedapal ( Servicio de Agua Potable y Alcantarillado de Lima) est une entreprise publique de droit privé sous la tutelle du ministère du Logement, de la Construction et de l’Assainissement (par la suite, ministère du Logement). 7. Note de presse n°161 – 2015 Sunass (accès le 12/09/2018), https:// www.sunass.gob.pe/doc/NotasPrensa/2015/enero/np161_2015.pdf. 8. Président de la République de 1985 à 1990 (1 er mandat), puis de 2006 à 2011 (2 e mandat). 9. Président de la République de 2011 à 2016. 10. Président de la République de 2016 à 2018 (démission suite à un scandale de corruption). 11. D’après le Plan régional de développement concerté Lima Métropolitaine 2012-2025, en 2007 les niveaux de raccordement au réseau d’eau étaient de 2,9 %, 1 % et 6,8 % respectivement à Punta Hermosa, Punta Negra et San Bartolo. 12. D’après les antécédents du projet Provisur publiés par l’Agence d’État ProInversion (www.proyectosapp.pe). 13. Cette initiative d’un groupe d’habitants du sud de San Bartolo donne lieu, en 1962, à la création du nouveau district de Santa Maria del Mar et son organe collégial,

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l’Association de propriétaires, afin de faciliter la gestion du service. Le système de distribution privé s’approvisionne par des puits situés à une quinzaine de kilomètres dans le district de Chilca. Il se maintient jusqu’à aujourd’hui et permet un accès à l’eau 24 h/24 aux habitants de ce district. 14. Déficit global (quantitatif et qualitatif) de plus de 600 000 unités de logements en 2016 d’après le cabinet de conseil HGP Group. 15. Article « Radio San Borja » de 2012 (accès le 12/09/2018) – Citation originale en espagnol traduite par les auteurs. 16. L’ensemble des propos des entretiens ont été traduits de l’espagnol au français par les auteurs. 17. Les initiatives privées autofinancées sont promues par la loi cadre de promotion de l’investissement décentralisé n° 28059 de 2003. Un cofinancement est possible à partir de 2011 dans les secteurs d’intérêt public, notamment les infrastructures et les services publics. Cette figure permet à une entreprise privée de proposer un projet à financer aux autorités publiques et de disposer à ce titre de certains avantages dans le processus de passation du marché. 18. Article La República 12/04/2004 https://larepublica.pe/economia/364991-kurt- burneo-proyecto-marca-ii-resulta-inviable-por-exceso-de-agua et du 23/04/2004 http://larepublica.pe/24-04-2004/es-absurdo-gastar-en-el-proyecto-marca-ii (accès le 23/03/2019). 19. L’ensemble de l’investissement du projet est estimée à 600 millions de dollars dans un document de présentation officiel de ProInversion (2017) - http:// www.proinversion.gob.pe/peruinvest/docs/teaser/esp/Teaser-Obras-de-Cabecera- ES.pdf (accès le 23/03/2019). 20. Ce conflit a opposé les communautés locales de Cajamarca à l’entreprise minière Yanacocha, entraînant des affrontements violents et l’abandon du projet. La question de la protection de deux lacs a été centrale dans le conflit, illustré par le slogan « ¡Agua si, oro no! » (Eau oui, or non !). 21. Ce surcoût serait à l’origine de l’abandon d’un autre projet envisagé pour la ville côtière de Pisco, selon un ingénieur du ministère du Logement. 22. Traduction de l’espagnol par les auteurs. 23. Il était avant seulement consulté sur la version finale des contrats par ProInversion, ce qui réduisait la possibilité de modifications. Avec Provisur et à l’encontre de ProInversion, la Sunass revendique ainsi sa participation aux discussions en tant que protecteur des usagers. Cette participation dès les premières étapes d’élaboration du contrat est validée par la loi de modernisation des services d’eau et d’assainissement 2016 (loi n° 30045). 24. Le Plan métropolitain de développement urbain (PLAM), basé sur plus de trois ans d’études et planifiant le développement de la métropole jusqu’à 2035, fut proposé fin 2014 par le gouvernement de S. Villarán et abandonné dès les premiers mois du gouvernement de L. Castañeda début 2015 sans proposition alternative. 25. Document officiel de présentation du projet par ProInversion, http:// www.proinversion.gob.pe/peruinvest/docs/teaser/esp/Teaser-Obras-de-Cabecera- ES.pdf

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26. Article d’ El Comercio 18/12/2017, https://elcomercio.pe/dialogos-dia1/punta- hermosa-hay-boom-imobiliario-frente-mar-noticia-482459 (accès le 12/09/2018). 27. Surtout Lurín avec près de 90 000 habitants, moins pour Pucusana qui compte 15 000 résidents environ.

RÉSUMÉS

En 2013, le gouvernement péruvien annonce le premier projet d’usine de désalinisation dans le secteur public de l’eau à Lima (Pérou). L’article a pour objet l’analyse du processus d’adoption de ce projet présenté comme une innovation. Il met en évidence la convergence d’intérêts aux niveaux local et national qui contribue à amorcer une transition socio-technique dans le secteur de l’eau dans un contexte de remise en cause des grandes infrastructures hydrauliques dans les Andes. Cette analyse permet de souligner la relation dialectique, c’est-à-dire l’impact mutuel, entre les solutions de production et gestion de l’eau et le développement urbain en analysant deux dimensions centrales : la dimension territoriale ainsi que la configuration d’acteurs et leurs intérêts.

In 2013, the Peruvian government announced the first seawater desalination project for public urban water service in Lima (Perú). The article looks to analyze the decision-making process that led to the adoption of the infrastructure project. The infrastructure is presented as an innovation in the national context where large Andean hydraulic infrastructures are destabilized. We analyze the convergence of multiple interests that contribute to trigger a sociotechnical transition in the water sector. This analysis allows us to underline the mutual impact between solutions for water production and management and urban development trends, especially around territorial and agency issues.

INDEX

Mots-clés : service urbain d’eau, désalinisation, transition sociotechnique, territoire, configuration d’acteurs, Lima Keywords : urban water service, desalination, sociotechnical transition, territory, agency, Lima

AUTEURS

FANNY BERTOSSI

Fanny Bertossi est diplômée de l’École urbaine de Sciences Po, elle est chargée de coopération en Colombie, et a travaillé comme chercheuse à l’Institut français d’études andines (IFEA, Umifre 17, MEAE-CNRS) à Lima au Pérou, entre janvier et juin 2015. Son travail porte sur les services urbains, l’innovation et les technologies urbaines en France et en Amérique latine. [email protected] [email protected]

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JÉRÉMY ROBERT

Jérémy Robert est chercheur à l’Institut français d’études andines (IFEA, Umifre 17, MEAE-CNRS), à Lima, au Pérou, entre 2015 et 2019. Ses recherches portent sur la gouvernance urbaine, en particulier sur les services et développement urbains dans les métropoles latino-américaines. Entre 2014 et 2017, il a participé au projet ANR BlueGrass sur les conflits et les politiques de l’eau dans les villes d’Amériques. [email protected] [email protected]

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Dispositifs techniques de la micro- hydroélectricité et reconfiguration d’un territoire touristique de haute montagne (région de l’Everest, Népal) Micro-hydroelectricity Technical Devices and Reconfigurations of a High Mountain Tourist Area (Everest Region, Nepal)

Véronique André-Lamat et Isabelle Sacareau

1 La transformation de l’eau en énergie électrique distribuée passe par un ensemble d’objets techniques (barrages et retenues d’eau, canaux d’amenée et conduites forcées, turbines et transformateurs électriques, fils électriques, ampoules et appareils électriques, compteurs) qui sont l’expression d’une co-construction entre la nature et les sociétés (Budds et Linton, 2014) et dont les réseaux s’inscrivent plus ou moins visiblement dans le paysage. La mise en place par les sociétés d’une chaîne d’objets afin d’utiliser la force motrice de l’eau construit des territoires énergétiques particuliers, révélateurs des conditions socio-économiques, politiques et historiques dans lesquelles la société les a mis en place. Mais ils sont aussi l’expression de nouveaux modes d’organisation des rapports sociaux et des rapports des sociétés à leur environnement que des dispositifs techniques contribuent à reconfigurer. En effet, « les objets techniques définissent dans leur configuration une certaine répartition du monde physique et social, attribuent des rôles à certains types d’acteurs – humains et non humains – en excluent d’autres, autorisent certains modes de relation entre ces différents acteurs, etc. » (Akrich, 1987, p. 49). Les dispositifs hydrotechniques, combinant un ensemble d’objets techniques sur lesquels repose l’exploitation de la force motrice de l’eau, peuvent dès lors être considérés comme des révélateurs du monde social, naturel et économique, voire politique, dans lequel ils s’inscrivent et qu’ils contribuent à faire fonctionner (Akrich, 1989, p. 33). Ainsi la transformation de l’eau source en ressource (Bertrand, 2000)

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s’appuie-t-elle à la fois sur le monde naturel, à travers la disponibilité de l’eau, sa variabilité et les conditions topographiques commandant la mise en place des infrastructures hydroénergétiques ; sur le monde économique, par la nature et le montant des investissements financiers et techniques consentis pour leur installation et leur maintenance ; sur le monde social, à travers les besoins exprimés par la société à un moment donné et les conditions d’accès à la ressource des individus ou groupes de population. Elle concerne enfin le politique, par le jeu des acteurs publics et privés participant au développement, à la maîtrise et à la gestion des infrastructures comme à la distribution de l’énergie (Blanchon, 2008). Dans la région touristique de l’Everest, l’apparition de la micro-hydroélectricité, à la fin des années 1980, constitue une des innovations techniques les plus importantes depuis ces 25 dernières années (Jacquemet, 2018 ; Puschiasis, 2015). Il s’agit dans cet article d’analyser son rôle dans la recomposition du cycle hydrosocial et dans les reconfigurations territoriales qu’elle suscite.

2 Le chemin de trek qui mène au camp de base de l’Everest, au sein du Parc national de Sagarmatha, concentre l’essentiel de l’habitat et des flux d’hommes et de marchandises. La population sherpa qui occupe majoritairement ce territoire (62 % dans le Khumbu, Jacquemet, 2018) vit aujourd’hui principalement de l’économie touristique liée au trekking et aux expéditions, et des activités agropastorales associées. Le développement du tourisme à partir des années 1980 s’est accompagné de besoins croissants en énergie (Salerno et al., 2010), majoritairement satisfaits par les microcentrales hydroélectriques implantées dans la région, depuis une vingtaine d’années. Leur introduction a bouleversé un cycle hydrosocial caractérisé jusque-là par l’usage d’une eau abondante et gratuite, dont la maîtrise technique était simple : une consommation domestique assurée par un prélèvement direct ou par des tuyaux dans les torrents (avec stockage ou non dans des citernes), ou encore par un réseau de fontaines publiques (André-Lamat, 2017). Cette eau, aussi utilisée pour l’arrosage des légumes de plein champ et aujourd’hui des serres maraîchères, ne constituait une force motrice que pour actionner la roue des moulins à grains et parfois des moulins à prières. L’énergie nécessaire au chauffage et à la cuisine était essentiellement fournie par le bois de chauffe prélevé dans la forêt et par les bouses de yacks ramassées dans les pâturages d’altitude. L’éclairage était assuré par de simples bougies ou lampes à kérosène.

3 La valorisation énergétique de la ressource en eau par la production d’électricité est désormais devenue un élément clé du développement touristique de la région, la deuxième du Népal en termes de fréquentation pour la pratique du trekking et la première pour l’himalayisme. L’accès à l’électricité a été source d’une amélioration de la qualité des hébergements touristiques, du confort matériel des habitants et de leur ouverture sur le monde, par un accès facilité aux réseaux de télécommunication. L’introduction de la micro-hydroélectricité dans le cycle hydrosocial de l’eau, en mettant en place des objets et des réseaux techniques nouveaux, a aussi produit de nouvelles configurations hydrosociales révélant « the inseparibility of the social and the physical in the production of particular hydro-social configurations » (Bakker, 2003, Heynen et al., 2005, cités par Swyngedouw, 2009, p. 56). Plus globalement, la micro- hydroélectricité reconfigure le territoire autour des nouveaux enjeux en transformant une ressource gratuite, l’eau, en un bien marchand (Calvo-Mendieta et al., 2010) : l’électricité, indispensable au fonctionnement touristique de la région. Se pose alors la

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question des inégalités sociales et spatiales dans l’accès à cette ressource et des limites de ce dispositif hydrotechnique dans un contexte de croissance prévisible des besoins énergétiques.

4 Les résultats présentés dans cet article sont issus du programme de recherche ANR-13- Senv-0005 Preshine, mené entre avril 2014 et avril 2017. Le terrain d’étude, situé entre 2 900 et 3 800 m d’altitude dans la partie amont de la Dudh Koshi, rivière prenant sa source dans le massif de l’Everest, recouvre la région du haut-Solu, du Pharak et du Khumbu, inscrits dans le Parc national de Sagarmatha et de sa buffer zone. L’ensemble du territoire étudié comprend une population d’environ 7 000 habitants, à laquelle s’ajoutent, lors des deux saisons touristiques de l’automne et du printemps, 43 000 touristes ainsi que leurs guides et leurs porteurs (Sacareau, 2018). Dix-sept microcentrales hydroélectriques installées sur des torrents adjacents ont été recensées sur le terrain, dont huit ont fait l’objet d’une visite et d’entretiens approfondis auprès de leurs opérateurs. Chaque système micro-hydroélectrique, de la prise d’eau à la centrale et aux territoires desservis, a été géoréférencé, caractérisé et cartographié de manière systématique. Ce travail a été complété par des entretiens semi-directifs auprès des acteurs locaux. Enfin, une enquête systématique auprès de 387 maisons ou lodges hébergeant les touristes a été menée dans une dizaine de villages entre Kharikhola dans le haut Solu et Thame, dans la vallée de la haute Bothe Koshi, affluent de la Dudh Koshi (figure1). Il s’agissait de préciser les usages de l’eau, les modes de consommation électrique, les réseaux d’acteurs et de financement de la micro- électricité.

Figure 1. Carte de localisation

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1. Les systèmes hydroénergétiques de la micro- hydroélectricité dans la région du haut Solu-Khumbu : une chaîne d’objets techniques, de la source au consommateur

5 Dix-sept microcentrales permettant l’exploitation de l’énergie motrice de l’eau sont installées dans le haut Solu-Khumbu, dont 10 ont moins de 15 ans. Leur puissance très variable s’étend de 3 kW à Surkhe à 620 kW à Thame ; la puissance cumulée s’élevant à 1 184 kW. La totalité de ces microcentrales sont installées sur les torrents affluents du bassin versant de la Dudh Koshi. Cette dernière, bien alimentée en amont par les grandes surfaces englacées du massif de l’Everest, connaît un débit particulièrement puissant durant la période de mousson, de juin à septembre. Elle charrie alors une masse considérable d’alluvions et de matériaux solides qui en interdisent l’utilisation au fil de l’eau. Très encaissée par endroits, la Dudh Koshi n’est jamais utilisée par la population dont l’habitat se localise sur les versants et les terrasses alluviales qui la surplombent (Smadja et al.). C’est donc uniquement l’eau des petits affluents qui permet de faire fonctionner les microcentrales pour fournir l’électricité à la population. Ces torrents sont alimentés principalement par les précipitations de mousson et, pour les plus élevés en altitude, par la fonte de la neige et des glaciers (Mimeau et al., 2018).

6 Les systèmes hydroénergétiques de la micro-hydroélectricité dans la région du haut Solu et du Khumbu peuvent se catégoriser en trois grands sous-types, du plus simple au plus élaboré, en fonction de la simplicité/complexité des objets techniques qui le composent, mais aussi de l’évolution/reconfiguration des usages de ces objets techniques dans le cycle hydrosocial.

7 Nous entendons ici par « système hydroénergétique » les systèmes techniques utilisant la force motrice de l’eau pour produire de l’énergie mécanique ou électrique. Le terme de dispositif technique ou hydrotechnique renvoie quant à lui à un assemblage intentionnel d’éléments hétérogènes (instruments, méthodes, actions publiques, etc.) répartis spécifiquement en fonction d’une finalité attendue (d’après Akrich, 1993).

1.1. Des systèmes hydroénergétiques élémentaires surtout développés dans les années 2000

8 Le système type de micro-hydroélectricité élémentaire (figure 2) peut se décrire de la manière suivante.

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Figure 2. Modèle type d’un système micro-hydroélectrique

Conception et réalisation : André-Lamat, 2018

9 L’eau est détournée du lit du torrent ou d’un bassin naturel (prise d’eau), par différentes techniques simples : installation de grosses pierres pour dévier une partie du flux et parfois de sacs de sable afin d’assurer à la fois une forme d’étanchéité et de filtrage de l’eau, et création d’un canal d’amenée ou de dérivation à ciel ouvert plus ou moins bien cimenté qui peut être équipé d’une vanne. L’eau passe ensuite par un ou plusieurs réservoirs de retenue et de décantation, munis de systèmes de filtres rudimentaires (petites grilles, paniers, voire simples branchages), indispensables pour éviter que les buses dans lesquelles l’eau est ensuite canalisée ne se bouchent. Ces conduites, en acier ou en PVC, peuvent être légèrement surélevées, aériennes – posées sur des murettes – comme à Kharikola ou Tok Tok, enterrées ou semi-enterrées comme à Surkhe (figure 3).

10 L’eau atteint alors un réservoir qui domine la microcentrale et permet sa mise sous pression. Elle emprunte une conduite forcée dont la hauteur de chute, de plusieurs dizaines à centaines de mètres, lui permet de prendre de la vitesse, avant d’être projetée contre une roue à augets sous la forme d’un jet de plusieurs bars. Ces turbines (Pelton ou Francis) sont installées dans des bâtiments le plus souvent sommaires.

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Figure 3. Le système de Surkhe

Conception et réalisation : André-Lamat, 2014 Source : André-Lamat, Davasse, Jacquemet, terrain avril 2014

11 L’eau turbinée est rejetée en aval de la microcentrale dans une conduite ou un canal d’évacuation qui rejoint la rivière principale (la Dudh Koshi ou la Bothe Koshi dans le cas de la microcentrale de Thame). L’énergie produite par la turbine est transformée en électricité et transportée par des fils électriques aériens ou enterrés jusque dans les maisons qui disposent désormais de compteurs électriques. Les fils, systématiquement enterrés sur le territoire du Parc national de Sagarmatha, sont la plupart du temps aériens sur celui des autres villages. Ils sont alors installés sur des poteaux en bois ou simplement posés sur la fourche des arbres comme à Payan. Ces petits systèmes hydroénergétiques assurent une fourniture en électricité à de très petits bassins de consommation (tableau 1). Certains villages sont parfois alimentés par deux systèmes différents. À Phakding, les habitations au nord de la Phakding Khola dépendent du système de Tok Tok, celles au sud du système de Chuserma.

1.2. Des systèmes composites : une dimension temporelle révélatrice de l’évolution du système hydrotechnique au sein du cycle hydrosocial

12 Tous les systèmes hydroénergétiques de microcentrales n’ont pas été créés ex nihilo comme à Chuserma, Tok Tok ou Thame. À Payan et à Surkhe par exemple (figure 3), des aménagements laissés à l’abandon ont été remobilisés. D’anciens canaux d’amenée d’eau destinés à des moulins, détruits ou désormais inutilisés, ont été restaurés, parfois recimentés. Le système hydrotechnique de la micro-hydroélectricité s’est surimposé à un système hydrotechnique délaissé, tout en empruntant ses prises d’eau et son réseau

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préexistant de canaux, véritables traces dans le paysage d’un temps révolu du cycle hydrosocial, fondé sur d’autres usages préférentiels assignés à la force motrice de l’eau.

13 À Kharikhola, un système composite original a été pensé pour alimenter alternativement une microcentrale (puis deux à partir de 2016) et un moulin (figure 4). Une conduite forcée, en amont de celle de la microcentrale, descend jusqu’au moulin. Le flux d’eau n’étant pas assez puissant pour faire fonctionner conjointement les deux installations, il n’est dirigé vers le moulin que lors des heures creuses d’utilisation d’électricité de la journée. La seconde centrale installée en série, en aval de la première a été mise en service en 2016 afin de desservir de nouvelles unités d’habitations (figure 4). Elle permet de turbiner deux fois la même eau, avec un système unique de prise d’eau et d’amenée.

Figure 4. Le système de Kharikhola

Conception et réalisation : André-Lamat, 2014 Source : André-Lamat, Davasse, Jacquemet, terrain avril 2014

14 La centrale et le moulin qui répondent à des objectifs différents au sein du cycle hydrosocial (produire de l’électricité et moudre du grain) s’appuient ici sur un aménagement commun à l’amont du système hydroénergétique.

1.3. Du micro-barrage du système de Thade Koshi à la centrale de Thame : des systèmes hydrotechniques de plus en plus complexes pour des microcentrales de plus en plus puissantes

15 Deux systèmes hydroénergétiques de la micro-hydroélectricité se distinguent au sein de notre zone d’étude : celui de Thade Koshi d’une part, celui de Thamo/Thame d’autre part.

16 Le système de Thade Koshi traduit une technicité bien plus complexe que les précédents (figure 5) et présente une double originalité (Faulon, 2015). Il se fonde tout d’abord sur une double prise d’eau : la première pour la période hivernale d’étiage sur la Thade Koshi, la seconde pour la période de mousson sur un petit affluent, à sec l’hiver. Il s’appuie ensuite sur le seul micro-barrage recensé dans le Pharak (figure 5a), construit au niveau de la prise d’eau estivale, afin de créer un bassin de retenue (figure

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5b). Durant la mousson, le barrage conçu pour être submergé par les eaux torrentielles laisse passer le flux qui dévale jusqu’à la Dudh Koshi en contrebas. La prise d’eau hivernale est alors fermée par une vanne et le système est alimenté par un torrent affluent. La conduite forcée (figure 5c) est munie de joints d’expansion pour absorber le gonflement des matériaux lié aux différences thermiques saisonnières.

Figure 5. Le système de Thade Koshi

Crédit : Faulon, 2015

17 Le système micro-hydroélectrique le plus ancien, le plus puissant et le plus élaboré techniquement a été installé en 1985, d’abord à Thamo puis à Thame. Il a d’emblée été pensé pour couvrir un bassin d’alimentation vaste, comprenant les villages de la vallée de la Bothe Koshi ainsi que ceux de Khumjung, Khunde et Namche Bazar, soit 874 foyers. À peine achevée, la microcentrale a été balayée par un Glacial lake outburst flood (GLOF). En 1994, elle est déplacée plus en amont, à 3 600 m d’altitude, dans le vallon du Hungu Khola sur un replat à l’abri des crues en contrebas du village de Thame, en rive gauche de la Thame Khola, dont les eaux alimentent la nouvelle centrale. L’eau est stockée dans un bassin de rétention de 2 000 m3. Son système de déversoir, entièrement bétonné, possède un dispositif de filtration des sédiments et matières abrasives qui pourraient obstruer le canal d’amenée à la conduite forcée ou dégrader les pales des turbines. L’approvisionnement en eau est complété par le captage de deux sources, utilisées en période de mousson, pour la pureté de leurs eaux (figure 6). Les coupures d’électricité liées à des facteurs techniques sont donc plus rares. La centrale, grâce aux différents bassins de rétention et aux captages annexes, maintient ainsi sa production d’électricité en toute saison.

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Figure 6. Le système de Thame

Conception : Jacquemet Réalisation : André-Lamart 2014 (2019)

1.4. Techno-nature, discordances des temps et cycle hydrosocial

18 Les systèmes hydroénergétiques de la micro-hydroélectricité, s’ils mobilisent une série d’objets techniques simples et incontournables, n’en reposent pas moins sur des cours d’eau existants. Ils produisent ainsi une techno-nature (Blanchon, 2008) où se combinent, voire interagissent, les processus naturels (variabilité du débit des cours d’eau, topographie), les effets – recherchés ou inattendus en cas de dysfonctionnement ou de détérioration – de la chaîne des objets techniques installés (micro-barrage, canaux, réservoirs, conduites, microcentrale) et les effets de la consommation d’électricité répondant – ou non – aux besoins et attentes sociales.

19 Deux formes de variabilité temporelle caractérisent le cycle hydrosocial dans le haut Solu-Khumbu, symbolisées par une discordance des temps de la source et de la ressource.

20 La première, saisonnière, concerne l’alimentation des cours d’eau. La période d’étiage a lieu en fin d’hiver et au début du printemps (de novembre à mai) alors que les besoins sont les plus importants (froid, fréquentation touristique importante au printemps). Les glaciers régulent en partie le déficit en eau des torrents qu’ils alimentent (Mimeau et al., 2018). Malgré tout, les microcentrales parviennent rarement à atteindre la moitié de leur puissance installée : Tok Tok, 40 kW pour 70 installés ; Thade Koshi 40 kW pour 100 installés ou encore Chuserma, 20 kW pour 35 installés. Chaque été, en saison de mousson, d’importantes quantités de sédiments transportés par les cours d’eau dégradent des objets techniques clés comme les turbines. Quel que soit le niveau de technicité, il ne pallie pas (encore ?) ces variations saisonnières de débit, mais compose simplement avec elles.

21 La seconde forme de variabilité est journalière et correspond à celle de la demande en électricité, donc de la consommation des ménages et des lodges. Ces derniers ont tous besoin d’électricité au même moment, soit tôt le matin, soit à partir de 17 heures. En

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période d’étiage, rares sont les microcentrales capables de faire face à ces pics de consommation qui se traduisent par des coupures d’électricité ou une gestion de la pénurie par le délestage comme à Kharikhola. Pour certaines activités professionnelles aux besoins importants, les villageois développent diverses stratégies. À Phakding ou à Thade Koshi, les boulangeries fonctionnent de nuit. À Kharikola, il existe un accord tacite pour ne pas cuisiner à l’électricité entre 17 et 21 heures. Ceux qui disposent des moyens nécessaires (lodges de grande taille, hôpital) installent leur propre microcentrale (Lukla par exemple).

22 Si aujourd’hui, presque chaque unité d’habitation bénéficie d’un accès à l’électricité, celui-ci demeure limité. Les microcentrales, même les plus puissantes (Thame), ne couvrent que des besoins élémentaires, puisque la fourniture moyenne en électricité n’autorise que le rechargement des téléphones portables et le fonctionnement de quelques ampoules (deux à quatre en moyenne). Quelques rares unités d’habitation – le plus souvent des lodges – peuvent allumer une télévision (figure 9). Or les aspirations sont autres, notamment pour les gestionnaires de lodges ou les habitants les plus aisés, qui souhaitent développer leur équipement ménager électrique (bouilloire, autocuiseur pour le riz ou plaques électriques).

2. Des dispositifs hydrotechniques révélateurs du monde social, naturel et économique (Akrich, 1989) d’un territoire touristique de haute montagne

23 L’irruption des systèmes hydroénergétiques de la micro-hydroélectricité, producteurs de techno-nature, s’inscrit dans des dispositifs hydroénergétiques qui recomposent le cycle hydrosocial en tant que « socio-natural process by which water and society make and remake each other over space and time » (Budds et Linton, 2014). Ils constituent au sein de ce cycle hydrosocial des éléments actifs d’organisation des relations des hommes à leur environnement. Ils s’inscrivent également dans un contexte socio-économique et politique qui commande leur définition et leurs modes d’implantation. Ils incarnent alors des choix socio-techniques fondés sur le potentiel hydroénergétique de la région et s’appuient sur des « fenêtres politiques » (Muller et Surel, 1998) et la mobilisation de réseaux d’acteurs à différentes échelles pour les développer. En combinant de façon interdépendante processus naturels et processus sociaux (Swyngedown, 2006), ces dispositifs mettent en évidence non seulement les besoins énergétiques des populations, mais aussi des territoires d’action révélateurs d’inégalités tant spatiales que sociales, au sein d’un système territorial aujourd’hui dominé par le tourisme et contraint par la présence du Parc national de Sagarmatha.

2.1. Le dispositif hydrotechnique de la micro-hydroélectricité : un choix politique effectué aux échelles nationale et locale

24 Le développement de la micro-hydroélectricité au Népal s’explique d’abord par une volonté politique nationale de valoriser le potentiel hydroélectrique du pays. Dépendant de l’aide internationale, le gouvernement népalais, avec l’aide d’investisseurs étrangers, a choisi de construire en priorité de grands barrages en aval des principales rivières himalayennes (Dhungel, 2016). Destinées à alimenter la capitale

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et les villes indiennes de la vallée du Gange auxquelles le Népal vend une part de son électricité, ces grandes infrastructures n’ont guère bénéficié aux régions rurales montagneuses du pays, en l’absence d’un raccordement à un réseau national unifié. Manquant de moyens financiers pour assurer l’électrification du monde rural, et encouragé en ce sens par les Nations unies et les bailleurs de fonds internationaux (Sovacool et al., 2011), l’État népalais a favorisé l’investissement privé et fait de la micro-hydroélectricité un secteur prioritaire à travers l’Electricity Act de 1992. La création de microcentrales hydroélectriques s’est ainsi développée dans les montagnes, aidée par un contexte international où la reconnaissance de l’accès aux énergies propres et renouvelables par l’ONU a permis de contribuer au financement de plusieurs projets de microcentrales (Rural Energy Development Program 1996-2006). La micro- hydroélectricité est apparue comme une technologie pertinente et facile à mettre en œuvre à l’échelle locale. La relative simplicité du dispositif technique est adaptée aux ressources financières et techniques limitées de la société locale qui doit l’implanter et la faire fonctionner avec une économie de moyens. À condition de bénéficier d’une aide financière et technique extérieure pour l’investissement de départ, cette technologie est à la portée des acteurs locaux qui peuvent en assurer le contrôle et la gestion.

25 À l’échelon local, le choix de cette technologie dans le haut Solu-Khumbu se comprend aussi dans le contexte de l’inscription du massif de l’Everest dans les limites du parc national de Sagarmatha, créé en 1976. Celui-ci mène une politique drastique de conservation des forêts, en réglementant sévèrement l’usage du bois de chauffe (Sherpa M. N., 2013 ; Stevens, 2013).

26 Ne pouvant plus mobiliser librement cette ressource locale (Byers, 1997), les sherpas ont commencé par prélever du bois dans les forêts du Pharak situées alors en dehors des limites du parc et à importer des bouteilles de gaz. En 2002, le Pharak intègre la buffer zone du parc et se retrouve soumis à la politique de mise en défens des forêts. Le parc, tout en assouplissant sa réglementation (autorisation du ramassage de bois mort), devient alors un des promoteurs du développement de l’hydroélectricité comme source d’énergie alternative au bois et moyen de protéger les forêts, et s’implique dans le financement des microcentrales.

27 Or la croissance du tourisme dans le parc (figure7), et en particulier le passage d’un hébergement sous tentes à un hébergement en lodges (Sacareau, 1997 ; S.K. Nepal, 2005), fournissant des douches chaudes et des repas en plus grand nombre, a entraîné des besoins accrus en énergie. Depuis la fin de la guerre civile, cette croissance s’est accompagnée d’une diversification de la demande en énergie (apparition des téléviseurs dans les foyers, mais aussi des téléphones portables, des appareils photo numériques, voire des tablettes dont les batteries s’épuisent vite en altitude, demande de douches chaudes de la part des touristes, etc.).

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Figure 7. Évolution du nombre de touristes et de lodges dans le Parc national de Sagarmatha de 1965 à 2015 (registres du Parc national)

28 Dans la concurrence que se mènent les lodges pour attirer leurs clients, l’équipement en appareils électriques ménagers, la fourniture d’eau chaude, la possibilité de recharger les différents appareils numériques ou l’accès au wifi sont incontournables pour permettre la montée en gamme des hébergements, tandis que les populations locales aspirent elles aussi au confort qu’apporte l’électricité (Jacquemet, 2018 ; Puschiasis, 2015). En l’absence d’investissements conséquents de la part de l’État dans des infrastructures énergétiques à l’échelon local, les villageois ont donc dû chercher des solutions pour se fournir en énergie, en sollicitant des acteurs variés opérant à différentes échelles, susceptibles de soutenir leurs projets, y compris financièrement.

2.2. Le tourisme moteur du développement des dispositifs hydrotechniques de la micro-hydroélectricité

29 Dans le contexte d’un territoire désormais largement commandé par une économie touristique, qui fonde un nouveau cycle hydrosocial, la valorisation énergétique de la ressource en eau constitue un enjeu majeur pour les acteurs locaux. Elle est non seulement un moyen de préserver la ressource forestière, mais aussi une des conditions du développement du tourisme et d’amélioration de la vie matérielle des habitants. Il n’est donc pas étonnant que la première microcentrale du haut Solu-Khumbu, celle de Thame, ait été localisée au cœur même du Parc national de Sagarmatha, dans sa partie la plus touristique : Namche Bazar, Khumjung et Khunde concentrent en effet la majeure partie de la population du Khumbu et le plus grand nombre de lodges (Sacareau, 1997 ; Jacquemet 2018). Le choix fait en 1976 d’implanter un important dispositif hydrotechnique dans la vallée de la Bothe Koshi visait de fait à satisfaire les besoins énergétiques de ce territoire touristique. Cet aménagement résulte d’une coopération entre le gouvernement autrichien, désireux « de promouvoir et d’exporter son savoir-faire industriel » (Jacquemet, 2018, p. 183) et l’État népalais qui devait en assurer le coût de construction. S’y est ajouté par la suite le soutien de l’ONG autrichienne EcoHimal, lors du déplacement et de la reconstruction de la centrale suite au GLOF. Ce dispositif est géré par une entreprise publique : la Khumbu Bijuli Company (KBC), détenue à 15 % par la Nepal Electriciy Authority et à 85 % par ses usagers, et dont les cadres ont été

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formés par des techniciens autrichiens. Avec une puissance de 640 kW, qui devait être portée à 1 MW en 2018, la centrale de Thame est de loin le dispositif hydrotechnique le plus performant de la région. L’ensemble des maisons de Namche, Khumjung, Khunde et de la vallée de la Bhote Koshi est désormais desservi par un réseau public de fourniture d’électricité. Ailleurs au sein du parc, seuls le monastère de Tengboche et les villages de Pangboche et de Phortse sont équipés de microcentrales, édifiées respectivement en 1988, 2004 et 2005. Les autres hameaux d’altitude d’habitat temporaire de la haute vallée de la Dudh Koshi et de ses affluents ne disposent quant à eux d’aucune infrastructure hydroélectrique, du fait de l’absence de cours d’eau au débit et à la régularité suffisants pour les alimenter. N’ayant pu obtenir de la KBC une extension des lignes électriques du fait de leur éloignement et de leur dispersion, ils sont alimentés en électricité par des panneaux photovoltaïques (pour des kits d’éclairage de 1 à 2 W).

30 En revanche, les villages du Pharak situés le long du chemin de trek qui mène à l’entrée du parc sont équipés d’une, voire de plusieurs microcentrales, privées ou publiques, d’une capacité de 15 à 100 kW (Faulon, 2015 ; tableau 1). Si certains des plus riches propriétaires de lodges ont eu les moyens financiers d’investir dans leur propre microcentrale afin de s’alimenter de façon indépendante (comme le Summit Lodge de Monjo par exemple), dans d’autres villages, la construction des centrales a été permise grâce aux réseaux relationnels locaux, nationaux, voire internationaux, que les propriétaires de lodges ou d’agences de trek de Katmandou ont su actionner au cours de leur activité dans le tourisme. À Pangboche (Khumbu), Henri Sigayret, ancien directeur d’un cabinet d’études en ingénierie civile et guide de haute montagne a épousé une sherpani et mis son expérience et ses réseaux au service du village de son épouse (Puschiasis, 2015). À Pangom, c’est grâce à l’amitié nouée entre un client, Bernard Nouvel, et Tendi Sherpa, frère de Sonam Sherpa, fondateur d’une des plus grosses agences de trek de Katmandou et originaire de ce village, que la microcentrale a été construite. De même, l’hôpital de Lukla dispose de son propre équipement grâce à la fondation d’une guide himalayiste suisse, Nicole Niquille, et de son mari, ancien directeur d’une compagnie hydroélectrique (Jacquemet, 2018). Le financement des centrales de Tok Tok, Chuserma et Thade Koshi, relève quant à lui de l’action de mécénat de Michael Kadoorie, milliardaire britannique ayant fait fortune à Hong-Kong dans la distribution d’électricité, et fondateur de l’association British Gorkha. Menant de nombreux projets philanthropiques dans le centre-ouest du Népal auprès de villages d’anciens soldats gurkhas, M. Kadoorie a investi dans le Pharak, à partir du début des années 2000, afin d’éviter l’impôt révolutionnaire prélevé sur tous les projets de développement par la guérilla maoïste, très implantée dans le centre-ouest. Ailleurs, les projets inférieurs à 100 kW ont été menés par les habitants, sous l’impulsion d’entrepreneurs, de commerçants ou de travailleurs sociaux, qui ont su obtenir les fonds nécessaires auprès de bailleurs internationaux (Banque mondiale, PNUD, WWF, Himalayan Trust), des banques nationales, du parc (comme à Monjo ou Surkhe), ainsi qu’auprès des villageois, en s’appuyant sur les Villages Development Comittee (VDC) (tableau 1).

Tableau 1. Recensement des différents systèmes hydroélectriques et des projets d’augmentation de puissance ou de création dans la région du haut Solu-Khumbu

Localisation Année de Initiateur Puissance Nb de bât. Puissance moy. cons- (kw) connectés Disponible/ truction bât.

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Financeur

Les deux

Pangboche 2004 H. Sigareta 15 113 0,13

T. Freakeb, Parc national,Club Alpin Phortse 2005 48 86 0,56 autrichien, VDC, PNUD Népal (TRPAP), locaux

B. Coburnc King Mahendra Temgboche 1988 Trust, UNESCO, Banque 22 ? Mondiale

Gouvernement autrichien, ONG Thame 1995 640 874 0,73 Eco-Himal (Autriche)

Monjo ? Pemba Norbu Sherpad 5 1 5 (privée)

Pemba Norbu Sherpa, TRPAP, Parc national, Monjo 2011 15 110 0,14 Himalayan Trust (Nouvelle- Zélande) et locaux

Association Bristish Tok Tok 2007 70 370 0,19 Gorkha, M. Kaddoriee

Association Bristish Chuserma 2010 35 60 0,58 Gorkha, M. Kaddoriee

Association Bristish ThadeKoshi 2014 100 250 0,4 Gorkha, M. Kaddoriee

Locaux, PNUD, Banque Lukla 2010 50 184 0,27 Mondiale

Lukla HLukla 2005 Fondation Nicole Niquillef 30 2 15 privéeôpital

Lukla privée 2001 Propriétaire du Mera Lodge 5 1 5

Commerçants et propriétaires Lukla privée 2016 5 3 1,66 de moulins à grains locaux

Lukla privée 2000 Propriétaire du Khumu Resort 6 1 6

VDC, VDC, Parc national Surkhe 2012 3 46 0,06 Thamserku

Payan 2007 W. Sigristg et ? 16 32 0,5

Kharikhoa Prem Thapah, 2001 40 450 0,09 (privée) Gouvernement du Népal

Prem Thapah, Kharikhoa 2016 70 567 0,12 Gouvernement du Népal

B. Nouveli, Thamserku Pangom 2000 30 22 1,36 Trekkingj

Namvhe Projet Khumbu Bijouli compagny 30-60 ? ?

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Monjo Projet Pemba Norbu Sherpa 100 ? ?

Ang Phurbak, Banque Projet Lukla mondiale (30 %), Népal 296 220 et + 134 et - 2020 ? (60 %), Locaux (10 %)

Surkhe Projet M. Kadoorie ? ? ?

Thame 2018 Khumbu Bijouli Company 1000 874 1,14

a Ingénieur et alpiniste français b Ingénieur, militaire et ancien touriste c Écrivain-conférencier américain, Peace Corps, Président American Himalayan Fundation San Francisco d Ingénieur et Propriétaire du Summiot Home Lodge e Milliardaire et philanthrope hongkongais, secteur distribution électrique et hôtellerie de luxe f Alpiniste g Entrepreneur suisse en électricité et bâtiment h Entrepreneur suisse en électricité et bâtiment i Entrepreneur français BTP j Agence de voyage népalaise k Propriétaire de Lodge

2.3. Des territoires hydroénergétiques fragmentés et d’efficience inégale, producteurs d’inégalités socio-spatiales

31 La mise en place de ces dispositifs hydrotechniques au coup par coup, par une multitude d’acteurs intervenant à des échelles variées, sans plan d’ensemble et sans coordination, explique la fragmentation du territoire hydroénergétique du haut Solu- Khumbu. Si le nombre élevé de centrales dans le Pharak (cinq centrales sur une section de 6 km) témoigne de la capacité des sherpas à attirer les financeurs, il révèle aussi l’absence d’un projet commun pour rationaliser l’exploitation de la ressource en eau (Faulon, 2015). Chaque réseau produit son propre territoire énergétique, dont l’étendue, généralement limitée, est fonction de la performance des dispositifs techniques. Celle-ci est de manière générale plutôt faible et très inégale (tableau 1 et figure 8). On constate trop souvent une inadéquation entre la puissance installée des centrales et la taille des villages desservis. « La centrale de Chuserma (Phakding) produit par exemple 35 kW pour 60 lodges et maisons (0,6 kW/foyer). Parallèlement, celle de Lukla n’en génère que 50 pour 220 bâtiments, soit 0,27 kW par ménage. La situation est pire encore à Tok Tok et Monjo, avec respectivement 0,19 et 0,14 kW par foyer. Bien évidemment, ces capacités de production sont beaucoup trop faibles pour répondre aux besoins de tous. À Lukla, plus de 70 % des individus sondés expliquent ainsi manquer d’électricité » (Jacquemet, 2018, p. 181).

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Figure 8. Modèle théorique* de l’énergie électrique moyenne disponible par bâtiment connecté et par micro-centrale (haut Solu, Khumbu)

Conception et réalisation : André-Lamat, 2018 Sources : Jacquemet 2018 ; Enquêtes André-Lamat, Davasse, Sacareau, Smadja 2014, 2015 ; Enquêtes Faulon 2015, 2016

32 L’efficience de ces dispositifs techniques comme les possibilités d’accroître leur puissance dépendent des capacités d’investissement des acteurs pour assurer leur fonctionnement et leur maintenance, et donc aussi de la capacité des consommateurs à payer l’énergie produite. Le passage de l’eau (source) à l’énergie (ressource), par le biais d’opérateurs rémunérés et d’objets techniques nécessitant le recours à des matériaux coûteux et à des compétences nouvelles pour en assurer la pérennité, a eu pour effet de transformer l’eau en un bien marchand. Le développement de la micro-hydroélectricité est à la fois le produit d’une demande plus forte en énergie des touristes comme des habitants, mais aussi d’une solvabilité plus importante d’une partie de la population locale, qui dispose grâce au tourisme de revenus suffisants pour constituer un marché de consommateurs (Sacareau, 1997 ; Jacquemet, 2018). Les tarifs de raccordement aux réseaux électriques et le prix des consommations décidés de façon souveraine par un comité local de l’électricité diffèrent d’une centrale à l’autre en fonction des capacités financières des usagers. Dans les villages du Khumbu desservis par la centrale de Thame, par exemple, des tarifs « réduits » ont été consentis par la KBC aux foyers les plus pauvres qui consomment peu d’électricité (moins de 0,1 kW), tandis que les autres paient leur consommation mesurée par un compteur, en sus d’une mensualité fixe. Le paiement par le consommateur de l’« eau-énergie » assure les coûts de maintenance du système et le paiement des salaires des 15 techniciens, administrateurs et employés de la KBC. En revanche, il ne permet pas d’investir dans l’augmentation de la production pour répondre à la croissance des besoins. C’est pourquoi, depuis 2016, la KBC a augmenté sa grille tarifaire et fait le choix de donner la préférence aux lodges les plus

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consommateurs d’électricité en haute saison touristique, en réduisant sur certains créneaux horaires la fourniture d’énergie aux plus petits consommateurs. Ces derniers ont vu leur facture augmenter et leur fourniture électrique baisser le matin et le soir, aux moments où les besoins sont les plus élevés, engendrant un fort mécontentement (Jacquemet, 2018). Dans le Pharak, il existe également de fortes disparités dans la fourniture en électricité entre les différents territoires énergétiques comme entre les ménages au sein d’un même territoire (de 120 W à 5 kW pour les habitants desservis par la centrale de Tok Tok). Dans certains cas, les habitants doivent payer leur raccordement (Thade Koshi, Chuserma) alors qu’il est gratuit dans d’autres ou pour les foyers les plus pauvres (Surkhe). L’abonnement mensuel varie de 250 roupies népalaises pour les plus faibles consommateurs à 4 000 roupies pour des lodges de grande taille. S’y ajoutent 10 roupies par unité consommée. Mais pour la centrale de Tok Tok, comme pour celle de Thame, les plus gros consommateurs bénéficient d’un plus grand nombre d’unités gratuites. À Lukla, il existe de surcroît plusieurs niveaux de tarification et de fourniture en énergie en fonction de la participation financière de chacun à la construction des centrales (Jacquemet, 2018). Ces différences de prix dans un espace aussi réduit que le Pharak engendrent inévitablement des comparaisons entre les usagers et un sentiment d’injustice, d’autant que la gestion des comités d’électricité n’est pas toujours transparente (Faulon, 2015). De nombreux commerçants ou tenanciers de lodges se plaignent de payer trop cher ou de ne pas bénéficier de suffisamment de courant pour faire fonctionner leurs appareils électriques.

33 Ces différentes situations mettent en exergue les nouveaux rapports de force que le tourisme a introduits dans le cycle hydrosocial. Il a fait émerger de nouvelles élites économiques, propriétaires de lodges et d’agences de trekking qui ont pris le pas sur les « vieilles familles » dont la richesse reposait sur la terre et les troupeaux. Ces acteurs du tourisme sont à l’origine à la fois d’une demande en énergie, mais aussi des initiatives pour mettre en place les dispositifs techniques capables de répondre à leurs besoins. Grâce au capital économique, mais aussi social acquis au cours de leur activité dans le tourisme, les plus entreprenants ont su trouver à l’extérieur de leur territoire les ressources monétaires et techniques qui leur manquaient, en actionnant leurs réseaux relationnels (Sacareau, 1997 ; Puchiasis, 2017 ; Jacquemet, 2018). Certains d’entre eux, à l’instar de Sonam Sherpa à Pangom, font figure de bienfaiteurs de leur village. Ils prennent également une part active aux comités locaux de gestion de l’électricité. Si quelques gros propriétaires de lodges mènent des stratégies purement individualistes en se dotant de leurs propres centrales, la plupart ont mis en place des réseaux partagés. De nouvelles inégalités apparaissent cependant entre ceux qui possèdent les plus gros lodges (plus de 50 lits), voire une agence de trek à Katmandou, et qui accaparent une grande partie de l’énergie produite ou s’autonomisent vis-à-vis des autres villageois, et les autres usagers, propriétaires ou gérants de lodges modestes et agriculteurs-éleveurs, moins bien dotés. À Monjo, par exemple, la centrale privée fournit 5 kW pour un seul lodge, alors que la centrale publique de 15 kW doit alimenter 110 maisons (soit 0,14 kW/habitation). À la fragmentation des territoires énergétiques s’ajoutent ainsi des disparités socio-spatiales dans l’accès à l’eau-énergie devenue un bien marchand au sein du cycle hydrosocial.

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Conclusion : Vers une nouvelle recomposition du cycle hydrosocial ?

34 Répondant à l’invitation de Swyngedouw d’explorer l’intrication des relations entre les systèmes politiques, les usages, la gestion et la distribution de l’eau et l’organisation du système hydrosocial (Swyngedouw, 2006), nous avons pu montrer l’importance de l’introduction de nouveaux objets techniques – ici liés à la micro-hydroélectricité – dans la recomposition du cycle hydrosocial du haut Solu-Khumbu. Le développement de la micro-hydroélectricité constitue une avancée technique et sociale indéniable pour le bien-être des populations qui aspirent légitimement à encore plus de confort ménager. Si les systèmes hydroénergétiques semblent pérennes dans les conditions socio-économiques actuelles, ils n’en connaissent pas moins déjà un certain nombre de limites. La première tient à la variabilité hydrologique des cours d’eau qui pèse sur la fourniture d’électricité. Le débit plutôt insuffisant durant la haute saison touristique de printemps se révèle trop important en période de mousson au regard des performances techniques des systèmes et de besoins en énergie plus faibles, cette saison correspondant à la période creuse pour le trekking. Les dispositifs hydrotechniques comme les populations ne sont pas en mesure, pour l’instant, de s’affranchir de cette discordance entre le temps de la source et celui de la ressource. La seconde limite tient à la nature même du dispositif et à son inscription dans un environnement qui en restreint le développement potentiel. Tous les torrents ne sont pas utilisables (débit trop faible, interruption des écoulements en période hivernale en raison du gel, difficulté d’obtention d’une hauteur de chute suffisante, manque d’espace disponible pour installer les microcentrales). Ensuite, les moyens engagés (financiers, humains, techniques) demeurent inégaux. Ils entraînent des disparités spatiales et sociales, creuset d’un potentiel conflictuel : celui-ci peut naître en particulier de la mise en concurrence entre des stratégies strictement individuelles, rendues possibles par la relative simplicité du système technique, et des stratégies plus collectives œuvrant pour le bien commun. Enfin, la stratégie qui consiste à créer de nouvelles centrales ou à augmenter la puissance installée des centrales existantes (tableau 1) vise principalement à étendre le réseau de distribution plutôt qu’à augmenter la puissance disponible pour chaque unité d’habitation. C’est le cas à Kharikhola où la nouvelle centrale connecte 567 nouvelles maisons sur le VDC voisin de Jubhing. De même, le projet d’augmenter la puissance de la centrale de Thame devrait avoir pour effet de raccorder de nouveaux lodges construits sur le chemin de trek du camp de base de l’Everest, situés aux limites de trois systèmes hydroénergétiques différents (Thame, Tengboche et Pangboche).

* * *

35 Dans ces conditions quelles évolutions et solutions sont-elles envisageables ?

36 La construction de nouvelles centrales en série sur des torrents déjà équipés, turbinant une même eau plusieurs fois, permettrait d’augmenter la puissance installée disponible pour les villageois. Mais il faut pour cela que les conditions topographiques s’y prêtent.

37 L’interconnexion de réseaux jusque-là juxtaposés est une autre solution qui aurait l’avantage de distribuer plus efficacement l’énergie sur l’ensemble du territoire. Mais cela implique une reconfiguration du cycle hydrosocial, dans lequel les modalités de

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distribution et de gestion de l’énergie devraient être repensées à une autre échelle. Cela suppose, aussi et surtout, une plus grande coopération entre les acteurs locaux du territoire et la volonté de mettre en place des modes de gouvernance plus équitables.

38 L’ultime solution, sans doute la plus efficace mais aussi la plus « prométhéenne », consisterait à installer sur la Dudh Koshi un barrage hydroélectrique, objet technique le plus symbolique associé à l’hydroélectricité. Le projet est à l’étude, mais soulève un certain nombre de questions techniques liées au régime torrentiel de cette rivière puissante et à la taille des sédiments qu’elle transporte pendant la mousson. À cela s’ajoute la question de la forte sismicité de la région, dont témoigne le dernier tremblement de terre (7,9 sur l’échelle de Richter) qui l’a secouée en avril 2015, sans cependant affecter les microcentrales existantes. De plus, même si ces problèmes techniques pouvaient être surmontés, la mise en place d’un tel dispositif hydrotechnique entraînerait une reconfiguration complète du cycle hydrosocial, lié au changement d’échelle inévitable qu’induit l’implantation d’une technologie aussi avancée. Se poserait alors la question du maintien des infrastructures actuelles : viendraient-elles en appui au barrage en période de haute consommation ? Seraient- elles interconnectées pour cela ou bien abandonnées et/ou démantelées ? Enfin, la possible irruption d’acteurs politiques plus puissants, se surimposant aux instances locales de gestion pour contrôler la distribution et la tarification de l’énergie (sans doute plus élevée, au moins dans un premier temps), pourrait engendrer une reconfiguration de la place et du jeu des acteurs locaux dans la gestion de leur territoire. Un autre temps du cycle hydrosocial lié à l’irruption d’un nouvel objet technique s’ouvrirait alors, où le temps de la source serait mis potentiellement en concordance avec celui de la ressource.

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RÉSUMÉS

Cet article analyse les reconfigurations territoriales liées à l’introduction de la micro- hydroélectricité dans le cycle hydrosocial de la région touristique de l’Everest, où l’usage du bois est strictement réglementé (Parc national de Sagarmatha). De nombreuses microcentrales de puissance et de qualité inégales sont nées d’initiatives locales soutenues par des acteurs variés, opérant à différentes échelles. L’analyse de l’inscription spatiale de la chaîne des infrastructures montre que ce dispositif technique s’insère dans un cycle hydrosocial désormais commandé par l’activité touristique qui a amélioré les conditions de vie de la population ; et que le passage de l’eau (source) à l’énergie (ressource), a révélé et généré des inégalités socio-spatiales.

This article analyses the territorial reconfigurations related to the introduction of micro- hydropower in the hydrosocial cycle of the tourist region of Everest, where the use of wood is strictly regulated (Sagarmatha National Park). Numerous micro-power stations of varying power levels and unequal quality are the result of local initiatives supported by a variety of actors, operating at different scales. The analysis of the location of the infrastructure chain shows on the one hand that this technical device fits into a hydrosocial cycle now controlled by the tourist activity that has improved the living conditions of the population; on the other hand, the transition from water (source) to energy (resource), has revealed and generated socio-spatial inequalities.

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INDEX

Mots-clés : objet et dispositif techniques, micro-hydroélectricité, cycle hydrosocial, inégalités, tourisme, Népal Keywords : technical object and device (system), micro-hydropower, hydrosocial cycle, inequalities, tourism, Nepal

AUTEURS

VÉRONIQUE ANDRÉ-LAMAT

Véronique André-Lamat est géographe. Ses travaux portent sur les représentations et la gestion de la nature et de l’environnement, sur l’analyse de l’action publique (modalités de production, référentiels/modèles, production des connaissances, rapport de domination, zonage) ainsi que sur les enjeux de développement territorial. UMR Passages 5319 CNRS/Université Bordeaux- Montaigne/Ensap Bordeaux/Université de Bordeaux/UPPA, Maison des Suds. [email protected]

ISABELLE SACAREAU

Isabelle Sacareau mène depuis 30 ans des travaux sur le tourisme en Himalaya. Elle a été responsable scientifique de l’ANR pluridisciplinaire Preshine (Pressions sur la ressource en eau et en sol dans l’Himalaya népalais) de 2013 à 2018. UMR Passages 5319 CNRS/Université Bordeaux- Montaigne/Ensap Bordeaux/Université de Bordeaux/UPPA. [email protected]

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Sous les gölet, les forages. Infrastructures d’irrigation et trajectoires des territoires de l’eau dans la région d’Izmir (Turquie) Beyond the gölet, the tubewells. Irrigation infrastructure and trajectories of waterscapes in the Izmir region (Turkey)

Selin Le Visage et Marcel Kuper

Nous tenons à remercier Stéphane Ghiotti et Kévin de la Croix pour leurs suggestions sur une première version de l’article, et les deux relecteurs anonymes pour leurs conseils.

Objets techniques et territoires

1 En 2012, le ministre turc des Forêts et des Affaires hydrauliques, V. Eroğlu, lance un programme national d’aménagement hydraulique de l’espace rural : « 1 000 gölet en 1 000 jours ». Les gölet sont des réservoirs collinaires formés par des petits barrages sur rivières d’une dizaine à une trentaine de mètres de haut. Leur construction vise la transition d’une agriculture pluviale à une agriculture irriguée moderne et productive (modern, verimli tarım), notamment dans les espaces ruraux non inclus dans les périmètres de grande hydraulique. L’objectif annoncé est d’augmenter les capacités de stockage d’eau du pays de 750 millions de mètres cubes pour irriguer 170 000 hectares supplémentaires (DSI, 2016). Une transition vers des systèmes d’irrigation sous pression, comme le goutte-à-goutte ou l’aspersion, est attendue : l’objet gölet doit permettre une meilleure efficience dans l’utilisation de l’eau et la production de cultures commerciales. Ce programme s’inscrit ainsi dans la continuité d’un engagement fort de l’État turc dans le développement de l’irrigation (Le Visage et al., 2018), où l’infrastructure reste au cœur de la modernisation des territoires ruraux (Akbulut et Adaman, 2013 ; Hommes et al., 2016). La planification des projets par l’administration hydraulique a été top-down, mais la gestion des gölet ne peut être

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transférée qu’à des coopératives d’irrigation, des municipalités de district ou des autorités de village, ce qui implique de négocier avec les acteurs locaux susceptibles de prendre en charge cette gestion (Le Visage et al., 2018).

2 Ces projets supposés augmenter les superficies irriguées du pays ont souvent été implantés dans des villages où les agriculteurs irriguaient déjà grâce aux eaux souterraines depuis 30 ou 40 ans. L’appropriation des nouveaux ouvrages peut donc être très différente d’un village à l’autre. L’action descendante de l’aménageur (Faggi, 1990 ; Bethemont, 2009 ; Adamczewski-Hertzog et al., 2017) et les pratiques quotidiennes des irrigants dans des espaces vécus, socialisés (Marié, 1992) amorcent différentes formes de territorialisation, comprise comme la « mise en place d’une organisation et d’une structuration nouvelles et spécifiques, matérielles ou idéelles, d’une portion d’espace par un groupe social » (Ghiotti, 2006 : §3). Ce sont les croisements répétés entre ces différentes formes de territorialisation qui façonnent le territoire dans le temps, selon les acteurs impliqués dans ces processus, leurs motivations et leurs représentations individuelles et collectives du territoire. Cet article montrera comment les objets techniques permettent d’étudier le caractère dynamique de territoires en constante transformation.

3 Premièrement, nous soulignerons leur rôle dans le façonnage des territoires de l’eau. C’est à travers les infrastructures que les acteurs accèdent, utilisent et contrôlent les ressources en eau (Wateau, 2002 ; Riaux et al., 2014). Elles matérialisent les modes d’organisation sociale et les processus de territorialisation à travers l’appropriation et l’organisation des espaces. G. Bouleau (2017 : 218) souligne l’intérêt du concept de cycle hydrosocial (Linton et Budds, 2014) pour montrer comment « les infrastructures et les usages inscrivent matériellement dans le paysage des structures de domination qui modifient le cycle de l’eau et ses conditions sociales d’accès ». Ainsi, « étudier la matérialité revient à approfondir l’imbrication du social et du matériel » (Aubriot, 2013 : 124), à s’intéresser aux contraintes pratiques et physiques de l’irrigation comme aux représentations associées, soit à la part d’idéel du territoire (Ivars et Venot, 2018). Deuxièmement, en prenant les objets techniques comme entrée, nous montrerons qu’ils révèlent les formes de territorialités existantes, comprises dans une perspective relationnelle comme le rapport à l’eau, mais aussi comme les rapports sociaux autour de l’eau (Aubriot, 2004 ; 2013). Des marquages de l’espace accompagnent l’appropriation de nouvelles infrastructures et révèlent l’évolution des pratiques et représentations de l’eau par les acteurs (Ripoll et Veschambre, 2005). La manière dont les ouvrages s’ancrent localement souligne l’importance des continuités dans l’histoire sociale de l’irrigation (Ciriacy-Wantrup, 1969 ; Marié, 1984 ; Hamamouche et al., 2017).

4 Le territoire constitue un espace de négociation à l’interface de l’action collective et de l’action publique, entre des dynamiques de développement local et des politiques publiques (Caron, 2017). Un rapprochement peut être fait entre cette acception relationnelle de la territorialité et le concept de territoire hydrosocial, qui permet d’appréhender la diversité des configurations territoriales qui existent simultanément et se superposent sur un même espace (Hommes et al., 2016). Celui-ci est politique, façonné aussi bien par l’eau et les infrastructures que par les relations sociales et de pouvoir. Il s’agit donc d’y appréhender la dynamique de ces relations autour de l’eau. Une récente précision du concept de territoire hydrosocial va dans ce sens : « Les territoires s'entendent comme des arrangements socio-naturels contestés, composés d'éléments matériels, sociaux et symboliques entrelacés [...]. Cette approche ne considère pas les territoires

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comme des espaces délimités par des frontières physiques fixes, mais se concentre sur la façon dont les gens s'engagent continuellement dans des pratiques de délimitation. Dans les territoires hydrosociaux, la construction d'infrastructures hydrauliques est un exemple à la fois d'établissement de limites et de connexion, canalisant les flux d'eau pour relier (ou perturber) les lieux, les personnes et les pratiques1 » (Hommes et al., 2019 : 85). Cette conception est très parlante avec le cas des gölet, objets à la dimension scalaire singulière dans la mesure où ils font partie d’un programme d’aménagement national tout en étant implantés au niveau le plus local, dans un millier de villages. Ainsi, l’étude du caractère dynamique des territoires hydrosociaux à travers les ouvrages d’irrigation permet de réaffirmer i) le dépassement de l’opposition entre matériel et idéel, ii) l’importance de la dimension temporelle, iii) l’intérêt d’étudier les pratiques des acteurs localement pour incarner la dimension spatiale des rapports sociaux.

5 Pour illustrer le rôle des infrastructures hydrauliques dans le façonnage des territoires ruraux, nous détaillerons le cas de deux villages de la région d’Izmir, où des gölet ont été construits. Dans l’un, l’arboriculture irriguée repose sur une gestion collective de l’eau souterraine par une coopérative d’irrigation. Dans l’autre, la multiplication de forages individuels, permettant un accès à l’eau souterraine, a permis de développer un maraîchage commercial indépendamment du grand périmètre irrigué de la région. Dans les deux cas, le forage avait accompagné une évolution plus ou moins rapide des systèmes agraires avant l’arrivée du gölet. Cependant, ces villages ont eu des trajectoires très différentes autour de ce même objet forage, puis autour du gölet. Leur comparaison montrera donc la manière dont l’histoire sociale des territoires se lit dans les dynamiques récentes autour de l’irrigation.

6 Nous présenterons d’abord la grille de lecture proposée pour appréhender le caractère dynamique des territoires, ainsi que les deux villages étudiés. Puis nous expliquerons la place des objets techniques forages et gölet dans le développement de l’irrigation en Turquie, et décrirons les ruptures dans les pratiques agricoles et les continuités dans les modes d’organisation autour des forages dans chacun des villages. Nous exposerons les territorialités révélées par la façon de s’approprier le gölet et la manière dont les pratiques s’ancrent dans des territoires avec une histoire. Nous montrerons enfin que des continuités dans l’histoire sociale de l’irrigation n’appellent pas au déterminisme au regard de l’hybridation continuelle de différentes formes d’irrigation dans le façonnage des territoires hydrosociaux. Cet article souligne ainsi l’importance d’étudier les processus dynamiques de territorialisation pour sortir d’une vision figée ou idéalisée des territoires de l’eau.

1. Cadre d’analyse et cas d’étude

1.1. Idéaux-types des formes d’irrigation et grille de lecture des dynamiques territoriales

7 Trois paradigmes de gouvernance de l’eau agricole insistent respectivement sur la place prépondérante de l’État dans les projets hydrauliques (Bethemont, 2009 ; Molle et al., 2009), l’importance de l’action collective dans la gestion communautaire de l’eau (Ostrom, 1990 ; Kadirbeyoğlu et Özertan, 2015), et l’irrigation individuelle régie par le marché (Llamas et Martinez-Santos, 2005 ; Shah, 2010). Ces trois tendances ont aussi bien marqué les travaux de recherche que les actions des décideurs politiques et

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bailleurs de fonds (Kuper, 2011). Une grille de lecture des modes d’organisation sociale pour l’irrigation s’est ainsi constituée, en distinguant la gestion administrative étatique, la gestion communautaire et l’irrigation privée (tableau 1).

Tableau 1. Les modes de gestion de l’irrigation : trois idéaux-types

Gestion étatique Gestion communautaire Irrigation privée

Tendances Supervision Communautés Groundwater economy, associées administrative villageoises, coopératives entreprises agricoles

Eau publique, Représentations du Facteur de production responsabilité Bien commun statut de l’eau échangeable étatique

Grands périmètres Retenues collinaires, Forages privés Ouvrages irrigués : barrages, réseaux de forages individuels canaux, drainages collectifs

Droits non clairement Droits pour les membres Droits d’eau définis, foncier de la communauté, Pas de droits d’eau variable transmissibles

Redevances (par ha/ Contributions (travail/ Paiements (souscription/ Paiement culture) argent) consommation)

Poids financier ; Décalages entre les règles Stratification sociale et relations avec les et les pratiques ; économique accélérée, Problématiques associations reproduction d’inégalités exclusion des plus d’irrigants sociales pauvres

Source : à partir de Ruf, 2000 ; Kuper, 2011

8 Nous avons mobilisé ces idéaux-types pour lire l’évolution de l’histoire sociale de l’irrigation et expliquer pourquoi la rencontre avec un même objet technique, le forage puis le gölet, a été si différente dans les deux villages étudiés. Toutefois, ces idéaux- types peuvent masquer des superpositions de ces modes de gestion sur un espace donné. Nous avons donc prolongé cette grille de lecture pour que la comparaison réalisée prenne en compte le caractère complexe et dynamique des territoires dans les villages étudiés. La figure 1 montre comment l’étude des modes d’organisation sociale pour l’irrigation a été complétée par l’étude de l’évolution des dimensions spatiale, économique et politique des territoires.

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Figure 1. Critères utilisés pour lire les dynamiques territoriales

9 Cet article s’appuie sur un travail qualitatif de 15 mois du premier auteur dans la région d’Izmir entre 2015 et 2018. Pour avoir une idée des modalités de mise en œuvre des projets de gölet dans les espaces ruraux, une dizaine de villages concernés ont été explorés. Ils ont été choisis d’une part selon s’ils avaient déjà une expérience de l’irrigation ou non, collective ou individuelle, à partir d’eau souterraine ou de surface, et d’autre part selon le type d’acteurs ayant repris la gestion du gölet. Par la suite, deux monographies ont été réalisées grâce à des séjours de plusieurs semaines chaque année dans deux villages : Bağyurdu avec une organisation ancienne de l’irrigation par le biais d’une coopérative ; Emiralem où plusieurs projets de gestion collective de l’irrigation avaient échoué. Des entretiens ouverts ont été menés avec les agriculteurs sur les pratiques agricoles et d’irrigation, et pour retracer les trajectoires d’exploitations dans le temps. Des entretiens ouverts et semi-directifs sur l’évolution des activités agricoles de la région ont été menés avec des muhtars (autorités de villages), des représentants de coopératives d’irrigation, d’associations d’irrigants, de chambres d’agriculture, du ministère de l’Agriculture et de la métropole d’Izmir. Enfin, des entretiens sur le transfert de gestion des gölet ont été réalisés pendant quatre ans, avec des allers- retours réguliers entre irrigants dans les villages et administration hydraulique à Izmir.

