Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » Le Temps de l'histoire

15 | 2013 Enfances déplacées. (II) en temps de guerre

Mathias Gardet et David Niget (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhei/3448 DOI : 10.4000/rhei.3448 ISSN : 1777-540X

Éditeur Presses universitaires de Rennes

Édition imprimée Date de publication : 30 octobre 2013 ISBN : 978-2-7535-2896-3 ISSN : 1287-2431

Référence électronique Mathias Gardet et David Niget (dir.), Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 15 | 2013, « Enfances déplacées. (II) en temps de guerre » [En ligne], mis en ligne le 30 octobre 2015, consulté le 11 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rhei/3448 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhei. 3448

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SOMMAIRE

Introduction Mathias Gardet

Enfances déplacées. (II) en temps de guerre

Les enfants « perdus » Migrations forcées, entre familles et nations dans l'Europe d'après-guerre Tara Zahra

The “Other” Child Transports: World War I and the Temporary Displacement of Needy Children from Central Europe Friederike Kind-Kovács

Des convois de gamins L’envoi de jeunes orphelins ottomans en Allemagne pendant la première guerre mondiale Nazan Maksudyan

Pieds nus dans les ruines : le regard de Chim sur les enfants de la Guerre À propos de l’ouvrage : Chim : Children of War de Carole Naggar David Niget

The Family State and Forced Youth Migrations in Wartime Japan (1937–1945) L. Halliday Piel

Négocier l’aide humanitaire : les évacuations d’enfants espagnols vers la pendant la guerre civile (1936-1939) Célia Keren

Pistes de recherche

Vers le chemin de la vie : le discours communiste lors de la campagne médiatique contre les bagnes d’enfants, 1934-1938 Kari Evanson

Comptes rendus d’ouvrages et actualité bibliographique

Comptes rendus

(lecture de) Allons enfants de la patrie. Génération Grande Guerre Jean-Jacques Yvorel

(Lecture de) Des enfants venus de loin. Histoire de l’adoption internationale en France Dominique Dessertine

(Lecture de) Le temps de l’amour : jeunesse et sexualité en Belgique francophone (1945-1968) Régis Revenin

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(Lecture de) Enfants placés, enfances perdues Jean-Jacques Yvorel

(Lecture de) Les lascars. Une jeunesse en colère Véronique Blanchard

(Lecture de ) Cold War comforts : Canadian women, child safety, and global insecurity, 1945-1975 David Niget

(Lectures de) Ceci n’est pas une prison . Histoire d’une institution pour garçons délinquants en Suisse romande (1805-1846-1987) Jacques Bourquin

(Lecture de) Histoire de l’Agence d’Avallon des enfants assistés de la Seine Dominique Dessertine

L'actualité bibliographique

L’actualité bibliographique

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Introduction

Mathias Gardet

1 Les deux conflits mondiaux qui ont marqué le XXe siècle amènent, de par leur ampleur, une redistribution des cartes et un brouillage des frontières tant physiques que symboliques sans précédent. Il ne s’agit, en effet, pas seulement d’une réorganisation profonde des sphères d’influences politiques et économiques, nationales ou supranationales, mais aussi d’un véritable séisme venant ébranler et disperser sur plusieurs décennies la cellule souche des sociétés occidentales qu’est la famille. Et qui dit démembrement ou éclatement temporaire des familles ou des « foyers » traditionnels implique un bouleversement, voire une remise en cause, des droits de tutelle, des prises en charge et de la transmission générationnelle.

2 Dans ce contexte, la problématique de l’enfance (dé)placée, que nous avons déjà abordée en situations coloniales dans le précédent numéro de cette revue, prend une acuité toute particulière. Comme le rappelle Adolphe Ferrière, fondateur et membre de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle : « Le nombre des enfants victimes de la guerre dans tous les pays d’Europe se monte à des millions. Orphelins ou demi- orphelins de parents tués ou déportés, atteints par les bombardements, la famine, les maladies, les névroses qu’engendre la guerre, ces enfants devront être recueillis et rééduqués. […] À l’enfance abandonnée du temps de paix est venue s’ajouter celle du temps de guerre1. »

3 Comme le montrent les différents articles publiés dans ce dossier, ces enfants transbahutés par milliers d’un bout à l’autre du globe, comme des pions sur un échiquier mondial, peuvent se retrouver dans des filières néo-coloniales ou impérialistes antérieures aux conflits (de la Turquie en Allemagne, du Japon en Mandchourie, de l’Autriche en Hongrie et vice-versa…), mais aussi suivre des trajectoires beaucoup plus chaotiques et parfois totalement surréalistes, dues aux soubresauts et aux incohérences des alliances et antagonismes des belligérants ou, par la suite, des traités, des occupations, reconstructions et rapatriements (de la Russie à la Pologne, de la Pologne en Iran, en Inde et au Tanganyika, du Tanganyika à Salerne en Italie puis enfin de Salerne au Canada ; de l’Espagne à l’Union soviétique ; de la Grèce en Roumanie, Bulgarie et Tchécoslovaquie ; de l’Allemagne en Palestine, devenue Israël, en passant par la Hollande ; de la Hongrie en Angleterre, Belgique, Hollande et Suède, sans

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parler de la Suisse qui devient la confluence d’enfants réfugiés de tous les pays d’Europe…).

4 Par ailleurs, ces enfants intègrent deux nouvelles catégories créées de toutes pièces à la suite de ces conflagrations mondiales et qui font l’objet d’une prise de conscience, de débats et de mobilisations au niveau international : celle des victimes de guerre et celle des personnes déplacées (displaced persons ou DPs).

5 Les enfants, de par leur jeune âge, leur « irresponsabilité » et le fait qu’ils soient encore théoriquement « non-mobilisables », incarnent en effet les victimes civiles par excellence et, comme le dit Hans Keilson dans un ouvrage sur la question, le mal qui leur est fait est de l’ordre de l’« intolérable » alors que celui que se font les adultes entre eux serait lui plus « supportable », l’imperfection étant humaine et l’adulte étant un membre conscient de la société2. Il est même alors possible de penser ce statut de victime au-delà des rancœurs et des inimitiés découlant des conflits, tous les enfants d’Europe s’étant retrouvés dans la tourmente et au milieu des ruines seraient alors concernés, quelle que soit leur nationalité, qu’ils soient les fils des anciennes forces de l’Axe ou bien ceux des Alliés, fils des persécuteurs ou des persécutés.

6 Ils sont aussi comptabilisés parmi les « personnes déplacées », drôle d’euphémisme générique pour désigner des situations pourtant fort différentes : de l’exil ou de la fuite à la migration forcée, du réfugié au déporté, de l’évacué au rapatrié. La spécificité des enfants dans les considérations prises sur ces « déplacements » et les solutions cherchées pour y remédier est que, de par leur statut de mineur, ces jeunes déracinés, parfois devenus apatrides, ne sont pas considérés comme maîtres de leur destin. La question n’est pas tant de savoir ce qu’ils désireraient devenir mais plutôt de clarifier qui en est responsable, qui a le droit de tutelle sur eux et qui donc a légitimité pour les réclamer : est-ce la famille au sens large du terme (les parents étant souvent disparus, absents ou défaillants), sont-ce les pays d’origine qui revendiquent alors un droit du sol, un droit du sang (mais un sang national) ou bien sont-ce les nouveaux organismes humanitaires internationaux (qui remplacent en partie les organisations caritatives à ancrage plus national) qui pourraient disposer d’eux au nom d’un nouvel « intérêt supérieur de l’enfant » pour les placer où meilleur leur semble, en fonction aussi des réponses aux appels à une solidarité « sans frontière » lancés tous azimuts ?

7 De véritables transports ou convois d’enfants s’organisent alors selon des logiques transnationales et parfois à l’encontre des revendications nationales. L’enfant déplacé pendant ou après la guerre n’est en effet pas considéré comme un exilé qui garderait la nostalgie de ses attaches, mais comme un enfant transplanté, un citoyen convertible, adaptable à sa ou ses nouvelles patries d’adoption. Certains évoquent ainsi leurs peurs qu’ils soient dénationalisés ; d’autres parlent au contraire avec enthousiasme de la possibilité de les renationaliser, sans que l’on sache toujours très bien de quelle appartenance nationale on parle ni quelle culture il faudrait leur inculquer (celle des parents biologiques, celle des parents d’adoption, celle du pays d’origine ou bien celle du pays d’accueil).

8 Si les enfants ne sont donc pas les seuls concernés ni forcément les plus nombreux parmi les populations cataloguées dans ces deux nouveaux critères devenus universalistes, que sont les victimes de guerre et les personnes déplacées, ils pèsent plus que leurs effectifs réels en exacerbant les sentiments de dédouanement et de réparation, mais aussi les réclamations et réappropriations multiples. La cause de l’enfance est en effet un faire-valoir et un outil de propagande efficace pour tirer la

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corde sensible et permettre ainsi des collectes de fonds très conséquentes pour la reconstruction souhaitée après le désastre, quitte à rajeunir de façon excessive l’âge des victimes. L’usage photographique de ces portraits d’enfants tantôt abîmés ou traumatisés (une « iconographie de la souffrance3 »), tantôt incarnant en contraste avec leur situation vécue la pureté, l’innocence et la joie, comme celles de ces bandes de gosses jouant avec insouciance au milieu des ruines, a été très largement répandu dans ces immédiats après-guerre et demanderait à être analysé de plus près. S’agit-il simplement d’une bonne et vieille recette pour délier les bourses, d’une volonté de renvoyer en miroir une mauvaise conscience et une culpabilité partagée (un reflet d’autant plus troublant qu’il bouscule les rôles traditionnels, les regards accusateurs d’enfants semblant porter jugement sur le comportement de leurs aînés), ou bien de façon plus profonde d’un changement de perception de l’enfance ?

9 Cette succession de visages de garçons et de filles de différents pays mais étrangement ressemblants ou ces mises en images similaires de saynètes de jeux dans des décors apocalyptiques, devenus presque méconnaissables du fait de la destruction, offrent une vision plus universaliste de l’enfance (une identité non plus individuelle mais collective), donnant corps et justification à un nouvel humanitarisme revendiqué par de nombreux organismes ralliant cette cause et qui se veulent non-gouvernementaux, dans l’orbite de la Société des Nations puis des Nations unies.

10 Ces portraits d’enfants déphasés, hors cadres et hors normes, dénotent aussi les nouvelles préoccupations médicales et surtout psychiatriques des effets tant physiques que psychiques de la guerre sur l’enfant. Outre le renouvellement des sciences nutritionnistes liées aux études sur la malnutrition en temps de guerre, le « traumatisme de guerre » devient ainsi une notion, un symptôme, un cas à part entière des experts des sciences du psychisme qu’il est possible d’analyser, de confronter et de tenter de traiter quels que soient les contextes nationaux ou internationaux qui l’ont provoqué. Les différents troubles ou névroses diagnostiqués font ainsi dorénavant partie intégrante de la nosographie psychiatrique infantile comme le montrent notamment les études spécifiques et comparées sur les dessins d’enfants en situation de guerre. Cette nouvelle expertise psychiatrique du « traumatisme de guerre » vient questionner la prise en charge des enfants victimes de la guerre. Selon ces experts du psychisme, il ne s’agit plus seulement de reprendre les vieux débats sur les meilleures modalités de placement de ces enfants : placement familial (dans des familles d’accueil) ou bien collectif (dans des institutions qui chercheraient à offrir une image renouvelée et à se démarquer des anciens orphelinats ou institutions de prises en charge) ; l’enfant considéré comme un cas pathologique doit être avant tout traité et soigné.

11 La réunion au village Pestalozzi de Trogen en Suisse, convoquée par l’Unesco en juillet 1948, est exemplaire à cet égard. Alors que cette rencontre rassemble les directeurs de villages et communautés d’enfants qui ont expérimenté avec les moyens du bord, mais avec aussi un grand idéalisme, des accueils d’urgence pendant la guerre et que nombre des participants semblent partager la conviction qu’il est nécessaire d’encourager toutes « les organisations éducatives ou rééducatives à caractère permanent, fondées sur la participation active des enfants ou adolescents à la vie de la communauté, dans le cadre des méthodes d’éducation et d’instruction modernes – et dans lesquelles la vie de famille se combine de diverses façons aux modalités de la vie de collectivité4 » ; plusieurs experts invités à donner leur analyse et opinion viennent apporter un bémol à l’engouement général pour cette solution.

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12 C’est le cas, par exemple, d’André Rey, professeur à l’Institut des sciences de l’éducation de Genève et responsable du laboratoire de psychologie clinique de l’hôpital cantonal, qui préconise, dans chaque village d’enfants, la présence d’« au moins un psychothérapeute capable de déterminer quels sont les enfants atteints d’anormalités psychologiques assez graves pour qu’il y ait lieu de les envoyer ailleurs subir des traitements spéciaux ». Il évoque le risque d’accentuer chez ces enfants leur « complexe de victime ». Il en va de même pour le docteur Robert Préaut, médecin psychiatre, directeur du Hameau-école « Île de France » de Longueil-Annel, qui surenchérit sur les recommandations d’André Rey en rappelant que ces « enfants qui présentent des troubles psychologiques graves relèvent de la psychiatrie5 ».

13 À contre-pied de ces réserves émises par les experts du psychisme, les projets de prise en charge collective des enfants dans l’immédiat après-guerre se font certes dans la précipitation mais aussi au nom d’une très forte utopie, et en suivant les orientations données par Adolphe Ferrière dans son ouvrage de 1945 : « il n’y a pas d’autre issue que de créer sur une grande échelle des foyers, colonies, maisons d’enfants. […] Depuis le début de la guerre actuelle, dans les pays les plus éprouvés, des expériences inouïes, dont nous n’avons que des récits fragmentaires, ont été opérées sur des milliers d’enfants évacués, réfugiés, tirés des camps de concentration. Enfants sous-alimentés et démoralisés, lorsqu’ils ont été transplantés dans des conditions saines, se sont rétablis souvent avec une rapidité incroyable6 ». Pour Adolphe Ferrière, la nouvelle génération de maisons d’enfants, créées pour répondre à une situation d’urgence, est aussi une opportunité à saisir pour redonner un élan aux expériences d’éducation nouvelle, qu’il avait recensées au compte-goutte dans l’entre-deux-guerres et qu’il espérait en vain voir se généraliser dans les écoles. La pénurie des moyens, l’absence de familles référentes et l’enthousiasme militant de jeunes directeurs de communautés d’enfants (parmi lesquels on compte de nombreux instituteurs) peuvent devenir un atout pour remettre au goût du jour le « self-government » et la coéducation, qui deviennent alors facteurs de progrès et de régénération pour : « créer un vaste réseau de maisons d’enfants, d’écoles de cadres et de communautés de jeunesse, unies par un but commun : la préparation d’hommes et de femmes sains, solidaires et responsables, capables de reconstruire le monde7 ».

14 Mais, comme le montrent les contributions à ce dossier, les réalisations de l’après- guerre pour l’accueil des enfants victimes vont bien au-delà de cet idéal pédagogique, elles veulent incarner l’utopie de la réconciliation internationale, chacune symbolisant la paix, le rachat et la reconstruction après le chaos. Les enfants apatrides ou déracinés deviendraient des citoyens du monde avec un passeport onusien ; on ferait cohabiter dans un même village des enfants de pays anciennement ennemis, chaque maison faisant nation ; on récréerait sous forme de microcosme une concorde et une communauté internationale où les enfants se reconnaîtraient instinctivement par le seul fait d’être enfant et, en grandissant un temps ensemble, tisseraient des liens fraternels indissolubles qui perdureraient lors de leur vie adulte, chacun ayant repris une place et une identité nationale.

15 Cette utopie universaliste, garde-fou imparable à toute nouvelle conflagration mondiale, se heurte rapidement à la realpolitik et aux tensions plus insidieuses de la guerre froide. Si elle a donné corps à des expériences plus ou moins éphémères, comme celle de Trogen en Suisse, elle provoque déjà chez quelques acteurs de l’époque, qui se retrouvent pourtant séduits et emportés par cette euphorie de l’immédiat après-

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guerre, un certain scepticisme. C’est le cas notamment du Docteur Peggy Volkov (Royaume-Uni), rédactrice en chef de The new era in home and school, revue de la New education fellowship, qui interpelle l’ensemble des directeurs de communautés d’enfants présents à Trogen en 1948 en leur demandant comment font-ils pour préparer les enfants citoyens de ces villages à concevoir leur vie future dans le monde extérieur, et selon quel idéal : « Peut-être une certaine forme de nationalisme (servir une patrie, dont on garde le souvenir, même vague ou imaginaire) constitue-t-elle la forme la plus accessible d’idéal, parce que la plus dramatique et la plus facile à concevoir. Servir l’humanité constitue un idéal moins accessible parce que trop imprécis pour qu’on s’en fasse une idée distincte. Servir son prochain immédiat serait, de tous, l’idéal le plus raisonnable8. »

16 Puis, tout en se défendant de vouloir décourager les bonnes volontés, elle ne peut s’empêcher de les interroger sur les limites de leur action en rappelant le contexte particulièrement déstructurant dans lequel les enfants ont été recueillis : « Que faites- vous lorsque tout va mal, que l’on paraît s’orienter vers le chaos, lorsqu’il semble que ces enfants ont été trop durement touchés pour pouvoir jamais se remettre à vivre en citoyens raisonnables ? Cela n’arrive-t-il jamais ? » Au sein des activistes militants des organisations humanitaires qui se retrouvent souvent au cœur de ces transactions, déplacements, transplantations et trafics d’enfants décrits dans ce dossier, il semble bien que cette question ait été la plupart du temps esquivée.

17 Les articles de ce dossier s’attachent donc tous à la question de l’enfance victime de la guerre qui prend une résonance toute particulière dans le contexte des deux conflagrations mondiales et des destructions très visibles qu’elles ont engendrées. Cette cause et la mobilisation internationale qu’elle provoque deviennent donc synonymes de reconstruction, de réparation, de dédouanement des lendemains de guerre emprunts d’un pacifisme universel et relativement utopique. Puis, une fois les armes déposées et la paix en apparence revenue, les enfants victimes ayant grandi, la problématique semble s’estomper laissant place à d’autres causes et à d’autres déplacements, parfois antérieurs : les jeunes délinquants, les bandes, les enfants des rues, l’enfance malheureuse, les cas sociaux… Comme si les enfants victimes de la guerre avaient besoin de cette mise en scène dramatique et de grande ampleur des champs de ruines pour exister ; comme s’ils perdaient de leur visibilité dans des guerres plus lointaines, plus coloniales, plus localisées ou sans faits d’armes ostentatoires comme ce fut le cas de la guerre froide, qui prend pourtant rapidement le relais de la seconde guerre mondiale. Ce phénomène demanderait à être analysé de plus près en repérant quels sont les organismes (peut-être l’Unicef) qui continuent à employer le récit de la guerre et à le véhiculer et, plus précisément quand est-ce qu’il disparaît et réapparaît dans les écrits des experts du psychisme qui s’en étaient emparés, un temps, pour développer de nouveaux concepts, comme ceux du traumatisme ou de la névrose de guerre.

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NOTES

1. FERRIÈRE A., Maisons d’enfants de l’après-guerre, Neuchâtel, éditions de la Baconnière, 1945, p. 9, 11.

2. Hans KEILSON, Enfants victimes de la guerre, , PUF, 1998, p. 10.

3. Voir l’article de Friederike KIND-KOVÁCS dans ce numéro. 4. Définition adoptée par l’ensemble des participants durant cette rencontre de Trogen. 5. Intervention d'André Rey et de Robert Préaut lors de la conférence des directeurs de communautés d’enfants à Trogen en juillet 1948, compte rendu des débats, archives de l’Unesco, Unesco/ED/Conf.1/SR3. 6. Op. cit., p. 9, 11-12. 7. FERRIÈRE A., op. cit., p. 144. 8. Intervention de Peggy Volkov lors de la conférence des directeurs de communautés d’enfants à Trogen en juillet 1948, compte rendu des débats, archives de l’Unesco, Unesco/ED/Conf.1/5, p. 7-8.

AUTEUR

MATHIAS GARDET Mathias Gardet est historien, maître de conférences HDR en sciences de l’éducation, à l’université de Paris 8. Il est membre du laboratoire CIRCEFT.

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Les enfants « perdus » Migrations forcées, entre familles et nations dans l'Europe d'après- guerre Lost Children: Displacement, Family, and Nation in Postwar Europe

Tara Zahra

NOTE DE L’ÉDITEUR

La rédaction tenait à remercier Tara Zahra et University Chicago Press pour avoir autorisé la publication de ce texte, publié en mars 2009 dans sa version originale sous le titre « Lost Children: Displacement, Family and Nation in Postwar Europe », dans la revue Journal of Modern History, University of Chicago Press, numéro 81. L’article est traduit de l’anglais grâce à la supervision de Mathias Gardet et David Niget, avec la coopération d’Élisabeth Callu et de Renée Zauberman.

Je souhaiterais remercier Pamela Ballinger, Daniella Doron, Laura Lee Downs, Heide Fehrenbach, Sheila Fitzpatrick, Alison Frank, Atina Grossman, Andrew Janco, Rachel Jean-Baptiste, Pieter Jackson, Mark Mazower, Emily Osborn, Larry Wolff et les membres des ateliers d'études sur la Russie et l'Europe de l'Est d'Harvard et de Chicago pour leurs précieux commentaires sur les versions antérieures de cet essai.

1 À la fin de la seconde guerre mondiale, des centaines de milliers d'enfants ont disparu. Sous l’invite « Qui connaît nos parents et nos origines ? », leurs visages ornent les affiches de la Croix-Rouge. Que ce soit à cause des bombardements, du service militaire, de la déportation, du travail forcé, du nettoyage ethnique ou des meurtres, un nombre sans précédent d'enfants se retrouve séparés de leurs parents pendant la guerre. La Croix-Rouge allemande reçoit plus de 300 000 requêtes pour retrouver la trace d’enfants ou de parents disparus entre 1945 et 1958 alors que le Service international de recherche (ITS, International Tracing Service) piste 343.057 enfants perdus entre 1945 et 19561.

2 Le problème de la réunification des familles après la seconde guerre mondiale s'avère être bien plus qu’un puzzle logistique dantesque. S'ils ne représentent qu'une faible

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partie des millions de personnes déplacées (DPs) dans l'Europe d'après-guerre, les enfants dits perdus occupent une place toute particulière dans l'imaginaire de l’époque. Ils se trouvent au centre de conflits politiques aigus entre les autorités militaires, les familles d'accueil allemandes, les social workers2, les agences juives, les officiels communistes d'Europe de l'Est et les personnes déplacées elles-mêmes, chacun se pensant le plus à même de déterminer leur avenir. Ces conflits sont liés, à tour de rôle, aux idéaux émergents des Droits de l'homme, aux conceptions de la famille, de la démocratie, de la protection de l’enfance et de façon plus large au processus de reconstruction de la civilisation européenne. Vinita A. Lewis, une représentante de l'Organisation internationale pour les réfugiés (OIR) en Allemagne, déclare : « L'identité perdue de ces enfants est aujourd'hui le problème social numéro un en Europe3. »

3 Après la seconde guerre mondiale, l'Europe apparaît comme une civilisation en ruines. Les Américains, les Britanniques et les travailleurs humanitaires émigrés qui arrivent sur le continent, souvent par les ports français avant de voyager vers l'Est, sont effarés par le spectacle des destructions matérielles et humaines4. Le triste état physique et mental des enfants en Europe, nourrit les peurs cauchemardesques de voir sombrer familles et sociétés européennes en plein désarroi. En 1946, la franc-maçonne Alice Bailey alerte l'opinion publique américaine au sujet de « ces enfants sauvages en particulier d'Europe et de Chine qu'on appelle ‘enfants loups’. Ils ne connaissent aucune autorité parentale ; ils se déplacent en meute comme les loups ; ils n'ont aucun sens moral, ne sont pas civilisés et ne connaissent aucune restriction sexuelle ; ils n'obéissent à aucune loi si ce n'est celle de leur propre survie5 ». De telles images sont souvent employées afin d’encourager la générosité de donateurs, mais elles reflètent également la vision largement répandue, selon laquelle la seconde guerre mondiale aurait aussi complètement détruit les familles, au même titre que les voies de chemin de fer, les usines, les ponts et les routes d'Europe. De la même manière que les concepts de famille et de nation se redéfinissent dans l'Europe du XXe siècle à travers les expériences et les perceptions des déplacements massifs, les visions de la famille stable, de la démocratie et de la nation se sont construites en opposition à l'instabilité, à l'immoralité et aux pathologies des réfugiés et des personnes déplacées en Europe...

4 Les chiffres eux-mêmes confirment ce sombre tableau : l'Unesco (l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture), fondée en 1945, estime que 8 millions d'enfants en Allemagne, 6,5 millions d'enfants en Union soviétique et 1,3 million d'enfants en France sont toujours sans foyer en 1946. À l'été 1945, en France, le taux de mortalité infantile a doublé par rapport à ce qu’il était avant la guerre et presque quadruplé à Vienne. En 1947, en Tchécoslovaquie, 35 % des enfants de moins de dix-huit ans sont atteints de tuberculose. On estime à 13 millions le nombre d'enfants qui, en Europe, ont perdu un ou deux parents pendant la guerre. Thérèse Brosse, dans un rapport pour l'Unesco, affirme que 60 millions d'européens souffrent encore de malnutrition en 19506.

5 Les nouvelles organisations humanitaires internationales jouent un rôle majeur dans la campagne pour sauver les enfants et les jeunes en Europe. Le militantisme des social workers de l'Administration des Nations unies pour le secours et la reconstruction (United Nations’ Relief and Rehabilitation Agency, UNRRA, 1945-47), et de son successeur l’OIR (1947-51), dans les camps de personnes déplacées, offre un aperçu des idéaux et des conflits qui ont nourri à la fois la mission de réadaptation des enfants déplacés et une campagne plus large pour la reconstruction de l'Europe après la seconde guerre

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mondiale. En septembre 1945, l'UNRRA et d'autres agences ont été chargées de loger, nourrir, habiller et rapatrier plus de 6 millions de personnes déplacées en Europe, dont au moins 20 000 enfants non-accompagnés7. Cela ne représente qu'une faible part du nombre total d'Européens déplacés, ce chiffre n'incluant pas les sept millions de ressortissants des Alliés des zones soviétiques d'Allemagne et d'Autriche, ni les douze à treize millions d'Allemands ayant fui ou ayant été chassés d'Europe de l'Est8.

6 Le projet de réadaptation des enfants déplacés ne vise pas simplement à fournir un abri et à les protéger de la faim et des maladies, même si ce sont des tâches importantes. S’écartant de leurs premiers efforts, les militants humanitaires de l'après-guerre se considèrent comme des spécialistes de la réadaptation et de la reconstruction psychologiques des individus. « Il est temps de faire plus que de donner à manger. Les filles qui viennent ici font à peine 30 kilos et ont besoin de reprendre du poids mais elles doivent aussi croire en quelque chose qui leur en donne envie », fait remarquer le psychologue et émigré autrichien Ernst Papanek en 19469. En juin 1945, l'UNRRA déclare : « L'administration des Nations unies s’occupe non seulement de la fourniture de secours – en subvenant aux besoins matériels – mais aussi de réadaptation en atténuant les souffrances et les perturbations d’ordre psychologique. Les hommes ne vivent pas que de pain10. »

7 Parmi les social workers qui se portent volontaires pour travailler à l'UNRRA et à l'OIR nombreuses sont les femmes britanniques ou américaines. Sur les 12.889 membres du personnel de l'UNRRA en décembre 1946, 37 % sont américains, 34 % sont britanniques et 44 % sont des femmes11. Dans le laboratoire que constituent les camps de personnes déplacées et les homes pour enfants en Europe, ces humanitaires élaborent de nouvelles idées sur le développement de l'enfant et la nature humaine en basant leurs observations sur les enfants déplacés par la guerre et les persécutions raciales. À travers ce travail, ils cherchent, et trouvent, la confirmation d'un certain nombre de principes psychanalytiques universels12. Plus précisément, se développe au cours de la seconde guerre mondiale le nouveau concept de traumatisme, centré sur la séparation des membres d'une même famille autant que sur les violences physiques subies13. L'histoire de l'activisme humanitaire pour les enfants réfugiés après la seconde guerre mondiale contribue ainsi à un effort grandissant « d'historiciser » le concept de traumatisme, ainsi que l'idéal de « l'intérêt supérieur de l'enfant » si souvent évoqué comme une vérité humaine universelle14.

8 À première vue, les efforts des Nations unies pour réadapter les enfants réfugiés semblent refléter une histoire connue, celle de l'américanisation de l’Europe pendant l'après-guerre. Les social workers britanniques et américains employés par l'UNRRA et l'OIR cherchent à appliquer et à diffuser les visions individualiste, psychanalytique et familialiste qui dominent la protection de l'enfance en Angleterre et aux États-Unis à cette époque. Des travaux récents sur la démocratisation et les Droits de l'homme dans l'Europe de l'après-guerre dépeignent la seconde guerre mondiale comme un tournant dans l'avancée des valeurs libérales et individualistes en Europe de l'Ouest. Les historiens ont émis l’hypothèse que, en réponse à la menace nazie, la démocratie libérale, le libre marché, le consumérisme et les Droits de l'homme ont triomphé des valeurs plus collectivistes et des idéologies totalitaires des mouvements nationalistes et fascistes de l'entre-deux-guerres15.

9 Pourtant, dans le même temps, les historiens spécialistes des réfugiés et des migrations forcées mettent en avant le fait que les personnes déplacées, et plus particulièrement

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les Juifs et les Européens de l'Est, s'organisent elles-mêmes après la seconde guerre mondiale selon des revendications nationalistes16. Comme le fait remarquer Hanna Arendt dans Les origines du totalitarisme : « Pas un seul groupe de réfugiés ou de personnes déplacées n'a manqué de nourrir une opiniâtre et violente conscience de groupe et de revendiquer ses droits en tant que – et exclusivement en tant que – Polonais, Juifs, Allemands, etc. 17. » En particulier, les historiens qui ont étudié les déplacements ont montré combien l'expérience de la guerre et de la vie dans les camps développe souvent le nationalisme et la loyauté sioniste parmi les personnes déplacées. Le statut même de personne déplacée (DP) est, après tout, dépendant de la nationalité. Les citoyens de nations anciennement ennemies (comme le Volksdeutsche18) sont exclus du statut de personnes déplacées, et toute personne assimilée à un citoyen soviétique peut faire l’objet d'un rapatriement forcé. L'UNRRA et l'OIR organisent également des camps de personnes déplacées à proximité des frontières afin de faciliter le rapatriement et d'éviter les conflits. Ce faisant, ils contribuent au renforcement de l’identité nationale des personnes déplacées à travers leurs propres pratiques de classification et de ségrégation par pays19.

10 Comment pouvons-nous donner un sens à l’enchevêtrement désordonné de rhétorique individualiste, familiale et nationaliste présent dans l’engagement humanitaire de l'après-guerre ? Cet article suggère que nombre des social workers de l'UNRRA et de l'OIR en viennent eux-mêmes peu à peu à mettre en avant l'importance des revendications collectivistes et nationalistes sur les enfants à travers leur travail avec les enfants déplacés. Par ailleurs, ces revendications sont enracinées dans les traditions sionistes, nationalistes et socialistes datant de la fin du XIXe siècle en Europe centrale et orientale20. Les nouveaux idéaux sur les Droits de l'homme et la démocratie en Europe, que l’on retrouve notamment dans des organisations internationales naissantes, ne sont pas imposés simplement par les autorités d'occupation Alliées et les organisations humanitaires ; elles se basent sur des traditions nationalistes locales et des pratiques pédagogiques connues de longue date en Europe centrale et orientale.

11 Les social workers employés par l'UNRRA et l'OIR se voient comme des agents de la démocratisation et des Droits de l'homme. Ces termes ont toutefois, juste après guerre, un sens très différent de celui qu’ils ont aujourd'hui. Si les militants humanitaires de l'après seconde guerre mondiale vantent les mérites des valeurs individualistes et universelles, ils voient dans deux collectivités, la famille et la nation, les sources essentielles de l'identité et de la capacité d’agir individuelles. Les travailleurs de l'ONU cherchent donc à réadapter la jeunesse d'Europe à travers une identité politique particulière, qui implique à la fois la réunification des familles biologiques, la renationalisation et le rapatriement d'enfants déracinés et considérés comme dénationalisés par la machine de guerre nazie. Toutefois, dans le cas particulier des enfants juifs, les revendications de nation (sionisme) et de familles (parents survivants) entrent souvent en compétition, voire en conflit, et provoquent des débats virulents au sein et entre les différentes organisations humanitaires, les agences juives et les personnes déplacées. L'UNRRA et les agences juives sont en compétition pour déterminer qui a autorité sur les enfants juifs survivants, alors que les agences juives, comme l'American Joint Distribution Committee et l'Agence juive pour la Palestine, s'affrontent précisément sur « comment et où » on peut servir l'intérêt supérieur des enfants juifs survivants : en les plaçant dans les familles de parents rescapés, dans des familles d'accueil ou par l’éducation collective (et nationaliste) en Palestine21 ?

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12 L'histoire de l'activisme autour des familles réfugiées révèle ainsi les fondements collectifs de l'humanitarisme d'après-guerre et l'émergence de l’idéal démocratique et des Droits de l'homme en Europe, et plus particulièrement ceux qui sont appliqués aux enfants. En se concentrant sur la réadaptation psychologique individuelle, les social workers de l'ONU cherchent à faire respecter « l'intérêt supérieur » individuel et les « Droits de l'homme » des personnes qu’ils prennent en charge. Mais il n'y a pas « d'individus » abstraits dans l'individualisme d'après-guerre. Dans les faits, l’action humanitaire vise les réfugiés comme enfants ou adultes, garçons ou filles, Juifs, Allemands, Tchèques ou Polonais. Ils définissent « l'intérêt supérieur » individuel des jeunes réfugiés en des termes explicitement nationalistes, genrés et familialistes.

Le « plan Marshall psychologique »

13 Afin de prendre soin des enfants déplacés, les militants humanitaires doivent avant tout définir ce qu'est un « enfant ». Et la tâche n'est pas simple dans le contexte de l'après-guerre. La guerre a détruit ce qui était perçu comme les frontières entre enfance et âge adulte. Les réfugiés adultes, par exemple, sont infantilisés en permanence dans la rhétorique des humanitaires. Un manuel destiné aux travailleurs de l'UNRRA, datant de juin 1945, encourage explicitement ces derniers à considérer les adultes réfugiés et les personnes déplacées dont ils ont la charge comme des « enfants blessés » ayant « besoin d'une telle dose d'affection que toute neutralité à leur égard est interprétée comme de l'hostilité. Les demandes de ces personnes sont insatiables comme celles d'un bébé trop gourmand22 ». En même temps, les enfants ressemblent ou se prétendent être des adultes. Techniquement, l'OIR considère toute personne n'ayant pas encore dix-sept ans comme un enfant. Cependant, beaucoup d'enfants et de jeunes ont appris à mentir systématiquement sur leur âge dans le seul but de survivre durant la guerre. Ils continuent de le faire lors de leurs rencontres avec les officiers militaires et les agences humanitaires de l'après-guerre, passant la frontière entre l’enfance et l’âge adulte suivant les besoins du moment. En 1946, Ernst Papanek s’irrite de constater qu'il ne peut « jamais vraiment connaître l'âge réel d'une personne [...] Ils “ajustent” leur âge en fonction des besoins – quand ils croient que les enfants auront la priorité pour partir en Palestine et qu'ils veulent y aller, même des hommes barbus affirment avoir quatorze ou quinze ans. Une jeune femme ayant l'air d'avoir vingt-cinq ans affirme en avoir seize. Quand un volontaire a l’air d’en douter, elle lui répond : “Après tout ce que j'ai souffert dans les camps de concentration, vous vous étonnez que j'ai l'air plus vieille ?”23 »

14 Dans d'autres circonstances, les jeunes réfugiés se vieillissent. Les gouvernements d'Europe de l'Est (Pologne, Yougoslavie et Tchécoslovaquie) tiennent résolument au rapatriement forcé de tout enfant non-accompagné et non-juif de moins de dix-sept ans. Mais de nombreux adolescents refusent d'être rapatriés vers l'Est dans l'espoir de s'installer à l'étranger ou pour des raisons politiques, religieuses ou personnelles. Ces enfants ou bien mentent sur leur âge ou bien se voient contraints d'attendre dans les camps jusqu'à l'âge de dix-sept ans. De nombreux social workers de l'OIR ferment les yeux sur ces pratiques, affirmant que les adolescents doivent avoir leur mot à dire quant à leur propre futur24.

15 Pendant ce temps, un écart surprenant apparaît entre l'image des personnes déplacées et des enfants réfugiés relayée par la presse et les réalités démographiques de

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l’immédiat après-guerre. Beaucoup « d'enfants » déplacés, et plus particulièrement les enfants juifs, sont en fait des adolescents, les Nazis ayant avec efficacité exterminé ceux qui n'étaient pas en âge de travailler. Mais les images de réfugiés très jeunes continuent à circuler dans la presse et les brochures servant à lever des fonds, incitant ainsi des couples, en Amérique ou ailleurs, à être candidats pour leur adoption. Ils sont souvent déçus en découvrant que les petites filles blondes de trois ans sont en rupture de stock. Mme J. L. Young de Gavelston au Texas écrit par exemple à l'OIR en 1949 pour demander « deux petites filles âgées de quatre à dix ans. En ce qui concerne la nationalité, je préférerais qu’elles soient françaises, irlandaises ou écossaises. Je souhaiterais aussi qu'elles soient protestantes25 ». Un social worker américain qui cherche des foyers d’accueil aux États-Unis pour des enfants européens juifs remarque avec cynisme : « Quand les gens apprennent que les enfants sont 1) non adoptables 2) majoritairement des garçons 3) plutôt âgés et 4) de simples enfants et non des génies, il y a une forte déception et parfois retrait de la proposition d'offrir un foyer26. »

16 La guerre elle-même semble aussi accélérer le passage de l'enfance à l'âge adulte, surtout parmi les jeunes juifs27. Des années de malnutrition ont volé centimètres et kilos aux enfants juifs survivants et ils paraissent souvent plus jeunes que leur âge. La plupart d'entre eux ont manqué des années d’école. Mais, pour les social workers, les jeunes juifs qui ont survécu semblent terriblement plus mûrs et indépendants. Une pédiatre française conclut : « La maturité précoce, favorisée déjà par le terrain ethnique, est particulièrement développée par la vie aventureuse qu'ils ont menée. Les lourdes responsabilités, chacun tenant dans ses mains le sort de plusieurs autres, les charges de famille tombant sur leurs épaules, ne les incitent pas à s’asseoir sur les bancs de l'école ou à jouer à des jeux innocents, une fois la libération venue28. »

17 En effet, les social workers évoquent fréquemment l'incapacité des enfants réfugiés à jouer comme symptôme des profonds dégâts psychologiques qu'ils ont subis sous la persécution nazie.

18 Les social workers sont tous d'accord pour dire que ces enfants « qui ne ressemblent pas à des enfants » demandent une intense rééducation pour se remettre de leur expérience de la guerre. Ils font, de surcroît, le lien entre cette réadaptation morale et psychologique et la reconstruction, au sens plus large, de la stabilité et de la démocratie européenne. En 1950, Thérèse Brosse, rédigeant pour l'ONU une publication intitulée L'Enfance victime de la guerre, parle d'une occasion précieuse d’élever une nouvelle génération imprégnée de valeurs internationalistes et universalistes : « Mais il faut faire vite pour profiter des possibilités spéciales qu’offre l’après- guerre, car si cette soif internationale de la jeunesse, consécutive à l’effondrement de tant de forteresses mentales de l’adulte, n’est pas assouvie sur les bases saines d’une universalité sans restriction, elle risque de nouveau de s’étancher à la seule source limitée de groupement, restrictifs et, une fois de plus, de compromettre l’équilibre du monde29. »

19 Une autre organisation internationale, créée par Vera Stuart Alexander, recueille des fonds pour bâtir un sanctuaire pour enfants apatrides situé aux Antilles. Ce projet utopique vise à contrer le nationalisme en accordant la nationalité des Nations unies aux enfants réfugiés. La brochure pour cette collecte de fonds proclame : « Dans ce pays, un groupe d'hommes et de femmes sont déterminés à mener une expérience de citoyenneté mondiale afin d'éviter la guerre ; ils croient que les enfants, sans allégeance à une quelconque nation, auront la possibilité de voir chaque pays objectivement et sans préjugé. [...] Les enfants ont été les victimes d'un

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nationalisme étriqué et nous souhaitons que les Nations unies leur accordent un passeport signé et approuvé par les 55 nations de façon à ce qu'ils puissent travailler, voyager librement et s'installer n'importe où dans le monde. Après avoir perdu ce qui leur revenait de droit à la naissance, les enfants hériteraient au moins de la Terre30. »

20 L'individualisme est un élément encore plus central de la rhétorique d'après-guerre sur la reconstruction et la démocratisation de l'Europe. Mark Mazower observe que dans l'Europe Occidentale de l'après-guerre « la lutte contre Hitler a révélé l'importance des Droits de l’homme et du citoyen. En d'autres termes, dans les sphères juridique et politique, la tendance était de réaffirmer la primauté de l'individu sur l'État31 ». Mais cela n'a pas simplement impliqué une restriction des droits de l'État à enfreindre les libertés individuelles. Dans le domaine de l'éducation, cela a conduit à une campagne plus large visant à façonner des individus capables de se dresser face à l’État. L'appel d'Alice Bailey est exemplaire à cet égard. Elle déclare : « Laissez-nous envisager ce qui peut être fait dès que la guerre sera finie pour réadapter les enfants du monde. [...] N’oublions pas l'éducation répugnante prodiguée par les nations fascistes. [...] répugnante parce qu'elle néglige les droits de l'individu et exalte l'État à la place de la liberté de pensée32. »

21 Renforcer la démocratie européenne, aux yeux de nombreux militants humanitaires de l'après-guerre, ne consiste pas simplement à créer des institutions démocratiques et une économie stable. Cela requiert aussi une transformation de la psychologie de l’individu. Il n’est pas étonnant alors que les militants voient les enfants comme le point de départ naturel de cette rééducation. L’Unitarian Service Committee (USC), une organisation des Droits de l'homme créée en 1940 et affiliée à l'American Unitarian Association, lance un programme de santé mentale dans l'Allemagne d'après-guerre visant explicitement à cultiver l'individualisme chez les enfants allemands. Helen Fogg, qui dirige le programme, explique : « Les enfants et les jeunes, futurs adultes d'Allemagne [...] ont grandi, pour la plupart [...] aux prises avec des attitudes et des schémas, un climat psychologique et humain, qui constituaient des facteurs aussi puissants que les facteurs économiques et politiques lors de la montée d'un leader totalitaire. Ce climat actuel décourage la foi en l'individu qui est la première étape du self-government33. »

22 Le désir de renforcer l'individu dans l'Europe de l'après-guerre provoque des discussions plus larges sur où et comment l'individu se constitue précisément. Alors que certains réformateurs insistent sur le libre marché et que d'autres penchent pour des réformes constitutionnelles et juridiques, les psychologues, les social workers et les militants de la protection de l'enfance se tournent surtout vers la famille en tant que point central de l'identité individuelle. Cet accent mis sur la famille constitue un changement de priorité par rapport aux méthodes pédagogiques qui ont cours en Europe dans l’entre-deux-guerres. Dans le sillage de la première guerre mondiale, dans des environnements aussi divers que la France, l'Allemagne, l'Autriche, la Tchécoslovaquie, l'Italie et l'Union soviétique, les peurs liées à la délinquance juvénile, à la crise sociale et à l'éclatement familial ont inspiré des expériences pédagogiques utopiques, la plupart d'entre elles prenant place dans un cadre collectif. Si les réformateurs de l'entre-deux-guerres ne cherchent pas à remplacer la famille par une éducation collective, de manière générale, ils recommandent que des institutions suppléent et soutiennent la famille34. Des priorités nationalistes et collectivistes dominent aussi la politique sociale de l'Europe de l'entre-deux-guerres : politiciens et experts des politiques sociales, sur tout le continent, cherchent à augmenter la quantité

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et la « qualité » raciale des enfants à travers bio-politiques et eugénisme, ainsi qu'à mobiliser la jeunesse dans de nouveaux mouvements politiques de masse35. Cependant, après la seconde guerre mondiale, de nombreux militants humanitaires et politiques associent les pratiques d'une éducation collective et politisée au totalitarisme et se font les champions de l’éducation au sein de la famille au nom de la démocratisation et des Droits de l'homme. De plusieurs façons, ils regroupent sous la même bannière l'individu, la famille et la démocratie.

23 Tout d'abord, en Europe, durant et après la seconde guerre mondiale, les antifascistes décrivent l’enfer du nazisme comme une agression envers l'individu et la famille. Après la guerre, les anticommunistes perpétuent cette tradition, établissant un lien entre nazisme et communisme, en les accusant de détruire la sphère privée36. En 1938, Erika Mann, la fille de Thomas Mann, publie un exposé sur les méthodes éducatives de l'Allemagne nazie intitulé School for Barbarians (L'École pour les barbares : l'éducation sous les Nazis). « La destruction de la famille, écrit-elle, n'est pas un produit dérivé de la dictature nazie mais une partie du travail que le régime a dû faire pour atteindre son but – la conquête du monde. Si le monde doit tomber entre les mains des Nazis, le peuple allemand devra tout d'abord leur appartenir. Et pour que cela devienne une réalité, ils ne doivent appartenir à personne d'autre – ni à Dieu, ni à leur famille, ni à eux- mêmes37. »

24 Si les Nazis ont corrompu l'unité familiale, reconstruire la vie de famille traditionnelle après la seconde guerre mondiale relève à la fois de la dénazification et de la démocratisation38. Dans les représentations de la mémoire collective, les antifascistes associent le nazisme et la destruction de l'unité familiale, à travers l’image populaire de l'enfant dénonciateur. Les rumeurs sur les enfants informateurs des Nazis témoignent avec force de la destruction de la sphère privée qui leur était attribuée, de la nature totalitaire de leur pédagogie et de l’ironie du renversement du pouvoir dans les sociétés occupées. Le psychologue français Alfred Brauner prétend en 1946 que les enfants allemands endoctrinés ont « dénoncé, quand on leur a demandé, leur père resté loyal à son ancien parti politique et leur mère qui préfère croire un prêtre plutôt que le Führer. Ce sont les jeunes qui exécutent les ordres aveuglément et qui ont été préparés à cette soumission volontaire dès leur plus tendre enfance39 ».

25 La famille et l'individu sont aussi étroitement liés dans les théories émergentes du développement de l'enfant. La psychanalyse en particulier situe la formation du moi individuel dans les relations émotionnelles entre les parents et les enfants. Pour les social workers de l'UNRRA et de l'OIR ayant des connaissances en psychanalyse vers la fin des années 1940, la famille semble être la seule institution capable d'élever des enfants qui deviendraient des individus sains. Enfin, les pédagogues militants de l'après-guerre sont aussi guidés par une ancienne tradition libérale qui place la famille, contrairement à l'État, comme le fondement de la société civile, un domaine privé dans lequel les citoyens mâles et rationnels devraient être libres d'exercer leur autorité sur les « irrationnels » dont ils ont la charge (femmes et enfants), libérés de toutes entraves de la part de l'État. Restaurer la souveraineté masculine sur la soi-disant « sphère privée » est implicitement lié à la reconstruction de la société civile et de la démocratie en Europe40. Les travailleurs humanitaires d'Europe de l'Ouest considèrent ainsi le renforcement de la famille comme un moyen de cultiver l'individualisme et comme un antidote aux menaces fasciste et communiste dans l'Europe de l'après-guerre. Ils

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présentent la famille comme un sanctuaire apolitique symbolisant un « retour à la normalité » dans l’après-guerre41.

26 Cette course à la normalisation par la vie de famille n'est pas seulement imposée d’en haut par les politiciens, les chercheurs en sciences sociales et les militants humanitaires. Nombre de personnes déplacées voient le mariage, la famille et l'éducation des enfants comme autant de moyens de reconstruire une vie sociale et émotionnelle après la guerre. Jean Hershaw, dans ses rapports sur les enfants déplacés au sein du Centre international pour enfants de Prien, observe : « Dans beaucoup de cas, l'insécurité des jeunes et l’irrésistible besoin d'une famille et d'une certaine sécurité relationnelle trouvent leurs expressions dans les salutaires relations d’un mariage précoce42. » Charlotte Helman, une assistante sociale française, se rappelle « l'explosion de vie » parmi les juifs libérés de Bergen-Belsen pendant l'été 1945, où « beaucoup de jeunes filles âgées de quatorze, seize ans étaient enceintes, posant un problème à l’intérieur du camp43 ». Atina Grossmann avance que ce baby-boom juif représente une forme d'action personnelle et d'affirmation de la vie après l'Holocauste. Mettre au monde des enfants sur le sol allemand, dans les hôpitaux allemands, affirme- t-elle, peut même constituer une forme de revanche44.

27 Pour témoigner des valeurs familialistes et individualistes, les social workers de l'ONU promettent de garantir « l’intérêt supérieur de l'enfant » comme principe premier de la protection de l'enfance dans l'Allemagne occupée. Ils présentent même ce principe comme un refus des valeurs nazies. Se concentrer sur les intérêts de chaque enfant implique un rejet d'autres critères possibles pour prendre des décisions de protection sociale, comme l'intérêt supérieur de la Nation ou la création d’une race supérieure. D'autres organisations humanitaires américaines associent aussi le principe de « l’intérêt supérieur » au refus du racisme nazi. L'USC, par exemple, décrit son « approche par la santé mentale » du travail social comme un antidote au racisme nazi et à l'eugénisme. Gunnar Dybwad s'explique dans une brochure de l'USC datant de 1951 : « En lisant les rapports sociaux allemands ou en parlant aux enfants des travailleurs, on ne peut qu'invariablement rencontrer le terme Anlage, un trait ou une qualité hérités. Paresse, mensonge, vol et comportement sexuel déplacé sont tous facilement explicables et causés par l'Anlage de l'enfant. À cet accent mis sur l'importance des facteurs biologiques correspond un manque d’intérêt pour les valeurs émotionnelles et les relations familiales interpersonnelles. Pour un travailleur social allemand, un crime commis par un oncle semble avoir une signification plus importante que la qualité des liens affectifs qui unissent l'enfant à ses parents45. »

28 Les organisations comme l'USC lient les méthodes psychanalytiques aux idéaux universaliste et individualiste ainsi qu'à la reconstruction de la démocratie en Europe. En 1949, Clemens Benda, un émigré allemand, psychiatre d'Harvard travaillant pour l'USC, ne demande rien moins qu’un « Plan Marshall psychologique » en Allemagne46. Helen Fogg, qui dirige la division de l'USC s'occupant des programmes pour les enfants et les jeunes, écrit dans un mémo daté de 1951 que dans l'Allemagne de l'après-guerre, « les procédures et attitudes autoritaires [...] dominent encore trop la vie de famille, l'éducation à tous les niveaux, les institutions pour les enfants et les adolescents, les groupes de travail de jeunes, les agences de travail social et la société dans son ensemble malgré la sincérité de nombreux Allemands qui affirment que la “démocratie” est quelque chose qu'ils souhaitent47 ».

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29 La psychothérapie « moderne », basée sur des principes psychanalytiques, promet d'éradiquer les cicatrices psychologiques des enfants ainsi que le racisme latent et les attitudes antidémocratiques de la société allemande. Entre 1949 et 1953, l'USC promeut ces méthodes en organisant une série d’ateliers d’été pour les professionnels allemands de la protection sociale, dans un château situé juste à l'extérieur de .

30 Psychanalyse et unitarisme semblent former un tandem bizarre. Mais les unitariens, comme les travailleurs de l'UNRRA, insistent de façon explicite sur l'idée universaliste forgée au cœur des principes psychanalytiques, qui tend à transcender les divisions entre les classes sociales, les frontières, les langues et les cultures. Fogg raconte que les Allemands participant aux groupes de travail de l'USC accueillaient leurs confrères américains avec scepticisme. Comment des Américains riches pouvaient-ils comprendre les défis auxquels étaient confrontés des communautés et familles d'une Allemagne économiquement et socialement dévastée ? Assez vite cependant, « doute et rejet disparurent des discussions […] sur les besoins humains de base et sur le développement psychologique de la personnalité. Il devient alors évident que les problèmes soulevés n’étaient pas exclusivement allemands ou américains. Ils ne se limitèrent pas à une nation ou à une autre, mais sont plutôt d'ordre fondamental et touchent le monde entier48 ».

31 Les travailleurs de l'UNRRA font écho à ces thèmes universalistes : « Les groupes nationaux diffèrent selon l'accent mis sur les différents efforts ou échecs, explique un rapport de l'UNRRA de 1945 sur les conséquences psychologiques du déplacement. Néanmoins, les caractéristiques principales de la personnalité humaine – conscience et culpabilité, amour et haine, rivalité et amitié, amour-propre et sentiment d'infériorité – se trouvent être des constantes surprenantes. Ces caractéristiques sont longuement débattues dans le groupe de travail expérimental sur la famille49. »

32 Toutefois, même au sein d'un cadre de travail de psychanalyse universaliste, la signification de « l’intérêt supérieur » des enfants est loin d'être transparente. Parmi les social workers de l'UNRRA et de l'OIR, cet intérêt se définit en termes de réunification avec la famille biologique et de rapatriement des enfants déplacés vers leur pays d'origine ; la réunification des familles prenant le pas sur le rapatriement en cas de conflit entre les deux principes. Le principe de la réunification familiale est alors appuyé et popularisé par les recherches largement répandues d'Anna Freud (la fille de Sigmund) et de Dorothy T. Burlingham sur les enfants évacués de Londres durant la guerre. Freud et Burlingham concluent que si les enfants évacués sont plus à l'abri de la menace des bombes, des infections, de la malnutrition et de l’abandon que ceux qui sont restés dans la capitale, « toutes les améliorations dans la vie de l'enfant risquent d’être réduites à néant quand il s’agit, pour les obtenir, de quitter sa famille50 ». Ces principes, qui forment la base de la psychologie de l’ego, trouvent des applications pratiques quasi immédiates dans les camps de personnes déplacées de l'UNRRA après la seconde guerre mondiale. Thérèse Brosse s'inspire de Freud et Burlingham et affirme en 1946 que le soi-disant traumatisme de la guerre pour les enfants n’est pas dû à la violence et à la faim. Les enfants sont traumatisés essentiellement par la séparation d'avec leur mère. « Chez l’enfant victime de guerre on découvre que ce ne sont pas les faits de guerre eux-mêmes – tels que les bombardements, les opérations militaires – qui l’ont affecté émotionnellement ; son sens de l’aventure, son intérêt pour la destruction et le mouvement peuvent s’accommoder des pires dangers. »

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33 Ce qui affecte l’enfant, soutient-elle, « c’est la répercussion des évènements sur ses liens affectifs familiaux […] et par dessus tout l’arrachement brusque à sa mère51 ». Il est important de garder à l'esprit que les social workers de l'UNRRA et de l'OIR ne sont pas des psychanalystes professionnels. C’est plutôt à travers de vagues considérations sur l'importance des expériences précoces de l’enfance et de l'attachement maternel dans le développement de l'adulte que les idées psychanalytiques donnent forme au travail avec les enfants déplacés. Cela signifie qu’en général, la politique de l'UNRRA et de l'OIR privilégie les familles d'accueil (le placement familial) par rapport au placement collectif pour les enfants orphelins ou abandonnés. Pour citer Dorothy Macardle, « les psychopédagogues sont en général d'accord avec la conclusion rabâchée par le Dr Anna Freud : pour les jeunes enfants, même un foyer médiocre est préférable à la meilleure des garderies collectives52 ».

Défis collectivistes

34 Les idéaux familiaux du travail social d’orientation psychanalytique ne font pas l’unanimité dans l'Europe de l'après-guerre. Ils se trouvent souvent confrontés à l'orientation plus collectiviste des politiciens et pédagogues d'Europe continentale. Les solutions familiales posent aussi le problème spécifique des enfants juifs qui n'ont souvent plus de famille dans laquelle retourner53. Ces conflits s'expriment vigoureusement dans les travaux et les écrits d'Ernst Papanek, socialiste autrichien et psychologue adlérien, directeur de centres pour enfants juifs réfugiés gérés par l'Œuvre de Secours aux Enfants (OSE) en France pendant la seconde guerre mondiale. Après la guerre, il dirige aussi les actions de l'USC pour les enfants déplacés en Europe. Alors qu'Anna Freud décrit la séparation des enfants de leur mère comme la cause universelle des dysfonctionnements psychologiques, Papanek affirme que dans le cas particulier des enfants juifs, la collectivité des maisons pour enfants offre une sécurité et un confort nouveaux : « Les enfants décrits par Anna Freud n'ont jamais [...] vécu des situations dangereuses durant lesquelles ils ne pouvaient compter sur leurs parents ou trouver de l'aide et un abri auprès d’eux. Les enfants réfugiés de la persécution nazie présentent un tout autre visage [...] Les enfants réfugiés dans nos maisons, en France [...] ont laissé derrière eux des familles qui, face au danger, n'étaient pas capables de leur offrir protection ou sécurité. Il paraît évident que la séparation de ces enfants d'avec leurs parents dans une situation si tragique ne peut pas les laisser avec un sentiment d’avoir perdu sécurité, protection ou abri. Ces enfants ont plutôt l'impression d'être dorénavant dans un environnement moins terrifiant, plus à même de gérer leurs problèmes – et ainsi, plus protecteur54. »

35 Papanek n'est mu par aucun but politique, sioniste ou nationaliste. Au contraire, il est convaincu que parce que les enfants juifs ont été persécutés en tant que membres d'un groupe, ils ont besoin d’une communauté thérapeutique de pairs ayant vécu des traumatismes similaires afin de se remettre de leurs expériences. Par conséquent, il remet en question les fondements universalistes des théories psychanalytiques en insistant sur les besoins spécifiques des réfugiés juifs. « Le traitement de groupe est toujours indiqué quand une névrose de masse a été créée par un traumatisme vécu en commun », soutient-il55. « Placer l'enfant dans un foyer décent, chaleureux, familial ne suffira pas. Plus que tout autre enfant, il doit de nouveau acquérir le sentiment d'être accepté, de faire partie d'un groupe56. »

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36 En approfondissant, on constate que ce point de vue reflète la formation de Papanek en tant que psychologue adlérien et l'influence des traditions collectivistes et socialistes du mouvement éducatif réformateur de l’Autriche de l'entre-deux-guerres. Papanek appartient à la seconde génération du mouvement réformateur pédagogique austro- marxiste qui débute par le mouvement Freie Schule de Karl Seitz au début du siècle à Vienne. Seitz et ses adeptes luttent contre les influences cléricales et du christianisme social dans le système éducatif public autrichien. Le mouvement se poursuit sous la Première République, animé par le pédagogue réformateur socialiste Otto Glöckel. Les idéaux individualistes et collectivistes sont interdépendants dans les visions pédagogiques et psychologiques de ces réformateurs. Ils voient l'école et les autres formes collectives d'éducation comme un moyen permettant d'instruire des individus émancipés et rationnels à la forte personnalité qui seraient capables de s'engager dans la lutte des classes et de faire face aux ennemis traditionnels des Sociaux-Démocrates autrichiens, comme l'Église catholique et les Sociaux-Chrétiens57.

37 La « psychologie individuelle » d'Alfred Adler est très influente chez ces réformateurs, en particulier dans le mouvement de la réforme scolaire et les nouvelles cliniques municipales d'aide à l'enfance dans l'Autriche de l’entre-deux-guerres. Adler, psychologue autrichien, rejette le fondement biologique des théories du moi de Freud, avec leur insistance sur les instincts naturels et les pulsions. Au lieu de cela, il insiste sur le rôle de l'environnement et de la communauté dans le développement de la personnalité humaine. En opposition avec la vision freudienne de la société en tant qu'institution « dont nous craignons l'autorité et au nom de laquelle nous avons mené tant de répressions, explique Papanek, [l'école adlérienne soutient que] seule la communauté peut transformer un être biologique en être. […] L’être humain que l’on devient n'est pas biologiquement prédéterminé58 ».

38 Papanek fuit aux États-Unis en 1940. Là, il découvre que son orientation communautaire se heurte aux approches psychanalytiques qui ont la faveur des social workers américains. Ses projets de fonder des homes d’enfants aux États-Unis sont rejetés catégoriquement au profit du placement d'enfants réfugiés dans des familles d'accueil59. Sur 870 enfants non-accompagnés, officiellement parrainés par le gouvernement américain par le biais de la Commission pour la protection des enfants européens en 1941, 801 sont placés dans des familles d'accueil et seulement 69 font l’objet d’une prise en charge collective. Il se souvient d'une conférence à la School of Social Work de New-York, en 1942, où il est violemment pris à partie : « Je ne savais pas que le terme institution avait une connotation si fâcheuse dans ce pays – sûrement parce qu'il rappelle le mot institutionnalisation qui n'a pas d'équivalent en Europe. ‘Ce n'est pas notre façon de faire dans ce pays !’ m’ont-ils répliqué en hurlant. Aux États-Unis, les enfants ne sont envoyés dans des institutions que s'ils sont punis ou à cause d'une incapacité flagrante à faire face à la vie et au monde extérieur. […] Le foyer familial est la seule institution sacrée aux États-Unis. J'aurais dû comprendre cela60. »

39 Pendant ce temps, en 1943, Papanek mène des recherches élargies sur les enfants réfugiés d'Europe et tente d'enquêter sur leurs attitudes en regard de leur nouvelle expérience de séparation et d’éducation collective. Il n'est guère surprenant que de nombreux enfants, surtout des enfants juifs, expriment de la douleur, leur mal du pays et des angoisses au sujet de la sécurité de leur famille et de la séparation d'avec les parents. Toutefois, un nombre étonnant d'enfants voient positivement leurs expériences d’émigration et d'éducation collective, qu'ils décrivent comme une

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aventure. En réponse à la question « Comment vous êtes-vous sentis en quittant votre pays natal ? », un jeune garçon autrichien de seize ans écrit : « J’étais curieux de savoir à quoi ressemblait le reste du monde. J'étais plutôt content de devoir partir parce que sans l'invasion d'Hitler, je n'aurais jamais pu voir le monde. » Une fille de quinze ans répond : « Mon premier aperçu de la liberté m'a ennivrée. » Beaucoup d'enfants réfugiés chantent les louanges de la solidarité qu'ils ont connue dans les maisons pour enfants. « Ce que j'aime, c'est qu'il n'y a pas de différence. […] Tout le monde se lève à la même heure le matin ; tout le monde mange la même chose ; qu'on soit pauvre ou riche, ça ne change rien. Et j'adore être avec d'autres enfants », explique une fille autrichienne âgée de onze ans. Un Allemand de dix-huit ans insiste en toute simplicité : « Chaque enfant devrait être placé dans une institution pendant quelques temps61 ! »

40 Aux États-Unis, entre-temps, les social workers qui s'occupent d'enfants réfugiés rapportent des résistances obstinées à leurs méthodes « individualistes ». En 1948, Deborah Portnoy, une représentante de l'EJCA (European Jewish Children's Aid) travaillant sur le terrain, et qui s'occupe de placer des enfants juifs réfugiés dans des familles d'accueil, se plaint : « L'assistant social essaie d'individualiser mais les adolescents européens réagissent comme un groupe. Ils conservent leur psychologie de “meute”62. » Ses observations reflètent les stéréotypes antisémites de l’époque sur le « clanisme » juif. L'EJCA essaie aussi de lutter contre la mentalité de « meute » des enfants juifs réfugiés et encourage l'assimilation en les plaçant à l’extérieur de New-York (loin des autres réfugiés juifs), une politique très impopulaire chez les enfants qui recherchent au contraire la compagnie d'autres réfugiés63. Mais, à force d’essais et d'erreurs, l'EJCA en arrive elle-même à la conclusion que les enfants juifs placés chez des membres de leur famille vivant aux États-Unis s'adaptent plus difficilement que ceux placés dans des centres ou des familles d’accueil. « Ces expériences nous ont appris que le simple fait d'être de la même famille ne suffit pas à assurer un placement heureux », constate un social worker américain en 1943. En 1948, l'EJCA note qu'entre un tiers et la moitié des placements chez des membres de la famille sont des échecs64.

41 Papanek n'est pas le seul à critiquer les solutions familialistes. Les personnes déplacées d'Europe de l'Est elles-mêmes et les agences juives expriment aussi leurs doutes quant à la valeur réparatrice de la famille pour les jeunes réfugiés. Même si elles sont souvent motivées par des visées nationalistes ou politiques, elles parlent aussi le nouveau langage de la réadaptation psychologique et de l’intérêt supérieur de l'individu. À Munich, en 1945, les dirigeants yougoslaves demandent que mille enfants yougoslaves déplacés dans la zone américaine d'Allemagne soient séparés de leurs propres parents vivant dans des camps de personnes déplacées pour être placés dans des camps réservés aux seuls enfants. « Ces enfants sont contraints de vivre dans des grandes pièces communes, pas seulement avec leurs parents, mais aussi avec des étrangers, dans la promiscuité avec des couples qui vivent en concubinage, où l'alcool et le jeu de cartes règnent en maîtres, ainsi que la dépravation, le marché noir et les éternelles querelles. […] Le seul moyen de protéger nos jeunes contre un tel avenir est de créer un camp qui leur soit réservé, où ils seraient éduqués physiquement, moralement et intellectuellement », insistent-ils65. »

42 En réponse à la plainte des Yougoslaves, Eileen Davidson, un officier responsable de la protection de l'enfance de l'UNRRA, en appelle à la responsabilité des parents :

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« Les parents yougoslaves vivant dans ces centres devraient eux-mêmes prendre la responsabilité de mettre en place une atmosphère plus saine pour leurs enfants. […] Un esprit d'entraide doit exister au sein de la communauté66. »

43 Les nationalistes d'Europe de l'Est ont peut-être préféré l'éducation collective à l'éducation individuelle pour des raisons politiques mais le manque de responsabilité parentale qu’on attribuait aux personnes déplacées est une inquiétude sérieuse pour les travailleurs humanitaires de l'ONU. C'est pourquoi, alors qu'ils célèbrent la famille idéale comme la clé de la réadaptation de l'après-guerre, les social workers de l'ONU s'inquiètent de la capacité réelle des parents déplacés, surtout de celle des mères, à prendre soin de leurs enfants dans les conditions de l'après-guerre. Beaucoup de représentants de l'UNRRA et de l'OIR qui s'occupent d'enfants font part, en privé, de leur crainte que les nouvelles institutions internationales pour la protection de l'enfance ne facilitent l'abandon et la négligence plutôt que la réunification et la stabilité familiales. Par exemple, les assistants sociaux rapportent que de nombreux enfants polonais sont abandonnés par leur propre mère après la guerre dans les camps de personnes déplacées ou auprès des institutions ou de familles allemandes. « Dans cette vie de détresse qu'elles [les femmes déplacées] ont menée ces dernières années, l'instinct maternel a grandement souffert », déplore, en juin 1948, Yvonne de Jong, une représentante du service de soins pour enfants de l'OIR67. Les responsables de la protection de l'enfance dénoncent ce qu'ils perçoivent comme un taux alarmant de naissances illégitimes, de négligences et d'abandons dans les camps. « Des cas isolés font état d'enfants tués à la naissance ; il y a des exemples de négligence flagrante par privation de nourriture et l’on compte un nombre considérable de cas d'enfants abandonnés ou de mères ayant montré qu'elles ne souhaitaient en aucun cas assumer la responsabilité de leur enfant », signale un travailleur de l'UNRRA en 194668.

44 Les social workers de l'ONU ne se tournent cependant pas vers l'éducation collective pour soutenir ou remplacer des familles de réfugiés fragilisées. Au lieu de cela, leurs inquiétudes sur les capacités maternelles des femmes déplacées inspirent des programmes de réadaptation genrés qui se concentrent sur le développement des aptitudes ménagères chez les filles et parmi les femmes réfugiées, dans le dessein de renforcer la famille. Ces programmes se fondent sur la conviction très répandue que les expériences des femmes en temps de guerre dans les camps, les ghettos et les baraquements n'étaient pas seulement déshumanisantes – mais aussi profondément déféminisantes69. Pour certains observateurs, les expériences des femmes représentent des formes spécifiques de victimation et de traumatisme liées au genre. D'autres, cependant, présentent la prétendue déféminisation en temps de guerre dans les camps et les baraquements comme une source menaçante de désordre social. Toutefois, dans un cas comme dans l'autre, le « traitement » recommandé est le même : cultiver les différences de genre au nom de la psychologie individuelle et de la réadaptation sociale.

