« Le cœur serré, je pense au jour où Panurge ne fera plus rire. » Milan Kundera

mars 2020 REVUE MENSUELLE FONDÉE EN 1829 Président d’honneur : Marc Ladreit de Lacharrière, membre de l’Institut L’ÉTAT ET LA RELIGION par Régis Debray et Jean-François Colosimo UNE BANQUE

SANS ACTIONNAIRES, MACRONISME Une domination N’A QUE SES CLIENTS sans hégémonie

À SATISFAIRE. LITTÉRATURE Sylvain Prudhomme Au Crédit Mutuel, les conseillers ne sont pas commissionnés sur les produits et services qu’ils recommandent. Nos clients ont ainsi la ga- RENCONTRE rantie que seul leur intérêt est privilégié et qu’ils sont accompagnés Hélène Carrère avec des réponses adaptées à chaque étape de leur vie. d’Encausse UNE BANQUE QUI APPARTIENT À SES CLIENTS, ÇA CHANGE TOUT.

MILAN KUNDERA LE MAÎTRE DE L’IRONIE MILAN LE KUNDERA Contre l’esprit de sérieux KUNDERA

Le Crédit Mutuel, banque coopérative appartient à ses 7,8 millions de clients-sociétaires. LE MAÎTRE DE L’IRONIE Caisse Fédérale de Crédit Mutuel et Caisses affiliées, société coopérative à forme de société anonyme au capital de Par Alain Finkielkraut, Jean-Paul Enthoven, Teresa Cremisi, 5 458 531 008 euros, 4 rue Frédéric-Guillaume Raiffeisen, 67913 Strasbourg Cedex 9, RCS Strasbourg B 588 505 354 - N° ORIAS : 07 003 758. Banques régies par les articles L.511-1 et suivants du code monétaire et financier. MARS 2020 Antoine Gallimard, Olivier Bellamy, Florence Noiville, Jacques de Saint Victor...

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Sommaire | mars 2020

Éditorial 4 | Pourquoi Kundera ? › Valérie Toranian

Grand entretien 10 | La nation, le politique et le religieux › Jean-François Colosimo et Régis Debray

Dossier | Milan Kundera le maître de l’ironie 22 | Alain Finkielkraut « Comment je suis devenu kundérien » › Valérie Toranian et Jacques de Saint Victor 36 | Quelques considérations sur l’intranquillité sereine de Kundera › Jean-Paul Enthoven 47 | Antoine Gallimard. « Il y a chez Kundera une jouissance à représenter le désordre du monde » › Valérie Toranian et Aurélie Julia 54 | Kundera et l’esprit des Lumières › Jacques de Saint Victor 63 | Milan à Milan : souvenirs d’une lectrice › Teresa Cremisi 67 | L’art de la fugue › Olivier Bellamy 76 | Petit lexique personnel et subjectif de Milan Kundera › Florence Noiville 83 | Hugues Pradier « Milan Kundera a joué un rôle dans le renouveau du roman contemporain » › Valérie Toranian et Aurélie Julia 88 | Un premier roman français › Michel Delon 95 | Un Kundera double › Martin Petras 101 | Milan Kundera, de l’autre côté de la politique › Ulysse Manhes

2 MARS 2020 Littérature 106 | Calle dei Colori › Sylvain Prudhomme 113 | Michel Serres et Clément Rosset lecteurs de L’Oreille cassée › Jean-Pierre Naugrette 119 | Priscilla n’épouse pas Juliette › Marin de Viry 126 | Le macronisme, une domination sans hégémonie › Sébastien Lapaque

Études, reportages, réflexions 134 | Hélène Carrère d’Encausse. France-Russie : de l’ignorance et du mépris à l’enthousiasme et à l’alliance › Robert Kopp 145 | La dramatique américanisation du droit français › Ron Soffer 153 | Macron et l’Europe de l’Est : la fracture › Jean F. Crombois 160 | Quel avenir pour le capitalisme ? › Annick Steta

Critiques 168 | Livres – La foi est un artisanat, la littérature aussi › Patrick Kéchichian 170 | Livres – Henri de Régnier : cinquante ans de critique › Jean-Baptiste Baronian 172 | Livres – Entretiens avec Anna Akhmatova › Frédéric Verger 175 | Livres – La tentation de vivre › Stéphane Guégan 178 | Cinéma – Quentin, Martin et Todd › Richard Millet 181 | Expositions – Barbara Hepworth, la sculpture dans le paysage › Bertrand Raison 183 | Disques – Pour clore l’année Berlioz › Jean-Luc Macia

Les revues en revue | Notes de lecture

MARS 2020 3 Éditorial Pourquoi Kundera ?

arce que son ironie dévastatrice est plus que jamais un bou- clier nécessaire contre l’esprit de sérieux et les dogmes qui font de nouveau fureur. Parce que sa distance, son refus de juger, son scepticisme jamais cynique, la façon dont il sonde l’amour, le sexe, le Pkitsch, son style qui embrasse à la fois le roman, le récit et l’essai font de lui un géant de la littérature du XXe siècle. Parce qu’il décrit l’hu- mour comme « l’ivresse de la relativité des choses humaines ; le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitude ». Parce que, enfin, il fut l’un des premiers à dénoncer notre aveugle- ment face à l’effacement de la culture européenne. Né en Moravie en 1929, il vient de récupérer sa nationalité tchèque qui lui avait été confisquée par le pouvoir communiste lorsqu’il avait trouvé refuge en France en 1975. La France le découvre en 1968, année de la publication de son roman La Plaisanterie. Année du Prin- temps de Prague, réprimé par les troupes du pacte de Varsovie, et du mai 1968 estudiantin. Le mai parisien, selon la définition de Kundera, fut une « explo- sion de lyrisme révolutionnaire », le Printemps de Prague « l’explosion d’un scepticisme postrévolutionnaire ». Alain Finkielkraut, admirateur et fin connaisseur de l’œuvre de Kun- dera, raconte : « Je pourrais résumer toute ma trajectoire intellectuelle et existentielle comme le passage d’un printemps à un autre : du printemps

4 MARS 2020 lyrique au printemps sceptique. Je suis peu à peu devenu kundérien. » Kundera le premier ose parler d’un « Occident kidnappé ». Par l’emprise russe sur l’Europe centrale. Et par l’éclipse de la culture dans l’Europe de l’ouest. « Ce mot [d’identité], poursuit le philosophe, qu’on me reproche beaucoup depuis L’Identité malheureuse, je ne suis pas allé le chercher dans la littérature d’extrême droite ! Je l’ai trouvé chez Kundera, qui montrait qu’en Hongrie, en 1956, mais aussi à Prague en 1968, puis en Pologne en 1981, les révoltés défendaient indissolublement leur appar- tenance nationale et leur appartenance européenne. » « Je suis terrifié par un monde qui perd son humour », écrivait Milan Kundera à Philip Roth. Pour Jacques de Saint Victor, la lecture de Kun- dera a répondu à une crainte qui ne cessait de grandir depuis 2010 : celle d’un monde où « l’offense morale » peu à peu rendrait le rire suspect. Aujourd’hui, des censeurs « ont commencé à défendre la répression du blasphème et bien d’autres choses. On ne peut plus rire de ce qui blesse. La démocratie serait-elle à ce prix ? Que pèse aujourd’hui le rire de Pan- tagruel face à des gens qui s’estiment offensés ? Kundera rappelle, lui, tout le prix de ce rire qui remet en question les certitudes d’époque. Son propos résonne comme une trompette salvatrice ». Kundera serait-il le dernier grand défenseur des Lumières ? Il nous replonge dans ce que « les Lumières avaient de meilleur et que nous avons fini par oublier tant ces dernières ont aussi leurs travers, ou plu- tôt une descendance fâcheuse », souligne l’historien. « Kundera répare notre propre expérience de lecteur en rappelant le legs profond du XVIIIe siècle. Il reprend à son compte un héritage d’ cor- rosive ou tout simplement affûtée. » Son éditeur et ami Antoine Gallimard rappelle le rôle essentiel que l’écrivain a joué dans le renouveau du roman. Pour Kundera, « l’esprit de roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : les choses sont plus compliquées que tu ne le penses ». Le travail du romancier est celui de l’élucidation de l’existence. « Et cette disposi- tion, déclare Antoine Gallimard, le fait entrer dans la grande tradition de l’écrivain-critique, qui trouve probablement sa source chez Flau- bert et se prolonge avec Apollinaire, Proust, Gide, Larbaud, Camus, Blanchot, Vargas Llosa et tant d’autres. »

MARS 2020 5 Milan Kundera est d’abord le grand inventeur d’une forme, rap- pelle Florence Noiville. « Un roman qui, loin d’être périmé ou mori- bond, embrasse tout et tout en même temps. Qui conjugue en son sein le passé et le présent, la poésie et la prose, la fiction et l’essai, le rêve et le réel, dans la plus admirable des fluidités. Ce roman ultra- vivant, qui peut et sait tout faire, qui se joue des frontières et des langues,­ c’est ce qu’il appelle “l’archi-roman”. » « Milan Kundera, précise Hugues Pradier qui l’a édité dans la Pléiade, a joué un rôle [...] dans la confiance que notre temps accorde de nouveau à la création romanesque. [...] Sa réflexion sur le roman, à travers ses essais, exerce aujourd’hui une influence croissante. » Excellent musicien, Milan Kundera compose ses romans autant qu’il les écrit. « La musique intervient souvent dans les romans de Kundera comme une digression au récit, un point d’orgue esthétique, une façon de prendre de la hauteur pour mieux révéler une loi de l’existence », explique Olivier Bellamy. « Et surtout pour rapprocher, par une vision fulgurante, ce qui semble différent et qui est de même nature. » Pour Teresa Cremisi, la lecture de Kundera est aussi une leçon de vie. L’éditrice évoque ses premières lectures de l’œuvre du romancier : « Les récits hilarants et complexes de Risibles amours, encastrés les uns dans les autres, avec leurs intrigues, malentendus, contresens amou- reux et érotiques, offraient des clés du monde qui m’entourait. » Voilà ce que nous enseigne Kundera : « Vivre et se regarder vivre, en rire, sachant qu’un oubli inévitable viendra effacer les cris et les agitations de tout ce qui nous semble si important. »

Régis Debray, Jean-François Colosimo et Hélène Carrère d’En- causse sont également à l’honneur dans ce numéro de la Revue des Deux Mondes. Les deux premiers débattent autour de la France et son rap- port au religieux. Pour Jean-François Colosimo, auteur de La Religion française. Mille ans de laïcité (éditions du Cerf), la laïcité est l’abou- tissement d’une expérience millénaire entre l’État et l’Église. « Est laïque la mise à distance par l’autorité civile de toutes les croyances ou convictions particulières afin que, dépolitisées, démilitantisées, démi-

6 MARS 2020 litarisées, elles puissent cohabiter dans le même espace public. C’est là toute la singularité du rapport entre le pouvoir spirituel et le pou- voir temporel que la France a pensée, décidée et actée. » Pour Régis Debray, la laïcité est « le dernier souvenir de la religion française, un pantomime, l’ultime baroud d’honneur d’une religion morte ». Or, explique le philosophe, on ne peut « créer une République indivisible sans un point de référence à la verticale ». « Lorsque s’effondre ce subs- trat d’ordre symbolique, la laïcité est en difficulté : si elle ne devient plus que juridique, elle laisse la place à toutes les reconstructions iden- titaires, c’est-à-dire à la décomposition de la nation en communautés ethniques ou religieuses. » Hélène Carrère d’Encausse a sondé trois siècles de relations franco- russes et raconte, à travers elles, trois siècles de notre histoire euro- péenne. L’historienne, secrétaire perpétuel de l’Académie française, rappelle qu’« ignorance et mépris ont prévalu jusqu’au XIXe siècle, parfois mêlés de fascination et de crainte devant cet Empire immense, impossible à pénétrer et encore moins à maîtriser ». Les choses ont-elles vraiment changé ?

Valérie Toranian

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GRAND ENTRETIEN

10 | La nation, le politique et le religieux › Jean-François Colosimo et Régis Debray Jean-François Colosimo et Régis Debray LA NATION, LE POLITIQUE ET LE RELIGIEUX

Il fallait que la confrontation ait lieu, qu’entre amis les désaccords produisent de la pensée plutôt que de l’irréconciliable. C’était l’enjeu de cet échange entre Régis Debray et Jean-François Colosimo organisé par l’Institut européen en sciences des religions en partenariat avec les éditions du Cerf. Le tout au sein de l’Institut protestant de théologie de Paris le 12 décembre dernier. Avec son nouveau livre, La Religion française (1), Jean-François Colosimo poursuit un travail de déconstruction entamé avec Aveuglements (2) paru en 2018. Une déconstruction qui touche à l’histoire de France et ses mythes fondateurs comme à l’histoire des Églises. Une déconstruction ne va pas sans réhabilitation. La religion française serait la passion avec laquelle l’État depuis Philippe Le Bel n’a eu de cesse de construire son indépendance par rapport aux papes comme aux empires. Un travail mené depuis les Capétiens. La laïcité serait née de cette volonté. Et les lois laïques ne seraient que le prolongement d’une geste bien antérieure à la Révolution française que celle-ci a définitivement inscrite au sein de notre corpus juridique. C’est peut-être autour des Lumières que se situe le point le plus complexe d’un dialogue que Jean-François Colosimo avait déjà entamé en répondant à sa manière au livre de Régis Debray Aveuglantes Lumières (3). En faisant de la laïcité uniquement la volonté de neutralité de l’État, ne sous-estime-t-on pas l’apport des Lumières ? Et cette laïcité peut-elle survivre à ses ennemis sans être une « religion civile » qui éduque autant qu’elle protège, et pour laquelle on est prêt à mourir pour protéger une vie libre ? En un mot la laïcité peut-elle se passer de sacré pour être universelle ? Place au débat. Didier Leschi

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Jean-François Colosimo Poursuivant mon effort d’interroger les lieux majeurs des métamorphoses contemporaines de Dieu en poli- tique, après avoir examiné, entre autres modèles, la théodémocratie américaine, la théosophie iranienne, la théodicée russe, il fallait bien que j’en vienne à la France. La figure de la laïcité m’est naturellement apparue comme la clé qui permettait d’analyser son « historialité », son destin transitant entre culte et culture. Et ce, d’autant plus que cette même laïcité fait aujourd’hui partie des grandes notions deve- nues des fourre-tout. Elle est désormais le lieu d’instrumentalisa- tions contradictoires mais convergentes : l’extrême droite, que l’on avait connue soit intégriste soit païenne, s’en empare, tandis que l’extrême gauche, qui aime détourner les mots, la travestit en droit au communautarisme – une inversion qui en suit d’autres, comme celle du féminisme. Je vois dans la laïcité, pour ma part, l’aboutissement d’une expé- rience millénaire. Certes, le catholicisme a été et demeure essentiel dans cette édification au sens où il a fallu plusieurs siècles de tumul- tueuses relations entre l’État et l’Église pour que la langue française finisse par accoucher, vers 1880, du terme, par ailleurs intraduisible. L’un est donc impensable sans l’autre. Mais, précisément, est laïque la mise à distance par l’autorité civile de toutes les croyances ou convic- tions particulières afin que, dépolitisées, démilitantisées, démilita- risées, elles puissent cohabiter dans le même espace public. C’est là toute la singularité du rapport entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel que la France a pensé, décidé et acté. Aucun autre pays ne la connaît ou ne l’applique vraiment. Elle parcourt, selon moi, l’histoire nationale et mon livre est aussi l’occasion d’interroger la façon dont s’est bâti notre pays. Première évidence, la laïcité n’est pas née en 1905, pas plus que la France en 1789. Il faut chercher plus loin. Mais jusqu’où ? On sait qu’au XIXe siècle anticléricaux et cléricaux ont ferraillé sur l’icône supposément fondatrice de la patrie : pour les premiers, il s’agissait du Gaulois Vercingétorix, vénérateur de la nature, résistant à l’enva- hisseur et héros contrarié de l’unité ; pour les seconds, du Franc Clo- vis, roi converti, baptisé dans la foi catholique et unificateur militaire

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du territoire. C’était évidemment une bataille d’images d’Épinal car la France commence avec les Capétiens. Ce sont eux qui inaugurent la relation unique entre le politique et le religieux qui va la distin- guer. Deux puissances rivales, le pape et l’Empereur, dominent alors l’Europe. Il faut choisir son camp : soit la Rome des pontifes, soit la Rome des Césars. La France refuse de faire allégeance à l’une comme à l’autre. Elle se dote vite d’une théologie politique particulière. Elle prend pour référent le royaume biblique d’Israël, cerné par des tyran- nies menaçantes, luttant inlassablement pour son indépendance et n’ayant de compte à rendre à aucun pouvoir sur terre. Elle en retire la nécessité d’une division entre les sphères spirituelle et temporelle qui préfigure leur future séparation. Cette division est simple dans son principe : la France reconnaît au pape toutes ses prérogatives dans le domaine religieux et ne lui en accorde aucune dans le domaine politique. En pratique, subsiste le problème du domaine mixte où le religieux et le politique se côtoient. La résolution de la monarchie, puis de la République française est d’af- firmer la pleine liberté du spirituel, sauf lorsque le spirituel influe sur le temporel, auquel cas il revient à l’État de surveiller, de contrôler et au besoin de limiter les conséquences de cette influence. D’où le rôle éminent, dans la construction étatique française, de la police religieuse qui a pour fonction d’encadrer la civilité commune. L’innovation fondamentale des théologiens politiques médiévaux, dont Guillaume de Nogaret est un bon exemple, est en fait de créer un parfait parallélisme des pouvoirs. L’autorité politique absorbe les attributs pontificaux dans l’ordre temporel sans enfreindre l’intégrité propre de l’ordre spirituel. Le pape est autoréférent et, comme lui, la France sera souveraine. Le pape est à la tête d’un clergé sacré servant l’Église, la France se donnera un clergé séculier, de serviteurs de l’État qui auront pareillement une vocation, une charge et un office à tenir. Le pape dispose d’un droit canon autosuffisant, la France engendrera un droit administratif autonome. Le pape a le devoir d’assurer la paix entre les princes et les peuples, la France mènera une diplomatie arbi- trale. Et il en va de même pour la mise en scène liturgique du pouvoir et la mission universelle d’exemplarité.

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C’est là le grand hiatus français avec l’univers nordique et anglo- saxon, particulièrement visible après la Réforme. Les monarques pro- testants résoudront le conflit entre la Rome impériale et la Rome pon- tificale en s’instituant d’un même coup chefs d’État et chefs d’Église. Tout en se considérant « empereur en son royaume », le roi de France ne se voudra jamais un hiérarque religieux. De la même façon, jamais le droit, en soi, n’aura force de loi ultime. D’où le scandale que cause notre juridiction administrative dans les pays de tradition libérale. Mais, comme le dira Richelieu, à la fois ministre du Culte et ministre du Gouvernement : « Quand l’État juge des affaires de l’État, il ne rend pas la justice, il continue à faire de la politique. » Cette primauté du salut de la communion nationale ou populaire sur tout autre critère résume la « pontificalisation » de la monarchie française que, déjà, les théoriciens médiévaux qualifient de « république ». Là débute ce que j’appelle, non sans provocation, la « religion française », cette manière unique et radicale d’affirmer la distinction entre le spirituel et le tem- porel sur laquelle repose l’exception française.

Régis Debray Merci, Jean-François, pour ce chef-d’œuvre abrupt, dense, comme un livre par page, ce qui fait 370 livres en tout ! Le propos est original, consistant, si j’ai bien compris, à reconstituer une particularité de l’histoire de France. La Révolution française serait une césure, non une coupure dans cette continuité qu’est la séparation du religieux et du politique. Vous dites, page 75 : « La laïcité est le dernier état de la religion française. » Je dirais plutôt que la laïcité est le der- nier souvenir de la religion française, un pantomime, l’ultime baroud d’honneur d’une religion morte. Je m’explique : je ne crois pas qu’il y ait en France un temporel répu- blicain qui puisse se séparer d’une spiritualité. Il n’y a pas de politique en France sans religion civile. Il est vrai que la monarchie a une légiti- mité religieuse, et que la république a dû s’en donner une ; mais on ne concurrence pas la religion par la raison, on concurrence un système de croyances par un autre système de croyances. Il y a certainement eu en ce sens un transfert de sacralité en 1789 ; mais personnellement, je lis 1905 à la lumière de 1914. À la lumière d’une religion patriotique.

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Mais le mot de « religion », ce latinisme sauvagement exporté qui ne veut rien dire, est de toute façon toujours embêtant, n’est-ce pas ? Une religion, c’est d’abord une organisation de l’espace et du temps, alors je parlerais au moins de « sacralité ». Oui, il y a eu un sacré républicain puisqu’il y a eu 20 000 morts sur le front le 22 août 1914 ; « sacré », ça veut dire « sacrifice », à la fois condamnation du sacrilège et exhor- tation au sacrifice. « Pour elle un Français doit mourir ! » Mais on a vu aussi la construction d’une mémoire, l’instauration d’un calendrier républicain, une structuration de l’espace en départements, un culte de la Raison ; quand vous dites qu’il n’y a pas de chef d’État français conçu comme un chef d’Église, je vous réponds Robespierre. Il a bâti une église républicaine, et tous les républicains que vous identifiez au « temporel » par opposition au spirituel, que ce soient Auguste Comte ou Ferdinand Buisson, ont aussi un fond religieux évident. Lorsque s’effondre ce substrat d’ordre symbolique, la laïcité est en difficulté : si elle ne devient plus que juridique, elle laisse la place à toutes les recons- tructions identitaires, c’est-à-dire à la décomposition de la nation en communautés ethniques ou religieuses. En somme, il s’agit de ne pas oublier que la République sans la nation, cela n’existe pas. Pour faire prévaloir l’allégeance politique sur l’appartenance religieuse, il faut que l’allégeance politique ait un fond religieux, ou en tout cas une sacralité. Ça veut dire que la laïcité est un mensonge en tant que subs- tantif : la substantivation d’un attribut est un leurre. Parler de laïcité, c’est comme parler d’une pesanteur en l’absence de corps matériel. Si la République n’est pas une histoire et une géographie, d’autres appar- tenances la remplaceront, ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Le balancement entre temporel et spirituel que vous faites ne néglige-t-il pas le fait que, dans l’opposition entre la gueuse et la calotte, la gueuse s’est inventé une autre sorte de calotte tricolore ? Vous mentionnez vous-même que lorsqu’on met le cœur de Gam- betta dans un reliquaire, on l’emmène au Panthéon le jour de la canonisation de Jeanne d’Arc. Qu’est-ce que le Panthéon sinon la transformation de l’Église catholique en temple républicain ? Je suis d’accord avec cette reconstitution d’une dualité typiquement fran- çaise entre les deux couronnes pontificale et impériale, et l’autel n’est

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pas le trône ; mais pour que le trône puisse dompter l’autel, il faut que le trône se dote d’une verticale. On n’échappe pas au sacré, dont la fonction est d’unifier. Je ne vois pas d’opposition de système entre temporel et spirituel, mais une compétition entre deux formes de spiritualité. Quelque chose me frappe : en 1914, mille morts en moyenne sont à déplorer chaque jour sur le front. Aujourd’hui, deux morts dans un acci- dent, c’est une commotion nationale. C’est la première fois dans l’his- toire de France que les civils ne veulent plus mourir pour elle. Comme la sacralité est liée à l’idée de sacrifice, de devoir, on constate que le sacré républicain, qui renvoie à l’idée de sacrifice pour la nation, s’est effondré. Cette sacralité est devenue une coquille vide. Je me permets de vous citer : « C’est la France qui est laïque, et non pas la laïcité qui serait française dans l’attente messianique de sa miraculeuse reconnaissance planétaire. » C’est la formule de l’exception française. Mais aujourd’hui, la laïcité sert à justifier l’ouverture à n’importe quelle croyance, et non plus à la défense et protection de l’incroyant. Je ne puis donc partager votre optimisme, ce que vous décrivez si bien est effectivement carac- téristique d’une idiosyncrasie française, celle-ci à mes yeux ne peut que se défaire… Et inciter à des reconstructions identitaires, car elle est trop désincarnée pour fournir par elle-même une appartenance. Je ne pense pas qu’on puisse créer une appartenance collective, avec la mythologie qu’elle implique, charnelle et mémorielle, à partir d’un désert sacral. Il me semble donc que l’on entre aujourd’hui dans une autre galaxie que celle décrite dans votre livre.

Jean-François Colosimo C’est la vraie question. Il me semble cependant que l’amnésie actuelle requiert au préalable d’apaiser les mémoires blessées qui sont, de surcroît, souvent antagoniques. Je suis pour une vision unitive de l’histoire de France. Toutes différences faites, et sans rien endosser de ces cruautés, il faut saisir du même coup d’œil les dragonnades et les colonnes infernales, relier les camisards des Cévennes aux chouans de Vendée. Monarchie ou République, Louis XIV ou Robespierre, la même répression violente de l’État s’est abattue sur des dissidences jugées, à tort ou à raison, comme des ten-

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tations ou des tentatives de construire un État dans l’État. Cela en est sans doute la part obscure, mais dénote un trait constitutif de la religion française : le dogme de l’indivisibilité. Un autre trait, je crois, est que la France n’a pas eu besoin de la Réforme : sur trente-trois rois capétiens, seize ont été excommuniés par Rome, non pas pour des raisons de mœurs, mais pour des motifs politiques, à cause de leur prétention à l’autonomie. Qui plus est, elle a été le seul pays, après les guerres de Religion, à avoir essayé de faire coexister deux confessions. Louis XIII s’assure que les protestants ne possèdent plus de places fortes d’où ils peuvent entretenir des liens de solidarité religieuse avec des puissances étrangères et menaçantes, mais il maintient la liberté de culte. Louis XIV révoque l’édit de Nantes que Louis XVI restaurera non sans promulguer l’émancipation des juifs. Entre-temps, le Roi-Soleil convoque l’Assemblée du clergé de France pour dire non à la papauté. Il prépare ainsi la voie à l’Église assermentée des prêtres jureurs pendant la Révolution. Ce sont des catholiques dissidents qui la fondent, gallicans, jansénistes et riché- ristes, tous peu ou prou partisans d’une démocratisation de l’institu- tion ecclésiastique. Autant de réponses diverses au même problème, récurrent depuis des siècles, celui de déterminer si l’Église est dans l’État ou l’État dans l’Église. Robespierre, lui, veut déchristianiser la France pour une raison simple : si le pays demeure catholique, la Révolution lui paraît condamnée à l’échec. 1789 a été une insurrection christique, un raz-de-marée mystique mené au nom du triptyque évangélique liberté, égalité, fraternité, une contestation menée d’abord par le bas clergé. Une messe célébrée par Talleyrand conclut la Fête de la Fédé- ration devant Louis XVI applaudi par la foule chantant un Te Deum. Puis arrive la lutte avec les hébertistes athées, qui sont iconoclastes, invoquent la déesse Raison, profanent Notre-Dame et horrifient l’In- corruptible. Robespierre les dénonce comme des aristocrates déguisés puisque, pour lui, l’athéisme est un luxe élitiste. Il est convaincu qu’il faut au peuple un culte qui porte la croyance en l’immortalité. D’où la construction du culte de l’Être suprême. La formule, d’ailleurs, n’est pas étrangère au culte catholique français : elle a été forgée par les ora-

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toriens, dont Robespierre a été l’élève, comme Saint-Just, et qui ont fourni les plus gros bataillons de clercs engagés dans le mouvement de 1789. L’histoire de France est continue, non pas divisée. Par-delà les régimes, le parallélisme des formes se perpétue. Le culte qu’instaure la IIIe République, et que vous, Régis, avez souvent décrit comme une illustration de votre anthropologie fondamentale, a toutes les apparences d’un pastiche du catholicisme. On voit ainsi apparaître un catéchisme républicain, un mariage républicain, des funérailles républicaines, un clergé républicain, celui des « hussards noirs » arbo- rant la blouse en guise de soutane, un Panthéon qui accueille les saints républicains – et non pas les saintes, car la République se méfie alors des femmes et de leur tendance à tendre l’oreille aux curés, d’où un droit de vote aussi tardif, à quoi l’Église réplique par Lourdes. La diffi- culté constitutive de la IIIe République aura été de vouloir un pouvoir législatif fort et un pouvoir exécutif faible : d’où ce manque d’imagi- nation et ce décalque romain, devant lequel on hésite entre le rire et les larmes.

Régis Debray Je vois moins un parallèle qu’une matrice. Chacun sait que 1789 a été fait à la fois par les nobles et le bas clergé ; alors que 1848, c’est l’émergence d’un Christ prolétaire, et une révolution catholique – ce sont les catholiques qui remettent le mot « fraternité » sur le devant de la scène. Le problème français est notre incapacité à constituer une communion de substitution. Chez Rousseau, par exemple, il faut toujours une religion civile, d’ailleurs particuliè- rement intolérante : pour qu’il y ait communion, il faut qu’il y ait subordination et même coercition. C’est rude. L’exemple protestant mérite qu’on y revienne, car les protestants ont réussi à se doter d’une société civile fondée sur Dieu. Aussi bien l’évangélisme d’aujourd’hui que le calvinisme d’hier, s’étant détachés de l’institution, s’organisent en associations. « In God We Trust » : les États-Unis ont eu la possi- bilité de civiliser une communion libérale. Là-bas, ce qu’on appelle la « séparation » n’est pas celle de l’État et de l’Église, mais des Églises vis-à-vis de l’État. C’est cette religion à l’influence considérable qui empêche la guerre de tous contre tous. Une religion civile, chez nous,

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avec l’héritage catholique, c’est difficile. La théodémocratie améri- caine, contrairement à la République française, tire son unicité de Dieu : 87 % des Américains se disent croyants. Même si la centri- fugeuse économique menace de réveiller les divisions, les États-Unis possèdent malgré tout ce ciment. C’est la bêtise des libéraux français, qui pensent qu’on peut importer le modèle économique américain sans importer Dieu et le reste. Voilà la véritable question : comment créer une République indi- visible sans un point de référence à la verticale ? Quelle verticale, en somme, peut-on donner au temporel puisqu’il ne saurait être auto- suffisant ? La laïcité n’est pas une religion, mais elle en a besoin d’une pour rentrer dans les cœurs et dans les faits : elle doit être donneuse d’appartenance. Elle l’a été pendant trois ans, de 1914 à au moins 1917, dans un pays qui a tenu le coup au milieu d’un holocauste aujourd’hui inimaginable.

Jean-François Colosimo Certainement, mais les guerres de Religion, cette chasse ouverte à l’autre et cette menace mortelle pesant sur l’unité nationale, ont montré une autre voie. Entre le Nord uniformément pro- testant et le Sud uniformément catholique, la France tente une synthèse. Celle d’une égalité citoyenne qui est préfigurée deux siècles avant 1789. La résolution vient des politiques, Michel de L’Hospital et les autres, qui sont aussi des théologiens : quand deux absolus s’affrontent, il faut accorder un absolu supérieur à un tiers, qui va être l’État. C’est pour cela qu’en France l’État ne sera jamais théologien, mais agnostique, et l’ad- met volontiers. S’il développait une pensée théologique, il compromet- trait sa neutralité ; or sa neutralité, c’est son pouvoir de neutralisation sur les diverses communautés qui présentent une tendance séditieuse ou hégémonique. Toutes les religions constituent un absolu susceptible d’exclure radicalement l’infidèle tout en exerçant un contrôle total sur le fidèle. L’État ne peut être maître chez lui que s’il garde cette capacité de les neutraliser afin de les « civiliser ». Les leçons du passé éclairent le présent. Mon essai tient compte de la modification du paysage religieux français : les catholiques ont connu Vatican II, les juifs ont vécu l’apport séfarade, les protestants

18 MARS 2020 MARS 2020 la nation, le politique et le religieux

ont vu arriver le pentecôtisme et, évidemment, les musulmans se sont implantés. L’islam n’appartient pas au socle biblique commun aux confessions historiques et se présente en état de crise planétaire. L’is- lam de France n’en est que davantage une nécessité et une urgence. Or, je note sur ce point crucial une défaillance sans précédent de l’État. Enfin, et pour vous répondre sur le nœud le plus essentiel, 1789 proclame les droits de l’homme et du citoyen, mais les place sous les auspices de l’Être suprême ! S’il n’y a pas de principe transcendant, qu’on le conçoive comme une entité réelle ou une idéalité abstraite, à la manière de Pascal ou de Comte, les droits de l’homme sont infondés et sont réduits au statut de constat. Aujourd’hui, il ne nous reste de la Déclaration de 1789 qu’une espèce d’instinct salutaire, selon lequel ce qui fait l’humanité est la résistance à l’inhumanité. Mais pourquoi, et comment ? Il faut que l’égalité renvoie à une mystique.

Régis Debray Vous décrivez l’État tel qu’il devrait être, pas tel qu’il est. Il est vrai qu’il est agnostique, au point qu’il ne croit plus en rien, y compris en lui-même. Regardez le Conseil d’État, l’exécutif qui n’exé- cute plus rien et qui se défausse. La question de la laïcité est réduite à la formule : « Que chacun fasse ce qui lui plaît. » Vous le dites vous- même : « Hier garant de l’impunité de l’incroyance, la laïcité est cen- sée aujourd’hui garantir l’immunité des croyances. » Ne confondons donc pas ce qui doit être avec ce qui est. L’aspiration égalitaire est effectivement immortelle. Historiquement, elle a revêtu trois formes : la première est théologique, évangélique. Quand Ève filait et qu’Adam labourait, où était le gentilhomme ? Ça s’appelle la jacquerie, la révolte, le Moyen Âge, durant lequel le paysan se rebelle au nom de l’Évangile. Deuxième forme, la Révolution, qui est une colère, comme la jacquerie, mais qui est aussi une idée de l’avenir, un cadre intellectuel et une pensée stratégique. Et quand il n’y a plus d’Évangile ni d’idée de l’avenir, ça devient ce que l’on a aujourd’hui : on a perdu la mémoire évangélique qui faisait certes brûler le château et violer la châtelaine, mais au nom d’un idéal ; puis on a perdu les intel- lectuels, les idéologues, ceux qui en se mêlant de politique ont fait 1789, 1848 et 1917 ; alors, sans l’un ni l’autre, que faire ?

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Jean-François Colosimo Pour tout de même conclure sur une lueur d’espoir, on sait bien que ce pays a toujours eu besoin d’une pucelle qui entendait des voix, ou d’un connétable qui savait dire non, pour se redresser.

Régis Debray C’est arrivé un jour, avec De Gaulle.

Jean-François Colosimo Bien sûr. Mais il me semble que ce pays reste suspendu à quelque mystérieuse providence.

1. Jean-François Colosimo, La Religion française, Cerf, 2019. 2. Jean-François Colosimo, Aveuglements : religions, guerres, civilisations, Cerf, 2018. 3. Régis Debray, Aveuglantes Lumières. Journal en clair-obscur, Gallimard, 2006.

20 MARS 2020 MARS 2020 dossier MILAN KUNDERA LE MAÎTRE DE L’IRONIE

22 | Alain Finkielkraut. 67 | L’art de la fugue « Comment je suis devenu › Olivier Bellamy kundérien » › Valérie Toranian et 76 | Petit lexique personnel et Jacques de Saint Victor subjectif de Milan Kundera › Florence Noiville 36 | Quelques considérations sur l’intranquillité sereine 83 | Hugues Pradier. « Milan de Kundera Kundera a joué un rôle › Jean-Paul Enthoven dans le renouveau du roman contemporain » 47 | Antoine Gallimard. › Valérie Toranian et Aurélie « Il y a chez Kundera une Julia jouissance à représenter le désordre du monde » 88 | Un premier roman français › Valérie Toranian et Aurélie › Michel Delon Julia 95 | Un Kundera double 54 | Kundera et l’esprit des › Martin Petras Lumières › Jacques de Saint Victor 101 | Milan Kundera, de l’autre côté de la politique 63 | Milan à Milan : souvenirs › Ulysse Manhes d’une lectrice › Teresa Cremisi Alain Finkielkraut « COMMENT JE SUIS DEVENU KUNDÉRIEN » › propos recueillis par Valérie Toranian et Jacques de Saitn Victor

Alain Finkielkraut a découvert Milan Kundera en 1968, année de publication de La Plaisanterie (1), qui sera un choc littéraire pour toute une génération. Année aussi du printemps de mai ludique et révolutionnaire et du Printemps de Prague, tragique et emprunt de scepticisme postrévolutionnaire. « Ma trajectoire intellectuelle et existentielle pourrait se résumer au passage d’un printemps à l’autre », explique-t-il dans ce grand entretien. Du lyrisme manichéen au scepticisme kundérien. Le philosophe rappelle l’intuition prophétique de celui qui est devenu son ami : l’engloutissement de la culture dans le tout-culturel, la perte de l’identité européenne, le règne du kitsch et de l’esprit de sérieux, du ressentiment et de la bien-pensance. À cette lente déréliction, l’écrivain oppose l’ironie comme perspective du roman, et un esprit critique, sceptique mais jamais cynique.

Revue des Deux Mondes – Que doit-on à Milan Kundera, et que lui devez-vous personnellement ?

Alain Finkielkraut Comme beaucoup de gens de ma «génération, j’ai découvert Kundera en septembre 1968, c’est-à-dire à la sortie, en traduction française, de son premier roman : La Plaisanterie. « Mutin de Panurge », selon l’inoubliable formule de Philippe Muray, j’avais alors la tête farcie des slogans lyriques et manichéens que Kundera met en pièces avec une ironie dévastatrice. Mais, en tant que gauchiste,

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j’étais aussi anticommuniste. J’ai donc lu avec passion ce livre paru en France quelques jours après l’entrée des troupes du pacte de Varsovie à Prague. Et c’est dans la préface de Miracle en Bohême, le roman de Josef Škvorecký publié dix ans plus tard, que m’est apparue la différence abys- sale entre Mai 68 et le Printemps de Prague : « Le mai parisien fut une explosion de lyrisme révolutionnaire, le Printemps de Prague l’explosion d’un scepticisme postrévolutionnaire. Le mai parisien était radical. Ce qui, pendant de longues années, avait préparé l’explosion du Printemps de Prague, c’était une révolte populaire des modérés », écrit Kundera. Et il enfonce le clou : « Le mai parisien mettait en cause ce qu’on appelle la culture européenne et ses valeurs traditionnelles, alors que le Prin- temps de Prague était une défense passionnée de la tradition culturelle dans le sens le plus large et le plus tolérant du terme, défense autant du christianisme que de l’art moderne, tous deux pareillement niés par le pouvoir. » Je pourrais résumer toute ma trajectoire intellectuelle et exis- tentielle comme le passage d’un printemps à un autre : du printemps lyrique au printemps sceptique. Je suis peu à peu devenu kundérien.

Revue des Deux Mondes – Tout cela ne débute-t-il pas par un malen- tendu ? La préface d’Aragon, l’intelligentsia française voulant proje- ter sur Kundera l’image d’un écrivain anti-totalitaire et anti-stalinien, image que Milan Kundera n’a ensuite pas cessé de nuancer voire de contredire ?

Alain Finkielkraut On peut, en effet, parler de malentendu. Mais quand bien même nous faisions une lecture superficielle de La Plai- santerie, il y avait là une forme d’ironie qui nous a marqués. Le livre commence en effet par une blague, la Alain Finkielkraut est philosophe et carte postale que Ludvik envoie à Mar- écrivain. Dernier ouvrage publié : À la keta : « L’optimisme est l’opium du genre première personne (Gallimard, 2019). humain, l’Esprit sain pue la connerie, vive Trotski ! » Ce n’est pas une profession de foi, c’est juste un mot d’esprit. Mais nous sommes dans un moment de radicalité, d’effervescence révolutionnaire, et on ne plai- sante pas avec la révolution, c’est-à-dire avec le sens de l’histoire. Kun- dera nous enseigne, à nous autres militants ou intellectuels engagés, la

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distance de soi à soi qui s’appelle l’humour. Ce n’est pas pour autant un romancier politique, ni seulement un penseur antitotalitaire. J’ai décou- vert la profondeur et l’originalité de sa pensée en 1983, dans un article auquel je me réfère souvent : « Un Occident kidnappé, ou la tragédie de l’Europe centrale ». À cette époque, l’illusion communiste s’était dissipée et nous avions appris avec les dissidents, avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, et puis aussi avec les nouveaux philosophes, à remplacer le paradigme communisme-capitalisme par l’opposition entre totalita- risme et démocratie. Nous qui avions crié « Élections, pièges à cons », nous réhabilitions la démocratie représentative et nous redécouvrions les vertus de l’économie de marché. Kundera ne récuse pas cette critique de l’illusion communiste, mais dans un monde où règnent les concepts, il réintroduit les noms propres qui désignent des réalités singulières : l’Eu- rope, l’Occident, la Russie. Il nous montre que la tragédie vécue par les Polonais, les Tchèques et les Hongrois a une dimension civilisationnelle, que ces nations européennes ne se situent pas à l’Est mais à l’Ouest, et qu’elles ont été « kidnappées » par une autre civilisation. Pour nous, la surprise est totale : l’Occident kidnappé, c’est un oxymore. L’Occident c’est, à nos yeux, la force, la puissance, la volonté hégémonique. Et que viennent faire là ces noms propres ou le mot d’identité ? Ce mot qu’on me reproche beaucoup depuis L’Identité malheureuse (2), je ne suis pas allé le chercher dans la littérature d’extrême droite ! Je l’ai trouvé chez Kundera, qui montrait qu’en Hongrie, en 1956, mais aussi à Prague en 1968, puis en Pologne en 1981, les révoltés défendaient indissolu- blement leur appartenance nationale et leur appartenance européenne. Dans cet article, Kundera constate à la fois l’emprise de la Russie sur l’Europe centrale, et l’éclipse progressive de la culture dans l’Europe non occupée. La chute du mur de Berlin a mis fin à l’emprise russe, mais pour ce qui est de la culture, le diagnostic de Kundera se vérifie tous les jours : elle est engloutie dans le tout-culturel.

Revue des Deux Mondes – Dans L’Art du roman (3), il écrit : « Au Moyen Âge, l’unité européenne reposait sur la religion commune ; à l’époque des temps modernes, elle céda la place à la culture (art, lit- térature, philosophie). Or, aujourd’hui, la culture cède à son tour la

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place. Mais à quoi et à qui ? Quel est le domaine où se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles d’unir l’Europe ? Les exploits tech- niques ? Le marché ? La politique avec l’idéal de démocratie, avec le principe de tolérance ? Mais cette tolérance, si elle ne protège plus aucune création riche ni aucune pensée forte, ne devient-elle pas vide et inutile ? L’image de l’identité européenne s’éloigne dans le passé. Européen : celui qui a la nostalgie de l’Europe. » Partagez-vous cette définition de l’Européen ?

Alain Finkielkraut « Européen, celui qui a la nostalgie de l’Eu- rope » est une bonne définition. J’ajouterais : « Français, celui qui a la nostalgie de la France. » La France, disait Mona Ozouf, est une patrie littéraire et une patrie féminine ; je pense que c’est une patrie post- culturelle, et quant à la féminité, le néoféminisme lui fait une chasse impitoyable. Je partage la mélancolie de Kundera.

Revue des Deux Mondes – Vous avez parlé avec lui de cette mélanco- lie culturelle de la France ?

Alain Finkielkraut Bien sûr, il était très sensible à cela. C’est un peu sous son influence que j’ai écrit La Défaite de la pensée (4) : je voyais bien la culture céder la place, et je voulais réfléchir à ce phéno- mène. Kundera n’a jamais cessé de m’alerter à ce sujet.

Revue des Deux Mondes – Quand Kundera arrive en France, en a-t-il une vision fantasmée ?

Alain Finkielkraut Je ne l’ai pas connu en 1975, quand il est arrivé. Il s’est installé à Rennes et n’est venu à Paris que quelques années plus tard, à l’instigation de Pierre Nora qui lui a obtenu un poste à l’École des hautes études en sciences sociales. Je l’ai rencontré en 1979 : j’étais la cheville ouvrière d’un petit collectif que Michel Foucault avait créé, « Reportages d’idées », pour le Corriere della Sera. Il s’agissait pour des intellectuels d’aller dans les lieux où de nouvelles idées émergeaient. J’avais fait un reportage sur la droite libertarienne aux États-Unis, un

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autre, avec Benny Levy, sur le sens de la paix qui s’instaurait entre Israël et l’Égypte, et puis j’ai proposé un entretien avec Kundera que Foucault, enthousiaste, a accepté tout de suite. J’ai eu du mal à mettre ce projet sur pied, car, déjà, les Kundera se protégeaient beaucoup, ne répondaient pas au téléphone, mais mon obstination a eu raison de leur méfiance. À par- tir de cet entretien, une amitié est née et nous avons constaté ensemble que la France dans laquelle il vivait ne correspondait pas vraiment à la France de ses rêves : il avait choisi le pays de Rabelais et de Diderot, et il vivait dans le pays de Jack Lang. Les choses n’ont fait qu’empirer depuis lors. En 1984, Kundera était invité par Bernard Pivot à converser avec Simon Leys et Maurice Nadeau. Ils ont parlé une heure et demie de L’Insoutenable Légèreté de l’être (5), d’Orwell, de Kafka, de l’histoire. Une telle conversation, profonde et calme, serait aujourd’hui impensable.

Revue des Deux Mondes – C’est dans l’entretien pour le Corriere della Sera que vous lui faites remarquer la différence de style entre La Plai- santerie et ses romans suivants…

Alain Finkielkraut Je pense qu’il avait déjà eu des alertes. Mais comme j’avais énormément aimé La Plaisanterie, dont le style fleuri et rempli de métaphores contrastait avec la limpidité des romans sui- vants, je lui ai donc posé la question. C’est là, dit-il, qu’il a lu la tra- duction de La Plaisanterie et, constatant les libertés prises par le tra- ducteur, il s’est attelé dans les années suivantes à un travail titanesque de réécriture complète de la traduction. D’où sa méfiance envers les traducteurs, capables de transformer un texte ; les ajouts de Marcel Aymonin ont quelque chose de tout à fait incroyable.

Revue des Deux Mondes – C’est le terme « lyrique » qui l’a fait sursau- ter, puisque c’est la chose au monde qu’il déteste le plus.

Alain Finkielkraut Il déteste le lyrisme parce qu’il a été lyrique. Il a été poète ; sa poésie n’est pas accessible en français, parce qu’il la renie et qu’il est maître de son œuvre. Il a été, je crois, un assez bon poète, mais le roman n’est pas simplement pour lui un genre littéraire : c’est

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une manière d’être et une qualité du regard. Le lyrisme, c’est l’effusion du moi ; le roman, c’est l’attention au monde. Kundera est passé de l’un à l’autre.

Revue des Deux Mondes – Selon lui, la perspective du roman est l’iro- nie, donc le contraire du lyrisme…

Alain Finkielkraut Il a choisi l’ironie contre le lyrisme, oui. Mais, là encore, il faut aller plus profondément et ne pas non plus laisser le dernier mot à l’ironie : il n’est pas un romancier sentimental, mais il est à beaucoup d’égards un romancier à fleur de peau. La sensibilité est chez lui très présente. Même dans L’Insoutenable Légèreté de l’être, l’amour entre Tereza et Tomas tire les larmes, et il leur fait la grâce de mourir ensemble : il ne sera pas donné à l’un de survivre à l’autre, et c’est un cadeau qu’il leur offre. François Ricard a insisté là-dessus : Kundera démythifie l’idylle communiste, mais il y a chez lui une pro- fonde nostalgie d’une autre idylle, et le dernier chapitre de L’Insoute- nable Légèreté de l’être est idyllique. Il est connu pour son ironie, mais elle ne doit pas nous dissimuler la sensibilité omniprésente dans son œuvre.

Revue des Deux Mondes – Certains l’ont décrit comme un cynique.

Alain Finkielkraut Il est sceptique, mais pas cynique.

Revue des Deux Mondes – « Le sentiment qu’on ne peut prendre le monde au sérieux, c’est un abîme », dit-il.

Alain Finkielkraut C’est vrai. Il est politiquement sceptique, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a refusé presque toute forme d’engagement : il ne voulait pas être rattaché même à ses propres convictions, car les convictions ont quelque chose de fragile, et elles auraient pu s’interposer, en outre, entre lui et son œuvre. Je viens de lire une phrase de Flaubert qu’il pourrait reprendre à son compte :

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« Les convictions m’étouffent, j’éclate de colère et d’indignations rentrées ; mais dans l’idée que j’ai de l’art, je crois qu’on ne doit rien montrer des siennes. »

Revue des Deux Mondes – Il parle en effet de l’homme de conviction comme quelqu’un de « figé », or l’écrivain doit être anti-systémique avec son propre système.

Alain Finkielkraut Exactement.

Revue des Deux Mondes – Sur le roman, Kundera s’inscrit lui-même dans la tradition rabelaisienne et dans celle de Diderot, Jacques le Fataliste étant l’œuvre dont il dit que les Français sous-estiment la place qu’elle mériterait. Partagez-vous cette vision de Diderot ?

Alain Finkielkraut J’aime Diderot, bien sûr, Jacques le Fataliste et peut-être plus encore Le Neveu de Rameau. J’avoue que je ne suis pas un grand lecteur de Rabelais. Paradoxalement, ceux qui le lisent en traduction comme Kundera ne doivent pas, à la différence des Fran- çais, surmonter l’obstacle de la langue. Je dois surtout à Kundera de m’être réconcilié avec ma propre expérience de lecteur : j’étais étudiant en lettres, et dans les années soixante-dix, l’université était en proie, comme l’écrit Antoine Compagnon, au « démon de la théorie ». On ne jurait que par le signifiant, le texte, la structure. On dénonçait l’il- lusion référentielle, on refermait l’œuvre sur elle-même ; on s’enivrait du grand chiasme énoncé par Jean Ricardou, selon lequel le roman était passé de l’écriture d’une aventure à l’aventure de l’écriture. La modernité se définissait par la rupture avec la représentation, en pein- ture, en musique, en littérature, et voici Kundera qui débarque de sa petite nation, et qui nous raconte une tout autre histoire : il se présente comme un praticien et un amoureux de l’art moderne, et nous dit que la modernité, ce n’est pas cela ; que la modernité, c’est avancer vers de nouvelles découvertes sur une route héritée ; que le roman est un travail d’investigation et d’élucidation de l’existence. Comme le dit Hermann Broch, l’un des romanciers fétiches de Kundera, la créa-

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tion littéraire est une forme de connaissance : « Aller dans l’âme des choses », dit Kundera citant Flaubert. Et ce fut pour moi une véritable révélation. Moi qui cherchais dans la phénoménologie à combler ma soif d’élucidation, il me disait que je pouvais retourner au roman ! Sans lui, je n’aurais sans doute pas écrit Un cœur intelligent (6) et Et si l’amour durait (7).