1.2. Localisation et présentation des villages étudiés

10 Les deux villages étudiés se situent à proximité d’Izmir, troisième ville du pays. Emiralem se situe dans le district de Menemen, sur le fleuve Gediz dont le bassin a été aménagé par l’État pour l’irrigation en grande hydraulique. Bağyurdu se situe dans le district de Kemalpaşa, qui est traversé par le Nif, affluent du Gediz resté hors du périmètre de grande hydraulique.

11 Kemalpaşa est connu pour sa production de cerises (50 000 à 60 000 tonnes par an sur 8 500 ha) vendues dans les grandes villes du pays et à l’export (figure 2). L’irrigation au goutte-à-goutte de cette arboriculture commerciale repose sur l’exhaure des eaux souterraines. Dans dix villages du district, cette ressource a été gérée collectivement grâce à des coopératives d’irrigation qui ont permis à un grand nombre d’agriculteurs d’y accéder sans avoir à investir individuellement dans un forage.

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Figure 2. Vente de cerises pour l’export à Bağyurdu 2018

12 Celle de Bağyurdu est l’une des plus grandes, avec 800 membres et un périmètre de 700 ha. Elle permet la gestion collective de 21 forages (90 à 180 mètres de profondeur), reliés par un système de distribution sous pression : quatre employés gèrent au jour le jour les vannes en élaborant les tours d’eau à la demande des irrigants (figure 3). Entre 2012 et 2014, un gölet (0,432 Mm3 de capacité de stockage) a été construit, avec un réseau de distribution sous pression. Il est supposé irriguer 115 ha en amont du périmètre de la coopérative, qui en a très vite récupéré la gestion.

Figure 3. Coopérative d’irrigation à Bağyurdu

Source : S. Le Visage

13 Aménagé pour l’irrigation à partir de 1938, le bassin du Gediz a été sélectionné en 1994 comme projet pilote pour un transfert de gestion de l’irrigation à dix associations

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d’irrigants. Parmi celles-ci, les associations Menemen Rive Gauche (16 500 ha) et Menemen Rive Droite (6 365 ha) gèrent les deux canaux primaires qui dérivent l’eau depuis le régulateur d’Emiralem, construit entre 1939 et 1944 (figure 4).

Figure 4. Emiralem, officiellement dans la grande hydraulique

Source : S. Le Visage

14 Malgré sa localisation près des canaux, le village d’Emiralem n’a été incorporé à ce périmètre de grande hydraulique que dans les années 1990, celui-ci ayant d’abord été développé pour les grandes production de coton situées en aval. Les agriculteurs d’Emiralem n’ont toutefois pas utilisé l’eau des canaux et ceux-ci ont été retirés en 2012 : l’utilisation intensive de l’eau souterraine avait déjà permis le développement de l’irrigation dans le village. Une multitude de forages individuels, associés à l’utilisation du goutte-à-goutte et d’intrants, a accéléré le développement d’un maraîchage intensif toute l’année, permettant jusqu’à quatre récoltes par an sur des parcelles de superficies inférieures à 0,5 ha. Emiralem est connu pour sa production de fraises (près de 3 000 tonnes sur moins de 100 ha, figure 5). L’utilisation de serres permet de décaler les calendriers de ventes et d’assurer de plus hauts revenus. Dans ce village qui s’est émancipé de la grande hydraulique, un gölet (1,37 Mm3) a pourtant été construit pour irriguer 212 ha et n’a ensuite pas été utilisé dans les conditions dictées par l’aménageur.

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Figure 5. Installation de serres pour la production de fraises, qui seront ensuite associées à des poivrons, à Emiralem 2018

15 À Bağyurdu comme à Emiralem, nos entretiens avec les irrigants ont montré que la nouvelle ressource offerte par les gölet est perçue positivement : « C’est de l’eau propre. L’eau du Gediz est polluée. Tu es venue quand elle sentait mauvais la dernière fois, non ? Alors que là, ce n’est pas comme ça. C’est de l’eau de pluie. » (Ö., maraîcher d’Emiralem). « Pomper l’eau coûte cher. Vraiment, c’est très cher. Avec l’eau du gölet, c’est gratuit, il n’y a pas besoin d’énergie, l’eau vient d’elle-même ! » (S., secrétaire de la coopérative de Bağyurdu).

16 Toutefois, le processus de transfert de gestion du gölet n’a pas du tout été le même dans les deux villages. Pour mieux comprendre l’appropriation des objets techniques « forage » et « gölet », il faut replacer leur développement respectif dans un contexte plus large grâce à un rapide cadrage historique des modèles d’irrigation en Turquie, puis en retraçant les trajectoires locales qui ont conduit aux organisations sociales actuelles pour l’irrigation.

2. Comprendre la place des objets techniques : continuités et ruptures dans les trajectoires d’irrigation au niveau national et au niveau local

2.1. Modèles d’irrigation et politiques de développement en Turquie

17 L’irrigation a gardé une place importante pour l’État turc, malgré de nombreux changements dans l’histoire institutionnelle de la gestion de l’eau et du développement de l’irrigation. Les années 1950 à 1980 ont vu un développement important de la mobilisation des eaux de surface avec la construction de grands barrages et de grands

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périmètres irrigués. Cet investissement massif dans la grande hydraulique s’est fait par l’intermédiaire du DSI (Devlet Su Işleri, l’administration en charge des « Travaux hydrauliques de l’État »). Dans les années 1990, la Turquie s’est engagée dans un transfert de gestion de l’irrigation, notamment des grands périmètres du DSI aux associations d’irrigants, pour satisfaire les conditions imposées par les principaux bailleurs de fonds, (Kibaroğlu et al., 2012). Se conformant officiellement aux nouveaux paradigmes internationaux de la gestion participative de l’irrigation, le DSI n’a en réalité jamais abandonné son cœur d’activité de planification et de construction hydraulique (Le Visage et al., 2018). Ainsi, le programme des « 1 000 gölet en 1 000 jours » s’inscrit dans la poursuite d’une approche technocratique du développement de l’irrigation par les infrastructures. Une fois les grands barrages construits, la relève a été prise par les gölet (figure 6), qui rendent visibles l’implication du gouvernement dans le secteur agricole et perpétuent l’action du DSI dans l’augmentation des surfaces irriguées.

Figure 6. Gölet de Bağyurdu 2016

18 En Turquie, les surfaces irriguées par les eaux souterraines sont passées de 100 000 ha en 1978 à plus de 600 000 ha irrigués en 2012 (DSI, 2014). Comme dans nombre de pays, ces surfaces ont probablement été sous-estimées du fait de la multiplication de nombreux puits et forages non déclarés (Llamas et Martinez-Santos, 2005). Souvent privés, ils sont faits à l’initiative d’agriculteurs et non plus de l’État ou de la communauté (figure 7). Toutefois, le rôle des coopératives d’irrigation est particulier en Turquie. Le DSI leur apporte une aide technique et financière et peut suivre au moins en partie l’utilisation de cette ressource grâce à la gestion collective de la distribution d’eau souterraine et de la collecte de redevances à l’échelle du village : quelques forages collectifs déclarés restent plus faciles à contrôler que d’innombrables pompes individuelles éparpillées dans le paysage. En 2014, ces coopératives permettaient d’irriguer 480 000 ha selon le DSI.

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Figure 7. Forage d’un maraîcher à Emiralem 2018

19 Sur le terrain, différentes formes d’irrigation se rencontrent quand les gölet du DSI sont construits là où les agriculteurs ont déjà acquis une véritable expérience de l’irrigation. À Bağyurdu et à Emiralem, les systèmes agricoles étaient étroitement liés à l’utilisation de l’eau souterraine, quoique les forages y aient bouleversé les territoires locaux de manière très différente.

2.2. Le forage dans la continuité d’une irrigation communautaire pour une nouvelle arboriculture commerciale

20 À Bağyurdu, la gestion de l’eau souterraine pour l’irrigation des cerisiers est collective. Nous allons voir que la coopérative d’irrigation a évolué dans le temps autour des forages, que son implantation a été facilitée par une utilisation collective antérieure de l’eau de rivière, puis que l’appropriation du gölet par la coopérative a été facilitée par cette organisation collective.

21 Avant l’utilisation d’eaux souterraines à Bağyurdu, la vallée était plantée de vignes et l’élevage occupait une place importante2. L’irrigation des vignes dépendait de deux petites rivières, l’une asséchée dès mai, et l’autre, sur laquelle se trouve désormais le gölet, vers juin ou juillet. L’eau était acheminée via des canaux en terre, bétonnés par la suite : « C’était limité, en fonction des saisons. Et les vignes demandaient moins d’eau. Au plus, irriguer une fois tous les 20-25 jours devait suffire » (M., employé de la coopérative d’irrigation). Elle servait aussi au fonctionnement de deux moulins et d’un hammam dans le village. C’est la municipalité qui en gérait la distribution, ainsi qu’un ouvrage de dérivation construit en 1972 par le Topraksu – ancien organisme de développement rural. Il y avait donc déjà une organisation collective pour l’irrigation avant la constitution de la coopérative d’irrigation à Bağyurdu. Celle-ci a été créée en 1971-1972

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par un agriculteur, Orhan Atalay, pour obtenir un réseau d’irrigation à partir de forages. Il s’agissait d’une initiative d’abord isolée, considérée singulière et sans adhésion collective. Suite à ses demandes répétées auprès d’autorités locales, le DSI a finalement réalisé 17 forages en 1975-1976 et fourni une pompe qui envoie encore aujourd’hui de l’eau sur une zone sans forage. Cette pompe est appelée « cœur » par les employés de la coopérative, signe de la place désormais centrale de l’eau souterraine dans le village, spatialement et symboliquement.

22 L’étude de l’histoire du village a permis d’expliquer comment Orhan Atalay a pu imaginer le potentiel d’une coopérative d’irrigation à Bağyurdu. En aval du village, où la rivière de Bağyurdu rejoint la rivière Nif, il existait déjà dans les années 1970 quelques rares puits peu profonds pour abreuver le bétail et arroser quelques pêchers. Selon lui, il devait donc aussi y avoir de l’eau sous le périmètre actuel de la coopérative situé entre le village et cette zone. De plus, des cerisiers existaient en bordure des vignes dans les parcelles proches de la rivière ou des canaux d’irrigation. L’idée d’une arboriculture intensive irriguée par les eaux souterraines s’est donc développée sur la base de pratiques déjà existantes, quoique limitées : la gestion collective de l’eau du village en amont, l’utilisation de puits en aval et la présence de cerisiers près du village.

23 L’action de la coopérative a été modeste jusqu’à ce que le système de distribution d’eau soit opérationnel. Le périmètre irrigué a été développé autour de deux systèmes liés : 1) les forages dans la vallée ; 2) les ouvrages de dérivation transférés par la mairie pour irriguer la partie amont du périmètre jusqu’à l’étiage printanier. Les canaux ont été abandonnés une fois ces ouvrages branchés directement au réseau de distribution des forages. Dans les années 1980, les agriculteurs ont massivement rejoint la coopérative et la conversion de la vigne vers les cerisiers a pris de l’ampleur. Après avoir présidé la coopérative d’irrigation, Orhan Atalay est devenu maire à la fin des années 1990. Il a mené d’autres projets comme l’établissement d’un marché de la cerise pour faire venir les entreprises exportatrices à Bağyurdu – marché comme il en existe désormais dans les différents villages de Kemalpaşa.

2.3. Le forage, clé d’une irrigation privée et d’un maraîchage intensif

24 Les irrigants d’Emiralem ont rapidement su utiliser l’eau du nouveau gölet construit dans le village, mais de façon informelle, sans s’organiser en coopérative comme le demandait l’administration hydraulique. Il faut comprendre le rôle central du forage dans une irrigation privée individuelle, et l’alternative qu’il représente face à des projets d’irrigation collective imposés d’en haut et perçus comme peu adaptés au système maraîcher existant.

25 L’ancien village pastoral d’Emiralem était situé à proximité de l’actuel gölet : les habitants passaient neuf mois dans les hauteurs et trois mois l’été dans la vallée quand les abords du Gediz étaient moins gorgés d’eau. Des puits peu profonds et de petites pompes manuelles (tulumba) étaient utilisés dans la plaine. Des fruits et légumes y étaient produits l’été pour l’autoconsommation, ainsi que des fraises locales dites ottomanes (osmanlık çilek) vendues à Izmir. Le village ne s’est vraiment installé dans la plaine que dans les années 1960. Un ensemble d’hypothèses a pu être formulé sur la transition du pastoralisme au maraîchage : une baisse de la rentabilité de l’élevage à cause du prix de la viande et des restrictions des zones de pâture pour la protection

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d’espaces forestiers, et l’arrêt de l’ennoiement de terres en hiver suite aux ouvrages de grande hydraulique sur le Gediz.

26 Dans les années 1960-1970, les puits se creusaient à de faibles profondeurs, avec de l’eau à moins de 10 mètres de profondeur. À la fin des années 1960, des moteurs russes à essence ont été introduits à Emiralem par une coopérative agricole et diffusés grâce à un système de crédit public. Ceux-ci, et les moteurs turcs dits pancar3, permettaient de pomper environ 30 m3/h à de faibles profondeurs. D’autres modèles diesel4, moins chers que l’essence, ont été adoptés par la suite. Les premiers moteurs électriques sont apparus dans les années 1980, raccordés au réseau domestique des maraîchers. Ils se sont généralisés dans les années 1990 avec l’adoption de pompes submersibles (dalgıç pompa). Plus faciles à utiliser et moins chères, ces pompes ont permis d’aller chercher l’eau plus profond lorsque le niveau des nappes a commencé à baisser. « Il y a 10 ans, on pompait encore à 30 m. Maintenant, j’ai ma pompe à 60 m de profondeur » (M., maraîcher). L’accès à l’eau souterraine n’étant autorisé que jusqu’à dix mètres, une pratique courante était de déclarer le creusement d’un puits alors qu’un forage était réalisé. L’évolution progressive des moteurs et des pompes a finalement conduit au passage du puits au forage dans les années 1990 et permis de basculer, comme ailleurs, vers un modèle d’agriculture plus intensive (Fofack et al., 2018).

27 Toutefois, la multiplication des forages profonds s’explique aussi par la demande croissante en eau dans un système maraîcher qui s’intensifie. En 1981, l’État a favorisé la création d’une coopérative d’irrigation pour irriguer avec l’eau du Gediz, pompée par quatre moteurs électriques près du régulateur d’Emiralem. Cette eau était acheminée sur les terres situées près des versants en amont du village, tandis que les puits individuels motorisés irriguaient la plaine proche du Gediz. La disponibilité de ces deux ressources a permis d’intensifier la production maraîchère, mais des problèmes de gestion de la coopérative ont empêché la réparation des turbines qui fonctionnaient 24 heures/24 : « Certains payaient quatre fois plus que l’eau utilisée, d’autres rien. Ils ont mangé l’argent ! Alors quand les turbines ont cassé, personne n’a payé. C’est resté sous les dettes. La coopérative a coulé, c’est tout » (O., muhtar du quartier Yayla, maraîcher).

28 De plus, la décennie 1990 a été marquée par des sécheresses importantes. Certaines terres sur les versants n’ont plus été irriguées et les forages profonds non déclarés se sont multipliés. La multiplication des forages privés pour répondre à une demande croissante en eau s’explique donc aussi par l’échec d’une coopérative d’irrigation installée avec l’aide de l’État, qui avait permis d’accélérer la transition vers un maraîchage intensif. Quand Emiralem a été incorporé dans le périmètre de grande hydraulique, les maraîchers n’avaient déjà plus besoin des canaux délivrant gravitairement l’eau du Gediz. Avec les forages profonds, l’adoption du goutte-à-goutte, les premières serres, ainsi que la construction d’une halle de vente à chambre froide au sein même d’Emiralem, les années 1990 ont vu s’affirmer un modèle agricole intensif. Les maraîchers peuvent irriguer quand ils le souhaitent et ont un rapport très fort à leur forage. Certains ont réalisé des analyses de qualité d’eau pour se distinguer des associations d’irrigants qui utilisent « l’eau sale du Gediz » (M., maraîcher), le fleuve étant pollué par les activités agricoles en amont du bassin versant et les industries de Manisa. Ils sont fiers de cette agriculture qu’ils maîtrisent, bien loin de l’activité pastorale de l’ancien village.

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29 À Bağyurdu comme à Emiralem, les formes de l’irrigation et les systèmes de production agricole ont évolué conjointement. L’arrivée des forages a favorisé un basculement vers des productions commerciales dans les deux villages étudiés, bien que l’organisation sociale autour des eaux souterraines diffère. À Bağyurdu, la coopérative a hérité d’une gestion communautaire de l’eau du village et a progressivement adapté ses règles de fonctionnement et ses infrastructures. Le territoire y a été façonné en acquérant une réalité sociale, une épaisseur sur plusieurs décennies (Marié, 1984). À Emiralem, il existe une autre forme de territorialité autour de l’eau. Les maraîchers ont conscience d’avoir acquis une expérience fine d’un maraîchage rentable, et l’eau à laquelle ils accèdent individuellement leur a permis de s’émanciper de la grande hydraulique.

3. L’appropriation des objets techniques s’inscrit dans des trajectoires longues d’irrigation

30 Les sections qui suivent traitent de la captation de nouvelles ressources puis de l’adaptation technique des infrastructures par les irrigants. Ces changements, dans leur matérialité, sont autant de formes de marquage qui accompagnent les processus d’appropriation (Ripoll et Veschambre, 2005) et révèlent des territorialités différentes autour de l’eau (Aubriot, 2004 ; Hommes et al., 2016).

3.1. Captation stratégique du gölet selon des territorialités différentes

31 À Bağyurdu, la coopérative d’irrigation s’est déclarée intéressée par la gestion du gölet dès sa construction. Une partie des terres du projet était déjà irriguée par la coopérative, quoiqu’en dehors de son périmètre officiel. Par ailleurs, malgré sa réputation de coopérative stable dans la région, l’extraction des eaux souterraines engendrait des dépenses électriques croissantes. Face au coût de fonctionnement élevé des forages, l’eau de surface est devenue une ressource convoitée à Kemalpaşa. Enfin, la gestion du gölet serait aussi stratégique pour la coopérative à moyen terme : la construction d’un barrage d’une capacité prévue de 25 Mm3 a débuté en 2017 dans le village voisin de Yiğitler et le périmètre irrigué du projet devrait concerner trois villages dont celui de Bağyurdu. Quoique le mode de gestion du barrage n’ait pas encore été discuté officiellement, les représentants de la coopérative de Bağyurdu ont plusieurs fois souligné que le gölet constituait une première expérience de la gestion collective de l’eau de surface à partir d’un barrage, grand ou petit, comme sa voisine à Yiğitler. La coopérative a finalement réussi à se positionner favorablement auprès du DSI pour l’utilisation du gölet, qu’elle gère depuis 2016 (Le Visage et al., 2018).

32 À Emiralem, personne n’a officiellement repris la gestion du gölet bien que les maraîchers perçoivent l’eau du gölet comme propre, peu coûteuse et compatible avec l’utilisation du goutte-à-goutte. Le DSI a demandé la création d’une coopérative une fois le gölet construit en 2014, sans succès : « La coopérative, ce n’est pas pour nous. On en a eu une et on a vu comment ça s’est passé » (U., maraîcher). Lors des entretiens, les irrigants soulignaient aussi le temps nécessaire à la gestion d’une coopérative alors que le système maraîcher est déjà très chronophage et exigeant en main-d’œuvre. C’est une grande différence avec l’arboriculture de Bağyurdu. Sans compter que l’utilisation des

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forages individuels présente une alternative aux conditions imposées pour utiliser le gölet. Le DSI s’est tourné en vain vers différents acteurs locaux susceptibles d’en reprendre la gestion (Le Visage et al., 2018), puis a finalement laissé les irrigants irriguer gratuitement dans l’espoir qu’ils créent ensuite une coopérative. Ceux-ci ont acheminé l’eau jusqu’à leurs parcelles et économisé sur l’utilisation de leurs forages jusqu’à ce que le gölet soit vidé en quelques mois. En 2018, la situation était inchangée : les irrigants n’avaient toujours pas créé de coopérative et utilisaient l’eau du gölet de manière informelle.

33 Ces deux exemples montrent, premièrement, la dimension politique des processus de territorialisation. Les territoires hydrosociaux sont façonnés par les conditions matérielles de l’irrigation comme par les relations de pouvoir existantes (Hommes et al., 2019). À Bağyurdu, des arrangements ont été facilités par les intérêts convergents de la coopérative et du DSI autour de la possibilité d’une irrigation rapide et effective, contraints par des objectifs respectivement locaux et nationaux. À Emiralem également, l’ouvrage a fini par répondre à son objectif d’irrigation bien que les relations soient plus tendues et que les négociations continuent. Ces cas illustrent l’articulation possible, mais toujours renégociée, entre différentes logiques territoriales autour d’un espace donné (Caron, 2017).

34 Deuxièmement, la captation de la ressource a été différente dans les deux villages. À Bağyurdu, la coopérative a assuré une gestion collective de l’eau de la retenue et le paiement d’une redevance par les irrigants – soit des conditions idéales selon le DSI. À Emiralem, les maraîchers ont utilisé l’eau de manière informelle et irrigué leurs parcelles quand ils le souhaitaient. Dans les deux cas, l’utilisation du gölet dépend de celle préexistante de l’eau souterraine, collective ou individuelle (tableau 2). Elle révèle une continuité dans les modes d’organisation autour de l’irrigation (Ruf, 2000 ; Kuper, 2011). Bağyurdu rappelle le modèle de gestion communautaire avec une eau perçue comme un bien à partager, qu’elle soit de surface ou souterraine : « l’eau du village » gérée par le muhtar est devenue « l’eau de la coopérative du village » avec des droits et règles d’accès définis pour ses membres. Cet exemple va dans le sens de l’hypothèse d’une « mémoire des institutions » selon laquelle de nouvelles institutions de gestion de l’eau souterraine sont implantées plus facilement là où existait déjà une agriculture irriguée grâce à la dérivation et la distribution collectives d’eau de surface (Ciriacy- Wantrup, 1969 ; Hamamouche et al., 2018). La gestion des forages par la coopérative a été favorisée par l’existence préalable d’une irrigation collective à partir de l’eau de surface, puis a facilité celle du gölet. Emiralem rappelle le modèle d’irrigation privée, et notamment la groundwater economy décrite ailleurs (Shah, 2010). L’eau y est vue comme un facteur de production auquel on accède sur sa parcelle grâce à un forage lui-même privé. La gestion collective d’eau de surface a été imposée par des projets « tombés du ciel » (Riaux et al., 2014) : l’ancienne coopérative, l’association d’irrigants, puis le gölet. Mais c’est bien autour de l’eau souterraine qu’on trouve une continuité, dans l’adoption des moteurs et des pompes, dans le passage du puits au forage et au goutte-à-goutte. Il y a aussi une continuité dans les relations tendues avec l’administration hydraulique, qui a toléré le développement silencieux de cette irrigation rentable (Llamas et Martinez-Santos, 2005) tout en essayant régulièrement d’y amener de nouveaux projets. Le territoire a été façonné autour d’une économie agricole basée sur l’accès privé aux nappes.

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Tableau 2. Description des villages avec les critères de la comparaison des trois idéaux-types de l’irrigation

Critères Bağyurdu Emiralem

Statut de l’eau Bien à partager Facteur de production privé

Forages collectifs toute l’année ; Forages privés toute l’année ;

périmètres supposés irrigués par l’eau Ouvrages irrigation saisonnière avec les ouvrages de surface (associations d’irrigants et de dérivations et le gölet gölet)

Membres de la coopérative Pas de droit d’eau pour l’eau Droits d’eau Transmissibilité des droits à la vente des souterraine. Pas de droit d’eau défini parcelles en 2018 pour le gölet

Paiement individuel de l’électricité des Contributions selon la durée des tours forages. Redevance dans l’association Paiement d’eau et les superficies irriguées d’irrigants. Pas de paiement de l’eau du gölet en 2018

Faibles redevances lors des mauvaises Baisse des nappes et coût des forages : années pour la cerise, risque difficultés pour ceux produisant moins Problématiques d’endettement de la coopérative avec le coût des forages Gölet vidé en deux mois

Source : à partir de Ruf, 2000

3.2. L’adaptation technique du gölet au-delà du périmètre-projet

35 Les projets planifiés par le DSI ne couvrent qu’une petite partie des terres agricoles des deux villages. L’eau du gölet est une ressource limitée et les irrigants ont choisi de l’utiliser au-delà de ces périmètres pendant deux à quatre mois seulement, avant de poursuivre avec les forages. À Bağyurdu, le gölet a permis d’irriguer la zone couverte par la pompe cœur, très coûteuse car alimentée par trois forages. À Emiralem, son utilisation étendue vide le gölet rapidement chaque année, mais réduit les coûts pour plus de propriétaires de forages individuels. Dans les deux cas, les irrigants ont opéré de nombreuses adaptations techniques au projet proposé et l’infrastructure a été remodelée pour répondre aux besoins existants.

36 La coopérative de Bağyurdu a facilement intégré cette nouvelle ressource à son périmètre irrigué. Les forages et anciens ouvrages de dérivation y étaient connectés par un même système de distribution pressurisé. Les employés l’ont adapté dans le temps pour organiser quotidiennement les tours d’eau jusqu’aux parcelles à la demande des irrigants. Ils ont continuellement modifié ce réseau maillé pour étendre le réseau de distribution et compenser les défaillances de pompes. Les dimensions matérielles et idéelles des processus d’appropriation sont illustrées par l’adaptation progressive du système irrigué avec l’acquisition d’une expérience fine de la gestion complexe de ce périmètre, qui combine déjà les eaux souterraines et de surface (Ripoll et Veschambre, 2005). Il a donc été facile de relier les vannes du réseau du gölet à celui de la coopérative.

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37 Il y a différentes utilisations du gölet à Emiralem. La plupart des parcelles irriguées par le gölet l’étaient déjà par les forages. Seuls ou à plusieurs, les irrigants ont raccordé une vanne du gölet à leur forage, filtre et goutte-à-goutte sur leurs parcelles. Pour les parcelles éloignées du projet, soit les irrigants avaient déjà installé un tuyau entre une parcelle avec forage et une sans, plus éloignée, et ont acheminé l’eau du gölet vers ces parcelles distantes en branchant leur forage à une vanne. Soit les irrigants ont partagé les coûts en installant à quatre ou cinq un tuyau pour acheminer l’eau jusqu’à leurs parcelles éloignées, puis y ont utilisé l’eau à tour de rôle. Enfin, les derniers irrigants à s’être branchés aux vannes étaient ceux situés de l’autre côté du canal primaire de grande hydraulique, obligés de faire passer le tuyau de manière visible au-dessus de celui-ci. Sans en avoir officiellement la gestion, les maraîchers d’Emiralem ont utilisé l’eau du gölet de manière évidente en dehors du périmètre prévu, ils en ont progressivement marqué matériellement et symboliquement l’appropriation à travers leurs branchements.

38 Dans les deux villages, la manière d’utiliser le gölet conforte donc l’hypothèse de continuités dans les modes d’organisation sociale pour le développement de l’irrigation et les modalités d’appropriation de l’eau révèlent comment les territoires sont façonnés dans le temps (tableau 3). Ce façonnage dépend de négociations ponctuelles et répétées entre différents acteurs, mais aussi d’une adaptation progressive du réseau d’irrigation avec un marquage quotidien de l’espace (Ripoll et Veschambre, 2005 ; Aubriot, 2013).

Tableau 3. Continuités et ruptures : l’impact des objets techniques sur les territoires et ce qu’ils révèlent des territorialités existantes

Forages Gölet

Transformation des paysages Eau de surface comme Dimension spatiale hydroagricoles, extension des complément dans le réseau des territoires périmètres irrigués d’irrigation d’eaux souterraines

Dimension Bouleversement des systèmes agraires : Pas de bouleversement dans le économique productions, finalités de vente système de production agricole

Continuité dans les modes d’organisation sociale de l’irrigation Dimension sociale et territorialités Continuité dans la captation des ressources et l’adaptation technique pour répondre aux besoins existants

Négociations avec l’administration pour Négociations des conditions de Dimension politique développer l’irrigation : aide officielle transfert : marges de manœuvre et territorialisations financière/technique ; laisser-faire pour pour une coordination plus ou un développement économique moins imposée

39 L’utilisation des gölet est récente et certaines évolutions sont encore possibles. À Emiralem, le DSI envisageait en 2018 le paiement de redevances à défaut de la création d’une coopérative. Par ailleurs, des irrigants constataient l’utilisation excessive par certains de cette eau « gratuite » et les premières détériorations du réseau de distribution ont révélé les limites d’un manque de coordination. Les maraîchers se sont organisés autour du muhtar pour la réparation des vannes cassées. On peut se demander si une coordination émergera ou non, et ce qu’il se passera si le DSI se ressaisit de la gestion du gölet alors que son utilisation a largement dépassé le

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périmètre initial du projet. Enfin, d’autres usages non exclusifs apparaissaient autour du gölet, comme son utilisation en aire de pique-nique ou l’introduction de poissons pour que chacun puisse pêcher. À Bağyurdu, les irrigants s’interrogeaient sur les effets positifs ou négatifs du futur barrage de Yiğitler sur la recharge des nappes dans la vallée et donc sur les forages. De plus, l’avenir des coopératives concernées par ce barrage dépendra de la capacité de négociation des acteurs locaux (employés de la coopérative, muhtars, notables, etc.) avec les ingénieurs du DSI qui envisageaient la création d’une association d’irrigants pour sa gestion. Les formes d’irrigation continuent ainsi d’évoluer autour de l’implantation, l’utilisation et l’adaptation des objets techniques.

Conclusion : territoires, territorialités et territorialisations autour de l’eau

40 Le programme d’aménagement national « 1 000 gölet en 1 000 jours » avait pour objectif de développer les espaces ruraux en modernisant l’agriculture turque, soit l’augmentation des superficies irriguées en favorisant l’irrigation sous pression pour la production de cultures commerciales. Comme souvent dans les projets de développement de l’irrigation portés par les acteurs publics, « la vision initiale des aménagements a été technique » (Adamczewski-Hertzog et al., 2017). Le territoire-projet est pensé par l’aménageur pour répondre à des contraintes politiques et à une recherche d’efficacité, donc dans une logique d’hydraulique productive et stratégique (Faggi, 1990). Toutefois, des gölet ont été implantés là où les irrigants avaient déjà une expérience longue de l’irrigation grâce aux forages, sur des territoires de l’eau déjà existants au sens d’espaces construits socialement (Marié, 1984 ; 1992). Sur les deux espaces étudiés, l’arrivée du gölet a été une entrée intéressante pour révéler les trajectoires longues de l’irrigation et les (re)configurations hydrosociales sur la durée (Linton et Budds, 2014 ; Hommes et al., 2019). Elle a ainsi souligné l’importance de la dimension temporelle des territoires hydrosociaux. L’étude de leur caractère dynamique à travers les objets techniques réaffirme aussi le dépassement nécessaire de l’opposition entre matériel et idéel pour mieux appréhender la dimension spatiale des rapports sociaux. L’évolution de la matérialité de l’irrigation révèle les rapports mouvants des sociétés à l’eau et aux espaces marqués par l’eau (Aubriot, 2004 ; 2013 ; Ruf, 2000). L’utilisation des forages puis du gölet a mis en évidence des continuités dans les modes d’organisation sociale autour de l’irrigation, dans les institutions (règles et arrangements sociaux pour la gestion de l’eau) comme dans les représentations de l’eau (eau de l’État, bien commun à partager, facteur de production privé). L’appropriation même de l’eau et de l’espace est à la fois matérielle et idéelle : elle n’est pas seulement revendiquée lors des négociations directes entre aménageurs et irrigants, mais aussi via la production de signes matériels grâce à la captation et l’adaptation technique des objets (Ripoll et Veschambre, 2005).

41 Les acteurs ont donc des attentes variées quant aux fonctions de l’espace agricole et de l’eau. Certains cherchent à légitimer l’action publique localement et à contrôler des espaces à « forte charge symbolique » (Ghiotti, 2006) – on pensera aux tentatives successives d’aménagement hydraulique d’Emiralem, où l’agriculture est intensive et dynamique, mais les irrigants émancipés de la grande hydraulique. Les irrigants cherchent à conserver une certaine indépendance et participent à une production de

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l’espace via l’appropriation des ouvrages d’irrigation. Toutefois, ces différentes logiques territoriales se rencontrent et s’influencent mutuellement, elles ne sont pas figées. On l’a vu à Bağyurdu où la coopérative négocie régulièrement un appui technique et financier du DSI depuis sa création, et à Emiralem où des usages non exclusifs du gölet ont émergé. Les continuités observées dans les modes d’organisation sociale autour de l’irrigation n’empêchent pas une évolution des territorialités dans le temps. L’utilisation d’idéaux-types des grandes formes de l’irrigation, de gestion administrative étatique, communautaire ou privée, permet d’appréhender différentes logiques territoriales (Ruf, 2000 ; Kuper, 2011), mais il y a bien une hybridation continuelle de ces modèles sur le terrain. Les cas étudiés ont montré que la territorialisation n’était pas top-down ou bottom-up, mais que le façonnage des territoires tenait de l’articulation de différentes territorialités et des négociations entre l’action publique et les actions privées et individuelles (Caron, 2017 ; Hommes et al., 2016). L’idée d’un territoire-projet qui va simplement rencontrer un territoire vécu préexistant présente donc une vision trop figée à un moment donné. Les territoires « préexistants » ne se sont pas auto-construits, le développement de l’irrigation du village ne s’est pas fait de manière endogène, comme l’ont montré les nombreuses relations des muhtar ou représentants de coopératives avec d’autres villages et différents représentants des sphères administratives et politiques. Il faut donc reconnaître le caractère complexe et dynamique des territoires hydrosociaux en s’intéressant aussi aux relations supra-locales de pouvoir (Aubriot, 2013). Plutôt que de se concentrer sur des territoires de l’eau idéalisés, il convient d’insister sur les processus continus de territorialisation, les rencontres récurrentes entre différents acteurs et leurs intérêts au cours de trajectoires longues d’irrigation. Les objets hydrauliques façonnent les territoires et les révèlent à la fois, il est donc important de les considérer plus largement en tant qu’objets à la fois techniques, sociaux et politiques.

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NOTES

1. « territories are understood as disputed socio-natural arrangements, consisting of interlaced material, social and symbolic components […]. This approach does not see territories as spaces delimited by fixed physical boundaries but focuses on how people continuously engage in boundary-making practices […]. In hydrosocial territories, constructing water infrastructure is an example of both boundary making and connection making, channelling water flows to link (or disrupt) place, people and practices. » 2. En 2018, il restait moins de 20 familles pratiquant l’élevage avec une dizaine de têtes seulement. 3. Moteur de fabrication turque créé à la fin des années 1950 par N. Erbakan (professeur de génie mécanique avant d’avoir accédé au pouvoir de juin 1996 à juin 1997 avec le parti islamiste Refah). Il a été rebaptisé pancar motor (moteur betterave) après sa diffusion dans le milieu agricole et sur les petits bateaux de pêche. 4. Notamment de marques Superstar, Lister, Wisconsin.

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RÉSUMÉS

En 2012, l’État turc a lancé un vaste programme de construction de « 1 000 gölet en 1 000 jours » pour augmenter les surfaces irriguées. Toutefois, on constate que ces petits réservoirs collinaires, transférés à des groupements d’agriculteurs, sont souvent implantés là où les agriculteurs irriguent déjà à partir de l’eau souterraine et que, d’un village à l’autre, leur appropriation est très différente. L’article étudie le rôle d’infrastructures d’irrigation dans la reconfiguration des territoires ruraux dans deux villages de la région d’Izmir. Dans le premier, on observe, dans l’utilisation de forages collectifs puis du gölet, une continuité d’irrigation communautaire pour une arboriculture commerciale. Dans le second, des forages privés ont permis de développer un maraîchage intensif et cette irrigation individuelle se poursuit dans l’utilisation informelle de l’eau du gölet. L’article montre que les objets techniques, dans leur matérialité, façonnent et révèlent des trajectoires territoriales jamais figées, toujours en mouvement.

In 2012, the Turkish state launched a nation-wide program, « 1,000 gölet in 1,000 days », to increase irrigated areas. However, these gölet (small hillside reservoirs), which are to be transferred to farmers’ organizations, are often implemented in areas where farmers already irrigate from groundwater, and from one village to another, their appropriation is very different. The article examines the role of irrigation infrastructure in the reconfiguration of rural territories in two villages in the Izmir region. In the first village, there is a continuity of community irrigation, that materializes in the collective use of boreholes and now of the gölet, for commercial arboriculture. In the second village, private wells have made it possible to develop intensive horticulture, and this individual irrigation continues through the informal water use from the gölet. The article shows that technical objects, in their materiality, shape and reveal territorial trajectories that are never static.

INDEX

Keywords : groundwater, hydraulic planning, irrigated agriculture, small-dam, territorialities, water management Mots-clés : agriculture irriguée, aménagement hydraulique, eau souterraine, gestion sociale de l’eau, objet technique, retenue collinaire

AUTEURS

SELIN LE VISAGE

Selin Le Visage est doctorante en géographie à l’université Paris Nanterre (UMR LAVUE) et au Cirad (UMR G-EAU). Ses recherches portent sur les institutions locales de gestion de l’eau et la construction des relations État-société lors de la mise en œuvre de projets d’irrigation en Turquie. [email protected]

MARCEL KUPER

Marcel Kuper est chercheur HDR en sciences de l’eau au Cirad, UMR G-Eau (Montpellier), et professeur associé à l’IAV Hassan II à Rabat (Maroc). Il s’intéresse aux acteurs, institutions et

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infrastructures des systèmes irrigués. [email protected]

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Canaux anciens et puits récents : usages de l’eau d’irrigation, identité et territoire dans le Haouz (Maroc) Old channels and new wells : Uses of irrigation water, identity and territory in the Haouz (Morroco)

Violaine Héritier-Salama

1 Les objets techniques liés à l’eau sont une entrée privilégiée pour l’appréhension des relations entre une société et son environnement. Non comme « témoins objectifs », mais comme entrée d’une anthropologie par la culture matérielle où ils « aident à prendre en compte la multiplicité des acteurs intervenant dans un contexte particulier d’actions et de significations » (Julien et Rosselin, 2005 : 43-44). L’ethnologie s’est attachée depuis longtemps à décrire avec minutie comment la gestion de l’eau s’inscrit dans un contexte socioculturel large (Geertz, 1983 ; Bédoucha, 1987 ; Wateau, 2002 ; Aubriot, 2004 ; Battesti, 2005…), relativisant certains déterminismes dans l’appréhension des réseaux de production. Parallèlement, la déconstruction de la séparation moderne entre « nature sauvage » et domaine de l’espèce humaine par Latour ou Descola, entre autres, revisitait la relation entre sujets et objets (Julien et Rosselin, 2005).

2 Les personnes, leurs actions, les objets techniques et une multitude d’autres éléments (l’eau, la terre, les plantes…) sont ainsi pris dans un cycle infini de causalités réciproques que la notion de cycle hydrosocial permet de résumer (Budds et Linton, 2014). Ce cycle, qui n’est pas clos et peut aboutir à une modification de tout ou partie de l’ensemble, implique de prendre en compte la dimension temporelle. Une focale portée sur les objets, pouvant tout autant être véhicules de nouveauté que témoins du passé, permet de mettre en exergue certains de ces mécanismes.

3 À travers un exemple de la plaine de Marrakech, je propose d’analyser ici comment l’utilisation conjointe de deux types d’objets techniques, des canaux et des puits motorisés, illustre une certaine coconstruction dans le temps d’un terroir irrigué et d’un groupe social. Cet article s’attachera ainsi à explorer, sur la longue durée et dans les pratiques quotidiennes, comment l’hydraulique est liée aux dimensions

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d’appropriation et d’identité qu’implique la notion de territoire (De Biase et Rossi, 2006 : 21-22). Il mettra également en avant l’importance des types de cultures dans le cycle hydrosocial, intimement liées aux objets techniques permettant (ou non) leur irrigation.

Le lieu, entre terroir et territoire

4 Aghmat occupe une terrasse alluviale près du débouché de l’oued Ourika au nord du Haut Atlas. Cité abandonnée à la fin du Moyen Âge, c’est maintenant une commune rurale du Haouz, l’arrière-pays de Marrakech. Ses limites administratives s’étendent en plaine et sur les piémonts, mais cette étude se concentre sur le terroir d’irrigation intensive du toponyme historique, en fond de vallée (figure 1). Par terroir, j’entends un lieu où l’on rencontre une forme donnée d’agriculture (Robin, 2006). Ici, il s’agit d’une alliance de céréaliculture et d’arboriculture s’étendant sur plusieurs communes, tandis que des pépinières de plantes ornementales et fruitières se concentrent plus précisément à Aghmat.

Figure 1. Le terroir d’Aghmat et ses canaux

1. Mesedfa, 2. Tawâlt, 3. Tasûlṭant, 4. Agellid/Tasûlṭant qdîma, 5. Tamentaḫt, 6. Tasûlṭant rûmiya

5 Dans ce milieu semi-aride, l’irrigation se fait depuis l’oued par des canaux de dérivation appelés « séguias » (sâgiya, targa)1, par des galeries drainantes menant l’eau à la surface par gravité, appelées « sources » (ᶜayîn) ici et « khettaras » (ḫaṭṭara) vers Marrakech, et par un nombre grandissant de puits motorisés. À l’exception de quelques domaines de plusieurs dizaines d’hectares, le parcellaire y est très morcelé (entre 0,5 et 5 ha)2, parsemé d’habitations. Plus en aval et en plaine, la polyculture laisse davantage de

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place aux céréales, avec un couvert arboré de moins en moins dense, des parcelles plus étendues, un maillage de l’habitat plus lâche.

6 L’identité aghmatienne se concentre elle aussi dans la vallée, dans une trentaine de « douars » (hameaux) dispersés autour du bourg historique qui abrite marché, commerces, mosquée et bâtiments administratifs3. Les habitants y revendiquent la culture en pépinière comme leur spécialité et entretiennent d’intenses relations d’interconnaissance. Ils se rattachent plus généralement, par l’appartenance au lieu, au groupe des Mesfiwa qui se déploie à l’est jusqu’aux premiers piémonts de l’Atlas, en opposition à celui des Ûrika occupant la partie amont de la vallée. Cette opposition constitue l’une des dernières manifestions d’une organisation tribale ayant joué un rôle de premier plan dans les conflits de l’époque moderne4 et coloniale pour la maîtrise de l’eau et du foncier. La tribu (qbîla) constituait alors une unité administrative, politique et identitaire, avant tout territoriale, servant d’interface par le biais du caïd entre communautés locales et état, au sein de la société composite d’alors (Pascon, 1977 ; Bonte, 2010 [1991]). Ses segments (Ayt [X]) servent encore à présent à désigner les tours d’eau, bien qu’on n’en trouve aucune correspondance dans la société, en termes de parenté, d’institution ou de territoire. Les enjeux actuels se situent davantage autour d’une réorganisation interne des ressources, avec la constitution d’une classe moyenne rurale qui tente de vivre au mieux d’une agriculture indépendante peu mécanisée.

Une enquête pluridisciplinaire

7 Les modalités individuelles et collectives de gestion de l’eau d’irrigation qui se déploient dans ce contexte sont l’objet d’une recherche de doctorat en anthropologie5 qui associe ethnographie et longue durée (archéologie, histoire). Durant neuf mois de terrain répartis entre 2015 et 2018, j’ai mené des enquêtes ethnographiques sur les pratiques et discours associés à la captation et au partage de l’eau, à l’accès au foncier et aux différents modes d’agriculture, et plus généralement aux relations sociales et de parenté6. Dans la lignée de l’archéologie des espaces agraires, j’ai aussi prospecté le territoire et sondé les canaux7, avec une focale pleinement diachronique. Ces données complètent des éléments de mémoire locale et archivistiques8 pour appréhender la formation du terroir actuel depuis la naissance du réseau hydraulique au Moyen Âge (Cressier, 2006 ; Héritier-Salama, 2018).

8 Deux focales permettront ici d’appréhender comment, dans une certaine mesure, l’eau, le territoire et le groupe social se produisent mutuellement. Le temps long sera d’abord mobilisé pour analyser la place des objets techniques liés à l’eau dans cette constitution d’un territoire agricole et social, s’insérant dans un cycle hydrosocial régional. Dans un second temps, les canaux et les puits seront analysés à l’aune des pratiques contemporaines dans un cycle hydrosocial plus quotidien, à l’échelle des individus.

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1. Canaux et puits, objets techniques essentiels dans la configuration d’un territoire et de son cycle hydrosocial

1.1. Installation progressive des séguias et élaboration d’un territoire

9 Mis en place progressivement entre le Xe et le XIXe siècle, le réseau irrigant Aghmat sur la rive gauche de l’oued comprend à présent cinq séguias de 10 à 30 km de long9 (figure 1 et 2). Complétant les travaux de Pascon (1977), Cressier (2006) et Navarro Palazòn (2013), mes recherches permettent d’en restituer la chronologie (Héritier- Salama, 2018). Au Moyen-Âge, les séguias Mesedfa, Tawâlt et Tasûlṭant, alors bien plus larges, alimentent une ville et son terroir, occupés par les Ûrika. Les sondages y ont révélé des profils profonds et complexes, avec des remblais comportant du matériel céramique médiéval et moderne. Le réseau aurait aussi été redirigé vers Marrakech (fondée en 1070 par les Almoravides pour remplacer Aghmat comme capitale) dès le XIIe siècle, par l’extension de la séguia Tasûlṭant jusqu’au domaine horticole de l’Agdal. Cela lui vaudra son nom, forme berbérisée de l’Arabe ṣulṭa « autorité, sultan » (tandis que Tawâlt peut faire référence à un tour d’eau oral).

Figure 2. Le réseau hydraulique d’Aghmat dans son contexte régional et historique

1. Mesedfa, 2. Tawâlt, 3. Tasûlṭant, 4. Agellid/Tasûlṭant qdîma, 5. Tamentaḫt)

10 Après l’abandon de la ville médiévale au XVe siècle et une diminution drastique de la population (Héritier-Salama et al., 2016), Tasûlṭant garde sa fonction. À partir du XVIIIe siècle toutefois, Aghmat entre dans le territoire des Mesfiwa, en conflit permanent avec

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le pouvoir central (et leur allié, le caïd des Ûrika) au sujet de cette séguia. Il est probable que l’on doive à ces tensions la deuxième séguia Tasûlṭant qui contourne en amont le périmètre de la première, sans doute lors de la restauration de l’Agdal vers 1840 (Deverdun, 1959 : 527-528, Pascon, 1977 : 168-174). Deux sondages montrent en effet son caractère relativement récent, avec un profil peu profond et peu évolué, sans niveaux stratigraphiques anciens.

11 La duplication de ce nom a été à l’origine d’une confusion entre les différentes Tasûlṭant. Mentionnée dans les documents du début du XXe siècle comme Tasûlṭant arḍ (« territoriale »), par opposition à la qualité « tribale » (qbîla) de la première (Pascon, 1977), elle devient aussi Tasûlṭant l-qdîma (« l’ancienne ») lorsque les colons en installent une troisième (Tasûlṭant rûmîya, « celle des étrangers »). Elle est maintenant dénommé Targa n-ugellid (« le canal du roi ») ou Šibanîya (« celle des vieux »). La dernière des cinq séguias, Tamentaḫt, présente une configuration similaire et date sans doute de la même époque. La tradition locale la relie à El Biaz, bras droit du pacha Thami El Glaoui à la tête de la région, car elle irrigue son ancien domaine dans la plaine de Marrakech, mais toutes deux existent déjà en 191810.

12 L’ajout de la séguia Agellid vient modifier le statu quo issu de l’époque médiévale dans un contexte local de densification de la population (Capel et Héritier-Salama, 2019). Du XVIIIe jusqu’au XXe siècle, on perçoit en effet une multiplication et une dispersion des hameaux d’habitation, parfois dus à des populations immigrées, devenant le centre de terroirs villageois souvent dotés de sources collectives. En voulant contourner ce secteur, Agellid élargit le périmètre irrigué et y augmente indirectement les possibilités d’irrigation (« achat de la paix sociale » par les aménageurs ou détournements – Pascon, 1977 ; Ennaji et Herzeni, 1987). La toponymie, le parcellaire et la mémoire des habitants gardent en outre la trace de domaines agricoles de type latifundiaire appartenant à des notables locaux, dont les plus récents se développeront dans le contexte colonial. Alliant arboriculture (oliviers, agrumes) et céréaliculture (blé, orge), ils disposent de sources privées qui complètent, en été, les jours d’eau que leur puissance foncière leur permet de revendiquer dans les séguias. Les prospections archéologiques réalisées dans les douars bénéficiaires des sources et leur identification par les habitants à des individus ou des groupes précis, suggèrent que c’est à cette période qu’ont été creusées la plupart des khettaras d’Aghmat11, façonnant la base du territoire actuel et de son terroir.

1.2. L’impact local d’objets techniques éloignés

13 Le protectorat français entreprend ensuite de réguler l’accès à l’eau, déclarée bien public, en fixant les droits indigènes tout en dégageant de nouveaux droits pour les colons (Ruf et Kleich-Dray, 2018 : 4-5, 7-11). Les conflits répétés avec les tribus, les intérêts du pacha, alors locataire des jardins de l’Agdal, et la volonté de créer de nouvelles terres de colonisation amènent l’administration coloniale à entreprendre en 1933 l’installation de la Tasûlṭant rûmiya12. Elle est censée remplacer Agellid et sa prise d’eau est située en amont des autres séguias. Elle ne passe plus sur le territoire mesfiwa d’Aghmat, mais sur celui du caïd d’Ourika, leur allié, puis rejoint une séguia de l’oued Rheraya pour approvisionner Marrakech et les terres de colonisation « Aghouatim Tassoultant ».

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14 Un décret fixant le partage de l’eau de l’oued entre les différentes prises13 se traduit techniquement par l’installation de vannes réglées par un garde des eaux. La nouvelle Tasûlṭant dispose de la moitié de l’eau en période d’étiage (débit inférieur à 2 000 l), puis de 1 000 à 1 200 l. Parmi les séguias d’Aghmat, seule Tamentaḫt possède une part définie. Les autres, rassemblées sous la dénomination « séguias aval », n’ont accès à l’eau qu’une fois l’amont pourvu, et la « vieille » Tasûlṭant en terre, remplacée, n’est plus censée être mise en eau14. Cette baisse de dotation en eaux de surface amorce le déclin des sources et exacerbe les tensions autour de l’eau des séguias, et les correspondances des gardes des eaux15 montrent que les ponctions ou détournements sont courants sur le réseau. Le cheikh local, Bûjân, ou le pacha El Glaoui continuent entre autres à mettre Agellid en eau, et les autorités coloniales peinent à faire respecter la prédominance de la nouvelle Tasulṭant.

15 L’arrivée de la grande hydraulique vient toutefois progressivement bouleverser les enjeux régionaux (Pascon, 1977 ; Bouderbala et al., 1984 ; Tanouti, 2017 ; Ruf et Kleiche- Dray, 2018). Des barrages sont construits dans les vallées atlasiques, et le projet d’un « canal de rocade » collectant leur eau pour irriguer en continu la périphérie de Marrakech et les grands périmètres est achevé après l’indépendance (Busch, 2012 ; Tanouti, 2017). C’est dans ces secteurs (notamment en aval d’Aghmat) que se concentrent les investissements et la politique étatique.

16 L’importance politique accordée aux canaux de dérivation devient caduque, et la gestion locale de ces eaux « oubliée » (Ruf et Kleich-Dray, 2018 : 13), bien que certains domaines y possèdent toujours d’importantes parts. Dans l’ensemble de la région, les politiques agricoles n’ont cessé de creuser les écarts entre les exploitations modernes de la « bourgeoisie foncière » et les petites exploitations vivrières (Kemmoun et al., 2004 : 2-3 ; Tanouti, 2017 : 147-148). Non approvisionnée par la grande hydraulique, Aghmat est restée à l’écart des grands investissements libéraux. Malgré la ponction effectuée par la séguia coloniale, les séguias restent toutefois en eau, et le désintérêt des grands investisseurs pour ce secteur permet une répartition de l’eau et des terres entre de plus petits propriétaires, en faisant une sorte de zone refuge pour les « petits » agriculteurs. De fait, les débits des séguias ne sont plus mesurés ni surveillés, les domaines sont en partie loués ou achetés par des fermiers, petits propriétaires et ouvriers agricoles, ou par des citadins16, et Agellid se voit dotée d’un tour d’eau calquant celui des séguias voisines, bien que le traité de 1934 soit toujours la référence officielle du partage. Aghmat devient ainsi l’une des zones rurales pauvres « à développer » où l’État n’intervient que de loin dans l’hydraulique, comme soutien ponctuel ou médiateur.

17 Promu pilier du plan Maroc vert pour le développement économique des zones rurales, le développement renouvelé de la PMH17 s’y traduit dans les années 2000 par le cuvelage des séguias en béton armé et la reconstruction des ouvrages de tête dans le cadre d’un programme américain d’aide au développement (Programme Millennium Challenge Account, Seatco et Somadring, 2009), puis poursuivies par la commune. Des associations d’irrigants sont créées, répondant à la demande d’une politique plus participative par les bailleurs de fonds internationaux (Ruf et Kleich-Dray, 2018), mais resteront peu actives. La forme des ouvrages de tête et la taille des canaux (entre 1,20 m et 2 m de large pour 0,80 m à 1 m de profondeur) sont alors plus standardisées, mais le volume d’eau capté dépend toujours des capacités de mobilisation des irrigants pour l’entretien et la surveillance du canal d’amenée, qu’il faut recreuser après chaque crue.

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À l’irrégularité du débit de l’oued s’ajoute ainsi celle de la proportion d’eau captée par chaque séguia au cours d’une même saison, comme le montrent les débits mensuels enregistrés entre 2000 et 2008 (Scet-Scom et al., 2009 : 20).

1.3. Les puits motorisés, instruments de l’économie locale

18 Parallèlement, comme dans les cultures coloniales, les puits motorisés se sont multipliés, remplaçant les quelques norias existantes et complétant les sources, dont la fragilité des galeries, la baisse relative du niveau de la nappe et l’évolution du contexte agricole ont souvent provoqué l’abandon. Offrant de l’eau en été, ils permettent d’abord le développement des oliveraies (voire d’autres fruitiers)18. Certains agriculteurs parmi les mieux dotés en eau car situés dans les zones bordant l’oued19 initient alors une activité de pépiniéristes. Familiers de l’arboriculture, mais ne possédant pas forcément de vastes terrains, ils se tournent vers ce mode de production où ce ne sont plus les fruits, mais les pieds qui sont vendus, en réponse à la demande de ces plantations. Avec le développement de projets immobiliers de villégiature aux alentours de Marrakech, le spectre de leurs productions s’élargit aux plantes d’agrément (palmiers, platanes, eucalyptus, peupliers, cèdres, lauriers, rosiers, hibiscus, bougainvilliers…).

19 Le développement économique de la région permet la généralisation, dans les années 1990, de l’investissement dans les puits motorisés par les petits propriétaires, suivant le désengagement de l’État dans la gestion des eaux de surface (Ruf et Kleich-Dray, 2018). Le lieu y est particulièrement propice, puisque les aquifères sont situés à moins de 20 m de la surface (Tanouti, 2017 : 194). Après un engouement passager pour la culture de la verveine20, le modèle des pépinières est copié massivement, souvent par une première phase d’essai au milieu des oliveraies comme dans les cultures étagées des oasis (Battesti, 2005). Bien que les agriculteurs se plaignent maintenant d’un moindre rendement face à la multiplication des concurrents, ce mouvement est toujours en cours21.

20 Cette reconversion, dont le puits est l’instrument essentiel, a une visée économique. Sans eau en été, il est impossible de faire perdurer le stock d’arbres et donc de lui faire prendre de la valeur (un palmier d’une dizaine d’années atteint 2 000 dirhams (DH) (180 €) ou plus). Avec peu d’eau, les arbres survivront mais pousseront plus lentement, de la même manière qu’une récolte d’olives n’est bonne que si les arbres ont suffisamment été arrosés. Or ce mouvement est porté par une génération de trentenaires et de quarantenaires soucieux d’avoir un rendement étalé dans l’année, et non plus seulement au moment des récoltes. Cette forme d’agriculture, et le commerce dont elle fait l’objet, génèrent nombre de tâches quotidiennes ou ponctuelles qui fournissent autant de « petits boulots » à une main-d’œuvre jeune et nombreuse (figure 3) : réalisation de semis, arrosage, désherbage, arrangement des parcelles d’exposition, transport des plants et des arbres, et enfin vente des produits.

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Figure3. Le travail en pépinière, entre architecture de terre et de plastique. Le chemin délimite les portions de parcelle louées par deux frères. Les tuyaux proviennent de leurs puits respectifs

21 Ce nouveau métier, qui s’apprend en travaillant pour d’autres ou par simple imitation du voisin, peut s’exercer en à-côté sur de très petites exploitations, comme être développé sur de grandes surfaces au fil des générations, en collaboration entre frères ou cousins (mais presque toujours pour son propre compte). Cette spécialisation collective se lit très bien à travers la répartition des pépinières dans le terroir. D’abord concentrées en bordure de l’oued, où l’aquifère est à faible profondeur, les pépinières et leurs puits se sont déployés plus à l’ouest, vers le souk et la route, afin de gagner en visibilité et d’accéder à de plus grandes parcelles.

22 C’est en effet autour de son marché aux plantes, qui se tient durant l’hiver, qu’Aghmat s’est construit une réputation régionale. Il s’agit d’un espace d’exposition des espèces vendues par les pépiniéristes, dans un va-et-vient perpétuel de pick-up et de triporteurs. Saad22, par exemple, y vend surtout des plantes décoratives en gros (jumla), pour un revenu annuel de 20 000 à 30 000 DH (environ 1 850 à 2 750 €)23. « Ici c’est comme la Bourse, les prix montent et descendent en fonction de la demande. Ce qui est cher maintenant, c’est l’olivier, le caroubier, et l’amandier », explique-t-il en 2017. La clientèle vient « [du] Maroc tout entier, Casa[blanca], Rabat, tout le nord. Tout le pays. Ouarzazate… » : des négociants exportent les « plantes du chaud » cultivées à Aghmat dans l’ensemble du pays (oliviers, fruitiers, palmiers, ibiscus, bougainvilliers, plantes grasses, rosiers…) et y importent les « plantes du froid » cultivées dans la région de Casablanca et Rabat. Revendues localement par les pépiniéristes, elles devront être protégées des fortes chaleurs et arrosées abondamment.

23 Condition sine qua non à toute activité agricole à visée marchande, les puits motorisés ont donc été à la fois l’instrument et le résultat d’un nouvel épisode du cycle hydrosocial, dans une reconfiguration partielle, mais notable en investissement humain et hydraulique, du terroir agricole qui dessine aussi un territoire social d’interconnaissances. Les pépinières représentent ainsi une manière locale et originale de transformer l’eau en argent. Si elle prend le pas sur l’agriculture « traditionnelle »

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aux rendements moins réguliers, en étant issue de la société locale et en bénéficiant à une grande partie de ses membres, elle semble s’opposer presque point par point au processus de dépossession néolibéral mis en exergue par Swyngedouw (2003).

1.4. Interconnexion des objets techniques et du territoire

24 Les séguias, puits et sources participent ainsi intimement à l’évolution au long cours du cycle hydrosocial : par leur mise en place, le territoire s’est modifié, tout comme les groupes sociaux, les rapports de force et les modes de culture. L’histoire des séguias montre comment les enjeux d’accès à l’eau par différents types d’acteurs ou de collectifs s’organisent autour d’un objet technique. La modification continue de la répartition spatiale et sociale de l’eau d’irrigation qu’elle éclaire permet de poser les jalons d’une approche historisée et politique de la constitution d’un territoire (Mosse, 1997).

25 Creusés ou appropriés par des acteurs puissants, les canaux sont des espaces de possibilité variables pour d’autres acteurs et permettent de réviser l’idée d’une gestion de l’eau traditionnelle avant tout locale et autonome (Ruf et Kleich-Dray, 2018). Le conflit entre la tribu des Ûrika et des Mesfiwa, qui peut sembler structurel, s’inscrit par exemple dans une configuration tardive de l’accès à l’eau. Comme ailleurs au Haouz durant le XIXe et le début du XXe siècle, le statut étatique ou tribal d’une même séguia varie dans le temps, et se joue à travers sa dénomination. L’introduction de vannes matérialise le partage colonial, mais le garde des eaux constitue une nouvelle possibilité de négociation, tandis que les séguias en terre acquièrent, par opposition au canal bétonné, un caractère d’intemporalité (Bédoucha, 1987 : 293-295) (qui servira ensuite à légitimer le droit à l’eau des lieux qu’elles traversent. Des objets externes au lieu (barrages, canal de rocade) entrent ainsi en jeu, comme lorsque l’ajout d’une séguia suscite une reconfiguration des alliances, des oppositions ou des représentations.

26 Dans tous les cas, les usages modifient constamment la destination initiale d’un dispositif, tout comme ceux-ci façonnent l’environnement des utilisateurs (Akrich, 2010 : 208-209). Dans cette histoire non linéaire, c’est en grande partie autour des séguias et des sources que le groupe social actuel s’est constitué (comme main-d’œuvre, fermiers ou petits propriétaires), avant d’initier une manière particulière de pratiquer l’agriculture, renvoyant à l’idée de « construction socioécologique » de Battesti (2005).

27 Or, si la possibilité d’une eau privée se généralise avec les puits individuels, ils n’offrent qu’exceptionnellement une véritable autosuffisance. Leur fonctionnement a un coût, et leur recharge ne va pas de soi – surtout dans les zones éloignées de l’oued où elle dépend en partie de l’irrigation gravitaire (Seatco et Somadring, 2009 ; Tanouti, 2017). Les oliveraies et cultures céréalières extensives, reposant encore davantage sur le recours aux eaux de surface, n’ont pas disparu et constituent encore la majorité de la surface cultivée. Quasi gratuite, l’irrigation depuis les séguias est donc toujours très mobilisée. Qu’en est-il, dans ce panorama d’objets techniques complémentaires, de l’utilisation concrète de ces deux types d’objets, des pratiques et des représentations qui leur sont associées ? À l’échelle du cycle hydrosocial quotidien, il s’agira d’interroger ici plus en détail la manipulation (mutuelle) des individus et des objets techniques.

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2. Des pratiques quotidiennes contrastées autour des puits et des canaux

2.1. Une crise de l’organisation du partage de l’eau des séguias ?

28 Pour chaque séguia, un tour d’eau (nûba, en arabe, tawala en tachelhit) régit par secteur le partage de l’eau, attachée à la terre (Bouderbala et al., 1984 ; Scet-Scom et al., 2009). Chaque secteur, de dénomination tribale dans l’énoncé du tour, mais renvoyant à un groupe de douars proches, a droit au débit total de la séguia durant 24 heures, ou 48 heures sur un cycle donné. Une partition interne en heures est effectuée entre irrigants en fonction des besoins. Toutefois, il est rare que le tour d’eau soit strictement respecté (Van Aken, 2011), et le recours à l’emploi de surveillants privés (ᶜassâs) ou d’aiguadiers (amazzal) ne suffit pas à éviter toute fraude.

29 Ce non-respect des tours d’eau est en partie motivé par les irrigants d’Aghmat par une opposition entre « petits » et « gros » exploitants : « la nûba, c’est pour ceux qui ont de la terre (bled), ceux qui irriguent. Nous, on n’utilise qu’un peu d’eau » (Amine, pépiniériste, 02/04/2016). Si on peut y lire une opposition entre pépinières et cultures céréalières ou arboricoles, cela renvoie aussi à une réalité structurelle. Les tours d’eau sont en effet calculés en fonction de la surface à irriguer, et comportent souvent d’importantes parts allouées aux domaines locaux ou productivistes, à l’aval du réseau. Ne pas respecter le tour est ainsi justifié implicitement comme une sorte de droit à l’eau.

30 À Aghmat, située en position de force en amont des séguias, la période de la validité du tour d’eau semble également se réduire dans le temps. Si les tours ne sont déclarés ouverts que lorsque le débit est régulier, l’abondance permet aussi de s’en affranchir : « quand il y a beaucoup d’eau, durant les mois 1 [janvier], 2 [février] etc., chacun prend comme il veut » (Rachid, 10/03/2015). Et dès que l’eau se fait plus rare, les ayants droit de l’aval finissent de fait par renoncer à leur droit. Les irrigants d’Aghmat ne dénient pas la prééminence des prises d’eau illégales24, et le principe « dès que tu vois de l’eau, tu la prends ! » est un leitmotiv de l’explicitation de l’accès à l’eau, quelle que soit la saison. Il rappelle le « droit à la soif » et la nécessité du vol invoqués par les agriculteurs du Jourdain (Van Aken, 2011 : 75). De même, l’efficience variable des ouvrages de tête alimente la perception d’un débit trop instable pour faire l’objet d’un partage strict (une instabilité par laquelle Geertz (1983 [1972]) expliquait déjà la compétitivité du mode d’accès à l’eau marocain).

2.2. Le lieu de négociations sociales

31 Les canaux et les dérivations constituent en fait une forme d’« objets intermédiaires » (Vinck, 1999) à partir desquels se dessinent différents cercles sociaux. Leur surveillance, l’échange d’informations sur leurs débits, l’entraide sont essentiels pour accéder à l’eau. Lorsque l’on possède des parcelles éloignées de la séguia, il faut se regrouper entre voisins ou parents pour pouvoir surveiller les différents embranchements menant à la parcelle, et sillonner à vélo ou mobylette les abords de la séguia afin d’en garantir le débit. Plus l’eau est rare et les tensions élevées, plus il faut « aller chercher l’eau à l’oued », c’est-à-dire surveiller tous les embranchements depuis la tête. Une autre solution consiste à irriguer de nuit, lorsque le flux est moins susceptible d’être repéré et détourné.