45 La réadaptation des femmes déplacées se concentre souvent sur le corps. Les femmes déplacées et les social workers qui les observent citent souvent les conditions d'hygiène lamentables et l'absence d'intimité dans les ghettos, les camps et les baraquements pendant la guerre comme particulièrement dégradantes pour les femmes et les filles. Les autorités inquiètes suggèrent que parce que les femmes étaient obligées d'abandonner leur intimité et leur propreté corporelle pendant la guerre, elles « se laissaient aller » sur une pente glissante qui se terminait presque immanquablement par l'abandon de toute vertu morale et sexuelle. « Il y a des femmes sales dans les baraques. […] Elles dorment vêtues de leur robe, ne se lavent jamais et c'est parce qu'il

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n'y a pas de serviette, pas de savon et pas d'eau chaude dans les camps ; elles font salle de bain commune avec les hommes russes et le moral est au plus bas », signale un ouvrier français travaillant en Allemagne en 1947 à un représentant du gouvernement français. Les chambres partagées et l'absence de supervision parentale encouragent la destruction de la famille, s’inquiètent les autorités françaises qui citent le témoignage d'un autre jeune ouvrier de Berlin ayant écrit : « La famille ne sert plus à rien. Les hommes ont des maîtresses pour satisfaire leurs désirs et les enfants grandissent dans des garderies70. » Après la guerre, une social worker installée à Berlin prétend qu'un exceptionnel déclin de l'instinct maternel a frappé les Françaises employées en Allemagne. « L'instinct maternel est complètement mort chez certaines d’entre elles, se lamente-t-elle. La vente d'enfants aux Allemands est une pratique courante et selon nos dernières informations, un enfant vaut au moins 700 Marks71. »

46 Dès 1944, les militants internationaux spéculent sur le fait que le rapatriement de ces femmes demanderait une réadaptation morale et psychologique pour qu’elles se remettent de l'expérience du déplacement. Au sein de l'UNRRA, un comité spécifique est créé pour étudier les besoins spécifiques des femmes et des filles rapatriées. Ce groupe associe la reféminisation des femmes de retour des camps et des travailleuses enrôlées de force à la lutte plus large pour la démocratisation, en insistant : « C'est important pour plusieurs raisons et cela donnera l'occasion de démontrer le contraste avec la philosophie nazie qui n'a pas tenu la femme en très haute estime. » Les programmes de rééducation genrés visent à atteindre le corps et l'esprit et cherchent explicitement à cultiver les capacités ménagères des femmes. « Pour l'organisation de la maison, pour la préparation et le service de la nourriture et pour toutes les activités professionnelles, il doit être possible de trouver plusieurs débouchés pour les intérêts que les femmes portent à la maison qui auront un effet de réadaptation important », suggère le rapport. On traite le traumatisme de guerre des femmes par de généreuses portions de beurre et de graisse, la distribution de coupons de tissu et de nécessaires de couture, l’usage de savon et de nécessaires de maquillage ainsi que par l’attribution de chambres à coucher et de toilettes individuelles : « Les quartiers pour femmes des centres de regroupement doivent fournir autant d'espaces privatifs que le permettent les locaux, afin de stimuler la propreté individuelle et un intérêt soigné pour l'apparence physique. […] Une simple salle de travail avec des accessoires pour coudre, raccommoder et repasser ainsi que le minimum vital pour se coiffer serait grandement appréciée des femmes et des filles et serait une vraie valeur ajoutée pour celles qui sont déprimées ou inquiètes pour l'avenir72. »

47 L'UNRRA met en place un programme de réadaptation similaire dans les camps pour enfants de l'OIR à la fin de la guerre, en réponse aux constats alarmants sur les faibles aptitudes domestiques des jeunes filles réfugiées. En 1948, Vinita Lewis, une responsable de la protection de l'enfance de l'OIR, prévient que les filles du camp pour enfants d'Aglasterhausen en Allemagne sont trop égoïstes. Elles manquent de cet instinct naturel de sacrifice propre aux femmes sans parler des connaissances domestiques de base nécessaires pour leur future vie d'épouse et de mère de famille : « Elles n'ont pas l’occasion d'apprendre à faire attention à quelqu'un d'autre qu'elles-mêmes. Elles compensent en développant des amitiés avec d'autres filles de leur âge. Ce serait une très bonne chose si cela pouvait être redirigé et se développer entre deux personnes de sexe opposé, parce que cela formerait une très bonne base relationnelle pour un mariage réussi. […] Peu de filles ont eu la chance de recevoir une éducation ménagère. […] Les filles ne savent pas frotter un sol ni

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laver des kilos et des kilos de linge. […] Quand les filles sortiront d'Aglasterhausen, elles se retrouveront avec des personnes qui attendent d'elles de pouvoir accomplir ce que savent faire les autres filles et jeunes femmes. On ne les excusera pas parce qu'elles ont vécu dans des camps de personnes déplacées ou dans des centres d'accueil pour enfants pendant les années de guerre73. »

48 Une fois de plus, les travailleurs humanitaires associent le rétablissement de la famille, et plus particulièrement des rôles domestiques traditionnels, à la réadaptation psychologique des individus déplacés. Mais leurs angoisses au sujet des capacités des jeunes filles déplacées à s'occuper des autres reflètent une panique morale omniprésente sur les effets de la guerre et des migrations forcées sur les enfants et les jeunes et, implicitement, sur la civilisation européenne dans son ensemble. La nature « primitive » des enfants déplacés est une source d’inquiétude répandue chez les pédagogues, les psychologues et les journalistes de l'après-guerre. Ernst Papanek réfléchit, peu après la fin de la guerre : « les mœurs et la moralité, les relations entre les sexes, les droits et les devoirs des individus dans une société normale devront être acquis en commençant par le début par les enfants et les jeunes qui ont grandi dans une vie anormale de terreur et de peur. Les pulsions que la société des Hommes a sublimées pendant des millénaires ont ressurgi dans leur forme bestiale chez ces jeunes74 ». Les travailleurs de l'UNRRA sont d'accord et suggèrent que même les adultes réfugiés « régressent » à un état primitif, enfantin, face aux tensions nerveuses dues au déplacement : « Les formes acquises de civilisation s'effacent facilement et la perte des convenances culturelles est un des premiers symptômes que l'on peut observer chez les personnes déplacées. Ils n'ont plus aucun contrôle sur eux-mêmes ; les freins ont lâché. […] Les moyens pour se maintenir propre leur sont refusés ; les personnes n'ont plus aucun intérêt pour l'hygiène. Elles se lavent moins, ne font plus attention à leurs vêtements personnels et elles sont plus dépenaillées que ne le voudraient les circonstances. Traditions et formes sont négligées, le sentiment de honte disparaît. Enfin, leur attitude devient plus brutale et plus enfantine75. »

49 À travers l'Europe de l'après-guerre, les pédagogues militants s'inquiètent du fait que les enfants (et les adultes) aient été profondément corrompus par l'univers moral chaotique des champs de bataille, de l'effort de guerre, du marché noir et des camps de concentration. Beaucoup expriment un profond pessimisme quant à la possibilité d'un rétablissement psychologique (par opposition au redressement physique) pour les enfants et les jeunes Européens et, par extension, un profond pessimisme sur l'avenir de leurs communautés religieuse et nationale respectives76. Partout on signale que les enfants et adolescents juifs, en particulier, sont méfiants et soupçonneux envers toute forme d'autorité. Pendant une visite à Buchenwald, en 1945, la spécialiste de la protection de l'enfance de l'UNRRA, Gwen Chesters, observe : « Ils n'ont que peu de souvenirs d'une autorité sage ou juste. Et même s'ils ont obéi à une autorité, ils l’ont fait remplis de ressentiment77. » Les jeunes Juifs de retour de Buchenwald semblent être en bonne condition physique après que leurs libérateurs américains les aient copieusement nourris. Mais ils sont mentalement très marqués comme le rapporte Robert Job, de l'OSE française : « Il n'y avait pas de limite à leur gloutonnerie et, étant donné qu'il leur a fallu un certain temps avant qu'ils ne réussissent à se débarrasser des habitudes du camp, ils empochaient les restes de nourriture dans de telles quantités qu'ils n’auraient jamais pu les avaler. Cette nourriture était découverte plus tard parmi leurs affaires, sous les matelas, entre les couvertures et témoignait de leur déséquilibre et de leur désarroi. […] Leur impatience prend toutes les formes imaginables ; ils sont

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exigeants sur tout ; ils estiment avoir suffisamment souffert et assez travaillé. Ces jeunes ont atteint une maturité précoce dans les camps de concentration ; mais n'oublions pas que leur éducation, leur formation […] est restée au point mort78. »

50 Jean Hershaw, de l'UNRRA, répercute ces observations en des termes plus critiques. « Une attitude au travail déplorable, triche, manque de respect pour la propriété d'autrui, avidité, contrefaçon occasionnelle et mensonge, agressivité et timidité extrêmes ainsi qu'un comportement sexuel anormal marquent leur conduite », tel est son diagnostic après sa visite aux enfants juifs du Centre international pour enfants de Prien en 194779.

51 Reciviliser ces enfants (et les adultes se comportant comme tels), aux yeux des travailleurs de l'UNRRA, passe par le rétablissement du respect et de l'acceptation de l'autorité, anéantie par la guerre. Un guide datant de 1945 à l'intention des travailleurs de l'UNRRA suggère qu’ils vont devoir assumer un rôle parental avec leurs protégés : « Dans leur relation à l'autorité, de telles personnes [les réfugiés] ont tendance, du moins en partie, à adopter des attitudes de dépendance de l'enfance. La réhabilitation du processus par lequel ils peuvent regagner leur indépendance d'adultes doit du coup être basée dans une large mesure, comme c'est le cas des enfants, sur l'existence du respect et de l'affection à l’égard de l'autorité qui dirige leur vie. Là où l'autorité est acceptée, le processus nécessaire de sevrage, l'imposition de tâches et de responsabilités sont acceptés ; l'indépendance et le self- control peuvent alors être reconquis sans difficulté. Là où il n'y a pas de respect pour l’autorité […] il y a au mieux une acceptation éphémère et forcée de la discipline mais pas de développement du self-control essentiel pour un retour à la société civilisée80. »

52 Quand les réfugiés échouent dans la reconquête « du self-control essentiel au retour à la société civilisée », beaucoup de social workers américains et britanniques rendent finalement les enfants responsables de leur situation. Ils utilisent ainsi de tels cas pour affirmer, à nouveau, la validité des principes universels de la psychanalyse. Sous cet angle, tous les réfugiés et les survivants ont souffert. Mais certains ne réussissent pas à reconquérir un équilibre psychologique après la guerre. Les premières expériences de l'enfance sont supposées expliquer ces cas d'échec de la réadaptation. Par exemple, en 1948, Marcel Kovarsky, directeur exécutif de l'Association pour la protection des enfants juifs de Saint-Louis, raconte ses expériences frustrantes avec Anna, une jeune tchèque juive de dix-sept ans, survivante d'un camp de concentration. Il entre dans les détails : « Tout le monde aime Anna et essaie de l'aider. Malgré cela, sa réadaptation, comparée à celle d'autres enfants qui ont vécu des privations similaires, est particulièrement difficile. Elle apprend l'anglais lentement et se plaint que les professeurs ne s’intéressent pas à elle. […] Elle critique sa chambre et la nourriture servie dans son foyer d'accueil et elle est particulièrement exigeante en ce qui concerne les vêtements. »

53 L’incapacité d'Anna à s'adapter à la vie à Saint-Louis, commente Kovarsky, n'est pas le produit de ses expériences traumatisantes dans les camps de concentration mais est plutôt due à une petite enfance trop choyée : « Anna était une enfant gâtée par ses parents, qui, selon ses propres dires, cédaient à ses moindres caprices. […] Elle a toujours eu un penchant particulier pour la nourriture et après sa libération, mange tellement qu'elle a atteint le poids de 72 kilos. Nous étions enclins à accepter ceci comme une réaction normale après le camp de concentration jusqu’à ce que nous ayons noté son expression joyeuse lorsqu'elle décrivait les fruits et légumes merveilleux qu'elle mangeait, frais cueillis

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de la ferme, quand elle était enfant. En nous penchant sur son histoire, nous avons constaté que la capacité d'Anna à obtenir ce qu'elle voulait en provoquant la pitié des gens précède de nombreuses années son expérience de réfugiée. Nous reconnaissons que c'est une fille, par essence, émotionnellement immature et intellectuellement inadaptée qui continue à chercher quelqu'un qui la traitera comme une jeune enfant, comme le faisaient ses parents. Elle ressemble beaucoup plus à une adolescente inadaptée que des agences voient tous les jours qu'à l'image que l'on se fait d'un survivant de la barbarie nazie, fort et autonome, même si c'est pourtant le cas. Ce n'est qu'en prenant conscience de tout cela que nous serons capable d'aider Anna et ceux qui lui ressemblent à devenir des adultes mûrs et responsables81. »

54 Robert Collis, un pédiatre irlandais qui s'est occupé de 500 enfants libérés du camp de concentration de Belsen, tire des conclusions similaires. Il observe « les différences les plus inattendues dans les réactions d'enfants ayant vécu [...] le même traumatisme mental et la même perte de sécurité », et il s'intéresse aux relations familiales des enfants dès leur plus jeune âge pour expliquer ces différences : « Il a été dit qu'un enfant qui n'a pas été satisfait par ses tétées, peut-être associé à un sevrage malheureux, peut montrer plus tard dans la vie des symptômes associés à la perte de sécurité et au rejet alors qu'un enfant qui a été nourri au sein de façon satisfaisante, et a été sevré correctement, fera preuve d'autonomie et d'assurance. […] J'ai l'impression, après avoir étudié nombre de ces enfants, que la vie qu'ils ont vécue dans leur foyer maternel a une importance majeure sur leurs réactions ultérieures, une fois leurs parents tués, leur maison détruite et après avoir été eux- mêmes exposés à l'horreur dans sa forme la plus extrême82. »

55 Ces points de vue renforcent une éthique maternaliste plus marquée dans l'Europe de l'après-guerre. Dans le cas d'une enfant déplacée en apparence normale, Collis conclut : « Si la mère a fait défaut à l'enfant à un moment déterminé, alors les séquelles auraient pu s'avérer trop importantes pour les capacités de récupération mentale de l'enfant et elle aurait pu devenir une de ces malheureuses pour lesquelles on ne peut plus rien faire83. »

56 L’engagement en faveur de la prise en charge des enfants déplacés et réfugiés devient ainsi le lieu de débats fondamentaux sur la nature du trauma, les conséquences psychologiques de la séparation des enfants de leurs parents, les valeurs familiales contre l'éducation collective et sur la nature du développement moral et psychologique de l’homme. Si la famille représente la promesse de restaurer la stabilité et la « normalité » des sociétés déchirées par la guerre dans l’Europe de l'après-guerre, il paraît évident aux travailleurs de l'UNRRA et de l'OIR que les enfants et les femmes déplacés doivent tout d'abord être rendus à la famille. Mais la famille n'est pas la seule source d'identité que les acteurs humanitaires cherchent à cultiver chez les enfants réfugiés. Ils s'accordent de plus en plus à dire que les jeunes réfugiés ont besoin d’un ancrage national stable afin de recouvrer leur santé et leur stabilité psychologique.

Renationaliser et rapatrier les enfants d'Europe

57 Les idéaux psychanalytiques et familiaux déployés par les social workers des Nations unies semblent refléter la légende familière de l'américanisation dans l'Europe de l'après-guerre. Mais ils intègrent aussi les traditions nationalistes des pays d'Europe Centrale et d'Europe de l'Est dans leurs propres concepts émergents de Droits de l'homme et de démocratie. Les social workers de l'UNRRA et de l'OIR en particulier, voient la renationalisation comme un élément essentiel de la réadaptation des enfants

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déplacés. En effet, les enjeux familiaux et nationalistes sont souvent difficiles à séparer dans l'Europe de l'après-guerre. Comme le suggère l’exemple du baby-boom juif, « remplacer les morts » a un sens particulier et urgent pour les Juifs européens après l'Holocauste, mais les politiques natalistes sont monnaie courante sur le continent. Chaque gouvernement européen cherche à remplacer ses soldats et ses civils morts, à retrouver ses « enfants perdus » et à garantir la main d’œuvre nécessaire à la reconstruction. Ces soucis engendrent aussi une compétition endiablée entre nations européennes pour rapatrier les enfants déplacés et les orphelins de guerre ou les réclamer en tant qu'immigrants. Les demandes nationales pour le rapatriement d'enfants déplacés sont particulièrement véhémentes en Tchécoslovaquie, Pologne et Yougoslavie où les représentants officiels dépensent une énergie phénoménale pour récupérer depuis le sol allemand les enfants soi-disant perdus, au nom de la justice de l'après-guerre. Mais à l'Ouest, les fonctionnaires français inquiets du manque de main- d’œuvre, du faible taux de naissances et de la surpopulation en Allemagne voient aussi les enfants déplacés comme une possible aubaine démographique. Pierre Pflimlin, sous- secrétaire d'État au ministère de la Santé publique et de la population, suggère en 1946 que les enfants déplacés d’Allemagne représentent une « transfusion sanguine » de valeur qui pourrait remplacer les morts et ainsi contrer une prétendue « menace d'extinction » planant sur la nation française : « Pendant la guerre, l'Allemagne était une gigantesque prison, où les hommes de toutes les nations d'Europe se sont côtoyés. […] Le mélange des hommes sans précédent a laissé des traces – des enfants sont nés. Beaucoup d'enfants. Du sang français coule dans les veines d’un grand nombre d’entre eux. D'un point de vue démographique, l'enfant est l'immigrant parfait parce qu'il constitue un atout humain dont la valeur est d'autant plus certaine que son intégration est garantie. Il est impossible de dire la même chose d'un immigrant adulte84. »

58 Que ce soit au niveau pragmatique ou idéologique, les soi-disant Droits de l'homme promus par les responsables de l'ONU dépendent de la citoyenneté nationale. Aux yeux des spécialistes de l'enfance de l'ONU, des gouvernements de l'après-guerre en Europe de l'Est et de nombreuses agences juives, rendre les enfants à la collectivité nationale est un acte essentiel dans les campagnes menées pour démocratiser et dénazifier l'Europe de l'après-guerre ainsi que pour la réadaptation psychologique individuelle des jeunes déplacés. Dans le domaine des politiques, cela signifie que l'UNRRA et l'OIR respectent en général les demandes faites par les États-nation pour le rapatriement de « leurs » enfants, privilégiant ce retour par rapport à une installation dans un autre pays. La grande majorité des personnes déplacées en Europe se plie avec entrain à ces politiques. Entre mai et juin 1945, les Alliés rapatrient 5,25 millions d'Européens, soit environ 80 000 personnes par jour. Cependant, tout le monde ne monte pas si volontiers dans les trains de rapatriement. En février 1945, les Alliés signent les accords de Yalta, et s'accordent pour rapatrier les citoyens soviétiques se trouvant dans les zones occidentales d’occupation. À la fin de septembre 1945, 2.272.000 personnes déplacées sont retournées en Union soviétique ; nombre d’entre elles y sont forcées. De tous les civils et prisonniers de guerre rentrés en Union soviétique au 1er mars 1946, on estime que 6,5 % ont été « dénoncés au NKVD » (et probablement exécutés) et 14,48 % enrôlés pour un travail forcé immédiatement après leur arrivée, selon les statistiques du gouvernement soviétique85.

59 Les rapatriements forcés des zones occupées par les Américains et les Britanniques diminuent à la fin de l'année 1945 et se terminent officiellement en 1947, au début de la

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guerre froide. Déjà en septembre 1945, approximativement 1.325.000 personnes déplacées venues d'Europe de l'Est et qui ne veulent ou ne peuvent pas rentrer chez elles s’entassent dans les camps de l’OIR. En juillet 1947, un noyau dur de 650.000 personnes déplacées est placé sous la responsabilité de l'OIR. Les enfants non- accompagnés forment une petite partie de ce noyau dur, mais leur destin est âprement contesté dans un contexte de guerre froide naissante. En juin 1947, l'OIR signale que sur 16.800 enfants isolés recensés dans les zones britanniques et américaines, 6.871 ont été rapatriés (surtout vers l'Europe de l'Est), 1.889 (principalement des enfants juifs) ont été réinstallés. 3.793 autres (dont 2.400 enfants juifs) ont « disparu », 1.138 sont devenus adultes et 1.073 ont été remis à la famille. Les autres restent sous la garde de l'OIR, leur destin dépendant de batailles juridiques très largement médiatisées86.

60 Officiellement, seuls les représentants légaux du pays de naissance de l'enfant ont le pouvoir d'approuver les décisions sur l'adoption, la réinstallation ou le rapatriement d'un enfant non-accompagné. De plus, selon les lois polonaise, yougoslave, soviétique et tchèque, les enfants d'Europe de l'Est orphelins ou abandonnés ne peuvent être légalement adoptés par des familles d'accueil d'une nationalité différente87. Ces « droits » collectifs et nationaux des enfants sont fermement ancrés dans les convictions des travailleurs de l'ONU eux-mêmes, qui ont assimilé le fait que l’enfant, en Europe centrale, est considéré comme un bien national. En 1948, un mémo d'un représentant de l'OIR avertit : « L'avenir de chaque enfant est trop important pour qu’il en soit décidé par un représentant d'une nation étrangère. […] Il n'y a aucun doute que pour que les choses se passent sans accroc, le tuteur doit être de la même nationalité que l'enfant. Si cette ligne de conduite est respectée, personne ne pourra reprocher à l'OIR son désir d'assimiler, de dénationaliser les enfants ou d’en faire des cosmopolites88. »

61 Une étape importante de la réadaptation des enfants déplacés est donc la renationalisation de ceux qui ont grandi avec une langue et une culture différentes à cause des déplacements en temps de guerre. Jean Henshaw vante la politique du Centre international pour enfants de Prien de l'UNRRA : « Une de nos tâches majeures a été le programme de renationalisation des enfants. Là où nous avons eu des personnes déplacées venant du même pays que les enfants […] nous avons obtenu des résultats incroyables pour réveiller un sentiment de fierté nationale89. »

62 Le programme de nationalisation est conforme à la compréhension historique spécifique des Droits de l'homme et de la démocratie des Nations unies ainsi qu'à ses idéaux pédagogiques. Ces idéaux sont officialisés en 1948, lorsque la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de l'ONU considère « le transfert forcé d'enfants d'un groupe vers un autre [promulgué] avec l'intention de détruire, en partie ou en entier, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » comme une forme de génocide90. Ce n'est pas une coïncidence si la convention (et le terme « génocide » lui- même) est inventé par Raphaël Lemkin, un Juif polonais avec une grande expérience de la gestion des conflits relatifs à la dénationalisation supposée des enfants ainsi qu’au droit des minorités dans la Pologne de l’entre-deux-guerres et devant la Société des Nations. Grâce à Lemkin, les conflits spécifiques à l'Europe centrale et de l'Est trouvent leur place dans le langage universel du mouvement des Droits de l'homme de l'après- guerre et dans ses documents fondateurs. Un an après que la convention ait été signée, Vinita Lewis insiste : « Même si sa destinée future est de vivre dans un pays autre que

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celui dont il est originaire, il [l'enfant déplacé] a le droit, conformément aux Droits de l'homme, de connaître son passé et ses origines91. » Les enfants, apparemment, bénéficient (ou subissent), après la seconde guerre mondiale, d’un « droit de l'homme » à l'ethnicité, même si finalement, ils s’installent en dehors de leur pays d'origine. Famille et nation, ce n'est pas par hasard, sont souvent vues comme des piliers interchangeables de l'identité individuelle. Thérèse Brosse invoque cette équivalence pour parler des enfants déplacés comme de bons candidats au rapatriement, argumentant en 1950 : « L’enfant déraciné ne demande qu’à consacrer au pays qui s’ouvre à lui l’effort que pourrait inspirer une famille pour l’enfant normal92. »

63 Dans de nombreux projets ouvertement internationaux de réadaptation pour enfants déplacés, les jeunes réfugiés sont accueillis dans des maisons séparées selon leur nationalité d’origine. En 1950, dans le village Pestalozzi de Trogen en Suisse, 132 orphelins sont hébergés dans huit maisons selon leur nationalité, chacune « décorée et meublée dans le style national93 ». Chaque maison a sa propre école où l'enseignement se fait dans la langue maternelle des enfants avec des manuels scolaires du pays d'origine. En 1948, un enseignant du village d'enfants se vante : « C'est vraiment extraordinaire d'observer avec quelle robustesse et quelle vitalité même le plus petit groupe, s'il est bien organisé, préserve son caractère national. Dans chacune de ces petites colonies, les meilleurs éléments de la culture nationale sont mis en avant, la variété de la littérature et le talent musical, le folklore, les blagues et l'humour94. »

64 C'est plus qu'une simple stratégie pratique pour héberger les enfants. Cultiver l'identité nationale de chaque enfant est essentiel à son bien-être psychologique individuel du point de vue de Thérèse Brosse : « Nous avons constaté, en effet, au cours de nos multiples visites de communautés d’enfants, combien ces derniers ont besoin d’une patrie pour être psychologiquement normaux et se sentir “comme les autres”. […] Nous ne signalerons ici que l’implication pédagogique spécifique et capitale chez l’enfant déplacé sur le plan international, à savoir : […] le fixer et lui assurer une patrie, avec le langage et la culture correspondants95. »

65 Les social workers de l’ONU sont convaincus qu'un sens profond de l'identité nationale, comme une famille stable, est une source essentielle pour l'identité et la stabilité de l'individu, une recette de base à la réadaptation psychologique d'après-guerre.

66 Cette recette pose de sérieux problèmes aux enfants juifs, qui souvent n’ont ni désir, ni possibilité de rentrer chez eux. À partir de 1946, l'antisémitisme croissant en Europe de l'Est, qui atteindra son point culminant lors du pogrom de Kielce en Pologne en juillet 1946, provoque la fuite d'environ 170 000 Juifs (prétendument infiltrés) vers les zones contrôlées par les Américains. La plupart d'entre eux nourrissent l'espoir de partir pour la Palestine96. Beaucoup d'enfants, même ceux dont les parents sont en vie, arrivent dans des kibboutzim dirigés par de jeunes leaders sionistes. Les social workers américains et britanniques sont tout d'abord sceptiques à l’idée de séparer ces enfants de leurs parents. Des discussions au sujet des mérites relatifs de la prise en charge collective par rapport à la prise en charge familiale pour les enfants juifs éclatent en 1947 dans des débats enflammés à une réunion du Comité pour la protection des enfants juifs de l’UNRRA, à Heidelberg. Bien que l'UNRRA et l'OIR fournissent ressources et soutien pour la protection des orphelins et des enfants déplacés juifs, les agences juives se voient accorder une très grande autonomie pour ce qui est de l'éducation et du placement des enfants. Ruth Cohen, représentante de la JAFP (Jewish

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Agency for Palestine) presse les responsables de l'UNRRA de réviser leur politique de regroupement des enfants juifs avec leurs parents dans les camps de personnes déplacées « parce que réunir un enfant […] et ses parents ou des membres de sa famille […] signifie envoyer cet enfant dans des conditions de vie qui, chez nous, s’appellent un bidonville ». Les enfants dans des foyers, des camps ou des kibboutzim qui leur sont réservés, affirme-t-elle, se sentent non seulement mieux moralement mais sont aussi mieux nourris, mieux habillés et bénéficient d’un suivi médical leur permettant de fortifier une santé fragile97.

67 De nombreux responsables de l'OIR, dans un premier temps, ne partagent pas ce point de vue et s'inquiètent de ce que les enfants soient forcés de choisir d'émigrer en Palestine au lieu de retrouver leur famille. Dans un mémorandum de 1948, un responsable de la protection de l'enfance de l'OIR de Basse-Saxe conclut, frustré : « Au vu de […] la disparité entre les engagements de l'OIR au sujet des enfants non- accompagnés et de leur famille et le principe juif selon lequel un orphelin appartient à la communauté, il est évident que nos buts seront toujours totalement divergents98 ». Toutefois, la plupart des social workers de l'ONU en arrivent, petit à petit, à accepter et même à embrasser les solutions sionistes pour les enfants juifs. Ce revirement s’explique de plusieurs manières. Les social workers rencontrent de nombreux jeunes et parents qui sont eux-mêmes passionnément désireux d’émigrer en Palestine. Louis Pinsky écrit au sujet des 500 enfants juifs dont il s'occupe en Allemagne en 1946 : « Les enfants sont tous sionistes et tous, sans exception aucune, désirent et espèrent partir en Palestine. […] Même s'ils n'ont pas de parents, les enfants ont l'affection de tout le groupe. Ils vivent une vie en collectivité qu'ils désirent poursuivre en Palestine. Ils travaillent et ils aiment ça. Cela n'a rien à voir avec une institution. »

68 Édith Feuereisen, une survivante hongroise de seize ans, est le type même de la jeune réfugiée qui a converti de nombreux social workers de l'UNRRA à la cause sioniste. Son père vit aux États-Unis ; il a obtenu des visas pour ses trois enfants et veut réunir sa famille. Cependant, Édith est profondément déchirée entre sa famille et ses idéaux politiques. Elle écrit : « Je sais que je vais briser le cœur de mon père si je ne réponds pas à son appel. Mais je sais aussi que mon devoir est d'être avec mon peuple. Si je vais en Amérique, je m'habituerai au luxe et peut-être ne voudrai-je plus aller en Palestine. Aujourd'hui c'est ce que je veux par-dessus tout et je dois le faire, je dois le faire. […] En Amérique, nous vivrons confortablement pendant un, deux ou dix ans, mais, au bout du compte, cela reviendra au même – nous serons chassés. J'ai appris beaucoup de choses à Auschwitz et l'une d'elles est que, à moins d'avoir un foyer national, nous périrons en tant que nation. Jeunes sont mes années, mais vieille mon expérience. Je suis encore forte et je veux travailler pour mon peuple99. »

69 Les travailleurs de l'UNRRA saluent aussi les standards moraux et éthiques du kibboutz ainsi que le degré d'attention et de soin prodigués aux enfants100.

70 La sympathie pour les buts sionistes reflète parfois une vision des enfants juifs comme étant essentiellement différents de leurs pairs non-juifs. Cela comporte à la fois une reconnaissance de l'ampleur de l'Holocauste et une certaine permanence de la logique raciale et raciste après la seconde guerre mondiale. Par exemple, Robert Collis soutient que les Gitans et les enfants juifs libérés réagissent différemment des autres Européens de l'Est détenus à Bergen-Belsen. Il attribue ces différences à des caractéristiques ethniques profondément enracinées et note :

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« Nous avions des Gitans venant d'au moins six pays différents, mais nous ne pensions jamais à eux comme à des Roumains, des Hongrois, des Tchèques ou des Allemands – seulement comme à des Gitans. Nous avions l’impression qu'ils appartenaient à une espèce différente des autres habitants humains de ce monde. Leur physiologie était la même que la nôtre, mais il semblait que cela n’allait pas plus loin. […] Il semblait que leurs corps étaient habités par des esprits élémentaires cousins de ceux des arbres, des ruisseaux et du monde animal et que du coup leurs âmes étaient peu troublées par la violence et la brutalité humaine ordinaire101. »

71 Les enfants juifs, insiste-t-il, forment également un monde à part : « Bien qu'ils puissent se dire Néerlandais ou Italiens, ils nous semblent être Juifs avant tout. En effet, quand cette pensée m'a frappée, j'ai réalisé qu'il ne me serait jamais venu à l'esprit de regarder un petit Juif de Dublin comme un Irlandais. Une telle idée serait de toute évidence absurde et il serait tout aussi absurde de penser aux soixante-cinq enfants juifs du camp qui parlent néerlandais comme à des enfants néerlandais. »

72 Sur la base de leur réaction ethniquement distincte à la persécution, il faut aux enfants juifs une forme de réadaptation spécifique : « Tout comme les Gitans semblent vivre en dehors des demeures de l'humanité, les Juifs semblent venir complètement du monde des hommes, être d’une urbanité totale. Les enfants gitans aiment être nourris, câlinés et aiment qu'on joue avec eux mais ils ne s'attachent pas et restent émotionnellement libres. Les enfants juifs ont soif d'amour, de sécurité et d'un toit. Ils sont très craintifs, très amicaux une fois rassurés, tout à fait prêts à se dévoiler, désespérément anxieux de plaire et extrêmement affectueux si on les y invite102. »

73 Bien sûr, toutes ces affirmations sur les besoins émotionnels différents des enfants juifs ne sont pas basées sur des stéréotypes raciaux. Les militants juifs eux-mêmes, sionistes ou pas, luttent pour que les enfants juifs survivants, et plus particulièrement les enfants dits cachés, soient récupérés par la communauté juive après la guerre et soutiennent que les survivants juifs ont des besoins juridiques, matériels et émotionnels particuliers. Aux Pays-Bas, en Pologne et surtout en France, d’amères disputes sur la garde des enfants éclatent entre les familles et les associations juives d’une part, qui insistent pour que l'enfant soit placé dans une famille ou une institution juive, et les familles d'accueil chrétiennes, les responsables de l'Église et le gouvernement d’autre part, qui refusent parfois avec vigueur de rendre les enfants. Les militants juifs demandent que les « enfants cachés » leur soient rendus au nom de la justice et pour rendre mémoire aux morts mais aussi pour assurer la continuité de la communauté à la suite de l'Holocauste103. De façon ironique, la sympathie des social workers de l'UNRRA pour les buts sionistes provient de leurs idéaux familialistes puisque selon eux, les Juives survivantes semblent de mauvaises candidates à la maternité. En 1947, un représentant de l’American Joint déclare que les liens collectifs des enfants à la Palestine sont préférables à la vie de famille : « Les leaders du groupe […] sont bien meilleurs pour les enfants qu'une mère ou un père désemparés dans un camp de personnes déplacées » et nombre de travailleurs de l'OIR sont d’accord104.

74 Les travailleurs de l'ONU révèlent aussi les fondements nationalistes de leur mission lorsqu'ils débattent du sort des enfants déplacés d'Europe de l'Est. Une des missions premières des équipes de recherche d’enfants (Child Search Teams) de l'UNRRA était de passer la campagne allemande au peigne fin à la recherche de milliers d'enfants d'Europe de l'Est dits perdus qui avaient été soit kidnappés par les Nazis afin de les « germaniser », soit abandonnés par leurs parents dans des foyers d'accueil ou des institutions allemandes. Le simple fait d'identifier ces enfants demande un travail

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d'enquête et une perspicacité psychologique considérables. Beaucoup d'enfants déplacés viennent de régions où les frontières floues entre les Volksdeutsche et les Polonais, Tchèques ou Yougoslaves se sont brouillées davantage encore au cours de la seconde guerre mondiale, ou bien où les individus parlent plusieurs langues, font preuve de souplesse quant à leurs allégeances nationales ou sont totalement indifférents à leur nationalité. Mais les social workers de l'UNRRA opèrent avec la conviction profonde que chaque enfant déplacé possède une seule nationalité d'origine « authentique » qui peut être déterminée grâce à une enquête sur les traits ethniques105. Un travailleur de l'UNRRA développe cette idée dans un rapport de 1946 : « La question de la nationalité conduit à la plus grande perplexité dans le cas d'enfants venant de Silésie à cause du mélange des populations allemande et polonaise qui vivaient dans cette région avant la guerre. En l'absence de papiers d'identité, il faut compter sur des facteurs moins précis pour déterminer la nationalité. […] Nos enquêteurs les plus adroits affirment que les réactions psychologiques des enfants aux questions sur la nationalité sont significatives. Un enfant incontestablement allemand répond généralement librement et prestement. La réponse d'un enfant qui n'est pas allemand, même s'il affirme l'être, est souvent caractérisée par de l'embarras, de l'hésitation, de la confusion ou une demande désespérée d'aide auprès d'un des membres du personnel pour formuler une réponse106. »

75 Personne n'envisage qu'un enfant de Silésie puisse être sincèrement perplexe quant à son appartenance nationale.

76 Pour compliquer les choses, les responsables nazis ont systématiquement changé les noms et détruit les archives des enfants sujets à la « germanisation ». Beaucoup de jeunes enfants n'ont aucun souvenir de leur langue maternelle ou de leur famille d'origine. En 1947, Jean Hemshaw décrit des enfants polonais et yougoslaves du Centre pour enfants de Prien qui ont « renoncé à leur pays, à leur langue et à leur culture et soutiennent avec véhémence qu’ils sont Allemands107 ». Une fois identifiés, les agents de l'ONU chargés des recherches retirent les enfants Alliés à leur famille d'accueil allemande aussi vite que possible. Ces séparations sont parfois émotionnellement dévastatrices. « La séparation est souvent extrêmement cruelle. L'enfant est très attaché à sa famille adoptive et ne se souvient pas d'avoir eu une autre famille », constate la consultante pour la protection de l'enfance de l'OIR, Yvonne de Jong, dans un mémorandum de 1948108. Les enfants doivent parfois être retirés et rapatriés contre leur gré. Face à un tel cas, Eileen Davidson note, le 19 octobre 1946, dans son journal de bord: « Conférence avec un officier du rapatriement polonais. Objet : deux adolescents polonais qui ont passé deux ans avec une excellente famille allemande demandent la permission de rester. Ils sont orphelins et n'ont pas de famille où retourner. Permission refusée. Les enfants doivent être rapatriés. Enfants récupérés à Ansbach nettement contre leur volonté109. » Ces batailles pour la garde des enfants engendrent des tensions juridiques, politiques et émotionnelles aigües entre l'UNRRA, les autorités militaires américaines et britanniques et les populations locales en Allemagne110. Au nom du sacro-saint « intérêt supérieur de l'enfant », les autorités militaires britanniques préfèrent souvent laisser les enfants dans leur foyer allemand, pour éviter la cicatrice permanente qu’aurait laissée la séparation de leurs parents adoptifs allemands. Les Britanniques considèrent que la continuité de la prise en charge est le facteur psychologique le plus important pour le bien-être psychologique de l'enfant111. Il est probable que les autorités militaires se soient également opposées au rapatriement des enfants d'Europe de l'Est pour des raisons plus pragmatiques et plus politiques, afin de

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pacifier les relations entre les militaires et les populations allemandes locales, mais aussi par sentiment anticommuniste.

77 Les responsables de la protection de l'enfance de l'ONU et de l'OIR préfèrent cependant retirer systématiquement les enfants de leur foyer d'accueil allemand pour les renvoyer dans leur pays d'origine. Même si le regroupement familial est impossible (comme dans le cas d’enfants orphelins), ils préfèrent rapatrier les enfants en Europe de l'Est. En 1948, Eileen Davidson, alors vice-présidente de la section de recherche d’enfants de l'OIR, rédige une note dans laquelle elle affirme que cette politique se justifie par « l’intérêt supérieur de l'enfant » d'un point de vue psychologique, social, moral et politique. Son raisonnement repose principalement sur sa conviction que la société allemande ne s'est toujours pas purgée du racisme et de l'autoritarisme nazi. La probabilité d'une assimilation et d'une intégration réelle des enfants d'Europe de l'Est dans l'Allemagne d'après-guerre semble, par conséquent, très faible112. Même les enfants de langue allemande mais originaires d'Europe de l'Est font face à la discrimination et sont considérés comme des étrangers en Allemagne, selon Eileen Davidson. « Il y a ces deux enfants polonais dont le père était un SS et qui étaient reconnus comme des Volksdeutsche. Les enfants disent qu'on parlait toujours d'eux comme des “Polonais”. La fille aînée travaillait de longues heures en cuisine. […] Elle dit qu'on lui répétait sans cesse qu'elle n’était qu’une “Polonaise stupide”113. »

78 En même temps, les enfants retirés des institutions allemandes portent des stigmates révélateurs des méthodes pédagogiques autoritaires des Nazis, selon Eileen Davidson : « Ces enfants sont apparemment soumis à une routine et une discipline rigides. Ils sont généralement timides, extrêmement craintifs et ne savent pas jouer, même entre eux. Ce comportement est celui d'enfants opprimés et c'est un contraste marquant avec le comportement des autres enfants qui nous ont rejoints, peu importe depuis combien de temps, et qui sont d'habitude extraordinairement amicaux avec les adultes, très actifs et libres dans leurs jeux et autres activités114. »

79 Alors que les enfants Alliés résistent souvent quand on cherche à les retirer à leur famille d'accueil allemande, les responsables de la protection de l'enfance de l'OIR ont la certitude que les enfants s'adaptent rapidement une fois « revenus » à leur langue et culture natales. Dans le cas d’un groupe d’enfants polonais qui ont été « germanisés », Eileen Davidson se souvient : « Ils s’intègrent petit à petit dans la vie du centre et commencent à parler polonais et à leur propre demande, rejoignent les classes polonaises. Après quelques semaines, ils s’empressent d'apprendre des chansons et des danses folkloriques polonaises. […] Au moment où ils prennent la décision de retourner en Pologne, ils s'identifient au groupe polonais et ont rompu les liens avec leurs amis allemands115. »

80 Pour conclure, elle prévient que les enfants Alliés qu'on laisse dans leur famille d'accueil allemande ont de fortes chances de subir des dégâts psychologiques permanents, même s'ils sont aimés et que l'on s'occupe bien d'eux. « Loin d'assurer l’intérêt supérieur de l'enfant, plus le temps passe, plus on risque de contribuer au développement d'une personnalité pervertie et malsaine, un marginal qui n'a ses racines ni ici ni dans son pays d'origine116. »

81 Sa position, typique des spécialistes de la protection de l'enfance de l'UNRRA et de l'OIR, est révélatrice à plusieurs égards. Tout d'abord, elle illustre à quel point les discussions sur le bien-être psychologique des enfants dominent le champ de la protection de l’enfance après la seconde guerre mondiale, même si un concept comme

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« l’intérêt supérieur de l'enfant » est âprement contesté. Ensuite, le mémorandum d'Eileen Davidson montre à quel point les social workers de l'ONU se voient comme des agents de la démocratie et de la dénazification dans l'Europe de l'après-guerre. Enfin, sa position illustre comment la démocratie, la justice et le prétendu intérêt supérieur psychologique de l’enfant sont tous définis non seulement pour privilégier la réunification des familles biologiques mais aussi la « renationalisation » des enfants déplacés. Les enfants, de leur point de vue, ont besoin à la fois d’une famille et d’une identité nationale stables pour s'épanouir sainement.

82 Les organisations internationales de l'après-guerre et les militants de la protection de l'enfance étaient certainement persuadés qu'il n'y avait rien de tel que « le foyer » pour les personnes déplacées. Mais comment les enfants déplacés et les familles réagissent- ils à la « réadaptation » offerte par l'UNRRA et l'OIR ? L'histoire d'un groupe de 148 jeunes Polonais envoyés en Afrique permet d’esquisser quelques réponses et illustre comment les conflits de la guerre froide s'entrecroisent avec les convictions nationalistes pour façonner les politiques de rapatriement de l'après-guerre. Le 30 juillet 1941, peu de temps après l'invasion de l’Union soviétique par Hitler, les diplomates polonais et soviétiques signent un accord pour le rétablissement de l'État polonais qui prévoit le retour des citoyens polonais présents sur le territoire de l’Union soviétique, y compris les Polonais anticommunistes détenus en Sibérie, et qui autorise la création d'une armée polonaise sur le territoire soviétique, menée par le Général Wladyslaw Anders. En mars 1942, Anders évacue 74 000 soldats polonais, parmi lesquels se trouvent 41 000 civils dont bon nombre sont des enfants, en Iran. Ces enfants d'anticommunistes sont vite dispersés dans les camps de personnes déplacées en Iran, Palestine, Inde et Afrique. À la fin de la guerre, 148 enfants et jeunes polonais se retrouvent au Tanganyika, en Afrique, sous la garde et la supervision du gouvernement polonais exilé à Londres et du Polish ressetlement corps au Royaume-Uni. Après le démantèlement du camp africain, l'OIR transfère les enfants à Salerne en Italie. En 1948, la Conférence catholique canadienne offre d’établir ces jeunes au Canada, déclenchant une crise diplomatique internationale.

83 À qui appartiennent ces enfants ? Quel poids donner aux prétentions en conflit des familles biologiques, du gouvernement polonais, du gouvernement polonais en exil, des autorités religieuses et aux désirs des jeunes eux-mêmes ? Comment ces différents acteurs définissent-ils « l’intérêt supérieur » des enfants déplacés ? La position du gouvernement polonais est ancrée dans une longue tradition d'activisme nationaliste au sujet des enfants en Europe de l'Est. Les enfants appartiennent à la nation. Toute décision autre que le rapatriement, représente la continuation des crimes d'Hitler. À travers ces revendications, les responsables polonais s'appuient sur plus de cinquante années de rhétorique nationaliste en Europe de l'Est, qui dénonce une « dénationalisation » des enfants par des mouvements nationalistes rivaux. Après la seconde guerre mondiale, la dénationalisation forcée des enfants d'Europe de l'Est est largement citée comme un des plus grands crimes nazis, même si beaucoup des enfants devenus « Allemands » sous le régime nazi avaient des parents bilingues, sans véritable préférence nationale, ou s’étaient enregistrés comme Volksdeutsche par pur opportunisme117. Si la germanisation des enfants personnalise le mal nazi, la renationalisation et le rapatriement des enfants finissent par symboliser la démocratisation et la justice dans l'Europe de l'Est de l'après-guerre.

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84 Pendant toute la période d’après-guerre, les officiels, les journalistes et les militants polonais et yougoslaves accusent les Nations unies et les autorités militaires alliées de retarder le retour des enfants d'Europe de l'Est kidnappés par les Nazis pour être germanisés. Ces attaques prennent un tour plus véhément après la consolidation du bloc communiste en 1948. En Yougoslavie, par exemple, un article de 1949 d'un journal de Belgrade, le Tanjug, affirme : « À l'heure actuelle en Autriche, on trouve de nombreux enfants yougoslaves enlevés de force à la Yougoslavie pendant la guerre. Dispersés dans toute l'Autriche, exposés à la « germanisation » et à une éducation destinée à leur faire haïr leur propre pays, ces enfants sont exploités sans honte comme main d’œuvre gratuite. Les efforts menés par le gouvernement Yougoslave et la Croix-Rouge pour retrouver ces enfants et les ramener dans leur pays natal sont entravés par les autorités d'occupation des zones occidentales. […] Cette situation est provoquée aussi, pour une large part, par l'OIR qui fait tout pour empêcher le retour des enfants yougoslaves sur leur terre natale118. »

85 Pendant ce temps, les autorités polonaises affirment que 200 000 enfants polonais sont cachés dans des familles nazies, dans les zones d'occupation occidentales. (En réalité, le nombre total d'enfants polonais retrouvés par les agences de recherche après la guerre est plus proche de 20 000 et beaucoup de ces enfants sont venus en Allemagne avec leurs parents)119.

86 En fait, les responsables de l'OIR n'ont rien contre le rapatriement des enfants d'Europe de l'Est, même après la consolidation du bloc communiste en 1948. L'organisation continue à encourager le rapatriement et à favoriser le retour des enfants dans leur famille et leur nation d'origine. Le directeur général de l'OIR, J. Donald Kingsley, explique devant l'Assemblée générale des Nations unies en novembre 1949 : « Dans des circonstances ordinaires, la solution idéale pour une personne déplacée est un retour dans son pays d'origine. Là, elle retrouve une organisation sociale qui lui est familière et entend une langue qui l'est aussi. […] Dans son pays d'origine, elle peut prétendre aux pleins droits d'un citoyen. C'est là que se trouvent ses racines. »

87 Pourtant, au même moment, la politique de l'OIR interdit formellement le rapatriement de toute personne contre son gré, y compris les jeunes de moins de dix-sept ans. Et tous ces adolescents refusent obstinément de retourner en Pologne. De plus, sur les 148 jeunes Polonais concernés, quatre-vingt-un ont plus de seize ans et seulement vingt- quatre moins de treize ans120.

88 Néanmoins, il n’est pas contraire au mandat de l’OIR d'essayer de convaincre les personnes déplacées de rentrer chez elles de leur « plein gré » (ou de les soudoyer en leur distribuant des rations de nourriture ou de l'argent). En août 1949, l'OIR envoie une équipe de responsables, dont un spécialiste du rapatriement nommé Pierre Krysz, un Polonais, pour une mission de trois semaines au centre pour enfants de Salerne. Pierre Krysz interroge chaque enfant afin de mieux comprendre les raisons de son refus d'être rapatrié. À son grand regret, les enfants ne partagent pas le point de vue de l'OIR en ce qui concerne leur « intérêt supérieur ». Pierre Krysz et l’agent de recherche des enfants (Child Tracing Officer) C.M. Babinski remarquent au contraire que les jeunes réfugiés font preuve de ce qu'ils qualifient « d'indifférence » pathologique à leur famille et leur pays natal. « Un certain nombre d'enfants et de jeunes, plus que ce qu'il serait raisonnable d'escompter dans un groupe institutionnalisé, fait preuve de désintérêt ou d’indifférence quant à la recherche de leurs parents ou de renseignements sur leur famille. Un jeune homme a délibérément menti sur le nom de

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baptême de sa mère avant d'admettre son mensonge un peu plus tard, expliquant qu'il avait peur qu'on l’oblige à retourner en Pologne », rapporte C. M. Babinski121. Pierre Krysz confirme, notant : « Le désintérêt complet [des enfants] pour leurs parents ou leur famille est frappant dans la majorité des cas122. »

89 Pierre Krysz et C.M. Babinski attribuent ces attitudes à l'endoctrinement des enfants par ceux qui en avaient la garde, des anticommunistes. Les témoignages des enfants suggèrent toutefois qu'ils ne partagent pas la foi de l'OIR envers les pouvoirs thérapeutiques de la nation et de la famille. Beaucoup d'entre eux ont été séparés de leur famille et leur foyer depuis près de dix ans. Leurs proches en Pologne, et la Pologne même, ne sont plus que de lointains souvenirs. L'attrait d'un nouveau départ, les opportunités éducatives du Canada, leurs propres convictions politiques et religieuses, ainsi que la solidarité du groupe lui-même, sont plus significatifs que des liens familiaux ou des sentiments nationalistes. Dans certains cas, les proches des enfants leur écrivent pour les dissuader de revenir en Pologne à cause de la situation politique ou des conditions sociales123. Ainsi, Bogdan Sypincki, dont la mère vit en Pologne, informe Pierre Krysz qu'il « veut finir ses études, mais pas en Pologne et qu'il ne veut pas devenir communiste ». Eugénia Zurawska, âgée de quatorze ans, affirme qu'elle préfère vivre dans un orphelinat au Canada plutôt que de rejoindre son père « parce qu'il s'est remarié et a eu trois enfants et parce qu'elle ‘pense’ qu’il ne pourrait pas lui offrir une bonne éducation », consigne Krysz, critique. La grande sœur de Boleslaw Kacpura, qui vit en Pologne, l’a averti de ne pas revenir parce qu'elle n'est pas capable de s'occuper de lui. Il refuse qu'on le rapatrie au motif qu'il « ne veut pas mourir de faim ». Pour chacun de ces cas, Pierre Krysz conclut que l'enfant n'a « pas d’objection valide » à son rapatriement124.

90 Pendant ce temps, l'OIR doit faire face à un tir politique nourri venant de toutes parts. Les enfants deviennent des pions dans le conflit entre le gouvernement polonais communiste de l'après-guerre et le gouvernent polonais en exil. Les responsables et les militants anticommunistes et catholiques qui ont planifié leur retour accusent l'OIR de faire indûment pression pour rapatrier les enfants. « Cette pression et ce harcèlement continus ne peuvent qu’être interprétés comme un rapatriement forcé », affirme Monseigneur Meystowicz de Brème dans un télégramme urgent adressé au quartier général de l'OIR le 6 août 1949125. Le même jour, au Tanganyika, une foule en colère de personnes déplacées venues de Pologne envahit la maison d'un responsable de l'OIR en guise de protestation126. Le comte E.H. Czapski, leader du Comité polonais anticommuniste, responsable de la prise en charge des orphelins en Italie, écrit une lettre de protestation passionnée au quartier général de l'OIR à la suite des entretiens menés par Pierre Krysz : « Les jeunes concernés ont tout perdu suite à l'agression soviétique – leur pays, leur famille et leur fortune. Sauvés presque miraculeusement. […] Pensez-vous qu'ils souhaitent retourner volontairement vivre sous la domination soviétique ? Peut- être ignorez-vous également le fait que près de 1.000 enfants polonais sont enterrés dans le seul cimetière de Téhéran, ceux qui ont été capables de fuir la Russie mais n'ont pas survécu à leur expérience du “paradis soviétique”127. »

91 L'OIR fait face à des critiques encore plus virulentes en faveur du rapatriement des enfants. Sans surprise, la Croix-Rouge, le gouvernement polonais et d’autres sympathisants communistes sont les plus vigoureux. Dans une lettre de protestation adressée à l'OIR, l’Association démocratique des femmes d'Allemagne de l'Est prétend

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que les refus des enfants d'être rapatriés révèlent un trouble du caractère, conséquence du déplacement et de la dénationalisation elle-même : « Ces jeunes ont été arrachés à leur foyer alors qu'ils n'étaient que des enfants, puis placés dans un environnement complètement nouveau, loin de leur pays et de leurs parents. Là, il était impossible de créer pour eux un nouveau foyer indispensable au développement d’adolescent et ils sont ainsi devenus des êtres sans racines. »

92 Réadapter ces enfants – et la démocratie européenne – passe par le retour de ces jeunes dans leur nation et leur famille, insiste l'association : « Aujourd'hui, quatre ans après la fin de la guerre, c'est le devoir de tout peuple qui se dit et se veut démocratique de réparer les torts commis par des criminels et meurtriers fascistes. Cela inclut indubitablement le retour dans leur foyer de tous ceux qu'Hitler a arraché à leur terre d'origine. Ces jeunes aussi, même s'ils ont passé ces quelques dernières années en Afrique, sont de nationalité, de tradition et de caractère polonais. Ils appartiennent au peuple polonais et seront toujours sans foyer dans un pays étranger128. »

93 Les communistes polonais utilisent également cette affaire pour remettre en question les références démocratiques de l'Occident. Le journal polonais Repatriant proteste : « Au cours des dernières années, ce n'est pas le premier cas de vol d'enfants polonais qui devraient être rendus à leur pays. […] Une telle attitude est-elle conforme aux principes humanitaires promus par l'Occident129 ? »

94 Les pressions pour rapatrier les enfants ne viennent pourtant pas seulement de la plume des propagandistes communistes. Par exemple, dans une lettre au président de l'Assemblée générale des Nations unies, l'Union internationale de protection de l'enfance (UIPE), la première et la plus grande organisation internationale de protection de l'enfance, affirme que rendre les enfants déplacés à leur nation et à leur famille est une façon de garantir les droits fondamentaux de l’homme. L’Union déclare : « Nous nous sentons obligés de vous informer à quel point nous sommes inquiets […] pour les enfants retirés ou séparés de leurs parents, quelle qu'en soit la cause. […] La Déclaration des Droits de l'Enfant, promulguée en 1923 par notre union, demande le respect des droits et devoirs intangibles des parents envers leurs enfants, et il en va de même dans la Déclaration Universelle des Droits de l'homme130. »

95 En dépit de telles protestations, le premier groupe d'enfants part pour le Canada le 29 août 1949 et les autres suivent peu après. L’injonction de l'OIR contre le rapatriement forcé prévaut face aux idéaux de nation et de famille. Kingsley défend ensuite cette réimplantation devant l'Assemblée générale de l'ONU. Il exprime son espoir que cet acte reflète un nouveau type de migration de l'après-guerre, dans un monde plus humain et plus démocratique : « Dans la longue histoire de l'humanité, il y a eu beaucoup de migrations massives des peuples, certaines parfois par-delà les océans. Cependant, la plupart trouvait leur motivation dans le mal ou le fanatisme, se faisait par nécessité ou dans la violence. […] Jamais auparavant on n’avait connu de mouvement similaire, motivé par la bonne volonté, effectué dans la générosité et ajoutant certainement à l'espoir d'une vie paisible pour des millions de personnes131. »

96 Le cas de ces 148 orphelins semble donc se terminer par le triomphe des droits individuels des enfants sur le droit collectif de la nation sur eux. Mais ce cas suggère aussi clairement la signification profonde des droits d'une nation sur ses enfants dans l'Europe de l'après-guerre. Il indique de quelle façon les identités collectives (familiales et nationales) sont imbriquées dans les idéaux de démocratie, de Droits de l'homme et de réadaptation sociale et individuelle de l'après-guerre. Ces idéaux nationaux et

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familiaux sont controversés. L'histoire de l’engagement en faveur des enfants réfugiés et déplacés en Europe nous pousse néanmoins à historiciser la compréhension contemporaine de la nature des Droits de l'homme, de la démocratie et du traumatisme, aussi bien que des visions de la famille qui sont souvent invoquées comme universelles. De plus, cette histoire rappelle jusqu'à quel point les politiques familiales et sociales et les nouvelles formes d'expertises se sont développées au travers de rencontres transnationales et des conflits pendant et après la seconde guerre mondiale.

97 Les militants humanitaires et les experts de la protection de l'enfance en Europe après la seconde guerre mondiale insistent sur le fait que l’« intérêt supérieur » matériel et psychologique de l'enfant doit guider leur travail. Ils essayent de développer les droits individuels et humains au nom d'une rupture radicale avec le passé fasciste. Pourtant, simultanément, les experts de l'UNRRA et de l'OIR comptent explicitement sur la famille et la nation pour accomplir le projet des Lumières. Dans leurs efforts pour réadapter les enfants européens suite au traumatisme de la guerre, les social workers et les pédagogues testent, institutionnalisent et internationalisent de nouvelles formes d'expertises sur le développement de l’enfant et de la famille. Ils adoptent le postulat potentiel apparemment universel et individualiste des principes psychanalytiques. Dans le même temps, ils placent l'enfant au cœur de communautés plus petites, valorisant ainsi nation et famille comme les sources essentielles de l'identité et de la capacité d’agir individuelles. Ils essayent également de réhabiliter les réfugiés comme des cas particuliers, affirmant que les enfants ont des besoins psychologiques distincts selon leur âge, leur nationalité, leur religion et leur sexe.

98 Hanna Arendt fait remarquer que les camps de réfugiés de l'entre-deux-guerres en Europe dévoilent les limites de l'idéal universel des « Droits de l'homme ». En fin de compte, de tels droits ne sont rien d'autre que des promesses en l'air faites aux personnes déplacées en manque de nationalité. « La conception des Droits de l'homme, fondée sur l'existence reconnue d'un être humain en tant que tel, s’est effondrée dès le moment où ceux qui s’en réclamaient ont été confrontés pour la première fois à des gens qui avaient bel et bien perdu tout le reste de leurs qualités ou liens spécifiques – si ce n’est qu’ils demeuraient des hommes », soutient-elle132. »

99 Après la guerre, les militants humanitaires et les organisations internationales répondent aux échecs qu’ils perçoivent dans les politiques de protection des minorités et des enfants de l’entre-deux-guerres en construisant sur des principes internationaux, individualistes et universalistes de nouveaux régimes des Droits de l'homme et des théories sur la protection de l'enfance. Mais l’idée d'Arendt s’applique, semble-t-il, au monde de l'après-guerre des camps de personnes déplacées, aux homes d’enfants, et aux orphelinats aussi bien qu’aux camps de réfugiés de l'entre-deux- guerres. Réhabiliter les enfants perdus, et l'Europe après la seconde guerre mondiale, semble nécessiter que ceux-ci rentrent chez eux, vers leur famille et leur nation.

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NOTES

1. Der DRK Kindersuchdienst, 30 septembre 1958, B 106/24431, Bundersarchiv Koblenz. Pour les chiffres du Service International de Recherche, voir le livre de HOLBORN Louise, The International Refugee Organization: A Specialized Agency of the United Nations; Its History and Work 1946-1952, New York, 1956, p. 502. 2. Le social worker en Amérique, dont la traduction littérale serait travailleur social, n’a ni la même formation ni forcément le même profil que ses homologues français. C’est pourquoi nous avons préféré conserver le mot dans sa version originale (Ndt). 3. Mémo pour M. A.C. Dunn, Politique de l'enfance non accompagnée, 27 mai 1949, AN 43/AJ/926, Paris. 4. Journal de bord d'Ernst Papanek de son voyage en Europe en 1946 dans Papanek Europe Tour, F-13, Ernst Papanek Collection, Institut International de l'Histoire Sociale (IISH), Amsterdam ; mémoires non publiées d'Aleta Brownlee, « Whose Children? », boîte 9, papiers d'Aleta Brownlee, archives Hoover, université de Stanford, Stanford, Californie. Sur les regards d’observateurs étrangers sur l’Europe dévastée de l’après- guerre, voir également la bibliographie en fin d’article. 5. BAILEY Alice, The Problem of the Children in the World Today: Essentials of Post War Education, New York, 1946, p. 9-10. 6. Pour les statistiques, voir BROSSE Thérèse, L'Enfance victime de la guerre : Une étude de la situation européenne, Paris, 1950 ; JUDT Tony, Après guerre : Une histoire de l'Europe depuis 1945, Armand Colin, 2007. 7. Il est difficile d'estimer précisément le nombre d’enfants non-accompagnés dans l'Europe d'après-guerre. Au 30 juin 1947, l'UNRRA (en fait le Comité Préparatoire, Organisation internationale pour les réfugiés) s'est occupée de plus de 22 058 cas d'enfants non-accompagnés dans les zones américaines, britanniques et françaises d'Autriche et d'Allemagne. Voir Office of Statistics and Operational Reports, Unaccompanied Children in Austria and Germany, 29 avril 1948, AN 43/AJ/604. 6000 autres enfants non-accompagnés sont rapatriés ou relogés par l'OIR entre 1948 et 1951. Ces chiffres n'incluent pas les enfants expulsés d'Allemagne. Parmi les Allemands expulsés en République fédérale d'Allemagne en 1950, 1 832 725 sont des enfants de moins de quatorze ans. Voir VERNANT Jacques, The Refugee in the Postwar World, New Haven, CT, 1953, p. 101, 180. 8. Pour les chiffres voir MARRUS Michael, The Unwanted: European Refugees in the Twentieth Century, New York, 1985, p. 297-299. Si la situation en Asie dépasse le cadre de cet essai, le Chinese National Relief and Rehabilitation Association (équivalent chinois de l'UNRRA, ndt) rapporté avoir porter assistance à plus d'un million de réfugiés jusqu'en 1947. Pour les chiffres sur les réfugiés chinois, voir KULISCHER Eugène M., Displaced Persons in the Modern World, Philadelphie, 1949, p. 169. 9. Monnetier, 2 juin 1946, Papanek Europe Tour, F-13, Ernst Papanek Collection, IISH. 10. UNRRA, « Psychological Problems of Displaced Persons » , juin 1945, JRU Cooperation with Other Relief Organizations, Wiener Library, p. 1. 11. WOODBRIDGE George, UNRRA: The History of the United Nations Relief and Rehabilitation Administration, New York, 1950, p. 417, 418.

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12. Sur la psychanalyse américaine et britannique des années 1940, voir la bibliographie en fin d’article. 13. Nicholas Stargardt historicise la notion de traumatisme et se concentre sur l'entraide des enfants dans ses travaux récents sur les enfants durant la seconde guerre mondiale. Voir STARGARDT Nicholas, « Children’s Art of the Holocaust », Past and Present 161, n°1, 1998, p. 191-235, ainsi que Witnesses of War: Children’s Lives under the Nazis, London, 2005. 14. Pour en savoir plus sur le principal défi d'historiciser l'enfance, voir JORDANOVA Ludmilla, « New Worlds for Children in the 18th Century: Problems of Historical Interpretation », History of the Human Sciences 3, n° 1, 1990, p. 69-83. 15. Sur le triomphe des politiques d'individualisme et du libre marché dans l'Europe Occidentale de l'après-guerre et de l'activisme des Droits de l'homme, voir la bibliographie en fin d’article. 16. Anna Holian, par contraste, souligne l'importance de « la formation de communautés d'intérêt axées sur la politique plutôt que sur les frontières » parmi les personnes déplacées, Between National Socialism and Soviet Communism: The Politics of Self- Representation among Displaced Persons in Munich, 1945-51, thèse de doctorat, université de Chicago, 2005, p. 10. Pour en savoir plus sur la « nationalisation » des personnes déplacées et des réfugiés, voir bibliographie en fin d’article. 17. ARENDT Hanna, Les Origines du totalitarisme, 2e partie L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982, traduction de Martine Leiris, p. 274. 18. Il s'agit de populations vivant hors des États à population majoritairement allemande dont elles n'ont pas la nationalité, mais qui se définissent (ou sont définies) ethniquement ou culturellement comme allemandes. 19. HOLIAN Anna, op. cit., 50.

20. ZAHRA Tara, Kidnapped Souls: National Indifference and the Battle for Children in the Bohemian Lands, 1900-1948, Ithaca, NY, 2008. 21. GROSSMANN Atina, Jews, Germans, and Allies: Close Encounters in Occupied Germany, Princeton, NJ, 2007, p. 193-194. 22. UNRRA, « Psychological Problems of Displaced Persons », doc. cit., 4. 23. 27 juin 1946, Bergsen-Belsen, Papanek Europe Tour, F-13, Ersnt Papanek Collection, IISH. 24. Politiques sur le rétablissement des enfants, 25 avril 1949, AN 43/AJ/926. 25. Lettres à l'OIR, AN 43/AJ/926. 26. Elsa Castendyck, directrice de recherches et d'études spéciales, Review of the European-Jewish Children's Aid, New York City (Washington, DC, décembre 1943), 45, dossier 584, RG 249, YIVO, Center for Jewish History (CJH), New York. 27. GROSSMANN Atina, op. cit., 150-52, 157-59.

28. Dr MARCUS-JEISLER Simone, « Réponse à l'enquête sur les effets psychologiques de la guerre sur les enfants et jeunes gens en France », Sauvegarde, n° 8, février 1947, p. 14. 29. BROSSE Thérèse, op. cit., p. 110. 30. « Children without a Country to Become World Citizens », AN 43/AJ/597.

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31. MAZOWER Mark, Dark Continent: Europe’s twentieth century, Knopf, 1998, 191. Traduction française : Mark MAZOWER, Le continent des ténèbres: une histoire de l’Europe au XXe siècle, Bruxelles, Éditions Complexe, 2005.

32. BAILEY Alice, op. cit., 5. 33. USC Child and Youth Programs, Helen Fogg—Child Care Program Prospectus 1951, 2, bMS 16036-3, Unitarian Service Committee Archive (USCA), Andover Theological Library (ATL), Cambridge, MA. 34. Sur les politiques de placement familiale ou en institution, voir la bibliographie en fin d’article. 35. Sur l’eugénisme en Europe, voir la bibliographie en fin d’article. 36. Sur les liens établis entre nazisme et communisme, voir la bibliographie en fin d’article. 37. MANN Erika, School for Barbarians, New York, 1938, p. 29. 38. Sur la place de la famille dans la reconstruction de l'Europe d'après-guerre, voir la bibliographie en fin d’article. 39. BRAUNER Alfred, Ces enfants ont vécu la guerre, Paris, Editions sociales françaises, 1946, p. 182. 40. Sur les relations entre le public imaginé et les sphères privées et la citoyenneté dans la pensée libérale et républicaine, voir HULL Isabel, Sexuality, State, and Civil Society in Germany, 1700-1815, Ithaca, NY, 1996; PATEMAN Carole, The Sexual Contract, Palo Alto, CA, 1988; LANDES Joan, Women and the Public Sphere in the Age of the French Revolution, Ithaca, NY, 1988. Pour une discussion sur les utilisations de la division public/privé dans l'Histoire et l'historiographie du genre, voir le forum « Women’s History in the New Millenium: Rethinking Public and Private, » Journal of Women’s History 15, n° 1, 2003, p. 11-69. 41. BESSEL Richard et SCHUMANN Dirk, Life after Death: Approaches to a Cultural and Social History of Europe during the 1940s and 1950s, New York, 2003. 42. Centre International pour Enfants, Prien, rapport de M me Jean Hemshaw pour Cornelia Heise, 28 avril 1947, S-0437-0012, Archives de l'ONU (UNA), New York. 43. HELMAN Charlotte, « Le rapatriement des enfants de Bergen-Belsen », dans La Libération des camps et le retour des déportées, MATARD-BONUCCI Marie-Anne et LYNCH Edouard (éd.), Paris, 1995, p. 157. 44. GROSSMANN Atina, op. cit., p. 184-236.

45. DYBWAD Gunnar, « Soins de l'enfance en Allemagne », brochure de l'USC, 1951, Helen Fogg : Allemagne – Instituts, Printed Matter, 1949-59, bMS 16036-4, USCA, ATL. 46. BURNS Frances, « Les Allemands affirment que la guerre ne les a pas affectés mais leur pression sanguine et leurs ulcères affirment le contraire », Boston Daily Globe, 1er octobre 1949, Helen Fogg : Allemagne – Instituts, Printed Matter, 1949-59, bMS 16036-4, USCA, ATL. 47. FOGG Helen – Prospectus sur le programme de protection de l'enfance, 1951, 2, bMS 16036-3, USCA, ATL. 48. Programmes de l'USC pour les enfants et la jeunesse, Helen Fogg – Allemagne – Institut 1950, Rapport n°2, bMS 16036-4, USCA, ATL.

