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Québec français

Les voix des auteures-compositeures et interprètes populaires Une toile arc-en-ciel posée entre elles et nous Danielle Tremblay

La chanson québécoise : voix d’hier et d’aujourd’hui Numéro 147, automne 2007

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Éditeur(s) Les Publications Québec français

ISSN 0316-2052 (imprimé) 1923-5119 (numérique)

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Citer cet article Tremblay, D. (2007). Les voix des auteures-compositeures et interprètes populaires : une toile arc-en-ciel posée entre elles et nous. Québec français, (147), 33–35.

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Les voix des auteures-compositeures et interprètes populaires : une toile arc-en-ciel posée entre elles et nous par Danielle Tremblay*

ublic, critiques, musiciennes urgence de prendre la parole sous et musiciens, nous ne pou­ plusieurs formes, depuis le début du vons nier que ce qui touche XXe siècle, a conduit les interprètes, Pdans la chanson, d'entrée auteures et compositeures du Québec de jeu, c'est une voix. Une voix, c'est à explorer une pléthore d'apprentissa­ l'expression d'une sensibilité com­ ges musicaux - et donc à porter leur plexe. C'est un tout : un ensemble de voix - au-delà des catégories et selon vibrations physiques et psychiques en les moyens à leur disposition dans aussi par leur capacité à embrasser résonance avec le public qui reçoit, la société. C'est donc moins dans un de nouveaux développements tech­ juge et aime selon ses propres condi­ esprit de classification que dans un nologiques autour du son et de sa tionnements ou ses propres attentes. esprit de redécouverte, d'éveil à de diffusion. Nos démocraties, tendant Comment réfléchir à l'impact de la multiples couleurs et nuances que je de plus en plus vers une culture de voix dans les chansons ? Il est possi­ décrirai ces héritages qui ont formé masse, ont popularisé les critères de ble d'aborder la question sur le plan et forment encore les voix d'ici. Le l'art lyrique jusqu'à en relativiser le musical, sociologique, ethnologique cheminement de plusieurs des artis­ caractère sacré mais sans le détruire, ou symbolique. De fait, il semble iné­ tes présentées amalgame différents bien au contraire. Mosaïque, la chan­ vitable de chercher une synthèse de héritages. Une rockeuse est aussi, sou­ son lyrique d'aujourd'hui a voyagé ces approches lorsqu'on s'intéresse au vent, une chanteuse folk qui s'ignore, du bel canto italien au musical nord- phénomène fascinant des voix dans la de même qu'une diseuse développe américain, de la ballade savamment chanson. des comportements dignes de l'art orchestrée à Xopéra rock. Cependant A cette réflexion s'ajoute la ques­ lyrique dans sa relation à la musique et le phénomène des divas revit de plus tion de l'apport des femmes à la au public. On ne peut expliquer sans belle : c'est l'identification à une figure chanson québécoise en tant que voix réduire : c'est pourquoi je propose une qu'on élève en porte-parole des émo­ dans l'interprétation, la composition réflexion à partir des thématiques que tions fondatrices ou des moments et l'écriture. Je compte formuler ici je livre dans ce texte. forts de l'histoire d'une collectivité. quelques pistes d'interprétation où , , Diane se rejoignent différentes perspectives L'héritage dit lyrique Dufresne, Céline Dion et Isabelle Bou­ guidant mes activités depuis vingt Les divas sont nées de l'art lyrique. lay font partie de ces voix emblémati­ ans. Écoutant la musique en tant que Le développement de l'art lyrique ques. Chaque artiste se distingue non critique ou chercheure, m'adonnant occidental s'est basé sur un travail seulement par ses qualités vocales et au chant et à la composition de même esthétique de tous les instants enga­ humaines, construisant son symbole, qu'à la direction chorale, j'espère geant , le corps et l'intelligence mais aussi par la valeur transcendante retirer de toutes ces expériences une de ses interprètes. Le modèle est fait qu'elle accorde au travail, stimulée par vision un peu plus étoffée de cette à la fois de qualités dites innées - at­ un lien privilégié à son public. Toutes toile arc-en-ciel des voix de notre tribuâmes à l'individu - et de codes ces divas (au meilleur sens du terme) chanson populaire. culturels précis unissant la sensibilité ont assimilé des genres musicaux. Plu­ Il est difficile de lier la formation de l'interprète à celle de son audience, sieurs d'entre elles ont apprivoisé un des chanteuses québécoises à des sacralisant ainsi le rôle de l'interprète. grand nombre d'aspects de la scène considérations ethniques ou culturel­ Les divas émergent aussi du déve­ et différents médiums contemporains les spécifiques. Les recherches docu­ loppement d'une industrie culturelle (cinéma, télévision) convenant à leur mentaires sérieuses sur n'importe quel moderne, d'abord européenne puis exubérante personnalité. Même, plu­ genre associé à notre chanson - du transnationale, construite autour sieurs divas établissent un réseau de western au rock en passant par toutes de personnalités d'élite artistiques références entre elles : par exemple, les formes de la ballade - parlent de et médiatiques. Ces personnalités et ont, mélanges et d'expériences hybrides. se distinguent non seulement par de façon différente, rendu hommage Il est aussi probable qu'une certaine leurs compétences musicales mais à Alys Robi.