Revue des Deux Mondes – Cette ironie, cet humour sont-ils en train de disparaître comme le redoutait Kundera ?

Alain Finkielkraut Nous vivons une situation paradoxale. Kun- dera, dans Les Testaments trahis (8), fait un très bel éloge de l’humour et, parlant de Rabelais, il s’inquiète du jour où Panurge ne fera plus rire. Ce jour est en train d’arriver, alors même que nous subissons le règne des humoristes : ils sont omniprésents, à la radio et à la télévision de service public. On est saturés, mais ces amuseurs qui se donnent le nom d’humoristes accompagnent en fait ce qu’ils croient être le sens de l’histoire, l’égalisation des conditions, l’émancipation, et ils punissent avec la matraque du rire tous ceux qui font obstacle à cette dynamique : ainsi ne riront-ils pas de l’écriture inclusive, qui est pourtant totale- ment grotesque, mais des académiciens français, quand ceux-ci disent que le point médian fait courir un risque mortel à la langue. Ils nous expliquent que « la seule menace mortelle à l’Académie, c’est la prostate de ses membres ». Ludvik avec sa plaisanterie heurtait de plein fouet le sens de l’histoire incarné par le communisme, et le communisme a beau être mort et enterré, l’idée du sens de l’histoire sévit encore de nos jours avec une force terrifiante. J’en ai moi-même récemment fait les frais : j’ai été accusé par une néo­féministe enragée, ce qui est un pléo- nasme, de faire l’apologie du viol. J’ai choisi, plutôt que la protestation outragée, la surenchère ironique, j’en ai rajouté, et le Parti socialiste a saisi le CSA, des députés de la France insoumise ont fait un signalement au procureur de la République, et une pétition a été signée demandant ma suspension ou mon renvoi de l’émission « Répliques » sur France Culture. J’étais abasourdi par cette réaction, et je me suis dit que si l’ironie n’était plus comprise, ça n’était pas seulement moi qui étais en

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cause, mais toute la littérature française. À cela, mes détracteurs ont répondu qu’ils savaient que je plaisantais, mais qu’on ne plaisantait pas avec ces choses-là ; c’est cela qui m’a vraiment donné à réfléchir. Ludvik, en effet, a essuyé le même reproche : on se bat pour l’émancipation, et on ne rigole pas dans les rangs. Le deuxième degré est permis, s’il est un moyen pour dénoncer les réactionnaires ; sinon, il est frappé d’interdit. J’ai été amené à résumer ma petite mésaventure par ces mots : « C’est La Plaisanterie sans le communisme. » C’est un moment kundérien. Je n’ai certes pas subi le sort de Ludvik, loin s’en faut : mon émission continue et je ne crois pas que le procureur de la République se saisira de l’affaire ; mais quelques jours après cet incident, je devais aller à Pau pour une conférence, et toute la gauche béarnaise a voulu la faire décommander. Les organisateurs n’ont pas cédé ; j’ai donc été accueilli, à la descente de l’avion, par deux policiers qui m’ont accompagné tout au long de mon séjour, et j’ai fait cette conférence sous protection ! La censure qui sévit aujourd’hui ne vient pas de l’État, mais de cette partie de la société qui se croit investie du sens de l’histoire. Dans La Plaisanterie, c’est un peu la même chose : ce n’est pas Big Brother, monstre froid, c’est l’asso- ciation des étudiants qui convoque Ludvik et le chasse de l’université. Nous avons affaire à une effervescence du même type : le communisme n’est pas le dernier mot de l’oppression au nom du progrès.

Revue des Deux Mondes – Kundera insiste sur la nécessité de distinguer l’œuvre et la biographie ; il méprise aussi la morale, et récuse l’idée qu’il y ait un camp du bien et un camp des salauds. Même le poète qui devient un agent du système n’est pas uniquement un salaud : bien qu’il n’aime pas l’écrivain officiel, quand le vent tourne et que cet écri- vain se fait à son tour rejeter et conspuer, Kundera trouve le lynchage tout aussi inacceptable. Ce n’est pas parce que Maïakovski a été l’écri- vain officiel du régime soviétique que toute son œuvre est à jeter. Ce n’est pas sans évoquer l’actualité récente de l’affaire Polanski…

Alain Finkielkraut Je pense souvent à ce mot du poète Delvaille : « Je n’ai jamais hué personne. » Il y a chez Kundera, du fait sans doute de son expérience historique, une allergie au lynchage sous toutes ses

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formes. Je ressens les choses comme lui, et cela a quelque chose de désespérant. On se dit que l’art ne sert vraiment à rien : cette allergie au lynchage, je l’ai éprouvée et gardée en moi, non seulement en lisant Kundera, mais en regardant M le maudit de Fritz Lang. Quand on voit la pègre se liguer contre ce prédateur et le condamner à mort après un simulacre de procès, on se dit que ce n’est pas ainsi que la civilisation fonctionne. Ce film aurait dû marquer les consciences de génération en génération : il n’en est rien. Avec les réseaux sociaux, l’opinion est devenue un ogre insatiable qui a besoin, pour ne pas mourir d’inani- tion, de dévorer un M le maudit par semaine. Polanski est la dernière proie de 2019. Il a fait, dans son film J’accuse, le choix de raconter l’af- faire Dreyfus du point de vue du colonel Picquart, choix admirable, car cet officier oublié aujourd’hui a été capable de surmonter ses pré- jugés antisémites au nom de la vérité, et pour tenter de sauver l’hon- neur de l’armée. Mais peu importe aux détractrices de Polanski qui ne veulent faire aucune distinction entre l’homme et l’œuvre, et qui refusent d’entendre Samantha Geimer, sa victime américaine, quand elle dit que le tapage médiatique autour de cette affaire a été plus trau- matisant pour elle que ce qu’il s’est passé avec Polanski, et quand elle est la première à le féliciter pour sa récompense au festival de Venise. Pour ce qui est de la récente accusation, quarante-cinq ans après les faits présumés, on est en droit de demeurer perplexes, d’autant qu’on ne pourra jamais rien prouver.

Revue des Deux Mondes – Il y a vingt ou trente ans, les réactions n’au- raient pas été les mêmes ?

Alain Finkielkraut Bien sûr que non. Les choses vont très vite : quand Polanski a été incarcéré en Suisse, l’émotion a été très grande, un documentaire a montré que s’il avait fui les États-Unis, c’est parce que son juge américain avait trahi sa parole, et j’ai été invité par Nico- las Demorand à la matinale de France Inter pour le défendre avec son appui. Imaginez un peu ! C’était en 2009. Aujourd’hui, si j’allais sur cette même antenne pour défendre Polanski, je serais immédiatement

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cloué au pilori par tous les humoristes de la station. Le mouvement #MeToo a accéléré les choses, on veut en finir avec ce que l’on appelle la domination masculine, et l’on salue le courage d’Adèle Haenel, qui a sans doute vécu des choses terribles, mais qui, elle le dit elle-même, est aujourd’hui puissante, alors que celui qui aurait exercé sur elle cette emprise n’est plus rien. Ce sujet nous entraînerait très loin, mais nous vivons aujourd’hui une époque étrange : nous dénonçons la corruption des politiques alors que la corruption est une chose du passé, et nous nous en prenons à la domination masculine alors qu’il ne reste plus rien en France du système patriarcal. Bien entendu, le viol existe et c’est une abomination : mais en conclure qu’il existe dans ce pays une culture du viol, dont la galanterie ferait partie, me semble complètement délirant. Vous vous souvenez peut-être que dans son essai Une rencontre (9), Kundera évoque une biographie de Bertolt Brecht : un pavé de huit cents pages, d’un professeur de littérature comparée de l’université du Maryland. D’abord, il démontre la bassesse de l’âme de Brecht, son homosexualité dissimulée, son érotomanie, son exploitation de ses maîtresses qui étaient les vraies auteures de ses pièces, et enfin, il dénonce son corps, c’est-à-dire sa mauvaise odeur, attestée trente ans après sa mort par une collaboratrice du Berliner Ensemble. Kundera insiste là-dessus : on a le sentiment que tous les grands auteurs puent, et ont un cadavre dans le placard qu’il revient au biographe d’aller chercher. Voilà le monde dans lequel nous sommes plongés : le monde des biographes, bourrés de ressentiment et de bien-pensance.

Revue des Deux Mondes – Ressentiment et bien-pensance sont-ils liés ?

Alain Finkielkraut Oui, ce sont deux avatars, deux manifestations de l’égalitarisme démocratique : le ressentiment, c’est « qu’a-t-il de mieux que moi ? », et la bien-pensance, c’est « les mâles blancs ont tous quelque chose à se faire pardonner ». Ils ont établi leur pouvoir sur l’oppression des minorités et des femmes. Et c’est bien pour cause de sexisme que Milan Kundera et Philip Roth n’ont pas eu le Nobel : la bien-pensance a sévi contre eux aussi. Vivian Gornick, critique

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du Village Voice aujourd’hui traduite en France, s’est mise à détester Roth à cause de Ma Vie d’homme (10), où il y a un personnage fémi- nin monstrueux : elle en a conclu que, pour Roth, toutes les femmes étaient des monstres. Elle l’a poursuivi de sa vindicte et, d’une certaine manière, en Scandinavie, elle a gagné ! Il faudrait délocaliser le prix Nobel. Les Scandinaves ne le méritent pas.

Revue des Deux Mondes – Mais le monde se scandinavise et s’améri- canise à la fois.

Alain Finkielkraut Absolument. Il y a tout de même quelques îlots de résistance en France : je ne dirais pas qu’elle tient bon, mais c’est moins homogène, moins unanime.

Revue des Deux Mondes – Kundera est très violent à l’égard des cri- tiques qui voient les œuvres à travers la vie personnelle de l’auteur, projettent celles-là sur celle-ci, et tombent dans une espèce de fureur biographique dont le représentant type est Sainte-Beuve. Contre Sainte-Beuve, Kundera prend le parti de Proust : il y a un abîme entre le moi social et le moi profond de l’écrivain.

Alain Finkielkraut La vocation du roman, pour lui, c’est encore une fois d’explorer l’existence. Vous n’allez pas lire l’œuvre d’un philosophe en fonction de sa biographie : on ne regarde pas comment Aristote, Kant et Hegel ont vécu, et Kundera, en tant que romancier, voudrait être traité comme un philosophe. Et il a raison ! L’Idiot de la famille (11) est un ouvrage considérable, fascinant à beaucoup d’égards, mais il rate sa cible : il se veut plus intelligent que Flaubert, et il ne l’est pas ! Un cœur simple, L’Éducation sentimentale et Madame Bovary sont des livres totalement irréductibles à la biographie de Flaubert. Sa découverte du bovarysme n’est ni illuminée ni obscurcie par sa vie. Le philosophe est aussi celui qui décrit le monde réel : Hegel donne une version philosophique de l’histoire des hommes, Nietzsche aussi. Heidegger pose un problème particulier, mais on ne peut réduire son œuvre à son engagement nazi, et ceux qui réclament maintenant qu’il

MARS 2020 MARS 2020 33 milan kundera le maître de l’ironie

soit retiré des programmes d’enseignement sont d’une bêtise à pleurer. Heidegger nous dit de la modernité ce que personne n’a dit avant lui, et que notre temps vérifie tous les jours. On n’y peut rien. Son erre- ment politique n’atténue pas la force de son œuvre. C’est la définition même du scandale.

Revue des Deux Mondes – En décembre 2019, Milan Kundera a accepté de reprendre la nationalité tchèque qu’on lui avait retirée en 1979. Comment faut-il l’interpréter ?

Alain Finkielkraut C’est une bonne décision qui apaisera peut- être la rancœur d’une partie du public tchèque à son endroit. On a prétendu, dans le milieu dissident, qu’avec L’Insoutenable Légèreté de l’être Kundera s’était approprié une expérience qui n’était pas la sienne pour devenir un écrivain mondial. Inspirée par le ressen- timent, cette accusation est stupide. Certains dissidents zélés ont même fait campagne en Suède pour que Kundera n’ait pas le Nobel. Et c’est dans un magazine antitotalitaire qu’il a été dénoncé comme un mouchard, qui avait travaillé pour la police secrète. Kundera a été anéanti par cette révélation totalement bidonnée. Je crois même qu’il en souffre encore.

Revue des Deux Mondes – Le « camp anti-totalitaire » lui en voulait de ne pas s'être engagé dans la lutte avec eux ?

Alain Finkielkraut Il ne les a jamais délaissés. Mais Milan Kundera ne voulait pas que son engagement s’interpose entre son œuvre et lui- même. Sur ce point, je ne suis pas comme lui, ce qu’il a gentiment souligné à mon propos en disant : « Alain Finkielkraut est l’homme qui ne sait pas ne pas réagir. » Je suis convaincu que l’une des tâches de la philosophie est de penser l’événement, et penser l’événement c’est réagir. Je pense sous le coup d’un choc et non dans l’élan d’un goût ; je répète souvent la phrase de Proust : « Les idées sont des succédanés des chagrins. » De ce point de vue, je me sens plus proche de Charles Péguy que de Kundera, Péguy qui aurait pu être un immense philo-

34 MARS 2020 MARS 2020 « comment je suis devenu kundérien »

sophe et est devenu un journaliste par quinzaine. Mais je comprends très bien le choix de Kundera, et peut-être, si j’avais eu la chance d’être romancier, aurais-je adopté la même attitude. w Revue des Deux Mondes – Milan Kundera, qui vit retranché du monde à Paris, souhaiterait-il retourner dans son pays natal ?

Alain Finkielkraut À l’automne de leur vie, Milan et Vera éprouvent une très forte nostalgie de Prague. On peut s’en étonner, car Kundera a souvent dénoncé le cliché romantique de la tragédie de l’exil. Il s’est dit heureux d’être en France, il a même affirmé que le fait de vivre entre deux langues lui avait été littérairement très profitable. Il a changé, la France aussi. Je comprends très bien son sentiment actuel.

Revue des Deux Mondes – Serait-il de nouveau attiré par son pays, parce que, paradoxalement, il serait aujourd’hui devenu beaucoup plus européen que le nôtre ?

Alain Finkielkraut Il y a à nouveau un différend majeur entre les deux Europe : l’Europe centrale refuse la transformation en société multiculturelle et, pour elle, l’Europe occidentale n’est plus un modèle, mais tend à devenir un repoussoir. Est-ce que les Kundera sont sur la même ligne ? Je ne saurais le dire. Mais Vera Kundera a dit dans un entretien récent à une revue tchèque qu’elle ne reconnaissait plus vraiment Paris et la France.

1. Milan Kundera, La Plaisanterie, Gallimard, 1968. 2. Alain Finkielkraut, L’Identité malheureuse, Stock, 2013. 3. Milan Kundera, L’Art du roman, Gallimard, 1986. 4. Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée, Gallimard, 1987. 5. Milan Kundera, L’Insoutenable Légereté de l’être, Gallimard, 1984. 6. Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, Stock-Flammarion, 2009. 7. Alain Finkielkraut, Et si l’amour durait, Stock, 2011. 8. Milan Kundera, Les Testaments trahis, Gallimard, 1993. 9. Milan Kundera, Une rencontre, Gallimard, 2009. 10. Philip Roth, Ma vie d’homme, traduit par Georges Magnane, Gallimard, 1976. 11. Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la famille : Gustave Flaubert de 1821 à 1857, 3 tomes, Gallimard, 1971-1972.

MARS 2020 MARS 2020 35 QUELQUES CONSIDÉRATIONS SUR L’INTRANQUILLITÉ SEREINE DE MILAN KUNDERA › Jean-Paul Enthoven

a vie durant, Milan Kundera s’est efforcé – vai- nement ? – de passer inaperçu tant l’inaperçu est depuis toujours sa zone de prédilection. Sa religion, c’est le ni vu ni connu. Et son rêve : être tranquille à la terrasse d’un Scafé, sur une plage du Touquet, en Martinique, ailleurs. Tel est le Milan que je connais, et dont la morale inflexible méprise les paparazzis et le blabla. L’invisibilité est, pour lui, ce qui se rapproche le plus du luxe absolu.

Il aurait tant aimé (sans fausse modestie, je l’assure) qu’on dise : « Kundera ? Ah, oui, l’écrivain ? Comment, vous ne saviez pas ? Il a disparu de son vivant… Pas de chance… » Et, surtout, pas d’interview sans copyright, ni de tél, ni de questions-­réponses sur la disparition des abeilles, la quête du bonheur, la crise de l’Occident, l’avenir de l’islam, la violence en banlieue, etc.

36 MARS 2020 milan kundera le maître de l’ironie

Vous en voulez davantage ? Consultez donc, aurait-il dit sans arro- gance, la biographie de mes œuvres – au bout du second volume de la Pléiade ! Parfaitement : car les œuvres de n’importe qui, ça naît-vit- meurt, plus ou moins, comme toute chose sur la terre. Qu’on se le dise : Kundera veut disparaître de son vivant en laissant derrière lui, non pas son sourire (comme le chat carrollien du Cheshire) mais ses romans. D’ailleurs, ses romans sourient, eux aussi. Ce sont des sourires charmeurs et grinçants.

Les Français – d’abord déconcertés par cette volonté de disparition – en ont vite accepté le principe : on ne dérange jamais Milan Kundera. On ne lui téléphone pas. On ne l’invite pas aux colloques qui lui sont consacrés. On ne sollicite pas sa signature au bas des pétitions favorables au bien ou hostiles au mal. On ne fait pas de selfies avec Milan Kundera. C’est ainsi. En France, ce club d’invisibles est très sélect : Blanchot ou Gracq, hier. Et Modiano – quoique, ces derniers temps… Peu de candidats, il est vrai, tant les écrivains hexagonaux ont un faible pour l’obscène – pour ce qui se propulse sur le devant de la scène. Ce qu’on préfère, en France : les écrivains qui se cachent seulement un peu – genre Houellebecq – et qui déboulent (dès que l’Audimat est garanti sur facture) afin de dire en public Jean-Paul Enthoven est écrivain, les délices de la solitude. Ou pour parler et éditeur, journaliste. Dernier ouvrage reparler sans cesse dans le but de bien faire publié : Saisons de papier (Grasset, 2016). sonner leur éloge du silence. Je suis fasciné par l’aptitude kundérienne à fuir la meute, le spec- tacle, le bruit, le carnaval, l’imagologie. C’est le seul petit côté pra- guois (façon Kafka) qui lui reste. Lui aussi, comme l’auteur de La Métamorphose, voulait « faire un bond hors du rang des meurtriers ». Sagesse en acte. Preuve par le retrait. Un analogue littéraire de la théologie négative – qui imagine que Dieu, lassé de l’incroyance des hommes, s’est un jour retiré du monde afin de prouver, par son absence, qu’il avait jadis existé.

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Heureusement, Kundera n’est pas Dieu. Et il ne lui viendrait pas à l’esprit de le prétendre. Il s’en est tenu, par sagesse, au monde réel et sublunaire – le sien. Et à ses palais de mémoire bâtis comme de facétieux labyrinthes.

Il m’arrive, certains matins, de croiser Milan Kundera dans une rue déserte de Paris. Je le vois s’avancer, d’un pas hésitant, joyeux, libre, vers sa journée de flânerie, d’ennui, de travail. J’observe sa casquette de marin de terre. Je pensais à La Toque de Clementis – sa nouvelle géniale qui résu- mait, à elle seule, dix bibliothèques de soviétologie. A-t-il rendez-vous ? Avec qui ? De quel morceau de réalité va-t-il se saisir ? Comment va-t-il s’y prendre pour raconter notre tumultueux temps parisien ? Aime-t-il penser en français ? À ses côtés, il y a toujours Vera, l’épouse impeccable et belle. L’éternelle aimée aux allures de ballerine. Elle se drape dans l’al- lure altière d’un Grand Duc ébloui par l’excès de lumière.

C’est dans La Lenteur, je crois, que Kundera se souvient avec nos- talgie de Vaclav, ce roi tchèque du XIVe siècle qui pouvait se divertir en fréquentant les auberges de Prague et en bavardant incognito avec les gens du peuple. À ce Vaclav, le destin avait offert, en triptyque, le pouvoir, la gloire et la liberté. Ah, l’heureux homme ! Trois privilèges d’un seul coup. Du bonheur d’être roi en ce temps-là… Désormais, la gloire va de pair avec la célébrité, donc avec le rayon- nement universel et télévisuel du visage glorieux, de telle sorte que, du fameux triptyque, la liberté s’est enfuie. Ayons, à cet égard, une pensée pour l’infortuné Louis XVI, peut- être arrière-arrière-cousin du roi Vaclav, qui dut son arrestation, et bientôt sa mort, au fait qu’un palefrenier reconnut son profil vu sur une pièce d’or… Or, Kundera ne veut pas mourir de cette façon. Il n’a donc, sur le tard, que le choix de l’invisibilité – ce qui indis- pose les Français, tellement habitués à contempler des monstres rom- pus à l’art de se mon(s)trer.

38 MARS 2020 MARS 2020 quelques considérations sur l’intranquillité sereine de milan kundera

L’amour est toujours un trafic narcissique. Et ce que nous aimons, c’est toujours l’amour que l’on nous porte. La France aime donc Milan Kundera, parce que Milan Kundera aime la France. La France adore surtout que le son kundérien se soit forgé dans un paysage balisé par Diderot, Laclos, Denon. Dans ce paysage, tout doit être léger et rigoureusement construit. Les Français aiment que Mr K leur rappelle leur passé de légèreté, leurs escarpolettes, leurs vagabondages libertins. Sans lui, ils l’auraient oublié. Un président tchèque (avec imposante délégation, voiture girophare, etc.) s’est récemment rendu au domicile de Mr K pour lui rendre sa nationalité tchèque. Milan est poli. Il a empoché la nationalité, il a dit merci, il a souri. Il devait penser : comment dit-on Diderot en tchèque ?

À travers la figure de son Emma, Flaubert avait démasqué le méca- nisme de la sentimentalité et des illusions qui figent le vivant-vrai dans le cliché kitsch-mort. Ainsi naquit l’industrie littéraire de la démystification et de l’anti- lyrisme dont les fondés de pouvoir ont pour noms Kafka, Klima, Musil, Broch, Hasek, Gombrowicz et quelques autres. Milan Kundera a repris l’entreprise à son compte. Et l’a dévelop- pée. Et lui a ouvert de nouveaux marchés. Je propose de rebaptiser « Bovary » la fameuse station de la ligne Flau- bert-Kundera – celle qui, précisément, se tient « entre l’être et l’oubli ».

Voici quelques années, certains Tchèques – ceux-là mêmes qui lui en voulaient depuis toujours de ne pas revenir au pays – se mirent en tête de souiller un peu la biographie de Mr K. Puisque nul ne sait quelle surprise réserve le passé, on défricha le sien, puis on exhuma quelques fantasmagories indignes et sans fondement. Devant ces faits, fort désobligeants, Mr K, comme n’importe quelle star occidentale, aurait pu convoquer les télés, les échotiers, les justiciers, les témoins ; il aurait pu débarquer à Prague avec une horde

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d’envoyés spéciaux, rameuter les foules, confondre ses accusateurs sur CNN et tordre le cou, en quelques minutes, aux roquets locaux qui, sans preuve, lui avaient mis sur le dos cette sombre affaire de « déla- tion » imaginaire, déjà cinquantenaire, et droit sortie des archives tra- fiquées par un KGB local – ou, plus drôlement, d’un des véridiques romans de Milan Kundera. Oui, Mr K aurait pu s’indigner, tonitruer, offrir sa photogénie aux centaines de caméras du GSM (Grand spectacle mondial) – mais il a « préféré ne pas le faire »… car la stratégie Kundera, depuis toujours, c’est l’abstention plutôt que l’empoignade. Le retrait plutôt que le chahut. Le silence contre le bruit. Précocement vacciné par l’histoire, Mr K arbore ainsi, et volon- tiers, son profil Bartleby – ce héros légendaire de Herman Melville qui, sommé de s’expliquer, ne cesse de murmurer : « I would prefer not to… » Chez lui, c’est une évidence. Une simple question de style et de morale ; orgueilleux, il se refuse de barboter dans la calomnie qui a servi d’encrier aux rédacteurs de la (mal nommée) revue Respekt – qui, forts d’une déposition non signée et issue de feu la police stalinienne, l’accusent d’avoir, jadis, dénoncé un camarade d’université. Cette affaire, qui éclata selon un timing habilement étudié, lui coûta un prix Nobel ? Pas si grave, au fond. Et pas de quoi bouleverser ses habitudes : musique, abstinence médiatique, lecture-écriture, promenade entre la rue de Sèvres et la rue de Grenelle, amitiés choisies, observation amusée d’un monde ravagé par le kitsch, déjeuner quotidien avec l’altière Vera dans l’arrière-salle d’un restaurant tranquille de son quartier. La routine. Les intellectuels français, si prompts à en découdre, aiment parti- culièrement Mr K pour cette façon d’éviter la meute. Ils ont, sur ce point, beaucoup à apprendre.

Dans l’une des nouvelles de Risibles Amours (celle qui s’intitule « Édouard et Dieu »), un personnage kundérien dit à son voisin : « si un dément se prend, et te prend, pour un poisson, vas-tu te déshabil-

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ler afin de lui montrer que tu n’as pas de nageoires ? » – avant d’ajou- ter : « si tu agissais ainsi, cela prouverait seulement que, toi aussi, tu es fou… » Avançons alors l’hypothèse selon laquelle, face à ses juges d’occa- sion, Milan Kundera n’a pas l’intention de prouver qu’il n’est pas un poisson. Ni que son livre n’a pas de nageoires. De toute façon, cet écrivain intranquille et serein a l’habitude d’être seul.

Kundera est-il tchèque ? Est-il français ? D’aucuns, à Paris, ont tou- jours pensé qu’il appartenait au patrimoine voltairien. Disons qu’il est français comme Picasso, Borges, Hemingway, Fellini et quelques autres. Français par le droit de la mémoire transmise.

En France, les chefs – ceux que le peuple a choisis – ont toujours eu besoin, pour devenir vraiment chefs, d’êtres oints par le pouvoir spirituel. Jadis, les rois devaient aller à Reims ou à Rome afin d’y quérir quelque sacralité indiscutable. Avec le désenchantement du monde et l’avènement de l’âge démocratique, ce ne sont plus les prêtres qui fournissent l’onction, mais cette nouvelle race de prêtres que sont les grands-écrivains. De Gaulle donnait du « Maître » à Sartre qui n’en voulait pas. Pompidou s’effaçait devant Gracq. François Mitterrand faisait le pèlerinage de Choiseul pour bavarder avec l’énigmatique Tournier. Etc. Or, il y a peu, un nouveau Premier ministre – sympathique, répu- blicain, grisé, tout acquis à ses pures intentions… – a tenu, dès son installation à Matignon, à s’entretenir avec le Grand-Écrivain-Kun- dera – lequel, en cette saison, observait le déferlement des vagues sur les rivages du Cotentin. Le Premier ministre s’agita, intrigua, manœuvra, de telle sorte qu’il obtint son petit sacre. D’après ce que l’on me rapporta, l’entrevue fut cordiale et de bonne facture. On y évoqua Rabelais et la Catalogne, Prague et Proust, Janáček et les filets de sole au vinaigre.

MARS 2020 MARS 2020 41 milan kundera le maître de l’ironie

De cet édifiant apologue, je tire une morale : Milan Kundera fut, ce jour-là, promu au grade de Prêtre français. Le pouvoir avait besoin de lui pour être pleinement le pouvoir. Et je ne suis pas certain que Milan Kundera ait mesuré l’importance symbolique de cette journée dont personne, jusqu’à mon indiscrète personne, ne souffla mot.

En un sens, Kundera a toujours été français car il a toujours été pessimiste. Qu’il analyse une page de Malaparte ou de Musil ; qu’il s’ébroue dans sa forge aux côtés de Nezval, Milosz, Hrabal, Fuentes ou Anatole France ; qu’il démonte les mécanismes mentaux de la terreur, du sentimentalisme, de la médisance ou de la bêtise ; il pense sans cesse et, d’abord, en pessimiste. Avec lui, le pire est toujours sûr.

Quelques-unes des questions kundériennes : pourquoi les prota- gonistes des grands romans (Valmont, L’Homme sans qualités, Don Quichotte, le narrateur proustien, etc.) n’ont-ils jamais d’enfants ? Combien de fois, Anna Karénine fait-elle l’amour avec Vronski ? Pour- quoi les exégètes de Brecht insistent-ils si souvent sur son hygiène douteuse ? Pourquoi Aragon s’excuse-t-il d’être romancier ? Comment Malaparte s’y prend-il pour inventer la forme de Kaputt ? Par quel mystère, et selon quelle loi, le grotesque se glisse-t-il dans l’horreur et l’ennui dans le drame ? Etc. Toujours, chez lui, cet impérieux besoin de passer derrière le décor, de crever la façade, d’éventrer l’apparence.

Au début, les Français avaient cru que Milan Kundera n’était qu’un écrivain de la dissidence. Un penseur-victime-du-socialisme-réel. Et ils lui ont réservé les hommages dus, par leur longue tradition d’hos- pitalité, aux bannis du monde. Quand Aragon (afin de solder tardivement son demi-siècle de stali- nisme) décida de préfacer La Plaisanterie, il offrit à Kundera le cadeau empoisonné d’un formidable coup de pub. Résultat : gros succès. Et, en même temps, malentendu car les Français se mirent à lire Kundera comme s’il était un écrivain politique… ce qu’il n’est guère, ce qu’il ne fut jamais, puisque, pour lui, un romancier n’a pas à être enraciné dans un pays ou une idéologie mais dans des thèmes existentiels déclinables à l’infini.

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Romancier selon Kundera : « anatomiste des passions humaines en pleine possession de sa lucidité critique et sexuelle ». Puis, à mesure, ces mêmes Français se sont avisés que ce romancier était surtout un farceur, un ami du non-sérieux, et ils ont commencé à se méfier. Quand ils ont vu que cet exilé ne s’en retournait pas chez lui après la chute du communisme, ils se sont posé des tas de ques- tions malsaines et bientôt déplaisantes, voire menaçantes. Ils ont alors pensé qu’il y avait eu tromperie sur la marchandise – mais c’était trop tard : Kundera était devenu trop central, trop classique, trop incon- tournable, et ils ont dû, à nouveau, l’encenser.

Il m’arrive, certaines nuits, d’entendre – de croire entendre ? Mais cela revient au même… – la conversation des jurés du prix Nobel qui se réunissent dans mon imagination pour s’assurer qu’aucun d’entre eux n’a l’intention d’attribuer leur trophée à l’auteur d’une quinzaine de chefs-d’œuvre. Leurs noms étant imprononçables, donnons-leur de simples numéros : Juré n° 1 : « M. Kundera ne mérite pas notre récompense, il est misogyne… » Juré n° 2 : « Ce n’est pas un patriote… La preuve ? Il ne revient pas dans son pays, alors qu’il y a droit, afin d’y bâtir une société idéale… » Juré n° 3 : « Nous serions ridicules en couronnant un écrivain qui, dans l’un de ses romans, a comparé la lune au “trou du cul du ciel”… » Juré n° 4 : « Ajoutons que ce roman a été écrit en français, ce qui aggrave sa charge pornographique… » Juré n° 5 : « Il était, de surcroît, l’ami de M. Roth Philip… Et croyez-vous que son concept-phare, ce fameux “kitsch”, soit politi- quement très correct ? » Juré n° 6 : « Vite, vite, tournons-nous vers les écrivains qui méritent nos hommages ! Vite, vite, de bons réalistes ! Des amis du genre humain ! Entre “l’être” et “l’oubli”, choisissons le progrès ! » Juré n° 7 : « Oui, vive le progrès ! Vive l’amour ! À bas les exilés pornographes ! Soyons résolument modernes ! »

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Le plus français des « romans français » de Milan Kundera : L’ Im- mortalité ? La Lenteur ? Je ne sais. Ici, Vivant Denon. Là, Goethe, Hemingway et Mitterrand au Panthéon. La vraie nationalité de ces romans, c’est la musique, ou plutôt la composition musicale. Il faudra reposer la question : ces romans, fugues ou sonates ?

Que se passe-t-il dans la tête d’un écrivain qui décide de chan- ger de langue ? Joseph Conrad s’en remettait au hasard (quel sera le pavillon du premier navire à l’horizon ?) ; Cioran, lui, choisit le français car il avait dit beaucoup de choses indignes en roumain ; Nabokov décida d’habiter l’anglais parce qu’il n’aimait pas le son russe qu’il avait entendu à travers la voix de Lénine dans une bras- serie de Zurich. Et Kundera ? Parce que c’est un athlète. Et parce que cet athlète veut (se) prouver qu’il peut soulever son monde et le poser ailleurs.

C’est le genre de jubilation qui, d’ordinaire, n’advient qu’à titre posthume. Et qui impose de regarder l’existence dans un rétroviseur mélancolique. Soit donc un écrivain encore alerte et espiègle, qui tient entre ses mains les deux volumes de son « œuvre ». Tout y est : en ordre, bien peigné, méticuleusement incrusté dans une éternité reliée de cuir cha- grin. Cela ressemble au costume définitif dont on habille les morts. Et c’est un mausolée. C’est dire que l’entrée de Milan Kundera dans la prestigieuse « Pléiade » surclassa toutes les facéties administratives qui avaient fait de lui un Français de passeport. Là, avec ces deux volumes, il devient un Français de papier-bible. Aucun douanier, nulle part, et à jamais, n’osera lui demander son identité. Dans le cas de Milan Kundera, qui fut si longtemps en exil, ce sur- classement risque tout de même de lui inspirer des émotions mêlées : fallait-il se réjouir d’une telle consécration ? Ou, au contraire, gémir devant l’imminence du crépuscule qu’on lui signifiait ?

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L’auteur de L’Immortalité hésita : quel plaisir prend-on, tout compte fait, à être le témoin de ses propres funérailles ? Certes, quelques sei- gneurs l’avaient précédé, de leur vivant, sur ces Champs-Élysées de la gloire – mais Gracq, Gide, Saint-John Perse ou Claudel, puisque c’est d’eux qu’il s’agit, étaient, dès leurs balbutiements, faits pour ça. Tandis que Kundera, lui – et c’est ce qui le rend aimable –, était taillé dans une incurable jeunesse. Il y avait, dans sa tête, des phrases, des impatiences, des intuitions, des insolences, qui s’arrangeaient mal de l’embaume- ment prématuré. Frigorifié par la sépulture qu’on lui offrait, il constata alors que les héros de ses romans, ces « ego expérimentaux », allaient tourbillonner sans cesse en son absence. Et qu’ils pourraient désormais se passer de lui. Las, il leur souhaita bonne valse, sourit avec tendresse, leur adressa un signe d’adieu.

Dans cette entreprise de momification et d’éternité officielle, Milan Kundera n’a pourtant pas vraiment joué le jeu. Aucune note ou variante dans ces deux volumes de la Pléiade. Aucune esquisse jadis envisagée puis abandonnée. Voici l’œuvre, marmoréenne, telle qu’il la décrète, retraduite, fignolée, lustrée, cristallisée, dépouillée de ses repentirs. Tout ce qui n’est pas « mémorable » en a été exclu – puisqu’on n’est jamais assez prudent avec la postérité. On pense, bien sûr, à Michel-Ange à qui le pape Jules II, s’extasiant devant le tombeau que l’artiste lui avait sculpté, demanda : « Mais comment as-tu fait ? » – et l’artiste de répondre : « C’est simple, très Saint Père… J’ai pris un bloc de marbre et j’ai enlevé ce qu’il y avait autour de ton tombeau… » Ainsi, Kundera enleva ce qu’il y avait autour de ses dix romans, de ses quatre essais et d’une pièce de théâtre. Il n’a même pas sacrifié au rite sainte-beuvien de la « biographie autorisée ». L’écrivain a tout contrôlé et verrouillé. Agrippé à son tempérament fugueur comme à une corde à nœuds, il s’est enfui de son propre mausolée. Comme Casanova fuyant la prison des Plombs. Pour un grand vivant, n’est-ce pas mieux ainsi ?

MARS 2020 MARS 2020 45 milan kundera le maître de l’ironie

Reprenons : dès ses débuts, Milan Kundera s’est fait une certaine idée du roman qui, à ses yeux, doit être une simple « méditation sur l’existence ». Il se rêve « seulement romancier » – donc mi-architecte et mi-musicien – et explorateur, entre autres, du kitsch, cet équiva- lent (dans l’ordre des affects) de la bêtise propre à la sentimentalité et aux idées reçues. Toujours, il sut ainsi se défier de la manie moderne qui consiste à travestir le réel en une vision extatique et idyllique du monde. Or, l’Occident qui l’avait accueilli et fêté ne l’entendait pas de la sorte : il avait besoin, cet Occident, d’un romancier dissident, bien équipé de la panoplie martyrologique qui va avec. Énorme méprise.

Le programme kundérien : non au pathétique, au « Bien », au « Mal », à l’illusion lyrique, au tragique et à tous ces ingrédients qui font vibrer. Et, à l’inverse, oui à la composition, à la fragmentation, à la bifur- cation, au décalage entre ce que l’on croit savoir de soi et ce que l’on est en réalité. Tous ses livres sont fidèles à cette feuille de route. L’émotion y circule moins que l’intelligence. Le dérisoire y règne sans partage. Irrécupérables pour la dissidence, pour le Parti, pour la Nation. Tant mieux.

Tout cela a aiguisé, chez Mr K, une méfiance instinctive. D’où sa façon, avant de prendre congé, de régler tous les détails de la mise en scène. Les Français peuvent bouder. Les Tchèques peuvent lui chercher des noises ou prétendre le rapatrier. Il s’en moque. Il attend seulement, des contemporains qui lui survivent, un effort de lecture.

46 MARS 2020 MARS 2020 Antoine Gallimard « IL Y A CHEZ KUNDERA UNE JOUISSANCE À REPRÉSENTER LE DÉSORDRE DU MONDE » › propos recueillis par Valérie Toranian et Aurélie Julia

Antoine Gallimard rencontre Milan Kundera dès son arrivée à Paris, à la fin des années soixante-dix. La simplicité et la profondeur de l’écrivain le frappent. Une amitié indéfectible se noue entre les deux hommes. L’editeur évoque ses relations avec cette « haute voix de la création littéraire » et sa perception d’une œuvre empreinte d’ironie, de dérision et de rire.

Revue des Deux Mondes – Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Milan Kundera ?

Antoine Gallimard Une longue amitié nous lie. Elle «s’est amorcée avec mon père, Claude, qui effectua de nombreux voyages à Prague. À la fin des années soixante, Milan était surveillé par les services de renseignements tchèques. Il pouvait être incarcéré à tout moment, mon père le savait. On lui cherchait des ennuis : on le soupçonna d’avoir dénoncé un homme, une histoire montée de toutes pièces. Car Milan était mal vu du pouvoir mais aussi d’une partie des intellectuels dis-

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sidents parce qu’on l’accusait de ne pas choisir entre le régime com- muniste et le modèle libéral. Attaché à la tradition tchèque, Milan ne souhaitait pas prendre parti. Milan est arrivé en France dans les années 1977-1978. C’est à ce moment-là que je l’ai rencontré, lors d’un dîner.

J’avais fini mes études et je venais de lancer Antoine Gallimard est éditeur, la collection « L’Imaginaire ». J’étais assis à président des éditions Gallimard côté de Vera, sa femme. Nous étions tous les et du Groupe Madrigall. deux embarrassés, elle en raison de la langue française qu’elle ne maî- trisait pas très bien et moi par timidité. Cette soirée a scellé notre ami- tié. Vera est une belle femme vive, intelligente, malicieuse. Elle a tout abandonné – c’était une vedette de la télévision tchèque ! – pour suivre Milan. Lui est un bel homme, généreux, sentimental, mélancolique, amical, , à la fois simple et profond, sans la moindre quête des honneurs. Il a conservé le côté bon vivant du Slave : il aime les plaisirs de la table, la ville, les cafés, les amis. Il me parlait souvent du kitsch symbolisé par le marketing. Il craignait que l’édition ne soit gagnée par ce kitsch. Il avait peur que la littérature ne perde de sa noblesse, qu’un livre ne devienne un petit objet à consommer, que les temps de lecture diminuent, qu’on ne parle plus de livres mais de bouquins et que tout finisse dans le consommable.

Revue des Deux Mondes – Que vous a apporté Milan Kundera ?

Antoine Gallimard Ce qui me touche particulièrement, c’est son plaisir à transmettre le bénéfice de ses propres lectures, son souci constant de comprendre et d’expliquer l’histoire de la littérature et des cultures, et de les révéler dans leur signification générale, dans leur histoire profonde. Il y a un plaisir à instruire chez lui, que l’on perçoit aussi dans ses romans, quand bien même il y met de la distance. Il y a quelque chose du professeur génial et bienveillant, jamais didactique, toujours soucieux de faire comprendre la réalité du monde avec des propos ou des raisonnements qui touchent directement ses lecteurs. Cela fait un peu de lui un voyant, un voyant ès lettres, ès arts, ès musiques. Et cette

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disposition le fait entrer dans la grande tradition de l’écrivain-critique, qui trouve probablement sa source chez Flaubert et se prolonge avec Apollinaire, Proust, Gide, Larbaud, Camus, Blanchot, Vargas Llosa et tant d’autres – source à laquelle la Nrf a abondamment puisé. « Kundera est une bruissante forêt de rencontres. Il fait scintiller de manière miraculeuse toutes les œuvres d’art qu’il aime avec fidélité », écrit Bruno Maillé dans son récent recueil d’articles Les Maîtres de l’imagination exacte (1). Cela me semble très juste. Musicologue (son père était un grand pianiste et lui-même a appris la musique), cinéphile, amateur d’art, dessinateur lui-même et immense lecteur, bien sûr, Milan a su tracer de grands axes dans notre héritage culturel européen et grâce à lui nous avons moins de risque de nous y perdre. C’est le grand apport de L’Art du roman (2) et du Rideau (3). Tous les étudiants en lettres de France devraient avoir lu ces livres. Ce faisant, il nous a aidés en particulier à nous rendre plus fami- lier l’héritage culturel de la Mitteleuropa. Il nous a aidés à lire Kafka, Musil, Broch, Gombrowicz, Thomas Mann, Hasek…

Revue des Deux Mondes – Lors de l’émission de Philippe Garbit sur France Culture, « La Nuit rêvée » (en mars 2016), vous avez dit que Milan Kundera était pour vous un modèle, comme Diderot l’avait été pour votre grand-père, Gaston Gallimard. Pourquoi et en quoi ?

Antoine Gallimard Gaston Gallimard avait en horreur l’esprit de sérieux, les poses, la fausse importance, les significations fermées et institutionnalisées. Il aimait tout ce qui trouble le caractère convenu des jugements et prendre du recul. C’était un homme qui aimait le naturel allant de pair avec une belle liberté intellectuelle. Il considérait que la dérision, le rire, dans leur vertu démystificatrice, permettaient de tenir le monde à distance pour mieux le comprendre. Cet esprit, il le trouvait exprimé mieux que nulle part ailleurs dans le Diderot de Jacques le Fataliste. Il y retrouvait cette opposition à l’arbitraire et au ridicule du pouvoir qui était, chez lui, quelque chose

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d’instinctif, une défiance presque innée ! Il ne faut pas oublier aussi que Gaston Gallimard a été, au départ, un homme de théâtre ; et l’en- tremêlement entre le récit et le théâtre dans Jacques le Fataliste (1765) ne pouvait que lui plaire. Il aimait la liberté et la réponse relativiste, ironique, saisissante, qu’apporte la scène théâtrale à tout ce qui est convenu. Si je rapproche profondément ce qu’a été pour moi la lecture des œuvres de Milan (en particulier Risibles amours (4)) de ce qu’a été pour Gaston Gallimard celle de Diderot, c’est notamment parce que Milan s’inscrit lui-même dans cet héritage corrosif issu du siècle des Lumières. Il a trouvé dans le modèle de Diderot une voie française pour retourner à la source du roman, après le lourd héritage réaliste et sa déconstruction après-guerre. Il s’est inspiré de la désinvolture, de la fantaisie de Jacques le Fataliste pour certaines de ses œuvres. Dans son obsession d’être au plus près de la nature humaine, la fiction est la forme idéale, pour peu qu’elle se libère du naturalisme social à la Zola. Pluriel, polyphonique, le roman est le récit de la complexité : complexité d’un monde qu’on tente de décrypter tout en sachant que les choses nous échappent. Il y a chez Kundera comme chez Diderot une jouissance à représenter le désordre du monde, le jeu des appa- rences, l’impossible perception des causes et des fins. Pas de système qui tienne, pas de dogmatisme ni orthodoxie. L’héritage commun de Diderot et de Milan, auquel mon grand- père et moi-même nous rattachons, Milan l’exprime ainsi : « L’esprit de roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : les choses sont plus compliquées que tu ne le penses. C’est la vérité éternelle du roman mais qui se fait de moins en moins entendre dans le vacarme des réponses simples et rapides qui précèdent la question et l’excluent. » Diderot confessait : « Mes pensées sont mes catins. » Autant dire qu’il avait un rapport fragile à la vérité construite par l’abstraction. Kundera, lui, un peu dans la continuité de son maître, écrit : « Je suis né le 1er avril. Ce n’est pas sans impact sur le plan métaphysique. » Toute vérité est, chez l’un et l’autre, à prendre avec des pincettes et l’individu est à la fois bien peu de chose, et en même temps le respect de sa dignité est la seule chose qui compte.

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Revue des Deux Mondes – Milan Kundera ne souhaite pas recevoir le prix Nobel de littérature, vous a-t-il révélé un jour. A-t-il expliqué pourquoi ?

Antoine Gallimard Non, pas vraiment. J’y vois pour ma part une méfiance à l’égard de la dimension institutionnelle et la marque d’une profonde réticence à s’exposer. Il y a pourtant quelque chose d’universel chez lui. Milan n’a cessé de dire que, toute inscrite qu’elle pouvait être dans une réalité territoriale ou culturelle, la grande littérature était, par vocation, supranationale. Il se rattachait ainsi à cette Weltliteratur dont parlait Goethe, prophète de la modernité. C’est que, pour Milan, le roman ne vaut que s’il « jette un éclairage nouveau sur le monde humain » et non sur une donnée particulière, un problème strictement local. En ce sens, les frontières, spatiales et temporelles, ne comptent pas pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles font de l’homme et disent de lui, en situation. Toute son œuvre se caractérise par un double mouvement : celui de l’émancipation (elle est le fruit d’un désir d’expression libre, d’une volonté et d’un art qui s’opposent au silence, au mensonge, à la mani- pulation des individus par un État malveillant) et, concomitamment, celui de l’approfondissement de la conscience et de l’expérience humaines. Cette tension exprime bien l’ambition de l’homme de se dépasser. Chacun peut s’y retrouver.

Revue des Deux Mondes – Les auteurs édités de leur vivant dans la Pléiade sont rares. En quoi Milan Kundera occupe-t-il une place parti- culière au sein de la littérature ?

Antoine Gallimard C’était une évidence. Avec La Plaisanterie (5), puis avec les grands romans qui l’ont suivi et ses essais critiques, Milan a été l’une des hautes voix de la création littéraire de la fin du XXe siècle. Il a redonné ses lettres de noblesse au genre (à une époque où on le mettait encore en doute) de deux façons : comme créateur d’une part et comme historien et critique d’autre part. Son

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action a été salutaire à tout point de vue. Elle est indissociable de son histoire propre, laquelle l’a guidé vers une grande question, centrale dans son œuvre : « Qu’est-ce que la vie humaine, l’existence, dans le piège qu’est devenu le monde ? » Milan partage cette question avec d’autres créateurs qui l’ont précédé, comme Kafka par exemple. Sa place était, naturellement, dans la Pléiade, dans la proximité des grands auteurs qui ont tant compté pour lui : Sartre et Aragon, bien sûr, mais surtout Cervantes, Rabelais, Diderot, Balzac, Flaubert, Kafka, Proust, Joyce… Milan Kundera a eu sa part à ce qu’il considère lui- même comme « l’une des grandes œuvres de l’Europe : le roman ». Je voulais mettre en lumière ce rôle, au-delà de la grande admiration que j’ai pour l’écrivain et le sentiment d’indéfectible fidélité qui nous lie. L’entrée dans la Pléiade consacre une œuvre mais aussi la délimite, la définit. Pour Milan, ce dernier aspect est très important : il est atta- ché à ce que l’édition de son œuvre soit respectueuse de sa volonté. C’est du reste une des raisons qui l’ont amené à écrire en français et non en tchèque pour éviter le filtre de la traduction.

Revue des Deux Mondes – Que peut nous enseigner Milan Kundera aujourd’hui ?

Antoine Gallimard Je vous répondrai volontiers par une ques- tion : ne sommes-nous pas aujourd’hui encore à l’ère du kitsch ? Notre société n’est-elle pas obsédée par l’impératif qu’elle se donne de se faire plus belle qu’elle ne l’est ? Le mensonge est partout car nous le voulons. Cette thématique traverse l’œuvre de Milan, qui y voit une part du malheur humain. C’est un mal très contempo- rain. Les multiples miroirs déformants que se donne aujourd’hui la société, en particulier à l’ère du numérique (à laquelle Milan n’a jamais accordé la moindre confiance, mesurant la menace qu’elle fait peser sur nos libertés de conscience et d’action), renforcent cette étonnante capacité que nous avons à nous mentir sur notre propre compte. Alors que notre grandeur tient précisément à y voir clair sur ce que nous sommes.