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49. UNRRA, « Psychological Problems of Displaced Persons », doc. cit., p. 2. 50. FREUD Anna, BURLINGHAM Dorothy T., War and children, Londres, 1943, p. 45.

51. BROSSE Thérèse, op. cit., Paris, Unesco, 1949, p. 11-12. Pour une discussion comparative sur les évacuations en temps de guerre en Grande-Bretagne et en France, voir DOWNS Laura Lee, « Milieu social ou milieu familial ? Théories et pratiques de l'éducation des enfants parmi les classes populaires au XXe siècle en France et en Grande-Bretagne : Le Cas de l'évacuation (1939-1945) », Family and Community History, 8, 2005, p. 49-66. 52. MACARDLE Dorothy, Children of Europe: A Study of the Children of Liberated Countries, Their Wartime Experiences, Their Reactions, and Their Needs, Boston, 1951, p. 270. Pour une déclaration similaire par un représentant officiel de l'OIR, lire Short Memorandum on Overseas Settlement of Children, 43/AJ/45, AN. 53. Sur les débats au sujet des solutions familialistes et collectivistes pour les enfants et jeunes Juifs voir la bibliographie en fin d’article 54. PAPANEK Ernst, « L'enfant réfugié : mes expériences avec des enfants fugitifs en Europe », Nervous Child 2, n° 4, 1943, p. 302, dossier Ernst Papanek, Ernst Papanek Collection, IISH. 55. PAPANEK Ernst, « L'ère Montmorency du programme de protection de l'enfance de l'OSE », Fight for the Health of the Jewish People (50 Years of OSE), New York, 1968, 119. Pour une élaboration antérieure de cette théorie, lire Ernst PAPANEK, « Les jeunes Juifs dans un monde de guerre et de pérsécution », essai non publié, 1945, dossier D13, Ernst Papanek Collection, IISH. 56. PAPANEK Ernst, « L'enfant réfugié », doc. cit., p. 307. 57. Voir bibliographie en fin d’article. 58. PAPANEK Ernst, « Contributions de la psychologie individuelle sur le travail social », American Journal of Individual Psychology, 11, n° 2, 1955, p. 146. 59. Voir CASTENDYCK Elsa, « Origin and Services of the United States Commission for the Care of European Children », Child, 6, July 1941, 6, box 1, bMS 16029, USCA, ATL. 60. PAPANEK Ernst avec LINN Edward, Out of the Fire, New York, 1975, p. 221-22.

61. PAPANEK Ernst, « L'enfant réfugié », doc. cit., p. 302.

62. PORTNOY Deborah, L’adolescent immigrant, mai 1948, dossier 585, RG 249, YIVO, CJH. 63. Voir Kansas City Agency, 25 février 1945, dossier 43, RG 249, YIVO, CJH. Voir aussi la lettre de Lotte Marcuse à Hanna Steiner (Jüdische Kultusgemeinde in Prague), 25 mars 1940, dossier 305, RG 249, YIVO, CJH. 64. Memo pour M me Lillian Wexler, au sujet d'Irene Epstein, 5 ans, née en France, dossier 563, RG 249, YIVO, CJH; Portnoy, immigrant adolescent. Pour des problèmes similaires avec la réunification des familles et le placement en Hollande, lire WOLF Diane, Beyond Anne Frank: Hidden Children and Postwar Families in Holland, Berkeley, 2007. Pour plus d'informations sur les expériences des enfants juifs réfugiés aux États-Unis, lire COHEN Beth B., Case Closed: Holocaust Survivors in Postwar America, New Brunswick, NJ, 2007. 65. Réclamation des responsables yougoslaves, 14 novembre 1945, S-0437-0016, UNA. Pour des réclamations similaires des DP hongrois, lire le rapport sur la situation des jeunes réfugiés en Autriche, 4 mai 1949, AN 43/AJ/600.

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66. Réclamation des responsables yougoslaves au sujet de l'encadrement insatisfaisant de mille enfants yougoslaves dans les centres de rassemblement, 11 décembre 1945, S-0437-0016, UNA. 67. DE JONG Yvonne, Quels sont les principaux problèmes concernant les enfants réfugiés?, AN 43/AJ/599. Voir aussi Statistiques au sujet de : Enfants, Enfants recevant soins et pension, 19 mars 1949, AN 43/AJ/600. 68. Problèmes courants en relation avec les enfants sur le champ des opérations en Allemagne, avril 1946, 5, S-401-3-10, UNA. 69. Voir bibliographie en fin d’article. 70. Rapport sur la situation des travailleuses en Allemagne, AN 9/F/3232. 71. Rapport sur l’activité sociale du Berlin vis-à-vis des femmes françaises enceintes, September 25, 1947, folder PDR 5/10, Bureau des archives de l’occupation française en Allemagne et en Autriche.. 72. Rapport du groupe de travail sur les besoins spécifiques des femmes et des filles, 8-11, AN 9/F/3292. 73. LEWIS Vinita, visite sur le terrain des enfants d'Aglasterhausen, 8 septembre 1948, 5-6, AN 43/AJ/599. 74. PAPANEK Ernst, « Ils sont irremplaçables : les enfants réfugiés et sans-abris d'Allemagne », Social Science Review, 20, n° 3, septembre 1946, p. 312. 75. UNRRA, « Psychological Problems of Displaced Persons », doc. cit., 18. 76. FISHMAN Sarah, The Battle for Children: World War II, Youth Crime, and Juvenile Justice in Twentieth Century France, Cambridge, MA, 2002. 77. Enfants en Suisse, commentaires pour la période du 12 octobre au 8 novembre, S-0401-4-4, UNA. Pour les débats sur comment traiter les enfants juifs survivants, lire GROSSMANN Atina, op. cit., 193-194; DORON Daniella, In the Best Interest of the Child: Family, Youth, and Identity Among Postwar French Jews, 1944-1954, New York University, 2009. 78. JOB Robert, « Nos orphelins en France », courrier OSE 4 (août 1949): 53–55, 43/AJ/ 1268, AN. Voir aussi le rapport n° 1 de Mlle Gwen Chesters, Enfants en Suisse, notes pour la semaine du 12 au 18 octobre 1945, 3, S-0401-4-4, UNA. 79. Rapport sur le Centre international pour enfants de Prien, doc. cit. 80. UNRRA, « Psychological Problems of Displaced Persons », doc. cit. p. 3. 81. KOVARSKY Marcel, « Assistance sociale avec des enfants réfugiés », Jewish Social Service Quarterly, 24, n° 4, juin 1948, p. 402-407. 82. COLLIS Robert, The Lost and Found: The Story of Eva and Laszlo, Two Children of War-Torn Europe, New York, 1953, p. 5. 83. Ibid., p. 71. 84. Conférence de presse de Pierre Pflimlin, sous-secrétaire d’État à la Santé publique et à la population, 5 avril 1946, AN 80/AJ/75. 85. Chiffres de l'inspection et du filtrage des rapatriés, GARF, f. 9526, op. 3, d. 175, op. 4, d. 1, 1.62, 1.223. Je remercie Andrew Janco de m'avoir fourni ces statistiques. 86. Bureau des statistiques et des rapports opérationnels, enfants non-accompagnés en Autriche et en Allemagne, 29 avril 1948, AN 43/AJ/604.

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87. Comité intergouvernemental sur les enfants orphelins réfugiés et déplacés en Europe, 13 novembre 1946, AN 43/AJ/45. 88. MIGLA Jevgenija, Commentaires sur le problème de la garde légale des enfants non- accompagnés, 5 mars 1948, 43/AJ/926, AN. Voir aussi Adoptions, 4, S-0401/1/1, UNA. 89. Rapport sur le Centre international pour enfants, Prien, doc. cit. 90. Voir [http://www.unhchr.ch/html/menu3/b/p_genoci.htm]. 91. Mémo de Mr A. C. Dunn, Politique sur les enfants non-accompagnés, 27 mai 1949, AN 43/AJ/926. 92. BROSSE Thérèse, op. cit., p. 20-21.

93. BROSSE Thérèse, Enfants sans foyer, Paris, 1950, p. 24.

94. CORTI Walter, « Quelques pensées sur les enfants du village », News Bulletin of the Pestalozzi Children’s Village, mai 1948, 9, AN 43/AJ/599. 95. BROSSE Thérèse, op. cit., p. 21 et 23.

96. MARRUS Michael, op. cit., p. 313-317; JUDT Tony, Après-guerre : une histoire de l’Europe depuis 1945, Paris, 2009, 22; Sur l’antisémitisme dans la Pologne d'après-guerre, lire GROSS Jan Tomasz, Fear: Anti-Semitism in Poland after Auschwitz (Princeton, NJ, 2006) [traduction française : GROSS Jan Tomasz, La peur: l’antisémitisme en Pologne après Auschwitz, Paris, Calmann-Lévy, 2010.]; MANKOWITZ Zeev W., Life between Memory and Hope: The Survivors of the Holocaust in Occupied Germany, NY, 2002. 97. Enfants juifs, mémo de Ruth Cohen, JAFP, UNRRA district 2, pour le Comité sur la protection des enfants, 22 février 1947, S-0437-0015, UNA. 98. Documentation sur les enfants juifs proposés à l'émigration pour la Palestine sous Grand National Junior, 17 mars 1948, AN 43/AJ/604. 99. Louis Pinsky à Lotte Marcuse, 9 mars 1946, au sujet de Feuereisen Édith, 16 ans, dossier 564, RG 249, YIVO, CJH. Pour plus d’informations sur le sionisme des jeunes personnes déplacées dans l'Allemagne d'après-guerre, lire PATT Avinoam, « Trouver une maison et une nation : les jeunes Juifs suite à l’Holocauste », thèse de doctorat, université de New York, 2005. 100. Rapport historique : Centre transitoire Rosenheim pour enfants juifs, 11 juin 1947, S-0437-0015, UNA. 101. COLLIS Robert, Lost and Found, 4.

102. COLLIS Robert, ibid., 4. 103. Sur les disputes pour la garde des enfants juifs dans la France d'après-guerre, lire DORON Daniella, op. cit. L'affaire la plus tristement célèbre et qui a le plus divisé en France était l'affaire Finaly. Pour en savoir plus sur cette affaire, lire POUJOL Catherine, Les enfants cachés: L’affaire Finaly, Paris, 2006 ; HAZAN Katy, Les orphelins de la Shoah, Paris, 2000, p. 92-100; sur des conflits en Hollande, lire WOLF Diane, op. cit. 104. Minutes du Comité sur la protection des enfants juifs tenues aux quartier général de l'UNRRA américain à Heidelberg, 13 mars 1947, S-0437-0012, UNA. 105. Sur les stratégies adoptées pour déterminer la nationalité des « enfants perdus », lire p. ex., fichier 10, rapport, S-0437-0013, UNA; Retrait des enfants (polonais) du Kinderheim St Joseph, 14 octobre 1946, S-0437-0013, UNA; HUYSSOON W. C., « Qui est cet enfant ? », fichier 11, S-0437-0013, UNA.

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106. Retrait des enfants (polonais) du Kinderheim St Joseph, op. cit., UNA; voir aussi HUYSSOON, op. cit. 107. Rapport sur le centre international pour enfants, Prien, de M me Jean Henshaw à Cornelia Heise, 28 avril 1947, S-0437-0012, UNA. 108. DE JONG Yvonne, doc. cit. 109. Entrée du journal de bord des 19 et 21 octobre d' Eileen Davidson, officier de recherche du département enfance, S-0437-0014, UNA. 110. Pour des exemples de protestations de parents adoptifs allemands et d'institutions sur le retrait des enfants d'Allemagne, voir Le retrait d'enfants du camp de réfugiés pour enfants de Kallmünz, 24 mai 1946; Retrait des enfants (polonais) du Kinderheim St Joseph, 14 octobre 1946; lettre de protestation de Kath. Jugendfürsorgeverein du diocèse d'Augsbourg, 30 juillet 1946; tout dans S-0437-0013, UNA. 111. Sur la réticence des militaires britanniques et américains à enlever les enfants aux familles d'accueil allemandes, lire ordre provisoire n° 75 et la politique britannique de zone, 9 novembre 1948, AN 43/AJ/599 ; courte note de service sur l'installation des enfants outre-mer, AN 43/AJ/45 ; retrait des enfants des soins allemands, 30 juin 1947, S-0437-0017, UNA. 112. Heide Fehrenbach a montré que des discussions similaires ont façonné les débats allemands sur l'avenir des enfants nés de soldats Afro-américains et de femmes allemandes dans l'Allemagne occupée. De nombreux allemands affirment que l'enfant devrait être remis à leur père aux États-Unis étant donné qu'ils n'auraient aucune chance de s'intégrer en Allemagne. Lire FEHRENBACH Heide, Race after Hitler: Black Occupation Children in Postwar Germany and America, Princeton, NJ, 2005. 113. Eileen Davidson, directrice adjointe de la section de recherche de l'enfance, retrait des familles allemandes des enfants alliés, pourquoi est-ce dans l’intérêt supérieur de l'enfant, 21 février 1948, 7, AN 43/AJ/599. Lire aussi de Jong, Quels sont les principaux problèmes ; mémo de John Widdicome à Mme M. Lane, 2 août 1948, AN 43/AJ/599 ; UNRRA Recherche et enregistrement de l'enfant, équipe 1071, illustrations de situations d'enfants non-allemands dans des foyers allemands, S-0437-0013, UNA. 114. DAVIDSON Eileen, Retrait des familles allemandes, doc. cit., p. 7. 115. Ibid., p. 11-12. 116. Ibid., p. 14. 117. Voir bibliographie en fin d’article. 118. Article du bulletin de Tanjug, 26 octobre 1949, rapatriement d'enfants yougoslaves en Autriche bloqué par l'OIR. Lire aussi (dans le même carton), « Les enfants Yougoslaves retenus de force en Autriche », Tanjug, Belgrade, 7 janvier 1948, 43/AJ/601, AN. 119. « La Pologne affirme que les Britanniques retiennent des enfants », New York Herald Tribune, Paris édition du 11 juin 1948, AN 43/AJ/604. Pour une estimation viable du nombre d'enfants enlevés en Pologne, lire HEINEMANN Isabel, « Rasse, Siedlung, deutsches Blut »: Die Rasse und Siedlungshauptamt der SS und die rassenpolitische Neuordnung Europas, Göttingen, 2003, p. 508-509. 120. Département des informations publiques des Nations unies, déclaration de J. Donald Kingsley avant le troisième comité de l'Assemblée générale des Nations unies, 10 novembre 1949, communiqué de presse PM/1550, AN 43/AJ/604. La politique de

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l'OIR précise : « Les recommandations faites pour le rapatriement ou l'installation des enfants ne doivent pas contrarier les vœux de l'enfant. De tels souhaits doivent être évalués en fonction de l'âge de l'enfant et des circonstances. Ils faut les prendre en compte uniquement s'ils ont été exprimés librement et sous réserve qu'ils sont basés sur des réflexions qui, dans le cas d'une personne âgée de plus de 17 ans, seront considérées comme des objections valides », lettre à H. Allard from P. Jacobsen, 12 septembre 1949, AN 43/AJ/604. 121. Rapport sur la tâche spéciale d'inscription au centre pour enfants de l'OIR à Salerne, Italie, 15 août 1949, AN 43/AJ/604. 122. Enfants polonais d'Afrique de l'Est, I. P. Krysz à I. Page, 10 août 1949, AN 43/AJ/ 604. 123. Le cas de ces enfants polonais n'est pas isolé. Beaucoup d'enfants et de jeunes personnes déplacées d'Europe de l'Est refusent le rapatriement pour des raisons personnelles ou politiques. Les représentants de l'OIR ont le plus grand mal à déterminer qui sont les véritables réfugiés « politiques » et qui sont ceux à la recherche d'aventures ou cherchant à échapper à des situations familiales difficiles. Lire Politiques concernant le rétablissement des enfants, 25 avril 1949, AN 43/AJ/926. 124. Enfants polonais d'Afrique de l'Est, doc. cit. 125. Télégramme, 6 août 1949, Monseigneur Meystowicz, Brème à l'OIR de Genève, AN 43/AJ/604. 126. Télégramme, 6 août 1949, AN 43/AJ/604. 127. Comte E. H. Czapski, 8 août 1949, AN 43/AJ/604. 128. Demokratischer Frauenbund Deutschlands, 20 octobre 1949; lire aussi la lettre du KPD (le Parti Communiste d'Allemagne) à l'OIR Genève, 1er janvier 1949; les deux dans AN 43/AJ/604. 129. Extrait du journal Repatriant 132 (182): 182, AN 43/AJ/604. 130. Union internationale de protection de l’enfance, 24 janvier 1950, lettre à Carlos P. Romulo, président de l'Assemblée générale des Nations unies, AN 43/AJ/ 602. 131. Département des informations publiques des Nations unies, déclaration de J. Donald Kingsley devant le troisième comité de l'Assemblée générale des Nations unies, 10 novembre 1949, communiqué de presse PM/1550, AN 43/AJ/604, communiqué de presse PM/1550, AN 43/AJ/604. 132. ARENDT Hanna, Les Origines du totalitarisme, 2e partie L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982, traduction de Martine Leiris, p. 287.

RÉSUMÉS

Lors de la seconde guerre mondiale, un nombre sans précédent de familles sont disloquées. Alors que l’Empire nazi s’écroule, des millions de personnes sillonnent le continent à la recherche de leurs proches. Cet article raconte l’histoire de ces enfants déplacés et des luttes qui ont présidé à

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leur destin. On peut y lire comment la reconstruction des familles est rapidement devenue synonyme de survie de la civilisation européenne. Même si les responsables Alliés et les organisations humanitaires proclament l’ouverture d’une nouvelle ère de droits individuels et d’internationalisme, cet article démontre que les Alliés ont défini l’« intérêt supérieur » de l’enfant en des termes nationalistes. Les nations et les familles souveraines sont alors conçues comme des clés de la réhabilitation psychologique des individus traumatisés et de la restauration de la paix et de la stabilité en Europe.

During the Second World War, an unprecedented number of families were torn apart. As the Nazi empire crumbled, millions roamed the continent in search of their loved ones. This article tells the story of these displaced children, and of the struggle to determine their fate. We see how the reconstruction of families quickly became synonymous with the survival of European civilization itself. Even as Allied officials and humanitarian organizations proclaimed a new era of individualist and internationalist values, this article demonstrates that they defined the “best interests” of children in nationalist terms. Sovereign nations and families were seen as the key to the psychological rehabilitation of traumatized individuals and the peace and stability of Europe.

INDEX

Keywords : second world war, Europe, refugee children, families, psychology, humanitarian activism, nationalism, transnational history Mots-clés : seconde guerre mondiale, Europe, enfants réfugiés, familles, psychologie, aide humanitaire, nationalisme, histoire transnationale

AUTEUR

TARA ZAHRA Tara Zahra est professeur au département d’histoire de l’université de Chicago.

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The “Other” Child Transports: World War I and the Temporary Displacement of Needy Children from Central Europe Les déplacements temporaires d’enfants déshérités en Europe centrale pendant la première guerre mondiale.

Friederike Kind-Kovács

“Hungarian children in Holland,” Mühlbeck Károly

“Magyar gyermekek Hollandiaban,” in Új idök 1920 26 évfolyam, p. 37.

1 While during both world wars, fathers often returned as invalids and mothers became breadwinners for their families, children suffered most intensely from the silent side- and after-effects of the wars, mainly from neglect, contagious diseases, and starvation. During and after the First World War, their disproportionate suffering no longer fell into complete oblivion. Instead, it yielded new philanthropic visions and policies of child relief that hoped to counter children’s extensive pauperization and perishing that had resulted from the war. This article examines the impact of WWI and the dissolution of the Austro-Hungarian Empire on children in the Austro-Hungarian monarchy and its successor states. It focuses particularly on the practice of children’s temporary displacement as one of the most documented relief activities during the last years of

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the war and the early post-war period. While during the war, children’s displacement was thought of as an extended summer vacation, the post-war child transports operated—geographically and in time—on a different scale. Taking both movements into account, this article aims at tracing the transformation from the late imperial to the transnational humanitarian child transports, paying special attention to the role of visual imagery to justify, illustrate, and document the children’s geographic displacement.

2 However, in the case of Hungary neither children’s poverty nor their relief was anything new. Just the intensity of both gained a new dimension in the final years of WWI and its disruptive aftermath. Already in the 19th century religious as well as charity organizations throughout Europe had been implementing philanthropic practices of child relief to counter the increased child poverty and mortality that had gone hand in hand with processes of modernization and industrialization.1 The call for a better awareness of children’s concerns comprised their protection from physical and mental abuse, from neglect, their right to health protection and their exemption from labor. Many private and religious charities also aimed to better meet children’s care needs, helping to place orphaned or abandoned children in institutional care. Individual social workers or philanthropists like the English philanthropist Emily Hobhouse, who exposed the disastrous conditions of children in concentration camps during the Anglo-Boer War (1899-1902)2, or Dr. Barnardo, who created homes for poor children in Britain, promoted the concerns of children. While 19th century child protection mainly targeted the children of the poor out of religious motivations, the turn of the century saw a shift towards the governmental intervention in the field of child protection and welfare.3 In the case of Hungary, which is at the center of this article, public child protection and welfare became institutionalized in the framework of new social welfare laws in 1901/1903. Public child protection was not only financed but also organized through the state, with the aim of systematically decreasing child mortality.4 The Hungarian National Child Protection League (Országos Gyermekvédő Liga), founded in 1906, served as a private charity to supplement the public child protection. In 1915 the Stefánia Association (Országos Stefánia Szövetség) was founded, providing emergency infant and mother care to take up the fight against the country’s high infant mortality.

3 While the first decade of the 20th century saw a professionalization and institutionalization of child welfare on the Hungarian territory, the Great War affected both children’s lives as well as the situation of the child saving movement in manifold ways. The war as an international humanitarian crisis caused an unknown extent of civilian suffering, calling for broad wartime and postwar humanitarian relief on an international basis.5 The response was the establishment of a series of international humanitarian relief organizations. The philanthropist Eglantyne Jebb and her sister Dorothy Buxton founded in 1919 one of the most important non-governmental child protection organizations, the well-known British Save the Children Fund (SCF). By means of this philanthropic organization, they aimed to alleviate the suffering of children from wars and other disasters.6 What was intrinsically perverse about the system of humanitarian relief was and still is the fact that relief itself is living off war and disasters. Organizations such as the Red Cross “actually needed the war which had become its raison d’être.” Focusing on the large parts of the involved but unarmed civilian populations, which had suffered from war atrocities, international

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humanitarian organizations kept “advocating neutrality and peace while war […] was raging” and whilst the “mentality of war” occupied the minds of its people.7 As the First World War targeted the civilian population and affected children’s lives to an unknown extent, it equally “inspired the first international effort to ‘reclaim’ and rehabilitate children uprooted by wartime displacement […] or ethnic cleansing8,” poverty and neglect. The massive presence of starving, orphaned or sick children in the public lives of the major cities of Hungary called for their immediate relief.9 While during the war imperial and national child welfare was still active, during the initial post-war years, national child relief organizations such as the Stefánia Association and the Hungarian National Child Protection League had to rely heavily on international support to provide the urgently needed child relief.

4 The First World War marked not only “the birth of the modern refugee10,” but also a new stage of children’s displacement and their resulting extensive suffering. As in the case of Hungary, the end of the war also represented, on October 31, 1918, the end of the Austro-Hungarian Empire as a geographic territory. Post-war Hungarian society was confronted with large territorial and populational changes. The making of the modern nation-states and the ideal of national self-determination “implied not only the naming of certain people as enemies of the nation,” but it equally demanded the expulsion of ethnic minorities from the new-style nation states.11 As a result, a mass migration of about 350.000 refugees12 from the former Hungarian territories took place, which produced a large number of “lost”, meaning unsupervised, orphaned or neglected children. The Hungarian child mortality rate of about 20 percent was amongst the highest in Europe.13 Throughout Central and Eastern Europe, the immediate post-war period represented an extremely difficult situation, “with exorbitant infant mortality and [...] masses of unsupervised children.14” The naval blockade of the Allied powers played much into this, as the import of foodstuffs was entirely cut off from the Central Powers since 1914.

5 In a reaction to the intensifying child poverty in the countries of the Central Powers, a number of international political and humanitarian organizations turned the destiny of children, as the unwanted victims of war, into a public topic. Among them were the Save the Children Fund (SCF), the American Red Cross (ARC), the International Committee of the Red Cross (ICRC), and Hoover’s American Relief Administration (ARA). All of these initiatives played a central role in providing material aid to the impoverished Central European countries. But how could any envisioned relief—after so many years of fierce battle and ongoing mutual atrocities—encompass the enemy population or the enemy’s children? How could humanitarian child relief for children whose parents had been fighting in the war on the wrong side become again possible? Or what about children who had been the product of violent atrocities such as rape in periods of military occupation? As “punishment and delegitimization of the enemy’s war” stood in the foreground of the war- and postwar rhetoric, the war’s “defenseless victims were quickly forgotten,” which initially turned any relief of enemy children unimaginable.15 For instance in the case of France during WWI many women, who had been raped by the German occupying forces, right away decided to abort the children of the ‘barbares.’ The “German blood” was believed to prevent the enemy children from ever being able to appropriately assimilate to the French nation, which therefore entirely “justified and even legitimized abortion or infanticide” as appropriate solutions.16 The violent intrusion into the body through enemy aggression turned the “innocent” offspring into undesirable and unwanted beings, that weren’t considered worth living.17

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WWI left Europe deeply divided between the Allied and the Central Powers not just among its soldiers and armies, but also among its civil populations, that hoped for revenge for their individual suffering.

6 As the militarization of the civil population had also included children as a valuable target group, it also spoiled children’s apparently complete innocence. For this reason, either “children of the enemy” outside the Allied Powers’ own national borders were supposed to be fed or relieved. Therefore, the British and American public initially rejected the idea of politicians like Herbert Hoover (ARA) or philanthropists like Eglantyne Jebb (SCF) of providing aid to children of former enemy states. Feeding for instance Russian children, who were starving during and after the Russian Famine of 1921, was believed to further fuel Bolshevism.18 Still, persisting individuals like Hoover and Jebb managed to advocate children and childhood as a “zone of peace19,” in which only the humanitarian cause counted and opposition perished. The fact that children did represent a “large part of the noncombattants20” convinced the hesitant publics to overcome their prejudices and doubts. Furthering this concept of children and childhood, they ignored the friend-enemy scheme, which had been nourished by the violent conflict, and provided the needed relief even to the enemy’s children. For this reason, humanitarian idea of child relief did not stop before the enemy’s children, but instead worked on relieving the suffering of children on both sides of the violent conflict. In the case of Hungary, international humanitarian aid flooded the country from 1919 onwards, but before then national and imperial relief could not rely on outside help.

7 The newly emerging public and international awareness of the suffering of the war victims resulted in an increased visual representation of children’s suffering in public discourse. In this sense, World War I and the dissolution of the Austro-Hungarian Empire not only triggered displacement, starvation, illnesses, neglect, and housing problems. The war and its dire consequences equally resulted in an increased publicity for children’s health and physical concerns. Contemporary media outlets played an important role in the philanthropic effort to draw attention to children’s needs. Already early philanthropists like Hobhouse or Barnardo used photography of children (not always only in a truthful way) to create publicity and mobilize empathy for children’s poverty or suffering.21 In the immediate post-WWI period the image of the starving child figures in major visual and printed media of the time as one of the most frequently used images. In her much acclaimed work Regarding the Pain of Others, Susan Sontag introduces the immense human fascination with the iconography of suffering. She wonders why images of severely harmed human bodies, mutilated, slaughtered, tortured, or killed, have become an essential component of the representation of war and war atrocities. This “disaster imagery22,” embracing the relations between catastrophe and visual media, plays heavily on feelings of empathy, compassion, and pity with the aim to trigger immediate activism. The imagery of pitiful suffering was born from the belief in the power of “spectatorial sympathy” and the strange “fascination with pain” to appeal to the sensitivity and empathy of the spectator.23 This new humanitarian visual and verbal rhetoric countered the politically propagated claim of the undeserving enemy or villain, who was morally not worthy any sympathy or support.24 Yet, the imagery of war could equally be used to provide an opportunity “for regarding—at a distance, through the medium of photography—other people’s pain”, including casualties, mine injuries, or the visibly physical suffering that results

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from poverty, starvation, and hunger.25 To regard the pain of children from afar affected only in very subtle the way of its distant viewer.

8 The visual world of disasters, emergencies, and wars, however, does not only depict human suffering, but it also equally embraces the pictorial representation of emergency relief and humanitarianism. The mobilization of pity, compassion and empathy was central in raising awareness for children’s suffering, which was expected to lead to financial support for relief measures.26 Hugo Slim identified the ambivalence involved in humanitarian relief in periods of war and other human disasters: “If humanitarian values are given too much consideration in situations of war or political violence, political and military leaders fear that they might undermine their followers’ will to fight, or provide succour to their enemy. Nevertheless, it is part of the paradox of human nature that humanitarian values can be present in war.27”

9 Since the late nineteenth century, and in particular following World War I, war and relief have gone hand in hand, employing similar and often identical images of suffering. As James Vernon has argued, throughout modern history the hungry only had become figures of humanitarian concern “when novel forms of news reporting connected people emotionally with the suffering of the hungry.” In the early 20th century physical signs of starvation no longer represented social stigmata, and the hungry were no longer perceived as “lazy, morally inadequate human beings.28” The visual depiction of the needy and the suffering gained momentum when the traumatic impact of World War I severely affected the physical integrity of the societies and populations involved. The extreme violence of Europe’s First World War resulted in a new perspective on the mutilated, starved, and suffering human body. As World War I represented (WWI) as the first total war and had mobilized a “culture of violence”, it left its populations “unable to see how deeply and irreversibly affected they were by its brutalization.29” The imagery of suffering became radicalized insofar as it was driven by hatred for the enemy. As an easy means of political and national self-victimization in the postwar period, children were considered ideal to serve as the iconographic bearers of suffering, and their physical vulnerability was given immense attention. As “[t]he child was the quintessential represented political subject, spoken for but not speaking30, ” children’s imagery served political as well as humanitarian aims. From its very beginning humanitarian organizations used child images to create and to publicize its humanitarian identity. Child imagery was always useful in connoting humanitarian organizations with widely appreciated ideas of childhood. In the period after WWI the increasing visual representation of children allowed to appeal for the relief of children’s suffering across Europe. Images of children’s suffering conveyed a moral force upon the spectator, engaging him/her with the victims of the war and engaging financially in their urgent relief.

10 In the history of child relief one such relief activity and possibly the most drastic relief campaign was the short- and medium-term relocation or displacement of impoverished children, which was much documented by the contemporary media. One of the best- known forms of this child saving practice started as a social experiment in the mid-19th century USA. By means of the Orphan Train Movement, the US-Children’s Aid Society sent between 150.000 to 200.000 abandoned, orphaned or homeless children from large cities to foster parents in smaller cities and villages to to regain control over the massive immigration to North America.31 In reaction to the Irish Potato Famine in 1845-1852 children were also sent abroad and even adopted by families in Canada and

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Australia.32 In the framework of the Armenian Genocide (1915-1923), the Ottoman Empire forcefully abducted those Armenian children to Russia and Greece, which had not been killed right away.33 In reaction to the Russian Famine of 1921, 2000 Soviet children from famine-stricken provinces were sent abroad. Although many offers had come from various Western ‘bourgeois’ countries, Soviet Russia only accepted the offer to send her starving children to Czechoslovakia.34 As a means of protection also during the (1936-39) orphaned and abandoned children were taken to the Soviet Union, Mexico, France and England.35 Throughout the Nazi-period Jewish children were evacuated to Britain. Throughout WWII, in Europe, children were evacuated from urban areas, among which the Kinderlandverschickungen in Germany and the British evacuation plans are well known. During the Greek Civil War (1946-1949) children were transported to Central and Eastern Europe.

11 During and after WWI, These transports were perceived as a necessary means to guarantee the bodily well-being of the impoverished and starving children. The history of the child transports or other relief measures during and after the First World War cannot be written without taking into account its visual propaganda. Photographic footage, drawings, posters, paintings, postcards, and other visual material accompany almost all contemporary written sources of child relief. They document the children’s suffering before the relief activities, the implementation of the activities, and the children’s transformation by means of the relief. Eglantyne Jebb, the founder of SCF, even argued that it was photographic imagery that had initiated her own activism, and that it had greatly helped to create publicity for the cause of the children.36 Already during the early Balkan wars (1912-1913) Eglantyne traveled to the conflict zone to deliver money to the Macedonian Relief Fund.37 Witnessing there the suffering of Muslim Albanian refugee children, Jebb’ returned to Britain with the plan to raise funds for the relief of the refugee children.38 Short after, WWI started and the problem of children’s neglect, starvation and illnesses in the Eastern parts of Europe radically intensified. Jebb remembered her sister coming back from Central Europe with some of the first images of suffering children, which led her to start publicizing their misery on the streets of London, simply by sharing the photographs. Initially Jebb’s and Buxton’s activities for the support of the enemy’s children generated opposition and was even met with stirring hostility by parts of the British society. A report about children’s life in Budapest from 1920 links photography with its claim to impart ‘the’ truth. On an inspection tour through Budapest’s poor neighborhoods, the members of the Entente Missions to Budapest have “inspected the dwellings of poverty shown in the preceding photographs and have convinced themselves of the truthfulness of the particulars stated.” Based on this experience, they felt committed to “limit […] [them]selves to reporting facts of the truthfulness, which may be verified by means of names and addresses or other adequate evidence.39” Documenting the ‘real existing’ misery verbally and visually played a vital role for the reinvention of child relief during WWI and its aftermath.

12 Whereas in the beginning of the war, the mobilization of children at the home front was the central element of visual propaganda, during its final years the degeneration of children’s health became a central topic. Famine, severe malnutrition, epidemic, disease, and physical neglect shaped the lives of children. On February 25, 1918, the Austro-Hungarian Ministry of Social Welfare in Vienna reported about the planned “Accommodation of Austrian Children in Hungary” that the “industries in lower Austria, which have reached their full development throughout the war, have […]

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intensified the problem of food supply,” and that “mothers, whose children show all signs of severe malnutrition, constantly visit […] [their] counseling services.40” The war and its industries as well as the blockade of the Central Powers from 1914 until 1919 (even beyond the armistice) restricted the supply of foodstuffs through imports.41 This means of economic warfare was seen as responsible for children’s severe starvation and overall deprivation.42 Eglantyne Jebb and her sister Dorothy Buxton campaigned against the Allies’ starvation policy and distributed in early 1919 leaflets “A Starving Baby and Our Blockade Has Caused This” in Trafalgar Square.43 Already during the war Herbert Hoover started his Commission for Relief in Belgium (CRB) to relieve the suffering of the civil population in German-occupied Belgium, which faced a serious food crisis.44 Although in Austria-Hungary the Hunger crisis was even more severe, its reason was not merely the hunger blockade.45 Its own radically diminished agricultural production and its interrupted intra-imperial transport of foodstuffs led to famine.46 International humanitarian relief was initiated only much later. The destiny of urban children in Budapest was seen as particularly severe, because the major cities had suffered more from the war than Hungary’s rural regions. The increasing industrialization and urbanization had already generated the problem of child neglect and abandonment from the late nineteenth century onwards, but children’s severe malnutrition culminated in the immediate post-war years.47 These disaster stories and their visual representations relied either on personal stories of suffering children and their families, or on an abstract, iconic child image to generalize the suffering of the child. The imagery of suffering, used by humanitarian organizations, was often supplemented with a depiction of its immediate alleviation, uncovering a dichotomist visual language: “The practice of representing atrocious suffering as something to be deplored, and, if possible, stopped, enters the history of images with a specific subject: the sufferings endured by a civilian population at the hands of a victorious army on the rampage.48” In the same way as these images were much needed to raise funds for child relief activities, textual propaganda was central in stressing the dependence between the lucky recipient and the humanitarian beneficiary.

13 In a letter to the Ministry of Social Welfare, the first of its sort, which Kaiser Karl had founded in 1917, the Austro-Hungarian People’s Nutrition Office thanked Karl I for his initiative. Any help provided to the city and its children “represented an extraordinarily valuable support to our metropolis which has suffered more than any other of the capitals of the belligerent States. Not only these benefitting by the Committee’s humanitarian activity, but every citizen of this town will always remember these noble efforts towards alleviating human suffering.49” The imperial Kaiser Karl Wohfahrtswerk, which was named after the last Austrian Emperor Karl I and located in Vienna, pushed for child relief during the last years of the war, even if it provided only temporary help.50 On July 1, 1918, the official commissioner of the Kaiser Karl Wohlfahrtswerk clarified for which children the relief was intended: “This children’s action stands under the highest patronage and is able to care for the poorest children of the population [...] [...] [T]hese poor children, among which mostly war orphans can be found, should receive weekly the same food rations as our needy children. [...] I must emphasize that we plan to only provide for the poorest children of the population. Therefore special care shall be taken with [the] selection process.51”

14 Urban children were the main target group, as the cities had suffered most intensely from the war and its industries. Not only through the war, but already since the late

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nineteenth century, the “city” had turned into the embodiment of overpopulation, lack of food, missing hygiene and sickening industrialization. The war had intensified many of these urban problems, but children most severely suffered from the lack of food. Before a child would, however, receive child relief, it had to pass a medical examination. Their overall physical condition as well as their weight decided which children were to receive child relief in the cities and villages, and which children were to be sent to the countryside or the seashore. Children, who were not too ill, but thin enough to pass the examination for necessity, were ideally suited to participate in the campaign.

“Infront of the recruiting commission”

“Infront of the recruiting commission”; “Measuring the body weight,” Budapest 1918.52

15 Apart from feeding hungry children, providing medical care, and placing orphaned children in foster families or in state asylums, the Wohlfahrtswerk initiated a large- scale summer action. During the war’s last two summers—the final years of the Austro- Hungarian monarchy—needy urban children from the Empire were sent to rural or coastal areas to recover from the strains of war. This type of child migration allows us to see the imperial response to the problem of emerging child poverty. In 1917, the “Kinder aufs Land” and the “Kind zu Gast” campaigns initiated the transport of thousands of urban children to the countryside. The action was devoted to the mutual exchange of children across the empire.53

16 Before the collapse of the empire, the Hungarian countryside represented an attractive destination for children from other crown lands. Children in the age of 6 to 14 could apply for a stay in the countryside for several weeks.54 Children from the German- speaking parts of Bohemia as well as children from lower Austria were sent to smaller holiday resorts or towns like Gyula, Békés, or Grosswardein.55 In a personal report, Hugo Wagner, an accompanying person to a transport from Reichenberg [today Liberec] to Gyula, remembers the children’s reaction to the—comparably— abundant food supply in rural Hungary. He recounts the story of a small boy who was lying sick in his foster parents’ “lonely Tanya,” a typical Hungarian farmer’s house, “which in this case was uncomfortable and barely furnished”. The boy appeared miserable as he had a fever and “did not understand anyone,” but he “stubbornly refused to leave” this unfriendly place, as “he had been told that he would receive 10 kg of flour for his mother.56” This case found its way into the records as Wagner complained about the strict controls at the internal imperial borders, where border guards regularly withdrew gifts from the foster families. The Hungarian border guards controlled many of the child transport trains and even threw the food gifts out of the window. Most

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probably this was due to the rationing of food that was introduced in the Hungarian kingdom during the last years of the war.57 Wagner pleaded to stop this type of border control: “If they deprive now such an obedient little boy from this little sunshine, which he would like to bring home in form of flour, it would be for such a kid a barbarian bitter-hard life experience.58” He further argued that it would be an amazing happiness for the German home if not only its newly well-fed children but also “pure Hungarian flour or a piece of bacon, which many Reichenberg families do not even know anymore, would find its way into the local hunger homes.59” The herein apparent inequality of food supply between the industrial German areas and the Hungarian rural areas indicates that the Hungarian countryside was much better off than other regions. This changed drastically once the war and the blockade of food imports to the Central Powers had ended. But prior to this, children from urban and industrial neighborhoods would still be sent to less affected areas.

17 In competition with the internal child transports, transports across the imperial border also took place in the summer of 1917 and afterwards. The Austro-Hungarian People’s Nutrition Office organized a first migratory program, namely the “Children to Switzerland60” activity, to improve children’s feeding situation for a few weeks. Because of its neutrality, Switzerland remained a rather unburdened destination. Child transports took place throughout 1917 and early 1918, but were soon critically viewed by the Swiss printed media as well as by the imperial authorities. The Swiss public stressed the fact that Switzerland should take care with wasting its remaining resources on strangers. In 1918, the foreign ministry of the Austro-Hungarian Empire quoted an article from the Neue Züricher Zeitung, in which this problem is addressed: “What if all surrounding countries would send their needy children to Switzerland. […] The anyway meager daily bread of our own people should not be reduced any further. Facing our food and firewood supplies we have anyway far too many foreign people in the country.61” Imperial authorities were therefore pushing to discontinue the transports in order not to overly strain their diplomatic relations with Switzerland.62 They also feared that the extensive internal child transports that were planned for the summer of 1918 could loose their relevance.

18 In the framework of its Summer Holiday Action63 in the summer of 1918, the Kaiser Karl Wohfahrtswerk sent about 20.000 poor Hungarian children to the Adriatic seashore, where Abbáziá [Opatija], Lovrana, Volosca, and Portorose [Portorož] were especially popular destinations. While many Hungarians were sent to the Austrian seashore, many Austrian children were sent to the Hungarian countryside.64 Most of the children were accommodated in temporary foster families, ideally in farmer families who could offer nutritious food.65 Kaiser Karl also provided a number of vacant castles in various regions of the Austro-Hungarian Empire to accommodate the children. He appealed to the clergy and the aristocracy to open their empty provincial castles to the poor children. A newspaper article from 1918 identified the potential of these neglected castles, of which “nowhere in the world we can find so many”. The author suggests that in the castles, “which lay among the spruce forests of Bohemia, Transylvania, and the Carpathian Basin” and especially “[i]n the empty ballrooms of these locked castles a yet undiscovered treasure is hidden: fresh air, mountain air.66” Some children were accommodated in these castles, but the temporal integration into foster families was far more widespread. The Austrian ministry believed that “the future development of those children, who had severely suffered from a lack of nutrition, could be eased.67”

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Sending children either to the seashore or to the countryside resulted from the wish to evacuate them from the major cities, which had suffered most from the war.

“Departure to Eastern Train Station”

Müllner János, “Departure to Eastern Train Station”, Budapest, 1918.68

“Children Getting on Train”

Müllner János, “Children Getting on Train”, 1918.69

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“On train”

Müllner János, “On train”, Budapest, 1918.70

“Austrian Children Departing to Hungary at the train station in Vienna”

“Austrian Children Departing to Hungary at the train station in Vienna”, 1918.71

19 The child relief campaign targeted middle-class children who had been impoverished during the war and whose bodies showed signs of starvation and neglect. In the aftermath of WWI the scientific study of nutrition and starvation became even more

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professional, relying on the expertise of nutritional experts and special commissions. As a response to the severe malnutrition and famine in the immediate postwar period famous nutritionists like Max Rubner, Ralph Kellor or organizations like the Rockefeller Foundation or the League of Nations conducted research in Central Europe, seeking knowledge on the physiological basis of nutrition.72 As “under the pressure of the war, and the economic crisis, food production and consumption became a state responsibility,” there emerged the need to know more about the link between malnutrition and certain diseases. Nutritional science often led to straight criticism of international politics. Having developed his own concept of the ideal, meaning “rational nutrition” in prewar Germany73, Max Rubner criticized the Allied Powers in the immediate postwar period for starving out the former enemy by means of their “hunger blockade.74” But before their nutritional science resulted in food distribution programs to protect the health of the various nations, during the war the Austrian Wohlfahrtswerk sought less scientific solutions to counter children’s malnutrition. It considered it its task “to send feeble and undernourished Austrian children to Hungary, whereas a large amount of sick Hungarian children shall take residence at the Adriatic Sea.75” Sickness, however, was meticulously defined so as to prevent the spreading of contagious diseases: “Only such children shall be taken into consideration, which are anemic and feeble, but by no means afflicted with any diseases, particularly not with any kind of contagious illness, tuberculosis, dross, etc.76.” Thus, the relief activities were bound to the criterion of health, and those children whose health had suffered most severely from the war, through contagious illnesses, were not allowed to participate. Apart from the children’s health condition, appropriate clothing and hygiene were further preconditions for their participation. An instruction leaflet “for the parents or their representatives” from 1918 determined the conditions for a child’s physical appearance, requiring first of all that “[t]he child has to appear at the station at the appointed hour with his gear washed clean and nicely dressed,” and secondly that “[c]hildren contaminated by vermin will not be able to join.77 ” Here we see some of the ambivalence of the child transports. While only underfed and suffering children were meant to participate, they were required to appear at the train station in an impeccable condition. The moment of the children’s departure was not to be overshadowed by the visible strains of the war.

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“Needy Hungarian Children in Austria. Sunbathing”

“Needy Hungarian Children in Austria. Sunbathing”, 1918.78

“Hungarian Children on Summer Vacation in Austria. Morning toilet”

“Hungarian Children on Summer Vacation in Austria. Morning toilet”, 1918.79

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“Hungarian Children coming back from a boat tour”

“Hungarian Children coming back from a boat tour”, 1918.80

20 Even if the images of children lying at a sunny beach in Abazija were taken during the war, they presented an entirely peaceful situation. Activities such as lying on the beach, taking sunbaths, and swimming in the sea or everyday practices of physical hygiene, including hair brushing and washing were documented. Doctors and nurses were always part of these holidays to supervise the children. These idealized summer images created a strong counter-image to these children’s often otherwise devastating war experiences. These visual sources represent a situation that calls to mind a nice and exclusive summer holiday, without any traces of the war’s impact on the children’s appearance. The visual propaganda provided ideal images of childhood that stood in sharp contrast to the children’s actual everyday life during the war. In the discourses about the child transports, it becomes apparent that children’s physical needs had become a public concern. Texts about nutrition, health provisions, hygiene, clothing, living conditions, and environmental issues accompany most of the images. Important elements of these “war holidays” were “a change of air and surrounding, […] social contacts with other children, sun and air baths, physical exercise, healthy appetite, new clothing, and a better development of bones, muscles, and blood.81”

21 Beyond these aspects of health, hygiene, and appropriate clothing, the Kaiser Karl Wolfahrtswerk interfered even more extensively with the private lives of the involved children and their families. The stay with the foster parents was not supposed to be interrupted by any contact with the birth families or other unwanted guests. An advertising leaflet for the “Kinder aufs Land”-activity indicates that “[a] visit of the children in the countryside [by the parents] must be avoided at all costs, because it means an unwanted nuisance to rural residents. [...] If unauthorized visits take place, the children will be immediately returned to their parents.82” It seems that the stay in the countryside not only pursued the purpose of an improved nutrition and healthy environment; it was meant to strengthen children’s emotional independence and their

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social abilities. Some newspaper sources yet indicate some serious troubles with the accommodation and feeding of the foster children after their arrival to the Adriatic seashore. An article in the Pesti Hirlap from August 4, 1918 reproaches the Austrians for their disorganization and the apparently unequal implementation of the ‘child holidays’ in Hungary and Austria: “A minor incident disturbed this advertisement holiday, through which the lousiness of the whole organization turned out: they [the Austrians] did neither think of the accommodation nor of their feeding.83” The debate not only covers a fight over the questionable quality of the Austrian child relief, but it equally uncovers mutual nationalistic prejudices and stereotypes.

22 Yet, in the public journals of the time it is reported that those children who participated returned physically strengthened. Much emphasis was placed on physical exercise and hygiene. Tibor Vadnay, the summer action’s former commissioner of administration, remembered that the “children returned home with a body, which had significantly gained in strength and weight, been trained through the swimming, tanned through the sun bathing, and with a rosy complexion and in [a] good mood.84

23 Apart from increasing the well-being of these children, Kaiser Karl seemed to have simultaneously pursued a political aim. Correspondence of the Kaiser Karl Wohlfahrtswerk indicates that Kaiser Karl had hoped to strengthen the bonds between the increasingly disconnected crown lands as well as strengthening the severely afflicted monarchy. Visually connoting their power with children’s secured destiny, which the war had turned questionable, served to counter the fading power and support of the royal couple among the people.

“The Royal Couple among Children”

“The Royal Couple among Children”, 1918.85

24 Even if, in the summer of 1918, the dissolution of the Habsburg Empire was not yet decided, clashes between the various nationalities of the crown lands had become apparent. As a possible means to divert this development, the Wohlfahrtswerk hoped “to allow needy boys and girls of school age [...] from major Austrian and Hungarian cities

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and industrial centers, irrespective of ethnicity and faith, to stay in the countryside for several weeks.86” These child exchanges were meant to maintain the “cordial relationships between the Austrian and Hungarian population, which had been that much intensified through the Kaiser Karl Wohlfahrtswerk.87” The transfer of children across the crown lands was intended as a means to overcome the alienation and conflicts between the various nationalities of the Empire. The suffering child became a handy tool to push for intra-imperial exchanges. Maureen Healey convincingly demonstrated how vitally important the idea and the symbol of the “imperial child” was in the last years of the empire, offering an idealistic counter-image to the increasing inner turmoil across the empire. Healey argued that the imperial child discourse believed that “children were a political tabula rasa, unaffected by the nationalist, class and religious discord of late imperial Austria,” whereas in reality “the apolitical, supra-national Austrian child [as a symbol] was weakened by forces that had already claimed children as political weapons in the Empire and within Vienna itself.88” Already within these intra-imperial exchanges, national competition became obvious. Vadnay remembers the inherent, though still friendly, competition between the temporary foster families: “The same as in the good old times of abundance, they entered into a competition with each other about who would be able to fatten his/her “small German” better. All of the small Germans who arrived here pale, meager, anemic, and sick, gained kilos, regained a healthy complexion, and became exhilarated and happy from the Hungarian bread, the Hungarian air, and the Hungarian kindness of the heart.89”

25 Hungarian bread gained the almost messianic significance of a holy host, allowing for the physical redemption of the poor and suffering Austrian children. By “gloriously exhibit[ing] the noble hospitality and child love of our blessed Hungarian nation90,” the summer action uncovered the intensifying tendencies of nationalism as a driving force behind the child relief activities.

26 A few months later, the dissolution of the empire became a fact. While countries such as France were severely damaged through the war itself, a report about the situation in Hungary from 1920 suggested that “Hungary is a country which has suffered far more after than during the war.91” Its post-war destiny affected its geographic, social, and political identity. After the new borders had been decided upon at the Paris Peace Treaty, one-third of ethnic Hungarians found themselves outside the political borders of the Hungarian state. A contemporary observer emphasized in a letter to SCF that the “whole economical life of [the] […] country has been paralyzed by the loss of the war, by the invasion of the enemy, by the dismemberment of the body of [the] […] country, which is no longer a geographical unity.92” The simultaneity of the loss of the war and the imperial collapse had discontinued much of the prewar social welfare system. Yet, the self-reflection concerning the failure of the public and private welfare organization to provide the needed aid for children quickly found various public outlets. Particularly after the war had ended, the everyday life of children was closely documented in national and international journals and newspapers. In a New York Times article from 1920, entitled “Starving Budapest: Capital of Human Misery,” the situation in Budapest was judged as most disastrous. In public debates, Hungary was represented—apart from the Soviet Union—as the most war-affected country: “All Central Europe is a bleeding wound, but nowhere, perhaps, is life so poor a gift as in Austria and in Hungary.93” Another newspaper article in a Hungarian journal of the time depicted “the help- seeking misery,” documenting the daily life of children in Budapest. Ten images were

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assembled in order to draw attention to the devastating situation of children in Budapest, who sought immediate “help” from abroad. They address the overall issues affecting the children’s lives: a lack of housing, poor living conditions, child neglect, homelessness, child labour, children’s threatened health and lacking health care, and a lack of clothing and food. In a report for the SCF about “How is life in the capital?,” Endre Liber, a contemporary Hungarian observer, paints a very dark picture of children’s life in post-war Budapest, seeing it as a main cause for the city’s ongoing criminalization: “[T]he investigation/razzie of children organized by the Children’s Tribunal of Police shows us the fearful misery of the children of our capital. […] [T]he miserable children lay in their empty beds without any clothes. […] [There is an] increase in the number of those demoralized or of needing and abandoned children […], who came before the Children’s Tribunal of the Police. […] It is sad to state, that there are several among the children, arrested […], who belong to the families of the middle class.94”

27 In this and other contemporary sources, Hungary, due to the loss of a great part of her territory, is presented as a victim of the war and its postwar developments. As the Hungarian migration from Transylvania caused above all an “elite migration95”—many of the refugees were highly educated and financially secure—the social decline of this group became more obvious than that of others. Liber tends to present Hungary and its middle-class as victims, because to him “the poor Hungarian population, especially the middle-class [came] guiltlessly […] into [its] present miserable situation, not being able to secure, in spite of forced working, the daily bread for themselves and their families”. Therefore, he pleads for solidarity with the middle class, which “now more than ever needs the beneficent help.96” The suffering of the middle-class, first of all of its children, was meant to be relieved. Their physical state prior to the examination was important. In a little booklet from 1920, the Hungarian socio-photographer and police reporter Tábori Kornél reported, after an “inspection tour through the misery of Budapest”, that “after the horrors of the war and two revolutions, the city went through the Bolshevik times and the Roumanian occupation.” He compares the situation of Budapest and Vienna, and concludes that even if Vienna had not shared these last mentioned catastrophic experiences, “it made its well-deserved claim for pity known throughout the world [sic].97 ” He therefore pleads for equal, if not greater, international mercy with Budapest. The booklet’s cover image, subtitled “From the Horrors of the War98” shows a kneeling emaciated mother, surrounded by a crown of thorns, who holds her starving and head-shorn child up into the air. While the mother closes her eyes as she gives her child away, the child is depicted with open arms. This image underlines the overall purpose of Kornél’s booklet in two ways: on the one hand, it visualizes the horrors of the war, while on the other, it depicts a mother who tries to protect her child from the horrors of the war by giving it away. The mother, but also the image as a whole, appeals to the international humanitarian community “[t]o help and save the children.99” As this image shows, aid imagery often relied on a “dynamic of abstracting children from their historical, cultural and political location, as already inscribed within dominant ideologies and cultural representations of childhood.100” In this depiction the child and the mother are visually reduced to a single experience: the physical experience of hunger. Their being is that much determined by the lack of food, that a life together appears impossible and the international savior comes into play.

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28 Due to the disastrous situation in Budapest, national child relief was severely impaired. Although Hungary had been an enemy during the war, international relief was provided once the Soviet Republic had come to an end in the summer of 1919. Andrew Cherna, the Honorary Commissioner of the American Red Cross, reported in 1923 about his trips to Budapest: “Poverty wherever I meet it, has the same distressing effect upon me. The deterioration of the human soul and body touches me as a pathetic canvas, irrespective of nationality, race, or environment.101” The International Save the Children Union recognized in 1920 that “hardly any help from National Relief organizations [could] be counted upon, because provisions and clothes are lacking, and cannot be brought in the country, and they themselves depend largely on gifts from foreign missions.102” For that reason, the Hungarian national child relief organizations sought help abroad, as a report from 1936 about the past thirty years of work of the National League of Child Protection, namely the time between 1906-1936, states. In this report Fülp Rottenbillder, the under-secretary and “president of the controlling agency of the minor” in 1936, recalls the shift from national to international support in the child- saving movement of the time: “Undoubtedly the greatest challenge had been that […] this [Hungarian] society, which had supported us with great love for decades, was so occupied with its thoughts about its everyday survival, that it had become unimaginable to practice charity. We had to acquaint the foreign countries, which were seeking to provide help, with our projects, institutes and institutions. We also had to draw the attention of the foreign countries to the sad conditions in Hungary.103”

29 The report’s author interprets the abrupt lack of national charity as the direct consequence of the people’s severe problems with securing their everyday livelihood. In a letter from 1920, Julia Vajkai, who headed the National Child Protection League in Budapest, wrote to Eglantyne Jebb at the SCF, pleading for financial support, as the “Child Protection League […] is doing splendid work, and has 3.000 children in child care in its asylums and homes.” She points out that if the League would not receive any support, it would need to shut down and “3.000 children would be put on the street; those many and many thousands who already are victims of criminality caused by hunger and utter privation.104” She closed her letter with a request: “Dear Mrs. Jebb, I implore you to use all your influence and help me to get this money.105” The SCF decided to support Mrs. Vajkai, and even invited her to study and to report on the situation of British child relief. She became a local authority on the implementation of international relief in Hungary, and was regularly praised for her accomplishments in Budapest. In a report to the SCF from 1926 “[t]he results achieved by Mme. Vajkai up to the present” are recognized as having “had a wonderful effect on making slum children into good citizens.” Therefore, the author strongly argues, “[t]here is no reason why Mme Vajkai’s devotion should not, with the support of the SCF, achieve even greater results.106” Children’s unique value and power as “the” future citizens of the nation is emphasized here to further empower local child relief. Strengthening the local relief organizations had been developing into a new strategy of child philanthropists as well as politicians.107 But without money, Julia Vajkai would not have been able to accomplish much.

30 Tábori Kornél addressed the money issue equally openly: “We need the help of those who are better off than we are, who have not suffered so greatly, and whose money has not lost its purchasing power as ours has.108” The lack of money and medical equipment brought national relief almost to a full stop. For SCF, it was of utmost importance to

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train social workers in Hungary and, in this way, to turn them into multipliers: “All relief work should be organized so that as much as possible the actual work should be done by Hungarians themselves, under supervision and control.109” With the help of the SCF, workrooms and feeding stations were installed, clothing shipments were distributed, and medical care was provided. In addition, temporary housing and education were also provided. Sometimes, families who had profited from the relief activities wrote personal thanking letters to SCF or to Mrs. Eglantyne Jebb herself. In one of these letters, a family named Horak identified itself as having suffered greatly from the war, saying it had only been rescued through the funding and housing of the Save the Children Fund: “We are always thinking gratefully of those who helped to get homes for us poor war invalids and widows with our families. May you be as happy as you have made us. […] We beg the Almighty to pour his blessing over you and your family and give long life and happiness to those who provided us with a home. […] This will be our prayer on this holy Christmas eve.110”

31 Many such families, and in particularly refugee families, received the opportunity to send their children abroad for a certain amount of time. From 1920 onwards, international child relief agencies, in cooperation with national relief agencies, sent around 60.000 impoverished Hungarian children to foster families in the Netherlands, Switzerland, Britain, and Sweden, with Belgium joining in 1923.111 The activity was financially and practically supported by the SCF and the ICRC, and organized in Hungary by the National Child Protection League. Placing poor Hungarian children into better-off foster families abroad was perceived as a sensible act of relieving their suffering. A report of the National Child Protection League from 1936, on their so-called “foreign children holidays,” claims that this activity had been “the most interesting chapter not only for the reports of the years 1919-1920, but in the entire life history of the Hungarian League of Child Protection.” It states that this “wonderfully succeeded mass action,” although it had actually contributed to the better understanding of the nations, its “contemporary impact may never be recognizable or appreciable.112” Therefore its author elaborates in detail on the various children’s trains and their long- lasting impact not only on the physical strength and health of the children. But apparently equally important seems to have been its effect on the advancement of international tourism as well as on the national economic situation in Hungary of the time.

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“600 Hungarian Children arrive back from Holland”

“600 Hungarian Children arrive back from Holland”, Budapest, 1921.113

32 These child transports to foreign countries were partly a reaction to the disastrous economic situation in Hungary, but they were also due to the fact that with the Treaty of Trianon, Hungary had lost access to the Adriatic Sea. Thus, the option to send children on a summer vacation at the seashore or to the mountains in Transylvania had ceased to exist. Therefore, international child transports offered a good, and also economically attractive, alternative, as the state institutions found themselves in a precarious financial situation and were thus very badly equipped. Making use of the international relief and help allowed them to overcome these most dramatic years of post-war distress. Yet, sending one’s children to families in the former enemy countries, only a few years after the fierce and brutal conflict between the Allied and Central Powers had ended, appears like an incomprehensible act of transnational reconciliation. The children served as a means for a personal rapprochement between the former enemy populations. In order that the children could be allocated to foster families, the National Child Protection League selected the children and the foster families. They then distributed declarations that even foresaw that parents could allow their children to remain in the foster families once the “international holiday action” was terminated.114 The child transport lists often show blank spaces in the field for the children’s return. The children arrived by train and were welcomed by and integrated into the foster families.

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“Foreign countries for Hungarian Children”

“Foreign countries for Hungarian Children”, 1920.115

33 In this picture, subtitled “Foreign countries for Hungarian Children116,” national iconic foster parents are depicted in the moment of the children’s arrival in the host countries. Placing four national representatives of this child relief endeavor together, the picture captures the internationalist character of the post-war child transports. The image presents, on the left side, a typical Dutch farmer woman; next to her, possibly a Swedish foster mother; then a British gentleman in a checkered suit and cap with a pipe; and on the right, a Swiss foster mother. Each foster parent drags away four to five children between the ages of four and seven. The children are thin but well dressed, and they carry their own luggage. While the four foster parents drag the children in various directions, indicating the broad international character of the action, the children appear as passive objects. Child transports provide relief for the children’s suffering, but their agency is reduced to the minimum.

34 The Kindertransporte were originally meant to provide short-term relief, and not to extend a period of six months. They sometimes resulted in the long-term placement of Hungarian children in foster families. As has been shown by Vera Hajtó, in the case of the transports to Belgium, around 5 to 10 percent of the children never returned to Hungary, but instead settled in Belgium.117 This development was not restricted to the case of Belgium. It often depended on the circumstances of the children’s birth families. The greater the economic cleavage between the birth family and the foster family, the more likely it became that children would not return home. This resulted in the loss of an unknown number of Hungarian children to foreign countries. A number of such cases can still be uncovered through personal letters between the National Child Protection League and the involved families. A letter by the Hungarian Secret Counselor from June 1, 1940, to the Hungarian Tax Office documents the individual case of two children who had remained abroad for twenty years. After their father’s death in 1920, the two daughters of Lajos Tamás, Irén (born in 1907) and Zsófia (born in 1912), were sent to Dordrecht in the Netherlands, where they established good contact to their foster parents, who “started to love them, raise them and care for their future.118” The father’s death in 1920 and that of their mother in 1932 made them into full orphans, preventing their reintegration into their birth families and thus their return to Hungary. As “nobody belongs to them [in Hungary] [and as] they forgot their mother tongue entirely119,” the letter requests a confirmation of the children’s identity and citizenship so that they would not be expelled from the Dutch territory. This case shows that the children’s relocation was often a reaction to their abandonment. Orphans and semi-orphans were prime targets of the endeavor.

35 While the organizations and the families were motivated by the wish to guarantee the physical well-being of the targeted children, their relocation yet represented a high

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degree of public interference into the lives of families and children. Humanitarian groups prioritized physical wellness above the children’s emotional condition, which was naturally strained in the new foster homes. Against this backdrop, the original intention of child relief activities sometimes differed from their actual short—and long- term (social and emotional) impact on children’s lives. In an article entitled “The Black Outlook in Europe,” a British reporter dared to seriously question the appropriateness of the child relief undertaking. Praising the charity of the Dutch and Swiss host families, he also addressed the problems involved in the separation of children from their families: “Yet I doubt if as a child I should have liked to be sent among perfect strangers not one of whom could understand what I said, and the majority of whom would regard me, and probably treat me, as a little enemy.120” In his children’s book ‘The Adventures of Liga Gida’ [Liga Gida Kalandjai], Gyula Krúdy recounts how Gida, the book’s main character, hopes to prevent the dreaded medical examination of the relief doctors. “I know a grass on the old Rácvárosi cemetery with which I can rub my face and my hands so that they turn yellow [and] the doctor will lose his interest in the […] examination.121” Gida wants to be rejected, because he does not want to leave his family and go abroad. However, he has to join the transports.

36 As the child transports mostly originated either from a religious or a humanitarian background, taking a poor Hungarian child into one’s home was considered an act of solidarity and compassion. Frida Victor, a Hungarian teacher who had accompanied the transports to Holland in the early 1920s, recalls in 1928 how the Netherland’s “deep religiosity warmed up [t]he peaceful, orderly and healthy Dutch family life.122” The reports are full of detailed descriptions of the host’s overall national characteristics, but the issue of religion is almost always addressed. In the case of Switzerland, Irén Marton, a Hungarian supervisor, acknowledges the everyday presence of religion in one foster family: “The Swiss are also religious, in the family I found almost next to every bed a bible.123” Despite the equally difficult economic situation in Switzerland, the Zentralstelle der schweizerischen Hilfsaktion für ungarische Kinder, founded by the pastor Carl Irlet124, invited over 16.000 Hungarian children for a stay in Switzerland. In a letter to Eglantyne Jebb from 1921, Irlet outlined his own private motivation. He felt urged to “continue the blessed work of Christian charity” and bring a new convoy of Hungarian children to Switzerland despite the poor economic conditions of his own country”. He specially thought of the needs of “the middle class and refugee families in Budapest,” which he believed to be “so pressing” that everyone should be “committed in spite of all possible considerations to continue.” But because of their tight money situation, Irlet saw no other way than to address himself again to Jebb and the SCF, begging her “to quickly provide help125.” Any “blessed Christian charity” had to regularly rely on financial support from organizations such as the SCF, support that was often provided. As the transports were largely funded through the SCF, it is not astonishing that most of the SCF reports about the transports praised the success of the endeavor.

37 On December 20, 1920, a man called Bohlen wrote a letter to Lord Wardale concerning the work of the British High Commission in Budapest: “Dr. Amstrong-Smith tells me that the children sent to England under the ‘Hospitality Scheme’ were so carefully chosen that in their case the scheme proved an entire success unlike those sent from Vienna.126” The relief effort was presented as such a success that foster parents sent letters to SCF asking about the ways in which they could to maintain contact with their

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former foster children. One letter, addressed to Mrs. Vajkai, tells the story of a foster boy from an orphanage: “We have an enquiry from a foster-parent of last year regarding a boy (card no. 6378), LAJOS VIRÁG, RAKOSKERESZTÚR, near Budapest, Orphanage. The year’s adoption of this child ran out last June. The adopter […] continued to subscribe into this year hoping the same boy would benefit; but it was found necessary after June to assign him a Viennese child instead. He is rather sad about it and anxious to keep up relations with Lajos Virag but has failed to get an answer to a letter he wrote. […] Perhaps you could […] inform us of the child’s present circumstances.127”

38 Sometimes, stays abroad would be repeated if the foster parents were willing to host the child another time. As a “question sheet for children’s aftercare committee” from 1922 shows, a close social examination was applied not only to the general, financial state of a family, but also to the long-term effectiveness of the child transports: “Clean home, well kept. […] Children, who were in England are visiting the English classes regularly, are corresponding with foster-parents; they are both healthy, one of them anemic. It is a numerous family, so they have troubles enough how to nourish and dress their children. They are middle class people and deserve help.128”

39 When the children returned from their stays abroad, they would often be equally closely examined. Just as in the case of the Kaiser Karl Wohlfahrtswerk, the physical state of the children would serve to judge the relief effort’s impact. A child’s increased weight after having passed through the relief program would be taken as proof of its overall success. Many reports refer also to the successful cultural integration of the foster children and their ability to emotionally affect their foster parents. At the same time, the reciprocal influence, made also mutual—and often biased—perceptions visible: “The less temperamental and colder natured hosts right away fell in love with the children and could easily enchant the direct, attached, intelligent, and easily adaptable Hungarian children, who after the deprivations at home accepted with greatest joy the smallest gifts and who could cheer up the mood of the hosts’ children. 129” The Hungarian child is presented here as the main motor in the relationship’s transformation to the better.

40 But little is mentioned about the children’s possible disintegration from their birth families. As the image, entitled “Here are the Dutch Fathers and Mothers” shows, sometimes—possibly not only language-wise—no difference was made between “foster parents” and parents. The foster parents simply turn here into the children’s parents.

“Here are the Dutch Fathers and Mothers”

“Here are the Dutch Fathers and Mothers”, 1924.130

41 The little story “Kitty in Holland forgot something131,” published in Uj Idök in 1924, translates many children’s experience of alienation and emotional disintegration,

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triggered through their temporary displacement, into a literary text. During her stay in Holland the Hungarian girl Kata had not only changed her name to Kitty, but she had also gotten used to “live there like a little princess.132” She is not only disgusted by her parents’ poverty, which she had simply forgotten; she is neither willing to share any of the gifts from her Dutch foster parents with them. As she does not even allow her father to clean a fresh wound with her new soap, her father abruptly dies from the infection. The story ends with the sentence “Kitty has forgotten Kata’s tears133,” pointing to the fact that the stay abroad had emotionally changed Kata and left her unable to reintegrate into her birth family.