AUTOMNE 2007 | Québec français 147 I 33 Alys Robi, notre voix Diane Dufresne, l'Utopiste Isabelle Boulay, de l'exotica Diane Dufresne s'est fait un point la Ballade incarnée l'exotica s'est développé, surtout d'honneur de cultiver « la corde Par sa voix vibrant dans le grave, dans la seconde moitié du XXe siècle, raide » autant par ses choix successifs légèrement écorchée, Isabelle Boulay comme un mouvement prolifique de de répertoire que par la conception pourrait prétendre au titre de torch métissage musical contemporain. Né complète de ses spectacles et, à ce singer née et élevée au Québec. lui-même des mélanges favorisés par point-ci de sa carrière, par son écriture L'interprète vient de consacrer tout \ejazz entre musiciens du Sud et du de chansons. Nommons-la l'Utopiste: un disque à son héritage country de Nord (entre autres sur le continent son personnage ne s'est jamais Gaspésienne pure laine. Cet héritage américain), Vexotica pouvait être à la contenté de demi-mesures, refusant est cependant revisité par un bon fois une démarche d'évasion et de vite tout regard trop conventionnel nombre d'auteurs-compositeurs rassemblement sous une bannière ou académique sur la réalité. Sa parole également associés à la chanson culturelle « unifiée ». Alys Robi, perfec­ hypersensible s'est épanouie sur tous poétique : Michel Rivard, Francine tionniste subtile qui jouait des mots les registres de la langue, autant dans Raymond, Luc De LarocheUière et, comme une fantaisiste, a traduit elle- ses propres mots que dans ceux de Luc d'outremer, . Cela même des succès latins tels que « Bré­ Plamondon, premier collaborateur. Ses témoigne du large consensus que sil » et « Adios Muchachos », qu'elle vocalises puissantes de soprano aux l'artiste a su créer autour d'elle en fait portait de sa voix légère et volup­ couleurs changeantes ont flirté avec de répertoire, bien qu'une majeure tueuse de mezzo soprano. Durant une les extrêmes. Une gestuelle énergique partie de ses chansons concerne les courte mais intense période couvrant et des visions scéniques délirantes ont thèmes de l'amour. Le caractère atta­ la Deuxième Guerre mondiale, l'artiste fait voisiner chez elle la culture rock, chant et farouchement intimiste de la a incarné deux rêves canadiens-fran­ l'opéra, le cabaret et le théâtre poéti­ chanteuse, qui lui confère un certain çais typiques : le voyage romantique que (d'avant-garde). Voilà quelques- charme maladroit devant les médias, vers des paradis de chaleur et de uns des traits distinctifs de son travail lui donne une image accessible et la passion et la distinction (pour ne pas qui symbolisait une grande partie des fait chérir de son public essentielle­ dire la consécration) à l'intérieur d'un enjeux de la Révolution tranquille : ment francophone. star-système joignant l'Amérique et l'éclatement de plusieurs tabous l'Europe. sociaux sur l'expression féminine. L'héritage des diseuses Entre le théâtre et la poésie de plus Ginette Reno, la Mamma Céline Dion, princesse en plus modernes (sous l'influence des Ginette Reno est venue aux varié­ et Pygmalion intellectuels socialistes, anarchistes