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Mais Milan ne s’arrête pas au constat. Je crois qu’il pense sincè- rement que les hommes portent en eux-mêmes leur salut, pour peu qu’ils ne se gonflent pas de leur certitude et qu’ils gardent un regard distant sur le monde comme il tourne. Ainsi, dans son formidable petit dictionnaire portatif de L’Art du roman, Milan consacre un article à « l’Europe centrale », évoquant d’abord la façon dont cette Europe s’est unifiée stylistiquement autour de l’art baroque. Et puis, au XXe siècle, c’est la révolte : « Les plus grands esprits (Freud, les romanciers) revalorisent ce qui fut pendant des siècles méconnu et inconnu : la rationnelle lucidité démystificatrice ; le sens du réel ; le roman. » Ces plus grands esprits, ce sont Kafka, Hasek, Musil, Broch, Gombrowicz… Et voilà, tout mène au roman ! Cette vision est d’une brûlante actualité. « Le roman est indispensable à l’homme, comme le pain », écrivait Aragon dans sa célèbre préface à La Plaisanterie. Je pense aussi à ce que disait Proust de l’écriture, quand il note dans la préface à Contre Sainte-Beuve : « Un écrivain n’est pas qu’un poète. » Ce qui signifie, dans son esprit, que si le propre de l’œuvre réside bien dans l’intériorité la plus intime de l’écrivain, dans son sen- timent profond de l’existence, cela ne lui interdit en rien d’user de son intelligence pour en expliciter le sens, la portée, y compris dans son œuvre elle-même. Je crois que Milan se rattache à cet héritage, auquel appartient également, du reste, son maître Diderot.

1. Bruno Maillé, Les Maîtres de l’imagination exacte, Gallimard, coll. « Arcades », 2019. 2. Milan Kundera, L’Art du roman, Gallimard, 1986. 3. Milan Kundera, Le Rideau, Gallimard, 2005. 4. Milan Kundera, Risibles amours, 1970. 5. Milan Kundera, La Plaisanterie, Gallimard, 1968.

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xiste-t-il des « kundérologues », comme il y a des « kaf- kologues » ? Dans L’Art du roman (1), Milan Kundera a écrit tout le bien qu’il pensait de ce genre de spé- cialistes : « C’est en s’efforçant de le déchiffrer que les kafkologues ont tué Kafka. » Pourquoi risquer de faire Ela même chose ? Ne serait-il pas plus simple, et moins déplacé, d’évo- quer ici le sentiment de continuité libératoire qu’inspire la lecture de cette œuvre fascinante ? Il y a mille façons de découvrir un auteur et c’est parfois par la « petite porte » que les rencontres sont les plus fécondes. C’est en préparant jadis un livre sur l’Italie que j’ai ressenti cette impression d’être en terrain familier, voire plus. C’était au début des années deux mille et je m’intéressais à Primo Levi ; un ami me conseilla d’acheter Parlons travail (2) de Philip Roth. Ce dernier avait rencontré quelques grands auteurs, dont celui de Si c’est un homme. En feuilletant les premières pages de Roth, qui dessinait par la même occasion un utile autoportrait, on ne pouvait qu’être captivé par cette plongée dans l’intimité intellectuelle d’écrivains célèbres. L’entretien avec Primo Levi ouvrait le volume. L’auteur notait par exemple la pro-

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fonde modestie de l’Italien, sa vitalité juvénile, son sens particulier de l’écoute. Il se demandait si les écrivains ne se divisent pas « entre ceux qui écoutent et ceux qui n’écoutent pas ». Roth s’intéressait aux seconds. Plutôt habitué à côtoyer à Paris les premiers, j’aurais aimé que l’entretien avec Levi ne se finisse jamais. Alors j’ai commencé à m’intéresser aux autres dialogues. Et c’est ainsi que j’ai découvert celui avec Kundera. Sa lecture a répondu de façon inattendue à une crainte qui com- mençait à me poursuivre depuis quelques années et qui n’a cessé depuis de se préciser, surtout à partir de la décennie 2010. Après l’attentat contre Charlie, on ne pouvait que songer avec amertume à un passage fameux des Testaments trahis (3) : « Le cœur serré, je pense au jour où Panurge ne fera plus rire. » Je l’utilisai d’autant plus aisément pour illustrer un petit essai sur le blasphème (4) que certaines féministes en vogue avaient commencé à s’interroger sur le statut même de la liberté d’expression face aux blessures « morales » Jacques de Saint Victor, essayiste, infligées à certains par les caricatures de chroniqueur au Figaro Littéraire, est Mahomet ; l’une d’elles se demandait même professeur des Universités (Sorbonne Paris Nord et Sciences-Po Paris). pourquoi il y avait si peu de réflexion dans Dernier ouvrage publié : Casa Bianca le débat public sur « l’offense morale » dans (éditions des Équateurs, 2019). « notre monde laïc d’aujourd’hui » (5). Le rire était devenu suspect et on pouvait presque le comprendre à l’heure où la dérision télévisuelle était devenue l’arme de puissants satiristes contre les faibles, le fameux « rire médiatique ». Mais, en confondant une dérive avec un danger, nous étions revenus à des temps obscurs. Et c’était maintenant le parti progressiste qui se faisait le portefaix de la nouvelle croisade des âmes blessées. Jadis, à l’époque de Mgr Freppel, c’était la droite catholique qui se réclamait de la blessure contre le projet de loi sur la liberté de la presse de 1881 et tout ce qui se pensait alors comme « éclairé » n’avait aucun mal à s’en offusquer ou à s’en moquer. Aujourd’hui, d’autres censeurs, bien plus « avancés », ont commencé à défendre la répres- sion du blasphème et bien d’autres choses. On ne peut plus rire de ce qui blesse. La démocratie serait-elle à ce prix ? Que pèse aujourd’hui le rire de Pantagruel face à des gens qui s’estiment offensés ? Kundera rappelle, lui, tout le prix de ce rire qui remet en question les certi-

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tudes d’époque. Son propos résonne comme une trompette salvatrice lorsqu’il dit à Roth : « J’ai appris la valeur de l’humour sous la terreur stalinienne. J’avais 20 ans à l’époque. Je savais toujours reconnaître quelqu’un qui n’était pas stalinien, quelqu’un dont je n’avais rien à craindre, à sa façon de sourire. Le sens de l’humour est un signe de reconnaissance auquel on peut se fier. Et depuis, je suis terrifié par un monde qui perd son humour. (6) » Nous ne sommes plus « sous la terreur stalinienne ». D’où vient pourtant cette sombre impression que la « valeur de l’humour », le prix d’un sourire, retrouve plus ou moins le même sens qu’à cette époque, une reconnaissance face à de nouveaux censeurs au ton toujours plus impérieux ? Il y a au fond chez Kundera un souffle particulier qui nous replonge dans ce qu’un univers passé, les Lumières, avait de meilleur et que nous avons fini par oublier, tant ces dernières ont aussi leurs tra- vers, ou plutôt une descendance fâcheuse. Kundera répare notre propre expérience de lecteur en rappelant le legs profond du XVIIIe siècle. Il reprend à son compte un héritage d’intelligence corrosive ou tout sim- plement affûtée. Dans Le Monde des Livres (25 décembre 1970), Claude Roy a écrit que l’auteur de L’Insoutenable Légèreté de l’être est « de la famille des grands transperceurs du jeu des apparences, des admirables narrateurs-démystificateurs » du siècle des Lumières, comme Diderot, Laclos, Crébillon fils ou Vivant Denon, tous ces maîtres de la pénétra- tion. L’humour y joue évidemment un rôle décisif. Kundera rappelle dans Les Testaments trahis que l’humour est « l’ivresse de la relativité des choses humaines ; le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitude ». Cette vérité oubliée des écrivains des Lumières s’impose plus que jamais comme précieuse dans une époque d’autant plus désespé- rante qu’elle semble en ignorer l’importance. À l’heure de la postmodernité et de ses avatars toujours plus inquiétants, l’esprit des Lumières n’est plus trop en vogue à gauche ; il ne l’a jamais été à droite, couvert de tous les maux de l’incrédulité, du rationalisme abstrait, du culte de l’individu. Les Lumières n’au- raient plus comme défenseurs que les apologues froids du progrès ? Kundera les remet en selle de la façon qui ne trahit pas la modernité mais la parfait. Car il y a au fond plusieurs « Lumières », comme le

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rappelait Tocqueville dans les deux premiers chapitres du Livre III de L’Ancien Régime et la Révolution, en particulier celui dirigé contre les économistes libéraux avec lesquels le « libéral » Tocqueville ne partage aucune outrancière certitude (car, s’il y a Lumières et Lumières, il y a aussi libéralisme et libéralisme, ou plutôt libérisme). Les Lumières de Kundera sont celles de la liberté de l’esprit, « le plaisir de pou- voir parler, agir, respirer sans contrainte sous le seul gouvernement de Dieu et des lois » (Tocqueville), et non celles de la Vertu lyrique et abstraite d’un Robespierre, pas plus que celles du béat laisser-faire qui finit en éloge du « despotisme légal » des Physiocrates ; modernité fort grinçante du reste aujourd’hui : tant d’éloges du Marché pour finir en adulateur du despotisme chinois déjà vanté par Quesnay au milieu du XVIIIe siècle (7) !

« La magie de Kundera est d’avoir pu désigner ce qu’il y a d’universel et de permanent derrière les contingences historiques »

Les Lumières qui nous libèrent du lyrisme de la fausseté ou de l’obs- cur, ce ne sont pas celles de nos économistes mais la liberté littéraire. L’auteur fera un jour cette confession fort révélatrice. À l’époque de la « normalisation » tragique qui suivit l’échec du Printemps de Prague, alors qu’il était traqué et voyait tout espoir de poursuivre son œuvre très fortement entamé, un ami lui avait proposé d’écrire une adapta- tion de L’Idiot de Dostoïevski. Kundera reprend le roman, hésite et, malgré sa nécessité de survivre, finit par renoncer à l’adapter : « J’avais une allergie envers Dostoïevski [...]. Je sais que c’est un grand auteur, mais je ne pouvais pas le faire [...]. Cet univers de gestes excessifs, de profondeurs obscures, de sentimentalité agressive me répugnait. (8) » Et c’est alors, confie-t-il, qu’il décide de se jeter sur Diderot comme un « antidote ». Jacques le Fataliste le fascine : « J’ai toujours été fou de ce roman et de son esprit libertin, rationnel, moqueur, ironique, clair et contestataire », dit-il à Normand Biron. Ce livre lui paraît d’autant plus précieux à cette époque de l’après-Printemps de Prague que tout

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est devenu sérieux, lourd et oppressant en Tchécoslovaquie. On ne plaisante plus dans ce pays pourtant célèbre jadis pour son humour, celui des Aventures du brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hašek ! Une chape de plomb conformiste s’est abattue sur la Bohême. L’esprit des Lumières apparaît alors à Kundera comme une bouée de sauvetage l’assurant que tout n’est pas perdu. « Ce sont les Français qui m’ont aidé [...] et, parmi eux, Diderot qui m’a alors tendu la main. Je ne l’oublierai jamais. » C’est ainsi qu’il rédigera la pièce Jacques et son maître qui sera présentée pour la première fois en France en 1981. En cette année-là, où triomphent à Paris de nouvelles illusions lyriques, celles-là mêmes que traque Kundera depuis La Plaisanterie, on peut s’interroger sur ce qui peut bien conduire un « dissident », comme les médias le présentent (ce qui a alors le don de l’irriter au plus haut point) à s’intéresser au siècle des Lumières dont la doxa pari- sienne veut voir une séquence datée et, en tous les cas, par trop « fran- çaise ». La réponse de Kundera est fort révélatrice :

« Ce n’est pas spécifiquement français, c’est spécifique- ment européen. Il faut vraiment comprendre le sens profond de ce qu’a été l’invasion russe de la Tchécoslo- vaquie. C’était le fait qu’on ait arraché définitivement et brutalement un petit pays occidental à l’Occident pour l’incorporer à une civilisation russe. Et, dans un moment comme cela, cette nostalgie de l’Occident était la chose la plus naturelle. (9) »

En disant cela, l’auteur ressent déjà le besoin de se justifier sur ce qu’il entend par la nostalgie de l’Occident.

« Pour vous, l’Occident, c’est la société de consomma- tion, c’est le régime qui existe aujourd’hui. Pour moi, l’Occident, c’est l’histoire occidentale, la culture occi- dentale. Pour moi, cette culture occidentale de laquelle on a été arraché était incarnée par ce merveilleux roman de Diderot, qui est très sous-estimé en France. »

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On mesure mieux le prix des choses lorsqu’on vous les « arrache ». En 1968, Prague avait été arrachée à l’Occident pour être « incorpo- rée » à une autre civilisation, en l’espèce russe, et le roman de Dide- rot devenait précieux. C’est peut-être ce sentiment de l’arrachement qui, ayant ramené Kundera aux écrivains des Lumières – en l’espèce plus les romanciers que les philosophes –, nous rend aujourd’hui à son tour sa lecture si chère. Car l’esprit des Lumières ne nous est-il pas aujourd’hui « arraché » à nouveau par certains courants de pen- sée, certes moins brutaux, mais tout aussi tranchants, parés du pres- tige du « progressisme » ou, à l’inverse, du « populisme » ? Le rejet des Lumières conduit à de subtils éloges d’obscurantismes plus ou moins antiques qu’on maquille sous d’habiles théories universitaires (postmodernisme, postcolonialisme, etc.). La pensée des Lumières est associée à une immonde « clôture de l’esprit » (Achille Mbembe) qui aurait conduit à ce monde froid, calculateur, égoïste, individualiste et marchand dont Kundera n’est en aucun cas l’apologue. Son recours aux Lumières depuis les affres de son expérience totalitaire nous conforte dans l’idée que cette littérature libératrice, celle de Laclos, Crébillon fils ou Vivant Denon, n’a rien de commun avec l’affreuse société dont on la rend injustement responsable (10). Faudrait-il abandonner sinon l’esprit, tout au moins, la promesse des Lumières parce que la dialectique de la raison a pu se révéler une ruse funeste ? Mais, au fond, cet esprit de libération, ce courage de la vérité, celui d’une divulgation nonchalante et gracieuse des fausses apparences, cette fête de la démystification, qui a tant séduit Kun- dera, n’a rien d’un rationalisme froid. En pleine dictature soviétique, Diderot et tous ces auteurs qui ont traqué les faussetés de l’idéologie et des convenances sont des auteurs irremplaçables. Nous avions fini par l’oublier ou par en douter. Bien sûr, les Lumières doivent sans cesse être interrogées. Comment expliquer notamment que cet âge de la raison ait conduit au pire des âges « lyriques », celui de la Terreur et de la Vertu ? Là encore, les Terreurs française et soviétique s’analysent sous un jour proche. Le « lyrisme » les rapproche, ce lyrisme embarras- sant qui est aux antipodes des grands écrivains du XVIIIe siècle. Cré- billon ou Denon ne nourrissent nullement le vain espoir de bâtir un

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« homme nouveau », à l’inverse des « Rousseau du ruisseau » (Robert Darnton) peuplant les clubs sans-culottes. Bien peu des grands auteurs des Lumières ont du reste survécu à la Terreur pour l’analyser. Mon- tesquieu, Diderot ou Crébillon fils sont morts avant, Laclos ou Sade n’ont rien écrit d’intéressant sur 1793 et, pire encore, Vivant Denon a fini en fonctionnaire impérial. Il n’y a que Sénac de Meilhan qui a su, avec L’Émigré, offrir le dernier témoignage d’un monde qui a laissé place aux apologues lyriques de la guillotine. La magie de Kundera est d’avoir su traverser une autre terreur et d’avoir pu désigner ce qu’il y a d’universel et de permanent, derrière les contingences historiques, notamment cette triste vérité que, sou- vent, le poète règne avec le bourreau (La vie est ailleurs). Kundera offrait la description d’un monde qui se mourait, celui d’une dictature en voie de dissolution. Il confie du reste dans Une rencontre sa nostal- gie bizarre des années soixante en Bohême :

« [...] j’aimais dire, alors, cyniquement : le régime idéal, c’est une dictature en décomposition ; l’appareil oppres- sif fonctionne d’une façon de plus en plus défectueuse, mais il est toujours là pour stimuler l’esprit critique et moqueur. (11) »

N’est-ce pas au fond ce qui peut rapprocher mutatis mutandis cette époque finissante avec celle de la France de la fin du XVIIIe siècle qu’a justement décrite Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révo- lution ? En 1768, David Hume disait à Diderot que l’intolérance de la monarchie des Bourbons lui semblait au final « plus favorable au progrès de l’esprit » que la « liberté illimitée » dont il jouissait en Angleterre. « D’Holbach, Helvétius, Morellet et Suard ne sont pas de votre avis », répliqua Diderot au philosophe écossais. Mais Tocqueville donnait raison à Hume. « Les auteurs n’étaient persécutés que dans la mesure qui fait plaindre et non dans celle qui fait trembler. » Nos démocraties finissantes semblent le miroir inversé de ces régimes « en décomposition ». Certes, l’appareil répressif fonctionne de façon défectueuse au quotidien, mais il existe des domaines où de

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nouveaux sycophantes, notamment sur les réseaux sociaux, se sont mis à veiller et à traquer avec une attention redoublée le moindre « déra- page ». Le « mauvais mot » écrit ou prononcé pendant un débat, non seulement celui de polémistes en vue, mais même le propos maladroit d’un amateur, est traqué par des professionnels de la « signalation » au CSA ou à la justice. Et le plus inquiétant est que cette dernière se montre souvent, via le Parquet, d’une extrême célérité pour lancer les poursuites et relayer avec ferveur ceux qui s’estiment « blessés » ou, mieux encore, ceux qui font du « chantage à la blessure ». Plus aucune distinction n’est opérée par la justice qui relaie allégrement une police de la pensée sociétale et non plus étatique (mais utilisant les appareils d’État). Les armes juridiques se préparent pour une « chasse aux sorcières » high tech. Et ces persécutions ne font plus plaindre mais trembler. La terreur n’est certes pas encore à l’ordre du jour, comme à Paris en 1793 ou à Prague en 1968, mais son esprit implacable se réclame déjà de la vertu salvatrice, comme à l’époque de Saint-Just. L’esprit n’affronte pas une dictature finissante mais une dictature en devenir dont les forces vives aspirent toujours plus à de nouveaux interdits. Et personne ne voit comment sortir de ce cercle vicieux qui prend sa source dans les démons cachés d’un processus louable, celui précisément de l’émancipation. Mais en son nom, le « tribunal de l’opinion » fait taire les récalcitrants, et avec une force impression- nante... Tocqueville distinguait deux formes d’oppression de la liberté de l’esprit : il y a « des moments où l’oppression des écrivains parvient à arrêter le mouvement de la pensée, dans d’autres elle le précipite » (12). Il semble que nous avons quitté la seconde époque pour nous rapprocher gaillardement de la première, en tous les cas, une certaine pensée critique semble plutôt arrêtée que précipitée. Une version démocratique de La Plaisanterie a déjà vu le jour aux États-Unis, cette puissance puritaine qui a transformé la démocratie en tribunal des passions communautaires. Ne faut-il pas analyser ainsi La Tache de Philip Roth, version « non-totalitaire » du roman de Kun- dera ? Mais l’œuvre de ce dernier nous rappelle aussi que nous avons en nous, en Occident, l’antidote pour sortir de cette nouvelle spirale obscurantiste. Cette évidence avait même éclairé Michel Foucault à la

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fin de sa vie. Le pape de la postmodernité avait, dans un de ses derniers textes, repris sa critique de l’Aufklärung pour la nuancer. Ce passage paraît d’une haute actualité aujourd’hui :

« Deux siècles après son apparition, l’Aufklärung fait retour : à la fois comme une manière pour l’Occident de prendre conscience de ses possibilités actuelles et des libertés auxquelles il peut avoir accès, mais aussi comme une manière de l’interroger sur ses limites et sur les pou- voirs dont il a usé. La raison à la fois comme despotisme et comme lumière. (13) »

Cette évidence permet de comprendre que trente ans de « haine de soi » et de culte de la blessure sont au fond bien peu et ne nous empêcheront pas de retrouver notre « assiette », comme disait Tocque- ville. Les quarante ans de terreur totalitaire ne sont pas venus à bout de l’esprit de Prague. Kundera en atteste. Mais il s’en faudra encore beaucoup pour que le « sens de l’humour » ne devienne pour chacun un « signe de reconnaissance ».

1. Milan Kundera, L’Art du roman, Gallimard, 1986. 2. Philip Roth, Parlons travail, traduit par Josée Kamoun, Gallimard, 2004. 3. Milan Kundera, Les Testaments trahis, Gallimard, 1993. 4. Jacques de Saint Victor, Blasphème. Brève histoire d’un crime imaginaire, Gallimard, 2016. 5. Talal Asad, Wendy Brown, Judith Butler, Saba Mahmood, La critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d’expression, Presses universitaires de France, 2015, p. 85. 6. Philip Roth, Parlons travail, op. cit., p. 141 (c’est moi qui souligne). 7. François Quesnay, « Despotisme de la Chine », in Éphémérides du Citoyen, 1767. 8. Cité par Jean-Dominique Brière, Milan Kundera, une vie d’écrivain, Paris, éd. Écritures, 2019, p. 156. 9. Journal télévisé d’Antenne 2, 24 septembre 1981. 10. Je laisse Sade de côté car, à force d’interprétations contradictoires, on ne sait plus s’il faut y voir un avocat ou un procureur du libertinage ; qu’on l’analyse d’un côté ou de l’autre, il échappe à la capacité critique car qui peut bien dire avec certitude à qui s’adressait précisément son indéniable esprit de sar- casmes (voir Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières, Seuil, 2019, p. 356). 11. Milan Kundera, Une rencontre, Gallimard, 2009, p. 103. 12. Idem. 13. Et non plus « la raison comme lumière despotique » de son premier texte publié six ans plus tôt (sur ces points, L’Héritage des Lumières, op. cit., p. 380).

62 MARS 2020 MARS 2020 MILAN À MILAN : Souvenirs d’une lectrice

› Teresa Cremisi

l était une fois une jeune femme qui essayait de trouver sa place dans la vie. Elle avait décidé depuis toujours d’être éditeur et elle vivait dans la seconde capitale d’Italie, Milan. Cette jeune femme portait mon nom, elle était à la fois moi et une autre ; le temps change les êtres, l’oubli s’infiltre dans les souvenirs, Isurnagent les souvenirs des souvenirs. C’étaient des années troublées, le mouvement de soixante-huit avait commencé sourdement, importé de France, et il avait mis des mois avant de s’amplifier et de transformer une ville ordonnée, un peu froide, presque suisse, en un bordel permanent traversé par des éclairs de terrorisme sanglant. Les mois, les années passaient et on manifestait pour tout et n’importe quoi. Les journaux, les lycées, les universités, les maisons d’édition, les théâtres, le cinéma – tout ce qui de près ou de loin touchait à la culture – vivaient une période de spasmes politiques. Les assemblées se succédaient, les défilés aussi. On lisait très sérieusement des pseudo-écrits de Hô Chi Minh dans les cantines des maisons d’édition, on discutait matin midi et soir de l’avenir du

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peuple et de l’internationalisation de la lutte. Le sentiment de par- ticiper à un tournant historique donnait à nos regards une étrange lueur de fièvre juvénile. Des cours accélérés de marxisme-léninisme étaient tenus par des professeurs autoproclamés avec un aplomb sans faille. Les syndicats couraient essoufflés derrière « la jeunesse en mou- vement ». La liberté des mœurs semblait aussi à la portée de tous, on s’habillait différemment, on abandonnait les twin-sets, les jupes plissées et les bijoux de jeune fille de bonne famille pour des chemises trop larges et des pantalons informes. Le travail quotidien était complètement dévalorisé. On se ren- dait à son bureau pour parler, discuter, projeter, s’instruire, réfléchir, débattre, voter des motions, écrire des tracts, s’exclure les uns les autres à la moindre déviance. Surtout pas pour accomplir un travail. Cela aurait pu être une parenthèse de vacances imprévues et heureuses, comme ça avait été le cas dans d’autres pays occidentaux ; mais non : le

temps des palabres s’étirait à l’infini et des Teresa Cremisi est éditrice. Elle est grimaces d’enfants nerveux et tyranniques l’auteure de La Triomphante (Éditions s’incrustaient sur nos visages, se superpo- des Équateurs, 2015). sant à nos expressions d’antan, impatientes et joyeuses. Les attentats succédaient aux attentats ; il ne passait pas de mois sans que l’on ne se retrouve dans un cortège d’enterrement le poing levé en hurlant des slogans. C’est dans cette atmosphère étrange et déstabilisante que j’ai lu les premiers livres de Milan Kundera. La Plaisanterie (1) tout d’abord, en italien, et ensuite, prise de ferveur, Risibles Amours en français (2). Un matin, en arrivant en retard dans mon bureau, je passai une tête chez une collègue en lui demandant de m’excuser de ne pas avoir avancé dans notre travail commun. Elle me répondit avec une tranquillité sentencieuse : « Oh moi, tu sais, je ne suis ici que pour participer à la lutte des classes. » Et elle agita une main aux ongles soignés et peints en rose. Ce matin-là, grâce à mes lectures de la veille, je compris ce qu’était le comique tel qu’il était vu et raconté par Kundera. Je com- pris pour toujours et, comme par magie, les sentiments d’exil, de décalage, de désorientation qui m’accompagnaient depuis longtemps s’évaporèrent dans un grand rire intérieur.

64 MARS 2020 MARS 2020 milan à milan : souvenirs d’une lectrice

Les récits hilarants et complexes de Risibles Amours, encastrés les uns dans les autres, avec leurs intrigues, malentendus, contresens amoureux et érotiques, offraient des clés du monde qui m’entou- rait. La Plaisanterie, comme une partition stridente, se présentait en musique de fond d’une époque chargée de rêves catastrophiques et de mensonges mielleux. Pas plus que les autres époques sans doute, mais c’était celle qu’il m’était donné de vivre. Et j’eus très vite l’intuition que le mélange si particulier et si naturel de narration et de réflexion qui faisait l’ossature des textes de Kundera était une revisitation, une réinvention du genre picaresque. Ce genre, si rare dans la littérature d’aujourd’hui, qui permet au narrateur de vivre, de raconter sa vie et de la penser en même temps. En mélangeant les points de vue et en mettant en évidence l’effarante complexité du réel. Vivre et se regarder vivre, en rire, sachant qu’un oubli inévitable viendra effacer les cris et les agitations de tout ce qui nous semble si important. Un oubli aussi léger mais aussi étouffant qu’un édredon. Quinze ans plus tard, L’Insoutenable Légèreté de l’être (3) connut en Italie un succès inouï. Dans les premières pages, Tomas le personnage principal est debout devant une fenêtre, les yeux fixés sur le mur de l’autre côté de la cour ; il réfléchit à sa vie, il doit faire un choix fon- damental pour lui, un choix qui va changer le cours de son existence : vivre ou ne pas vivre avec Tereza (mon homonyme). L’auteur prend d’autorité la parole pour dire qu’il n’y a aucun moyen de savoir si une décision est bonne ou pas pour sa propre vie, car il n’existe aucune comparaison.

« Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. Mais que peut valoir la vie, si la pre- mière répétition de la vie est déjà la vie même ? C’est ce qui fait que la vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même “esquisse” n’est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l’ébauche de quelque chose, la préparation d’un tableau, tandis que l’esquisse qu’est notre vie est l’esquisse de rien, une ébauche sans tableau. »

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Ces phrases ne sont pas particulièrement gaies. Mais elles me firent rire de moi-même alors que je me torturais sur le sens à donner à ma vie future, obligée que j’étais de choisir entre rester et partir, entre continuer et changer, entre faire ce que je savais faire et plonger dans l’inconnu. Paradoxalement, elles me donnèrent du courage, comme la peur donne du courage, comme le rire soulage de la peur. Puisque tout est esquisse imparfaite et que l’on n’y peut rien, alors – inutile de se tortiller – allons-y sans faire trop d’histoires. Je me le suis dit alors. Je le pense toujours.

1. Milan Kundera, La Plaisanterie, Gallimard, 1968. 2. Milan Kundera, RisiblesAmours, Gallimard, 1970. 3. Milan Kundera, L’Insoutenable Légereté de l’être, Gallimard, 1984.

66 MARS 2020 MARS 2020 L’ART DE LA FUGUE › Olivier Bellamy

l l’a dit souvent, la littérature se partage entre les écrivains- peintres et les écrivains-musiciens. Dans cette seconde catégo- rie, plus rare, il y aurait d’une part les purs mélodistes adeptes de « la vieille stratégie de Chopin » qui consiste à faire entrer des blocs de cathédrale dans des petits formats. Et d’autre Ipart les polyphonistes, amoureux de la grande forme, qui élèvent un monument d’un seul tenant au moyen d’un contrepoint savant, avec des mots choisis aussi précisément que des notes, des ruptures de rythme et des harmonies originales en guise d’ogives. Kundera appar- tient aux deux branches de cette famille de moines musiciens à l’ima- gination souriante qui reconnaissent Rabelais, Cervantès, Palestrina ou Gesualdo comme leurs directeurs de conscience. Architecte aussi rigoureux qu’audacieux, le romancier est libre sur le choix des matériaux qui entrent dans son œuvre, du moment qu’ils sont signifiants et qu’ils résonnent/raisonnent entre eux. Le roman serait donc une fugue à la Bach qui ne se priverait pas de « surprises » à la Haydn, d’humour à la Beethoven et de jeux de miroirs à la Stra- vinsky. Fuyant la rigidité de l’académisme autant que la tabula rasa de la « libre expression », le roman kundérien chante à plusieurs voix et cherche sa finalité singulière sous le soleil de ses pères. Avant Kundera, Broch ou Gide ont eu l’ambition de construire un livre avec une fugue

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pour modèle. Mais chez le Tchèque, l’humour déboutonne la structure comme un baryton qui monte dans l’aigu pince au passage les fesses du soprano qui descend dans le grave. Et si « le rire est l’envers du sublime » (Alfred Brendel), jouer recto verso requiert un virtuose. À la vérité, Milan Kundera compose ses livres autant qu’il les écrit. Aussi reconnaît-il à ses romans des « mots fondamentaux » qui sont autant de « piliers de la maison », à l’instar des « notes fon- damentales » sur lesquelles repose un morceau de musique. D’où des titres très informatifs, quoique poétiques. Le Livre du rire et de l’oubli (1) traite vraiment du rire et de l’oubli comme la Sym- phonie en fa majeur « Pastorale » de Beethoven traite vraiment des sensations face à la nature dans un plan tonal défini. Le destin des personnages obéit aux lois du contrepoint, ce qui n’empêche pas la fantaisie. Qu’est-ce que le contrepoint ? La conduite simultanée des voix. Dans L’Immortalité (2), par exemple, l’histoire des deux

sœurs Laura et Agnès est une voix qui suit Olivier Bellamy est journaliste et son chemin. L’histoire de Goethe et Bet- écrivain, il anime l’émission « Passion Classique » sur Radio Classique. tina est une autre voix. Celles d’Hemin- Dernier ouvrage publié : L’Automne gway, de Rubens, de Bertrand Bertrand, avec Brahms (Éditions Buchet- encore d’autres voix. Toutes ces lignes Chastel, 2019). courent en parallèle, s’éclairent l’une l’autre, se cachent, réap- paraissent et révèlent peu à peu leur construction. Parfois les voix se croisent et créent un effet de surprise. Goethe rencontre Hemingway, ils échangent. Après l’étonnement causé par l’intrusion d’un personnage célèbre dans une œuvre de fiction s’ajoute la stupé- faction d’assister à la rencontre magique de deux géants d’époques différentes. Cette superposition crée une surprise harmonique. L’auteur joue donc autant sur le déroulement horizontal des lignes (contrepoint) que sur l’empilement vertical des accords (harmonie). Le rythme n’est pas absent de la composition. Les parties sont des mouvements (sept généralement) et les chapitres, telles des mesures, encadrent le déroulement des thèmes. Dans un entretien sur l’art de la composition (L’Art du roman (3)), Milan Kundera confie à son inter- locuteur qu’il a pensé les sept parties de La vie est ailleurs (4) selon des tempos successifs : moderato, allegretto, allegro, prestissimo, mode-

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rato, adagio, presto. La phrase même possède son propre rythme, maigre et nerveux. C’est principalement auprès de musiciens comme Janáček que Kundera a appris à se débarrasser du « fardeau des mots inutiles ». Le dépouillement du vocabulaire sert la clarté du discours et donne des ailes à l’imagination. Mozart n’a-t-il pas tout dit avec douze notes ? Sus au fatras verbeux qui engraisse la pensée et encombre la polyphonie. Kundera agit et pense en musicien. Il se méfie des commentaires sur son œuvre. Pas d’appareil critique dans ses Pléiade. « Pas de titres à mes nocturnes ! », exigeait Chopin. Lorsqu’un universitaire pousse l’écrivain à expliciter le message qui sous-tend son humour, ce dernier résiste : rien de plus mystérieux que le rire qui ne sert aucune idéologie en particulier, mais qui a besoin d’exactitude. Voilà une attitude très musicale. « Ce n’est pas juste, dit Callas à une élève. – Mais c’est un cri, répond la jeune chanteuse. – Non, c’est un mi bémol », tranche Callas. Sans précision, pas d’expression. Ce qui obsède le créateur, c’est l’édification d’une forme qui contiendrait son chaos sans qu’on ne puisse plus les distinguer. Évo- quant le goût du dernier Beethoven pour les variations, Kundera avoue dans Le Livre du rire et de l’oubli avoir lui aussi écrit « un roman en forme de variations ». Preuve qu’on peut faire du moderne avec de l’ancien et être libre dans l’inflexible mathématique. Rien de plus scolastique et répétitif qu’un thème varié. Et cependant, quoi de plus métaphysique, de moins académique que les dernières œuvres de Bee- thoven ? Kundera a compris la leçon du musicien allemand. Le Livre du rire et de l’oubli, ce sont ses « Variations Diabelli », en somme. La plaisanterie d’un esprit supérieur qui rejoint les étoiles. Du très fini qui devient infini. De la musique, donc. Face à l’art des sons, Milan Kundera est plus qu’un amateur éclairé. Il connaît assez le langage musical pour avoir composé dans ses jeunes années une pièce pour piano, alto, clarinette et batterie. Son père, Ludvík Kundera, était pianiste professionnel et musico- logue ; il a créé l’Académie musicale Leos-Janáček de Brno dont il fut doyen et recteur. Très jeune, Milan Kundera a étudié l’harmonie et le contrepoint avec Pavel Haas, un compositeur juif que son père

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avait choisi pour l’aider avant qu’il soit déporté à Terezín. Quand l’écrivain tente une synthèse entre les lois du roman et les lois de l’harmonie, il est à son affaire et peut tout se permettre sans paraître dilettante. Parmi les compositeurs, il a ses favoris. Ceux qu’il défend mordicus comme son compatriote Janáček sur lequel il a souvent écrit, notam- ment dans les colonnes du Monde de la musique. Par amour, ainsi que par mission, parce qu’il le juge encore mal compris. Mais aussi par piété filiale envers un père qui a été son élève et qui a enregistré son Concertino (la bande fut détruite à cause des livres du fils). Père qu’il a fait enterrer au son du Quatuor « Lettres intimes » en guise d’oraison funèbre. Janáček représente donc un grand-père modèle qui a cherché tout seul la vérité en se méfiant du « mensonge romantique » (René Girard). À ce propos, Kundera n’aime pas quand Leonard Bernstein rajoute un rallentando dans « Rondes printanières » du Sacre du printemps de Stravinsky. Si c’est net et brutal, pourquoi arrondir les angles ? « Allez, fa dièse, pas de pitié ! », décidait Stravinsky après une courte hésitation. En cela, il se soumet à la vérité de l’œuvre que dénature la sensiblerie de l’interprète. Barenboïm évoque, lui, un « manque de courage » lorsque l’instrumentiste ne va pas jusqu’au bout du bout d’un crescendo. De la même façon, Kundera s’élève contre la manie du synonyme enjoliveur qui évite les répétitions au risque de modifier le rythme et le sens d’une idée. Quand Tolstoï répète douze fois le mot « maison » au début d’Anna Karenine, ce n’est pas par manque de vocabulaire. C’est sa « tonique ». Martelée. Enfoncez-vous bien ça dans la tête. Le pianiste joue-t-il un si pour éviter de répéter un la ? Dans Les Testaments trahis (5), Kundera rend hommage à Stra- vinsky soupçonné par ses contemporains d’épouser tous les styles par inconsistance foncière. La virtuosité impliquerait-elle un manque de personnalité ? Et si l’originalité profonde de Stravinsky résidait dans sa nature de caméléon, se demande l’auteur. Il défend même sa phrase provocatrice selon laquelle la musique serait « impuissante à exprimer un sentiment ». C’est peut-être sa conséquence ou même

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sa fatalité, mais ce n’est pas son propos ! Et de s’insurger contre les toutes-­puissantes pleureuses qui jugent « superficielles » des pièces de Janequin coupables d’explorer la seule sensation comme si elle n’était que l’antichambre du sentiment. Cette vision romantique de l’art nous pousse à juger Mozart plus mélodieux que Bach quand, selon Kundera, ils le sont différemment. À de nombreuses reprises, l’écrivain proclame son dégoût du kitsch et jette dans le même panier Tchaïkovski, Rachmaninov, Horowitz et… Kramer contre Kramer. Kundera sait qu’il est injuste. Ce n’est pas parce que Hollywood aime Rachmaninov que Rach- maninov est un compositeur « hollywoodien ». Mais, ainsi qu’il l’a brillamment souligné, le kitsch menace aussi sûrement l’existence de la culture d’Europe centrale que la vulgarité est l’ennemi atavique de l’esprit français. Emporté par son élan, il s’insurge même contre le « charcutage » infligé au cadavre de Chopin, feignant d’oublier que le renvoi de son cœur en Pologne était un vœu du mourant. Du reste, Kundera reste ambivalent devant le génie de Chopin. Dérouté par cette perfection absolue qui frôle dangereusement le kitsch, cette expression qui déballe tout (larmes, rage, passion) sans jamais rien abdiquer de sa noblesse. Les musiciens ne sont pas des icônes lointaines et intimidantes pour Kundera, mais des maîtres ou des collègues. Dans Les Testaments trahis, il les convoque aussi naturellement que des écrivains pour révé- ler des forfaits. Rappelant le mot cinglant de Stravinsky au chef d’or- chestre Ansermet qui demandait la permission d’opérer des coupes dans Jeux de cartes – « Là, vous n’êtes pas chez vous, mon cher » –, il tance indirectement les traducteurs qui devraient servir et non réécrire. « Des exécutants, pas des interprètes ! », exigeait Ravel. En Slave cultivé, Kundera considère la musique comme un idéal, mais en citoyen échaudé il se méfie de toute appropriation de cet idéal. Dans Le Livre du rire et de l’oubli, il compare avec une grande ironie le programme communiste à un jardin où chantent les rossignols. « Là-bas chacun est une note d’une sublime fugue de Bach. » Telle est la promesse qui a pour but de justifier l’entreprise de dépersonnalisation.

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Et qu’aimait donc tant Lénine dans l’Appassionata de Beethoven ? se demande-t-il. « La musique ou un noble vacarme qui lui rappe- lait les mouvements pompeux de son âme éprise de sang, de frater- nité, de pendaison, de justice et d’absolu ? » Certes les Soviétiques ont pu présenter au monde une extraordinaire vitrine de compositeurs (Chostakovitch, Prokofiev…) et les plus grands interprètes (Richter, Gilels, Oïstrakh, Rostropovitch…), mais tout ne reposait-il pas sur un malentendu originel ?

« Le lecteur de Kundera est comme l’auditeur d’une toccata »

C’est ce que démasque Kundera dans un chapitre du Livre du rire et de l’oubli où il décrit le langage tonal comme il l’a appris de son père à l’âge de 5 ans : « Chaque tonalité est une petite cour royale. » Le roi est le 1er degré et ses lieutenants sont le 5e et le 4e degré. « Chaque note a une position, un titre, une fonction. » Jouant avec l’art et la politique, il raconte qu’après une période de trouble un décret révolutionnaire a aboli la hiérarchie des notes et les a rendues toutes égales. « Cet empire unique s’appelle dodécaphonie. » Mais ce n’est pas ce système intelligent et radical qu’a choisi le communisme (oubliant son idéal marxiste) mais plutôt le sentimentalisme : « Le président de l’oubli et l’idiot de la musique faisaient la paire. Ils ne pouvaient plus se passer l’un de l’autre. » Et à quel prix pour les génies que Staline plaçait en première ligne ! La musique intervient souvent dans les romans de Kundera comme une digression au récit, un point d’orgue esthétique, une façon de prendre de la hauteur pour mieux révéler une loi de l’existence. Et sur- tout pour rapprocher par une vision fulgurante ce qui semble différent et ce qui est de même nature. Dans L’Insoutenable Légèreté de l’être (6), l’auteur illustre le déchirement de Tomas, partagé entre son travail à l’hôpital et le désir de retrouver Tereza, par la question posée par Beethoven au début du final de son Quatuor n° 16 : « Muss es sein ? Es muss sein ! » (Le faut-il ? Il le faut !) sous le titre « La décision gravement

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pesée ». Dans cette œuvre abstraite, le compositeur recycle un canon humoristique à quatre voix qu’il avait écrit à la suite d’une dispute portant sur l’argent avec un mécène : faut-il payer (sol mi la) ? Il le faut (la do sol), il le faut (sol si fa). Cette intrusion d’une « inspiration comique » dans une forme sérieuse transforme une « plaisanterie » en une « vérité métaphy- sique ». Rapprochement très beethovénien et très kundérien à la fois et qu’on trouve déjà chez Bach si l’on se souvient que les Variations Goldberg s’achèvent par la citation d’une chanson sur des choux et des raves avant le retour de l’Aria. Dans L’Insoutenable Légèreté de l’être, le plus célèbre roman de son auteur, la musique n’est pas un vernis culturel, une anecdote, mais le cœur battant de l’œuvre, sa pulsation, et pour tout dire : sa morale. Du reste, Kundera prend congé du lecteur avec les mots « piano et violon », comme pour livrer son secret avant de disparaître ou pour rappeler sa fondamen- tale ainsi que Beethoven répète obstinément la tonique à la fin d’une symphonie. Beethoven sur qui (ça mérite d’être souligné) Kundera père a laissé un livre inachevé… Chez le fils, le grotesque et le sublime trinquent au coude à coude comme au cours d’une symphonie de Mahler. Dans la dernière partie du Livre du rire et de l’oubli, un certain Hertz (sic) fait chanter les cantatrices « nues avec un crayon dans le rectum » et, le sachant, Jan avoue aller à l’Opéra ainsi qu’on va au théâtre porno. La musique et la littérature ont aussi leurs rencontres au sommet. Dans L’Immortalité, Kundera invite Beethoven et Goethe à se mettre à table. Il raconte leur fameuse rencontre à Teplitz. Moment char- nière : « L’œuvre de Beethoven commence où finit la grande minute de Goethe. » Chemin faisant, les deux géants rencontrent des membres de la famille impériale, Goethe s’incline tête nue, tandis que Beetho- ven garde son chapeau vissé sur sa tête. Est-il vrai que le musicien aurait vertement reproché au poète sa courtisanerie ? Commentaire lumineux de Kundera : Goethe était du même avis que Beethoven, mais il estimait inutile de le rappeler aux grands de ce monde : « Il était sûr que dans l’au-delà ils le salueraient le premier et cette certi- tude lui suffisait. » Alceste vs Philinte, match nul.

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En reliant des pôles éloignés de la grande culture européenne – la grande fugue de Beethoven, les aventures de Don Quichotte, le « rire de Panurge » – Milan Kundera ressuscite une vieille idée d’universalité du « gai savoir ». Alors que les civilisations refusent de voir qu’elles sont mortelles, malgré l’avertissement de Valéry, l’auteur d’un pays qui fut rayé de la carte réunit autour de lui une nation spirituelle de poètes et de musiciens, comme Stravinsky sachant sa Russie perdue s’est fait une nouvelle patrie avec Pergolèse, Dufay, Pérotin, Palestrina et Webern. Kundera réfute les frontières artificielles. Kafka et Roland de Lassus parlent la même langue ; « la bêtise des guitares » une autre. Kundera se moque des « listes noires » de notre snobisme : « En tout cas, pas Saint-Saëns ! », lui répondit un ami français à qui il demandait quel était son compositeur préféré. Saint-Saëns, le mal aimé, qui se méfiait autant que Kundera de la « Terreur du cœur ». Le Tchèque sait qu’on peut vivre « sans Proust et sans Schubert ». Il sait aussi que les caprices du temps alliés à notre inconséquence peuvent, ainsi que fondent les glaciers, nous renvoyer à l’époque des auteurs anonymes d’avant la Messe de Notre-Dame de Guillaume de Machaut… au moment où, troublante coïncidence, Notre-Dame vacille dans sa Cité. Il sait que l’amnésie nous guette : Schönberg qui se souvient du Survivant de Varsovie, mais le monde qui oublie Schön- berg. L’art de Kundera ressemble de plus en plus à un beau jardin « à l’écart de la grande route » comme il l’a dit de son cher Janáček. Ce sont deux étoiles qui brillent dans les trous noirs du cosmos, l’une trop solitaire pour le pharisaïsme du Conservatoire et l’autre trop dis- sonante pour les flonflons des puritains du Nobel. Le lecteur de Kundera est comme l’auditeur d’une toccata ou l’ob- servateur actif d’une partie d’échecs. Il se situe au cœur d’un monde où la logique et l’imagination sont en sympathie. Un monde où l’issue importe moins que la richesse du chemin parcouru. Où l’on n’est pas abusé par un truc de feuilletoniste : peu importe qui a tué, qui va aimer, qui va gagner. Seuls comptent la jubilation de l’esprit et le goût du jeu. Les questions essentielles qui tournoient en une « valse aux adieux ». À force d’élévation et de complicité, le lecteur joue avec l’écrivain dont il devient le partenaire et l’ami.

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C’est peut-être l’un des sens cachés de la fameuse phrase de Jean- Sébastien Bach : « Quiconque travaillera autant que moi arrivera au même résultat. » L’auditeur de Bach et le lecteur de Kundera se hissent au côté de leur maître et dansent avec lui. Kundera énonce le sujet, le lecteur répond en écho, en contre-sujet. On développe, on imite, on explore toutes les tonalités et, de canon en canon, de miroir en renversement, nous recréons un Art de la Fugue qui est une école du bonheur.

1. Milan Kundera, Le Livre du rire et de l’oubli, traduit par François Kérel, Gallimard, 1979. 2. Milan Kundera, L’Immortalité, traduit par Eva Bloch, Gallimard, 1990. 3. Milan Kundera, L’Art du roman, Gallimard, 1986. 4. Milan Kundera, La vie est ailleurs, traduit par François Kérel, Gallimard, 1973. 5. Milan Kundera, Les Testaments trahis, Gallimard, 1993. 6. Milan Kundera, L’Insoutenable Légèreté de l’être, traduit par François Kérel, Gallimard, 1984.

MARS 2020 MARS 2020 75 PETIT LEXIQUE PERSONNEL ET SUBJECTIF DE MILAN KUNDERA › Florence Noiville

arce qu’on a lu L’Insoutenable Légèreté de l’être (1) ou Les Testaments trahis (2), on croit connaître l’œuvre de Milan Kundera. Mais à chaque fois que l’on rouvre au hasard un de ses livres, on est surpris et conquis. Ce petit lexique est destiné à nourrir cette envie. On Py trouvera des thèmes qui lui sont chers, des souvenirs de moments en sa compagnie, quelques images, des réminiscences, le tout sous cette forme fragmentée qu’il affectionne.

A comme Archi-roman Le plus important : Kundera est d’abord le grand inventeur d’une forme. Un roman qui, loin d’être périmé ou moribond, embrasse tout et tout en même temps. Qui conjugue en son sein le passé et le pré- sent, la poésie et la prose, la fiction et l’essai, le rêve et le réel, dans la plus admirable des fluidités. Ce roman ultravivant, qui peut et sait tout faire, qui se joue des frontières et des langues, c’est ce qu’il appelle « l’archi-roman ». Seul un « homme-orchestre » (voir ci-dessous) pou- vait l’inventer.

76 MARS 2020 petit lexique personnel et subjectif de milan kundera

B comme Bohémien Tchécoslovaquie. Je n’ai quasiment jamais entendu ce mot dans la bouche de Milan Kundera, pour désigner le pays où ils ont vécu, lui et son épouse Vera, jusqu’en 1975. Vera parle toujours de « Tchéco ». Pour aller plus vite, je pense, plutôt que pour prendre ses distances avec les voisins slovaques. Quant à Milan, il ne l’emploie pour ainsi dire jamais, et surtout pas dans ses romans quand bien même l’action s’y déroule. « C’est un mot sans beauté ni racine, un mot trop jeune », m’a-t-il dit un jour. Il avait raison puisque, né en 1918, le terme est mort avant terme si l’on peut dire. En 1992 il n’avait même pas 80 ans. Les mots aussi doivent faire leurs preuves. Celui-ci n’avait pas assez d’assise pour qu’on s’y fie vraiment. « Si l’on peut à la rigueur fonder un État sur un mot si peu solide, on ne peut pas fonder sur lui un roman », note-t-il dans L’Art du roman (3). C’est pourquoi il emploie toujours le vieux mot « Bohême ». Sont-ils des Bohémiens, lui et ses personnages ? « Du point de vue de la géographie politique, ce n’est pas exact (mes traduc- teurs se rebiffent souvent), mais du point de vue de la poésie, c’est la seule dénomination possible. »

C comme Comique Ou comme (absence de) comique – l’un et l’autre allant de pair chez Kundera. Dans un texte sur le rire, publié dans Une rencontre (4), il dresse une anthologie des rires tirée de L’Idiot de Dostoïevski (5). Il montre que les personnages qui rient le plus fort sont souvent ceux qui possèdent le moins d’humour. Comme dans cette émis- Florence Noiville est écrivain, sion de télévision « très bruyante » qu’il décrit journaliste et critique littéraire au un peu plus tard dans le texte. « Il y a là, note- Monde. Dernier ouvrage publié : t-il, des animateurs, des acteurs, des vedettes, Confessions d’une cleptomane (Stock, 2018). des écrivains, des chanteurs, des mannequins, des députés, des ministres, des femmes de ministres, et tous réagissent à n’importe quel prétexte en ouvrant grand la bouche, en émettant des sons très forts, en faisant des gestes exagérés ; autrement dit, ils rient. » Comme il est pathétique, mais drôle aussi, ce rire « gesticulatoire », artificiel, moutonnier, et surtout « dépourvu de toute raison comique ». « La comique absence de comique » est du reste le titre de l’article. La

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chute est non moins risible. Kundera imagine Pavlovitch, le héros dos- toïevskien, en train de regarder ce pitoyable show. Il est d’abord médusé puis il part d’un grand éclat de rire. Les rieurs le prennent pour un des leurs : bienvenue dans ce « monde du rire sans humour où nous sommes condamnés à vivre », conclut Kundera. Cette phrase condense tout. Elle consacre une vision tragique de l’existence mais que le rire parachève. On peut s’appuyer dessus comme sur une canne, lorsqu’on est gêné par des rires déplacés, mal à l’aise dans une société vulgaire ou auteur soi- même d’une parole ou d’un éclat de rire que l’on regrette. Kundera : un moraliste qui aide à vivre.