42 Yet, the imagery of the child transports rarely touches upon any of the problems involved in children’s displacement, but employs over and over again images of perfect childhoods to visualize the amazingly humanitarian character of the relief activities. In this way, both the depicted child and the humanitarian organization jointly embody ideals of innocence, purity, humanity, and solidarity. Also the viewer gains access to the emotions encoded in the images. Through the printed visuals in major journals, he/ she not only “regard[s][…] the pain of others”, but witnesses the relief of pain. “Something becomes real—to those who are elsewhere, following it as ‘news’—by being photographed.134” Visually witnessing the physical alleviation of the children’s suffering that followed their temporary relocation during and after World War I spurred the financial and public support of the ongoing humanitarian undertakings. In the imagery of children’s displacement, the individual identity of the single participating child withers away and becomes replaced by a vague collective “child” identity. The depicted masses of relieved children convey the image of a saved childhood; saved at the hands of the “heroic” organizers and the donors. Possibly especially because Hungarian children had represented the former “children of the enemy,” the representation of their international humanitarian salvation is idealized. As the war had resulted in large-scale devastation and poverty, the relocation of children offered a symbolic counter-image to the war and its aftereffects. Through the images both readers and donors could identify themselves as heroic child saviors or at least distant witnesses of child saving activities. As the “prevailing functions of humanitarian images remain largely consistent135,” we are regularly confronted with dichotomist images of suffering and its relief, enabling us to become witnesses—even if only from a distance—of the saving of children. And at that time, foster families who— out of their religious motivation—took up poor Hungarian children for weeks, months or even years, must have surely felt that they would deserve to go right away to heaven. Yet, if you talk to some of the former child transport children, their severe alienation from their birth families was sometimes longer-lasting than their memories of their precious gifts abroad.

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NOTES

1. LUDDY Maria, “Women and Philanthropy in Nineteenth-Century Ireland”, in Voluntas 7, 1996, p. 350-364.

2. DENNESS Zo, “Women and Warfare at the Start of the Twentieth Century: the Racialization of the ‘Enemy’ during the South African War (1899–1902)”, in Patterns of Prejudice, 46, 2012, p. 255-276. 3. MAHOOD Linda, Feminism and Voluntary Action: Eglantyne Jebb and Save the Children, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009, p. 315. 4. ZIMMERMANN Susan, Prächtige Armut. Fürsorge, Kinderschutz und Sozialreform in Budapest. Das „Sozialpolitische Labor“ der Doppelmonarchie im Vergleich 1873-1914, Tübingen, Jan Thorbecke Verlag Sigmaringen , 1997, p. 306-307. 5. JONES Heather, “International or transnational? Humanitarian Action during the First World War”, European Review of History 16, 2009, p. 697-713. 6. MAHOOD Linda, op. cit.; BAUGHAN Emily, “The Imperial War Relief Fund and the All British Appeal: Commonwealth, Conflict and Conservatism within the British Humanitarian Movement, 1920-25”, in Journal of imperial and commonwealth history, 40, 2012, p. 845-861; BAUGHAN Emily, “‘Every Citizen of Empire Implored to Save the Children!’ Empire, internationalism and the Save the Children Fund in inter-war Britain”, in Historical Research, 86, 2013, p. 1-22. 7. AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, BECKER Annette and SMITH Leonard, France and the Great War, 1914-1918, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 137-139. 8. ZAHRA Tara, The Lost Children: Reconstructing Europe’s Families after World War II, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2011, p. 30. 9. IRWIN Julia F, “Sauvons les bébés : Child Health and U.S. Humanitarian Aid in the First World War Era”, in Bulletin of the History of Medicine 86, 2012, p. 37-65. 10. ZAHRA Tara, op. cit., p. 28.

11. MARRUS Michael and ZOLBERG Aristide R., The Unwanted: European Refugees from the First World War through the Cold War, Philadelphia, Temple University Press, 2002; SKRAN Claudena, Refugees in Inter-war Europe, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 51. 12. INGLOT Tomasz, Welfare States in East Central Europe. 1919-2004, New York, Cambridge University Press, 2008, p. 100. 13. KELLOGG Vernon, “In Budapest and Vienna”, The New York Times, 1920/03/28.

14. SCHULTE Dagmar, “Conclusions, reflections and outlooks. Case studies and their contribution to an holistic history of social work”, in Kurt SCHILDE and Dagmar SCHULTE (ed.), Need and Care- Glimpses into the Beginnings of Eastern Europe’s Professional Welfare, Opladen and Bloomfield Hills, Barbara Budrich Publishers, 2005, p. 257-292, p. 286. 15. AUDOUIN-ROUZEAU, BECKER, SMITH, op. cit., p. 233.

16. AUDOUIN-ROUZEAU, Stéphane, L'enfant de l'ennemi 1914-1918: Viol, avortement, infanticide pendant la Grande Guerre, Paris, Aubier, 2009, p. 181. 17. RIVIÈRE Antoine “‘Special Decisions’ Children Born as the Result of German Rape and Handed Over to Public Assistance during the Great War (1914-1918)”, in Raphaelle

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BRANCHE and Fabrice VIRGILI (ed.), Rape in Wartime, New York, Palgrave Macmillan, 2012, p. 189-206. 18. MAHOOD Linda, “The Save the Children Fund and the Russian Famine of 1921-23: Claims and Counter-Claims about Feeding 'Bolshevik’ Children”, Journal of Historical Sociology, 22, 2009, p. 55-83, 56; see also BREEN Rodney, “Saving Enemy Children: Save the Children's Russian Relief Organisation, 1921-1923”, Disasters 18, 1994, p. 221-237. 19. VITTACHI Varindra Tarzie, Between the Guns: Children as a zone of peace, London, Hodder and Stoughton, 1993. 20. IRWIN Julia F., op. cit., p. 38.

21. KOVEN Seth, “Dr. Bernardos Artistic Fictions: Photography, Sexuality, and the Ragged Child”, in Seth Koven, Slumming. Sexual and Social Politics in Victorian London, Princeton, Princeton University Press, 2004, p. 88-138; GODBY, Michael “Confronting Horror: Emily Hobhouse and the Concentration Camp Photographs of the South African War”, in Kronos: Southern African Histories, 1, 2006, p. 34-48. 22. BURMAN Erica, “Innocents Abroad: Western Fantasies of Childhood and the Iconography of Emergencies”, in Disasters. The Journal of Disaster Studies and Management, 18 (3), 1993, p. 238. 23. HALTTUNEN Karen, “Humanitarianism and the pornography of pain in Anglo- American culture”, in American Historical Review 100, 1995, p. 307, 318. 24. MAHOOD Linda, “The Save the Children Fund and the Russian Famine of 1921-23: Claims and Counter-Claims about Feeding ‘Bolshevik’ Children”, Journal of Historical Sociology, 22, 2009, p. 57. 25. SONTAG Susan, “Looking at war”, in The New Yorker, 2002/12/09, p. 86.

26. ASHBY WILSON Richard and BROWN, Richard D. eds., Humanitarianism and Suffering: The Mobilization of Empathy, New York, Cambridge University Press, 2009. 27. SLIM Hugo, “Relief agencies and moral standing in war: Principles of humanity, neutrality, impartiality and solidarity”, in Development in Practice, 7 (4), p. 343. 28. VERNON James, Hunger. A Modern History, Cambridge, MA, London, UK, Harvard University Press 2007, p. 17, 19. 29. AUDOIN-ROUZEAU, BECKER, SMITH, op. cit., p. 227.

30. HEALEY Maureen, “Mobilizing Austria’s Children for the War”, in HEALEY, Vienna and the Fall of the Habsburg Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 255. 31. HUBINETTE Tobias, “From Orphan Trains to Babylifts: Colonial Trafficking, Empire Building, and Social Engineering”, in TRENKA Jane Jeong , OPARAH Julia Chinyere and SUDBURY Julia (ed.), Outsiders Within: Writing on Transracial Adoption, Cambridge MA, South End Press, 2006, p. 141. 32. O'GALLAGHER Marianna, “Children of the Famine”, Beaver, 88, 2008, p. 50-56; MCCAUGHLIN Trevor, “Lost Children? Irish Famine Orphans in Australia”, History Ireland, 8, 2000, p. 30-34. 33. RESSLER Everett M., BOOTHBY, Neil and STEINBOCK Daniel J., Unaccompanied Children: Care and Protection in Wars, Natural Disasters, and Refugee Movements, Oxford, Oxford University Press, 1988; see also “Armenian Children’s Victims of Genocide” the online exhibition on children of the Armenian genocide: [http://www.genocide-museum.am/eng/ online_exhibition_3.php] (accessed on March 25 2013); HOFMANN Tessa and KOUTCHARIAN

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Gerayer, “Images that Horrify and Indict: Pictorial Documents on the Persecution and Extermination of Armenians from 1877 to 1922”, Armenian Review, 45, 1992, p. 177-178; ÜNGÖR Ugur Ümit ,“Orphans, Converts, and Prostitutes. Social Consequences of War and Persecution in the Ottoman Empire, 1913-1923”, in War in History 18, 2012, p. 175-180. 34. SMIRNOVA Tatiana M., “The Outcomes for Soviet Children Evacuated to Czechoslovakia in the Early 1920s”, in Russian Studies in History, 48, 2010, p. 26-50; SMIRNOVA Tatiana M., “Beloved Children of the Soviet Republic”, Russian Studies in History, 48, 2010, p. 9-25. 35. DANFORTH, Loring M., VAN BOESCHOTEN Riki, Children of the Greek Civil War. Refugees and the politics of memory. Chicago and London, The University of Chicago Press, 2012, p. 27. 36. See on this chapter 9: “‘A Perfect Jungle of Intrigues, Suspicion and Hyprocrisies’: The Early Save the Children Fund in Time of Crisis” (166-184) and chapter 10: “’Internationalization’ of Charity in Peacetime: Declaring the Rights of the Child” (185-205), in Linda MAHOOD, Feminism and Voluntary Action: Eglantyne Jebb and Save the Children, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009. 37. “History the Early Years“ of Save the Children. [http://www.savethechildren.org.au/ about-us/history/history-the-early-years] (accessed on April 8 2013). 38. RAPPAPORT Helen, “Eglantyne Jebb“, in Encyclopedia of Women Reformers, vol. I, Santa Barbara, ABC-Clio, 2001, p. 333. 39. TÁBORI Kornél, Egy halálraitélt ország borzalmaiból [ From the Horrors of the War], Budapest, Kultura, 1920, p. 1. 40. Translation from German by the author. Letter by the Niederösterreichische Landesberufungsvormundschaft, Hauptstelle Wien, to the K.u.K. Ministry of Social Welfare, Vienna 1918/02/25. Österreichisches Staatsarchiv/Archiv der Republik (ÖStA/ AdR), Bundesministerium für soziale Verwaltung (BMfsV), Jugendfürsorge, 1918, 6477. 41. VINCENT C. Paul, The Politics of Hunger: Allied Blockade of Germany, 1915-1919, Ohio, Ohio University Press, 1985. 42. COX Mary Elisabeth, “War, Blocakdes, and Hunger: Nutritional Deprivation of German Children 1914-1924”, in Discussion Papers in Economic and Social History, 110, 2013, p. 1-36. [http://www.economics.ox.ac.uk/materials/papers/12623/ Cox%20110.pdf] (accessed on April 4th 2013), 1. 43. “History“ of Save the Children, op. cit. 44. DEN HERTOG Johan, “The commission for Relief in Belgium and the Political Diplomatic History of the First World War”, Diplomacy and Statecraft, 21, 2010, p. 593-613. 45. KRAMER Alan, Dynamic of Destruction. Culture and Mass Killing in the First World War, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 155. 46. HERWIG Holger H., The First World War: Germany and Austria-Hungary, 1914-1918, London, Arnold, 1997, p. 271-283. 47. HEGEDÜS Judit, “Kleinkinderpflege- und Kinderschutzbewegung während der k.u.k. Monarchie”, in Johanna HOPFNER and András NÉMETH (ed.), Pädagogische und kulturelle Strömungen in der k.u.k. Monarchie. Lebensreform, Herbartianismus und reformpädagogische Bewegungen, Frankfurt am Main, Peter Lang Verlag, 2008, p. 185. 48. SONTAG Susan, op. cit., p. 42-43.

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49. Translation from German by the author. Letter by the k.k. Amt für Volksernährung to the k.k Ministerium für soziale Fürsorge, 1918/01/16, Sozialfürsorge 1918, Österreichisches Staatsarchiv/Archiv der Republik (ÖStA/AdR), Bundesministerium für soziale Verwaltung (BMfsV), Jugendfürsorge, 1918. 50. HÄMMERLE Christa, Kindheit im Ersten Weltkrieg, Wien-Köln-Weimar, Böhlau, 1993, p. 333. 51. Translation from German by the author. Expositur des k.ung. Regierungskommissar für das unter aller höchster Schirmherrschaft stehende König-Karl Wohlfahrtswerk “Kinder aufs Land” an den löblichen Gemeindevorstand, 1918/07/01, Državni Arhiv u Rijeci [Staatsarchiv Rijeka], HR-DARI-29 (Glavarstvo općine Volosko-Opatija), Opći spis 1588/18. 52. « Sorozzák a gyermekeket » [Recruiting the Children], Vajda Manó felvételel, in Az Érdekes Újság. VI Évfolyam, 24 sz. Junius 13, 1918, p. 32. 53. Pesti Hirlap, “Ungarische Blätter über die Kinderaktion”, “Kaiser Karl Wohlfahrtswerk Der König für die Kinder”, Wien, HHStA Kabinettsarchiv Korrespondenzakten 1918, 291. 54. Translation from German by author. Leaflet of the Kaiser Karl Wohlfahrtswerk “Kinder aufs Land”, K.u.K. Ministerium für soziale Fürsorge, Österreichisches Staatsarchiv/Archiv der Republik (ÖStA/AdR), Bundesministerium für soziale Verwaltung (BMfsV), Jugendfürsorge, 1918. 55. Report by Hugo WAGNER, K.u.K. Prof. Gyula, 1918/08/16, K.u.K. Ministerium für soziale Fürsorge, Österreichisches Staatsarchiv/Archiv der Republik (ÖStA/AdR), Bundesministerium für soziale Verwaltung (BMfsV), Jugendfürsorge, 1918. 56. Ibid. 57. FISCHER Vladimir, Waltraud HEINDL, and Alexandra MILLNER (ed.), Räume und Grenzen in Österreich-Ungarn, 1867-1918. Kulturwissenschaftliche Annäherungen, Basel, Francke, 2010; FINK Maria, Die Österreichisch-Ungarische Monarchie als Wirtschaftsgemeinschaft, München, Trofenik, 1968. 58. Report by WAGNER, op. cit.

59. Report by WAGNER, op. cit. 60. Translation from German by author. K.u.K. Ministerium des kaiserlichen und königlichen Hauses und des Äussern, “Wiener Kinder in der Schweiz”, Wien, 1918/01/07. Österreichisches Staatsarchiv/Archiv der Republik (ÖStA/AdR), Bundesministerium für soziale Verwaltung (BMfsV), Jugendfürsorge, 1918, 903. 61. Ibid. 62. Ibid. 63. In Hungary it became known as the Károly Király Gyermeknyaraltatása. 64. PETTKO-SZANDTNER Aladár, A Huszonötéves àllami Gyermekvédelem Emlékkönyve, Budapest, A. M. kir. népjóléti és munkaügyi Miniszterium, 1928, p. 304. 65. Translation from German by author. Pester Llyod, 1918/03/31, Kabinettsarchiv Korrespondenzakten 1918:291, Haus Hof und Staatsarchiv, Vienna, Austria. 66. Translation from German by author. “Der König und die armen Kinder”, in Deli Hirlap, Kabinettsarchiv Korrespondenzakten 1918, 291, Haus Hof und Staatsarchiv, Vienna, Austria.

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67. Translation from German by author. Leaflet of the Kaiser Karl Wohlfahrtswerk, “Kinder…”, ibid. 68. Károly király gyermeknyaraltatása. Indulás a Keleti pályaudvarra, 1918. Müllner János felvétele, Reference: 12862.116. Budapest History Museum, Museum Kiscell Picture Collection. 69. Károly király gyermeknyaraltatása. Beszállás a vonatra. 1918. Müllner János felvétele, Reference: 13862.112. Budapest History Museum, Museum Kiscell Picture Collection. 70. Károly király gyermeknyaraltatása.A vonaton. 1918. Müllner János felvétele, Reference: 13862.111. Budapest History Museum, Museum Kiscell Picture Collection. 71. “Österreichische Kinder auf kostenlosem Urlaub in Ungarn”, Magyarorszag nyaralásra induló ausztrák gyerekek vonatja induló elött a bécsi palyaudvaron. 1918. Reference: 61.654. Historical Photo Gallery, Hungarian National Museum Budapest. 72. BARONA VILAR Josep L., “International organisations and the development of a physiology of nutrition during the 1930s”, in Food & History, 6, 2008, p. 130. 73. TREITEL Corinna, “Max Rubner and the Biopolitics of Rational Nutrition,” in Central European History, 41, 2008, p. 11. 74. WEINDLING Paul, “From Sentiment to Science – Childrens Relief Organizations and the Problem of Malnutrition in Interwar Europe2, in Disasters, 18, 1994, p. 203-212, p. 204. 75. Translation from German by author. Leaflet of the Kaiser Karl Wohlfahrtswerk, “Kinder…”, op. cit.. 76. Idem. 77. Idem. 78. Károly Kiraly Gyermeknyaraltatási akció. [Kaiser Karl Holiday Action], “Needy Hungarian Children in Austria. Sunbathing. 1918. Reference: 61.646. Historical Photo Gallery, Hungarian National Museum Budapest. 79. Austriaban nyaraló Magyar gyerekek. Reggeli toilette. Reference 61.651. Historical Photo Gallery, Hungarian National Museum Budapest. 80. Abbáziában nyaraló Magyar gyerekek. Visszatérés egy vitorlásútról. 1918. Reference 61.644. Historical Photo Gallery, Hungarian National Museum Budapest. 81. Translation from Hungarian by author. PETTKO-SZANDTNER, A Huszonötéves…, p. 306. 82. Translation from German by author. Leaflet of the Kaiser Karl Wohlfahrtswerk, “Kinder…”, op. cit.. 83. Translation from Hungarian by the author. “Magyar gyerekek nyaraltatása”, in Pesti Hirlap, XI. évfolyam, 180 szám, 04/08/1918, p. 1. 84. Translation from Hungarian by the author. VADNAY Tibor, “Károly Király Gyermeknyaraltatása”, in Béla KÁDÁR and Vilmos SARBÓ, (ed.), A Nagy Vihar Hajótöröttei, Budapest, Wodianer, 1927, p. 147-171, p. 160. 85. „A királyi pár a gyerkek között“, in Az Érdekes Ujság, VI évfolyam 49, Oktober 19 1918, p. 38. 86. Translation from German by author. Leaflet of the Kaiser Karl Wohlfahrtswerk, “Kinder…”, op. cit.

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87. Translation from German by the author. K.K Ministerium für soziale Fürsorge, “Unterbringung österreichischer Kinder”, 1918/08/28. Österreichisches Staatsarchiv/ Archiv der Republik (ÖStA/AdR), Bundesministerium für soziale Verwaltung (BMfsV), Jugendfürsorge, 1918, 21959. 88. HEALEY Maureen, “Mobilizing…” p. 213.

89. Translation from Hungarian by the author. VADNAY, Károly Király…, p. 154. 90. Ibid. 91. American Relief Administration European Children’s Fund, Final Report of the Work in Hungary written by the Members of the American Child Welfare Mission, Budapest, 1920/06/01, p. 1. 92. Letter by Dr. John Szekeres to the Save the Children Fund, “A crisis in intellectual and physical work in Hungary”, Budapest, 1921/10/27, Eglantyne Jebb Papers Hungary, A 0407, EJ 149-166, Save the Children Fund Archive, Cadbury Research Library, Special Collections, University of Birmingham. 93. CHANEBY William L., “Starving Budapest: Capital of Human Misery”, in The New York Times, 1920/05/30. 94. LIBER Andrew, “Account on circumstances of subsistence in Budapest. How is life in Budapest?”, Budapest, 1921/10/21, 34 pages, p. 29-30, Eglantyne Jebb Papers Hungary, A 0407, EJ 149-166, EJ 155 Hungary, Folder n° 2, 1920-21, International Commissioners Reports and Correspondence, Save the Children Fund Archive, Cadbury Research Library, Special Collections, University of Birmingham. 95. BRUBAKER Rogers, “Aftermaths of Empire and the Unmixing of Peoples provides a very inspiring analysis of the interconnection between the end of empires and migration”, in Karen BARKEY and Mark VON HAGEN (ed.), After empire. Multiethnic Societies and Nation-Building. The Soviet Union and the Russian, Ottoman, and Habsburg Empires, Boulder, Colorado, West View Press, 1997, p. 160. 96. Translation from Hungarian by author. LIBER, “Account on circumstances…” p. 2.

97. Translation from Hungarian by author. TÁBORI, Egy halálraitélt…, p. 1. 98. Ibid. 99. Ibid. 100. BURMAN Erica, op. cit;, p. 239.

101. CHERNA Andrew, “Report to the American Red Cross on Investigation in Austria and Hungary”, 1923/09, p. 5, Records of the American National Red Cross 1917-1934, 953.08, Hungary, Budapest Unit WWI, Reports, Statistics, Surveys and Studies, National Archives at College Park, Washington. 102. Translation from French by the author. “Union Internationale de Secours aux enfants. Extract from Report of Bunier. Delegate of C.I.C.R.”, 1920/10, p. 1-2, p. 2, Eglantyne Jebb Papers Hungary, A 0407, EJ 149-166, EJ 155 Hungary, Folder No. 2, 1920-21, International Commissioners Reports and Correspondence, Save the Children Fund Archive, Cadbury Research Library, Special Collections, University of Birmingham. 103. ROTTENBILLER Fülöp, Az Országos Gyermekvédő Liga harminc évi működése 1906-1936, (Thirty years work of the National League for Child Protection), Budapest, Fővárosi Nyomda Részvénytársaság,1936, p. 23.

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104. Letter by J. E. Vajkai to Elgantine Jebb, 1920/15/05 (most probably 1920), Eglantyne Jebb Papers Hungary, A 0407, EJ 149-166, EJ 151 Hungary, Save the Children Fund Archive, Cadbury Research Library, Special Collections, University of Birmingham. 105. Ibid. 106. GOLDEN L. B., “Report to the Council of the S.C.F. and the Executive Committee of the UISE on the SCF and UISE Work in Central Europe and the Balkans”, Geneva, 1926/03, 14 pages, p. 3. Eglantyne Jebb Papers Hungary, A 0407, EJ 149-166, EJ 166 Hungary, Folder n° 2, 1920-21, International Commissioners Reports and Correspondence, Save the Children Fund Archive, Cadbury Research Library, Special Collections, University of Birmingham. 107. Hoover and the ARA equally aimed at establishing long-lasting local structures, which could after the end of the war or any other type of distressing situation be continued without further personal help of the ARA. 108. Translation from Hungarian by author. TÁBORI Kornél, Egy halálraitélt…, last cover page. 109. Mademoiselle Ferrieré’s Report, 1920/09/24, Eglantyne Jebb Papers Hungary, A 0407, EJ 149-166, EJ 155 Hungary, Folder n° 2, 1920-21, International Commissioners Reports and Correspondence, Save the Children Fund Archive, Cadbury Research Library, Special Collections, University of Birmingham. 110. Letter to Save the Children Fund, Christmas 1922, Eglantyne Jebb Papers Hungary, A 0407, EJ 149-166, Save the Children Fund Archive, Cadbury Research Library, Special Collections, University of Birmingham. 111. HAJTÓ Vera, “The ‘wanted’ children. Experiences of Hungarian children in Belgian foster families during the interwar period”, in History of the Family, 14, 2009, p. 206; see also FERENC Gergely, A Magyar Gyermekvédelem Története, Budapest, Püski, 1997, p. 32.

112. ROTTENBILLER Fülöp, Az Országos Gyermekvédő Liga harminc évi működése 1906-1936, (Thirty years work of the National League for Child Protection), Budapest, Fővárosi Nyomda Részvénytársaság, 1936, p. 25, 27. 113. „Hatszáz Magyar gyermek hazaérkezése Hollandiából. [Six hundred Hungarian children arrive back from Holland]”, in Érdekes Ujság, 1921, IX Èvfolyam, 39 Szám, p. 4. 114. Translation from Hungarian by the author, “Nyilatkozat”, 1928/03/31, Magyar Országos Levéltár, K 319-19-1941-23, Csomag 4. 115. “A külföld a Magyar gyermekért”, [Foreign countries for Hungarian Children], in Új idök, xxvi Évfolyam, 11 szám, 1920/04/24, p. 27. 116. MÜHLBECK Károly, “Foreign countries for Hungarian Children”, in Új Idök, 11 (1920).

117. See for this the inspiring work of HAJTÓ Vera on the child transports to Belgium. HAJTÓ Vera, op. cit. 118. Translation from Hungarian by the author. Letter by the Magyar Kir. Titkos Tanácsos Üv. Elnök to the Elüljárósághoz Szalkkszentmárton, Budapest, 1938/11/21, Magyar Országos Levéltár, K 319-19-1941-23, Csomag 4. 119. Ibid. 120. NEVINSON Henry W., “The Black Outlook in Europe”, in The Manchester Guardian, 1920/03/08, p. 14.

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121. Translation from Hungarian by the author. KRÚDY Gyula, Liga Gida Kalandjai. Hollandiában És a Világ Egyéb Tájain, Budapest, Országos Gyermekvédő Liga, 1923, p. 3. 122. Translation from Hungarian by the author. „A magyar gyermek—a nagyvilágban“, in Csálad és gyermek 1. Évf. 5-6 Szám, September 1928, p. 3-6, p. 4. 123. Ibid., p.5. 124. Translation from German by the author. Gesellschaft Helvetica-Hungaria, “Vergangenheit”, [http://www.helvetia-hungaria-nw.ch/de/index.php?menu2=66] [last accessed 2012/07/26]. 125. Translation from German by the author. Zentralstelle der schweizerischen Hilfsaktion für ungarische Kinder, Baden, Schweiz, 1921/10/14, addressed to the International Save the Children Fund in Geneva. Eglantyne Jebb Papers Hungary, A 0407, EJ 149-166, Save the Children Fund Archive, Cadbury Research Library, Special Collections, University of Birmingham. 126. Letter by Mr. Bohlen to Lord Wardale from 1920/12/20, Eglantyne Jebb Papers Hungary, A 0407, EJ 149-166, Save the Children Fund Archive, Cadbury Research Library, Special Collections, University of Birmingham. 127. Letter by the Allocations Department to Julia Vajkai from 1922/03/01, Eglantyne Jebb Papers Hungary, A 0407, EJ 149-166, Save the Children Fund Archive, Cadbury Research Library, Special Collections, University of Birmingham. 128. “Child’s Protection League: Question-sheet for the Children’s [After Care] Hospitality Committee”, 1922, Eglantyne Jebb Papers Hungary, A 0407, EJ 149-166, EJ 151 Hungary, Save the Children Fund Archive, Cadbury Research Library, Special Collections, University of Birmingham. 129. Translation from Hungarian by the author. PETTKO-SZANDTNER Aladár, A Huszonötéves…, p. 312.

130. MÜHLBECK Károly: “Itt a hollandi papák és mamák”, [Here are the Dutch Fathers and Mothers], in Uj Idök, xxx Évfolyam, 29 szám, 1924/06/01, p. 435. 131. Translation from Hungarian by the author. “Katta Hollandiaban elfelejtett valamit”, in Uj Idök, XXX Évfolyam, 29 Szám, July 13 1924, p. 52-53. 132. Idem, p. 53. 133. Idem, p. 53. 134. SONTAG Susan, ibid., p. 19.

135. KENNEDY Dennis, “Selling the Distant Other. Humanitarianism and Imagery-Ethical Dilemmas of Humanitarian Action”, in The Journal of Humanitarian Assistance, 2009/02/28, [http://sites.tufts.edu/jha/archives/411] [last accessed 2012/08/04].

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ABSTRACTS

Much has been written and told about the child transports, the well-known Kindertransporte, related to the Nazi period and World War II. Yet, astonishingly little is known about the child transports related to Europe’s First World War. This article is aiming to fill this research gap on the historical landscape, telling the history of child transports during and after WWI from and across Central Europe. These child transports were originally meant to provide short-term relief, but they sometimes even resulted in children’s long-term placement abroad. The organizations’ and birth families’ primary interest in the child transports was to improve children’s physical well-being, ignoring their subjectivity to a great extent. The physical appearance of a child’s body, namely its underweight, sickness, or malnutrition was conditional for the participation in the child transports of the time. Visual imagery, including drawings, photography posters and everyday objects, were essential to justify, illustrate, and document children’s suffering and their geographic displacement. Paying special attention to the visual dimension of this particular relief activity, this article will uncover the transformation of early twentieth century child transports from the late Austro-Hungarian Empire to Europe’s humanitarian-internationalist post-WWI era.

On a beaucoup écrit sur les transports d’enfants, les fameux « Kindertransport » associés à la période nazie et à la seconde guerre mondiale. Pourtant, on sait peu de choses des déplacements d’enfants durant la première guerre mondiale. Cet article entend combler ce vide historiographique, en faisant l’histoire de ces migrations juvéniles pendant et après la guerre, en Europe centrale. Ce type de migration était originellement prévu pour offrir une aide temporaire, mais il a parfois résulté dans le placement de longue durée à l’étranger. L’objectif premier des associations et des familles était d’améliorer le bien-être physique des enfants, en ignorant largement leur ressenti. L’apparence physique d’un corps d’enfant, la maladie ou la malnutrition était une condition pour être admis au départ. L’iconographie, incluant les dessins, les affiches photographiques et les objets du quotidien, étaient essentiels pour justifier, illustrer et documenter la souffrance enfantine et leur exode. En prêtant une attention particulière aux sources graphiques de cette activité caritative, cet article entend dévoiler le passage des pratiques austro-hongroises de déplacement d’enfants du début du siècle à l’aide humanitaire internationale des lendemains de guerre.

INDEX

Mots-clés: déplacements d’enfants, première guerre mondiale, empire austro-hongrois, iconographie Keywords: child displacement, World War I, Austro-Hungarian Empire, iconography

AUTHOR

FRIEDERIKE KIND-KOVÁCS Friederike Kind-Kovács is Assistant Professor at the Department of Southeast- and East European History at Regensburg University. She graduated from St. Andrews University in Modern History and completed her Ph.D. at Potsdam University in 2008. Recently she has co-edited a volume:

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Samizdat, Tamizdat, and beyond. Transnational media during and after socialism, New York, Berghahn, 2013.

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Des convois de gamins L’envoi de jeunes orphelins ottomans en Allemagne pendant la première guerre mondiale Wagons Full of Lads! Sending of Ottoman Children to Germany during the First World War

Nazan Maksudyan

Introduction

1 Le présent article traite de l’envoi d’orphelins de l’Empire ottoman en Allemagne pour y travailler comme apprentis dans l’artisanat, les mines et les exploitations agricoles pendant la première guerre mondiale. Cette opération impliquait un déplacement d’enfants à grande échelle et proposait le placement en famille d’accueil pour répondre à la multiplication du nombre d’orphelins dans les zones urbaines. Bien que le terme « élève » ait été utilisé dans la correspondance officielle, le gouvernement ottoman avait en réalité clairement indiqué qu’il enverrait presque exclusivement des orphelins provenant des orphelinats d’État (Darüleytam). De plus, les deux gouvernements avaient précisé que le transfert envisagé n’avait pas pour objectif de dispenser un enseignement scolaire, mais plutôt de permettre à ces enfants d’acquérir des compétences professionnelles et de travailler comme apprentis. Bien que des négociations se soient tenues concernant l’envoi de filles, cet épisode a finalement été trop court pour que cela soit réalisé ; le déplacement n’a concerné que des garçons. Fait singulier, ce programme unilatéral d’échange d’apprentis entre les Empires ottoman et allemand a été initié au milieu de la guerre. L’opération a été lancée rapidement et avec grand enthousiasme : un millier de garçons ont été envoyés en 1917 et 1918. Mais la mise en œuvre du projet n’a cependant pas rencontré le même succès et s’est révélée décevante, tant pour les accueillants Allemands que pour les orphelins mis en apprentissage.

2 S’appuyant sur des recherches approfondies dans les archives diplomatiques allemandes et ottomanes, ainsi que sur des sources biographiques et orales, cet article soulève de nombreuses questions quant aux implications de cette politique de

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déplacement d’enfants. Tout d’abord, il s’agit d’examiner les raisons politiques et diplomatiques qui ont poussé à la mise en œuvre de ce projet marquant le rapprochement entre les Empires allemand et ottoman. Cette entreprise de déplacement d’enfants est ensuite resituée dans le contexte de la guerre, dans le sens où les circonstances et les difficultés spécifiques rencontrées pendant cette période ont joué un rôle primordial dans sa formulation et sa réalisation. Ce n’est donc pas une coïncidence si les garçons ont été rappelés une fois la guerre terminée. Il s’agit de se pencher également sur les attentes différentes des deux empires vis-à-vis de cette politique de déplacement. L’inégal niveau de préparation des administrations et les problèmes liés à la mise en œuvre du projet permettent de comprendre la déception du pays d’accueil et l’insatisfaction de nombre des jeunes garçons concernés. Ainsi, cet article s’appuie non seulement sur des sources biographiques mais également sur des archives, et s’intéresse à l’expérience vécue des orphelins ottomans en Allemagne, en examinant leur altérité culturelle et les processus d’acculturation en jeu.

Une collaboration à vocation éducative entre les Empires allemand et ottoman

3 En 1912, le journaliste turcophile Ernst Jäckh1 fonda la Deutsch-Türkische Vereinigung (DTV, association germano-turque de Berlin), initialement pour réunir les groupes financiers et industriels détenteurs de participations en Méditerranée orientale. Ces sociétés firent des dons conséquents à la DTV dont l’objectif affiché était le rapprochement culturel, ce qui comprenait des visites guidées en Allemagne pour des hommes politiques et des hommes d’affaires turcs, dans le but de les impressionner avec ce que le pays avait accompli, ainsi que des initiatives pédagogiques dans l’Empire ottoman. Fait plus important encore, la DTV noua des liens organiques avec le ministère des Affaires étrangères allemand, qui lui permirent d’exercer un contrôle étroit sur la politique étrangère envers l’Empire ottoman. Plus particulièrement, la DTV utilisa, conjointement avec le ministère, les fonds considérables mis à sa disposition, pour des dépenses qui dépassaient le budget de ce dernier. L’ambassadeur allemand à Istanbul, Hans von Wangenheim, nommé en 1912, milita pour la conclusion d’une alliance étroite, sur les conseils d’Ernst Jäckh, et en raison de son amitié pour Enver Pacha2, le personnage le plus puissant du gouvernement ottoman, fervent admirateur de l’Allemagne3. Après l’entrée en guerre des Ottomans, le haut commandement militaire allemand et le ministère des Affaires étrangères cherchèrent à entretenir de bonnes relations avec le gouvernement ottoman et à établir des réseaux d’influence culturelle allemande.

4 En même temps que l’influence des germanophiles comme Enver Pacha dans l’administration ottomane, la collaboration pédagogique et culturelle avec l’Allemagne prit de l’ampleur. Un représentant allemand fut nommé à un poste clé dans presque tous les ministères ottomans. Franz Schmidt, ancien inspecteur des écoles allemandes à l’étranger, devint conseiller allemand du ministère de l’Éducation ottoman et rédigea une nouvelle loi sur l’instruction élémentaire. Il imagina un ensemble de réformes à grande échelle qui comprenait une modification des programmes d’éducation, la nomination d’instituteurs et de professeurs allemands, ainsi que l’enseignement de la langue allemande dans les écoles. Des stages de formation des maîtres furent organisés et de nombreux futurs professeurs furent envoyés dans le Reich pour participer à des

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séminaires. Des enseignants allemands furent envoyés dans certains établissements d’élite, comme le lycée impérial ottoman de Galata-Serai, ainsi que dans des lycées professionnels d’Anatolie. Vingt d’entre eux furent nommés à l’université d’Istanbul pour y enseigner et contribuer à sa réforme4.

5 Dans le cadre du développement de la collaboration et des échanges éducatifs, des centaines de garçons furent envoyés dans le Reich pour y recevoir éducation et formation. L’envoi d’élèves ottomans en Allemagne avait déjà été amorcé avant la première guerre mondiale : le sous-secrétaire d’État Edhem Bey, qui avait pris part au voyage d’études ottoman en Allemagne (1911), avait décidé d’y envoyer de brillants diplômés des lycées professionnels pour y être formés. Avant 1914, un total de vingt- quatre techniciens avaient été envoyés en stage dans les usines d’Allemagne. Des étudiants plus diplômés étaient également partis poursuivre leurs études universitaires, ce qui participait de la tentative de renforcer l’influence culturelle allemande en Turquie5. Le choix de l’Allemagne comme partenaire éducatif de l’Empire ottoman était en grande partie dicté par les changements d’alliance et les modifications des rapports de force à la veille de la guerre. Dans la mesure où le gouvernement ottoman s’alliait à l’Empire allemand et faisait donc partie des Empires centraux, ses précédents engagements à visée éducative pris avec la France devaient être transférés vers l’Empire allemand. Ce nouveau rapprochement éducatif avec l’Allemagne eut des répercussions sur la pratique bien établie qui consistait à envoyer de brillants élèves en France6.

6 Une fois l’Empire ottoman entré en guerre, l’envoi d’adolescents ottomans en Allemagne prit une nouvelle envergure. Beaucoup plus d’élèves, d’apprentis, mais aussi de travailleurs et d’étudiants partirent en Allemagne dans le cadre de la politique d’éducation des Jeunes-Turcs. Environ 2 000 adolescents âgés de 12 à 18 ans y partirent pour recevoir une formation d’ingénieur dans les écoles et les entreprises allemandes. L’instigateur de la politique d’envoi d’orphelins comme apprentis, dénommés « trains d’orphelins turco-allemands », fut le ministre de la Guerre, figure de proue du Comité union et progrès (CUP7), Enver Pacha. Fin 1916, celui-ci informa Otto von Lossow, attaché militaire allemand à Constantinople, de la volonté du gouvernement d’envoyer un grand nombre d’orphelins (entre 5 000 et 10 000) en Allemagne : ils devaient y être formés à tous types de métiers (cordonnier, tailleur, menuisier, serrurier, forgeron, etc.), aux métiers de l’agriculture, y compris l’exploitation forestière et l’élevage laitier, et aux métiers de la mine8. L’entreprise devait être conduite comme une activité commune aux deux pays. La DTV, association allemande qui bénéficiait d’un soutien public, joua un rôle majeur au cours des négociations, ainsi que pendant l’organisation et la réalisation de l’opération. L’Allemagne était représentée par Ernst Jäckh, Franz Schmidt9, Paul Rohrbach10, Hjalmar Schacht11, Hans Hermann Russack12 et Gerhard Ryll13. Du côté turc, représenté par la Türkische-Deutschen Vereinigung (la TDV, association turco-allemande) d’Istanbul, d’influents Jeunes-Turcs comme Enver Pacha, Talaat Pacha14 et le Dr Nazım Bey15 étaient aux commandes16. Le conseil de la TDV était chargé de sélectionner les enfants tandis que les chambres de commerce et les municipalités allemandes, qui devaient prendre à leur charge les frais de scolarité ou offrir des bourses d’études, étaient responsables du financement. En plus de servir de centre d’information sur les formations en Allemagne et de faire passer des examens aux élèves candidats au projet, le bureau de la TDV, situé à Istanbul, s’occupait également d’établir une maison de l’amitié germano-turque (Türk-Alman Dostluk Yurdu)

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dans cette même ville, de fonder des comités littéraires et d’organiser de nombreuses manifestations publiques17.

7 Plusieurs groupes de garçons prirent ainsi part à ce programme d’échange unilatéral, en l’occurrence des lycéens, des étudiants ou des élèves de lycées professionnels et des apprentis. Plusieurs des garçons des deux premiers groupes reçurent une aide financière de la DTV pour leurs frais de scolarité et de transport, mais leurs dépenses quotidiennes restèrent à leur charge (ou furent couvertes par un financement privé qu’ils avaient trouvé par eux-mêmes). Cependant, le transfert des apprentis concerna exclusivement les garçons des orphelinats d’État, dont les frais étaient entièrement pris en charge par les autorités ottomanes et allemandes. Ils voyagèrent dans des trains de l’armée spécialement affrétés en raison du coût élevé des trains réguliers, et les frais de logement, de repas et d’habillement incombaient à leurs maîtres d’apprentissage. Bien que le nombre d’enfants initialement envisagé n’ait pas pu être atteint, l’envoi d’orphelins comme apprentis fut l’initiative éducative la plus audacieuse jamais entreprise par les deux empires.

Embarquement immédiat !

8 L’objectif des « milliers » envisagé par Enver Pacha resta toutefois une exagération : en effet, les Allemands, plus modérés, décidèrent d’abord de faire un essai avec quelques centaines de garçons. Il fut envisagé d’abord d’accueillir environ trois cents garçons comme apprentis artisans, et deux cents comme apprentis dans les mines. Une fois les négociations avec les chambres de métiers et de commerce achevées, la sélection des apprentis put être initiée avec quelques mois de retard, en février 1917. Le comité de sélection, composé d’Ernst Jäckh et de représentants du ministère de l’Éducation ottoman et de l’administration des orphelinats (Darüleytam Nezareti), n’eut guère de difficultés à trouver le premier contingent d’apprentis artisans. Ils furent choisis dans les orphelinats d’État (Darüleytam) sur la base du volontariat. La plupart de ces garçons étaient orphelins de guerre et âgés de 14 ans en moyenne ; ils avaient reçu une éducation élémentaire, ainsi qu’une formation spécifique à l’artisanat, car les orphelinats ottomans étaient associés à diverses entreprises commerciales, particulièrement dans les secteurs de la filature et de la fabrication de chaussures (les fournisseurs de l’armée y étant nombreux)18.

9 Le premier groupe de trois cent quatorze garçons quitta Sirkeci (Istanbul) en avril 1917, à bord d’un train militaire spécialement affrété qui devait rejoindre Berlin en dix jours19. De là, les apprentis artisans furent affectés par la DTV à des postes trouvés par les chambres de métiers et d’industrie allemandes à Augsbourg, Breslau, Bromberg, Düsseldorf, Francfort-sur-l’Oder, Mannheim, Oldenbourg, Schwerin, Weimar et Ulm. Conformément à la demande du gouvernement ottoman, la plupart des garçons furent assignés à des ateliers situés dans des localités de petite et moyenne taille, dans le but de faciliter leur intégration à la société étrangère et de leur permettre de se réunir occasionnellement (voir tableau et carte en fin d’article). Il était ainsi plus facile de les suivre. Les maîtres artisans et les chambres de métiers et d’industrie s’étaient engagés à prendre en charge toutes les dépenses des orphelins, à l’exception du coût de leur billet de retour qui devait être assuré par le gouvernement ottoman ou par les garçons eux- mêmes.

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10 En juin 1917, un second groupe de deux cents jeunes ottomans arriva pour être formé dans les zones minières20. À l’inverse du premier groupe, qui provenait des orphelinats d’Istanbul, ces garçons étaient cette fois-ci majoritairement issus des orphelinats de province ; la plupart étaient originaires d’Anatolie. Ils venaient plus particulièrement des institutions de Maraş, Antep, Kilis, Ankara, Söğüd, Niğde, Konya, Bursa, Manisa, Karahisar, ainsi que de l’orphelinat du CUP situé à Edirne. Tous étaient volontaires pour suivre une formation en Allemagne. Le voyage des garçons venus des provinces de l’est devait durer trente jours : vingt sur le réseau ferroviaire d’Anatolie, puis dix à bord du train entre Istanbul et Berlin. Selon le plan mis en place par le ministère du Commerce et de l’Industrie, des représentants des diverses administrations minières les amenèrent depuis Berlin jusque dans leurs secteurs miniers. Ils furent équitablement répartis entre les mines des régions de Bonn et Dortmund en Rhénanie-Westphalie, celles de Saarbrücken, et le centre minier allemand des secteurs de Halle et de Clausthal. Un petit groupe fut également affecté en Haute-Silésie (administration des mines de Wroclaw). La plupart des garçons travaillèrent dans les mines de métaux (fer, zinc, plomb et cuivre) et dans l’industrie du charbon ; quelques-uns furent employés dans la fabrication de ciment et la transformation du lignite21.

11 L’envoi du dernier groupe d’apprentis pour l’agriculture prit beaucoup plus de temps que prévu. En mai 1917 déjà, environ cinq cents postes étaient réservés dans le secteur agricole pour eux par une circulaire adressée par la DTV à la chambre d’agriculture d’Allemagne. Les garçons étaient répartis à partir de deux centres distincts : ceux qui devaient être placés dans le sud-ouest arrivaient à Karlsruhe, et ceux qui iraient dans le nord-est étaient attendus à Berlin. À l’automne 1917, le ministère de l’Éducation ottoman, en collaboration avec l’administration des orphelinats, procéda à la sélection des jeunes garçons. Ils n’en trouvèrent cependant que cent issus de milieu rural, ce qui donna lieu à des critiques de la part des responsables de la DTV22. Par la suite, le Dr Nazim, membre éminent du comité central du CUP et de la TDV, promit d’organiser une nouvelle sélection et d’envoyer de nombreux apprentis pour travailler dans le domaine de l’agriculture : des « fils de fermiers d’Anatolie » (Bauernsöhne) plutôt que des « orphelins des villes » (Waisenkinder aus der Stadt) comme ceux précédemment choisis par le ministre de l’Éducation, Şükrü Bey23. En raison des préparatifs de départ qui se poursuivirent pendant l’hiver, le transfert fut reporté au printemps. Finalement, les apprentis agricoles arrivèrent en deux convois fin juin et début juillet 1918 : un petit groupe de trente-six sélectionné par le gouvernement provincial de Konya (Konya İdare- i Hususiyesi), et un plus important (cent-quatre apprentis) envoyé par le ministre de la Guerre ottoman24.

12 Le ministère de l’Éducation et la DTV ne pouvant pas suivre la même procédure qu’avec les deux groupes précédents, les apprentis aux métiers agricoles bénéficièrent d’un statut différent des autres. À la demande du ministère de la Guerre ottoman, l’inspection de leurs apprentis fut confiée au département du ministère de la Guerre turc à Berlin (Dezernat des türkischen Kriegsministeriums), avec l’aide de la DTV. L’inspection des apprentis de Konya devait également revenir à des inspecteurs privés qui arrivèrent en Allemagne avec le groupe. Quatre représentants officiels des gouvernements provinciaux furent chargés d’inspecter les apprentis : l’ancien gouverneur Celal Bey, le chef de police adjoint Mazlum, le gouverneur du district de Karaman, Ahmed Hilmi, et Müftüzade Ahmed Bey25. Ces derniers furent envoyés en Allemagne aux frais des administrations locales. Les apprentis furent principalement

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affectés dans le nord et l’est du pays ; seule une poignée d’entre eux furent envoyés en Allemagne centrale et en Rhénanie.

13 On sait que chaque apprenti possédait une sorte de carte d’identité sur laquelle figurait sa profession, son lieu de travail, la chambre de métiers dont il dépendait, ainsi que le numéro qui lui avait été attribué. Il était également prévu que chacun soit photographié afin de compléter cette carte26. En dépit de ces préparatifs, aucune liste nominative complète de ces apprentis n’a été retrouvée, ni dans les archives ottomanes, ni dans celles de la diplomatie allemande. Il est donc difficile de donner des détails sur l’identité des enfants impliqués, en particulier en ce qui concerne leur appartenance religieuse27. Cependant, l’examen de cas individuels donne des indications sur les objectifs et les motivations des administrateurs.

Des trains turco-allemands pour des orphelins

14 Il est évident que les deux empires espéraient arriver à un rapprochement efficace entre les deux populations en mettant de nombreux garçons ottomans en contact avec la langue et la culture allemandes. N’y avait-il pas cependant d’autres facteurs intervenant dans la réalisation de ce projet à grande échelle ? D’abord, l’envoi d’enfants orphelins en tant qu’apprentis, tout comme d’autres actions menées par la DTV dans le domaine de l’éducation, a été analysé d’un point de vue économique dans quelques travaux qui traitent de cette période. Mustafa Gencer, qui a écrit sur ce type d’échanges entre les Empires allemand et ottoman, avance qu’en envoyant des élèves et apprentis en Allemagne pour y recevoir une formation professionnelle, les Jeunes-Turcs espéraient former les pionniers d’une bourgeoisie turque qui seraient essentiels à la mise en place d’une politique économique nationale et, par conséquent, d’une économie indépendante de l’Europe28. À partir des années 1890, de plus en plus d’intellectuels ottomans devinrent de fervents admirateurs d’une Allemagne qu’ils idéalisaient, ce qui entraîna l’apparition d’une philosophie de l’éducation radicalement différente, et transforma également les modèles d’identification. Depuis les premières années des Tanzimat, les sultans et réformateurs ottomans avaient cherché un « bon exemple » à suivre afin de remettre sur pied l’Empire sur le plan administratif et militaire. Comme les Empires ottoman et prussien eurent tous deux des démêlés avec la Russie vers la fin du XVIIIe siècle, leurs relations se développèrent lentement. Les menaces à l’encontre de l’intégrité ottomane, qui apparurent pendant les guerres napoléoniennes et suivirent l’expansion de la Russie, favorisèrent les alliances stratégiques avec la Prusse29. Si les conseils de l’Allemagne dans le domaine militaire n’avaient cessé de prendre de l’importance depuis les réformes militaires entreprises par Selim III au début du XIXe siècle30, l’exemple allemand s’étendit à d’autres domaines dans les années qui suivirent. Peu après l’ascension au pouvoir du CUP, les revues savantes ottomanes comportaient de nombreux articles sur l’éducation, l’économie et l’industrie allemandes31. Les compétences allemandes, notamment en termes d’enseignement technique, étaient admirées, et des techniciens, apprentis et élèves d’établissements professionnels furent envoyés en Allemagne avant la guerre. On voulait former des ouvriers hautement qualifiés qui reviendraient au pays avec les compétences nécessaires pour instruire à leur tour de nouvelles générations de travailleurs32.

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15 Lorsqu’ils analysent les intérêts allemands dans ce plan de coopération, les historiens soulignent également le fait que les milieux des affaires et les journalistes allemands, au premier rang desquels figuraient Ernst Jäckh et sa DTV, se sont mis très rapidement à élaborer des projets ambitieux en faveur du « développement économique des territoires du sultan33 ». Ces deux explications semblent ne pas suffire pour comprendre la situation des garçons orphelins qui ont été expatriés au cours des années 1917 et 1918, même si les facteurs économiques ont joué un rôle certain. En s’appuyant sur les archives ottomanes et celles de la DTV, il est possible de montrer que le gouvernement ottoman a, à travers cette politique, déplacé une population d’enfants jugée indésirable, tandis que les autorités allemandes ont saisi l’opportunité d’accroître une main d’œuvre devenue plus rare, tout en ouvrant un nouveau réseau d’influence sociale et culturelle, affirmant là une certaine suprématie sur l’Empire ottoman.

16 Comme l’atteste déjà le célèbre mythe romain de Remus et Romulus, il a toujours existé une tendance à fantasmer sur les « orphelins héros » ou à les idéaliser. Véritables archétypes mythiques, issus des récits les plus anciens du monde, les jeunes hommes ou femmes dont les parents sont morts, absents ou inconnus, finissent par hériter d’un royaume, parviennent à sauver les autres de la maladie, deviennent des prophètes, accomplissent des miracles34. C’est ainsi que les hommes politiques du XIXe siècle ont établi un lien entre leurs projets concernant les orphelins et les enfants défavorisés et la promesse d’une « destinée particulière35 ». Durant les périodes de changement, de réformes et de transformations exceptionnelles, il n’est pas rare que les administrateurs et les réformateurs s’appuient sur le déracinement et la pauvreté des orphelins pour mener des projets novateurs, expérimentaux ou révolutionnaires. Le gouvernement, sous la direction du mouvement Jeunes-Turcs, put ainsi expérimenter son tout nouveau projet avec un groupe d’enfants vulnérables, n’ayant personne pour les protéger. Nul ne pouvait ainsi s’opposer à leur départ dans un pays étranger et lointain. Les orphelins, par conséquent, représentaient un public disponible permettant de tester un projet pilote dans un climat d’incertitude mais chargé d’ambitieuses initiatives de changement. Cela étant, l’administration ottomane ne croyait à la « promesse des orphelins » que sur le plan discursif, et n’avait en fait pas de vision à long terme. Les responsables de ce projet souhaitaient davantage résoudre une difficulté immédiate plutôt que de préparer un futur plus lointain. Ainsi, la raison première de cet envoi de 10 000 orphelins en Allemagne était due à la complexité d’héberger, de nourrir et d’éduquer un si grand nombre d’enfants et de jeunes orphelins.

17 L’État ottoman n’avait pas de dispositif d’accueil approprié pour les enfants défavorisés. Cela fut le cas tout au long du XIXe siècle, bien qu’il y ait eu plusieurs tentatives pour mettre en place diverses institutions36. Au cours de la première guerre mondiale, des cas de force majeure et l’urgence des besoins entraînèrent pour la première fois l’ouverture d’orphelinats plus ou moins bien organisés. En fait, ceux-ci ne purent être ouverts que grâce à l’abolition unilatérale des capitulations par l’État ottoman : des structures existantes (bâtiments et personnel) purent ainsi être reprises ou confisquées aux missions ou organismes d’aide humanitaire étrangers (français, britanniques et italiens pour la plupart37). Bien que l’ouverture d’orphelinats fût directement liée à la prise en charge des orphelins de guerre, leur création fut permise par la fermeture des institutions d’éducation des pouvoirs de l’Entente. Les orphelinats d’État furent créés le 25 novembre 1914, sous la direction du Directorat des orphelinats,

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fondé peu de temps auparavant. En 1914, vingt de ces institutions furent ouvertes, et pourtant ces « orphelinats d’urgence » se retrouvèrent rapidement dans l’incapacité d’accueillir un nombre toujours croissant d’orphelins. En deux ans, leur nombre passa à soixante neuf, couvrant la quasi-totalité du territoire de l’Empire. Vers la fin de la guerre, on en dénombrait quatre vingt cinq et on estime qu’environ 10 000 orphelins y étaient hébergés38.

18 Bien que ces chiffres laissent imaginer une réelle prise en compte de l’ampleur de l’aide aux orphelins, la réalité était autre : les archives ottomanes regorgent de demandes d’admission en orphelinat pour d’innombrables enfants, envoyées par des responsables régionaux ou des proches. Dès 1916, l’administration des orphelinats fut contrainte de rejeter ces demandes, car la capacité maximum d’accueil avait été atteinte39. De plus, le budget qui lui était alloué ne parvenait jamais à couvrir les dépenses40. C’est dans ce contexte que les exploitations minières et les maîtres artisans allemands apparurent comme une solution pour la prise en charge des jeunes. L’organisation et les préparatifs du transfert furent réalisés dans une telle hâte que le mode de sélection des enfants essuya de nombreuses critiques, et ce à plusieurs niveaux (maîtres, chambres de métiers, superviseurs de la DTV). Russack a avancé que les garçons n’étaient pas choisis en fonction de leurs qualifications professionnelles ou de leurs affinités pour un métier précis. Même si la liste d’entreprises qui proposaient des apprentissages, dressée par l’Organisation allemande du commerce, avait été adressée au préalable au ministère de l’Éducation ottoman, ce dernier fut incapable d’envoyer un nombre de candidats correspondant aux postes vacants, ce qui entraîna de sérieuses difficultés pour chaque chambre de métiers. Lorsque la formation initiale d’un garçon ne correspondait pas à son affectation, les chambres tentaient d’abord de le préparer à un autre métier en lien avec celui pour lequel il avait déjà été formé. Cependant, lorsque ce type de réorientation était impossible, sa future profession était choisie sans tenir compte de ses qualifications ou de ses aspirations.

19 Il est évident que les autorités ottomanes n’ont sélectionné les garçons que sur des critères quantitatifs (en fixant un certain quota : 300, 200, etc.), sans se soucier de leur formation initiale ou de leur intérêt pour un métier en particulier. La DTV envoyait, pour l’essentiel, tous ceux qui se portaient volontaires, sans procéder à des examens médicaux ou des tests sur leurs qualités intellectuelles ou morales. Cela explique que les garçons se révélèrent trop faibles selon les critères élevés de l’Allemagne, et que 25 % d’entre eux furent rapatriés au pays au cours des deux premiers mois, afin de « se débarrasser purement et simplement des éléments inadaptés41 ». En fin de compte, un grand nombre d’apprentis (environ la moitié) furent orientés vers des métiers autres que ceux pour lesquels ils avaient été formés dans les orphelinats ottomans, raison principale pour laquelle beaucoup d’entre eux furent malheureux et que de nombreux cas de fugue et de désobéissance furent rapportés42. Sur environ 650 garçons envoyés entre 1917 et 1918, beaucoup furent rapatriés ou s’enfuirent. À la fin de l’année 1918, on dénombrait seulement autour de 400 apprentis qui travaillaient et vivaient auprès de maîtres allemands. Nombreux furent ceux hébergés dans des hôtels à Berlin des mois après leur arrivée43, le temps que les autorités réfléchissent à leur renvoi ou à leur réorientation vers d’autres types d’apprentissage44. En résumé, la manière dont le projet fut mené faisait peu de cas du bien-être et du destin des garçons concernés. Les circonstances exceptionnelles et l’urgence jouèrent certainement un rôle déterminant. Cependant, les enfants des orphelinats étaient traités comme « les enfants de l’État », comme une propriété dont ce dernier pouvait disposer à son gré. Comme la formation

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d’apprentis finissait par ne plus rien coûter au gouvernement ottoman, la seule préoccupation de celui-ci fut d’envoyer le plus de garçons possible, sans tenir compte des opportunités qui leur étaient réellement offertes.

20 Du côté de l’Allemagne, les attentes vis-à-vis de ce projet étaient plus élevées que celles des Ottomans, tant sur la durée que sur les objectifs. D’un point de vue purement économique, il faut relever évidemment un manque de main d’œuvre dans tous les domaines de production, du fait de la conscription de nombreux ouvriers qualifiés45. Pour répondre aux besoins en matériel et en armement, la production industrielle devait croître. Dans le même temps, des millions d’hommes avaient quitté leur poste dans l’industrie pour servir dans les forces armées : onze millions d’hommes furent en effet mobilisés en Allemagne46. Le manque de main-d’œuvre procura du travail aux femmes, aux minorités et, apparemment, aux immigrés aussi. En outre, la disette et le mécontentement atteignirent des niveaux sans précédent sur le territoire allemand à partir de 1917 : la pénurie de vivres était insupportable et environ 250 000 personnes moururent de faim. La baisse des salaires réels (c’est-à-dire le rapport entre les salaires et le coût de la vie) entraîna des conséquences désastreuses aussi bien pour les ouvriers que pour les cols blancs. Touchés par la famine et de plus en plus révoltés par une guerre interminable, des centaines de milliers de travailleurs allemands, qui souffraient depuis longtemps, organisèrent un total de 561 grèves en 1917. Le 28 janvier 1918 eut lieu une grève générale à Berlin, au cours de laquelle 100 000 travailleurs descendirent dans la rue, réclamant l’arrêt de la guerre. En quelques jours, leur nombre atteignit 400 00047.

21 Dans un tel contexte, il est compréhensible que les maîtres artisans allemands et les administrations des mines se soient portés volontaires pour prendre des apprentis ottomans chez eux ou dans leurs établissements. Ils espéraient sans doute que ces enfants seraient silencieux, obéissants, et qu’ils travailleraient dur, spécialement dans les tâches difficiles, dangereuses et désagréables de l’exploitation minière. La perspective d’employer des travailleurs immigrés non syndiqués a également pu paraître séduisante, alors que se profilent les révoltes ouvrières. En outre, les maîtres allemands avaient une raison supplémentaire d’employer des orphelins turcs : ils n’étaient pas tenus de leur verser l’indemnité d’apprentissage dont bénéficiaient d’habitude les apprentis allemands en compensation pour leur travail48.

22 Bien que ces considérations économiques aient certainement joué un rôle, le motif pour lequel l’Empire allemand accepta la lourde charge d’éduquer et nourrir les orphelins turcs vient de ce que M. Fuhrmann appelle une « mentalité semi-coloniale ». Les personnages clés de la direction de la DTV comme Rohrbach et Jäckh critiquaient les orientations de la politique extérieure allemande vis-à-vis de l’Empire ottoman. Selon eux, cette politique ne se préoccupait que de réaliser des bénéfices financiers par le biais d’investissements importants, comme celui du Chemin de fer de Bagdad, ou se fondait trop sur les conseils des « technocrates ». Eux soulignaient l’importance de la « conquête morale » des cœurs et des esprits du peuple. De cette façon, ils susciteraient un sentiment de sympathie pour les Allemands chez les Turcs et emporteraient leur adhésion à des projets politiques plus vastes49. Comme l’illustre l’ensemble des initiatives de la DTV, les changements espérés par les activistes allemands et turcs montrent à quel point l’on pensait que la population anatolienne allait « admirer et imiter la culture allemande, adopter les méthodes et matières enseignées, réorganiser son université selon les normes importées, apprendre à s’organiser et à

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s’autodiscipliner, et intégrer la notion de travail à l’allemande50 ». Dans ce sens, la vision allemande portait plutôt sur le long terme, comparée à l’attitude ottomane qui consistait à résoudre les problèmes dans l’urgence.

23 Étant donnée la portée semi-coloniale des ambitions de l’Allemagne en matière d’éducation, la DTV était plus attentive aux qualités des garçons qu’à leur nombre. Par exemple, pendant les phases initiales de promotion de l’éducation d’élèves et d’apprentis turcs en Allemagne, la DTV souligna constamment que seraient envoyés les « fils et filles des meilleures familles du pays51 ». Ryll, inspecteur des étudiants ottomans en Allemagne pour la DTV, résuma la question dans son important rapport sur l’éducation de la jeunesse turque, intitulé « Quantité ou qualité ? » (juillet 1918), de la manière suivante : « Il devient de plus en plus évident pour ceux qui soutiennent notre travail et les spécialistes, que ce soit du côté turc ou allemand, que notre succès ne dépend pas du fait que le nombre de jeunes Turcs qui étudient en Allemagne augmente de plusieurs centaines chaque année. Il dépend davantage de l’arrivée des « meilleurs cerveaux des écoles turques » (selon nos principes fondateurs) et de l’éducation et de la formation dans notre pays de ceux qui seuls peuvent incarner un meilleur futur pour la Turquie. On pourrait ainsi d’abord penser aux « meilleures familles », c’est-à-dire l’élite de la société turque, qui a toujours joué un rôle politique majeur et continuera certainement à jouer ce rôle dans les années à venir52. »

24 Cependant, leurs homologues ottomans avaient d’autres priorités, et accordèrent peu d’importance à la question de la sélection. Leur objectif fut de transférer le plus de garçons possible (selon l’objectif de dix mille apprentis fixé par Enver Pacha) et les qualités – tant des garçons que de la formation qui leur était offerte – ne furent pas prioritaires pour eux. Il existe même des preuves du contraire : le ministère de l’Éducation turc a agi comme si les établissements éducatifs allemands étaient des lieux d’exil pour les orphelins jugés inaptes. En octobre 1917, le ministère décida que ceux qui avaient échoué plus d’une fois à leurs examens et ceux qui n’avaient aucune chance d’obtenir un diplôme seraient envoyés en Allemagne pour y recevoir une formation d’apprenti dans l’artisanat ou le secteur agricole53. Il est possible de supposer que la plupart des cas de désobéissance et de mal-être ont concerné ces garçons plus âgés et indisciplinés. Les grands espoirs des superviseurs de la DTV furent rapidement ruinés lorsque les évaluations des élèves et des apprentis se révélèrent au mieux médiocres, voire problématiques.

25 Ainsi, les différences de mise en œuvre du projet (une préparation méticuleuse du côté allemand, une sélection faite dans l’urgence et un transfert mal organisé des garçons par les Ottomans), révèlent une distinction fondamentale dans la conception que l’on se faisait de ces garçons : du côté ottoman, ces milliers d’orphelins représentaient simplement une population surnuméraire qu’il appartenait à l’État de gérer comme bon lui semblait ; du côté allemand, ils représentaient ceux qui, dans l’avenir, allaient transmettre la langue, la culture, et l’éthique du travail propre à l’Allemagne.

De jeunes étrangers chez des étrangers

26 L’apprentissage trouve ses origines dans l’économie domestique de l’Europe médiévale. C’était alors la version urbaine d’une pratique rurale plus courante pour laquelle la formation était secondaire. Le modèle familial d’organisation et de hiérarchie sociale était ainsi étendu à des membres du foyer qui ne faisaient pas partie de la famille. Cela

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avait pour objectif de redistribuer la main d’œuvre de familles n’employant pas pleinement leurs enfants vers des foyers qui avaient besoin de bras supplémentaires. L’essentiel des ressources familiales étant consacré à l’alimentation et l’habillement, confier un enfant aux soins d’une autre famille pouvait procurer un grand soulagement financier54. Comme le souligne cet article, les orphelins et les enfants nécessiteux étaient placés en apprentissage par les autorités afin de soulager la dépense publique. À l’heure actuelle, l’apprentissage associe formation et travail, et constitue même une forme d’éducation alternative au cycle secondaire dans plusieurs pays d’Europe. La formation des apprentis dure trois à quatre ans et s’accompagne généralement d’une scolarité à temps partiel. Les élèves qui réussissent se voient décerner un certificat officiel à l’issue de leur formation. Toutes ces caractéristiques de l’apprentissage moderne existaient en Allemagne à l’époque de la guerre et s’appliquaient aux garçons ottomans. Selon le contrat de formation signé par la chambre de métiers et un représentant de l’ambassade ottomane, l’apprenti acceptait une période d’apprentissage non payée de trois ans, puis de travailler au même endroit pendant un an comme compagnon, pour un salaire correspondant à ce statut. Les maîtres devaient quant à eux les loger, les nourrir et les vêtir, sous-vêtements inclus. Nombre d’entre eux suivaient des cours à temps partiel ou des cours du soir afin d’améliorer leur allemand, en plus d’acquérir une éducation élémentaire55. Ceux qui arrivèrent au bout de leurs trois ans d’apprentissage se virent remettre un certificat, il en existe des exemplaires dans les archives ottomanes, fournis par les apprentis eux-mêmes afin d’obtenir une équivalence56.

27 La DTV prenait soin de choisir les maîtres d’apprentissage après une évaluation minutieuse de leurs relations familiales, et de ne leur confier un apprenti que lorsqu’ils avaient la certitude que celui-ci serait traité comme un des enfants de la famille. La DTV expliquait dans une brochure la situation particulière de ces garçons aux familles allemandes souhaitant accueillir un apprenti. L’accent était mis sur deux objectifs distincts du programme. D’un côté, les garçons devaient s’accoutumer aux mœurs des Allemands, à leur éthique, leur sincérité, leur minutie et leur efficacité au travail. Afin de faciliter ce type de transfert culturel, les apprentis envoyés dans les mines étaient logés dans des familles de mineurs expérimentés pour pouvoir travailler, mais aussi vivre dans un environnement adapté. Manière de procéder logique, étant donné que l’apprentissage ne s’arrêtait pas aux aptitudes techniques et à la discipline de travail : la formation permettait également d’habituer les apprentis aux normes et aux comportements de leur communauté. Ainsi, les foyers des maîtres d’apprentissage avaient un rôle public, celui d’intégrer ces enfants à la guilde et à la corporation.

28 D’un autre côté, leur religion et leur caractère national ne devaient pas être menacés : tout prosélytisme religieux devait être évité et les garçons devaient être libres de faire leurs prières quotidiennes et d’observer les jours de fête islamiques ; ils ne devaient pas non plus se sentir obligés de manger du porc ou de boire de l’alcool, pratiques proscrites57. Leur situation était définie très clairement et s’accordait tout à fait avec les procédures réglementaires, comme cela apparaît dans les contrats des garçons ainsi que dans les règlements concernant le logement des apprentis chez leur maître. Cependant, l’expérience vécue des deux côtés fut loin d’être parfaite.

29 Il s’agit ici d’aborder les problèmes rencontrés à la fois par les apprentis et par les maîtres dans le cadre du respect de leurs contrats. Des exemples de plaintes et de

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situations de crise mineures signalent une nouvelle fois les différences entre la compétence administrative et le dévouement des autorités allemandes et ottomanes.