ou tés québécoises en voix généreuse Médiatisés sous toutes les cou­ surréalistes), d'une part, et la chanson exorcisant les douleurs et portant les tures, les choix de carrière de Céline réaliste des cabarets, d'autre part, ces élans d'un large auditoire, majoritai­ Dion ont signifié un retour au conte amantes du texte se sont inspirées du rement composé de femmes. Son de fées made in America, adapté à la carrefour culturel parisien où elles ont public s'est doucement émancipé personnalité d'une battante acharnée. fait leurs classes. De Monique Leyrac à travers les chansons-confessions Il serait juste de qualifier l'interprète à à Paule-Andrée Cassidy sans oublier qu'on écrivait pour la star : chansons la fois de princesse et de Pygmalion : sa Renée Claude et Pauline Julien, la qui lui ressemblèrent de plus en plus volonté indomptable de mouler sa voix Passionaria, ce sont des voix théâtrales au fur et à mesure qu'elle s'engageait à toutes les exigences force le respect. mais non virtuoses, intéressées par/o dans la production de disques. Très Caractère international oblige, l'artiste musique des mots, dont il est question vite, les moindres ramifications d'une s'est longtemps appliquée à doser dans ici. Ceci ne veut pas dire que ces voix musique populaire n'ont plus eu de son art vocal un goût de la virtuosité ne peuvent être lyriques ou posséder secret pour l'interprète. Des ballades (de l'artifice) et une vibration émou­ des qualités particulières de vibration. «françaises» (magistrale « Je ne suis vante selon les publics qu'elle antici­ Cependant, les diseuses attachent qu'une chanson » de Diane Juster), du pait. Les transformations auxquelles moins d'importance au matériel esthé­ yéyé adolescent, de l'opéra populaire elle a prêté les qualités et imperfections tique de leur voix qu'à l'intériorisation ou musical, des hymnes du temps des notoires de sa voix ont toujours été et à la projection du texte. Cet héri­ Fêtes, des formes modernes du gos­ minutieusement préparées. Cultivant tage remonte à la fin du XIXe siècle en pel et du blues : elle a touché à tout. la bête de scène en elle depuis plus de ; il est cependant revivifié par Ginette Reno a approfondi son travail vingt-cinq ans (ce qu'elle préfère), entre les voix de Québécoises qui, bien que d'interprète et son impact auprès du le funk claironnant et l'hymne popu­ formées au théâtre classique, d'avant- public par la grâce de productions laire (les chansons « L'amour existe garde ou encore à la chanson Rive dramatiques pour la télévision (Avec encore » de Plamondon, « S'il suffisait » gauche, se tournent vers les premiers un grand A de Janette Bertrand) et de de Jean-Jacques Goldmann, « My heart mots des chansonniers d'ici, toujours films comme Léolo, du regretté Jean- will go on », la chanson-thème du en accord avec les mouvements de Claude Lauzon, et Ct'à ton tour Laura Titanic), Céline Dion est devenue l'éta­ la Révolution tranquille. C'est en 1963 Cadieux, adapté de Michel Tremblay lon de l'émotion sur mesure pour le plus que Monique Leyrac interprète pour la par . grand nombre. première fois des chansons de Claude