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32 À l’inverse, une fois son champ irrigué fortuitement, il est fréquent que l’agriculteur renonce ensuite à son tour. Un pépiniériste m’expliqua ainsi irriguer ses plants de vigne mercredi, puis le vendredi – un rythme incompatible avec la nûba, car il pouvait demander l’eau à quelqu’un n’en ayant pas besoin. Par contre, « payer [l’eau] est harâm (interdit) à Aghmat, même si tu lui proposes il dira non, que c’est pour les plantes » (Hamid, 11/03/2015). L’eau des séguias ne peut en effet pas s’acheter, mais l’hypothétique voisin pousse ici la courtoisie jusqu’à décharger le bénéficiaire d’une dette sociale.

33 La difficulté de refuser l’aide à un voisin est ainsi régulièrement évoquée pour les puits comme les canaux. Comme dans d’autres contextes, la bonne entente est mise en avant comme le moyen d’éviter une escalade des conflits. L’appropriation disproportionnée est mal vue, et l’idée reste au fond celle d’un partage maintenant l’équilibre entre les besoins, quitte à se faire justice soi-même. Les canaux secondaires peuvent ainsi servir à rééquilibrer la répartition entre séguias. Un après-midi de mai 2017, par exemple, la séguia Tasûlṭant étant particulièrement pleine, un irrigant en dériva une partie du flux vers Tawâlt, dont le niveau, très bas, était insuffisant pour les trois personnes devant irriguer : « Aujourd’hui, il n’y a pas de ᶜassâs (surveillant), donc on peut dériver l’eau sans concertation. D’ailleurs, ce n’est qu’une petite partie qui est prélevée, cela ne se remarquera pas vraiment sur le débit général. Et si c’est le cas, celui de l’aval viendra et fermera le canal. » Personne ne savait ici qui étaient exactement les personnes lésées, situées loin en aval, hors du cercle d’obligations sociales.

34 L’objet « séguia » ne réunit en effet l’ensemble des irrigants que pour l’approvisionnement de la tête (un problème récurrent au Maroc, cf. Bouderbala et al., 1984 : 18-19), avec une contribution au coût de la pelle mécanique restaurant le canal d’amenée. Dans certains cas, seuls quelques irrigants participent, et obtiennent un accès privilégié à l’eau – à condition d’être en capacité de la surveiller. De même, les séguias ne font pas l’objet d’un curage collectif, car les irrigants considèrent que l’eau les « nettoie d’elle-même ». Plus fréquemment, les canaux secondaires sont restaurés et entretenus par les irrigants concernés. Les alliances et appartenances se font et se défont ainsi en fonction des intérêts du moment. Les irrigants d’une séguia protesteront ensemble auprès des autorités locales contre l’accaparement de l’eau par une autre séguia, mais cela n’empêchera pas ensuite un groupe de mettre en eau un canal aux dépens d’un autre.

35 Ce fonctionnement informel s’alimente de lui-même dans une sorte de réaction en chaîne qui brouille considérablement le partage théorique, et produit in fine aussi bien des occasions que des difficultés (Pascon, 1979). L’accès à l’eau relève autant d’un jeu mêlant attention, audace, courtoisie, négociations, mauvaise foi ou discrétion que du suivi d’une règle formelle25, surtout en intersaisons où le premier arrivé est le premier servi, et certains principes alternatifs peuvent être invoqués. Ainsi, de par l’étendue du réseau, les canaux et les dérivations sont les médiateurs d’un jeu social riche et complexe, une « communauté de pratiques » (Van Aken, 2011) qui permet aux agriculteurs de s’imposer dans un contexte de concurrence, comme de créer des alliances et des liens d’obligations mutuelles. Ces échanges constituent en retour une forme de « production de localité » (Mosse, 1997).

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2.3. Du mode de production de l’eau à sa propriété

36 Cette compétitivité et le minimalisme de la gestion du réseau rappellent à maints égards le cas relaté par Geertz (1983 [1972]) dans « le sec et l’humide ». Déjà perceptibles sous le protectorat, ils ne seraient pas dus au délitement d’un partage traditionnel. Toutefois le décompte minutieux des parts d’eau et le sentiment de propriété décrits par Geertz manquent ici. Derrière le flou entretenu autour de l’accès à l’eau des canaux anciens, se lit en effet un problème de définition du groupe des ayants droit26 et une volonté probable de le reconfigurer à son profit.

37 En effet, dans l’explication de l’hydrosystème par les irrigants, l’eau des séguias est celle de l’oued, alimentée par la pluie et les neiges du Haut Atlas, et donc l’eau de Dieu (Pacon, 1979). Le statut de production (Budds et Linton, 2014) lui est dénié. La conscience de l’ancienneté du terroir d’Aghmat, qui amène à considérer le paysage agraire et ses canaux comme atemporels, et l’identification des tours par des noms tribaux sans performativité sociale accentuent ce phénomène. Ceci alimente la perception d’une eau appartenant à tous ou à personne, donc disponible, tandis que la non-remise en cause des pratiques de détournement instaure une propriété par l’usage (Van Aken, 2011).

38 La notion de propriété privée est au contraire prégnante dans la gestion des parcelles, des sources et des puits. L’eau des sources est produite par un ouvrage souterrain qu’il a fallu creuser, dont le nom identifie le ou les propriétaire(s) originel(s) ; leurs tours d’eau sont relativement respectés. Elle relève, comme celle des puits, de l’ordre de la propriété, communautaire ou individuelle. Les différences d’accès à l’eau permettent ainsi d’avancer l’idée d’un statut de l’eau différent selon l’infrastructure qui la produit, délimitant en quelque sorte un double cycle hydrosocial.

39 Le puits, à l’opposé des canaux, est un moyen d’indépendance pratique et symbolique, y compris souvent entre affins ou germains (Quarouch et al., 2014). Sa multiplication graduelle calque souvent le morcellement des parcelles lors des transmissions (comme dans certains réseaux de canaux, on peut alors y lire la généalogie des exploitants d’une parcelle – Aubriot, 2004 ; Hall, 2008). Elle est expliquée par la volonté d’éviter les conflits au sein d’une même famille, comme quand un jeune couple se construit une nouvelle maison : même entre proches, la propriété collective du puits est problématique. Lorsqu’elle perdure, c’est souvent parce que l’un des héritiers laisse son frère ou son cousin gérer sa parcelle d’oliviers contre une part de la récolte. Le puits est ainsi avant tout l’instrument technique d’une pratique agricole précise.

2.4. Une culture technique hybride à l’échelle des parcelles

40 L’outillage déployé dans l’activité des pépiniéristes renvoie à une agriculture différente de celle pratiquée jusqu’alors avec des moyens techniques simples, participant à sa vision méliorative. Outre la multiplication des puits, elle a en effet généré l’utilisation massive de brouettes, d’engins motorisés (« chariots » et « grues » permettant de déplacer les arbres), et surtout du plastique (mîka, mot qui désigne à la fois la matière et certains objets qui en sont faits). Ce dernier sert aussi bien aux tuyaux alimentant différentes zones des parcelles, aux tuyaux d’arrosage, aux bâches recouvrant les serres introduites avec cette activité, et aux sachets contenant les plantes, dont le diamètre (7 cm, 12 cm, 15 cm) sert à catégoriser la taille et le prix. Très visibles dans le paysage,

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ces objets deviennent un marqueur fort du nouveau métier : les serres parsèment les parcelles de taches blanches, les sachets remplissent les planches de culture ou sont entreposés hors-sol (et envahissent les talus, les bords de pistes et les recoins des parcelles une fois usagés) tandis que des tuyaux courent dans les canaux en terre (figure 3).

41 Dans une moindre mesure, cet outillage se déploie en retour dans la simple arboriculture et dans le réseau gravitaire, et le cuvelage en ciment des séguias réduit la distance entre les deux univers techniques. Les mesref (canaux secondaires) sont souvent remobilisés par les irrigants qui y installent des tuyaux privés, ne faisant parfois que doubler le réseau existant pour charrier les eaux de surface jusqu’à la parcelle. Ce procédé peut se comprendre comme un moyen d’éviter les détournements et d’invisibiliser la prise d’eau, de faciliter l’acheminement, ou de s’insérer dans la nouvelle culture technique. Comme on peut s’interroger sur son efficacité hydraulique, le débit étant plus réduit que celui du canal dédoublé et le tuyau prompt à se boucher, son avantage semble avant tout social et culturel.

42 Les tuyaux permettent aussi d’approvisionner une parcelle par un puits situé dans une autre, notamment en cas de location. Ils participent alors à une reconfiguration importante des possibilités d’exploitation des terres, et donc de l’accès au foncier. Une exploitation peut ainsi, le cas échéant, être morcelée et recomposée à l’envi en fonction des opportunités qui se présentent à l’agriculteur – tandis que la première génération de puits nécessitait au contraire un regroupement des parcelles autour du bassin où l’eau se déversait, tenant compte du sens de la pente. Il s’agit également d’un moyen de pouvoir choisir quelle eau utiliser : si les tuyaux permettent un arrosage « à la volée », au-dessus des plants, le recours à l’irrigation par planches d’eau est encore majoritaire. De la même manière, le chemin de l’eau par dérivations dans les canaux est préférablement laissé en place : s’il y a de l’eau, même peu, l’agriculteur peut en profiter facilement, par un même cheminement, en s’épargnant la planification préalable du réseau et de la ressource à utiliser – soit en « suivant » le mouvement de l’eau (Ingold, 2018).

43 Les pépiniéristes ont ainsi allié les contenants en plastique au mode d’irrigation local préexistant par planches (Bouderbala et al., 1984 ; Battesti, 2005) afin d’élaborer une gestion empirique précise et optimale de l’approvisionnement en eau, dont dépendent la croissance rapide des plantes et leur survie en saison sèche. Par exemple, les sachets de plastique permettent de vendre en été des plantes qui ne supporteraient pas une transplantation. Rachid explique qu’ils permettent dans un premier temps de conserver l’humidité autour des racines, mais qu’à long terme ces plants nécessitent un apport plus fréquent, une plante en pleine terre résistant mieux à la sécheresse. Abdelhaq précise que la serre nécessite moins d’eau, l’évaporation étant compensée par la condensation. Les pépiniéristes combinent ainsi les cultures en plastique et en pleine terre (destinées à une vente plus lointaine dans le temps), et organisent leurs semis et bouturages en fonction de la demande et des précipitations.

44 Ces savoirs montrent une attention aiguë au cycle de l’eau, à son économie et à l’adéquation avec la destination des plantes, qui relève d’une « compréhension par la pratique » où l’apprentissage est indissociable de l’action (Ingold, 2018 : 402-407). Les relations de parenté et d’amitié y jouent un rôle important. Toute une génération apprend ainsi collectivement à devenir des « irrigants individuels non connectés » (Van Oken, 2011).

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45 L’adoption de cette culture matérielle globalisée s’effectue donc selon un mode local d’utilisation de l’espace et d’organisation du travail qui ne relève pas d’une « homogénéisation » par la globalisation (Amselle, 2001). Considérer ces éléments de plastique, de terre et de ciment non plus comme des objets produits, mais comme des matériaux, que « les hommes suivent, tissant leurs propres lignes de devenir dans la texture des flux de matière qui compose le monde de la vie » (Ingold, 2018 : 310) permet de percevoir ensemble l’évolution des différents objets techniques liés à l’eau et des modes d’agriculture et d’irrigation. Pris dans un engagement dialectique, les objets sont « à la fois produits et agents du changement socio-naturel » (Linton et Budds, 2014 : 174, reprenant Swyngedouw).

2.5. Des logiques complémentaires

46 L’irrigation gravitaire et l’irrigation par les puits semblent donc s’opposer en de nombreux points et définir deux modalités de cycle hydrosocial, tout en s’influençant mutuellement. L’eau des séguias est peu prévisible, utilisée en une seule fois ou en dérobé, quasi gratuite et naturalisée. Son appropriation est temporaire, elle implique de s’entendre ou de se fâcher avec des voisins ou des inconnus. L’eau des puits est à disposition, mais plus limitée, elle a un coût, sa quantité et sa temporalité d’utilisation peuvent être modulées à l’échelle de la parcelle, sa propriété ne fait pas de doute et relève de l’entente (ou non) avec des membres de sa famille.

47 Ces deux univers se déploient parallèlement. L’entente collective est difficile pour les puits agricoles, car ils sont du ressort de la famille proche, que des conflits risquent de fractionner. Se disputer l’eau d’un canal permet au contraire l’expérimentation d’alliances ou de provocations avec d’autres acteurs. Les puits sont l’instrument d’une tendance à l’autonomie des membres d’une fratrie, qui n’empêche pas l’association contractuelle (Geertz, 1983 [1972]) ; les canaux le moyen de tester « l’entente entre voisins », de dégager des intérêts communs, soit de produire une forme de localité (Mosse, 1997).

48 Chaque domaine peut pénétrer l’autre, avec le don de l’eau du puits, ou la privatisation du cheminement des eaux de surface, tandis que la tension entre réussite personnelle et association traverse l’ensemble de la société : dans l’organisation familiale du travail (développement d’une entreprise familiale ou indépendance financière), l’habitat (modèle de la villa isolée ou groupement de maisons en douars), ou la représentation du territoire et du groupe social (entre sentiment de sécurité, et désagrément du jugement social et de la surveillance résultant de l’interconnaissance). On peut y voir le résultat d’un « branchement » (Amselle, 2001) permettant à cette société de se rattacher à sa manière à la culture agricole nationale moderniste portée par le plan Maroc vert. Les pépinières véhiculent tout un travail empirique de gestion optimale de l’eau générant une économie locale des savoirs, tandis que les canaux témoignent d’une capacité à saisir l’opportunité : deux façons de répondre à l’instabilité saisonnière des disponibilités en eau, de trouver collectivement sa place dans un marché agricole régional.

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Conclusion

49 La société d’Aghmat se construirait ainsi comme une société en réseau aux intérêts convergents, en opposition avec les villages à l’aval des séguias et à l’amont de l’oued, dont l’unité se manifeste par une spécialisation collective issue d’une circulation interne des savoirs. En « spécifiant l’environnement réel des utilisateurs » (Akrich, 2010) tout en leur donnant prise sur la production de l’eau, les objets techniques participent dialectiquement à la construction d’un terroir, d’une culture technique et d’un collectif. La notion de cycle hydrosocial permet de bien rendre compte de la manière dont ils ont participé, par couches successives, à la configuration d’un territoire habité et exploité par différents types d’acteurs, aux intérêts mouvants en matière d’eau. Réciproquement, l’histoire économique, politique et culturelle a imprimé sa marque dans l’évolution générale du réseau, et modifié les usages.

50 Toutefois, il est difficile de résumer en un seul « cycle » la pluralité des modalités d’accès, d’utilisation, de représentations, et d’enjeux se nouant autour des différents objets techniques. Mettre le cycle hydrosocial au pluriel permet de démêler les dynamiques qui se jouent en parallèle autour de différents objets. L’usage concurrentiel de l’eau des séguias (Geertz, 1983 [1972] ; Van Aken, 2011) et celui, privé, des puits individuels s’inscrivent ainsi dans différentes sortes de collectifs et de relations, tout en relevant d’une communauté de savoirs agricoles : la gestion de l’aléa et l’ajustement optimal des apports. En fonction des contextes, de leurs intérêts ou de leurs habitudes, les irrigants manipulent diverses logiques sociotechniques qui participent au façonnement du territoire et de la société.

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NOTES

1. Le système de transcription employé est celui de l’Inalco avec ajout du /g/ tachelhit. Il n’est pas appliqué aux termes passés dans le vocabulaire français, indiqués une première fois entre guillemets. 2. En 2011, 81 % des exploitations de la commune étaient inférieures à 5 ha, seules 7 % dépassaient les 10 ha (Seatco et Somadring, 2010 : 45). 3. La population de la commune est passée de 20 460 en 1994 à 25 210 en 2014, mais la zone centrale ne correspond qu’à 10 000 habitants environ en 2004, probablement plus de 12 000 à présent (Seatco et Somadring, 2010 : 65, HCP 2019). Il s’agit d’une population jeune : 31,2 % ont moins de 15 ans, seuls 8,8 % plus de 60 ans en 2014 (Scet-Scom et al., 2009 : 21-23 ; HCP, 2019). 4. Le terme « moderne » caractérise ici l’époque comprise au Maroc entre la fin du Moyen Âge et les débuts de la pénétration européenne, soit du XVIe au XIXe siècle. 5. En cours à l’université Paris Nanterre sous la direction de F. Wateau (Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative – UMR 7186) et la codirection de J.-P. Van Staëvel (Paris 1, Orient & Méditerranée – UMR 8167). 6. Plus de 160 entretiens effectués (le plus souvent en dialecte marocain, avec puis sans interprète, quelquefois en français), observation quotidienne des pratiques in situ et vie dans une famille, suivi de quelques informateurs privilégiés. Présence totale sur place de 13 mois durant la thèse. 7. Les sondages ont été réalisés dans le cadre de la mission archéologique d’Aghmat (dir. A. Fili et C. Capel) et le matériel archéologique analysé grâce au Pr. A. Fili, que je remercie ici. 8. Archives du Maroc (AM) et, grâce à l’aimable intercession de Th. Ruf, archives de l’Office régional de la mise en valeur agricole du Haouz (ORVMAH). 9. Leur prélèvement annuel moyen est compris entre 2 400 et 4 000 Mm3, sauf celui de Mesedfa (457 Mm3) (Scet-Scom et al., 2009 : 20). 10. ORMVAH. Reconnaissance de l’oued Ourika – itinéraire en plaine et en montagne. Plan de l’oued Ourika daté du 30/07/1918. 11. Il est possible que quelques sources soient plus anciennes, mais aucun élément certain ne l’indique et la population est assez réduite durant les XVIe-XVIIe siècles (Capel et Héritier-Salama, 2019). 12. AM. D128. AV n° 85 : arrêté viziriel du 15/02/1933 déclarant sa construction d’utilité publique ; ORMVAH. Construction séguia Tassoltant lot 1, BER 51. 13. ORMVAH. Reconnaissance des droits d’eau, oued Ourika. Tassoultant, oued Ourika, Réglementation des eaux : Arrêté du Directeur général des travaux publics du 15/01/1934. 14. Ce qui participe aux confusions sur ce nom, jusqu’à l’oubli de l’une des séguias d’Aghmat dans certains documents récents, comme la carte du réseau accompagnant Seatco et Somadring, 2009.

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15. ORVMAH. Correspondances, années 1936-1937, 1942-1952. Ourika, Mr Vicenti et Mr Monier ; ORVMAH. Reconnaissance des droits d’eau, oued Ourika. Ourika n° 7, CR de l’Ourika, gardes des eaux et barrages [contenant les correspondances de Vicenti et Monier 1949-1952, Serres 1953-1956, Kazouini 1957-1964]. 16. Les terre d’El Biaz et du Glaoui furent séquestrées en 1958 (Pascon, 1977 : 330), les autres domaines morcelés par les héritiers. 17. Petite et moyenne hydraulique. 18. Cette phase de plantation est particulièrement visible si l’on compare les vues aériennes de 1963 et de 1976. 19. Ces zones, où les écoulements souterrains sont proches de la surface, portent le toponyme de ֫◌Arîš. Probablement issu des vignes mentionnées à Aghmat du Moyen Âge jusqu’au XIXe siècle, il exprime à présent l’idée d’un couvert végétal dense. 20. La mention d’Aghmat dans une fiche technique éditée par le magazine en ligne Agrimaroc.ma témoigne de sa renommée (http://www.agrimaroc.ma/fiche-technique- de-la-culture-de-la-verveine-au-maroc/, édité le 31/08/2016 par S. Maazouz). 21. À Aghmat en 2011, la surface agricole utile comptabilisait 1450 ha de céréales, 201 ha de cultures fourragères, 620 ha d’arboriculture, et 19 ha de pépinières (Seatco et Somadring, 2011 : 27), mais ce découpage administratif inclut les secteurs de plaines non compris dans cette étude et exclut ceux localisés à Ourika. En outre, les pépinières installées dans des oliveraies et les palmeraies d’espèces ornementales entrent sans doute dans la catégorie « arboriculture ». Un relevé effectué d’après image satellite (figure 1) montre qu’elles occupent aujourd’hui au moins 1/10e de la surface cultivée en fond de vallée. 22. Les noms de personne ont été changés. 23. À titre de comparaison, le revenu annuel moyen était de 8 485 DH (780 €) par personne en milieu rural au Maroc en 2007, et de 47 450 DH par ménage (4 360 €) (Haut- Commissariat au Plan 2019). 24. Un parallèle intéressant peut être fait avec un cas de prises d’eau illégales du Gharb, où les agriculteurs non desservis par la grande hydraulique « se font justice » dans un contexte similaire d’intensification des productions (Kemmoun et al., 2006 : 5-8). 25. Cette situation n’est pas sans rappeler l’importance du défi dans les conflits autour de l’eau que décrivent Bedoucha (1987) dans le Nefzawa et Wateau (2002) au Portugal. 26. L’un des critères définis par Ostrom (2003) pour la gestion pérenne des biens communs.

RÉSUMÉS

En associant ethnographie et approche diachronique dans une commune de la plaine de Marrakech, cet article tente de montrer la coconstruction dans le temps d’un terroir irrigué et d’un groupe social. Les enjeux techniques et politico-économiques d’un cycle hydrosocial sur le long terme éclairent, comme les pratiques quotidiennes, la formation d’intérêts communs

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d’agriculteurs indépendants. Ils définissent un lieu particulier, caractérisé par une reconversion originale dans l’horticulture d’agrément. L’utilisation contrastée de deux objets techniques, des canaux anciens et des puits motorisés récents, aboutit à la production sociale de deux types d’eaux. Chacune permet à sa manière de gérer l’aléa et d’expérimenter différents collectifs, tout en façonnant une identité commune.

By associating an ethnography of contemporary practices and a diachronic approach, this article tries to show the co-construction over time of an irrigated soil and of a social group, in a locality in Marrakesh’s plain (Haouz). The technical, political and economical issues of a long-term hydrosocial cycle as much as the daily practices enlighten the inception of convergent interests for independent farmers. They shape a particular locality characterised by an innovative conversion in horticultural productions. The contrasted use of two technical objects, ancient channels and new motorized wells, leads to the social production of two sorts of water. Each sort allows to manage hazard and to experiment different kinds of collectives in a proper way, while modelling a common identity.

INDEX

Keywords : diachrony, irrigation, Haouz, horticulture, plastic, technical culture, territory, water sharing Mots-clés : culture technique, diachronie, irrigation, Haouz, horticulture, partage de l’eau, plastique, territoire

AUTEUR

VIOLAINE HÉRITIER-SALAMA

Violaine Héritier-Salama étudie la gestion de l’eau et l’histoire des sociétés rurales au sud du Maroc, dans le cadre d’un doctorat en anthropologie à Paris Nanterre et de programmes archéologiques internationaux. Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC) – UMR 7186. Équipe Islam médiéval, Orient & Méditerranée – UMR 8167. Université Paris Nanterre – École doctorale 395. [email protected]

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Galermi au fil de son eau : un aqueduc syracusain dans la reconfiguration de son territoire The Water Story of Galermi : a syracusain aqueduct in the reconfiguration of its territory

Sophie Bouffier et Fabienne Wateau

Le programme de recherche sur le Galermi (dir. Sophie Bouffier), lancé en 2012 par une équipe interdisciplinaire d’archéologues, architectes, historiens, géomorphologues, anthropologue (PIA Hydrosyra) s’appuie sur une méthodologie qui croise les différents types d’archives, depuis l’analyse des textes antiques et des documents d’archives (XVIe-XXe siècles), l’étude paléoenvironnementale et hydrologique du territoire d’observation, jusqu’aux fouilles archéologiques et enquêtes sur le terrain, et les faisant dialoguer en continu grâce à la pluralité des disciplines convoquées (voir sur le site de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, le film Sur les traces du Galermi, Besset et Bouffier, 2017). Il repose sur plusieurs périodes de fouilles et de prospections (pour de plus amples informations sur la démarche et l’approche plus spécifiquement archéologique, voir notamment : Bouffier et al., 2019 ; ainsi que Bouffier et al., 2018). Un premier repérage de type ethnologique, réalisé en 2016, a permis de rencontrer une vingtaine d’utilisateurs actuels de l’eau de l’aqueduc, entre irrigants de potagers domestiques, exploitants professionnels de champs d’agrumes, ou producteur de papyrus. Ce programme a été soutenu par le laboratoire d’excellence LabexMed (10-LABX-0090) et a bénéficié d’une aide de l’État au titre du projet Investissements d’Avenir A*MIDEX (ANR-11-IDEX-0001-02)

1 Pour qui vient à sa rencontre pour la première fois, l’aqueduc du Galermi est quasiment invisible. Sur les hauteurs de la ville de Syracuse où il finit sa course, quelques regards sont repérables, alignés, sortis de terre sur une hauteur d’un mètre environ. Sur son parcours plus à l’amont, des dalles de pierre rectangulaires en figurent au sol le tracé ; elles en couvrent le creusement et le chemin de l’eau, en les protégeant des éboulements, des chutes éventuelles des hommes et des animaux, et peut-être aussi, sciemment ou non, de la vue et de l’importance qu’il représente dans le paysage et l’histoire sociale et politique des lieux. Régulièrement, il traverse des propriétés

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privées, des jardins. Le suivre devient alors compliqué, ou pour le moins nécessite des autorisations, d’ouvrir des portes, de demander des clés. Les bassins réservoirs (vasche) adjacents qu’il remplit de son eau par de gros tuyaux ou des canaux se trouvent parfois près de la route ; ouverts et circulaires autrefois, ils sont plutôt carrés ou rectangulaires aujourd’hui. Plus loin, creusé sous la roche, l’aqueduc poursuit sa route et l’inspecter de l’intérieur oblige à trouver une des prises d’eau qui l’alimentent pour s’y glisser. Tout à l’amont, dans les monts hybléens et la réserve naturelle de Pantalica, à quelque 28 kilomètres de la ville de Syracuse déjà, il se découvre cette fois en coupe dans la falaise, repérable par l’alignement de ses regards creusés ici à l’horizontale ; puis il se répand soudain par une de ses fuites, abondant en eau, en une cascade majestueuse pour le plus grand ravissement des promeneurs du parc (figure 1). La Sicile en cet endroit, c’est un relief calcaire gorgé d’eau, des vergers d’orangers et de citronniers en abondance, et l’un des aqueducs les plus longs et les plus anciens du pays, connu de tous et encore en activité, inscrit aussi bien dans le territoire que dans l’histoire.

Figure 1. Cascade créée par une fuite de l’aqueduc du Galermi

©Yves Jeanmougin, 2016

2 Cet article a pour objectif de retracer l’histoire de cet aqueduc syracusain, long tunnel souterrain de plus de 2 000 ans d’histoire, en étayant nos hypothèses à partir des différents matériaux recueillis depuis 2012 lors de fouilles archéologiques, de séjours en archives et de prospections sur le terrain (figure 2). Cette recherche, qui repose sur l’apport de plusieurs disciplines, à différentes époques historiques, de l’Antiquité à nos jours, en convoquant des spécialités et méthodologies diverses, soulève des questionnements nombreux. Par-delà la difficulté à reconstituer sur le temps long l’histoire d’un tel objet technique – certaines périodes restant mystérieuses, peu documentées, ou simplement non encore suffisamment explorées –, nous proposons ici une première présentation chronologique de ce que l’aqueduc donne à comprendre de l’histoire sociale, politique et technique de cette province de Syracuse. Une série d’énigmes devront être levées, comme celle de son origine et de son extension durant

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l’Antiquité, puis de son utilisation à d’autres fins que l’approvisionnement en eau de la ville, pour le fonctionnement de moulins, d’une centrale électrique ou encore de l’irrigation. Puis nous tenterons d’expliquer, pour chaque époque significative, les façons dont l’eau est perçue, quels savoirs techniques sont mobilisés, qui contrôle quoi et à quelles fins, ou encore quels enjeux président à la configuration physique et politique du territoire. Chaque période historique, donc, sera suivie d’une mini conclusion d’étape sur les assemblages et natures de l’eau et les relations hydrosociales articulées à cet objet technique.

Figure 2. Plan de l’aqueduc

©Ph. Lenhardt, IRAA 2019

3 Car la lecture proposée, de fait, est technique et sociétale, ou encore, pour reprendre les termes de Linton et Budds (2014), elle est une approche en mesure de parler de cycle hydrosocial, mettant en relation à la fois l’eau, fil rouge de cette histoire, les instruments qui la contiennent, la dirigent, la dévient ou ont été aménagés pour la mesurer, et bien sûr les acteurs en présence, utilisateurs de l’eau, gestionnaires, politiques, décideurs, dans leur contexte à la fois géographique et historique. Il s’agit, somme toute, d’une étude systémique à la façon dont la technologie culturelle en France, et ce dès les années 1970, invitait tout chercheur en sciences sociales à procéder : « Le postulat de base, celui qui ne sera jamais mis en doute, est qu’il existe des rapports entre phénomènes techno-économiques et manifestations socio-culturelles […] il faut se souvenir […] que les structures techniques et les structures sociales font partie d’une même structure générale, voire que l’une est contenue dans l’autre » (Cresswell (1976) 2010 : 23, 42)1. Nombre d’études fines et minutieuses vont naître de ce courant : sur la cuisine, l’habitat, la pêche, la production de sel… et bien sûr l’irrigation, où les travaux notoires de Geneviève Bédoucha (Bédoucha, 1976, 1987, 2011) abordent déjà les questions d’eau, bien avant l’heure, suivant certains aspects du dit cycle hydrosocial2. Dans cette lignée de tradition de recherche où l’empirique et le théorique sont étroitement associés (Bartholeyns et al., 2010 : 8), une génération de géographes, sociologues et anthropologues continue d’étudier les environnements aqueux de façon contextualisée (Clarimont, 1999 ; Aubriot, 2004 ; Wateau, 2002b), parfois même en apportant une dimension réflexive et appliquée dans le cadre d’une anthropologie du développement (Zelem, 2005 ; Geslin, 1999). Tandis que les entrées par les objets techniques de l’eau, canal, clepsydre,

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partiteur, canne, conque… ont déjà servi de leviers pour comprendre et révéler les principes de fonctionnement des sociétés (Hall, 2008 ; Aubriot, 1995, 2011 ; Wateau, 2001, 2006, 2007). Mais sans doute la reformulation actuelle de Linton et Budds permet- elle d’aller un peu plus loin, en nous interrogeant sur les natures et les représentations de l’eau (Linton, 2010), en lui accordant une certaine agentivité, en replaçant systématiquement les dynamiques sociales et de pouvoir dans ses études, et surtout en fournissant un outil conceptuel particulièrement utile aux techniciens et aménageurs de l’eau. Car les inviter à adopter une démarche intégrative plutôt que sectorielle (Lemonnier (1983) 2000 : 50 ; Linton et Budds, 2014) devrait conduire, logiquement, à éviter toute tentative (ou tentation) de modélisation des modes de gérer l’eau.

4 Parmi les mystères de notre aqueduc du Galermi, la première énigme à résoudre est celle de son origine.

1.Qui est l’auteur de l’aqueduc du Galermi ? Histoire de Grecs et de Romains

5 Les rumeurs de Syracuse aiment à dire que l’aqueduc du Galermi est l’œuvre de Gélon, un tyran grec (485-478 avant notre ère) qui voulait faire de sa ville une mégapole. Les modèles de ces tyrans mégalomanes, soucieux d’affirmer leur puissance et d’assurer la pérennité de leur pouvoir, étaient d’abord leurs voisins grecs du monde égéen, puis l’Empire perse non loin, où les Grands Rois réalisaient dans les villes sous leur domination des paradis, espaces irrigués qui hébergeaient la faune et la flore de leur empire, vitrine de leur puissance (Briant, 1996 : 94-96 ; 214-216). En rayant de la carte un certain nombre de cités rivales de la côte orientale de l’île pour en déporter les habitants et les obliger à s’installer à Syracuse, le Deinoménide Gélon arrive de fait à créer une mégapole en mesure de rivaliser avec les grandes cités du monde égéen, Athènes, Samos ou la métropole corinthienne (Bouffier, 2019, p. 65-67). Il agrandit ainsi la ville et la dote d’un urbanisme et d’une architecture religieuse susceptibles de répondre à ses grands projets. Il jouit de surcroît des gains de la première grande victoire des Grecs sur les Carthaginois3, prisonniers, butins et indemnités de guerre, qui le rend riche en hommes et en moyens. Après sa mort, son frère Hiéron I peut poursuivre son entreprise et sa politique jusque 467. Mais qu’en est-il de l’eau ? L’archéologie du XIXe siècle a identifié trois aqueducs sur les hauteurs de Syracuse, Tremilia, Paradiso et Ninfeo, aujourd’hui disparus, qui pourraient bien lui être attribués. Quant au Galermi, ses caractéristiques techniques en font un aménagement ancien : un parcours entièrement souterrain sans recours à des ouvrages d’art, des galeries qui présentent un parcours en zig-zag, témoignant de la difficulté à creuser le calcaire du sous-sol et des falaises locales, l’absence de siphon et un trajet qui épouse les contours du relief en suivant une pente régulière pour favoriser le bon écoulement vers la ville. Objectivement, la création de cet aqueduc hors norme dans le monde grec peut remonter assez haut dans le temps. À l’époque de Gélon et son frère, par exemple. Pourtant, les résultats de nos missions de terrain infirment cette datation. L’un des tronçons de l’aqueduc traverse une petite chambre décorée d’un relief sculpté qui ne peut être que postérieur à la période gélonienne et l’autre captage connu est surmonté, à son entrée, d’une niche où figure une inscription en langue grecque presque effacée. D’après les indices stylistiques, l’ensemble serait datable au plus tôt de l’époque

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hellénistique, c’est-à-dire à partir de la fin du IVe siècle avant notre ère et plus vraisemblablement au IIIe siècle.

6 Nos regards se sont alors posés sur un autre dirigeant majeur de la cité, le roi Hiéron II (270-215 avant notre ère) qui, près de deux siècles plus tard, arrive à pacifier la région, développe l’exploitation territoriale de son royaume, et s’étend sur tout le quart sud- est de la Sicile. En ce temps de paix, l’enrichissement du royaume grâce à la culture intensive de céréales en Sicile sud-orientale et ses exportations outre-mer favorise la mise en place d’une politique de prestige. Hiéron II lance de nouveaux investissements dans la ville antique et édifie des monuments gigantesques, dont le théâtre actuel et un autel consacré à Zeus Libérateur, toujours en place à ce jour, et labellisés patrimoines de l’humanité par l’Unesco. Or, si les moyens existent pour payer le théâtre et le grand autel, sans doute existent-ils aussi pour financer la construction d’un aqueduc d’envergure. Hiéron II s’entoure d’une cour d’artistes et d’intellectuels, dont le mathématicien et physicien Archimède qui développe pour son souverain et sa cité un certain nombre d’inventions (Di Pasquale et Parisi Presicce, 2013) – parmi les plus connues, la vis hydraulique, machine élévatoire des liquides particulièrement efficace, et pour sa démesure, un navire si gigantesque qu’aucun port ne pouvait l’accueillir (Pomey et Tchernia 2005). Archimède peut-il être le concepteur et le maître d’œuvre du Galermi ? L’aqueduc peut-il ainsi être attribué à Hiéron II ? Même si cette hypothèse est la plus vraisemblable, nous manquons encore de témoignages pour l’avérer. Seule la niche découverte sur l’un des captages de l’aqueduc, celui du Ciccio, pourrait servir de preuve. Au-dessus du départ de la galerie qui capte l’eau de la rivière, l’inscription presque illisible a révélé trois lettres disjointes, I/E/Ω, qui semblent correspondre au mot grec « hiéron », mais le terme signifie également « sacré, consacré », et pourrait être le témoignage d’une consécration de l’aqueduc à une divinité, impossible à identifier dans l’état actuel de la recherche. L’aqueduc du Galermi compte donc au moins une phase de construction d’époque grecque, où la prise d’eau principale identifiée est réalisée sur une rivière au débit aujourd’hui peu important, la rivière Ciccio.

7 Puis les Romains (212 avant notre ère – 476) font tomber la ville de Syracuse, qui devient petite ville de province. Pour l’instant, l’archéologie n’a pas révélé de quartiers d’habitation significatifs, et le recours aux citernes, nombreuses dans la ville antique, semble même prouver que les aqueducs ne sont plus entretenus ou réparés comme avant. Les Romains, connus comme de grands aménageurs d’eau4, apparaissent capables de reprendre des infrastructures hydrauliques pour les améliorer, les optimiser, les réparer. Et le Galermi a parfois été daté de l’époque romaine du fait de sa typologie (Wilson, 2000) : la longueur de son parcours, sur près de 28 kilomètres, inédite pour le monde grec ; et le captage d’une rivière, alors que les Grecs égéens préféraient l’eau de source, sont les principaux arguments avancés. Pourtant, ce ne sont pas ces critères qui en font, aussi, un aqueduc romain. L’enquête de terrain a révélé des interventions sur le tronçon de la Bottiglieria, où des cartouches à queue d’aronde (tabulae ansatae) ont été incisés à l’entrée de certains regards horizontaux. Ces cartouches, retrouvés dans divers contextes archéologiques, aussi bien cultuels et funéraires que civils, à partir du IIe siècle avant notre ère mais surtout à partir du Ier siècle, devaient accueillir une inscription qui, hélas, a disparu. Nom ou numéro de l’aqueduc ? Nom du magistrat responsable de l’aqueduc ? du maître d’œuvre ? de l’équipe d’ouvriers responsable du tronçon ? Date et modalités de construction du

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regard ? Réfection de l’aqueduc ? Toutes les hypothèses sont envisageables en l’absence de trace déchiffrable. La réalisation d’un barrage de captage des eaux de ce tronçon de la Bottiglieria pourrait également dater de l’époque romaine, au vu du peu d’ouvrages analogues connus dans le monde grec. Sans doute est-ce la contribution majeure des Romains sur cet édifice. Le captage de la Bottiglieria a permis de doubler celui du Ciccio et offert à l’aqueduc une alimentation en eau supplémentaire, de meilleure qualité, plus régulière, pérenne (figure 3). L’aqueduc gagne ainsi en débit et en régularité ; son tracé est augmenté, ses infrastructures optimisées, son intérêt confirmé.

Figure 3. Captage de la Bottiglieria

©Yves Jeanmougin 2016

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8 À la fois grec et romain, donc, l’aqueduc du Galermi est inscrit et résonne dans l’histoire depuis l’Antiquité. Si, selon Aristote (Politique 1313a-b), il s’agissait d’endormir les aspirations du peuple à la liberté en lui fournissant travail et confort, le Galermi est construit à l’époque où la manie de l’aqueduc est partagée par un certain nombre de puissants en quête de prestige et de pouvoir. Il devient l’expression et le symbole de leur réussite, de leur domination politique et de leur inscription sur et dans le territoire. Instrument du diplomate, véhicule du conquérant, il est aussi l’objet qui techniquement permet d’approvisionner en eau une ville et ses habitants, de façon suffisamment abondante et régulière pour fixer les populations et entériner une croissance démographique, améliorer les conditions de vie sanitaires et monumentaliser les centres urbains. Et comme un organe vital, sorte de cordon ombilical nourricier, frère cadet de la source Aréthuse qui pendant longtemps suffit à abreuver la ville cantonnée au périmètre de l’île d’Ortygie5, il s’impose en un édifice devenu indispensable, un parent proche qui gagne sa place dans l’identité syracusaine et perdure dans les mémoires au fil de l’histoire. Le Galermi est donc à cette époque, parmi les autres monuments gigantesques édifiés sur le territoire, l’objet technique qui

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garantit la postérité du maître – du roi Hiéron II ici – et qui, repris et optimisé par les Romains, reste l’infrastructure vitale à destination exclusive de la ville de Syracuse.

2. Le mystère des sources : que devient l’aqueduc au Moyen Âge ?

9 Entre le Ve siècle et le XVIe siècle, on ne sait pas ce que devient l’aqueduc, car nous n’avons pas – encore6 – d’archives textuelles pour la période médiévale. Les seuls témoignages disponibles remontent à l’occupation byzantine au VIIe siècle. Ce sont deux inscriptions à l’intérieur de la galerie rupestre du Ciccio : une croix byzantine et un texte de plusieurs lignes qui semble attester une restauration de l’aqueduc sous l’empereur Constans 2, lorsque celui-ci fait de la ville une résidence impériale.

10 Plus tard, après plusieurs tentatives, les Arabes s’emparent de Syracuse en 878 et y restent presque deux siècles. Toutefois, alors que leurs travaux hydrauliques sont bien connus, notamment dans la région de Palerme (Bresc, 1994), aucun document n’évoque leur intervention sur l’aqueduc ou dans la région. Pas même le Recueil de voyage et de mémoires du géographe arabe Al-Idrîsî, un temps durant à la cour des rois normands de Sicile, ne parle de l’aqueduc, alors que sources et rivières y sont recensées (Idrîsî, 1998). Pourtant, Galermi, ou ġār al–mā en arabe, signifie trou/grotte/citerne d’eau : l’aqueduc a pu être identifié à cette époque et y gagner son nom, ou bien le vocable a été repris plus tard ; peut-être a-t-il aussi été mobilisé pour des fonctions complémentaires. Comment ne pas penser à l’irrigation, si bien maîtrisée par les Arabes à la même époque et non loin, en Sicile occidentale et au Maghreb, par exemple ? Voire au fonctionnement de moulins à farine. Car dans d’autres provinces siciliennes, les moulins à eau sont présents dès la conquête normande, et les moulins horizontaux, que l’enquête archéologique a identifiés sur le Galermi pour d’autres époques, sont nombreux fin XIe début XIIe (infra). Selon Bresc, ils étaient déjà probablement présents à l’époque arabe (Bresc, 2001), comme ils l’étaient en Calabre à l’époque byzantine (Guillou, 1971).

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11 Que dire ici ? Si ce n’est que les interrogations sont nombreuses et les témoignages de l’époque médiévale particulièrement manquants. À l’instar de la recherche historique et archéologique en cours, nous sommes comme contraints d’être suspendus à de nouvelles découvertes7. Néanmoins, une certaine continuité dans l’utilisation de l’aqueduc semble avoir été assurée : en place, sans souffrir de destructions notoires, comme des guerres ou des tremblements de terre, l’aqueduc ne paraît pas non plus avoir été accaparé par des ennemis qui auraient souhaité le détruire ou encore en polluer les eaux, à la façon dont on procédait dans l’Antiquité8 ; ou par les politiques ou aristocraties locales, ce qui va surgir aux siècles suivants. Il est comme protégé par sa facture souterraine et sa relative discrétion. Sans doute continue-t-il d’acheminer l’eau jusqu’à Syracuse et, bon an mal an, perdure ainsi durant 15 siècles sans soulever d’enjeux. Mais restons prudents, jusqu’à de nouvelles découvertes. Et reprenons son fil pour l’époque moderne, car au manque de données pour l’époque médiévale succède soudain une abondance de textes et d’informations le concernant, traduisant une sorte de tournant dans l’optimisation de la gestion de l’eau.

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3. La Renaissance de l’aqueduc : entre moulins, droits sur l’eau et conflits

12 L’aqueduc du Galermi réapparaît dans nos sources au XVIe siècle (Fazello, 1558). Il est toujours en eau, sans précision sur ses usages. Au sortir de la crise démographique du XIVe siècle, dans toute la Sicile, les autorités ecclésiastiques puis l’aristocratie féodale comprennent leur intérêt à profiter de la force motrice et de l’installation de machines hydrauliques : des moulins, scieries et autres mécanismes viennent fixer les populations et les activités économiques dans les campagnes, tout en favorisant des améliorations technologiques permettant de diversifier les productions agricoles et artisanales (Bresc et Di Salvo, 2001 : 25-48). Les cours d’eau sont alors détournés, les aqueducs antiques remis en état, amplifiés ou modifiés. Ce regain d’intérêt pour la ressource, devenu économique, ouvre aussi sur une ère de conflits entre aristocrates et communautés civiques autour de la propriété de l’eau et de ses richesses engendrées, conflits portés jusqu’aux tribunaux de la Grande Cour royale de Palerme. L’aqueduc du Galermi n’échappe pas à ce contexte. Or, au XVIe siècle, la cité de Syracuse qui constate à la fois un manque d’eau pour sa population et un besoin accru en moulins (elle est fragilisée de surcroît par la peste de 1576) décide de recourir à l’aqueduc du Galermi, encore fonctionnel, mais en mauvais état. Faute de moyens, elle s’adresse au marquis Gaetani, propriétaire du territoire de Sortino, où le Galermi prend sa source (figure 2). La famille Gaetani, des aristocrates haut placés de la royauté espagnole qui domine alors la Sicile, a construit sa fortune et ses réseaux sur son implication locale ; et devenir responsable de l’aqueduc et des eaux qui l’alimentent lui offre l’opportunité d’étendre son influence sur l’ensemble du territoire syracusain. La convention signée avec la ville stipule que le marquis s’engage à collecter les eaux de deux fleuves et à les conduire jusqu’à Syracuse, sur un parcours de 30 milles. Celui-ci réadapte alors les captages, les adductions d’eau, d’autres aqueducs antiques, et construit de nouveaux tronçons. Il doit également construire tous les moulins nécessaires aux besoins des habitants et des faubourgs dans un délai de 15 ans. En échange, il obtient pour lui et ses héritiers la concession de l’aqueduc du Galermi, le droit de propriété sur l’eau, les moulins et les gains sur la mouture de la farine. Si l’investissement financier et humain est énorme (avec une dépense évaluée par les sources documentaires à 100 000 écus), c’est aussi le prix à payer pour devenir le maître de l’eau et du grain, ressources primaires de la population de cette époque (Aymard et Bresc, 1975 : 538-549, Laudani et al., 2016) et gagner en une visibilité assortie d’un pouvoir économique et politique certain.

13 Au siècle suivant, ses descendants construisent de nouveaux moulins sur l’aqueduc et accordent des dérogations qui confirment l’étendue de leur pouvoir – comme la concession faite à deux reprises au gouverneur de Syracuse de transporter l’eau depuis les moulins du Galermi jusqu’au quartier des troupes. Mais ils doivent aussi réparer les dégâts provoqués par le terrible séisme de 1693, qui a ravagé le triangle sud-oriental de la Sicile, et en particulier le Val di Noto, détruit près de 60 agglomérations et causé 60 000 victimes. Notre aqueduc est également touché, les traces archéologiques l’attestent, et ce séisme nécessite un nouvel investissement fort de la famille, pour la réfection de l’aqueduc et la reconstruction de la ville de Sortino. Les Gaetani ne cessent alors de rappeler, dans les procès les opposant à différents plaignants9 – car les archives

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royales de Palerme comme celles de la municipalité de Syracuse regorgent de plaintes et de recours contre ce monopole familial des eaux et des moulins syracusains, et donc de la mouture du grain (Gazzè, 2012 : 24-26 ; 185) – que ces tâches sont très onéreuses et qu’ils sont dans leurs droits. Une longue période de conflictualité va s’installer entre le marquis de Sortino d’alors, devenu prince de Cassaro, et les principaux acteurs politiques et économiques du territoire. La seule situation qui oblige la famille Gaetani à céder concerne la défense de la ville et porte sur les moulins à sang (centimoli), préférés par la population car fonctionnant par traction animale et pouvant être installés n’importe où à l’intérieur des murailles. Quand en 1801 Gaetani en réclame l’interdiction – car ces moulins à sang le privent des taxes qu’il reçoit de l’utilisation des moulins à eau – le gouverneur de Syracuse et le roi le déboutent en imposant le maintien de 20 centimoli au sein de la ville, par garantie, en cas de siège (Santuccio, 1999). D’autres conflits opposent Gaetani aux aristocrates du territoire syracusain, propriétaires de moulins situés le long du fleuve Anapo. Les tensions portent alors sur l’ensemble des eaux de la plaine, par-delà l’aqueduc du Galermi. Dans l’affaire Marvuglia, par exemple, du nom de l’ingénieur envoyé par la cour de Palerme en 1807 pour mener une enquête sur l’assèchement du fleuve, en amont des moulins, Gaetani est accusé de réduire le débit du fleuve Anapo en rouvrant les galeries naturelles situées dans son lit. Car ces galeries, quand elles ne sont pas artificiellement fermées, soustraient de l’eau au fonctionnement des moulins. Il est accusé ainsi d’assécher les moulins de ses accusateurs et, conséquemment, de les priver de leurs revenus. Le fond du contentieux pose bien sûr la question de la propriété des eaux. Si pour les adversaires des Gaetani, les eaux sont chose publique, se confortant dans la fameuse res publica instaurée par les Grecs, elles sont évidemment privées pour les Gaetani et légitimement défendables à ce titre : par décret, depuis l’attribution de la concession du Galermi par la ville de Syracuse à la famille Gaetani ; et de droit, pour toutes les sources qui jaillissent sur son territoire et alimentent les fleuves et rivières de la plaine syracusaine.

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14 La période moderne est particulièrement riche et passionnante. Par-delà la confirmation des multi-usages de l’aqueduc, pourtant initialement destiné à l’approvisionnement en eau de la ville, l’histoire du Galermi atteste, d’une part, la naissance de conflits pour la gestion de l’eau entre différents acteurs – où s’opposent des religieux, des aristocrates, des usagers, et l’État ou son équivalent à l’échelle de la ville ou de la région – et, d’autre part, plus proche de nous, elle annonce les différends qui existent actuellement à l’échelle mondiale dans la définition de l’eau comme bien public ou bien privé, pour corrélativement soulever la question de la propriété et de l’accaparement possible des communs (Ingold, 2008). Ici, l’aqueduc devient objet de convoitise : non pas tant pour le premier marquis – qui somme toute répond à la demande d’une ville dans le besoin, en lui offrant ses richesses, les moyens de se réorganiser, et qui en échange gagne en représentation, respectabilité et pouvoir –, que pour ses descendants qui ont compris que cet objet technique, en traversant le territoire et en les mettant en relation avec l’ensemble de la population, des plus influents aux plus humbles, va devenir le moyen le plus sûr d’accéder au cœur même de la ville de Syracuse et de s’y faire construire un palais. L’aqueduc devient le tunnel d’accès direct et imparable vers la cour et le pouvoir palermitains. Par les moulins, un

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argent régulier est engrangé ; par l’eau, le contrôle des biens vitaux est confirmé ; par l’aqueduc, la renommée est assurée. L’eau est bien l’amie du puissant (Bédoucha, 1987) ; l’accaparement des moyens de production est bien l’assurance d’une domination sur la société (Wittfogel, 1968). Certes les conflits sont nombreux, et de fait, cet accord de la ville, quand elle est politiquement et socialement affaiblie, devient une aubaine pour les Gaetani, et un manque à gagner certain pour tous les autres puissants qui auraient pu en jouir à leur place. Un accord qui stratégiquement et politiquement devient aussi et progressivement pour la ville le problème à résoudre, la main à reprendre sur le contrôle de l’eau – ce qui immanquablement se prépare au siècle suivant. En attendant, l’aqueduc a été restauré et l’acheminement de son eau optimisée. Préservé et magnifié, il va aussi et dès lors entrer en concurrence avec d’autres monuments gigantesques et d’importance, dans une logique patrimoniale, cette fois, où il va falloir faire des choix.

4. Récupérer l’aqueduc : construction du patrimoine national et irrigation

15 La famille Gaetani va garder le contrôle de l’aqueduc, de ses fiefs et des avantages qui en découlent jusqu’à son dernier représentant, Blasco Maria Gaetani, en 1844. La dernière affaire qui l’oppose, cette fois, aux défenseurs du patrimoine archéologique mis à mal par les moulins du Galermi, reflète l’état d’esprit dans lequel se trouvent les élites et l’opinion publique à la veille de l’Unité italienne (1848-1870). En effet, plusieurs moulins avaient été installés sur et autour du théâtre antique de la ville. Au XIXe siècle, l’aménagement progressif des services archéologiques conduit à un mouvement populaire de défense du théâtre devenu le monument emblématique par excellence de la politique de sauvegarde du patrimoine antique. Or, le dernier Gaetani n’entend pas obtempérer face aux demandes répétées des autorités de démanteler ses moulins, dont en particulier celui des gradins du théâtre (figure 4)10. Ce mouvement de défense des vestiges archéologiques va de pair avec la prise de conscience du sentiment national : les Siciliens, fiers de leur passé, exaltent les travaux de leurs ancêtres, et le Galermi, créé par les Grecs pour servir le peuple, en fait partie. Aussi l’aqueduc doit-il redevenir res publica et de nouveau être placé sous la responsabilité de la ville ou de l’État. En 1844, la Grande Cour des comptes de Sicile déclare publics l’ensemble des aqueducs et des eaux de l’Anapo, ne laissant plus aux Gaetani qu’une petite part d’eau pour alimenter quatre de leurs moulins, dits de Galermi, situés près de Syracuse. Mais comme les moulins en général restent nécessaires pour nourrir les troupes de l’armée italienne chargées de la pacification et de la défense de l’unité du pays, ces derniers sont maintenus sur le Galermi11 jusqu’à la fin du XIXe siècle. En quelques siècles, à l’aide de l’aqueduc, les Gaetani ont donc sauvé Syracuse de sa mauvaise passe (santé, famine, eau), gagné en puissance et en notoriété, puis ont été expropriés et dépossédés de l’eau et des moulins qui avaient fait leur nom et leur réputation.

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Figure 4. Les moulins du théâtre

Source : gravure Antonino Bova, Palermo, 1688-1775

16 À partir de 1861, l’aqueduc passe sous la responsabilité du Corps royal du génie civil, qui entreprend des travaux de réfection et de reconstruction indispensables à son efficacité. L’ensemble du canal est nettoyé, des tronçons entiers sont repris, et les prises irrégulières des particuliers qui captaient l’eau sans autorisation sont supprimées ; un lavoir est aménagé sur une dérivation pour éviter le lavage du linge dans l’aqueduc, des gardes à cheval patrouillent pour assurer le bon déroulement des opérations. Car une certaine urgence sanitaire presse aussi à Syracuse : la qualité des eaux y est exécrable, en particulier à Ortygie où la nappe phréatique est polluée par les puits d’aisance – avec pour conséquence des épidémies de choléra – ; quant à la fontaine Aréthuse, devenue saumâtre à la suite des séismes successifs, elle ne fournit plus l’eau potable indispensable à la population. L’aqueduc est alors pensé – une nouvelle fois – comme pouvant sauver Syracuse et sa réfection est un enjeu. Mais il va surtout servir à l’irrigation. Un règlement provisoire des eaux du fleuve Anapo, publié en 1857, aborde la question des aqueducs syracusains, et en particulier du Galermi12. Ce règlement n’a jamais été modifié et régule encore le régime des concessions, même s’il n’est pas très précis et fixe surtout un mode de fonctionnement administratif. Il stipule que doivent être affichés les tours d’eau dans chaque lieu d’irrigation, avec les noms des propriétaires, le volume d’eau prélevé, la localité, l’heure, la durée du prélèvement ainsi que la superficie du terrain irrigué. Les archives syracusaines du XIXe siècle attestent également de nombreuses interventions extraordinaires à la suite d’orages saisonniers ayant provoqué effondrements, glissements de l’aqueduc et remplissages d’alluvions, que le génie civil, autrefois comme aujourd’hui, répare. Il existe aussi de nombreuses contraventions, comme celle posée à des récidivistes ayant non seulement puisé l’eau illégalement, mais aussi menacé les surveillants de l’aqueduc en se prévalant

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de la protection de leurs patrons. À partir des années 1865, ces gardiens semblent mal payés, les nombreux documents sur leurs revendications salariales devenant nombreux. En 1880, l’ingénieur-chef du génie civil écrit au préfet pour dénoncer les comportements de vandalisme de la population du bourg du Belvédère. Car tandis que le génie civil allait procéder à des travaux de réhabilitation – certains ayant retiré les fameuses dalles rectangulaires de recouvrement sans autorisation –, « une bande de femmes » ont agressé les ouvriers chargés de reconstruire la couverture, pour pouvoir continuer à laver leur linge dans l’aqueduc13. Le Galermi devient ainsi un outil de contrôle étatique d’une population jusque-là habituée à des modes de fonctionnement sans règles imposées et dont la logique est celle de l’exploitation des ressources disponibles de façon libre et opportune. Or, le jeune État italien14 entend bien mettre un peu d’ordre dans les pratiques et les usages de l’eau à l’échelle du pays. Les enjeux sur son contrôle, par l’État ou d’autres groupes d’influence, restant bien évidemment de taille (figure 5).

Figure 5. Irrigants réparant le canal après un glissement de terrain

©mission Hydrosyra, 2012

17 Il existe pourtant une exception à cette politique de nationalisation : en 1924, le Galermi est aménagé pour alimenter l’une des premières centrales hydroélectriques privées de la région. Les particuliers Concetto Salonia et Vincenzo Carpinteri achètent pour 700 lires un terrain de 700 m2, sur la rivière Ciccio, et détournent les eaux de la Bottiglieria et du Ciccio par des canaux réalisés à leurs frais, destinés à faire tourner une turbine à électricité pour l’ensemble du territoire de Syracuse. Ce sont ensuite d’autres particuliers, La Rosa-Serges, qui installent leur centrale sur le Ciccio. Cette parenthèse d’une quarantaine d’années s’achève avec l’édification de nouvelles centrales hydroélectriques, étatiques cette fois, celle de Petino en 1949, puis celle de Bibbinello, qui s’alimentent du flux du fleuve Anapo en amont, et reversent ensuite

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l’eau utilisée dans le Galermi, en en augmentant le débit, redirigé vers les cultures d’agrumes. L’heure est au développement industriel. L’industrialisation est même pensée comme pouvant faire revivre l’aqueduc antique. Le projet de transformer la Sicile rurale en foyer central des produits pétroliers est formulé. Dans les années 1970, l’installation de la zone industrielle du golfe d’Augusta initie un vaste programme de construction : on implante une nouvelle centrale, Contrada Diddino, et un nouvel aqueduc, Nuovo Galermi, censé à terme remplacer l’ouvrage historique. Mais les chocs pétroliers, en grande part, et une société sicilienne a priori plus attachée à son monde rural qu’à l’industrialisation, contrecarrent ces grands projets. L’aqueduc antique continue donc et toujours sa course jusqu’à Syracuse. Par-delà les temps, les acteurs et les politiques, le Galermi perdure dans le paysage et les usages.

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18 Après trois siècles de gestion privée de l’eau du Galermi, donc, mais à la demande de la ville de Syracuse qui a besoin d’être secourue, l’aqueduc est « repris » par les pouvoirs publics, ici le jeune État italien en train de se construire, soit au cours du XIXe siècle. Et si l’aqueduc devient aussi un discours pour réaffirmer une identité noble, une identité grecque, qui justifierait la protection patrimoniale de plusieurs grands monuments, il est et reste dans les esprits l’objet technique de référence pour « sauver » la ville – ce qui se produit une nouvelle fois quand les eaux de sources ou de la nappe de Syracuse sont polluées et que soudain l’État reprend la main pour le restaurer. La relation entre le public et le privé, d’ailleurs, entre l’État (ou son équivalent) et les détenteurs privés de moyens, comme la famille Gaetani sur plusieurs siècles, et plus tard les propriétaires des premières centrales hydroélectriques, se joue un peu de la même façon à des époques différentes : l’État ne se désengage pas totalement, il a recours à des interlocuteurs privés pour régler les problèmes qui lui incombent mais qu’il ne peut résoudre à cet instant. Puis il reprend la main, en n’hésitant pas si besoin à exproprier au nom de la nationalisation ou de la patrimonialisation – les particuliers ayant gagné quant à eux, et entre-temps, gains et représentation.

19 Les destinations de l’eau de l’aqueduc ne changent pas vraiment, elles s’additionnent : de l’eau alimentaire à l’eau des moulins, elle devient une eau pour irriguer, puis pour l’électricité, tout en continuant d’alimenter Syracuse. L’aqueduc est lui-même pensé comme un instrument, un bien collectif historique qui, inscrit dans le temps long et les mémoires, sert à défendre une certaine pérennité identitaire susceptible d’être réactivée et de servir de levier politique. Pointent aussi à cette époque les enjeux patrimoniaux, et avec eux ce que l’aqueduc, à l’instar des autres monuments gigantesques de l’époque grecque, peuvent apporter en termes d’attractivité touristique organisée. S’opère ainsi une conscience politique d’un futur économique à valoriser grâce au passé, soit des passés qui s’invitent dans le présent au service d’un discours de protection patrimoniale particulièrement d’actualité.

5. Et aujourd’hui, un aqueduc pour quoi faire ?

20 Au xxie siècle, l’eau du Galermi est essentiellement agricole. La gestion de l’aqueduc, après avoir été placée sous la responsabilité de divers organismes publics d’État, génie civil ou militaire, bureau technique du Trésor public, intendance des Finances de

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Syracuse, a été reprise par la Région en 1968 et est assurée par le génie civil depuis 2005. La tâche principale du génie civil consiste à restaurer le Galermi, à octroyer des concessions d’utilisation et à installer des prises d’eau sur l’aqueduc à destination de ses usagers privés, aujourd’hui pratiquement tous irrigants ; en revanche, il n’intervient pas dans la distribution de l’eau jusqu’aux parcelles ni dans l’organisation des irrigants entre eux. L’aqueduc a perdu en efficacité, et plusieurs facteurs sont évoqués : une baisse générale de la pluviométrie ; une baisse du débit par l’abandon des petites centrales hydroélectriques qui reversaient l’eau usée dans l’aqueduc ; une augmentation des consommateurs d’eau dans les communautés des monts hybléens, ayant conduit au forage de puits artésiens, à la surexploitation des sources, à des rivières aux débits affaiblis et, partant, à un canal moins rempli. Ce qui fait dire à certains de nos interlocuteurs d’aujourd’hui : « C’est une tragédie ! Le Galermi est en train de mourir. » Destinée aux 600 irrigants répartis sur plus de 750 hectares, l’eau irrigue surtout des petites parcelles (jardins maraîchers ou d’agrément, exploitation de papyrus) et quelques exploitations d’agrumes plus importantes, d’une trentaine d’hectares environ. Les irrigants signent des contrats d’aqueducs de juridictions différentes et de durée variable (3 ans, 6 ans ou 29 ans) et chacun paye (en 2016) 12 euros par an le litre/seconde d’eau par parcelle ; ils disent « boire » à l’aqueduc ; il n’existe pas d’association d’irrigants. Soit leur accès est individuel et direct et les irrigants font s’écouler l’eau depuis l’aqueduc vers de grands bassins réservoirs qu’ils ont construits et qui retiendront la ressource jusqu’à son utilisation (ces bassins peuvent être de vastes cavités creusées dans la terre et étanchéifiées par des plastiques résistants) ; soit ils remplissent et se partagent un même bassin réservoir cimenté, à trois, quatre ou cinq personnes, et chaque ayant droit, selon un tour qu’ils ordonnent entre eux, prend alors sa part d’eau le jour et l’heure convenus. Ces bassins réservoirs (vasche), plutôt rectangulaires ou carrés aujourd’hui, peuvent parfois se trouver dans l’enceinte même du jardin d’un des ayants droit. Chez Mario, par exemple, le bassin réservoir collectif n’est guère visible de la route. Accessoirement rempli de poissons rouges, ce réservoir pour l’irrigation d’environ 3 mètres de côté sur 3 mètres de hauteur contient pourtant près de 70 m3. Mario a expliqué que l’eau retenue chez lui servait à son jardin, à celui du « professeur » son voisin, et à quelques autres ayants droit dont le nom était aussi renseigné sur une liste écrite à la main, liste qu’il détenait pour avoir été désigné comme responsable des tours d’eau de l’année (figure 6). Pour cette vasca associée à la concession 108, par exemple, le tour d’eau semble être hebdomadaire, chacun irrigue à souhait durant les jours qui lui incombent, et « non ; on ne peut pas toucher à l’eau des autres », précise-t-il. Mais Mario ajoute : si lui me dit ; “j’ai besoin de 10 mn d’eau pour planter mes poivrons, des tomates […] les plantes ont besoin d’eau”, je lui réponds : “allez, prends-la”. Si on est d’accord, on est d’accord ; j’ai de l’eau en plus, tu en as besoin, je te la donne ; et si toi tu en as besoin, va, moi j’ai fini. […] Nous sommes des gens courtois : nous n’en venons pas aux mains ». Il faudrait bien évidemment poursuivre ce premier repérage sur le terrain par des enquêtes anthropologiques systématiques auprès des irrigants afin de dégager quelques règles de fonctionnement15 ; et s’interroger notamment sur ce « manque d’eau » évoqué avec récurrence dans les discours (Molle, 2008) – quand il est question des fuites de l’aqueduc et de son entretien – alors que l’avant-dernière exploitation à l’aval reçoit, en abondance, les 5 l/seconde utiles et suffisants à son exploitation humide de papyrus. Il faudrait aussi évaluer à qui profiterait véritablement la réfection parfaite de l’aqueduc, qui conduirait à condamner la fuite du parc de Pantalica – pour certains considérée comme cascade magnifique et

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atout touristique du parc –, à augmenter le prix de l’eau, et probablement à instaurer d’autres règles plus contraignantes dans le partage de la ressource.

Figure 6. Chez Mario : liste des tours d’eau expliquée aux auteurs de l’article

©Yves_Jeanmougin, 2016

21 Sans doute les véritables enjeux se trouvent-ils ailleurs, alors que la population italienne se mobilise aussi pour décider de l’avenir de son eau (Carrozza et Fantini, 2013). Plus politiques, ils pourraient à Syracuse plutôt porter sur le devenir de cet objet technique, et notamment sur la nécessaire prise de conscience de son importance patrimoniale. Le Galermi, qui existe depuis toujours, utilisé au fil des siècles comme un incontournable ou un recours, une source principale ou un appoint, figure ici deux mille ans d’histoire. Et la recherche qui continue à le magnifier, à lui redonner une nouvelle vie ou pour le moins une nouvelle visibilité, devrait pouvoir aider les décideurs, les services muséologiques, le génie civil et les politiques à se concerter pour apprendre à parler ensemble, à décider de ce qu’ils veulent faire de cet aqueduc, avec quels moyens, à quelles fins. Le renforcer dans son office de long tuyau souterrain à partir duquel certains boivent et font boire leurs plantations ? L’envisager cette fois du dessus et de l’extérieur, en l’aménageant, en en dégageant des tronçons accessibles pour créer des pistes cyclables ou des chemins de randonnée ? Pourquoi pas ? Toutes les bonnes idées sont possibles et envisageables. Pour le moment, grâce à cette recherche, la région Sicile en 2017 a voté un budget de 1,5 million d’euros sur trois ans pour la réhabilitation de l’aqueduc du Galermi.