E comme Effacement Bio, biographe, biographie, Milan Kundera déteste et rejette tout cela en bloc. Il partage l’idée de Flaubert : « Un artiste doit s’arranger de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu. » Cette affir- mation que seule l’œuvre compte n’est pas nouvelle. Hermann Broch disait également, de lui-même mais aussi de Kafka et de Musil : « Nous n’avons tous les trois pas de biographies véritables. » Comprendre : nos vies ne manquent ni de relief ni d’événements marquants, mais elles ne sont pas destinées à être mises en lumière. Encore moins « par- tagées » au sens facebookien ou instagrammatique du terme ! Pas nouveau, mais tellement à contre-courant de l’air du temps qu’il faut une force de caractère et une détermination folles pour demeurer mutique, comme le fait Kundera depuis 1986. Pour s’auto-effacer derrière ses livres et, jour après jour, année après année, rester fidèle à cette éthique. Chez les Kundera, la broyeuse fonctionne à plein régime. Rien, après Milan, ne doit demeurer hormis ses livres imprimés. Le reste, manus- crits inachevés, lettres privées, correspondances diverses, journaux, photos même – il déteste les photos de lui – est systématiquement détruit. J’ai toujours admiré et respecté cette posture. Il m’est arrivé de lui rapporter cette phrase d’Isaac Bashevis Singer, le Prix Nobel polonais, qui le faisait rire : « Si Tolstoï, que j’admire profondément, habitait de l’autre côté de la rue, il ne me viendrait pas à l’idée de traverser pour lui rendre visite. Quand on a grand faim, seul le pain compte, on se moque bien de la vie du boulanger. »

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Pourtant, un jour, au bar de l’hôtel Lutetia, c’était en 2011, je lui ai demandé s’il ne pourrait pas faire une exception, donner une interview au Monde à l’occasion de la sortie de son œuvre, de son vivant, dans La Pléiade. Il m’a répété ce qu’il m’a dit au cours d’années de conversa- tions. Que toutes les réponses à mes questions étaient dans ses écrits. J’ai voulu le prendre au mot : nous avons décidé de faire ensemble une « interview de son œuvre ». Et c’était vrai, elle parlait, l’œuvre répon- dait. Sur cette question de la biographie, par exemple, on a ouvert L’Art du roman : « D’après une métaphore célèbre, le romancier démolit la maison de sa vie pour, avec les briques, construire une autre maison, celle de son roman. D’où il résulte que les biographes d’un romancier défont ce que le romancier a fait, refont ce qu’il a défait. Leur travail, purement négatif du point de vue de l’art, ne peut éclairer ni la valeur ni le sens d’un roman. Au moment où Kafka attire plus l’attention que Joseph K., le processus de la mort posthume de Kafka est annoncé. »

G comme Grenouille Une image : la petite voiture immatriculée 62 file sur les routes du Pas-de-Calais. Nous (mon mari et moi) la suivons docilement dans la nôtre. De dos, les hautes silhouettes de Milan et Vera Kundera nous guident vers La Madelaine-sous-Montreuil. Vera est au volant, blouson de cuir noir, cheveux noirs plus courts que d’habitude. Nous sommes passés les prendre au Touquet pour déjeuner – pour « masti- quer » comme ils disent en riant – dans le restaurant préféré de Milan, La Grenouillère, où le chef les connaît bien. « Grenouilles meunière, citrons, croûtons. Ou grenouilles à l’ail et persil frit ? » Milan a un faible pour les secondes. À table, nous évoquons Hugo – à cause de Jean Valjean caché sous le pseudonyme, inspiré par le lieu, de Mon- sieur Madeleine – mais très vite, Kundera revient aux grenouilles. Il est vrai que tout dans la vie d’un romancier finit toujours par une histoire – même un pauvre batracien frit dont on mastique les cuisses. Une histoire qui nous ramène à son œuvre… Kundera ce jour-là raconte la fin de La Petite Renarde rusée, opéra sur la fuite du temps, de Leoš Janáček. « Le plus nostalgique de tous les opéras », dit-il. Il évoque le forestier qui rêve sous un arbre et voit

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s’approcher une grenouille. Une grenouille qui bégaie comme bégaie l’Histoire des hommes. C’est sur ses paroles bredouillantes que l’opéra se termine et, explique Kundera, « cela rendait fou Max Brod », l’ami de Kafka. Selon Brod, Janáček aurait dû conclure avec une remarque plus générale sur la fuite du temps… Mais Janáček tint bon et garda sa grenouille. Pour Kundera, cette dispute entre Brod et Janáček en dit long sur deux conceptions opposées de l’art. D’un côté, le romantisme indécrottable, kitsch même, de Brod. De l’autre, ce qui fait la force des artistes de la Mitteleuropa : leur opposition radicale à l’héritage romantique de l’Ouest européen. Leur refus de toute concession à la pompe, au sentimentalisme. On retrouve cela dans Une rencontre. Kundera y parle de « la prose de la vie ». L’existence banale dont l’insignifiance même peut devenir matière première pour l’art. Comme dans ses romans. Comme dans la musique de Janáček qui intègre des bruits de la nature et des chants d’oiseau. Et comme ce jour-là, Kundera lui-même, qui réussissait – suprême élégance – à nous parler du temps et de sa propre nostalgie, poignante, à partir d’une assiette de cuisses de grenouilles.

O comme (homme)-Orchestre Milan Kundera dessine. Des êtres facétieux, aux membres élas- tiques, distendus comme du chewing-gum, qu’il représente une fleur à la main ou dansant la gigue à la surface du globe. Dessin, mais aussi peinture, poésie et musique, on parle de tout avec Kundera. De Rembrandt, de Wifredo Lam, d’Aimé Césaire, de Bacon. Il raconte comment en Moravie, lorsqu’il était petit, son père, Ludvík, pianiste, musicologue et ancien recteur de l’académie de musique de Brno, lui a très tôt communiqué sa passion. Le pianiste Alfred Brendel m’a dit un jour à Londres que, en matière d’analyse musicale, Kundera était « l’un des esprits les plus aiguisés qu’il ait rencontrés ». Brendel qui lui aussi vient de Moravie – et qui lui aussi sait tout faire. Des humanistes au sens de la Renaissance. La Mitteleuropa en serait-elle le dernier berceau ?

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R comme Révolte du Romancier Dans « l’interview de l’œuvre » que nous avions imaginée ensem- ble (6), je posais à Milan Kundera cette question très simple : « Que signifie pour vous être romancier ? » Réponse : « Ce fut une attitude, une sagesse, une position excluant toute identification à une politique, à une religion, à une idéologie, à une morale, à une collectivité ; [ce fut] une non-identification consciente, opiniâtre, enragée, connue non pas comme évasion ou passivité, mais comme résistance, défi, révolte. » Je lui demande de me donner un exemple. « J’avais fini par avoir ces dialo- gues étranges : “Vous êtes communiste, Monsieur Kundera ?”. “Non, je suis romancier.” “Vous êtes dissident ?” “Non, je suis romancier.” “Vous êtes de gauche ou de droite ?” “Ni l’un ni l’autre, je suis romancier.” » Je crois que cette profession de foi – mais que l’expression est mal choi- sie –, je crois que ces lignes sont extraites des Testaments trahis. En tout cas, tout est dit quand on fait vœu d’écrire.

S comme (plus très) Synchrone Faire vœu d’écrire. La formule semble renvoyer à des temps archaïques. Entrer en écriture comme on entre au couvent. L’inutilité même. Cela fait longtemps que Milan Kundera a compris que « le besoin d’art » n’existait plus. Un jour où un jeune fanfaron imbu de sa personne pérorait dans un dîner parisien sur le ratage du dernier film de Fellini. Ce soir-là, dit Kundera, j’ai ressenti une chose que je n’avais encore jamais ressentie à Prague : la fin du « besoin d’art ». Cela peut paraître banal quelques décennies après le dîner en question, mais ce qui est intéressant, c’est la manière dont Kundera prolonge la ques- tion. En la posant non plus du point de vue de la foule mais de l’ar- tiste. « Qu’est-ce qui se passe quand ce qu’un homme ou une femme aime faire n’est pas synchrone avec son temps ? Si Christophe Colomb vivait aujourd’hui, serait-il directeur d’une agence de voyages ? Shake- speare écrirait-il pour Hollywood ? » Il faut continuer, c’est tout. Il y a autour de moi beaucoup de jeunes gens sincères et talentueux – réa- lisatrice, dramaturge, musiciens… – qui tirent le diable par la queue. Je leur conseille de lire L’Immortalité (7). Pour les aider à persévérer dans leur être.

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V comme Vieillesse (ou comme Volupté annoncée ?) Dans La vie est ailleurs, Kundera imagine un vieil homme, un savant, observant des jeunes gens « tapageurs » et découvrant un aspect inattendu, plutôt roboratif de la vieillesse. « Il comprenait sou- dain qu’il était le seul dans cette salle à posséder le privilège de la liberté parce qu’il était âgé. » « C’est seulement quand il est âgé que l’homme peut ignorer l’opinion du troupeau, l’opinion du public et de l’avenir. Il est seul avec sa mort prochaine, et la mort n’a ni yeux ni oreilles, il n’a pas besoin de lui plaire. » Illustration : Rembrandt, Picasso, Bruckner, Janáček, Bach dans leurs dernières périodes. On aurait pu classer ce thème à L comme Liberté. Ou à A. La vieillesse comme un Art de la fugue. Une fugue vers la mort puis vers l’Immor- talité avec, à l’horizon, une jouissance ultime, infinie : « la volupté du non-être total ».

1. Milan Kundera, L’Insoutenable Légèreté de l’être, traduit par François Kérel, Gallimard, 1984. 2. Milan Kundera, Les Testaments trahis, Gallimard, 1993. 3. Milan Kundera, L’Art du roman, Gallimard, 1986. 4. Milan Kundera, Une rencontre, Gallimard, 2009. 5. Fiodor Dostoievski, L’Idiot, 1868, Le Livre de poche, 2004. 6. Florence Noiville, « Milan Kundera : “C’est l’œuvre qui parle” », propos recueillis par extraits d’œuvres de Milan Kundera sélectionnés par l’auteur avec Florence Noiville, Le Monde, 24 mars 2011. 7. Milan Kundera, L’Immortalité, traduit par Eva Bloch, Gallimard, 1990. 8. Milan Kundera, La vie est ailleurs, traduit par François Kérel, Gallimard, 1973.

82 MARS 2020 MARS 2020 Hugues Pradier « MILAN KUNDERA A JOUÉ UN RÔLE DANS LE RENOUVEAU DU ROMAN CONTEMPORAIN » › propos recueillis par Valérie Toranian et Aurélie Julia

Milan Kundera est l’un des rares écrivains entrés de leur vivant dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Directeur de la prestigieuse collection, Hugues Pradier évoque son aventure éditoriale avec l’auteur de La Plaisanterie, son exigence, sa hantise des mauvais traducteurs et sa volonté farouche d’être compris de ses lecteurs qui donne lieu à de perpétuelles corrections…

Revue des Deux Mondes – Les œuvres de Milan Kundera ont été réunies dans la « Bibliothèque de la Pléiade » en 2011. Comment s’est effectué le travail éditorial ?

«Hugues Pradier Lorsqu’on propose une Pléiade à un écrivain vivant, on sait qu’il l’organisera selon ses désirs ; c’est la règle du jeu. Kundera a souhaité entrer dans la collection avec un titre au singu- lier : « Œuvre » – ce qui est original mais pas inédit : l’Œuvre poé- tique de Paul Claudel est elle aussi au singulier. D’autre part il ne voulait pas d’appareil critique. En pareil cas, nous faisons valoir nos

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arguments, avec ou sans l’espoir de convaincre. J’ai indiqué à Milan Kundera qu’un appareil critique bien fait n’était pas de nature à empê- cher ou à compliquer l’accès à une œuvre, au contraire. J’ai fait valoir, par exemple, que quantité d’allusions, littéraires, philosophiques,

n’étaient pas perçues par les lecteurs. Il m’a Hugues Pradier est directeur éditorial écouté, il comprenait sans doute que j’ex- de la collection « Bibliothèque de la posais simplement ce qui est le modèle de Pléiade » aux éditions Gallimard. la collection, que je ne cherchais pas réellement à le convaincre. Puis nous avons fait comme il l’a souhaité. Aux notes, Kundera préfère les corrections. Il lui arrive de corriger ses textes parce qu’une lettre de lecteur lui donne à penser qu’il n’a pas été compris, que telle page n’est pas claire. Chaque réimpression de ses livres est l’occasion de cor- riger ce qui doit l’être, selon lui. D’autre part, c’est lui, bien sûr, qui a décidé de l’organisation de l’édition : les romans d’abord, puis Jacques et son maître (le seul texte dramatique retenu dans l’Œuvre) et enfin ses essais. Cela dit, même s’il n’y a pas de notes, il existe quelque chose qui relève de l’appareil critique, et on l’a trop peu dit : les notices de François Ricard proposent des renseignements introuvables ailleurs, sur le destin de l’œuvre sous ses différentes formes et langues, sur la question fondamentale pour Kundera de la traduction et du contrôle de l’œuvre. L’affaire de la première traduction de La Plaisanterie l’a évidemment rendu sensible à ce problème. Le paradoxe est que cette traduction est à l’origine de sa notoriété en France.

Revue des Deux Mondes – Avez-vous lu les deux versions du roman ?

Hugues Pradier Oui, mais j’ai commencé par la version française revue par l’auteur. La première traduction n’a rien à voir, stylistique- ment parlant. Le traducteur a probablement été dérouté, par la langue notamment, qu’il a dû trouver trop peu « ornée » : il a cru devoir « amé- liorer » les choses, les « embellir ». Sous sa plume, le livre a pris des accents baroques. Kundera était inconnu en France à l’époque ; il n’y avait aucune raison d’imaginer que cette version n’était pas conforme à ses intentions ni à son écriture. Lui-même ne l’imaginait pas.

84 MARS 2020 MARS 2020 « milan kundera a joué un rôle dans le renouveau du roman contemporain »

Revue des Deux Mondes – Kundera voulait que cette première version disparaisse. Était-ce possible ?

Hugues Pradier Elle a en tout cas disparu des librairies. Certains auteurs ont bien essayé de détruire des livres qu’ils ne reconnaissaient plus comme les leurs, ou tenté d’en racheter tous les exemplaires, mais au XXe ou au XXIe siècle, les méthodes de diffusion rendent impro- bable la disparition d’un livre. Si vous cherchez la première version française de La Plaisanterie, vous la trouverez, d’occasion. Il faut seu- lement savoir qu’elle n’est pas reconnue par l’auteur.

Revue des Deux Mondes – Est-ce de ce traumatisme que découle la volonté de contrôle à l’égard de son œuvre ?

Hugues Pradier Il me semble que cela a joué un grand rôle, oui, et c’est compréhensible. Les traductions vieillissent plus vite que les œuvres, et il n’est pas étonnant que l’on retraduise Shakespeare régu- lièrement, mais ici il s’agit d’autre chose. Un traducteur confronté à un texte de Beckett n’est pas censé en faire du Dumas ! Le pire, c’est que Milan Kundera a découvert le problème incidemment, au cours d’un entretien, parce que son interlocuteur, Alain Finkielkraut, s’éton- nait de ne pas trouver dans le français de La Plaisanterie la simplicité des textes traduits ultérieurement…

Revue des Deux Mondes – Kundera a retravaillé certains textes après des questions ou des remarques de lecteurs, disiez-vous, ce qui dénote une grande humilité et une forte considération à l’égard de son public...

Hugues Pradier Et surtout une volonté farouche d’être compris. Lorsque nous préparons une Pléiade, nous nous posons la question de savoir quelle version de chaque ouvrage est à choisir. Certains écrivains publient un livre puis n’y touchent plus, si bien qu’il est préférable de retenir l’édition originale, parce que les modifications

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ultérieures risquent fort d’être des erreurs. D’autres, comme le fai- sait Malraux, rééditent rarement un livre sans le réviser. Kundera, lui, corrige ses textes. C’est donc la dernière version revue par lui qui a été adoptée, ce qui ne l’a d’ailleurs pas empêché de la corriger encore pour la Pléiade… Il envoyait régulièrement à une ancienne correc- trice de Gallimard des corrections à archiver, de façon qu’elles puissent être introduites dans le texte dès que le service de fabrication lancerait une réimpression. C’est ainsi que ses ouvrages étaient « mis à jour » à chaque nouvelle édition, et la Pléiade n’a pas fait exception. Un jour, quelqu’un, un chercheur, fera peut-être un relevé des différences entre les tirages successifs… Milan Kundera détesterait cette idée.

Revue des Deux Mondes – A-t-il lui-même retraduit ses romans tchèques ?

Hugues Pradier Il s’est systématiquement associé au traducteur. Dans chaque livre, une notule indique que la traduction a été entiè- rement revue par lui et qu’elle a la même valeur d’authenticité que l’original tchèque. Kundera a d’ailleurs demandé que certains romans soient traduits dans d’autres langues d’après leur version française, non d’après leur version tchèque. C’est la version française qui fait référence à ses yeux.

Revue des Deux Mondes – Kundera a-t-il une influence stylistique sur les auteurs français contemporains ?

Hugues Pradier Je n’en ai pas l’impression. Il faudrait poser la question à un stylisticien. Mais j’ai le sentiment que son influence est d’une autre nature : Milan Kundera a joué un rôle dans le renouveau du roman contemporain, dans la confiance que notre temps accorde de nouveau à la création romanesque. Ce n’est pas rien. Il me semble clair aussi que sa réflexion sur le roman, à travers ses essais, exerce aujourd’hui une influence croissante. À l’Université, la question est complexe. L’Université française aime les classifications : il est recom-

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mandé d’entrer dans des cases. Or est-ce que les romans de Kundera traduits du tchèque sont des romans tchèques ? des romans français ? À l’agrégation de Lettres, l’épreuve de Littérature comparée pourrait les accueillir : elle mêle livres écrits en français et livres traduits, elle pour- rait retenir les livres d’un écrivain qui a changé de langue au milieu du gué et choisi le français pour établir la version de référence de ses livres tchèques. L’Université n’est pas tout, mais elle a sa part dans la reconnaissance d’un écrivain. Voyez l’impact que peut avoir la litté- rature critique publiée sur l’œuvre de Pierre Michon, par exemple. Cela dit, Kundera n’est pas un auteur maudit, loin de là : il a obtenu une reconnaissance publique et un succès critique remarquables. Ses essais sont de plus en plus cités, par les écrivains, à l’Université, par- tout. Comme les essais de Gracq, d’une certaine manière. Tous deux adoptent des perspectives originales, personnelles, indépendantes des grilles de lecture traditionnelles. Et puis on sent en Kundera essayiste un praticien du roman, pas un théoricien, ce qui change tout. Bien sûr, les essais connaissent une diffusion plus restreinte que les romans auprès du grand public. Il reste que la présence de L’Art du roman et des autres essais de Milan Kundera est toujours plus sensible, et j’y vois une raison de se réjouir.

MARS 2020 MARS 2020 87 UN PREMIER ROMAN FRANÇAIS › Michel Delon

était en 1994. Antoine Gallimard voulait une édition de Point de lendemain en Folio. Jean- Yves Tadié, directeur de la collection, me trans- mit la commande. Travailler sur la nouvelle de Vivant Denon était un régal. La merveille C’stylistique se doublait d’un imbroglio éditorial : le conte d’un franc cynisme libertin, publié en 1777, a été récrit en 1812 pour devenir une évocation nostalgique. Je décidai de donner, l’un après l’autre, les deux textes où de subtiles transformations changent l’atmosphère du récit et j’appris en rendant mon manuscrit la raison de cette com- mande. On me donna les épreuves du prochain roman de Milan Kun- dera : écrit directement en français, c’était une variation sur Point de lendemain. La Lenteur parut dans la « Blanche » en janvier 1995 et la petite édition de Vivant Denon quinze jours plus tard. Le narrateur de Point de lendemain est un jeune homme qui, un soir, au spectacle, se laisse enlever par une femme du monde. Curieux, tout excité de l’aventure, il se retrouve dans un château sur les rives de la Seine. Le mari est là, qui, complaisant sans en penser moins, va

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se coucher. Mme de T… n’est désignée que par une initiale comme si donner son nom eût été indiscret. Elle entraîne son complice d’un soir dans un bavardage sentimental et nocturne à travers le parc jusqu’à un pavillon où l’étreinte se consomme. Elle ne se contente pas de ce suc- cès, habilement mis en scène comme une surprise du désir, et parvient à réveiller l’ardeur du jeune amant dans une fausse grotte sophisti- quée, à l’intérieur du château. Au petit matin, celui-ci comprend que Mme de T… a trompé le mari, l’amant en titre et lui-même, parte- naire d’une nuit : triple mystification que fait sans doute pardonner le plaisir partagé. Deux siècles plus tard, Milan Kundera et sa femme vont passer une nuit dans le château de M. et Mme de T… qui aurait subsisté, transformé en hôtellerie. Ils y parviennent en peu de temps. Les moteurs, rempla- çant les chevaux, ont réduit les distances. Leur ronflement a fait oublier le mouvement des carrosses. Deux innovations dans l’ancien château vont gâcher l’escapade : l’installation d’une Michel Delon est professeur à la salle de réunion pour attirer les conférences Sorbonne. Il est notamment l’auteur et l’aménagement d’une piscine. Ce soir-là, de Casanova. Mes années vénitiennes (Citadelles & Mazenod, 2018) et de l’hôtellerie accueille un congrès scientifique La 121e journée. L’Incroyable Histoire et, pour rendre la rencontre plus piquante, du manuscrit de Sade (Albin Michel, 2020). ce sont des entomologistes qui sont réu- › [email protected] nis. Entomologistes devenus insectes eux- mêmes aux mœurs étranges sous le regard du romancier. Parmi eux, un savant tchèque qui a été privé de laboratoire par la répression com- muniste revient pour la première fois dans sa communauté profession- nelle. Il est entouré d’une bienveillance qui ne va pas jusqu’à dissiper les ignorances et les préjugés sur cette Europe centrale où l’on confond les Tchèques et les Polonais et dont on ne se donne pas la peine de rete- nir des noms difficiles. Kundera le littéraire raconte à travers ce savant perdu son expérience d’émigré arrivant en France, vingt ans plus tôt, et enseignant à l’université de Rennes : le château de Mme de T… doit se trouver quelque part à l’écart de la route vers l’Ouest. Le soutien aux opposants d’au-delà du rideau de fer, en train de se rouiller, est le pré- texte de manipulations et de récupérations souvent plus narcissiques que politiciennes. La dénonciation par le romancier de la société policière

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en Tchécoslovaquie s’accompagne d’un regard sans complaisance sur un monde occidental obsédé de lui-même. Deux intellectuels rivalisent dans les bons sentiments et l’ostentation de leur engagement à travers le monde. Drapés dans les droits de l’homme, ils se nomment Berck et Duberques, assonance qui évoque des onomatopées, « beurk » et « re-beurk », pour mieux exposer ce duo de clowns se bousculant à qui sera le premier devant les caméras. L’œil des médias est la vérité d’une vie obsédée par la visibilité. Les résistants à l’espionnage policier s’étonnent de cette volonté de se faire voir. La piscine est l’autre révélateur des mœurs occidentales, on s’y déshabille, on s’y exhibe. Un jeune couple reste en marge des festivi- tés officielles. Vincent étudie la philo, Julie est dactylo, son prénom a été choisi par Jean-Jacques Rousseau pour le roman qui a été un des livres les plus lus au XVIIIe siècle et par Vivant Denon lui-même pour une comédie sans prétention, jouée en 1769, Julie ou le Bon Père. Ils pourraient profiter de l’occasion et jouir de leur jeunesse en s’aimant tranquillement, mais Vincent n’est-il pas obnubilé à son tour par son image de séducteur et d’amant ? Il a besoin de se dénuder et de plonger dans la piscine de l’hôtel, de théâtraliser son désir, il focalise tout l’élan amoureux sur l’idée de sodomie. Le jeune couple est réduit à mimer un accouplement sur le bord de la piscine. Ajoutent à la confusion le savant tchèque qui venait simplement faire quelques brasses et qui, devant les simagrées de Julie et Vincent, croit assister à une orgie occidentale, puis une journaliste qui se jette à l’eau tout habillée pour attirer l’attention d’un homme aimé, et qu’on veut sauver à tout prix comme si elle était en train de se noyer. Là où la nudité devrait dire la vérité des êtres, les relations ne sont que quiproquos et faux-semblants. La plus belle scène du roman – ou du moins celle qui m’a le plus frappé et qui m’accompagne dans mes lectures du XVIIIe siècle depuis vingt-cinq ans – se situe à la fin du récit. Le narrateur de Vivant Denon, que Kundera a décidé de nommer le chevalier, vient de quit- ter Mme de T…, il regagne la voiture qui le ramène à Paris. Vincent renonce à retrouver Julie qui s’est enfuie, il met son casque et va enfourcher sa moto. Les deux personnages se croisent, esquissent un

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échange, étonnés de leur accoutrement et de leur langage respectifs, ils ne parviennent pas à se comprendre. Le dialogue tourne court. « L’atmosphère amicale favorable aux confidences a duré à peine une minute, et s’est évaporée. » Le chevalier reste dans le secret de l’étreinte avec Mme de T…, il savoure l’émotion qui persiste et le souvenir qui en conserve l’éclat, il va y rêver au rythme des chevaux qui trotteront le long de la Seine. Vincent prend sa moto pour aller très vite en faisant beaucoup de bruit pour oublier qu’il n’a pas su aimer Julie ; il va devoir étouffer cette tristesse sous des vantardises auprès d’amis. Kundera ne décrie pas le présent au nom d’un passé paré de toutes les qualités. Il n’oppose pas une modernité agressive à l’Ancien Régime plus humain. Il s’interroge sur les rythmes de l’existence et chante la lenteur qui donne son titre au récit. L’Immortalité s’achevait sur un embouteillage : « La chaussée était encombrée de voitures qui klaxonnaient sans répit. Les motos mon- taient sur les trottoirs et se frayaient un passage entre les piétons. » Le bruit recouvre la musique du monde, la vitesse efface la mémoire. La Lenteur s’ouvre et se ferme sur une route où les conducteurs à leur volant trépignent d’impatience, où les motards oublient leur fragilité et se laissent prendre au vertige de l’accélération. Le romancier aime comme titres ces termes abstraits qui donnent leur profondeur à ce qu’il raconte, sans jamais le réduire à une thèse ou à un système. Il associe la vitesse à la superficialité et montre dans la qualité d’une étreinte une vérité morale qu’on chercherait en vain dans tant de pré- tendus grands sentiments. Il connaît pertinemment la vanité de l’ancienne cour, dénoncée par les moralistes classiques. Une société de spectacle déjà se forme sous l’œil du monarque et dans l’exacerbation d’une hiérarchie que semble mettre en cause la marche de l’histoire. Quand l’Empire tente de réinventer cet ancien monde, Vivant Denon récrit le conte cruel composé dans sa jeunesse. Le récit n’était pas sans âpreté : « La com- tesse de *** me prit sans m’aimer, reprit Damon : elle me trompa. Je me fâchai, elle me quitta : cela était dans l’ordre. Je l’aimais alors, et, pour me venger mieux, j’eus le caprice de la ravoir quand, à mon tour, je ne l’aimai plus. » En 1812, il atténue cette brutalité, il met de

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l’amour où il n’y avait que de la fatuité et l’ironie prend la forme d’une petite musique touchante, elle s’apaise en une forme de tendresse : « J’aimais éperdument la comtesse de … ; j’avais vingt ans, elle me pardonna : et comme j’avais vingt ans, que j’étais ingénu, toujours trompé, mais plus quitté, je me croyais l’amant le mieux aimé, par- tant le plus heureux des hommes. » Le chevalier, comme le nomme Kundera, se trouve dans l’euphorie de l’amour et découvre avec une autre un plaisir bouleversant, détaché de tout sentiment. La leçon ne se confond pas avec l’amertume du cynisme précédent. Elle incite à l’indulgence et à la discrétion.

« Il s’appropriait Diderot en le réinventant, du roman au théâtre et du français au tchèque »

La Lenteur pourrait être lu comme la confrontation du Damon de 1777 et du narrateur de 1812. Vivant Denon a atteint 65 ans quand il change la clé de sa partition. C’est l’âge aussi de Milan Kundera publiant La Lenteur. Notre jeunesse est toujours un Ancien Régime, irrémédiablement perdu. La révolution des années prend la fatalité d’une Révolution. Deux « voisins » de Kundera le savent bien. Casa- nova qui a fini sa vie dans un château en Bohême l’explique tout au long de l’Histoire de ma vie aussi bien que Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe, lui qui deux fois est allé saluer son roi exilé à Prague. Ce qui vibre dans La Lenteur, merveilleusement écrit en français, c’est le souvenir d’une ancienne patrie qui a été un haut lieu de l’Europe centrale, de cette Mitteleuropa où l’on parlait l’alle- mand, le français et une gamme de langues slaves, où les cultures se métissaient et s’enrichissaient, où se superposaient sans se confondre les identités linguistique, religieuse, étatique. Kundera à Prague avait tiré de Jacques le Fataliste un Hommage à Denis Diderot en trois actes. Il s’appropriait Diderot en le réinventant, du roman au théâtre et du français au tchèque. Il avait songé alors à un Hommage à Vivant Denon et voici qu’il le compose, en demeurant dans le genre du roman et dans la langue même du premier directeur du Louvre. Il

92 MARS 2020 MARS 2020 un premier roman français

était en train d’écrire un essai sur ce qu’apporte à l’art romanesque européen la fiction du XVIIIe siècle, entre Diderot et Denon, Laclos et Sade. Et il a préféré faire vivre cette prose exacte, qu’on dit rapide, mais dont la précision n’a rien d’une hâte. Une prose qui s’est assou- plie dans la conversation pour se fixer dans l’écriture. C’est le chevalier qui se souvient : « j’avais vingt ans » ; c’est Kun- dera qui raconte à son tour. La tension entre une jeunesse qui a tout à apprendre et une maturité dont l’existence est souvent faite de sou- venirs, entre une première et une seconde patrie, s’exprime dans cette conquête du français par un Tchèque. Le romancier des longs récits polyphoniques s’impose soudain la brièveté des contes des Lumières. Il s’astreint à une langue classique avec parfois peut-être un soupçon d’accent qui reste pour prouver que le français s’enrichit de tous ceux qui le parlent d’une façon aussi jubilatoire. À la fin du premier mou- vement (le roman en compte cinquante et un), le narrateur évoque les futurs amants en route vers leur nuit, dans le balancement de la voiture : « Les deux corps se touchent, d’abord à leur insu, puis à leur su, et l’histoire se noue. » Oui, les dictionnaires enregistrent bien au vu et au su, mais à leur su me semble une discrète invention de Kun- dera. De même, je me souviens avoir trouvé dans un de ses essais un bagatelliser qui est décalqué du tchèque bagatelizovat, emprunté au français rocaille du XVIIIe siècle « bagatelle » (c’est le nom de la Folie d’Artois construite quelques mois avant la première édition de Point de lendemain), en passant par l’allemand bagatellisieren. Vers la fin de La Lenteur, les images qui hantent Vincent sortant de l’hôtel ont un « effet désexcitant ». Kundera transpose un terme de physique ou de mécanique dans la langue morale où il rejoint l’ancien désamour, qui reprend du service récemment, et la décristallisation qu’invente Gide dans Les Faux Monnayeurs. À l’image du chevalier qui s’avance lentement vers sa voiture et va s’assoupir dans l’odeur de Mme de T… se superpose celle des Amants de Louis Malle, autre variation sur Point de lendemain en 1958. La riche bourgeoise qu’incarne Jeanne Moreau a un mari, un amant : ils se déplacent dans de puissantes voitures. Dans les bras d’un étudiant qui roule dans une 2 CV fatiguée, elle découvre un plaisir inconnu.

MARS 2020 MARS 2020 93 milan kundera le maître de l’ironie

Un concerto de Brahms et la caméra qui suit une main ayant gardé son alliance disent cette révélation physique. Le générique se dérou- lait sur fond de Carte du Tendre. À l’opposé des séductions éclairs et autres speed dating, à l’opposé des nationales rectilignes dont on abat les platanes, jugés trop dangereux et remplacés par des glissières de sécurité, loin du tam-tam des réseaux sociaux, les méandres d’un fleuve paresseux et d’une départementale qui en épouse l’allure, le temps délicieusement perdu à se promener et à bavarder, le goût des mots, des notes de musique ou des images, choisis longuement, des- sinent la continuité qui mène de Denon à Kundera. Avec lui, nous avons la vague impression que de la capacité d’un jeune homme à être heureux dépend notre seul espoir.

94 MARS 2020 MARS 2020 UN KUNDERA DOUBLE › Martin Petras

ien que physiquement absent de son pays natal, Milan Kundera y est très présent dans les esprits (1). De nombreuses publications lui sont consacrées, allant des monographies aux travaux universitaires et actes de colloque en passant par des articles dans Bdes journaux importants. « Il a cette chance, ou cette poisse, de sus- citer des réactions tranchées chez chacun de ses lecteurs », déclare le professeur de littérature tchèque Petr A. Bílek (2). Les causes de cette réception contrastée sont multiples (3). C’est à Antonín Liehm (4) que Kundera doit le début de sa renommée hors des frontières. Cette personnalité incontournable de la vie intellectuelle a en effet convaincu Louis Aragon qu’un roman important venait de voir le jour à Prague, un an avant que le Krem- lin décide d’envoyer ses troupes pour mater le fameux Printemps et « normaliser » la situation. La traduction française publiée chez Galli- mard impose l’auteur de La Plaisanterie à l’étranger dans un contexte politiquement mouvementé. L’accueil des livres suivants sera le plus souvent favorable. En Tchécoslovaquie, Kundera rejoint en 1970 la cohorte d’auteurs classés ennemis du régime, interdits non seulement de publication, mais aussi de présence dans les bibliothèques, manuels

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scolaires, facultés et médias publics. Si des séjours en France lui sont accordés, ces autorisations apparaissent davantage comme des calculs que comme un privilège en vue d’une future expulsion de son pays. Lorsque, une vingtaine d’années plus tard, le système communiste s’effondre, les livres de Kundera sont lus partout – L’Insoutenable Légè- reté de l’être assoit définitivement sa notoriété. Les lecteurs tchèques

ont suivi le succès grandissant de leur ex- Martin Petras est l’auteur de plusieurs compatriote grâce à des informations infil- articles sur Milan Kundera. Il a enseigné la langue et la littérature trées de l’extérieur. Ils se sont procuré par tchèques à l’Université de Lille entre des circuits clandestins les ouvrages publiés 1973 et 2012. en tchèque aux éditions Sixty-Eight › [email protected] Publishers, une maison tenue par le couple d’écrivains Škvorecký à Toronto. Les livres étaient dévorés, malgré une diffusion restreinte. Des critiques publiées soit dans les samizdats locaux, soit à l’étranger, en faisaient les échos.

Un écrivain choisit-il ses lecteurs ?

Un article intitulé « Les paradoxes de Kundera » (5) déclenche une polémique mémorable en 1986. Son auteur, Milan Jungmann (1922- 2012), y affirme que la réception de Kundera suscite l’enthousiasme ou la froideur selon les frontières géographiques : « À l’Ouest, un succès des best-sellers sans les moindres doutes critiques et une gloire frôlant l’hystérie – Kundera comme gourou de la société occidentale ; à domi- cile, dans la sphère de la culture non-officielle, un silence embarrassé, ou bien un écho empreint de réserves manifestes. » L’auteur suppose, ou feint de supposer, que Kundera se détourne complètement de ce qu’il fut autrefois, pour effacer son passé imprégné de culture socia- liste. Or, d’après Jungmann, Kundera ne devrait pas se couper de son histoire, puisque son nom dans les lettres tchèques fut incontournable entre 1953 et 1970. Son talent était notoire et sa réussite éclatante depuis ses débuts : jeune poète à succès, brillant essayiste et polémiste, dramaturge reconnu, membre de la très officielle Union des écrivains tchécoslovaques et membre du comité de rédaction de l’hebdomadaire

96 MARS 2020 MARS 2020 un kundera double

fort influent, les Literární noviny. Avant son interdiction, La Plaisante- rie fut tirée à 117 000 exemplaires. C’est pourquoi Jungmann s’insurge contre les propos de Kundera tenus à Philip Roth : « J’ai vécu la moitié de ma vie comme un intellectuel tchèque relativement inconnu (6). » Les points de vue exprimés dans cet article illustrent les griefs for- mulés par la résistance intellectuelle et politique au régime : d’après elle, Kundera ne s’adresse plus aux lecteurs de son ancienne patrie, « il s’est retrouvé dans un autre monde, et a soudain ressenti une autre pression sociale à laquelle il s’est volontiers soumis ». Son succès serait le résultat d’une stratégie : en offrant aux publics occidentaux l’image qu’ils se font des pays de l’Est (comme on disait jadis), il les conforte dans leurs opinions toutes faites. Sa prose simple, pour être facile à traduire, et prétendument « philosophique », jugent les dissidents, « piège » les lecteurs en s’ajustant à leurs idées. Ils lui reprochent ainsi d’affabuler un monde artificiel, éloigné de la réalité tchécoslovaque de l’époque, pour être complaisant avec le lecteur occidental.

« Nous devons l’autopsier ! »

Malgré le changement de régime, Kundera continue à diviser. Côté médias, c’est la . Le romancier paré de gloire mondiale ne se précipite pas sur les plateaux, n’accorde aucune interview, préfère se taire. Pourquoi ne regagne-t-il pas sa patrie première ? Qu’attend-il ? En plus, lui reproche-t-on, il écrit désormais ses romans en français – un comble ! –, alors qu’il peut dorénavant publier librement chez lui (7). Il interdit les traductions sauf les siennes – une mauvaise tra- duction pirate de L’Identité fut toutefois publiée sur le Web pendant quelque temps. Une autre provocation a lieu en 2008 : un magazine praguois Respekt, en l’occurrence mal nommé, publie un dossier à charge basé sur un pro- cès-verbal daté de 1950, exhumé par un historien d’une institution très officielle, l’Institut pour l’étude des régimes totalitaires. On y apprend qu’un étudiant nommé Kundera, né le même jour que l’écrivain, a dénoncé à la police une personne suspecte. Arrêté, l’homme passa treize

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ans en prison. Si l’article fait l’effet d’une bombe, il témoigne d’une insoutenable légèreté dans le traitement du passé stalinien (8). Pourquoi en effet n’avoir pas écarté au préalable les nombreuses objections prévi- sibles – il manque par exemple la signature de Kundera ainsi que son numéro de carte d’identité, habituellement mentionné dans ces cas-là ? Pourquoi ne pas avoir recoupé ce document d’une extrême gravité avec d’autres éléments – une règle élémentaire chez tout historien digne de ce nom – et avoir choisi la presse pour diffuser ce genre d’allégation ? Kundera dément, l’accusation se dégonfle en quelques mois, mais le soupçon demeure et l’affaire lui colle toujours à la peau. « Nous devons l’autopsier ! », déclara récemment un animateur de télé. « J’at- tendrais de lui un mea culpa […], il devrait dire ce qu’il a fait et pour- quoi il l’a fait. (9) » Au bout de trente ans, les médias, qui ne cessent de l’épier, ont transformé Kundera en un personnage public qui doit rendre des comptes, avouer, se justifier, s’excuser, en un mot se conformer à l’attente des journalistes. « À la différence de Günter Grass, Kundera n’a rien avoué. (10) » Vis-à-vis d’eux, l’écrivain se trouve dans une situation décrite dans L’Immortalité : disparaître derrière son œuvre, la devise flaubertienne et son vœu, s’avère illusoire.

Retour de l’œuvre

La parution des livres dans son pays d’origine suit un rythme fixé par l’auteur. Kundera entretient des liens amicaux avec la maison Gal- limard, comme avec les éditions Atlantis installées à Brno, là où il est né. Il en devient l’auteur phare et le discret conseiller éditorial. La maison fut créée lorsque le régime changea et fut un moment dirigée par le dramaturge et futur homme politique Milan Uhde, un ami de longue date. C’est aujourd’hui sa fille qui édite Kundera.

« Mes romans reviennent en Bohême [Kundera ne dit jamais Tchéquie] non pas comme une partie de la lit- térature tchèque vivante, mais comme un écho égaré

98 MARS 2020 MARS 2020 un kundera double

pendant vingt ans, un reste de l’époque non-aimée et irrévocablement disparue. [Quel] rôle peuvent-ils jouer aujourd’hui dans ma patrie d’autrefois, dix, vingt, voire trente ans après leur création ? (11) »

Rétablir une version tchèque exige un long travail. Il faut presque « ressusciter » les livres, revoir les manuscrits originaux, les modifica- tions successives (12). Pour le moment, seule la « période tchèque » (c’est-à-dire rédigée dans cette langue) est publiée et une partie des essais écrits en français et traduits par lui-même. Les tirages sont très honorables. Republiée en 1991, La Plaisanterie connaît sa sixième édition en 1996, les suivantes paraissent en 2007 et 2016. D’autres rencontrent un succès semblable. Jacques et son maître paru en 1992 est réédité en 2007. La pièce jouée sous un nom d’emprunt pendant toute la durée de l’occupation russe se produisait à travers le pays, personne ne se doutant que l’auteur figurait sur la liste noire. Une autre pièce non traduite, Ptákovina, mot d’argot à mi-chemin entre « bêtise » et « connerie », fut jouée à guichets fermés pendant une dizaine d’années ; cette comédie féroce sur l’idiotie du pouvoir a été reprise en décembre 2019. Selon les vœux de Kundera, La Fête de l’insignifiance sera bientôt traduite par Anna Kareninová, une familière de Céline et d’Ezra Pound, et publiée chez Atlantis. Les autres romans écrits en français suivront (13). Controversée ou admirée, l’œuvre génère de nombreuses réflexions théoriques. On discute les interprétations de Kundera sur le roman, sa façon quasi didactique d’orienter le lecteur, le rôle et la pertinence de son narrateur-démiurge, les procédés de sa poétique romanesque, le statut des personnages, sa conception de l’Europe centrale. L’année dernière, la radio Vltava, l’équivalent de France Culture, lui a consa- cré une belle série d’émissions pour son quatre-vingt-dixième anni- versaire. Une exposition itinérante, « (Not Lost) in Translation », fut aussi organisée pour l’occasion, rassemblant quelques-unes des 3 800 éditions recensées dans plus d’une quarantaine de langues. Plus que les récompenses, ce sont les avis des lecteurs qui comptent (14). Spécialistes ou non, jeunes et moins jeunes lui recon-

MARS 2020 MARS 2020 99 milan kundera le maître de l’ironie

naissent une place importante dans « sa patrie d’autrefois ». L’une des trois « étoiles fixes » (15) de la prose tchèque moderne, dit de lui Aleš Haman, un historien de la littérature et critique littéraire qui le suit depuis ses débuts. « Le père absent de la littérature tchèque contem- poraine », déclare Jan Němec, un écrivain né en 1981.

1. Milan Kundera vit en France, qu’il considère comme sa « première patrie » depuis qu’il a obtenu la nationalité française en 1981. 2. Petr A. Bílek, in Jakub Češka, Království motivů [Le royaume des motifs], Toga, 2005 (en tchèque). 3. Pour les questions relatives à la réception, tchèque ou étrangère, cf. Marie-Odile Thirouin et Martine Boyer-Weinmann, Désaccords parfaits. La réception paradoxale de l’œuvre de Milan Kundera, Ellug, 2009. 4. Né en 1924, Antonín Liehm est journaliste, publiciste, traducteur, critique et historien de cinéma. De nombreux artistes tchèques et slovaques sont connus à l’étranger grâce à lui. Fondateur de la revue cultu- relle européenne Lettre internationale. 5. En français in La nouvelle Alternative, n° 4, décembre 1986. 6. The Sunday Times Magazine, 20 mai 1984. Je cite d’après Jungmann. 7. Le début de la rédaction de La Lenteur date de 1993. 8. Muriel Blaive, « L’ouverture des archives d’une police politique communiste : le cas tchèque, de Zdena Salivarová à Milan Kundera », in Sonia Combe (éd.), Archives et écriture de l’histoire dans les sociétés postcommunistes, La Découverte, 2009, p. 203-226. 9. « Événements, Commentaires », Česká televize 24, le 1er avril 2019. 10. Revolver Revue, n° 100, 2015, p. 87. 11. Note de l’auteur, in Nesmrtelnost [L’immortalité], Atlantis, Brno, 1993, p. 346, traduit par Martin Petras. Par exemple, La vie est ailleurs, achevée en 1969 fut en Tchéquie publié pour la première fois en 2016, quarante-sept ans plus tard, Le Livre du rire et de l’oubli en 2017. 12. Idem. 13. Même non traduits, ils sont l’objet d’études approfondies. Cf. Sylvie Richterova, La Puissance de l’insi- gnifiance, L’Atelier du roman, juin 2016, p. 150-160. 14. « Prix Jaroslav Seifert 1994 » et « Prix d’État pour la littérature 2007 ». 15. Les deux autres étoiles étant Jan Neruda et Karel Čapek.

100 MARS 2020 MARS 2020 MILAN KUNDERA, DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA POLITIQUE › Ulysse Manhes

e souhaiterais commencer par un souvenir : j’avais 15 ans quand j’ai lu pour la première fois un des romans de Milan Kundera, La Plaisanterie (1). Je n’ai pas tout compris, bien sûr, mais je me souviens de l’essentiel : j’étais ébloui par la J beauté simple de cette langue ; le destin sinueux de Ludvik me bouleversait, comme son histoire amoureuse avec Lucie, et je frémis encore aujourd’hui à la lecture de l’interrogatoire sur la carte postale par les camarades, dans une émotion qui n’a pas pris une ride. J’ai par la suite avalé l’intégralité de l’œuvre de Kundera, et plus qu’une fois ; c’est à lui que je dois mon attachement à la littérature, à l’humour, à la conscience européenne… Surtout, depuis cette lecture sans doute trop verte, j’ai travaillé sur le courant littéraire et intellectuel antitotalitaire : Hannah Arendt, Czesław Miłosz, Leszek Kołakowski, Raymond Aron, Jan Patočka, George Orwell, Alexandre Soljenitsyne, Vassili Grossman, Emma- nuel Levinas… J’ai cherché, mais je n’ai trouvé chez aucun d’entre eux une expression plus vive que chez Kundera de ce que fut le drame du siècle dernier : la politisation généralisée. La plupart des contre-­

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révolutionnaires, des dissidents, des opposants, parlaient toujours le même langage que leurs adversaires. Dissidents et idéologues pou- vaient diverger, s’opposer, s’intimider, c’était encore la passion poli- tique qui les renvoyait dos à dos. Disant cela, j’indique simplement l’idée que le jeune garçon que j’étais a compris Ulysse Manhes est étudiant en 3e d’emblée qu’il y avait une chose pire qu’un année de philosophie à l’université mauvais régime politique ou qu’un système Paris sciences et lettres (PSL). totalitaire : il y avait le monde englouti par › [email protected] le politique, tout en œillères, sans fenêtres, happé par les tracts, les manifestations, les partis et les slogans, les idéologies aveugles et tour- billonnantes, et l’art qui leur prête parfois sa flèche… Le politique comme opium de la modernité, voilà ce que nous a appris Kundera, cet opium qui rend sourd jusqu’à la plaisanterie. Les sentiments humains, l’amour, la pensée, l’art, l’amitié, sont pris dans une lumière politique, un costume de l’engagement, une langue de révolutionnaires. Dans le livre Une rencontre, on lit au chapitre « L’inimitié et l’ami- tié », consacré à Bohumil Hrabal (l’un des grands écrivains tchèques du XXe siècle) :

« [Hrabal] était profondément apolitique. Ce qui, dans un régime pour lequel “tout était politique”, n’était pas innocent : son apolitisme se moquait du monde où sévis- saient les idéologies. C’est pour cela qu’il s’est trouvé pendant longtemps dans une relative disgrâce (inuti- lisable qu’il était pour tous les engagements officiels), mais c’est pour ce même apolitisme (il ne s’est jamais engagé contre le régime non plus) que, pendant l’occu- pation russe, on l’a laissé en paix et qu’il a pu, comme ci, comme ça, publier quelques livres. E. l’injuriait avec fureur : comment peut-il accepter qu’on édite ses livres tandis que ses collègues sont inter- dits de publication ? Comment peut-il cautionner ainsi le régime ? Sans un seul mot de protestation ? Son com- portement est détestable et Hrabal est un collabo.

102 MARS 2020 MARS 2020 milan kundera, de l’autre côté de la politique

J’ai réagi avec la même fureur : quelle absurdité de par- ler de collaboration si l’esprit des livres de Hrabal, leur humour, leur imaginaire sont le contraire même de la mentalité qui nous gouverne et veut nous étouffer dans sa camisole de force ? [...] Un seul livre de Hrabal rend un plus grand service aux gens, à leur liberté d’esprit, que nous tous avec nos gestes et nos proclamations pro- testataires. (2) »

Combien de fois ai-je eu, durant mes années universitaires, des preuves aveuglantes de cette hyper-politisation à l’œuvre, générations après générations ? Des camarades de classe trop engagés, prompts à mésinterpréter des textes à la lumière de leur cause, à refuser de voir des films au motif que leur auteur serait un salaud, à se rendre la vie impossible en la privant d’une intelligence légère ?... Combien alors de rencontres esthétiques manquées, combien de livres mal lus ou jamais lus (ce qui revient au même), combien de malentendus en raison de la politique ? L’œuvre de Kundera, notamment du fait d’une préface d’Aragon, a au début été interprétée en France comme une œuvre politique, celle d’un nouveau dissident alors inconnu au bataillon. Il a fallu des années pour sortir de cette erreur et pour comprendre, comme Kundera le dit lui-même, que La Plaisanterie n’est ni un roman historique ni un roman politique mais un roman d’amour. La parole de l’auteur connut les pires peines à être entendue ; la sublimation par l’humour et la dérision de notre sort tragique demeure toujours un refuge peu pratiqué. Il n’y a pas longtemps, un ami versé à gauche m’expliquait durant un déjeuner qu’on pouvait utiliser Kundera pour fonder une nouvelle politique socialiste et m’assurait que ses romans n’exprimaient pas, comme je le pensais à tort, la vacuité du politique, mais simplement une critique de la radicalité politique… Pourtant, je m’aperçus qu’il ne connaissait pas l’amoureuse de Ludvik, la belle Lucie, passant comme une ombre derrière les grillages du camp de détention et volant des fleurs sur les tombes… Cela, mon ami ne s’en souvenait plus… il ne pouvait pas s’en souvenir, il ne l’avait pas lu.