30 L’un des conflits récurrents, souligné par la DTV, portait sur le manque d’équipement de la majorité des garçons, qui contraignit les maîtres d’apprentissage allemands à leur fournir davantage que ce que stipulait l’accord d’origine. Selon eux, il revenait aux Ottomans de s’en charger. Par exemple, lorsque les deux cents apprentis mineurs arrivèrent, les plaintes dénonçant une sélection médiocre et un manque d’équipement ( « schlechte Auswahl und mangelhafte Ausstattung ») ne se firent pas attendre. La DTV exigea que toutes les dépenses dues aux « erreurs de jugement » (« Missgriffe ») du ministère de l’Éducation ottoman et au manque de vêtements des garçons (particulièrement en matière de chaussures et de sous-vêtements) soient assumées par les Ottomans58. Dans le cadre de ce débat sur le manque d’équipement, un « conflit de la chaussure » opposa pendant longtemps les maîtres et la DTV d’un côté et les représentants ottomans de l’autre : de nombreux orphelins étaient apparemment arrivés à Berlin sans chaussures, et ceux qui en possédaient n’étaient pas suffisamment protégés contre la rigueur des hivers allemands. Plusieurs institutions et maîtres d’apprentissage furent contraints de les payer de leur poche, avant de s’adresser au ministère des Affaires étrangères afin d’obtenir le remboursement de cette dépense59.

31 Le problème de la « sélection médiocre », qui ne fut résolu qu’en partie en rapatriant les enfants qui ne convenaient pas (soit 16 %, jusqu’à la fin de 1917), concernait essentiellement la mauvaise santé des enfants, leur âge inadapté et leur manque de formation initiale. Les fugues et autres incidents n’ont été décrits que de manière ponctuelle, mais il a cependant été établi de façon certaine qu’en novembre 1918, seuls cent quarante apprentis mineurs restaient sur les deux cents qui avaient été envoyés60. Le principal problème était le manque d’information donnée aux enfants. Le premier compte-rendu de la chambre de métiers soulignait qu’à côté de quelques garçons bien élevés et modestes, bien adaptés aux critères d’apprentissage allemands, beaucoup d’autres exigeaient davantage que ce que leur contrat prévoyait. Les maîtres se plaignaient que leurs apprentis réclamaient une compensation financière et du temps libre, ce qui était incompatible avec les devoirs d’un apprenti en Allemagne61. Il s’avérait que les apprentis mineurs ignoraient tout du travail dans les mines, ou bien étaient venus en pensant être placés chez des artisans. Dans les mines de charbon de Breslau, les garçons manifestèrent de sérieux problèmes de comportement lors des premiers mois : ils étaient impolis envers leurs collègues, refusaient fréquemment d’effectuer les tâches demandées et quittaient leur lieu de travail. Les maîtres mirent cette résistance sur le compte de la difficulté du travail dans les mines de charbon. Selon eux, les garçons n’avaient aucune idée de la nature de leur apprentissage et, par conséquent, se jugeaient exploités et écrasés sous le poids de travail supplémentaire62. Pour l’administration des mines de Rammelsberg, les garçons n’effectuaient pas seulement un travail médiocre, ils ne portaient surtout aucun intérêt au métier lui- même63. De manière générale, les maîtres se plaignaient du fait que les apprentis avaient une opinion singulièrement haute d’eux-mêmes, car ils avaient imaginé avant leur départ qu’ils seraient employés dans des usines allemandes et donc gagneraient un salaire élevé64. Les chambres jugèrent donc nécessaire de clarifier la situation auprès des autorités ottomanes afin qu’il soit clair que les garçons seraient formés en atelier par des artisans et non en usine.

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32 La maîtrise de la langue constitua un problème supplémentaire, tant du côté ottoman que du côté allemand. Les apprentis ne disposant pas de période d’apprentissage de l’allemand, tous rejoignaient leur poste sans parler un mot de cette langue. Certains apprentis tentèrent de suivre des cours après leur installation, mais les rapports des chambres de métiers et des administrations des mines indiquent que pour la plupart d’entre eux, les progrès furent quasi inexistants. Afin de faciliter la communication entre maîtres et apprentis, un dictionnaire de sept cents mots fut créé à la demande de la chambre de métiers65, mais les sections, définitions et mots de ce livret étaient uniquement dans le sens allemand-turc ! De plus, il utilisait l’alphabet latin, alors que les garçons, s’ils savaient lire et écrire, ne connaissaient que l’écriture arabe. Pourtant, la non maîtrise de la langue n’aurait pas dû entraver leur formation, car quelle que fût l’importance donnée à l’instruction, les apprentis apprenaient surtout en travaillant. L’acquisition des connaissances et des aptitudes se faisait en observant les praticiens expérimentés, en les imitant et en interagissant avec eux ; l’apprentissage de la langue aurait pu se faire de la même manière, mais les relations n’étaient pas toujours au beau fixe entre les apprentis ottomans et leurs collègues et maîtres allemands. Par exemple, afin de faciliter les progrès linguistiques et l’interaction mutuelle des garçons, les apprentis des mines de cuivre du Harz-Goslar à Eisleben cohabitaient avec les Allemands, ce qui causait de sérieux problèmes et difficultés. Les comptes-rendus manquent de détails, mais il est aisé d’imaginer l’importance du harcèlement et des tensions entre les adolescents. Par la suite, les garçons ont été séparés durant les heures de travail et logés individuellement66.

33 Les griefs des jeunes apprentis placés dans les foyers et lieux de travail allemands étaient aussi nombreux concernant leur quotidien. La simple question de l’alimentation était un problème récurrent : en plus des circonstances de pénurie de vivres, les garçons n’avaient pas souvent l’occasion de prendre de bons repas, conformes à leurs habitudes alimentaires. Le petit déjeuner allemand surtout, c’est-à-dire le kaffee und brot, ne ressemblait en rien à ce qu’ils mangeaient d’ordinaire le matin. Ils n’étaient jamais certains que leurs repas ne contenaient pas de porc, puisqu’il leur était servi des soupes de couleur foncée dont le goût ne leur était pas familier67. Dans d’autres cas, les jeunes se plaignirent également qu’il s’agissait là du seul plat et que rien d’autre n’était donné à manger68. Quatre apprentis mineurs d’Altenberg et d’Eschbach s’enfuirent après s’être plaints de la mauvaise qualité des repas. Ils affirmèrent également ne recevoir aucun argent de poche et être mal traités69. Les toilettes posaient fréquemment problème aux garçons ottomans dans les foyers allemands. Leur conception de l’hygiène et de la propreté ne correspondait pas aux us et coutumes de leur pays d’accueil. Ils trouvaient étrange d’utiliser de vieux journaux comme papier toilette sans disposer d’un équipement minimal pour se laver, comme un bidet70.

34 Les apprentis mineurs rencontrèrent davantage de difficultés que les autres. Le problème de formation initiale mentionné ci-dessus était la principale source de mécontentement. Il est également possible qu’ils se soient servis de ce prétexte pour échapper aux difficiles conditions de travail. Certains garçons ont décrit leurs problèmes de manière plus détaillée : par exemple, Necdet, Hüseyin et Süleyman, trois apprentis mineurs de Frankleben, se présentèrent au bureau de la DTV pour se plaindre de leurs vêtements trop fins et d’un travail dans les mines qui se résumait au transport de pierres71. Les reproches concernant la nature du travail effectué étaient un problème courant : en l’absence de règlement détaillé, il n’était pas rare que les maîtres limitent

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la formation aux apprentis, leur donnant des tâches répétitives et faciles à apprendre, les exploitant naturellement comme main d’œuvre bon marché. Le travail dans les mines pouvait être dangereux pour les garçons, voire leur coûter la vie. Alors que les conditions d’apprentissage dans l’artisanat ne présentaient pas vraiment de risques, les apprentis mineurs étaient quant à eux victimes d’accidents et de maladies. L’un d’eux se noya alors qu’il nageait près de la mine d’Oppeln (ou Opole, actuellement au sud de la Pologne) ; un autre mourut à l’hôpital de la Charité de Berlin des suites d’une maladie des poumons, et un troisième à Wittenberge (au nord de l’Allemagne) dsune appendicite et péritonite ; un quatrième apprenti fut interné à l’asile d’aliénés de Berlin-Dalldorf72 pour des raisons non spécifiées dans le rapport officiel73.

35 Il est intéressant de noter que lorsque les adolescents se montraient désobéissants ou indisciplinés, comme c’était souvent le cas, leurs maîtres d’apprentissage allemands, qui portaient sur eux un « regard colonial » plus ou moins manifeste, avaient tendance à associer leur comportement à leur « nature sauvage74 ». Selon Russack, enseigner l’obéissance, la discipline et le travail régulier à ces « enfants de la nature » ( « Naturkinder ») n’allait pas être chose facile75. Pour les autorités allemandes, du fait des préjugés liés à ce que ces garçons venaient d’Orient, ils ne pouvaient évidemment pas avoir reçu l’éducation élémentaire ni acquis les manières nécessaires pour s’adapter aux normes exigeantes de travail en Allemagne. Dans de nombreux cas, les surveillants des mines cherchaient parmi les garçons le « meneur » qui incitait les autres à refuser certaines tâches et à perturber la discipline de travail. À l’établissement minier et métallurgique Royal Oberharzer (Oberharzer Berg- und Hüttenwerke), où quatorze jeunes ottomans étaient apprentis, un Noir nommé Mehmed Tevfik fut accusé de dissuader ses compatriotes et collègues de travailler par le biais « de menaces et de mauvais traitement » (Drohungen und Misshandlungen76).

Deux garçons, deux vies

36 Cette troisième partie s’intéresse aux expériences personnelles de la première génération de travailleurs immigrés turcs (« Gastarbeiter ») en Allemagne, à partir de témoignages oraux et écrits. Ces jeunes orphelins sans ressources pris dans les orphelinats ottomans ne furent pas seulement expulsés de leur pays natal, mais, du fait de leur situation de travailleurs immigrés, ils vécurent aussi la pauvreté, l’exclusion et le déracinement. Les plaintes qu’ils ont déposées et les récits de fugue font apparaître au grand jour les difficultés auxquelles ils ont fait face. De plus, en raison de la nature de la source, c’est-à-dire les comptes-rendus de la DTV (rédigés par les administrateurs locaux ou directeurs centraux) et les documents issus des archives ottomanes, la situation telle qu’elle est présentée rejette l’entière responsabilité sur les jeunes apprentis : on les jugeait mal préparés à leur formation, ou menant une vie désorganisée, on les présentait comme indisciplinés (comme le fait d’aller nager sans permission), soit encore on estimait qu’ils avaient une mauvaise influence les uns sur les autres quand ils avaient quitté leur lieu de travail ou fugué.

37 De fait, le point de vue des garçons eux-mêmes reste difficile d’accès. Il s’agit donc ici de s’appuyer sur deux sources témoignant de l’expérience personnelle de deux jeunes Turcs en Allemagne (une autobiographie et un témoignage oral), et de tenter de retrouver ce qui s’est perdu dans les archives administratives : la voix des garçons et les récits heureux. Au travers de l’histoire de deux jeunes orphelins turcs, Ahmed Talib et

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İshak Muammer, l’un apprenti, l’autre lycéen, on verra que certains des jeunes envoyés par la DTV dans le cadre de ce programme d’échange ont trouvé en Allemagne un environnement leur convenant mieux. À l’époque où les apprentis furent officiellement appelés à rentrer (c’est-à-dire en 1919), une minorité de garçons satisfaits décidèrent de prolonger leur séjour. Mais pour quelle raison ? Comme le montrent les témoignages ci-dessous, le travail sérieux de ces deux garçons en Allemagne se trouva couronné de succès, ils s’intégrèrent dans leurs communautés et environnements professionnels respectifs. Ils étaient déterminés à apprendre, à progresser et à améliorer leurs compétences. Ces facteurs influencèrent sans nul doute leur décision de rester en Allemagne. Dans le cadre de cet article, il est important de souligner qu’en dépit de la tendance à extrapoler les documents d’archives, à insister sur la voix des bureaucrates et sur les intentions disciplinaires du projet, il reste possible de percevoir les capacités d’agir des jeunes et les inflexions de l’histoire.

Ahmed Talib, un cordonnier typique de Fürstenwalde

38 Ahmed Talib, originaire d’Istanbul, arriva à Berlin fin avril 1917, à l’âge de 16 ans, avec le premier groupe de trois-cent-quatorze garçons77. À 3 ans, il était devenu orphelin de mère. Peu après, son père s’était remarié avec une autre femme dont Ahmed se plaignait souvent à son frère. Son père, vendeur de blocs de glace, possédait également une boutique de cirage de chaussures à Kadiköy, dans la partie asiatique de la ville. Il avait été conscrit au début de la guerre et était mort en martyr lors de la bataille des Dardanelles en 1915, pendant la campagne de Gallipoli. Suite à cet événement tragique, Ahmed était devenu orphelin et, comme enfant de martyr (evlâd-ı şüheda), prioritaire, il avait été admis à l’orphelinat d’État d’Istanbul78. Dès cette époque, il avait commencé sa formation de cordonnier. Ayant eu vent des opportunités de travail en Allemagne, il s’était immédiatement porté volontaire et s’était retrouvé dans le train pour Berlin. Une fois là-bas, il fut d’abord envoyé avec dix-sept autres garçons à Francfort-sur- l’Oder, puis avec quatre autres jusqu’à Fürstenwalde, où il commença son apprentissage le 1er mai.

39 Ahmed travailla et vécut dans la demeure de son maître, Albert Pöthke, en compagnie de trois autres apprentis allemands. Il fréquenta également des cours du soir pour apprendre l’allemand. Il progressa très vite et réussit parfaitement sa formation. Il entretenait avec Albert Pöthke une relation maître-apprenti exemplaire. Le 30 avril 1921, Ahmed obtint le « diplôme de compagnon » (« Gesellenprüfung ») en cordonnerie avec la mention « excellent ». Il devint alors compagnon à la boutique d’Albert Pöthke, jusqu’au 10 février 1923. Les dates mentionnées ci-dessus montrent qu’à la fin de la guerre, c’est-à-dire lorsque les apprentis turcs rentrèrent au pays, Ahmed Talib resta en Allemagne. Ce qu’il réalisa dans ce pays est d’ailleurs remarquable : il travailla dans différents ateliers et fabriques à Berlin avant d’ouvrir sa propre boutique fin 1927, à Fürstenwalde. À la même époque, il se fiança à Anna Höhnow, une jeune fille pauvre qui travaillait comme domestique dans plusieurs maisons berlinoises. Bien qu’ils aient eu un fils peu après, il leur fut impossible de se marier en raison de problèmes d’état civil rencontrés par Ahmed : celui-ci ne possédait pas d’acte de naissance (obligatoire pour le mariage), et ne pouvait pas non plus en faire la demande auprès de l’ambassade turque car il avait été expatrié par la Nouvelle République de Turquie pour n’avoir pas combattu lors de la guerre d’indépendance (selon une loi spéciale promulguée à

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l’époque). Par conséquent, le couple vécut séparément pendant une longue période avant d’emménager ensemble en 1933.

40 En 1935, Ahmed Talib reçut le diplôme de maître de la chambre de métiers de Francfort-sur-l’Oder et commença à former ses propres apprentis. Sa vie est un véritable récit d’intégration réussie : il a épousé une femme allemande, acquis une maîtrise totale de la langue, et est devenu une figure de son quartier, bien qu’il ait adopté une position discrète, en particulier pendant la période nazie. Grâce à cela, il a traversé sans encombre les différents régimes politiques d’Allemagne : l’Empire, la république de Weimar, le Troisième Reich et la République démocratique allemande (RDA). Il est impossible de savoir ce qui serait arrivé s’il était resté à Istanbul, mais il est possible de dire que sa réussite et son bonheur ont résulté de sa décision de partir en Allemagne pour se former et de rester y vivre.

Ishak Muammer, un élève appliqué

41 İshak Muammer arriva à Berlin fin novembre 1917. Il ne faisait partie d’aucun groupe d’apprentis, mais avait obtenu une bourse de la DTV pour étudier en Allemagne79. Il était issu d’une famille bien intégrée de la classe supérieure. Son père, Mehmed Cemaleddin, était l’ancien juge (kadi) de La Mecque, du Caire, et plus tard d’Istanbul. Il mourut pendant la guerre et sa famille dut alors faire face à des difficultés financières, quoique certainement moins importantes que la moyenne. L’une de leurs voisines, une certaine Frau Stange, parla à İshak de la DTV et des élèves que l’association envoyait en Allemagne. Comme il manifestait de l’intérêt, Frau Stange organisa même une rencontre avec Ernst Jäckh en personne au Pera Palas, le célèbre hôtel de style européen d’Istanbul. Il passa et réussit ensuite un examen dans les bureaux de la DTV. Conformément aux règles concernant les bourses, la DTV s’engagea à payer ses études et son voyage en train jusqu’en Allemagne, tandis qu’il paierait lui-même son logement, ses repas, et trouverait son argent de poche par ses propres moyens. Alors qu’il tentait d’obtenir la permission nécessaire du ministère de l’Éducation, il bénéficia largement du réseau de son père, de sorte qu’il parvint à rencontrer le Dr Nazim, responsable des opérations de la DTV à Istanbul, et le ministre Şükrü Bey en personne.

42 İshak monta à bord du Balkan Express (Balkan Sürat Katarı), qui parcourait la distance d’Istanbul à Berlin en seulement deux jours et trois nuits80. Faisant partie des privilégiés, il arriva en Allemagne beaucoup plus vite que les orphelins apprentis, dont le voyage durait dix jours. Après son arrivée à Berlin, on l’emmena au Schülerheim (la maison étudiante) de la DTV à Grunewald81. Le lendemain, il rencontra Gerhard Ryll, directeur de la Schülerheim et personnage clé de la DTV. Après être resté là-bas deux nuits, İshak Muammer gagna Mannheim pour y être scolarisé dans un établissement secondaire (Oberrealschule). Il avait sur lui une somme considérable sous forme de livres-or turques, et séjourna donc dans différentes pensions de famille de Mannheim (il louait le plus souvent une chambre dans de grandes maisons). À l’école, ses difficultés étaient avant tout liées à la langue, mais il parvint rapidement à obtenir de bons résultats dans toutes les matières, y compris en allemand. En dehors des problèmes liés aux repas et aux toilettes mentionnés précédemment, İshak se retrouva également très isolé dans la ville de Mannheim, où ne résidaient pas d’autres Turcs ou musulmans.

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43 Quelques mois avant de passer l’examen de l’Abitur, c’est-à-dire au printemps 1919, il fut appelé par le consul honoraire de l’Empire ottoman de Mannheim, également directeur de la Rheinischen Kreditbank, qui lui annonça que les citoyens ottomans étaient censés repartir par bateau depuis Hambourg82. Cependant, comme İshak assumait lui-même ses dépenses, il ne fut pas contraint de partir. Après avoir obtenu le diplôme de l’Abitur, il se rendit d’abord à Darmstadt afin de s’inscrire au lycée technologique pour y étudier la chimie, objectif initial de sa venue en Allemagne. Mais, dans l’incapacité de payer les frais de scolarité, il retourna à Mannheim, où il travailla en tant que stagiaire dans une banque pendant deux ans. Par la suite, il intégra l’école de commerce (Handelshochschule) de Mannheim et obtint son Abschluss en 1925. Enfin, au printemps 1925, il entama ses études de chimie à Darmstadt et à Karlsruhe. Durant cette période, il épousa également une Allemande de Darmstadt. Que cela soit possible (contrairement à Ahmed Talib) est certainement dû à sa classe et à son statut social : alors qu’Ahmed était un orphelin issu d’une famille assez peu aisée, İshak, lui, avait des relations dans les plus hautes sphères de l’État. Il avait également des frères plus âgés à Istanbul, avec qui il avait gardé contact. Obtenir un certificat de naissance et être exempté furent sans doute pour lui une simple formalité.

44 Durant la seconde moitié de cette décennie, İshak fut aussi confronté à l’émergence et la montée du national-socialisme, et se sentit menacé : il décida donc de retourner en Turquie en 1929. Pourtant, son séjour d’une douzaine d’années en Allemagne et l’éducation qu’il y avait acquise ne le quittèrent jamais : devenu homme d’affaires, il renoua avec l’Allemagne dans les années 1940, et s’y rendit à de nombreuses reprises. En outre, il est à noter qu’il a rédigé son autobiographie, Eine Bittere Freundschaft (« une amitié amère »), en allemand, cette langue apprise difficilement et par obligation. Le caractère paradoxal du titre de ce livre décrit de façon éloquente les sentiments ambivalents qu’il éprouvait pour l’Allemagne.

Conclusion

« Nous, élèves turcs, ne voulons pas passer à côté de l’occasion qui nous est donnée, alors que nous quittons le sol allemand, d’exprimer notre profonde gratitude pour l’hospitalité et l’aide qui nous ont été apportées ici, quel qu’en fut le coût. Nous sommes pleinement conscients de notre dette envers la culture allemande, qui nous a permis d’acquérir nos compétences. Nous sommes heureux d’avoir passé nos plus belles années dans ce glorieux pays et nous nous en souviendrons à jamais avec un profond plaisir83. »

45 Tels sont les mots d’adieu d’un élève turc, peu avant le départ du Gülcemal, le navire qui allait ramener chez eux les Ottomans en août 1919, depuis le port d’Hambourg. Son discours et celui de Zeki Paşa soulignent « l’aide sincère apportée par l’Allemagne à la Turquie », et montrent la haute opinion que les Turcs avaient de la culture et de l’hospitalité allemandes. En d’autres termes, au terme de ce projet, en dépit des nombreuses crises, des regrets et des déceptions dans les deux camps, les déclarations officielles ont eu tendance à en souligner les bénéfices et les accomplissements. Il est utile de rappeler que les cas d’Ahmed Talib et d’İshak Muammer ne constituent que deux histoires exceptionnellement « heureuses ». Ainsi, elles ne sont pas représentatives des expériences amères vécues par de nombreux jeunes apprentis en Allemagne, illustrées par leurs difficultés d’adaptation au monde du travail et à l’accomplissement de leurs tâches, ainsi que par le harcèlement subi. Fugues,

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indignation et révoltes ont été le résultat de leurs insatisfactions et des discriminations endurées.

46 L’euphémisme et l’optimisme béat de ce discours d’adieu ne sont ainsi pas en mesure d’apporter la preuve que ce programme de placement d’enfants pendant la guerre a été un succès. Cependant, il peut être considéré comme une déclaration quasi diplomatique qui prépare le terrain dans le but de poursuivre l’envoi d’élèves en Allemagne après la fondation de la Nouvelle République de Turquie en 1923. D’une certaine façon, les orphelins apprentis ottomans ont été la première génération de Gastarbeiter en Allemagne. En tant que jeunes étrangers sans racines et sans ressources, ces enfants ont souffert de l’exploitation, de la discrimination, des stéréotypes et de l’isolement, une expérience qui fut aussi celle des « travailleurs invités » turcs en Allemagne à partir des années 1960. Au cours de ces décennies d’immigration massive84, les travailleurs turcs ont souvent été victimes de discrimination, de préjugés, de l’exploitation économique et de la violence.

47 Davantage intéressées par l’aspect politique, les deux parties impliquées dans l’accord de déplacement des enfants se préoccupaient moins des expériences vécues par ces derniers que de leurs intérêts stratégiques immédiats. Grâce à cette politique, le gouvernement ottoman a exporté ses enfants « surnuméraires » ou indésirables, tandis que les autorités allemandes ont renforcé leur main-d’œuvre déclinante, tout en s’assurant une nouvelle aire d’influence culturelle. L’échange ou l’arrangement conclu par les deux empires ressemblait beaucoup à des contrats de placement ou d’apprentissage entre deux foyers. La pratique de placement en famille d’accueil constituait l’une des formes de « circulation des enfants », qui comprenait une constellation de pratiques diverses visant des mineurs « envoyés ailleurs pour y être élevés » par des tuteurs sans liens de parenté avec eux. Dans le cadre de ces contrats, les parents peu fortunés plaçaient leurs enfants dans des foyers plus aisés dans le but d’alléger leur charge financière et de s’assurer que leurs enfants puissent par la suite gagner leur vie. Les élèves s’occupaient des tâches ménagères ou aidaient dans les ateliers, et les « employeurs » s’engageaient en retour à assurer leurs besoins élémentaires (logement, repas et habillement). Pour en revenir aux « trains d’orphelins turco-allemands », l’administration des orphelinats du gouvernement ottoman, en faillite, a tenté d’envoyer de nombreux orphelins placés sous sa juridiction en Allemagne de façon à s’épargner les coûts importants que représentait leur prise en charge, ainsi que pour leur permettre d’apprendre un métier plus facilement. La totalité des frais du projet reposait sur les maîtres allemands et la DTV, celui-ci ne coûtait curieusement rien au gouvernement ottoman. Toutefois, cette dette virtuelle de l’administration ottomane était en réalité épongée par les jeunes apprentis eux-mêmes, puisqu’ils n’avaient droit à aucune forme de compensation financière.

48 L’envoi de jeunes orphelins ottomans en Allemagne pour y être formés aux métiers de l’artisanat, de la mine et de l’agriculture fait partie des moments méconnus de l’histoire. Ni les historiens ottomans, ni les spécialistes de la première guerre mondiale ne se sont sérieusement penchés sur la question. Cependant, le fait qu’une initiative aussi audacieuse a été entreprise dans un contexte de conflit souligne l’importance du projet ainsi que les « grandes espérances » nourries par les deux alliés. Il ne serait pas exagéré de dire que l’urgence et les nécessités engendrées par la guerre ont facilité plutôt que freiné la politique de déplacement d’enfants entre les deux empires. Il est par conséquent significatif que cette entreprise ait pris fin avec le retour de la paix.

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ANNEXES

Tableau 1 – Lieux de placement et spécialisations des apprentis artisans85

Profession Total Augsbourg Berlin Breslau Bromberg Düsseldorf Francfort Hanovre Mannheim Oldenbourg Schwerin

Métallurgie

Travaux de forge 27 3 2 4 5 2 2 3 - 2 -

Forgeron 1 1 ------

Chaudronnier 1 1 ------

Serrurier 5 1 - 1 - - - - - 2 -

Mécanicien- 3------monteur

Mécanicien 7 2 - - - 1 - - - - -

Construction 42----1--- - mécanique

Technicien de 2------machines

Technicien en 51-1-- --- 1 - électricité

Plombier 3 - 2 - - 1 - - - - -

Tailleur de limes 1 ------

Fondeur- 11------mouleur en fer

Tourneur en fer 2 ------

Ferronnier 2 - - 2 ------

Total 64

Menuiserie

Menuisier 24 2 3 3 5 - 3 3 - 1 1

Ébéniste 1 ------1

Modeleur 2 - - 2 ------

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Charron 13 1 1 - 3 2 - 3 - 1 2

Charpentier 3 - - 2 - - - - 1 - -

Tourneur sur 1------1 - bois

Total 44

Habillement

Tailleur 18 1 - - 1 5 3 4 - - 2

Cordonnier 9 - - - - 1 5 1 1 1 -

Total 27

Agroalimentaire

Boulanger 1 ------1

Meunier 10 - - 1 - - - 6 1 - 1

Total 11

Métiers divers

Opticien 4 ------

Horloger 1 ------1

Peintre 6 1 1 1 - - 1 - - - -

Maçon 1 ------

Vannier 4 - - 4 ------

Polisseur sur 4--4------verre

Vitrier 1 1 ------

Sellier 6 1 - - - 2 1 - 1 - -

Fourreur 1 - - - - 1 - - - - -

Relieur 2 - - - - - 1 - 1 - -

Imprimeur 3 ------3 - -

Coiffeur 1 - - - - 1 - - - - -

Jardinier 2 - - 1 1 ------

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Total 36

Ensemble 182 19 9 26 15 16 17 20 8 9 9

Carte 1 – Répartition des étudiants turcs par ville en Allemagne86.

Liste des abréviations DTV – Deutsch-Türkische Vereinigung, Association germano-turque de Berlin TDV – Türkische-Deutschen Vereinigung, Association turco-allemande d’Istanbul CUP – Comité union et progrès

NOTES

1. Ernst Friedrich Wilhelm Jäckh (22 février 1875, Urach-17 août 1959, New York), journaliste, directeur général de la Fédération allemande du travail, professeur à la Hochschule für Politik à Berlin, au New Commonwealth Institute de Londres ainsi qu’à l’université de Columbia, à New York. Ernst Jäckh était particulièrement connu pour son engagement pour une démocratie parlementaire libérale en Allemagne après 1918, et pour son soutien propagandiste à la révolution Jeunes-Turcs dans les médias allemands. 2. Enver Pacha (22 novembre 1881 – 4 août 1922), officier militaire ottoman et chef de la révolution Jeunes-Turcs. Il fut le chef militaire de l’Empire pendant les guerres des Balkans et pendant la première guerre mondiale. En tant que ministre de la Guerre, et de fait commandant en chef, Enver Pacha était considéré comme la figure la plus

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influente du gouvernement ottoman. Beaucoup le surnommaient, l’« homme le plus important d’Istanbul ». Les Allemands avaient surnommé l’Empire ottoman « Enverland ». Durant la guerre, ils apposaient une étiquette « Enverland » sur les caisses d’armes à destination de la Turquie. 3. FUHRMANN Malte, « Germany’s Adventures in the Orient: A History of Ambivalent Semicolonial Entanglements », in German Colonialism: Race, the Holocaust, and Postwar Germany, Volker Max Langbehn, Mohammad Salama (ed.), New York, Columbia University Press, 2011, p. 123-145. 4. FUHRMANN Malte, ibid.

5. GENCER Mustafa, Nationale Bildungspolitik, Modernisierung und kulturelle Interaktion: Deutsch-türkische Beziehungen (1908-1918), Münster, LiT, 2002, p. 265.

6. ŞIŞMAN Adnan, Tanzimat Döneminde Fransa’ya Gönderilen Osmanlı Öğrencileri (1839 – 1876) [Étudiants ottomans envoyés en France sous l’ère des Tanzimat], Ankara, Türk Tarih Kurumu, 2004. 7. Fondé en 1889 en tant que société secrète dont le but était la réforme constitutionnelle de la monarchie, le CUP devint une organisation politique en 1906. 8. GENCER Mustafa, op. cit., p. 268-269. 9. Suite à la guerre des Balkans, les relations germano-ottomanes se renforcèrent et l’Empire ottoman voulut moderniser son système éducatif en prenant exemple sur le modèle allemand. Pour ce faire, un spécialiste fut demandé au ministre des Affaires étrangères allemand : le directeur de l’enseignement à l’étranger et spécialiste de l’éducation, le Pr Franz Schmidt, fut alors mis au service de l’Empire ottoman. Nommé au poste de conseiller au sein du ministère de l’Éducation ottoman, il arriva à Istanbul en décembre 1914. F. Schmidt avait pour mission « d’organiser le système scolaire en se basant sur le modèle allemand ». ÇOLAK Mustafa, Alman İmparatorluğu’nun Doğu Siyaseti Çerçevesinde Kafkasya Politikası (1914-1918), Ankara, Türk Tarih Kurumu, 2006, p. 59. 10. Charles Albert Paul Rohrbach (1869, Irgen, Goldingen – 1956, Langenburg, Würtemberg), théologien protestant, écrivain politique, administrateur colonial et écrivain voyageur. De 1914 à 1918, C. Rohrbach fut employé au ministère de la Marine du Reich, puis au ministère des Affaires étrangères où il se distingua en préconisant une politique anti-russe. Il siégea au conseil de la DTV en tant que représentant du ministère des Affaires étrangères. 11. Hjalmar Horace Greeley Schacht (22 janvier 1877-3 juin 1970), économiste allemand, banquier, homme politique libéral et co-fondateur du Parti démocratique allemand. Il entra à la Dresdner Bank en 1903 et il y occupa la fonction de directeur adjoint de 1908 à 1915. Il devint ensuite membre du comité de direction de la Deutsche Bank durant les sept années qui suivirent, jusqu’en 1922. Il siégea au conseil de la DTV en tant que directeur de la Deutsche Bank. 12. Hans Hermann Russack (18 décembre 1887, Weissenborn [Droyßig]), historien de l’art allemand. Avec E. Jäckh et G. Ryll, il fut l’une des figures décisionnaires de la DTV. 13. Gerhard Ryll (1884-?) fut inspecteur des élèves turcs en Allemagne à partir de 1916. Il rendait visite aux élèves pour inspection, et s’entretenait avec les directeurs des écoles et les familles d’accueil. Il fut également directeur de la Schülerheim pour élèves ottomans, qui ouvrit en 1917 à Grunewald. Avec E. Jäckh et H. H. Russack, il fut l’une des figures décisionnaires de la DTV.

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14. Mehmed Talaat Pacha (1874-15 mars 1921, Berlin), co-fondateur et l’une des principales figures du Comité union et progrès (CUP). Il fut ministre des Postes et Télégraphes, membre du parlement et ministre de l’Intérieur. En 1917, il devint grand vizir de l’Empire, l’équivalent de l’actuel Premier ministre. 15. Dr Nazim Bey, (1870-26 août 1926), homme politique et médecin turc. Il figurait parmi les membres les plus influents du CUP. Il prit part aux décisions jusqu’à la fin de la première guerre mondiale. Il fut nommé ministre de l’Éducation au sein du gouvernement de Talaat Pacha en 1918. 16. « Abschrift Nr. III d 1854, 5.März.1917, Report über die DTV von Schmidt », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63063. Le comité de la TDV était composé de Hüseyin Cahid, vice-président du Parlement, du célèbre écrivain Halid Ziya, du Dr Nazim, membre du comité central du CUP, et de M. Adil, directeur général du ministère de l’Éducation. Du côté allemand se trouvaient le Pr Bergsträsser, Tominski, directeur d’école, et Gabel, enseignant au Sultanisi d’Istanbul (le lycée allemand d’Istanbul). 17. ÇOLAK Mustafa, « Alman-Türk Dostluk Cemiyeti’nin İstanbul’da Bir ‘Dostluk Yurdu’ Kurma Çabaları (1915-1918) », Das Erste Internationale Symposium zu den Deutsche- Türkischen Historischen und Kulturellen Beziehungen, 8-10 octobre 2009. 18. RUSSACK Hans Hermann, « Die türkischen Lehrlinge », in Türkische Jugend in Deutschland: Jahresbericht der Schülerabteilung der Deutsch-Türkischen Vereinigung, Berlin, Deutsch-Türkische Vereinigung e.V., 1918, p. 47-65. 19. RUSSACK Hans Hermann, ibid. 20. « Von die DTV an Dr. Söhring, Auswärtiges Amt, 13.Juni.1917, Berlin », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63063. 21. RUSSACK Hans Hermann, op. cit., p. 54. 22. « Sitzung des Ausschusses für türkische Schüler und Lehrlinge der DTV, 17.Sept. 1917, Berlin », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63063. 23. « 30. Vorstandsitzung der DTV, am 29.Oktober.1917, Berlin », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63064. 24. « 37. Vorstandsitzung der DTV am 3.August.1918, in der Deutschenbank, Berlin », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63454. 25. BOA, DH.EUM.SSM., 22/15, 22/Ş /1336 (02.06.1918), BOA, DH.EUM.SSM., 67/3, 26/L / 1336 (04.08.1918). 26. « Türkische Jugend in Berlin », Berliner Tageblatt, no. n° 216, 06.05.1917. 27. Jusqu’à présent, tous les documents en rapport avec l’apprentissage que j’ai consultés concernent des enfants musulmans et/ou turcs, comme en attestent leurs noms. Cependant, les articles de presse mentionnés ci-dessus précisent qu’ils « sont issus de différents groupes ethniques (Völkerstämmen). On peut voir parmi eux aussi bien les visages blancs des Arméniens et des Juifs que des visages de type anatolien ainsi que des arabes et des nègres ». 28. GENCER Mustafa, op. cit., p. 265.

29. KUTLU Sacit, « Alman Kaynaklarına Göre Osmanlı Ordusu’nda Prusya Etkisi Ve Osmanlı-Almanya İlişkileri », Idea: A Journal of Humanities, vol. 1, n° 1, 2009, p. 71-108.

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30. Selim III voulut créer une nouvelle armée ottomane moderne dans le cadre de ses réformes du « Nizam-ı Cedid » (Nouvel Ordre), pour lesquelles un officier prussien, le Colonel von Goetze, a joué le rôle de superviseur général. D’autres officiers prussiens ont participé aux campagnes contre la Russie qui ont suivi. Plus tard, sous le règne de Mahmud II, le Capitaine Helmuth von Moltke de l’état-major prussien, et le Lieutenant von Berg du premier régiment spécial de Prusse, furent envoyés à Istanbul en 1835 pour mener les réformes militaires. WALLACH Jehuda Lotthar, Bir Askeri Yardımın Anatomisi: Türkiye’de Prusya-Almanya Askeri Heyetleri (1835-1919), Ankara, Genelkurmay Basımevi, 1985, p. 7. 31. Quelques exemples parmi beaucoup d’autres : HÂKI, « Almanya Darü’l-Fünunları » [universités allemandes], Mektep, vol. 4, n° 31, 18 Nisan 1312 (30.04.1896), p. 483-486 ; « Almanya’da Çocuk Yuvalar » [Les crèches en Allemagne], Servet-i Fünun, vol. 51, n° 1319, 10 Eylül 1332 (23.09.1916), p. 225 ; « Almanya’da Tamim-i Maarif » [L’éducation publique en Allemagne], Servet-i Fünun, vol. 35, n° 893, 22 Mayıs 1324 (04.06.1908), p. 132-134 ; ABDULLAH ZÜHDÜ, « Almanya’da Yeni Sanayi Mektepleri » [Les nouvelles formations professionnelles en Allemagne], Servet-i Fünun, vol. 30, n° 777, 2 Mart 1322 (15.03.1906), p. 350-351 ; YUSUF OSMAN, « Almanya’nın Terakkiyyat-i Ahiresi: Sanayi-i Hadidiyye » [Dernières innovations en Allemagne : Industrie sidérurgique], Donanma, vol. 7, n° 62, 14.10.1915, p. 984-986 ; YUSUF OSMAN, « Almanya’nın Terakkiyyat-i Ahiresi: Şehirler » [Dernières innovations en Allemagne : Villes], Donanma, vol. 7, n° 60, 30.09.1915, p. 954-955 ; YUSUF OSMAN, « Almanya’nın Terakkiyyat-i Ahiresi: Vesait-i Nakliye, Şimendiferler, Nehirler » [Dernières innovations en Allemagne : Véhicules de transport, trains, fleuves], Donanma, vol. 7, n° 61, 07.10.1915, p. 970-972 ; YUSUF OSMAN, « Almanya’nın Terakkiyyat-i Hazırası: Servet ve Para » [Innovations actuelles en Allemagne : Prospérité et Argent], Donanma, vol. 7, n° 58, 02.09.1915, p. 923-925. 32. GENCER Mustafa, op. cit., p. 265.

33. TRUMPENER Ulrich, Germany and the Ottoman Empire, 1914-1918, Princeton, Princeton University Press, 1968, p. 319. 34. MOUTASSEM-MIMOUNI Badra, Naissances et abandons en Algérie, Paris, Éd. Karthala, 2001, p. 18. 35. J’ai déjà analysé l’importance accordée aux enfants défavorisés dans le renouveau des arts et métiers urbains dans l’Empire ottoman de la fin du XIXe siècle : MAKSUDYAN Nazan, « Orphans, Cities, and the State: Vocational Orphanages (Islahhanes) and “Reform” in the Late Ottoman Urban Space », International Journal of Middle East Studies, vol. 43, no. 3, Fall 2011, p. 493-511. 36. Pour une analyse détaillée des dispositions prises pour les enfants dans le besoin dans l’Empire ottoman au XIXe siècle : MAKSUDYAN Nazan, Listening to the Quiet, Noticing the Obscure: Orphans and Destitute Children in Late Ottoman History, Syracuse University Press, (à paraître). 37. Les capitulations représentent les différents contrats, actes, conventions signés par l’État ottoman avec les puissances européennes au cours de l’époque moderne, qui réglaient en particulier le sort des ressortissants étrangers et de leurs biens au sein de l’Empire. Ces capitulations furent critiquées par le mouvement nationaliste turc, dénoncées unilatéralement par le sultan en 1914, et définitivement abolies par le traité de Lausanne (1923) [NdT]. OKUR Yasemin, Darüleytamlar. Mémoire de maîtrise. Ondokuz Mayıs Üniversitesi Sosyal Bilimler Enstitüsü, 1996.

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38. ÇANLI Mehmet, « Eytam İdaresi ve Sandıklar » (1851-1926). Türkler, Ankara, Yen Türkiye Yayınları, 2002. 39. Par exemple, BOA, MF.MKT., 1215/63, 04/B /1334 (07.05.1916) ; BOA, DH. KMS., 38/3, 29/Ca/1334 (03.04.1916) ; BOA, MF.MKT., 1229/46, 24/Za/1335 (12.09.1917). 40. L’administration des orphelinats a demandé à maintes reprises l’augmentation de sa part dans le budget annuel. Durant les premières années de guerre, le gouvernement a répondu partiellement à ces demandes : BOA, İ.MMS., 198/1333-N-10, 06/N/1333 (19.07.1915) ; BOA, İ.MLU., 10/1334-S-34, 24/S /1334 (01.01.1916). Cependant, à partir de 1917, le montant du budget ne pouvait plus être augmenté et l’on a demandé aux directeurs d’orphelinats « de réaliser le plus d’économies possible et de faire au mieux avec les sommes qui leur étaient attribuées » : BOA, MF.MKT., 1227/20, 19/Ş /1335 (09.06.1917). 41. RUSSACK Hans Hermann, op. cit., p. 49 : « den ungeeigneten Elementen gründlich aufzuräumen. » 42. Par exemple, deux apprentis, Mazhar, un apprenti mineur et Mustafa Osman, un apprenti artisan, s’enfuirent de Fürstenwalde car ils étaient mécontents de leur travail. Ils avaient été initialement formés pendant deux ans comme tourneurs, pourtant leur qualification ne fut pas prise en compte lors de la sélection à Istanbul. Malheureusement, la Chambre de métiers et d’Industrie d’Allemagne avait annoncé qu’il y avait peu de chances de pouvoir les accueillir comme tourneurs. « Sitzung des Ausschusses für türkische Schüler und Lehrlinge der DTV, 2. August 1917, Berlin », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63063. 43. Ceci, bien sûr, a créé toutes sortes de problèmes, puisque l’on estimait que les jeunes garçons vivant en milieu urbain pouvaient être corrompus par la ville. Les responsables de la DTV craignaient qu’ils n’adoptent un « style de vie dissolu » (liederlichen Lebenswandel). « Sitzung des Ausschusses für türkische Schüler und Lehrlinge der DTV, 20.Juli 1917, Berlin », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63063. 44. « Sitzung des Ausschusses für türkische Schüler und Lehrlinge der DTV, 20.Juli 1917, Berlin », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63063. 45. Par exemple, en Grande-Bretagne, en raison d’un important manque d’ouvriers qualifiés, le secteur industriel a repensé le travail afin qu’il puisse être effectué par des hommes ou des femmes non qualifiés (soit la « dilution de la main d’œuvre »), cela a eu pour résultat un développement rapide des industries liées à la guerre. 46. NICHOLSON Colin, The Longman Companion to the First World War, Londres, Longman, 2001, p. 248. 47. FELDMAN Gerald D., Army, Industry and Labor in Germany, 1914-1918, Princeton, Princeton University Press, 1966, p. 326-336. 48. RUSSACK Hans Hermann, op. cit., p. 50.

49. FUHRMANN Malte, op. cit., p. 133. 50. Ibid., p. 136. 51. « Türkische Schüler in deutschen Familien », Tägliche Rundschau, 3.Juli.1916. 52. « Dr. Ryll, Quantität oder Qualität?: Kritische Bemerkungen zur dritten Schülerentsendung, 31. Juli 1918 », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63065.

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53. BOA, MF.MKT., 1230/54, 20/Z/1335 (08.10.1917). 54. HINDMAN Hugh D. (ed.), The World of Child Labor: An Historical and Regional Survey, New York, M.E. Sharp, 2009, p. 533. 55. La DTV jugeait que l’acquisition d’aptitudes en allemand était un élément essentiel pour faciliter la formation des apprentis. En plus des expériences personnelles quotidiennes de chacun, il était recommandé de permettre aux apprentis de suivre une formation régulière en allemand autant que possible. Par la suite, les apprentis qui développaient leurs aptitudes en langues et qui souhaitaient étendre leurs connaissances pouvaient suivre d’autres cours (de mathématiques, par exemple), ou même intégrer un lycée professionnel. RUSSACK Hans Hermann, op. cit., p. 62. 56. BOA, MF.MKT., 1238/91, 05/N /1337 (04.06.1919). 57. Les pratiques exceptionnelles concernant les élèves turcs étaient consignées dans une note du ministère de l’Éducation allemand aux directeurs d’écoles. Outre la liberté de culte et de célébration des fêtes religieuses, les garçons étaient même autorisés à porter leur fez en classe. « An die Königlichen Provinzialschulkollegien, Der Minister der geistlichen und Unterrichts, Berlin, den 14. Oktober 1916 », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63062. 58. « 28. Vorstandsitzung der Deutsch-Türkischen Vereinigung am 26.Juni.1917 in der Deutschenbank, Berlin », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63063. 59. « Brief von Reichsbekleidungsstelle an das Auswärtiges Amt, 27.Sept.1917 », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R 63063. 60. « Jahresbericht des Schülerheims, 1.Nov.1918 », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R 63065. 61. « Bericht von Deutscher Handwerks- und Gewerbekammertag (E.V.): Unterbringung von jugendlichen Türken in deutschen Handwerksbetrieben, Hannover, 25.Juni.1917 », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63063. 62. RUSSACK Hans Hermann, op. cit., p. 59.

63. RUSSACK Hans Hermann, ibid. 64. Idem. 65. « Ein kleines Wörterbuch, das wir auf Wunsch des deutschen Handwerks- und Gewerbekammertags für die Handwerkslehrlinge herausgegeben haben. 24.Juli.1917 », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R 63063. 66. RUSSACK Hans Hermann, op. cit., p. 59-60. 67. Bien que Muammer Tuksavul se soit trouvé au sein d’un groupe d’étudiants relativement riches et ait eu les moyens de loger dans des pensions de famille, il ne pouvait manger la soupe servie par ses hôtes. Il a cependant admis que le pain y était bien meilleur. TUKSAVUL Muammer, Eine bittere Freundschaft: Erinnerung eines türkischen Jahrhundertzeugen, Düsseldorf, Econ Verlag, 1985, p. 162-163. 68. « Sitzung des Ausschusses für türkische Schüler und Lehrlinge der DTV, 20. Juli 1917, Berlin », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63063. 69. « Sitzung des Ausschusses für türkische Schüler und Lehrlinge der DTV, 2. August 1917, Berlin », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63063. 70. TUKSAVUL Muammer, op. cit., p. 163-164.

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71. « Sitzung des Ausschusses für türkische Schüler und Lehrlinge der DTV, 17.Sept. 1917, Berlin », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63063. 72. Le Städtische Irrenverpflegunganstalt de Dalldorf, fondé en 1862, s’est développé de façon régulière durant les décennies suivantes jusqu’à accueillir plus de mille résidents. 73. « Sitzung des Ausschusses für türkische Schüler und Lehrlinge der DTV, 2. August 1917, Berlin », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63063. 74. Comme le montrent de nombreux travaux portant sur ce « regard colonial », il n’était pas rare que les occidentaux « civilisés » considèrent les peuples des colonies moins développées comme des « barbares », des « primitifs » ou des (animaux) « sauvages ». NAYAR Pramod K., Colonial Voices: The Discourses of Empire, Malden, Wiley- Blackwell, 2012. 75. RUSSACK Hans Hermann, op. cit., p. 61. 76. « Sitzung des Ausschusses für türkische Schüler und Lehrlinge der DTV, 20.Juli 1917, Berlin », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63063. 77. Ce paragraphe a été rédigé en se basant sur le livre d’histoire orale écrit par SAGASTER Börte, Achmed Talib : Stationen des Lebens eines türkischen Schuhmachermeisters in Deutschland von 1917-1983, Cologne, Önel Verlag, 1997. 78. Les orphelins des martyrs étaient un groupe privilégié d’enfants défavorisés. Ils étaient les seuls à avoir des droits spéciaux comme l’admission dans certaines écoles civiles et militaires en pensionnat, dans des établissements d’enseignement professionnel et technique, et dans les orphelinats d’État récemment créés. 79. Ce développement a été rédigé à partir de l’autobiographie d’İshak Muammer lui- même. TUKSAVUL Muammer, Eine bittere Freundschaft: Erinnerung eines türkischen Jahrhundertzeugen, Düsseldorf, Econ Verlag, 1985. 80. Avant la guerre, l’Orient Express reliait Istanbul à Paris. Une fois l’Europe divisée entre l’Entente et les Empires centraux, le train des Balkans passait par Sofia, Belgrade, Budapest et Oderberg. 81. La Schülerheim avait ouvert en octobre 1917 à Grunewald (Herthastrasse 6) pour que les étudiants turcs puissent y séjourner quelques jours après leur arrivée à Berlin, en attendant de rejoindre leur poste dans d’autres villes. RYLL Gerhard, « Die türkische Schülerheim in Berlin Grunewald », extrait de Türkische Jugend in Deutschland: Jahresbericht der Schülerabteilung der Deutsch-Türkischen Vereinigung, Berlin, Deutsch- Türkische Vereinigung e.V., 1918, p. 42-46. 82. Au moins deux navires prirent la mer pour ramener chez eux des citoyens ottomans : deux bateaux à vapeur, l’Akdeniz et le Gülcemal, levèrent l’ancre en mai et en août 1919 avec à leur bord des soldats, des représentants officiels et des élèves turcs. 83. « Dank türkischer Untertanen an Deutschland », Hamburger Fremdenblattes, n° 113, 9 août 1919. 84. Le premier groupe d’environ 7 000 travailleurs est arrivé en Allemagne en 1961. Leur nombre s’est accru pour atteindre 1,5 million vingt ans plus tard, selon les données du Statistisches Bundesamt (l’institut fédéral de la statistique d’Allemagne).

85. RUSSACK Hans Hermann, op. cit., p. 52-53.

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86. « Karte, die deutschen Städte veranschaulicht, in denen bisher türkische Schüler untergebracht sind. 29. Januar 1917 », archives du ministère des Affaires étrangères allemand, R63062.

RÉSUMÉS

Le présent article traite de l’envoi d’orphelins de l’Empire ottoman en Allemagne pour y travailler comme apprentis dans l’artisanat, les mines et les exploitations agricoles pendant la première guerre mondiale. L’opération dont il est question impliquait un déplacement d’enfants à grande échelle et proposait le placement en famille d’accueil pour répondre à la multiplication du nombre d’orphelins dans les zones urbaines. Chose étonnante, ce programme unilatéral d’échange d’apprentis entre les Empires ottoman et allemand a été initié vers le milieu de la guerre. L’opération a été lancée rapidement et avec grand enthousiasme : un millier de garçons ont été envoyés à l’étranger en 1917 et 1918 ; la phase d’exécution n’a cependant pas rencontré le même succès et s’est révélée décevante, à la fois pour les Allemands impliqués et pour les orphelins mis en apprentissage. S’appuyant sur des recherches approfondies dans les archives diplomatiques allemandes et ottomanes, ainsi que sur des sources biographiques et orales, cet article soulève de nombreuses questions quant aux implications de cette politique de déplacement d’enfants.

This paper is on the sending of orphan children from the Ottoman Empire to work as handicraft, mine and farm apprentices in Germany during the First World War. The designed project implied large-scale and long-distance child-displacement, offering foster-care as a solution to culminating orphan problems in urban areas. The unilateral apprentice exchange program between Ottoman and German Empires was curiously initiated in the middle of the War. While the project was launched swiftly and with considerable enthusiasm – about a thousand boys were sent throughout 1917 and 18 – the implementation phase had not been as successful, disappointing both the German parties involved and the orphaned apprentices. Based on a thorough research in German diplomatic and Ottoman archives, together with biographical and oral sources, the paper raises many questions on the implications of this policy of child displacement.

INDEX

Mots-clés : première guerre mondiale, Empire ottoman, Empire allemand, enfants déplacés, orphelins, apprentissage, migration, acculturation Keywords : W orld War I, Ottoman Empire, German Empire, displaced children, orphans, apprenticeship, migration, acculturation

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AUTEUR

NAZAN MAKSUDYAN Nazan Maksudyan est maître de conférences au département de sociologie de l’université d’Istanbul Kemerburgaz. Elle a publié plusieurs articles sur l’histoire sociale, culturelle et économique des enfants et des jeunes à la fin de l’Empire ottoman, en particulier sur les enfants vulnérables. Le dernier : « Orphans, Cities, and the State: Vocational Orphanages (Islahhanes) and ‘Reform’ in the Late Ottoman Urban Space », a été publié dans International Journal of Middle East Studies (43), en 2011. Traduit de l’anglais par les étudiants du master de traduction MéLextra, université de Lille 3

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Pieds nus dans les ruines : le regard de Chim sur les enfants de la Guerre À propos de l’ouvrage : Chim : Children of War de Carole Naggar

David Niget

RÉFÉRENCE

Chim : Children of War, 2013, New York, Umbrage Editions, 2013, ISBN 9781884167836

1 Chim, alias David Seymour, compagnon de route de Robert Capa et de Gerda Taro, a vu les enfants de la guerre. Dès l’équipée espagnole, il prête une attention particulière aux petits, victimes iconiques des guerres civiles du XXe siècle 1. Chim est du côté des enfants, comme en témoigne sa « lettre à un adulte », douce et révoltée, qui accompagne l’album réalisé pour l’UNICEF dans les ruines de l’Europe, en 1948. La première rétrospective qui lui est consacrée, à Chicago, en 1957, au lendemain de sa mort accidentelle, s’intitule Chim’s Children ; ce sont « ses » enfants. Chim incarne avec force la photographie humaniste qui a marqué la naissance du photoreportage au XXe siècle, cette photographie qui s’est penchée sur l’enfance et les enfants, comme symboles mais aussi comme sujets.

2 Un ouvrage, publié par Carole Naggar, photographe et historienne, est dédié à un aspect fondateur du regard de Chim, l’attention portée à l’enfance tourmentée par la guerre. Si l’on y trouve des clichés célèbres, dont cette image de Terezka, jeune fille au regard d’épouvante traçant à la craie un entrelacs tortueux censé représenter sa maison, Carole Naggar, nous présente nombre d’images inédites tirées de ce voyage européen de 1948. Ces images, de grande qualité, sont replacées dans leur contexte, commentées avec la justesse de l’œil photographique, et accompagnées d’une introduction biographique et d’annexes précieuses.

3 Chim, né Dawid Szymin à Varsovie en 1911 dans une famille d’intellectuels juifs, a étudié l’art à Leipzig. Au début des années trente, il émigre à Paris, poussé par la dégradation de la situation économique et politique en Allemagne et en Pologne. Il y

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rencontre Cartier-Bresson et Capa, dans l’engagement socialiste qui saisit cette génération d’artistes. Il fait ses armes de photographe sous le Front populaire, dont il dépeint les grandes grèves pour le magazine Regards. Son militantisme le pousse naturellement vers l’Espagne de la guerre civile, où il découvre les atrocités de la guerre moderne, et spécialement le sort réservé aux enfants, sur lesquels, déjà, il pose un regard empathique. Il suivra les réfugiés de la guerre au-delà des Pyrénées, et jusqu’au Mexique, à la fin des années 1930.

4 Après avoir cofondé, en 1947, l’agence Magnum, il est sollicité par l’UNESCO pour rendre compte du travail de l’UNICEF auprès des 13 millions d’enfants réfugiés d’Europe. Il prend sa tâche à cœur, et les quelques semaines de mission deviennent des mois de travail attentif, au plus près des enfants de Grèce, d’Italie, de Hongrie, d’Autriche, d’Allemagne, et de Pologne. L’opuscule, Children of Europe, paraît en 1949, et connaît une diffusion mondiale, faisant de Chim « le photographe des enfants ». Son travail s’inscrit dans une œuvre graphique contemporaine attentive au sort des jeunes victimes de la guerre, faisant écho aux images de Werner Bischof, de Thérèse Bonney ou de Denise Bellon. On pense également au Sciuscià de Vittorio De Sica (1946), à Allemagne, année zéro, de Roberto Rossellini (1948) ou encore aux Enfants d’Hiroshima, de Shindo Kaneto (1952). L’enfant des ruines est une figure importante de la culture pacifiste issue de la guerre.

5 De manière très neuve, Chim adopte le point de vue des enfants. Il est bien accepté par les jeunes avec qui il noue des liens, et porte sur eux un regard compréhensif sans être larmoyant. De ses images, on lit la joie de l’enfance qui affleure malgré la souffrance, la gravité de l’enfance face à l’absurde monde. Cette posture permet à Chim de reconnaître la violence infligée aux plus jeunes lors des conflits visant de plus en plus de civils, mais sans dénaturer l’identité enfantine. Pourtant, au sortir de la guerre, certains stéréotypes circulent, tels que celui des enfants-loups retournés à l’état sauvage. Un discours psychiatrique porte sur les « enfants perdus », jeunes abandonnés et déportés, enfants-monstres ayant perdu leur enfance, vieillis trop vite. Chim introduit là la complexité du regard humaniste, décrivant des enfants affligés par les conflits, souvent handicapés, désocialisés, délinquants, mais vivants, joueurs, avides d’avenir. Le regard de Chim est compatissant mais il est aussi moral. La déviance y est omniprésente – jeunes prostituées, jeunes mendiants et délinquants ; et si elle n’est pas condamnée comme telle, elle est posée comme le signe d’un échec du monde des adultes. La question de l’errance y est récurrente ; on est témoin de ces processions d’écoliers dans les plaines de ruines polonaises et allemandes, de ces évacuations navales dantesques, dans une Grèce écartelée par la guerre civile, de ces enfants refugiés dormant dans des hamacs ou en quinconce dans des lits étriqués, de ces chaussures percées portant les stigmates de l’exil et de ces petits pieds nus sur les gravats.

6 Regard libre, ce travail de commande s’inscrit néanmoins dans une entreprise de propagande, qui vise, en premier lieu, à collecter des fonds pour les enfants d’Europe auprès des donateurs américains, et à promouvoir, indirectement, le Plan Marshall. Jamais on ne mentionne, d’ailleurs, que ces enfants ont été bombardés par les Alliés eux-mêmes. Le reportage de 1948 est aussi empreint du climat d’entrée dans la guerre froide, alors que les vainqueurs occidentaux cherchent à promouvoir la démocratie, dont les enfants sont « les graines du destin ». Ce slogan évocateur est le titre du film réalisé en 1946 par l’armée américaine pour louer les travaux de l’UNRRA

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(Administration des Nations unies pour les secours et la reconstruction), dont le travail de Chim pour l’UNICEF est la suite. Ces enfants incarnent la promesse d’un avenir pacifié, libéral, et industrieux. Fleurs des ruines, ces images d’enfants doivent transcender les clivages politiques pour atteindre cet idéal qui masque mal les conflits latents à venir, dans un monde bipolaire déchiré par les guerres de décolonisation dont les enfants les premières victimes, jusqu’à ce que la figure de l’enfant-soldat vienne, subrepticement, remplacer celle du martyr.

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7 Mais ces images n’appartiennent pas aux propagandistes, elles disent aussi, avec ferveur, la fragilité et la force de l’enfance dans les tourments du siècle, et nous parviennent à travers l’histoire comme une voix d’enfant après le vacarme des bombes.

Autriche, 1948. Des garçons jouent dans les immeubles bombardés du quartier populaire de Favoriten. L’ambiance de cette image évoque celle des clichés de Cartier Bresson. © David Seymour/ Magnum et Carole Naggar, courtesy Umbrage Editions.

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Pologne, 1948. Terezka est une élève d’une institution polonaise pour enfants perturbés. Elle fait ces gribouillages lorsqu’on lui demande de dessiner sa maison. Le portrait de Terezka, un des plus connus de Chim, a été utilisé comme couverture de livres consacrés à la peur, au traumatisme et à l’Holocauste ; c’est aussi l’emblème de la fondation allemande éponyme. © David Seymour/Magnum et Carole Naggar, courtesy Umbrage Editions.

Autriche, Vienne, 1948. L’hôpital pour enfants de Bellevue. Cette fillette, souffrant de tuberculose vertébrale, doit porter un corset rigide. Chim a laissé flous la chambre d’hôpital et les enfants à l’arrière-plan, portant son attention sur la jeune fille, son sourire et le léger toucher de ses doigts sur le lit. © David Seymour/Magnum et Carole Naggar, courtesy Umbrage Editions.

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Autriche, Vienne, 1948. Un vieil arsenal à moitié détruit est devenu le camp de réfugiés des Sudètes. Ils vivent ici et travaillent dans les fermes et l’industrie autrichienne. La nurserie est dirigée par les réfugiés eux-mêmes. Quatre-cent-mille enfants sont alors nourris par l’UNICEF en Autriche. Tous ont en dessous de six ans. © David Seymour/Magnum et Carole Naggar, courtesy Umbrage Editions.

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Grèce, 1948. À bord du Samos, le navire qui a évacué les enfants des zones de guerre civile. Les bras tendus des enfants convergeant vers la religieuse, au centre, sont caractéristiques de la théâtralité et du sens de la composition de Chim, s’adressant au spectateur. Notre regard s’égare ensuite, suivant une ligne oblique vers l’horizon, symbolisant l’inconnu vers lequel ces enfants sont conduits. © David Seymour/Magnum et Carole Naggar, courtesy Umbrage Editions.

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Pologne, Varsovie, 1948. Des écoliers quittant leur école secondaire située aux marges du ghetto juif, ayant ainsi échappé à la destruction. Cette image évoque une série de clichés réalisée par son confrère, Georges Rodger, à Londres durant le Blitz. © David Seymour/Magnum et Carole Naggar, courtesy Umbrage Editions.

Allemagne, Berlin, 1947. Un homme marche avec ses enfants à proximité de la porte de Brandebourg. Ce monument, symbole de paix, est surmonté d’un quadrige conduit par un ange ailé, alors détruit. L’ombre du photographe est visible au bas de l’image. © David Seymour/Magnum et Carole Naggar, courtesy Umbrage Editions.

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Italie, Naples, 1948. Une école de réforme pour garçons à l’Albergo dei Poveri, où les enfants sont placés par la cour des jeunes délinquants. Les garçons posent avec malice, comme pour une photo de famille, le visage tantôt triste, suspicieux ou grimaçant. © David Seymour/Magnum et Carole Naggar, courtesy Umbrage Editions.

NOTES

1. YOUNG Cynthia et MATTHIEUSSENT Brice, La valise mexicaine : Capa, Chim, Taro : les négatifs retrouvés de la guerre civile espagnole. [Exposition, Arles, Musée départemental de l’Arles antique, 4 juillet-18 septembre 2011], Arles, Actes Sud, 2011.

AUTEURS

DAVID NIGET David Niget est maître de conférences à l’université d’Angers, membre du laboratoire CERHIO

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The Family State and Forced Youth Migrations in Wartime Japan (1937– 1945) L’ État familial et l’exode forcé des enfants et des jeunes au Japon durant la guerre

L. Halliday Piel

1 This paper examines the disjunction between the state ideology of family in wartime Japan (1937–1945) and total war policies that tore families apart, even removing children from their parents’ care and supervision. On the one hand, the militarist government promoted a romanticized vision of the family as the basis of the nation- state. Since the Meiji period, state law preserved the paternalistic extended family, despite its erosion by the forces of modernization. On the other hand, the government adopted “Total War” policies that sent many breadwinners to battlefields and military factories, while encouraging wives and grandparents to volunteer with Administered Mass Organizations. Government policies sent teenagers to colonize Manchuria or work in domestic munitions factories. Towards the end of the war, preteen rural children were pulled from school to help farmers; many urban children were evacuated from the cities in school groups and sent to the countryside to escape the Allied bombing. How was forced migration justified by the government, or tolerated by parents in the context of the state’s emphasis on family? When parents cooperated with the authorities, were they merely following orders, or did they see some benefit for their children or for themselves? Were there times when they refused to cooperate? These questions are addressed in the context of three types of youth migration: (1) “Young Pioneers” in Manchuria, (2) student conscript labor, and (3) school evacuations. A comparison of the three shows the differing motives of the state and the parents.

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Types of Forced Youth Migration in Wartime Japan

2 Several types of youth migration took place that were government-sponsored and “forced” to varying degrees. At the start of the war with China in 1937, the National Diet approved sending farm boys between the ages of sixteen and nineteen to communes in Manchuria, a puppet state of Japan controlled by the Japanese North China Army (Kantōgun) since 1931. These boys, who had finished elementary school but were too young for military service, would serve Japan’s colonial objectives by learning how to become homesteaders and leaders of future Japanese settlements. The Hirota Cabinet hoped to send a million Japanese families to Manchuria over a twenty-year period in order to alleviate population pressure in Japan and construct a utopia called the Greater East Asia Co-Prosperity Sphere (Dai-tōa kyōeiken). The government managed to recruit roughly 86,000 youths between the ages of 14 and 21. Some 24,000 perished or disappeared by the war’s end. They were organized in brigades called the Manchu- Mongol Pioneer Youth Loyal and Brave Army (Man-Mō kaitaku seishōnen giyūgun), hereafter referred to as Young Pioneers.

3 The war intensified after Pearl Harbor with a second front opening in the Pacific. Starting in December 1941, the National Diet began passing emergency mobilization laws that pulled male and female students out of middle school and high school to replace adult factory and farm workers who had been called to war. An estimated 3,100,000 students were called up to work in factories and farms. At first, it was limited to summer vacations or short-term shifts. By June 1943, the Tōjō Cabinet extended the shifts to boost aircraft production. To that end, the 1943 Wartime Special Ordinance for the Factory Act was enacted to lower the minimum age of employment from sixteen to eleven. College deferments ceased; male university students had to enroll in the army. In October, the Koiso cabinet ordered schools to devote one-third of class time to labor service. The Emergency Student Labor Mobilization Strategy Outline of January 1944 (Kinkyū gakuto kinrō dōin hōsaku yōkō) paved the way for successive year-long shifts.1

4 Towards the end of the war, the government evacuated half a million children between the ages of eight and twelve in school groups from Okinawa and twelve major cities to escape the American bombardment. There may have been as many as 400,000 orphans as a result of the American firebombing.2 Some orphans were placed with foster families; others became homeless, begging for food in train stations, sometimes dying of hunger and exposure. Periodically, the local police would round them up and send them to understaffed and insufficiently funded shelters and reformatories. There were few public shelters for children until the end of the American Occupation.3

Prior Research on Forced Youth Migration in Wartime Japan

5 Historians tend to approach Japanese youth migration from the perspective of human rights. This is because much of the source material has been gathered by associations of former child migrants, who view themselves as forgotten war victims deserving compensation from the government. They argue that even if they participated voluntarily or with enthusiasm, it was not possible for children to resist policies designed by and carried out by adults. Sakuramoto Tomio argued in 1987 that

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government campaigns deceived the youth it sent to Manchuria with false promises, and put them in harm’s way on the Siberian border, abandoning them when the Soviets attacked in August 1945.4 In 1999, the Association to Document Student Conscript Labor in Kanagawa prefecture (Kanagawa no gakuto kinrō dōin o kiroku suru kai), hereafter referred to as Kanagawa Association, published the stories of youth laborers, many of whom suffered illness, injury, and death. One of its contributing members, Sasaya Kōji, believes that teenage labor service has received less attention in recent times than other facets of war life affecting youth. The Kanagawa Association’s purpose is to raise awareness and keep the sacrifice of youth laborers alive in national memory.5 Kaneda Mari, a war orphan and an activist with the Japan Association of Families of War Victims (Nihon sensai izoku kai, 1977–…), documented the fate of school children orphaned during evacuations to show that school evacuations produced victims deserving recognition and financial compensation.6

6 Historians have also examined the role of state education in furthering government policies. For instance, the Nagano Prefectural Association of History Educators investigated how the Shinano Education Association (Shinano kyōiku kai) recruited the highest number of Young Pioneers in the country. It questioned the purpose of public education, hoping to prevent future complicity with imperialism.7 More recently in 2008, Shiratori Michihirō, editor of a seven-volume compilation of documents on youth migrants to Manchuria, disputes the influential view of the displacement as “cruelty to children,” advanced in 1974 by children’s literature specialist, Kami Shōichirō. He sees it as a logical extension of wartime public education, combining technical training, hands-on work experience, and patriotic service to the nation.8 This paper differs from prior research in that it examines Japanese youth migration during the Second World War through the lens of Japanese family ideology.