* * *

22 Appréhender nos matériaux de façon à considérer l’aqueduc du Galermi comme l’axe autour duquel s’articule une foule d’enjeux et d’interlocuteurs a permis de montrer comment et combien cet objet technique de l’eau est un acteur stratégique et agissant, en mesure d’imposer ses lois et d’interagir avec ses utilisateurs. L’eau qu’il achemine est

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cette matière modulable et malléable coproduite aussi bien par la nature que par les sociétés ; l’agentivité confirmée de l’objet intervient sur les modes d’agir et les représentations. Par ailleurs, en accordant une large part à l’histoire sur le temps long, contexte de production des faits et données, autant la facture de l’ouvrage que les contextes naturels, sociaux et politiques qui l’accompagnent au fil des temps ont été renseignés. L’aqueduc, à la fois cordon ombilical nourricier, objet technique garantissant la postérité du maître, instrument de contrôle étatique et de fixation des populations, bien collectif historique, patrimoine à protéger, a su jouer de ses nombreuses relations sur plus de 2000 ans : des tyrans antiques aux marquis modernes, aristocrates, religieux, militaires, meuniers, gardiens, lavandières, touristes d’aujourd’hui, décideurs politiques, agents du patrimoine et toujours, en ligne de fond, la population et la ville de Syracuse, mais aussi l’État. Et par-delà la ressource hydrique, voire la seule matérialité de l’eau, c’est bien à travers cet ouvrage séculaire qu’une reconfiguration permanente du territoire a été opérée et que des dynamiques sociales et politiques multiples, de l’eau à boire, à l’eau à moudre, l’eau pour irriguer, l’eau pour alimenter les centrales… ont pu être pensées et exprimées. L’aqueduc du Galermi est déjà bien vieux, si atemporel, que quelques nouvelles issues devraient facilement pouvoir lui être trouvées. Enfin souhaitons-le, car élément incontournable de l’histoire de la ville de Syracuse et de ses paysages, les décisions qu’auront à prendre les générations actuelles et futures à son sujet seront décisives.

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NOTES

1. Voir les volumes « Cultures matérielles » (2010, 54-55) de la revue Techniques & Culture qui reprennent l’histoire de ce programme et de cette équipe, en republiant certains textes fondateurs et en réajustant au goût du jour les apports de ces méthodes et de ce courant. Voir en particulier l’introduction (Bartholeyns et al., 2010) ; le programme de travail (Cresswell, 1976 (2010) ; l’article de Pierre Lemonnier sur l’étude des systèmes techniques (Lemonnier, 2010). 2. Voir aussi Bédoucha (1976), où dès les premières lignes de l’article le ton est donné sur la façon dont eau et société seront appréhendées ensemble suivant l’approche globale et contextualisée des années pionnières de la technologie culturelle. 3. Qui eut lieu en 480 à Himère et ouvre sur près de trois siècles d’hostilités. 4. Dans une abondante bibliographie, Leveau, 2008 ; Malissard, 2002.

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5. La source Aréthuse, objet de nombreux mythes (Bouffier, 2019), est située sur l’île d’Ortygie, cœur de la ville ancienne de Syracuse. Elle alimente la population jusqu’en 480, puis est réservée à Gélon, à ses proches et aux cultes poliades. 6. Le dossier médiéval, rendu plus difficile par la rareté et la dispersion des archives de cette époque, est encore largement en friche. 7. D’autres recherches sont prévues pour permettre des prospections de terrain et en archives plus spécifiques sur le médiéval. 8. C’est ce que font les Athéniens lorsqu’ils viennent mettre le siège devant Syracuse en 415 avant notre ère (Thucydide, Guerre du Péloponnèse, 6.100) ou ce que préconisent les traités de poliorcétique grecs (par ex. Philon d’Alexandrie, Syntaxe mécanique, D8 ; B 53). 9. Voir entre autres, Supplica dal Marchese di Sortino Blasio Gaetano al Re (Sua Eccellenza), 23 gennaio 1836, Busta du 11 juin 1838, carico 2. Num. 1270, Archivio della Gancia, Palerme. 10. Archivio di Stato Palermo, Ministero e segretaria di Stato presso il luogotenente generale, Dipartimento interno, anno 1842 (2323), Archivio della Gancia. 11. Certains moulins sont effectivement directement installés sur l’aqueduc, d’autres utilisent une eau déviée vers eux. 12. Regolamento provisorio per le acque dell’Anapo, approvato con Ministeriale del 23 Aprile 1857, Archivio di Stato Siracusa. 13. Lettera del 10 Agosto 1880 del Genio Civile (Archivio di Stato di Siracusa, vol. 372, fascicule 12). 14. Sulla rivendica degli acquidotti siracusani ed acque demaniali del fiume Anapo coi confluenti nella provincia di Siracusa, Direzione del contenzioso finanziario in Sicilia, Palerme, 2 octobre 1869 (Archivio di Stato di Siracusa, vol. 373). 15. Car il reste nécessaire de mener une étude de longue durée pour une appréhension plus fine des pratiques, perceptions et usages de l’eau actuels de l’aqueduc, comme des politiques, législations et enjeux aux échelles régionale et nationale.

RÉSUMÉS

De l’Antiquité à nos jours, comment retracer l’histoire de l’aqueduc du Galermi (Syracuse, Italie) ? Cet article propose de rendre compte des premiers résultats d’un programme collectif et interdisciplinaire en insistant sur les différents temps de l’eau de l’aqueduc, pour en dégager les enjeux et les relations dites hydrosociales à partir de son histoire technique, sociale et politique. Quelles lectures techniques et représentations de l’ouvrage au fil des âges peuvent être dégagées, de quel contrôle, par qui et pourquoi, cet objet technique de l’eau a-t-il fait l’objet, quelles dynamiques sociales et acteurs en présence peuvent être identifiés et analysés ? Quel futur et quelle préservation possible de cet ouvrage hydraulique de plus de deux mille ans d’âge peuvent être pensés et mis en place pour sa pérennité ? Des Grecs et Romains aux décideurs politiques d’aujourd’hui, entre jeux d’influence et de pouvoir, configuration du territoire et patrimoine, le lecteur est invité à découvrir ce long aqueduc souterrain aux usages et destinations adaptés au fil

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des temps, qui vont de l’approvisionnement en eau de la ville antique et moderne de Syracuse à l’irrigation depuis le XIXe siècle, en passant par l’alimentation en énergie hydraulique des moulins du XVIe au XIXe siècle, ou d’une centrale électrique du XXe siècle.

How can we write the history of the Galermi aqueduct (Syracuse, Italy) from ancient times to the present day? This paper intends to report the first results of an interdisciplinary collective research program by emphasizing the different periods of the Galermi water: the aim is to identify the challenges and the so-called hydrosocial relations of this object from its technical, social and political history. What technical readings and representations of the hydraulic structure could be proposed over the ages? What control did this technical work undergo? By whom? Why? What social dynamics and actors can be identified and analyzed? What future and possible conservation can be suggested and set up for the sustainability of a monument that dates back more than 2,000 years? From Greeks and Romans to today’s policymakers, between influence and power, planning of land and Heritage, the reader is encouraged to discover this long underground aqueduct whose uses and purposes have been adapted through the ages: potable-water supply of the ancient and modern town of Syracuse, hydraulic energy for water mills during the 16th-19th centuries, hydraulic power station in the 20th century, irrigation since the 19th century.

INDEX

Keywords : aqueduct, cultural heritage, land, irrigation, energy, hydrosocial cycle Mots-clés : aqueduc, patrimoine, territoire, irrigation, énergie, cycle hydrosocial

AUTEURS

SOPHIE BOUFFIER

Sophie Bouffier est ancienne élève de l’ENS Paris. Elle est agrégée de lettres et professeur d’histoire grecque antique à Aix-Marseille Université. Ses travaux portent sur la colonisation grecque en Occident, notamment la Sicile et Marseille, et sur les thématiques de la gestion de l’eau.Elle coordonne depuis 2012 un projet interdisciplinaire et diachronique sur l’aqueduc antique du Galermi en Sicile et a créé un réseau collaboratif sur la gestion de l’eau en Méditerranée dans l’Antiquité, HYDRΩME, Aix-Marseille Université, CNRS, CCJ. [email protected]

FABIENNE WATEAU

Fabienne Wateau est anthropologue, directrice de recherche au CNRS, spécialisée dans l’étude de la gestion de l’eau (irrigation, barrage, monde fluvial, pollution…) et des conflits articulés autour de la ressource. Elle est notamment l’auteure de : Partager l’eau. Irrigation et conflits au nord- ouest du Portugal [Paris, CNRS-MSH ed, 2002] et de On ne badine pas avec le progrès. Barrage et village déplacé au Portugal [Paris, MSH, 2016]. Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, Université Paris Nanterre - CNRS (UMR 7186). [email protected]

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Transformations du foncier rural en Méditerranée Rural land tenure in the Mediterranean

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Le foncier en Méditerranée : une dichotomie entre Nord et Sud ? Land tenure in the Mediterranean : a north and south dichotomy ?

Mélanie Requier-Desjardins, Romain Melot, Jean-Christophe Paoli, Orlando Rodrigues et Jeanne Riaux

1 Dans la littérature sur le foncier méditerranéen, l’analyse des systèmes fonciers se traduit par une forte dichotomie Nord/Sud, une dichotomie liée bien souvent à des choix de travail empirique sur une région limitée, au sud ou au nord de la Méditerranée. Pour tester l’intérêt de dépasser cette dichotomie et pour identifier la manière dont des approches Nord/sud pourraient mutuellement se nourrir, un séminaire réunissant une vingtaine de chercheurs du nord et du sud de la région s’est tenu en septembre 2016 à l’Institut Polytechnique de Bragança (Portugal) sous l’égide du réseau Foncimed de recherche Ciheam-Inra, un réseau dédié à l’étude du foncier méditerranéen.

2 Ce séminaire était plus précisément consacré aux travaux sur la « Gouvernance responsable des régimes fonciers ». Il interrogeait la pertinence de développer une approche commune des régimes fonciers pour des situations du Nord et du Sud. L’idée d’approche commune reposait sur plusieurs constats effectués par les chercheurs du réseau Foncimed. D’une part, l’étude des régimes fonciers, au Nord comme au Sud de la Méditerranée, impose de prendre en compte conjointement l’évolution des usages formels et informels des ressources foncières. D’autre part, une relecture des grandes caractéristiques de ces régimes au prisme des préoccupations croissantes de durabilité environnementale et sociale est à l’œuvre sur les deux rives de la Méditerranée. Le séminaire a également permis d’arriver à la conclusion plus opérationnelle selon laquelle « les études reliant l’action publique multi-échelles aux évolutions des usages, des arrangements et des relations sociales entre acteurs privés offrent des pistes intéressantes pour les opérateurs de développement en matière de régulation foncière » (Foncimed, 2017). Les différentes perspectives issues de ce séminaire sont à l’origine du dossier « Transformations du foncier rural et stratégies collectives en Méditerranée : entre

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conflits et résilience territoriale », dont l’objectif est d’élargir ces points de vue sur les deux rives de la Méditerranée.

3 Les systèmes fonciers se caractérisent par une régulation légale ou informelle de pratiques d’accès aux terres ainsi que par des modes de faire-valoir différenciés dans les exploitations ou les territoires. Le focus sur la région méditerranéenne permet de croiser la diversité des expériences avec une certaine homogénéité des problématiques foncières rencontrées sur l’ensemble de la région (Requier-Desjardins et al., 2017). L’appel à contributions était en effet centré sur la compréhension des interactions multi-échelles et la mise à jour d’impacts observés de politiques en termes d’inscriptions sociales, spatiales et territoriales. L’objectif était aussi de rassembler des analyses privilégiant les approches développées sur un temps long et permettant une approche compréhensive des évolutions des systèmes fonciers et des politiques publiques.

4 Les cinq contributions regroupées dans ce dossier inspirent un propos introductif organisé en trois temps. D’abord, les textes suggèrent une relative inefficacité des politiques publiques agricoles et foncières, ainsi que l’incapacité de ces politiques à préserver les ressources foncières dans des contextes de compétition accrue au nord comme au sud de la Méditerranée. Ensuite, ces contributions invitent à considérer la ressource foncière comme une ressource locale construite par et avec les acteurs, et susceptible de stimuler des formes particulières de développement territorial.

5 Enfin, les articles révèlent que l’approche des faisceaux de droits fonciers spécifiquement développées pour étudier le foncier agricole et pastoral dans les pays du sud (voir par exemple, Le Roy, Karsenty, Bertrand, 1996 et Schlager et Ostrom, 1992) s’applique bien aux contextes Nord et notamment à l’analyse des milieux péri-urbains. Pourtant, l’approche par les faisceaux de droits a été conçue pour des contextes marqués par la dimension largement informelle des échanges de droits sur les terres. Ce point revient à montrer l’importance des pratiques informelles au nord de la Méditerranée et conduit à interroger leurs conséquences : quelles sont les dynamiques des régimes fonciers informels ? Quels sont leurs effets sur les modalités sociales et économiques de valorisation des ressources et sur leur durabilité ?

6 En effet, les dynamiques d’occupation du sol dans les espaces méditerranéens sont à la fois le résultat des arrangements et rapports de force au sein des systèmes fonciers locaux (modalités de distribution de la rente et d’accès à la terre) et la conséquence de régulations à l’échelle nationale et internationale (orientations règlementaires nationales et européenne, stratégies des investisseurs internationaux, organisation des filières de commercialisation). Le fonctionnement du marché des terres agricoles, le rythme de l’étalement urbain, la coexistence entre des mises en valeur agricoles et pastorales d’intensivité variable, la cohabitation entre des modes de faire-valoir directs et indirects, sont autant de caractéristiques, observables à des échelles différentes, qui sont la résultante de formes de régulation sociale et économique. Ces formes de régulation peuvent être plus ou moins formelles et faire l’objet d’une organisation collective plus ou moins structurée.

1. Les effets mitigés des politiques publiques

7 Au-delà des trajectoires suivies par les politiques nationales en matière de réformes foncières et de gouvernance, les pays du pourtour méditerranéen sont confrontés à des

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défis communs. La planification foncière au niveau régional et local implique des arbitrages entre utilisation des terres pour le logement, l’accueil d’infrastructures industrielles et touristiques d’une part, et des choix directifs en matière de protection du foncier agricole, d’autre part. Ces enjeux concernant la conversion des terres agricoles pour des besoins d’urbanisation se retrouvent également en matière d’aménagement rural. Dans les zones arides pays de la rive sud de la Méditerranée, la transformation de systèmes agropastoraux en systèmes d’agriculture intensive s’accompagne de changements de droits fonciers et entraine la privatisation de ressources collectives (Otmane, 2019). Les formes de pilotage du foncier observables au niveau local suscitent par conséquent des interrogations sur les modalités de mise en œuvre de l’action publique.

8 L’entrée par l’analyse de l’impact des politiques publiques révèle que la distance entre l’échelon de mise en œuvre de la politique et celui de son élaboration, se matérialise par des effets inattendus, voire contre-productifs dans certains cas, sur les territoires bénéficiaires. Deux textes viennent alimenter ce point : l’analyse des effets de la Politique Agricole Commune sur un territoire pastoral grec (Koutsou et al., 2019) et les effets de la politique foncière nationale sur une oasis algérienne (Otmane, 2019). Les politiques locales de planification ont également un effet limité sur la préservation des terres en contexte péri-urbain dans la région de Skikda en Algérie, comme le montre le texte de Ahmed Bousmaha et Aissa Boulkaibet (2019). Ce premier ensemble d’articles révèle donc l’ineffectivité ou la faible efficacité des régulations publiques face aux pratiques des acteurs concernant l’occupation des sols et la circulation du foncier, et ce même lorsque ces politiques sont établies à une échelle locale.

9 L’article de Tayeb Otmane (2019), qui traite du contexte oasien en Algérie, décrit ainsi les effets au long cours d’une politique publique foncière nationale qui formalise la propriété privée de la terre dans les oasis dans un objectif de soutien au développement agricole. Cette politique consiste à encourager l’extension des cultures oasiennes sur de nouvelles terres privatives, au détriment des modes collectifs d’exploitation des terres jusque-là en vigueur. L’auteur souligne les mutations socio-spatiales qui accompagnent ce processus de transformation foncière, notamment celles liées à l’individualisation de l’exploitation des terres et de l’eau. Il montre également la montée en puissance de l’ancienne catégorie sociale des métayers, devenus agriculteurs. Ces derniers, détenteurs de savoirs et de savoir-faire agricoles sont devenus propriétaires fonciers dans les zones nouvellement mises en valeur. Cette trajectoire socio-spatiale se traduit concrètement par un déclin accéléré des terres cultivées dans les anciennes oasis, avec la dégradation ou l’abandon de parcelles, et souvent par leur changement de destination, vers la mise en construction.

10 Dans cette évolution, le système oasien traditionnel de prééminence des droits sur l’eau par rapport à ceux liés à la terre cède le pas à une situation dans laquelle prévaut la propriété privée des terres. C’est ainsi la propriété foncière qui détermine l’accès à l’eau souterraine, les forages et les systèmes de pompage privés encourageant ces dynamiques individuelles. Ce texte présente finalement un double renversement, de la hiérarchie sociale d’une part, et des modes d’appropriation de la terre d’autre part. Il confirme le lien direct qui existe entre la détention de droits de gestion sur les ressources stratégiques et la place des acteurs dans la société et l’économie locales, largement rencontré dans les agricultures, irriguées en particulier, de Méditerranée (Jouve et al., 2010).

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11 L’auteur souligne l’impact de la politique publique foncière, non seulement en termes de développement agricole, comme souhaité (à travers un accroissement des surfaces et des productions), mais surtout en termes d’impacts sur les équilibres sociaux, économiques et environnementaux locaux. La dégradation des terres et de l’eau dans les nouvelles oasis, en lien avec la multiplication des systèmes de pompage privé, est un phénomène désormais bien documenté (Côte, 2014 ; Fofack, Kuper et Petit, 2015 ; Kuper et Molle, 2017). Ces dynamiques vont de pair avec des pertes de savoirs et l’abandon de pratiques agricoles multifonctionnelles qui imposaient le respect des ressources hydrauliques et foncières.

12 L’analyse offerte de cette trajectoire oasienne révèle un processus de transfert foncier, intentionnellement ou non issu de la politique de l’État. Il se traduit parle relatif effacement d’un groupe historiquement dominant au profit d’un autre groupe détenteur de la force de travail et des savoirs agricoles, les métayers. Cette trajectoire peut sembler rétablir une forme d’équité sociale, engendrant un rattrapage économique et social, à rebours des situations étudiées dans la plupart des travaux actuellement menés sur les dépossessions foncières (par ex. Paoli et al., 2017 ; Roudart et Guénard, 2019). Ce contraste s’explique par un contexte de relative abondance des terres domaniales et d’une politique agricole d’accès à la terre et aux ressources naturelles par voie de privatisation. Elle se fait, toutefois, au prix d’une dégradation massive des ressources en terre et en eau, c’est-à-dire d’une façon écologiquement non soutenable. À travers ce prisme, l’article nous ramène à d’autres situations contemporaines, communes aux situations oasiennes, mais aussi à bien d’autres contextes, notamment au Nord, dans lesquels les ressources naturelles et l’environnement servent de variables d’ajustement politique ou social (Martinez-Alier, 2002). On voit ainsi se développer des pratiques de règlement de conflits sociaux par la sur-mobilisation de ressources foncières existantes ou par la mobilisation de nouvelles ressources, mais aussi par une réappropriation sociale de ressources foncières (Battesti, 2013) souvent issue de revendications populaires1.

13 En miroir du texte précédent, dans un contexte de rareté foncière cette fois-ci, le texte de Ahmed Bousmaha et Aissa Boulkaibet (2019) analyse l’évolution du phénomène d’artificialisation des terres aux abords de Skikda, ville située sur la côte méditerranéenne algérienne. L’auteur questionne l’efficacité des outils de protection du foncier agricole par les plans d’aménagement et fait, quant à lui, le constat de l’inefficacité de cet outil de politique publique destiné à protéger les terres agricoles à proximité des villes. Ainsi, les surfaces allouées dans les documents d’urbanisme pour les projets d’urbanisation sont très en deçà des chiffres réels relevés auprès des communes et vérifiés ensuite par un travail minutieux de télédétection. Sur cette question de l’impact des outils de régulation, une analyse qualitative a été menée en France par Gisèle Vianey (2015). Ses observations démontrent l’impact limité de des dispositifs de protection du foncier agricole périurbain, notamment les zones d’agricultures protégées, sur la conversion des terres agricoles en périphérie urbaine. De part et d’autre de la Méditerranée, les mêmes types d’outils de régulation sont parfois inopérants au regard des enjeux de réalisation de la rente qui influent sur les choix d’affectation des terres à la périphérie des villes.

14 Enfin, toujours sur la question des impacts de l’action publique sur les ressources foncières, l’article de Stavriani Koutsou et al. (2019), traite des effets mitigés de la Politique agricole commune (PAC) sur le développement territorial grec. Ce texte met

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en avant l’une des caractéristiques du contexte contemporain, à savoir l’influence des subventions européennes dans le cadre du premier pilier de la PAC sur les pratiques d’élevage et en particulier les terres pastorales. La transhumance est un mode historique de gestion des troupeaux ovins en Grèce, et si les ressources pastorales sont un bien domanial, la responsabilité de leur gestion est décentralisée à l’échelle territoriale. Les communes peuvent louer les pâturages aux éleveurs qui en font la demande, qu’ils appartiennent ou non à la commune.

15 Dans ce contexte, le règlement de la PAC a pour effet d’inciter à l’élevage bovin, ce qui se traduit à la fois par une diminution du nombre d’éleveurs d’ovins, et par des modifications dans l’allocation des terres pastorales. Les éleveurs bovins, souvent extérieurs aux territoires pastoraux grecs et de plus en plus demandeurs d’accès aux pâturages communaux, prennent le pas sur les éleveurs locaux d’ovins, avec des répercussions socio-spatiales profondes. Certains espaces comme les estives ne sont plus exploités, en raison de la régression de l’élevage ovin local. Des pertes de savoir- faire en découlent, notamment en matière d’usage saisonnier des ressources pastorales et donc, d’entretien de ces espaces d’estives. Ils en deviennent d’ailleurs inaccessibles, les chemins de transhumance se refermant au fil du temps.

16 Les territoires concernés perdent donc de leur spécificité, suite aux transformations de l’activité d’élevage et en raison d’un manque de valorisation des ressources pastorales locales. Du point de vue des approches de développement territorial, ces ressources pastorales deviennent génériques, par opposition à la spécificité des ressources territoriales (Campagne et Pecqueur, 2014), donc plus vulnérables économiquement et socialement. Dans l’article de Stavriani Koutsou et al. (2019), les effets de la PAC sur les territoires ruraux grecs se traduisent également par d’importants dommages écologiques liés au surpâturage des zones les plus faciles d’accès, comme à l’abandon d’autres espaces. Ils compromettent ainsi la possibilité d’une valorisation économique alternative de l’ensemble de ces ressources foncières, par exemple sous la forme de produits territoriaux et typiques. L’article met finalement en lumière la dimension contre-productive de la politique publique au regard de ses intentions déclarées, ainsi que dans sa mise en œuvre, sur un temps long (voir aussi Requier-Desjardins et Vianey, 2017). La PAC révèle ici des contradictions internes, puisque les effets de certaines mesures relevant du premier pilier s’opposent avec les principes et l’approche Leader2 en termes de développement local que l’Union européenne, par ailleurs, déclare vouloir contribuer à développer depuis 25 ans (Chevalier et Dedeire, 2014).

17 Les contributions de Tayeb Otmane (2019) et de Stavriani Koutsou et al. (2019), et dans une certaine mesure, celle de Ahmed Bousmaha et Aissa Boulkaibet (2019), réactivent la question des contradictions entre échelles des politiques publiques, entre leurs différents niveaux d’objectifs et entre leurs objectifs et leurs impacts effectifs. Dans les deux premiers cas, en effet, les ressources foncières agricoles sont menacées par des dynamiques locales renforcées, voire initiées, par les politiques publiques nationales ou supranationales. Leur mise en œuvre se fait au détriment de la qualité des milieux et de la durabilité des usages. En filigrane, les contours de conflits sociaux latents autour de la ressource foncière, support de ces usages, se dessinent, qu’il s’agisse de l’eau ou de la terre. Ces constats sont communs aux situations rurales comme aux situations péri- urbaines, et partagés à l’échelle de la Méditerranée (Vianey, Requier-Desjardins et Paoli, 2015) comme dans bien d'autres régions du Sud (Lavigne-Delville et Le Meur, 2016).

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18 Dans la littérature récente, cette question des disjonctions, ruptures et continuités, entre échelles de politiques rurales, de leur efficacité et de leurs impacts effectifs est abordée à propos de l’évaluation des politiques, programmes et projet de développement, notamment à travers la mobilisation de la théorie du changement (Besançon et Chochoy, 2019). D’abord mobilisée dans le champ de la gestion de conflits et de l’action humanitaire (OCDE, 2007), ou autour du changement social (Eguren, 2011), elle est ensuite intégrée dans le cycle des projets de coopération internationale (UNDG, 2018), devenant une exigence des principaux bailleurs de fonds et un outil de gestion des projets de développement. La théorie du changement vise à penser conjointement l’ensemble des changements provoqués par l’action de développement dans son contexte, de la réalisation immédiate jusqu’aux impacts de long terme. Sa mise en œuvre dans le cycle des projets conduit à définir ce que les bailleurs de fonds nomment changement transformationnel, c’est-à-dire les changements nécessaires et ajustés à l’ampleur des enjeux écologiques, sociaux et économiques contemporains et du changement global (ou climatique). Sa déclinaison opérationnelle permet de compléter le jeu existant des outils de suivi et d’évaluation des projets. La mobilisation de la théorie du changement conduit de fait à raisonner de façon plus systématique la question de la cohérence et de l’efficacité des politiques du point de vue des réalisations comme des impacts, entre échelles de temps ou d’espaces.

19 Il ressort que l’objet foncier, ultime support matériel de développement, est un révélateur particulièrement pertinent de ces contradictions de politiques. Ainsi, par exemple, Duvillard et Lapostolle (2018) décrivent avec finesse et à une échelle plus restreinte, qui va de la commune à la région, les glissements qui s'opèrent dans la gestion du foncier territorial, entre l’échelle communale qui dispose historiquement de cette compétence, et les échelles supra-communales. Ces auteurs concluent que « c’est autour de cet enjeu (l’échelle de la gestion de la ressource foncière) que se font et se défont les alliances entre les différents acteurs (territorialisés) autour du foncier » (Duvillard et Lapostolle, op. cit. : 97). Le foncier est alors reconnu comme un élément central des politiques de développement local. Il est intéressant de souligner que les cinq contributions de ce dossier (Bousmaha et Aissa Boulkaibet, 2019 ; Clément, Perrin, Soulard, 2019 ; Guéringer, 2019 ; et Otmane, 2019) renvoient plus ou moins explicitement Koutsou et al., à ces approches de développement local, dans leur mise en contexte et dans leurs analyses.

2. Le foncier, une ressource territoriale

20 Pour la plupart des spécialistes du développement local, le foncier ne constitue plus seulement un objet ou un facteur de développement agricole nécessitant une protection spécifique, mais bien un levier de développement local et territorial parmi d’autres (Guéringer Hamdouch et Wallet, 2016 ; Perrin, Soulard et Chia, 2016). L’analyse des principales évolutions en matière de développement rural et agricole s’appuie sur l’étude des projets et programmes de développement rural en France dans le cadre de la programmation 2007-2013 des fonds européens (Guéringer, Hamdouch et Wallet, op. cit.). Elle met en évidence l’émergence progressive de la thématique foncière, devenue nécessaire pour traiter des dimensions spatiales et multisectorielles du développement agricole et rural, c’est-à-dire des questions d’aménagement du territoire. Duvernoy (2016 : 801) fait aussi le constat d’un « élargissement des finalités du

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développement agricole pour répondre à des enjeux localisés et définis largement en dehors du secteur agricole ». Serrano et Demazière (2016 :756) suggèrent pour leur part que « le processus de négociation ou de construction d’une vision commune à l’échelle territoriale modifie le mode d’appropriation et d’utilisation des ressources. Il peut aboutir à la transformation des ressources et en faire apparaître de nouvelles grâce à la coordination des acteurs ». Dans un cadre d’analyse dédié à la gouvernance territoriale, ces auteurs explicitent les effets de la mise en œuvre des documents d’urbanisme à l’échelle intercommunale sur l’activité agricole à la périphérie des villes françaises. Ce type de dispositif peut conduire à la production d’une ressource foncière territorialisée, en intégrant la ville au territoire, à condition que d’autres instruments réglementaires d’aménagement spatial soient intégrés.

21 En s’appuyant sur un cadre de multifonctionnalité, certains territoires recherchent les effets bénéfiques de l’agriculture, non seulement en matière de production alimentaire, mais aussi comme vecteur d’attractivité globale du territoire, via la qualité et la proximité des produits, des ressources naturelles ou des paysages. Par le recours à des notions de « champs urbains » et de « villes archipels » qui participent de la construction d’une identité territoriale, le foncier rural ainsi mobilisé par les acteurs locaux, dans leurs pratiques et dans leur discours, devient une ressource territoriale. Qu’il s’agisse finalement de situations péri-urbaines ou rurales, Guéringer, Hamdouch et Wallet (2016) plaident pour que les politiques de développement reconnectent la ressource foncière agricole au territoire pris dans ses différentes dimensions (identitaire, matérielle et organisationnelle), afin d’en faire une ressource territoriale spécifique.

3. Une relecture du foncier méditerranéen par les faisceaux de droits

22 Les contributions de ce dossier font également ressortir la pertinence d’une approche en termes de faisceaux de droits de propriété dans la plupart des situations analysées. Ce concept a été développé à partir de la fin des années quatre-vingt-dix pour permettre l’analyse et la compréhension de situations foncières spécifiques à des contextes ruraux africains (par ex. Chauveau et al., 2006), asiatiques ou encore latino- américains et océaniens (Colin, Le Meur et Léonard, 2009). Cette démarche accorde une place centrale au droit d’usage, et plus généralement à la différenciation des types de droits selon l’accès aux ressources et aux modalités de leur appropriation.

23 Les revendications des acteurs du système foncier s’expriment sous la forme de droits subjectifs, à l’interface entre les règles de droit privé (gestion de la propriété et des successions, relations contractuelles) et de droit public (urbanisme, aménagement rural, environnement). La notion de droits de propriété (issue des pays de common law), en particulier dans son usage fait par la théorie économique, illustre bien la complexité des référentiels dans le domaine des droits fonciers. Dans les espaces ruraux et périurbains, différentes instances de régulation existent : collectivités et élus locaux, organismes agricoles, syndicats, services administratifs, juridictions locales, etc. Elles sont susceptibles d’être sollicitées pour traiter des demandes, attribuer des droits et régler des litiges. Ces demandes peuvent, suivant les cas, survenir dans des contextes variables de sécurisation des droits et de pluralisme normatif. Ceux qui disposent ou prétendent disposer de droits sur les terres agricoles, qu’ils soient propriétaires ou

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exploitants, sont amenés à solliciter ces instances de régulation ou organismes de décision pour faire valoir leurs prétentions en matière d’accès au foncier, d’allocation de droits à bâtir ou de droits d’usage.

24 Les recherches présentées dans ce dossier suggèrent la pertinence de cette approche des faisceaux de droits pour le nord et le sud de la Méditerranée. Les textes abordent en effet la question des droits d’usus, fructus et abusus pour les ressources du sol et du sous- sol (Sud-algérien, Otmane, 2019), appuient leur propos sur le droit de propriété à proprement parler (Algérie, Bousmaha et Aissa Boulkaibet, 2019) et développent l’analyse de systèmes de droits de pâture ou droits d’usage (Grèce, Koutsou et al., 2019) qui peuvent être différenciés selon les types d’élevage et leur mobilité, les ressources pastorales ou encore selon les saisons. Enfin, ce concept peut aisément s’appliquer aux deux textes analysant les régimes fonciers en situation péri-urbaines nord- méditerranéennes : Pise (Guéringer, 2019) et Montpellier (Clément, Perrin, Soulard, 2019).

25 Sur le plan méthodologique, les approches développées dans ces deux textes sur le péri- urbains au nord de la méditerranée apparaissent complémentaires avec la démarche proposée par Ahmed Bousmaha et Aissa Boulkaibet (2019) sur le cas algérien. L’une est basée sur le croisement des données de cadastre qui délivrent une information sur les propriétaires des terres et les déclarations PAC qui sont faites par les exploitants (Guéringer, 2019). L’autre s’appuie sur un ensemble d’enquêtes approfondies menées sur un ensemble d’exploitants péri-urbains (Clément, Perrin, Soulard, 2019). Ahmed Bousmaha et Aissa Boulkaibet (2019) croisent pour leur part principalement les données de télédétection avec les statistiques fournies par les administrations publiques.

26 Les textes de Camille Clément et al. (2019) et Alain Guéringer (2019) sur le sud de l’Europe conduisent à des résultats partiellement convergents. Ils montrent en particulier que les dynamiques en cours sont caractérisées par l’informalité pour ce qui concerne les modes d’accès des exploitants aux terres agricoles péri-urbaines. Ce point est souligné également par Ahmed Bousmaha et Aissa Boulkaibet (2019) comme une raison de « l’anarchie » constatée dans la valorisation et l’artificialisation des terres péri-urbaines en référence aux documents publics d’objectifs. Mais pour Alain Guéringer (2019) et Camille Clément et al. (2019), ce sont justement des logiques informelles qui permettent le maintien d’une agriculture péri-urbaine reliée aux consommateurs urbains, autant qu’un maintien de la précarité du foncier agricole péri- urbain. À tel point que les formes de cette précarité informent sur la longévité probable de l’exploitation agricole de ces terres. Ils invitent donc à un travail minutieux sur les modes de l’informalité foncière en Europe3.

27 Autour de Pise, il ressort que les surfaces agricoles définies par le cadastre sont largement surestimées par rapport aux surfaces déclarées à la PAC. D’une part, le faire- valoir direct occulte souvent des situations d’exploitation collective, que celle-ci soit sociétaire ou familiale. D’autre part, d’après les déclarations PAC l’exploitation en faire- valoir indirect porte sur plus de la moitié de la surface totale, ce que le recensement agricole ne permet pas de constater. Ainsi et en pratique, la détention des droits de propriété est le plus souvent dissociée de l’exploitation de la terre. Alain Guéringer (2019) souhaite ainsi montrer que « l’articulation entre propriété et exploitation détermine les dynamiques foncières agricoles ».

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28 Ce travail se rapproche finalement de celui mené autour de Montpellier par Camille Clément et al. (2019). En effet, dans la mesure où le futur des terres agricoles péri- urbaines est particulièrement incertain (statut, affectation des usages à venir, etc.), les propriétaires individuels y développent des modes de valorisation caractérisés par la précarité et la courte durée de la location de leur terre, en même temps que la sécurisation de leur rente. Le faire-valoir indirect s’y caractérise par des formes de location majoritairement informelles non recensées ou de courte durée. Ces locations sont aussi susceptibles d’être facilement reconduites d’une année sur l’autre. Les locataires de ces terres développent des stratégies d’accès fondées sur le choix d’activités flexibles ou temporaires, en matière agricole comme de loisirs de nature. La mobilité organisée de la mise en culture annuelle pour certaines filières (cas du melon à Montpellier) est assez emblématique de cette situation. On retrouve finalement ici l’idée selon laquelle l’articulation entre propriété et exploitation détermine les dynamiques foncières agricoles.

29 Au nord de la Méditerranée, le contexte péri-urbain est caractérisé par la multiplicité des pressions s’exerçant sur le foncier agricole et par celle des acteurs qui sont directement et indirectement concernés. Les espaces agricoles disponibles sont plutôt rares et convoités, ce qui prédispose à la mise en place d’arrangements nouveaux et en majorité informels comme le montrent ces deux articles (Clément, Perrin, Soulard, 2019 ; Guéringer, 2019). Ces arrangements interviennent dans des contextes diversifiés, cadre d’exploitation familiale comme entrepreneuriale, et caractérisés par les durées limitées et par la précarité des mises en location. Des arrangements qui se greffent, enfin, sur un système de transactions foncières intégré dans des marchés et encadré par la réglementation.

30 Le cadre péri-urbain apparaît ici comme un support d’innovations sociales, qui combinent plusieurs niveaux de règles et de modes d’accès au foncier. Il prévaut une multiplicité d’arrangements informels. Cette perspective alimente en retour l’idée d’une réalité foncière collective, soumise à des processus de transformation dont les ressorts peuvent être semblables dans des contextes extrêmement différents. Cela plaide en faveur de la généricité de l’approche foncière en termes de faisceaux de droits face à la spécificité, ainsi qu’à la diversité des contextes analysés.

31 Dans les différents textes proposés pour ce dossier, on lit aussi en filigrane les éléments d’une dépossession foncière des petits exploitants à proximité des villes, liée à la conversion du foncier agricole péri-urbain ou au transfert de propriété. Dans l’analyse d’Ahmed Bousmaha et Aissa Boulkaibet (2019), la multiplicité et la diversité des « investisseurs urbains » sont attestées, ainsi que le maintien et l’extension de fermes préexistantes. Pour d’autres auteurs comme Stavriani Koutsou et al. (2019), on observe aussi une trajectoire d’éviction des éleveurs traditionnels, l’usage des communaux étant remis en cause et les savoir-faire menacés. La question foncière se retrouve ainsi à la croisée des questions sur le développement des territoires et dans de multiples arènes scientifiques. Ainsi, pour les tenants d’une approche régionalisée du climat, cette question est centrale et détermine la capacité d’adaptation des territoires au réchauffement climatique (Le Treut, 2018). Cela concerne bien entendu la gestion des risques naturels par une réglementation foncière appropriée.

32 La notion de capacité d’adaptation territoriale invite aussi à une prise de conscience de la nécessité de rationaliser l’usage des terres. Elle questionne de fait la soutenabilité de l’usage des ressources naturelles, vecteur d’adaptation. Certains travaux proposent par

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exemple de penser un aménagement foncier et des choix de production en fonction de services écosystémiques produits par les agriculteurs (Jacob et al., 2016). Cette appropriation du foncier comme instrument de développement local passe par la construction et la mobilisation d’une expertise foncière locale, sur laquelle puisse s’appuyer la décision publique. Une telle expertise doit cependant faire face à deux types de risques : une instrumentalisation en fonction des rapports de pouvoir en présence, ainsi qu’une déconnexion du monde scientifique spécialiste des questions foncières, par rapport à la réalité des pratiques (Duvillard et Lapostolle, 2018 ; Chouquer, 2019).

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NOTES

1. Dans le cas de mouvements sociaux ou politiques, la contestation populaire peut aussi conduire à des dégradations transitoires ou définitives des ressources foncières dans l’exercice même de cette réappropriation sociale.

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2. Leader » Liaison Entre Actions de Développement de l'Économique Rurale » est une approche développée depuis 1991 dans le cadre du second pilier de la PAC. Elle implique des représentants locaux dans la prise de décision pour impulser des projets et des stratégies de développement endogènes aux territoires. 3. Voir par exemple sur cette question le colloque récent qui s'est tenu à Mayotte (Dembéni, CUFR de Mayotte, 28-29 novembre 2019) ayant pour thème Regards croisés sur la légitimité de l’informel.

RÉSUMÉS

Cette introduction rassemble les arguments issus des textes du dossier « Transformations du foncier rural et stratégies collectives en Méditerranée : entre conflits et résilience territoriale », les met en lumière de la littérature, et ce, dans l’objectif de montrer que le foncier méditerranéen partage des entrées analogues de part et d’autre des rives méditerranéennes. Ce constat porte autant sur les observations et analyses qui sont faites autour des dynamiques foncières, que sur les approches méthodologiques et conceptuelles mobilisées au Nord et au Sud de la Méditerranée.

This introduction brings together the arguments from the texts of the special section « Transformations of Rural Land and Collective Strategies in the Mediterranean : Between Conflicts and Territorial Resilience », and from the literature, with the aim of showing that Mediterranean land tenure and property-rights topics shares similar entries on both sides of the Mediterranean. This concerns the observations and analyses made on land dynamics together with the methodological and conceptual approaches used in the North and South of the Mediterranean.

INDEX

Mots-clés : foncier méditerranéen, droits de propriété, impact des politiques publiques, faisceaux de droit, analyse multi-échelles, développement territorial, développement local Keywords : Mediterranean land tenure, property-rights, impact of public policies, bundle of rights, multi-scale analysis, territorial development, local development

AUTEURS

MÉLANIE REQUIER-DESJARDINS

Mélanie Requier-Desjardins est économiste et enseignant-chercheur au CIHEAM-IAMM, responsable d’un master sur l’ingénierie des politiques publiques et des projets. [email protected]

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ROMAIN MELOT

Romain Melot est chercheur à l’INRAE, AgroParisTech, UMR SADAPT. Ses recherches se situent dans le domaine de la sociologie du droit et portent sur les enjeux liés aux usages sociaux de la terre et de la propriété foncière. [email protected]

JEAN-CHRISTOPHE PAOLI

Jean-Christophe Paoli est agro-économiste à l’INRAE (LRDE de Corte). Il est spécialiste de la dynamique des systèmes agropastoraux et ses travaux portent essentiellement sur les zones montagnardes de Méditerranée occidentale. [email protected]

ORLANDO RODRIGUES

Orlando Rodrigues est agro-économiste et enseignant-chercheur à l’Institut Polytechnique de Bragança – CIMO. Il développe ses travaux de recherche dans le domaine de l’économie foncière et des politiques agricoles. Il est actuellement président de l'Institut Polytechnique de Bragança. [email protected]

JEANNE RIAUX

Jeanne Riaux est anthropologue à l'Institut de Recherches pour le Développement, IRD, UMR G- EAU. Ses recherches portent sur la construction des savoirs hydrologiques et sur la pratique de l'interdisciplinarité. [email protected]

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De la propriété de l’eau à la propriété de la terre : basculement de logiques dans l’accès au foncier agricole dans le sud-ouest du Sahara algérien From water ownership to land ownership : change of logic in access to agricultural land in the south-west of the algerian sahara

Otmane Tayeb

1 L’accès à la propriété foncière agricole dans le Touat-Gourara-Tidikelt occidental1 dans le Sahara algérien s’effectue de manière bien différenciée selon le contexte dans lequel il prend place. Le premier oasien, traditionnel, est dépendant de l’eau des foggaras, qui sont des galeries souterraines de mobilisation de l’eau d’irrigation ; le deuxième, nouveau, est issu d’un projet public d’aménagement rural : l’accession à la propriété foncière agricole par la mise en valeur (APFA). La prolifération de la très petite propriété foncière par la dévolution successorale et l’augmentation de l’indivision caractérisent l’évolution du foncier agricole oasien. À l’inverse, la deuxième forme de propriété, dite moderne, de taille très variable, occupe une superficie importante et elle est favorisée par l’eau abondante des forages.

2 Jusqu’en 1983, l’année de promulgation de la loi relative à l’APFA, le mode d’accès aux ressources, en eau et en sol, était régi par des rapports de force émanant d’une stratification en groupes sociaux. Dès que l’État a pris en charge la mobilisation de l’eau par forage, l’APFA s’est présentée comme une alternative, un second souffle ; toutes les zones sahariennes algériennes ont en effet été animées par ce mouvement d’extension et de modernisation (Côte, 2002 ; Hamamouche et al., 2015). À l’échelle du Maghreb, des projets similaires de modernisation des milieux oasiens sont mis en œuvre par les États et contribuent à d’importants changements dans les conditions de pratiques de

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l’agriculture et à des transformations des systèmes oasiens (Bisson, 2003 ; El Abass, 2009 ; Carpentier, 2017 ; Daoudi et al., 2017).

3 Cet article s’attache à analyser comment un nouveau mode d’accès aux ressources, l’eau et la terre, mis en place par l’État dans le cadre de la modernisation de l’agriculture, est venu bouleverser un mode d’organisation traditionnel, oasien et séculaire. Il met en évidence les changements fondamentaux apportés par la superposition de ces deux systèmes d’exploitation de l’eau : l’un fondé sur la foggara et l’autre sur le forage, aux organisations sociales et spatiales oasiennes.

4 Ce travail repose sur une approche diachronique d’une trentaine d’années mobilisant des informations de nature différente : les données du recensement général de l’agriculture de 2001, les données d’enquêtes de terrain ponctuelles et récentes, les relevés de terrain dans les deux secteurs, traditionnel et de l’APFA, et de l’observation continue du terrain. Pour mettre le processus d’évolution de ces oasis dans un contexte sud-méditerranéen, des comparaisons avec d’autres oasis maghrébines sont appelées au fur et à mesure de l’analyse.

1. L’eau : un élément clé dans la production foncière et l’organisation sociale oasienne

5 Situées dans le sud-ouest du Sahara algérien autour du plateau du Tademaït, les oasis du Touat, du Gourara et du Tidikelt occidental appartiennent à la wilaya d’Adrar (figure 1). Elles se trouvent à la limite des affleurements d’une nappe d’eau immense, le Continental intercalaire, et possèdent l’une des plus solides paysanneries de l’Algérie qui se démarque des paysanneries sahariennes maghrébines par le maintien de son système agricole traditionnel à foggaras (Bisson, 2003). Ces oasis connaissent un rythme d’évolution démographique soutenu ; la population à dominante rurale, mais attirée par l’emploi tertiaire, a presque quadruplé en 40 ans en passant de 106 525 habitants en 1966 à 378 782 en 2008 (ONS, 2008).

Figure 1. Localisation du Touat-Gourara-Tidikelt occidental

Dessin : Kouzmine Yaël, Kaufmant Armelle, Mathieu Rémy, 2005 cité in Kouzmine, 2007

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6 Heurtée à l’aridité du climat, cette société oasienne a déployé un effort démesuré pour mobiliser l’eau par des galeries souterraines, qui conduisent l’eau de la nappe jusqu’aux palmeraies, appelées localement foggaras, connues sous le nom de qanat en Iran et khettara au Maroc. De taille réduite, les oasis telles qu’elles sont configurées sont conditionnées sur le plan naturel par des facteurs topographiques, hydrologiques ainsi qu’hydrauliques et sur le plan social par une forme d’exploitation et de gestion de l’eau particulière et complexe. De fait, l’eau est un élément clé pour l’accès aux ressources, foncières et agricoles, et dans l’organisation de la société.

7 L’écoulement de l’eau de foggara par gravité a conditionné l’emprise des palmeraies sur deux plans : le site d’implantation et l’étendue spatiale. En amont, les palmeraies sont implantées en contrebas du plateau de Tademaït pour permettre l’écoulement gravitaire de l’eau à partir de la nappe. Leur implantation en aval est limitée par la sebkha, une zone salée défavorable aux cultures (figure 2). Du fait de la contiguïté des exploitations agricoles, l’extension n’est possible qu’en zones défavorisées, à proximité des sebkhas (Marouf, 2010).

Figure 2. Schéma d'organisation de la foggara

8 Les réseaux de foggaras sillonnent toujours le Touat, le Gourara et le Tidikelt occidental ; l’ANRH2 a inventorié 1 800 foggaras en 2014, dont la moitié est toujours opérationnelle et draine par gravité environ 3 700 l/s qui permettent d’irriguer quasiment 14 000 ha de palmeraies.

9 En constante évolution, les foggaras sont des ouvrages gérés en copropriété (figure 3). Les droits de propriété sont issus des héritages, de la participation dans le prolongement et l’entretien des galeries pour augmenter le débit ou encore de l’achat des parts d’eau aux propriétaires qui se trouvent souvent en difficultés financières (Capot-Rey, 1953 ; Bisson, 1957).

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Figure 3. Schéma de distribution de l'eau de trois foggaras, Qasri de Badghia à Ouled Saïd au Gourara, 2008

10 Les mécanismes d’accès aux ressources agricoles, l’eau et la terre, sont en rapport direct avec le peuplement humain des oasis. Les flux successifs d’ethnies, de tribus, de religieux, de nomades, de commerçants, d’esclaves, etc. ont façonné l’organisation de la société et ont nourri les rapports de force qui commandent le fonctionnement de la société et le contrôle de l’eau et de la terre (Marouf, 1980). En effet, la société est organisée en groupes qui agissent, interagissent et s’influencent mutuellement. Ces groupes sont essentiellement composés de chorfa3 et mrabtine4, notables propriétaires de l’eau et de la terre, d’ahrar, personnes libres (nomades et autres) et de harratine, métayers, ayant le savoir-faire dans le travail agricole et l’entretien des foggaras.

11 En l’absence des précipitations ou de l’eau superficielle, toute agriculture dans cette zone saharienne n’est possible que par l’irrigation. L’eau est donc précieuse et placée en haut de l’échelle des moyens d’accès aux ressources : « Elle s’achète, se loue et s’hérite, et sa propriété est indépendante de la terre, comme elle peut aussi l’être ; on dit alors que l’eau et la terre sont “célibataires”, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas liées l’une à l’autre […]. Le droit de propriété s’exerce tantôt séparément, tantôt conjointement sur la terre, sur l’eau et sur les arbres » (Capot-Rey, 1953, p. 45).

12 Le partage de l’eau, conditionné par la topographie, impose une disposition laniérée du parcellaire agricole (figure 4) et un aménagement des exploitations en petites parcelles rectangulaires dans lesquelles sont cultivées les cultures herbacées, appelées localement le guemoun, par lequel sont comptabilisées les exploitations agricoles (Marouf, 2010). La taille de ces petites parcelles est en rapport direct avec la habba, unité de mesure de l’eau de foggara équivalente à 3,5 l/min. Cela signifie que le volume d’eau mesuré par cette dernière irrigue par submersion un guemoun en un temps donné.

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Figure 4. Parcellaire agricole traditionnel et de mise en valeur agricole

Source : Keddi A. et Kentaoui A., 2013

13 Les palmeraies se caractérisent par un système de polyculture étagé, associant une arboriculture pérenne à une agriculture saisonnière, en combinant souvent deux ou trois types de végétation : le palmier, les cultures herbacées intercalaires et les arbres fruitiers. Cette exploitation culturale étagée rentabilise l’assiette foncière, souvent de petite taille, réduit le nombre des seguias , les canalisations d’irrigation, facilite l’irrigation par submersion et limite l’évapotranspiration des végétaux qui se trouvent à l’ombre des palmiers. L’agriculture pratiquée est essentiellement d’autosuffisance, mais elle permet de commercialiser quelques produits, notamment les dattes, les tomates, le henné et le tabac. Les oasiens associent à cette agriculture l’élevage de quelques têtes ovines de race locale ou soudanaise.

14 L’importance et la renommée des oasis dépendent de la taille de leurs palmeraies, mais celles-ci sont appelées à se rétrécir étant donné que les foggaras ne sont plus réalisées et que le volume d’eau mobilisé par ces dernières est également en diminution par effet de rabattement de la nappe et par manque d’entretien des galeries souterraines.

2. La mise en valeur, une nouvelle forme de production foncière agricole au Sahara algérien

15 Au milieu des années quatre-vingt, un aménagement rural, doté d’un cadre réglementaire (la loi 83-03), a été réalisé par l’État dans le Sahara et étendu par la suite aux zones steppiques et montagnardes. L’accès au foncier agricole est d’emblée mis en avant par l’intitulé de cet aménagement : « L’accession à la propriété foncière agricole par la mise en valeur5 ». Annonçant la privatisation des terres, cette loi va à l’encontre

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de la politique de collectivisation des terres agricoles menées depuis l’indépendance, et des tendances générales de l’économie planifiée du pays. Pour faire face à une situation préoccupante de dépendance alimentaire, les pouvoirs politiques se sont orientés vers le Sahara, riche en eau souterraine et en terres potentielles pour mettre en œuvre cet aménagement. Celui-ci a été considéré non seulement comme un moyen de développement de régions sahariennes encore en marge de l’essor économique, mais également comme une alternative pour assurer la production de ce que l’agriculture du Nord du pays ne parvenait pas à produire (Otmane et Kouzmine, 2013). Ainsi, l’État a investi le Sahara en aménageant et en équipant les périmètres de l’APFA ; l’appropriation du foncier agricole a désormais motivé les candidats à ce projet.

16 À l’instar d’autres zones sahariennes, la wilaya d’Adrar est devenue pionnière dans la mise en valeur agricole développée sous deux formes : la première dite paysanne, constituée de petites exploitations, et la deuxième en partie capitaliste, destinée aux grandes exploitations agricoles (figure 4). Toutes les communes ont délimité des périmètres de mise en valeur agricole, souvent non loin des oasis et proches des axes de communications. Ainsi, 114 périmètres de différentes tailles ont été créés dans la wilaya d’Adrar, couvrant 79 406 ha6, soit plus de cinq fois la superficie des palmeraies traditionnelles (12 735,5 ha). Les grandes exploitations agricoles couvrent 51 261 ha ; les petites exploitations agricoles s’étendent sur 28 145 ha. Les communes du Touat ont attribué des superficies importantes (52 981 ha) et occupent la première place, bien avant celles du Gourara et du Tidikelt occidental qui ont attribué respectivement 22 268 et 4 157 ha à la population locale et nationale (tableau 1).

Tableau 1. La mise en valeur agricole dans le Touat-Gourara-Tidikelt-occidental

Grande Zone Petite mise en valeur mise en Total valeur

Péri- Sup. Attri- Péri- Sup. Attri- Péri- Sup. Attri-

mètres (ha) butaires mètres (ha) butaires mètres (ha) butaires

15 37 52 Touat 61 2 483 7 966 68 3 449 889 092 981

10 12 22 Gourara 29 2 040 1 430 30 2 470 125 143 268

TidiKelt 15 2 131 388 1 2 026 146 16 4 157 534 occidental

28 51 79 Total 105 4 911 9 1 542 114 6 453 145 261 406

Source : CENEAP, 1990 ; Communes et D.S.A de la wilaya d’Adrar, 2004

17 L’accès facilité aux terres de l’APFA explique cette extension importante de la superficie agricole en l’espace d’une quinzaine d’années. Il révèle d’une part le désir des oasiens, notamment les harratine, de devenir propriétaires, et d’autre part les difficultés d’extension des terres agricoles inhérentes aux palmeraies : manque d’eau, stagnation de la superficie des palmeraies et aux transactions foncières limitées (Otmane, 2010).

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18 L’élément caractéristique de cet aménagement est l’exploitation d’une nappe d’importante internationale et d’origine fossile, le Continental intercalaire, par l’utilisation des forages équipés en pompes puissantes. Ce nouveau procédé a fait basculer les logiques d’accès aux ressources. En effet, alors que dans le secteur traditionnel l’appropriation de l’eau passe avant l’appropriation de la terre, cette logique a été inversée par l’APFA, car la possession d’une exploitation agricole permet de bénéficier de l’eau d’un forage réalisé par l’État. Le progrès technique a favorisé une réalisation spectaculaire de forages entre 1987 et 2004 dans le Touat-Gourara-Tidikelt occidental, avec la construction de 930 forages (dont 629 sont affectés à la mise en valeur agricole), sans compter les réalisations illicites. Le 1/10e de ces forages mobilise le même volume d’eau que l’ensemble des foggaras du territoire (2,3 millions de m3 par an). En passant de la copropriété de foggara à la propriété souvent individuelle du forage, la société oasienne de cette partie du Sahara a ainsi vécu une forme d’individualisation de l’exploitation de l’eau, en rompant progressivement avec les solidarités sociales liées à l’entretien et la gestion du réseau de foggaras. Ces évolutions se traduisent aussi par une pression accrue sur une eau peu renouvelable, et par une menace de salinisation des sols fragiles par la forte irrigation, ce qui renvoie à la problématique de durabilité des exploitations.

19 Les attributions de l’APFA ont donné naissance à deux types de propriétés : individuelle et collective (système de coopérative). Des exploitations agricoles individuelles au nombre de 4 911 ont été créées sous forme de petite mise en valeur dite paysanne, ayant des tailles comprises entre 1 et 10 ha. Quant à la grande mise en valeur, elle a été répartie en 260 exploitations dont la superficie est comprise entre 50 et 5 000 ha parmi lesquelles 207 exploitations sont attribuées à des coopératives ou à des SARL de cinq à huit personnes ; seulement 53 de ces grandes exploitations sont acquises à titre individuel. Les entrepreneurs des villes du nord de l’Algérie (Alger, Blida, Batna, Souk Ahras, Oran, Tizzi Ouzou…) se sont portés candidats à la mise en valeur agricole en renouant avec une vieille tradition maghrébine marquée par l’emprise foncière des cités sur les zones rurales (Otmane et Kouzmine, 2013 ; Bessaoud, 2013).

3. La reconnaissance de la propriété foncière agricole : entre droit coutumier et droit moderne

20 Actuellement, la législation algérienne classe les biens fonciers de toute nature en trois catégories : les biens domaniaux, les biens melk (propriété privée) et les biens wakf7. Les terres arch8, appartenant autrefois à la communauté qui les exploitait sont considérées par l’État comme des biens domaniaux, dans une volonté d’unification et de modernisation des statuts fonciers au nom de la construction nationale (Bessaoud, 2016). La propriété melk est régie par le droit musulman. Les biens fonciers et les droits réels immobiliers appartenant à l’État et ses collectivités locales relèvent du domaine national (loi 90-25, 1990). C’est sur le domaine privé de l’État que la mise en valeur agricole a été réalisée.

21 Le passage du statut de bien privé étatique de l’exploitation agricole de l’APFA à celui de melk est conditionné par sa mise en valeur effective. Une deuxième forme juridique d’exploitation des terres publiques par concession a été instituée en 1997 ; elle offre le droit de jouissance perpétuelle. Celui-ci a été réduit à 40 ans par la loi 10-03 du 15 août

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2010 tout en offrant au concessionnaire la possibilité d’avoir un crédit hypothécaire et de conclure des partenariats avec des investisseurs nationaux.

3.1. Une dominance du droit coutumier dans la gestion du foncier agricole des oasis

22 Dans les oasis, la propriété de l’eau est soigneusement conservée. Chaque foggara possède un registre appelé localement zmam, sur lequel sont transcrits les noms des propriétaires et leurs parts en eau. Il est tenu à jour par l’imam de la mosquée ou le nékib, délégué des chorfa pour chaque ksar et aussi par le moukadem, doyen d’âge de la djemaâ, groupes de sages (Marouf, 1980). Le calcul des parts d’eau est soigneusement assuré par le kayal, expert hydraulicien qui connaît les techniques de mesure. Il utilise la hallafa ou al-kayl al-asfar, appelée chegfa dans le Tidikelt, outil de mesure fabriqué en cuivre et foré en plusieurs trous de différents diamètres, qui sert à déterminer le volume d’eau. L’unité de référence pour mesurer le volume d’eau est appelée habba9, elle a un diamètre équivalent à l’extrémité du petit doigt. Cette unité est subdivisée en sous-multiples : kirat, dirham, kharouba, mouzouna et farfouria . La précision de cette organisation et son maintien jusqu’aujourd’hui révèle le poids de l’eau dans cette société.

23 À l’inverse, les biens fonciers oasiens sont régis et transmis oralement, sous le contrôle des structures sociales toujours vivaces, djemaa ou majliss. Les limites sur le terrain sont matérialisées par des afreg, palissades fabriquées en feuilles de palmier, par des murets construits en toub, des cubes en argile, ou par le palmier. Les biens fonciers agricoles traditionnels non titrés représentent 99 % des terres oasiennes (RGA, 2001). Le cadastre rural est en cours de réalisation, il connaît une lenteur due aux difficultés rencontrées sur le terrain et aux lourdes procédures administratives de publication. Les propriétaires fonciers tout comme les producteurs agricoles ne sont pas soumis à la fiscalité, ce qui complique l’établissement ou la réalisation des statistiques.

24 L’appropriation foncière a été reliée pendant longtemps à la possession de l’eau ; sa perte dévalorise la terre. Mais cette règle a été modifiée avec le temps du fait de la location des parts d’eau et de l’attachement de la population à la terre qui est particulièrement fort ; la vente des parcelles dans l’oasis constitue un acte symboliquement lourd de sens. Non seulement elle remet en cause le statut social, mais elle est perçue comme un signe de déracinement (Bisson, 1957 ; Otmane, 2010). Celle-ci peut expliquer le nombre important des propriétés en indivision.

25 Outre le savoir-faire et les pratiques sociales qui ont créé des sols fertiles (Battesti, 2013), la conservation de la propriété est corrélée à la dignité et la fierté des oasiens. La forte pression exercée par les oasiens sur les autorités locales pour bénéficier des programmes de l’APFA révèle l’importance qui a été donnée à l’appropriation foncière. Les exploitations agricoles constituent également des réserves foncières pour l’urbanisation ; les ksour, groupements d’habitats, sont adossés aux palmeraies et leur population est en croissance. Un début de mitage agricole s’opère actuellement dans plusieurs oasis ; il s’effectue par la réalisation d’infrastructures touristiques à Timimoun dans le Gourara (Otmane et Kouzmine, 2011). Les palmeraies d’Adrar, la grande ville de la zone et le chef-lieu de wilaya sont sollicités pour la construction des maisons individuelles afin de profiter de la clémence du microclimat offert par les palmiers. Dans les petites oasis, ce mitage s’effectue par les réalisations de l’habitat

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rural financé par l’État. Cette forme de construction dans des parcelles agricoles exiguës, jusque-là ponctuelle, risque de concurrencer l’agriculture oasienne déjà en difficulté et de mettre en péril le potentiel du foncier agricole.

3.2. L’individualisation des terres publiques importante, un processus spatialisé et juridiquement inachevé

26 La propriété de l’APFA est régie par les règles du droit moderne, son attribution a été faite sur la base des plans cadastraux. Les exploitations sont dessinées selon des formes régulières (carré ou rectangle) présentant ainsi un parcellaire agricole géométrique (figure 4) ; la plantation du palmier et l’aménagement des petites parcelles sont agencées en fonction de ce parcellaire. Tel que le stipule la loi 83-18, le transfert de la propriété de l’APFA du statut domanial (bien privé de l’État) au statut privé, melk, moyennant le versement du dinar symbolique au Trésor public, doit se faire à la fin de la durée de cinq années prévues pour la mise en valeur agricole effective. D’après le bilan établi par les Services agricoles de la wilaya d’Adrar en 2004, ce transfert a été très faible ; il n’a touché que 7 % des superficies attribuées : 7,6 % au Touat, 4,9 % au Tidikelt occidental et seulement 2 % au Gourara.

27 De fait, pas plus de 5 555 ha du domaine privé de l’État sont devenus propriété melk, soit 264 exploitations agricoles attribuées à 297 bénéficiaires. Le transfert de propriété effectué a concerné la petite mise en valeur en nombre d’exploitations agricoles et la grande mise en valeur en superficie. Les transferts sont effectués beaucoup plus dans le Touat (281 transferts de propriété), en revanche, ils sont très faibles dans le Gourara et le Tidikelt occidental (12 et 2 régularisations respectivement). Cette situation est due à la méconnaissance des procédures administratives par les attributaires et à l’état d’abandon de nombreuses exploitations agricoles. Les terres attribuées et non exploitées ont invité l’administration à la prudence dans le processus de transfert de la propriété publique aux privés afin d’éviter toute forme de spéculation. La récupération des exploitations agricoles abandonnées de l’APFA ou le remembrement des exploitations traditionnelles demeurent des tâches difficiles à mener ; les attributaires s’attachent à la possession d’une parcelle de terre, même si elle n’est pas travaillée ; c’est le cas des centaines de lopins de terre abandonnés dans les oasis ou laissés en longue jachère. Ainsi, les autorités locales soucieuses de la paix sociale ne s’aventurent pas dans des démarches de dépossession des attributaires.

4. L’APFA, une appropriation foncière en rupture avec la logique coutumière

28 Les rapports socio-économiques fondés sur le contrôle de la terre ou de l’eau ont été bouleversés dans les oasis par les projets de développement agricole menés par les États maghrébins (Chiche, 1997 ; Bourbouze et al., 2009 ; Imache et al., 2009 ; Carpentier, 2017). À Adrar, les deux systèmes d’accès à la terre et l’eau cohabitent, s’influencent et s’affrontent. Leurs interactions sont nourries par des transformations sociales et économiques qui ont affecté la société oasienne du fait de la généralisation de la scolarisation, de la diversification du marché de travail tant dans le tertiaire que dans le bâtiment et les champs pétroliers, ainsi que du désir de réussir économiquement. Ces facteurs ont permis l’ascension des groupes sociaux défavorisés et affecté le mode de

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faire-valoir indirect qui dominait le travail de la terre dans les oasis traditionnelles. Ce mode a quasiment cédé place au faire-valoir direct et au salariat agricole. Ce processus de modification du faire-valoir a été accéléré aussi bien par l’APFA que par les autres activités tertiaires et secondaires en augmentant la rareté de la main-d’œuvre agricole. Les harratine, métayers, des oasis sont devenus propriétaires dans le secteur de la mise en valeur agricole. Le khemassa, forme de métayage où le travail agricole est assuré par les harratine contre le cinquième de la récolte, dominant auparavant, s’est considérablement réduit. Parmi les 189 personnes enquêtés (133 dans l’oasis de Tit dans le Tidikelt occidental et 56 dans l’oasis de Tsabit dans le Touat), seules 11 personnes travaillaient par khemassa ; 173 agriculteurs exercent le faire-valoir direct (travail familial ou par salariat agricole) et 5 autres font de la location ou travaillent contre la moitié de la production (Reggani et Dallil, 2012 ; Keddi et Kenatoui, 2013). Ainsi, le salariat est devenu, ici comme dans les oasis maghrébines, la forme dominante de l’organisation sociale du travail (Battesti, 2013).