34 | français 147 | AUTOMNE 2007 Léveillée et de , après choisi une simplicité d'expression qui plus répandues : Sylvie DesGroseilliers, vingt ans de travail comme comé­ rend un hommage limpide au génie chanteuse québécoise élevée dans le dienne à la radio ou sur les scènes de des traditions populaires. gospel, est de celles-là. Montréal et Paris. C'est à la même épo­ que que Pauline Julien enregistre son L'héritage noir : Les voix hybrides des premier répertoire québécois alors du blues au rock auteures compositeures- qu'elle connaît une carrière florissante L'influence du blues et de ses interprètes de comédienne et qu'elle a chanté dérivés sur les voix de plusieurs auteu- Ce tableau des voix des femmes des auteurs comme Boris Vian, Bertold res-compositeures et interprètes du dans notre chanson populaire se Brecht et Kurt Weill. D'ailleurs, Pauline Québec est indéniable ; quoiqu'elle complexifie toujours en y introduisant Julien se distingue dès les années se fasse sentir de façon subtile, par l'écriture. L'écriture est une autre 1970 en joignant le geste d'écrire à de nombreuses expériences inter­ façon de développer la voix dans l'engagement social et politique, dans médiaires. Originaire du Mississippi, une virtualité et une multiplicité for­ la suite logique de son engagement Nanette Workman a porté les couleurs melle appartenant à l'imaginaire de personnel envers la poésie populaire du blues à l'intérieur de plusieurs l'auteure et de la compositeure. Elle de nos auteurs. Le parcours de Renée autres formes de chanson pop qui permet d'ajouter d'autres voix poten­ Claude est tout aussi remarquable : l'ont fait connaître ici. Les caractéris­ tielles à la sienne propre. Clémence des premières boîtes à chanson au tiques blues-rock chez , DesRochers, Lynda Lemay, Marie- virage pop par son association avec comme chez , se Claire Séguin, Sylvie Tremblay, Diane les paroliers Stéphane Venne et Luc sont apprises « par osmose » dans les Tell et Karen Young, quels que soient Plamondon, jusqu'à un retour à l'in­ conditions hasardeuses des tournées leurs atouts spécifiques de chanteuses terprétation de chansons poétiques des bars et cabarets de la province. (très marqués pour certaines d'entre (celles de Clémence DesRochers, Léo La syntaxe jazzée de Térez Montcalm elles), existent en tant qu'outeures et Ferré, Georges Brassens) consacrant sa s'est développée par l'écoute de musiciennes dans une floraison de sty­ maturité d'interprète. ses idoles et la pratique d'un instru­ les, de concepts et de voix pour mettre ment de prédilection, la guitare. La au jour leur vision du monde. L'héritage folk : celles qui voix de rock « pur » de Marjo s'est Cette dernière prise de conscience le chantent et qui l'écrivent aussi élaborée par l'écoute et par risque de remettre en question tou­ Folk mi-champêtre mi-urbain de l'exemple à l'intérieur d'un collectif. tes les catégories prénommées qui Kate et Anna McGarrigle, western de Quel pourrait être le dénominateur tentent de définir ce qui marque nos Renée Martel, poésie country-rock de commun de toutes ces tessitures voix féminines. Il faut entendre Marie- Mara Tremblay puisent à la source : vocales ? Penchons pour la recherche Claire Séguin, qu'Hélène Pedneault La Bolduc. La beauté de ces voix a d'une nouvelle intensité dans trois nommait « la Diva sauvage », parler toujours tenu plus à leur intégration formes d'expression non censurée de l'influence du chant sacré (héritage au naturel à une expérience collective de l'émotion (l'esprit rebelle du blues paternel) dans son enfance tout en qu'à une exigence esthétique indivi­ américain) : une vive conscience de la associant les personnages de grands duelle. La beauté vient ici d'une adhé­ souffrance ; un violent besoin d'affir­ opéras véristes aux complaintes sion à certaines valeurs, à des traits mation ; une joie sensuelle. Ces modes qu'elle écrit. Il faut aussi écouter Diane culturels ou à des histoires fondatrices d'expression deviennent de plus en Tell chanter comme elle orchestre, de l'identité d'un groupe. En témoi­ plus acceptables pour les femmes au s'adonnant à un étrange mimétisme gne la quasi-universalité du travail fur et à mesure que tous les artistes des instruments de musique. Et que vocal en harmonie - souvent préféré d'ici s'approprient ces formes noires faire de Lynda Lemay qui passe d'une au travail en solo - dans tous les folk­ de la musique. D'autres vedettes attitude folk (dans ses chansons-chro­ lores et dans beaucoup de musiques s'épanouissent à partir de pratiques niques) à une démarche proprement folk modernes. Dans notre société musicales interculturelles de plus en lyrique en composant un opéra de métissée d'aujourd'hui, les voix du chambre pour la voix d'artistes comme folk chantent et écrivent en refondant Fabiola Toupin qu'elle admire ? Quand sans cesse les traditions à des fins les femmes écrivent et s'approprient d'expression plus personnelle et ce, l'ensemble de leur processus de pro­ sans exclure la communauté dont duction dans une industrie musicale elles sont solidaires. En cela, les auteu- en mouvance, tout change encore. res-compositeures et interprètes de ce groupe rejoignent les conteurs dont l'art connaît une recrudescence dans * Professeur au cégep de Sherbrooke. nos sociétés occidentales. Bien sûr, toutes n'ont pas employé les mêmes images pour peindre leurs préoccupa­ tions et les portraits de leur actualité : mais toutes, dans leur musique, ont

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