MARS 2020 MARS 2020 103 milan kundera le maître de l’ironie

Toute notre époque est ainsi : elle se précipite à politiser et désor- mais à pénaliser les idées et les relations. Le code pénal est devenu la nouvelle doctrine, l’arme des échanges, car la morale publique, média- tique, sociale, se révèle sans patience pour les idées qui ne sont pas les siennes : elle n’entend plus en débattre mais à les déférer devant le tribunal. Elle ignore ainsi l’héritage spécifique de Kundera, qui n’est pas du côté de la punition mais du récit, de la fiction, de l’humour, de la littérature… de l’autre côté de la politique.

1. Milan Kundera, La Plaisanterie, Gallimard, 1968. 2. Milan Kundera, Une rencontre, Gallimard, 2009, p. 154-155.

104 MARS 2020 MARS 2020 LITTÉRATURE

106 | Calle dei Colori › Sylvain Prudhomme

113 | Michel Serres et Clément Rosset lecteurs de L’Oreille cassée › Jean-Pierre Naugrette

119 | Priscilla n’épouse pas Juliette › Marin de Viry

126 | Le macronisme, une domination sans hégémonie › Sébastien Lapaque CALLE DEI COLORI › Sylvain Prudhomme

L’auteur de Par les routes raconte comment une fille accompagne son père dans la maladie, jusqu’à l’espoir.

ur la photo c’est impossible à voir. Il sourit. Il a le même air joyeusement baroudeur que sur les pho- tos d’autrefois, teint buriné, sourire large, barbe de trois jours et sourcils seulement blanchis à présent. Il se marre. Il a toujours éclaté de rire ainsi, pour Smasquer sa gêne. Ce n’est pas nouveau. Souvent, il y a peu encore, il se ratait. Il grimaçait pour faire drôle mais c’était raté, seule la grimace restait, la bouche tordue, les yeux roulés d’un air un peu fou. Il y en avait beaucoup de ces photos grimaces, photos malaises. À présent le visage est apaisé. Adouci. Sur toutes il rit, d’un rire vrai. Il en fait moins qu’avant, peut-être. Il a moins l’énergie d’en faire. Ce sont de belles photos. Des photos heureuses. Ils sont là, père et fille, proches, serrés, unis devant l’objectif. Aux mouvements de leurs corps, au léger effort que fait l’épaule de la fille pour se tendre vers l’avant, on devine que c’est elle qui tient le télé- phone à bout de bras et prend le selfie. Derrière eux, on aperçoit le mur jaune de la petite chambre d’hôpital d’une modeste ville du Finis- tère. L’étroit cadre métallique de la fenêtre condamnée.

106 MARS 2020 littérature

Il y a six photos. Six instantanés pris en quelques secondes. Six images sur lesquelles leurs expressions se modifient d’une pose à l’autre, la détente d’un éclat de rire succédant à un instant de gravité feinte, le flou d’un mouvement immaîtrisé à plusieurs secondes de concentration soutenue. Sur toutes on sent la même émotion : le bon- heur d’être ensemble, et le désir de graver ce bonheur. La conscience qu’il ne durera pas toujours. Le besoin de le fixer. D’en attester la réa- lité. D’en manifester la saveur, le prix. De pouvoir un jour peut-être, plus tard, se le remémorer. Comprend-on, à les regarder, ce qui arrive ? Ces choses-là se devinent-elles aux seules expressions des visages ? Lui penche la tête vers le bas, regarde par-dessus ses lunettes et prend une pose à la James Bond – faire le clown, toujours. Il bouge, éclate de rire, est flou une fois sur deux. Elle est plus calme. Pleine d’une joie moins exubérante, moins pressée d’éclater à l’image. Elle ose davantage de tendresse aussi, penche sa tête vers celle du Sylvain Prudhomme est écrivain. père, un peu davantage à chaque photo, Dernier ouvrage publié : Par les routes (Gallimard, 2019, prix Femina comme si l’émotion la gagnait au fil des et prix Landerneau). secondes, devant nous, sous nos yeux, très exactement par l’acte de prendre ces photos. Comme si elle pas- sait d’une tendresse de bon aloi, efficacement signifiée – une image de tendresse –, à une émotion vraie, revécue là maintenant, tout de suite, bouleversante, submergeante. Sur la dernière image elle penche la tête contre celle de son père, comme elle ne l’y a plus penchée depuis des décennies sans doute. Comme si autant que sur la tête de son père, c’était sur l’image de son père qu’elle la posait. Sur la pensée de son père. Sur la contemplation de cet homme près duquel elle est née, a grandi, est devenue femme. Sur le souvenir de l’enfance à ses côtés. Sur la tristesse que le temps passe et que tout doive un jour s’en aller. Ce que l’on devine sur les photos, c’est un écart entre eux de conscience. De rapport au temps. Lui est dans l’instant. Savoure le bonheur que sa fille soit là. Si une inquiétude passe dans ses yeux, c’est la même qui le traverse de nombreuses fois par jour désormais : la peur de mal faire. D’être pris en défaut. De se trahir une fois de plus,

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comme la dernière fois qu’il est entré tout habillé sous la douche, ou a enfilé un deuxième bas de pyjama pour tenter de cacher le verre d’eau qu’il avait renversé sur le premier. Il y a ça dans son regard : l’inquié- tude de ne plus pouvoir se faire tout à fait confiance. L’habitude à présent de marcher sur des œufs. L’éclat de rire préventif, comme une façon d’anticiper déjà, à tout hasard, la possible bourde : mais bien sûr où ai-je la tête, quelle idée de vouloir mettre trois paires de chaussettes au lieu d’une. Elle au contraire sait. Voit les mois qui passent, la situation qui évolue. Elle est celle qui veille, organise, anticipe. Celle qui tend le bras pour prendre les photos. Celle qui tout à l’heure les enverra au frère, à l’amie du père, aux autres membres de la famille. Celle qui les mettra en ligne et les légendera en vue du prochain numéro de la gazette Famileo, une idée du frère, pour que le père les reçoive à son tour à la fin du mois, imprimées avec une trentaine d’autres, postées par nous tous, comme autant de souvenirs du mois écoulé. J’ai dit que c’était impossible à voir sur la photo. C’est faux. Bien sûr cet écart entre eux se devine. Risque permanent de défaillance chez lui ; poids de la lucidité chez elle. Ostinato de la question qui la poursuit, la hante, à chaque prise de vue, chaque visite : et si c’était le dernier livre lu ensemble. Le dernier film. La dernière promenade. Le même jour que la série des six selfies, on le voit sur d’autres images, occupé à colorier les arabesques d’un dessin de type mandala. Il sent l’objectif du téléphone tourné vers lui, réagit peut-être à une phrase qu’elle lui souffle, à une invitation qu’elle lui lance. Il ne lève pas les yeux, ne détourne pas du dessin son regard absorbé dans une concentration extrême, ne desserre pas un instant les doigts du feutre orange tenu avec application. Mais il sourit. C’est un moment serein. Heureux, là encore. Elle n’est pas dans le cadre mais on la sent tout près. On les sent ensemble. Pour un peu on s’assoirait sur le lit avec eux, on regarderait par-dessus l’épaule du père pour voir les couleurs qu’il a choisies. Il a peint dans sa vie des dizaines de tableaux. Crayonné des centaines de nus, de portraits, de paysages, de marines. Sa maison en est remplie, des dessins et des tableaux qu’il a peints sa vie durant. Son crayon dépasse une fois. Une deuxième. Il s’agace. S’interrompt,

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vexé. La regarde à nouveau en partant d’un éclat de rire, puisque c’est sa façon désormais de s’en tirer chaque fois. Par cette pirouette. Cet entrechat malicieux, plein d’autodérision. Élégant. Digne. J’écris tout cela, et je me demande si c’est bien de l’écrire. Aurais-je osé avant ? Écrire sur lui qui vit toujours, qui n’est pas même vieux, 72 ans à peine ? Elle m’a dit qu’elle lui lirait peut-être ces lignes, c’est le meilleur garde-fou. N’écrire rien que je ne voudrais pas qu’il lise. Je me rappelle un passage de Ce n’est pas un hasard de Ryoko Seki- guchi (1), écrit en France pendant les semaines qui suivirent la catas- trophe de Fukushima, loin du Japon, mais dans le brouhaha de dis- cussions dont le Japon et les Japonais étaient tout d’un coup devenus le centre. Ryoko Sekiguchi y décrivait l’humiliation qu’elle en avait ressentie. La violence d’entendre les plus ignorants Européens pérorer à tout bout de champ à propos de son pays, y aller de leurs grandes phrases sur Fukushima, faire reluire le zinc des comptoirs à coups de vérités éternelles sur les Japonais ci, les Japonais ça. Elle en dédui- sait que sans doute c’était ça, être dominé, appartenir à un peuple rabaissé, structurellement regardé de haut : avoir l’habitude d’entendre les autres déblatérer sur votre compte. Être moins sujet qu’objet de discours. Les années précédant les photos à l’hôpital, il y eut d’autres jour- nées marquantes. Comme autant de tournants, de jalons vers l’accep- tation de ce qui peu à peu devenait indubitable. Une sortie solitaire au bord de la mer au cours de laquelle il se perdit, ne parvint jamais à retrouver sa voiture, et dut être secouru par les pompiers à la nuit tombée, en état de déshydratation avancée, après plusieurs heures de vaine errance à travers des rues inconnues, impuissant à donner aux infirmiers ne serait-ce qu’un numéro de téléphone à appeler. Un retour de promenade moins dramatique mais vertigineux lui aussi, pas à cause de l’altitude des monts d’Arrée, que nous venions de visiter à sa demande, mais plutôt pour cette proposition qu’il nous fit sitôt rentré, en réponse à notre question concernant ses envies de balade pour le lendemain : Et pourquoi pas essayer les monts d’Arrée ? C’est extraordinaire les monts d’Arrée vous connaissez ? Ça fait tellement longtemps que je rêve d’aller dans les monts d’Arrée.

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Il y aurait des dizaines de situations à narrer, bouleversantes, pathé- tiques, drôles, cruelles. Mais je veux maintenant raconter le miracle. Un vrai miracle, dont nul ne saurait dire le sens, mais qui la laissa sans voix, bouleversée, un jour de mars 2018, il y a bientôt deux ans, aba- sourdie, émue aux larmes, se demandant quel message pouvait bien lui souffler la vie en lui adressant ce signe. Ce jour-là nous sommes à Venise en famille, elle et moi et nos deux enfants. Nous marchons le plus paisiblement du monde dans les rues du quartier de Canareggio, au nord de l’île. C’est le mois de février, le temps est gris, le vent fort, les pavés sont luisants, les places désertes semées de grandes flaques où nos semelles se noient. Nous revenons d’une promenade sur l’île de Torcello, éblouis et fatigués à la fois, frigo- rifiés, fourbus, un peu saouls d’embruns et de bourrasques. Les vagues sont hautes, elles claquent contre les quais des Fondamente Nove, soulèvent les bateaux amarrés aux piles de bois, font voler des gerbes d’eau jusque sur nos visages. Que fichons-nous dehors par ce temps ? La lagune est plus verte que jamais, de ce vert un peu laiteux, artifi- ciel, jade, ou glauque, étrange en tout cas, comme choisi exprès par les peintres pour s’accorder mieux au rose des briques sur leurs tableaux. Il y a quelques jours seulement que le diagnostic est tombé, que la maladie du père ne relève plus seulement de la présomption, du mauvais pressentiment, mais du fait établi. Les médecins ont dit le nom du mal, usé de mots sans équivoque. Surtout ils ont nommé la partie du cerveau qui plus vite que toutes les autres était en train de s’atrophier. Elle a reçu le diagnostic avec calme, écouté résonner dans l’air le nom de la zone cérébrale incriminée, découvert incrédule son nom magnifique : l’hippocampe. Elle ne savait pas qu’un petit bout de chair logé tout au fond de nos têtes s’appelait l’hippocampe. Elle ne savait pas que l’hippocampe en nous pouvait se fatiguer, s’user, cesser un jour de répondre. Que tous nous pouvions mourir à petit feu de ça. Maintenant l’image est là : l’hippocampe dans la tête de son père qui s’étiole. Le petit être au cœur de cette tête chérie qui se fane. Devant nous les enfants courent. À Torcello nous avons trouvé un vieux bal- lon de foot en plastique tombé à l’eau, nous avons joué avec, n’avons pu nous résoudre à l’abandonner, l’avons finalement emporté, résolus à

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nous en servir jusqu’au shoot immaîtrisé qui fatalement, tôt ou tard, le rendra à la lagune. À présent les enfants au moindre élargissement des ruelles le posent à terre et tapent dedans, se font des passes, flirtent avec le bord de l’eau, se précipitent pour le rattraper de justesse – et chaque sauvetage in extremis leur arrache des hourras redoublés. Ils sont joyeux, ivres de vent et de bruine, et c’est beau de les regarder, comme si eux aussi sentaient la merveille que c’est d’être là, d’aller par ces rues, dans ce temps sauvage, devant la lagune démontée, presque seuls. C’est dimanche 4 mars 2018, jour sombre de l’élection de Matteo Salvini, mais cela nous ne le savons pas encore, pour l’heure les Italiens dans tout le pays n’en sont qu’au vote, et depuis le matin je cherche à voir comment les choses se passent à Venise, je guette les bureaux et m’y glisse pour en sentir l’ambiance, écouter ce qui s’y raconte. Je viens d’entrer dans celui de la Calle Lunga Santa Caterina lorsque cela arrive. Je suis resté cinq minutes à bavarder à l’intérieur. En ressortant je trouve l’aîné revenu me chercher en hâte. Il est agité, euphorique. Il me tire par le bras. Me crie « Papa viens voir. Papa dépêche-toi viens, je te jure tu vas pas en croire tes yeux. » Nous courons, lui devant, moi derrière. Je m’engouffre à sa suite dans la première ruelle à gauche. La lagune est là, au bout, immense. La ruelle est sans retour : une toute petite impasse aux murs moussus d’humidité, aux pavés scintillants de flaques, qui s’en va plonger dans les flots. Un moignon de rue sans portes, sans numéros, sans raison, simplement faite pour boire l’eau à grandes tasses par son extrémité, et ouvrir sur le large, et avaler tout le vent, toute la lumière qui s’y engouffrent, démesurés. Un bout du monde en forme de jetée sur l’infini. Je la vois qui est là, debout devant la lagune, dans le contrejour, notre second fils près elle. Elle tient quelque chose dans sa paume, le touche délicatement du bout des doigts, l’approche de ses yeux pour mieux le voir, le montre à l’enfant qui s’accroche à son bras pour regar- der lui aussi. Un hippocampe papa, hurlent les enfants. Un hippocampe regarde. Les hippocampes ça n’existe pas, je pense bêtement. Un hippocampe à Venise, avec tous ces bateaux.

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Il est là pourtant. Elle me le montre dans sa paume, grand comme une grosse crevette. Prodigieusement irréel. Prodigieusement sem- blable à tous les hippocampes des livres d’enfants. Avec sa toute petite bouche flûtée. Sa queue fine enroulée comme sur les dessins. Ses seg- ments découpés comme autant d’anneaux. Cheval-poisson sorti d’un rêve, d’un conte. Tiré des profondeurs vertes de quel songe. Offert à qui sinon à nous. Sinon à elle, et à elle seule. Il était là sur les pavés, elle dit doucement. Tout près des vagues. Il bougeait encore. Je regarde ses yeux, son visage fouetté par le vent. Ses doigts qui chérissent le petit animal, le caressent comme pour le faire revivre. Les vagues sont là, toutes proches. La lagune par intervalles se soulève, déborde un peu, vient rouler ses eaux pleines de secrets sur les pavés du quai. Je regarde le nom de la ruelle pour m’en souvenir à tout jamais. Un des plus beaux noms de rue que j’aie lus dans ma vie, ou est-ce l’émo- tion qui me le rend si splendide, encore maintenant, si merveilleuse- ment riche de promesses : Calle dei Colori. Rue des Couleurs. Près de nous les enfants se penchent, cherchent, redemandent du miracle, scrutent chaque flaque, chaque anfractuosité des pavés. En repartant nous découvrons le nom de cette partie de la lagune : Secca della Mise- ricordia marina. Le haut-fond de la Miséricorde marine.

1. Ryoko Sekiguchi, Ce n’est pas un hasard, POL, 2012.

112 MARS 2020 MARS 2020 MICHEL SERRES ET CLÉMENT ROSSET LECTEURS DE L’OREILLE CASSÉE › Jean-Pierre Naugrette

À la mémoire d’André Pessel, 1935-2019.

arathoustra l’a dit : « La joie est plus profonde que la tristesse. » En photo de couverture de son livre posthume, il dort (1). Du moins a-t-il les yeux clos. Rêver, écouter de la musique ? Clément Rosset s’est éclipsé comme il avait vécu, sur la pointe des pieds : Zle 27 mars 2018, sa femme de ménage l’a retrouvé sans vie dans son appartement parisien. Lui qui avait une sainte frousse de l’avion, qui n’a jamais quitté l’université de Nice autrement que pour soigner une grave dépression dont il a donné un récit admirable (2), a vécu dans le Quartier latin toute sa vie, non loin de cette École normale supérieure de la rue d’Ulm où il était entré en 1961. Rosset affichera toujours un refus poli mais ferme des modes et son indifférence totale aux disciples. Il écrivait ses livres au stylo Bic. En 1976, avec Le Réel et son double, essai sur l’illusion (3), il donne sa « découverte philo-

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sophique centrale », issue d’un éblouissement : « l’essence même du réel, c’est de ne pas avoir de double (4) ». Lorsque l’homme ne se satisfait pas du réel quand il est déplaisant ou difficile à admettre, il préfère inventer un double, certes illusoire, mais acceptable. Dans l’imposante Saga des intellectuels français de François Dosse (5), Ros- set n’a droit qu’à une seule entrée, et encore, sous le pseudonyme de Roger Crémant, pour un texte de jeunesse mineur. Rosset, c’était

une pensée à la fois lisible, sans jargon, et Jean-Pierre Naugrette est professeur serrée, où Spinoza et Nietzsche côtoient de littérature anglaise du XIXe siècle les grands musiciens, comme chez Jankélé- à l’université Sorbonne-Nouvelle Paris-III. Spécialiste de R.L. Stevenson vitch avant lui, et comme en témoigne l’un et d’Arthur Conan Doyle, il est aussi de ses derniers textes, L’Endroit du paradis, traducteur et romancier. Dernier livre paru : L’Aronde et le Kayak, une qui renferme une « Offrande musicale » famille à Viroflay, 1930-1960, Éditions dans laquelle il écrit, imperturbable : « Il Les Deux Sœurs, 2019. est très difficile, voire impossible, d’expli- › [email protected] quer le rapport qu’il y a entre la musique et le monde. (6) » De Rosset, je retiens un petit texte remarquable de finesse et de conci- sion, Le Réel, l’imaginaire et l’illusoire (7), dans lequel il démontre que, contrairement à ce qu’on croit souvent, l’imaginaire n’est pas la dénégation du réel – qui est l’apanage de la folie –, mais le contraire de l’illusoire, fondé qu’il est sur une extrême précision. Michel Serres, lui, est décédé le 1er juin 2019. Normalien en 1952, professeur à Paris-I, invité à Stanford, académicien, comblé d’honneurs, habitué des plateaux de télévision, il a voyagé dans le monde entier : il était l’anti-Rosset cultivant son jardin. Dans la Saga des intellectuels français, il est en bonne place. Cet historien des sciences auteur d’ouvrages savants sur Leibniz ou Lucrèce (8) a fait essaimer son savoir dans sa série des cinq Hermès parus aux Éditions de Minuit entre 1969 et 1980, avant de s’attaquer à Jules Verne avec Jouvences, sur Jules Verne de 1974, où il voit la science et les mythes à l’œuvre dans le roman d’aventures, réconciliant litté- rature, sciences humaines, physiques et mathématiques. Il publiera près de soixante-dix ouvrages, notamment ces dernières années, aux éditions du Pommier, sa fameuse Petite Poucette en 2012 : il y décrit une nouvelle créature qui n’a pas connu d’époque avant l’ordinateur

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et le téléphone portable, questions hypercontemporaines qui lais- saient Rosset hyperindifférent, qui déclarait : « Je ne traite jamais, dans mes ouvrages, du moment présent. (9) » Malgré leurs diffé- rences de caractère et de carrière, un fil commun relie les deux, sans doute parce qu’ils avaient tous deux conservé une part d’enfance et d’allégresse au cœur même de leur philosophie – leur intérêt pour Georges Remi, dit Hergé (1907-1983), le père de Tintin.

La cantatrice sauve

Serres ouvre le feu en 1972 dans un chapitre de Hermès II : L’interférence intitulé « Rires : les bijoux distraits ou la cantatrice sauve », avec une lecture pénétrante et désopilante de l’album Les Bijoux de la Castafiore comme traité sur la communication. « Et si la philosophie ne résidait plus là où on l’attend d’ordinaire ? » (10) se demande-t-il. Réitérations de l’exclamation « Ciel ! mes bijoux ! » à la fois par la Castafiore (que Serres nomme « La Chaste-Fleur ») et l’insupportable perroquet Coco qu’elle a offert à Haddock, gammes jouées par le pianiste Wagner in absentia sur un magnétophone, prolifération de BOUM ! de CRAC ! et TRRRING TRRRING stridents (le téléphone ou le perroquet imitant le téléphone), mys- térieux messages, embouteillages sur les ondes, la ligne et sur la route (11), interruptions, perturbations, interférences de toutes sortes donnent matière à une démonstration étourdissante, et à des réflexions sur le rire, concept plutôt délaissé depuis Bergson : « Le rire est une chaîne, une contagion, une diffusion. » Toujours à l’écoute de ce que Hergé, grâce à lui, peut vouloir dire sérieusement de notre monde, Serres conclut l’essai par « Nous vivons dans le pullulement du propagé. Dans un monde qui, selon, est celui de la pandémie, du bruit, ou de la farce bouffonne. (12) » Idée qu’une hypercommunication ne saurait engendrer que des interférences, et donc une pauvreté consternante de nos messages. Pour Serres, ce que Hergé, prophétique, décrit dès 1963, n’est ni plus ni moins que notre époque.

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Clément Rosset, lui, entre dans le monde de Hergé par un post- scriptum au Réel et son Double (13), dans un court essai sur L’Oreille cassée, une histoire de fétiche volé digne de Sherlock Holmes (14). Il se livre d’abord à un résumé méritoire de cet imbroglio qui repose sur une perte initiale du fétiche original, et une prolifération de ses doubles : tous les bandits à la recherche du fétiche se trouvent les uns après les autres grugés parce qu’ils n’ont mis la main que sur la copie. L’original, ce que Platon ou Hegel appellent le « modèle » ou la « chose elle-même » ayant disparu, « pullulent les faux : on dirait qu’il a suffi que la série soit amputée de son terme initial pour se trouver dotée d’un pouvoir inépuisable de reproduction » (15). « Pullulent », dit Rosset en écho à Serres : tous deux chassent sur les mêmes terres ici, même si Serres est dans une problématique de la communication, Rosset dans celle de la reproduction, héritée de Platon, qui oppose la bonne image à la mauvaise, l’icône à l’idole, eikon à eidolon. Constatant que le fétiche a été « délesté de son poids métaphysique », Rosset déclare qu’il a perdu « son statut d’objet pre- mier », « perdu un certain éclat du vrai » lié à l’original, mais qu’il a en même temps retrouvé « la densité du réel. C’est une grande ques- tion que de se déterminer en faveur de l’un ou de l’autre » (16). C’est bien la question.

Le fétiche et le vrai vivant

Dans le texte de Michel Serres sur L’Oreille cassée, impossible de ne pas voir la trace laissée par Rosset avec certaines remarques sur la copie, l’invention, et la substitution, tant nos deux philosophes partagent le même constat : « Dans la statuette gît l’immense puis- sance d’où tout le récit se déploiera. (17) » Pourtant la démarche de Serres est tout autre. Prenant appui sur le président de Brosses et son essai Du culte des dieux fétiches (1760), Diderot (qui utilise déjà le mot « fétichisme »), Auguste Comte et son premier âge théolo- gique divisé en trois époques (fétichiste, polythéiste et monothéiste), virant au large de Freud (qu’il égratigne dans sa définition du fétiche

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comme pénis absent de la mère) et de Marx (dont il rappelle la défi- nition du fétichisme de la marchandise), il nous embarque, sur les pas de Tintin, dans une remontée du fleuve Badurayal, en Ama- zonie, qui mène jusque « dans la forêt des primitivités, à la source même du fétichisme » (18). Pour Serres, c’est une remontée à cette « Case mémorable », découverte alors qu’il avait 7 ou 8 ans, la der- nière de la page 55, où Tintin, assommé par l’un des bandits, tombe dans le fleuve alors que convergent vers lui une cohorte de piranhas. À propos du fétiche perdu, Serres ne parle plus d’« objet premier » – au sens d’original – comme le faisait Rosset, mais de « quasi-objet » : « cet étrange objet trace les relations entre ceux qui le détiennent et les circonstances de leur temps ». D’où son commentaire, trois ans avant sa mort, sur le fétiche finalement retrouvé, brisé, puis rafistolé : « Nos visages ravagés de rides se souviennent des sillons de larmes et notre colonne vertébrale se voûte sous le poids des tristesses passées […] Il n’y a de vrai vivant que déchiré. Les cicatrices renforcent. Il n’y a de vérité que falsifiée » (19). Rosset aurait eu peine à admettre que le vrai puisse être falsifié, sauf à perdre de son éclat, et dans ce cas, ne plus être « le vrai ». Alors que Rosset oppose « l’éclat du vrai » dérivé d’une philo- sophie métaphysique à la « densité du réel » liée à une philosophie du réel, Serres introduit un troisième terme, le « vrai vivant », qui dépasse la question de l’originalité du fétiche perdu. Philosophe du réel, Rosset ne cesse de méditer, avec brio mais en labourant tou- jours le même lopin, sur le Double, l’invisible, l’ombre, le reflet, l’écho (20). Philosophe du monde, Serres, refusant de se déterminer en faveur du vrai ou du réel, défend un « vrai vivant » qu’il voit à l’œuvre dans la bande dessinée : ce qu’il loue chez Hergé, son ami, qu’il n’hésite pas à qualifier de « génie », et dans le fétiche rafistolé (bricolé, dirait Lévi-Strauss) en particulier, c’est son « intelligence des choses vives » (21).

1. Clément Rosset, La joie est plus profonde que la tristesse. Entretiens avec Alexandre Lacroix, Stock/ Philosophie magazine Éditeur, 2019. 2. Clément Rosset, Route de nuit. Épisodes cliniques, Gallimard, « L’Infini », 1999. 3. Première parution en 1976 chez Gallimard, repris en Folio-essais n° 220, nouvelle édition revue et aug- mentée, 1993. 4. Clément Rosset, La joie est plus profonde que la tristesse, Deuxième entretien, op. cit., p. 41.

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5. François Dosse, La Saga des intellectuels français, 1944-1989, deux tomes, Gallimard, 2018. 6. Clément Rosset, L’Endroit du paradis, trois études, Les Belles Lettres, « encre marine », 2018. 7. Clément Rosset, Le Réel, l’imaginaire et l’illusoire, Distance, 1999. 8. Michel Serres, Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, PUF, 1968, 1982 ; La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Presses universitaires de France, 1977. 9. Clément Rosset, La joie est plus profonde que la tristesse, Premier entretien, op. cit., p. 38. 10. Michel Serres, « Rires : les bijoux distraits ou la cantatrice sauve », repris in Hergé mon ami, éditions Moulinsart et Le Pommier, 2016, p. 63. 11. Voir notre article « Tintin et les voitures piégées », Revue des Deux Mondes, Hors-série Patrimoine L’Automobile, Mythes, culture et société, 2018, et les textes parus dans Le Monde M en 2019 sur les auto- mobiles dans Tintin. Serres rapproche les embouteillages décrits par le journaliste de TV à la Castafiore (p. 30) des encombrements sur les lignes téléphoniques. 12. Michel Serres, « Rires », in Hergé mon ami, op. cit., p. 88. 13. Clément Rosset, « Le fétiche volé ou l’original introuvable », in Le Réel, traité de l’idiotie, Minuit, 1997, 2004. 14. On pense à « L’Escarboucle bleue » (Aventures de Sherlock Holmes) ou « Les Six Napoléons » (Le Retour de Sherlock Holmes), dont Hergé s’est visiblement inspiré. Au début de L’Oreille cassée, alors que Tintin se livre à ses premières déductions, Milou dit de lui : « Encore un peu et il se croira aussi fort que Sherlock Holmes ! » (case 12, p. 3). 15. Clément Rosset, Le Réel, traité de l’idiotie, op. cit., p. 148. 16. Idem, p. 150-151. 17. Michel Serres, « L’Oreille cassée », in Hergé mon ami, op. cit., p. 43. 18. Idem, p. 146. 19. Idem, p. 50. 20. Voir Impressions fugitives : l’ombre, le reflet, l’écho, Minuit, 2004, et L’Invisible, Minuit, 2012. 21. Michel Serres, « L’Oreille cassée », in Hergé mon ami, op. cit., p. 49.

118 MARS 2020 MARS 2020 PRISCILLA N’ÉPOUSE PAS JULIETTE › Marin de Viry

riscilla – Marius, l’échec de notre projet de mariage et d’engendrement, puis mon renoncement à épouser Archibald Cornsex après avoir découvert qu’il avait donné à sa jument le nom de sa maîtresse, n’ont pas provoqué en moi le désir de me réfugier dans une Ppériode de tristesse inactive, comme on le constate chez les pauvres femmes aliénées à un schéma de bonheur hétéronormé. Au contraire, ces ajournements de mon envol m’ont permis de franchir un cap identitaire. En conséquence, je me suis ouverte à des choix nouveaux d’association future. Marius – Deux remarques : d’abord ton introduction est pesante et peu inspirée. On sent que tu veux vraiment te hisser au niveau des plus célèbres féministes américaines universitaires en contrariant ta nature. Ensuite je me réjouis que tu tires aussi vite parti du poten- tiel libérateur d’un échec amoureux, bénéfice dont les filles normales prennent en effet plus de temps à jouir, car elles contractent préalable- ment une affection un peu longue qu’on appelle un chagrin d’amour. Tu sautes cette étape avec un sang-froid qui fait peur.

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Priscilla – Tu ne m’interroges pas sur la décision que j’ai prise ? Marius – L’exposé de ton chemin théorique vers une forme d’asso- ciation progressiste serait sûrement plus divertissant que le récit de ta décision pratique. Je sens que tu vas m’annoncer une catastrophe, mais vas-y, puisque tu en meurs d’envie. Priscilla – Marius, je vais épouser Juliette. Enfin je vais épou- ser Julie, puisque j’ai convaincu Juliette d’ôter ce suffixe diminutif en « -ette » qui est une violence symbolique patriarcale inscrite dans un dispositif lexical phallocratique et bourgeois. Marius – Juliette, cette folle ! Priscilla – Marius ! Julie, pas Juliette. Bon d’accord, d’accord, c’est la même personne. Marius, je comprends que notre rupture t’ait aigri, mais ressaisis-toi ou j’appelle la police. Quelle est ta vraie réaction ? Marius – Multiple : a) Juliette et moi nous avons vécu ensemble deux ans – enfin vécu, disons que nous avons été confrontés à l’impos- sibilité de vivre sous le même toit pendant deux ans –, b) tu le savais, c) donc l’hypothèse que tu te venges de notre rupture est clairement sur la table, d) tu baratines comme d’habitude un truc idéologique autour de ton mariage homosexuel mais j’ai une objection majeure à sa réalisation… Priscilla – Marius, moi j’ai une réaction à ta réaction ! Tu sens que tu es cerné, tu le sens. Tu vois dans ma décision le reflet de l’obsoles- cence de ta structure socioculturelle. Toute ta mécanique idéologico-­ pratique se rouille, ton système t’apparaît inefficace, tu perçois le déli- tement tendanciel de ta situation sociale dans un monde qui refuse progressive- Marin de Viry est critique littéraire, enseignant en littérature à Sciences ment de se plier à tes habitudes et préfère Po. Dernier ouvrage publié : Un roi rejoindre mes conceptions nouvelles. Les immédiatement (Pierre Guillaume servantes ont quitté le château, Marius ! de Roux, 2017). › [email protected] L’effet miroir de mon acte héroïque, qui propose par l’exemple un nouveau destin aux femmes, te renvoie à la médiocrité de ta conscience politico-sexuelle ! Elle met en lumière l’injustice tristement banale des conséquences qui en découlent, que tu acceptes avec une forme d’abjection qui te ferait honte si tu avais les lumières que te procureraient des bases philosophico-politiques un

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peu sérieuses ! Je sais, je te connais, tu vas faire un baroud d’honneur en tentant de ridiculiser ce mariage, avec ton malheureux fusil à tirer des pseudo-mots d’esprit, des plaisanteries sinistres, des remarques déplacées, des coquetteries de dégénéré, des fausses révélations, qui pourraient avoir un certain impact sur des esprits courts, mais par sur moi ! Car la densité de mon acte, l’assaut final et victorieux qu’il repré- sente dans le combat entre ta préférence pour l’injustice immobile et mon progressisme solaire, tu te le prends en plein dans le chignon, voilà ! J’en suis à choisir les petits-fours avec Juliette, tac ! Tu es invité, si tu as le courage de venir. Et toc ! Marius – C’est faux. Si tu avais vraiment passé deux heures avec Juliette à choisir les petits-fours, vous auriez rompu. Elle est d’un chiant quand elle choisit, ou plutôt quand elle ne choisit pas ! Tu es solide, mais la dépense psychique qu’il faut consentir pour faire du shopping avec Juliette pendant deux heures est au-dessus de tes forces. Mais bon, passons. J’ai une objection de fond. Écoute-moi. É-cou-te- moi. Tu es radicalement, structurellement, essentiellement, définitive- ment, substantiellement, et incontestablement hétérosexuelle. Priscilla – Ah Marius, ton procédé est vraiment très faible, très convenu, très bas. Et comment arrives-tu à cette conclusion ridicule ? Marius – Toute ton attitude quotidienne n’est qu’une vaste preuve de ton hétérosexualité. Je ne prends qu’un exemple : quand tu parles des abdominaux d’un joueur de tennis, tu caresses tes clavicules avec ton index en souriant bêtement au plafond. Tu veux que je t’en donne mille autres ? Et sur ta conversion, j’en doute : la dernière fois que tu as été obligée de partager une suite junior au Méridien avec Birgit, en Arménie, tu as mis un pyjama, une robe de chambre et un bonnet sur la tête pour dormir. Dans le canapé, d’ailleurs. Priscilla – Oui, mais la politique détermine l’intimité, et c’est en cela que j’ai opéré dialectiquement ma métamorphose. Comme un intellectuel bourgeois qui se faisait ouvrier, quand le progressisme était communiste. Marius – Oui et à mon avis avec le même succès à moyen terme. Enfin Priscilla, ma chérie, j’insiste, il ne s’agit pas de changer de classe – vous êtes des bourges de combat complètement barrées toutes les

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deux – mais de régime d’intimité. Tu vas douiller… Arrête de faire n’importe quoi. D’accord tu es coincée avec les hommes, raidichonne, d’une dignité exagérée, d’une vertu intraitable en théorie. Mais en pratique, vers trois heures du matin et abondamment alcoolisée, tu bascules gentiment, tu deviens complètement et agréablement écheve- lée. Bref, tu connais le chemin de ta soupape, et celle-ci est la sexualité hétérosexuelle. Ce n’est pas parce que tu es coincée à jeun que tu n’es pas hétérosexuelle. Et enfin je rajoute : avec Juliette, tu as intérêt à ne pas être coincée oulala, oulala. Toi qui aimes lire tranquillement au lit, oulala oulala. Priscilla – Comment ça, oulala oulala ? Marius – Ah, quand ça lui prend de se déguiser en vampire, toute de Kevlar vêtue, pour te surprendre au milieu de la nuit, ou que tu te réveilles au petit matin au milieu de ses nouveaux amis, des marins russes qui sentent la pomme de terre distillée et des maîtresses de céré- monie BDSM… Il faut faire face. Priscilla – Marius, je suis sûr que tu exagères car tu en veux encore à Juliette – à Julie pardon – de votre rupture. C’est pour ça que tu cherches à détruire sa réputation dans mon esprit. Sache qu’elle t’en veut aussi. Julie est une très grande artiste, sa sensibilité à fleur de peau est la condition de possibilité de ses créations contemporaines, qui étonnent la critique mondiale. L’article ignoble que tu as écrit à propos de son installation à Milan, cette merveilleuse vidéo représen- tant une arche de Noé intersidérale remplie de transsexuels en orbite basse autour d’Uranus, l’a vraiment blessée. Je l’ai consolée. Elle t’en veut, et c’est désormais ton cadavre nu et surgelé qui tourne en orbite autour de Jupiter sur son fond d’écran. Marius – Il n’était pas si méchant cet article. Je l’avais intitulé : « Un Spoutnik LGBT + ». C’était objectif. Je me rappelle même de sa chute : « bip bip ». Bon j’étais peut-être un peu énervé pour des raisons qui auraient pu ne pas entrer dans la critique artistique elle-même. Priscilla – Tu fais le crétin pour te masquer ton dépit de voir que Juliette – Julie pardon – et moi formons, moi dans le champ de la subversion politico-économique responsable, et elle dans celui de la transformation des formes culturelles, un couple potentiellement

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mythique, fédérateur et inspirant dont l’image blesse ton amour- propre de mâle renvoyé à la solitude par l’histoire elle-même. Je com- prends ta souffrance. Je t’appelle à la dépasser. Marius – Ah, c’est un plan com, votre affaire ? Je comprends mieux. Vu comme ça, allez-y, vous allez bien glaner quelques papiers dans les magazines. Priscilla – Non Marius. C’est un amour véritable ! Les articles dans les magazines suivront, mais naturellement. Marius – Bon. Je voulais te dire : je pars demain faire la tournée des palaces italiens avec Giulia-Aurora. Priscilla – Pardon ? Marius – Avec Giulia-Aurora, je pars demain faire la tournée des palaces italiens. Priscilla – Pardon ? Marius – Des palaces italiens avec Giulia-Aurora je pars demain faire la tournée. Priscilla – Tu le fais exprès ou c’est encore plus grave que je ne le pensais ? Marius – Euh oui, je le fais exprès. J’ai proposé à Giulia-Aurora de faire la tournée des palaces italiens de son pays sublime. C’est un acte volontaire, en fait. Elle a accepté, en fait. C’est également un acte volontaire, pour autant que le « oui » enthousiaste d’une femme de 27 ans qui s’amuse à faire ses valises sous tes yeux en y mettant toutes sortes de trucs féminins affolants soit une marque de volonté. Priscilla – Non mais Marius, tu es inconscient ! Vous êtes tous les deux en pleine pathologie du consentement. Je ne réponds pas des suites judiciaires éventuelles de ce voyage aberrant. Marius – Mais enfin Priscilla, parcourir des lieux divins en par- tageant une chambre avec une créature voluptueuse et spirituelle, ce n’est pas une épreuve que je m’impose avec une espèce d’intention criminelle que je n’aurais pas assumée. Priscilla – C’est très grave Marius. Tu ne me comprends pas. Il ne s’agit pas de s’amuser. Je la connais bien. Oh my God !, j’aurais dû m’en douter, que tu serais intéressé. C’est une jeune actrice italienne, qui joue à l’instinct, qui pratique comme toi un déni intenable vis-

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à-vis des problématiques de genre et d’orientation. Son jeu est d’une féminité aussi solaire dans l’expression qu’il est rétrograde et coupable sur le plan politique. D’accord, elle s’est d’abord fait connaître pour les paires de gifles qu’elle distribue aux garçons qui l’embêtent, ne serait-ce qu’un peu. Mais c’est le baroud d’honneur de sa défaite face à l’hétérosexualité la plus redoutable, celle qui s’appuie sur les émo- tions esthétiques de l’art italien, qui tire son prestige de ses voluptés illusoires, sans comprendre qu’il nous aliène. Mon Dieu ! Là où je cherchais à t’élever dans la vérité, elle va t’enfoncer dans l’illusion. Marius – Ben pour moi les instants passés avec elle ne sont pas des illusions. Quand elle me souffle dans l’oreille, je trouve ça réel. Quand elle produit une moue gourmande en lisant la carte des desserts, je trouve ça très concret. Quand je lui masse le bas de la colonne verté- brale avec la pointe de ses cheveux, je sens les choses. Et toi, quand tu m’expliques les rapports entre la linguistique chomskienne et le fémi- nisme intersectionnel au Moyen-Orient, je trouve ça abstrait. Donc je te laisse voir avec Juliette si la vérité est abstraite et l’illusion concrète, et pendant ce temps moi je prends l’avion avec Giulia-Aurora qui atterrira dans un lit de 200 x 210 face à la Salute. Ciao, Priscilla. Tiens voilà Juliette ! Juliette – Hello, mes amours ! Quel tableau adorable vous faites… Justement… Priscilla ma chérie, j’étais en train d’acheter un sac ave- nue Montaigne, je ne trouvais rien de possible, et brusquement je me suis dit qu’au fond tu étais sûrement folle amoureuse de Marius, à ta manière anglaise, donc charmante et tordue. Marius – Tiens, voilà autre chose. Il doit y avoir un lien secret entre être frustrée de sac et avoir des révélations sur le véritable désir des autres. Oh, mais c’est Giulia-Aurora ! Giulia-Aurora – Hello Priscilla et Giulietta ou Juliette, je ne sais plus ! Marius, j’ai décidé que nous irions à l’hôtel à Roissy dès ce soir, un grand truc glacial aux chambres identiques dans des couloirs de clinique, dans le genre Bienvenue à Gattaca, en bordure des pistes. Mes quatre valises sont dans l’Uber qui est en bas. On y va. Ne prends rien, je t’achèterai des caleçons. Marius – Cara, pourquoi cet hôtel sinistre ce soir ?

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Giulia – Perché ça m’amouse. Ça fera contraste avec les torrents de beauté qui vont nous submerger demain et toute la semaine prochaine. L’espoir de ces beautés futures métamorphosera cet hôtel glauque en cocon bouillant, le tarmac mouillé en dalles de marbre chaudes, le personnel désagréable en complice de notre liaison éruptive, quoique promise à un arrêt brutal et sans rancune. Nous hallucinerons. Nous dînerons dans la chambre. Faisons de Roissy le seuil du septième ciel. Priscilla – Perché ça l’amouse ! My God ! Juliette – Bref, Priscilla, on remet à plus tard notre mariage, je décoche l’option. Le temps que Marius revienne d’Italie, qu’il rompe avec Giulia-Aurora, qu’il se décide, que tu te décides, que je cesse de ne pas me décider, et que tout soit balayé par le vent. J’ai eu un mauvais feeling quand on n’a pas réussi à se mettre d’accord sur les petits-fours. Il y a un vrai schisme entre mon approche qui reste fidèle aux fondamentaux de la cuisine moléculaire et tes convictions vieilles et platement bio, très vol-au-vent et chou à la crème, quelle horreur. C’est clivant. C’est un peu comme l’affaire Dreyfus, c’est une cause de rupture. Tu me vois proposer un mini-éclair au chocolat au directeur du Palais de Tokyo ? Priscilla – Allez avenue Montaigne, à Roissy, à Rome, à Venise, allez acheter des sacs, des petits-fours moléculaires, allez forniquer dans tous les baptistères du nord de l’Italie, les pinacothèques du centre, et les ruines du sud, mais foutez-moi le camp, têtes faibles ! J’irai de défaites en défaites jusqu’à la victoire finale !

MARS 2020 MARS 2020 125 LE MACRONISME, UNE DOMINATION SANS HÉGÉMONIE › Sébastien Lapaque

Emmanuel Macron peine à convaincre les Français de ses choix économiques », « Les annonces d’Édouard Philippe ne convainquent pas les syndicats »… En ce début d’année 2020, pas un jour ne passe sans que les journaux, les radios et les télévisions françaises ne «reprennent l’antienne désormais monotone. Poursuivi par ces nouvelles jusqu’à l’écran de son téléphone de poche – « 69 % des Français esti- ment qu’Emmanuel Macron ne sera pas réélu en 2022 » – l’on songe à cette fameuse incommunicabilité des êtres et des âmes qui a inspiré à François Mauriac une grande partie de ses romans. Le président de la République et son Premier ministre parlent et les Français ne les entendent pas. En repensant à l’élection triomphale d’Emmanuel Macron à la tête de l’État en mai 2017 (1), à son allure de cavalier français parti d’un si bon pas dans la cour d’honneur du Louvre, à la domination sans partage des députés de La République en marche à l’Assemblée natio- nale, à l’accueil chaleureux réservé par les médias à la promesse d’un « nouveau monde », on est stupéfait par ce soudain désamour. Qui se souvient encore de l’euphorie de la campagne présidentielle, des dis-

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cours messianiques de l’ancien ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique du gouvernement socialiste de Manuel Valls, jurant la main sur le cœur que le monde allait changer de base ?

« Notre vie politique et notre vie économique ont pen- dant longtemps récompensé – j’en suis l’archétype par- fait – des gens qui réussissent dans les grandes écoles ou les écoles d’ingénieurs, et qui sont plutôt des managers, des dirigeants, des cadres, des ingénieurs. On a besoin encore de ce monde – c’était le monde triomphant des « trente glorieuses », puis des « trente piteuses » – mais nous sommes rentrés dans un nouveau monde, je le crois très profondément, qui est une société, une économie, une civilisation à la fois du risque et de l’innovation, des compétences, de la transformation radicale. (2) »

Trente mois plus tard, Édouard Philippe, qui a quitté le mouvement Les Républicains et la mairie du Havre au lendemain de la prise du pouvoir d’Emmanuel Macron pour s’installer à Matignon, s’est révélé incapable de faire accepter paisiblement son plan de « reconstruction des rémunérations, des carrières et des organisations du travail ». L’en­ chaînement­ du mouvement des « gilets jaunes » et des grèves contre sa réforme des retraites, auxquelles se sont agrégés des enseignants, des avocats, des Sébastien Lapaque est romancier, essayiste et critique au Figaro médecins, des pompiers, des musiciens, des littéraire. Il collabore également au égoutiers, des bibliothécaires, des étudiants, Monde diplomatique. Son recueil des lycéens, des douaniers, des salariés de Mythologie française (Actes Sud, 2002) a été récompensé du prix Carrefour et des petits rats de l’Opéra de Goncourt de la nouvelle. Dernier Paris, a provoqué en France une situation ouvrage publié : Théorie de la bulle émeutière que certains observateurs ont carrée (Actes Sud, 2019). › [email protected] pu qualifier de « prérévolutionnaire » – le rapprochement avec l’agonie de l’Ancien Régime est peut-être exagéré, mais il n’est pas interdit de risquer le parallèle entre la situation actuelle et le moment d’ingouvernabilité qui a entraîné la chute de la IVe Répu- blique en 1958.

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Encore une fois, c’est aux concepts proposés par Antonio Gramsci dans ses Cahiers de prison que je reviens pour tenter de comprendre ce qui se passe aujourd’hui en France et singulièrement à celui d’hégé- monie. Essentiel dans la réflexion du philosophe italien – qui n’a pas à proprement parler élaboré de doctrine – ce concept désigne la pri- mauté « culturelle-morale » qui permet à une classe sociale d’étendre presque naturellement son pouvoir sur l’ensemble du « peuple- nation ». À ce propos, Antonio Gramsci est fasciné par la création, par la Réforme protestante et le mouvement des Lumières, d’une « culture intégrale », à la fois philosophique, économique, politique, intellectuelle et littéraire. C’est ce qu’il nomme le « moment hégé- monique », celui où le mouvement éthico-politique de la structure s’accomplit par le moyen d’une victoire sur le front culturel, à côté des fronts économique et politique, entraînant le renouvellement de la superstructure et permettant la mise en place d’un nouveau mode de production. La transformation radicale de la société française fondée sur le risque et l’innovation ne bénéficie à ce jour d’aucune forme de consentement populaire ni d’aucune production culturelle la soute- nant. La « start-up nation » est un mythe californien qui n’a pas pris de ce côté-ci de l’Atlantique. Et aucun groupe social n’apparaît en situation de mener la grande révolution culturelle qui permettrait la constitution d’un bloc historique solide et le triomphe final, et plus seulement provisoire, du macronisme. À ce propos, il est frappant d’observer que la révolution promise n’est pas soutenue par de hardis capitaines d’industrie, des banquiers indépendants ou des patrons aux cheveux longs chaussés de sneakers – qui auraient pu être les intellectuels organiques de la « start-up nation » et des « construc- teurs d’idéologie pour gouverner les autres » – mais par des retraités et des enfants chéris de la noblesse d’État qui ont grandi à l’abri des courants d’air dans les palais nationaux. Elle n’est guère inquié- tante, la civilisation du risque, pour les inspecteurs des finances et les fonctionnaires des grands corps. Elle possède même un petit charme « schumpétérien ». Il peut se révéler assez enivrant de faire de la des- truction sa Béatrice lorsqu’on est protégé par le statut de la fonction

128 MARS 2020 MARS 2020 le macronisme, une domination sans hégémonie

publique d’État – et je ne parle pas ici de mes anciens camarades du lycée militaire de Saint-Cyr devenus officiers de gendarmerie qui matraquent le peuple avec la certitude de « casser du bolcho ». Mais je ne veux pas m’égarer sur un terrain psychologique, voire névrotique. Ce qui est important à comprendre, et la lecture d’Antonio Gramsci m’y aide présentement, c’est pour quelles raisons plus rien ne fait « corps » dans le cher et vieux pays, ni le social, ni le politique, ni le symbolique, ni même les générations entre elles. Tout semble se jouer sur le mode de la dislocation, une dislocation marquée par une méfiance, une peur et une haine réciproques entre le peuple et les élites. Je dis réci- proques, parce que l’idée d’une haine univoque de ceux d’en bas pour ceux d’en haut ne se vérifie nulle part. La « grande peur » de l’élite a même précédé celle du peuple. Quand il observe une haine du travail en arrière- fond du débat sur les retraites (3), comment Luc Ferry ne voit-il pas que c’est la succession des révolutions managériales menées dans les sociétés occidentales depuis la fin des années soixante qui a rendu le travail « sans qualités » (4) et en a fait une source non plus d’accomplissement mais de désespoir ? Les économistes sérieux n’observent nulle « crise » de la valeur travail en France. Plutôt une société où il n’y a plus de « juste » – c’est le cas de le dire – milieu entre le travail corvée et le travail performance. Ceux qui appartiennent à la sphère de celui-ci ont tourné le dos les premiers aux damnés de celui-là. En 1913, Charles Péguy l’observait déjà dans L’Argent, justement à propos des grèves ouvrières.