29 Après une quinzaine d’années de mise en œuvre de ce programme, le deuxième recensement général de l’agriculture réalisé en 200110 a révélé un décalage entre les attributions des terres et leur mise en valeur réelle. Les attributions importantes des terres dans la wilaya d’Adrar ne sont pas accompagnées d’un travail de la terre conséquent. Seul le quart de la superficie attribuée et recensée était exploité (20 530 ha), appartenant à 2 658 exploitations. Les raisons de ce décalage sont nombreuses : si la réduction de l’eau de foggara a en grande partie limité l’extension spatiale des palmeraies traditionnelles, au contraire l’eau de forage a permis la multiplication des mises en valeur agricole. La mise en culture est en fait rapportée à la capacité des populations à mettre en valeur ces superficies et non plus au volume d’eau mobilisable. Outre les facteurs cités plus haut, la motivation des agriculteurs a été affectée par la faible rentabilité économique de l’agriculture.

30 La gestion de l’eau de foggara repose sur un système parcimonieux émanant d’une organisation collective méticuleuse qui a été respecté et préservé jusqu’ici. En revanche, l’exploitation des forages collectifs a généré des conflits de gestion entre les co-attributaires (entretien des pompes, paiement des factures d’électricité, etc.) ; les solidarités traditionnelles qui existaient pour mobiliser collectivement l’eau n’ont pas empêché les bénéficiaires, anciens copropriétaires de foggaras, d’entrer en conflit pour prendre en charge les frais élevés d’énergie. Le recours au travail individuel est désormais amorcé. Les conflits ont abouti à des consensus d’exploitation entre les copropriétaires du forage de l’APFA, à l’éclatement des coopératives par arrangement entre les co-attributaires, de façon officieuse, en exploitations individuelles, ou encore à l’abandon de l’activité ; le décalage entre les superficies attribuées et celles réellement mises en cultures trouve ici en partie son explication (Otmane, 2010).

31 Dans le domaine de l’alimentation en eau potable, on a assisté à une substitution quasi totale des foggaras par les forages réalisés par les collectivités locales. Cette substitution a joué en défaveur de l’entretien périodique des foggaras par touiza, du travail d’entraide, et elle a nourri le désengagement moral des non-propriétaires pour participer à cette tâche considérée autrefois comme symbole de solidarité sociale.

32 Le morcellement excessif des propriétés agricoles et les faibles possibilités d’extension des palmeraies expliquent en partie l’engouement constaté lors des attributions d’APFA dans les communes de la wilaya. La propriété privée, melk, couvre 12 390,3 ha répartis en 18 542, propriétés ce qui donne une taille moyenne légèrement supérieure à un

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demi-hectare. A contrario, le secteur de l’APFA couvre presque le double des terres agricoles (20 530 ha) dans la zone d’étude et oppose un nombre de propriétés inférieur de sept fois à celui du secteur traditionnel (tableau 2). La taille moyenne par propriété foncière agricole de l’APFA est de 7,7 ha. La superficie de la petite propriété agricole de l’APFA d’attribution individuelle est en moyenne supérieure de trois ou quatre fois à celle traditionnelle qui serait probablement de propriété collective, familiale.

Tableau 2. La nature juridique des exploitations agricoles

Melk Domaine public Wakf Total

Sous-ens- Nombre Nombre Nombre Nombre Superficie Superficie Superficie Superficie emble d'ex- d'ex- d'ex- d'ex- (ha) (ha) (ha) (ha) ploitations ploitations ploitations ploitations

Touat 9 319 7 228,3 1 487 18 355,8 200 239,9 11 006 25 823,9

Gourara 7 631 3 879,4 1 090 1 768,1 192 103,2 8 913 5 750,7

Tidikelt occi- 1 592 1 282,7 81 406,8 8 2,1 1 681 1 691,6 dental

Total 18 542 12 390,3 2 658 20 530,6 400 345,2 21 600 33 266,2

Source : R.G.A, 2001

33 La prolifération de la très petite propriété foncière agricole est devenue une caractéristique dans les oasis maghrébines : au Maroc, plus de 80 % des propriétés sont inférieures à 1 ha (Brathon et al., 2005 ; Ait Hamza et al., 2012), en Tunisie, les petites propriétés représentent 70 % à Tozeur et 63 % à Gabès (Carpentier et Gana, 2017). À Adrar en Algérie, ce phénomène est beaucoup plus important ; le RGA de 2001 a recensé plusieurs classes de propriétés selon la taille : 52,6 % ayant moins de 50 ares (11 365), 22,9 % sont comprises entre 0,5 et 0,9 ha (4 943), 14,7 % sont comprises entre 1 et 2 ha (3 168), tandis que 9,2 % des propriétés ont des tailles variant entre 2,1 et 5 ha (1 977) ; elles appartiennent en majorité au secteur de l’APFA (figure 5)11. Les propriétés qui dépassent 10 ha n’excèdent guère 1 % du total. Ce nombre élevé des petites propriétés est dû au morcellement sous l’effet de l’héritage, à la dispersion des propriétés appartenant aux femmes héritières après leur mariage, et probablement à la limitation des transactions foncières entre les groupes du même lignage pour conserver le contrôle des terres.

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Figure 5. L'état du foncier agricole au Touat-Gourara-Tidikelt occidental

Source : RGA, 2001

34 L’indivision est un autre aspect de l’évolution du foncier dans les oasis, elle a concerné le cinquième des propriétés (3 267,5 ha) en 2001. Le recensement général de l’agriculture n’a pas spécifié la nature de cette indivision, il nous semble alors qu’une partie de ces propriétés relève du habous (wakf) privé, une stratégie familiale adoptée pour préserver la propriété du morcellement et de la vente.

5. L’APFA, un facteur de refonte des rapports de l’oasien à son terroir

35 La refonte des rapports sociaux dans les oasis a commencé pendant les années 1970 avec l’application de la révolution agraire initiée par le pouvoir central du régime de H. Boumédiènne, voulant rétablir des rapports directs de travail et éliminer toute forme d’exploitation d’autrui dans l’agriculture (Bendjelid et al., 1999). Cette révolution agraire n’a pas eu d’effets notables sur la transformation du foncier oasien du fait de la faible taille des propriétés (Marouf, 2010), mais elle a plus ou moins remis en cause les rapports de travail, notamment le khemassa (Otmane, 2010). Ce processus a été exacerbé dans les oasis par la diversification des activités économiques, notamment tertiaires, la généralisation de la scolarisation ayant permis l’émancipation des jeunes diplômés et la substitution relative du pouvoir institutionnel au pouvoir traditionnel. Ces facteurs ont conduit à une recomposition de l’échiquier social tout au moins dans les centres décisionnels locaux : Adrar (chef-lieu de wilaya), Timimoun, Reggane et Aoulef (chef- lieu de daïra) et à l’émergence de nouveaux acteurs. Cette recomposition a été renforcée par la migration des cadres, des commerçants et des employés qualifiés,

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venus de l’Algérie du Nord (Yousfi, 2015). En conséquence, les forces sociales se sont mises en concurrence, permettant entre autres l’ascension des groupes défavorisés, notamment les harratine, à des fonctions administratives et de responsabilité. Ce jeu de repositionnement des acteurs dans les centres décisionnels locaux a eu une traduction spatiale en zone urbaine comme en zone rurale. Les groupes utilisent les rouages administratifs en faisant appel aux lignages sociaux pour bénéficier des programmes de développement de l’État, notamment la mise en valeur agricole et la construction de forages.

36 Ces facteurs conjugués ont agi à des degrés divers pour aboutir à des transformations, voire à des mutations, dans le monde oasien. Celui-ci était prédisposé au changement que la mise en valeur a déjà bel et bien amorcé. L’eau est précieuse dans cette zone hyperaride qu’est le Sahara. Sa mobilisation par foggara lui a procuré une valeur inestimable dans les oasis (Bisson, 1957 ; Marouf, 1980). En effet, cette eau a eu la primauté dans le processus de production agricole ; tel qu’expliqué plus haut, elle s’achète, se loue avec ou sans la terre. Son appropriation est corrélée à une hiérarchie sociale, elle n’est accessible que pour les détenteurs de pouvoir et de moyens, les chorfa et mrabtine. Le passage de cette logique à celle de l’appropriation des terres irrigables au moyen de l’hydraulique moderne dans le cadre de la mise en valeur agricole marque un véritable basculement où la primauté revient alors à la terre.

37 Ainsi les harratine, qui constituaient historiquement la main-d’œuvre agricole, sont devenus propriétaires, au même titre que les chorfa et mrabtine, de la terre et de l’eau attribuées par l’État. Ce basculement des valeurs, de l’appropriation de « l’eau avant la terre » à l’appropriation de « la terre avant l’eau », a profondément changé les fondements de la société agricole locale, et renversé l’ordonnancement et la hiérarchie des espaces oasiens. Ce processus a modifié, par voie de conséquence, l’articulation singulière entre eau, hommes et terroir ancrée dans l’histoire la plus lointaine de la région.

38 Les enquêtes effectuées au sein des exploitations de la mise en valeur agricole ont révélé une diversité de catégories socioprofessionnelles des attributaires de l’APFA (tableau 3) : parmi 512 enquêtés dans les périmètres de l’APFA, les paysans ne représentent que près de la moitié (243) ; la deuxième moitié est répartie entre des commerçants et des personnes ayant des fonctions libérales (134), des enseignants (69), des fonctionnaires (66). Le résultat de ces enquêtes est révélateur des transformations apportées à la structure de l’emploi dans une zone à tradition agraire ; il confirme la tendance des ménages oasiens à la pluriactivité (Bessaoud, 2006), mais aussi leur attachement à l’agriculture.

Tableau 3. Les fonctions principales des attributaires enquêtés dans le secteur de la mise en valeur agricole

Sous Fonctions Total Communes ensemble Paysan Enseignant Fonctionnaire Commerçant Autres

Touat Zaouiet 92 9 7 20 35 163 Kounta

Fnoughil 43 14 23 11 17 108

Inzeghmir 38 0 12 7 47 104

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Sbaa 38 1 0 3 0 42

Bouda 9 1 3 0 7 20

Adrar 6 1 2 3 7 19

Timimoun 47 41 25 16 0 129 Gourara Ksar Kadour 49 10 9 5 0 73

Total 322 77 81 65 113 658

Part (%) 48,94 11,70 12,31 9,88 17,17 100

Source : Enquête de terrain, 2008 ; Baboullah, 2007 ; Dahmane, 2008 ; Merabti, 2008 ; Labad et Abid, 2011

39 Donc, l’APFA s’est présentée dans ce processus de transformations multiformes comme une opportunité pour les uns afin d’étendre leur propriété agricole et de maintenir leur prédominance socio-économique et, pour les autres, comme un moyen de contrer les inégalités sociales statutaires ou de réaliser des gains économiques dans l’activité agricole. Le plus avantagé de ces groupes est incontestablement celui qui détient le savoir-faire agricole, en l’occurrence le groupe des harratine ; près de deux tiers des 114 attributaires d’APFA enquêtés ne possèdent pas de propriétés dans les oasis (Otmane, 2010).

6. Une recomposition des territoires oasiens et des résistances

40 En dépit des contraintes d’ordre naturel et social rencontrées par la population oasienne du sud-ouest du Sahara algérien, des stratégies ont été développées par la population soucieuse de sauver son potentiel hydro-agricole séculaire riche en valeurs identitaires et trouver des solutions aux entraves réelles qui menacent aujourd’hui les oasis.

41 Cette nouvelle dynamique foncière a fait émerger des conflits d’usage de l’eau. La localisation des périmètres au-dessus des nappes qui alimentent les foggaras a parfois soulevé de vives contestations de la part des agriculteurs oasiens. Les contestataires ont acculé les autorités locales à imposer des zones tampon pour la réalisation des forages d’irrigation à une distance suffisante des sources d’alimentation des foggaras (Otmane et Kouzmine, 2013). Ils se sont également organisés en associations pour sauver leurs foggaras et par voie de conséquence préserver leur potentiel agricole traditionnel. Les propriétaires de foggaras ont obtenu des financements sur fonds publics pour réhabiliter les galeries souterraines ou adopter un dispositif hydraulique hybride, par exemple avec le renforcement du débit des foggaras par forage (Idda et al., 2017). Les forages sont équipés dans quelques oasis d’éoliennes ou de panneaux solaires pour pomper de l’eau. Ces procédés permettent de renouer avec une forme « gratuite » de mobilisation de l’eau, telle qu’elle était assurée depuis des siècles par les foggaras. Cela inscrit ces oasis dans une logique de durabilité. La résistance a même pris d’autres formes dans certaines oasis qui connaissent une dynamique agricole (Inzeghmir au Touat, Timimoun au Gourara) : des agriculteurs qui se sont sentis lésés dans le processus d’attribution des terres de l’APFA ou voulant sauver leurs jardins ont procédé

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à des piquages illicites sur les réseaux de l’eau potable pour l’irrigation, une manière de rétablir une forme d’équité dans l’accession aux ressources en eau pour l’irrigation.

42 D’autres aspects de résistance et d’adaptation se sont manifestés dans ce processus de recomposition socio-spatiale. L’implication des femmes dans le travail des exploitations familiales traditionnelles représente à la fois une forme de résistance et d’adaptation pour répondre à la rareté de la main-d’œuvre dans les oasis. L’association entre l’agriculture et l’emploi rémunéré analysée plus haut constitue une autre stratégie des familles oasiennes attachées à la terre pour cumuler les revenus et réussir économiquement (Bendjelid et al., 1999 ; Bisson, 2003 ; Bessaoud, 2006) ; la durabilité des territoires est en fait autant économique et sociale qu’écologique (Campagne et Pecqueur, 2014).

43 Actuellement, les deux types de propriétés foncières agricoles s’influencent mutuellement. L’aménagement des petites exploitations agricoles de l’APFA révèle le savoir-faire et l’origine oasiens des paysans ; le système cultural intercalaire intensif est reproduit, le choix et le soin apporté aux plantes ressemblent à ceux des exploitations traditionnelles. Bien plus, le travail manuel de la terre et les pratiques agricoles des oasis sont reproduits par les attributaires. En revanche, la grande mise en valeur utilise des techniques et des moyens dits « modernes » : les cercles céréaliers irrigués par rampe pivot, destinés à la production céréalière de masse, dominent le paysage de ses périmètres, le palmier et le maraîchage viennent compléter ce nouveau système cultural et permettre aux entrepreneurs de diversifier leur production.

44 Ce remodelage à la fois social et économique contribue à un remodelage de l’espace (Marouf, 2010). L’abaissement du niveau de la nappe n’est pas ressenti partout de la même manière, mais il est réel et constitue une menace permanente ; la nappe du Continental intercalaire est sollicitée par l’Algérie, la Tunisie et la Libye, les besoins sont en augmentation continue et nécessitent une gouvernance de l’eau (Otmane, 2010 ; Côte, 2011 ; Petit et al., 2016) pour arriver à une exploitation raisonnée et par voie de conséquence sauver des milliers d’oasis qui sont les premières à être sacrifiées (Daoudi et al., 2017).

45 La promotion des oasis comme espace patrimonial émane d’initiatives locales et ponctuelles, l’implication des pouvoirs publics reste réduite et limitée dans le temps eu égard au nombre important des oasis. Pour répondre aux objectifs de développement national, les projets d’aménagement régional doivent intégrer la dimension locale et profiter de la dynamique paysanne toujours vivace pour reproduire les pratiques héritées et éviter la décomposition des territoires (Otmane, 2016 ; Carpentier, 2017).

Conclusion

46 Le Touat, le Gourara et le Tidikelt occidental voient se juxtaposer actuellement deux systèmes hydrauliques, le plus traditionnel et le plus moderne ; le premier centré sur l’eau de foggara à écoulement gravitaire et gratuit et le deuxième favorisé par le progrès technique utilise le forage et l’énergie électrique payante. Ce nouveau mode d’accès à la terre avant l’eau a bouleversé les valeurs traditionnelles d’accès aux ressources agricoles basées sur l’appartenance sociale et sur la notabilité. La part de l’eau qui revient dans le premier mode est fonction de l’effort fourni, au contraire, elle est acquise dans le deuxième mode par la loi qui a mis à pied d’égalité tous les groupes sociaux oasiens. Dans le premier mode, l’eau est précieuse et exploitée

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parcimonieusement, tandis que dans le deuxième mode elle est abondante, utilisée parfois à outrance, mais aussi non exploitée.

47 Face à des palmeraies au foncier émietté et en appauvrissement continuel en eau, la mise en valeur agricole s’est présentée comme un nouveau souffle pour l’agriculture oasienne. Mais c’est aussi une forme d’alternative, voire une substitution qui s’effectue progressivement et qui a redessiné partiellement le paysage rural oasien. Le processus de privatisation des terres publiques ne s’est pas accompagné d’un travail conséquent des terres, mais il est venu bouleverser un milieu rural oasien déjà affecté par des transformations socioéconomiques transgressant les règles traditionnelles et basculant les logiques d’accès aux ressources en passant de l’appropriation de « l’eau avant la terre » à l’appropriation de « la terre avant l’eau ». Sur cette nouvelle recomposition spatiale de l’agriculture se sont calqués l’appropriation individuelle et le faire-valoir direct.

48 L’utilisation des moyens modernes en hydraulique a permis le développement d’une agriculture marchande, mais elle a en revanche augmenté la pression sur une eau d’origine fossile peu renouvelable et la salinité des sols.

49 En dépit des confrontations entre les deux agricultures, une cohabitation se manifeste par le transfert du savoir-faire et par des adaptations matérialisées par l’introduction du salariat et la pluriactivité des ménages, le travail agricole féminin et le recours à l’hydraulique moderne pour renforcer les foggaras en utilisant en partie les énergies renouvelables. Les oasiens gardent des permanences et, tant bien que mal, maintiennent fonctionnel leur système oasien traditionnel.

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NOTES

1. Le Tidikelt oriental, qui appartient à la wilaya de Tamanrasset, n’est pas intégré dans ce travail par manque de statistiques détaillées sur le foncier. Il connaît cependant les mêmes tendances d’évolution que celles décrites dans cet article. 2. Agence nationale des ressources hydrauliques. 3. Le mot chorfa, pluriel de cherif, désigne les descendants du prophète ou de sa fille Fatima. 4. Le mot mrabtine, pluriel de mrabet, signifie hommes de religion. 5. La mise en valeur au sens de la loi n° 83-18 du 13 août 1983 s'entend comme toute action susceptible de rendre propre à l'exploitation des terres à vocation agricole. Ces actions portent sur des travaux de mobilisation de l'eau, d'aménagement, de défrichage, d'équipement, d'irrigation, de drainage, de plantation et de conservation des sols en vue de les féconder et de les mettre en culture. 6. Ces statistiques sont issues du bilan qui a été établi par la Direction des services agricoles de la wilaya d’Adrar en 2004, et elles sont toujours valables, les grandes superficies attribuées n’étant pas entièrement exploitées. 7. Le wakf est un acte par lequel est rendue impossible l’appropriation d’un bien en son essence, pour toute personne, de façon perpétuelle, pour attribuer l’usufruit aux nécessiteux ou à des œuvres de bienfaisance (la loi 90-25). Il existe deux types de wakf, le wakf public et le wakf privé (habous) ; le premier consiste en des biens initialement constitués au profit d’institutions de bienfaisance, sa rente est affectée à la participation aux bonnes œuvres, et le deuxième est le bien dont le constituant fait bénéficier ses descendants ou bien encore des personnes nommément désignées. Ce type de wakf n’implique aucune idée de fondation pieuse, son but est de sauvegarder la propriété familiale en lui évitant tout morcellement ou vente. 8. Le terme arch désigne une fraction de tribu et par extension les terres lui appartenant. 9. Graine d’orge de taille moyenne. 10. Le premier recensement de l’agriculture a été effectué en 1971. 11. Cette carte a été élaborée sur la base de l’utilisation conjointe d’une analyse factorielle en composantes principales (ACP) et d’une classification ascendante hiérarchique (CAH). Les statistiques couvrent le Touat, le Gourara et deux communes du Tidikelt occidental ; les deux autres communes (Akabli et Tit), ne possédant pas toutes les variables. La carte est élaborée sur la base des données du RGA de 2001 qui énumère l’état des propriétés par commune selon quatre paramètres : le nombre, la nature juridique, la taille et la superficie. Le traitement est en fait effectué sur la base de 13 variables issues de ces paramètres : quatre types de propriété foncière (melk, melk en indivision, propriété publique et wakf) et leurs superficies correspondantes, ainsi que cinq catégories de taille d’exploitation (moins de 0,5 ha, 0,5 et < 1 ha, de 1 ha et < 2 ha, 2 à 5 ha, plus de 5 ha).

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RÉSUMÉS

Dans le sud-ouest du Sahara algérien, un programme de modernisation de l’agriculture a été mis en place dans les années 1980 et a conduit à des nouvelles formes d’appropriation foncière : l’accession à la propriété par la mise en valeur agricole de zones désertiques. Mené par l’État et fondé sur l’exploitation de l’eau par forage, ce programme a permis le développement de l’agriculture sur de nouvelles terres, tout en bouleversant le système oasien traditionnel organisé autour des foggaras (galeries souterraines de mobilisation de l’eau). Celui-ci connaît une régression spatiale expliquée par la diminution des débits des foggaras, le morcellement excessif des propriétés et les profondes transformations socioéconomiques vécues dans la région. En conséquence, les forces sociales oasiennes se sont trouvées en concurrence, ce qui s’est traduit par une transgression des règles traditionnelles d’accès aux ressources, allant de l’appropriation de « l’eau avant la terre » à l’appropriation de « la terre avant l’eau ». Pour comprendre ce processus et analyser ses aboutissements, nous nous appuyons sur une approche diachronique mobilisant des statistiques et des données issues d’enquêtes de terrain.

In the south-west of the Algerian Sahara, the implementation of a program of modernization of agriculture in the 1980s leads to an evolution of forms of land appropriation : the accession to land ownership through the agricultural land use. This program, led by the State and based on the exploitation of water by drilling, allowed the development of agriculture on new lands, while disrupting the traditional oasis system organized around the foggara (an underground water pipe). This one is experiencing a spatial regression which is explained by the decrease of the foggaras water, the excessive fragmentation of the properties and the deep socioeconomic transformations lived in the region. As a result, oasis social forces have competed by transgressing traditional rules of access to resources, ranging from appropriating « water before land » to appropriating « land before water ». To understand this process and analyze its results, we rely on a diachronic approach, using statistics and data from field surveys.

INDEX

Mots-clés : propriété foncière, accession foncière, eau, agriculture, oasis, mise en valeur agricole Keywords : land ownership, land rights, water, agriculture, oasis, agricultural development

AUTEUR

OTMANE TAYEB

Otmane Tayeb est professeur de géographie et enseignant-chercheur à l’université d’Oran 2. Il mène des recherches sur les questions rurales algériennes (évolution, rapports ville/campagne, foncier agricole) et les dynamiques territoriales. Laboratoire EGEAT. [email protected]

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Planification foncière et espaces agricoles périurbains en Algérie Le cas de l’agglomération de Skikda Land use planning and Periurban agricultural areas in Algeria A Case study of the Skikda conurbation

Ahmed Bousmaha et Aissa Boulkaibet

1 La question foncière en Algérie a tendance à prendre plus d’ampleur et d’intensité d’année en année en raison des diverses atteintes et menaces dont font l’objet les terres agricoles. La croissance des villes et la consommation des espaces agricoles périurbains est un phénomène qui touche relativement toutes les agglomérations algériennes.

2 Dans ce contexte, la durabilité de l’agriculture périurbaine est une question centrale.

3 L’extension des surfaces urbanisées s’accompagne d’un transfert du foncier rural considérable entre les différents modes d’utilisation des sols. Les terres agricoles qui se trouvent autour des grandes agglomérations sont les plus touchées par l’urbanisation, car elles constituent le siège de multiples transformations socio-spatiales (Nemouchi, 2011). Notre cas d’étude porte sur l’agglomération de Skikda (Est algérien), dans laquelle la situation foncière connaît des bouleversements importants. Il permet de montrer, dans ce contexte, comment les nouveaux projets d’aménagement accélèrent l’urbanisation des terres et transforment l’activité agricole en périphérie urbaine.

4 Cette étude s’appuie sur l’analyse de documents d’urbanisme (plan directeur d’aménagement et d’urbanisme, plan d’occupation des sols, plan cadastral, etc.) et du rôle joué par les institutions locales. Elle utilise également les données recueillies auprès de l’Office national des statistiques (ONS) à l’échelle du district. Le district est une portion du territoire communal délimitée pour les besoins du recensement démographique. Il est composé d’un ou plusieurs îlots et compte une population approximative d’un millier de personnes (Guide du recensement, ONS, 2008).

5 Nous avons retracé l’évolution urbaine et périurbaine par la comparaison des différents états du même secteur à des dates différentes, suffisamment espacées. À partir d’un modèle d’évaluation digitale (« Digital Evaluation Model) »), nous avons comparé par

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photo-interprétation les différents états du secteur et réalisé des cartes de synthèse. Pour cette comparaison, nous avons utilisé la carte topographique IGN de 1960 (secteur de Philippeville, ancienne dénomination de Skikda), le plan directeur d’aménagement et d’urbanisme, ainsi que l’image Google Earth 2015.

1. L’agriculture périurbaine et la question de sa durabilité

6 La durabilité de l’agriculture périurbaine est devenue une question centrale en raison de l’accélération de l’urbanisation (Elloumi et al., 2003 : 19). Face au rétrécissement du portefeuille foncier des collectivités et pour répondre aux besoins liés à la construction de projets de logements et d’infrastructures publiques, la consommation de terres s’accentue en Algérie. Ces terres se trouvent pour la plupart dans des zones à fort potentiel agricole, à l’image des plaines de Skikda, qui ont toujours été des sources d’approvisionnement des marchés locaux en fruits et légumes et des marchés régionaux pour d’autres produits.

7 Le terme d’agriculture périurbaine désigne les activités agricoles localisées dans une agglomération urbaine ou à sa périphérie (Torre, 2014). Cette définition renvoie à la confrontation entre deux grandes catégories d’enjeux : l’alimentation des villes par une agriculture de proximité et la préservation des terres agricoles. Celles-ci sont soumises à des concurrences et des conflits avec d’autres usages et activités au service de la ville (construction d’habitations ou d’immeubles de bureaux, d’infrastructures de transport ou de traitement des déchets, production industrielle, aménagement d’espaces de loisir). De nombreux auteurs font le constat que l’agriculture de proximité est aujourd’hui fragilisée par la concurrence de ces usages (Fleury et al., 2004).

8 Les espaces périurbains sont en effet le cadre d’une intense concurrence en matière d’occupation des sols et de prix du foncier. Il en résulte des tensions, des conflits, une pression à l’urbanisation et à l’artificialisation, qui conduisent au recul des sols agricoles à proximité des agglomérations urbaines. On peut observer ces enjeux au travers de la place accordée aujourd’hui à l’agriculture dans les documents d’urbanisme, tout particulièrement ceux élaborés au niveau de la commune ou à l’échelle intercommunale (Plan directeur d’aménagement et d’urbanisme, Plan d’occupation des sols). En effet, les concurrences entre usages industriels, résidentiels et touristiques, d’une part, et la protection des espaces agricoles et naturels, d’autre part, sont une source de conflits intenses autour de l’écriture de la réglementation d’urbanisme et des projets de planification (Jouve et al., 2003).

9 Le rapport de 2004 du Conseil national économique et social algérien fait le constat d’une faible effectivité des instruments juridiques mis en place pour la gestion du foncier : « La dimension politique de la question foncière reste au centre des débats qui occultent les aspects économiques d’utilisation et de valorisation d’un potentiel en terre caractérisée par la diversité des statuts de son exploitation. Cette situation explique grandement les désinvestissements dans les exploitations du domaine privé de l’État, le morcellement, l’émiettement et l’abandon des terres des exploitations du secteur privé, l’exploitation anarchique… » (CNES, 2004 :100).

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2. Réformes foncières en Algérie

2.1. La loi d’orientation foncière

10 La loi d’orientation foncière de 1990 (en conformité à la Constitution de 1989 qui garantit la propriété privée) a permis la restitution à leurs propriétaires initiaux des terres versées au Fonds national de la révolution agraire (FNRA)1. « Le changement de régime des années 1980 s’est accompagné d’une nouvelle politique urbaine qui va remettre en cause les options antérieures en libéralisant le marché foncier existant, en encourageant l’habitat pavillonnaire, en libéralisant la promotion immobilière privée et en légalisant les constructions illicites. La façon dont ces mesures ont été menées leur confère un caractère ségrégatif davantage souligné par le désengagement de l’État de la construction de logement social… » (Semmoud, 2003).

11 Le plan directeur est issu de la loi relative à l’aménagement et l’urbanisme de 1990, toujours en vigueur. Selon les termes de ce texte, « les instruments d’aménagement et d’urbanisme fixent les orientations fondamentales d’aménagement des territoires intéressés et déterminent les prévisions et les règles d’urbanisme. Ils définissent, plus particulièrement, les conditions permettant d’une part, de rationaliser l’utilisation de l’espace, de préserver les activités agricoles, de protéger les périmètres sensibles, les sites, les paysages… » (article 11). D’après son article 48, « …dans les terres agricoles à potentialités élevées ou bonnes telles que définies par la législation en vigueur, les droits à construire sont limités aux constructions nécessaires à la viabilité des exploitations agricoles et aux constructions d’utilité publique ».

2.2. La concession agricole des terres du domaine privé de l’État

12 En 2008, la loi d’orientation agricole consolide les principes énoncés par la loi d’orientation foncière de 1990, et tranche définitivement sur le mode d’exploitation des terres agricoles du domaine privé de l’État à travers l’institution de la formule de la concession. Elle définit la concession comme le mode d’exploitation des terres agricoles, relevant du domaine privé de l’État2. Ces dispositions sont confirmées deux ans plus tard par une loi sur les concessions agricoles précisant les conditions et les modalités d’exploitation3. Ce texte maintient et confirme la propriété de l’État sur le foncier du secteur agricole anciennement autogéré, tout en délimitant les droits des exploitants actuels : le droit de jouissance perpétuelle est transformé en droit de concession limité à 40 années renouvelables. Les exploitants disposent ainsi de la faculté de vendre ou de donner en garantie leur droit d’usage de la terre.

13 Le nouveau cadre législatif permet la création d’un marché de droits d’usage très restreint. « Nul ne peut acquérir plus d’un droit de concession sur l’ensemble du territoire national. Toutefois, l’acquisition par une personne de plusieurs droits de concession, en vue de constituer une exploitation agricole d’un seul tenant, est permise dans le respect de superficies maximales fixées par voie réglementaire, après autorisation de l’office national des terres agricoles…4 » (article 16).

14 Les réformes foncières ont par conséquent introduit deux changements majeurs à partir de 1980 : (1) le modèle de grande ferme étatique socialiste a été remplacé par le modèle d’entreprise agricole privé conforme à l’économie de marché ; (2) le droit de propriété et le droit d’exploitation ont été séparés (Benmihoub, 2015).

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15 Une nouvelle loi foncière est par ailleurs adoptée le 15 août 2010. Elle fixe les conditions et les modalités d’exploitation des terres du domaine privé de l’État. Elle détermine également les modalités d’attribution sous forme de concessions à des personnes physiques ou morales, des terres mises en valeur par l’État, avec obligation d’exploitation. Ce texte réaffirme la propriété éminente de l’État sur les terres publiques, mais propose un réaménagement des conditions d’accès au foncier, considérées dans leur état actuel comme défavorables au développement agricole.

16 Pour Amichi et al. (2015) cette nouvelle politique foncière ne prend pas en compte le rôle joué par les pratiques locales, difficilement observables en raison de leur caractère informel. La faible transparence du processus de transition consécutif à la loi de 1990, la déstructuration des exploitations, le manque de soutien technique, l’absence de régulation des marchés sont autant d’obstacles encore mal identifiés et susceptibles de compromettre la durabilité de ces réformes. (Semmoud et al., 2015).

3. Caractéristiques du secteur d’étude

17 L’extension spatiale de la ville de Skikda a été stimulée à la fois par une mobilité résidentielle du centre vers la périphérie, par un solde démographique naturel et par l’exode rural. À cette dynamique s’ajoute la réalisation récente de grands projets d’aménagement (pôle universitaire, pôles urbains, équipements sanitaires, touristiques, zones d’activités, etc.). Ces nouvelles réalisations ont consommé d’importantes surfaces agricoles. Plusieurs facteurs expliquent cette situation, au premier rang desquels les contraintes liées aux conditions physiques du site à l’ouest et au sud, caractérisé par la présence de la mer au nord (figure 1), et de la zone industrielle à l’est. L’urbanisation récente s’est faite au détriment des terres agricoles au sud de la ville de Skikda.

Figure 1. Topographie et localisation du secteur d’étude

Source : DEM téléchargé de DIVAGIS (2017) et traité avec ARGIS 10.0 Réalisation : auteurs 2018

18 Cette situation s’explique par la décision des gestionnaires de la wilaya de Skikda d’implanter tous les nouveaux projets d’aménagement urbain à proximité de la ville en

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délocalisant plusieurs projets prévus dans d’autres communes périphériques. À cet égard, les préconisations concernant une consommation maîtrisée des terres apparaissent peu utilisées par le Plan directeur de 2015, comme le confirme l’étalement urbain important que l’on constate dans l’agglomération et de ses conséquences sur le grignotage des terres agricoles dans la commune de Skikda et les communes avoisinantes, un phénomène observé dans d’autres agglomérations en Algérie (Bousmaha et al. 2017).

19 Le Plan directeur d’aménagement et d’urbanisme a pour vocation de définir des espaces aux fonctionnalités précises : zones à urbaniser, zones agricoles, zones industrielles. Parallèlement au zonage défini localement, le cadre législatif permet également la délimitation d’espaces protégés et la protection d’espaces spécifiques (loi montagne et loi littoral). Le plan directeur de Skikda, approuvé en 2015, affecte environ 1 500 hectares aux besoins liés à l’extension urbaine pour une période allant jusqu’en 2028. Les extensions futures de la ville de Skikda sont prévues en dehors de l’enveloppe urbaine dense. Les choix d’aménagement réalisés par les pouvoirs publics ne permettent pas de limiter l’important mitage de l’espace agricole opéré par l’extension rapide et multiforme du cadre bâti et des diverses activités. De ce fait, l’espace agricole s’est fortement contracté face à une extension importante des périphéries urbaines (Bousmaha et al., 2017).

20 La localisation des nouveaux projets urbains à Skikda, montre que l’agriculture périurbaine est peu prise en compte dans les documents d’urbanisme de l’échelle territoriale à l’échelle urbaine et que les terres agricoles sont devenues un espace de report pour accueillir les nouveaux programmes des villes algériennes. Nemouchi souligne l’ineffectivité des outils mis en œuvre en matière de planification. « L’exemple de la ville de Skikda met en évidence l’importance de la dimension sociale dans le traitement de la question foncière. En Algérie l’État a contrôlé les droits d’accès à la terre et la maîtrise foncière n’a pas toujours été intégrée dans une politique urbaine bien définie, ce qui a eu pour conséquences : la spéculation foncière, les détournements d’usage des sols et les abus de pouvoirs, l’extension du clientélisme, l’incompatibilité entre les espaces conçus et les espaces vécus et les inégalités sociales » (Nemouchi, 2008).

3.1. Croissance démographique et étalement urbain dans le secteur de Skikda

21 La ville de Skikda a vu sa population plus que doubler entre 1966 (environ 70 000 habitants et 2011 (environ 160 000). Les facteurs à l’origine de cette croissance sont à la fois exogènes (flux migratoires) et endogènes (promotion administrative et industrialisation). La croissance démographique s’accompagne d’une expansion des espaces urbains au détriment des espaces ruraux et agricoles. Sur le plan spatial, cette croissance urbaine se répercute sur le développement de la consommation des ressources naturelles et accentue principalement les tensions sur le foncier agricole. En 2017, la surface des espaces urbanisés rattrape quasiment celle des espaces agricoles. Sous la pression d’une demande sociale de plus en plus croissante, l’agglomération de Skikda connaît une extension de son périmètre d’urbanisation (figure 2). La superficie du périmètre urbain de la ville de Skikda a augmenté de manière remarquable. Elle a plus que quadruplé entre 1960 et 2017 (de 233 à 1 344

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hectares), sans compter la superficie de la zone industrielle et de son port et les deux zones d’activités.

Figure 2. Évolution du périmètre d’urbanisation de la ville de Skikda (1970-2017)

Sources : Image Google Earth 2015 ; photos aériennes 1972 ; plans districts (ONS 1998 et 2008) et traité avec ARGIS 10.0 Réalisation : auteurs 2018

22 Les dispositifs et les réglementations préconisant la préservation des terres à haute potentialité agricole de l’urbanisation et des usages autres qu’agricoles ont eu peu d’impact : l’extension urbaine s’est réalisée aux dépens des meilleures terres agricoles périurbaines (Hadef, 2011). Les possibilités d’investissement plus fructueux dans la ville proche ont suscité de très nombreuses cessions de terres. Les bénéficiaires de ces transferts sont des groupes majoritairement urbains et de milieu favorisé (entrepreneurs, professions libérales, commerçants, cadres supérieurs de l’administration, de l’armée, etc.), mais aussi parfois de simples fonctionnaires, de petits commerçants ou encore des agriculteurs plus ou moins aisés.

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Figure 3. Consommation des terres agricoles par l’urbanisation et l’industrialisation dans le secteur de Skikda de 1960 à 2015

Sources : Carte topographique de 1960 de Skikda ; PDAU intercommunnal 2015 ; Image Google Earth 2015 Réalisation : auteurs 2018

23 Malgré l’affirmation par les pouvoirs publics locaux de la nécessaire préservation des terres agricoles périphériques, l’agglomération de Skikda a ainsi connu un étalement urbain important à partir des années 1970. Pour faire face à une pression démographique de plus en plus accrue, la ville a été contrainte de reporter sa croissance vers les zones périurbaines. Cette situation a provoqué une forte tension sur la demande des terrains et favorisé la spéculation foncière et la hausse des prix des sols dans ces zones. Elle a induit par ailleurs une forte périurbanisation et la transformation des paysages ruraux périphériques. On assiste ainsi depuis plusieurs décennies à une surconsommation des terres agricoles à haut potentiel économique, notamment dans les zones limitrophes (les communes de Hemmadi Krouma, Hamrouche Hamoudi et Ben M’Hidi).

24 Plusieurs exploitations agricoles ont été intégrées à des projets d’urbanisation par le plan directeur. L’implantation d’une zone industrielle dans la vallée fertile de Saf-Saf, sur une superficie de plus de 1 200 hectares, une des meilleures vallées arables de toute l’Algérie, a eu un impact particulièrement important. Ces installations industrielles se font faites au détriment des terres agricoles relevant de l’État et plus précisément des domaines autogérés qui se trouvent démunis pour s’opposer à ces implantations (Mutin, 1985 : 242).

25 D’autres exemples, identifiables dans le plan directeur, mettent en évidence la vulnérabilité foncière des exploitations individuelles et collectives (Hadef, 2017). Suivant les cas, les exploitations sont intégrées totalement ou partiellement dans des zones d’urbanisation. Selon la Direction des services agricoles, les meilleures terres irriguées (dont certaines dédiées à la production d’agrumes), sur plus de 300 hectares, ont été urbanisées dans la période 1975-1990, toutes situées dans la périphérie sud de la ville. Les politiques publiques mises en œuvre ont en définitive favorisé l’émergence de

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stratégies spéculatives et ont freiné le développement d’alliances entre la ville et l’agriculture périurbaine.

Figure 4. Diminution des terres agricoles dans la commune de Skikda en hectares (1970-2008)

Source : Direction des services agricoles, 2010. (Hadef, 2017, p. 321)

3.2. Instruments d’urbanisme ou instruments d’extension ?

26 Les espaces agricoles périurbains subissent de fortes pressions et mutations, animées par un jeu d’acteurs complexe aux intérêts conflictuels (Melot et al., 2015). Le recul de l’agriculture face à la poussée urbaine se fait souvent dans un climat d’incertitude entre gestionnaires, promoteurs, agriculteurs, dont les conflits sont stimulés par la faible effectivité des documents publics de la planification. En dépit de la législation mettant en avant la protection et la préservation des terres agricoles, l’agriculture urbaine et périurbaine ne semble pas faire partie des priorités effectives des politiques publiques locales en matière d’urbanisme.

27 Malgré ces objectifs affichés par les textes législatifs, la mise en œuvre du Plan directeur d’aménagement et d’urbanisme s’est traduite le plus souvent par un développement inégal des activités, au détriment de l’agriculture, auquel s’ajoutent des pratiques de contournement. En l’absence d’une volonté politique forte de protection des exploitations, l’incitation financière à la vente des terres agricoles comme terrains à bâtir s’est très souvent imposée (Athmani, 2001). À cet égard, on peut qualifier le plan directeur de quasi- « instrument d’extension urbaine ». Il permet à l’espace urbain de s’étendre rapidement. « En moyenne, la ville consomme environ 30 hectares chaque année pour son extension spatiale » (Hadef, 2011).

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3.3. Les projets d’aménagement urbain

28 La planification urbaine a pour objectif de favoriser une répartition cohérente des activités sur le territoire et implique une gestion rationnelle des espaces disponibles pour éviter une surconsommation des terres agricoles autour des agglomérations urbaines. De manière générale, l’urbanisation s’opère préférentiellement par le biais des politiques publiques de logements sociaux qui constituent des opportunités pour les promoteurs. Dans le cas de Skikda, la dynamique de construction en périphérie urbaine semble s’inscrire dans le long terme, selon les prévisions du plan directeur.

29 Face à la croissance des villes, la planification urbaine tente d’organiser et de gérer l’espace urbain en s’appuyant sur un cadre réglementaire. Mais la conjonction d’une crise du logement prolongée et l’urbanisation galopante mettent en évidence l’ineffectivité des instruments utilisés. Les programmes de logements et les projets structurants sont le plus souvent décidés au gré de la disponibilité du foncier et des décisions politiques, indépendamment des orientations réglementaires et par dérogations spéciales.

Conclusion

30 En dépit d’une législation mettant en avant la protection et la préservation des terres agricoles, l’agriculture urbaine et périurbaine semble peu prise en compte dans la mise en œuvre des outils d’urbanisme dans notre cas d’étude. Malgré les intentions affichées, les politiques d’aménagement peinent à infléchir la consommation d’espaces agricoles périurbains. Les terres agricoles littorales sont les plus touchées, car elles constituent le siège de multiples transformations socio-spatiales.

31 Retisser des liens nouveaux entre la ville de Skikda et sa campagne est un défi qui ne peut être relevé que par la mise en œuvre d’une politique urbaine en adéquation avec une politique rurale et la mise en place de démarches de protection et de valorisation des espaces agricoles. Pour freiner le phénomène de littoralisation et assurer la sécurité alimentaire, la maîtrise de l’étalement urbain dans des zones où les espaces côtiers, agricoles ou naturels sont soumis à une forte pression foncière apparaît donc comme un enjeu majeur pour les aires urbaines algériennes. Le passage d’un urbanisme de « plan » à un urbanisme de « projet » constitue sans doute une des issues pour canaliser la croissance urbaine et assurer un développement urbain cohérent et durable, susceptible de favoriser une maîtrise économe de l’espace par des actions en faveur de la densification et du renouvellement urbain (Berezowska-Azzag, 2011).

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NOTES

1. Loi n° 90-25 de décembre 1990. L’ordonnance n° 95-26 du 25 septembre 1995 définit les conditions de la restitution. 2. Loi d’orientation agricole n° 08-16 du 03 août 2008, art. 17. 3. Loi portant concession agricole n° 10-03 de 2010. 4. Ibid., art. 16.

RÉSUMÉS

Les villes algériennes sont l’objet d’une urbanisation rapide, un développement souvent anarchique et une consommation chaotique des terrains agricoles. L’étalement urbain constitue une forme d’urbanisation qui s’est généralisée dans les villes algériennes. Forte de son attractivité résidentielle et économique, la ville de Skikda connaît une forte dynamique démographique, au point d’être aujourd’hui confrontée à des enjeux fonciers de premier ordre. Face à ces constats, la maîtrise de l’étalement urbain et la protection des espaces agricoles périurbains apparaissent comme problématiques. L’objectif principal de cette étude est de permettre une meilleure compréhension des enjeux et défis posés par la gestion du foncier agricole périurbain à partir de l’étude de l’agglomération de Skikda et les espaces agricoles attenants.

Algerian cities are experiencing rapid urbanisation, an often anarchic development and a chaotic consumption of agricultural land. Urban sprawl is a form of urbanisation that has become widespread in Algerian cities. With its residential and economic appeal, the city of Skikda is

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experiencing a strong demographic dynamic, to the point of being faced today with first order land issues. Given these observations, we wonder if we can control urban sprawl and protect periurban agricultural areas. The main objective of this study is to provide a better understanding of the issues and challenges of periurban farmland management based on the study of the Skikda conurbation and adjacent agricultural areas.

INDEX

Keywords : periurbanisation, urban sprawl, periurban agriculture, Skikda Mots-clés : périurbanisation, étalement urbain, agriculture périurbaine, Skikda

AUTEURS

AHMED BOUSMAHA

Ahmed Bousmaha est maître de Conférences HDR en géographie. Ses travaux portent principalement sur l’étalement urbain, le foncier, l’agriculture périurbaine et la micro- urbanisation en Algérie. Il est président du comité de la formation doctorale : villes et territoires, aménagement et durabilité.université d’Oum El Bouaghi, Algérie (laboratoire de recherche RNAMS). [email protected] [email protected]

AISSA BOULKAIBET

Aissa Boulkaibet est maître de Conférences à l’Institut de gestion des techniques urbaines. Il s’intéresse au système d’information géographique, aux projets de territoires urbains, aux risques industriels. Ses recherches concernent la gestion et l’aménagement des espaces urbains.université d’Oum El Bouaghi, Algérie. [email protected]

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Accés à la terre et transhumance en Grèce : bien commun et conflits sociaux Access to land and transhumance in Greece : common good and social conflicts

Stavriani Koutsou, Athanassios Ragkos et Maria Karatassiou

1 La gouvernance des terres communes, considérées comme un bien commun, a toujours été une question d’importance majeure pour l’économie et la cohésion sociale en zones rurales. En articulation avec les caractéristiques géophysiques et écologiques, les conditions politiques, économiques et sociales (système politique, systèmes de production, rapports sociaux) définissent à chaque période les modalités de la gouvernance foncière ; elles influencent dans une large mesure la durabilité des systèmes de production locaux et sont garantes de la paix sociale.

2 Les pâturages publics constituent un bien commun d’importance majeure pour les sociétés rurales montagnardes orientées vers l’élevage. Par ailleurs, Hardin (1968), dans sa fameuse œuvre The tragedy of the commons, a souligné que leur durabilité dépend directement du comportement de ses usagers. De même, ils ont été étudiés par Baumgartner et al. (2010) qui suggèrent que leur gouvernance efficace dépend du capital social des communautés rurales et de l’adaptativité des systèmes d’élevage.

3 Par ailleurs, dans les conditions de crise économique que connaît la Grèce, l’accès aux pâturages conditionne la viabilité économique de l’activité d’élevage, surtout pour les systèmes d’élevage extensifs, étant donné que le pâturage direct par les troupeaux peut diminuer considérablement le coût de production (Ragkos, 2016). Par conséquent, pour ces systèmes de production, le développement d’un cadre de gouvernance qui règle l’accès aux pâturages est d’une importance majeure pour le fonctionnement et la viabilité du secteur.

4 La transhumance est un système d’élevage extensif et, comme dans la plupart des pays méditerranéens, elle est pratiquée en Grèce depuis des siècles. Il s’agit d’un système de production étroitement lié aux conditions morphologiques et climatiques du territoire, qui profite de la végétation saisonnière et évite les conditions climatiques difficiles,

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comme les hivers froids en montagne et les étés chauds et secs en plaine (Sidiropoulou et al., 2015 ; Akasbi et al., 2012 ; Pardini et Nori, 2011). Donc, il s’agit d’un système de gestion de l’espace pastoral en général dont les enjeux contemporains sont liés aux problématiques environnementales (dégradation des ressources naturelles, bien communs, etc.). Au cours du temps, la transhumance a joué un rôle décisif pour la survie des communautés rurales montagnardes du pays. Elle constituait et constitue jusqu’aujourd’hui un élément de liaison entre la montagne et la plaine, parce que d’une part elle valorise les pâturages de montagne, et d’autre part elle consomme les produits et sous-produits des cultures des plaines (céréales, maïs, luzerne). Cette articulation et complémentarité entre le système de transhumance et les systèmes agricoles en plaine était très claire jusqu’au début du XXe siècle. Depuis, les modifications des conditions politiques, économiques et sociales ont conduit à la transformation et parfois à l’interruption de ce lien.

5 Actuellement, la transhumance est pratiquée dans les zones montagneuses les plus défavorisées du pays (Ragkos et Lagka, 2014 ; Holeckek et al., 2004) et son rôle continue d’être important aujourd’hui pour ces zones, malgré les transformations qu’a subies le secteur durant le XXe siècle. Le système est pratiqué dans toutes les régions du pays, y compris dans certaines îles ; il assure des emplois à plus de 4 500 familles. Traditionnellement, en Grèce, la transhumance concerne des troupeaux ovins et caprins, mais plus récemment la transhumance bovine se développe aussi, et ce développement est en grande partie lié aux mesures de la Politique agricole commune (PAC). Selon l’Organisme grec de gestion des subventions de la politique agricole commune (CPAGGC), en 2011, la transhumance ovine et caprine comptait 3 051 troupeaux et plus d’un million d’animaux (tableau 1). Ces données n’incluent pas les transhumants aux îles, qui sont estimés à près de 700 troupeaux au total. Selon ces estimations, le nombre total des troupeaux des ovins et caprins transhumants du pays s’élève donc à environ 3 700 (ayla.culture.gr). Étant donné que (selon le CPAGGC) le nombre total des ovins et caprins au pays s’élève à 14 millions (9,5 millions des ovins et 5,5 des caprins), la transhumance représente 7,5 % des animaux au niveau national. La transhumance bovine concerne 607 exploitations, soit 45 230 animaux, et elle est pratiquée principalement en Grèce continentale, en particulier dans les régions du nord et du centre du pays (Ragkos, et al., 2013).

6 La transhumance est un paradigme d’un système de production multifonctionnel (Bernues et al., 2011). Son fonctionnement est lié à la fourniture des services écosystémiques à la société (Bernues et al., 2011 ; Varela et Robles-Crus, 2016), qui inclut des rôles économiques, sociaux, culturels et environnementaux : économiques, car elle assure des emplois à un nombre important de familles rurales en valorisant des zones montagneuses1 et/ou défavorisées2, dont les possibilités de valorisation sont très limitées ; sociaux, car elle permet le maintien de population dans ces zones ; culturels, car ses produits sont étroitement liés au territoire et à un savoir-faire local traditionnel et tacite, dont elle assure la continuation ; environnementaux, car elle permet la protection de la biodiversité des pâturages et la diversité génétique (Loukovitis et al., 2016). Cependant, ces contributions ne sont pas toujours reflétées par les prix des produits d’élevage de la transhumance et les producteurs ne sont pas rémunérés pour leurs multiples rôles, alors que c’est le cas pour d’autres systèmes agricoles (Ragkos et Theodoridis, 2016).

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7 Malgré son rôle important, la transhumance est confrontée aujourd’hui à des dangers qui menacent sa viabilité, dont certains sont liés au foncier. Ces dangers sont tant internes qu’externes. Les dangers internes viennent de la gouvernance des pâturages, consécutifs à leur usage et à la politique appliquée, qui elle-même, dans une certaine mesure, conditionne le comportement des usagers ; mais aussi, ils viennent du refus de la jeune génération d’embrasser le métier. Les dangers externes sont liés à la modernisation du secteur, dont l’effet est la limitation des possibilités de valorisation des pâturages et de la concurrence qui se développe avec le secteur agricole, concernant les routes des transhumants (comme nous allons l’expliquer dans les parties suivantes). Ces dangers multiples sont à l’origine de conflits sociaux, tant parmi les éleveurs qu’avec les éleveurs et d’autres catégories socio-professionnelles.

8 Le but de cet article est de faire une présentation critique de ces dangers en Grèce et de proposer des ajustements pour l’amélioration du fonctionnement du système transhumant. Après un historique de l’évolution de la transhumance en Grèce depuis le siècle dernier, l’article se focalise sur les raisons de conflits sociaux liés à l’utilisation des pâturages et sur les mesures appliquées. Les matériaux utilisés s’appuient sur une revue bibliographique, ainsi que des enquêtes qui ont été réalisées auprès des transhumants dans le cadre du projet Thalis. La question centrale posée par cet article concerne l’avenir de la transhumance en Grèce : plus précisément, quels sont les dangers, tant internes qu’externes, qui menacent sa viabilité et quels sont les conflits sociaux qui en découlent ? Dans quelle mesure ces dangers et conflits conditionnent la durabilité des pâturages de montagne et la durabilité de la transhumance ?

1. Évolution historique de la transhumance et de l’accès aux pâturages en Grèce

1.1. Jusqu’au XXe siècle : le « tseligato »

9 Malgré des conditions défavorables et volatiles, le système transhumant en Grèce s’est toujours maintenu ; cette continuité tient à son adaptabilité remarquable. Le mode d’organisation, le lien avec le territoire, la tradition et la valorisation rationnelle des pâturages ne sont que quelques-unes des caractéristiques qui ont maintenu la transhumance dans le temps comme un système de production en zones montagneuses et défavorisées. Il s’agit d’un système traditionnel qui, en même temps, a des capacités importantes d’innovation et d’adaptation aux exigences de l’économie rurale contemporaine et au mode de vie moderne. Dans notre propos, notre revue historique est centrée sur les Balkans ; des recherches conduites dans d’autres aires géographiques méditerranéennes montrent la continuité des systèmes pastoraux et leurs aptitudes de s’adapter aux conditions differentes (Garde, 1996).

10 La transhumance, notamment dans les Balkans, a des racines profondes dans le temps. Connue depuis la période byzantine (Ve siècle), elle s’est développée particulièrement sous l’Empire ottoman. Les raisons de son développement durant cette période sont multiples : géographiques, politiques, économiques, sociales. Le relief du territoire de l’empire, avec l’alternance des montagnes et des plaines, constitue la raison géographique qui a favorisé le développement de la transhumance. De plus – surtout durant les périodes estivales –, les hautes altitudes sont un moyen pour les populations de se protéger des maladies propres aux zones de plaine, en particulier le paludisme.

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D’un autre côté, le mouvement continu donnait le sentiment de liberté et d’indépendance aux populations oppressées par les autorités ottomanes (Arseniou, 1972). Des raisons auxquelles s’ajoute le fait que les personnes se déplaçant étaient dans tous les cas assurées de la nutrition quotidienne (lait, viande) ; de fait, dans la conscience sociale de l’époque, les transhumants étaient dans une position relativement élevée de la hiérarchie sociale (Karavidas, 1931). Enfin, la vaste surface de l’Empire ottoman a, pendant des siècles, permis des trajets longs, sans qu’ils soient entravés par des frontières nationales (Nassioka, 2012).

11 À partir du XXe siècle, le fonctionnement de la transhumance s’est heurté à des obstacles : des causes en premier lieu politiques (début du XXe siècle), puis économiques et sociales (deuxième moitié du XXe siècle).

12 Après la fin des guerres dites « balkaniques » (1912-1913), la zone a connu la fragmentation de l’Empire ottoman en États nations (Grèce, Albanie, Serbie, Bulgarie), ce qui a créé des frontières nationales. Par conséquent, les trajets longs des transhumants ont été gênés et les itinéraires ont dû s’adapter à cette nouvelle contrainte. Mais, le facteur qui a le plus affecté la transhumance en Grèce a été la réforme agricole grecque des années 1920, qui a privé les transhumants des pâturages d’hiver dans les plaines.

13 Pour mieux comprendre cette évolution, on doit faire référence au mode d’organisation de la transhumance jusqu’au début du XXe siècle. Comme mentionné ci-dessus, la transhumance a connu un développement considérable pendant l’Empire ottoman. Elle était organisée sous une forme spécifique, de type coopérative. Les dangers du déplacement (faune sauvage, voleurs, etc.) ont incité les propriétaires des troupeaux à s’organiser en constituant des coopératives informelles, appelées « tseligato »3. Il s’agissait du regroupement d’un certain nombre d’éleveurs ; le chef était le propriétaire du plus grand troupeau. Il connaissait bien l’appareil de l’État, comme les grands propriétaires fonciers des plaines, les puissants acteurs politiques locaux, les commerçants… Le tseligato fournissait à ses membres une sécurité financière, et en même temps une protection sociale et politique4. Plusieurs grands troupeaux (tseligato), dont la taille pourrait atteindre quelques milliers de têtes, traversaient les Balkans de l’hiver à l’été (Kavadias, 1996).

14 Pendant cette période, les tseligato coopéraient étroitement et fonctionnaient de façon complémentaire avec les grands propriétaires fonciers des plaines : les tseligato avaient besoin de terres de basse altitude (les plaines) pour hiverner, et les grands propriétaires avaient besoin des tseligato pour la fertilisation de ses terres. En effet, les grands propriétaires laissaient chaque année une partie de leur propriété en jachère, qu’ils louaient aux tseligato. Ils avaient donc tout intérêt à céder ces terres à la location, car à la fin de la période ils touchaient d’une part l’équivalent de la location en espèces et, d’autre part, l’amendement de la terre, suite à la présence des animaux pendant six mois (octobre-avril). De plus, ces propriétaires vendaient leur production agricole (céréales, maïs, luzerne) aux éleveurs. Il y avait donc une complémentarité et interdépendance importante entre le tseligato et la grande propriété des plaines.

15 Cette relation s’est interrompue brusquement dans les années 1920 avec l’arrivée des réfugiés grecs d’Asie mineure, suite au traité de Lausanne entre la Grèce et la Turquie en 1923 (après la défaite grecque) stipulant alors l’échange des populations orthodoxes et musulmanes entre les deux pays. L’arrivée de milliers de réfugiés et leur installation massive, principalement dans les zones rurales du nord et du centre du pays, ont forcé

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le gouvernement grec à exproprier les grands propriétaires des plaines et à distribuer la terre aux réfugiés, ainsi qu’aux locaux sans terre (Damianakos, 1996 ; Koutsou, 1996). Cette réforme agraire a ainsi privé la transhumance des pâturages d’hiver ; ils se sont depuis transformés en terres cultivées, ce qui a créé des problèmes majeurs au fonctionnement de la transhumance. L’interdépendance entre les deux systèmes (la grande propriété et le tseligato) était tellement forte qu’après la dissolution du premier la dissolution progressive du deuxième a suivi (Nassioka, 2012 ; Nitsiakos, 1995).

16 Par la suite, des conflits ont eu lieu entre les transhumants et les nouveaux agriculteurs des plaines. Les transhumants ne trouvaient plus ni les pâturages d’hiver ni les routes de la transhumance.

1.2. XXe siècle : déclin et sédentarisation

17 Au cours de la réforme agraire (années 1920), certains transhumants (membres des tseligato), voyant le risque d’un manque de pâturages d’hiver, se sont installés et sont devenus les détenteurs d’un morceau de terre, ce qui a été le début de la dissolution progressive du tseligato. Mais la plus grande sédentarisation, qui signifiait en fait la fin du tseligato, date de 1938. Selon la loi (1223/3-5-1938), les transhumants, qui jusque-là n’étaient pas enregistrés dans les cadastres municipaux, ont été tenus de s’inscrire dans les municipalités des communautés où ils transitaient (Nassioka, 2012). Par cette loi, l’État poursuivait un double objectif : enregistrer et imposer aux transhumants les obligations des citoyens grecs (la fiscalité, le recrutement), et gérer les pâturages qui leur étaient assignés.

18 En fait, de la réforme agraire jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et de la guerre civile (1920-1950), des changements radicaux ont conduit au déclin et à des transformations profondes de la transhumance. Pendant cette période, le groupement particulier du tseligato se dégrade et il sera définitivement aboli dans les années 1960 (Sivignon, 1992). Depuis, les éleveurs fonctionnent au sein d’exploitations familiales, à titre individuel.

19 Dans la seconde moitié du XXe siècle, des raisons économiques et sociales conduisent à un déclin encore plus rapide de la transhumance. La mécanisation de l’agriculture et une deuxième distribution des terres (ex-pâturages) à des agriculteurs qui n’en avaient pas dans les années 1960 et 1970 ont privé la zone d’encore plus de pâturages, en les transformant en terres cultivées5. Durant la même période, les bas prix des produits d’élevage, les opportunités de travail mieux rémunéré dans d’autres secteurs de l’économie, la dépréciation sociale de la profession et la modification simultanée du mode de vie, dont la conséquence est le refus des jeunes de devenir éleveurs, ont conduit soit les éleveurs eux-mêmes, soit leurs enfants à abandonner la profession et à migrer vers les centres urbains du pays ou à l’étranger. Cette évolution a contribué à une réduction de la transhumance au cours des décennies, principalement en termes de nombre de troupeaux et de cheptel. Les mesures de la PAC depuis 1981 (selon lesquelles les subventions sont accordées par tête d’animal), ainsi que l’emploi des émigrés dans les exploitations (donc l’arrivée des migrants d’Albanie et d’autres pays balkans, notamment la Bulgarie et la Roumanie, depuis les années 1990), ont permis aux éleveurs d’agrandir la taille de leurs troupeaux (Kassimis et al., 2010), sans que le nombre des exploitations se soit agrandi.

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20 Le grand déclin de la transhumance en Grèce se traduit dans les chiffres : au début du XXe siècle, il y avait 13 700 troupeaux transhumants (Syrakis, 1924) et actuellement, il en existe près de 3 700 (tableau 1) (diminution de 73 %).

1.3. La transhumance en Grèce aujourd’hui

21 Selon les données statistiques (Tableau 1), la transhumance est aujourd’hui pratiquée dans tout le pays. La Grèce centrale et la Thessalie concentrent plus de la moitié des exploitations transhumantes en hiver, mais le lieu se déplace en été vers la Macédoine et l’Épire. Presque 65 % du total des animaux transhumants se concentrent en hiver dans les plaines de la Thessalie et de la Grèce centrale, tandis qu’en été ils « se dispersent » dans les montagnes de la Macédoine (nord-est) et de l’Épire (nord-ouest). La présence des troupeaux transhumants dans le reste du pays (le Péloponnèse, la Thrace et les îles) est relativement équilibrée pendant l’année : les animaux transhument en été et en hiver se déplacent à l’intérieur de ces régions.

Tableau 1. La transhumance en hiver et en été par région (2011)

Hiver Été

Nb de Nb de Animaux Animaux troupeaux troupeaux

Grèce 787 25,9 214 328 20,9 659 21,6 171 151 16,7 centrale

Thessalie 805 26,4 337 967 33,1 452 14,8 139 785 13,7

Péloponnèse 601 19,7 172 157 16,8 618 20,3 176 851 17,3

Épire 339 11,1 101 796 9,9 470 15,4 160 666 15,7

Thrace 96 3,1 32 050 3,1 96 3,1 32 050 3,1

Crète 172 5,6 62 493 6,2 172 5,6 62 493 6,1

Macédoine 230 7,5 89 004 8,7 563 18,5 266 799 26,1

Îles 21 0,7 13747 1,3 21 0,7 13 747 1,3

TOTAL 3 051 100,0 1 023 542 100,0 3 051 100,0 1 023 542 100,0

Source : Karatassiou et al. (2015), selon les données du CPAGGC (2011) traitées par les auteurs

Tableau 2. Surface des pâturages collectifs par Région (2011)

Total Plaines Régions semi-montagneuses Montagne

(1 000 ha) (1 000 ha) (1 000 ha) (1 000 ha)

Grèce centrale 32,8 9,2 5,0 18.6

Thessalie 59,8 23,2 5,1 31,5

Péloponnèse 36,8 11,8 5,7 19,3

Épire 48,9 11,3 5,7 31,9

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Thrace 6,2 4,6 1,0 0,5

Crète 10,3 5,9 1,0 3,5

Macédoine 51,6 9,9 3,9 37,9

Îles 6,9 4,2 1,4 1,2

TOTAL 253,3 80,1 28,7 144,5

Source : Karatassiou et al. (2015), selon les données traitées du CPAGGC (2011)

2. Dangers et conflits sociaux

2.1. La gestion des pâturages au sein du « tseligato »

22 Lorsqu’en Grèce, la transhumance était organisée sous la forme de tseligato, elle avait une capacité unique de gouvernance durable des pâturages, car les parcours étaient considérés comme un bien commun par ses usagers. Bien que leur propriété légale soit l’État, la responsabilité de leur usage appartenait aux usagers.

23 Les tseligato ont developpé un système de gestion propre, selon lequel le nombre total des animaux et donc la productivité totale du tseligato pourraient s’accroître jusqu’à un niveau, qui correspondait à la capacité du pâturage et non pas à la volonté et la capacité des éleveurs d’augmenter la taille de leur cheptel. Ainsi, les tseligato ont mis en place des règles opérationnelles pour freiner l’utilisation excessive du bien, le conserver et améliorer sa capacité de production fourragère afin d’atteindre le niveau de développement du tseligato le plus élevé (Arseniou, 1972). La végétation non illimitée de la ressource, le degré élevé de dépendance des membres du tseligato, à court et à long terme, dû à l’incapacité de trouver un emploi en dehors du tseligato, ont été les raisons pour la gestion rationnelle du bien. Ainsi se sont formés au cours du temps (probablement par essais et par erreurs) des institutions et des systèmes de gestion et d’exploitation des pâturages, qui ont assuré leur conservation et l’évitement de leur « tragédie » selon Hardin (Nassioka, 2012).

24 Les pratiques de pâturage du tseligato ont protégé et en même temps augmenté l’efficacité des pâturages, améliorant les économies d’échelle et tout en minimisant le coût de production. Plus précisément, les troupeaux étaient divisés en petits troupeaux, en fonction de leurs caractéristiques (âge, condition physique, etc.) et une partie du pâturage était spécifiquement accordée pour chaque sous-troupeau. Cette séparation des pâturages en sections, dans lesquelles certains troupeaux ont été élevés en fonction de la quantité et surtout de la qualité de la végétation, a préservé les pâturages de la dégradation (Petmezas, 2003). Dans les hauts plateaux du nord de la Grèce (Macédoine occidentale – Samarina), les éleveurs suivaient un plan de gestion des lieux selon lequel ils déplaçaient les animaux progressivement des altitudes inférieures aux plus hautes, en fonction des pâturages disponibles, mais en tenant aussi compte de leur état. Naturellement, cette approche était complétée par une connaissance profonde de la végétation par les éleveurs (Ragkos et Nori, 2016 ; Kavadias, 1996).