The Japanese Household (ie) and the Family-State Ideology (ie seidō)

7 Pre-war Japanese family structure was shaped by the Household Registration Law (koseki hō) of 1872 and the Meiji Civil Code of 1898 (Meiji minpō). Enacted during the Meiji period of modernization (1828–1911), these laws nevertheless preserved aspects of samurai family tradition of the Edo period (1600–1868), namely the extended family composed of a stem family and collateral branches, headed by a male head of household. Family relationships were tracked by means of a registration system. Although sons could establish separate residences, they were legally subject to the house head. The household (ie) was more than the sum total of its living members. It was in many cases an occupation, as well as a lineage with ancestral spirits who required ritual appeasement. If he lacked a male heir, the house head could adopt one from a collateral branch. The adopted son was expected to marry a daughter of the house and take her name.

8 Systemized by laws, the household system (ie seido) enabled the government to retain contact with the masses through their house heads, who were legally accountable to for the behavior of family members. The household system provided a security net for those who fell sick or lost their jobs. It was also a useful metaphor for the relationship between the emperor and the people. Meiji leaders portrayed the emperor as the head of a national stem family. Thus, ordinary families were collateral branches of the

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national line, and the household system was therefore a basis of national pride and identity.

9 Nevertheless, it was not above criticism. During the 1870s and 1880s, leaders of the Popular Rights Movement, such as Ueki Emori (1857–1892), criticized the patriarchal Confucian basis of family. The feminist Kishida Toshiko (1864–1901) called for equal rights for wives and political representation for female house heads (who existed in the absence of male heirs, but did not share the same privileges). Japan’s first modern Civil Code, proposed to the National Diet in 1890, reflected these concerns. Drafted on the French model with the help of the renowned legal expert Gustave Emile Boissonade de Fontarabie (1825–1910), it would have allowed free choice in marriage, equal rights in divorce, and the freedom to choose one’s own domicile.9 However, several conservative lawyers argued that the French idea of natural and inalienable rights contradicted the social hierarchy and the supremacy of a divine ruler. An editorial in the Tokyo Economic Journal of 22 August 1891 declared that the Civil Code would undermine the very basis of Japan by replacing the Confucian harmony between father and son, or master and servant, with contractual relationships.10

10 After a heated debate, those in favor of individual rights lost, and the Civil Code was rewritten in 1898 along Prussian lines to maintain established hierarchies. The family superseded the individual in matters such as voting, marrying, paying taxes, or choosing occupations. For instance, Article 772 required parental consent to marry under age thirty (for males) and twenty-five (for females), even though twenty was the legal age of majority. Unmarried men and women remained under the guardianship of the house head, or in his absence, the “family council,” a body composed of three or four relatives who made decisions for dependents. The law enabled parents and guardians to arrange marriages in the interest of the family rather than according to the preferences of the individuals involved. A wife or an adopted son-in-law who had married into another household would lose custody of the children upon divorce, as the children belonged to the ie and not to individual parents (Art. 801 and 812 11). The system made it theoretically difficult for youth to make independent decisions.

11 Yet, Japanese family structure was not static. Industrialization and urbanization gradually reshaped family structure into the nuclear model. A study, first published in 1937 by Toda Teizō and based on the national census of 1920, suggests that the highest percentage of families in several urban and rural areas consisted of the nuclear family with a husband, wife, and children (39.57%). In the cities, there were couples without children and single persons living alone or in dormitories. Meanwhile, the countryside, where the extended family still survived (31.96%), was depopulating.12 In fact, so many teenage girls left their natal villages for factory jobs in the cities that there was a shortage of nursemaids (komori) for childcare on the farms, according to Kathleen Uno, who has written about the rise of charitable daycare centers as a response to the working poor. According to one estimate, more women worked outside the home in 1920 (over 55%) than in 1990 (under 45%). With fathers working outside the home, and grandfathers and uncles far away, many children grew up under their mothers’ authority without directly experiencing the ideal family system.13 Furthermore, discourse on individual rights did not disappear. It resurged during the liberal period of the Taishō Democracy Movement (1912–1926), resulting in suffrage for males over twenty-five.

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12 Given the demographic changes, conservatives could not rely on laws to maintain the family system. They also needed propaganda. In response to the Popular Rights Movement, the Meiji emperor’s personal tutor Motoda Eifu (1818–1891) penned an imperial edict, the Great Principles of Education (Kyōgaku taishi), in which he blamed Western individualism and utilitarianism for corrupting the young. He called for a return to “ancestral teachings” and “the study of Confucius.” Motoda and his patron, the Meiji emperor, examined the 1881 General Plan of Regulation for Elementary Schools (Shōgakkō kyōsoku kōryō), and asked its chief compiler Egi Kazuyuki (1853–1932) to include as history the mythical founding of Japan by the gods. By 1884, Motoda’s next book Essentials of Learning for the Young (Yōgaku kōyō) was circulating widely in the public schools. Cultural nationalists, such as Nishimura Shigeki (1828–1902), shared Motoda’s fear that Japanese identity would disappear if Western culture were to be adopted uncritically. Nishimura devised his own Moral Primer for Elementary Schools (Shōgaku shūshin kun) in 1880, which contained traditional axioms of filiality, including reverence for the emperor as father of the nation.14

13 From 1881 onwards, the Ministry of Education increased the school hours spent on nationalism and moral education. Authors of history textbooks were careful not to criticize the imperial family. An instruction manual for a 1910 set of moral primers tells teachers to speak of the emperor “in a grave, respectful way that would impress upon the children the respect and awe with which everyone should address the emperor.” Under education minister Mori Arinori, the Imperial Decree of April 1886 described the elementary school as the vehicle for training the Japanese people to “revere the emperor and love the nation.” However, the emperor’s tutor Motoda harshly criticized Mori for promoting science instead of Confucianism. Two years later in 1889, Mori was assassinated by a conservative extremist.15

14 Motoda then co-authored the Imperial Rescript on Education of 1890 (Kyōiku ni kansuru chokugo), a document defining the spirit of education in the growing Japanese empire. It exhorted Japanese subjects to uphold the five Confucian relationships in their personal lives, to respect the government, and support the emperor, who is “coeval with Heaven and Earth.” Students and teachers were expected to recite the rescript during school ceremonies and to venerate an imperial portrait distributed to each school. Given that school enrollment surpassed 90% by 1905, we may assume that almost all children and adults who went through the public school system after 1905 grew up with an awareness of family as a microcosm of the nation headed by the emperor. Whether they practiced it personally or not, they understood that respect for emperor began in the home with respect for parents. Furthermore, having recited the imperial rescript countless times at school, they would have been familiar with the exhortation “to offer yourselves courageously to the State.” School textbooks glamorized self-sacrifice in stories about war heroes of the Sino-Japanese War (1884– 1885) and the Russo-Japanese War (1894-1895).

15 After thirty years of family-state ideology, Japanese parents at the start of the China war in 1937 could be expected to make sacrifices for the emperor, even if it meant sending children to distant lands to labor for empire. However, the extent to which they cooperated or refused when the safety of their own child was at stake raises interesting questions about whether emperor-centered nationalism and the strong emphasis on respect for parents in family life were actually in harmony or in competition.

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Forced Migration — Cooperation with and Resistance: The Young Pioneers

16 In the case of youth migration to Manchuria, the government’s concern with family cohesion for patriotism became secondary to its imperial goal of “sending excellent youth in large numbers to Manchuria to fulfill the national policy of large-scale immigration in order to carry out the ideals of Japanese-Manchurian coexistence and co-prosperity.16” According to a survey, only 869 (8%) Young Pioneers out of 10,131 in the sixth year of the program had relatives among the immigrants in Manchuria, which means that most boys were separated from their families.17 We would expect families to comply because of patriotism. However, the planners understood that patriotism alone might not be sufficient to overcome parental attachment to sons, especially if they contributed to the family economy.

17 Katō Kanji (1884-1967) evidently understood the potential objections when he first proposed the program in 1937. He wrote, “parents and elders will happily cooperate without reservations” if recruiters offer the boys a “more meaningful war service to the country” through a training program “that would open the door to a life that fulfills their hopes.” Katō was a proponent of “peasantism” (nōhon-shugi), a movement to preserve rural farm life in face of modernization. The movement had become reactionary and nationalistic by the 1920s, but Katō was not merely an ideologue; he was pragmatic. As an official in the Ministry of Home Affairs, Katō had worked with farmers, founding agricultural schools and farmers’ cooperatives in Ibaragi, Aichi, and Yamagata prefectures. His Young Pioneer program offered free agricultural training, supposedly equivalent to post-elementary education. (In Japan, only elementary school was free). Each Young Pioneer was promised 10 chōbu (roughly 10 hectares) of land in Manchuria and permission to marry after graduation. Such benefits attracted ambitious rural youth without means or opportunities.18

18 Katō deliberately targeted second and third sons, knowing that children were not equal in value under a household system based on primogeniture. Historically, small landholders and landless tenant farmers lacked the resources to set up collateral families for younger sons. In some villages, younger sons had been forbidden to marry. If their labor was not needed at home, there were few options besides entering another farm family as an adopted son-in-law or an indentured servant, or obtaining a temporary permit to leave the village for seasonal work as day laborers (dekasegi). Modernization brought the opportunity of factory employment, but it still meant leaving the safety of home on completion of elementary school. As Katō points out: “In recent times, not only have many boys already left their farm villages to work in military factories, but we calculate that there are about two hundred thousand who have reached the minimum age of employment, and will leave the villages.” Since there was already a tradition of migrant youth looking for better opportunities, why not tap into it?

19 Recruiters from the army and the administered mass organizations visited schools, gave talks, and handed out propaganda pamphlets. One such pamphlet, You too can become a Young Pioneer, uses cute cartoons to illustrate the lifestyle and perks that a Young Pioneer might expect from the program. A cartoon shows a Young Pioneer shaking hands with a grateful Manchurian boy, no doubt a nod to the concept of the

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Greater Asia Co-Prosperity Sphere. Other than that, the patriotic message seems muted, limited to the following statement in the preface: “Everyone has already heard a hundred or two hundred times about the great mission of the Young Pioneers. Since a perfect chance like this comes along only rarely, we encourage you to bolster your courage, steel your resolve, and seize the opportunity to give your strength to support our country’s continental policy.19”

20 Memoirs and surviving school essays indicate that upward mobility was as important a reason as patriotic loyalty for cooperating with the state. Nakamura Akio (1927–?) recalls in his autobiography how as a boy he decided to go to Manchuria when he grew up “to make a household I would not be ashamed of.” His parents listened quietly to his plan and nodded. His father remarked that he could probably “eat better over there.20” “I like farming,” a schoolboy wrote in an essay published in a boys’ magazine in 1940. “I’m the third son, my parents gave me permission to go, so I want to somehow get admitted to the corps.” In his opinion, Japan was “too small and cramped for farming.” Either Manchuria or Brazil would be better. His mother, he wrote, agreed and urged his older brother to do the same: “Go to Manchuria, get lucky, make money and come back.” The magazine editor praised the boy’s resolve while correcting his reasoning. “Y-kun needs to reflect on his motivations,” he commented. “The attitude of his mother, telling the boys to join in order to get the promised ten chō of land does not match the aims of Young Pioneers.” He then explained to his young readers that going to Manchuria was not the same thing as emigrating to South America or Hawaii for a better life. The purpose was to “build the nation” in the same way that the annexation of Hokkaidō in the Meiji period enlarged Japan.21

21 The editor’s reaction suggests a gap between parental and state expectations, but the way in which program was marketed to emphasize personal benefits is probably a reflection of Katō’s interest in finding a “solution” for an impoverished sector of society with a history of tenant-farmer strikes, seen as politically destabilizing by the government. In his initial proposal, Katō argued that the Young Pioneer program would provide useful training and discipline for youth who might otherwise become troublesome and dissolute: “They congregate in the cities, where some remain unemployed, others attract the bad elements of society, or else they become the cause of social problems and thought crimes.” By “thought crimes” Katō was referring to Communism and anti-war or anti-government political views. At least in Manchuria, he reasoned, the boys would be working for their own future and that of Japan.22

22 Survey questionnaires show that 90.7% of the 26,425 boys admitted in 1938 to Young Pioneer training camps, including the flagship in Ibaraki prefecture’s Uchihara City came from farm villages, and 77.1% identified their family occupation as farming.23 This remained true until the end of the war. Furthermore, the majority were second and third sons (70.2%), mainly between age 15 and 16, of whom a respectable number were academically gifted. Out of 8,2000 recruits in April 1940, 1,088 had been class leaders or assistant class leaders, precisely the sort of ambitious youth without opportunities who would be interested in the promise of free education.24

23 In 1939, a year after the first wave of Young Pioneers, applicants dropped by 60% to 9,508, well short of the government’s goal of 30,000. Sakuramoto suspects that deserters and travelers brought home unfavorable reports of conditions in Manchuria. He cites the minutes of an agricultural association meeting in Osaka, in which an official doubted the educational value of the Young Pioneer camps in Manchuria, and

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concluded, “It is not good to separate such young lads from their mothers.25” Nakamura recalls staying at an inn on the eve of his departure by boat for Manchuria when a maid asked, “Who on earth told you to go to Manchuria? Your teachers? Your parents?” Nakamura’s best friend retorted, “What are you saying? Nobody told us to go. If we don’t go to Manchuria and reclaim land, who will?” Nakamura recalls, “With tears in her eyes while serving dinner, the maid said, ‘If you go to Manchuria, you will die for sure’.26”

24 Parental consent was supposedly required, so it is interesting to find that 42.5% of survey respondents in 1941 said that they had joined the Young Pioneers over the objections of their families. The number climbed to 49.2% in 1942. The survey distinguishes between family members who voiced doubts and those who objected right up to the end (meaning that they were not swayed by the “parent meetings” organized by associations involved in recruitment27). Clearly, the state favored the child’s individual choice over the family’s right to control him when it suited the state’s interests.

25 There is no comparative data for 1938, but we wonder whether the purpose of the 1941 survey was to find out if parental resistance was a factor in the decline of applicants. Respondents overwhelmingly said they joined because of a teacher (3,422 in 1941 and 5,817 in 1944). Joining because of a parent was a distant third place in both years (429 in 1941 and 896 in 1944). Propaganda in the media took second place in 1944 (with 1,329 respondents28). It is likely that parental consent declined as the war dragged on and the risks became more obvious.

Forced Migration — Cooperation with and Resistance: Student laborers

26 The top high school for girls in Sendai, Miyagi prefecture, received government orders in autumn 1944 to recruit 100 girls from a pool of 200 fourth-year students to work in the Zushi naval factory in Kanagawa prefecture, just south of Tokyo. Kanagawa was home to a large number of military-industrial facilities. There were not enough students in Kanagawa to fill the demand, so an additional 22,500 students were brought in from Hokkaidō and the six prefectures of Tōhoku (including Miyagi), the traditionally poor northeast. They lived in barracks along with their homeroom teachers. Some six to eight thousand youth from Taiwan also worked in Kanagawa, volunteering in the same way as the Young Pioneers.29 A collection of memoirs and diaries by the Miyagi high school girls was published after the war, revealing that many were eager to sign up, and excited to leave home on what seemed like an adventure. Since student conscript workers were typically given a ceremonial send-off like a soldier departing for war, it was a chance for a girl to feel like a hero, a Yamato nadeshiku (the name of a flower and an idiom for ideal feminine beauty30).

27 At first, only twenty girls received parental permission to volunteer. “I will never forget the day when the school principal Moroishi sensei summoned us to the assembly hall and shouted, ‘You are traitors to your country,’” Miyoshi Hiroko recalls. “We all wanted to be of use to the country. Only, our parents were worried and said no to the school. Given the situation, the principal’s words wounded our pure maiden hearts. Deeply mortified we begged to go to Zushi.” In the end, parental approval, although

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desirable, was actually unnecessary, and the school was able to gather a number of volunteers. As with the Young Pioneers, the state paid lip service to filiality, but ignored it when parents’ decisions were not in harmony with state policy. Nevertheless, during the morning ceremony (chōrei) at the factory in Zushi, the girls were expected to bow in the direction of their native Miyagi and say, “Good morning mother and father. 31”

28 The Ministry of Education’s 1941 moral primer for students, The Way of Subjects (Shinmin no michi), shifted the emphasis in family-state propaganda from filial piety (respect for parents) and loyalty (obedience to emperor) to filial piety equals loyalty. The Ministry’s previous major propaganda tract, the 1937 Fundamentals of Our National Polity (Kokutai no hongi), defined filial piety and loyalty under separate headings, linking them somewhat loosely: “The direct object of filial piety is one’s parents, but in its relationship with the emperor finds a place within loyalty.” The Way of Subjects , published four years later, conflates filial piety with loyalty more blatantly to emphasize loyalty: “In Japan, filial piety cannot exist singly without its absolute counterpart. It is loyalty. Loyalty is the principle. Filial piety at home must be loyalty. Both are one and inseparable […] The first requisite of filial piety is to fulfill the duty of subjects to guard and maintain the Imperial Throne in observance of the bequeathed will of their ancestors.32”

29 Thus, filial piety became loyalty to emperor, as if to emphasize more clearly that a child’s first duty was to emperor rather than father. This nuance provides a rationale for allowing minors to disobey parents in the interests of the state.

30 Compared to the Young Pioneers program, student factory labor presented few benefits for the child in the eyes of parents. Certainly it was paid. From May 1944, the wages for students in the third year of middle school and above were equivalent to the starting salary of an elementary-school graduate, with boys earning fifty Yen per month, and girls earning forty Yen per month. The amount was not negligible. However, the students themselves almost never received wages directly. After fees and taxes for school expenses, transportation and lodging were deducted, the remainder was usually deposited by the school principal directly into the postal savings system or the national bank to be distributed after the war. In the case of the Yokosuka High School for girls, the remainder appears to have been paid in cash to the parents, which would have been unusual.33

31 One could argue that there was a tradition among farm girls of the northeast to work before marriage, so labor service could not have been much different. However, the girls who entered into indentured service as maids, waitresses, geisha, and textile workers belonged to the same tenant farmer cohort as the boys who joined the Young Pioneers. Those who were called up for student labor service came from families that could afford higher education. Many would have been aiming to become teachers or marry their educated male counterparts aspiring for white-collar jobs. Factory work did not present any benefit of upward mobility. To the contrary, it disrupted education, and the risks were plainly visible to parents, especially after the devastating firebombing of Tokyo in March 1945. Ishikawa Kiyoko recalls that at age 15 she left her hometown in Iwate prefecture for labor service in Kanagawa. Since she wished to attend a women’s medical school, she was placed in a factory that supposedly accommodated students studying for exams. “Call it studying if you will, but all I could

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do was read the books I had at hand. There were no classes, and our supervisors were teachers of literature and sewing, who could not answer my questions.34”

32 Statistics are lacking, but memoirs gathered by the Kanagawa Association suggest that there were parents and teachers who actively disobeyed and abducted their children in the last year of the war. Parent-teacher associations met with school principals and demanded that their daughters be released from service in Tokyo and assigned to war work in their hometowns. The school principals, who were technically government officials responsible for disseminating the state’s propaganda in the classroom, nevertheless sided with the parents, acting as their representatives. Along with the homeroom teachers, they attempted to negotiate with military overseers and civilian managers of factories.

33 When students reached the age of graduation, teachers had a window of opportunity to send them home before they were reclassified as adult conscript workers. Hosokowa Shōko of Tōhoku Women’s High School recalls overhearing two teachers discussing a plan to send the students home. Late at night in the factory dorm, the teachers coached the students on how to draft and send out résumés for jobs in her native Iwate prefecture. Hosokawa remembers accompanying the teachers to plead their case before a manager of Hitachi Precision Instruments, who fortunately was sympathetic. “Many boys in my hometown have gone to war, so there are not enough workers,” Hosokawa told him. “Whether I work in this factory or work in my hometown, I am doing my duty for the war, so please let me go home.” Her teachers added: “We would like to send the students safely back to their parents.” They fully expected to be reprimanded on return to Morioka City, but local officials congratulated them for bringing home the entire class.35 Similarly, the parents of fifty graduating seniors of Toyoma Women’s High School petitioned the school principal to negotiate with the Navy to send their daughters home to Miyagi prefecture, instead of extending their contracts after graduation. A jealous co-worker from another school in the same Yokosuka Naval Yard later accused the Toyoma girls of running away from duty. The teacher who arranged it faced stigma even after the war, telling his former students, “I don’t want to remember that nightmare.” Apparently, the Ishinomaki branch of the Special Higher Police investigated the school.36

34 Students who were too young to graduate were harder to rescue. Parents of third-year students from Mizusawa Higher Women’s School became agitated upon news of the March 1945 firebombing of Tokyo. Teacher Kikuchi Taneyuki failed to obtain permission to release the ninety-five girls in his charge at the Tokyo Aviation Instruments Company in Kawasaki, and decided to arrange for them to run away. Obtaining train tickets for large groups without permission was almost impossible; desperate civilians stood in line for hours to buy tickets to escape the city. Luckily, he found an individual in the Tokyo rail office who was willing to make a private deal. As the girls fled the dorms, leaving behind all but their most important possessions, the dorm supervisor threatened to call the kenpeitai (military police). Kikuchi was detained at his school under house arrest “until further notice,” but was allowed to go free when all workers were officially released after a bomb destroyed the factory.37 Others were not so lucky. A group of concerned parents devised a “group escape plan” for Aizu Middle School students in a Kawasaki factory, obtaining train tickets with great difficulty. However, the kenpeitai thwarted the plan, arresting the supervising teacher.38

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Family Ideology Versus Forced Migration in the Case of School Evacuees

35 After the shock of the Doolittle Raid in December 1942, Foreign Minister Kase Toshikazu and General Tatsumi Eiichi advised Prime Minister Tōjō Hideki to evacuate non-essential civilians from the cities. General Tatsumi had witnessed the London Blitz while serving as military attaché to the Japanese Embassy in London. Tōjō objected: “The spirit of the people resides in Japan’s household system, and requires the will to stick together no matter what. Splitting up families through such things as evacuations is preposterous.39” His view of the household system as the basis of national morale is simply another articulation of the family-state ideology in the textbooks and the 1890 imperial rescript. In other words, it was the standard view. Nevertheless, the state had already separated many teenagers from their families for the war effort. Perhaps the problem with evacuation is that the expense it would incur would not be offset by productive labor. The state’s resources were already stretched thin by war on multiple fronts.

36 In the opinion of Naito Ikuji, an educator and one of the earliest chroniclers of school evacuations, the novelist Nogami Yaeko (1885–1985) may have been the first to publicly challenge Tōjō’s view. Nogami pointed out the hypocrisy of his position in her newspaper editorial, “Evacuation of the Population and the Problem of School Children,” serialized in the Asahi newspaper over a three-day period (28-30 January 1944). “If it were the peacetime Japan of yesterday, we would directly oppose it on the grounds that taking children away from their mothers destroys the basis of the household system,” she wrote. “But currently it is a time when even housewives are asked to leave the family they should be protecting and work in factories.” She pointed out there was a tradition of sending Tokyo children to relatives in the countryside after earthquakes, but “not all children are so advantaged.40”

37 While recognizing the cost and complexity of a mass evacuation of children, Nogami insisted: “No matter how much money it takes, I believe that it is absolutely necessary at this stage to move the children to a safe place, and protect their health without stopping their education.” Unfortunately the children might have to live in make-shift barracks, but at least, fresh food was more accessible in the countryside. “Since the ideal locations are remote mountain villages, we will have to create associations of volunteers to educate the children in the absence of the availability of schools.” Nogami quoted a verse from Yamanoue no Okura’s well-loved poem, “On Thinking of Children,” in the 8th century poetry collection, the Man’yōshū: “Not silver, or gold, or precious jewels, could ever match the far greater treasure that is one’s own child.” Educated readers would have recalled that Okura added Buddhist references to the poem’s preface, hinting that love for one’s own children is a worldly attachment impeding the path to enlightenment. Yet, as literature scholar Haruo Shirane points out, “In the final reckoning, no treasure, not even the Buddhist seven treasures represented by silver, gold, and jewels, can match his love for his children.41”

38 Nogami followed up this endorsement of private parental love by acknowledging the state view that in “today’s Japan,” children were not merely “our own” children, but the children of the nation (who by implication may be sacrificed for the good of the nation). She then twists this argument, in Saito’s opinion, by insisting that all Japanese

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children, one’s own and others, needed to be protected because they were the future of the nation that adults were presently fighting to protect.42

39 The Army Ministry secretly issued contingency plans for civilian evacuation in the worst-case scenario. This shows the divide between the public face of the government, and the army’s more realistic risk assessment. The army was not answerable to the Prime Minister; it reported directly to the office of emperor. Nevertheless, the civilian government controlled funds for many civilian purposes. Tōjō’s reluctance delayed the release of funds. In January 1944, the governor of Tokyo urged civilians to send their children to live with relatives in the countryside at their own expense. However, many urban residents lacked extended family relations in the countryside. While the ideal model of family presumed that each household was linked to an ancestral homesite in the countryside, in actuality many urban residents were the descendents of migrants who had cut their ties to their roots and started new stem families in the cities. Without the usual network of relatives to depend on, children of the inner city (shita-machi) needed state aid.

40 The American bombing of northern Kyūshū on June 16, 1944 finally prompted the National Diet to authorize funding on June 30 to evacuate public-school children in groups led by their teachers. Handicapped children and those under eight years old were not evacuated, leading some historians to suspect that the primary motive was not humanitarian, but to free up mothers to work in defense of the country, or to preserve the future work force until needed.43 Once they turned twelve, evacuees were recalled to the cities and put to work under the student labor mobilization law. However, the speed with which city education boards and parent-teacher associations rushed to action, raising money, getting evacuations underway by early August, barely a month after the Diet’s decision, illustrates how urgently parents desired this mass migration.

41 Tokyo’s chief education officer later recalled sleepless nights trying to make all the arrangements, such as contacting temples and hot-spring resorts with the capacity to accommodate large groups. Food was in short supply, but parent-teacher associations organized food drives, and successfully petitioned the Ministry of Education to increase its funding for supplies. Personal memoirs indicate that parents privately mailed or delivered extra food to their children. For forty days in July and August, Asahi newspaper headlines encouraged school evacuation. Only Aichi prefecture delayed evacuations because of parental mistrust.44 Thus, in contrast to previous forced migrations of youth, parents and local officials were more eager than the national government, which dragged its feet.

Conclusion

42 Through propaganda in the media and the schools, Japan’s leaders told Japanese subjects that their patriotic duty was to respect and obey the emperor as if he were their father or house head. This made it easy for the state to override the considerable power of parents afforded by the Civil Code of 1898, when it was considered strategically necessary for the war effort. However, the state also had to offer incentives to compensate for splitting up families, normally unacceptable under the family ideology because, regardless of patriotism, Japanese parents were understandably keen to protect and preserve their offspring, even when their sons and

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daughters were eager to serve their country. Hence the state promised land and education to the Young Pioneers and wages and study hours to the student factory workers. In both cases, parents cooperated in the early stages but became less cooperative as the risks to their children became more apparent with the worsening of the war. Conversely, parents appear to have welcomed the school evacuation program, perceiving it to be a benefit to their children, even though it meant splitting up families, sending pre-teen children far from home.

43 Of course, this does not mean that parents of school evacuees always cooperated while parents of conscripted student laborers never did. There are stories of parents who decided to bring home children evacuated to the countryside who were homesick or suffering from hunger and cold because of logistical problems. Meanwhile, the majority of parents apparently resigned themselves to the patriotic sacrifice of their children to military factories because the war depended on it. Nevertheless, the incidents in Kanagawa suggest that resistance to factory work, when it did occur, was more organized, with parents and teachers conspiring together, rather than lone parents acting individually. The Japanese state demanded tremendous sacrifice from its people during the war. When it came to displacing children, however, it could impose its will up to a point, but propaganda about the family-state ideology may not have played as important a role as one might expect. Success depended on how invested the parents were in the benefits of youth migration.

NOTES

1. SASAYA Kōji, “Gakuto kinrō dōin gaisetsu” (An outline of student labor mobilization), in Gakuto kinrō dōin kiroku: Sensō no naka no shōnen, shōjotachi (A record of student labor mobilization: Boys and girls in the middle of war), edited by Kanagawa no Gakuto Kinrō Dōin o Kiroku Suru Kai, Tokyo, Kōbunkyū, 1999, p. 188–189. The editors will hereafter be referred to as Kanagawa Association. 2. Kaneda Mari proposes 400,000 orphans, arguing that the Home Ministry’s figure of 123,512, reported on 1 February 1948, is based only on the number of children in shelters two years after Japan’s defeat. See KANEDA Mari, Tōkyō daikūshū to sensō kōji: inpei sareta shinjitsu o otte (The firebombing of Tokyo and the war orphans: Finding the truth behind a cover-up), Tokyo, Kage Shobō, 2002, p. 171. 3. GOODMAN Roger, The Changing Role of Child Protection Institutions in Contemporary Japan, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 49–50. 4. SAKURAMOTO Tomio, Man-Mō kaitaku seishōnen giyūgun (The Manchu-Mongol Pioneer Youth Loyal and Brave Army), Tokyo, Aoki Shoten, 1987, p. 3. 5. SASAYA Kōji, “Gakuto kinrō…,” in Kanagawa Association (ed.), Gakuto …, p. 184.

6. KANEDA, Tōkyō daikūshū…, p. 1-2, 64.

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7. NAGANO-KEN REKISHI KYOIKUSHA KYOGI KAI, Man-Mō Kaitaku Seishōnen Giyūgun to Shinano Kyōiku Kai (The Manchu-Mongol Pioneer Youth Loyal and Brave Army and the Shinano Education Association), Tokyo, Ōtsuki Shoten, 2000, p. viii, 285-286. 8. SHIRATORI Michihiro, Man-Mō kaitaku seishōnen giyūgun shi kenkyū (Research on the history of the Manchu-Mongol Pioneer Youth Loyal and Brave Army), Sapporo, Hokkaidō Daigaku Shuppansha, 2008, p. 2. 9. HORIO Teruhisa, Educational Thought and Ideology in Modern Japan, translated by Steven Platzer, Tokyo, University of Tokyo Press, 1988, p. 81. 10. TAIRA Koji, “Factory Legislation and Management Modernization during Japan’s Industrialization, 1886–1916,” in Business History Review 44 (Spring), 1970, p. 89. 11. SEBALD W. J., trans., The Civil Code of Japan, London, J. L. Thompson & Co., 1934.

12. TODA Teizō, Kazoku kōsei (Family Structure), Tokyo, Kōbundō Shobō, 1942, p. 247-248, 605. 13. MASATAKA Nobuo, Ikuji no nihonjin (Childrearing and the Japanese), Tokyo, Iwanami Shoten, 1999, p. 43. For the difficulties facing working mothers see UNO Kathleen S., Passages to Modernity: Motherhood, Childhood and Social Reform in Early Twentieth-Century Japan, Honolulu, University of Hawaii Press, 1999, p. 30, 33. 14. Varley Paul H. discusses in detail the modern rebirth of emperor-centered nationalism in his Imperial Restoration in Medieval Japan, New York, Columbia University Press, 1971, p. 158-164. 15. HALL Ivan P., Mori Arinori, Cambridge, Harvard University Press, 1973, p. 165, 173, 342-351, 387; TSURUMI E. Patricia, “Meiji Primary School Language and Ethics Textbooks: Old Values for a New Society?,” in Modern Asian Studies 8 (2), 1974, p. 255; VARLEY Paul H., Imperial Restoration …, p.162. 16. “Goals,” n° 1, in TAKUMU SHO TAKUMU KYOKU, “Manshū seinen imin boshū yōmō” (A Brief on the recruitment of youth immigrants for Manchuria, 1938), in SAKURAMOTO Tomio, Man-Mō kaitaku …, p. 45. 17. Fig. 10, in SAKURAMOTO Tomio, Man-Mō kaitaku …, p. 141.

18. KATŌ Kanji et al., “Man-Mō kaitaku seishōnen giyūgun hensei ni kansuru kenpakusho” (Petition regarding the formation of the Manchu-Mongol Young Pioneer Loyal and Brave Army), in SAKURAMOTO Tomio, Man-Mō kaitaku …, p. 38. 19. Author unknown, “Anata mo giyūgun ni naremasu” (You too can become a Young Pioneer), reprinted in SHIRATORI Michihiro (ed.), Manmō kaitaku …, p. 57.

20. NAKAMURA Akio, Aa Man-Mō kaitaku seishōnen giyūgun (Ah! That Manchu-Mongol Young Pioneer Loyal and Brave Army), Tokyo, Shinpūsha, 2007, p. 11. 21. Qtd in SAKURAMOTO Tomio, Man-Mō kaitaku …, p. 26.

22. KATŌ Kanji et al., “Man-Mō kaitaku…,” qtd in SAKURAMOTO Tomio, Man-Mō kaitaku …, p. 38. 23. Fig. 25, 26, 27, in SHIRATORI Michihiro, Man-Mō kaitaku …, p. 131–33.

24. Fig. 5, in SAKURAMOTO Tomio, Man-Mō kaitaku …, p. 137–138.

25. SAKURAMOTO Tomio, Man-Mō kaitaku …, p. 142–143.

26. NAKAMURA Akio, Aa Man-Mō kaitaku …, p. 23.

27. Fig. 39, in SHIRATORI Michihiro, Man-Mō kaitaku …, p. 178.

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28. Fig. 10, in SAKURAMOTO Tomio, Man-Mō kaitaku …, p. 139-141.

29. “Hajime ni” (Foreword) and SATO Akio, “Gakuto kinrō dōin no tame shinda seitō kazu” (The number of students who died for student labor mobilization), in Kanagawa Association (ed.), Gakuto …, p. 1-3, 217. 30. MIYAGI KEN DAI-ICHI KOJO YONJU NANA KAISEI, Uminari no hibiki wa tooku: Miyagi ken dai-ichi kōjo gakutō rōdōin no kiroku (The sound of the waves is far away: the records of student labor mobilization from Miyagi Women’s First High School), Tokyo, Sōshisha, 2007, p. 8-11, 28. 31. MIYAGI KEN …, Uminari no hibiki …, p. 12, 27, 42.

32. “Spiritual Mobilization,” in DE BARY Wm. Theodore, et al. (ed.), Sources of Japanese Tradition v.2, New York, Columbia University Press, 1964, p. 970, 1001. 33. KOMIYA Mayumi, “Gakuto kinrō dōin no hōshōkin o megutte” (Concerning compensation for student conscript labor), in Kanagawa Association (ed.), Gakuto …, p. 210–11, 215. 34. ISHIKAWA Kiyoko, “Kinrō dōin, sono taiken ga motarashita mono” (The effects brought about by my conscript labor experience), in Kanagawa Association (ed.), Gakuto …, p. 233–234. 35. HOSOKAWA Shōko, “Furusato e no haichi tenkan ni sensei to honsō” (My teacher’s struggle to rotate our jobs back to our home town), in Kanagawa Association (ed.), Gakuto …, p. 104-105. 36. KIKUCHI Yō, SUZUKI Sakiko, SATO Estsuko, and YAMAUCHI Shōko, “Sensei no yūkina ketsudan” (Our teacher’s brave decision), in Kanagawa Association (ed.), Gakuto …, p. 112-114, 118. 37. KIKUCHI Taneyuki, “Mizusawa kō jogakusei dōin ni tsuite” (Concerning Mizusawa Women’s High School labor mobilization), in Kanagawa Association (ed.), Gakuto …, p. 108-111. 38. SASAYA Kōji, “Gakuto kinrō…”, in Kanagawa Association (ed.), Gakuto …, p. 193. 39. NAITO Ikuji, Gakudō sokai (The evacuation of school children), Tokyo, Dōseisha, 2001, p. 8. 40. Qtd in NAITO Ikuji, Gakudō sokai, p. 12-13.

41. SHIRANE Haruo (ed.), Traditional Literature: An Anthology, Beginnings to 1600, New York, Columbia University Press, 2007, p. 99; NAITO Ikuji, Gakudō sokai, p. 13.

42. NAITO Ikuji, Gakudō sokai, p. 14.

43. SASAYA Kōji, “Gakuto kinrō…,” in Kanagawa Association (ed.), Gakuto …, p. 188.

44. H OSHIDA Gen, Gakudō shūdan sokai no kenkyū (Research on group evacuations of school children), Tokyo: Kindai Bungeisha, 1994, p. 12, 24-25, 33, 149, 151.

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ABSTRACTS

This paper examines the disjunction between the state ideology of family in wartime Japan (1937–1945) and the total war policies that tore families apart, even removing children from their parents’ care and supervision. On the one hand, the militarist government promoted a romanticized vision of the extended, paternalistic family as the basis of the nation-state. On the other hand, the government adopted “Total War” policies that sent many breadwinners to battlefields and military factories, while encouraging wives and grandparents to volunteer with Administered Mass Organizations (AMO). Under the Hirota administration, a program was established to send teenage boys, many as young as 14, to colonize Manchuria. About 86,000 were sent between 1938 and 1945. The Tôjô administration lowered the factory age limit from 16 to 11 in 1943 to send over a million teenagers, both boys and girls, to live in dormitories and labor in munitions factories or farms. Clearly, the government’s concern with family cohesion for patriotism became secondary to its wartime objectives. How did the family ideology, supposedly central to upholding the state, thrive alongside the forced separations of children from their families? Examining the language of morals textbooks issued to schools by the Ministry of Education, we see that the government promoted a nationalist conception of Japan as a “family state,” in which all Japanese families were to be considered collateral branches of a “stem family,” headed by the emperor. This made it easy for the state in the name of the emperor, the supreme family patriarch, to override the considerable power of parents afforded by the Civil Code of 1898, when it was considered strategically necessary for the war effort. However, it appears that Japanese parents were aware of the conflict of interests between the ideological sanctity of the family and the Total War state’s need to sacrifice family for the war effort. We propose that parents cooperated willingly if the perceived benefit for the child outweighed the risk, and resisted cooperation if the perceived risk outweighed the benefit.

Cet article étudie le décalage entre l’idéologique familialiste au Japon durant la guerre (1937-1945) et les politiques de guerre totale qui ont déchiré des familles, notamment en séparant les enfants de leurs parents. D’une part, le gouvernement militaire prônait une vision idéaliste de la famille agrandie et paternaliste comme modèle de l’État-nation. D’autre part, le gouvernement avait adopté des politiques de « guerre totale », envoyant des chefs de famille au combat et dans les usines militaires, tout en encourageant les femmes et les grands-parents à se porter volontaires auprès des organisations administratives de masse. Sous l’administration Hirota, un programme fut mis en place pour envoyer les garçons adolescents, certains âgés de 14 ans seulement, coloniser la Mandchourie. Environ 86.000 jeunes y furent envoyés entre 1938 et 1945. L’administration Tôjô rabaissa l’âge limite de travail en usine de 16 à 11 ans dans le but d’envoyer plus d’un million d’adolescents, filles et garçons, vivre dans des résidences et travailler dans des usines de munitions et des fermes. La préoccupation du gouvernement pour la cohésion familiale dans un souci de patriotisme était ostensiblement secondaire par rapport aux objectifs de guerre. Comment l’idéologie familiale, soi disant centrale au maintien de l’État, a-t-elle pu prospérer alors que les enfants étaient arrachés à leurs familles ? En étudiant de plus près le vocabulaire des manuels scolaires de morale distribués par le ministère de l’Éducation, on s’aperçoit que le gouvernement prônait une conception nationaliste du Japon comme « État familial » dans lequel toutes les familles japonaises étaient considérées comme des branches subsidiaires d’une « famille souche » dirigée par l’empereur. Ce système permettait à l’État d’empiéter sur les droits

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conférés aux parents par le Code civil de 1898, au nom de l’empereur, patriarche de famille suprême, lorsque jugé nécessaire à l’effort de guerre. Cependant, il semblerait que les parents nippons aient été bien conscients du conflit d’intérêts entre l’idéologie sacrée de la famille et ce besoin de l’état de guerre totale sacrifiant des familles au nom de l’effort de guerre. Les parents coopéraient volontiers si l’avantage pour l’enfant semblait supérieur au risque encouru, et étaient plus dans le cas contraire.

INDEX

Mots-clés: migrations forcées, enfance et jeunesse, Japon, seconde guerre mondiale, idéologie familialiste Keywords: forced migrations, children and youth, Japan, World War 2, family ideology

AUTHOR

L. HALLIDAY PIEL L. Halliday Piel earned a Ph.D. in Japanese History at the University of Hawaii at Manoa in May 2007. She now teaches history at Lasell College in Newton, Massachusetts, USA, and has published articles on Japanese children’s history in Journal of the History of Childhood and Youth (SHCY), Children’s Literature (CLA), and Children and Youth in History , an online resource of the Center for History and New Media at George Mason University.

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Négocier l’aide humanitaire : les évacuations d’enfants espagnols vers la France pendant la guerre civile (1936-1939) Negotiating humanitarian aid. The evacuation of Spanish children to France during the civil war (1936-1939)

Célia Keren

Introduction

1 Pendant la guerre civile espagnole (juillet 1936-avril 1939), près de trente mille enfants sont évacués de la zone républicaine de l’Espagne vers des pays étrangers. Environ la moitié part vers la France. Pour une période allant de quelques mois à plusieurs années, ils y sont pris en charge, hébergés dans des familles ou des colonies collectives, et scolarisés. Ce déplacement massif et organisé de population enfantine s’ajoute aux flux périodiques de réfugiés fuyant les combats. Il est déclenché par un accord, en novembre 1936, entre le gouvernement républicain, du côté espagnol, et la Confédération générale du travail (CGT), côté français. D’autres acteurs s’agrègent par la suite à ce programme – ou cherchent à le concurrencer en montant des comités rivaux. Cependant, jusqu’à la fin de la guerre civile, la CGT continue, à travers son Comité d’accueil aux enfants d’Espagne (CAEE), à superviser la majorité des dix à quinze mille enfants espagnols évacués à un moment donné vers le territoire français1.

2 Dans le cadre de l’émergence des États-nations européens au XIXe siècle, l’enfant est de plus en plus considéré comme l’une des clés de la puissance future, et donc un enjeu politique. Dans la France du tournant du XXe siècle, par exemple, tant les politiques sociales que scolaires sont orientées vers l’accroissement et l’amélioration du patrimoine humain de la Nation, dans le cadre de la rivalité avec l’Allemagne. De même, dans la Bohême disputée entre nationalistes tchèques et allemands, la protection

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sociale et l’école sont les moyens privilégiés d’une lutte acharnée pour l’appropriation nationale des enfants2. Le meilleur moyen de « faire » des Français, des Allemands, des Tchèques, etc., n’est-il pas de les prendre dès le plus jeune âge3 ? Il n’est donc pas étonnant que les guerres du premier XXe siècle, qui ont touché les populations civiles avec une ampleur inédite, aient poussé les États à protéger particulièrement les enfants, que ce soit par des politiques de protection sociale qui se poursuivront en temps de paix, ou par des opérations de sauvetage ad hoc. Ainsi, des évacuations enfantines, concernant parfois des dizaines de milliers d’enfants, sont organisées à plusieurs reprises en Europe entre 1914 et 1945, pour les mettre à l’abri de la faim et des violences guerrières4. Pendant la guerre d’Espagne, des enfants de Malaga, Tolède et Madrid sont évacués vers les zones orientales de la péninsule, éloignées des combats. Dans le cadre du mouvement international de solidarité envers la République espagnole, des groupes d’enfants sont également envoyés passer les années de guerre à l’étranger. Mais cet éloignement risque de distendre les liens entre l’État-nation espagnol et « ses » enfants. Il fait aussi surgir le spectre de leur « dénationalisation ». Dès lors, la relève de l’État providence espagnol par l’aide humanitaire ne se fait pas à n’importe quelles conditions.

3 Cet article porte sur les modalités négociées (et parfois contestées) entre le gouvernement espagnol et la CGT, de l’évacuation des enfants espagnols vers la France au cours de la guerre civile. Par là, il s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’histoire de l’action humanitaire. Celle-ci est encore mal connue, malgré l’importance du phénomène dans nos sociétés contemporaines5. Elle a longtemps été victime d’une certaine myopie chronologique, qui la faisait débuter après la seconde guerre mondiale ou, pire, dans les années 1970. Dès lors, les époques précédentes se sont trouvées rejetées dans une « préhistoire6 » de l’humanitaire. Mais depuis quelques années, une nouvelle historiographie insiste sur l’importance du XIXe siècle et la transition provoquée par le premier conflit mondial vers un « humanitarisme moderne7 » qui se consacre en priorité à l’enfance. En effet, jusque-là, l’humanitaire se consacre à la réglementation des violences sur le champ de bataille et aux secours aux soldats blessés et prisonniers de guerre. Il s’institutionnalise dans le Comité international de la Croix- Rouge (CICR) et dans les conventions de Genève et La Haye de 1906-19078. Mais la Grande Guerre et ses lendemains voient l’émergence d’un nouveau type d’humanitaire, qui prend acte des effets de la guerre totale et s’intéresse aux civils – mais pas à n’importe quels civils. Un membre du CICR résume bien cette évolution après une entrevue en 1920 avec Eglantyne Jebb, fondatrice de la première organisation humanitaire d’aide aux enfants, l’Union internationale de secours aux enfants : « Il faut enfin que nous puissions proclamer que la guerre qui s’arrête devant le combattant blessé doit encore bien davantage respecter l’enfant innocent9. »

4 Le deuxième apport de cette historiographie récente est d’avoir mis au jour les liens ambigus entretenus, dès ses origines, par ce nouvel humanitarisme avec les derniers feux du colonialisme. Ces liens s’observent à deux niveaux. D’une part se logent, au cœur des premières actions internationales d’aide à l’enfance, des rapports de force géopolitiques inégaux. Keith Watenpaugh montre par exemple combien le sauvetage par la Société des Nations des enfants arméniens déportés et séquestrés pendant le génocide n’a été possible que grâce à une situation de quasi-occupation de l’ancien Empire ottoman. L’humanitarisme, en cela, dépend autant qu’il accentue des relations structurellement asymétriques, concrétisées ici par la perte de souveraineté presque

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totale du pays récipiendaire de l’aide10. D’autre part, le contenu même des projets de protection de l’enfance vise souvent à modifier les normes et comportements des populations et familles secourues. Au début des années 1920, certains travailleurs humanitaires américains n’hésitent pas à décrire, par exemple, les Européens de l’Est qu’ils secourent comme « des idiots et des crétins11 », et les mœurs des familles françaises de « barbares12 ». En ce sens, les politiques humanitaires de l’entre-deux- guerres héritent manifestement d’une partie du langage, des pratiques et des rapports de force internationaux associés à la mission civilisatrice des puissances coloniales – y compris lorsque ces politiques sont destinées, par une étrange ironie du sort, à ces anciennes puissances elles-mêmes.

5 Or, l’action lancée à partir de novembre 1936 par le Comité d’accueil aux enfants d’Espagne présente l’intérêt, il nous semble, d’éclairer un autre aspect de l’humanitaire de l’entre-deux-guerres et de montrer par là sa complexité. En effet, ici, l’action humanitaire13 ne se déploie pas au sein d’une relation asymétrique quasi-coloniale : au contraire, le gouvernement espagnol jaloux de ses prérogatives négocie et, parfois, refuse les évacuations d’enfants lorsqu’elles ne remplissent pas les conditions voulues. En cela, il résiste à tout empiètement sur sa souveraineté, jusqu’à tenter de transformer l’aide humanitaire en prolongement des politiques sociales et éducatives nationales qu’il cherche à développer. Comment se joue, dès lors, le rapport de force entre dispensateur et bénéficiaire de l’aide ? Et que révèle-t-il des multiples virtualités de l’humanitaire de l’entre-deux-guerres ?

6 Pour aborder ces questions, nous nous appuyons sur des documents d’archives privées et publiques françaises et espagnoles (déposées à l’Institut d’histoire sociale de la CGT, aux Archives nationales, à la Bibliothèque internationale de documentation contemporaine et à l’Archivo General de la Administración) ainsi que sur la presse militante syndicale française. L’analyse portera d’abord sur les modalités de la négociation et renégociation de l’aide humanitaire entre la CGT et le gouvernement espagnol. Nous décrirons ensuite comment les rapports de force entre acteurs se reflètent dans les choix des lieux, des structures d’accueil et des solutions pédagogiques pour les enfants espagnols accueillis en France entre 1936 et 1939.

La négociation du contrat humanitaire

L’établissement du contrat, novembre-décembre 1936

7 En raison de sa situation géographique, la France voit arriver très vite les premiers réfugiés de la guerre d’Espagne. Des initiatives locales d’aide émergent dans leur sillage, surtout en direction des enfants. Entre août et octobre 1936, certaines organisations de secours, pour la plupart liées au conglomérat communiste, élaborent les premiers projets en vue d’organiser une évacuation d’enfants espagnols vers la France – sans succès14. Une opération de ce type, structurée et de grande ampleur, ne commence qu’en décembre 1936, après que la CGT a lancé le Comité d’accueil aux enfants d’Espagne (CAEE)15.

8 Cet organisme est le fruit de la rencontre ou, plus précisément, d’allers-retours entre sollicitations et propositions émises de part et d’autre des Pyrénées. L’idée en est d’abord proposée par les responsables de la Ligue espagnole des droits de l’homme de passage à Paris afin de plaider la cause de la République. Elle est bien accueillie par la

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CGT, notamment par les responsables ex-confédérés en contact avec la Ligue française des Droits de l’homme. Ce sont ces hommes qui décident de créer, en novembre 1936, le CAEE. Leur projet obtient rapidement l’accord du gouvernement de Léon Blum16. Plus importante est cependant la coordination avec les autorités espagnoles républicaines qui, seules, peuvent autoriser et organiser la sortie des enfants vers la France. Une réunion est organisée en décembre à Paris avec Mercedes Maestre, sous-secrétaire à la Santé et l’Assistance sociale du ministère dirigé par Federica Montseny. En résultent neuf « Indications pour la venue en France des enfants d’Espagne17 ». Un brouillon manuscrit de ce texte, dans les archives de la CGT, révèle par ses nombreux hispanismes, qu’il a d’abord été rédigé par une main espagnole, peut-être par la sous- secrétaire elle-même, en préparation ou pendant la réunion avec la CGT18.

9 Ces neuf « Indications » font l’objet d’une circulaire confédérale à toutes les fédérations nationales de la CGT et unions départementales des syndicats, chargées de créer des sous-comités d’accueil19. Elles ont donc valeur règlementaire au sein du mouvement syndical. La CGT accorde une très grande valeur à cet accord. Dans les articles publiés dans son quotidien, Le Peuple, elle rappelle inlassablement l’« accord entre le gouvernement espagnol et le Comité d’accueil aux enfants d’Espagne20 », le « plein accord avec le gouvernement républicain de l’Espagne21 », le « parfait accord avec la sous-secrétaire d’État à la Santé22 ». Dans un seul article de juillet 1937, il est fait mention de l’« accord complet », du « commun accord », puis à nouveau de l’« accord complet avec le gouvernement espagnol23 ». Un article du mois suivant souligne encore la « liaison avec les représentants du gouvernement espagnol », concluant : « Toutes ces actions, nous le répétons, se sont accomplies en complet accord avec le gouvernement espagnol24. » La CGT ne se paye pas de mots. À deux reprises au moins, en décembre 1936 et en janvier 1937, lui sont adressées des demandes individuelles d’accueil d’enfants espagnols en France. Dans les deux cas elle oppose une fin de non- recevoir, dans des termes à peu près identiques : « Nous ne prenons que les enfants qui nous sont envoyés directement par le Gouvernement de Madrid, ainsi qu’il résulte des conventions que nous avons avec ce dernier » ; « Par suite des accords que nous avons passés avec le gouvernement espagnol, notre comité doit assurer seulement l’hébergement des enfants venus d’Espagne et à nous adressés par le gouvernement25 ».

Premiers amendements au contrat initial

10 Or, en avril 1937, après seulement quatre mois, la ministre Federica Montseny amende unilatéralement les termes du contrat : « Les accords antérieurs correspondaient à l’époque au point de vue du gouvernement ; actuellement il en a changé dans le sens d’accepter uniquement le régime en colonies pour les enfants évacués à l’étranger26. » Ce revirement est loin d’être cosmétique. Comme le fait remarquer le secrétaire général du CAEE, Georges Buisson, la difficulté de trouver des lieux d’hébergement adéquats et les « dépenses considérablement plus élevées » qu’impose le régime collectif, par rapport au placement familial, fragilisent toute l’opération27. La ministre espagnole en est bien consciente, et confirme : « En ce moment nous préférons diminuer le nombre d’expéditions que de placer [les enfants] en régime familial28 ».

11 Les archives sont muettes sur la manière dont a été négocié l’accord initial de décembre 1936. Mais les courriers échangés début avril 1937 révèlent deux points importants sur les modalités de l’aide humanitaire apportée par la CGT. Tout d’abord, le

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gouvernement espagnol n’en est pas dépendant et il n’hésite pas à prendre le risque de la voir perdre en efficacité, et même se tarir, si elle ne correspond pas à ses besoins tels que lui seul les définit et redéfinit. Ici, c’est bien le gouvernement espagnol qui établit le cahier des charges humanitaires et qui décide si le CAEE, ou tout autre organisme, y répond. Ainsi, en février 1937, le gouvernement de Valence refuse l’offre d’un comité suisse d’accueillir 500 enfants espagnols, précisément parce qu’il n’est pas satisfait des conditions offertes29. En juin de la même année, malgré les besoins d’hébergement considérables créés par la chute du front Nord et le départ de dizaines de milliers de réfugiés, la même proposition est à nouveau rejetée, quoique « le seul point sur lequel [le comité suisse et le gouvernement basque de Bilbao] ne tomb[ent] pas d’accord est l’accompagnement des enfants par 2-3 maîtresses d’école espagnoles30 ».

12 Deuxième point, la CGT accepte le revirement du gouvernement espagnol sans regimber. Lorsqu’elle entend dire que celui-ci « ne se montrerait plus favorable au placement dans les familles effectué dans les conditions […] envisagées en commun », elle demande des « précisions » avec une extrême déférence : « nous nous excusons de poser les questions suivantes au sujet desquelles nous vous serions reconnaissants de nous faire connaître votre réponse […] 1°– Le CAEE peut- il continuer son action sur les bases préalablement établies ? 2°– Le Comité d’Accueil peut-il […] ? 3°– Le Comité d’Accueil peut-il […] ?31 »

Les raisons de la déférence : aide humanitaire et solidarité

13 Une telle soumission étonne. Pour la comprendre, il faut considérer le contexte global dans lequel se trouve la CGT face à la guerre civile. Le soutien au camp républicain est évident, et consensuel. Mais, comme le reste de la gauche française (hormis le monde communiste), la CGT se divise au sujet de la non-intervention. Cette dernière la met en effet devant un dilemme apparemment insoluble : faut-il donner la priorité à la solidarité antifasciste ou au pacifisme32 ? Or, l’aide aux enfants désamorce en partie le problème en permettant de soutenir la cause républicaine à travers un mode d’action humanitaire, donc potentiellement « neutre33 » politiquement. Elle répond donc, au moins ponctuellement, à la crise de conscience provoquée par la non-intervention. Dès lors, tout se passe comme si, à défaut de participer directement à la lutte militaire, la CGT palliait la non-intervention en prenant en charge des enfants « dont pour la plupart les pères accomplissent héroïquement leur devoir civique34 », action qui « aidera puissamment [ces derniers] à mener plus allègrement leur lutte libératrice35 ». Le CAEE considère dès lors « comme de son devoir de [continuer et développer son action] en accord absolu avec le gouvernement espagnol36 ». Cette notion de « devoir » produit une quasi-inversion du rapport de force humanitaire classique : c’est la CGT (et la gauche française en général) qui est débitrice du gouvernement espagnol qu’elle aide, et non l’inverse.

14 Le renversement, au moins symbolique, de la relation de pouvoir entre bienfaiteur et victime secourue explique tant l’attitude de déférence de la CGT que la légitimité incontestée du gouvernement espagnol à dicter les règles de la protection offerte aux enfants. Cette légitimité se fonde aussi sur sa capacité et sa compétence, jamais mises en doute, à prendre soin de la population civile. L’activisme en matière de protection sociale et de scolarisation, la modernité pédagogique sont des motifs stéréotypiques de l’image de la République espagnole, parangon de la civilisation et de la modernité face à

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la barbarie franquiste37. Pour choisir un exemple parmi tant d’autres, dans un reportage sur les « Visages de l’Espagne loyale », le journaliste René Davenay écrit : « Les crèches, les dispensaires foisonnent ; la misère est dépistée. […] L’assistance sociale est multiforme. […] La mortalité infantile était une des plaies de l’Espagne. Elle tend aujourd’hui à disparaître. Même note quant à l’instruction publique. L’Espagne, en 1926, comportait 52 p. 100 d’illettrés. […] Aujourd’hui, Valence, en pleine guerre, a fondé des milliers d’écoles38. »

15 L’aide humanitaire ne se justifie donc pas par l’éventuelle incompétence, voire l’incurie de l’État et des familles espagnoles. Le sens et les limites de l’aide étrangère sont parfaitement définis, lors d’une conférence internationale sur l’Aide à l’enfance espagnole organisée à Paris en juillet 1938, par la déléguée du Comité d’aide norvégien : « Notre tâche [sic] n’est donc point d’enseigner au gouvernement espagnol comment organiser le secours, il le sait déjà, il l’a déjà organisé beaucoup mieux que nous, parce qu’il connaît le peuple et ses demandes. Notre tâche [sic] est d’aider les autorités espagnoles à avoir tout ce qu’il faut pour rendre effectif le secours39. »

Des neuf Indications aux douze Points : les limites de la déférence

16 La docilité du CAEE devant les exigences espagnoles n’est cependant pas sans limites. En mai 1937, suite à un remaniement ministériel, le ministère de l’Instruction publique dirigé par le communiste Jesús Hernández prend la direction de ce qui est devenu, en quelques mois, un réseau transnational d’hébergement d’enfants espagnols couvrant l’Espagne, la France, la Suisse, la Belgique, l’Angleterre et l’URSS. Ici comme ailleurs, le parti communiste espagnol applique les principes de normalisation et de centralisation de l’action publique. Des dispositions légales mettent fin, au mois d’août 1937, à l’« état de dispersion dans lequel se trouvent actuellement, dans la plupart des pays, les services d’aide aux enfants espagnols évacués de notre territoire à l’étranger ». Le ministère créée une Délégation espagnole à l’enfance évacuée (DEEE) désignée comme « unique entité responsable de tout ce qui se réfère à l’installation, organisation, éducation et inspection des groupes d’enfants espagnols résidant à l’étranger40 ».

17 Afin d’harmoniser l’action du CAEE avec ce nouveau dispositif institutionnel, le responsable de la DEEE fraîchement arrivé à Paris, Juan Comas, propose un nouvel accord en douze points. Mais ces nouvelles demandes conduisent au bord de la rupture. Les douze points sont refusés. Au long des mois de septembre et octobre 1937, les relations s’enveniment au point que le ministre Jesús Hernández lui-même doit dire son fait au CAEE : « [L]es douze points [qui ont été soumis] supposent le maximum de concessions que le gouvernement de l’Espagne peut faire quant à l’intervention dans le contrôle, éducation et surveillance des petits Espagnols qui résident à l’étranger. S’il n’en était pas ainsi, il serait porté atteinte au décret du 6 août dernier et à l’ordre ministériel du 10 du même mois et la DEEE n’aurait aucune raison d’être41. »

18 Que s’est-il passé ? C’est en fait moins le contenu pratique et pédagogique des propositions espagnoles qui pose problème que la délimitation des responsabilités et, au final, l’équilibre du rapport de force entre les deux parties. Même si, en décembre 1936 et en avril 1937, le gouvernement espagnol avait fixé de manière plus ou moins unilatérale les conditions de l’aide humanitaire, le CAEE conservait toute autonomie pour la mener à bien sur le sol français. Les termes du contrat avaient été modifiés, mais pas son esprit. Désormais, le gouvernement espagnol veut diriger lui- même le dispositif créé par le CAEE, et faire de ce dernier son subordonné. Le délégué

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Juan Comas envoie ainsi le décret et l’ordre de création de la DEEE à toutes les colonies d’enfants espagnols en France, sans passer par le CAEE. Il se rend sans l’en aviser dans le camp provisoire du Val d’Or, près de Saint-Cloud, pour y prendre 26 enfants dont il a arrangé le placement à Marseille. Mais l’entrée au Val d’Or lui est refusée et, lors de sa réunion suivante, le 15 septembre 1937, le CAEE « reje[tte] [s]a pétition » – ce que le délégué espagnol « considère inadmissible42 ». En fait, la création de la DEEE retire à la CGT la délégation de pouvoir qui fondait son accord initial avec le gouvernement espagnol. Ceci est inacceptable pour une organisation plus puissante que jamais et à la longue tradition d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques et étatiques. Pour Georges Buisson, secrétaire adjoint de la CGT et secrétaire du CAEE, les lettres de Juan Comas sont « rédigées en des termes qu’il accepterait difficilement du gouvernement français lui-même43 ».

19 L’impasse est telle que, malgré le soutien de son ministre, le délégué espagnol se voit obliger, en octobre 1937, de mettre de l’eau dans son vin et d’édulcorer les douze points initialement imposés. À chaque paragraphe, la nécessité de la « collaboration » vient remplacer la « reconnaissance du droit de la Délégation à intervenir44 ». Que l’esprit d’indépendance de la CGT ou la volonté de contrôle espagnole soit en cause, quelques semaines plus tard, le gouvernement républicain décide d’interrompre les évacuations d’enfants à l’étranger45. Elles ne reprennent vers la France qu’après un nouveau changement ministériel, qui voit l’Instruction publique passer aux mains d’un ministre anarchiste, en avril 1938.

La mise en œuvre du contrat humanitaire

« Ménager les transitions46 »

20 La nature contractuelle et négociée de l’action humanitaire de la CGT se reflète dans le dispositif mis en œuvre à l’attention des enfants. Loin de profiter de l’immixtion humanitaire pour modifier ou « civiliser » les mœurs de ceux dont elle a la charge, elle s’efforce de maintenir leurs liens avec leur culture, leur passé, leur famille, en somme tout ce qui est compris comme participant de leur identité. En cela, elle est, à nouveau, en complet accord avec le gouvernement espagnol. À partir du moment où le séjour des enfants doit être temporaire (jusqu’à la victoire républicaine que l’on espère prochaine), « il ne peut être question d[e les] adopter […]. Rien ne doit être fait pour détourner ces enfants de leur nationalité47 ». Ceux-ci ne sont donc jamais considérés comme des enfants abstraits et sans attaches. Bien au contraire, le CAEE prend en compte leur différence culturelle, quitte à verser dans le stéréotype : « Sans doute, ils ont la belle fierté de leur race ; les méthodes coercitives n’arrivent qu’à les heurter. Ils se cabrent devant la menace et se rebellent contre les punitions48 » ; « Comme tous ceux de leur race, ces enfants sont musiciens, artistes49. » Leur langue, leur caractère, leurs opinions politiques sont valorisés : « Bientôt, ils arrivent en gare du Nord et voici qu’ils descendent et se remettent en rangs en chantant l’Internationale dans la langue espagnole, leur langue maternelle. Et lorsque le photographe les prend, tous les petits poings se dressent50. » Dès lors, « il ne faut pas qu’ils se trouvent brusquement transplantés dans un climat différent de celui auquel ils ont coutume ; il leur faut, d’autre part, une adaptation progressive à la langue française, qui ne leur est pas familière51 ».

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21 La question du climat est en effet prise très au sérieux. Les évacuations ayant commencé au début de l’hiver 1936-1937, les lieux d’hébergement sont jusqu’à la fin du printemps exclusivement localisés « dans [la] région méridionale, attendant des temps plus sereins pour les autres départements52 ». Les premiers camps provisoires sont situés dans les Pyrénées-Orientales, l’Isère, la Haute-Loire, l’Hérault, les Basses- Pyrénées. Les premiers placements définitifs en famille se font dans les Pyrénées- Orientales, le Dauphiné, l’Aude. On n’envisage d’envoyer en Hollande, en Belgique et en Suisse que « les enfants les plus robustes53 ». Si l’on suit les nouvelles publiées dans Le Peuple, ce n’est qu’à l’arrivée du printemps 1937 qu’un premier groupe d’enfants est placé en région parisienne54.

22 La nécessité de ménager des transitions conduit également le CAEE à créer des « camps de triage » dans lesquels les enfants doivent rester un mois pour subir des examens médicaux et s’adapter à leur nouvel environnement. Ces camps de triage révèlent la prise en compte, par le CAEE, des souffrances physiques et morales subies par les enfants du fait de la guerre et du déplacement : « Ce stage de transition se montre indispensable. Les souffrances des petits ont été grandes et leur état s’en ressent55. » Les camps de triage donnent aussi le temps d’organiser les placements, en essayant de régler l’épineux problème des fratries « qu’il serait cruel de séparer56 ». Une fois encore, le CAEE ne se contente pas de mots, et les recensements des enfants hébergés en France donnent toute la mesure de l’effort fourni en ce sens. Sur un échantillon de 615 enfants appartenant à 257 fratries, quinze enfants tout au plus (appartenant à onze fratries différentes) se trouvent dans un département différent de leurs frères et sœurs. Parmi les 246 fratries hébergées intégralement dans le même département, et qui regroupent 585 enfants, 28 au plus ne sont pas hébergés dans la même commune que leurs frères et sœurs. En revanche, les quatre enfants Aval sont logés à Salaise-sur- Sanne en Isère, les trois Bascaran Oleaga à Allevard-les-Bains57, etc.

23 Enfin, le CAEE ne se cache pas les complications nées du problème de la langue. Ainsi, dans les neuf indications convenues initialement avec le ministère de la Santé et de l’Assistance sociale il est prévu que « les organisations du corps enseignant [français] mettront à la disposition du comité d’accueil des professeurs parlant l’espagnol, de façon à obtenir une plus rapide adaptation des enfants58 ». Mais de telles compétences sont parfois difficiles à trouver. Ainsi lors de l’arrivée, en juillet 1937, d’un groupe de 40 enfants à Montbéliard, « les membres du comité […] aidés par deux institutrices espagnoles qui, hélas ! ne parlaient pas un mot de français, s’attachèrent à placer dans la même localité les enfants de même famille59 ». Malgré ces difficultés, comme on le voit, la présence d’institutrices espagnoles venues avec les enfants, l’attention à l’intégrité des fratries, tout est fait pour faciliter l’adaptation des enfants à un monde étranger. Car ce séjour en France ne doit pas être une simple parenthèse. L’institutrice française Marcelle Charaud, directrice suppléante de la colonie de Chantilly, le clame : « Peut-on accepter que le séjour en France de ces enfants même écourté, ne laisse en eux aucune trace ? » « Leur apprendre notre langue, avec la leur, avant l’âge des métiers ? N’est-ce pas notre devoir60 ? »

24 Au final, le dispositif d’hébergement du CAEE reflète bien l’esprit de collaboration qui imprègne tout le projet. Les responsables du CAEE essaient en effet de semer les graines d’une future amitié franco-espagnole : « Dans notre Pays ils apprennent à connaître la véritable figure de la France démocratique et hospitalière. Pour l’avenir cet amour de la seconde patrie ne peut que resserrer les liens séculaires qui unissent deux pays

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amis61. » Pour les familles, les syndicalistes et les pédagogues français, les enfants espagnols ne doivent pas vivre isolés dans des îlots d’hispanité. Sans préjudice de leur culture antérieure, ils doivent connaître la langue, la culture, les paysages de la France. Ce n’est pas, cependant, la priorité du gouvernement espagnol, surtout à partir du remaniement ministériel de mai 1937 et la création de la DEEE au mois d’août de la même année.

L’éducation nationale en exil

25 Aucune des neuf indications de l’accord conclu entre la CGT et le ministère de la Santé et de l’Assistance sociale en décembre 1936 ne porte sur l’éducation des enfants espagnols en France. Puisqu’ils doivent être placés en famille, ils suivront l’école primaire française. Le décret qui signe la reprise en main par le ministère de l’Instruction publique des enfants évacués à l’étranger fait de l’éducation, en revanche, un souci majeur. La nouvelle priorité est de donner aux enfants espagnols une éducation espagnole, en espagnol, par des Espagnols, pour s’assurer qu’ils restent bien des Espagnols. Ces enfants ne doivent donc plus être confiés à des familles françaises, mais vivre en collectivité dans des colonies d’enfants car : « le ferme critère [est] que les enfants évacués à l’étranger à cause des nécessités de la lutte reçoivent tous, dans la mesure du possible, l’éducation et l’enseignement sous la direction de maîtres espagnols afin que […] ils ne perdent pas ce qui les unit avec la culture espagnole ni surtout, la connaissance de leur langue maternelle…62 »

26 Ce tournant pédagogique et nationaliste est indissociablement lié à la volonté de reprise en main et de contrôle du gouvernement espagnol analysée plus haut. Comme le précise le nouveau délégué au CAEE, « le gouvernement d’Espagne désireux de maintenir des rapports ininterrompus avec tous les enfants espagnols évacués à l’étranger, considère – pour accomplir son devoir de tutelle et de contrôle – que ses colonies doivent être dirigées par du personnel enseignant espagnol63 ».