« On ne saurait trop le redire, c’est la bourgeoisie qui a com- mencé à saboter et tout le sabotage a pris naissance dans la bourgeoisie. C’est parce que la bourgeoisie s’est mise à trai- ter comme une valeur de bourse le travail de l’homme que le travailleur s’est mis, lui aussi, à traiter comme une valeur de bourse son propre travail. C’est parce que la bourgeoisie s’est mise à faire perpétuellement des coups de bourse sur le travail de l’homme que le travailleur, lui aussi, par imita- tion, par collusion et encontre, et on pourrait presque dire par entente, s’est mis à faire continuellement des coups de bourse sur son propre travail. C’est parce que la bourgeoi-

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sie s’est mise à exercer un chantage perpétuel sur le travail de l’homme que nous vivons sous ce régime de coups de bourse et de chantage perpétuel que sont notamment les grèves : ainsi est disparue cette notion du juste prix, dont nos intellectuels bourgeois font aujourd’hui des gorges chaudes, mais qui n’en a pas moins été le durable fonde- ment de tout un monde. (5) »

Cette très ancienne idée de juste prix garantie par une puissance souveraine s’obstine aux tréfonds des consciences du vieux peuple anarcho-communautaire que forment les Français. C’est ainsi que les réformes libérales conduisant à limiter les droits collectifs et à valori- ser l’individualisme passent si mal – ou pas du tout. Chroniqueur à la dent dure, Pierre-Antoine Delhommais force un peu dans l’épouvante, mais il n’a pas tort lorsqu’il décrit les Français comme « viscéralement antilibéraux, effrayés par la concurrence et la mondialisation, indécrot- tablement socialistes dans l’âme, convaincus que l’État peut tout et leur doit tout, mus enfin par cette passion de l’égalité qui leur tient lieu de culture économique » (6). Il est permis de le déplorer et de s’en lamen- ter, mais l’on doit constater que ce lien singulier entre les gouvernants et les gouvernés, qui remonte en France à l’organisation de l’État royal et à l’œuvre des jurisconsultes du XVIe siècle (7), est profondément enra- ciné. Il faut songer à ce que le sociologue italien Vilfredo Pareto (8) a nommé la « persistance des agrégats » : permanence des relations des individus entre eux dans une société donnée, constance de l’articulation des familles et des collectivités, héritage des rapports qu’entretiennent les vivants avec les morts, transmission des sentiments et des émotions, longue vie des abstractions et de ce qu’un autre Italien, le philosophe Giambattista Vico, au XVIIIe siècle, a nommé les genere fantastici, les « universaux fantastiques » ou les « généralités sans abstraction » (9). Les peuples ne vivent pas simplement de pain, mais de mythes et des personnifications qui les prolongent. En France, le mythe néo- libéral n’arrive pas à prendre corps. Dans la présente séquence, l’inef- fable suavité de la rhétorique de la deuxième gauche a paru capable de rendre digeste la réforme technocratique et libérale repoussée avec

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force en 1995, du temps du triumvirat Jacques Chirac-Alain Juppé- Jean Arthuis. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le gouvernement a fait de la réforme des retraites un enjeu essentiel de la transforma- tion de la société française. En 1991, il y a presque trois décennies, c’est Michel Rocard, le père de la deuxième gauche, qui a le premier suggéré de révolutionner le mode de calcul des pensions de retraite afin d’adapter l’économie française aux rugueuses nécessités du capi- talisme de marché – sans se soucier de l’adhésion ou non des classes populaires (paysans, ouvriers, agents de maîtrise, employés, artisans et petits commerçants) à son projet de transformation sociale. Otage de la dérive autocratique des sachants issus du juppéisme (10), Emmanuel Macron aurait dû faire un effort pour être un peu moins rocardien en essayant d’entendre ce que beaucoup de Français ont demandé à travers le mouvement des « gilets jaunes » : l’exaltation du peuple et l’assainissement de l’idée de nation, comme le dit joliment Charles Péguy, toujours lui, dans une forte page de Notre jeunesse (11). Les dégâts collatéraux recensés après quinze mois de maintien de l’ordre musclé – un décès, cinq mains arrachées, vingt-cinq éborgnés, trois cents blessés à la tête – doivent être jugés d’un point de vue non pas moral mais strictement politique. Ils sont la marque d’une domination sans hégémonie. Au risque de devenir un jour une pure coercition. 1. Le 7 mai 2017, Emmanuel Macron l’a emporté face à Marine Le Pen en rassemblant 20 753 797 voix (soit 66,10 % des suffrages) tandis que la candidate du Front national en recueillait 10 644 118 (soit 33,90 %). 2. Discours prononcé le 8 mars 2017 au Théâtre Antoine, devant les militantes du comité féministe #EllesMarchent. 3. Luc Ferry : « La haine du travail », Le Figaro, 26 décembre 2019. 4. Cf. Richard Sennett, Le Travail sans qualités, les conséquences humaines de la flexibilité, Albin Michel, 2000. 5. Charles Péguy, L’Argent, in Œuvres en prose complètes, volume III, édition de Robert Burac, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 795. 6. Le Point, 3 janvier 2019. 7. Cf. « La montée de l’État monarchique (fin XIIIe-début XVIIe siècle) » in Jean-Louis Harouel, Jean Barbey, Éric Bournazel et Jacqueline Thibaut-Payen, Histoire des institutions de l’époque franque à la Révolution, Presses universitaires de France, 1987. 8. Cf. Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale, Œuvres complètes, tome XII, préface de Raymond Aron, Librairie Droz, 1968. 9. Cf. Giambattista Vico, La Science nouvelle, édition d’Alain Pons, Fayard, 2001. 10. Cf, Elsa Freyssenet : « Les tiraillements de la deuxième gauche macroniste », Les Échos, 5 juin 2018. « La démocratie consiste-t-elle en un rendez-vous électoral tous les cinq ans ou est-elle un exercice continu de débat et de recherche de compromis ? La question est d’autant plus prégnante quand l’admi- nistration pèse de tout son poids sur des cabinets ministériels anémiés et que le pouvoir est concentré dans les mains de quelques hommes (Emmanuel Macron, Alexis Kohler et Édouard Philippe), tous issus de la haute fonction publique. Avec deux travers possibles : la certitude d’avoir raison et le rétrécissement de la pensée. “Je ne crois pas au fait que l’intelligence technocratique soit supérieure à celle des corps sociaux. Le risque, c’est la dérive des sachants”, souligne Jean Kaspar. » [Successeur d’Edmond Maire à la tête de la CFDT (1988-1992) et adhérent de la première heure d’En marche.] 11. Charles Péguy, Notre jeunesse, in Œuvres en prose complètes, volume III, édition de Robert Burac, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 96.

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ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

134 | Hélène Carrère d’Encausse. France-Russie : de l’ignorance et du mépris à l’enthousiasme et à l’alliance » › Robert Kopp

145 | La dramatique américanisation du droit français › Ron Soffer

153 | Macron et l’Europe de l’est : la fracture › Jean F. Crombois

160 | Quel avenir pour le capitalisme ? › Annick Steta Hélène Carrère d’Encausse « FRANCE-RUSSIE : DE L’IGNORANCE ET DU MÉPRIS À L’ENTHOUSIASME ET À L’ALLIANCE » › propos recueillis par Robert Kopp

Hélène Carrère d’Encausse s’est imposée comme l’historienne française la plus autorisée de la Russie au fil des ans. Son premier livre, dans les années soixante, était consacré, de manière prémonitoire, à un problème qui est devenu un des plus brûlants aujourd’hui : la place des musulmans dans l’Empire russe (1). Il a été suivi, dix ans plus tard, par son best-seller, L’Empire éclaté (2). Se sont succédé ensuite nombre de biographies consacrées aux principaux acteurs de l’histoire russe et soviétique : Lénine (1979), Staline (1979), Nicolas II (1996), Catherine II (2002), Alexandre II (2008), complétées par de larges fresques faisant revivre la dynastie des Romanov (3) ou l’histoire de l’Union soviétique (4), jusqu’aux grandes synthèses que présentent L’Empire d’Eurasie. Une histoire de l’Empire russe de 1552 à nos jours (2005) et La Russie entre deux mondes (2010). Dès les années quatre-vingt, Hélène Carrère d’Encausse a exprimé son pressentiment de la fin de l’Union soviétique dans La déstalinisation commence. 1956 (5), et elle a pu vérifier son intuition trente ans plus tard dans Six années qui ont changé le monde, 1985-1991, la chute de l’Empire soviétique (2015). Mais elle s’est également intéressée très tôt à des aspects particuliers de la politique soviétique, qui sont revenus au premier plan ces toutes dernières années, comme La Politique soviétique au Moyen-Orient, 1955-1975 (1976), ou à l’attitude du général de Gaulle

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devant la Russie (6). Ce sont trois siècles de relations franco-russes qui se déroulent devant nous dans son tout dernier livre, et avec elles trois siècles d’histoire européenne. La France et la Russie. De Pierre le Grand à Lénine (Fayard, 2019) retrace l’histoire de la longue méfiance française à l’égard d’un pays réputé barbare jusqu’à l’alliance conclue avec la seule puissance capable, aux yeux de la France, de contenir la menace allemande. Membre de l’Académie française depuis 1990, où elle a succédé à Jean Mistler, Hélène Carrère d’Encausse fut élue secrétaire perpétuel en 1999, première femme à ce poste, en remplacement de Maurice Druon.

Revue des Deux Mondes – Après de nombreux livres d’his- toire politique, après toute une série de biographies, vous voilà revenue à un genre qu’on croyait un peu périmé, « l’histoire diplomatique… Hélène Carrère d’Encausse En effet, je reviens à mes propres ori- gines comme historienne, je veux dire à l’excellente formation que j’ai reçue par les grands maîtres qu’étaient Pierre Renouvin (1893-1974) et Jean-Baptiste Duroselle (1917-1994), les pères de l’histoire des relations internationales. Je suis une ancienne du séminaire de Duroselle, comme d’autres sont des anciens du séminaire de Fernand Braudel (1902-1985), le pape de l’École des Annales. Dans les années soixante, ces deux écoles se faisaient face, on était de l’une ou de l’autre. Personnellement, l’his- toire politique, la succession des différents règnes et régimes, la forma- tion des États, les relations des États entre eux m’ont depuis toujours intéressée davantage que la longue durée, qui certes existe, ou les carnets de blanchisserie de Lénine, qui existent aussi. Je veux dire que je me suis de préférence attachée aux hommes, à leurs idées, à leurs actions, et non pas aux conditions matérielles de leur existence. C’est un choix.

Revue des Deux Mondes – Est-ce à dire que vous estimez que l’his- toire est avant tout faite par les hommes, qu’à vos yeux le rôle de l’individu est primordial ?

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Hélène Carrère d’Encausse J’ai toujours cru que le rôle des indi- vidus était capital. Il est même absolument déterminant dans certaines circonstances. Vous me pardonnerez d’évoquer à la veille de l’année de Gaulle le rôle du Général qui, par deux fois, a infléchi à lui tout seul et durablement le destin de la France. La décision d’embarquer avec le général Edward Spears à bord d’un De Havilland Flamingo, le 17 juin 1940, et de quitter Bordeaux pour Londres, alors que Paul Reynaud et Georges Mandel s’apprêtaient à embarquer sur le Massilia en direction d’Alger, était une décision prise par un homme seul, un pari fait par un individu se sentant comptable uniquement devant son destin. C’est ainsi que, représentant de la France combattante, il a pu s’asseoir en 1944 à la table des vainqueurs, alors qu’aux yeux des Américains son pays était destiné à devenir une zone d’occupation. Un coup de bluff en quelque sorte, pour lequel Staline lui a d’ailleurs été fort utile. De même, son retour au pouvoir, en 1958, et la manière de résoudre la crise algérienne contre ceux-là mêmes qui l’avaient porté au pouvoir relevaient de déci- sions en partie prises solitairement par un homme qui pensait accom- plir une mission historique. C’est bien l’homme de Gaulle qui, par deux fois, a assumé ce rôle d’acteur déterminant. Vous me direz que c’est là le propre uniquement des grands hommes et qu’il n’est pas sûr que nous en trouvions beaucoup de cette trempe autour de nous aujourd’hui…

Revue des Deux Mondes – Dans cette histoire diplomatique des ­relations franco-russes sur trois siècles, on est frappé du rôle qu’ont joué cer- taines personnalités, des initiatives à longue portée qu’elles ont prises, à commencer par Pierre le Grand (1672-1725), aux alentours de 1700...

Hélène Carrère d’Encausse Pierre le Grand, par la prise d’Azov, en 1696, a mis définitivement fin à quatre siècles de domination tatare, qui avait presque totalement coupé la Russie de l’Europe. N’oublions pas qu’au XIe siècle le troisième des Capétiens, Henri Ier, avait épousé Anne de Kiev et que la jeune reine, venant d’un pays hautement civilisé, s’était étonnée de la rusticité de la cour de France, comparée aux mœurs de son pays d’origine. Or, les invasions mongoles avaient mis fin à ces pre- miers échanges et les contacts n’ont repris – timidement – qu’au début

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du XVIe siècle et – de façon plus suivie – avec l’arrivée des Romanov, en 1613. On était alors sous le règne de Louis XIII et la Russie avait accu- mulé – sur le plan de l’évolution politique, sociale, scientifique, tech- nique – un retard de plusieurs siècles. D’où l’image durable d’un pays attardé, voire barbare, et un sentiment de supériorité de la part de la France, et ceci jusqu’au milieu du XIXe siècle et peut-être même au-delà.

Revue des Deux Mondes – Lors de sa dernière visite en France, le pré- sident Poutine a été reçu à Versailles, n’était-ce pas un clin d’œil à la visite de Pierre le Grand, en 1717 ?

Hélène Carrère d’Encausse Bien évidemment. Et l’on s’est gardé de trop rappeler que Pierre le Grand, au lendemain de la prise d’Azov, avait fait une première grande tournée en Europe, la fameuse « Grande Ambassade », et que, accompagné de quelque deux cent cinquante per- sonnes, il s’était rendu en Prusse, dans les Pays-Bas, en Angleterre, mais que Louis XIV n’avait pas voulu le recevoir, entre autres en raison des liens qu’entretenait la France avec la Sublime Porte, contre laquelle le tsar était traditionnellement en guerre, mais aussi, comme le dit Saint-Simon, parce que le Roi-Soleil ne voulait point « s’embarrasser » d’une « nation méprisée et entièrement ignorée pour sa barbarie ». Ce complexe de supé- riorité, si typiquement français, devait hypothéquer pour des générations les relations franco-russes, sans parler des autres… Quant à l’image d’une Russie, pays barbare, Saint-Simon ne faisait que reprendre un cliché qui se trouve dans beaucoup de récits de voyageurs dès le tout début du XVIIe siècle, dont celui du capitaine Jacques Margeret, en 1607, rédigé à l’intention d’Henri IV : « Ils sont rudes et grossiers, sans aucune civilité, sans foi, sans loi, sans conscience, sodomites et entachés d’infinis autres vices et brutalités. » Mais Margeret voit dans la Russie également « un des meilleurs boulevards de la chrétienté » et « le mieux muni et défendu contre les Scythes et autres peuples mahométans ».

Revue des Deux Mondes – Le même Saint-Simon note ce qu’avaient constaté d’autres observateurs : l’universelle curiosité du tsar qui a voulu rencontrer non seulement des hommes politiques, des hommes

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d’Église et des hommes de sciences, mais aussi, et surtout, des gens de métiers, des constructeurs de vaisseaux, des fabricants de pièces d’artillerie, des artisans en tout genre, et qu’il mettait partout la main à la pâte, chose inconcevable pour un courtisan français...

Hélène Carrère d’Encausse Pierre le Grand était un homme d’une curiosité insatiable et proprement encyclopédique. Il voulait amarrer la Russie à l’Europe et, pour cela, il fallait combler le retard de son pays dans les sciences et les arts. En faisant construire une nouvelle capitale sur la mer Baltique, il soulignait cette volonté d’ouverture. N’oubliez pas que l’obsession de la Russie est d’être enclavée et que l’accès à la mer, à la Baltique à l’ouest, à la mer Noire et à la Méditer- ranée au sud et au Pacifique à l’est, est une ambition qui détermine jusqu’à aujourd’hui sa politique extérieure.

Revue des Deux Mondes – La deuxième visite, en 1717, se passait mieux, puisque Pierre le Grand était reçu à Versailles par le Régent…

Hélène Carrère d’Encausse Et, de nouveau, le tsar s’intéresse aux choses concrètes, visite le Jardin des Plantes, l’Académie des Sciences, la Monnaie, la Sorbonne, des forteresses construites par Vauban, des hôpi- taux, des casernes. Il va jusqu’à assister à une opération de la cataracte. En même temps, il est frappé par la pauvreté des paysans vivant pourtant dans le royaume le plus peuplé, le plus puissant et le plus riche de toute l’Eu- rope. Son règne se termine toutefois sans que soit conclue cette alliance franco-russe à laquelle il aspirait. Pour la concrétiser, Pierre le Grand avait même souhaité, un moment, marier sa fille, la future Élisabeth reI , au duc de Chartres, fils du Régent, et son épouse avait pensé lui donner pour époux le futur Louis XV. Autant de projets qui n’aboutirent pas, mais montrent l’importance de la politique matrimoniale dans l’organisation de l’Europe d’alors. Une Europe dont l’arrivée de la Russie dans le concert des nations dérangeait le savant équilibre établi entre les puissances par la paix de Westphalie, en 1648, conclue entre l’Espagne, la France, le Saint- Empire romain germanique, mais sans la Russie, l’Angleterre et l’Empire ottoman, et qui remodelait la carte de l’Europe pour un siècle et demi.

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Revue des Deux Mondes – Initiative personnelle que celle de Pierre le Grand d’arrimer la Russie à l’Europe, initiative personnelle encore, un demi-siècle plus tard, que celle de Catherine II, de poursuivre l’ouver- ture vers l’Europe pratiquée par son prédécesseur et en même temps de continuer la guerre contre l’Empire ottoman et la Suède. Mais toutes ces initiatives étaient préparées et soutenues par les chancelleries respec- tives, voire par des émissaires plus ou moins officiels et agissant sou- vent dans l’ombre.

Hélène Carrère d’Encausse Il existe plusieurs niveaux, et les acteurs de la vie politique sont nombreux et diversement efficaces. Les moyens d’intervention également, d’ailleurs. Il y a le niveau des cours euro- péennes où la politique d’alliance passe en bonne partie par la politique matrimoniale. On l’a vu avec Henri Ier, on le voit à travers les tentatives avortées de marier Louis XV avec une princesse russe, on le voit éga- lement à travers les alliances des Romanov avec les cours allemande, autrichienne ou anglaise, qui ont de quoi inquiéter la France. Aussi celle-ci ne se gêne-t-elle pas pour intervenir afin de mettre sur le trône Élisabeth Ire par un coup d’État fomenté avec l’aide efficace de La Ché- tardie ou, vingt ans plus tard, Catherine II, une princesse d’origine alle- mande, élevée dans le protestantisme, une pièce rapportée en quelque sorte, mais qui fut aidée à se débarrasser de son mari, Pierre III, jugé trop proche de Frédéric II de Prusse. « Un despotisme tempéré par la strangulation », disait madame de Staël…

Revue des Deux Mondes – Dans beaucoup de ces affaires, on ren- contre le fameux « Secret du Roi »…

Hélène Carrère d’Encausse L’ancêtre de la DGSE… Richelieu avait son « cabinet noir », Fleury le « Secret du Roi », une diplomatie secrète et parallèle, où l’on trouve aussi bien Vergennes que le baron de Breteuil, le chevalier d’Eon ou encore le comte de Broglie ou Beaumarchais. Parmi les buts : nouer des contacts avec l’Autriche et la Russie afin de les éloi- gner de la Prusse et de l’Angleterre, essayer d’installer le prince de Conti sur le trône de Pologne, fournir des armes aux « insurgents » dans la

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guerre d’Indépendance des États-Unis. Souvent, cette politique secrète ne coïncidait pas point par point avec la politique officielle. Quant aux moyens utilisés, ils seraient aujourd’hui qualifiés de trafic d’influence, de manipulation, voire de corruption. Or, certaines largesses étaient alors dans les usages, faisaient partie de l’élégance française…

Revue des Deux Mondes – Les relations entre la France et la Russie ont connu différentes phases : ignorance, mépris, méfiance, recon- naissance tardive, alliance enthousiaste et nouvelle rupture.

Hélène Carrère d’Encausse La reconnaissance a été très tardive. Ignorance et mépris ont prévalu jusqu’au XIXe siècle, parfois mêlés de fascination et de crainte devant cet Empire immense, impossible à pénétrer et encore moins à maîtriser. Les clichés de la Russie barbare et arriérée, despotique et esclavagiste, se transmettent de description en description, jusqu’à Chappe d’Auteroche, qui publia en 1762 un Voyage en Sibérie, fourmillant pourtant d’observations fines et pittoresques. Quant à Astolphe de Custine, dont La Russie en 1839 a été publié en 1843 et connut un immense succès, il a cimenté pour deux générations encore l’image d’un pays définitivement fermé à toute évolution vers un État moderne.

Revue des Deux Mondes – C’est au milieu du XIXe siècle que les choses commencent à changer et la Revue des Deux Mondes est incontesta- blement un des acteurs les plus importants de ce changement.

Hélène Carrère d’Encausse La Revue des Deux Mondes occupe même la première place dans ce qui n’est pas un changement, mais un retourne- ment. À tel point qu’il vaudrait la peine de faire une étude détaillée de la question et de réunir et d’analyser les nombreux articles qu’elle a publiés à partir de 1850, de s’interroger sur leurs auteurs, sur leurs motivations, et d’essayer de savoir quel était leur impact. La russophobie, entre 1850 et 1880, fait en effet place à la russophilie, voire à la russolâtrie. Un des auteurs les plus importants est évidemment Anatole Leroy-Beaulieu (1842-1912), dont les trois volumes, réunis en un seul, de L’Empire des

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tsars et les Russes, qui avaient paru entre 1881 et 1889 ont été republiés dans la collection « Bouquins ». C’est l’équivalent, pour la Russie, de De la démocratie en Amérique de Tocqueville. Or, cet ouvrage a été publié à partir de 1878 sous forme d’articles dans la Revue des Deux Mondes.

Revue des Deux Mondes – Nous arrivons dans les années 1880. Les sou- venirs de la Guerre de Crimée, qui avait trouvé la France aux côtés de l’Empire ottoman, de l’Angleterre et du royaume de Sardaigne face à la Russie, appartiennent à un passé désormais révolu. La France se relève difficilement d’une autre guerre, qui l’avait opposée à la Prusse et qui s’était soldée par la défaite de Sedan et la perte de deux provinces. Elle fait maintenant face à un Empire allemand décidé à occuper une place prépondérante en Europe, à concurrencer l’Angleterre sur les mers et la France dans son expansion coloniale en Afrique. L’époque est donc propice à une alliance de revers par un rapprochement franco-russe. L’intérêt français pour la Russie se manifeste d’ailleurs également en lit- térature, et ceci depuis près d’une génération déjà. Rappelons l’engoue- ment de Mérimée pour les auteurs russes, par exemple. Dès le 15 juillet 1849, il avait donné, toujours à la Revue des Deux Mondes, la première traduction d’une nouvelle de Pouchkine, La Dame de pique, puis, le 15 novembre 1851, un article sur Gogol. Pendant une dizaine d’années, l’auteur de Carmen donnera alternativement des traductions et des études sur des écrivains russes, mais aussi sur des points d’histoire et des problèmes de société. Ainsi, dans un article sur « La littérature et le servage en Russie », paru le 1er juillet 1854, le public français entend pour la première fois parler d’Ivan Tourgueniev, dont Mérimée sera un des introducteurs en France, comme traducteur et comme préfacier...

Hélène Carrère d’Encausse Sans parler de l’amitié de Tourgueniev pour George Sand, pour Flaubert, pour Maupassant. Les Goncourt l’in- vitent à leur dîner de chez Magny. Plusieurs plaques dans Paris – rue de Rivoli et rue de Douai – rappellent qu’il a vécu ici de 1860 à 1864, puis de 1871 à 1883. Il s’était d’ailleurs fait construire une datcha sur la pro- priété des Viardot à Bougival. C’est même là qu’il est mort, bien qu’il soit aujourd’hui enterré au cimetière Volkovo à Saint-Pétersbourg.­ Il faudrait

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faire un sort au Roman russe d’Eugène-Melchior de Vogüé, autre collabo- rateur de la Revue des Deux Mondes, qui exerça une si grande influence sur les écrivains de la fin du XIXe siècle, dont André Gide, et fit connaître à ce dernier Dostoïevski. Ainsi, le terrain de l’alliance franco-russe était lar- gement préparé. Les échanges commerciaux s’étaient grandement déve- loppés depuis les années 1880 et la Russie comptait sur la France pour développer son réseau ferré. Les fameux emprunts russes !

Revue des Deux Mondes – Les visites de Nicolas II à Paris, en 1896, et de Félix Faure en Russie, l’année suivante, ont été des triomphes et ont suscité de véritables enthousiasmes populaires de part et d’autre. De nombreuses photographies en témoignent...

Hélène Carrère d’Encausse Il est très important de le souligner. Pour la première fois, les relations franco-russes ne sont pas confinées au niveau diplomatique, mais suscitent l’enthousiasme des foules. Notons toutefois qu’avant d’arriver à Paris, Nicolas II avait fait une halte en Angleterre, relations familiales obligent, sa femme, Alix de Hesse et du Rhin, était la fille de la deuxième fille de la reine Victoria. Encore la politique matrimoniale, si importante pour qui veut com- prendre l’histoire européenne jusqu’au début du XXe siècle. Grâce à l’alliance franco-russe, la Russie réussit à rompre l’isolement dans lequel elle avait été tenue et elle conforte la France dans sa position vis- à-vis de l’Allemagne. Remarquez néanmoins que la Russie ne promet pas à la France de l’aider dans la reconquête des provinces perdues.

Revue des Deux Mondes – Les « années françaises », comme vous les appelez, ont été de courte durée...

Hélène Carrère d’Encausse En effet. D’abord, la continuité de la ligne claire et ferme, préconisée par l’extraordinaire diplomate et ministre des Affaires étrangères que fut le prince Alexis Lobanov-Rostovski, ne fut pas suivie avec la même rigueur par son successeur, Nikolaï Mouraviev, qui a tantôt laissé entendre à la France que la Russie la soutiendrait dans sa revanche contre l’Allemagne, tantôt promis à l’Autriche que la Rus-

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sie reconnaissait ses droits sur la Bosnie et l’Herzégovine, tantôt que la Russie avait raison d’étendre son influence en Extrême-Orient. Pourtant, l’alliance franco-russe résiste à ces fluctuations. Au moment de l’Expo- sition universelle de 1900, la Russie, encore modestement présente en 1889, se montre comme une puissance industrielle moderne. C’est le moment de l’inauguration du pont Alexandre III, dont Nicolas II avait posé la première pierre en 1896. La nouvelle visite en Russie du président Émile Loubet, en 1902, connut encore un grand succès et encourageait les épargnants français à se précipiter vers les emprunts russes.

Revue des Deux Mondes – Cependant, la réconciliation de la Russie avec le Japon après la guerre russo-japonaise de 1904-1905 et le rap- prochement avec l’Angleterre n’étaient pas pour plaire à la France qui venait de signer l’Entente cordiale avec l’Angleterre…

Hélène Carrère d’Encausse C’est que désormais l’alliance avec la France dépendait des relations de la Russie avec l’Angleterre. L’accord anglo-russe du 31 août 1907 définissait de nouvelles zones d’influence. La Perse était divisée en trois zones : au nord la Russie, au sud-est l’Angleterre et, entre les deux, le centre, avec Téhéran, constituait une zone neutre que les parties s’engageaient à respecter. La Russie accepte que l’Afghanistan appartienne à la sphère d’influence de l’Angleterre, ce qui met fin à une longue rivalité autour de ce pays. Elle allait se réveiller à nouveau bien plus tard, comme nous le savons…

Revue des Deux Mondes – À la veille de la guerre, deux blocs se font face, la Triple-Entente, de la France, de la Russie et du Royaume-Uni, et la Triplice, de l’Empire allemand, de la Double monarchie austro-hon- groise et de l’Italie. Or, celle-ci sait qu’elle ne pourra pas compter sur l’Autriche pour l’expansion de son territoire vers le Trentin, Trieste, la Dalmatie. À la veille du conflit, Raymond Poincaré effectue une visite officielle en Russie pour assurer celle-ci que la France remplira ses obli- gations. On sait pourtant combien il était difficile de garder la Russie aux côtés de la France dans la durée de cette guerre que tout le monde pensait être brève… jusqu’à ce que tout bascule en 1917…

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Hélène Carrère d’Encausse Et d’une très curieuse manière. La Russie, qui avait été à la traîne pendant si longtemps, qui était restée en arrière de la civilisation européenne, représente tout d’un coup, au moins aux yeux de certains, l’avant-garde de l’humanité. En même temps elle inspire mille craintes. Du point de vue diplomatique, par la révolution d’Octobre, elle est à nouveau coupée de l’Europe, comme ce fut le cas jusqu’au XVIIIe, voire jusqu’au XIXe siècle.

Revue des Deux Mondes – À Versailles, en 1919, la Russie est absente, tout comme l’Allemagne. Aussi les Polonais sont-ils bien traités...

Hélène Carrère d’Encausse Voilà encore un autre sujet que nous n’avons pas abordé, mais qui est très éclairant, la France étant généra- lement du côté de la Pologne, convoitée à la fois par l’Allemagne et la Russie, voire partagée entre eux. Vous voyez, tout se tient. À travers les relations franco-russes, on a un prisme sur l’histoire européenne tout entière. C’est ce qui rend cette histoire diplomatique si passionnante.

Revue des Deux Mondes – Et aujourd’hui ?

Hélène Carrère d’Encausse Je me suis arrêtée, dans mon dernier livre, à Lénine. Libre au lecteur de faire des parallèles avec la situation présente. De toute évidence, la Russie d’aujourd’hui est aussi fille de son histoire, que ses dirigeants connaissent bien. Ils ont hérité d’un espace immense, d’un pays qui est un continent, caractérisé par une très grande hétérogénéité ethnique, linguistique, religieuse… Il n’est pas sûr que puissent lui être appliqués nos propres critères de gouvernance…

1. Hélène Carrère d’Encausse, Réforme et Révolution chez les musulmans de l’Empire russe, Armand Colin, 1966. 2. Hélène Carrère d’Encausse, L’Empire éclaté, Flammarion, 1978, Prix Aujourd’hui. 3. Hélène Carrère d’Encausse, Les Romanov. Une dynastie sous le règne du sang, Fayard, 2013, qui est aussi l’éditeur des titres précédemment cités. 4. Hélène Carrère d’Encausse, L’Union soviétique. De Lénine à Staline, 1917-1953, Richelieu, 1972. 5. Hélène Carrère d’Encausse, La déstalinisation commence. 1956, Complexe, 1986. 6. Hélène Carrère d’Encausse, Le Général de Gaulle et la Russie, Fayard, 2017.

144 MARS 2020 MARS 2020 LA DRAMATIQUE AMÉRICANISATION DU DROIT FRANÇAIS › Ron Soffer

n 2009, près d’un pour cent de la population amé- ricaine était en prison. Ce chiffre, bien qu’en baisse ces dernières années, notamment grâce à une loi fédé- rale signée par Donald Trump ayant pour objectif de réduire le taux ahurissant d’incarcérations, est encore Eplus important si l’on prend en compte le nombre de personnes condamnées à de la liberté surveillée ou toute autre peine de prison avec sursis. La raison d’un tel taux d’incarcération est simple. Le droit le plus précieux et le plus important en démocratie, à savoir le droit de contes- ter une accusation devant un juge impartial, a été quasiment supprimé aux États-Unis où près de 97 % des procédures pénales se soldent par un plaider-coupable (1). Cela signifie que les personnes poursuivies préfèrent plaider cou- pable dans presque tous les cas plutôt que de se défendre devant un juge ou un jury impartial. La question qui se pose est : pourquoi ces personnes préfèrent-elles plaider coupable et acceptent-elles, dans

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bien des cas, une condamnation à une peine sévère de prison plutôt que de plaider leur cause devant une cour où elles seront protégées par une procédure qui garantit le procès équitable ? La réponse est que les peines qu’une personne encourt, si elle est reconnue coupable à l’issue d’un procès, sont si sévères qu’il est quasiment impossible d’en prendre le risque. De plus, si les procureurs inculpent le justiciable de plusieurs délits, les peines sont potentiellement cumulables. Les juges aux États-Unis ont pleinement contribué à faire du sys- tème pénal américain une terrifiante machine à incarcérer. Le légis- lateur n’a cessé d’alourdir les peines pour tous les délits et crimes, permettant ainsi aux procureurs d’accroître leur pouvoir d’intimida-

tion sur les justiciables afin de les pousser Ron Soffer est avocat aux barreaux à accepter de plaider coupable. En outre, de Paris et de New York. le législateur, avec le soutien des tribunaux, › [email protected] a créé un ensemble de peines minimales, dont la plus absurde est la loi du « three strikes you are out », loi qui est en vigueur dans plusieurs États et qui implique qu’à la troisième condamnation, la peine infligée est automatiquement une condamnation à la prison à vie. Qui plus est, des délits accessoires, qui en pratique peuvent être appliqués dans la majorité des poursuites judiciaires, sont exploités par les procureurs pour alourdir considérablement les peines encou- rues par les justiciables. Parmi ces délits accessoires, le délit de collusion (conspiracy to com- mit a crime). Ce délit est constitué dès que deux personnes ou plus s’entendent pour commettre un crime ou un délit et prennent un certain nombre de dispositions afin d’exécuter leur plan. Étant donné que, dans la plupart des cas, les délits sont commis par deux voire plusieurs personnes, le délit de collusion est systématiquement ajouté à l’accusation principale. Cela permet non seulement d’alourdir les peines encourues – car les peines pour chaque délit ou crime peuvent se cumuler – mais cela rend également toute défense des prévenus beaucoup plus difficile et complexe. Il est en effet beaucoup plus simple pour les procureurs de prouver qu’un accord a été conclu entre plusieurs personnes pour commettre un acte illicite que de prouver le délit principal qui est le sujet de l’accord entre les prévenus.

146 MARS 2020 MARS 2020 la dramatique américanisation du droit français

Un autre outil très souvent utilisé par les procureurs américains est le délit d’entrave à l’enquête judiciaire, délit dont la définition est très floue puisqu’il permet de poursuivre la moindre tentative de dissimuler la commission du délit principal aux autorités judiciaires. Paradoxalement, il arrive souvent que les justiciables finissent par être condamnés pour entrave à l’enquête judiciaire sans être condamnés pour le délit ou crime qui était le sujet de l’enquête. C’est particu- lièrement le cas lors de poursuites visant des délits financiers dont l’enquête est souvent complexe. Là encore, il est sensiblement plus facile de poursuivre le justiciable pour la moindre entrave à l’enquête que de devoir prouver tous les éléments et nuances d’une affaire qui touche des opérations financières compliquées. Le délit de blanchiment d’argent en est un autre outil. Étant donné que les personnes impliquées dans des infractions pénales tentent presque toujours de dissimuler la provenance des profits de leurs crimes, l’accusation pour blanchiment d’argent est systématiquement ajoutée à la liste des chefs d’accusation.

« Le système pénal américain est devenu une véritable machine infernale à réprimer »

Aux États-Unis, chaque action qui constitue un délit ou plusieurs (count) peut être poursuivie et les peines peuvent être cumulées. Ainsi, un employé de magasin qui volerait 100 euros dans une caisse enregistreuse chaque jour pendant dix jours, serait poursuivi pour dix chefs d’accusations de vol (counts of theft) et pourrait potentiel- lement recevoir une sentence équivalente à la peine maximale pour vol, multipliée par dix. Le procureur peut alors faire une proposition de plaider coupable pour un seul chef d’accusation pour vol et le jus- ticiable serait presque suicidaire de ne pas accepter son offre. Quand un justiciable risque de dix à quinze ans d’emprisonnement et qu’on lui propose de plaider coupable avec une peine négociée de deux ou trois ans, cela revient en réalité à lui proposer soit d’accepter une peine amoindrie soit de jouer à la roulette russe avec sa vie.

MARS 2020 MARS 2020 147 études, reportages, réflexions

Le système pénal américain est devenu une véritable machine infer- nale à réprimer capable d’envoyer en prison un nombre incalculable de personnes chaque année. Si l’on ajoute à cela la loi permettant la saisie de tous les biens liés à un délit ainsi que les saisies pour permettre le dédommagement des victimes, la pression exercée sur les accusés est écrasante et pousserait même un innocent à plaider coupable. Nous ne devrions pas laisser la justice pénale française devenir un système de justice négocié. Les personnes qui sont accusées ont le droit absolu de contester leur accusation devant un juge impartial. Mal- heureusement, le système judiciaire français, qui subit de constantes modifications du fait des législateurs et des juges au moyen de juris- prudences, nous oriente inexorablement vers une américanisation de notre droit. Récemment nous avons vu que de très lourdes peines ont été infli- gées à des personnes reconnues coupables de délits non violents en col blanc. De même, certaines personnes ont été jugées lors de deux pro- cès différents avec des peines pouvant être cumulées. Enfin, la recon- naissance préalable de culpabilité (CRPC ou plaider-coupable) est de plus en plus courante, ce qui signifie que les justiciables préfèrent plai- der coupable plutôt que d’affronter les conséquences d’une procédure. Tout cela est très inquiétant. Ceux qui pensent que la reconnais- sance préalable de culpabilité réduira la charge de travail des procu- reurs et des juges se trompent. En effet, son utilisation accélère les procédures mais augmente également le nombre de dossiers pouvant être traités par la justice et, par voie de conséquence, le taux d’incarcé- ration. C’est un implacable cercle vicieux. Nous pouvons constater la même tendance qu’aux États-Unis, qui pousse les procureurs et les juges d’instruction à utiliser tous les moyens mis à leur disposition afin de traduire en justice un plus grand nombre de personnes possible. Tout comme aux États-Unis, où le délit de collusion est utilisé pour alourdir les peines, les procureurs et juges d’instruction français exploitent la notion de bande organisée. La circonstance aggravante de bande organisée est très vaguement définie par l’article 132-71 du Code pénal :

148 MARS 2020 MARS 2020 la dramatique américanisation du droit français

« Constitue une bande organisée au sens de la loi tout groupement formé ou toute entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits maté- riels, d’une ou de plusieurs infractions. »

Ce chef d’accusation, très fréquemment utilisé par les juges d’ins- truction, permet d’alourdir les peines et d’effectuer des enquêtes plus poussées. Un autre moyen mis à la disposition des procureurs et juges d’ins- truction français est le blanchiment d’argent (article 324-1 du Code pénal) qui est défini de la manière suivante :

« Le blanchiment est le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l’origine des biens ou des revenus de l’auteur d’un crime ou d’un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect. Consti- tue également un blanchiment le fait d’apporter un concours à une opération de placement, de dissimula- tion ou de conversion du produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit. Le blanchiment est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende. »

En 2004, la cour de cassation a cassé une décision de la cour d’appel qui avait annulé les poursuites pour blanchiment à l’encontre d’un pré- venu en expliquant que l’auteur principal ne pouvait être coupable de blanchir le produit de son délit. La cour de cassation casse l’arrêt et prévoit le principe que le délit de blanchiment s’applique aussi à l’auteur principal. En statuant ainsi, la cour de cassation a considérablement élargi la marge de manœuvre des autorités de poursuite (2). Étant donné que la plupart des délinquants essaient de blanchir le produit de leurs délits, l’accusation de blanchiment d’argent, qui est sévèrement sanctionnée, peut toujours être ajoutée aux chefs d’accusa- tion ; ce qui est très souvent le cas en France. En outre, l’article 324-2 peut alourdir la peine pour blanchiment jusqu’à dix ans de prison si ce délit est commis en bande organisée.

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Munis de ces deux outils, blanchiment et bande organisée, les pro- cureurs et juges d’instruction peuvent ainsi augmenter le risque des peines encourues dans de très nombreux cas.

« Le droit de contester une accusation devant un juge impartial est le droit le plus fondamental dans une société démocratique »

Nous pouvons également regretter une inflation législative qui produit constamment de nouvelles lois bien souvent vagues, parfois même incompréhensibles, et qui visent à régir une part croissante de notre vie quotidienne et de la vie des entreprises. Cela accroît le nombre de poursuites pénales engendrées non seulement par le tra- vail habituel de la police mais aussi par les banques, les comptables, les membres de conseils d’administration, les lanceurs d’alertes, tous mobilisés dans cette vaste entreprise de criminalisation et qui mènera immanquablement à l’incarcération de nombreux individus non vio- lents et à la faillite de nombreuses entreprises. Dans le cadre de la procédure pénale française, l’incarcération est censée être l’exception et non la règle, et le Code de procédure pénale prévoit de nombreuses peines alternatives. Une condamnation à l’emprisonnement dans les cas de délits non violents est beaucoup moins justifiée de nos jours qu’elle ne l’était par le passé. En effet, par le biais de la saisie pénale, la majorité voire la totalité des bénéfices d’un délit est saisie et au bout du compte confisquée. À ceci doivent être ajoutées les amendes de plus en plus lourdes. La plupart des personnes condamnées pour des délits en col blanc finissent donc par perdre la totalité de leurs biens ainsi que leur réputation dans le monde des affaires. Une condamnation à une peine d’emprisonnement est par conséquent totalement inutile et injustifiée. Au-delà d’être injuste et dramatique pour le justiciable, cela représente un coût humain et financier considérable pour notre société. La prise en compte de la faiblesse de l’être humain devrait conduire les magistrats à prononcer des peines plus clémentes mais aussi à ne

150 MARS 2020 MARS 2020 la dramatique américanisation du droit français

pas poursuivre chaque dossier. Ce n’est pas la reconnaissance préalable de culpabilité ou plaider-coupable qui réduira le nombre de dossiers qui pèse sur les juges mais la clémence à laquelle Jacques-Bénigne Bos- suet nous invite dans le sermon sur la justice pour le dimanche des Rameaux :

« La justice n’a pas toujours l’épée à la main, ni ne montre pas toujours son visage austère ; la droite raison qui est sa guide lui prescrit de se relâcher quelquefois, et il m’est aisé de vous faire voir que la clémence qui tem- père sa rigueur extrême est une de ses parties principales. En effet, il est manifeste que la justice est établie pour entretenir la société parmi les hommes. Or est-il que la condition la plus nécessaire pour conserver parmi nous la société, c’est de nous supporter mutuellement dans nos défauts ; autrement notre nature ayant tant de faible, si nous entrions dans le commerce de la vie humaine avec cette austérité invincible qui ne veuille jamais rien pardon- ner aux autres, il faudrait et que tout le monde rompît avec nous, et que nous rompissions avec tout le monde. (3) »

Le droit de contester une accusation devant un juge impartial est le droit le plus fondamental dans une société démocratique. Il est incon- cevable que la justice française devienne une justice négociée où le jus- ticiable n’a pas d’autre choix que de plaider coupable à tout ou partie des accusations proférées contre lui. Pour sauvegarder ce droit, il va falloir premièrement réduire consi- dérablement le nombre de lois promulguées chaque année car chaque nouvelle loi engendre des contentieux visant à l’interpréter et, avant le vote de chaque nouvelle loi, déterminer si celle-ci est vraiment néces- saire et si les textes existants ne suffisent pas. Deuxièmement, il est essentiel d’augmenter considérablement le nombre de magistrats de siège et d’améliorer les conditions de travail de tous les magistrats en général. Troisièmement, il faudra réduire d’une manière substantielle, pour

MARS 2020 MARS 2020 151 études, reportages, réflexions

une grande partie des délits, la durée de la prescription, ce qui aura pour conséquence la diminution du nombre de dossiers. L’informa- tisation du monde des affaires et de la vie privée ainsi que la coopé- ration entre États permettent de clôturer les enquêtes beaucoup plus rapidement que dans les années soixante ou soixante-dix. Une période de prescription longue pour la majeure partie des délits et crimes du Code pénal n’est donc plus justifiée. Quatrièmement, il faut que les autorités soient beaucoup plus sélectives en ce qui concerne les dossiers qu’elles décident de pour- suivre et de porter devant les juges du siège. La clémence dont parle Bossuet doit être exercée non seulement par les juges chargés de juger les prévenus mais également par les autorités de poursuite qui doivent comprendre que l’enquête judiciaire en soi produit des effets désas- treux sur ceux qui en sont l’objet. À l’ère des réseaux sociaux, il suffit d’être mis en examen pour que la personne ne soit plus en mesure de mener une vie professionnelle et d’exercer dans le monde des affaires. Le droit à un procès équitable devant un juge impartial doit abso- lument être sauvegardé en France. La justice négociée n’est pas une justice.

1. The National Association of Criminal Defense Lawyers, « The trial penalty: the sixth amendment right to trial on the verge of exctinction and how to save it », 2018. 2. Arrêt de la cour de cassation, chambre criminelle, 14 janvier 2004, n° 03-81-165. 3. Jacques-Bénigne Bossuet, Élévations sur les mystères, Méditations et autres textes, Édition établie et présentée par Renaud Silly, Robert Laffont, 2017.

152 MARS 2020 MARS 2020 MACRON ET L’EUROPE DE L’EST : LA FRACTURE › Jean F. Crombois

epuis son élection, en mai 2017, Emmanuel Macron n’a pas réussi à convaincre en Europe de l’Est malgré de réels efforts entrepris à cette fin au début de son mandat. Le fond du problème des relations difficiles entre le président français et la Dpartie orientale du continent provient de l’avenir des principes démo- cratiques, qui ont de plus en plus de mal à convaincre alors qu’on vient d’y célébrer le trentième anniversaire de la libération du joug communiste. Le manque d’enthousiasme suscité par les positions et les propositions du président français tient tant à leur contenu qu’à la forme utilisée pour les présenter. Celui-ci illustre aussi la fracture grandissante entre Emmanuel Macron et l’Europe de l’Est. Le problème de fond des relations difficiles entre le président Macron et l’Europe de l’Est relève des questions liées à l’avenir des valeurs démocratiques à l’échelle du continent. Il est vrai que, pour une certaine partie des élites politiques de ces pays, Emmanuel Macron incarne ce libéralisme politique qu’ils abhorrent à la faveur de leur concept de démocraties « illibérales ». Comme l’a souligné l’intel- lectuel bulgare Ivan Krastev dans un ouvrage récent : « Le refus de

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s’agenouiller devant l’Ouest libéral est devenu la marque de fabrique de la contre-révolution illibérale dans l’ensemble des pays postcom- munistes et au-delà. (1) » Le constat de Krastev ne devrait pas être exagéré. En effet, les der- nières élections municipales ont porté au pouvoir une nouvelle vague de dirigeants progressistes et pro-européens tant à Bratislava et Buda- pest qu’à Prague et Varsovie, ouvrant ainsi une brèche significative au cœur de cette Europe « illibérale ». Si cette vague reste confinée aux grandes villes, elle est néanmoins porteuse d’espoir. Il est toutefois indéniable que le nombre des dirigeants partageant les mêmes orientations qu’Emmanuel Macron dans la partie orientale du continent est très réduit. Tout juste celui-ci peut-il compter sur le sou- tien de Klaus Iohannis, président roumain pro-européen, mais aux pou- voirs limités, ainsi que sur celui de Zuzana Čaputová, élue en mars 2019 présidente de la Slovaquie. En République Jean F. Crombois est maître de tchèque, le soutien affiché envers le Pre- conférences en études européennes mier ministre, Andrej Babiš (2), suscite plus à l’Université américaine en Bulgarie. Dernier ouvrage publié : Camille Gutt d’interrogations au regard des allégations and Postwar International Finance de détournements de fonds européens au (Routledge, 2016). profit de son empire agroalimentaire qui › [email protected] ont poussé des centaines de milliers de ses concitoyens dans les rues de Prague, sans compter son soutien affiché à Viktor Orban.