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2.2. La gestion actuelle des pâturages et les mesures appliquées

25 À partir de la réforme agraire des années 1920-1930 et des différentes mesures qui ont été prises par l’État, la forme d’organisation de tseligato a été progressivement abandonnée et chaque éleveur a adopté une logique individualiste, ce qui a conduit à la perte de la gestion collective et rationnelle des pâturages. Cette logique a été renforcée et encouragée par les mesures de la PAC durant les années qui ont suivi l’adhésion du pays à la Communauté européenne (1981). Actuellement, les pâturages sont loués aux transhumants et le système d’allocation devient parfois la cause de deux types de conflits : des conflits entre les éleveurs locaux et entre les éleveurs locaux et les éleveurs étrangers.

26 Le système grec d’allocation de pâturages a des spécificités qui le rendent unique (Oosterhuizen, 2011 ; Ragkos et al., 2017). La propriété appartient à l’État et les gouvernements décentralisés locaux ont la responsabilité de leur gestion. Le système priorise les éleveurs locaux, qui paient une redevance annuelle à la municipalité, calculée par animal. Après avoir assuré l’accès des locaux aux pâturages de la commune, la superficie non utilisée est disponible pour des éleveurs étrangers (d’autres communes). Ces derniers obtiennent les parcours par enchères, au cours desquelles celui qui présente l’offre la plus élevée se voit attribuer l’allocation du pâturage. Le niveau de la redevance par animal payée par les locaux, ainsi que le niveau de la mise de départ des enchères pour les étrangers sont déterminés en fonction de l’infrastructure et des travaux d’amélioration qui ont été réalisés sur le pâturage. Le seul critère environnemental pris en compte est la capacité de pâture (selon les règles établies par la loi FEK B '2331/7-7-2017 au niveau national). Cependant, d’autres critères (comme, par exemple, la disponibilité en eau) ne sont pas pris en compte. Ainsi, les limites nationales au nombre d’animaux ne correspondent pas toujours aux conditions locales. Les pratiques décrites par les éleveurs-membres du tseligato n’ont plus cours, car les éleveurs ne fonctionnent plus comme groupe, mais de façon individuelle. Cela conduit dans plusieurs cas à la dégradation des pâturages et à des conflits parmi les éleveurs (Karatassiou et al. 2015). En effet, les transhumants actuels ne pratiquent pas une gestion rationnelle des pâturages qui tienne compte l’usage et la préservation de la ressource biomasse, et ils n’ont donc pas la capacité régulatrice de leurs ancêtres.

27 Ce système est aussi la cause des conflits parmi les transhumants des ovins-caprins et les transhumants de bovins. Ce dernier type de transhumance est pratiqué depuis longtemps, mais dernièrement il s’est développé considérablement. En effet, le nombre des transhumants de bovins augmente soit parce que certains transhumants abandonnent les ovins et caprins et se tournent vers les bovins, soit parce que de nouveaux éleveurs des bovins apparaissent. Cette augmentation s’explique par le fait que la transhumance de bovins apparaît plus rentable par rapport à la transhumance des ovins-caprins. La rentabilité plus élevée est due au fait que les transhumants des bovins sont favorisés par la Politique agricole commune (PAC) parce qu’ils touchent un paiement couplé important dans le cadre du premier pilier de la PAC. Par conséquent, ils peuvent surenchérir lors des enchères et obtenir les pâturages, alors que les éleveurs d’ovins et caprins ne peuvent pas les gagner parce que leurs subventions sont moindres. En effet, après 2015 et la mise en place des régimes de subventions couplées, les exploitations bovines ont un avantage significatif, puisqu’elles ont droit à 140 euros

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par vache, tandis que les exploitations ovines et caprines ne reçoivent que 6,20 euros par brebis ou chèvre. Cela signifie que chaque Unité animale (UA) est rémunérée par 140 euros en élevage bovin et par 41,3 euros en élevage ovin et caprin (1 UA = 1 vache = 0,15 brebis-chèvres). Par conséquent, pour les exploitations ovines et caprines transhumantes, bien que les paiements de la PAC soient non négligeables, puisqu’elles déterminent la rentabilité des exploitations, le résultat économique total dépend fortement des produits destinés au marché, à savoir le lait et la viande.

28 Les éléments du tableau 3 en rendent compte. Ces données économiques concernent un échantillon de 121 exploitations ovines et caprines transhumantes situées en Grèce centrale (Thessalie). Les subventions représentent environ 10 % du produit brut, toujours en fonction de la taille de l’exploitation, tandis que lorsque le paiement découplé est exclu, ce pourcentage se réduit à 5,5 %.

29 De plus, la transhumance des bovins est moins exigeante en main-d’œuvre et elle fonctionne avec moins de risques et incertitudes, elle a donc un coût de production relativement bas. Plus précisément, les animaux sont élevés pour la viande et pas pour le lait, ce qui signifie que d’une part les producteurs n’ont pas de coût de main-d’œuvre pour la traite et que d’autre part ils ne sont pas exposés aux risques liés aux fluctuations des prix du lait. Tout cela donne un avantage comparatif aux éleveurs des bovins, ce qui leur permet d’être plus forts dans le processus compétitif d’accès aux pâturages basé sur les enchères. Cette situation affecte l’équilibre social et change le profil économique des communautés montagnardes : actuellement les éleveurs de bovins commencent à dominer l’économie locale et les éleveurs d’ovins et de caprins sont relégués vers des pâturages plus lointains. Cette situation provoque des conflits entre les éleveurs de bovins et ceux d’ovins et de caprins, d’autant plus dans les cas où les premiers sont des forains (ils viennent d’autres communes, généralement voisines).

Tableau 3. La contribution des subventions aux revenus des exploitations transhumantes ovines et caprines

Groupe 1 Groupe 2 Groupe 3 (<350 brebis- (351-600 brebis- (>600-3 000) brebis- Taille moyenne chèvres) chèvres) chèvres)

€/brebis €/brebis €/brebis €/brebis

98,9a * Lait 59,3 75,7b (37,3) 53,3 75,0b (36,7) 57,5 79,5 (42,0) 56,4 (48,1)**

Fromage/ 2,7a (7,0) 1,6 11,6b (23,7) 8,2 5,1ab (11,4) 3,9 6,9 (16,6) 4,9 Laine

Viande 45,0 (16,4) 26,7 39,5 (18,3) 27,8 38,4 (14,0) 29,4 40,0 (16,5) 28,3

Subventions 20,4a (4,8) 12,2 15,2b (4,3) 10,7 12,0c (4,3) 9,2 14,6 (5,5) 10,4

167,0a 141,9ab 130,5b 141,0 TOTAL 100,0 100,0 100,0 100,0 (55,9) (51,9) (43,1) (52,4)

* Les chiffres qui sont suivis par des lettres différentes sont statistiquement différents au niveau de 5 %. ** Les chiffres entre parenthèses sont des écarts-types. Source : Ragkos et al. (2014)

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2.3. Aspects environnementaux

30 Un autre aspect qui accentue les conflits parmi les deux types de transhumance (bovins et ovins/caprins) est l’aspect environnemental. L’effet de la pâture sur la végétation dépend non seulement du nombre d’animaux (charge à l’hectare), mais aussi du type d’animaux. La pâture peut avoir des effets positifs ou négatifs sur la biodiversité des pâturages en fonction, dans une certaine mesure, des animaux qui les pâturent (Zhang, 1998). L’utilisation des pâturages montagnards par les bovins (pâture intensive) modifie leur équilibre écologique, car les bovins sont de grands consommateurs de fourrage. Le surpâturage réduit la diversité des espèces végétales et il est considéré comme un facteur principal de la dégradation des pâturages (Noy-Meir et al., 1989 ; Olsvig- Whittaker et al., 1993).

31 En Grèce, les résultats obtenus par les recherches réalisées dans la région de Samarina, située dans les pâturages de montagne de la Thessalie (Parissi et al., 2014), ont montré que la diversité des espèces et la production fourragère diminuaient significativement sous un modèle de pâturage intensif (bovins), alors que les zones pâturées par les ovins et caprins (pâture extensive) ne présentaient pas de changements significatifs concernant la diversité floristique. De plus, selon les mêmes auteurs, le nombre élevé des bovins dans les pâturages d’estives peut affecter la qualité de l’eau6. Des dommages peuvent également survenir par un excès de piétinement et par l’augmentation possible des nitrates. De plus, le surpâturage après un incendie de forêt peut empêcher la régénération de la forêt.

32 À l’opposé, on observe des cas d’abandon de pâturages en Grèce, en raison, pour une grande part, du manque de successeurs de certaines exploitations. D’autre part, les mesures de la PAC favorisant l’intensification de la production ovine et caprine en Grèce depuis 25 à 30 ans ont entraîné la sédentarisation de certains éleveurs (et la transformation des exploitations en unités très intensives), ce qui conduit à l’abandon des pâturages montagneux de certaines régions. La perte de troupeaux a pour conséquence un empiétement par la forêt et finalement une perte de pâturages. Selon les chercheurs, l’abandon des pâturages à long terme a des effets négatifs, car il diminue leur biodiversité (Peco et al., 2006 ; Noy-Meir et al., 1989).

33 De plus, les pâturages méditerranéens sont riches en espèces végétales, ce qui contribue à une grande diversité floristique, et la pâture rationnelle est considérée comme un outil important pour maintenir cette diversité (Noy-Meir et al., 1989). Le déclin des systèmes extensifs est identifié à la perte de pâturages et donc à la réduction de la biodiversité ; à l’autre bout de la chaîne, le surpâturage et l’abandon conduisent aussi à la perte des pâturages. L’application de mesures permettant d’équilibrer l’usage des pâturages en prenant en compte la présence d’animaux dans un premier temps, mais aussi l’espèce et le nombre des animaux dans un deuxième temps, est indispensable. Cette politique doit surtout être adaptée aux conditions locales, car les problèmes envisagés diffèrent d’une région à l’autre.

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3. La modernisation du secteur : innovation vs tradition

34 Traditionnellement, les trajets des transhumants (des plaines aux montagnes et vice versa) se réalisaient à pied. Selon les résultats de nos enquêtes de terrain, depuis quelques décennies, ils se font en camion. La raison est double : d’une part, le déplacement est raccourci et moins fatigant, et d’autre part, le passage par les sentiers provoque des conflits avec les agriculteurs dont les cultures sont voisines7. Cette évolution a comme conséquence la fermeture par la végétation des bas sentiers (ceux qui se trouvent près des cultures agricoles) et donc leur perte. De même, dans certaines régions, les hauts sentiers sont abandonnés progressivement jusqu’à être perdus définitivement (Ragkos et al., 2016a). Ces sentiers ne sont plus utilisés, car le nombre d’animaux est bien inférieur à ce qu’il était précédemment ; aujourd’hui, la pâture se limite aux pâturages d’altitude moyenne. Cette situation a deux conséquences : la première économique et la deuxième environnementale.

35 En ce qui concerne l’effet économique, les éleveurs transhumants ne peuvent pas approcher et valoriser les hauts pâturages montagnards, lesquels sont de très bonne qualité : une situation qui diminue la quantité et la qualité de leurs produits. Du point de vue environnemental, l’abandon des hauts sentiers provoque des modifications de la biodiversité des pâturages montagneux (changements de la composition floristique). En outre, les modifications de la végétation entraînent et modifient les services écosystémiques (par exemple, entretien et protection de la biodiversité, réduction des

émissions de CO2, etc.) à la société. De plus, la perte des voies traditionnelles de transhumance entraîne celle des aspects culturels liés aux itinéraires des familles transhumantes.

36 D’autres pays méditerranéens sont confrontés aux mêmes problèmes, et récemment ils ont appliqué des mesures spéciales afin de sauvegarder, protéger et revitaliser ces routes. Il s’agit de « La Routo » en France et de « La trashumancia en España : Libro Blanco » (AA.VV., 2012) en Espagne. En Grèce, il existe, à l’échelle micro, des exemples de réhabilitation (Ntassiou et al., 2015). Toutefois, la revitalisation de ces routes traditionnelles pourrait s’avérer coûteuse, car les terres agricoles de basse altitude devraient rester incultes. Une autre solution pourrait être la coopération des éleveurs transhumants avec les agriculteurs de ces zones, ce qui nécessiterait l’élaboration d’un cadre de compréhension mutuelle, comprenant par exemple la non-mise en culture des zones de passage des troupeaux, ou d’y cultiver des cultures spécifiques.

Conclusion

37 En Grèce, durant le XXe siècle, la transhumance a évolué d’une manière très similaire à celle des estives des Pyrénées analysées par Corinne Eychenne et Lucie Lazaro (2014). Ainsi, d’une « pastoralité du dedans » qui s’appuyait sur la dimension collective de la gestion des ressources pastorales (gestion des biens communs) on est passé à une « pastoralité de l’extérieur » où d’autres parties prenantes interviennent ; cependant, ces parties ne réussissent pas toujours à s’entendre pour optimiser la gestion du bien commun dans la perspective d’en assurer sa durabilité.

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38 Aujourd’hui, la transhumance en Grèce constitue une branche particulière du secteur primaire du pays et elle est la seule identifiée à l’utilisation collective d’un bien commun : les pâturages, dont la propriété appartient à l’État. Cette particularité la rend vulnérable aux dangers et aux conflits qui en découlent.

39 Cependant, elle reste un élément très important des communautés situées dans les zones de montagne et/ou défavorisées orientées vers l’élevage, non seulement en raison de sa contribution aux économies locales par la production de produits spécifiques, mais aussi par sa contribution à la culture locale ; ainsi que par la fourniture des services écosystémiques à la société. Il s’agit d’une activité directement liée au territoire, car elle reflète la spécificité locale sol-climat, le savoir-faire local, le mode de vie local. Par conséquent, la protection de cette activité est indissolublement liée au développement des régions montagnardes et/ou défavorisées du pays. La protection et le développement de l’activité sont intégrés à la philosophie du développement territorial, dont les piliers sont à la fois l’émergence des produits spécifiques (liés au territoire) et le développement des synergies parmi – et entre – les acteurs locaux (Campagne et Pecqueur, 2014).

40 Cependant, la transhumance est confrontée à des risques associés à l’utilisation du bien commun. Ces risques sont tant internes, liés à la façon dont elle fonctionne, et au comportement des éleveurs transhumants, qu’externes, liés principalement aux mesures de la politique appliquée. Les dangers créent des conflits au sein du groupe des éleveurs transhumants, ainsi que des conflits avec d’autres groupes socio-économiques.

41 L’atténuation des conflits sociaux peut être réalisée non seulement par des ajustements réglementaires ciblés au niveau central ou régional, mais aussi par des approches participatives et l’encouragement des initiatives locales. La première série de mesures potentielles comprendrait essentiellement une réévaluation globale du rôle de la PAC qui, sous sa forme actuelle, favorise l’expansion des systèmes agropastoraux intensifs contre les systèmes extensifs. L’élaboration et l’application des mesures agro-sylvo- pastoraux pertinentes par le deuxième pilier de la PAC, au Programme de développement régional du pays, est indispensable. Certaines interventions pourraient impliquer la protection des identités culturelles et l’allocation des parcours aux producteurs transhumants, sous un système plus flexible. Une approche politique holistique de la transhumance (qui intégrerait tous les aspects et toutes les parties prenantes) permettrait également de prendre en compte les déséquilibres potentiels entre les différents secteurs de production (par exemple les bovins, ovins et caprins), réduisant ainsi les déséquilibres et les conflits pour l’utilisation des pâturages de montagne. Le nouveau cadre politique en Grèce (FEK B '2331/7-7-2017) permet le déploiement de plans intégrés d’usage et de gestion des terres communes (pâturages, zones écologiquement sensibles, sites archéologiques et d’autres régimes d’utilisation des terres), ce qui constitue un développement favorable vers l’amélioration et la gestion durable des pâturages. Mais, étant donné la grande diversité des caractéristiques de chaque région et les dangers et conflits qui diffèrent d’une région à l’autre, cette politique doit être adaptée aux conditions locales, ce qui ne pourrait se réaliser que par l’engagement des sociétés locales et les synergies des parties prenantes.

42 D’autre part, en ce qui concerne les acteurs eux-mêmes, c’est-à-dire les éleveurs transhumants, il existe un savoir-faire forgé au cours des siècles ; il concerne l’usage et l’exploitation des pâturages et il doit être valorisé avant qu’il ne soit perdu. En

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l’absence de plans intégrés d’usage de terres, et surtout de leur gestion, la connaissance traditionnelle des éleveurs et de leurs communautés est menacée de disparition ou d’oubli. Ce danger, combiné à l’émergence de nouveaux usages des terres, qui parfois sont plus rentables – qui ne sont cependant pas toujours compatibles avec les ressources culturelles locales –, provoque une concurrence déloyale vis-à-vis de la transhumance. Assemblées locales, contacts avec les autres catégories socio- économiques, coopération et synergies parmi les différents acteurs pourraient conduire à des ententes pour une meilleure valorisation du bien commun, au profit de toutes les parties prenantes, dans le cadre de la durabilité du bien commun8. Au niveau local, les acteurs pourraient parvenir à un consensus pour définir la répartition et la gestion optimale des terres entre les usages actuels et futurs et informer les politiques au niveau central – national et européen – pour dessiner des politiques intégrées d’utilisation du bien commun. On parle donc du besoin d’une nouvelle gouvernance des pâturages.

43 Dans cette direction, le fonctionnement des écoles « pastorales », à l’instar de la France, pourrait jouer un double rôle : (i) la préparation des jeunes à la transhumance en ayant les connaissances pratiques nécessaires sur l’importance du foncier, mais aussi (ii) la protection et la reproduction de connaissances tacites concernant la gestion des pâturages en tant que patrimoine culturel. Ainsi les jeunes pourraient mieux apercevoir la valeur du bien commun et son importance socio-économique.

44 Un outil efficace pour refléter les valeurs foncières et développer un mécanisme socialement juste pour réduire les conflits sociaux liés à la transhumance est le paradigme des « paiements pour les services écosystémiques » (Villanueva et al., 2015). Ce type de paiements a été utilisé pour réguler la fourniture de services environnementaux (Villanueva et al., 2015) avec des avantages pour les sociétés rurales et urbaines. Leur mise en œuvre a été proposée au niveau régional (Caro-Borrero et al., 2015 ; Lizin et al., 2015). En développant un type d'« inventaire » régional ou national des valeurs des terres utilisées par tous les types de systèmes de production agricole et d’élevage, un système plus équitable d’allocation des terres pourrait être obtenu. Les conflits sociaux décrits dans cet article pourraient être considérablement atténués si l’accès à la terre était assuré aux éleveurs sur la base de ce type de critères objectifs.

45 Ainsi, le choix des stratégies et des mesures efficaces contribuerait à accroître la valeur ajoutée de la transhumance en internalisant les externalités, à travers le développement d’activités génératrices de revenus et d’emplois pour les éleveurs et les autres acteurs impliqués. Mis à part les services environnementaux, la transhumance pourrait également fournir des services culturels à la société. Ce cadre relierait de nombreux acteurs autour du bien commun et cette approche pourrait faciliter une meilleure compréhension et collaboration des parties prenantes.

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NOTES

1. Selon la directive 75/268 (article 3), les zones de montagne sont caractérisées par une altitude qui dépasse les 800 mètres, ou une altitude de 600 à 800 mètres, mais avec une pente de plus de 16 %. 2. Selon la même directive, les zones caractérisées comme défavorisées sont celles où la densité de la population, la fertilité du sol et le revenu des habitants sont faibles (densité de la population : < 45 habitants/km2, fertilité : < 80 % de la moyenne nationale, revenu : < 80 % moyenne nationale). 3. Dans la bibliographie, les « tseligato » sont présentés comme les premières organisations de type coopératif dans les Balkans (Karavidas, 1931 ; Kamenidis, 2001 ; Papageorgiou, 2004 ; Nitsiakos, 1995). 4. Chaque membre mettait à disposition du tseligato du capital (son troupeau) et du travail (le sien ainsi que celui des membres de sa famille). Durant toute l’année, le tseligato fonctionnait comme un groupe. À la fin de chaque période (deux fois par an), après avoir enlevé les dépenses des revenus du tseligato, chaque membre touchait, au prorata de la taille de son troupeau, une part du profit. Durant l’année, il pouvait emprunter au chef, sans intérêts (Nitsiakos, 1995). Les décisions étaient prises par l’ensemble des membres, de façon démocratique. L’adhésion d’un nouveau membre pouvait se faire après l’accord de tous les anciens membres. En principe, il y avait des relations de parenté ou d’origine parmi les membres. 5. La dominance de l’agriculture en dépit du système agropastoral est étudiée à Corse par Paoli et Kriegk (2015). 6. Des pollutions des eaux, des instructions des sources naturelles en eau et du paysage par des bovins sont enregistrés dans la région de Zagori dans l’Épire, ce qui a provoqué des réactions de la société locale. 7. Des conflits violents sont enregistrés en Crète en 2018 parmi les éleveurs et les agriculteurs (https://www.efsyn.gr/arthro/mahes-agroton-me-ktinotrofoys-sta-voyna- tis-kritis).

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8. Il y a des cas remarquables (très peu nombreux), où les transhumants arrivent à s’entendre sur une exploitation commune des pâturages, tout en prenant en compte leur durabilité. Les normes informelles qu’ils adoptent ressemblent beaucoup aux normes du tseligato (https://dasarxeio.com/2018/06/08/57496/).

RÉSUMÉS

La gouvernance des terres communes, considérées comme un bien commun, a toujours été une question d’importance majeure pour l’économie et la cohésion sociale en zones rurales. En effet, elle influence dans une large mesure la durabilité des systèmes de production locaux et est garante de la paix sociale. En Grèce les pâturages publics constituent un bien commun pour les sociétés rurales montagnardes orientées vers l’élevage, et l’accès aux pâturages conditionne la viabilité économique de l’activité, surtout pour les systèmes d’élevage extensifs, comme la transhumance. Malgré son rôle important, la transhumance est confrontée aujourd’hui à des dangers qui menacent sa viabilité. Ces dangers sont tant internes qu’externes et ils sont à l’origine de conflits sociaux parmi les éleveurs, comme aussi entre les éleveurs et d’autres catégories socio-professionnelles. La gestion des pâturages, qui pendant des siècles était assurée au sein du « tseligato » (une forme d’organisation spécifique des éleveurs, de type coopérative), est aujourd’hui menacée par le fonctionnement individualiste des éleveurs, qui sont encouragés, dans une certaine mesure, par les mesures des politiques publiques appliquées. La question centrale qui se pose est : dans quelle mesure ces dangers et conflits conditionnent-ils la durabilité des pâturages montagneux et la durabilité de la transhumance ? Cependant, sous les conditions actuelles, l’atténuation des conflits sociaux pourrait être réalisée non seulement par des ajustements réglementaires ciblés au niveau central ou régional, mais aussi par des approches participatives et l’encouragement des initiatives locales.

The governance of common lands, considered as a common good, has always been a matter of major importance for economy and social cohesion in rural areas. Indeed, they highly influence the sustainability of local production systems and guarantee social cohesion. In Greece, public rangelands constitute a common good for mountain-based rural societies, which are basically involved in livestock production as an economic activity, and access to rangelands conditions the economic viability of their activity. This concerns pertains mostly to extensive livestock systems, such as transhumance systems. Despite its important role, transhumance nowadays faces dangers that threaten its viability. These dangers are internal as well as external and they are the causes of social conflicts among farmers, as well as among farmers and other actors involved in the sector. The management of rangelands, which for centuries was ensured within the « tseligato » (a form of specific cooperative-type organization of livestock farmers), is nowdays today threatened by the individualistic behaviour of pastoralists, which is encouraged, to an extent, by policy measures. The central question that arises is to what extent these hazards and conflicts determine the sustainability of mountain rangelands and the sustainability of transhumance. It appears that, under current conditions, the mitigation of social conflicts can be achieved not only through targeted regulatory adjustments, at the central or regional level, but also through participatory approaches and the encouragement of local initiatives.

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INDEX

Mots-clés : bien commun, conflits sociaux, Grèce, pâturages, transhumance Keywords : common good, social conflicts, Greece, rangelands, transhumance

AUTEURS

STAVRIANI KOUTSOU

Stavriani Koutsou est professeur au Département de l’Agriculture de l’Université Internationale de Grèce (Thessalonique). Ses recherches portent sur les actions collectives en espace rurale, les transformations des sociétés rurales, le développement rural. [email protected]

ATHANASSIOS RAGKOS

Athanasios Ragkos est chercheur à l’Institut d’Économie et Sociologie rurale (Athènes-Grèce). Ses recherches portent sur les techniques d’évaluation non marchande, les modèles d’optimisation, l’analyse de l’efficacité et les aspects économiques du développement rural. [email protected]

MARIA KARATASSIOU

Maria Karatassiou est professeur associé au Département de Forêts et de l'Environnement Naturel de l’Université Aristote de Thessalonique (Grèce). Ses recherches portent sur l’écologie et la productivité, l’amélioration et la gestion des pâturages. [email protected]

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Les arrangements pour l’accès au foncier agricole périurbain L’exemple de Montpellier The land arrangements for farmland access on urban fringes A case study in Montpellier (France)

Camille Clément, Coline Perrin et Christophe-Toussaint Soulard

Cette recherche a bénéficié d’un financement dans le cadre du projet de recherche ANR Jasminn n° ANR-14-CE18-0001.

1 Les espaces agricoles périurbains connaissent une évolution paradoxale. D’un côté, ils sont exposés à la pression foncière, entraînant l’urbanisation de certaines parcelles et l’augmentation de la valeur des terres en attente d’urbanisation. De l’autre, ils sont appréciés des habitants (Clément et Soulard, 2016) et font l’objet d’une protection croissante par les politiques d’aménagement (Martin, 2013). Les acteurs urbains plébiscitent aussi leur vocation alimentaire en soutenant l’installation d’activités agricoles en circuits courts de proximité (Praly et al., 2014). Pour autant, les nouvelles exploitations peinent souvent à trouver du foncier (Poulot, 2008 ; Perrin et al., 2013).

2 La littérature scientifique a mis en évidence les stratégies de rétention de terres agricoles de la part des propriétaires souhaitant capter la rente d’urbanisation (Jarrige et al., 2003), de même que les conflits entre stratégies foncières agricoles (Cadène, 1990) et entre usages de l’espace (Darly et Torre, 2008). Certains agriculteurs réussissent à se maintenir ou à s’installer en valorisant la proximité urbaine (Soulard et Thareau, 2009), ou en se déplaçant d’une année sur l’autre sur des terres vacantes (Soulard, 2014b). Analyser les logiques foncières (Vianey, 2005) apparaît nécessaire pour expliciter les jeux d’acteurs locaux et mieux comprendre comment fonctionnent les relations entre « système agraire périurbain » (Soulard, 2014a) et « système foncier local » (Guéringer, 2008).

3 Cet article a pour objectif d’étudier ces interactions entre logiques agricoles et modalités d’accès à la terre en contexte périurbain. Quelles sont les relations entre les agriculteurs déjà en place et les nouveaux venus ? Quels sont les effets propres aux

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systèmes de production agricole, ainsi qu’aux modes de faire-valoir de la terre ? Notre hypothèse est que, pour se maintenir en milieu périurbain, certains agriculteurs contournent le droit, et notamment le statut du fermage, au moyen d’arrangements leur permettant d’exploiter des terres tout en laissant aux propriétaires la liberté de les reprendre à tout moment. Pour identifier ces arrangements, il s’agira d’étudier « comment le système des règles formelles est mis en tension par l’existence de pratiques et d’usages locaux, qui obéissent à des règles non codifiées tout aussi prégnantes et vivantes que les règles formelles » (Maccaglia, 2014).

4 Après avoir précisé notre approche, qui s’inscrit en géographie critique du droit (Blomley, 1989), nous présenterons les résultats d’une enquête de terrain réalisée près de Montpellier. Ce cas d’étude a l’intérêt d’exposer différents arrangements fonciers qui se déploient dans un secteur périurbain en forte croissance démographique depuis plusieurs décennies. L’étalement urbain et la crise du secteur viticole y ont favorisé le recul de la vigne auparavant majoritaire et la diversification des systèmes de production agricole (Perrin et al., 2013). L’enquête menée dans deux communes périurbaines aux profils contrastés permet de décrire trois types d’arrangements informels, de montrer comment ils se combinent au sein des exploitations agricoles et renforcent un entre-soi social à l’échelle locale.

1. Les arrangements fonciers entre agriculteurs : objet et démarche

1.1. Les arrangements fonciers : des négociations entre acteurs pour l’accès à la terre

5 En France, le foncier agricole est une ressource majoritairement privée (Perrier-Cornet, 2002). Toutefois, le marché de l’achat-vente est régulé par la Safer (Sencébé, 2012) et le droit d’usage est régi par le statut du fermage et le contrôle des structures. Cet encadrement public a été mis en place dans les années soixante pour favoriser l’agriculture familiale de taille moyenne. Depuis une quinzaine d’années, on constate toutefois des formes de contournement de cette régulation publique de l’accès à la terre (Cochet, 2008 ; Boinon, 2011). Ce changement tient à l’évolution des structures d’exploitation autour de deux pôles, d’un côté l’agriculture de firme (Études rurales, 2011) et, de l’autre, une agriculture « territoriale », organisée autour de signes de qualité ou de nouveaux circuits de distribution (Sencébé et al., 2013).

6 Au-delà de l’exploitation, la relation entre propriétaires et preneurs s’inscrit dans un système foncier local (Guéringer, 2008) régi par les rapports de force qui s’établissent autour de l’accès à la terre entre agriculteurs, représentants professionnels et élus locaux. Ces rapports de force sont dominés par des logiques corporatistes portées par les filières localement dominantes, par exemple l’élevage autour d’Angers (Thareau, 2011) ou la viticulture dans l’Hérault (Nougarèdes, 2013). Au-delà de ces logiques bien identifiées, d’autres travaux décrivent comment fonctionnent les interactions entre propriétaires et exploitants (Guéringer et al., 2017). Certains mentionnent des contournements du statut du fermage1. Barral et al. (2017) ont montré en quoi la pratique du pas-de-porte dans le nord de la France, pratique illégale, ancienne et courante dans la transmission des exploitations, accompagne aujourd’hui le processus de dérégulation foncière et de financiarisation des exploitations. Demené et Audibert

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(2017) ont illustré dans la châtaigneraie ardéchoise comment le manque de légitimité actuelle du bail rural (synonyme de fermage ou de bail à ferme) freine la mise à disposition du foncier si un projet agricole ne fédère pas propriétaires et agriculteurs. Ackermann et al. (2013) ont montré en Rhône-Alpes que la concurrence entre exploitants pour louer des terres périurbaines est telle qu’elle conduit les fermiers à « partir sans histoire » si le propriétaire le souhaite, sans faire valoir les droits découlant du statut du fermage. Ces exemples illustrent l’intérêt de la notion d’arrangement foncier pour décrire, en tenant compte de leur dimension spatiale (Robineau, 2015), les différentes formes de contractualisation entre acteurs (Colin, 2003), lesquelles impliquent des négociations formelles ou informelles, tacites ou explicites.

7 Dans un contexte périurbain où le bail à ferme est souvent remis en cause dans les pratiques, nous utilisons la notion d’arrangement foncier pour caractériser les négociations entre acteurs pour l’accès à la terre, qu’elles soient formelles et explicites pour asseoir des contrats (achat, héritage, bail fermier) ou informelles (accord verbal, prêt), voire tacites (squat). Ainsi l’arrangement désigne tout autant le contrat que les négociations pour y parvenir. Ces négociations peuvent se poursuivre au-delà d’un contrat plus ou moins officiel et matérialisé. La géographie critique du droit offre un cadre d’interprétation de ces processus tels qu’ils se déploient dans l’espace.

1.2. Une géographie critique du droit pour interpréter les rapports de force dans l’accès à la terre agricole en périurbain

8 Les parlementaires n’ignorent pas les contournements du bail à ferme. Ainsi, une proposition de loi pour soutenir l’agriculture périurbaine suggérait en 2018 d’instaurer un bail de quatre ans sans indemnités en cas de reprise par le propriétaire2. Rejetée, cette proposition de loi illustre le jeu perpétuel de rééquilibrage entre droit et pratiques localisées (Forest, 2015). La géographie du droit s’intéresse justement à « la manière dont le droit influe sur une diversité de situations sociales [ainsi que] le rapport à la règle de droit et la manière dont ce rapport contribue à la production d’un ordre social ou à sa contestation » (Maccaglia et Morelle, 2013). Le foncier et les rapports à la propriété en sont un des objets d’étude (Blomley, 2015 ; Cavaillé, 2009). En France, le bail à ferme est une règle de droit majeure pour l’agriculture. La présence d’arrangements qui le contournent interroge donc l’organisation sociale locale qui en est à l’origine.

9 La géographie du droit insiste aussi sur le fait que le mode d’inscription du droit dans l’espace diffère d’un territoire à l’autre (Braverman et al., 2014). C’est ce que Melé (2009) désigne comme une « actualisation locale du droit » : la manière dont les acteurs mobilisent le droit en situation et produisent des « ordres juridiques localisés » (Bourdin et al., 2006), notamment par de « petits arrangements entre acteurs » (Beuret, 1999). Ainsi, à la suite de Blomley (1989), la géographie critique du droit (critical legal geography) (Delaney, 2009 ; 2014) a montré que l’application du droit intervient dans un contexte spatial spécifique et qu’elle peut avoir des conséquences sur la production de l’espace.

10 En nous inscrivant dans cette géographie critique du droit, nous mettrons en évidence, à partir d’une étude de cas, ces usages locaux en analysant les arrangements fonciers pour l’accès à la terre agricole qui contournent le bail à ferme et éclairent ce faisant les relations entre les acteurs.

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1.3. Acteurs et lieux de l’arrangement foncier dans deux communes périurbaines de Montpellier

11 La région urbaine de Montpellier est intéressante dans la perspective d’une étude sur les arrangements fonciers agricoles périurbains, car elle a triplé sa population entre 1960 et 2010 (Audric et al., 2016) et son agglomération s’est étalée sur une plaine historiquement viticole où le régime du faire-valoir direct (FVD) prédomine. Pour analyser les arrangements fonciers, deux communes ont été choisies à une trentaine de kilomètres de la ville, là où s’imbriquent des dynamiques rurales (les paysages sont majoritairement agricoles) et urbaines (les habitants travaillent en ville).

12 La commune A3 (1 300 habitants en 1975, 3 800 en 2015) est située sur un front d’urbanisation ancien. Au nord de la commune, les coteaux sont occupés par un vignoble assez prospère. Les vignes sont souvent exploitées en faire-valoir direct. Les agriculteurs originaires du village ont accédé à la propriété par héritage, les personnes extérieures par rachat. Au sud de la commune, la plaine littorale offre un paysage typiquement périurbain. Le village est entouré d’un patchwork de vignes, d’arboriculture et de cultures annuelles de céréales et de melon. Ces espaces agricoles ont reculé face à l’étalement résidentiel aujourd’hui encadré par un plan local d’urbanisme (PLU). Ils sont également fragmentés par plusieurs infrastructures de transports (autoroute, canal d’irrigation, nouvelle ligne TGV).

13 La commune B (250 en 1975, 1 400 en 2015) se situe sur un front d’urbanisation plus récent. Des bois et garrigues entourent une plaine agricole où les viticulteurs, propriétaires fonciers historiques, côtoient cinq éleveurs (porcs, chevaux, caprins- ovins) qui sont arrivés dans les années quatre-vingt-dix. Ils exploitent des terres majoritairement en faire-valoir indirect (FVI), souvent sur d’anciennes friches viticoles et en garrigue. Dans cette commune, le plan local d’urbanisme est en cours d’élaboration.

1.4. Comment comprendre les arrangements fonciers à l’échelle de l’exploitation agricole ?

14 Pour comprendre les arrangements fonciers, nous avons conduit en 2016-2017 des entretiens approfondis auprès de chefs d’exploitation, sur une durée moyenne d’une heure trente. Les entretiens ont été enregistrés, puis retranscrits intégralement ou sous forme de comptes rendus détaillés. Ils se sont déroulés en trois parties. La description de l’exploitation et de la propriété permettait de répertorier les modalités d’accès au foncier et de repérer les arrangements informels. Ensuite, les parcelles étaient localisées sur une carte. Enfin, nous revenions sur les arrangements évoqués, afin de préciser leur fonctionnement et le jeu d’acteurs associé.

15 Ces entretiens ont parfois été difficiles à réaliser. Des enquêtés avouent ne pas savoir si leurs arrangements sont légaux ou non et hésitent à les décrire en détail. Les exploitants en faire-valoir indirect ont été les plus réticents à accepter un entretien, notamment les céréaliers et les éleveurs utilisant des parcours, alors même qu’ils occupent souvent des surfaces importantes. Les enquêtés ne souhaitaient pas toujours révéler leurs stratégies foncières, patrimoniales et productives ou les échanges en nature. Interroger plusieurs acteurs des mêmes communes a permis de recouper les informations. Un même arrangement foncier pouvait être décrit du côté du

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propriétaire et du preneur, voire parfois de l’exploitant voisin. Le matériau récolté a ensuite été analysé selon une même grille revenant sur la nature des arrangements présents, le statut de chaque exploitant, les relations que ces derniers entretiennent avec les autres exploitants, leurs conceptions de la légalité de ces arrangements et leur organisation spatiale dans l’exploitation.

16 Le tableau 1 récapitule les résultats de l’enquête. Dix-sept exploitations ont été enquêtées : huit sur la commune A, sept sur la commune B et deux basées sur d’autres communes, mais exploitant des terres sur les communes A ou B. Douze de ces exploitations cultivent de la vigne à titre principal ou secondaire, ce qui est représentatif du territoire. Sur cet échantillon, le faire-valoir direct prédomine, représentant 76,3 % des surfaces sur la commune A et de 62,2 % sur la commune B. Au total, la surface totale enquêtée couvre 1 512 ha, dont 538,5 ha (35,6 %) sont exploités grâce à des arrangements informels. Ces arrangements ne concernent pas toutes les exploitations. Trois exploitations entièrement en faire-valoir direct n’ont pas recours aux arrangements (EA15, 16 et 17). Huit propriétaires-exploitants confient par des arrangements une partie de leurs terres en propriété. Seulement quatre exploitations sont majoritairement en faire-valoir indirect.

Tableau 1. Modalités d’accès au foncier recensées dans les exploitations enquêtées

Super-ficie Super-ficie en en Orien- fermage Super- propriété Super- tations « louée » Activité ficie en louée sous ficie en des Commune sous la principale de propriété la forme fer-mage parcelles forme d’un l’exploitant (ha) d’un ar- (ha) en ar- ar- rangement rangement rangement (ha) (ha)

Melon, Environ EA 1 A 15 0 0 35 ha de vigne céréale, 50 chevaux

EA2 A 16 12 0 0 4 ha de vigne Céréale

47 ha en vigne Melon et EA3 A 50 6 3 0 et céréale arboriculture

EA4 A 10 0 1 0,5 11 ha en vigne Olivier

Fauche – EA5 A 50 26 0 0 24 ha en vigne chevaux

Céréales – EA6 A 57 20 0 0 27 ha en vigne melon, chevaux

22 ha chevaux EA7 A 2 0 20 20 Chevaux de loisirs

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267 ha élevage (manade) dont Autre 250 ha de Fauche et EA8 17 0 250 250 commune parcours et parcours 17 ha de prairies

65 ha de vigne ; environ 200 ha Autre Environ parcours et Céréales et EA9 0 150 150 commune 600 prairies ; prairies environ 600 ha de céréales + agri-tourisme

14,5 ha EA10 B 22 7,5 0 0 Fauche élevage (porc)

8 ha chevaux 4 (location EA11 B 2 0 2 (centre Chevaux mairie) équestre)

EA12 B 11 1 0 10 ha de vigne Chevaux

2,5 ha en Apiculture EA13 B 1 0 2 2 apiculture (ruchers)

EA14 B 41 27 0 0 14 ha de vigne Chevaux

28 ha en vigne EA15 A 25,5 0 0 0 et Néant arboriculture

EA16 B 7 0 0 0 7 ha en vigne Néant

EA17 B 11 0 0 0 11 ha en vigne Néant

204 ha de vigne ; 75 vigne et arboriculture ; 30 ha TOTAL 17 972,5 114,5 430 424 chevaux ; 2,5 apiculture ; 481,5 parcours et prairies ; 600 ha de céréales

17 Nous présentons dans la section suivante les trois principaux types d’arrangements fonciers identifiés par l’enquête, avant de montrer comment ils se combinent au sein des exploitations.

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2. Trois types d’arrangements liés au contexte périurbain et viticole

18 Dans un contexte périurbain où domine la viticulture, les arrangements fonciers informels concernent des activités qui occupent les espaces laissés libres par la vigne : la culture du melon et du blé, le pâturage des chevaux de loisirs, l’accès au fourrage et aux parcours des élevages (pastoralisme et manades4). Nous les présentons successivement en précisant à chaque fois le « qui ? » (les acteurs de la négociation et leur rapport de force), le « où ? » (les parcelles concernées) et le « comment ? » (modalités de ces arrangements).

2.1. Les arrangements melon-blé

19 Un premier type d’arrangement informel concerne des systèmes de production dits « nomades » (Soulard, 2014b ; Estèbe et Pinton, 2004), car ils reposent sur la mise en valeur de parcelles agricoles temporairement vacantes. Autour de Montpellier, ce type d’arrangement facilite les monocultures de melon et de blé dur. Il réunit les melonniers et les céréaliers qui cherchent des terres et possèdent un capital financier leur permettant de se spécialiser dans une culture à haut rendement. Les propriétaires fonciers, souvent viticulteurs ou anciens viticulteurs, sont également en position de force, car ce sont eux qui proposent les terres, lesquelles doivent être de bonne qualité agronomique, de surface importante et irrigables : « Ça ne les intéresse qu’au-dessus de 2 hectares. Plus petit, ça ne les intéresse pas. À part s’ils ont déjà une terre à côté, alors ils prennent. Mais ils prennent tout ! » (EA3).

20 Ces arrangements melon-blé ont été repérés dans quatre des huit exploitations de la commune A et dans une autre exploitation (EA9). Aucune exploitation de la commune B n’y a recours, car les terres ne sont pas irrigables. La commune A est caractérisée par des filières melon et blé structurées. La filière melon est organisée autour de trois très grands producteurs (plus de 1 000 hectares) et six producteurs moyens. Ces entreprises cultivent aussi du blé et d’autres productions légumières5. La filière blé dur est structurée par une coopérative et des entreprises spécialisées, notamment une Cuma6 et des grandes exploitations, comme l’EA9 qui avoisine les 1 000 ha.

21 Ces arrangements reposent sur des accords oraux annuels. Les melonniers ont besoin d’une grande surface pour assurer une rotation des cultures. Ils alternent avec le blé, car le melon ne peut se cultiver plus de deux ou trois ans sur la même parcelle. Les propriétaires, eux, voient dans cet accord annuel un moyen de rentabiliser leur foncier, tout en gardant le contrôle. Enfin, pour le blé, cet arrangement permet parfois au propriétaire de recevoir les aides de la PAC7 liées à la parcelle, tandis que l’exploitant garde le fruit de la vente des céréales : « La Cuma mange le blé, nous, on a la prime de la PAC en bénéfice » (EA2).

22 Les acteurs impliqués insistent sur le fait qu’il ne s’agit que de prêts (gratuit), de dons en nature ou d’argent public venant de la PAC. Mais le recoupement d’informations, notamment les dires des agriculteurs qui ne pratiquent pas ces arrangements, mentionnent des échanges monétaires8, susceptibles d’ouvrir un droit au fermage pour l’exploitant. Les propriétaires rencontrés ont donc du mal à en parler :

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« D’ailleurs les 3 hectares, là, que j’ai achetés, y’a des melons dessus. – Et comment ça se passe ? – C’est pas… Y’a rien de déclaré… Je vous dis ça, c’est… Faut pas trop le dire. » (EA1).

23 Ces arrangements sont paradoxalement assez pérennes. Bien que les accords soient renégociés chaque année, pour changer de parcelles en fonction des rotations, ils durent souvent plusieurs dizaines d’années. Ainsi, même précaires, informels, voire illégaux, ces arrangements pour la culture du melon et du blé, basés sur un nomadisme convenant aux deux parties, sur une confiance réciproque et sur l’existence de terres irrigables et de filières organisées, structurent le paysage de la commune A, où ils représentent 15,7 % de la surface enquêtée.

2.2. Les arrangements pour les chevaux de loisir

24 Un deuxième type d’arrangement a été repéré pour le pâturage des chevaux de loisirs détenus par des particuliers non agriculteurs. Cette activité, non professionnelle, est liée à l’activité agricole parce qu’elle utilise de la surface agricole utile, et parce que les manades ont besoin de gardians9 amateurs qui possèdent leurs propres chevaux.

25 Contrairement à l’arrangement melon-blé, ces arrangements concernent des petites parcelles peu productives et en marge de l’exploitation : « À côté du lotissement, c’est un gars qui y met ses chevaux, mais c’est des petites terres, 6 000 m². ça, je laisse, parce que ça m’embête plus qu’autre chose. Je ne vais pas planter une vigne et aller courir là-bas. » (EA3).

26 Ce type d’arrangement repose essentiellement sur une cooptation sociale : « Des gens qui ont des chevaux pour leur plaisir, tout ça, oui… on en donne [des terres] un petit peu comme ça […] Mais c’est du prêt, y’a pas de revenu. C’est en oral, il n’y a rien d’écrit. Et c’est même dit à l’oral que si je veux récupérer la terre, tu t’en vas et voilà. C’est ce qu’il y a écrit dans l’oralité du contrat. […]. Question – Comment vous choisissez les gens ? – Des gens du village, que l’on connaît, dont on sait qu’ils sont de parole. Ce sont des gens qui ne vont pas mettre des sacs de partout, des mobil home ou faire des rave party ! » (EA1).

27 La plupart du temps, le propriétaire de chevaux contacte le propriétaire foncier, qui l’autorise oralement à clôturer une parcelle pour y mettre des chevaux. Toutefois, un propriétaire foncier témoigne de la difficulté à encadrer ces pratiques : « Là aussi y’a une mafia ! […] Y’a des gens qui mettent des clôtures sans le dire à personne. Ensuite, ils se battent entre eux en disant : “Il me l’a donnée à moi ! – non ce n’est pas vrai !” Au final, ils ne savent même pas à qui c’est ! » (EA1).

28 Ces formes de squats sont en fait plus ou moins acceptées socialement. Par exemple, un autre propriétaire dit tolérer le squat : « C’est des gardians et ils n’ont pas de sous, ils demandent la permission… et parfois ils ne demandent même pas parce que c’est des petits coins. » (EA3).

29 Sur la commune A, les traditions camarguaises jouent un rôle important. Par exemple, l’EA7 est un gardian amateur, non originaire de la commune, qui maîtrise 22 ha sur deux communes. Grâce à son intégration aux traditions camarguaises et par le club de foot, il a rencontré et est devenu ami avec des propriétaires fonciers. Aujourd’hui, il attire les convoitises, car il occupe certaines terres par le biais d’un arrangement informel.

30 Recourir à l’arrangement plutôt qu’à la vente ou à la location formelle est le souhait du propriétaire foncier, mais également des éleveurs de chevaux :

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« Moi, pour accepter les chevaux, je voulais faire les choses en règle mais, les trois quarts, ils ne veulent pas de bail, rien du tout. Question – C’est le propriétaire ou celui qui met les chevaux qui ne veut pas ? – C’est celui qui met les chevaux ! Il ne veut pas s’engager. En fait, personne ne veut s’engager… » (EA2).

31 Ces arrangements ne semblent pas faire l’objet d’échanges monétaires, car les parcelles sont petites et les chevaux circulent souvent entre les parcelles. Le temps d’occupation effective est réduit. L’arrangement fonctionne sur un échange de services : le propriétaire a sa parcelle entretenue et le détenteur de chevaux limite son achat de foin. Néanmoins, les propriétaires des terres restent maîtres de la négociation.

32 Ce second arrangement concerne 9 des 17 exploitations enquêtées (tant sur la commune A que B). Il structure peu l’agriculture du territoire, car il concerne des parcelles petites, pauvres sur le plan agronomique et valorisées par une activité de hobby farming. Il ne représente que 40 ha, soit 3 % des surfaces enquêtées.

2.3. Les arrangements fauche, fourrage et parcours

33 Le troisième type d’arrangement identifié implique des éleveurs à la recherche de surfaces de parcours, de fourrage ou de fauche et des propriétaires fonciers, privés ou publics.

34 Ces arrangements concernent des superficies importantes (souvent plusieurs centaines d’hectares) et représentent entre 20 et 30 % des surfaces enquêtées. Ils mobilisent trois types de parcelles : 1) des landes, garrigues et bois utilisés pour le parcours. Ces vastes espaces, parfois de propriété publique, notamment communale, ne sont propices qu’à l’élevage. Il y a donc peu de concurrence pour les obtenir ; 2) des grandes parcelles irrigables de plaine pour le fourrage. Les éleveurs sont alors directement en concurrence avec les céréaliers et melonniers. Le fourrage dégageant moins de revenus, les propriétaires choisissent rarement de les louer à des éleveurs s’il existe des filières blé-melon structurées ; 3) des parcelles non utilisées que le propriétaire laisse faucher uniquement pour les entretenir (pas de plantation ou de retournement du sol).

35 Seuls les arrangements sur les grandes parcelles irrigables de plaine font régulièrement l’objet d’échanges monétaires. Les pratiques de parcours libres, sans clôtures et parfois sans accord même oral du propriétaire provoquent parfois des critiques de la part des voisins : « Les chèvres, elles font ce qu’elles veulent. Des fois il faudrait y mettre un peu d’ordre. Il ne clôture pas […] alors elles se baladent. » (EA10).

36 Les arrangements pour la fauche, le fourrage et les parcours des éleveurs reposent le plus souvent sur des accords oraux renouvelables conclus au sein de réseaux sociaux, dans le cadre de relations de confiance : « Mes plus grandes terres c’est au pic Saint-Loup, j’ai 250 ha de garrigue. Là aussi, c’est grâce à la chasse que je les ai eues. Au début le propriétaire ne voulait pas, parce qu’il avait eu une mauvaise expérience. Mais son beau-fils, mon ami de la chasse, il le prend à part et il me dit de repasser plus tard. […] Je repasse quelques heures après et la belle-mère est convaincue et ça fait 19 ans que j’ai les terres. » (EA8).

37 L’asymétrie de pouvoir entre propriétaire foncier et agriculteur est plus forte que dans le premier type melon-blé. La longue durée de l’arrangement n’efface pas les sentiments de précarité foncière ressentis par les éleveurs rencontrés. Ces

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arrangements leur apparaissent difficiles à conclure, ils dépendent du bon vouloir du propriétaire.

3. Des systèmes d’arrangements à l’échelle de l’exploitation

38 En décrivant de manière fine le fonctionnement de trois exploitations, nous mettons en évidence des combinaisons d’arrangements faisant système.

3.1. Exploitation 1 : un centre équestre en précarité foncière

39 Un centre équestre (EA11) propose du gardiennage de chevaux et des cours d’équitation. Il a ouvert en 2006. Pour s’installer, l’exploitante a racheté une parcelle à ses parents et a obtenu un permis de construire pour un bâtiment technique lorsque sa mère était maire du village.

40 La situation foncière de l’exploitation est précaire. La parcelle orange (figure 1), achetée aux parents, est le cœur du centre équestre, avec le bâtiment technique, autour duquel s’organisent le gardiennage des chevaux de particuliers et l’accueil du public. Les chevaux du club sont parqués sur une parcelle de 4 ha (verte), louée à la municipalité depuis l’époque où la mère de l’exploitante était maire, par un bail écrit reconduit tous les ans. Une troisième parcelle de 2 ha (jaune) est prêtée par un propriétaire non agriculteur. Il ne veut ni vendre ni signer un bail écrit, ce qui provoque chez l’exploitante un sentiment de précarité foncière : « J’étais prête à acheter juste 5 000 m² pour qu’il garde le reste, et moi, ne plus avoir cette épée de Damoclès à propos de mes poneys, qui peuvent dégager du jour au lendemain. Je sais qu’il y a des lois et que, s’il me dit de partir, je peux rester, mais voilà, je ne suis pas comme ça. S’il veut que je parte, je partirai, le but, ce n’est pas de se fâcher avec tout le monde. » (EA11). On constate ici l’importance de la bonne entente avec le propriétaire pour parvenir à garder du foncier ou à l’obtenir. Revendiquer un droit de fermage nuirait à sa réputation. L’exploitante connaît la loi, mais préfère y renoncer et se contenter d’un arrangement informel.

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Figure 1. Schéma de l’exploitation 1 – un centre équestre en précarité foncière

Réalisation : Clément, base photo aérienne et entretiens

41 L’exploitante n’arrive pas à trouver d’autres terres pour sécuriser son foncier. Deux terrains en friche, situés à proximité, sont convoités. La propriétaire du premier terrain, situé au sud de la route, refuse tout arrangement : « La propriétaire est une dame d’un certain âge. Après la mort de son mari, elle a bénéficié de la prime à l’arrachage. Son notaire lui a dit de ne surtout pas vendre, louer ou prêter. Alors c’est ce qu’elle fait. Apparemment, il lui aurait dit que ça serait pour payer sa retraite. Mais ce sont des terres agricoles, ça ne deviendra pas constructible. » (EA11).

42 Le second terrain, au nord, appartient à un éleveur porcin : « Il me dit que ces terrains, tout le monde les veut, et que, pour ne se fâcher avec personne, il ne les donne à personne, alors qu’on est tous prêts à se les partager. En attendant, personne ne les utilise. » (EA11).

43 L’enquête auprès de cet éleveur remettra en cause cette affirmation. Il dit réserver ces terrains pour l’installation de sa nièce et, en attendant, il laisse un ami faucher : « Y’a juste un copain qui fauche pour faire du foin, c’est juste entretenu. » (EA10).

44 Selon lui, il existe une véritable solidarité entre les éleveurs de la commune : « Mes voisins, je leur ai prêté 3 hectares […]. Ils y mettent des juments et leurs poulains. Et c’est un autre voisin qui fauche une autre parcelle de 4,5 hectares. » (EA10).

45 L’exploitante du centre équestre se sent exclue de ce système foncier local basé sur des solidarités entre voisins. Elle l’explique par la présence de sa mère à la mairie : « En ayant une maman maire du village, ça a été compliqué pour moi. Parce que les gens mélangeaient tout. Je me suis isolée, je n’ai plus mis un pied au village pour que les gens fassent la différence. Mais il y a quand même eu des rumeurs […]. Ça a été l’enfer. » (EA11).

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46 En fait, ce lien a d’abord été un facilitateur pour obtenir un permis de construire et louer une parcelle communale, puis un frein pour s’insérer dans le tissu social local et obtenir des terres.

3.2. Exploitation 2 : une exploitation viticole qui s’arrange pour éviter le fermage

47 L’EA1 est une EARL10 gérée par deux frères ayant repris l’exploitation viticole et arboricole de leur père. Depuis 1990, elle ne produit que du raisin et un peu d’olives, vendus à des coopératives (bloc 1). L’histoire de l’exploitation suit l’évolution de la commune. Installés dans les années quatre-vingt, ils ont facilement hérité et eu accès à d’autres terres grâce à la crise viticole et à l’encadrement par la Safer. Dans les années quatre-vingt-dix, ils ont profité de l’agrandissement du village en négociant avec des promoteurs la vente de terres agricoles à l’urbanisation (bloc 2).

48 Aujourd’hui ils font partie des agriculteurs reconnus de la commune et, à ce titre, ils jugent posséder trop de foncier : « Nous on a assez de terres, on en a même trop. » (EA1). En témoigne leur renoncement à 70 ha de vignes en fermage au profit du petit-fils du propriétaire (bloc 3). Ils confient également une partie de leur propriété sous la forme de deux sortes d’arrangements informels à d’autres agriculteurs. Ils offrent des terres à des melonniers et des céréaliers (jaune), par des accords verbaux : « Nous, on ne veut pas faire de contrat. […] Il y a des gens qui aimeraient qu’on la loue 5 ans ou 10 ans. Nous, on ne veut pas, on veut être libres. On préfère donc la laisser gratuitement plutôt que de signer un contrat. » (EA1).

49 Ils s’arrangent ainsi avec trois exploitants différents, un en blé et deux en melon, parce que ce sont des « copains d’enfance », « des collègues », « des gens que l’on connaît » (EA1).

50 Les melonniers passent chaque année pour connaître les terres qu’ils peuvent exploiter. Les frères déclarent qu’ils ne reçoivent que des biens en nature : « Ils nous portent des fraises et des melons […] ils nous laissent 5 kg de blé chaque année pour les poules […] c’est juste un échange de bons procédés. » Ils craignent le fermage : « Du moment où tu as un contrat de fermage, y’a un bail. Vous ne pouvez pas arrêter le bail comme ça. Si jamais vous vendez votre parcelle en terrain à bâtir, ils [les fermiers] vont vous prendre 40 % de la valeur [en indemnisation]. Puis bon, on veut être chez nous. C’est notre liberté. Si tu veux entretenir ta terre, y’a pas de problème, tu mets du blé dessus […]. Mais la terre, je la récupère quand je veux. » (EA1).

51 Les frères prêtent aussi des parcelles pour des chevaux : « Va faire des semences dans des morceaux de bois et de garrigues ! C’est inexploitable ! » (EA1).

52 Ils ont même accepté d’acheter un terrain pour ensuite en céder une partie à un ami qui en avait besoin pour ses chevaux (bloc 4). Les arrangements pour les melons et le blé d’une part, et pour les chevaux d’autre part, font partie intégrante du système d’exploitation.

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Figure 2. Schéma de l’exploitation 2 – une exploitation viticole qui s’arrange avec d’autres agriculteurs

Réalisation : Clément, base photo aérienne et entretiens

3.3. Exploitation 3 : un domaine viticole qui recourt aux arrangements pour l’entretien du paysage

53 La troisième exploitation étudiée, l’EA5, est un domaine viticole d’un seul tenant (figure 3). L’exploitant a acheté les terres pour s’installer en 1976, puis a revendu 20 ha dans les années 1980-1990 pour investir et améliorer la qualité de son vin. Dans son caveau aménagé dans le mas ancien entouré d’un parc, il a ses propres cuvées et fait de la vente directe depuis 1993. Il souhaiterait aujourd’hui vendre son domaine, mais n’y parvient pas. Il l’explique par la proximité du TGV et de l’autoroute, même s’il a préservé les haies comme coupures visuelles.

54 Moins de la moitié des 50 ha de propriété sont exploités en vigne. Une ancienne parcelle de vigne arrachée de 26 ha est prêtée : « C’est une friche, enfin y’a un type qui coupe l’herbe et qui la donne à ses chevaux » (EA5). Il avait été sollicité par des melonniers, mais a refusé : « Les melons, ça pue, je n’en veux pas. Ce n’est pas les traitements, ce sont les plastiques qui ne sont jamais enlevés. J’essaye de donner une certaine image à mon domaine, je n’ai pas envie de tout bousiller avec des taureaux ou des melons. » (EA5).

55 Les bordures de cette parcelle (orange) sont prêtées à des éleveurs de chevaux parce « qu’il connaît les gens et que ce n’est pas grand-chose. » (EA5).

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Figure 3. Schéma de l’exploitation 3 : une exploitation viticole qui entretient ses « friches »

Réalisation : Clément, base photo aérienne et entretiens

4. Discussion : construction d’une norme locale qui renforce le pouvoir des propriétaires

56 Les exploitants soulignent les avantages du système d’arrangements fonciers informels qui repose sur une organisation sociale exclusive (familles du village, acteurs des traditions locales, de la chasse, etc.). Ainsi, dans la commune A, le partage des terres ne s’envisage que dans un cercle restreint : « Les agriculteurs de toute façon ici, y’en a pas cinquante et on se connaît tous. Donc, si j’ai des vignes qui sont intéressantes, je les proposerai ou à la famille [de l’EA1] ou à ceux qui sont à côté. Et si personne ne les veut, on fera des cultures [de céréales en arrangement], on mettra des chevaux. Ce n’est pas ce qui manque. » (EA2).

57 Les propriétaires choisissent des exploitants locaux, rencontrés par le voisinage, la famille et dans certains réseaux de loisirs comme la chasse, les traditions camarguaises et les clubs sportifs.

58 Les réseaux où s’établissent ces liens de confiance sont peu ouverts à d’autres acteurs comme des porteurs de projets agricoles issus d’ailleurs à la recherche de terres agricoles. Ce système d’arrangements fonciers est ainsi facteur d’exclusion et d’entretien de l’entre-soi.

59 La volonté de rester en bonne entente avec les propriétaires qui contrôlent le foncier est plus importante que le cadre légal du fermage. Les personnes rencontrées sont conscientes que les exploitants pourraient légalement prétendre à un fermage (EA11) et les propriétaires être obligés de signer un fermage (EA1, EA3, EA6). Pour autant, ils ont tous précisé que ce n’est jamais le cas. Ainsi, nos observations confirment que le

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système des règles formelles d’accès au foncier agricole est contourné par les pratiques et usages locaux, qui, sans être codifiés, font bien l’objet d’une norme sociale (Maccaglia, 2014).

60 Dans ce contexte périurbain, les agriculteurs qui recherchent des terres en location n’ont pas le pouvoir suffisant pour faire valoir leur droit au bail à ferme face à des propriétaires, souvent des viticulteurs locaux, qui dominent le système foncier local. Ainsi, les arrangements fonciers reposent d’une part sur des relations interpersonnelles de confiance et, d’autre part, sur des asymétries de pouvoir entre agriculteurs locaux et non locaux. Certains locataires (producteurs de melon-blé et éleveurs de chevaux) ne souhaitent pas non plus s’engager sur du fermage pour pouvoir facilement changer de terre.

61 À l’instar du cadre théorique proposé par la géographie critique du droit, ces asymétries de pouvoir ont conduit à la production d’une norme locale issue de l’usage et contournant le droit : l’évitement du fermage. Cette norme repose sur la confiance liée à l’interconnaissance ; elle renforce l’organisation sociale locale et génère de l’exclusion. Nous n’avons pas observé de mobilisation collective pour réactiver le droit au fermage. En effet, contrairement à des collectifs citoyens qui ont pu s’imposer en réactivant leur droit, par exemple, face au bruit en ville (Melé, 2006), renversant les rapports de force établis, le groupe des agriculteurs et citoyens favorables à l’entrée de nouveaux profils agricoles sur le marché foncier n’est pas encore suffisamment structuré dans ces communes pour faire face à une organisation sociale qui fonctionne comme un entre-soi exclusif.

62 Ce jeu d’acteurs autour de l’accès à la terre réunit finalement trois groupes d’exploitants (tableau 2) : les exploitants qui ne participent pas ou peu à ce système d’arrangements ; les « prêteurs de terres » qui le contrôlent et sont souvent les maîtres du jeu ; enfin, les « chercheurs de terres » qui dépendent souvent d’arrangements pour la réussite de leur projet agricole.

Tableau 2. Les exploitations agricoles face aux arrangements fonciers

Exploitations Activité principale Surfaces exploitées Surfaces Logiques de par le biais exploitées l’arrangement (N° exploitations) (+ activités secondaires) d’un arrangement

Peu Viticulture = 5 d’arrangements 0 à 10 % de la Arrangement absent 7 à 28 ha de N = 5 (+ Arboriculture = 1) surface ou épisodique, car peu vignes exploitée de surfaces vacantes (EA 4, 12, 15, 16, (+ Oliviers = 1) 17)

Prêteurs de 27 à 35 ha de * Le repli viticole a terres Viticulture = 6 vignes créé des surfaces libres (seuls les meilleurs N = 7 (+ Arboriculture = 1) Autre cas : terroirs sont en FVD)

- 4 ha de 12 à 76 % de la * Choix de vignes surface l’arrangement en exploitée fonction du type de (EA 1, 2, 3, 5, 6, Élevage porcs (1) terre, de la présence de 10, 14) filières et de la Développement durable et territoires, Vol. 10, n°3 | Décembre 2019 stratégie de l’exploitation 384

- 7 ha (porcs)

Chercheurs de Difficultés à accéder à Polyculture-élevage = 1 terres l’arrangement 2,5 à 865 ha 17 à 94 % de la dépendant des N = 5 Manade = 1 terres surface capitaux social, foncier cultivables Chevaux = 2 exploitée et financier de et parcours (EA 7, 8, 9, 11, 13) l’exploitant et du type Apiculture = 1 d’arrangement

63 Autour de Montpellier, les propriétaires sont souvent viticulteurs ou anciens viticulteurs. Ceux dont la surface est modeste mettent en valeur tout leur foncier et ne pratiquent pas ou peu d’arrangements.

64 Les « prêteurs de terres » regroupent des exploitations possédant des surfaces plus importantes. Ils ont souvent profité des campagnes d’arrachage viticole, nombreuses entre 1980 et 2011 (Arnal et al., 2013), soit pour changer de production (l’éleveur de porcs EA10 est un ancien viticulteur), soit dans une optique de repli progressif (retraite), soit dans le cadre d’une réorientation qualitative de l’exploitation sur ses meilleurs terroirs viticoles (EA5). Après une période de friche, les parcelles libérées ont souvent été confiées à des agriculteurs locaux de confiance pour un simple entretien ou pour des activités plus productives. L’arrangement informel est choisi par le propriétaire pour reprendre ses terres quand il le souhaite.

65 Les « chercheurs de terres » regroupent des exploitations comprenant d’importantes surfaces exploitées en arrangement. Ce sont des agriculteurs « nomades » qui occupent temporairement des terres vacantes (Soulard, 2014b). Ce groupe recouvre deux mondes différents. Le premier est celui de la très petite structure agricole ou de loisir, cherchant quelques parcelles, tels les propriétaires de chevaux (EA7 et EA11) ou un apiculteur (EA13). Le second est celui de la très grosse structure d’exploitation, tel le manadier qui valorise 250 ha en arrangement (EA8), ou une entreprise de près de 1 000 ha, dont l’atelier céréales et melon repose notamment sur 150 ha gérés sous la forme d’arrangements (EA9). Alors que les petits évoluent dans une précarité foncière subie, ces grosses structures s’accommodent, voire s’organisent autour d’un portefeuille foncier précaire, stable en quantité, mais mobile dans l’espace d’une année sur l’autre. Leurs stratégies agricoles reposent sur d’autres ressources foncières, économiques et sociales.