27 Si cette nouvelle politique provoque des tensions entre le CAEE et le gouvernement espagnol du point de vue de la répartition des pouvoirs, de nombreux pédagogues français partagent cette conception nationaliste de l’enfant ainsi que l’intérêt pour le potentiel pédagogique de la vie en collectivité64. Alors que le placement familial est plus économique et facile à mettre en œuvre et qu’elle manque dramatiquement de fonds, la section des Basses-Pyrénées du Syndicat des instituteurs se refuse en janvier 1938 à distribuer dans des familles les 480 enfants de sa colonie de Bayonne. Elle s’en explique avec éloquence à ses adhérents : « Que faire ? Répartir ces enfants dans les familles ? Non. Aimez-vous l’Espagne et voulez-vous lui rendre de bons petits Espagnols et non des petits étrangers ? Laissez ces enfants dans la Colonie. […] Et demain, l’âme toute pénétrée du génie espagnol le plus noble tout auréolé par le grand sacrifice des héros, ces enfants travailleront avec joie et enthousiasme au relèvement de l’Espagne meurtrie. […] Ensemble, les petits réfugiés vivent en Espagnols et ce sont des Espagnols bien pénétrés du génie de la race qu’il faudra rendre à leur Patrie pour qu’ils en assurent le relèvement et en dirigent les destinées65. »

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Conclusion

28 L’évacuation des enfants espagnols navigue, selon les moments et les acteurs, entre la logique humanitaire de l’aide gratuite de la France à l’Espagne, celle de la solidarité entre semblables, et les tentatives de projection sur le sol français du proto État providence espagnol, qui ferait de la CGT une sorte de service public délégué de cet État – une option inacceptable pour elle. Le rapport de force entre bienfaiteur et secouru est donc un enjeu central, mais il est moins une donnée structurelle liée au déséquilibre provoqué par un don qu’un enjeu sans cesse renégocié. L’affirmation par l’État espagnol de sa souveraineté sur ses nationaux y est pour beaucoup. Mais tout aussi important est que cette dernière soit reconnue par les dirigeants de la gauche française qui conçoivent leur action comme la réciproque du sacrifice d’une République espagnole fantasmée, dont la lutte serait menée au nom de et au bénéfice de tous contre le fascisme. Joue enfin l’ethos particulier de la solidarité identitaire (de classe), aspect fondamental de la pratique syndicale, fondant une relation d’entraide entre égaux.

29 L’historiographie de l’humanitaire définit généralement son objet en termes d’acteurs, et non d’actions66. Ceci conduit à une relative cécité devant les opérations humanitaires menées par des organisations qui ne poursuivent pas, en temps normal, ces buts – comme la CGT. La plupart des travaux portent sur les acteurs institutionnels (Société des Nations, Nations unies) et sur les grandes organisations estampillées « humanitaires ». Or, l’humanitaire relève peut-être davantage d’un mode d’action que d’un type d’acteur ou d’une « posture idéologique67 ». Il est permis de supposer que si l’on change de point d’entrée, son histoire pourrait s’en trouver à la fois enrichie et complexifiée.

NOTES

1. Le gouvernement espagnol comptabilise, en mars 1938, 7 305 enfants hébergés en France sous son contrôle. De nombreuses organisations concourent à leur soutien, de l’union des syndicats de la Marne au Comité suédois d’aide à l’Espagne. Mais toutes sont supervisées, de près ou de loin, par le CAEE, c’est-à-dire la CGT. Fontainebleau, Centre des Archives Contemporaines (ci-après CAC), Fonds de la Commission d’aide aux enfants espagnols réfugiés en France, 20010221/9, inventaire 2, dossier 2, f. 66-76, Rapport que la Délégation espagnole pour l’enfance évacuée présente à la conférence organisée par le Comité international de coordination et d’aide à l’Espagne républicaine, Paris, 20-21 novembre 1937. Annexe III et Supplément n° 1.

2. ZAHRA Tara, Kidnapped Souls: National Indifference and the Battle for Children in the Bohemian Lands, 1900-1948, Ithaca/London, Cornell University Press, 2008, XII-279 p. 3. Nous reprenons bien sûr cette expression de THIESSE Anne-Marie, Faire les Français : quelle identité nationale ?, Paris, Stock, 2010, 194 p.

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4. En dehors de l’immense bibliographie anglo-saxonne sur l’opération Pied Piper, voir DOWNS Laura Lee, « Les évacuations d’enfants en France et en Grande-Bretagne (1939-1940) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2, 2011, p. 413-448, qui fait également référence aux évacuations enfantines de 1918. Sur des épisodes moins connus de l’entre-deux-guerres : FISCHER Conan, The Ruhr crisis, 1923-1924, Oxford, Oxford University press, 2003, p. 117-135 ; SHARPLES Caroline, « Kindertransport : Terror, Trauma and Triumph », History Today, vol. 60, 3, 2004, p. 23-29. Nous nous permettons également de renvoyer au premier chapitre de notre thèse en cours intitulée « L’évacuation et l’accueil des enfants espagnols en France : cartographie d’une mobilisation transnationale (1936-1942) », menée à l’EHESS sous la direction de Laura Lee Downs. 5. BRODIEZ Axelle, DUMONS Bruno, « Éditorial : Faire l’histoire de l’humanitaire », Le mouvement social, 227, 2009/2, p. 3‑8. 6. RYFMAN Philippe, Une histoire de l’humanitaire, Paris, la Découverte, coll. « Repères », 2008, p. 11. Une exception salutaire à cette myopie dans BECKER Annette, Oubliés de la Grande Guerre : humanitaire et culture de guerre, 1914-1918 : populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Paris, Hachette Littérature, 2003, 395 p. 7. WATENPAUGH Keith David, « The League of Nations’ Rescue of Armenian Genocide Survivors and the Making of Modern Humanitarianism, 1920-1927 », The American historical review, vol. 115, 5, 2010, p. 1315‑1339. Voir également les numéros spéciaux récemment consacrés à ce thème dans deux revues françaises, et qui traitent tous deux de l’avant 1945 : BRODIEZ Axelle, DUMONS Bruno (dir.), Le Mouvement Social, « Faire l’histoire de l’humanitaire », 227, 2009/2, 122 p. ; et BOSSUAT Gérard, Matériaux pour l’histoire de notre temps, « Les humanitaires européens au XXe siècle : entre urgence et diplomatie », 3, 2009, 94 p. 8. BECKER, Oubliés de la Grande Guerre…, p. 155‑157.

9. MARSHALL Dominique, « The Construction of Children as an Object of International Relations: The Declaration of Children’s Rights and the Child Welfare Committee of League of Nations, 1900-1924 », International Journal of Children’s Rights, 7, 1999, p. 134. 10. WATENPAUGH, « The League of Nations’ rescue… » Ceci va tout à fait dans le sens des observations du sociologue Didier Fassin, qui montre combien l’inégalité du rapport de force au sein de la relation humanitaire est structurelle et, en ce sens, lui est inhérente : « Le problème n’est toutefois pas psychologique, ni même éthique […] : il est strictement sociologique. Ce n’est pas la condescendance éventuelle de l’aidant qui est en cause, pas plus que la signification de son acte d’aider, ce sont les conditions du rapport social liant les deux parties qui, au-delà de toute intention des agents, font de la compassion un sentiment moral sans réciprocité possible. » FASSIN Didier, La raison humanitaire : une histoire morale du temps présent, Paris, Gallimard, coll. « Hautes études », 2010, p. 11. 11. « Idiots and cretins abound », ZAHRA Tara, The Lost Children : Reconstructing Europe’s Families After World War II, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2011, p. 40. 12. Selon les mots de la quaker britannique Francesca Wilson au sujet des familles françaises auprès desquelles elle travaille. Ibid., p. 28. 13. Précisons que, dans le cas qui nous occupe, les acteurs qualifient eux-mêmes systématiquement leur action d’« humanitaire ». Pour une brève discussion de leurs

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usages de cette catégorie, nous nous permettons de renvoyer à KEREN Célia, « Niños víctimas con el puño en alto. Los niños españoles evacuados a Francia durante la Guerra de España », TRUC Gérome (dir.), Víctimas políticas en España y Europa, Madrid, Éditions de la Casa de Velázquez, à paraître en 2013. 14. Une première tentative d’évacuation organisée d’enfants est portée, dès le mois d’août 1936, par l’Association nationale du soutien de l’enfance, héritière du Secours ouvrier international. Elle est ensuite relayée par le Secours rouge/populaire de France, qui soutient un groupe d’enfants évacués d’Irun et hébergés dans une institution près de Biarritz. La fondation du CAEE et la reconnaissance par le mouvement international d’aide à l’Espagne de son monopole sur les évacuations d’enfants vers la France font donc l’objet d’une lutte assez âpre, remportée par ce dernier. Le CAEE constitue dès lors l’accueil des enfants espagnols en domaine quasi réservé de la gauche non communiste et donc, au sein de la CGT, des ex-confédérés. À ce sujet, voir le chapitre 2 de notre thèse en cours, « L’évacuation et l’accueil… » 15. Sur la création du CAEE et son identification avec la CGT, voir KEREN Célia, « Les défis de la solidarité internationale : La collaboration entre la Ligue des Droits de l’homme et la Confédération générale du travail au sein du Comité d’accueil aux enfants d’Espagne (1936-1939) », DARD Olivier, SÉVILLA Nathalie (dirs.), Le phénomène ligueur en Europe et Amérique du Nord, Metz, Presses Universitaires de Metz, 2011, p. 269-286. 16. Ibid. Cet accord est assorti d’une certaine bienveillance, y compris des autorités locales, au moins jusqu’à l’éclatement du Front populaire en 1938. Le gouvernement français laisse cependant aux seules organisations privées la gestion du programme d’évacuation. Il n’est sollicité que sur des points réglementaires précis. 17. « Indications pour la venue en France des enfants d’Espagne », La Voix du Peuple. Bulletin officiel de la Confédération générale du travail (ci-après LVP), décembre 1936, p. 793. 18. Montreuil, Institut d’Histoire sociale de la CGT (ci-après IHS-CGT), Fonds de la CGT rapatrié de Russie, Activités internationales, 97CFD45/6, « Indications à suivre pour la venue des enfants Espagnols en France », document manuscrit, sd, f. 15. 19. « Circulaire H. 76 de Georges Buisson destinée aux Fédérations nationales et aux Unions départementales : “Pour Aider l’Espagne !” Paris, 29 décembre 1936 », LVP, décembre 1936, p. 791-792. 20. « Indications pour la venue en France des enfants d’Espagne », LVP, décembre 1936, p. 793. 21. « L’effort de solidarité doit continuer pour les petits orphelins espagnols. Sous l’égide de la CGT le Comité d’Accueil adresse à tous un pressant appel », Le Peuple. Organe officiel de la Confédération Générale du Travail (ci-après Le Peuple), 5882, 27 février 1937, p. 4. 22. « La CGT à la radio. L’accueil aux enfants d’Espagne », Le Peuple, 5816, 23 décembre 1936, p. 2. 23. « L’accueil aux Enfants d’Espagne », LVP, juillet 1937, p. 457-466. 24. « L’accueil aux Enfants d’Espagne », LVP, août 1938, p. 555-557. 25. Montreuil, IHS-CGT, Fonds de la CGT rapatrié de Russie, Activités internationales , 97CFD45/6, Copie de la lettre de Georges Buisson, secrétaire-adjoint de la CGT, à Julien Forgues, secrétaire de l’Union départementale des syndicats de Haute-Garonne, Paris,

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5 janvier 1937, f. 9 ; et copie de la lettre de Georges Buisson au Comité d’aide au peuple espagnol, Paris, 24 décembre 1936, f. 21. 26. Fontainebleau, CAC, Fonds de la Commission d’aide aux enfants espagnols réfugiés en France, 20010221/9, inventaire 2, dossier 3, f. 179, Lettre de Federica Montseny au CAEE, Valence, 8 avril 1937 : « Los acuerdos anteriores respondían entonces al criterio del Gobierno : actualmente éste lo ha modificado en el sentido de aceptar solo el régimen de Colonias para los niños evacuados en el extranjero ». 27. Ibid., f. 181-186, copie de la lettre de Georges Buisson, secrétaire du CAEE, au ministère de la Santé et de l’Assistance sociale à Valence, sd [Paris, 31 mars 1937]. 28. Ibid., f. 179, lettre de Federica Montseny au CAEE, Valence, 8 avril 1937 : « En este momento preferimos disminuir el número de envios que no [sic] colocarlos en régimen familiar ». 29. FARRÉ Sebastián, « Política y propaganda : niños refugiados en Suiza durante la Guerra Civil », ALTED Alicia, GONZÁLEZ Roger et JOSÉ MILLÁN Maria (dir.), El exilio de los niños, Madrid, Fondation Francisco Largo Caballero, Fondation Pablo Iglesias, 2003, p. 117. 30. Montreuil, IHS-CGT, Fonds de la CGT rapatrié de Russie, Activités internationales , 97CFD45/6, f. 15-16, Lettre de Suzanne Blum, pour le Arbeitsgemeinschaft für Spanienkinder, à Georges Buisson, secrétaire général du CAEE, Berne, 12 juin 1937. 31. Fontainebleau, CAC, Fonds de la Commission d’aide aux enfants espagnols réfugiés en France, 20010221/9, inventaire 2, dossier 3, f. 181-186, Copie de la lettre de Georges Buisson, secrétaire du CAEE, au ministère de la Santé et de l’Assistance sociale à Valence, s. d. [Paris, 31 mars 1937]. 32. LABORIE Pierre, « Espagnes imaginaires et dérives pré-vichystes de l’opinion française, 1936-1939 », SAGNES Jean, CAUCANAS Sylvie (dir.), Les Français et la guerre d’Espagne, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 1990, p. 93. 33. L’idée de neutralité est fondamentale au développement de l’humanitaire, notamment en direction des enfants. MARSHALL, « The Construction of Children… », p. 138-139, art. cit. Sur le rapport entre aide aux enfants et non-intervention, voir KEREN Célia, « Les enfants espagnols réfugiés en France : 1939 ou la crise de la solidarité ouvrière », Cahiers du Centre de recherches historiques, 44, octobre 2009, p. 75-89. 34. « Circulaire H. 76 de Georges Buisson destinée aux Fédérations nationales et aux unions départementales : “Pour Aider l’Espagne !” Paris, 29 décembre 1936 », LVP, décembre 1936, p. 791-792. 35. Ibid. 36. Fontainebleau, CAC, Fonds de la Commission d’aide aux enfants espagnols réfugiés en France, 20010221/9, inventaire 2, dossier 3, f. 181-186, Copie de la lettre de Georges Buisson, secrétaire du CAEE, au ministère de la Santé et de l’Assistance sociale à Valence, s. d. [Paris, 31 mars 1937]. 37. En cela, la propagande républicaine perpétue de manière frappante la culture de guerre de 14-18. Voir AUDOIN-ROUZEAU Stéphane et BECKER Annette, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, 272 p. 38. DAVENAY René, « IV. Valence, au cœur de l’Espagne loyale », Le Peuple, 6131, 3 novembre 1937, p. 1. 39. Fontainebleau, CAC, Fonds de la Commission d’aide aux enfants espagnols réfugiés en France, 20010221/8, dossier 305, f. 27-29, Rapport de Nini Haslund, déléguée du Comité

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d’aide de Norvège et de l’Office international pour l’enfance à Valence, « Le travail de secours international. Les dispensaires ». 40. Ibid., 20010221/9, inventaire 2, dossier 2, f. 88-89, brochure du ministère de l’Instruction publique : « Délégation Espagnole pour les Enfants évacués. Paris », contenant le décret de la présidence du Conseil des ministres du 6 août 1937 et l’ordre du ministère de l’Instruction publique du 10 août 1937. 41. Ibid., f. 145-146, communication officielle de Jesús Hernández, ministre de l’Instruction publique, à Juan Comas, délégué espagnol à l’enfance évacuée, Valence, 15 octobre 1937, transmise au CAEE le 20 octobre 1937. 42. Ibid., f. 116-119, lettre de Juan Comas, délégué espagnol à l’enfance évacuée, à Georges Buisson, secrétaire du CAEE, Paris, 17 septembre 1937. 43. Ibid., f. 131, Copie de la lettre de Georges Buisson, pour le CAEE, à Juan Comas, le 30 septembre 1937. 44. Ibid., f. 148-149, Note de la DEEE à l’intention du CAEE, Paris, 25 octobre 1937. 45. Nanterre, Bibliothèque de documentation internationale et contemporaine, Archives de la Ligue des Droits de l’homme, FΔrés. 798/61, dossier 3, f. 95-107, Bulletin d’Information du Comité international de coordination et d’information pour l’aide à l’Espagne républicaine (CICIAER), 15 janvier 1938. 46. « L’accueil aux enfants d’Espagne », LVP, juillet 1937, p. 457-466. 47. LAPIERRE Georges, « Pour les enfants de nos camarades instituteurs espagnols », L’École Libératrice. Organe hebdomadaire du Syndicat National des Institutrices et Instituteurs publics de France et ses Colonies, 8e année, 17, 30 janvier 1937, p. 404. 48. « L’accueil aux Enfants d’Espagne », LVP, juillet 1937, p. 457-466. 49. ALM, « Un admirable exemple de solidarité. Le Comité d’Accueil aux Enfants d’Espagne », Messidor. Hebdomadaire de la démocratie syndicale, 12, vendredi 3 juin 1938, p. 21. 50. JOUENNE Alice, « Chassés du nid. L’émouvant exode des enfants d’Espagne », Le Peuple, 5972, 28 mai 1937, p. 1. 51. « Circulaire H. 76 de Georges Buisson destinée aux Fédérations nationales et aux unions départementales : “Pour Aider l’Espagne !” Paris, 29 décembre 1936 », LVP, décembre 1936, p. 791-792. 52. BUISSON Georges, « Dimanche 4 avril. Journée nationale de solidarité pour les enfants d’Espagne », Le Peuple, 5907, 24 mars 1937, p. 1. 53. « La CGT à la radio. L’accueil aux enfants d’Espagne. Causerie faite par Georges Buisson au poste de la Tour Eiffel », Le Peuple, 5886, 3 mars 1937, p. 2. 54. « Comment à Valence on considère le projet de trêve ou de médiation. “Pas de paix de Vergara !” », Le Peuple, 5970, 26 mai 1937, p. 1. 55. Cf. note 53. 56. « L’accueil aux enfants d’Espagne », LVP, juillet 1937, p. 457-466. 57. Alcalá de Henares, Archivo General de la Administración, Fondo Presidencia, (09)51/21124. « Relación de niños españoles con indicación del Departamento en que fueron alojados en Francia », sans date. Nous précisons « tout au plus » car nous ignorons le lieu (département et/ou commune) de résidence de certains enfants. Ainsi, sur les onze fratries que nous considérons comme ne résidant pas intégralement dans le même

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département, dans trois cas, nous considérons la fratrie comme séparée car nous ignorons où se trouve l’un de ses membres - il pourrait aussi bien être, en fait, dans le même département. Dans quatre autres cas sur les onze, un seul enfant est isolé d’une fratrie supérieure ou égale à trois individus (et dont les autres membres résident bel et bien dans le même département). Bien évidemment, la distance peut être grande au sein d’un département, et même s’ils sont placés dans une même commune, le sentiment de séparation des frères et sœurs peut être important. Nous nous intéressons ici uniquement aux objectifs du CAEE, et non au vécu des enfants. 58. « Indications pour la venue en France des enfants d’Espagne », LVP, décembre 1936, p. 793. 59. « Dans le Doubs. Une émouvante réception des enfants d’Espagne à Montbéliard », Le Peuple, 6022, 17 juillet 1937, p. 5. 60. BISO Jean, « Avec les enfants réfugiés espagnols. Au centre d’accueil de Chantilly », Le Peuple, 6059, 23 août 1937, p. 1. 61. Fontainebleau, CAC, Fonds de la Commission d’aide aux enfants espagnols réfugiés en France, 20010221/9, inventaire 2, dossier 3, f. 13, Lettre d’Élie Sermet, secrétaire général de l’union départementale des syndicats de l’Aude, au préfet de l’Aude, 19 juillet 1938. 62. Ibid., dossier 2, f. 88-89, brochure du ministère de l’Instruction Publique : « Délégation Espagnole pour les Enfants évacués. Paris », contenant le décret de la présidence du Conseil des ministres du 6 août 1937 et l’ordre du ministère de l’Instruction publique du 10 août 1937. 63. Ibid., f. 93-96, Copie de la lettre de Juan Comas, délégué espagnol à l’enfance évacuée, au CAEE, Paris, 30 août 1937. 64. Sur le débat entre les mérites respectifs du placement familial et du régime collectif, et le consensus final autour de la valeur pédagogique de ce dernier, voir DOWNS Laura Lee, Histoire des colonies de vacances de 1880 à nos jours, Paris, Perrin, 2009, 433 p. 65. J. L., « Un sou par jour », Bulletin du Syndicat national des instituteurs. Section des Basses-Pyrénées, 43, janvier 1938. 66. Par exemple RYFMAN Philippe, « Non-Governmental Organizations: an Indispensable Player of Humanitarian Aid », International Review-Red Cross-New Series, 2007, 89/865. 67. BRODIEZ Axelle, Le Secours populaire français, 1945-2000 : du communisme à l’humanitaire, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2006, p. 37.

RÉSUMÉS

Pendant la guerre d’Espagne (juillet 1936-avril 1939), trente mille enfants espagnols sont évacués de la zone républicaine vers des pays étrangers, dont environ la moitié vers la France. Ils y sont pris en charge, hébergés dans des familles ou des colonies collectives, et scolarisés. Mais cet éloignement risque de distendre les liens entre l’État-nation espagnol et « ses » enfants. Il fait aussi surgir le spectre de leur « dénationalisation ». Dès lors, la relève de l’État providence espagnol par l’aide humanitaire ne se fait pas à n’importe quelles conditions. Cet article analyse

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la négociation par le gouvernement espagnol et la Confédération générale du travail de l’évacuation des enfants espagnols vers la France, et les implications pratiques de cet aspect négocié dans les choix des lieux, des structures d’accueil et des solutions pédagogiques. Ce cas amène à repenser la question du rapport de force entre bienfaiteur et victime secourue qui se joue dans l’action humanitaire, et des liens entre humanitarisme et solidarité dans les années 1930.

During the Spanish Civil War (July 1936-april 1939), 30.000 children were evacuated from the Republican zone to foreign countries, and about half of them went to France. There, they were taken care of, placed with French families or housed in children’s homes, and educated. But the distance could jeopardize the relations between the Spanish Nation-State and “its” children. It also raised fears of denationalization. When humanitarian aid took over from the Spanish Welfare State, certain conditions had thus to be met. This article analyzes how the Spanish government and the French trade union negotiated the evacuation of Spanish children to France, and the practical implications of this negotiated dimension in the places, accomodation structures and pedagogical solutions that were chosen for the Spanish children. This example leads us to rethink the imbalance of power between the provider and receiver of aid, and the connections between humanitarianism and solidarity in the 1930s.

INDEX

Mots-clés : migrations forcées, enfants, Espagne, France, guerre civile, aide humanitaire Keywords : forced migrations, children, Spain, France, civil war, humanitarian aid

AUTEUR

CÉLIA KEREN Célia Keren est doctorante en histoire à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris, sous la direction de Laura Lee Downs. Sa thèse porte sur « L’évacuation et l’accueil des enfants espagnols en France : cartographie d’une mobilisation transnationale (1936-1942) ». Elle est membre-chercheur de l’École des hautes études hispaniques et ibériques (EHEHI) de la Casa de Velázquez, Madrid.

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Pistes de recherche

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Vers le chemin de la vie : le discours communiste lors de la campagne médiatique contre les bagnes d’enfants, 1934-1938 On the Road to Life : French Communist Discourse and the Media Campaign against Juvenile Penal Colonies, 1934-1938

Kari Evanson

1 Vitrine internationale d’une pédagogie soviétique, le film Le Chemin de la vie (putyovka v zhizn, 1931) de Nicolaï Ekk, raconte la construction d’une colonie pour mineurs. Il s’inspire de la mise en place de la commune Bolchevo (1924) qui repose sur le travail pédagogique d’Anton Makarenko et la mise en place de sa première colonie pour enfants abandonnés et délinquants d’Ukraine : la colonie Gorki, fondée en 19201. Le film met en scène les principes d’éducation sociale élaborés par Makarenko et d’autres éducateurs soviétiques, principes qui reposent sur la nature volontaire du séjour, le travail productif pour le bien de la collectivité, l’engagement personnel dans l’organisation et l’administration de la commune. L’importance de cette pratique éducative au niveau international s’est affirmée au moment de la publication du Poème pédagogique, livre où Makarenko retrace son expérience de la mise en place des colonies de Gorki et de Dzerjinski pendant les années 1920. Depuis sa traduction en français en 1939, cet ouvrage demeure une « référence incontournable de la pédagogie »2. Or ce « rêve d’une collectivité s’éduquant elle-même » doit vite faire face aux réalités de l’époque et se heurte aux difficultés matérielles et à l’inertie de la société3. Comme l’a bien remarqué Dorena Caroli, Le Chemin de la vie constitue une manipulation de l’histoire de la protection sociale des enfants abandonnés et des délinquants juvéniles4. En promouvant ce mythe du collectivisme, il occulte le rôle toujours grandissant de la Guépéou (l’OGPU), la police politique de Staline, dans la gestion des colonies pour jeunes délinquants et enfants des rues ou besprizornye, gestion qui autorise la répression et la déportation. Selon Dorena Caroli, « ce fut la publication du Poème

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pédagogique de A. S. Makarenko, en 1935, qui fit place à la période stalinienne, et à la reprise en main des besprizornye par l’OGPU, fer de lance de la répression des “ennemis du peuple”5 ».

2 En France, ce mythe a la vie longue. Le parti communiste français (PCF) et ses organisations satellites humanitaires affirment dans leur discours sur la protection sociale de l’enfance malheureuse, la nécessité de montrer à ces enfants « le chemin de la vie ». Le mythe d’une collectivité enfantine susceptible de donner un jour naissance à une société nouvelle se présentait comme la réponse parfaite au problème des colonies pénitentiaires pour mineurs. Et c’est Le Chemin de la vie qui a surtout véhiculé cette image de la réussite du collectivisme à l’étranger ainsi qu’une célébration du socialisme international. Des références au film ainsi que des projections en séance privée ont ressurgi lors de la révolte à Belle-Île en 1934 et avec le commencement du scandale des bagnes d’enfants6. Au moment où le pénal commençait à prendre le dessus sur l’éducation dans le traitement des délinquants juvéniles en URSS, la France célébrait encore ce mythe de l’éducation soviétique.

3 Le Chemin de la vie est produit par Mejrabpom, la compagnie de production cinématographique liée au Secours ouvrier international. Le film surgit sur la scène internationale à l’occasion de la première édition de la Mostra de Venise en 1932 où Nikolaï Ekk gagne le prix du meilleur réalisateur, qui est alors décerné par les spectateurs puisque le principe du jury n’est mis en place que lors de l’édition de 1934. Premier film russe parlant, cette perle de l’histoire du cinéma raconte la construction d’une colonie de travail pour mineurs vagabonds et délinquants. L’action du film se déroule en 1923, directement après la famine de 1921 qui avait jeté de nombreux enfants à la rue. Ces enfants vagabonds, les besprizornye, étaient devenus un tel problème que le gouvernement soviétique ne pouvait plus les ignorer7. Le personnage principal, Nicolas Sergeyev, pédagogue dont la démarche rappelle celle de Makarenko, tente d’apporter une solution au problème des enfants abandonnés. Il invite les jeunes garçons à le rejoindre dans son projet de collectif de travail. Sergeyev débute alors avec un premier groupe de jeunes et petit à petit la confiance s’installe et ils se mettent à travailler ensemble à la construction d’un chemin de fer qui relierait la colonie à la ville la plus proche. Malgré des actions de sabotage menées par le chef de bande, Jigan Mikhail Jarova, les enfants réussissent à mener à terme ce projet. Seulement, le premier voyage du train se transforme en cortège funèbre pour un des enfants, Mustapha, qui a été tué par Jigan.

Les images de la délinquance juvénile

4 Tout comme la presse populaire, le PCF s’est intéressé au scandale des bagnes d’enfants, comme en témoignent les articles qui lui sont consacrés dans ses publications (L’Humanité, Ce Soir, Avant-garde et La Défense). Mais ce sont surtout les associations satellites d’entraide (le Secours rouge international et le Secours ouvrier international) qui, de par leur politique d’ouverture au social, ont formulé la réponse communiste au problème des colonies pénitentiaires pour mineurs. Par le biais d’enquêtes dans leurs journaux respectifs, de publications de brochures et d’organisations de meetings, ces deux associations ont célébré la réponse soviétique à la délinquance juvénile. Elles font référence à la commune de Bolchevo et à la nécessité de montrer aux enfants perdus de l’hexagone « le chemin de la vie ».

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5 Ces deux associations de secours sont issues de la réponse du Komintern à la répression antirévolutionnaire en Europe8. Fondé à Moscou en 1922, le Secours rouge international, dont la section française est créée en 1923, a pour mission « de prêter un secours matériel, moral, politique et juridique aux victimes de la lutte de classes révolutionnaire sans distinction de parti dans le monde entier, en éveillant et développant la solidarité internationale des masses laborieuses9 ». Le Secours ouvrier international, créé lors du congrès de Paris en 1924, s’inscrit dans le vaste mouvement humanitaire qui accompagne la fin de la première guerre mondiale et dont le secours aux enfants constitue une des préoccupations essentielles10. Vite concurrencé par le Secours rouge international, le Secours ouvrier international se focalise exclusivement en décembre 1935 sur l’enfance malheureuse en devenant l’Association nationale de soutien de l’enfance (ANSE)11. Au même moment, le Secours rouge international se transforme en Secours populaire de France et des colonies (Secours populaire français), en réponse à la nouvelle ligne, suivie depuis Moscou et impulsée par le discours de Thorez du 26 juin 1934, qui prône la lutte antifasciste et le front unique12. Cet abandon, à partir de la fin de 1934, du discours « classe contre classe » conduit à ce glissement sémantique de « classe » au « peuple », de Secours « rouge » à Secours « populaire ». Le but de l’association change au moins au niveau du discours, et passe de la défense à la solidarité, changement qui traduit une plus grande ouverture à la solidarité sociale.

6 Or, lors de la révolte et de l’évasion de 56 colons de Belle-Île en août 1934, c’est encore le discours de classe qui domine dans les réponses du Secours rouge international et du Secours ouvrier international. Si les deux associations désignent le capitalisme comme le coupable et en fait la cause même de l’existence des bagnes d’enfants, elles ne présentent pas les colons de la même manière. Tandis que le Secours rouge international ou plus tard le Secours populaire français traite du cas très spécifique des enfants à Belle-Île ou de celui de Roger Abel, mort de tuberculose à la colonie correctionnelle d’Eysses en 1937, le Secours ouvrier international occulte ses exemples spécifiques pour mener une discussion sur l’enfance malheureuse en général. L’explosion de la campagne médiatique contre les bagnes d’enfants donne donc l’occasion aux deux associations de saisir l’indignation populaire qui a été révélée et alimentée par la presse pour lancer un programme d’éducation et d’action.

7 En qualité d’association de défense des détenus, le Secours rouge international s’est directement lancé dans la campagne médiatique lors de la révolte de Belle-Île afin de défendre ces adolescents qui ont protesté contre leur enfermement. Le Secours rouge international qui entend faire de son organe de presse, La Défense, un journal de masse, entreprend une grande enquête sur les bagnes d’enfants et les conditions de détention à Belle-Île13. Envoyé sur place, Joseph Clément Didier, métallurgiste et membre du comité central du Secours rouge international, se met donc dans la peau du grand reporter justicier qui doit faire surgir la vérité. Outre son enquête sur place, Didier participe aussi à de nombreuses conférences sur les bagnes d’enfants organisées dans le Morbihan14. L’intervention de Didier doit répondre à la question posée par le journaliste Pierre Marnaves dans La Défense : « Mais pourquoi sont-ils partis ? Pourquoi ont-ils tenté cette aventure insensée, avec pas une chance sur mille de réussir15 ? » En guise de réponse, Marnaves et Didier présentent les colons de Belle-Île comme victimes du gouvernement bourgeois. Victimes certes, mais non sans défense. Ces adolescents ont été poussés à s’évader par les conditions brutales d’emprisonnement et ont courageusement protesté contre ces conditions par une mutinerie spontanée. En

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peignant les colons comme adolescents victimes d’un régime mais aussi comme jeunes travailleurs ayant acquis un métier, le Secours rouge international veut relier la lutte des colons de Belle-Île et la grande lutte du prolétariat16. Ces colons étaient alors moins des enfants innocents ou malheureux que des travailleurs opprimés par un régime disciplinaire. Afin d’insister sur cette image, Didier se concentre exclusivement sur l’appareil disciplinaire au lieu de présenter un panorama général de la colonie comme c’est le cas des reportages classiques17.

8 En ce monde clos qui doit illustrer le monde du travail, ces jeunes colons sont constamment sujets aux brimades et à l’injustice de leurs patrons : les gardiens. Didier présente l’histoire du jeune Roy comme un parfait exemple de cet environnement d’oppression. Cité comme un des meilleurs travailleurs de l’établissement, Roy a même été autorisé à fabriquer ses propres outils en vue d’une libération prochaine. Selon Didier, un gardien décide un jour de provoquer Roy en le mettant au pain sec sans justification. Incapable de contenir sa colère, Roy riposte. Comme punition pour son insubordination et aussi pour avoir provoqué une mêlée dans le réfectoire, Roy est mis en cellule. Le meilleur ouvrier de la colonie a atteint sa limite. « Il a supporté bien des choses depuis des années ; il a travaillé avec acharnement pour essayer d’oublier ses souffrances. Il avait pu se contenir jusqu’à présent. Mais il a été provoqué, poussé hors de lui-même. Alors il s’est battu et, en cellule, il s’est immédiatement évadé. Roy fut repris deux jours après. Roy, le meilleur ouvrier de la colonie, fut condamné à 101 jours de cellule ! Comment qualifier la barbarie des bourreaux de Belle-Île18 ? »

9 Cette anecdote rejoint la critique selon laquelle les prisonniers sont tout simplement des bêtes de somme pour la colonie, ne recevant que peu de salaire et subissant les pires traitements. Ce petit monde clos devient donc un exemple, certes extrême, mais aussi dissimulé, du monde du travail en général. Obligés de travailler pour le bien de l’État, ces adolescents ne reçoivent pas de salaire et en plus ils doivent subir une discipline aussi sévère qu’arbitraire.

10 Pour suggérer les premières lueurs d’un mouvement révolutionnaire, Pierre Marnaves cite une autre histoire : celle de la mort d’un gardien à bord du sardinier de la colonie : l’Aroak19. Bien que Marnaves ne soit ni le premier ni le dernier à citer cette histoire, ce sont les rapports tacites de cet évènement avec la Révolution bolchevique qui le rend unique. Un ancien pupille, Eugène Viard, évoque la version suivante, qu’il situe en 1907 : pendant trente jours en mer sans rien à manger à part des pommes de terre crues, les colons subissent le traitement brutal du seul gardien à bord. Après une dispute au cours de laquelle les enfants ont reproché au gardien les traitements subis à la colonie, les jours passés au cachot et les mensonges exigés lors des inspections, une corde s’enroule autour de la nuque du gardien dépassé par les circonstances. Par vengeance, les enfants saisissent la corde et suspendent le gardien contre la voile. Pour Marnaves, les conditions que vivaient ces adolescents excusent même un meurtre. « Régime de honte dont la rigueur inexorable a poussé jusqu’à l’implacable vengeance de jeunes cœurs qu’un peu d’amour aurait rendus radieux20. » La similitude avec la mutinerie à bord du Cuirassé Potemkine dont le film d’Eisenstein raconte l’histoire, caractérise alors l’importance de ce rappel historique dans le récit de La Défense21. Pour les journalistes de La Défense, cette mutinerie organisée par les cinquante-six colons de Belle-Île compte parmi les premières lueurs d’une révolution à venir. Avec l’aide de la classe ouvrière et du Secours rouge international cette protestation des colons doit conduire à la destruction des bagnes d’enfants. Ce refus d’obéissance collectif est perçu

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par le Secours rouge international comme marquant le début d’un mouvement collectif que le peuple doit saisir. « Le Secours rouge appelle les travailleurs à lutter contre ces ignominies. Il appelle aussi les colons de Belle-Île à résister aux mauvais traitements qui les accablent, à protester collectivement contre toute brimade22. » Tout comme l’armée ou les prisons militaires, les colonies pénitentiaires pour mineurs ne sont, pour les éditeurs de La Défense, qu’un exemple de plus du pouvoir exercé sur une classe ouvrière opprimée.

11 Par contre, dans un autre article publié dans La Défense et lors des meetings dans le Morbihan, Didier rappelle que, même si les détenus de Belle-Île subissent le même sort que tous les enfermés des gouvernements bourgeois et que leur sort peut être comparé à celui des adultes, ces détenus sont avant tout des enfants. Orphelins pour la plupart, ces colons ont grandi au sein de l’Assistance publique avant de se trouver dans les colonies pénitentiaires de l’État. Tout simplement victimes d’un régime économique, ils ne devraient pas se trouver dans une prison pour enfants. « 90 % des détenus sont là pour des délits insignifiants, imputables à la misère, donc au régime capitaliste qui l’engendre. Il n’est même pas besoin de soins attentifs d’un psychiatre pour les rendre utiles à la vie sociale : du travail et la liberté, telle est l’unique médication qui sera pour eux salutaire23. » Par son discours le Secours rouge international relie la mutinerie à bord du Cuirassé Potemkine et Le Chemin de la vie. Puisque ces adolescents se sont égarés en raison d’un régime économique, il suffit de leur montrer « le chemin de la vie ».

12 Pris dans la rhétorique du discours antifasciste, le Secours populaire français réagit à la mort de Roger Abel à la colonie correctionnelle d’Eysses en évitant de mettre en cause le régime économique, et concentre ses attaques sur les éléments fascistes au sein de l’Administration pénitentiaire hostiles au programme du Front populaire. La colonie correctionnelle d’Eysses, n’est pas une colonie ordinaire. Elle est réservée aux mineurs indisciplinés des autres institutions correctives. Après une autre révolte à Belle-Île durant l’automne 1936, Roger Abel est envoyé dans cette colonie au régime disciplinaire particulièrement dur, non pas pour sa participation à la mutinerie, mais à titre préventif, pour éviter un autre soulèvement. Victime d’une injustice grave, bientôt envoyé au « mitard » et mis au « pain sec », Abel meurt d’épuisement et de tuberculose. Dans une brochure publiée par le Secours populaire français, L’enfance martyre. La mort d’Abel Roger. Victime des bagnes d’enfants (1937), l’avocat Paul Vienney soutient que cette injustice ne vient pas principalement du régime capitaliste, mais de l’extrême droite qui a des partisans au sein de l’Administration pénitentiaire24.

13 Victime des bagnes d’enfants, Roger Abel est aussi et surtout victime des éléments fascistes de l’Administration pénitentiaire, qui selon Jean Chauvet, secrétaire du Secours populaire français, ont directement contribué à sa mort. « Pour lutter contre le gouvernement du Front populaire, tous les moyens sont bons, jusqu’à prendre toutes sortes de mesures contre cet enfant, jusqu’à le mettre pendant trente-huit jours dans un cachot, dans un souterrain, et lui apporter tous les quatre jours un peu de soupe. Il y a à Eysses des enfants qui sont couverts de coups, il y a à Eysses des ennemis du Front populaire qui font tout pour irriter la population en s’en prenant aux enfants25. »

14 Paul Vienney reprend cette interprétation dans sa brochure et soutient que des membres malintentionnés de l’administration ont pris Abel en otage avec le désir criminel d’atteindre le gouvernement du Front populaire.

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15 Avant d’arriver à Eysses, Abel avait été placé à l’instigation de son père dans la colonie privée de Mettray si vigoureusement dénoncée par Alexis Danan. À la suite d’incidents, il est transféré à Belle-Île. Vienney prétend qu’une fois dans les mains du gouvernement du Front populaire, la colonie de Belle-Île a opéré une transformation dans le caractère d’Abel en lui donnant le goût du travail. Dans sa brochure, Vienney commente les lettres qu’Abel a envoyées à ses parents des établissements de Belle-Île et d’Eysses. Vienney note que l’enfant turbulent a été placé à Mettray par un père excédé mais remarque que l’apprentissage d’un métier à Belle-Île l’a calmé. « L’enfant révolté assagi, se calme. Il a trouvé dans sa nouvelle résidence un métier qui émousse ses forces trop vives et lui rend l’équilibre26. » Abel serait même l’exemple de la réussite d’une rééducation par le travail. En quittant sa famille pour entrer dans les colonies pénitentiaires de l’État, il a donc bénéficié d’un nécessaire apprentissage, mais n’a pas rencontré la liberté essentielle à sa renaissance. « Au fond le problème est là : il s’agit de savoir si le vrai coupable est bien l’enfant, ou s’il ne serait pas plus juste d’accuser tous ceux qui n’ont pas su ou pas voulu lui donner la joie de vivre dans un milieu sain, de développer harmonieusement ses forces physiques, à l’air et à la lumière, de s’instruire et d’employer ses facultés à un métier qui lui donne naturellement le sens de l’équilibre, la conscience de ses responsabilités et le goût de la droiture27. »

16 Au lieu de gardiens de prison, Roger Abel avait surtout besoin d’éducateurs. Ayant déjà témoigné du bienfait de l’apprentissage d’un métier, ce jeune homme avait surtout besoin d’une expérience comme à Bolchevo « où le jeune délinquant n’est pas accablé, mais transformé, où l’étude et les jeux sont substitués à la contrainte, et où des éducateurs appropriés s’efforcent de déraciner ses mauvaises habitudes pour le remettre sur le “chemin de la vie” 28 ».

Le Chemin de la vie passe par Bolchevo

17 Que le coupable soit le régime capitaliste ou le fascisme, la réponse reste la même. Il faut montrer à ses enfants « le chemin de la vie » en s’inspirant de l’expérience de Bolchevo. Si les colons de Belle-Île ou d’Eysses doivent être régénérés par le travail, selon la prescription même de l’Administration pénitentiaire, le PCF ainsi que ses organisations satellites, le Secours rouge international et le Secours populaire français en particulier, s’efforcent de montrer que cette soi-disant rééducation passe surtout par la violence et l’exploitation. Comme le dit Kirill Henkine dans L’Avant-garde, le journal des jeunesses communistes, « ailleurs, le criminel est exclu de la vie, sans possibilité de retour. En URSS, par le développement de son niveau culturel et politique et par le travail rationnel, on s’efforce, au contraire de le rendre à la vie sociale, lui restituant sa qualité de travailleur et de citoyen29 ». Devant le problème des colonies pénitentiaires en France et la crise de la rééducation des délinquants juvéniles, il suffit de regarder vers la Russie soviétique et de profiter de la richesse de son expérience. Fortuné Gastou, écrivant pour La Défense, n’hésite pas à souligner la nécessité de « s’inspirer du “miracle de Bolchevo”30 ».

18 Selon les éditeurs de l’Humanité, Bolchevo n’est cependant pas un « miracle » mais une « méthode d’éducation profondément sage et en même temps excessivement simple qui peut seulement être mise en pratique au pays des Soviets31 ». Les éditeurs des publications communistes s’efforcent de relier le mythe du Chemin de la vie avec la réalité concrète de l’expérience menée à Bolchevo. Tout en célébrant cet exemple

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soviétique de rééducation par le travail, les auteurs, à travers leurs arguments et anecdotes font néanmoins directement allusion au film qui est devenu une référence « classique » dans le discours communiste. Si le « chemin de la vie » représente ce rêve de créer l’homme socialiste, les Soviets l’ont accompli dans la réalisation et la réussite de la commune de Bolchevo.

19 La réussite de cette colonie de rééducation repose avant tout sur l’atmosphère de confiance mutuelle qui y règne, l’apprentissage d’un métier ne pouvant pas s’opérer dans la contrainte. Si les colons détenus en France vivent dans un environnement clos où ils ne rêvent que de liberté, comme le montrent les nombreuses évasions, les auteurs communistes, en parlant de Bolchevo, citent en premier « la cure par la confiance », étape nécessaire par laquelle doit passer tout adolescent lors de son entrée dans la commune. Dans le film, avant de partir pour la commune, Sergeyev donne quinze roubles à Mustapha pour acheter du pain et des saucissons pour le voyage32. Dans les yeux de Mustapha, les spectateurs voient qu’il se rend compte de l’occasion en or qui vient de lui être donnée. Tout comme les autres dans le train, les spectateurs attendent impatiemment de voir si Mustapha accomplira sa promesse de s’évader de n’importe quelle colonie. Or, au moment où le train démarre, Mustapha arrive en courant avec un sac plein de provisions. La transformation de l’enfant délinquant commence à ce moment. Si cette cure de confiance fait surtout partie du récit de la construction de Bolchevo, Jean Pons note que cet esprit règne dans toutes les communes construites d’après le modèle de Bolchevo où il n’y a ni barrières, ni gardiens. Même en appliquant ce principe de « portes ouvertes », les communes n’affichent pourtant jamais d’évasions. Comme le remarque le pédagogue soviétique Pogrebinsky, cité dans l’Humanité, « ce sont des hommes libres qui ont compris l’impossibilité de continuer leur vie « facile » – bien peu facile en réalité – et qui veulent l’abandonner pour mener une vie de labeur33 ». Preuve pour l’Humanité que ces adolescents ne sont pas fondamentalement mauvais mais qu’ils ont seulement besoin de liberté et de travail.

20 Dans les colonies pour mineurs en France, la rééducation par le travail passe surtout par la contrainte et l’exploitation. À Bolchevo, l’apprentissage d’un métier qui convient à l’adolescent ouvre la voie à la réinsertion dans la vie sociale. Paul Vaillant-Couturier, en particulier, célèbre l’exemple de Bolchevo où il a rencontré des adolescents transformés par leur expérience et par l’apprentissage d’un métier contre lequel ils avaient échangé leur vie criminelle. Il cite alors l’exemple d’un jeune ingénieur qui a encore « l’accent nasillard du milieu et qui professait dans une école d’apprentissage. Il avait fait successivement vingt-deux maisons d’enfants – histoire de voyager, disait-il – jusqu’au jour où il s’était découvert une vocation scientifique34 ». Cette anecdote renvoie aussi au film et au personnage de Mustapha. Se vantant de s’être toujours évadé de chaque maison dans laquelle on le plaçait, Mustapha s’épanouit dans ce nouvel environnement de travail et de liberté. À un moment du film, le réalisateur alterne deux scènes, une montrant Mustapha en train de couper en morceaux une robe volée et l’autre le montrant en train de couper des morceaux de cuir pour la fabrication de souliers, en notant qu’il a appris à utiliser son savoir-faire de la rue pour le bien de la commune. L’évolution de Mustapha est alors presque complète. « Par l’accueil fraternel, par le sport, par l’instruction, par le travail, PAR LA LIBERTÉ, les travailleurs, maîtres du pouvoir, leur parti, le parti bolchevik, en ont fait des hommes35. »

21 Face à l’environnement français de rééducation avant tout pénale, le PCF donne l’exemple de Bolchevo où les Soviets ont réussi à créer « une société sans classe, sans

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exploitation de l’homme par l’homme et sans profit capitaliste et individuel36 ». Le Secours rouge international a cependant insisté sur la formation professionnelle en occultant la question de l’instruction. En fait, ayant atteint l’adolescence, ces enfants ont besoin de réapprendre la vie en société avant d’y retourner. Cet apprentissage de la vie sociale passe par la formation professionnelle qui leur donne le goût d’un métier. Dans les communes soviétiques comme Bolchevo, ces adolescents sont sortis transformés. Laissés pour compte dans des sociétés capitalistes, ces enfants font partie des exclus de la société. En Union soviétique, ils font partie intégrante de cette nouvelle société de l’avenir. « Les Soviets ont créé un type nouveau d’individu, – l’homme socialiste – et cette création constitue dans l’histoire humaine une étape considérable37. »

Vers la protection de l’enfance par l’État

22 Tandis que le Secours rouge international se focalise sur une formation professionnelle essentielle pour les adolescents enfermés, le Secours ouvrier international entreprend une vaste réflexion sur la protection de l’enfance en général. Il estime que l’existence de la délinquance juvénile signale un problème dans l’organisation de la société et que les délinquants juvéniles doivent être pris en charge dès la petite enfance. En d’autres termes, si le Secours rouge international, par sa référence à Bolchevo, entend traiter les symptômes d’une société inégale, le Secours ouvrier international par contre, cherche surtout à traiter les causes de la délinquance juvénile en procédant à un vaste programme de prise en charge de l’enfance par l’État. De plus, à la différence du Secours rouge international qui n’a pas questionné la place de l’Administration pénitentiaire dans la rééducation des délinquants juvéniles, le Secours ouvrier international, devenu par la suite l’ANSE a mis en tête de ses revendications le dessaisissement de l’Administration pénitentiaire de toute question concernant l’enfance et la justice des mineurs au profit d’un ministère de l’Enfance.

23 Tout comme le Secours rouge international et son successeur le Secours populaire français, l’expression de la solidarité du Secours ouvrier international ne se limite pas au secours mais s’étend à l’éducation des classes populaires afin de les sortir d’une ignorance néfaste. La libération des classes populaires doit passer avant tout par l’éducation. Dans les semaines qui ont suivi la révolte à Belle-Île, le Secours ouvrier international a publié une brochure, Une plaie dans la société : les bagnes d’enfants et a relancé son organe mensuel, rebaptisé La Solidarité ouvrière. Préfacé par Henri Wallon, Une plaie dans la société analyse le fonctionnement de la justice des mineurs en France en général et celui de la maison de correction d’Eysses en particulier, en présentant des témoignages d’anciens pupilles, des extraits d’inspections générales et enfin des propositions de réformes. La brochure doit servir à la fois comme une introduction aux problèmes de l’enfance malheureuse et pour un appel à l’action. « Cette brochure a pour but d’attirer l’attention du public, non seulement sur le scandale des bagnes d’enfants, mais sur l’ensemble du problème de l’enfance abandonnée, malheureuse, vicieuse ou criminelle38. » Cette investigation devait conduire à la formation d’une « grande foule menaçante » qui ferait entendre au gouvernement les demandes du peuple. « Le gouvernement, insensible aux pleurs, insensible aux souffrances, sera favorablement impressionné, soyez-en sûrs, par la menace d’une tempête qui peut tout emporter. Le gouvernement cèdera à la force et à la force seulement39. »

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24 Aux moyens traditionnels d’éducation et d’agitation comme le journal, les brochures et les meetings, le Secours ouvrier international a ajouté le cinéma : « Et puisque c’est clair, l’un de nos buts, et le plus important, est de dessiller les yeux, d’instruire et d’éduquer les masses, nous étions, par conséquent, amenés à saisir, à comprendre et à nous servir du cinéma40. » Le cinéma est l’art même du peuple et ce moyen de communication de masse est le seul capable d’être compris de « toutes les foules assemblées ». Pour conforter sa présentation des colonies pénitentiaires en France et afin d’apporter une réponse, le Secours ouvrier international a donc réactualisé le film, Le Chemin de la vie, enlevé des salles depuis deux ans. Lors des meetings, surtout en région parisienne, le Secours ouvrier international fait suivre la conférence d’un spécialiste de l’éducation membre de l’association et le témoignage d’un ancien colon par une projection du film41. Le problème des enfants vagabonds en Union soviétique doit alors rappeler le problème en France des enfants abandonnés et malheureux.

25 Le Secours ouvrier international a donc élargi son argument dès le début de sa campagne pour intégrer toute la question de l’enfance malheureuse. Dans Une plaie dans la société, il a donc très peu parlé des événements à Belle-Île qui ont conduit à la publication de cette brochure pour se concentrer sur les conditions sociales et économiques à l’origine de la délinquance juvénile et des bagnes d’enfants. Si pour le Secours rouge international, les gardiens, en tant que représentants du gouvernement sont à l’origine de la répression, pour le Secours ouvrier international, les gardiens des colonies pénitentiaires ne sont pas les représentants du régime capitaliste et son système de punition mais de simples rouages dans la machine de répression tout comme les enfants. Ces gardiens sont simplement « de malheureux valets, des exécuteurs serviles qui appliquent avec plus ou moins de férocité un règlement42 ». Dans la même veine, les auteurs exonèrent les détenus et leurs parents qui les ont abandonnés physiquement et moralement. Pour étayer cette thèse d’innocence, la brochure revient à l’exemple d’Eysses où parmi les 180 détenus, seulement dix-huit sont des criminels selon la loi. Or, même ces criminels de vingt ans ne sont pas entièrement responsables de leurs crimes car victimes de leur environnement. « Ce ne sont pas des fils de famille, ce sont des fils de la misère. Tarés au moral et au physique, ils devaient être dépistés dès leur jeune âge, soignés et surveillés. La société les a abandonnés à leur milieu contaminé43. » Les coupables ne sont donc ni les parents qui abandonnent leurs enfants, ni même les gardiens de prison mais le régime capitaliste qui a engendré les conditions susceptibles de pousser ces enfants vers la rue et le crime. « Coupable parce que c’est le régime qui instaure les bagnes d’enfants, cette institution qui déshonore un pays. Coupable aussi par l’anarchie qu’il engendre, par la misère qu’il provoque, par les guerres qu’il conduit ; c’est lui aussi qui crée des orphelins, les abandonne, les relègue dans ses bagnes44. » Si les explications traditionnelles de la délinquance juvénile reposent sur la morale, le Secours ouvrier international trouve tout simplement une explication économique : la délinquance juvénile est liée à la pauvreté.

26 Dans les semaines qui ont suivi la révolte à Belle-Île, le Secours ouvrier international a publié un appel dans les journaux de gauche pour participer au Comité de lutte contre les bagnes d’enfants qui vient d’être constitué et dont Henri Wallon assure la présidence. En plus des activités d’information comme les conférences et la publication de la brochure susmentionnée sur les colonies pénitentiaires, ce comité a réuni un nombre important de spécialistes dans les domaines de l’éducation et de la justice des

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mineurs afin de proposer des réformes et de faire pression sur le gouvernement. Outre Henri Wallon, le comité comprend d’autres noms bien connus dans la question de l’enfance et proches du PCF, sans pour autant en être membres : l’avocat Georges Pitard, la pédagogue Marie Lahy-Hollebecque, la journaliste de L’Œuvre Hélène Gosset, Paul Langevin, Francis Jourdain et Henriette Nizan. Au cours de l’automne 1934, le travail du comité est partagé entre deux commissions : une d’investigation, comprenant magistrats, médecins et anciens pupilles et une de recherche comprenant pédagogues et spécialistes de l’enfance45. La commission d’investigation recueille des témoignages d’anciens colons et envoie des questionnaires adressés aux enseignants afin de mieux comprendre le réseau et le fonctionnement des colonies publiques et privées. La commission de recherche complète les recherches de ses membres avec des études sur les systèmes de protection de l’enfance non seulement en Union soviétique, mais aussi en Belgique et aux États-Unis46, estimant que même dans un régime capitaliste, « il est possible de changer sensiblement l’état des choses, de réformer47 ». Lors de la réunion du 13 novembre 1934, où l’on peut compter plus de 1 000 participants, selon La solidarité ouvrière, le Comité de lutte contre les bagnes d’enfants a adopté à l’unanimité une résolution qui prévoit l’envoi d’une délégation, présidée par Henri Wallon, au ministère de la Justice pour présenter les résultats des recherches des commissions et les propositions de réforme.

27 Mais devant l’impossibilité d’obtenir une audience au ministère de la Justice et devant l’insuffisance des décrets-lois de 1935 qui ne règlent pas les problèmes fondamentaux de l’enfance malheureuse, le comité, maintenant sous la direction de l’ANSE, reprend son activité au printemps de 1936 et annonce la préparation d’un premier congrès national sur les bagnes d’enfants. Il se tient les 6 et 7 juin 1936 à Paris et réunit 168 délégués de diverses associations48. Les intervenants, des spécialistes et des membres de l’ANSE, présentent le fonctionnement actuel des établissements publics et privés, la législation actuelle, ainsi que les théories pédagogiques et la place des éducateurs dans le domaine de la justice des mineurs. La projection du film, Le Chemin de la vie clôt l’une de ces réunions49. Le journaliste Edmond Schlesinger note en outre qu’il ne faut pas oublier l’atmosphère d’optimisme qui régnait sur les deux jours. « Il faut ajouter l’optimisme – la certitude qu’un ordre nouveau qui fera disparaître avec les temps difficiles les enfants difficiles. Certes, l’ordre nouveau n’arrivera pas de lui-même, il faut y travailler. Le Congrès a fait du bon travail pour une enfance forte, libre et heureuse50. »

28 Dans toutes les présentations du Secours ouvrier international sur l’enfance malheureuse et sur la réponse soviétique, tant dans les publications que dans la formation de commission de réforme, la question de la formation professionnelle a été éclipsée en faveur de l’instruction et de l’éducation des enfants. Lors du congrès susmentionné, l’ANSE et le Comité de lutte contre les bagnes d’enfants appellent à la réforme de la justice des mineurs et demandent à l’État de prendre en charge la totalité de la protection de la jeunesse aux dépens des institutions privées et confessionnelles. En insistant pour que le traitement de la déviance juvénile devienne une affaire de protection au lieu d’une affaire de justice pénale, les congressistes exigent que toutes les questions de jeunesse dépendent d’un ministère de l’Enfance et ne relèvent plus de l’Administration pénitentiaire. Formulée sous forme de pétition, riche de 18 000 signatures, cette demande a été symboliquement remise à Suzanne Lacore, sous- secrétaire à la Protection de l’enfance51.

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29 Ce congrès et le travail du Comité de lutte contre les bagnes d’enfants reflètent alors le désir de ce comité et du Secours ouvrier international/ANSE en général d’influer sur la politique de l’enfance au sein du gouvernement français. « Il faut établir ce vaste réseau d’entreprises salutaires autour de l’enfant, que l’État trouve en lui-même, à l’aube de 1937, non seulement le même élan qui en 1881, le porta à réaliser l’école laïque, mais encore les principes directeurs de l’action52 ».

30 Dans une sorte de synthèse républicaine, le Secours ouvrier international et le Comité de lutte contre les bagnes d’enfants commencent, sous le Front populaire, à élaborer un projet qu’on retrouve en partie dans l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante qui a mis en place des mesures d’éducation, de protection, d’assistance et de surveillance. Réactualisant les principes pédagogiques des années 1920 et non l’exemple de Bolchevo, le Secours ouvrier international a adapté la pédagogie soviétique à une situation bien française tout en espérant l’avènement d’un ordre nouveau.

NOTES

1. Pour une histoire du traitement de la délinquance juvénile et des premières colonies pédagogiques, voir AUNOBLE Éric, « S’éduquer à part pour mieux s’intégrer ? Les communes pédagogiques en Ukraine soviétique (1920-1924) », Revue d’histoire de l’enfance irrégulière n° 7, 2005 p. 201-207 ; CAROLI Dorena, « Éduquer ou punir ? Les réformes du traitement de la délinquance juvénile en Russie et en Union soviétique (1897-1935) » Histoire et Sociétés, 25 avril 2008, p. 64-83 ; KHILLIG Getts, « A. S. Makarenko and the Bolshevo Commune », Russian Education and Society, vol. 44, n° 9, septembre 2002, p. 75-92.

2. AUNOBLE Éric, op. cit., p. 202.

3. AUNOBLE Éric, op. cit., p. 203.

4. CAROLI Dorena, « Socialisme et protection sociale : une tautologie ? L’enfance abandonnée en URSS (1917-1931) », Annales. Histoire sciences Sociales, n° 6, novembre- décembre 1999, p. 1315-1316. 5. CAROLI Dorena, ibid., p. 1316. 6. Pour une histoire de la justice pour mineurs en France et aussi du scandale des bagnes d’enfants, voir GAILLAC Henri, Maisons de correction, Paris, Cujas, 1971, 379 p. 7. Pour une histoire de la prise en charge des enfants vagabonds par le gouvernement soviétique, voir CAROLI Dorena, L’enfance abandonnée et délinquante dans la Russie soviétique (1917-1937), Paris, L’Harmattan, 2004, 366 p. 8. Pour une histoire du Secours rouge international et de sa section française, voir NATOLI Claudio, « Le Secours rouge international », dans GOTOVITCH José, MORELLI Anne (dir.), Les solidarités internationales. Histoire et perspectives, Bruxelles, Éditions Labor, 2003, p. 17-43 ; BRODIEZ Axelle, Le Secours populaire français 1945-2000. Du communisme à

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l’humanitaire, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2006, p. 27-43 ; GÉNÉVÉE Frédéric, Le PCF et la justice des origines aux années 1950. Organisation, conceptions, militants et avocats face aux normes juridiques, Clermont-Ferrand, Presses universitaires de la faculté de droit de Clermont-Ferrand, 2006, p. 71-78. 9. Dix années de Secours rouge international (1922-1932) Paris, Secours rouge international, 1932. Cité dans GÉNÉVÉE Frédéric, « Le PCF et la justice… », op. cit., p. 71.

10. MERCIER Lucien, « Le Secours ouvrier international en France », dans GOTOVITCH José, MORELLI Anne (dir.), Les solidarités… op. cit., p. 43-54. 11. « Résolution du comité central du Secours ouvrier international, 8/12/1935 », L’Enfance, janvier 1936. 12. BRODIEZ Axelle, Le Secours populaire français…, op. cit., p. 33. 13. Archives départementales de Seine-Saint-Denis, Archives du Secours rouge international, 3MI7 7/67/1229, « Bulletin d’information 3 », mars 1935. 14. Archives départementales du Morbihan. Établissements pénitentiaires, Incidents, Y 475, « Rapport de la gendarmerie nationale, section Lorient », Lorient, 01/09/1934. 15. MARNAVES Pierre, « C’est pour se soustraire à une vie infernale que 56 jeunes détenus se sont évadés du pénitencier de Belle-Île », La Défense, 21/09/1934. 16. Comme le remarque Frédéric Génévée dans sa présentation des organisations satellites au PC, les actions du Secours rouge français se concentraient sur trois thèmes : la protection contre la Terreur blanche en insistant sur la violence exercée sur les prisonniers, la fortification de la solidarité internationale des travailleurs en publiant des matériaux sur la vie des détenus et leurs familles et l’organisation d’une liaison vivante continuelle entre la lutte des détenus et une lutte prolétarienne. Le PCF et la justice…, p. 73. 17. BOUCHARENC Myriam, L’écrivain-reporter au cœur des années trente, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004, 256 p. 18. DIDIER Joseph Clément, « Avec les jeunes révoltés de Belle-Île-en-Mer », La Défense 21/09/1934. 19. Cette histoire a été racontée pour la première fois dans le reportage de ROUBAUD Louis, Les Enfants de Caïn, Paris, Grasset, 1925, 243 p. 20. MARNAVES Pierre, « Six ans de torture dans l’enfer de Belle-Île-en-Mer », La Défense 12/10/1934. 21. Bien que censuré en France, le cuirassé Potemkine a été visionné périodiquement lors de séances privées à Paris. Le film a notamment été montré au Ciné-Club de France après sa formation en 1927. Cf. ALBERA François, « la réception du cinéma soviétique en France, dans les années 1920-1930 », Les dossiers du Musée d’Orsay, 59, 1996, dossier : « Le studio Mejrabpom ou l’aventure du cinéma privé au pays des bolcheviks », p. 117-128. 22. DIDIER Joseph Clément, « Avec les jeunes révoltés… », art. cit., La Défense 21/09/1934.

23. DIDIER Joseph Clément, ibid., La Défense 14/09/1934.

24. VIENNEY Paul, L’enfance martyre. La mort d’Abel Roger. Victime des bagnes d’enfants, Paris, Secours populaire de France, 1937. 25. « Le Secours populaire de France veut construire la Croix-Rouge française », Discours prononcé par Jean Chauvet à la conférence du Secours populaire de France et des colonies, section du département de la Seine, 28/02/1937.

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26. VIENNEY Paul, L’Enfance martyre…, op. cit., p. 24.

27. VIENNEY, Paul, ibid., p. 18.

28. VIENNEY Paul, ibid., p. 8.

29. HENKINE Kirill, « L’exemple de l’URSS : Bolchevo. Ici l’on fait des hommes ! », L’Avant- garde, 28/08/1937. 30. GASTOU Fortuné, « Toutes les circulaires prescrivant l’adoucissement du régime n’agiront jamais dans le sens du relèvement moral des colons », La Défense, 15/10/1937. 31. « Bolchevo, » L’Humanité, 20/09/1934. 32. Khillig note qu’une scène semblable, qui illustre la première étape vers la socialisation, a été décrite en 1925 dans le journal, Molodai bol’shevik, première publication russe sur les Bolchévistes, avant d’être mise en scène par Ekk. Cf. KHILLIG Getts, « A. S. Makarenko… », op. cit. p. 78. 33. « Bolchevo », L’Humanité 20/09/1934. 34. VAILLANT-COUTURIER Paul, « De Belle-Île au “Chemin de la vie” », L’Humanité, 15/09/1934. 35. VAILLANT-COUTURIER Paul, « Civilisation ! », L’Humanité, 20/09/1934.

36. PONS Jean, « Bolchevo », La Défense, 5/11/1937.

37. PONS Jean, ibid.

38. Secours ouvrier international, Une plaie dans la société : les bagnes d’enfants, Bourges, Secours ouvrier international, 1934, p. 33. 39. Secours ouvrier international, Une plaie dans la société…, art. cit., p. 31. 40. « Le Secours ouvrier international et le cinéma : Pourquoi le cinéma ? », Secours ouvrier international 5/06/1928. 41. Une conférence par exemple à Sotteville-les-Rouen réunissait Marie Lahy- Hollebecque, pédagogue et Lucien Bossière, ancien pupille de la Nation. Leur intervention fut suivie par une projection du film. Cf. La solidarité ouvrière, février 1935. 42. Secours ouvrier international, Une plaie dans la société…, art. cit., p. 28.

43. Secours ouvrier international, ibid., p. 29.

44. Secours ouvrier international, ibid., p. 29. 45. « Contre les bagnes d’enfants où on tue de pauvres gosses… », L’Avant-garde 8/12/1934. 46. SARDY Jean, « Faisons le point ! La lutte contre les bagnes d’enfants », La solidarité ouvrière janvier 1935. 47. Secours ouvrier international, art. cit., p. 30. 48. « Vers la disparition des bagnes d’enfants (Compte rendu du premier Congrès national) », L’Enfance, 7/08/1936. 49. SCHLESINGER Edmond, « Le Chemin de la vie », Vendredi, 19/06/1936.

50. SCHLESINGER Edmond, ibid., Vendredi, 19/06/1936. 51. « Vers la disparition… », L’Enfance, 7/08/1936. 52. L’Enfance, décembre 1936.

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RÉSUMÉS

Afin de répondre au scandale des bagnes d’enfants qui a enflammé la presse populaire pendant l’entre-deux-guerres, les associations satellites du parti communiste français ont souligné l’importance de la pédagogie soviétique et la commune de Bolchevo pour la rééducation des délinquants juvéniles, en se référant au film Le Chemin de la vie. S’appuyant sur les principes socialistes de travail et de collectivité, cette pédagogie permettrait aux enfants difficiles, peints tantôt comme symptôme des maux du régime capitaliste en 1934, tantôt comme victimes d’éléments fascistes au sein du gouvernement du Front populaire en 1937, de commencer à regarder vers l’avenir et vers la formation d’une nouvelle société. La révolution et le chemin vers l’homme socialiste passerait invariablement par l’éducation et la protection de l’enfance.

In response to the bagnes d’enfants scandal that inflamed the popular press throughout the interwar period, the satellite associations of the French Communist Party, Secours ouvrier international and Secours rouge international highlighted the Soviet model of education and the collective work communes such as Bolchevo for the reeducation of juvenile delinquents as they were represented in the 1931 film, The Road to Life. Whether a symptom of the ills of capitalism in 1934 or a victim of fascist elements within the Popular Front government in 1937, the lost youth that inhabited French juvenile penal colonies and by extension French society as a whole, had only to be shown the Communist ideals of work and community – be led down the “road to life” – in order to begin to look towards the future. The revolution of the people and the path to the “new man” would pass invariably through the education and the protection of childhood.