Courte offensive de charme

À la suite de son élection, Emmanuel Macron effectua, du 23 au 25 août 2017, un voyage remarqué en Europe de l’Est durant lequel il fit étape à Prague, Bratislava, Bucarest et Sofia. Officiellement, cette visite s’inscrivait dans sa volonté de relancer la construction euro- péenne, projet dont il présenta les grandes lignes quelques semaines plus tard lors du discours de la Sorbonne du 26 septembre. En réalité, il apparut rapidement que l’un des enjeux de ces visites était de rallier le soutien de ces capitales à la réforme de la directive sur les travailleurs détachés dont le candidat Macron avait fustigé les

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insuffisances durant la campagne présidentielle, insistant notamment sur le dumping social au détriment des travailleurs français. Pour les pays d’Europe de l’Est, la différence salariale avec l’Ouest est pleine- ment assumée. Celle-ci a permis à de nombreuses entreprises de déve- lopper leurs activités dans l’autre moitié de l’Europe dans des secteurs aux tâches souvent pénibles. À cela s’ajoute l’importance que revêtent les revenus ainsi générés pour l’économie de ces pays. En juin 2018, la réforme était finalement adoptée à une large majorité des États membres, mais sans la Pologne et la Hongrie et avec les abstentions de la Croatie, de la Lituanie et de la Lettonie. Dans la foulée de cette réforme, la France instiguait la constitution de l’« Alliance du routier » avec d’autres pays de l’ouest européen, de la Scandinavie à l’Autriche, en vue de relancer les débats sur le changement des règles européennes en matière de transport routier. Si ces mesures sont destinées à améliorer les conditions de travail des transporteurs rou- tiers ainsi que leur protection sociale, il ne fait aucun doute que, pour des pays comme la Pologne ou la Bulgarie, leur véritable objectif est de les empêcher de concurrencer leurs collègues de l’Ouest, les privant du même coup de leur travail et de leur gagne-pain. Les discussions sur cette réforme ont débouché, le 12 décembre 2019, sur un accord entre le Parlement européen et le Conseil des ministres malgré l’opposition de la Bulgarie, de la Pologne, de la Roumanie et de la Lituanie. Quant aux autres pays de la région, ceux-ci se sont montrés plus conciliants. Ces divergences rappellent que les pays d’Europe de l’Est ne devraient pas être considérés comme un bloc monolithique. Sur la question migratoire, le président Macron éprouva encore plus de difficultés à convaincre les pays d’Europe de l’Est sur sa proposition, faite en juillet dernier, de création d’un mécanisme de solidarité censé remplacer le système mort-né des quotas obligatoires de migrants adopté en 2015 par l’Union européenne. Ce nouveau système prévoit la réparti- tion automatique des migrants associée à la possibilité de pénalités finan- cières en cas de refus et une remise à plat du système dit « de Dublin » (3). En Europe de l’Est, seules la Croatie et la Lituanie ont apporté leur soutien à ces propositions. Les autres pays, la Pologne, la Hongrie et leurs partenaires, slovaque et tchèque, du groupe de Visegrád y sont

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opposés. Il est vrai que la position de ces pays vis-à-vis de la question migratoire n’est pas exempte de paradoxes. Comme l’a souligné la politologue bulgare Anna Krasteva dans une étude récente (4), ceux- ci tout comme la Bulgarie sont confrontés à une baisse vertigineuse de leur démographie accentuée par une émigration encore importante de leur jeunesse et sont peu exposés aux migrants dont le nombre est très modeste comparé aux autres pays de l’Europe de l’Ouest. L’opposition dans ces pays aux migrants se résume finalement à la double question de souveraineté et d’identité associée à un rejet du multiculturalisme. Cette opposition avait également conduit Viktor Orban à envisa- ger, dès 2018, la constitution d’un axe antilibéral qui se serait étendu de l’Italie de Matteo Salvini et de l’Autriche de Sebastian Kurz, alors en coalition avec l’extrême droite, à la Pologne sans compter l’appui des conservateurs bavarois de la CSU (Union chrétienne-sociale). Les derniers scrutins tant en Italie qu’en Autriche ont eu raison de ce projet (5).

Une fracture grandissante

Si l’offensive de charme d’Emmanuel Macron n’a pas réussi à rap- procher les deux parties du continent, la fracture les séparant s’est également agrandie au rythme de ses prises de position et de ses pro- positions sur l’avenir de l’Union européenne. En matière d’élargissement, la France mettait, le 18 octobre 2019, son veto à l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord. Si, s’agissant de l’Albanie, la position fran- çaise était partagée par l’Espagne, le Danemark et les Pays-Bas, pour la Macédoine, les Français étaient les seuls à exprimer leur opposition. Celle-ci a été perçue comme particulièrement injuste envers ce pays dont le Premier ministre, Zoran Zaev, avait fait preuve de courage en acceptant un compromis avec la Grèce sur le changement de nom (6). De plus en plus affaibli depuis lors, Zoran Zaev n’a pas eu d’autre choix, le 3 janvier dernier, que de démissionner en l’attente d’élections législatives prévues pour le 12 avril prochain.

156 MARS 2020 MARS 2020 macron et l’europe de l’est : la fracture

Certes, on pouvait aisément comprendre que la position française était motivée par la priorité donnée à la relance de la construction européenne sur le processus d’élargissement. Toutefois, il ne s’agis- sait que de débuter des discussions dont tout le monde pressent que l’aboutissement n’interviendra qu’à l’horizon d’au moins une décen- nie, à l’exception du Monténégro et de la Serbie (7). Sans compter que prendre cette décision alors que le statut de candidat à l’adhé- sion de la Turquie, pourtant en pleine régression démocratique, n’est pas officiellement remis en cause ne fait que renforcer l’incompré- hension dans la région. Pour se rattraper, Emmanuel Macron proposa, le 17 novembre sui- vant, une modernisation du processus d’élargissement. Tout en confir- mant sans équivoque la vocation européenne des pays des Balkans occidentaux, cette réforme durcirait considérablement les conditions d’adhésion et introduirait pour la première fois le principe de réversi- bilité du processus (8). Une fois encore, l’insistance sur l’importance du respect des principes démocratiques et des règles de droit peut se comprendre dans le contexte européen actuel. Ces propositions tom- baient toutefois trop tard : elles n’ont pas réussi à réparer les dom- mages causés dans la région par le veto du mois précédent. Finalement, et comme un grand nombre d’observateurs l’ont reconnu, ces décisions et propositions offrent davantage encore les Balkans à l’influence grandissante des Russes, des Turcs et des Chinois (9). Les Russes ont de quoi se réjouir de voir l’Union européenne en perte de vitesse dans ce qu’ils considèrent depuis le XIXe siècle comme leur arrière-cour stratégique. Premiers fournisseurs d’énergie des pays des Balkans et forts de solides liens culturels et religieux dans la région, les Russes entretiennent leur influence, soit par leur soutien à des forces politiques contrecarrant les efforts de paix et de réconciliation, notamment entre la Serbie et le Kosovo ou en Bosnie, soit par la mise en place de campagnes de désinformation (10). Quant aux Turcs et aux Chinois, les Balkans constituent une porte d’entrée idéale pour leurs projets d’expansion culturelle et économique en Europe de l’Est. Pour les Turcs, ces projets prennent

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la forme de financement de mosquées et d’écoles dans la région, en plus d’investissements réalisés principalement dans les secteurs bancaire et énergétique. Les Chinois, eux, pourraient fournir une source alternative de financements par leurs « nouvelles routes de la soie ». Celles-ci consistent en un vaste programme de financement d’infrastructures terrestres et maritimes reliant l’Asie et l’Europe. Le partenariat stratégique entre la Chine et 16 pays d’Europe de l’Est a été formalisé en 2012, à la suite de la création du format dit de 16+1 (11). Les deux derniers sommets de ce format se sont tenus à Sofia (Bulgarie) en 2018 et à Dubrovnik (Croatie) en 2019. En matière de relance de la construction européenne, les propo- sitions du président Macron ne rencontrent guère plus d’échos favo- rables et suscitent même une certaine appréhension en Europe de l’Est. La perspective d’une Europe à différentes vitesses, assumée dans le discours de la Sorbonne, ne fait que renforcer l’idée d’une relégation de ces pays dans une sorte de deuxième division européenne. Certes, tant la zone euro que la zone Schengen, toutes les deux n’englobant pas l’ensemble des pays membres, préfigurent cette réalité. Mais fal- lait-il pour autant la marteler avec un tel fracas ? D’autres idées, telles que celle de la création d’un Conseil de sécu- rité européen, également souhaitée par Angela Merkel, sont redoutées par les pays d’Europe de l’Est. Ce Conseil devrait inclure la Grande- Bretagne ainsi qu’un nombre réduit de pays membres de l’Union euro- péenne. Comme la région est composée essentiellement de petits pays, à l’exception de la Pologne et de la Roumanie, ces derniers peuvent craindre de se retrouver marginalisés au profit d’un directoire aux mains des trois grandes puissances européennes, alors que les enjeux extérieurs, tels que celui des relations entre l’Union européenne et la Russie, les concernent au tout premier plan. À ce titre, tout débat sur la nécessité de développer une culture stratégique commune – autre proposition d’Emmanuel Macron – ne pèse pas bien lourd alors que ces pays se trouvent en première ligne dans les chantages à l’énergie de Vladimir Poutine. Ici encore, le sou- tien français au projet allemand Nord Stream II de construction d’un gazoduc reliant l’Allemagne et la Russie en passant sous la mer Bal-

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tique, contournant du même coup la Pologne et les pays baltes, suscite l’incompréhension, étant donné qu’il ne fera qu’accroître la dépen- dance énergétique de l’Europe vis-à-vis de la Russie. La sortie d’Emmanuel Macron sur l’avenir de l’Otan considéré par lui en état « de mort cérébrale », dans l’entretien accordé à l’hebdoma- daire londonien The Economist le 9 novembre dernier (12), était sans doute la dernière estocade portée à l’encontre des pays d’Europe de l’Est. Ici encore, si on peut partager le diagnostic de la nécessité, à long terme, d’une défense européenne, la mise en cause directe de l’Alliance atlantique ne pouvait être que mal accueillie par des pays tels que la Pologne et les pays baltes, qui la considèrent comme la pierre angulaire de leur sécurité.

La fracture entre Emmanuel Macron et l’Europe de l’Est reflète toute l’ampleur du défi pour le président à élaborer un projet fédérateur qui tiendrait compte des sensibilités diverses résultant de trajectoires historiques différentes. En d’autres termes, convaincre les Européens de sa volonté de bâtir une Europe perçue non pas comme une Europe « française » mais comme une véritable Europe « européenne ». Le défi est de taille, tout spécialement dans le contexte de l’affaiblissement de la chancelière allemande et du retrait du Royaume-Uni.

1. Traduction par l’auteur de cet article. Ivan Krastev et Stephen Holmes, The Light That Failed. A Recko- ning, , 2019, p. 18. 2. Andrej Babiš est le leader du mouvement UNO, ou Action des citoyens mécontents, qui est affilié au groupe Renew-Europe au Parlement européen dont LREM est le principal parti. 3. Ce système basé sur le Règlement européen de Dublin, adopté en 2003, délègue la responsabilité de l’examen des demandes d’asile d’un réfugié au premier pays qui l’a accueilli. 4. Anna Krasteva, The Bulgarian Migration Paradox. Migration and Development in Bulgaria, Caritas Bul- garie, 2019, p. 15-22. Https://caritas.bg/en/news/caritas-news/the-bulgarian-migration-paradox-cb. 5. En Italie, le parti de Matteo Salvini fut écarté du second gouvernement dirigé par Giuseppe Conte alors qu’en Autriche, les élections ont poussé le premier ministre sortant, Sebastian Kurz, à former une coalition avec les écologistes. 6. Le nom du pays était Ancienne République yougoslave de Macédoine, qui devint donc la République de Macédoine du Nord. 7. Les deux pays pourraient adhérer à l’Union européenne dès 2025 selon les scénarios les plus optimistes. 8. Le texte de ces propositions est disponible en anglais à l’adresse suivante : https://www.politico.eu/ wp-content/uploads/2019/11/Enlargement-nonpaper.pdf. 9. Jasmin Mulanovic et Molly Montegomery, « Macron’s Veto Leaves Balkans Wide Open for Russia and China », Foreign Affairs, 31 octobre 2019. 10. Dimitar Bechev, Russia’s interests and strategic tools in the Western Balkans, 20 décembre 2019. Lien : https://www.atlanticcouncil.org/blogs/new-atlanticist/russia-strategic-interests-and-tools-of-influence- in-the-western-balkans/. 11. Ce format inclut la Chine et les seize pays d’Europe centrale et de l’Est suivants : Albanie, Bosnie et Herzégovine, Bulgarie, Croatie, République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Macédoine du Nord, Monténégro, Pologne, Roumanie, Serbie, Slovaquie et Slovénie. 12. « Briefing : Macron’s View of the World. A President with a Mission », The Economist, 9 novembre 2019, p. 17-20.

MARS 2020 MARS 2020 159 QUEL AVENIR POUR LE CAPITALISME ? › Annick Steta

epuis la chute de l’empire soviétique, le capitalisme ne connaît plus de rival. Ce système économique, qui associe la propriété privée, le libre-échange et la libre concurrence, est désormais en vigueur dans la quasi-totalité des pays. Seuls quelques îlots isolés Dlui résistent encore. C’est le cas de Cuba : Miguel Díaz-Canel, qui a succédé à Raúl Castro à la tête de l’État, a affirmé dès son arri- vée au pouvoir qu’il n’y aurait pas de place au cours de son mandat « pour ceux qui aspirent à restaurer le capitalisme ». C’est aussi le cas du Venezuela, où Hugo Chávez engagea à partir du début des années deux mille un processus de socialisation de l’économie reposant sur la nationalisation d’entreprises jouant un rôle clé dans des secteurs jugés stratégiques. La Corée du Nord, dont l’économie avait été inté- gralement collectivisée dans les années cinquante, semble quant à elle avancer sur une voie qui pourrait la conduire à adopter un mode de développement proche de celui de la Chine : elle laisse émerger un embryon de secteur privé et a créé des « zones économiques spéciales » ouvertes aux investissements étrangers.

160 MARS 2020 quel avenir pour le capitalisme ?

Mais alors que le capitalisme triomphe, les voix appelant à sa remise en cause se multiplient. Longtemps, cette critique a été l’apanage de personnalités ou de mouvements enracinés à gauche du spectre poli- tique. Elle s’affranchit à présent des clivages partisans. L’ampleur des maux attribués au système économique capitaliste explique la montée en puissance de cette contestation. Au premier rang d’entre eux figure le creusement des inégalités de revenus et de patrimoine dans presque tous les pays depuis 1980, ce à des rythmes variables. L’Europe, qui dispose de puissants mécanismes de redistribution, reste la région la plus égalitaire du monde : elle précède la Chine, la Russie et l’Amé- rique du Nord. Une petite élite économique s’est détachée du reste de la population lors des quarante dernières années. Entre 1980 et 2016, le centile supérieur de la population mondiale, soit le 1 % d’individus bénéficiant des revenus les plus élevés, a capté 27 % de la croissance des revenus. Durant la même période, la part du patrimoine mondial détenue par les 1 % d’individus les plus Annick Steta est docteur en sciences riches est passée de 28 à 33 %, tandis que la économiques. part possédée par les 75 % les plus pauvres › [email protected] restait voisine de 10 % (1). Les inégalités de revenus et de patrimoine constatées actuellement ont souvent été comparées à celles observées lors de l’« âge doré » (Gilded Age) (2) que connurent les États-Unis de la fin de la guerre de Sécession au début du XXe siècle. Facilitée par l’expansion du transport ferroviaire, cette phase d’industrialisa- tion rapide permit à un petit nombre d’hommes d’affaires de faire accéder leurs entreprises à des positions monopolistiques et d’accumu- ler ainsi des fortunes colossales. Devenu président des États-Unis en 1901 après l’assassinat de son prédécesseur, William McKinley, Theo- dore Roosevelt entreprit de réguler le capitalisme américain. Soucieux de lutter contre l’accaparement des richesses par ceux qu’il considé- rait comme des « barons voleurs » (robber barons), il fit du combat contre les compor­te­ments anticoncurrentiels un des éléments de son programme de politique intérieure, baptisé Square Deal. À la fin du Gilded Age, les quatre mille familles les plus fortunées des États-Unis détenaient un patrimoine équivalent à celui des 11,6 millions de familles constituant le reste de la population du pays. Un siècle plus

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tard, le centile supérieur de la population américaine possédait près de 40 % de la richesse nationale (3). L’économiste serbo-américain Branko Milanović, qui a consacré l’essentiel de ses travaux à l’étude des inégalités, rappelle toutefois qu’il existe une différence majeure entre la situation du XIXe siècle et celle que nous connaissons aujourd’hui. Les détenteurs contemporains de grandes fortunes ne sont plus majo- ritairement des héritiers : beaucoup d’entre eux sont devenus riches en l’espace de quelques décennies parce qu’ils ont su mettre à profit l’essor du secteur financier ou l’explosion des technologies de l’information. Il leur est donc aisé d’affirmer que leur statut social est le produit de leur travail. Ce recours à l’argument méritocratique permet de mino- rer le poids d’un système limitant de plus en plus sévèrement la mobi- lité sociale. Les membres des élites économiques actuelles cumulent fréquemment des revenus professionnels importants et des revenus du capital élevés. En pratiquant l’endogamie matrimoniale et en veillant à ce que leurs enfants suivent des formations d’excellence, ils conso- lident leur position sociale dominante. À cela s’ajoute, selon Branko Milanović, une stratégie consistant à financer des partis politiques et des relais d’opinion (universités, think tanks, médias, etc.) de façon à influencer la législation régissant la taxation des héritages. Pour lui, c’est la combinaison de l’éducation acquise et du capital transmis qui « conduit à la reproduction de la classe dirigeante » (4). Qu’on adhère ou non pleinement à son analyse, force est de constater que les classes moyennes et populaires des économies avancées ont le sentiment de ne plus avoir grand-chose en commun avec les plus fortunés. Cette désagrégation du lien social s’est accélérée sous l’effet de la flambée des prix de l’immobilier dans les grandes villes. Qu’une partie importante de la population n’ait plus les moyens de se loger décemment à une distance raisonnable de son lieu de travail constitue une source impor- tante de ressentiment à l’égard des plus riches, qui sont de surcroît les principaux bénéficiaires de l’augmentation de la rente immobilière. La critique du capitalisme se nourrit également de l’instabilité liée à l’expansion de la sphère financière. Née de l’éclatement de la crise des subprimes (5) à l’été 2007, la crise bancaire et financière de l’été 2008 a entraîné l’économie mondiale dans une récession d’une gravité inédite

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depuis la Grande Dépression consécutive au krach d’octobre 1929. Les séquelles de ce séisme n’ont pas encore été totalement effacées. La forte montée du chômage a eu pour conséquence le retrait d’une partie de la population du marché du travail. Aux États-Unis par exemple, le taux de participation à la population active (6) est passé de près de 65 % en 2008 à un peu moins de 62 % en 2019. La position des individus sur le marché du travail est par ailleurs devenue plus précaire lors des dix der- nières années. Les emplois qui ont remplacé ceux détruits durant la crise ont fréquemment été moins stables et moins bien rémunérés. La décon- nexion entre l’augmentation du pouvoir d’achat des ménages et celle, souvent plus rapide, du coût de la vie, a renforcé l’audience des thèses populistes et favorisé l’éclosion de mouvements de protestation comme celui des « gilets jaunes ». En Europe, enfin, le ralentissement de l’acti- vité avait précipité le déclenchement d’une crise des dettes souveraines au début des années deux mille dix. La Banque centrale européenne, qui avait adopté une politique monétaire très accommodante afin de stimuler la croissance, n’a pas encore retrouvé les marges de manœuvre qui lui permettraient de répondre à une nouvelle crise.

Le pire système à l’exception de tous les autres

Les atteintes portées par l’activité économique à l’environnement constituent elles aussi un élément essentiel de la critique du capita- lisme. Tout au long du XXe siècle, le courant dominant de l’analyse économique de l’environnement a cherché à placer les mécanismes du marché au service de la protection de la nature : il s’agissait essentielle- ment de trouver les moyens de mesurer les externalités négatives asso- ciées à la création de richesses et d’internaliser ces coûts. Or les nom- breuses expériences menées en la matière n’ont pas donné les résultats espérés. D’où l’intérêt de plus en plus vif que suscitent les plaidoyers en faveur d’alternatives à un capitalisme jugé destructeur. Les initia- tives prises par des citoyens ou par des entreprises sont en effet de peu de poids face à un problème dont les premières conséquences visibles du dérèglement climatique montrent l’urgence.

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La remise en cause actuelle du capitalisme est-elle suffisamment forte pour provoquer son effondrement ? Selon toute vraisemblance, non. Si ce mode d’organisation de l’économie a progressivement pris l’ascendant sur tous les autres, c’est parce qu’il s’est avéré être, pour paraphraser Churchill, le pire système à l’exception de tous les autres. Il est néanmoins possible que l’association du capitalisme libéral à la forme démocratique de gouvernement soit menacée par l’essor de ce que Branko Milanović appelle le « capitalisme politique », dans lequel l’État joue un rôle déterminant. Depuis les années quatre-vingt-dix, la Chine constitue l’illustration la plus spectaculaire d’un tel capi- talisme d’État. Celui-ci repose sur un pacte : la population renonce à contrôler l’action des dirigeants politiques, qui lui garantissent en contrepartie une amélioration de son niveau de vie. Des variantes de ce modèle sont actuellement en vigueur dans plusieurs pays d’Asie, d’Afrique et de l’ancien empire soviétique. Selon Branko Milanović, le capitalisme politique, qui est porté par les succès économiques de la Chine, entrera inévitablement en conflit avec le capitalisme libéral occidental. À ses yeux, en effet, « nombreux sont ceux qui seraient prêts à échanger les droits associés à la démocratie contre des revenus plus élevés » (7). Les citoyens des vieilles démocraties libérales répu- gneraient sans doute à un tel troc. Mais il n’en irait peut-être pas de même des habitants de pays dont la tradition démocratique est moins solidement enracinée. Les travaux des politologues américains Steven Levitsky, Daniel Ziblatt (8) et Yascha Mounk (9) ont mis en évidence la fragilité des démocraties contemporaines. En s’aggravant, l’érosion de l’attachement aux droits politiques pourrait favoriser le glissement de certains États vers une forme d’organisation économique inspirée du capitalisme chinois. De façon à prévenir une telle évolution, les économies avancées pourraient renouveler leur conception de l’intervention de l’État dans l’économie. Cette position est défendue par l’économiste italo-améri- caine Mariana Mazzucato, qui est depuis 2017 professeur d’économie de l’innovation et du bien public à University College London. Dans un ouvrage intitulé The Entrepreneurial State, publié en langue anglaise en 2013, elle a contesté la limitation de l’intervention de l’État à la

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correction des défaillances du marché. À travers une série d’études de cas, elle a mis en évidence le rôle déterminant joué par l’État dans la genèse d’innovations communément considérées comme de purs produits de l’initiative privée. En réalité, les investissements massifs et incertains constituant le socle de ces innovations ont été financés sur fonds publics. C’est le cas par exemple des technologies associées par Apple pour créer l’iPhone. Alors que les risques liés au financement de ces technologies ont été socialisés, les gains issus de leur utilisa- tion commerciale ont bénéficié à des entreprises privées (10). Afin de rééquilibrer la balance risques-bénéfices de son intervention dans l’économie, l’État devrait se donner les moyens de devenir un « inves- tisseur de premier ressort » qui apporterait les capitaux nécessaires aux premiers stades de développement d’une innovation. La rémunération de tels investissements pourrait prendre la forme d’une redevance ou d’une participation au capital de l’entreprise concernée. En prônant le passage d’un État arbitre du bon fonctionnement des marchés à un État moteur de la croissance économique, Mariana Mazzucato a attiré l’attention de responsables politiques venus d’horizons divers. Ses travaux ont inspiré des éléments du programme de la sénatrice Eli- zabeth Warren, qui est candidate à l’investiture démocrate pour l’élec- tion présidentielle américaine de 2020. Le Green New Deal (« nouvelle donne verte ») proposé par Alexandria Ocasio-Cortez, élue démocrate à la Chambre des représentants des États-Unis, leur doit également beaucoup. Mais ils intéressent également certains conservateurs. Dans un discours prononcé en novembre 2016 devant des représentants du patronat, Theresa May, qui était alors Premier ministre du Royaume- Uni, s’est appuyée sur les principales conclusions de The Entrepreneu- rial State. Le sénateur de Floride Marco Rubio a quant à lui évoqué les thèses de Mariana Mazzucato dans un rapport de mai 2019 dans lequel il plaidait en faveur d’une relance de l’investissement productif aux États-Unis (11). Plus largement, une des clés de l’avenir du capitalisme pourrait se trouver dans un article publié voilà près d’un siècle, en français, par Joseph Schumpeter. Cet économiste autrichien, né en Moravie en 1883, a livré ce qui est considéré comme la plus brillante analyse du

MARS 2020 MARS 2020 165 études, reportages, réflexions

système capitaliste dans Capitalisme, socialisme et démocratie. Destiné à un large public, cet essai, publié en 1942 aux États-Unis, dévelop- pait l’idée selon laquelle le capitalisme serait « l’architecte politique et moral de son propre déclin » (12) et annonçait qu’« un type socia- liste de société [émergerait] inévitablement de la décomposition non moins inévitable de la société capitaliste » (13). Mais Schumpeter, qui refusait d’être accusé de défaitisme, avait indiqué dès 1931 dans « Les possibilités actuelles du socialisme » (14) qu’il existait une alternative à la victoire du socialisme : le recours à un « régime coopératif », qu’il entendait comme une forme de coopération entre différentes parties de la société. Il précisa sa pensée dans un discours prononcé en 1945 à Montréal : il voyait dans le renforcement des institutions corporatives le moyen « d’éliminer les obstacles les plus sérieux à une coopération paisible entre le travailleur et le propriétaire ». Conçue pour sauver le capitalisme libéral des assauts du communisme, cette « troisième voie » rappelle le modèle social rhénan que la République fédérale alle- mande forgea après la Seconde Guerre mondiale. S’en inspirer pour réformer le capitalisme libéral contemporain pourrait permettre de corriger certains de ses défauts – et, ce faisant, de lui donner un avenir.

1. Laboratoire sur les inégalités mondiales, « Rapport sur les inégalités mondiales 2018 », 2018 (https :// wir2018.wid.world/). 2. L’historienne américaine Nell Irvin Painter rappelle que « gilded (doré) n’a pas la même signification que golden (en or). Gilded a le sens d’une patine couvrant quelque chose d’autre. Un extérieur brillant, et la pourriture en dessous ». Cité dans : The Gilded Age (documentaire), PBS, 6 février 2018. 3. The Gilded Age, op. cit. 4. Branko Milanović, « The clash of capitalisms. The real fight for the global economy’s future », Foreign Affairs, janvier-février 2020, p. 14. 5. Les prêts subprime sont des prêts immobiliers hypothécaires accordés à des emprunteurs ne présen- tant pas les garanties généralement requises. 6. Le taux de participation à la population active mesure le pourcentage de la population en âge de travail- ler qui participe au marché du travail, que ce soit en travaillant ou en cherchant un emploi. 7. Branko Milanović, op. cit., p. 19-20. 8. Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, La Mort des démocraties, Calmann-Lévy, 2019. 9. Yascha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, Éditions de l’Observatoire, 2018. 10. Mariana Mazzucato, L’État entrepreneur. Démystifier l’opposition public-privé, Fayard, 2020. 11. Katy Lederer, « Meet the leftish economist with a new story about capitalism », The New York Times, 26 novembre 2019. 12. Jean-Claude Casanova, préface à Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Éditions Payot, 1990, p. V. 13. Joseph Schumpeter, op. cit., préface de l’auteur pour la première édition, p. 10. 14. Joseph Schumpeter, « Les possibilités actuelles du socialisme », L’Année politique française et étran- gère, 1931, p. 385-418.

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LIVRES CINÉMA 148 | La foi est un artisanat, 167 | Quentin, Martin et Todd la littérature aussi › Richard Millet › Patrick Kéchichian EXPOSITIONS 150 | Henri de Régnier : 169 | Barbara Hepworth, cinquante ans de critique la sculpture dans le paysage › Jean-Baptiste Baronian › Bertrand Raison 153 | Entretiens avec Anna DISQUES Akhmatova › Frédéric Verger 172 | Pour clore l’année Berlioz › Jean-Luc Macia 164 | La tentation de vivre › Stéphane Guégan critiques

LIVRES La foi est un artisanat, la littérature aussi › Patrick Kéchichian

n petit livre qui ne pèse pas bien lourd, que l’on pourrait ne pas même remarquer sur l’étal du libraire. Quelques pages U rédigées par une jeune fille de 21 ans, étudiant le journalisme et l’écriture littéraire dans l’Iowa, loin de la Géorgie où elle est née, où elle reviendra vivre et mourir. Nous sommes en 1946-1947 dans le Sud profond, protestant, ce que l’on nomme la « ceinture biblique » de l’Amérique, où un grand nombre de sectes ont ouvert boutique. Flannery O’Connor, la jeune fille en question, elle, est catholique. Sa foi n’est pas d’abord culturelle ou familiale, mais personnelle, constamment pensée, réfléchie. En peu d’années – puisqu’elle meurt en 1964, à 39 ans, d’un lupus érythémateux, comme son père avant elle – elle va devenir l’un des très grands écrivains du XXe siècle. Et cela avec seulement deux romans et une trentaine de nouvelles, et aussi quelques écrits divers, lettres, conférences, essais et critiques lit- téraires, qui témoignent d’une intelligence toujours en éveil et d’une lucidité sans concession (1). La puissance de cette œuvre est indisso- ciable de sa foi catholique. L’intéressée l’affirme elle-même : « Ce que j’écris, la manière dont j’écris, ne s’explique que par le fait que je suis catholique… » L’« événement de la grâce » reste donc l’axe de toute sa création, habitée par l’« ultime conviction que l’univers a un sens ». Dans ces pages brûlantes, il y a du Bloy et du Bernanos (qu’elle lit, à cette même époque, avec passion), mais aussi du Faulkner, un Faulk- ner qui concevrait le mal comme un mystère à sonder, non une fatalité à constater. Durant cette brève période (janvier 1946-septembre 1947), ­Flannery O’Connor tient donc une sorte de journal religieux et intime, dont elle détruira elle-même certaines pages. L’existence de la romancière se déroulant sous le signe de l’urgence – même si les premiers symp- tômes de sa maladie ne sont pas encore apparus –, son apprentissage ne peut être que rapide. Elle doit aller droit au but. Pas de langueurs, pas

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d’états d’une âme hésitante, incertaine de ce à quoi, à qui, elle prête foi, mais un esprit en mouvement, tout en agilité, mentale et spirituelle. La prière, ici, est une méditation, un approfondissement de la conscience : « J’aimerais mettre de l’ordre dans les choses afin de me sentir d’un seul tenant spirituellement. […] Ne peut-on échapper à soi-même ? Pour entrer dans une réalité plus grande ? […] Si je dois travailler dur, cher Dieu, que ce soit une manière de te servir. J’aimerais être intelligem- ment sainte. » Ce Journal (2) est aussi une vive et constante interroga- tion de la vocation d’écrivain. Mais là non plus, pas de tergiversations… Souvent, lorsqu’un écrivain s’observe lui-même écrivant, publiant, la question de la gloire, ou plus modestement de la notoriété, se pose aussitôt, envahissante, torturante parfois. On souffre alors avec l’aspi- rant. Ou bien on sourit, avec compassion et ironie, devant les ruades orgueilleuses de son moi en ébullition… Avec Flannery O’Connor, ce stade est d’emblée enjambé. En fait, elle n’eut pas à en passer par là. On sait qu’elle n’idéalisa pas son métier, qu’elle chercha simplement à vivre de sa plume, se préoccupa d’être rémunérée pour son travail par les éditeurs, les journaux. À son « cher Dieu » (dans sa spontanéité, cette simple interpellation est admirable de fraîcheur et de respect), elle s’adresse en ces termes : « Ne me laisse pas accroire […] que je fus autre chose que l’instrument de ton histoire, exactement comme la machine à écrire fut mon instrument. » Et un autre jour : « Je t’en prie, cher Dieu, aide-moi à devenir un bon écrivain et à obtenir qu’un autre texte soit accepté. » Notez ce passage, simple, évident, sans fio- riture ni mensonge, entre une demande haute, générale, et une autre (la même en réalité), concrète, immédiate, intéressée. La littérature est peut-être un métier, elle est d’abord, assurément, un artisanat, un « artisanat esthétique » pour être plus précis. Ce labeur, O’Connor le relie naturellement, sans hésitation ni doute, à sa foi : « Le mot “arti- sanat” prend en charge le point de vue travail et le mot “esthétique” le point de vue vérité. Point de vue. Ce sera l’épreuve d’une vie sans couronnement. » Puis cette affirmation centrale, à laquelle seule la foi peut donner sens : « Quand quelque chose est achevé, il ne peut être possédé, si ce n’est l’épreuve. » Nous sommes loin, convenons-en, du couronnement de l’écrivain dans la société des Lettres !

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Ce Journal de prière a donc deux éminentes qualités, ou objectifs, qui ne se trouvent pas souvent associées : l’intelligence du sens de l’acte littéraire et celle qu’on met à vivre dignement, sans tapage, selon Dieu. Étant entendu que le seul « moyen » de parvenir à cette harmonie « doit être la grâce ». 1. Une édition des Œuvres complètes fut publiée dans la collection « Quarto », chez Gallimard, en 2009. 2. Flannery O’Connor, Journal de prière, traduit par Alain Sainte-Marie, Actes Sud, 2019.

LIVRES Henri de Régnier : cinquante ans de critique › Jean-Baptiste Baronian

es idées toutes faites collent à la réputation d’Henri de Régnier (1864-1936). La principale d’entre elles consiste D à dire – et à répéter – qu’il n’a jamais eu d’enthousiasme que pour le passé et n’a été qu’un esthète désenchanté égaré parmi ses contemporains et parmi ses pairs à l’Académie française (il y sera élu le 5 février 1911 au fauteuil de Melchior de Vogüé). Ce qu’illustreraient ses poèmes d’inspiration symboliste, ses évocations des vieilles calli de Venise et, surtout, ses romans « costumés », ainsi que les a qualifiés André Guyaux – des intrigues se déroulant pour la plupart au XVIIe et au XVIIIe siècle, peuplées de personnages alanguis, nonchalants et mélancoliques, ballottés entre des amours inassouvies et des rêves incer- tains, dans des paysages à la Hubert Robert et des décors d’un autre âge, tour à tour luxurieux et crépusculaires, réalistes et fantomatiques. En réalité, Henri de Régnier a été beaucoup moins « égaré » qu’on ne l’imagine. Patrick Besnier l’avait déjà fort bien montré en 2015 dans la biographie qu’il lui avait consacrée chez Fayard. Aujourd’hui, grâce à la parution d’une anthologie de textes critiques choisis et édités par Christophe Imperiali, on a de nouveau l’occasion de s’en rendre

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compte. D’ailleurs, le titre de cet important ouvrage (plus de huit cents pages), loin de constituer une sorte de paradoxe, est des plus révélateurs : Henri de Régnier, témoin de son temps (1). L’écrivain natif de Honfleur (tout comme Alphonse Allais et Lucie Delarue-Mardrus) l’a été dès ses débuts en fréquentant Stéphane Mallarmé, André Gide, Pierre Louÿs ou Claude Debussy, après la Première Guerre mondiale à travers ses échanges avec Marcel Proust et Paul Morand (lequel l’a salué comme « le plus grand gentleman des lettres françaises »), et ses nombreuses activités de critique littéraire, en particulier au Figaro, où il écrira jusqu’à la fin de sa vie (cela ne l’empêchera pas de collaborer aussi à la Revue des Deux Mondes). Les cent quarante-quatre textes (articles, études, portraits) réunis ici s’échelonnent entre 1887 et 1936. Ils font voir presque tous un Henri de Régnier libre comme l’air, sans parti pris idéologique aucun, ne se fiant qu’à ses goûts et ses détestations, peu soucieux de savoir si ses com- mentaires plairont ou déplairont à ses lecteurs, s’ils feront autorité ou s’ils seront accueillis avec dédain. Et voilà pourquoi il lui arrivera de temps à autre de manquer de clairvoyance. En 1891, par exemple, il prétendra que les romans d’Edmond de Goncourt ont des « chances » et « pourraient bien survivre » à Tartarin de Tarascon d’Alphonse Dau- det et aux Rougon-Macquart d’Émile Zola. L’année suivante, il estimera que Joris-Karl Huysmans a quelque chose de « superficiel », qu’il est dépourvu de « sursaut intérieur » et qu’il en est du reste lui-même par- faitement conscient – raison pour laquelle il « est à la Trappe parmi les liturgies, qu’il écoute le pas des sandales dans les longs corridors du monastère, les psaumes de minuit, les cloches de l’aube, et qu’il inter- viewe le Surnaturel » ! D’une manière générale, pourtant, la majorité de ses analyses sur les nouveautés littéraires des années vingt et trente sont subtiles, argu- mentées et intelligentes, que ce soit les romans composant le cycle de La Recherche du temps perdu de Marcel Proust, Thérèse Desqueyroux de François Mauriac, Un de Baumugnes de Jean Giono (il y relève des « influences sandistes ») ou le Journal d’un curé de campagne de Georges Bernanos, un livre d’une « puissance singulière », « plein de beautés, de grands éclairs, de sombre amour… et de foi ».

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Si Henri de Régnier a négligé (ou méprisé volontairement ?) le sur- réalisme, Louis Aragon, René Char, Paul Éluard ou Henri Michaux, il n’a pas raté le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. Son article est un modèle d’éreintement au nom du bon goût : « J’ai éprouvé à le lire un lourd ennui […]. Je n’y ai trouvé, en effet, ni sujet, ni composition, et la structure en est d’une grossière simplicité. C’est ce qu’on pourrait appeler un récit “à tiroirs” sans , sans action et qui consiste en une suite de tableaux et d’épisodes destinés à nous donner des vues sur la vie, les êtres et sur le narrateur de cette fastidieuse, morne et répugnante confession qui pourrait se continuer indéfiniment, qui commence sans raison et se termine de même. » Et plus loin : « Sa satire est déplorablement dépourvue d’esprit et de lyrisme […], un sous-produit ou un sur-produit, comme l’on vou- dra, du naturalisme d’antan, sa reviviscence informe et son prolonge- ment difforme. » Là-dessus, il s’en prend à la « vulgarité fabriquée » de Céline, qui « sonne d’ailleurs faux et dont la platitude ne se révèle que par les scatologies ordurières sur lesquelles on marche à chaque pas ». Une lecture passéiste ? 1. Henri de Régnier, témoin de son temps, textes choisis et édités par Christophe Imperiali, Classiques Garnier, 2019.

LIVRES Entretiens avec Anna Akhmatova › Frédéric Verger

n jour de novembre 1938, une jeune femme se rendit chez Anna Akhmatova pour savoir comment écrire à Staline. U La rumeur voulait que quelques années plus tôt une lettre d’Akhmatova ait provoqué la libération de son mari et de son fils. Ce charme n’est qu’une illusion, le fils, plus tard le mari, repartiront pour les Enfers, mais il permet à Lydia Tchoukovskaïa de rencontrer la grande poétesse qui, à près de 50 ans, est déjà une figure de légende logée dans

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la chambre encombrée et pas toujours très propre d’un appartement communautaire (situé, quand même, dans l’ancien palais Chereme- tiev). Lydia Tchoukovskaïa est la fille d’un célèbre homme de lettres, auteur de contes pour enfants très populaires, elle a 30 ans, son mari vient d’être arrêté par le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures (NKVD). C’est une jeune femme sérieuse, ardente, austère, sensible, dont le goût pour la poésie est indissociable du fait même de vivre. Cette droiture, cette ardeur ont quelque chose d’ombrageux, et son manque d’humour, une sorte de naïveté et de roideur d’adoration, confère à ce journal s’étendant sur près de trente ans un charme léger de comédie, tant les caractères du génie capricieux et de la confidente sévère y sont dessinés avec la netteté et la vivacité d’une pièce de Tchekhov (qu’Anna Akhmatova critique parce qu’il décrit les milieux artistiques avec une férocité qui lui semble démagogique). Cette longue amitié (interrompue en son milieu par une brouille de dix ans qui tient sans doute à la jalousie, Akhmatova était une amie sin- cère mais la jeune admiratrice eût aimé être la préférée) s’explique chez Lydia Tchoukovskaïa par l’admiration. Elle repose chez Anna Akhma- tova sur des fondements aussi essentiels : pouvoir parler de poésie et de littérature avec quelqu’un qui en a le goût et la sensibilité, se sentir aimée et admirée, disposer d’une oreille sensible, fine, passionnée qui puisse corriger les épreuves des poèmes qui paraissent (tâche qui semble insurmontable à Anna Akhmatova) et retenir ceux dont on n’ose pas garder la trace écrite. Au moment de leur rencontre, Anna Akhmatova jouit d’un statut étrange : à la fois mise à l’écart, parfois moquée dans les publications officielles, veuve d’un ennemi du peuple (le grand poète Goumilev, son premier mari, exécuté en 1921), mère d’un fils empri- sonné dont elle reste longtemps sans nouvelles, elle est en même temps relativement épargnée, et même reconnue puisque, à sa grande sur- prise, au moment même où Lydia entre dans sa vie, les éditions d’État lui proposent de publier un nouveau recueil. Cette ambivalence tient sans doute à sa popularité, même parmi la jeunesse. De tous les grands poètes de cette époque comme Mandelstam ou Tsvetaïeva, Akhmatova est la plus accessible à un large public et ses premières poésies d’amour ont même fourni des modèles à plusieurs générations de femmes (dont

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certaines lui envoient des poésies qu’elle se reproche férocement d’avoir suscitées). Il semble que le régime ait toujours balancé entre une volonté de récupération de cette popularité (ce sera aussi le cas pendant la guerre) et une crainte de la force subversive de ses propos privés et de sa poésie cachée (c’est à l’époque où elle rencontre Lydia qu’elle compose les poèmes du Requiem) qui l’entraînera à une série de persécutions plus ou moins sévères. Le journal représente un remarquable témoignage d’histoire sociale où transparaît à plein l’atmosphère de peur, de malheur, de cruauté qui baignait la société soviétique, mêlée à l’ambition et la méchanceté des mœurs littéraires staliniennes (où l’on ne sait jamais laquelle, de la haine politique ou de la mesquinerie littéraire, engendre l’autre). Le passage sur l’affaire Jivago, sur l’attitude et la mort de Pasternak est un des témoignages les plus intéressants et les plus déchirants de ce fameux épisode. Mais il vaut surtout par la somme des jugements et des réflexions d’Anna Akhmatova sur la poésie et la littérature, ainsi, et peut-être d’abord, par le portrait de l’extraordinaire personnage qui apparaît tout au long de ses pages d’une drôlerie, d’un charme, d’une élégance et d’une fantaisie jusque dans la fatigue ou la douleur qui font du livre ce merveilleux théâtre qu’on évoquait tout à l’heure, où la dureté tragique de l’ensemble est traversée d’éclairs d’humour grâce à l’esprit caustique d’Anna Akhmatova (de Chostakovitch par exemple elle dit : « Il porte sa gloire comme une bosse à laquelle il serait habitué depuis sa naissance. »). L’égoïsme, le plaisir ambivalent du spectateur des tragédies passées et des malheurs des autres que nous devenons en lisant ce genre de livre est rehaussé par l’extraordinaire personnage que l’histoire a fait d’Anna Akhmatova : cette reine dans la misère, cette Cléopâtre cernée de mioches et d’ivrognes possède une grandeur, une noblesse, une drôlerie que ses caprices et ses côtés parfois un peu ridi- cules ne font que rendre plus éclatantes encore. En cela, ce journal laissera l’image d’un caractère aussi vivace et fortement présent que le Samuel Johnson de Boswell. Le lecteur pourra lire au fil de ces quelque 1200 pages(1) de nom- breux exemples de l’admirable poésie d’Anna Akhmatova, elle récite souvent à son interlocutrice des poèmes anciens ou ceux qu’elle vient

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juste de composer, parfois encore incomplets. Le charme de cette poé- sie tient à l’évidence laconique et directe avec laquelle sont abordés, attaqués, des thèmes souvent violents et douloureux mais à ce que cette dureté de franchise s’accompagne d’une élégance, d’une harmo- nie à la fois brillante et feutrée, comme ces paysages dont la beauté tient à la fois de l’éclat de la lumière et de la douceur de la brume. Jamais n’a-t-on ainsi mêlé dans la même profération – et comme une même réalité, pas comme des contraires – la dureté et l’abandon, la blessure et le baume. Anna Akhmatova était une reine qui aimait les jardins, les étoffes, mais qui regardait avec mépris ceux qui réclament l’anesthésie quand on leur arrache une dent. 1. Lydia Tchoukovskaïa, Entretiens avec Anna Akhmatova, traduit par Lucile Nivat, Geneviève Leibrich et Sophie Benech, Le Bruit du temps, 2019.

LIVRES La tentation de vivre › Stéphane Guégan

ubens, Voltaire, Flaubert, Proust… Leurs correspondances fas- cinent, intriguent, mettent en branle la rêverie devant le riche R spectacle qu’elles offrent. Une personnalité y parle, un monde s’y peint, deux toiles se tissent l’une dans l’autre. Le même vertige saisit à la lecture des volumes successifs, souvent gigantesques, qui tentent d’endiguer le « fleuve textuel » que fut l’activité épistolaire d’André Gide (1869-1951). La formule est de Pierre Masson, grand expert d’un écri- vain décidément capital. Cent cinquante ans après sa naissance, il n’était pas façon plus adéquate de fêter l’homme aux 28 000 lettres, envoyées et reçues, que d’en retenir 220, parmi les plus révélatrices de sa « tentation de vivre » (1). La première s’adresse à Élie Allégret, son précepteur et le père de Marc, qui devait faire connaître à Gide, au seuil des 50 ans, la complète passion, corps et cœur ; la dernière lettre a pour destinataire un universitaire japonais. Entre les deux, c’est-à-dire entre 1888 et 1951, la

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gloire de l’écrivain, on le voit, n’aura connu aucune frontière, en dehors des limites où se débattirent constamment la sincérité d’un chrétien peu orthodoxe, la libido insatiable de ce faux pasteur, l’ambition d’un créa- teur aux dons restreints et un net penchant pour la chose politique. En plus de nous confronter à près de soixante ans de turbulences, des révé- lations précoces sur son homosexualité jusqu’à ses malheureuses conces- sions à Staline, de son dreyfusisme déchiré à la vigueur réformatrice de ses livres africains, le florilège de Masson retisse le réseau d’amitiés et d’intérêts dont Gide fut le scribe précis : « J’écrivais peu à chacun, mais j’écrivais à beaucoup. » À dire vrai, l’immense correspondance qu’il échangea avec Mar- cel Drouin (1871-1943), longtemps attendue et enfin disponible, fait un peu mentir cette confession aux allures d’alexandrin définitif (2). La longueur des lettres, si relative soit-elle au temps de l’écriture et au nomadisme de l’auteur, est aussi sujette aux destinataires et à ce que Gide leur révèle de lui-même ou de l’intimité qui les lie. Rien de méca- nique : l’on sent même, de temps à autre, la plume se griser à ses propres audaces, que le sexe interdit ou la question esthétique en soit l’objet. En théorie, pour ce protestant lecteur de Rousseau, la transparence des mots constitue l’idéal de la communication entre amis. Mais Gide, acteur de lui-même, est loin de s’être plié à cette règle inflexible, comme à beaucoup d’autres, du reste, surtout après 1893 et son rejet de l’esprit d’abstinence. Il avait fait connaissance du Lorrain Drouin, cinq ans plus tôt, dans l’entourage de Pierre Louÿs. Autant ce dernier jouit du pré- sent et des femmes à brides abattues, publie bientôt de la poésie peu correcte, dilapide sa fortune personnelle, avant de rompre avec Gide dont il réprouve les tendances sexuelles et la parcimonie, autant Drouin apporte à Gide la rectitude morale dont il a besoin pour naviguer entre la conscience du péché et les perversions de la chute, sans sacrifier l’une aux autres. À la veille de son premier séjour en Algérie, dont on sait qu’elle libéra toutes sortes de voluptés, l’auteur des Cahiers d’André Wal- ter entretient Drouin des Élégies romaines de Goethe, viatique d’une vie et d’une sexualité enfin vécues. À l’inverse, Drouin réchauffe son exis- tence de normalien hors pair, de poète stérile et de philosophe postkan- tien à ce qu’il appelle les « belles imprudences » de son tentateur. Il y

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eut donc bien de francs échanges, ils se musclèrent même lorsque Gide, dont il était le beau-frère depuis 1897, fit moins mystère de sa double vie. De leurs confessions alternées, preuve qu’elles comptèrent, on tire aujourd’hui mille aperçus du climat intellectuel propre aux années qui précédèrent la guerre de 1914. Tout ce qui touche notamment à l’affaire Dreyfus et à l’éloignement de Barrès, dieu de leur jeunesse, est de pre- mière importance par le refus même de tout manichéisme. François Mauriac disait de Drouin, son professeur, qu’il fut « la conscience » de Gide. C’est trop simplifier ce qui les aimanta et les éloi- gna, trop simplifier aussi la teneur de ce qu’ils partagèrent en s’écrivant. On a presque oublié que Drouin, de 1900 à 1903, fut l’un des critiques les plus incisifs de la Revue blanche, laquelle n’abritait pas seulement le plus virulent foyer du dreyfusisme. Au roman russe, Tolstoï et surtout Dostoïevski, Gide et lui demandaient ainsi une plongée plus brutale dans la psyché humaine et le sens chrétien de la vie, voire un chemin possible vers quelque « doctrine de la charité sociale ». C’est aussi de peinture que les deux hommes s’informent l’un l’autre. Du symbolisme aux Nabis, les choix restent dans les bornes de l’art d’avant 1900. Le passionnant volume de lettres inédites que fait paraître la fondation des Treilles, les exhumant de leurs archives, documente ce tropisme pictu- ral, plus accentué et plus nourri chez Gide, qui collectionne et fréquente les peintres, de part et d’autre de la Manche (3). Aussi ce volume nous frappe-t-il surtout par ce qu’il précise de ses rapports avec Walter Sickert et William Rothenstein. Nés respectivement en 1860 et 1872, ils avaient connu Degas. Le premier, proche aussi de Whistler, devait rejoindre le cercle trouble de Jacques-Émile Blanche, à qui on doit un portrait du jeune Gide (4). La passion de ce dernier pour la peinture interlope de Sickert éclaire sa composante de « subtilité sadique » (Henri Ghéon). Quant à Rothenstein, qui avait connu Lautrec, Huysmans et Rodin dans les années 1890, il devait rester en contact avec Gide jusqu’en 1939. On ne guérit pas de sa jeunesse. 1. André Gide, Correspondance 1888-1951, lettres choisies, présentées et annotées par Pierre Masson, Folio Gallimard, 2019. Sur la récente publication de la correspondance Gide-Francis Jammes, voir ma recension sur Internet https://moderne.video.blog/2015/01/17/ils-secrivaient 2. André Gide et Marcel Drouin, Correspondance 1890-1943, édition établie, présentée et annotée par Nicolas Drouin, Gallimard, 2019. Sans aller jusqu’à la monumentale introduction de Jean Delay aux lettres de Gide et Roger Martin du Gard (Gallimard, 1968), on eût aimé lire ici un avant-propos plus étoffé, aussi riche que l’annotation du volume.