66 La comparaison des deux communes étudiées permet de voir que cette norme d’évitement du fermage est identique, mais le recours aux arrangements informels diffère. Sur la commune A, il y a peu de friches, les arrangements permettant à l’ensemble des terres agricoles d’être valorisées. Sur la commune B, en revanche, nous avons identifié moins d’arrangements, des surfaces agricoles en friches, tandis qu’une diversification agricole s’est opérée au profit de l’élevage suivant des trajectoires différenciées (conversion d’exploitations viticoles, installations en faire-valoir direct et arrangements informels). Ces différences peuvent être dues à l’absence d’irrigation et de filières melon-blé structurées sur la commune B, mais nos entretiens montrent aussi une frilosité plus grande des propriétaires à laisser leurs terres en arrangement, parce que le plan local d’urbanisme n’est pas stabilisé. Ils espèrent toujours pouvoir rapidement valoriser leurs parcelles au prix du foncier constructible.

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Conclusion

67 Dans un contexte périurbain montpelliérain dominé par le système viticole, nos enquêtes ont permis d’identifier des arrangements fonciers informels liés aux cultures annuelles et à l’élevage extensif ou de loisir. Les espaces dédiés à ces arrangements sont issus du retrait de la vigne, de l’anticipation de l’urbanisation, mais aussi du retrait plus ancien de l’élevage pastoral dans les garrigues. Ces arrangements permettent aujourd’hui une reconquête de l’espace agraire, dans les interstices et aux alentours du vignoble. Ils ne sont pas qu’un épiphénomène. Même informels et précaires, ils sont généralement reconduits chaque année, explicitement ou tacitement. Ils permettent de valoriser plus du tiers des surfaces agricoles enquêtées.

68 Les arrangements « melon, blé et fourrage » concernent les meilleures terres, des parcelles productives, de bonne taille et irrigables. Ils sont au cœur du système productif agricole périurbain montpelliérain. Les arrangements pour les chevaux, la fauche et les parcours extensifs concernent des parcelles de moindre qualité, mais permettent aussi d’éviter les friches et la fermeture des paysages, et contribuent ainsi à la lutte contre les incendies. Les arrangements sont toutefois moins nombreux sur la commune dont le PLU n’est pas encore approuvé.

69 Dans un tel système foncier local, où l’accès à la terre agricole est dominé par des propriétaires fonciers « prêteurs de terres », la norme de l’évitement du fermage est un facteur d’exclusion pour des individus ou groupes voulant accéder au foncier agricole sans être insérés dans des réseaux locaux.

70 Le rôle des acteurs publics (collectivités locales) et des organismes agricoles (Safer, CDOA11, syndicats, chambre d’agriculture) mériterait d’être approfondi par des enquêtes complémentaires. Les municipalités pourraient en particulier jouer un rôle régulateur face à ces rapports de force asymétriques et à ce contournement du droit. Dans d’autres contextes, des collectivités locales soutiennent l’installation d’agriculteurs alternatifs (Léger-Bosch, 2015) ou offrent leurs propres terres en location en tant que propriétaires (Perrin, 2017 ; Baysse-Lainé et Perrin, 2018). Toutefois, dans les deux communes étudiées, les élus (également rencontrés lors d’entretiens) contribuent actuellement à flécher les terres disponibles vers des agriculteurs déjà intégrés localement, et ne favorisent pas l’installation d’agriculteurs venus d’ailleurs.

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NOTES

1. Bail de 9 ou 18 ans dont le prix est encadré. Le propriétaire ne peut mettre fin au bail que pour lui ou pour ses ayants droit directs à condition que cela ne remette pas en cause l’activité du fermier et en échange d’une compensation financière. 2. Proposition loi AN n° 786, 21 mars 2018. 3. Les communes ont été anonymisées parce que le nombre d’agriculteurs locaux est insuffisant pour protéger leur anonymat (garanti durant les entretiens). 4. Les manades désignent, dans le sud de la France, les élevages de taureaux Camargue (pour la course camarguaise et pour la viande). 5. Par exemple, l’une de ces entreprises exploitait, en 2016, 1500 ha : 110 ha de carottes, 20 ha de fraises, 520 ha de melon, 130 ha de pois chiches et 720 ha de blé. 6. Coopérative d’utilisation de matériel agricole. 7. Politique agricole commune. 8. Les montants de location annuelle par hectare évoqués sont de l’ordre de 150 € pour du blé et 650 € pour du melon. 9. Un gardian désigne, en Camargue, les vachers qui encadrent les troupeaux de taureaux dans les prés et lors des fêtes traditionnelles. 10. Exploitation agricole à responsabilité limitée. 11. Commission départementale d’orientation de l’agriculture.

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RÉSUMÉS

L’article étudie les interactions entre logiques agricoles et modalités d’accès à la terre en contexte périurbain. S’ancrant dans la géographie critique du droit, il présente les résultats d’une enquête menée auprès de 17 exploitations périurbaines de Montpellier. Plus d’un tiers des surfaces enquêtées est exploité selon le mode d’arrangements informels. Ceux-ci échappent au statut du fermage et concernent notamment les filières blé-melon, chevaux de loisirs et fourrage et parcours. Les espaces liés à ces arrangements sont issus du retrait de la vigne, de l’anticipation de l’urbanisation, mais aussi du retrait plus ancien de l’élevage pastoral dans les garrigues. Ils illustrent la production locale d’une norme sociale contournant la règle du fermage. En donnant la possibilité aux propriétaires, souvent viticulteurs et dominant le système foncier local, de garder le contrôle sur leurs terres cultivées par d’autres, ils conduisent à l’exclusion des agriculteurs non intégrés socialement dans chaque commune, notamment les porteurs de projet agricole venus d’ailleurs.

The article deals with the farmland access issue on urban fringes. Taking a legal geography approach, it presents the results of a survey of 17 farms near Montpellier. More than a third of the surveyed areas are exploited by informal arrangements. The tenant farming who protects a lot the farmer does not cover these contracts. These informal contracts develop in particular the wheat/melon, leisure horses and rangeland sectors. The spaces linked to these arrangements come from the wine crisis, from the anticipation of urbanization, but also from the older crisis of pastoral sector. Arrangements illustrate the local production of a social norm bypassing the tenant farming rule. Winemakers are often landowners. They dominate the local land tenure system. Arrangements, giving them the power to control their cultivated lands by others and lead to the exclusion of non-socially integrated farmers.

INDEX

Mots-clés : exploitation agricole, jeu d’acteurs, système productif, géographie du droit, fermage, Occitanie Keywords : farm, tenant farming, legal geography, land tenure, South of France

AUTEURS

CAMILLE CLÉMENT

Camille Clément est post-doctorante, UMR Innovation, université de Montpellier, CIRAD, INRAE, Montpellier SupAgro. [email protected]

COLINE PERRIN

Coline Perrin est chargée de recherche, UMR Innovation, université de Montpellier, CIRAD, INRAE, Montpellier SupAgro. [email protected]

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CHRISTOPHE-TOUSSAINT SOULARD

Christophe-Toussaint Soulard est ingénieur de recherche, UMR Innovation université de Montpellier, CIRAD, INRAE, Montpellier SupAgro. [email protected]

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L’articulation entre propriété et usage des terres agricoles : application au cas de Pise (Toscane) Relationship between property and use of agricultural land: the case of the area of Pisa (Tuscany)

Alain Gueringer

L’auteur adresse ses remerciements à Tiziana Sabbatini, SIGiste à la Scuola Superiore Sant’Anna de Pise, qui a réalisé les traitements informatiques et la construction de la base de données croisées cadastre et surfaces déclarées à la PAC.

1 Plus ou moins prégnantes selon les périodes, les questions foncières sont récurrentes dans les débats ou dans la recherche sur le développement territorial (Torre et Wallet, 2013 ; Buhot, 2012). Après avoir été relativement délaissées au cours des années quatre- vingt et quatre-vingt-dix, elles sont revenues en force, en particulier du fait de l’accélération du processus de périurbanisation et de la « consommation » des terres agricoles qui en découle. Les espaces agricoles sont en effet soumis à des tensions importantes au carrefour d’enjeux liés à l’environnement, au cadre de vie, à l’approvisionnement alimentaire ou aux modes de production agricole. De ce fait, l’arbitrage entre les divers usages du foncier est souvent au cœur de la gouvernance des territoires périurbains. En région méditerranéenne, sous l’effet de dynamiques urbaines fortes, ces questions se posent avec une acuité particulière (Elloumi et Jouve, 2003 ; Salah, Batcha et Ghersi, 2004).

2 Au-delà des questions relatives à la gouvernance foncière, l’action publique ou collective, les dynamiques spatiales concernant le changement d’usage des sols sont assez largement dépendantes des modalités de mise à disposition du foncier pour la production agricole. Autrement dit, l’articulation entre propriété et exploitation, tant du point de vue des acteurs en présence que des modalités contractuelles de la relation, est un élément clef de ces dynamiques. Ce texte a pour objectif d’apporter un éclairage sur cette articulation entre propriété et usage du foncier agricole, ainsi que sur les enjeux qui en découlent. Il s’appuie sur le cas de la région de Pise en Toscane, à partir

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de données recueillies dans le cadre du projet ANR DAUME (Durabilité des Agricultures Urbaines en MEditerranée). Ce programme a porté sur la durabilité des agricultures urbaines et périurbaines sur le pourtour méditerranéen et cinq situations métropolitaines ont été étudiées (Montpellier, Pise, Lisbonne, Meknès, Constantine).

1. L’articulation entre propriété et usage au cœur des enjeux fonciers

3 La question du rapport de l’homme à l’espace se pose quelles que soient les sociétés auxquelles on s’intéresse, et se décline en termes de mode d’appropriation et de régulation des usages (Le Roy, 2011). Pour Comby (1989), l’espace est d’abord un lieu où s’exercent des droits. On rappellera que dans la langue française, « foncier » est en premier lieu un adjectif qualificatif, qui renvoie à un « bien fonds ». Si l’usage du terme « foncier » en tant que nom commun s’est généralisé, il englobe souvent l’objet qualifié, ouvrant sur une grande diversité d’acceptions et occultant une deuxième définition qui en fait un quasi synonyme de « propriété foncière ». Les questions foncières dépassent néanmoins largement le seul champ du droit (Le Roy 2011 ; Herrera et Duvillard, 2008) et renvoient à une pluralité de questionnements et d’enjeux, dépendants des contextes historiques, politiques, sociaux, économiques, etc. Quoi qu’il en soit, on retiendra que le foncier correspond en premier lieu à l’espace dans sa dimension juridique. La maîtrise du foncier, affichée comme l’une des clés du développement (Boisson, 2005), interroge nécessairement les droits qui s'exercent sur l'espace - droits de propriété, d'exploitation ou d'usage, droits existants ou revendiqués, anciens ou nouveaux – et en conséquence les acteurs qui les détiennent.

4 S’agissant de l’espace agricole, la relation qui s’établit entre appropriation et usage peut se formuler en termes d’articulation entre régime juridique de la propriété et système de tenure. La question est cruciale dans les pays en développement où se pose la question de l’établissement de titres de propriété face à l’existence de systèmes traditionnels de répartition des terres. Elle l’est également dans les États d’Europe de l’Est où les recompositions politiques et économiques ont bousculé les régimes fonciers et les structures de production agricole. Dans le contexte général de l’Europe de l’Ouest, les cadres juridiques sont bien établis (régime foncier, statut du fermage). Néanmoins, du fait de dynamiques croisées, d’éclatement de la propriété d’une part et de concentration des exploitations de l’autre, les interrogations restent fortes. Les agriculteurs se trouvent en effet en situation d’avoir à négocier leur foncier avec un nombre toujours plus grand de propriétaires, dont la diversité des stratégies peut conduire à fragiliser l’usage agricole des terres, tant à l’échelle des exploitations que des territoires.

5 L’analyse présentée ici repose donc sur l’hypothèse que l’articulation entre propriété et exploitation détermine fortement les dynamiques foncières agricoles, et est au cœur des enjeux fonciers tels qu’ils sont le plus souvent formulés : préservation de l’espace agricole, accès au foncier, entretien de l’espace, durabilité de l’agriculture, etc. Par rapport aux travaux récents qui questionnent la place de l’agriculture dans les territoires à partir de sa multifonctionnalité et du multi-usage de l’espace agricole, on s’intéresse ici en priorité aux modalités de coordination qui portent sur l’usage productif du foncier agricole. Celles-ci renvoient en effet aux droits « réels » exercés sur l’espace. Mais cette lecture est également pertinente pour appréhender des enjeux

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plus larges, en particulier les enjeux environnementaux, dans la mesure où les modalités d’exercice des droits réels induisent – ou se répercutent sur – ces enjeux. Notre analyse s’inscrit dans une approche en termes de « système foncier local » interrogeant les logiques et coordinations d’acteurs propres au territoire pour expliquer les dynamiques spatiales ou décliner localement les divers enjeux liés directement ou indirectement au foncier (Gueringer, 2008).

2. L’agglomération de Pise, un cas d’étude pour appréhender les enjeux fonciers agricoles

6 L’analyse s’appuie sur la mobilisation et une relecture des données recueillies dans le cadre du projet ANR DAUME, conduit de 2011 à 2015. Dans le programme, une première étape avait consisté à faire exprimer les enjeux agricoles perçus par les différents acteurs institutionnels du territoire. Sur tous les terrains, le foncier apparaît comme l’enjeu principal identifié. Il était quasi exclusivement formulé en termes de préservation de l’espace agricole, et « durabilité » se trouvait alors reformulé en « pérennité » : pérennité de l’activité agricole, pérennité de l’usage agricole du foncier.

7 Sur le plan de l’articulation entre propriété et usage telle que nous l’avons formulée plus haut, l’Italie a longtemps été marquée par le système latifundiaire caractéristique du monde méditerranéen. Pour ce qui concerne plus particulièrement la Toscane, la mise en valeur du sol avait néanmoins évolué relativement tôt vers un système reposant en grande partie sur le métayage, induisant un contraste fort entre structures de propriété et structures d’exploitation. À diverses reprises dans l’histoire italienne, le système latifundiaire a été bousculé par des réformes agraires, avec des résultats plus ou moins marqués : réforme napoléonienne en 1808, politique de redistribution des terres par le nouvel État italien à la fin du XIXe siècle, réforme agraire des années cinquante, permettant le développement d’une petite agriculture paysanne (Collomb, 1997 ; Mignemi, 2010 ; Fraticelli, 2011). La dualité des structures, caractéristique du monde méditerranéen, marque néanmoins encore le foncier en Italie.

8 La région urbaine de Pise regroupe une dizaine de communes et compte environ 200 000 habitants, dont un peu moins de la moitié (89 000) pour la commune de Pise elle-même. En dépit d’une densité relativement forte (431 hab/km2) et d’un accroissement des surfaces urbanisées au cours de la dernière décennie, l’occupation du sol reste encore majoritairement agricole et forestière.

9 Le territoire offre un faciès relativement contrasté, entre la plaine de Pise, d’une part, et la face sud-ouest du Monte Pisano, d’autre part. La plaine correspond à l’ancien estuaire de l’Arno ayant évolué en système lagunaire qui s’est progressivement comblé pour former une vaste zone marécageuse (Moranghe et al., 2015). Au cours des années cinquante, celle-ci a fait l’objet d’un grand programme d’assèchement, dans le cadre de la « bonification » des terres agricoles, permettant sa mise en valeur par les cultures céréalières, maraichères et l’élevage. Mais une partie est située sous le niveau actuel de la mer et elle reste très sensible aux crues de l’Arno. Le Monte Pisano constitue quant à lui un ensemble de montagnes de relativement faible altitude (917 m pour le point le plus haut), mais avec des dénivelés parfois importants. Sur ses pentes, l’agriculture traditionnelle reposait sur l’association polyculture-élevage, sur un système de terrasses de pierres sèches et sur l’exploitation de la châtaigneraie dans les parties les

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plus hautes. Avec l’exode rural, le système s’est simplifié dans les années soixante, au profit d’une spécialisation sur la culture des oliviers et de la progression forestière (Rizzo, 2006). L’analyse de l’articulation entre propriété et usage agricole du foncier telle qu’elle a été précisée plus haut a été conduite sur quatre communes de l’agglomération (Pise, Calci, Cascina et San Giuliano Terme), choisies de manière à couvrir cette diversité de situations foncières et agricoles.

3. Le croisement des données cadastrales et des données de la PAC

10 Pour caractériser la propriété, le travail s’est appuyé sur le cadre méthodologique développé à l’occasion de travaux de recherche antérieurs sur des terrains français. Celui-ci repose sur l’exploitation des données cadastrales. Chaque compte de propriétaire est caractérisé au regard de plusieurs critères : dimension de la propriété, nature des biens détenus, situation juridique de la propriété, localisation du ou des propriétaires, âge des propriétaires, etc.). Une analyse multi-critères permet la mise en évidence, au travers de typologies, de la diversité de « profils » de propriétaires sur le territoire (Gueringer, 2013 ; 2014). Pour le cas pisan, les données cadastrales ont été mises à disposition par le « Consorzio di bonifica ufficio dei fiumi e fossi ». Cet établissement est en charge de la prévention des inondations dans la plaine de Pise et gère les infrastructures de régulation du régime hydraulique (canaux, stations de pompage, etc.). Pour les quatre communes concernées, la base cadastrale initiale couvre un peu plus de 31 500 ha cadastrés, pour près de 53 200 parcelles et 15 980 comptes de propriétaires.

11 Pour établir le lien avec l’usage agricole des parcelles, deux sources ont été mobilisées : les données d’origine satellitaire d’une part (Corine Land Cover, 2012) et les déclarations de surfaces établies dans le cadre de la PAC (politique agricole commune) pour la même année d’autre part. Ces données avaient en effet été recueillies pour alimenter la réflexion de volets de recherche du projet ANR-DAUME, sur les dynamiques spatiales et sur les systèmes de production agricoles (Marraccini et al., 2013 ; 2015). Par l’intermédiaire de leur intégration dans un SIG (système d’information géographique), elles ont pu être remobilisées pour compléter l’information cadastrale. In fine, la base de données cadastrale a été complétée en précisant pour chacune des parcelles son classement au regard de la nomenclature de Corine Land Cover, ainsi que son affectation agricole au regard de la PAC.

12 S’interroger sur l’espace agricole suppose que les contours de celui-ci soient précisés. La nature de l’information est très différente dans les trois sources mobilisées et chacune présente des limites quant à l’appréhension de l’espace agricole. Aussi, elles donnent à voir un espace agricole qui varie presque du simple au double : alors que les déclarations PAC portent sur approximativement 12 500 ha pour les quatre communes, la totalisation des surfaces des parcelles, dont la nature cadastrale renvoie à un usage agricole, porte cet espace à près de 22 500 ha. Entre les deux, le classement des parcelles au regard de la nomenclature Corine permet d’estimer un espace agricole voisin de 18 000 ha. Ce chiffre appelle cependant à plus de précautions que les précédents, dans la mesure où cette nomenclature renvoie pour certaines classes à des espaces « mités » pour lesquels la part agricole ne peut être précisée (espaces agricoles et naturels imbriqués, résidentiel dispersé, etc.).

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13 Pour l’analyse, le choix a été fait de retenir l’espace agricole dans une acception large. Dans un premier temps, toutes les parcelles qui peuvent être rattachées à l’espace agricole selon l’une ou l’autre des sources ont été retenues. Dans un second temps, et ceci dans une logique de caractérisation en « profils » de propriétaires qui intègre l’ensemble des biens possédés, la base a été élargie à toutes les parcelles rattachées aux comptes des propriétaires concernés. Dans un troisième temps enfin, ont été éliminés les comptes de propriétaires qui portaient sur de petites surfaces (inférieures à 1 ha) et dont le caractère agricole supposé ne reposait que sur leur rattachement à une classe Corine « mixte ». Au final, un peu plus de 13 500 comptes de propriétaires (84 % de l’ensemble), détenant tous au moins une parcelle « supposée agricole » ont été conservés, représentant une surface totale de 30 700 ha, dont 22 400 ha « agricoles ».

14 Enfin, l’exploitation des données cadastrales et des déclarations PAC a été enrichie sur le plan qualitatif par divers entretiens, conduits auprès d’exploitants agricoles, d’acteurs de terrain, et d’institutions en charge de, ou confrontés à, ces questions foncières (municipalités, province de Pise, Consotio della bonifica, syndicats agricoles, etc.).

Tableau 1. Espace agricole selon la source utilisée

Source Surface agricole

Totalisation des parcelles ayant une nature cadastrale « agricole » : terre Cadastre 22 500 ha cultivée, pré, verger, oliveraie, etc. Chiffre surestimé du fait du défaut d’actualisation de la nature cadastrale de parcelles.

Surfaces déclarées par les exploitants agricoles dans le cadre de la politique agricole commune. Chiffre sous-estimé dans la mesure où il ne Déclarations 12 500 ha prend pas en compte les surfaces qui ne font pas l’objet d’une PAC déclaration, soit parce que l’exploitant ne bénéficie pas d’aide PAC, soit parce que la production elle-même n’ouvre pas à aide.

Totalisation des classes de la nomenclature Corine renvoyant à un usage Corine Land agricole du sol. Chiffre qui ne prend pas en compte les surfaces agricoles 18 000 ha Cover comprises dans les classes mixtes de la nomenclature Corine (espaces agricoles et naturels imbriqués, résidentiel dispersé, etc.).

4. Persistance du dualisme foncier méditerranéen

15 Concernant la propriété foncière, on note en premier lieu l’importance de la propriété des personnes morales. Elle représente en effet un peu plus de 40 % de la surface du territoire des quatre communes et le tiers de la surface agricole, rattachée à 830 comptes de propriété (6 % des comptes). La part la plus importante revient aux collectivités territoriales, en particulier la région Toscane qui à elle seule totalise 4 300 ha, dont 3 000 de surfaces forestières et 1 300 de surfaces agricoles, situées sur le littoral, et qui pour l’essentiel constituent le périmètre du parc naturel de « Migliarino, San Rossore et Massaciuccoli ».

16 L’État italien détient quant à lui 10 % tant de la surface totale que de la surface agricole. Cela correspond à des surfaces agricoles rattachées à plusieurs comptes de propriété pour diverses administrations d’État en charge de services publics. Certains comptes

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correspondent à des surfaces agricoles qui peuvent faire l’objet de concessions d’utilisation. Le plus important porte sur 1560 ha, dont les trois quarts de surface agricole, affectés à l’université de Pise.

17 Enfin, parmi les personnes morales, les sociétés privées sont les plus nombreuses, correspondant à des situations diverses. La majorité d’entre-elles (les deux tiers) restent de dimension modeste du point de vue de leur propriété foncière (5 ha et demi en moyenne). Mais on compte parmi elles une trentaine de sociétés à caractère agricole qui représentent 8 % de la surface agricole. On note parmi ces dernières la présence de quatre sociétés, propriétaires de grandes superficies (plus de 100 ha et jusqu’à 430 ha) domiciliées à Gênes, Milan ou Turin.

18 En termes de structures, la propriété des particuliers reflète le dualisme foncier qui caractérise les États méditerranéens (Jouve et al., 2016). La propriété moyenne s’établit à 2,3 ha. Mais près de 12 000 comptes correspondent à des propriétés inférieures à 1,5 ha, très souvent constituées d’une parcelle unique. Alors qu’ils représentent 87 % des propriétaires, ces comptes ne totalisent que 10 % de la surface totale et 14 % de la surface agricole. À l’opposé, 91 propriétaires seulement, sur plus de 12 000 propriétaires particuliers, détiennent le quart de la surface totale comme de l’espace agricole. Enfin, dans la très grande majorité, le foncier reste entre les mains de propriétaires locaux ou voisins. Plus de 90 % résident dans l’agglomération de Pise ou des agglomérations proches (Livourne, Lucques, etc.).

5. Configurations variées quant à la mise à disposition du foncier

19 Sur le territoire des quatre communes, on dénombre 335 exploitations déclarant des surfaces dans le cadre de la PAC. Le total atteint 12 500 ha, mais si l’on exclut les cas particuliers du Parc naturel régional et du centre zootechnique rattaché à l’université de Pise, ce chiffre est ramené à 8 300 ha, soit une moyenne de 25 ha par exploitation. Cette moyenne masque de fait une dualité des structures foncières que l’on retrouve également sur les structures agricoles. En effet, près de 60 % des exploitations sont inférieures à 10 ha, tandis qu’une quarantaine seulement dépasse 50 ha et pour certaines atteignent 260 ha. Deux exploitations parmi les plus grandes détiennent à elles seules autant de surface que près des 200 plus petites.

20 Au vu des surfaces déclarées, approximativement le quart des exploitations sont spécialisées sur un système « grandes cultures » (céréales et oléo-protéagineux), mais il ne s’agit que rarement d’exploitations de grande dimension. Elles restent en majorité inférieures à la moyenne, pour certaines inférieures à 5 ha. Les exploitations les plus grandes associent en effet ces grandes cultures à l’élevage, et/ou à une autre production végétale, vigne, maraichage, arboriculture fruitière, pépinière. Enfin, les petites structures sont pour la moitié spécialisées sur des productions à plus forte valeur ajoutée, en viticulture, arboriculture, maraichage, olives, ou, pour l’autre moitié, combinent plusieurs de ces mêmes productions.

21 La mise en regard des structures de propriété et d’exploitations fait ressortir que la moitié des agriculteurs s’appuient sur du foncier détenu par un seul propriétaire. Dans la majorité des cas, il s’agit de foncier exploité en faire valoir direct au sens restreint du terme. L’exploitant apparait bien également comme le propriétaire, qu’il s’agisse d’un

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particulier ou d’une société agricole. Les autres situations sont pour l’essentiel assimilables au faire-valoir direct, mais la détention des droits est dissociée, dans la mesure où la propriété demeure individuelle tandis que l’activité agricole est conduite sous une forme sociétaire. Enfin, quelques rares cas existent pour lesquels la dissociation est complète entre propriétaire et exploitant, laissant imaginer une situation de fermage intégral, auprès d’un seul propriétaire. Dans l’ensemble, ces situations reposant sur une seule propriété concernent les exploitations de petite ou très petite dimension, mais on en dénombre également, abstraction faite des cas particuliers du parc régional et de l’université évoqués plus haut, une douzaine de plus de 50 ha et jusqu’à 260 ha.

22 À l’opposé, on trouve une dizaine d’exploitations pour lesquelles le foncier est rattaché à plus de 20 comptes de propriété, jusqu’à 50 pour les structures les plus éclatées. Il s’agit dans tous les cas d’exploitations supérieures à 50 ha, situées dans la plaine, spécialisées en grandes cultures ou associant grandes cultures à de l’élevage ou du maraichage.

23 Entre ces deux situations extrêmes, plusieurs cas de figure peuvent être distingués. Pour une part importante des exploitations, majoritairement de petite dimension, le foncier appartient à quelques propriétaires seulement, de deux à cinq, souvent de la même famille. Enfin, pour une trentaine d’exploitations, le foncier exploité relève d’une dizaine de comptes de propriété en moyenne. Mais l’incidence en termes d’éclatement foncier n’est pas la même pour toutes. Pour le tiers d’entre elles, l’éclatement de la propriété se combine avec une faible dimension, et chaque mise à disposition de terre porte sur une très faible surface.

24 Au final, la surface en faire-valoir direct représente 45 % du total et un peu plus du tiers des exploitations reposent sur ce seul mode de mise en valeur, qu’il s’agisse d’exploitations individuelles ou de sociétés. À l’inverse, une exploitation sur cinq (21 %) repose sur du fermage intégral, tandis qu’un peu moins de la moitié des exploitations combinent faire-valoir direct et indirect. Ces chiffres ne reflètent pas les données du recensement agricole de 2010 pour la région urbaine de Pise où il apparait que les deux tiers des exploitations sont en faire-valoir direct intégral, et 6 % seulement en fermage intégral.

25 En premier lieu, on soulignera qu’en croisant propriété et exploitation, la méthode développée ici est plus précise. Elle permet une approche fine des « structures socio- foncières » des exploitations, et entend la notion de faire valoir direct dans un sens restreint : la propriété réelle de l’exploitant. À l’inverse, les statistiques détaillent peu le foncier des exploitations, et le faire valoir direct y est entendu dans une acception plus large qui recouvre et masque des situations plus complexes et plus variées, dont en particulier les mises à disposition à titre gratuit dans le cadre familial. En contrepoint, le travail repose ici sur les exploitations déclarant des surfaces dans le cadre de la PAC, tandis que le recensement repose sur une notion d’exploitation agricole qui couvre un champ plus large, et intègre en particulier plus d’exploitations de petite dimension en propriété exclusive. Si notre approche couvre un champ plus restreint, elle met en revanche en relief le poids dans le jeu foncier des exploitations, et de leurs surfaces, qui ne sont pas considérées comme telles au regard de la PAC.

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Tableau 2. Statut du foncier des exploitations selon la source utilisée

Source Part des exploitations en faire-valoir direct intégral

Le pourcentage est établi à partir du croisement entre données cadastrales et données PAC pour 2012 :

Croisement cadastre/ - La notion de faire-valoir direct fait référence à la propriété du chef 35 % Déclarations PAC d’exploitation, au sens strict

- Le chiffre est établi sur les seules exploitations déclarant leurs surfaces dans le cadre de la PAC

Donnée recensement agricole 2010 :

- Le recensement retient une notion de faire-valoir direct large, englobant la mise à disposition de surfaces à titre gratuit, en Recensement agricole 66 % particulier dans le cadre familial

- Le chiffre est établi sur les exploitations au sens statistique du terme, soit un nombre plus important que celles qui déclarent leurs surfaces à la PAC

6. Fragilité de l’espace agricole

26 La préservation de l’espace agricole, ou tout du moins de l’usage agricole de l’espace, constitue l’enjeu foncier principalement exprimé par les acteurs institutionnels. À l’image de la situation générale de la Toscane, comme de l’Italie dans son ensemble, les exploitations de la région urbaine de Pise sont majoritairement de très petite dimension foncière. Le seul critère foncier ne permet pas de juger de la rentabilité économique d’une exploitation. Celle-ci repose sur un système de production intégrant d’autres éléments (pluriactivité, agrotourisme, valorisation des produits, etc.) que ne donnent pas à voir les données spatiales utilisées ici. Le travail conduit plus spécifiquement sur les systèmes de production agricole dans le programme DAUME a d’ailleurs montré que les exploitations de la région développaient notamment des stratégies d’adaptation par la commercialisation, le développement de la vente directe et la labélisation des productions, démarches structurées dans des projets collectifs pour la viande bovine ou l’huile d’olive (label Carne bovina di Pisa, Strada dell’Olio del Monte Pisano), ou plus individuelles dans le cas du maraichage (Marraccini et al., 2012).

27 Quoi qu’il en soit, avec un taux parmi les plus bas d’Europe, l’Italie est dans son ensemble confrontée à un énorme problème de renouvellement des générations d’agriculteurs (Fraticelli, 2011 ; Levesque et al., 2015). La province de Pise qui a perdu la moitié de ses exploitations en 10 ans (recensement agricole 2010) n’est pas en reste. La poursuite d’une telle dynamique, conjuguée à la forte proportion de faire-valoir direct, interroge sur les modalités de redistribution du foncier qui, au-delà de la diminution du nombre d’exploitants, pourrait se traduire par une contraction de l’espace agricole.

28 Le marché foncier est libre, mais réduit en Italie. L’offre reste faible, peut-être du fait d’un attachement particulièrement fort à la propriété en lien avec une accession récente pour de nombreuses familles, tandis que la demande est contrainte par un accès au crédit difficile face à des prix élevés (17 000 euros/ha en moyenne) (Levesque

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et al., 2015). Le fermage quant à lui ne se développe que lentement. L’Italie dispose depuis 1982 d’un cadre juridique qui intègre plusieurs dispositions favorables au fermier (durée de 15 ans, encadrement du prix, indemnisation pour les améliorations apportées au fonds ou en cas de reprise par le propriétaire, etc.). Ce cadre apparait cependant encore trop contraignant pour de nombreux propriétaires, malgré les nombreuses possibilités de dérogation prévues par la loi.

29 L’analyse des modalités d’articulation entre propriété et usage montre que l’exploitation en faire-valoir indirect porte aujourd’hui sur plus de la moitié de la surface. On notera que le tiers pourrait correspondre à des mises à disposition dans le cadre familial et, à ce titre, selon les accords passés, ne pas relever du régime du fermage, mais être assimilé au faire-valoir direct. Si la distinction n’a pas nécessairement d’incidence dans le mode de fonctionnement de l’exploitation au quotidien, elle peut peser sur les conditions de transmission du foncier le moment venu. Quant aux surfaces plus formellement en fermage, les contrats sont majoritairement établis pour une durée de trois ans, en application du régime dérogatoire évoqué ci-dessus (source entretiens).

30 Enfin, dans le cas des communes étudiées, on soulignera que la moitié de la surface agricole qui apparait au cadastre n’est pas rattachée à une exploitation identifiée comme telle. On l’a vu, par défaut d’actualisation, le cadastre surestime la surface agricole. Mais d’autres raisons peuvent expliquer cet écart. Pour une part, l’espace est effectivement abandonné et soumis à des processus d’enfrichement plus ou moins avancés. Il peut également s’agir de surfaces conservées par le propriétaire qui pratique une agriculture de loisirs ou d’entretien, en dehors des filières économiques. Enfin, dans d’autres cas, les parcelles peuvent être mises à disposition d’exploitants de manière informelle pour éviter le cadre juridique du fermage. Dans tous les cas, cela révèle une certaine fragilité quant à l’usage agricole du foncier.

7. Quand les enjeux fonciers agricoles rejoignent ceux liés aux risques « naturels »

31 Outre celui de préservation de l’espace agricole, d’autres enjeux majeurs, relatifs à la question des risques « naturels », ont été soulevés lors des entretiens menés avec les acteurs institutionnels en responsabilité des territoires : municipalités, intercommunalité Area pisana ou province de Pise. Ces enjeux sont mis en relation avec les préoccupations sur le devenir de l’agriculture, mais sont peu exprimés sous l’angle foncier, et plus fréquemment évoqués pour les difficultés qu’ils posent à l’activité agricole. Ces enjeux se déclinent néanmoins également en termes fonciers, et une lecture transversale entre ces entretiens, les enquêtes menées auprès d’exploitations agricoles et l’analyse des structures foncières présentée ci-dessus, montre qu’ils renvoient à l’articulation entre propriété et usage agricole du foncier.

32 L’enjeu le plus important concerne le risque d’inondation. Les conséquences des crues récurrentes de l’Arno sont en effet amplifiées par la morphologie de la plaine de Pise, située pour partie sous le niveau de la mer, et jusqu’à moins 7 m pour les points les plus bas. Résultat de la dynamique urbaine par rapport à l’implantation du centre ancien, plusieurs quartiers de l’agglomération pisane se trouvent aujourd’hui sous le niveau de la mer.

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33 La gestion du régime hydrologique est une préoccupation ancienne et le consozio di Bonifica Fiumi e Fossi qui en assure la charge est l’une des plus anciennes institutions d’Italie en matière hydraulique. L’équilibre repose sur un système de canaux et d’installations d’évacuation des eaux, fragile du fait des nécessités d’aménagement et d’entretien continu, tandis que certaines zones agricoles assurent une fonction d’épandage des crues, au bénéfice de la protection des infrastructures urbaines. Le système fonctionne également sur un équilibre entre la plaine de Pise et le Monte Pisano, aménagé en terrasses de pierre sèche avec captage des eaux de surface et leur drainage vers les fossés de plaine.

34 Si le Consorzio di bonifica assure la gestion globale et la maintenance des installations les plus lourdes, le fonctionnement d’ensemble repose également sur la participation des exploitants agricoles qui assurent l’entretien du réseau hydraulique mineur constitué de moyens et petits fossés, d’aménagements des champs et de levées de terre. Pour diverses raisons (abandon de certains secteurs, déprofessionnalisation de l’agriculture, coût de l’élimination des boues de curage, celles-ci étant considérées comme déchets spéciaux), cet entretien est moins bien assuré, entraînant une réduction de la portée des canaux et de l’efficacité de l’écoulement.

35 Les difficultés d’évacuation en plaine se trouvent renforcées par le problème du retrait de l’agriculture sur le Monte Pisano. Celui-ci se traduit en effet par un défaut d’entretien du système de terrasses, lesquelles ne jouent alors plus leur rôle de régulation des écoulements sur le versant, accentuant ainsi les phénomènes torrentiels qui amplifient les crues. Un système de taxation des propriétaires existe, destiné d’une part à participer au financement du Consorzio, d’autre part à inciter les propriétaires à un meilleur entretien. Du fait de l’éclatement de la propriété, le niveau de taxation reste très faible et peu incitatif vis-à-vis des propriétaires, confrontés par ailleurs à la perte des savoir-faire et au coût que représente l’entretien des terrasses.

36 Sur le Monte Pisano, le retrait de l’agriculture entraîne également une amplification des risques d’incendie. L’abandon progressif de la châtaigneraie, puis plus récemment d’une partie de l’oliveraie se traduit par des dynamiques d’enfrichement et d’enforestation qui favorisent la propagation des incendies. Si l’enjeu apparait plus localisé et moins crucial pour les acteurs institutionnels, au regard de celui que représentent les inondations, les incendies participent aux enjeux liés à l’eau. La mise à nu du sol comme la fragilisation et l’éclatement des terrasses sous l’effet de la chaleur contribuent à accentuer le potentiel d’érosion et les problèmes hydrologiques.

Conclusion

37 La région de Pise reflète la dualité des structures foncières caractéristique du monde méditerranéen. La situation périurbaine du territoire se sur-imprime à ces caractéristiques, et participe à en accentuer certains aspects ou à renforcer les enjeux qui en découlent. On retiendra de l’analyse qu’elle plaide pour une appréhension systémique des questions foncières à plusieurs niveaux, renvoyant aux acteurs pris en compte, à l’emboitement des échelles spatiales ou à l’imbrication des différents enjeux.

38 La gouvernance foncière, notamment quand elle s’applique à l’espace agricole en territoire périurbain, est essentiellement abordée sous l’angle de l’action publique, et plus particulièrement en termes de planification des usages du sol. Les coordinations

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qui s’établissent par ailleurs entre acteurs privés sont difficilement intégrées dans les réflexions. La démarche mise en œuvre pour le travail présenté ici repose sur l’hypothèse que l’articulation entre propriété et exploitation détermine fortement les dynamiques foncières agricoles, et est au cœur des enjeux fonciers, principalement celui de la préservation de l’espace agricole. Elle souligne l’importance de la prise en compte de ces coordinations entre acteurs privés, pour une meilleure adaptation et une meilleure efficacité des outils et dispositifs de gouvernance.

39 Cette connaissance des coordinations entre acteurs privés prend d’autant plus d’importance selon les politiques et outils de régulation foncière mis en œuvre. L’Italie est connue pour son « libéralisme encadré » en matière de foncier. On l’a vu, les textes sur le fermage s’accompagnent de mesures dérogatoires relativement larges, qui ouvrent la porte à des accords variés entre les parties. Dans un même ordre d’idée, malgré l’action de l’Ismea, (Institut d’études, de recherche et d’information sur le marché agricole et agroalimentaire) qui intervient également sur le marché foncier, ce dernier reste libre et peu transparent. Dès lors, les modalités de l’intervention sont à appréhender à plusieurs échelles complémentaires. Si les problèmes soulevés renvoient souvent aux collectivités locales qui détiennent les compétences en matière foncière ou agricole, les cadres juridiques renvoient quant à eux à des politiques, agricole et foncière, menées à l’échelle de l’État italien.

40 L’élargissement à la question environnementale permet de souligner une autre facette de la dimension systémique des questions foncières. En effet, notre questionnement sur les modalités d’articulation entre propriété et usage agricole des terres renvoie implicitement à des enjeux en premier lieu d’ordre agricole : préservation de l’espace agricole, accès au foncier, fragilité foncière des exploitations, etc. Mais l’exercice montre que d’autres enjeux, notamment environnementaux, sont sous-jacents et peuvent être appréhendés par cette entrée foncière. Celle-ci nous permet également de souligner les interdépendances entre territoires. Si la dualité de leurs structures, de propriété comme d’exploitation, semble de prime abord opposer les différents secteurs du territoire, ceux-ci se rejoignent en effet sur des enjeux environnementaux communs. Ainsi, le défaut d’entretien des surfaces agricoles sur le Monte Pisano se traduit par l’accentuation des problèmes d’inondation dans la plaine. Une telle situation suggère alors une gouvernance foncière nuancée, conduite à plusieurs échelles également à l’intérieur du territoire, de manière à intégrer à la fois cette dualité des structures et cette convergence d’enjeux. La remarque prend d’autant plus d’importance que les liens de causalité et de conséquence sont parfois appréhendés de manière inversée par les acteurs. Si les acteurs agricoles déclarent souffrir des phénomènes d’inondation, ils doivent également intégrer comment l’activité participe de l’accentuation de ces risques.

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RÉSUMÉS

Avec l’accélération du processus de périurbanisation, la « consommation » des terres est une préoccupation de plus en plus présente. Les modalités d’articulation entre propriété et exploitation conditionnent la pérennité de l’usage agricole de l’espace et déterminent fortement les dynamiques foncières agricoles. À partir du croisement des données cadastrales et des déclarations de surfaces dans le cadre de la PAC, le texte apporte un éclairage sur les liens entre propriété et exploitation sur quatre communes de l’agglomération de Pise en Toscane. La recherche met en évidence des structures foncières différentes entre les espaces de plaine et de montagne. Elle montre que l’occupation de l’espace par l’agriculture est fragile et que celle-ci est caractérisée à la fois par une dualité des structures foncières et par des enjeux liés aux risques naturels. Une gouvernance foncière qui intègre l’ensemble de ces dimensions s’avère donc nécessaire…

With the growing of the suburbanization, the « consumption » of agricultural land increases. The countries around the Mediterranean Sea are especially concerned. The land use planning should contain this dynamic, but its effectiveness depends on the relations between land ownership and land tenure system. Crossing cadastral data and farmers’ cultures declarations for the CAP, this work highlights the links between land property and land tenure in four municipalities of the Pisa conurbation in Tuscany. The research identifies specific land structures between the plain of Pisa and the mountain next to, the “Monte Pisano”. Beyond different issues for agriculture, both areas face important issues related to natural risks. The land governance must integrate both this duality of structures and this various environmental issues.

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INDEX

Mots-clés : propriété foncière, agriculture périurbaine, relation propriété-usage, mode de faire- valoir, Pise Keywords : land property, land tenure system, suburban agriculture, Pisa

AUTEUR

ALAIN GUERINGER

Alain Gueringer, ingénieur chercheur à Irstea, UMR Territoires à Clermont-Ferrand, est spécialisé sur les questions foncières. Combinant une double formation de géographe et d’agronome, il développe en particulier une approche en termes de « système foncier local », combinant analyse des dynamiques de redistribution entre usages du sol et jeux d’acteurs qui les sous-tendent. Dans ce cadre, il aborde notamment les stratégies et les modalités des accords entre acteurs privés, propriétaires du foncier, exploitants agricoles, etc. [email protected]

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Varia Varia

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Société du risque, environnement et potentialisation des menaces : un défi pour les sciences sociales Risk society, environment and potentialization of threats : a challenge for social sciences

Lionel Charles et Bernard Kalaora

1 La volatilité croissante des sociétés modernes, le caractère contradictoire des processus auxquels elles sont soumises au plan économique, social, politique, techno-industriel, scientifique, militaire, environnemental ou encore de genre, les tensions souvent importantes qui n’ont cessé de les traverser rendent difficile toute lecture compréhensive de leurs transformations. Cette situation témoigne de la dynamique fondamentalement aléatoire qui les anime, de ce que leur évolution ne relève d’aucune inscription préalable ou d’une logique établie à l’avance. Elle est plutôt le fait de convictions et de paris quant à leur capacité précisément à maintenir cette dynamique, à assurer leur devenir a priori nullement garanti, comme l’a rappelé une nouvelle fois la crise de 2008, et donc de la part centrale qu’y occupe le risque. Par de multiples traits cependant la France apparaît afficher une résistance, s’inscrire en faux contre cette emprise de l’incertain à laquelle, en même temps, elle ne peut se soustraire. Ce sont ces spécificités par rapport à la question de l’aléa, du risque et ses corrélats en termes de menace que nous souhaitons tenter de décrire, de façon nécessairement résumée compte tenu de l’ampleur du champ. Nous nous intéresserons plus spécifiquement aux questions environnementales, sans pour autant ignorer des perspectives plus générales, sous un angle largement historique.

2 Parallèlement à l’affrontement Est-Ouest qui marque les décennies d’après-guerre, l’essor agricole et industriel considérable que connaît la France tout au long de cette période s’est accompagné d’un bouleversement sans précédent des modes de vie et des valeurs (logement, transport, urbanisation, santé, consommation, biens culturels, etc.). La vague néo-libérale qui s’amorce au début des années 1980, jointe à la révolution numérique et à l’effondrement du bloc de l’Est, a prolongé cette évolution en la

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mondialisation des échanges et l’émergence du monde multipolaire hautement instable que nous connaissons, parallèlement à une hausse massive des inégalités. Ces transformations ont fait l’objet de récits en privilégiant la face positive, laissant cependant dans l’ombre leurs nombreuses implications négatives, tant sociales qu’environnementales et la façon dont elles affectaient les sociétés ou les groupes sociaux les plus faibles. De multiples courants de pensée, mais aussi une efflorescence de mouvements sociaux et esthétiques n’ont cessé de témoigner du désarroi psychologique et moral face au déferlement des contradictions de la modernité issues de ces transformations et d’aspirations à une autre réalité.

3 Le récit collectif dominant, également porté par les sciences sociales en plein essor jusque dans les années 1980, est celui d’une modernisation massive bénéfique pour l’ensemble des composantes de la société, nullement entamé par les tensions internationales de la Guerre froide et sans que ne soit envisagée l’idée même de vulnérabilité. Gauche et droite partagent implicitement le sentiment d’une évolution inévitablement ascendante et d’une redistribution profitable pour tous (Darras, 1966). La dynamique française repose à la fois sur un cadrage spécifique dans lequel l’État a une part majeure, en même temps qu’elle emprunte bon nombre de ses modèles (socio- économique, organisationnel, communicationnel, etc.) aux pays les plus avancés, tout en affirmant sa supériorité propre. La rupture qui s’amorce avec le premier choc pétrolier en 1973 et ses conséquences n’en est que plus éprouvante, mettant en question ce modèle interventionniste installé à l’issue de la guerre, sans alternative crédible pour le remplacer. Mais ce n’est que dans les années 1980, avec la mutation du paradigme technologique lié au développement de la communication et du numérique, la montée du chômage, la multiplication d’accidents industriels de grande ampleur, l’élargissement des interrogations environnementales, sur fond d’une révolution libérale initialement mal discernée, qu’émerge l’idée de vulnérabilité, dans les cercles restreints de la technostructure et d’une frange de chercheurs (Fabiani et Theys, 1987 ; Lagadec, 1981). La notion même de vulnérabilité reflète l’ambivalence de l’appréhension de ce contexte d’incertitude, éprouvé comme menace, mettant en question les registres du pouvoir en place jusque-là, mis en exergue par les travaux de Legendre (1983) ou Foucault (2004). Dans un régime d’ordre fortement structuré et planifié, toute fracture importante, qu’elle soit technologique ou d’une autre nature, est perçue sur le registre de la menace, et en premier lieu celle de la rupture possible de cet ordre (Lagadec, 1981). Le dualisme constitutif de la construction socio-politique française, ancrée dans une rationalité générique qui distingue de façon tranchée sphère de la décision et ordinaire vécu, implique que le risque ne soit envisagé que de façon limitée et sectorielle, approprié avant tout par la technostructure, indépendamment de toute dimension subjective, rejetée comme irrationnelle, indigne d’intérêt et d’implication sociale. Au même moment en Allemagne, U. Beck (1986) montre au contraire comment l’extension des risques dans les sociétés modernes avancées transforme la perception et la nature des rapports sociaux, installant une réalité radicalement différente de ce qui existait antérieurement, bouleversant le régime des interactions sociales (Keller, 2014). En France, les ruptures successives et les crises évoquées précédemment, la difficulté des instances institutionnelles à prendre la mesure, appréhender les significations et faire face efficacement à des enjeux majeurs comme la mutation techno-économique, le chômage croissant ou la crise environnementale sont vécus collectivement sur le mode de la menace. Cette thèse a été illustrée avec force par l’ouvrage d’Algan et Cahuc, La société de défiance (2007). Cette

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menace est devenue une référence omniprésente de la conscience et du débat collectifs, largement reflétée dans l’évolution des forces et des discours politiques.

4 C’est la question de cette spécificité, de cette réticence française face au risque et de prévalence de la menace que nous souhaitons soulever. Notre propos n’est pas d’offrir un inventaire de la littérature et des théories en cours sur les notions de risque et de menace, mais d’en suggérer une lecture située, dans un contexte particulier, prenant aussi fortement appui sur la question environnementale. L’analyse avancée, soumise à discussion, est informée par des références hors du champ français et par nos travaux respectifs. Notre argumentaire se décline en trois moments successifs. En premier lieu un examen général de la distinction/relation entre risque et menace et de leur lien réciproque suivi, dans un deuxième temps, d’une analyse plus approfondie des trajectoires des notions de risque et de menace, des dimensions qu’elles recouvrent et de leurs avatars, en prenant plus spécifiquement appui sur le champ de l’environnement, pour examiner, dans un troisième temps, les axiologies qui sous- tendent les processus de résistance au risque et de surexposition aux menaces. Le choix de l’environnement tient à la fois à notre connaissance du domaine, mais aussi à ses caractéristiques spécifiques, sa complexité et sa proximité au risque comme à la menace. Ce choix est aussi guidé par la spécificité, l’actualité croissante et l’ampleur des interrogations que soulève l’environnement, laboratoire des mutations du monde, du point de vue de sa délicate intégration par l’agir collectif comme de sa difficile appréhension par les sciences sociales.

1. Risque et menace

5 Recouvrant une réalité multiforme, délicate et complexe, risque et menace sont des notions distinctes, mais non sans relation l’une avec l’autre, dont il importe de distinguer le rapport qu’elles entretiennent à l’aléa, à l’incertain. Face à une littérature sur le risque aujourd’hui proliférante recouvrant des appréhensions multiples (Roeser et al., 2012), nous n’évoquerons que les traits les plus importants pour notre propos. Les composantes psychologiques associées au risque ont été explorées par un large éventail de chercheurs américains (Kahneman et Tversky, 2000 ; Slovic, 2000 ; Kahneman, 2011). Il faut rappeler que le risque est avant tout objectivable, tributaire de formes de calculabilité (Bechmann, 2014) relatives à l’action. Il est l’expression d’une emprise sur le réel reposant sur une prise de distance d’avec celui-ci. La menace, quant à elle, semble relever d’un rapport social intentionnel1 accompagné d’un ressenti individuel et/ou collectif de peur, immédiatement prégnant, mais aussi éventuellement latent, avec donc une composante émotionnelle et subjective négative marquée et potentiellement durable. La notion de menace peut s’entendre comme corrélat subjectif du danger et du risque dans une connotation inquiète de par son caractère circonstancié, immédiat, aux contours plus ou moins bien cernés. Le risque relève du registre de l’initiative, de l’action, de l’entreprise, d’une intentionnalité ouverte sur l’élargissement des possibles, lié en particulier aux régimes d’assurance, alors que la menace est l’expression d’un rapport de force, d’un effet de pouvoir, de l’inscription d’une peur et de la façon dont celle-ci peut éventuellement être manipulée, réactivée et amplifiée. Si le risque bénéficie d’une valence positive, en situation, et d’une élaboration visant une gestion optimisée du point de vue de l’acteur engagé dans une entreprise, il constitue cependant une figure collective complexe. Manifestation de

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liberté, figure d’intelligibilité, il peut aussi s’entendre comme vecteur d’inégalité, au sens où il introduit une dissymétrie entre l’initiateur du risque, bénéficiaire potentiel d’un avantage tiré de son initiative et les autres, en particulier ceux exposés à des conséquences négatives possibles sans profit. La généricité du risque appelle donc à en souligner la dynamique plurielle, la multiplicité des effets associés, leur distribution inégalitaire, les implications susceptibles d’en découler en termes de justice et l’élaboration de capacités opératoires correspondantes, son éventuelle fonction de menace.

6 La menace est avant tout le fruit de la perception d’un rapport de force potentiellement défavorable entre personnes ou entre instances. Le langage lui-même et sa capacité symbolique à en porter l’empreinte et la signification lui confèrent un pouvoir autonome, en faisant un véhicule particulièrement propice à sa circulation. Ainsi, l’énoncé climat a pris, à travers la notion de menace climatique, une force expressive, une dimension de fiction subjective l’assimilant à une quasi-personne : témoin de son ancrage subsumant l’altérité, la menace peut conférer une dimension anthropique à une notion abstraite. La circulation de la menace peut aussi constituer une anthropisation du monde, une forme imaginaire de son appropriation.

7 Inscrite dans une logique intersubjective, la menace s’ancre dans des imaginaires historiques et sociaux très vastes (récits religieux, guerres, épidémies, catastrophes naturelles, aléas climatiques, conflits sociaux) explorés par de nombreux historiens (Duby, Cohn, Mc Neill, Delumeau, Le Roy Ladurie, Davis…). Avec le développement des médias de masse, et plus récemment des réseaux sociaux, qui se prêtent à une multitude d’usages facilement manipulatoires jouant sur les registres émotionnels propres à ces récits amplifiés par les processus de circulation associés, cette narrativité a connu une véritable explosion.

8 Dans le texte déjà cité, Bechmann associe à la conception de société du risque, développée par Beck, la distinction mise en avant par Luhmann (1993) entre risque et danger. Luhmann fait ressortir la dissymétrie entre décideurs et intéressés en matière de risque : du point de vue des décideurs, la menace apparaît comme un risque alors qu’elle se présente comme un danger pour les intéressés. Dans le contexte d’une complexification dans l’élaboration des choix collectifs, on assiste à une transformation des configurations à l’œuvre dans lesquelles l’assignation en matière de décision devient incernable, accroissant d’autant la frustration des populations exposées, et exacerbant le sentiment de menace.

9 On observe donc une forte différence du point de vue de la conduite, de l’agir, entre risque et menace : le risque relève de l’agir, il est constitutif de l’agir et d’une conscience directement liée à l’agir, d’un potentiel que seule l’action permet d’identifier et d’évaluer, il est moteur et instrument de l’expérience. En revanche, il mesure mal la cascade des implications dont il est à l’origine, alors que la menace constitue au contraire un frein à l’action, dont elle vise l’inhibition, mais aussi en cela un élément de continuité et d’emprise sociales dans la diffusion de la matrice subjective qui la fonde. Le risque valide un champ large et ouvert d’anticipation et d’innovation, dans la mesure où il est à la fois reconnaissance de l’incertitude, exploration des situations et mobilisation spontanée des capacités ; la menace, elle, vise une forme de circonscription, induisant une restriction du champ opératoire, et par là un contrôle collectif. Le risque apparaît comme une parade à la menace, dont il renverse la dimension négative en introduisant à travers une élaboration préalable la possibilité de

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surmonter le déficit correspondant. Ce processus est au principe de l’assurance, qui elle-même donne historiquement fondement et crédibilité à la notion de risque (Ewald, 1986). Celle-ci prend une expression plus explicitement formalisée avec l’émergence du calcul des probabilités au XVIIe siècle (Hacking, 1975). On ne peut ignorer une troisième fonction associée à l’univers du risque, qui est celle de l’alerte, dont on perçoit assez clairement ce qui la distingue de la menace. L’alerte informe sur un risque potentiel, elle manifeste à la fois la conscience d’un danger, mais aussi l’exigence comme le bien- fondé de sa prise en compte.

10 Comme nous l’avons évoqué précédemment, l’extension massive du risque multiplie la potentialité des menaces et soulève donc d’autant la question des conditions à la fois subjectives, mais aussi collectives permettant d’y faire face. Cela renvoie à la notion de confiance dans l’ensemble de ses registres, individuels et collectifs, à la fois sociaux, économiques ou politiques et à ce qu’elle signifie en termes de potentiel d’action. Celle- ci renvoie à son tour à la question de la démocratie en tant que préemption collective des processus d’entente, d’intercompréhension, de dialogue et d’accord possible sur les processus d’opposition, de division et de conflit2. Dans la société traditionnelle, la sécurité à la fois individuelle et collective est, pour une large part, véhiculée par la religion et les formes d’interrelation et de soutien implicites ou explicites que celle-ci porte, alors que l’émergence du risque, concomitante avec la modernité, permet d’envisager des formes de protection et de communalisation face au danger relevant de choix autonomes reposant sur le calcul et l’échange plutôt que sur l’ontologie. Mais dans un tel contexte, la menace est susceptible de prendre une dimension et une couleur très différentes : elle ne pèse plus simplement sur tel aspect particulier, mais sur le système d’interrelations engagé par la gestion collective du risque et des garanties qui y sont attachées, sur la rupture possible de ce contexte même (crise financière dite systémique, rupture du pacte social avec ses manifestations régressives, populisme, autoritarisme, fascisme, etc.).

11 Dans sa réalité dynamique, le risque met en question les champs de la représentation en substituant la plasticité et le mouvement au statique, engageant un jeu de transformations rendant hypothétiques toute forme pérenne de gouvernance et toute conception figée de l’éthique dans l’effritement de repères partagés. Dans cette perspective, il possède à la fois un caractère de renouvellement, d’intégration en termes de processus et de dynamiques, mais aussi d’érosion des cadres existants, mettant en question de multiples clivages. Sur le plan temporel, il plonge dans l’historicité, associant à la fois passé, présent et futur : l’expérience du passé permet d’envisager et de gérer des futurs devenus possibles à un coût – économique ou symbolique – évaluable. Il induit donc un élargissement des temporalités qui changent en même temps de nature via l’introduction de mécanismes d’objectivation. Le risque a le potentiel de dissoudre des frontières issues d’héritages culturels marqués et anciens dans leur ancrage fixiste3.

12 On peut donc retenir, en conclusion sur ce point, l’opposition entre risque et menace du point de vue du tropisme psychologique qui les sous-tend, le risque relevant d’une valence positive face au danger reconnaissant et produisant de l’incertain, à l’inverse de la menace, avec ses implications restrictives du point de vue de l’agir mais qui peut se prêter à la revendication d’une sorte de certitude du malheur possible, avec son retournement éventuel, en termes de régénération, bien mis en évidence dans l’idée de désir de catastrophe (Jeudy, 1992)…

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2. Environnement, risques et menaces en France

13 Domaine de l’action publique, l’environnement4 désigne de façon générique une composante majeure de l’agentivité du vivant, l’univers extérieur (eau, air, monde physique, ressources, membres de la même espèce, d’autres espèces…) avec lequel il est en relation, et dont il est existentiellement pour une part tributaire. L’environnement entretient par là une forte proximité à la notion de risque, relevant cependant d’une constitution épistémique différente de l’incertain ou de l’aléa. Il déborde en effet largement, de par sa plasticité et sa complexité, la question du risque, comme l’illustre, dans l’extension de ses manifestations, le changement climatique, échappant à toute perspective compréhensive de calculabilité, ce dont témoignent la part d’incertitude et les marges de prédictibilité des travaux du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). L’expansion démographique et techno- industrielle humaine s’est de fait traduite par une emprise et des impacts croissants sans équivalent sur les ressources et les dynamiques de la biosphère, à l’origine de la notion, encore discutée au plan scientifique, d’anthropocène. La société française se trouve, comme de nombreuses autres, confrontée, face à cette réalité émergente, à une double difficulté, celle de l’intégration d’une problématique globale nouvelle dans ses modalités d’appréhension et celle de sa capacité opératoire dans ce nouveau contexte. La structuration socio-institutionnelle, après la guerre, autour d’un État Providence (Ewald, 1986) garant puissant, englobant et protecteur, figure paradigmatique de la gestion du risque, a constitué un obstacle à la saisie de ce dernier dans la perspective environnementale, à la fois multiforme, globalisante et incertaine, et à la capacité à se positionner face à ses enjeux5. L’État providence, indissociable de l’État national moderne, se donne pour objectif, dans sa fonction de représentation/assomption de la réalité, d’en proposer une figure pérenne et protectrice pour une population et sur un territoire défini et circonscrit. Il vise à dompter toute logique aléatoire pour y substituer un régime plus stable et ordonné et se prémunir contre le surgissement de l’imprévisible ou de l’inattendu. Cette élaboration appelle à être appréhendée dans la complexité de ses implications à l’échelle du collectif. Elle peut aussi se lire comme une configuration aux racines plus anciennes, héritée pour une part de la façon dont la tradition et l’institution ecclésiales et leurs prolongements séculiers ont contribué à modeler et à donner en France leur forme aux institutions en matière de pouvoir comme de protection et de sécurité.

14 Indépendamment de l’histoire environnementale concernée par des problématiques et des perspectives temporelles très larges (McNeill, 2000), on dispose aujourd’hui d’un recul d’une cinquantaine d’années sur l’expérience collective moderne de l’environnement et les initiatives environnementales apparues dans leur dimension globale à la fin des années 1950 et au début des années 1960 (McCormick, 1995)6. Cette amplitude temporelle permet une meilleure compréhension des spécificités et de la singularité d’un domaine radicalement nouveau du point de vue de sa constitution épistémique, relevant fondamentalement de l’indétermination, de l’incertitude et de l’incomplétude, comme l’illustre précisément le déficit très net des réponses que les sociétés ont été et sont en mesure de lui apporter. Tout en s’appuyant sur un vaste dispositif cognitif à fondement scientifique, l’environnement ne s’ancre pas dans un cadre conceptuellement, formellement et pratiquement stabilisé, mais met en œuvre

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un jeu de dynamiques processuelles et relationnelles complexes, de l’ordre de l’action, correspondant à des logiques largement étrangères aux ontologies (comme celle de la nature) au fondement de la tradition européenne et française. Celle-ci a en effet consisté à chercher à penser un monde instable et mal connu à partir des notions de logos ou de raison en catégories ou en concepts figés. Dans The Quest for Certainty (1929) Dewey a mis en évidence la façon dont la tradition philosophique occidentale a été dominée par l’idée d’appréhension, face aux incertitudes de l’action et des pratiques, d’un être universel, fixe et immuable, avec la croyance corrélative que, par la pensée et le langage, les hommes étaient en mesure d’élaborer un édifice conceptuel stabilisé les protégeant des périls de l’incertitude. Les travaux des philosophes pragmatistes américains qui, les premiers, ont développé une pensée de l’environnement en tant que tel, ont bien mis en évidence combien la tradition occidentale peine à penser l’action dans la pluralité de ses effets et de ses implications et combien elle est aussi conduite à développer des fictions théoriques qu’elle tente de plaquer sur le réel et de l’y conformer. Ce sont précisément ces processus d’interaction entre les entités vivantes et l’environnement et le jeu ouvert des relations qu’ils recouvrent qui permettent d’appréhender le champ labile que constitue celui-ci. Il échappe à toute régulation et toute normativité, soumis à un jeu de transformations permanentes qui font qu’il est impossible d’en cerner à l’avance de façon englobante le devenir. En ce sens, l’environnement, de l’ordre des pratiques, d’un faire qui précède la pensée, se situe au- delà de la calculabilité du risque, il est post (mais aussi pré) risque, interrogeant de façon radicale les limites de la connaissance humaine, d’où sa dimension fondamentalement historique.

15 On peut illustrer ces aspects par l’évolution des politiques environnementales et le développement des sciences sociales dans ce domaine. Celles-ci témoignent d’une faiblesse récurrente dans leur structuration sectorielle et leur élaboration normative face à un champ dont les échelles et les dynamiques n’ont cessé de s’étendre, de se transformer et de se déplacer, expliquant en partie le repli sceptique que suscite chez certains l’environnement. La complexité et l’incertitude produites par les experts, la multiplication des controverses, le caractère évanescent, impalpable des problématiques sont perçus par de nombreux acteurs comme décourageant les initiatives dans le domaine, faute de fondement substantiel dans un monde dominé comme jamais auparavant par le jeu des objectivations, y compris numériques. Les questions de l’atmosphère, du climat, mais aussi de la biodiversité éclairent ce point, objet de nombreux travaux. Les problématiques de l’atmosphère et du climat n’ont cessé de changer de nature et d’échelle avec la montée en puissance à partir des années 1970 et 1980 des questions d’acidification de l’atmosphère, de l’ozone, puis du changement global, cette dernière d’une extension sans précédent et pour le moment très largement hors de contrôle7. Sur un autre plan, on ne peut que rappeler l’échec des politiques à réduire l’érosion massive de la biodiversité, tant à l’échelle européenne (EEA, 2010 ; AEE, 2015) que mondiale, faute là aussi de capacité à mettre en place des initiatives à la mesure du problème et de ses spécificités écologiques et sociales, parallèlement à l’extension considérable de l’impact des activités humaines. La création en 2012 de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques) témoigne de l’effort pour mettre sur pied à l’échelle mondiale un dispositif en matière de biodiversité analogue au GIEC susceptible d’introduire un pilotage plus adapté de la problématique.

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16 À cette extension et cette complexification non anticipées, sans réelle appréhension de la spécificité épistémique des processus environnementaux, fait écho la grande difficulté des sciences sociales à intégrer la question environnementale. Celle-ci tient au caractère singulier et inédit d’un domaine extérieur à leur champ cognitif. L’ancrage anthropocentrique des sciences sociales, leur paradigme conceptuel attribuant à d’autres domaines disciplinaires (sciences du vivant, physico-chimie, géographie, etc.) la « propriété » du champ, leur construction épistémique sont des obstacles à une saisie intégrant dans une même perspective processus et dimensions écosystémiques, biologiques et sociaux.