INDEX

Keywords : French communist party, juvenile delinquency, the press, media, "The Road to Life", International Workers Aid Society, Workers International Relief Mots-clés : parti communiste français, délinquance juvénile, presse, médias, « Le chemin de la vie », Secours ouvrier international, Secours rouge international

AUTEUR

KARI EVANSON Kari Evanson est docteure en histoire, lectrice à Fordham university, New York.

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Comptes rendus d’ouvrages et actualité bibliographique

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Comptes rendus d’ouvrages et actualité bibliographique

Comptes rendus

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(lecture de) Allons enfants de la patrie. Génération Grande Guerre

Jean-Jacques Yvorel

RÉFÉRENCE

Paris, Seuil, collection « L’Univers historique », 438p. ISBN 9782021030822

1 Depuis le livre pionnier de Philippe Aries1, les travaux sur l’histoire de l’enfance se sont multipliés2. Le livre de Manon Pignot occupe une place particulière dans cette historiographie foisonnante. En effet, il ne s’agit pas ici d’analyser les discours et les représentations élaborés par les adultes sur l’enfance ou l’adolescence, encore moins de faire l’histoire des institutions destinées à l’enfance comme l’école, les colonies de vacances, les patronages ou les autres établissements éducatifs mais bien de faire une histoire de l’expérience enfantine. Pour faire cette histoire « à hauteur d’enfant », faire entendre « une parole enfantine et non plus seulement un discours sur l’enfance » (p. 12), l’auteure a choisi une expérience forte et particulière, celle de la première guerre mondiale qui fournit « tout autant le sujet que les conditions d’un besoin d’expression personnelle » (p. 13).

2 Comment les enfants ont-ils réagi à cet événement pour eux à la fois subi et soudain que fut l’entrée en guerre ? Manon Pignot essaie de répondre à cette question dans son premier chapitre intitulé « Rencontrer la guerre ». Elle examine les réactions des enfants au départ des hommes, leurs pères souvent, et aux larmes des mères. Ceux qui fuient l’avance allemande témoignent de l’expérience de l’exode et ceux qui sont restés dans la zone occupée, du choc de l’invasion. Enfin, complétant en quelque sorte les travaux de Stéphane Audain-Rousseau sur la mobilisation culturelle et idéologique des enfants3, elle observe à partir des sources enfantines, le degré d’adhésion des garçons et des filles face à cette propagande.

3 Dans ce long conflit, « la guerre [est] expérimentée au quotidien » (chapitre II). Si, à l’arrière, la faim est une réalité essentiellement urbaine et populaire que les enfants des arrondissements pauvres de Paris notamment ne manquent pas d’évoquer, le froid, lui,

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touche tout le monde. La « Guerre de 14-18 » c’est plus d’un million d’orphelins en France, autant en Allemagne et 300 000 en Grande-Bretagne. Le deuil est donc une expérience affective partagée par bien des enfants. Ils rencontrent la mort directement, quand ils perdent leur père mais aussi indirectement quand un camarade de classe perd le sien ou quand un adulte proche comme l’instituteur voit disparaître son fils. Les écoliers sont invités à imaginer la vie dans les tranchées et à la dessiner. Manon Pignot, qui a consacré un ouvrage aux dessins de guerre des enfants4, analyse ces « œuvres de commande » avec une grande finesse. Si les bombardements de la première guerre mondiale n’ont rien à voir en termes d’intensité, de dégâts et de nombre de victimes avec ceux de la seconde guerre mondiale, la terreur que suscitent les Zeppelins chez les enfants semble bien réelle. La présence des mutilés constitue une irruption de la guerre dans toute sa violence dans le quotidien des enfants. Quant à la rencontre effective avec les prisonniers allemands, elle amène des réflexions nouvelles sur l’humanité des abominables « boches ».

4 « De l’arrière à la zone occupée [se dessine une] géographie de l’expérience de guerre enfantine » (chapitre III). Si, comme l’écrit l’auteure, « les expériences enfantines de la guerre reposent toutes sur une base commune, celle des mobilisations humaines et institutionnelles auxquelles les enfants ont été confrontés » (p. 181), il n’y a pas homogénéité de la dite expérience. La variable géographique joue fortement avec, bien sûr, une profonde différence entre la zone occupée et la , sans qu’il y ait, pour autant, uniformité de l’arrière. Manon Pignot montre notamment qu’en zone libre la différenciation du vécu des enfants est marquée par des critères socio-économiques et par la distinction ville/campagne alors qu’en zone occupée le concept de genre est primordial car, ainsi que l’avait remarqué Annette Becker, « ce sont les femmes qui vont subir l’essentiel du fardeau de l’occupation5 ». L’identification des petites filles et des adolescentes à leur mère est très forte et le caractère sexuel du rapport de soumission créé par la situation d’occupation n’échappe pas aux enfants.

5 La guerre a-t-elle permis « L’invention des pères » comme le suggère le titre du chapitre IV ? À tout le moins elle a donné une visibilité aux relations entre le père et ses enfants, en rendant obligatoire la médiation épistolaire. Privé du contact direct « tout le monde se met à écrire même les illettrés » (p. 269). Cette abondante correspondance dessine « une figure paternelle loin d’être monochrome, depuis l’héroïsation jusqu’à la destitution » (p. 270). Il est très difficile de résumer le kaléidoscope de sentiments mis à jour par Manon Pignot d’où il ressort cependant « un portrait des pères dont la caractéristique principale est l’expression nouvelle d’un sentiment paternel profond, nourri d’angoisses et chargé de puissants affects » (p. 332).

6 Dans un ultime chapitre intitulé « Sortir de la guerre, sortir de l’enfance » l’auteure montre « que la guerre n’est en rien une parenthèse pour les enfants qui la vivent » (p. 333). La guerre et le deuil qui en découle et qui touche directement ou indirectement la quasi-totalité des enfants marquent durablement toute une génération à tel point que Manon Pignot n’hésite pas à écrire que « tout le champ sociopolitique de l’entre-deux-guerres pourrait être relu à l’aune de la question du deuil de guerre et de son impact » (p. 391). La restauration de la paix « n’induit pas pour autant de retour à la normale » (p. 393).

7 Au-delà des apports à la connaissance de la Grande Guerre, cet ouvrage est riche d’enseignements méthodologiques et propre à nourrir la réflexion de tous ceux qui travaillent sur l’histoire de l’enfance et de l’adolescence. Manon Pignot démontre qu’il

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est possible de retrouver, au moins pour partie, ce que sont la vision et le vécu de la guerre quand on a cinq, dix ou quinze ans. Journaux intimes, autobiographies, correspondances, rédactions scolaires, dessins et, quand on travaille sur des périodes récentes, entretiens avec les témoins, sont autant de sources qui permettent de redonner la parole à ceux qui sont souvent parlés mais qui ne parlent pas : les enfants et les adolescents. Cet ouvrage peut (doit ?) inspirer les travaux sur l’enfance « irrégulière » même si le délinquant juvénile, le mineur maltraité, l’orphelin, l’inadapté, le blouson noir, la fille perdue recluse du Bon Pasteur… sont encore plus silencieux que les enfants « normaux » de Manon Pignot. Des travaux récents ont montré que là aussi des sources existent qui permettent de faire une histoire de l’expérience de « l’irrégularité » et de la « rééducation » du côté des adolescent(e)s. À côté des entretiens et des autobiographies6, on peut notamment utiliser les dossiers nominatifs tenus par les institutions7. Avec leurs lettres saisies, leurs dessins, leurs rédactions, leurs extraits d’entretiens retranscrits, ils viennent éclairer d’un jour nouveau « les ombres de l’histoire » en redonnant au moins partiellement la parole aux exclus et aux marginalisés.

NOTES

1. ARIES Philippe, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960.

2. Citons deux ouvrages collectifs BECCHI Egle, JULIA Dominique, (dir.), Histoire de l’enfance en occident, Paris, seuil, 1994, 2 vol. ; BARDET Jean-Pierre, LUC Jean-Noël, ROBIN-ROMERO Isabelle, ROLLET Catherine, (dir.), Lorsque l'enfant grandit. Entre dépendance et autonomie, Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 2003, 983 p. 3. AUDAIN-ROUSSEAU Stéphane, La guerre des enfants. 1914-1918. Essai d’histoire culturelle, Paris, Armand Colin, 1993, (rééd. 2004). 4. PIGNOT Manon, La guerre des crayons. Quand les petits parisiens dessinaient la Grande Guerre, Paris, Parigramme, 2004. 5. BECKERT ANNETTE, « Le sort des femmes pendant l’occupation allemande du nord de la France », dans MORIN-ROTUREAU Évelyne (dir.), 1914-1918 : combats de femmes. Les femmes pilier, de l’effort de guerre, Paris, Autrement, 2004, p. 153. 6. Nous avons fait une première recension des autobiographies « d’enfants de justice » imprimées dans « Autobiographies de ceux qui n’écrivent pas », Les Cahiers dynamiques, n° 46, 2010. Une exploration des fonds de l’Association pour l’autobiographie et le Patrimoine Autobiographique d’Ambérieu-en-Bugey permettrait sûrement d’enrichir cette liste. 7. Deux ouvrages collectifs ont été consacrés à ces dossiers dont nous avons rendu compte dans les colonnes de cette revue (Cf. n° 13). Voir aussi bien sûr le n° 11 de la RHEI dirigé par Mathias Gardet, Paroles libres, paroles captives. Lectures des dossiers de jeunes placés.

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(Lecture de) Des enfants venus de loin. Histoire de l’adoption internationale en France

Dominique Dessertine

RÉFÉRENCE

Paris, Armand Colin, 407p. ISBN 9782200249748

1 Depuis les années 1950, 500 000 enfants ont été adoptés dans le monde hors du pays où ils sont nés. Si l'on rapporte le nombre d'arrivées d'enfants à sa population, la France est le premier des pays d'accueil et avec 100 000 enfants étrangers adoptés depuis une cinquantaine d'années, elle n'est devancée que par les États-Unis. Ces données démographiques suffiraient à elles seules à justifier l'entreprise d'Yves Denéchère, qui apporte avec cet ouvrage la première synthèse sur un phénomène social complexe, trop souvent abordé à la seule aune de l'émotion. Professeur d'histoire contemporaine à l'université d'Angers, Yves Denéchère est aussi un des auteurs de notre revue. Dans ce livre, il mobilise archives publiques, nationales (ministère des Affaires étrangères), locales (conseil général du Maine-et-Loire), rapports parlementaires, littérature juridique, presse et témoignages publiés. À cette documentation quasiment exhaustive, il a ajouté les témoignages d'une trentaine de personnes, s'exprimant au nom d'associations ou en leur nom propre de parents adoptants ou d'adoptés. Sa synthèse met en valeur tous les enjeux qui se croisent autour de l'adoption internationale, histoire familiale personnelle, protection de l'enfance, destins individuels, géopolitique mondiale.

2 Le livre est structuré en trois parties, cernant les étapes essentielles de l'adoption internationale pratiquée en France. « Le temps des pionniers » remonte aux origines de l'entre-deux-guerres et aux premiers cadrages juridiques des années 1950. L'auteur rappelle que l'adoption, prévue par le Code civil en 1804, ne pouvait concerner que des adultes. L'adoption d'enfants (loi de 1926) est une des solutions proposées au drame des

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orphelins de la première guerre mondiale. Mais peu de familles se sentent concernées et seul un millier d'enfants (français) retrouvent, par ce biais, chaque année, un foyer (français). La seconde guerre mondiale est l'autre étape marquante de ce processus. Des milliers d'enfants nés de mères allemandes et de soldats français se retrouvent abandonnés. La France les rapatrie à la fin des hostilités et parfois les fait adopter. Certes, il ne s'agit pas d'adoption internationale stricto sensu mais d'un déplacement d'enfants d'un pays à l'autre. « La Famille adoptive Française », issue des œuvres sociales des cheminots, naît dans ce contexte-là. Le phénomène s'intensifiant au lendemain de la guerre, les organisations internationales interviennent. En 1952, l'OMS tente d'inscrire l'adoption internationale dans la protection de l'enfance. Le Conseil de l'Europe fait rédiger une convention sur ce thème en 1967 qui fait la part belle aux législations des pays d'accueil. Le cadrage qui s'amorce accompagne encore mal des pratiques individuelles empiriques, relayées par des congrégations religieuses ou des filières protestantes (Terre des Hommes, orphelinat coréen…).

3 Le second temps est celui des années 1970 où l'adoption internationale devient un « phénomène de société », titre de la seconde partie du livre. Les pays sources sont de plus en plus nombreux. À la Corée, l'Inde, s'ajoute la Colombie, etc. La France réagit en mettant en place un Conseil supérieur de l'adoption, grâce entre autres à l'intervention de . Une première conférence mondiale sur l'adoption se tient à Milan en 1971, à laquelle participent 41 pays. En 1976 l'avis favorable de la DDASS devient obligatoire pour les familles désirant accueillir un enfant étranger. Les familles adoptantes et leurs associations sont de plus en plus parties prenantes des débats. Le Conseil supérieur estime toutefois que s'il n'est pas question d'interdire, il ne faut pas non plus encourager ce type d'adoption. Mais de nouveaux pays deviennent à leur tour pays sources. Le Brésil succède à la Corée du sud en 1987 comme premier pays de naissance. « L'adoption internationale est en question » (titre du chapitre 7) montre quelques scandales qui alimentent le débat (Salvador).

4 Dans la troisième partie apparaît « Le temps de la régulation » des années 1990 et suivantes. La réflexion amorcée à la fin des années 1980 sur les Droits de l'enfant démontre que si les grands principes de l'adoption internationale ont été précisés dans les années 1945-1967, leur application reste délicate. La MAI (Mission de l'adoption internationale) par exemple manque de moyens. Quatre personnes seulement suivent chaque année au moins un millier de dossiers. La Convention internationale des droits de l'enfant de 1989 affirme que toute mesure protectrice doit prendre en compte l'intérêt « supérieur » de l'enfant, et conclut que tout enfant adopté à l'étranger doit bénéficier des mêmes garanties qu'en cas d'adoption nationale. Il y a urgence, d'autant que la chute du Mur fait accéder les pays de l'Est (Roumanie, Ukraine, Hongrie, etc…) à la liste des pays proposant des enfants, que le nombre de familles candidates se multiplient et que la presse et la télévision n'hésitent pas à dénoncer, avec plus ou moins de preuves, les pratiques douteuses d'achats d'enfants ou de trafics d'organes. La Convention de La Haye en 1993 traduit la volonté de construire un cadre de normes matérielles et de coopération internationale pour mieux gérer l'adoption internationale, « promouvoir les bonnes pratiques et éradiquer les mauvaises ». Elle exige l'intervention d'une autorité centrale dans tous les pays concernés, pays de naissance, comme pays d'accueil. Pour la ratifier (1998), la France adapte sa législation en suivant les apports et les recommandations du rapport Mattei (1995). Désormais l'agrément demandé aux familles sera établi selon des normes nationales et non plus laissé aux appréciations divergentes des conseils généraux. Les « œuvres » deviennent

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des « organismes » d'adoption. Bien que n'effectuant jamais plus du tiers des adoptions en France, elles sont de plus en plus contrôlées et invitées à se regrouper. Mais la situation n'est pas clarifiée pour autant. L'adoption « bâton de pèlerin » se poursuit et en outre beaucoup de pays ne signent pas la Convention de La Haye. C'est le cas du Vietnam, pourtant premier pays pourvoyeur d'enfants, dans des conditions telles que la France suspend les adoptions dans ce pays en 1999, elles ne reprendront que l'année suivante, après la signature d'une convention bilatérale.

5 Tout au long de l'ouvrage, l'auteur accorde toute leur place aux hommes et aux femmes impliqués dans cette aventure humaine. L'adoption internationale est née d'histoires individuelles, de liens personnels, d'interconnaissances et de pratiques très empiriques. La France de l'Ouest imprégnée de catholicisme y a joué un rôle notable. Yves Denéchère n'oublie pas pour autant la grande question qui traverse constamment cette pratique. Faut-il trouver une famille pour un enfant ou un enfant à des parents ? Il souligne les préoccupations des associations humanitaires et des responsables politiques qui se refusent à céder aux impulsions charitables du grand public face aux catastrophes naturelles (tremblement de terre d'Haïti) ou politiques (éclatement de la Yougoslavie). Il rappelle constamment le rôle des médias sur ce thème surtout depuis une trentaine d'années (adoptions par des « people », scandales en Roumanie, etc..).

6 L'auteur relève en conclusion que si le nombre d'adoptions internationales diminue depuis quelques années (près de 4 200 en 2005, quelque 3 500 en 2010), les problèmes restent les mêmes : place de l'adoption dans les politiques de protection, assainissement des réseaux pourvoyeurs, interrogation sur les relations Nord-Sud. Plus neufs sont les problèmes posés par les homosexuels et ceux de la recherche des origines. L'ouverture de nouvelles archives plus récentes et ajoutons-nous l'accès à des témoignages d'adoptés, amenés à se multiplier du fait de l'arrivée à l'âge adulte des cohortes denses des années 1990, pourront encore affiner le dossier.

7 Un livre foisonnant donc, mêlant constamment aventures personnelles et grande histoire géopolitique et soulignant combien il reste délicat d'établir des règles claires et mondiales dans cette histoire spécifique de la filiation.

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(Lecture de) Le temps de l’amour : jeunesse et sexualité en Belgique francophone (1945-1968)

Régis Revenin

RÉFÉRENCE

Bruxelles, Le cri, collection « Initiales », 192p. ISBN 9782871065890

1 Issu d’un mémoire de master d’histoire soutenu en 2010 à l’université libre de Bruxelles, cet essai court (moins de deux cents pages) mais stimulant de Laura Di Spurio – qui consacre désormais sa thèse à l’adolescence féminine en Belgique au XXe siècle – contribue grandement à l’histoire culturelle de la sexualité, notamment juvénile, en proposant une analyse des « discours et représentations des comportements amoureux et sexuels des jeunes en Belgique francophone » (p. 6) au cours d’une période charnière, celle qui court des années 1950 où la Belgique est « moralement et socialement “guindée” » (p. 7) à 1968, « date supposée d’une “révolution sexuelle” » (p. 6), de la Libération à la « libération sexuelle » en somme. À la suite de l’historienne Anne-Marie Sohn (Anne-Marie Sohn, Âge tendre et tête de bois : histoire des jeunes des années 1960, Paris, Hachette, 2001), en écho à mes propres travaux (Régis Revenin, « Les garçons, l’amour, la sexualité : une jeunesse sous surveillance ? (Paris, 1945-1975) », thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Pascal Ory, Université Paris 1, 2012, 693 p.), l’auteure désire écrire « une histoire de tous les garçons et les filles », articulant genre, sexualité et amour, sans évacuer les rapports de domination qui les traversent, rendant ainsi compte de la « pensée dominante » sur l’amour et la sexualité juvéniles, laquelle témoigne « de la place importante de la religion catholique dans la société belge d’après-guerre » (p. 21). Pour ce faire, Laura Di Spurio a consulté un certain nombre d’ouvrages éducatifs destinés aussi bien aux parents qu’aux adolescents, dépouillé partiellement des magazines féminins belges (Femmes d’aujourd’hui, Confidences , Bonnes soirées), ainsi que le mensuel français des

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jeunes filles « dans le vent » Mademoiselle Âge Tendre , s’intéressant notamment au courrier du cœur et à la publicité. Plus inédit, l’auteure met à contribution quinze mémoires d’écoles sociales, dont un seul évoque de manière centrale l’éducation sexuelle. Il s’agit là d’une source originale qui pourrait également servir en France pour enrichir une histoire des sexualités juvéniles qui s’amorce (Véronique Blanchard, Régis Revenin, Jean-Jacques Yvorel (dir.), Les jeunes et la sexualité : initiations, interdits, identités (XIXe-XXIe siècle), Paris, Autrement, 2010). Enfin, elle a complété cet échantillon de sources déjà riche par onze entretiens (avec sept femmes et quatre hommes, né.e.s entre 1931 et 1949) – histoire orale qui permet de faire le lien entre représentations et pratiques. Laura Di Spurio utilise aussi le cinéma et la chanson. Dans son propos, elle reste toujours très attentive à la question du genre mais aussi à celle de la classe, même si elle confesse que les « sources analysées renvoient plus particulièrement aux classes moyennes urbaines, à la fois productrices et réceptrices de ces analyses » (p. 21).

2 Après avoir brièvement mais habilement présenté son sujet en introduction (p. 5-21), l’historienne propose un découpage de son travail en quatre parties thématiques – ce qui semble un choix judicieux sur une période aussi courte. Elle traite d’abord de l’émergence d’une nouvelle classe d’âge, l’adolescence, autour du « problème sexuel », invention des psychologues et moralistes – cette partie sur l’invention de l’adolescence, notamment autour de Stanley Hall, et sur les contours de ce qu’est la jeunesse (p. 23-53) étant sans doute la moins neuve. Néanmoins, à partir de Un été avec Monika d’Ingmar Bergman, un film suédois de 1953 qui annonce Et Dieu créa la femme, l’auteure s’intéresse à la figure de la jeune ouvrière « libérée », « entreprenante », objet des fantasmes (masculins) et des jugements de valeur (féminins) des assistantes sociales (p. 41-53). On notera d’ailleurs que les constats souvent alarmistes des spécialistes de la jeunesse dans le champ du sexuel recoupent ceux des experts de l’enfance inadaptée ou irrégulière – ce qui questionne une fois encore la frontière entre « une jeunesse qui va bien » et une « jeunesse qui va mal » (Mathias Gardet, Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », numéro 11, 2009).

3 Dans un second temps, Laura Di Spurio se penche davantage sur la question de l’éducation sexuelle et sur celle des initiations sexuelles. L’on retrouve des similitudes avec le cas français des Trente Glorieuses (cf. R. Revenin, op. cit.) : face à une érotisation galopante de la société où liberté et licence se confondraient (aux yeux du monde adulte), l’éducation sexuelle deviendrait inévitable au cours du XXe siècle, non pas pour informer, mais pour moraliser et normaliser, se bornant à pointer du doigt les dangers de la sexualité. C’est une « éducation » essentiellement dissuasive ou préventive, antisexuelle au vrai, devant inéluctablement mener à terme aux fiançailles puis au mariage. D’ailleurs, officiellement, à l’inverse de nombre de pays, l’éducation sexuelle ne fera jamais partie des programmes scolaires belges. Aussi bien à la Libération qu’à la fin des années 1960, les parents, eux-mêmes ignorants et/ou gênés, l’inculquent peu, ne la transmettent pas, – et quand c’est le cas, c’est une tâche assumée par les mères –, ou alors ils ne savent pas ce qu’elle devrait recouvrir, et ce sont au final les pair.e.s qui non plus éduquent mais initient leurs camarades. À partir des manuels d’éducation sexuelle, Laura Di Spurio évoque aussi l’entrée dans la sexualité, notamment par les règles (pour les filles) et par la masturbation (pour les garçons) – la masturbation féminine étant impensée. Elle montre qu’au cours des trois décennies qui suivent la seconde guerre mondiale, la masturbation, en tant qu’apprentissage sexuel spécifique à l’adolescence, passe, sous l’effet des sciences du psychisme, de la condamnation médicale et morale à

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une quasi-normalisation. Elle devient pour le moins « une soupape de sûreté » (p. 86) dans une société qui prône la chasteté des adolescents, surtout celle des filles, selon une double morale qui dépasse largement le cadre belge, car en Belgique comme en France, et ailleurs vraisemblablement, « l’idée d’épouser un « puceau » n’enchante guère les jeunes filles qui disent préférer un mari ayant déjà eu quelques aventures amoureuses », note l’auteure p. 139. Cela étant, cette affirmation mériterait d’être sans doute vérifiée. Dans cette « éducation sexuelle », Laura Di Spurio évoque également ce « poncif des ouvrages sur la sexualité adolescente » (p. 90), les amitiés particulières (en internat notamment), à l’âge de l’indétermination sexuelle dans le parcours biographique des individus, et de manière originale d’aborder surtout les relations entre jeunes filles. Après cette phase d’indécision sexuelle qui bénéficierait d’une « certaine indulgence » en Belgique francophone (p. 94), l’hétérosexualité serait appelée à reprendre le dessus. Tout en évoquant un certain flou dans les pratiques et identités, on peut toutefois regretter que les catégories « hétérosexualité » et « homosexualité » – leur binarité, leur opposition factice et construite – ne soient pas davantage questionnées.

4 L’auteure aborde dans un troisième chapitre « le temps de l’amour » (hétérosexuel) à proprement parler, autour du flirt, du groupe des pairs (« le temps des copains »), et plus généralement des loisirs adolescents – notamment la danse frappée en Belgique du sceau de la censure par la loi du 15 juillet 1960 pour la « préservation morale de la jeunesse » interdisant l’accès aux dancings aux moins de 18 ans, ce qui a pour conséquence la multiplication des surprises-parties (p. 116-126). Laura Di Spurio montre bien les négociations que les jeunes filles belges doivent mener avec/contre leurs parents pour pouvoir sortir en bande ou en tête-à-tête. Le rôle joué par le cinéma et les vacances dans la rencontre hétérosexuelle est également souligné.

5 Dans un quatrième et dernier chapitre, l’historienne se penche plus précisément sur la sexualité, ses risques surtout, autour de la réputation (peu flatteuse et peu enviable) de « fille-mère » et de la question des grossesses non-désirées – la loi belge du 23 juin 1923 interdisant comme en France dès 1920 toute propagande anticonceptionnelle et la vente ou la diffusion de moyens de contraception. Laura Di Spurio montre néanmoins que les adolescent(e)s « bricolent » pour élaborer « naturellement » leur propre contraception, non sans mal : coït interrompu, méthode Ogino, etc. L’auteure évoque enfin la question centrale qui tarauderait nombre de jeunes filles : « Dois-je céder ? » (aux avances d’un garçon). Car ne pas céder, c’est le perdre ; mais alors jusqu’où faut-il céder ? L’amour suffirait-il à « autoriser » la relation sexuelle ? Autant de questions soulevées dans le cadre français également (cf. Anne-Claire Rebreyend, Intimités amoureuses, France : 1920-1975, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2008 ; R. Revenin, op. cit.). On peut d’ailleurs regretter que ces travaux soient aussi peu convoqués dans l’essai de Laura Di Spurio, tout comme ceux de Fabienne Casta-Rosaz (sur le flirt). Cela aurait permis à l’auteure des allers-retours avec la situation française, à laquelle elle fait souvent allusion et dont on sent bien qu’elle influence la Belgique francophone sur nombre de points. On peut aussi se demander quel est le rôle – s’il existe – de la Belgique néerlandophone sur ces sujets relevant de l’intime. Restent aussi en suspens un certain nombre d’interrogations : Laura Di Spurio affirme en conclusion – sans l’avoir vraiment démontré dans son propos, mais sans doute n’était-ce pas là son sujet ? – que « le modèle de virilité proposé par les adultes est également rejeté par les garçons » qui chercheraient à « sortir de cette double morale que leur enseignent encore les adultes au profit d’un idéal amoureux induisant une initiation sexuelle

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symétrique » (p. 169). Du côté de la « féminité », même si le « spectre de la « jeune fille » plane toujours », il y aurait désormais selon Laura Di Spurio un champ infini de possibles entre l’« oie blanche » et la « fille facile » (p. 169). Pourtant, à la lecture de son essai, tout cela ne semble pas aussi évident, d’autant plus qu’elle note elle-même que « le contrôle de la sexualité juvénile reste toujours aussi fort [aujourd’hui] » et que « son encadrement ne s’est jamais relâché » (p. 172). Et cela renvoie aux pistes intéressantes soulevées en conclusion sur la « supposée « libération sexuelle » » (p. 173), sur la généalogie aussi des discours adultes entre la « société aphrodisiaque » des années 1950 et 1960 et la dénonciation actuelle de « l’hypersexualisation » des jeunes (p. 172-173). Enfin, effet de sources probablement, on regrettera l’absence de la parole adolescente, féminine comme masculine, mais sans doute est-ce là un autre projet…

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(Lecture de) Enfants placés, enfances perdues

Jean-Jacques Yvorel

RÉFÉRENCE

Lausanne, Édition d’en bas, Traduit de l’allemand par François Schmitt, 283p. ISBN 9782829003769

1 Autant qu’académique, l’intérêt pour le sort des enfants placés en Suisse a été médiatique et politique. Dans l’introduction de l’ouvrage, Marco Leuenberger1 explique comment un article paru dans The Gardian Weekend2 attire l’attention d’une journaliste suisse qui publie alors un reportage qui a intéressé un large public3, avant qu’en 2003, la question des enfants placés occupe une grande place dans les médias helvétiques. À la même époque, un projet de recherche dirigé par le sociologue Ueli Mäder et l’historien Heiko Haumann voit le jour. C’est dans ce cadre que 85 enquêteurs recueillent entre 2005 et 2008 plus de 270 témoignages de personnes placées durant leur enfance. Le livre dirigé par Marco Leuenberger et Loretta Seglias repose sur une quarantaine de ces entretiens. Ces histoires de vie ne sont pas intégralement retranscrites, mais résumées par les chercheurs qui ne citent fidèlement que quelques phrases. Ces quarante parcours sont présentés dans huit chapitres thématiques qui regroupent chacun cinq témoignages, introduits par de courtes présentations.

2 Le premier chapitre est consacré à la « pauvreté et travail des enfants en Suisse ». Dans son introduction Marco Leuenberger rappelle que les guerres de 1914-1918 et de 1939-1945, et les crises économiques de l’entre-deux-guerres « ont accru la pénurie et la pauvreté dans de larges milieux de la population » (p. 17), que les lois sur le travail protégeaient peu les enfants. Elles ne concernaient que le travail industriel alors qu’entre le milieu du XIXe siècle et la seconde moitié du XXe siècle, sur fond de raréfaction de la domesticité adulte, le labeur enfantin rural, loin de reculer, se développe. Si les enfants placés ne sont pas les seuls à gagner durement leur pain, ils

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comptent parmi les plus exploités et ils sont nombreux à garder dans leur chair les stigmates du surtravail qui leur a été imposé.

3 Depuis 1874, l’article 27 de la Constitution fédérale a institué un enseignement primaire obligatoire et gratuit, précise Liselotte Lüscher. Cependant, pour les enfants placés, « l’école et l’apprentissage passaient pour négligeables » (chapitre II). Certes, nos témoins fréquentent l’école mais épuisés par un labeur harassant, parfois maltraités par des enseignants qui partagent les préjugés des notables, ils voient rarement leurs efforts récompensés. Même très bons élèves, ils n’accèdent pas à l’enseignement secondaire ou professionnel car comme le dit le père d’une famille d’accueil : « ils sont là pour travailler, pas pour aller à l’école » (p. 65). Notons que tous les instituteurs ne sont pas hostiles et que dans les souvenirs de plusieurs enfants, l’école est un havre de paix, une parenthèse heureuse dans un quotidien très dur.

4 Mirjam Häsler introduit les cinq témoignages qui illustrent les insuffisances de la législation fédérale et cantonale Suisse et se penche sur « l’évolution légale du placement des enfants » (chapitre III). En l’absence de tout contrôle sérieux, mauvais traitements, coups, spoliations, abus sexuels même, se perpétuent dans un silence assourdissant car les gens qui savent, voisins, instituteurs, curés, édiles locaux interviennent rarement. Les autorités tutélaires, si promptes parfois à placer d’autorité les enfants4, se montrent peu efficaces quand il s’agit de vérifier leurs conditions de vie. Elles confient souvent cette tâche à des bénévoles ou se contentent de contacts souvent indirects avec les familles d’accueil et ne voient jamais les enfants. L’attitude des responsables de la protection de l’enfance est de nouveau évoquée dans le chapitre IV que Katharina Moser dédie aux motifs des placements. Placements initiaux et changements de famille d’accueil ne sont guère préparés et jamais discutés avec les enfants. Ils sont imposés sans explication et constituent pour tous les témoins de véritables traumatismes.

5 « Déracinement, isolement et silence » (chapitre V) sont le lot de bien des enfants placés. Parmi les récits retenus par Loretta Seglia pour illustrer ce thème, un témoignage tranche, celui de Hedwig Wittwer, née en 1920. Bien sûr, arrachée à sa famille à l’âge de 6 ans, elle a subi le choc du déracinement. Elle en est restée muette durant plusieurs jours. Mais confiée à un homme âgé (le grand-père) et à sa fille (la tante), paysans plus que modestes, elle n’est jamais battue et est toujours bien traitée. Son tuteur la visite régulièrement et s’enquiert auprès d’elle de ses conditions de vie. L’instituteur la soutient quand il la sent un peu triste. Elle a globalement de bons souvenirs de son enfance. Ce témoignage est peut-être le plus accablant pour le système bernois de placement. Il montre qu’en choisissant judicieusement les familles d’accueil et en contrôlant le déroulement des placements, on aurait pu éviter bien des souffrances.

6 La discrimination qui touche les verdingkinder concerne tous les aspects de leur existence comme le montre bien Sabine Bitter dans sa contribution sur « Placés et humiliés - Les formes de la discrimination » (chapitre VI). Au travail, dans la famille, à l’école, ils sont le plus souvent renvoyés à une place subalterne, fréquemment humiliés.

7 Dans chaque témoignage, à l’exception de celui d’Hedwig Wittwer, la violence est présente. Il paraît presque superflu de consacrer un chapitre au thème « violence et abus de pouvoir » tant les brimades, les privations et les coups, voire les abus sexuels, reviennent comme un leitmotiv tout au long de l’ouvrage. Ueli Mäder dans sa

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présentation souligne un effet de ces violences : elles déforment parfois le jugement des victimes au point qu’elles finissent par se sentir responsables de leur sort.

8 Toute situation de domination même la plus absolue, la plus totale, suscite « résistance, fuite [et même] moments de bonheur » (Chapitre VIII). Dans les histoires présentées par Loretta Seglias, on fugue, on se réfugie dans un monde intérieur, on feint l’indifférence, on songe au suicide. Parfois, en fin de parcours, on se cabre et l’on refuse les injonctions du tuteur et de la famille d’accueil et l’on reprend en main son destin en choisissant son métier ou ses amours.

9 Un dernier chapitre, « Se souvenir et raconter – accès historiques et sociologiques aux interviews biographiques », signé de Heiko Haumann et Ueli Mäder ouvre sur une réflexion méthodologique. Les auteurs y soulignent trois points qui nous paraissent fondamentaux. D’une part, les récits biographiques, qui cherchent à donner un sens à la vie mise en mots, relèvent de la subjectivité, « mais ces interprétations sont une réalité au même titre que les conditions sociales dans lesquelles ces enfants vivaient » (p. 251). D’autre part, « le biographique reflète toujours aussi le social », et montre comment un individu perçoit la réalité et les conditions dans lesquelles il agit. Enfin Heiko Haumann et Ueli Mäder explicitent la démarche de recherche qui a présidé à cette enquête et montrent comment utiliser une source souvent présentée comme peu fiable, le récit autobiographique.

10 L’ouvrage est complété par un très beau « cahier photos » où sont reproduits les clichés que le photographe et graphiste Paul Senn (1901-1953) a consacré aux enfants placés en institution ou en famille entre 1940 et 1946. Ces photographies sont visibles dans une exposition itinérante « Enfance volée/Verdingkinder Reden » qui tourne en Suisse depuis 2009. Cette exposition présente des témoignages et des débats sur l’histoire du placement en Suisse.

11 Ce livre n’est pas qu’une production scientifique même s’il est académiquement tout à fait recevable. Il constitue avec l’exposition ci-dessus évoquée et l’ouvrage de Geneviève Heller, Pierre Avvanzino et Cécile Lacharme sur les enfants placés de la Suisse romande5, des pièces maîtresses dans un procès en réhabilitation qui a connu son épilogue (provisoire) très récemment. En effet, le 11 avril 2013 à Berne, toutes les « victimes de mesures de coercition à des fins d’assistance » étaient invitées à « une cérémonie de commémoration » en présence de la ministre de la Justice Simonetta Sommaruga6.

NOTES

1. Marco Leuenberger est l’auteur de la première étude sur les enfants placés du canton de Berne, Verdingkinder. Geschichte der armenrechtlichen Kinderfürsorge im Kanton Bern 1845-1945, lizentiatsarbeit Universität Fribourg, 1991.

2. STONOR SAUNDERS France, « The Vanishing », The Gardian Weekend, 15 avril 2000.

3. WIDMER Gisela, « He, wer will diesen Buben ? », Das Magazin, n° 16, 2002, p. 36-43.

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4. Parmi les témoins nous trouvons des enfants yéniches arrachés de force à leurs parents par l’œuvre dite des Enfants de la grand-route financée par la fondation Pro Juventute. Sur ces placements forcés de plus de 600 enfants entre 1926 et 1972 afin d’éradiquer le nomadisme en Suisse voir LEIMGRUBER Walter, MEIER Thomas, SABLONIER Roger, L’œuvre des enfants de la grand-route, étude historique réalisée à partir des archives de la Fondation Pro Juventus déposées aux Archives fédérales (dossier 9), Berne, 1998. 5. HELLER Geneviève, AVVANZINO Pierre et LACHARME Cécile, Enfance sacrifiée. Témoignages d’enfants placés entre 1930 et 1970, Lausanne, Haute école de travail social et de la santé – éésp Vaud, 2005, 144 p. 6. EICHENBERGER Isabelle, « Vers la réhabilitation des « enfants-esclaves » de Suisse », Swissinfo, 9 avril 2013, [], consulté le 17/04/2013.

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(Lecture de) Les lascars. Une jeunesse en colère

Véronique Blanchard

RÉFÉRENCE

Éditions Autrement, collection « Frontières », 153 p. ISBN 9782746714786

1 Ce livre de moins de 200 pages est plus un traité philosophique et politique qu’un essai sociologique. Il offre une réflexion originale sur la jeunesse d’aujourd’hui et sur les actes transgressifs tant reprochés à ceux que Marc Hatzfeld surnomme les « lascars ».

2 Ce sociologue connaît bien son sujet, il est déjà l’auteur entre autres de La culture des cités : une énergie positive1. Ici, il effectue une enquête de terrain, de nombreux entretiens avec des jeunes rencontrés tant dans la banlieue francilienne, qu’en Bretagne et quelques bourgs ruraux. Il mêle son approche ethnographique à des références philosophiques (extraits de Spinoza ou Nietzsche), à des grands textes littéraires (À la recherche du temps perdu, Roméo et Juliette…), à quelques mythes grecs (Antigone, Prométhée…) et aussi à la filmographie des années 1950 (Les 400 coups, Los Olvidados…).

3 Dans les premiers chapitres, Marc Hazfeld n’échappe pas à l’exercice de définition de la jeunesse, mais il le fait en se centrant sur la jeunesse populaire, sur le rapport intime existant entre elle et la transgression, et enfin en s’interrogeant sur la place des adultes qui acceptent difficilement les tourbillons de la jeunesse.

4 Ses mots pour cerner les jeunes sont souvent plus poétiques, que sociologiques. Comme il le dit lui-même, il s’agit d’une « approche sensible ». Il montre comme c’est un âge interstitiel (p. 34), un moment entre l’enfance et la maturité, qui se prolonge ces dernières décennies du fait de l’allongement de la vie et de la généralisation de la scolarité.

5 S’il se penche sur la jeunesse des milieux populaires, c’est parce que selon lui elle est plus tentée par la transgression du fait de sa proximité avec la violence, une violence réelle, très liée à un retour de la violence du travail prolétaire. Mais aussi parce que la

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précarité est une réalité indéniable des familles de ces jeunes. Marc Hazfeld insiste sur l’idée que « la délinquance de la jeunesse est immergée dans la nécessité » (p. 65). Enfin l’auteur pointe le racisme latent dont ces adolescents sont victimes ; ils sont perçus non seulement comme dangereux car appartenant aux classes laborieuses, mais aussi comme dangereux parce qu’ils ne sont pas considérés comme nos enfants, mais comme des étrangers2. Ces trois éléments expliquent que certains vivent « une forme de désespoir continu de faible intensité » (p. 66), les menant à la transgression.

6 Une des originalités de cet ouvrage porte sur la définition que donne l’auteur de la transgression, et en particulier de la transgression des adolescents. Premièrement, il insiste sur le fait qu’ils représentent la force vitale de notre société. Par essence ils sont, comme il le souligne, « turbulents », « bouillonnants », « tourbillonnants ». Ces excès, ce désordre, cette énergie les conduisent inévitablement à transgresser.

7 De plus, en faisant référence à des textes fondateurs (Adam et Ève, Prométhée, la tradition hindouiste), il démontre que la « transgression est le geste qui dévoile la conscience » (p. 86), c’est-à-dire que la transgression possède un aspect positif, permettant la voie vers un ailleurs, offrant une autre vision du monde, voire même aidant à la mise en place de nouvelles règles. En reprenant des figures de la fiction comme le héros de l’Attrape-cœur, l’Antoine Doinel des 400 coups ou le James Dean de la Fureur de vivre, Marc Hatzfeld estime que les gestes transgressifs de la jeunesse devraient nous permettre d’apprendre à vivre. C’est pourquoi il explique qu’il est bien sûr nécessaire que la loi soit respectée mais aussi important de comprendre que parfois la jeunesse se doit de l’enfreindre.

8 Dans son quatrième chapitre, l’auteur prend nettement position, le ton est parfois même polémique concernant les fonctionnements de la justice. Il dénonce une loi qui ces dernières années a perdu, pour les classes populaires, son sens protecteur, qui souvent est perçue comme injuste et privilégiant, non plus l’intérêt collectif, mais l’intérêt particulier. Selon lui, cette loi est plus adaptée à ceux qui l’ont conçue, qu’à ceux qui la subissent. Tout un développement est consacré à une justice qui dorénavant console les victimes en escamotant la prévention, l’éducation et la punition (p. 112). Marc Hatzfeld veut montrer que si les jeunes des milieux populaires sont considérés comme plus délinquants que les autres, c’est avant tout qu’ils subissent le « soupçon de transgression potentielle » (p. 125), qui s’accompagne d’un fichage et d’une surveillance, entraînant mécaniquement plus d’arrestations. Il dénonce le tête-à-tête « pathétique entre les jeunes et la police » avec, dit-il, un « honneur à mater des enfants comme des tigres sauvages » (p. 147).

9 Enfin, l’auteur répète vigoureusement son idée que la jeunesse est par essence effrontée, que c’est un des éléments qui fait sa force et sa richesse. Cependant certains adultes perçoivent la transgression des jeunes, non pas comme une effronterie, mais comme un acte tragique, une atteinte à l’ordre. Il estime que ce malentendu initial, cette difficulté à la compréhension réciproque ne permet pas l’arrêt de la transgression. Et il conclut en précisant qu’il existe une multitude de désobéissances et qu’il y a donc une multitude de réponses sociales à la transgression, la punition ne devrait en être qu’une parmi d’autres. Il insiste, pour terminer, sur la nécessité de ne jamais oublier que le jeune transgresseur est un des nôtres, un représentant de la jeunesse, notre futur.

10 Ce livre revigorant par son ton et sa plume alerte, permet aux historiens de l’enfance irrégulière d’aborder le sujet de la délinquance juvénile sous un angle différent,

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puisque si l’approche n’est certes pas diachronique, elle est, grâce au regard de l’ethnologue, presque universelle.

NOTES

1. Autrement, 2006

2. Idée largement développée aussi dans le livre de Pierre JOXE, Pas de quartier ? Délinquance juvénile et justice des mineurs, Fayard, 2012.

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(Lecture de ) Cold War comforts : Canadian women, child safety, and global insecurity, 1945-1975

David Niget

RÉFÉRENCE

Waterloo, Ont., Wilfrid Laurier University Press, 2012. ISBN 9781554586233

1 Qui sont les enfants de la guerre froide ? Existe-t-il une expérience partagée entre les jeunes Canadiens répétant des exercices de défense civile anti-nucléaire et les orphelins exfiltrés en urgence du Vietnam à la veille de l’arrivée des troupes communistes ? Comment ces trajectoires se sont-elles croisées dans ces années où, sous la menace d’un risque global, le monde et « la maison » sont devenus mimétiques ? Et comment l’enfance, à l’heure du monde bipolaire, a-t-elle pu constituer un enjeu de conflit, mais aussi une voie de médiation ?

2 Voici un ouvrage qui croise de manière heureuse histoire des relations internationales et histoire sociale. Consacrée au militantisme féministe en faveur de la protection de l’enfance dans le Canada de l’après-guerre, l’étude aborde, selon différentes échelles, des questions qui pourraient paraître disparates, mais qui, traitées selon une problématique neuve, celle des coalitions de causes, permet de tracer des liens entre l’histoire de la protection civile au temps de la bombe atomique, celle des mouvements pacifistes, celle de l’implication des femmes dans les instances locales ou nationales de l’UNICEF, celle enfin des parrainages internationaux et de l’adoption internationale. Il s’agit d’une part de s’interroger sur la mobilisation des réseaux féministes en faveur de l’enfance dans le contexte spécifique de la guerre froide, mais aussi de comprendre quelles formes d’actions ont été entreprises sous leurs auspices et quelles en furent les conséquences dans la vie des jeunes Canadiens comme des enfants du monde bénéficiant de la sollicitude de leurs mères de cœur. Il apparaît que l’enfance concourt à la fabrique du consensus, que ce soit entre les mouvements militants eux-mêmes, ou à

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l’égard des instances politiques que les femmes sollicitent, stratégiquement, en tant que mères.

3 Si l’historiographie avait bien mis en évidence la progressive colonisation de la sphère privée par l’État depuis le XIXe siècle, cet ouvrage renverse la perspective. Au pouvoir biopolitique de l’État répond l’investissement progressif de la sphère publique par les femmes au nom d’arguments maternalistes et domestiques : au temps de la guerre atomique dont la menace est omniprésente, on se doit de protéger le monde comme on protège la maison. La sécurité devient une problématique globalisée, dans un monde conçu comme étant de plus en plus interdépendant. Et l’enfant, dont se revendiquent les militantes, incarne à la fois cette peur de l’anéantissement de la civilisation et l’espoir – parfois ténu – de la paix mondiale à venir.

4 Cet enfant de la guerre froide revêt deux caractéristiques principales, et parfois contradictoires : il est vulnérable et doit être protégé, mais il est également titulaire de droits et doit être émancipé. Cet enjeu se traduit dans l’espace et la géopolitique mondiale. Sa protection requiert tantôt un déplacement, une migration intimée par l’urgence et le risque, tantôt, au contraire, qu’il reste dans son environnement culturel d’origine pour s’y épanouir. Trois situations emblématiques sont évoquées dans l’ouvrage : la défense civile, les parrainages internationaux, et enfin, l’adoption internationale.

5 Après que la défense civile à l’égard des enfants ait pris, le plus souvent, la forme de l’évacuation des grands centres urbains pendant la guerre, la guerre froide installe un autre climat. Il apparaît en effet assez vite aux autorités que la menace nucléaire requiert une autre forme de protection : plutôt que la fuite impossible face à la menace nucléaire, ce sera le confinement dans les abris anti-atomiques domestiques. Chaque famille est censée se pourvoir d’un abri, dans lequel elle pourra survivre, en cas de catastrophe, pendant plusieurs semaines. C’est sur ce modèle familial que se recompose la défense civile, modèle à la fois individualiste, mais qui tient compte du maintien des liens familiaux en cas de traumatisme, selon les enseignements tirés de la guerre. Mais ce programme se révèle vite inapplicable pour les protagonistes, les familles elles- mêmes ; il est onéreux et, finalement, inefficace. Face à la menace suprême de l’atome, les familles, les femmes en particulier, se montrent résignées ou critiques à l’égard de la propagande d’État. Le militarisme s’émousse face à la contestation et la raison d’État, paranoïaque, ne réussit pas à imposer l’absurde de l’enfermement volontaire.

6 Autre situation dans laquelle se pose la question du déplacement, ou plutôt ici du non- déplacement : les parrainages internationaux. Initiés lors de la guerre d’Espagne, cette modalité nouvelle d’aide transnationale renaît au lendemain de la seconde guerre, alors que des millions d’enfants sont orphelins et isolés. Le modèle se transporte sur le front des guerres Est-Ouest, dont un premier champ de bataille est la Corée. Pourquoi aider les enfants à distance ? D’abord, afin de leur faire courir un moins grand risque que celui d’être transportés au-delà des mers dans une société dont les mœurs leur sont inconnues. Le clivage Nord-Sud est alors considéré comme la source d’un possible choc culturel traumatique. Mais il s’agit également de faire vivre la Nation coréenne, menacée par son double communiste du nord ; les enfants doivent régénérer la Nation amputée, et pour ce faire, ils doivent rester sur place, recevant le soutien de leurs parents épistolaires qui contribuent aussi, à moindre coût qu’en Occident, à leur survie et à leur éducation.

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7 À travers le cas de l’adoption internationale, Tarah Brookfield montre cependant que la migration reste une solution d’aide et de protection, relégitimée par une pratique d’adoption inscrite dans les rapports Nord-Sud de la guerre froide. Alors que les pays du Nord assouplissent leurs législations concernant l’immigration des mineurs, une nouvelle définition de la parentalité se fait également jour, conciliant désir d’enfant et engagement militant en faveur des enfants déshérités du Sud. Mais certaines formes de l’aide ont pu s’avérer brutales, comme en témoigne l’opération « babylift », organisée par les États-Unis et le Canada à la veille de la prise de Saigon par les troupes nord- vietnamiennes, en 1975. L’évacuation d’urgence par avions militaires des orphelinats de la ville, comme pour soustraire aux vils communistes les enfants de la liberté, fut marquée par un drame, avec le crash d’un avion américain et la mort de 153 enfants et accompagnants. Au-delà du drame, la situation sud-est-asiatique a initié une pratique aujourd’hui encore solidement ancrée dans les rapports Nord-Sud ; elle a en même temps posé la question de la légitimité d’une telle aide, notamment parmi les opposants à la guerre au Vietnam dans les années 1970. Au débat sur les intentions profondes de cette nouvelle démarche, entre émergence d’une citoyenneté globale et néo- impérialisme, l’auteure montre que les liens tissés par les individus et les familles s’avèrent infiniment plus complexes. Même si leur histoire est inscrite dans cet échange inégal, attisé par la guerre froide, les jeunes adoptés ont été capables, au long des années, de donner sens à cet arrachement.

8 À travers cet ouvrage, on perçoit que si la guerre froide s’inscrit dans la lignée des premiers conflits mondiaux du XXe siècle, qui avaient fait de l’enfance un enjeu crucial des relations internationales, la période rompt sans doute avec les politiques de migration massives qui avaient marqué le premier XXe siècle. Désormais, le déplacement massif d’enfants n’est plus conçu comme une solution mais comme un fléau. Les leçons de l’histoire des déportations, la montée de l’individualisme, l’insistance sur la famille comme lieu de socialisation primaire, mais aussi l’importance de l’appartenance nationale et de la culture laissent entrevoir de nouveaux modes d’intervention, d’aide et d’assistance aux enfants déshérités. Il reste que la guerre, d’événement soudain et traumatique, devient un état permanent, justifiant l’invention de l’humanitaire comme politique pérenne. Après les alarmes post-1945 et l’impression d’un retour au calme durant les Trente Glorieuses, cette guerre continue de marquer, à bas bruit, l’histoire des enfants sans attaches. Cette guerre, froide, sourde, disséminée, est encore dans l’angle mort des historiens occidentaux.

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(Lectures de) Ceci n’est pas une prison . Histoire d’une institution pour garçons délinquants en Suisse romande (1805-1846-1987)

Jacques Bourquin

RÉFÉRENCE

Lausanne, Éditions Antipodes, collection « Histoire », 438 p. ISBN 9782889010738

1 Voici un ouvrage qui nous vient de Suisse romande. Geneviève Heller, historienne à la Haute école de travail social à Lausanne, nous présente une belle recherche monographique sur la maison d’éducation de Vennes, dans le canton de Vaud.

2 Cette institution, à l’histoire presque bicentenaire, qui, jusqu’à ces dernières années reçut des mineurs placés par les autorités judiciaires et civiles du canton de Vaud, fut au XIXe siècle une maison de discipline sur le modèle des colonies agricoles puis beaucoup plus tard, au début du XXe siècle, une école de réforme. C’est une longue histoire qui s’apparente à celle des maisons de correction et de ce que l’on appellera aussi bagnes d’enfants en France. Une institution essentiellement répressive dont les quelques tentatives de réforme en 1930, restèrent très aléatoires. En 1941, Vennes prend le nom de maison d’éducation, annonçant le Code pénal suisse pour mineurs de 1942 qui privilégie la référence éducative, atténue le volet répressif sans toutefois faire disparaître la détention. Trois organismes, qui viennent d’être créés, apparaissent comme les partenaires de cette nouvelle école : la chambre pénale des mineurs, mais aussi l’office cantonal des mineurs et l’office médico-psychologique vaudois. Il y a une réelle volonté de la part du directeur, venu du scoutisme, de casser la référence uniquement pénale. Ces tentatives de réforme resteront toutefois tributaires du climat carcéral, de l’architecture et des réticences des personnels pénitentiaires.

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3 Il faut attendre le début des années 1950, pour que la maison d’éducation de Vennes (MEV) évolue dans un registre éducatif. Ceci est lié à l’arrivée d’un nouveau directeur qui apparaît, selon Geneviève Heller, comme « la figure emblématique de la MEV ». L’architecture disciplinaire est abandonnée, on supprime les chemins de ronde, les barreaux des fenêtres… Arrivent les premiers éducateurs, formés au centre de formation pour l’enfance et l’adolescence inadaptées de Lausanne. C’est une période constructive, innovante, le nouveau directeur se réfère aux théories de l’éducation nouvelle, et initie aux pédagogies actives. Une grande importance est accordée à la formation professionnelle, aux loisirs, l’institution s’ouvre sur l’extérieur, le régime de la semi-liberté est introduit. Cette période, qui se poursuit dans les années 1960, s’inscrit pleinement dans un mouvement international relatif au placement institutionnel et à l’éducation des mineurs délinquants. Par l’intermédiaire du juge des enfants suisse, M. Veillard, Vennes est en lien avec Jean Chazal, un des pionniers français de la justice des mineurs et Henri Joubrel, président de l’Association internationale des éducateurs de jeunes inadaptés. Vennes, qui reçoit des adolescents à partir de 14 ans, développe l’observation psychiatrique et l’orientation professionnelle, devient une institution modèle qui modifie son image auprès de l’opinion publique.

4 À cette période dynamique succède une autre plus problématique au cours des années 1970. On reproche au directeur nommé en 1967, un ancien éducateur de Vennes, de ne pas suffisamment s’occuper des problèmes pédagogiques et psychologiques, il est en revanche un très bon administrateur. L’institution est alors confrontée à des problèmes de drogue et à un certain désarroi des jeunes. Tout ceci n’est pas sans lien, précise l’auteure, avec la crise contestataire de la société des années 1970 et ses questionnements autour du travail social. À Vennes, l’orientation professionnelle a surtout été développée au détriment d’autres initiatives pédagogiques. Certains éducateurs et le sous-directeur démissionnent. Entre 1977 et 1979, se crée, sur le modèle des groupes d’information sur les prisons initiés par Michel Foucault en France, un groupe d’information sur Vennes. Y participent des professionnels de l’action sociale, des éducateurs, des témoignages de certains jeunes de la MEV sont sollicités. Un dossier est publié en 1978 : « L’antichambre de la taule. » Il y a derrière cette campagne l’expression d’une forte réticence à l’égard du placement institutionnel qui ne ferait qu’aggraver le problème des jeunes, la drogue serait l’aboutissement du climat répressif qui règne à Vennes ; ces critiques sont en phase avec les courants de désinstitutionalisation des années 1970 en France, en Belgique, avec le souci du développement du milieu ouvert, et du maintien dans le milieu familial. On reproche au directeur de ne pas avoir de ligne éducative, il est déplacé. Une commission présidée par M. Pahud, directeur de l’École de formation d’éducateurs de Lausanne, prévoit la suppression du gros internat de Vennes (une cinquantaine d’adolescents). Un établissement ouvre en 1981 avec de petites unités d’internats pour six jeunes, bénéficiant chacune d’une grande autonomie. Un centre d’accueil mixte pour de courts séjours est créé, on insiste sur la nécessité de renforcer l’individuation de la relation avec le jeune, en évitant comme par le passé, la concentration de jeunes trop difficiles. Le terme de maison d’éducation est abandonné, trop connoté à une histoire antérieure. Le nouvel établissement prend le nom de centre cantonal de Vennes (CCV), la priorité est accordée à la formation professionnelle de jeunes présentant des difficultés de comportement et de caractère.

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5 En 1987, le CCV devient le COFOP (Centre d’orientation et de formation professionnelle) ; le nom de Vennes disparaît sans doute, précise Geneviève Heller, « pour couper le lien avec la renommée négative attachée au passé de l’institution ».

6 En 2008, le COFOP, est reconnu en tant qu’école des métiers cantonale pour les jeunes en difficulté psycho-sociale. Concernant les jeunes délinquants, le grand conseil vaudois prévoit, pour 2013, une maison de détention de 56 places à Palezieux. Dans la préface, M. Pahud conclut, non sans aménité : « Il arrive que l’histoire se répète. »

7 Dans la seconde partie de son ouvrage, G. Heller, qui a pu consulter de nombreuses archives déposées à partir de 1993, aborde d’une manière concrète plusieurs thèmes qui traversent l’histoire de Vennes : l’architecture, les élèves, le personnel éducatif, les punitions, la formation professionnelle, les loisirs, l’observation, qui illustrent avec richesse l’histoire si contrastée de cette institution.

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(Lecture de) Histoire de l’Agence d’Avallon des enfants assistés de la Seine

Dominique Dessertine

RÉFÉRENCE

Paris, Publibook, 183 p. ISBN 9782748383010

1 Cet ouvrage, comme le dit l’auteur en introduction, « a pour objectif de rendre disponibles des éléments d’archives ainsi que des sources privées qui illustrent le fonctionnement quotidien » d’une agence de placement des enfants assistés du département de France la plus concernée par les abandons. L’agence d’Avallon accueille et surveille en permanence un bon millier d’enfants. Le livre repose essentiellement sur le journal (1910-1934) d’un de ses directeurs, Mathieu Tamet, dont l’auteure est l’arrière petite-fille (et la petite fille d’un pupille). L’ouvrage commence par un bel extrait qui donne la mesure de ce témoignage : on y voit un directeur très sensible aux paysages, au patrimoine local et aux conditions atmosphériques qui accompagnent ses multiples déplacements. Le texte est donc autant un récit de voyage sur les routes du Morvan au début du XXe siècle, sur la vie quotidienne d’un notable dans une sous- préfecture, que sur les préoccupations d’administrateur de ce directeur. Sans formation spécifique – il a passé seize ans dans l’armée avant d’entrer au service des enfants assistés de la Seine – sa tâche est de trouver des familles nourricières, pour élever les plus jeunes, et des employeurs, pour gager les plus grands. Il est absorbé par la gestion de la paperasse et par ses déplacements sur des routes peu praticables surtout l’hiver.

2 Son texte révèle un homme paisible, exerçant sa tâche consciencieusement, sans émotion superflue. Il encourage l’instruction des petites filles en leur promettant une poupée quand elles sauront lire. Il consacre aussi des pages originales aux louées, qui l’accaparent toute une journée, où il montre son souci de débusquer les exploiteurs d’enfants. Mais il veille aussi à ne pas faire des filles qu’il doit placer des fainéantes,

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quitte à se résigner à des gages plus faibles. Il intervient aussi pour les jeunes filles enceintes, souvent des œuvres de leur patron, mais l’époque n’est pas aux procédures, et les bébés sont remis à leur tour à l’Assistance publique. Il déplace aussi déviants et fortes-têtes. C’est un homme seul, professionnellement, qui n’a pas souvent l’occasion de faire un retour sur les pratiques de son administration, sauf lors de l’affaire des Vermireaux.

3 Cette étonnante maison des Vermireaux recevait des enfants teigneux, et voulait aussi redresser l’enfance coupable et indisciplinée (1911). Dirigée par un personnage véreux et brutal, sous-inspecteur des Enfants assistés, à titre contestable, qui jouissait de nombreuses protections, elle déclenche le scandale, bien avant les campagnes contre les bagnes d’enfants de l’entre-deux-guerres. La presse s’émeut, un député de l’Ain intervient à la Chambre, et la justice condamne les coupables. Le directeur évoque son rôle de témoin au procès et fait part de son indignation devant la faillite des institutions républicaines auxquelles il croit.

4 Signalons enfin, comme le fait le livre, que le site « mathieu.tamet.fr » présente l’intégralité du journal de Mathieu Tamet (5 000 pages) que l’auteure a entièrement retranscris, ce qui est un bel exemple de sauvegarde de la mémoire. Elle a été aussi en lien avec l’Association pour l’autobiographie, association nationale, dont le siège est à Ambérieu-en-Bugey (Ain).

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Comptes rendus d’ouvrages et actualité bibliographique

L'actualité bibliographique

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L’actualité bibliographique

Instruments de travail et de recherche, travaux statistiques

AUBUSSON DE CARVALAY (Bruno), « Les mineurs mis en cause selon les statistiques de police », Questions pénales, XXVI.2, avril 2013, [].

Travaux centrés sur les aspects théoriques et généraux de la rééducation, du travail social et de la justice des mineurs

DROUX (Joëlle), « La tectonique des causes humanitaires : concurrences et collaborations autour du Comité de protection de l’enfance de la Société des Nations (1880-1940) », Relations Internationales, n° 151, automne 2012, p. 77-90.

DROUX (Joëlle), HÜRLIMANN (Gisela), LEIMGRUBER (Matthieu) (dir.), « Les chantiers internationaux de la paix sociale. Sozialer Frieden – transnational », Traverse. Revue d’histoire, dossier spécial, 2013/2. DROUX (Joëlle), HÜRLIMANN (Gisela), LEIMGRUBER (Matthieu) (dir.), « Les chantiers internationaux de la paix sociale. Éditorial / Sozialer Frieden – transnational. Editorial », Traverse. Revue d’histoire, dossier spécial, 2013/2, p. 15-27. DROUX (Joëlle), GOBET (Elphège), HAENGGELI-JENNI (Béatrice), HOFSTETTER (Rita), MOLE (Frédéric), « L’institut Rousseau. Les archives du siècle de l’enfant », Traverse. Revue d’histoire, dossier spécial, 2013/2, p. 109-121. DROUX (Joëlle), MATASCI (Damiano), « Les jeunes en jeu. Circulations internationales de dispositifs et de politiques d’encadrement de la jeunesse (1929-1939) », Traverse. Revue d’histoire, dossier spécial, 2013/2, p. 77-90. DROUX (Joëlle), « Les projets de conventions sur l’assistance aux mineurs étrangers (1890-1939) : enjeux et impasses de l’internationalisation des politiques sociales (1890-1939) », Revue d’histoire de la protection sociale, n° 5, décembre 2012, p. 15-19.

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DROUX (Joëlle), MATASCI (Damiano), « Le problème du chômage des jeunes dans l’entre- deux-guerres : acteurs et projets transnationaux », Revue d’histoire de la protection sociale, n° 5, décembre 2012, p. 47-59. GOBET (Elphège), DROUX (Joëlle), HAENGGELI-JENNI (Béatrice), HOFSTETTER (Rita), MOLE (Frédéric), « L’institut Rousseau. Les archives du siècle de l’enfant », Traverse. Revue d’histoire, dossier spécial, 2013/2, p. 109-121. HAENGGELI-JENNI (Béatrice), DROUX (Joëlle), GOBET (Elphège), HOFSTETTER (Rita), MOLE (Frédéric), « L’institut Rousseau. Les archives du siècle de l’enfant », Traverse. Revue d’histoire, dossier spécial, 2013/2, p. 109-121. HOFSTETTER (Rita), DROUX (Joëlle), GOBET (Elphège), HAENGGELI-JENNI (Béatrice), MOLE (Frédéric), « L’institut Rousseau. Les archives du siècle de l’enfant », Traverse. Revue d’histoire, dossier spécial, 2013/2, p. 109-121. HÜRLIMANN (Gisela), DROUX (Joëlle), LEIMGRUBER (Matthieu), (dir.), « Les chantiers internationaux de la paix sociale. Sozialer Frieden – transnational », Traverse. Revue d’histoire, dossier spécial, 2013/2. HÜRLIMANN (Gisela), DROUX (Joëlle), LEIMGRUBER (Matthieu) (dir.), « Les chantiers internationaux de la paix sociale. Éditorial / Sozialer Frieden – transnational. Éditorial », Traverse. Revue d’histoire, dossier spécial, 2013/2, p. 15-27. LEIMGRUBER (Matthieu), DROUX (Joëlle), HÜRLIMANN (Gisela) (dir.), « Les chantiers internationaux de la paix sociale. Sozialer Frieden – transnational », Traverse. Revue d’histoire, dossier spécial, 2013/2. LEIMGRUBER (Matthieu), DROUX (Joëlle), HÜRLIMANN (Gisela) (dir.), « Les chantiers internationaux de la paix sociale. Éditorial / Sozialer Frieden – transnational. Editorial », Traverse. Revue d’histoire, dossier spécial, 2013/2, p. 15-27. MATASCI (Damiano), DROUX (Joëlle), « Les jeunes en jeu. Circulations internationales de dispositifs et de politiques d’encadrement de la jeunesse (1929-1939) », Traverse. Revue d’histoire, dossier spécial, 2013/2, p. 77-90. MATASCI (Damiano), DROUX (Joëlle), « Le problème du chômage des jeunes dans l’entre- deux-guerres : acteurs et projets transnationaux », Revue d’histoire de la protection sociale, n° 5, décembre 2012, p. 47-59. YOUF (Dominique), YVOREL (Jean-Jacques) (dir.) « 60 ans de formation. De Vaucresson à l’ENPJJ », Les cahiers dynamiques, numéro Hors série, 2012, 158 p. YOUF (Dominique), « De Vaucresson à l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse. Éditorial », dans YOUF (Dominique), YVOREL (Jean-Jacques) (dir.), « 60 ans de formation. De Vaucresson à l’ENPJJ », Les cahiers dynamiques, numéro Hors série, 2012, p. 5-13. YVOREL (Jean-Jacques), YOUF (Dominique) (dir.) « 60 ans de formation. De Vaucresson à l’ENPJJ », Les cahiers dynamiques, numéro Hors série, 2012, 158 p. YVOREL (Jean-Jacques), « Le temps des fondements » dans YOUF (Dominique), YVOREL (Jean-Jacques) (dir.), « 60 ans de formation. De Vaucresson à l’ENPJJ », Les cahiers dynamiques, numéro Hors série, 2012, p. 16-20. YVOREL (Jean-Jacques), « De la critique à une tentative de reprise en main » dans YOUF (Dominique), YVOREL (Jean-jacques) (dir.), « 60 ans de formation. De Vaucresson à l’ENPJJ », Les cahiers dynamiques, numéro Hors série, 2012, p. 64-68.

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YVOREL (Jean-Jacques), « La reconstruction » dans YOUF (Dominique), YVOREL (Jean- Jacques) (dir.), « 60 ans de formation. De Vaucresson à l’ENPJJ », Les cahiers dynamiques, numéro Hors série, 2012, p. 106-107. YVOREL (Jean-Jacques), « Comment le droit pénal construit les catégories d’âge », Journal du droit des jeunes, n° 322, février 2013, p. 30-33.

Travaux centrés sur les "jeunes" et les pratiques déviantes

JUHEL (Christophe), « Indiscipline et désordre de la jeunesse en Roussillon au XVIIIe siècle » dans LARGUIER (Gilbert), Mineurs, minorité ; jeunes, jeunesse en Roussillon et en Languedoc, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2010, p. 121-144.

Travaux centrés sur les pratiques "éducatives" et judiciaires

DROUX (Joëlle), avec la collaboration de Ruchat (Martine), Enfances en difficulté : de l’enfance abandonnée à l’assistance éducative (1892-2012), Genève, Fondation officielle de la jeunesse, 2012, 119 p.

GRÉGOIRE (Jacques C.), « À propos de la psychoéducation, un bref aperçu historique », Revue de psychoéducation, vol. 41, n° 2, 2012, p. 121-136. PÉCOUT (Christophe), « Pour une autre histoire des chantiers de la jeunesse (1940-1944) », Vingtième siècle, n° 116, octobre-décembre 2012, p. 97-107. YVOREL (Élise), YVOREL (Jean-Jacques), « Enfants de justice et scolarité : le cas de l’Internat approprié (1891-1979) », Nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 59, octobre 2012, p. 65-84. YVOREL (Jean-Jacques), YVOREL (Élise), « Enfants de justice et scolarité : le cas de l’Internat approprié (1891-1979) », Nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 59, octobre 2012, p. 65-84.

Biographies, souvenirs, mémoires et autobiographies (professionnels et "jeunes")

WEISBECKER (Yvette), Mémoire et engagement, Éditions le Manuscrit, 2012, 200 p.

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