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3. André Gide et les peintres. Lettres inédites, « Les inédits de la fondation des Treilles, I », dossier établi et présenté par Pierre Masson et Olivier Monoyez, avec la collaboration de Geneviève Masson, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 2019. 4. Jean-Claude Perrier (L’Univers d’André Gide, Flammarion, 2019) a excellemment mis en images la vie de Gide dont il soupçonne qu’il serait aujourd’hui « une bête de médias ». On trouvera ici, en plus d’un résumé alerte de son parcours littéraire et politique, une galerie de portraits peints et photographiques, le plus fou revenant à Maurice Denis. Par coquetterie, Gide faisait gommer de son visage les verrues qui frappèrent le jeune Martin du Gard, en plus de ses préciosités de vieil acteur un peu « prêtreux ».

CINÉMA Quentin, Martin et Todd › Richard Millet

où vient ma gêne devant le film « si attendu » de Quentin Tarantino ? Sans doute du cinéaste lui-même D’dont, je le confesse, je n’aime guère le postmoder- nisme qui, à jouer des sous-genres hollywoodiens, se mord souvent la queue, contrairement aux frères Coen, plus justement ironiques envers ces genres. Il était une fois à... Hollywood échapperait-il aux excès du cinéaste ? Los Angeles, 1969 : guerre du Vietnam, mouvement hippie, avènement du Nouvel Hollywood, agonie du western, critique du code Hays régulant le sexe à l’écran, libération des « mœurs », mort de Jack Kerouac… Célèbre acteur de séries télévisées, Rick Dalton (Leonardo DiCaprio) voit son étoile pâlir. Il mène, en compagnie de sa doublure, le cascadeur Cliff Booth (Brad Pitt), une vie dominée par le narcissisme, l’alcool, la dépression. Son agent (le très diabo- lique Al Pacino) lui propose d’aller tourner des westerns spaghetti en Europe ; à quoi il finit par consentir, abandonnant un monde où il côtoyait Steve McQueen et Bruce Lee. Booth, resté à L.A., fait la connaissance des nouveaux voisins : Roman Polanski et sa jeune épouse, Sharon Tate, enceinte de plusieurs mois. Polanski va travail- ler à Londres, cet été-là. Booth prend en stop une fille aguicheuse qu’il ramène chez elle, hors de la ville, dans un ranch appartenant à un homme qu’il connaît vaguement. C’est l’autre ligne de force

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du film que de nous faire pénétrer un instant dans la « Famille » de Charles Manson, où les filles sont devenues les esclaves du gourou. Cette longue scène, où l’on découvre l’antre banal du Démon, est la partie la plus réussie du film ; le reste, qu’on attendait avec une étrange curiosité, i.e. l’assassinat de Sharon Tate et de quatre autres personnes, la nuit du 9 août, par Charles Watson et deux filles, est traité sur le mode de la déception et du Grand-Guignol gore : c’est chez Dalton que Watson et les filles pénètrent, en fin de compte ; et c’est l’acteur lui-même qui les tuera au cours d’une scène apocalyp- tique. Ce détournement du réel évacue, me semble-t-il, la question du Mal, soit parce que Tarantino ne pouvait filmer cette tragédie du vivant de Polanski, visé par Manson comme l’auteur de Rosemary’s Baby, soit parce que, prisonnier de son esthétique, il préfère les jeux de l’horizontalité aux abîmes de l’horreur. The Irishman de Scorsese, emblématique auteur du Nouvel Hol- lywood avec des films tels que Mean Streets et Taxi Driver, était lui aussi très attendu. C’est Robert De Niro qui incarne Frank Sheeran, qu’on découvre à la fin de sa vie, dans la maison de retraite de Phi- ladelphie où il végète en fauteuil roulant. Sheeran a existé, lui aussi. L’histoire de ce modeste Irlandais se confond avec celle de Jimmy Hoffa (Al Pacino) qui était devenu en 1957 le puissant patron du syndicat des transporteurs routiers, et qui a disparu en 1975, dans une bourgade du Michigan, sans doute assassiné par Sheeran. Entre ces deux dates, l’ordinaire histoire d’un homme happé par la machine mafieuse, après que Sheeran est devenu l’homme à tout faire de Bufa- lino (Joe Pesci). Né en 1920, il meurt en 2003. C’est de sa biographie qu’est tiré ce film lui aussi trop long, et sans surprise. La rencontre entre Pacino et De Niro, après le remarquable Heat de Michael Mann (1995), ressemble plutôt à un duo de spectres, non seulement parce que Scorsese introduit dans sa narration la distance de la dérision, mais parce que les héros sont fatigués, et qu’ils font signe vers une autre forme de lassitude : celle du cliché, le personnage de Sheeran étant depuis longtemps épuisé comme type cinématographique. Ainsi Scorsese rejoint-il Tarantino dans cette agaçante ironie qui s’empare de l’art, lorsque celui-ci est confronté à sa propre fatigue. Les deux

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films sont assez ennuyeux, en fin de compte, et celui-ci ne pose pas davantage la question du mal – contrairement au James Gray quasi dostoïevskien de Little Odessa et de The Yards. Que dire du Joker de Todd Phillips qui n’ait pas été dit ? Nous sommes dans les années quatre-vingt, à Gotham City, la ville de Bat- man, autrement dit un palimpseste de Metropolis et de New York. La ville est en proie à la crise financière, à la grève des éboueurs, à la crimi- nalité. Arthur Fleck (Joachin Phoenix) tente d’y survivre en travaillant comme clown pour une minable agence de divertissement. Il s’occupe aussi de sa mère, malade, dans un appartement minable. Il rêve de devenir humoriste. Il n’a aucun succès. Des voyous l’agressent : un de ses collègues lui vend un revolver, qu’il laisse échapper dans l’hôpital pour enfants où il œuvre. Renvoyé, il rentre chez lui sans avoir ôté son déguisement – ce qui lui vaut d’être agressé dans le métro par trois jeunes yuppies un peu ivres. Il les tue et devient, sous le nom de Joker, le héros d’une population qui se grime en clown et manifeste sa colère contre une classe dirigeante qu’incarne le richissime Wayne, dont sa mère prétend qu’il est son père. Les échecs d’Arthur s’ajoutent à une condition pathologique qui le rend sujet à d’inextinguibles crises de rire. Devenu la proie de ses démons, il tue notamment un célèbre animateur télévisé, incarné par De Niro, qu’il abat en direct, au cours d’une scène particulièrement jubilatoire… On aurait tort de s’arrêter à la dimension policière du film, cepen- dant réussie car n’esquivant pas la dimension sociale : tout repose sur les épaules d’un Joachin Phoenix amaigri, inquiétant, instable, quelquefois bouleversant, qui se heurte moins à l’insuccès qu’à la douleur d’être un fils sans père, et celui d’une mère névrosée qui l’a battu, enfant, et qu’il ne peut que tuer, faute de tuer son père. Le film est d’ailleurs tout entier la métaphore du meurtre du père américain et de la répudiation de la mère par un fils sacrifié sur l’autel de la réussite sociale. Arthur, qui n’a jamais connu un seul moment de joie, ignore qui il est, à tous les sens du mot : il ne peut que vivre un simulacre de vie dans un rire insondable- ment faux. C’est un peu L’Homme qui rit de Hugo réécrit par Baudril- lard. Son éternel sourire n’est que la sanglante cicatrice de l’Amérique.

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EXPOSITIONS Barbara Hepworth, la sculpture dans le paysage › Bertrand Raison

urieusement, Barbara Hepworth (1903-1975), figure émi- nente de la sculpture anglaise du XXe siècle, très présente sur C la scène internationale, reste largement méconnue en France. Les collections publiques françaises ne possèdent aucune de ses œuvres et l’exposition que le musée Rodin (1) organise conjointement avec la Tate constitue sa première rétrospective dans l’Hexagone. Paris res- semble un peu à un rendez-vous manqué, puisque, même si elle côtoie le groupe Abstraction-Création dans la capitale durant l’entre-deux- guerres, continue à montrer ses créations après guerre dans le sillage du mouvement abstrait au Salon des réalités nouvelles et à exposer aux côtés des principaux représentants de l’avant-garde de Jean Arp à Robert Delaunay en passant par Kurt Schwitters, les mailles du filet de la reconnaissance française ne l’ont pas retenue. Pareille discrétion tient-elle au fait qu’elle soit une femme ? Il faut dire qu’en termes de concurrence artistique, Barbara Hepworth a plus souvent été consi- dérée dans l’ombre portée du sculpteur britannique Henry Moore (1898-1988) que l’inverse. Ils se connaissaient d’ailleurs et avaient suivi la même formation à l’école des beaux-arts de Leeds au début des années vingt. Cela a pu jouer mais le plus déterminant aura été sans doute la manière dont ils abordaient leur art. Car s’ils partageaient une passion commune pour l’abstraction, leur démarche divergeait nota- blement. Le premier pratique une abstraction plus expressionniste, plus proche de Rodin, alors que la seconde refuse absolument ce genre d’approche. Cela ne l’empêche nullement de travailler des grands for- mats mais sans aucun débordement et surtout sans pathos, c’est plus concis, plus tendu, moins séduisant à première vue. Mais il y a plus, et tout l’intérêt de cette monographie parisienne consiste non seulement à découvrir des pièces inédites mais plus encore à nous faire prendre

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conscience du point de vue qui nourrit le parcours de l’artiste. Elle s’en explique d’ailleurs à plusieurs reprises dans ses écrits. Tout com- mence dans les environs du Yorkshire de son enfance lorsque l’ado- lescente accompagne en voiture son père, ingénieur civil, en tournée d’inspection dans le comté. « Mon père, note-t-elle, évoquait très cal- mement les contraintes et les sollicitations que supportaient les routes et les ponts, et nous continuions à flotter au milieu du paysage, plon- gés dans nos pensées. (2) » Ces « expéditions », loin d’être d’aimables rêveries touristiques, seront déterminantes car dans une autre version de ce souvenir elle en livre le sens. Voici en quelque sorte le nœud de l’affaire : « Perchée à l’avant d’une de ces vieilles voitures d’alors, je suivais les contours des superbes vallons du Yorkshire. C’était un véri- table paysage, dans toute sa profondeur, la véritable source de l’énergie de l’homme. Chaque colline et chaque vallée devenaient une sculpture à mes yeux et chaque paysage faisait partie de l’étonnante “architec- ture” des Pennines industrielles qui s’étendaient à l’ouest, au nord et au sud de chez nous. (3) » L’association de la sculpture au paysage formera le fil rouge de son œuvre, un choix confirmé par l’installation de son atelier à Saint-Ives, au bord de la mer, dans les landes sauvages des Cornouailles. Sa terre d’élection, où elle passera les vingt-cinq der- nières années de sa vie. Or, il ne s’agit pas de prendre la nature pour modèle, d’en copier les variations et les formes, mais de la ressentir. Le paysage en somme n’existe pas en tant que tel mais vis-à-vis de notre sensibilité, des réactions qu’il suscite en nous par rapport à sa forme, à sa lumière, à sa texture, à son rythme. Il y a pour ainsi dire tout un jeu de correspondances silencieuses entre l’anatomie du paysage et l’ana- tomie du corps, entre la perception des lignes d’un territoire et le galbe d’une tête ou la torsion d’un buste. Ces affinités et ces concordances s’inscriront peu à peu dans le façonnage des matériaux. L’évocation de cette promenade dans la campagne du Yorkshire fonctionne comme une scène primitive à laquelle Barbara Hepworth reviendra comme un leitmotiv. Ce qui a pour conséquence aussi de préciser la nature de l’abstraction à laquelle elle se réfère et qui n’a rien de théorique. C’est aussi concret que la taille directe qu’elle n’a cessé de pratiquer et c’est aussi sensuel que les contours qu’elle sculpte dans le bois, le marbre,

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le cuivre, le plâtre ou la pierre. À ceci près que le paysage, proprement dit, dessine plutôt le cadre d’un univers intérieur qu’il ne rappelle de manière explicite un site particulier. Un monde sans cesse irrigué par la vie des formes dont Corinthe (1954-1955), un bloc de bois tropical percé en spirale, serait l’un des meilleurs exemples. Là, en effet, l’al- ternance des concavités et des convexités crée une harmonie vivante des masses et des volumes, cristallisant selon les vœux mêmes de son auteure la vision d’une beauté intemporelle à l’image de l’alignement néolithique de Mên-an-Tol qu’elle admirait et qui, non loin de son atelier de Saint-Ives, était, lui aussi, formé d’une pierre en anneau per- cée en son centre. 1. Exposition « Barbara Hepworth », Musée Rodin, jusqu’au 22 mars. 2. « A Sculptor’s Landscape, Barbara Hepworth : Drawings from a Sculptor’s Landscape, introduction d’Alan Bowness, Londres, 1966 », in Barbara Hepworth, musée Rodin, Tate, in fine, 2019, p. 226. 3. Propos de Barbara Hepworth extraits de six sections autobiographiques parues dans « Barbara Hepworth : Carvings and Drawings », introduction de Herbert Read, Londres, 1952, in Barbara Hepworth, op. cit, p. 208.

DISQUES Pour clore l’année Berlioz › Jean-Luc Macia

e cent cinquantième anniversaire de la mort de Berlioz a été célébré avec profusion en France et ailleurs. Nous nous en L sommes fait l’écho à plusieurs reprises. Parmi les dizaines d’albums publiés l’an dernier, deux sortis au dernier trimestre nous ont paru mériter d’être mentionnés. À côté de la Fantastique, l’un des chefs-d’œuvre les plus joués de Berlioz, figure bien sûr La Damnation de Faust, ce faux opéra qu’il baptisa « Légende dramatique ». On s’y est intéressé parce que l’un des grands berlioziens du moment, John Nel- son, l’a enregistré avec la même compétence et la même ardeur qu’il mit dans sa récente lecture des plus rares Troyens, réalisée également à Strasbourg (1). Il bénéficie à nouveau de Michael Spyres : le ténor américain est devenu l’un des grands défenseurs de l’opéra français du

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XIXe siècle et son Faust est souverain, à la fois enflammé et touchant ; phrasés souples, envolées lyriques majestueuses, diction parfaite. Et comme Marguerite est incarnée par sa compatriote Joyce DiDonato, notre bonheur est total. Il faut saluer aussi la basse française Nicolas Courjal qui, dans cet environnement de stars, nous vaut un Méphis- tophélès d’une rare tonicité et convaincant du moins dans son côté séducteur pervers. La direction de Nelson met en lumière toutes les audaces du grand Hector, ses fulgurances orchestrales (excellent Phil- harmonique de Strasbourg) et chorales (venu de Lisbonne le chœur Gulbenkian déploie un français impeccable). Les grandes scènes comme celle de la cave d’Auerbach ou le Pandaemonium final sont d’un éclat flamboyant et les moments les plus subtils (airs de Margue- rite, danses des sylphes puis des follets) sont d’une poésie admirable. La meilleure version de la Damnation depuis Gardiner. Beaucoup moins connue, la Messe solennelle que le jeune Berlioz fit jouer à Saint-Roch en 1825 mais que, insatisfait, il détruisit sans remords, fut redécouverte par hasard en 1991 à Anvers. Gardiner l’enregistra très vite avec talent. Aujourd’hui c’est Hervé Niquet qui l’investit pour nous en offrir une version brillante grâce à son Concert Spirituel (2). L’œuvre est un rien hétéroclite mais on décèle déjà les effets spectaculaires, les fracas tonitruants et les astuces harmoniques qui peupleront les grandes partitions de la maturité. De plus Berlioz l’a destiné à un ensemble vocal uniquement masculin. La présence de hautes-contre dans le chœur du Concert Spirituel donne des couleurs célestes à plusieurs passages et l’or- chestre sur instruments d’époque y ajoute ses touches pittoresques au long d’une interprétation qui ne manque pas de souffle. À la limite du grandiose. À 22 ans, Berlioz maîtrisait bien son ouvrage. L’abondance des parutions ces derniers mois nous a incités à en pas- ser en revue de nombreuses sans trop développer nos commentaires. Commençons par une Traviata de haut niveau (3). Il est vrai que le célèbre opéra de Verdi y est défendu par un trio de solistes exception- nels. À commencer par Maria Rebeka. La soprano lettone s’empare avec assurance d’une Violetta bouleversante. Sa verve et ses facilités dans l’aigu se jouent des passages les plus difficiles de la partition et elle se montre particulièrement émouvante dans le troisième acte où

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ses qualités dramatiques et sa maîtrise technique nous conduisent au bord des larmes. Charles Castronovo est l’un des meilleurs Alfredo du moment et le prouve ici avec brio tout comme George Petean, impla- cable Germont père. Enregistrée en Lettonie, cette Traviata bénéficie aussi de la direction appliquée de Michael Balke et d’un honorable Latvian Festival Orchestra assez démonstratif. On sait que Beethoven mit neuf ans à peaufiner son unique opéra, Fidelio, créé dans sa version définitive en 1814. Il avait d’abord fait jouer sans succès cet ouvrage sous le titre de « Leonore » en 1805 puis 1806 sans en être satisfait. Il remodela considérablement sa partition, réduisant ses trois actes à deux et supprimant ou ajoutant des mor- ceaux. La version de 1805 n’a guère été enregistrée. René Jacobs vient de s’y atteler car elle a le mérite de nous démontrer, par comparaison, le lent cheminement de la créativité beethovénienne (4). La présen- tant dans son intégralité, dans une vision très théâtrale, Jacobs évite la caricature de l’opéra-comique pour lui donner une aura dramatique pertinente à la tête d’un orchestre sur instruments anciens (le Frei- burger Barockorchester) et d’excellents choristes zurichois. Si les rôles de Florestan et de Pizarro ne sont pas parfaitement défendus ici, on pourra se régaler avec la Leonore de Marlis Petersen et avec les autres comparses. De quoi scruter les brouillons d’un génie en recherche qui n’était peut-être pas très à son affaire dans l’univers de l’opéra. Le chant français s’est trouvé un superbe nouveau ténor confir- mant la richesse de notre école lyrique. Depuis deux ou trois ans, Benjamin Bernheim triomphe chez nous et à l’étranger au point que le prestigieux label Deutsche Grammophon lui a offert un contrat dont le premier disque est époustouflant (5). Consacré au répertoire français et italien, avec un zeste russe (Tchaïkovski), ce premier CD permet à Bernheim, âgé de 34 ans, de démontrer, avec le soutien du chef Emmanuel Villaume, la lumière d’une voix ensoleillée, la maîtrise de tout l’arsenal technique exigé par ces airs de Gounod, Massenet, Donizetti ou Verdi, bref un art sans faiblesse et des élans qui crèvent, si l’on peut dire, l’écran. Le duc de Mantoue (Rigoletto) de Verdi, le Werther de Massenet ou le Faust de Gounod lui vont comme un gant. Un CD réjouissant et un avenir plus que prometteur.

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Le label La Dolce Volta a entrepris une intégrale de la musique de chambre de Brahms autour du pianiste Geoffroy Couteau. En voici un double-album consacré aux trios (6). Dans les trois pour piano et cordes, écrits à des périodes très éloignées de sa vie par Brahms, viennent s’ajouter le violon d’Amaury Coeytaux et le violoncelle de Raphaël Perraud. Les trois complices savent mettre en vedette l’efflorescence juvénile du premier, écrit à 21 ans, comme la nostal- gie automnale du vétéran dans l’opus 101. Un jeu noble et hédo- nique, de l’imagination dans l’articulation, une entente idéale entre les trois musiciens, qui évite toute surcharge, nous valent un grand moment de musique de chambre plein de grâce et d’un romantisme subtilement contenu. Le génial et ténébreux trio avec clarinette op. 114 complète joliment ce disque avec la participation de Nicolas Baldeyrou, émérite souffleur. Un Brahms au sommet. « Modernisme » est le titre adopté par un autre « petit » label, Klarthe, pour un disque au programme curieux mais passionnant (7). On y entend une œuvre d’un compositeur ukrainien contemporain, Dimitri Tchesnokov, son Concerto pour violon datant de 2016 d’une modernité assumée mais jamais provocante, aux reflets irisés et à la vir- tuosité étincelante. C’est Sarah Nemtanu, violon solo de l’Orchestre national de France, qui s’en empare avec agilité et sensibilité. Ouvert par une Ballade du Russe Liatochinski, le disque se conclut par la fringante Première Symphonie de Chostakovitch qui, en 1926, entrait avec éclat sur la scène musicale soviétique pré-stalinienne. L’Orchestre symphonique national d’Ukraine et son chef Bastien Stil prêtent beaucoup d’allure et un climat savoureux à ce CD hors norme. 1. Herctor Berlioz, La Damnation de Faust par John Nelson, 2 CD Erato 0190295417352. 2. Hector Berlioz, Messe solennelle par Hervé Niquet, CD Alpha 564. 3. Giuseppe Verdi, La Traviata par Michael Balke, 2 CD Prima Classic 003. 4. Ludwig van Beethoven, Leonore par René Jacobs, 2 CD Harmonia Mundi HMM 902414.15. 5. Airs d’opéra par Benjamin Bernheim, CD Deutsche Grammophon 483 6078. 6. Johannes Brahms, Les Trios par Geoffroy Couteau, 2 CD La Dolce Volta LDV 64.5. 7. Modernisme. Chostakovitch, Tchesnokov et Liatochinski par Bastien Stil, CD Klarthe K087.

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Critique › Patrick Kéchichian

#appert › Sébastien Lapaque

L’Atelier du roman › Aurélie Julia l’arche › Anouck Jourdain LES REVUES EN REVUE Chaque mois les coups de cœur de la rédaction

Critique #appert « Adorno : suites françaises » « Maïs : la pop culture ! » N° 871, décembre 2019, 96 p., 12 € N° 4, automne 2019, Menu Fretin, 160 p., 15,50 € En 1983, Michel Foucault parla d’une « non-pénétration » de la pensée Codex raffiné de la gastronomie popu- d’Adorno et de l’École de Francfort laire contemporaine, la revue #appert a en France… L’histoire de la réception été fondée par les éditions Menu Fretin d’une œuvre dans un autre pays que en 2017 avec l’ambition de remettre celui où elle est née n’est pas seulement les boîtes de conserve à leur place sur anecdotique ou factuelle. Elle donne l’étagère de la cuisine. Galvaudée par à voir autrement cette œuvre et son l’industrie agroalimentaire, l’invention auteur, mais aussi, comme par ricochet, du Champenois Nicolas Appert (1749- la situation intellectuelle du pays en 1841) est ici célébrée par des chefs tels question. De plus, la pensée d’Adorno, que l’Aveyronnais Michel Bras, le Béar- mort il y a un peu plus de cinquante nais Yves Camdeborde ou l’Agenais ans (en août 1969), se déploie dans des Michel Dussau. Les amateurs d’aven- domaines à la fois esthétique (musico- tures maritimes et d’appareillages au logie), philosophique et politique, ce muscadet seront enchantés par la lecture qui rend les questions soulevées plus de la saga de la conserverie bretonne complexes. D’où l’intérêt du dossier Hénaff, installée depuis 113 ans à Poul- préparé par Michèle Cohen-Halimi, dreuzic, dans le Finistère. Partout dans avec Jean Daive, Jacques-Olivier Bégot le monde, la célèbre petite boîte bleue et Daniel Payot, qui accompagne les est devenue une mythologie française récentes traductions de la correspon- à part entière : deux millions de boîtes dance d’Adorno avec Max Horkhei- sont vendues chaque année à l’export. mer (Klincksieck, 2016) et celle avec Le sujet est moins frivole qu’il n’y paraît : Siegfried Kracauer (Le Bord de l’eau, le regain de la conserverie française, et 2018). › Patrick Kéchichian notamment de la conserve en bocal, est une des pistes ouvertes pour une réindustrialisation urgente et nécessaire des fameux « territoires ». › Sébastien Lapaque

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L’Atelier du roman l’arche « Colette. Les mille facettes « Les Kurdes, les Juifs et Israël » de la séduction » N° 679, janvier-février 2020, 132 p., Décembre 2019, Buchet Chastel, 10 € 186 p., 20 € « Il y a pire que d’avoir une âme perverse, Se replonger au plus vite dans les écrits c’est d’avoir une âme habituée. » Les pro- de Colette, c’est ce qu’incite à faire ce pos de Charles Péguy, cités par le direc- beau numéro. Chaque contributeur teur de la publication Richard Odier, s’est emparé d’un roman pour décrire nous interpellent : comment s’habituer un aspect d’une œuvre subtile et riche. aux massacres des Kurdes ? Comment Tous les articles le disent en substance : s’accoutumer au silence de la commu- derrière un style simple et cristallin, se nauté internationale ? L’histoire kurde est cache une lecture extrêmement fine du incompréhensible au plus grand nombre. monde. Mitsou, La Vagabonde, Chéri, La Il faut remonter aux accords Sykes-Picot Naissance du jour, La Chatte sont autant (mai 1916) pour expliquer la tragédie : de livres qui ne se laissent enfermer dans Français et Britanniques redessinent le aucune interprétation réductrice. L’au- Proche-Orient sans tenir compte des teure, à la fois romancière, comédienne populations. On promet un Kurdistan et chroniqueuse, multiplie les jeux de indépendant, il n’en sera rien. Résultat, lumière sur les relations humaines pour le peuple kurde, disséminé sur quatre en révéler la complexité, les tensions et territoires (Turquie, Iran, Irak, Syrie), se le charme mystérieux. La nature, autre livre des guerres fratricides. l’arche, revue grand « personnage » de cet univers bimestrielle du judaïsme français fondée romanesque, s’appréhende à travers les en 1957, publie un passionnant numéro yeux d’une femme qui a appris à regar- sur les Kurdes. Les photos, témoignages der les arbres, les fleurs, les animaux. et entretiens avec d’excellents connais- C’est une « reine de la contemplation », seurs du sujet – Bernard Kouchner, une admiratrice du Beau, insiste Léa Frédéric Tissot, Kendal Nezan, François Petges. Lakis Proguidis nous enchante Margolin… – apportent de nombreuses une fois de plus avec sa revue trimes- lumières. Hors dossier, on découvrira des trielle qui, depuis 1993, sert une très textes éclectiques sur la littérature, la reli- noble cause : la littérature. › Aurélie Julia gion, l’art. À noter le touchant récit de la journaliste Élisabeth Schemla en tête à tête avec Jacques Chirac et le discours du président au Vél d’Hiv qu’il est urgent de relire. › Anouck Jourdain

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NOTES DE LECTURE

L’Esthétique contre-cool. Guide De l’âme à l’usage de ceux qui veulent Tertullien échapper à leur époque › Sébastien Lapaque Pierre Robin › Bruno Deniel-Laurent Napoléon au Brésil Nicolas Saudray Le Pays des autres › Sébastien Lapaque Leïla Slimani › Marie-Laure Delorme Étranger dans mon pays Xu Zhiyuan Dévorer les ténèbres. Enquête › Jean-Pierre Listre sur la disparue de Tokyo Richard Lloyd Parry Marche blanche › Marie-Laure Delorme Claire Castillon › Isabelle Lortholary Histoire de la pluie en quarante épisodes Robert Delaunay. L’Invention Jean-Louis Hue du pop › Charles Ficat Pascal Rousseau › Bertrand Raison Goethe Charles Du Bos › Charles Ficat notes de lecture

L’Esthétique contre-cool. Guide aussi le bon goût de nous dresser la col- à l’usage de ceux qui veulent lection hiver-hiver de son dressing où se échapper à leur époque, de Pierre rangent des chaussures de ville effilées Robin, Rue Fromentin, 156 p., 22 e et cintrées, des gants en cuir d’agneau noir de la maison Muriel et, bien évi- « Tolérez mon intolérance ! », écrivait demment, de virils trench-coats et Jules Renard dans son Journal 1894- autres Mackintosh. Un recueil de « cita- 1904. Avec son Esthétique contre-cool, tions & pensées » modérément consen- Pierre Robin semble avoir fait sienne suelles, et de plaisantes listes de films et la supplique tranquillement misan- de livres « contre-cool » accompagnent thrope de l’auteur de L’Écornifleur. Si, cet étrange ouvrage dont les partis pris dans deux ouvrages précédents, il nous risquent fort de chatouiller les limites avait dressé l’apologie de David Bowie étroites de la tolérance commune de la ou des groupes « pop à mèches » des plupart de nos contemporains. › Bruno années new wave, Pierre Robin nous Deniel-Laurent invite aujourd’hui à goûter aux inclina- tions particulières de son idiosyncrasie, proposant rien de moins qu’un guide, Le Pays des autres, de Leïla sobrement illustré et pince-sans-rire, Slimani, Gallimard, 370 pages, 20 e à l’usage de ceux qui veulent échapper à leur époque. Ancien pilier du groupe Dans les dernières pages, l’eau et le feu parodique Jalons, celui-ci nous invite surgissent. Le Pays des autres, trilogie donc à arpenter une géographie du dont la première partie s’appelle « la « contre-cool », fanatiquement pari- guerre, la guerre, la guerre », évoque sienne, froide et silencieuse, hiératique l’indépendance sous toutes ses formes. et racée, où la majesté marmoréenne des La romancière Leïla Slimani, Prix Gon- avenues du 8e arrondissement est pré- court 2016 pour Chanson douce, sait férée aux fourmillements branchouilles parler de la liberté, de l’ambiguïté des du quartier Bastille… Son panthéon, sentiments, de la cruauté. Mathilde marqué par les figures tutélaires d’Alain est une petite fille insolente, une ado- Delon et de Michèle Morgan, est à l’ave- lescente sexuée, une femme frondeuse. nant : Salvador Dalí y croise Évelyne Elle est en quête d’aventure. La belle Dhéliat, Jacques de Ricaumont se dan- Alsacienne va se retrouver, par amour dine sur Patrick Juvet, et Maurice Druon pour un « indigène », dans une ferme reluque Lova Moor, « survivante d’un au Maroc. Nous sommes au début des temps où l’on pouvait être femme-objet années cinquante. La fièvre nationaliste sans mauvaise conscience ni naïveté ». s’est levée et les colons sont détestés. Ce vitellone des quartiers ouest de Paris Mathilde, grande blonde aux yeux verts, – comme le surnomme Bertrand Bur- peine à trouver sa place. « Qu’avait- galat, auteur de la préface du livre – a elle voulu fuir pour en arriver là ? » On

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retrouve ici deux idées fortes déjà pré- malingre et intelligente, un beau-frère sentes dans Chanson douce : nous pou- nationaliste. Tous souffrent de solitude. vons être à la fois victime et bourreau, Ils ont rêvé d’une vie nouvelle. Quand et c’est lorsque nous pensons avoir enfin Mathilde revient en Alsace, pour la trouvé notre place que la réalité nous mort de son père, elle comprend alors rappelle que nous sommes sans racines, une chose simple : elle voulait manger le sans famille, sans accueil. monde, le monde l’a mangée. Elle n’a Ils ont été étrangers à tour de rôle. plus de place nulle part. › Marie-Laure D’abord, lui. Tout débute en Alsace. Delorme Mathilde guide et protège Amine alors que son régiment est stationné à quelques kilomètres de Mulhouse. Ils Dévorer les ténèbres. Enquête sur se marient. Elle a 20 ans et lui 28. Il la disparue de Tokyo, de Richard est un ancien prisonnier et un héros de Lloyd Parry, traduit par Paul Simon guerre. Mathilde suit Amine au Maroc, Bouffartigue, Sonatine, 520 p., 23 e en 1945. Ils vivent un premier temps dans la médina de Meknès. Le couple Elle disparaît. La blonde Lucie Black- Belhaj se retrouve dans une ferme iso- man, Anglaise de 21 ans, arrive à Tokyo lée, en 1949, à vingt-cinq kilomètres en 2000 avec sa meilleure amie. Elle est de Meknès. L’exploitation est encerclée extrêmement endettée, elle a besoin de par celles des colons. Une fille (Aïcha) gagner de l’argent. Lucie Blackman est puis un garçon (Selim) voient le jour. là pour quelques mois. Elle travaille Le mari change de comportement sous dans un bar à hôtesses de Roppongi, le poids du travail harassant, des pro- un quartier chaud de Tokyo, lorsqu’elle blèmes d’argent, de la charge familiale. disparaît sans laisser de traces. Nous Son visage est abîmé par le soleil et la sommes le samedi 1er juillet 2000. Ses fatigue. Il se sent humilié par le tutoie- parents mobilisent les médias pour la ment des Français. Il n’est pas maître retrouver. Le père se met beaucoup en dans son pays, il aimerait être maître avant. Aucune piste ne se dessine. Le chez lui. Les disputes entre lui et sa vide se remplit de ragots et de rumeurs. femme se font de plus en plus violentes. Histoire de secte, de drogue, de passion, Mathilde aime son mari, mais elle ne de dette, de vice, d’alcool, de folie, de veut pas lui être soumise. Elle aime mafias. Qu’est-ce qui est arrivé à Lucie ? son pays d’adoption, mais elle souffre On ne sait pas. L’enquête japonaise pié- d’être une étrangère. La romancière tine, l’enquête japonaise est un désastre. peint toute une galaxie d’hommes et Tout change. Un millionnaire devient de femmes autour de Mathilde. Un le principal suspect. Un homme riche gynécologue hongrois et son épouse, un parlant anglais, une voiture de luxe, contremaître ancien aide de camp, une un appartement au bord de la mer. Les belle-sœur sensuelle et libre, une fillette ténèbres. On va apprendre ce qui est

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arrivé à Lucie Blackman. La malchance (2010), qui remettait à l’honneur les existe. Le procès s’ouvre. Le suspect écrivains qui ont illustré l’art pédestre, ne passe pas aux aveux. Il confie à ses Jean-Louis Hue se penche sur un phé- avocats : « Je ne veux pas d’une peine nomène météorologique essentiel, dont réduite, je veux l’acquittement. » L’un on a peut-être perdu la saveur poétique : des nombreux coups de théâtre va venir la pluie. En quarante chapitres, infor- du côté de la famille. Dévorer les ténèbres més et personnels, l’ancien directeur du est un reportage, une enquête, un récit. Magazine littéraire nous offre la palette L’auteur parle des liens familiaux, accuse de toutes les nuances d’averses qui la police japonaise, fait le portrait d’une existent. Pour écrire pareil essai, sans jeune femme fragile et attachante. doute faut-il avoir quelque affinité avec Le journaliste Richard Lloyd Parry ce temps, qui n’est pas toujours le plus reconstitue le passé de Lucy, rencontre populaire, ainsi qu’une prédisposition parents et amis, se plonge dans la vie aux nuages et à l’humidité. L’auteur le nocturne des quartiers chauds de Tokyo. sait et use de son humour afin de nous Il pensait connaître le Japon, il pensait rendre la rincée plus aimable. Dans connaître la condition humaine. Il va ces variations, aucun détail sur la pluie tout découvrir. En quoi consiste exac- n’est omis : des pluies mythologiques à tement le travail d’une hôtesse de bar l’origine du Déluge aux orages qui ont au Japon ? Le récit de Richard Lloyd trempé le quinquennat de François Parry possède une épaisseur humaine. Hollande en passant par les Jardins sous Au cœur de l’enquête, la famille de la la pluie de Debussy ou les pluies nor- victime. Tim et Jane Blackman sont mandes de Maupassant. Il serait difficile divorcés. Ils ont trois enfants (Lucy, d’aimer le crachin et de n’être pas un Sophie, Rupert) et se haïssent. Le père peu anglomane sur les bords : « Vieille ne se comporte pas comme on pourrait chose que cette pluie, diffuse, vaporeuse, attendre qu’il se comporte. Il est l’une interminable, qui apparaît comme l’une des énigmes de l’histoire. Le journaliste des dernières spécificités anglaises. » note : « Le chagrin se manifeste diffé- D’où plusieurs références à la civilisation remment selon les gens. » La douleur de d’Outre-Manche, mais pas seulement, Lucie Blackman s’est propagée partout car il pleut aussi beaucoup sous d’autres et chez tous. › Marie-Laure Delorme cieux (Inde, Japon, etc.). L’alternance et la variété des épisodes sont suffisamment rythmées pour que Histoire de la pluie en quarante le fil de la lecture ne s’enlise pas sous épisodes, de Jean-Louis Hue, des trombes répétitives. S’il y est ques- Grasset, 304 p., 20 e tion d’histoire, les débats actuels sur le réchauffement climatique tournent éga- Après son célèbre Chat dans tous ses états lement autour de la pluie avec la crainte (1982) et son Apprentissage de la marche d’un déchaînement d’averses torren-

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tielles qui provoquent des inondations. de côté. Il n’en demeure pas moins que Le mérite de cet essai – et le tour de la manière avec laquelle l’auteur des force de Jean-Louis Hue – est de nous Approximations s’attache à saisir la gran- faire aimer la pluie en l’exposant dans deur et certaines limites de l’Olympien toute la richesse de ses manifestations. reste une des meilleures ouvertures à La pluie est aussi une bénédiction et cette œuvre. Du Bos y fait preuve d’une cette histoire nous le rappelle avec élé- connaissance intime des écrits, de la gance. › Charles Ficat correspondance et des commentaires qui accompagnent cet immense cor- pus. Il se place ouvertement dans une Goethe, de Charles Du Bos, perspective catholique qui n’est pas sans présenté par Jean Lacoste, ressentir les frontières de l’humanisme Honoré Champion, 460 p., 58 e goethéen. L’ombre d’André Gide n’est pas loin. Les pages consacrées à l’Élégie Parmi l’exégèse française de Goethe, le de Marienbad (1823) témoignent d’une livre de Charles Du Bos, paru posthume rare beauté, car elles dévoilent le renon- en 1949 au moment du bicentenaire de cement de Goethe, alors âgé de 74 ans, la naissance du poète, tient une place à l’amour, renoncement qui lui permet- particulière, tant la confrontation entre tra de se consacrer à l’achèvement de le génie allemand et le critique français monuments aussi célèbres que le Second révèle une extraordinaire intensité. Cet Faust, Poésie et Vérité, Wilhelm Meister. essai trouve son origine dans ce qui fut Cette leçon d’élévation, ce « cri noc- un moment goethéen dans les lettres turne de qui a tant prisé la lumière, se françaises : l’année 1932, qui marqua débat dans les profondeurs de l’ombre le centenaire de la mort de l’auteur du et de doute », se doit d’être connue. Faust. De cette commémoration, on › Charles Ficat retiendra notamment le numéro spécial de la Nouvelle Revue française, celui de la revue Europe ou la série d’articles de De l’âme, de Tertullien, édition Charles Andler dans la Revue des Deux de Jerónimo Leal, traduit Mondes, ainsi qu’une série de cours déli- par Paul Mattei, Cerf, 484 p., 45 e vrés par Charles Du Bos qui serviront de matrice aux chapitres de son Goethe. C’est un texte fascinant qui est ici porté Si, au départ, Du Bos voulait couvrir à notre connaissance. Datant de 1852, l’ensemble de la vie et de l’œuvre de la version du traité De l’âme reprise dans son sujet, le résultat ne concerne que le volume des Œuvres complètes de Ter- certains aspects du massif goethéen. Le tullien publié par Les Belles Lettres en préfacier et maître d’œuvre de cette édi- 2017 était lacunaire. Celle de Paul Mat- tion, Jean Lacoste, regrette que le Second tei, latiniste et historien du christianisme Faust et les écrits scientifiques soient mis antique, est impeccable. Tertullien, ce

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n’est pas simplement un style somp- Napoléon au Brésil, de Nicolas tueux. C’est une formidable puissance Saudray, Michel de Maule, 280 p., d’arrachement au platonisme dominant 20 e dans les écoles philosophiques au début du IIIe siècle. Précurseur de Cyprien et Lorsqu’il a débarqué au Brésil en 1938 d’Augustin, deux autres pères berbères accompagné de sa femme et de ses six de l’Église latine, Tertullien réfute la enfants, Georges Bernanos n’a pas doctrine platonicienne du sôma sêma, tardé à découvrir que les représentants du corps « prison de l’âme ». En insis- de l’élite de ce pays vouaient un culte tant sur la « corpoérité » de l’homme, à Napoléon. Admirateur du « grand il déblaye les idées fausses et donne mouvement de 1789 » qu’il tenait une expression grandiose à la doctrine pour l’ultime manifestation de l’esprit chrétienne du corps et de l’âme en de liberté de l’homme de l’ancienne insistant sur la solidité et l’épaisseur de France, l’auteur des Grands Cimetières notre chair, sa vocation à la résurrection sous la lune avait peu de goût pour et à la gloire. Les développements de Bonaparte. Il lui reprochait d’avoir été l’embryon, le sexe de l’âme, son destin un grand dévoreur d’hommes. Au cours après la mort : rien de ce qui est humain des sept années qu’il a passées au Brésil, ne lui est étranger. Parmi les pages les l’écrivain, familier de la maison impé- plus belles du traité De l’âme, on retien- riale d’Orléans et Bragance à Petrópolis, dra notamment celles que Tertullien a dû accepter la passion paradoxale des consacre aux rêves, et notamment aux Brésiliens pour Napoléon. À sa manière, rêves des bébés : « Ceux qui pensent l’enfant d’Ajaccio est en effet le par- que les bébés ne rêvent pas au motif que rain de l’empire sud-américain né en toutes les facultés de l’âme s’expriment 1822. Si les soldats de la Grande Armée dans la vie à proportion de l’âge, qu’ils n’avaient pas envahi le Portugal en 1807 regardent leurs secousses, leurs mouve- pour imposer un blocus continental à ments de tête et leurs sourires durant le l’Angleterre, la famille royale, le gou- repos, pour comprendre en réalité que vernement du royaume et une suite de les mouvements de leur âme, quand 14 000 personnes n’auraient pas traversé elle rêve, percent facilement à la surface l’Atlantique pour s’installer à Rio de à cause de la tendreté de leur chair. » Janeiro, déclenchant un processus histo- Attentif à la grâce première, le christia- rique d’où est sorti le Brésil moderne, nisme était seul à prêter ainsi attention à le prince-régent portugais João VI ayant la toute petite enfance dans l’Antiquité. préparé son fils Pierre, le futur empereur La tendresse du regard sur les bébés de Pedro II, à devenir le premier souverain Tertullien, ce « dur Africain » selon Bos- de l’ancienne colonie. Dans Napoléon suet, relativise la terrible question des au Brésil, Nicolas Saudray rappelle que enfants morts sans baptême. › Sébastien la marque du reclus de Saint-Hélène Lapaque s’est fait sentir au Brésil en 1816 à tra-

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vers la Mission artistique française com- désormais celle d’une consommation posée d’intellectuels et d’artistes venus frénétique. à Rio après le retour des Bourbons à Délaissant ce Pékin aux murailles Paris. Parmi eux, le peintre Jean-Bap- épaisses, dont « les tours de verre, les tiste Debret, qui a dessiné le drapeau blogs et les Starbucks » empêchent de du Brésil avec un losange central, sur le ressentir le « pouls réel de la Chine », modèle des fanions de la Grande Armée. il a entrepris de raconter ce qu’il per- C’est en partant sur les traces de plu- cevait au terme d’un périple l’emme- sieurs de ses ancêtres débarqués à Rio au nant du Nord mandchou vers le Sud XIXe siècle avec les idées des Lumières à la frontière de la Birmanie, ainsi que et de la Révolution dans leurs bagages de rencontres avec des intellectuels et que Nicolas Saudray restitue l’histoire des artistes, modérément dissidents et inattendue de la greffe bonapartiste au quelque peu désemparés. Brésil. › Sébastien Lapaque Et parce qu’il n’arrivait pas à écrire un ouvrage complet et structuré en raison d’une débâcle de l’esprit devant l’hor- Étranger dans mon pays, reur qu’il ressentait, l’auteur s’en est tenu de Xu Zhiyuan, traduit à une suite de modestes essais, de por- par Nicolas Ruiz-Lescot, Éditions traits souvent tendres et même de petites Picquier, 319 p., 20 e dissertations lorsque son esprit s’évadait avec, toujours, le constat d’une « pro- Xu Zhiyuan est un journaliste chinois fonde rupture dans la société chinoise de renom, dont la plume d’une mélan- contemporaine ». Il en est venu à dres- colie acérée et vigoureusement critique ser un tableau ahurissant d’une commu- semble encore tolérée par le régime de nauté fracturée après ses rencontres avec Pékin. Il a écrit Étranger dans mon pays il de petites gens habitant des campagnes y a une dizaine d’années, dont la traduc- saccagées et des villes moyennes d’une tion française vient seulement de nous laideur et d’une grisaille confinant à la parvenir. D’une lecture cursive agréable, provocation, n’offrant comme cadre cet ouvrage nous livre une descrip- de vie que des grands ensembles « si tion – qui vaut analyse – de la société peu modernes, si peu traditionnels » et chinoise profonde. Habitué au grand des lieux de consommation de qualité large et très indépendant, Xu Zhiyuan médiocre tout juste propres à apaiser les a toujours ressenti comme un immense colères naissantes. gâchis l’abandon – malgré quelques En exilé interne, Xu Zhiyuan éprouve dénégations officielles – de la mémoire une compassion profonde pour ce petit et des traditions dans un pays intellec- peuple, qu’il reconnaît à peine dans ces tuellement laminé par le maoïsme, puis êtres élémentaires innombrables, fai- livré à un capitalisme d’État implacable, sant preuve de courage et d’obstination dont la seule perspective apparente est à vivre mais peinant à trouver du sens

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à leurs efforts dans ce monde si dur. emménagent dans la maison d’en face Cependant, il admet que cette « table avec leurs deux adolescents, la mère en rase » peut également convenir à une deuil se persuade que la jeune fille de jeunesse avide d’entreprendre et de 14 ans, à l’autre bout de l’allée, n’est conquérir… autre que son Hortense, kidnappée, Beau livre pouvant rappeler, par son adoptée et comme ressuscitée. Respi- humanité et le côté road trip, le mer- ration retenue, œil sec, c’est alors un veilleux La Montagne de l’âme de Gao délire d’amour d’une folie méthodique Xingjian. › Jean-Pierre Listre et glaçante qui se met en place. Et il faut quelque temps – quelques chapitres – pour mettre enfin un nom sur le malaise Marche blanche, de Claire qui a saisi dès les premières pages du Castillon, Gallimard, 167 p., 16 e livre. On l’aura compris, ici l’amour maternel est pavé de mauvaises pensées Ne pas se fier aux titres des romans et de méchantes intentions : comme on ou des nouvelles de Claire Castillon : aimerait, parfois, ne plus avoir d’enfant c’est ce que nous avons appris de leur pour quelques heures ; comme on aime- lecture régulière. Plus ils sont élégants, rait, parfois, faire taire les « maman », les jolis et doux à l’oreille (On n’empêche « encore » et les « pourquoi ? » ; comme pas un petit cœur d’aimer, 2007 ; Les on aimerait, parfois, se venger des Bulles, 2010 ; Les Merveilles, 2012 ; Les pères qui continuent de vivre leurs vies Messieurs, 2016 ; Ma grande, 2018), d’hommes, quand celle d’une mère est plus ils révèlent un contenu implacable assujettie. Petit cercueil blanc et grand et cruel. Marche blanche n’échappe cœur noir. › Isabelle Lortholary pas à cette règle et c’est peu dire que, dès les premières pages, quelque chose cloche et dérange. Le 23 janvier 2008, Robert Delaunay. L’Invention un mercredi, Hortense, 4 ans, disparaît du pop, de Pascal Rousseau, du parc à jeux où elle se trouvait avec Hazan, 336 p., 39,95 e sa mère. Le temps d’un cache-cache (et d’un décompte jusqu’à trente afin de Il faut toujours applaudir ceux qui laisser à la fillette le temps de trouver prennent la tangente et ouvrent le terri- une cachette), l’enfant a disparu. Aucun toire de l’histoire de l’art à d’autres dis- corps retrouvé, aucun suspect, sinon la ciplines. C’est notamment le cas de Pas- silhouette vague d’un petit homme sec. cal Rousseau qui nous présente Robert Dix ans après, les parents d’Hortense Delaunay (1885-1941), que l’on a trop espèrent encore, organisant rituelle- souvent cantonné dans le domaine de ment ces « marches blanches » du sou- la décoration, sous un angle particuliè- venir dans le village où le drame a eu rement stimulant. On était loin d’ima- lieu. Mais lorsque de nouveaux voisins giner cette figure majeure de l’abstrac-

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tion sous les traits d’un précurseur du mant ainsi sans retenue la nécessaire pop art. Ce mouvement qui s’empara attractivité de sa peinture qui intègre, des États-Unis et de l’Europe au cours dans son mouvement, toutes les mani- des années soixante. Un Andy Warhol festations d’un art qu’on s’obstine à qua- avant la lettre, avec quelque cinquante lifier de populaire. › Bertrand Raison ans d’avance. Voilà la thèse du livre. Bien entendu l’argument ne saurait se réduire à des questions de dates. Non, l’ambition de l’ouvrage dépasse très largement le champ de ces pinaillages. L’auteur, à partir de l’Équipe de Cardiff, une toile monumentale exposée par le peintre français, en 1913, au Salon des indépendants, analyse les différentes strates de la culture visuelle qui tra- versent l’œuvre. Car si Delaunay fut un pionnier de l’art abstrait, il a toujours voulu étendre le champ pictural aux arts appliqués. À ce point, la démons- tration devient passionnante car elle s’appuie sur une iconographie qui, de la carte postale aux magazines illustrés sans oublier l’affiche et la communica- tion publicitaire, montre que l’œuvre de , Delaunay allie en permanence le réel à la réalité du tableau. L’Équipe de Car- diff, brassant les références, associe les joueurs du football-rugby de l’époque à la Grande Roue, aux panneaux- réclames, et au biplan qui tourne autour de la tour Eiffel. Rien ici ne s’apparente au refus de l’illusion mimétique récla- mée par les partisans absolus de l’abs- traction. Les champions de l’Équipe de Cardiff incarnent la nouveauté d’un sport au même titre que la naissance de l’aviation et l’innovation architecturale. En refusant le divorce entre figuration et abstraction, Delaunay conjugue allè- grement les deux termes opposés. Affir-

MARS 2020 MARS 2020 199 97, rue de Lille | 75007 Paris Tél. 01 47 53 61 50 | Fax 01 47 53 61 99 N°ISSN : 0750-9278 www.revuedesdeuxmondes.com [email protected] Twitter @Revuedes2Mondes

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