17 Cette absence de congruence entre sciences sociales et environnement tient aussi à ce que celles-ci héritent, dans la tradition française, d’un tropisme de la certitude, du déterminisme, de la régularité8 et de la causalité dans leur visée d’explication du social (Kalaora et Vlassopoulos, 2013 ; Charles et al., 2014), l’environnement étant lui davantage lié aux problématiques de l’action et des conséquences de l’action et donc, comme nous l’avons évoqué précédemment, de l’indétermination. Celle-ci induit fondamentalement des positions d’incomplétude et d’interdépendance sans remettre pour autant en cause la scientificité tout en en relativisant la perspective (Blanc et al., 2017). La question du climat a constitué un marqueur historique de ce point de vue, renouvelant la capacité d’alerte de la science (Le Treut, 2006), en même temps que celle-ci se révélait relativement démunie et peu capable, au moins dans un premier temps, d’apporter les outils susceptibles d’orienter l’action de façon précise aux échelles adaptées.

18 En France, ce n’est qu’à partir des années 1980, comme nous l’avons déjà évoqué, que la question du risque et de sa relation potentielle à l’environnement s’introduit dans l’espace public, dans des formes avant tout institutionnelles, ingénieriales et managériales. Dans les années 1970, en dépit de la prégnance croissante des problèmes environnementaux à la suite du rapport Limits to Growth et du choc pétrolier, la question du risque est relativement absente de la scène publique et institutionnelle. La mise en œuvre du programme nucléaire est imposée aux populations sans concertation et sans discussion collective des risques correspondants (Topçu, 2013 ; Lepage, 2011 ; Szarka, 2002), comme la réponse française face aux transformations du contexte énergétique. À la fin des années 1970, suite aux accidents très graves de Seveso et de Three Mile Island et à l’émergence des premières préoccupations globales autour des pluies acides et de l’ozone, la perspective institutionnelle se modifie avec le développement d’instances administratives dédiées aux risques majeurs, naturels ou industriels. En 1986, l’accident de Tchernobyl réactualise les pires craintes soulevées quarante ans auparavant par les destructions d’Hiroshima et de Nagasaki. Dans ce contexte est publié en 1987, un an après l’ouvrage d’U. Beck (1986), mais dans un esprit très différent, La société vulnérable (Fabiani et Theys, 1987), qui traduit la reconnaissance de la problématique du risque, mais aussi l’extension de ses composantes sociales.

19 Il faut cependant souligner que la prise en considération du risque ne s’est véritablement cristallisée en France qu’avec les crises sanitaires des années 1990, l’épidémie de sida et les affaires du sang contaminé, de l’amiante et de la vache folle. La fonction tutélaire, protectrice et sécuritaire de l’État s’y est trouvée directement et profondément remise en cause. Ces crises ont fait ressortir les faiblesses structurelles liées à une gestion univoque des mécanismes de protection sanitaire, induisant un élargissement de la réflexion et de la gestion autour de nombreuses questions :

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expertise, rôle de la science, participation et place de la société civile, avec l’introduction de nouveaux dispositifs de médiation, hybrides ou participatifs, transposés de mises en œuvre étrangères. La multiplicité et le caractère proliférant et diffus des risques se sont traduits par la montée des inquiétudes de l’opinion, qui a vécu ces événements bien davantage sur le registre de la menace que du risque, la défaillance des instances publiques responsables apparaissant au cœur des enjeux. La création d’agences sanitaires, à la fin des années 1990, a introduit pour la première fois un découplage entre une expertise de contrôle et l’administration sanitaire. On peut cependant noter que de nombreuses autres administrations ont conservé une tutelle quasi complète sur les domaines dont elles avaient la charge (logement, agriculture, transports, etc.). Dans la suite de ces développements, on assiste à une reconfiguration de l’expertise dans de nouvelles modalités d’inscription collectives participatives, procédurales, qui peinent cependant à revitaliser la dynamique des choix collectifs et des procédures de décision. Une part importante de la technostructure reste inaccessible à une vision partagée du risque, le confinant à une approche ingénieriale, rejetant la subjectivité, les inquiétudes manifestées par les populations comme relevant de l’imaginaire et de peurs irrationnelles.

20 À partir du début des années 2000, le changement climatique est progressivement reconnu comme une problématique globale aux implications transversales à l’ensemble du système techno-économique, remettant en question ses fondements énergétiques et de fait ses soubassements, avec des mises en cause très importantes en matière de modes de vie, de mobilité, d’habitat, etc. Le risque social apparaît d’autant plus insidieux que la menace liée au changement climatique est éloignée dans le temps, mais aussi dans l’espace, générant un sentiment d’irréalité face au problème, conduisant au repli, à l’incapacité comme à des formes affirmées de déni. La canicule de 2003, difficile à attribuer directement au réchauffement, a cependant constitué un brutal révélateur à la fois de l’impact possible de la dérive climatique comme de l’impréparation des nouvelles structures mises en place à la suite des crises des années 1990. Ces évolutions font ressortir l’inaptitude à gérer le problème du seul point de vue réglementaire, comme l’illustrent également les questions de la qualité de l’air ou de l’agriculture, les solutions appartenant plutôt à des innovations techniques et sociales (Huber, 2014), dont le sens a des difficultés à émerger dans un cadre de régulations à caractère fortement normatif. Notons cependant que la COP 21, en 2015, a sans doute constitué un tournant important sur ce point en ce qu’elle a marqué l’abandon du recours à un cadre contraignant.

21 De façon générale, l’environnement fait l’objet d’un cadrage institutionnel affirmé et croissant, illustrant les thèses de Luhmann (1993) sur la différenciation fonctionnelle et la fuite en avant consistant à multiplier les structures pour régler des problèmes transversaux. On a ainsi vu depuis une décennie la prolifération des plans dans de nombreux domaines (transport, cohérence territoriale, qualité de l’air, énergie, réchauffement climatique, santé environnementale, etc.) sans que ces dispositifs ne témoignent d’une capacité reconnue à en piloter les registres, faute entre autres d’investigation fine de leurs mises en œuvre au plan sociétal comme de pratiques d’évaluation adaptées9. Ces initiatives manifestent et amplifient la sous-estimation récurrente des problèmes dans la multiplicité de leurs articulations (risque nucléaire, pesticides, qualité de l’air…) et se traduisent par l’exacerbation des menaces (le plus souvent de caractère sanitaire, auxquelles on peut rattacher des phénomènes comme la grippe aviaire ou, dans une moindre mesure, la question des ondes électro-

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magnétiques) génératrices de crises souvent mal gérées10. Le caractère limité des connaissances résulte dans la mise en œuvre d’initiatives aux effets contradictoires non anticipés, comme dans le cas de la promotion du chauffage au bois (favorable du point

de vue des émissions de CO2, mais émetteur massif de particules) ou des véhicules diesels, ou encore l’échec de dispositifs mal préparés (ZAPA, zones d’action prioritaires pour l’air). On peut aussi rappeler, dans le champ des politiques de protection de la nature, la mise en place défaillante de Natura 2000 dans son incapacité à associer une approche de la protection élargie aux fonctionnements sociaux (Charles et Kalaora, 2001).

22 Ce déficit de mise en œuvre, lié à une sous-estimation des enjeux et des risques, s’est traduit par l’amplification des craintes en matière d’environnement, orchestrées par les médias, conduisant à des réactions épidermiques, à des emballements privilégiant l’immédiat plutôt que la prise en compte du long terme. La préoccupation récurrente autour des pics de pollution plutôt que des situations de fond (Roussel, 2015), et plus largement la gestion peu efficiente de la qualité de l’air, comme l’ont mis une nouvelle fois en exergue les rapports récents du Sénat (2015) et de la Cour des comptes (fin 2015), sont très révélatrices de ce point de vue. On observe de fait une polarisation très forte de la population vis-à-vis de l’environnement autour de la menace, qui renforce la dimension anxiogène qui lui est attachée. Cette polarisation a constitué un marqueur du domaine depuis les années 1960 du fait de son caractère inédit, parallèlement au développement des médias qui en ont largement exploité les registres, également utilisés par les militants de l’environnement eux-mêmes. La qualité de l’air telle qu’elle est évaluée dans les enquêtes d’opinion (IRSN, 2017) illustre l’exacerbation des peurs face au sous-dimensionnement du problème par les institutions publiques, relevé par la Cour des comptes (2015). Cette situation aboutit à des attitudes de repli, de déni qui tiennent aussi à la spécificité de la problématique environnementale et à son caractère d’incertitude, évoqué précédemment : la perception de l’environnement comme menace par la population ne répond que très partiellement à la spécificité, la plasticité, l’instabilité et la complexité de celui-ci.

23 Si l’on cherche à faire un inventaire des attitudes face à cette situation à la fois profondément nouvelle et en même temps étroitement liée aux conditions économiques dont nous bénéficions collectivement, on peut relever, sans prétention à l’exhaustivité, des configurations de nature très différentes, voire totalement contradictoires : positions de repli liées à l’incapacité d’agir, anxiété, inhibition, désaffection, déni, ou, au contraire, attitudes maximalistes, volontarisme, optimisme irraisonné, fuite en avant technologique, activisme social, etc. La multiplication d’attitudes hétérogènes renforce le sentiment de confusion, d’incohérence et l’inquiétude, qui ne se limite pas aux questions environnementales, mais concerne aussi les autres aspects des désordres mondiaux ou nationaux, économiques, financiers, géopolitiques, sécuritaires, sociaux, qui présentent tous, à un niveau ou à un autre, des liens avec l’environnement, sans que celui-ci n’en soit nécessairement pour autant une composante majeure. L’explosion des médias et du numérique, la multiplicité, mais aussi la spécificité des canaux d’information, tels les réseaux sociaux, dont certains échappent à tout contrôle, contribuent à diffuser le sentiment individuel de peur, lui donnant une résonance collective disproportionnée. Le politique face à cette complexité n’est capable de proposer que des réponses partielles, insuffisamment crédibles, hors d’échelle et sans moyens financiers à la hauteur des enjeux, renforçant le sentiment de frustration, d’incapacité et de rejet visant les responsables et les élites.

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Les réponses apportées, inscrites dans les cadres existants, apparaissent d’autant plus inadaptées à gérer et conduire des processus nouveaux dans leurs spécificités et leurs développements.

24 On est ainsi confronté à des injonctions paradoxales avec le déploiement simultané d’actions et d’incitations antagoniques, multipliant les dissonances cognitives : sollicitations émotionnelles très fortes des médias et faiblesse des réponses techniques et politiques afférentes, accroissement de la production industrielle et de la consommation marchande et incitations à la protection des ressources, invocation concomitante à la croissance et à la sobriété, mobilité sans limite et sollicitation à la réduction des pollutions et des consommations énergétiques, extension des normes et multiplication des alternatives, prise de risque et exigences de sécurité, etc. En résulte un sentiment croissant de perte de repères au présent et de fuite en avant dans un futur d’autant plus envahissant qu’il semble échapper à tout contrôle11. Face à cette situation particulièrement volatile et fluide dans son hétérotopie, la configuration qui prévaut d’une matrice structurante portant le collectif, caractéristique des processus socio-politiques et fortement présente dans les sciences sociales, constitue un frein majeur au déploiement des initiatives émanant de la société et une source d’inquiétude dans le sentiment d’incapacité résultant de l’inaptitude à l’action. Ce contexte diffus, impalpable, évanescent n’en fait pas moins l’objet de tentatives pour développer des éléments de figuration offrant des prises signifiantes et des ancrages concrets susceptibles de conduire l’agir face à l’incertain (design territorial, big data). Mais la profusion des formes collectives constitue un obstacle majeur à la conduite des processus, offrant une apparence de légitimité à des attitudes plus contraignantes parce qu’en apparence plus lisibles. Le réductionnisme lié à la volonté de représentation, reposant sur la coupure entre décideurs et populations et contribuant à la maintenir, interdit de s’interroger sur le caractère processuel du risque et, du même coup, bloque l’intelligence de sa dimension active au profit de notions statiques, telle, par exemple, celle d’acceptabilité sociale. L’assujettissement à des cadres préformés et d’encodage du risque conduit à ignorer l’ensemble des aléas susceptibles de modifier la trajectoire du risque, et de fait transforme celui-ci en une menace, qui constitue alors un frein à l’action au lieu de permettre le déploiement de ses virtualités.

3. Axiologies des processus à travers lesquels se constitue la menace

25 Un certain nombre d’éléments ont été avancés concernant les limites propres à l’appréhension du risque et des menaces dans la société française. On cherchera maintenant à donner un aperçu des processus d’élaboration collective sous-jacents, à différents points de vue, phénoménologique, épistémique, langagier, anthropologique et culturel, et à faire ressortir des éléments structurants. Un univers dans lequel les processus collectifs font l’objet d’une configuration systématisée, ordonnée et rationalisée induit une construction exposée à la sélectivité, au renfermement sur elle- même. Cultivant l’autoréférentialité, elle y cherche les ressorts de sa légitimité, dans une difficulté à accepter l’hétérogénéité, la labilité, la contingence et la multiplicité qui accompagnent l’événementialité (Romano, 2010).

26 Sur le plan phénoménologique, on est confronté à une condensation des temporalités dans un contexte général de prolifération des phénomènes et d’accélération dû à

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l’emprise mondiale des mécanismes économiques, du marché, à l’évolution générale des technologies et à leur réfraction dans la société. L’accélération tient, comme l’a montré Rosa (2010), à la profusion des outils à la disposition des individus, permettant à leur tour de multiplier les activités. Un autre effet lié à cette prolifération est le sentiment de perte de capacité induisant une frustration face aux multiples possibles liés à la diffusion des informations et de la connaissance. Ce processus a pour effet, dans un contexte ordonné et hiérarchisé, d’amplifier les menaces. Cela se traduit également, de façon générale comme au plan environnemental, par une dictature de l’urgence très prégnante du fait de l’immatérialité et du caractère incertain de l’environnement, et paradoxale face à la nécessité d’une action continue et cohérente sur le long terme. La multiplication, mal reconnue et acceptée, des phénomènes imprévisibles, nouveaux et mouvants, vécus comme une menace, tend à faire l’objet de mécanismes défensifs sur le plan cognitif et pratique visant à encapsuler une réalité apparaissant incernable, comme l’illustrent de nombreuses affaires environnementales (ondes électromagnétiques, pesticides, perturbateurs endocriniens, etc.). Le sentiment d’urgence résulte pour une part de la difficulté à appréhender ces phénomènes et à en reconnaître la spécificité. Ainsi, le changement climatique dont l’idée moderne, fruit de trois siècles d’avancées successives dans de multiples domaines (Charles, 2006), s’affirme dès les années 1950 (travaux de Revelle, début des mesures de Keeling), mais n’est reconnu, non sans réticence, au plan scientifique et politique, que dans les années 1980 (création du GIEC, 1988) pour faire l’objet d’une première réponse partielle à la fin des années 1990 (protocole de Kyoto, 1997). Cette réponse, remise en cause une douzaine d’années plus tard (conférence de Copenhague, 2009), débouche sur la promotion d’une nouvelle stratégie (COP 21, 2015) dont les contours restent encore aujourd’hui à préciser, en dépit d’avancées très importantes.

27 Au plan institutionnel, les décideurs éprouvent des difficultés à se positionner face à l’incertitude, tant environnementale qu’économique ou sociale. Ils cherchent à s’appuyer sur des formes traditionnelles de gestion des situations en ayant recours à des savoirs reconnus, maximisant l’expertise et les normes, au lieu de libérer les initiatives et le champ des possibles en favorisant l’innovation dans ses multiples composantes techniques mais aussi sociales. Cette phénoménologie a pour conséquence de réduire les « capabilités », le champ d’action par les effets d’imposition et les contraintes qu’elle fait peser, accroissant le déficit d’action, la frustration et le malaise des populations. La tradition française, marquée par le poids des grands corps, d’un système de formation très encadré de la technostructure, reste peu ouverte à des formes immanentes de transformation sociale.

28 Le cadre politique apparaît lui-même très formaté par des registres conceptuels qui privilégient l’abstraction rationnelle au détriment du vécu, du concret, de l’expérience et de l’agir, comme le dénotent des notions telles que celles de citoyenneté, de représentativité, voire d’égalité. Cela entraîne une inaptitude générique à faire face et à gérer la complexité d’un monde plurivoque à partir de cadres toujours réducteurs, et cela en particulier dans le domaine de l’environnement où ce sont précisément les dimensions et les processus concrets qu’il importe de prendre en compte plutôt que d’établir à leur propos des concepts et des représentations stabilisées.

29 Ces éléments apparaissent comme la manifestation d’une réalité plus profonde organisant le fonctionnement collectif dont on trouve l’inscription à la fois dans le rapport à la connaissance, dans le langage, dans la constitution du politique et dans les

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sciences sociales. Le rapport à la connaissance constitue la clef de la construction épistémique qui sous-tend cet édifice collectif. Il a pour fondement un présupposé hérité de la philosophie grecque selon lequel la connaissance précède l’action et est seule capable d’en valider à la fois le sens, l’orientation et la portée. Ce présupposé repose sur la disqualification des approches spontanées, empiriques ou sensibles au profit de l’élaboration et de l’acquisition de médiations conceptuelles et formelles, seules à même de constituer un univers de sens susceptible d’organiser les dynamiques individuelles et collectives autour d’un ensemble de valeurs supposées reconnues et partagées par tous. Reconfiguré par la théologie catholique et la scolastique, ce présupposé a constitué le référentiel qui a donné à la raison le rôle que nous lui connaissons, qui a entre autres permis l’affranchissement d’avec le religieux pour en faire la pierre angulaire de la construction collective, tant sur le plan scientifique que politique. Tout une part de l’expérience moderne s’est développée en opposition au caractère erroné, limité et profondément réducteur d’une telle conception. Elle ne s’en trouve pas moins inscrite en France avec une force particulière, au fondement de l’organisation éducative, technique, sociale et politique. Elle pèse ainsi d’un poids considérable dans l’approche des problèmes face auxquels elle constitue un handicap majeur pour en reconnaître à la fois la complexité et comprendre comment s’y comporter et agir pour y faire face. L’environnement constitue sans doute le champ illustrant le mieux cette question, conduisant à en mesurer toute l’ampleur, mais on en trouve des exemples dans de nombreux autres domaines. Les sciences cognitives ont mis en évidence le rôle des processus cognitifs inconscients dans la décision et l’action, antérieurs à toute élaboration formalisée et consciente, ce qui requalifie notoirement la place et le rôle assignés aux registres formels et à la rationalité. La psychanalyse avait déjà mis en évidence le poids de l’inconscient dans les dynamiques subjectives.

30 En ce qui concerne le langage, on peut souligner son statut particulier dans l’univers collectif français illustrant le propos précédent : il est soumis au contrôle de l’académie, qui en légitime en les formalisant les manifestations. Ses usages « savants » sont également sujets à des constructions discursives qui en prédéterminent les capacités expressives, mais aussi d’appréhension et d’ouverture. Les exigences de formalisme, de rigueur, de démonstrativité se traduisent par une emprise qui appauvrit les ressources signifiantes, limite les registres face à la plurivocité du réel. Cet usage contraint du langage témoigne d’une pression latente exercée sur le champ expressif qui peut s’assimiler à une menace, ne serait-ce que de disqualification. Ces agencements discursifs irriguent les fonctionnements collectifs traduisant une dynamique omniprésente, de façon latente, de pouvoir, de hiérarchie et d’autorité bien décrite par des auteurs aussi différents qu’Elias, Bourdieu, Legendre, d’Iribarne ou Foucault. On peut relever la façon dont cette contrainte langagière constitue un obstacle à l’appréhension de l’environnement dans ses dimensions de dynamique, de flux, de processus, de circulation. On peut également constater dans le monde anglo-saxon, la plasticité de la langue et sa congruence avec les approches empiriques et pragmatiques, qui, dans leur capacité d’accès au réel, ont donné ses fondements à l’environnement. Par-delà toute problématique d’interculturalité, la traduction en français du vocabulaire environnemental emprunté à l’anglais, avec des termes comme environment, sustainability, accountability, etc., manifeste la forte réduction sémantique liée à l’incapacité de la langue à véhiculer le caractère processuel, expérientiel, existentiel de ces termes.

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31 En dépit d’un tournant pragmatique et empirique de courants sociologiques cherchant à s’extraire d’une conception rationalisante, déterministe et anthropocentrée, les mêmes processus marquent les sciences sociales soumises pour une large part à des contraintes théoriques d’élaboration d’un appareillage conceptuel et méthodologique de plus en plus sous-dimensionné, voire daté, face à un monde dans lequel il n’est plus pertinent de séparer le champ humain de ses articulations aux registres biogéophysiques. Ces contraintes sont à la fois le reflet de la construction de la discipline, mais elles en structurent également le fonctionnement et les développements. La prégnance de ces cadres théoriques s’est accompagnée, avec le courant bourdieusien (Bourdieu, 2001), d’une surveillance épistémologique voyant les écarts comme menace potentielle sur la discipline, et ne favorisant donc pas la constitution de ponts en direction d’un champ ouvert comme celui de l’environnement. Les luttes de prestance, de pouvoir, de légitimité particulièrement exacerbées dans le monde académique constituent un obstacle à des fonctionnements plus souples et partagés, mettant en situation les acteurs. On ne saurait sous-estimer la difficulté de la sociologie face aux questions environnementales, notamment compte tenu des problèmes d’échelle dans l’espace et dans le temps des phénomènes à investiguer et des publics potentiels des enquêtes. La perception des phénomènes est tributaire de filtres cognitifs, qui constituent également des limites à l’appréhension, privilégiant certaines facettes pour en laisser d’autres dans l’ombre. La notion de représentation peut être vue comme un de ces filtres. La sociologie n’a pas réussi à profiter des leviers que représente le caractère transnational de l’environnement pour déchiffrer les spécificités sociales, culturelles, politiques qui y sont attachées. L’environnement, de par son caractère global, constitue un instrument de lecture, un vecteur heuristique privilégié des champs opératoires des sociétés et de leur diversité. La sociologie, discipline potentiellement réflexive, n’a pas su non plus se saisir autrement que ponctuellement de la question de la multiplicité des disciplines impliquées dans l’appréhension savante de l’environnement. Son noyau dur, fortement inscrit dans une logique de scientificité, s’est refusé, à la différence de certains sociologues anglo-saxons comme Law, Jasanoff ou Wynne, à identifier sa situation d’incomplétude face à la prolifération des savoirs, qu’elle soit générale ou plus spécifiquement dans le domaine de l’environnement. Bien qu’existent de multiples travaux de sociologues dans ce domaine, avec des approches de plus en plus larges et ouvertes recouvrant des domaines diversifiés, santé, alimentation, climat, énergie, ville, les chercheurs éprouvent des difficultés à bénéficier de la reconnaissance et d’une audience suffisamment ample pour apparaître comme porteurs d’un champ de réflexion capable d’éclairer une réalité complexe. Ce déficit tient au poids des segmentations qui compartimentent les champs sociaux et affectent également les sociologues, qui privent de l’accès au partage de l’expérience, laquelle n’existe pas sans médiation préalablement reconnue (Charles et al., 2017). Cette configuration traduit les résistances de la société française à promouvoir des formes plus fluides en interaction avec les processus sociaux et environnementaux, ces résistances manifestant la prégnance des ancrages structurels qui marquent à la fois les institutions et la société.

Conclusion

32 Les principes républicains (liberté, égalité, citoyenneté, assurés et garantis par l’État) ont posé les bases de la nécessité d’un contrôle exercé par et sur la société à travers la

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représentation politique (Rousseau) conférant au politique une fonction surmoïque. Ce contrôle dans ses multiples manifestations d’imposition, de restriction, de conformité aboutit à se retourner contre le collectif en instituant un obstacle permanent à la dynamique spontanée de la société qu’il bride et finit par priver de tout un ensemble de ressources. La constitution d’une matrice collective visant à assurer et protéger la liberté de l’individu se retourne contre ce dernier, dans la mesure où elle le frustre de la capacité opératoire propre à cette liberté. Un tel processus, qu’on pourrait assimiler au double bind de Bateson, est profondément perturbant. À un premier niveau, il apparaît porteur de menace, dans la confrontation potentielle permanente au pouvoir ou à son rôle de gestionnaire du risque. À un second niveau, il est plus problématique encore dans l’injonction contradictoire faite à l’individu d’exercer une liberté dont les conditions lui sont au final refusées.

33 L’élaboration socio-politique française est associée à un processus générique de figuration du social, instrument de pouvoir, à travers des mécanismes de captation reposant sur les opérations de classement, de hiérarchisation, de catégorisation au profit d’une représentation architecturée et englobante de la réalité. Ces processus d’imposition ont de multiples transcriptions et sont en particulier inscrits dans le langage ordinaire comme dans le vocabulaire des sciences sociales et de ses catégories. La leçon à tirer de la complexité est qu’elle ne se domine pas, mais qu’elle doit s’accompagner, la réalité étant sans cesse en avance sur les tentatives pour la cerner. Elle ne peut faire l’objet d’une appréhension structurée, univoque, établie une fois pour toutes. Elle impose une position d’acteur sans neutralité possible, l’implication dans la contingence, le déplacement, l’imprévisibilité, le récursif, le réversible, la pluralité et la non réduction à des catégories. Cette situation fait appel à des ressources cognitives élargies, à une investigation permanente, thématisée par Dewey dans le rôle qu’il donne à l’enquête, et à de multiples formes d’expérimentation. Elle relativise le regard porté sur la menace au sens où l’action a précisément pour fonction d’en effacer l’emprise.

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NOTES

1. La menace relève d’un apprentissage complexe présentant des dimensions inconscientes et des réactivations mémorielles dont le rapport des animaux à l’homme, selon qu’ils ont été ou non en contact avec lui, permet de prendre intuitivement la mesure. 2. On peut évoquer à ce sujet la philosophie d’A. Smith et la façon dont celle-ci articule la notion intersubjective de sympathie à celle de dynamique socio-économique (Biziou, 2003 ; Bessone et Biziou, 2009). 3. Comme l’illustre la théorie de l’évolution et la façon dont celle-ci a introduit les notions de hasard et donc de risque dans la filiation même du vivant sur le très long terme. On peut également rappeler la reprise de ces notions par les pragmatistes américains dans le renouvellement de la vision du social (Dewey, 1910 ; Cometti, 2016). 4. On peut rappeler le sens très large et massivement partagé du terme et de la notion d’environnement, cependant remise en cause au début des années 2000 (Nordhaus et Shellenberger, 2007 ; Shellenberger et Nordhaus, 2011) en ce que le mouvement environnemental porterait avec lui une approche fondamentalement régressive et antitechnicienne limitant de fait les ressources disponibles pour faire face efficacement à la crise environnementale. 5. Dans son caractère global et non différencié, elle relève plutôt du registre de la menace. 6. En France, l’arrivée dans le langage courant du terme et de la notion d’environnement au début des années 1960 marque évidemment une étape nouvelle, même si les enjeux que celui-ci recouvre sont à l’évidence bien antérieurs. Mais ils ne faisaient pas alors l’objet d’une approche systématique et ne bénéficiaient pas des arrière-plans cognitifs, en particulier scientifiques liés aux avancées du XIXe et surtout du XXe siècle (physique, chimie, biologie et écologie, santé publique, épidémiologie, toxicologie…) ou des techniques d’investigation que celles-ci ont rendu possible, et se situent dans des cadres épistémiques, sociaux et politiques très différents. 7. En matière de qualité de l’air, on peut rappeler qu’en France, à la fin des années 1990, le chiffre de 32 000 décès annuels était largement contesté, alors qu’aujourd’hui le bilan annuel des décès liés à la qualité de l’air de 48 000 personnes est devenu la référence des autorités publiques, des médias et de l’opinion. De même à l’échelle mondiale, l’OMS n’a cessé de revoir les bilans annuels de la pollution atmosphérique, évaluant aujourd’hui à sept millions le nombre de décès annuels qui lui sont imputables. 8. Dans un entretien sur France Culture (À voix nue, mardi 29 nov. 2016), Luc Boltanski déclarait être venu à la sociologie dans le besoin de se rassurer face à l’incohérence du monde avec le sentiment que celui-ci pouvait être ressaisi à travers des régularités, opinion largement partagée par la génération des sociologues des années 1960. 9. Cf. les rapports récents du CGEDD (Pipien et Vindimian, 2018) et de l’IGAS (Buguet- Degletagne, 2018) relatifs au troisième plan national santé environnement. 10. Sur ces différents aspects, cf. les travaux de F. Chateauraynaud, en particulier Chateauraynaud et Debaz, 2017. 11. Dynamique dans laquelle s’inscrit la diffusion, à la suite des campagnes du Brexit, puis de l’élection américaine, de la notion de post-truth (post-vérité), traduisant la perte de la notion de vérité comme repère collectif.

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RÉSUMÉS

La distinction entre risque et menace permet de repenser les difficultés françaises face aux changements contemporains qu’ils soient environnementaux, économiques ou sociétaux. Confrontée à ce que Ulrich Beck a nommé société du risque, la société française n’a pas su rompre avec son héritage anthropocentrique et adopter une vision dynamique qui fasse écho à la plasticité du vivant et à la complexification née de l’extension des enjeux collectifs et environnementaux. En raison de la prégnance de sa tradition de rationalité discursive et formelle, l’irruption massive du réel née des processus d’accélération, de fluidification et de globalisation est vécue sur le mode de la vulnérabilité. Faute de pragmatisme et d’ouverture à l’imprévisible, elle éprouve l’effraction à sa préemption de certitude et son affirmation de maîtrise comme menace. L’absence de réflexivité, d’innovation, la tyrannie de l’urgence et de l’émotion se traduisent par l’amplification de ces menaces et des peurs, l’activation de discours sécuritaires dont se nourrissent les médias, qui, au lieu de mobiliser les énergies, les paralysent en amplifiant la sidération. Ce sont ces processus que nous nous proposons d’analyser au prisme de la question environnementale et de leurs implications pour les sciences sociales et leur déploiement.

The distinction between risk and threat offers a good starting point to think over again French difficulties facing contemporary changes, whether environmental, economic or societal. Confronted with what Ulrich Beck has named risk society, France is hardly finding answers to the complexifications born from the extension of environmental stakes, breaking with its anthropocentric heritage, moving to a dynamic and relational vision echoing the plasticity of life. Owing to the weight of its rationalist discursive tradition and its implications in terms of abstraction and distance from reality, the deep changes born from acceleration, fluidification and globalization processes are lived as vulnerability. Because of the lack of pragmatism and opening to the unpredictability of social action, French society overreacts to threats understood as a breach to its preemption of certainty and its assertion of mastery. The lack of reflexivity, of innovation and explorative capacity, the emergency and emotion tyranny result in the amplification of threats and fears and the activation of security and identity discourses which, instead of mobilizing energies, paralyse them, amplifying the sideration. We offer to analyse these mechanisms and processes in reference to the environment and its implications concerning social sciences and their necessary development.

INDEX

Mots-clés : risque, menace, imprédictibilité, pragmatisme, science sociale, société française, réflexivité Keywords : risk, threat, unpredictability, pragmatism, social science, French society, reflexivity

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AUTEURS

LIONEL CHARLES

Lionel Charles est philosophe, directeur d’études à Fractal. Il a travaillé comme consultant et chercheur en sciences sociales sur de nombreux sujets environnementaux. [email protected]

BERNARD KALAORA

Bernard Kalaora est professeur honoraire de sociologie de l’environnement et chercheur associé au laboratoire d’anthropologie des institutions et organisations sociales (EHESS/LAIOS). Il préside l’association LITTOCEAN. [email protected]

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Lectures Books Review

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Timothy Morton, 2019, La Pensée écologique, traduit de l’anglais par Cécile Wajsbrot, Paris, Éditions Zulma, 272 pages.

Bruno Villalba

1 Le philosophe Timothy Morton propose un essai, stimulant, qui tente de répondre à l’angoissante question de notre ajustement cognitif à l’état du monde actuel et de notre

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possibilité d’y faire face en reformulant notre position, à la fois corporelle et subjective, dans et face à ce monde. Il est né en 1968 et enseigne aux États-Unis.

2 Morton produit un travail de déconstruction (dans le sillage des propositions théoriques d’un Derrida, mais qu’il rend compréhensible dans sa démarche). D’un côté, il rend compte d’une nature désessentialisée, c’est-à-dire qui sort d’une forme de construction normative, produisant une vision idéalisée (positivement ou négativement) de la nature : il n’y a plus de Nature avec N majuscule, car cette « idée de Nature [est] une barrière idéologique qui empêche de prendre conscience que tout est interconnecté. » (p. 165) Déconstruire cette idée de Nature permet ainsi de s’émanciper définitivement du dualisme, afin de parvenir à considérer avant tout la relation que la séparation1. De l’autre côté, il ne réduit pas la nature à une simple agrégation de problèmes, ou d’éléments singuliers que l’homme pourrait maîtriser par un travail d’artificialisation et de segmentation. La nature ne se réduit pas au « mignon » par exemple, cette figure qui consiste à la réduire à l’expression de formes aseptisées ; elle est « au-delà du mignon et au-delà du terrible. » (p. 154). La déconstruction se poursuit – et là la proposition est plus originale – en considérant que l’évolution de la nature même (du réchauffement climatique à la perte de biodiversité) produit sa propre déconstruction. Notre manière de la percevoir doit nécessairement sortir des schémas construits depuis plusieurs siècles pour apprécier et mesurer ce qu’est la nature, en soi, aujourd’hui. Or, estime Morton, cela ne se fera pas sans mal, tant le poids de cette construction de la nature pèse considérablement sur nos imaginaires, qu’ils soient sociaux ou techniques. Pour parvenir à cet objectif, Morton propose différentes pistes très stimulantes.

3 Morton puise tout d’abord dans des ressources théoriques classiques – qu’il a parfois un peu tendance à mobiliser comme des deus ex machina, alors qu’elles structurent quand même le champ de l’écologie politique depuis des décennies. À titre d’exemple, on peut citer l’approche subjective du rapport à l’écologie, que le travail de Félix Guattari avait révélé de manière exemplaire à travers sa proposition d’une écosophie (2007 ; 2013) : « si on est dans un monde éternel, il n’y a qu’à se laisser porter par les choses, on n’a pas à intervenir. Si au contraire on a le sens de la finitude, alors le problème se trouve reposé : qu’est- ce que je fais là dans le monde, je suis là pour un laps de temps donné, dans un contexte donné, qu’est-ce que je peux faire pour construire, reconstruire à la fois le monde et moi-même, à la fois le monde des valeurs et le monde des relations ? » (2013, p. 96).

4 Mais le propos de Morton est plus incisif dès lors qu’il tente de construire une méthode d’analyse de notre rapport à l’écologie. Celle-ci s’inspire à la fois d’une conception systémique, reliant inextricablement l’homme à la nature (l’interconnexion) et à la fois d’une approche théorique transdisciplinaire (la pensée globale). La présence de Darwin est essentielle pour saisir la dimension systémique qui irrigue le livre. Cet auteur canonique, relativement peu étudié finalement, a mis en évidence cette coévolution des systèmes vivants, qu’il soit humain ou non-humains. Cette proximité des destinées, qui n’évite pas la compétition, est, estime Morton, encore plus importante à saisir en raison de la situation d’urgence qui est la nôtre. La transdisciplinarité n’est pas qu’une simple question de dépassement des disciplines scientifiques. Ce qui marque dans la lecture de ce livre, ce sont les emprunts multiples et signifiants à la poésie (William Wordsworth, Arthur Rimbaud…), au cinéma (Blade Runner ; 2001, l’Odyssée de l’espace ; Solaris), à la littérature (Kim Stranley) ou bien encore à la musique (Bkörk, les Pink Floyd2), c’est-à- dire aux sources mêmes des conditions d’une relation élargie à la nature. « L’art

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environnemental explore la matérialité en profondeur. » (p. 178) Même si l’on peut être étonné que certaines œuvres ou auteurs soient ainsi embrigadés3. Et c’est là la troisième démarche méthodologique de l’auteur : parvenir à élaborer une pensée écologique qui dépasse les frontières de la construction scientifique d’une part, ou de la perception sensible d’autre part.

5 Le livre ne cesse d’établir des passerelles entre notre vision dualiste (distinction nature/culture) et une vision purement holistique (le monde comme une totalité mais avec ses hiérarchies). Sa pensée écologique, comme il le souligne en introduction, « a à voir avec l’amour, la perte, le désespoir et la compassion. Avec la dépression et la psychose. Avec le capitalisme et ce qui pourrait exister après le capitalisme. Avec l’étonnement, l’ouverture d’esprit et l’émerveillement. Le doute, la confusion et le scepticisme. Les concepts d’espace et de temps. Le ravissement, la beauté, la laideur, le dégoût, l’ironie et la douleur. La conscience et la perception. L’idéologie et la critique. La lecture et l’écriture. La race, la classe et le genre. La sexualité. L’idée du moi et les étranges paradoxes de la subjectivité. Elle a à voir avec la société. Elle a à voir avec la coexistence » (p. 14-15). Bref, nous sommes « constamment pris dans quelque chose. » (p. 101) et il convient de penser cette interconnectivité aux autres (humains et non-humains) comme une relation toujours activée.

6 Il nous faut donc, comme nous y invitait Darwin, ou comme le disent depuis si longtemps les écrivains ou les poètes, penser en lien, reconnaître que nous sommes insérés dans un grand maillage – qui lie, au sens premier du terme, tous les êtres et les objets du monde, du plus infime microbe à la rotation terrestre. Car pour lui, « Le maillage des choses interconnectées est vaste, voire incommensurable. Chaque entité du maillage paraît étrange. Rien n’existe par soi-même, et donc rien n’est complètement “soi-même”. Il y a curieusement “moins” d’Univers au moment même où nous en voyons “plus”, et pour les raisons mêmes que nous en voyons “plus”. » (p. 42).

7 La poésie, si l’on prend cet exemple, peut permettre de participer à ce travail de déconstruction, qui peut relier l’être rationnel à sa sensibilité. Grâce à ce travail de décentrement rationnel – mais qui se construit rationnellement – on peut donc reconnaître l’autre, l’animal, cet « étrange étranger », pour ce qu’il est pleinement, dans son identité propre et dans ce qu’il est dans son rapport avec nous. Le poète japonais Ito Naga explique ainsi : « Les Japonais ont un mot pour décrire cette sensation d’infini qu’on éprouve devant certains paysages ou devant certaines peintures : yuugen. La sensation de flotter dans une obscurité profonde et mystérieuse. En disant ce mot, on oublie la difficulté de décrire cette sensation. Un mot qui découvre un monde. » (Ito, 2016, p. 45). Morton tente de creuser et d’étayer des galeries souterraines pour permettre d’établir une cartographe de cet espace indicible. Mais il ne faut pas se faire trop d’illusions, contrairement à ce que laisse sous-entendre Morton, car comme le dit joliment cet autre poète Japonais, Tanikawa Shuntarô : « Car le poème ne promet rien/Car il laisse seulement entrevoir/la chimère d’une impossible réconciliation entre nous et le monde. » (2018, p. 79).

8 Enfin, il est un apport vraiment original dans ce livre4. Morton montre à quel point notre relation au monde et l’évolution de ce même monde ne peuvent être totalement comprises et expliquées (encore moins maîtrisées). Car « L’évolution ne regarde pas du tout vers l’avenir : la mutation d’ADN est arbitraire au regard des besoins courants. » (p. 197) Dès lors, il importe de prendre en compte cette imprévisibilité fondamentale du vivant ; même fortement dégradé, même concerné par de multiples irréversibilités, il est improbable que l’on puisse imaginer la réaction du vivant. Là encore, la proposition de

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Darwin est essentielle aux yeux de l’auteur : le monde vivant (dont nous sommes une partie indéfectible) se caractérise par cette imprévisibilité, au regard de la somme des interactions possibles, et dont chacune peut déboucher sur des options infinies. Comme le souligne l’écrivain Peter Heller, « La nature pourrait peut-être réinventer un poisson d’eau froide fier, résistant et tacheté mais en elle ne redonnera jamais sa chance à l’improbable éléphant. » (2013, p. 47) : imprévisibilité de l’évolution antérieure, imprévisibilité de celle qui vient. Or, Morton montre aussi que « Deux choses qui semblent distinctes – la société humaine et la Nature – sont deux faces de la même chose. » (p. 218) L’espèce humaine est tout aussi imprévisible, comme l’est chaque individu. Nous sommes donc loin d’un dessein élaboré par une quelconque entité ou d’une quelconque dérive possible par la manipulation technique du vivant. Tenir compte de cette imprévisibilité (du vivant et de l’homme) ne nous dédouane pas de notre propre responsabilité face à ce monde (donc, notre monde). Car, à réduire artificiellement les possibilités de connexions (par le massacre des espèces vivantes, ou l’augmentation de la température terrestre), nous réduisons d’autant les possibilités de connexions possibles. Sur ce point, Morton demeure encore dans une vision évolutionniste un peu trop marquée, semblant ignorer l’effet de cette perte de choix possibles issue d’une accentuation des contraintes humaines. Mais au moins, cette proposition permet d’entrevoir une perspective un peu moins désespérante sur la situation actuelle…

9 Le propos surprendra souvent le lecteur, notamment par la déconcertante capacité de l’auteur à mobiliser rapidement certains concepts (la complexité, le sensible5, l’idéalisme…) ; à délégitimer d’autres6 ; à justifier sa posture théorique (LA pensée écologique, p. 17) ; à abuser des jeux de langage (approche postmoderne oblige) ; ou bien encore à procéder à des assimilations théoriques de courants et d’auteurs disparates, sans toujours prendre le temps de nous en expliquer les raisons. Cette approche distanciée, par le jeu de l’écriture et de la déconstruction symbolique et langagière, trouve cependant ses limites dans la confrontation effective aux irréversibilités par exemple. Certes, on peut nous expliquer pendant longtemps que la nature n’existe pas, en soi comme entité explicative, mais le vivant, comme existant quotidien, c’est une autre dimension que l’auteur se contente de convoquer à sa guise et de manière souvent illustrative7.

10 Nous ne sommes guère habitués à ce maillage théorique, dans un espace scientifique où la spécialisation excessive semble prouver notre dextérité. Nous ne sommes pas non plus coutumiers du fait de justifier ses démonstrations par la poésie ou la littérature. Qu’importe si la rigueur laisse parfois la place à la profusion des idées et des propositions à débattre. Le lecteur y gagne à s’interroger sur ses propres représentations. Il s’agit, rappelons-le, d’un essai, qui ne peut éviter de provoquer quelques agacements par certaines simplifications ou par défaut d’approfondissements. De plus l’ouvrage a été écrit il y a une dizaine d’années, mais vient juste d’être traduit en français, ce qui lui fait perdre un peu de son originalité. Mais incontestablement, ce livre aide à interroger cette relation subjective à soi (c’était déjà le propos de Guattari et de Deleuze) et dans ce qu’elle produit de partialité dans notre relation à l’autre, qu’il soit humain ou « étrange étranger ».

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BIBLIOGRAPHIE

Guattari F., 2013, Qu’est-ce que l’écosophie ?, Fécamp, Éditions Lignes, IMEC, coll. « Archives de la pensée critique ».

Guattari F., 2007 (1989), Les trois écologies, Paris, Galilée.

Heller P., 2013, La constellation du chien, Paris, Babel.

Ito N., 2016, Iro mo ka mo. La couleur et le parfum, Cheyne Éditeur.

Næss A., 2017, Une écosophie pour la vie : introduction à l'écologie profonde, Paris, Seuil.

Tanikawa S., 2014, L’ignare, Cheyne Éditeur.

NOTES

1. C’est un travail qu’avait mené Philippe Descola, avec les outils de l’anthropologie ; Descola Ph., Par-delà nature et culture, Gallimard, NRF, 2005. 2. On n’est bien évidemment pas obligé de partager ses goûts, pour apprécier ce qu’il écrit. D’ailleurs, il cite aussi The Cure ou Laurie Anderson ! 3. Les récits de Virginia Woolf sont-ils vraiment « écologistes » (p. 176-177) ? Morton semble un peu rapidement mobiliser la figure de l’Autre que convoque V. Woolf dans son récit par Woolf et l’adapte de manière un peu extensive à sa propre démonstration. 4. Je remercie ma collègue écologue Nathalie Frascaria-Lacoste d’avoir attiré mon attention sur ce point crucial. 5. On pourra encore une fois soulever l’importance de l’éco-critique, comme mouvement littéraire qui a depuis longtemps tenter de construire une autre relation entre l’homme et le monde vivant, et que l’auteur ne mobilise étrangement pas, voir Blanc N., Chartier D. et Th. Pughe, 2008, « Littérature & écologie : vers une écopoétique », Écologie & politique, 2008/2 N° 36, p. 15-28. DOI : https://doi.org/ 10.3917/ecopo.036.0115. 6. Comme la Deep ecology, qu’il n’assimile qu’au seul Heidegger ou bien à un néofascisme (terme lancé sans aucune démonstration, p. 211), alors que la pensée d’Arne Næss est proprement une pensée du mouvement (Næss, 2017). Il préfère mobiliser la notion de dark ecology, d’écologie sombre, c’est-à-dire soit « incroyablement profonde, soit sans profondeur » (p. 103), ce qui nous semble être un pur exercice de style, dans la lignée d’une forme de déconstruction un peu factice. Voir aussi les critiques rapides et peu justifiées d’Hardin et de la tragédie des communs (p. 201-202). 7. Les hyperobjets – ceux qui existeront encore longtemps, (p. 213), sont des artefacts humains, tandis que l’indispensable éléphant disparaîtra bientôt. Penser le délai qu’il nous reste à vivre en présence de l’éléphant, n’est pas moins essentiel que de penser la durée de ces hyperobjets. Mais l’éléphant est une preuve tangible de l’existence du vivant…

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AUTEUR

BRUNO VILLALBA

Bruno Villalba est Professeur des Universités de Science politique à AgroParisTech. Il est membre du Centre d’Études et de Recherches Administratives Politiques et Sociales (CNRS-UMR 8026), co- responsable de l'Axe « Gérer le vivant ». Il dirige le Master Gouvernance de la transition, écologie et société (Paris-Saclay/AgroParisTech) et co-dirige la formation Science Politique Écologie et Stratégie (AgroParisTech).

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Gérad Chouquer, Marie-Claude Maurel, 2019, Les mutations récentes du foncier et des agricultures en Europe, Besançon Presses universitaires de Franche-Comté, Collection les Cahiers de MSHE Ledoux, 300 pages.

Guillaume Schmitt

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1 L’ouvrage « Les mutation récentes du foncier et des agricultures en Europe » réunit, en 300 pages, une quinzaine d’auteurs issus de champs disciplinaires variés (droit, économie, géographie, histoire, science politique…). Il est dirigé par Gérard Chouquer, historien et directeur de recherche honoraire au CNRS et par Marie-Claude Maurel, géographe et directrice d’étude à l’EHESS. Il a été publié, en 2018, aux Presses Universitaires de Franche-Comté dans la collection « Les cahiers de la MSHE Ledoux » et dans une série spécifiquement créée « Normes et pratiques foncières et agricoles dans le monde ».

2 Spécifiquement, car cet ouvrage a la première particularité d’être également publié et traduit, peu ou prou dans le même temps, aux Presses Universitaires Sun-Yat-sen de l’Université de Guangzhou (Chine, province de Guangdong). Il est annoncé comme le premier ouvrage d’un projet éditorial particulièrement stimulant et ambitieux : « la publication d’ouvrages inédits […] quasi-simultanément » en Chine et en France. D’autres ouvrages déjà publiés en français avait fait l’objet de traductions en 2012 et 2013. Ce partenariat renforcé tient sans nul doute à l’importance du département de français à l’Université Sun Yat-sen de Guangzhou et à des collaborations anciennes et étroites entre les collègues chinois et leurs homologues français.

3 La deuxième particularité tient à l’un des objets étudiés, le foncier. Il n’est pas fortement analysé dans la littérature académique comme le souligne souvent les quelques auteurs spécialistes de ce dernier depuis des décennies (Vincent Renard, Jean- Jacques Granelle…). Le foncier connait cependant un regain d’intérêt scientifique, ne serait-ce que par l’entremise d’enjeux sociétaux à l’instar de la financiarisation des marchés du logement ou de l’accaparement des terres agricoles. Le deuxième objet, les agricultures (et le pluriel a, comme le démontre les auteurs, une résonnance

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considérable) en Europe sont inscrites dans un échiquier mondial. Elles sont aussi le reflet de multiples héritages sociaux, économiques, politiques et culturels intimement liés aux façons dont l’Homme a modelé les milieux et les paysages au cours des millénaires. Le chapitre sur les agricultures méditerranéennes l’illustre clairement. Le foncier donne à lire cette complexité des agricultures. Ses mutations (troisième maître mot du titre de l’ouvrage) témoignent tout autant de l’importance de facteurs locaux (en cours de redéfinition par les circuits-courts ou par la (re)territorialisation de l’agriculture), régionaux (nouveaux circuits de distribution imposé par la Loi, dynamique de peuplement…), nationaux (Lois d’Orientation Agricole et Loi Agriculture et Alimentation), européens (normes environnementales) et bien évidemment internationaux (cours mondiaux…). De plus, cet ouvrage est pleinement dans les débats immédiats sur la réforme de la Politique Agricole Commune (chapitre 2). Il tombe également à point nommé sur le plan de la transmission de la connaissance, dans la mesure où le sujet des « agricultures en Europe » méritait une synthèse pluridisciplinaire récente après une décollectivisation protéiforme à l’Est de l’Europe et des évolutions des exploitations à l’Ouest en termes de nombre, de surface ou de types de culture (chapitres 1 et 5). Par ailleurs, au regard de la ligne éditoriale de la collection et de la série de l’ouvrage, le lecteur est rapidement tenté de faire le rapprochement avec des faits d’actualité récents. Par des truchements juridiques, de nombreux hectares de terres agricoles en France ont été acquis (indirectement) par une entreprise chinoise en vue d’alimenter en blé et en « pains frais » 1,39 milliard de compatriotes. Cet exemple a d’ailleurs amené à faire évoluer les modalités d’intervention des organismes en charge du « contrôle des structures agricoles » sur les marchés fonciers (les SAFER).

4 La troisième particularité est que les auteurs de l’ouvrage disposent d’un espace d’expression conséquent avec en moyenne une vingtaine de pages environ pour chacun des 10 chapitres de l’ouvrage réparti en deux parties (à l’exception du chapitre 9 sur un sujet assez peu documenté – le travail saisonnier -, donc a fortiori très intéressant faisant 13 pages). Un glossaire de l’ouvrage très clair, une bibliographie par chapitre, une table des acronymes et des index géographiques viennent étayer l’organisation de l’ouvrage. Bien que l’on puisse imaginer que certaines coupes ont été nécessaires et que certains auteurs n’aient pu s’exprimer pleinement, un tel espace donné à chaque chapitre est in fine rare et témoigne d’une volonté d’exposer pleinement chaque aspect du sujet de l’ouvrage.

5 La première partie est plutôt descriptive et s’intitule « Évolutions et révolutions dans les politiques agricoles ». Elle sépare en deux sous-chapitres les propos exposés d’une part sur la France et d’autre part sur l’Europe. Etant donné l’imbrication des deux territoires, les références à la politique française s’inscrivent dans une perspective européenne. Les chapitres estampillés « Europe » évoquent les similarités et les différences des agricultures françaises avec les agricultures européennes. Les efforts de synthèse formulés par les auteurs se positionnant auprès d’un lectorat international sont particulièrement convaincants au prix parfois pour un spécialiste de la question de regretter que certains phénomènes soient davantage contextualisant qu’expliqués précisément (par exemple sur l’étalement urbain, le marché commun…). En soi, chaque chapitre constitue une très bonne synthèse des questions foncières ou agricoles. Ils peuvent être lus séparément et fournir une synthèse de grande qualité pour des enseignants, étudiants, prospecteurs fonciers à l’international... Mobilisés ensemble, les chapitres fournissent un panorama fin des agricultures européennes et des modalités

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de tenure du sol. A la lecture croisée, un lecteur attentif relèvera toutefois, si ce n’est des contradictions, tout au moins des différences dans l’ampleur des faits énoncés. Ils ne remettent cependant pas en cause la qualité et la pertinence des propos. Ainsi, les trois premiers chapitres portent respectivement sur l’évolution de la production agricole depuis l’après seconde guerre mondiale, la politique agricole et la dimension juridique de la terre en France. Ces trois dimensions sont introduites de manière identique par un constat sur l’ampleur de l’évolution du nombre d’exploitations agricoles et de la Surface Agricole Utile (SAU). Les chiffres mobilisés ne sont cependant pas toujours identiques du fait par exemple d’arrondi des auteurs ou d’emploi de dates différentes de recensement. Ils peuvent aussi induire à une certaine confusion dans l’ampleur des évolutions à l’instar du nombre d’exploitations agricoles signalés à 437 000 en 2018 (chiffre de l’année 2016) dans le chapitre 1 et à 490 000 en 2010 dans le chapitre 2 (491 000 selon la même source que dans le chapitre 1).

6 La seconde partie est plus courte (environ 90 pages contre environ 135 pages pour la partie 1). Elle est plus prospective avec un intitulé « interrogation autour des modèles ». Quatre chapitres se succèdent sur l’agriculture de firmes (à nouveau le pluriel est riche de sens), l’idée d’agriculture familiale en France, le développement du travail saisonnier (et des flux de migrants) et un dernier chapitre très instructif de 26 pages relatif aux débats théoriques sur la propriété foncière. Ce dernier chapitre fait également office de conclusion de l’ouvrage. Ce chapitre ne fait pas spécifiquement écho à l’introduction qui présente tout autant les choix (l’entrée foncière et les héritages agraires) liés à l’organisation de l’ouvrage que le projet éditorial unissant les deux presses universitaires partenaires. Gageons que les ouvrages suivants seront d’une qualité et d’un intérêt au moins aussi conséquent que celui-ci. En effet, cet ouvrage mérite amplement une lecture assidue pour toute personne s’intéressant au foncier et aux agricultures ou souhaitant mieux comprendre les termes « abusus, AMAP, fermage, fiducie, fructus, holding (agricole), hortus, métayage (indirect), saltus tenure, usus » et tant d’autres encore.

AUTEUR

GUILLAUME SCHMITT

Guillaume Schmitt est maître de conférences en Géographie, aménagement de l’espace et urbanisme, Université Polytechnique Hauts de France, laboratoire CRISS.

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Bernard Pecqueur, Fabien Nadou, 2018, Dynamiques territoriales et mutations économiques – Transition, intermédiaire, innovation, L’Harmattan, Paris, 296 pages.

Fabienne Leloup

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1 Un peu plus de vingt ans après sa première mouture1, Bernard Pecqueur réitère l’essai : diriger un ouvrage destiné à décoder les (nouvelles) dynamiques territoriales que connaissent nos sociétés en articulant conceptualisation et études de cas. Cette fois il co-dirige l’ouvrage avec Fabien Nadou, enseignant-chercheur en aménagement et économie territoriale.

2 Comme en 1996, les chapitres combinent apports théoriques et études de cas, ce qui les destinent non seulement aux chercheurs ou aux étudiants mais aussi aux professionnels des territoires et aux autorités publiques.

3 L’Introduction, comme d’autres chapitres, explicite l’évolution qu’a connue l’analyse des dynamiques territoriales. Bernard Pecqueur et Fabien Nadou y justifient le sous- titre de l’ouvrage : « transition, intermédiation et innovation » là où les mots-clefs du premier livre étaient « apprentissage collectif, proximité et ancrage ».

4 Il nous semble cependant que les mots porteurs sont surtout intermédiation et innovation. Ainsi, la question de l’intermédiation se révèle transversale : abordée directement, dans les chapitres 1 et 11 où André Joyal et Fabien Nadou détaillent les arrangements locaux de production au Brésil. Elle l’est indirectement dans le chapitre 9 qui souligne la place des « organisations intermédiaires », le chapitre 10 et le rôle du politique ou encore le chapitre 14 et les acteurs intermédiaires. Lucie Renou révèle, elle aussi, à partir de l’analyse fine de deux pôles de compétitivité français et de leur gouvernance comment les pôles peuvent constituer des modérateurs intersectoriels et interrégionaux, des structures d’intermédiation territoriale, s’émancipant des structures institutionnelles d’origine.

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5 L’innovation quant à elle est le centre de plusieurs chapitres dont les chapitres 8 et 13 ; soulignons la contribution de Juan-Luis Klein qui explicite comment le territoire est un lieu, joueur actif du développement économique, porteur potentiel d’innovation notamment sociale due à des agencements d’acteurs multiples, capables de proposer des alternatives et des réactions aux restructurations de l’économie globale.

6 Dans « Le Triomphe du territoire, mais quelle victoire ? », Claude Lacour et Fabien Nadou repartent de la métaphore de la tectonique des territoires et posent l’intermédiation comme une partie prenante du développement territorial, associant la révélation (à savoir rendre visible une ressource ou un ensemble de ressources qui ne le sont pas encore), le courtage (le rôle des divers acteurs locaux notamment comme « metteurs ensemble ») et l’opérationnalisation.

7 Dans le chapitre 2, Gabriel Colletis et Bernard Pecqueur rappellent dans un style incisif les configurations de la désindustrialisation qu’ont connue nos régions. Développant le processus de déspécification, notamment à partir de l’exemple de Prato, ils discutent du caractère éphémère de certains choix et du rôle clef du patrimoine cognitif, de l’autonomie et de la confiance entre acteurs multiples.

8 Comme le détaille Richard Sheamur, la métropole n’est plus automatiquement associée à la créativité ou à l’innovation ; lieu de passage, d’économie d’agglomération, elle abrite une classe moyenne mobile, qui n’y est plus ancrée. En plus d’une analyse des trajectoires diversifiées des territoires français, démontrant que la localisation des acteurs et des ressources dans ces différents espaces est ce qui permet mais aussi oriente et limite le changement, Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti démontrent que l’effet de la taille critique, inhérent au discours sur la métropolisation, n’est que peu influent et que des stratégies alternatives associant des politiques adaptées aux spécificités territoriales devraient prévaloir.

9 Ce chapitre-ci ainsi que celui de Marie Ferru s’attardent sur la nécessité de mobiliser de nouveaux indicateurs, de nouvelles données (dont des données qualitatives longitudinales), de nouvelles méthodes pour rendre compte des dynamiques territoriales, de leur diversité et de leurs potentiels.

10 « La création de ressources territoriales face au défi de l’environnement » rédigée par Bernard Pecqueur et Paulo Freire Vieira souligne le caractère plus secondaire aujourd’hui de l’objet matériel, pourtant tant prisé par les élus face à la disjonction entre lieu de vie et lieu de résidence – disjonction approfondie ailleurs dans l’ouvrage - et à la mobilisation de groupes d’acteurs locaux. Ils en déduisent l’obligation d’associer écodéveloppement et développement territorial, notamment au vu de la finitude des ressources productives et des risques d’irréversibilité et d’instabilité de certaines activités humaines.

11 Les aspects de la créativité et de la culture sont également approfondis : les fameux « tiers lieux » (fablab, espace de coworking ou livinglab) sont définis dès le chapitre 1. Dans le chapitre 10, Christine Liefhooghe et Christophe Demazière soulignent la mise en concurrence et le risque de faible spécificité des villes et autres quartiers créatifs des métropoles et la nécessité de nouvelles coalisations d’acteurs pour permettre l’émergence de réels milieux créatifs.

12 Certains des chapitres proposent davantage des mises au point ou des rappels, telle la discussion sur les modèles d’innovation et sur son ouverture (open source, innovation collaborative ou recherche participative) de Philippe Durance, le détour par l’œuvre de

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William Petty de Michel Dimou et Bernard Pecqueur, la perspective retraçant l’évolution sur dix ans des « traditionnels » districts industriels italiens (par Marco Bellandi et al) ou la discussion des systèmes territoriaux productivo-résidentiels de Magali Talandier.

13 L’ouvrage renvoie globalement à des réalités françaises mais aussi à des cas italiens, suisses voire plus internationaux. Ainsi Alexandre Grondeau propose une comparaison éclairante sur trois technopôles, la Silicon Valley, Bangalore et Sophia-Antopolis, en adoptant la perspective de la durabilité territoriale et de la qualité de vie des actifs et des populations locales. On pourrait regretter que, au vu de l’influence prégnante qu’ont les politiques et les actions de l’Union Européenne sur le développement régional de ses membres, les divers chapitres de l’ouvrage n’en fassent que si peu mention. Sans doute aurait-il été aussi pertinent d’ajouter quelques cartes, mises à jour ou notes explicatives, notamment pour permettre aux francophones non-français de mieux appréhender les structures discutées dans certaines études.

14 L’ouvrage dense inclut à la fois des auteurs confirmés et de jeunes enseignants- chercheurs tels Fabien Nadou ou Lucie Renou. Outre la diversité des plumes et des styles, le croisement transgénérationnel – en plus de la pluridisciplinarité des approches - confirme que le développement territorial est aujourd’hui, autant qu’hier, un défi sociétal inscrit dans une perspective durable. Comme l’écrit Michael Storper, dans sa préface, l’optimisme des années 1980 quant au potentiel des systèmes productifs locaux fait aujourd’hui face à la crise – générale – des divergences territoriales et du middle-income trap ; l’ouvrage se présente alors comme le « début de notre effort collectif » (p. 17) destiné à repenser ces stratégies.

NOTES

1. Pecqueur B., 1996, Dynamiques territoriales et mutations économiques, L’Harmattan, Paris.

AUTEUR

FABIENNE LELOUP

Fabienne Leloup est professeure en action publique, UCLouvain FUCaM Mons (Belgique) ; membre de l’Institut de Sciences Politiques Louvain Europe et de l’Institut franco-belge Frontières et Discontinuités ; ses principaux domaines de recherche sont la gouvernance, le développement territorial et la coopération transfrontalière.

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Philippe Bourdeau, Roland Moreau, Edwin Zaccai, 2018, Le Développement non durable, Bruxelles, Académie royale de Belgique Édition, collection Académie en poche, 112 pages.

Fabienne Leloup

Développement durable et territoires, Vol. 10, n°3 | Décembre 2019 442

1 Trois auteurs, trois chapitres et seulement 112 pages pour dresser un état des lieux synthétique des évolutions actuelles du développement non durable, voilà l’ambition de cet opuscule. L’ouvrage, généraliste, est destiné aux étudiants, enseignants de tout niveau, mais aussi à tout citoyen intéressé par un regard scientifique et résumé sur l’état de notre écosystème.

2 Le premier chapitre « Anthropocène ou quand l’homme devient un agent géologique majeur », rédigé par Philippe Bourdeau, aborde la 6e extinction de la biodiversité, en cours et due à l’action humaine. Depuis la révolution du néolithique et l’invention de l’agriculture et de l’élevage puis l’ère industrielle, l’écologie scientifique est mise à contribution pour dénoncer les problèmes de pollution (dès les années 1930), la destruction des milieux naturels, la surexploitation des ressources naturelles ou encore la gestion des déchets. La Grande Accélération mesurée par divers jeux de critères n’est pas tenable. Une brève discussion porte sur la date de début de l’Anthropocène, à savoir cette époque de l’histoire de la Terre caractérisée par un impact global significatif des activités humaines sur l’écosystème planétaire, à savoir la machine à vapeur en 1784, ou 1945 et les deux premières bombes atomiques ? Ce qui importe, conclut P. Bourdeau, c’est que c’est à « nous », lecteurs et humains, qu’incombe la responsabilité de modifier les rapports nature et homme.

3 Edwin Zaccai dans son chapitre consacré à « Comment appréhender le changement climatique » commence par un certain nombre de constats : l’explication du réchauffement climatique actuel basée sur l’impact de la combustion des énergies fossile mais aussi – très rapidement traités – sur les effets dus à l’élevage ou l’agriculture, l’industrie chimique ou encore la déforestation ; le « partage » des 8,3

tonnes de CO² que les Belges émettent chaque année : chauffage, déplacement,

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alimentation et biens de consommation ou encore le fait que 10 % des revenus les plus

hauts dans le monde seraient responsables de près de la moitié des émissions de CO². Le chapitre dénonce aussi, en 4 pages, les arguments des climato-sceptiques. À Partir de là, E. Zaccai interroge les transformations nécessaires, le prix « carbone » de l’énergie, le développement de l’énergie renouvelable mais aussi les actions nécessaires pour s’adapter au changement climatique, en cours comme en Région flamande en Belgique ou à prévoir notamment face aux migrations climatiques attendues.

4 Le dernier chapitre rédigé par Roland Moreau, « les Limites du Développement durable » rappelle les grandes étapes de conscientisation liée à l’environnement, depuis 1962, « Silent Spring » et le danger du DDT jusqu’aux Objectifs de Développement Durable. Il démontre l’interaction entre les trois piliers du « durable », écologique, économique et social. L’émergence de l’économie circulaire, la nécessité d’une gouvernance participative sont alors citées sans réelle explicitation. La partie sur les solutions multiples liste des pratiques aux échelles multilatérale, régionale ou nationale mais aussi issues d’acteurs comme les entreprises ou les villes. Le chapitre s’achève par une brève discussion des nouvelles alternatives, entre transitionneurs et objecteurs de croissance, et aboutit à un appel à la décroissance de l’utilisation des ressources et des besoins matériels.

5 Le livre est parcouru de notions (écologie, biodiversité), d’indicateurs (empreinte écologique, budget carbone) définis et parfois illustrés, de quelques chronologies rapides (comme celles des rencontres multilatérales).

6 Le style assez facile, le renvoi à des discours, des rapports pour un grand nombre disponibles en ligne permettent y compris pour un néophyte de mieux saisir les enjeux discutés. Bien-sûr la taille de l’ouvrage empêche, les auteurs le reconnaissent eux- mêmes, l’analyse ou l’approfondissement d’un certain nombre d’aspects mais certaines notions ou certaines exhaustivités auraient sans doute été souhaitables, on pense à la question des émissions indirectes ou des indicateurs utiles pour le « non durable ». Les illustrations, spécifiquement celles du chapitre 3, s’avèrent peu lisibles au vu du format.

7 Le titre de l’ouvrage enfin, « le développement non durable », n’est donc pas une critique langagière : les auteurs démontrent que le développement tel qu’il se produit aujourd’hui n’est pas durable dans le sens environnemental. Au-delà de l’exposé scientifique, le livre est aussi un appel : chaque chapitre s’achève d’ailleurs par des interpellations voire des invectives destinées au lecteur, en tant que consommateur, client ou citoyen.

AUTEUR

FABIENNE LELOUP

Fabienne Leloup est professeure, Université catholique de Louvain, présidente de l’Institut Frontières et Discontinuités, GIS franco-belge travaillant sur la coopération transfrontalière ;

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membre de l’Institut de Sciences Politiques Louvain Europe ; ses principaux domaines de recherche sont la gouvernance et le développement territorial.

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