IMAGE DU NOUVEAU MONDE EN FRANCE Illustrations de couverture :

Christophe Colomb montre la Terre à ses marins (voir page 16).

Globe Céleste (voir page 103).

Marchande de fruits à Lima (Pérou) Lithographie d'Auguste Blanchard vers 1830 Chez Thierry Frères, d'après Masselot Collection particulière.

Discipline militaire observée par Outina quand il marche au combat Gravure de Théodore de Bry d'après Jacques Lemoyne de Morgues, 1591 Collection particulière.

Dos couverture :

Carte géographique Americae sive novi orbis nova descriptio. Carte publiée par Ortelius, Anvers, 1570.

Pages de garde :

La grande cataracte du Niagara, effet d'hiver Huile sur toile d'Hippolyte Victor Valentin Sebron, 1857 Musée des Beaux-Arts de Rouen, photo Ellebé.

Centre d'Etudes Hispaniques Francisco Goya, Castres Directeur d'édition : Paul André Coordination éditoriale : Denise André Conception et maquette : Isabelle Dias

e Éditions de la Martinière, Paris, 1995

Tous droits de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays IMAGE DU NOUVEAU MONDE EN FRANCE

Ouvrage réalisé sous la direction de Jean-Louis Augé

Préface de Jacques Limouzy

Avec la collaboration de Michel Balard, Jeannine Baticle, Georges Baudot, Bartolomé Bennessar, Michel Bertrand, Ulane Bonnel, Jean-Paul Duviols, Anne Kroell, Franck Lestringant, Otilia Lopez Fanego, Hubert Michéa, Mireille Pastoureau, Albert Ronsin, Jean-Marie Touratier, Georges Vigne

Editions de la Martinière, Paris Centre d'Etudes Hispaniques Francisco Goya, Castres

Préface

e premier Musée d'art espagnol après le Louvre devait à l'évidence célébrer l'Amérique et d'abord l'Amérique latine en l'année 1992, si brillante pour l'Espagne, pour l'Espagne des Jeux Olympiques, pour l'Espagne de l'Expo- sition Universelle, pour l'Espagne qui revient à l'Europe après une trop L longue absence. Or, la rencontre des deux mondes il y a un demi millénaire est l'événement le plus important de l'histoire de l'humanité. Comment ne pas le ressentir à Castres où depuis plus d'un siècle, à partir des dons prestigieux des Goya, d'acquisitions patientes, de dépôts appréciés des Musées de France s'est constituée une riche collection de peintures et de gravures de toutes les Espagnes, l'Aragonaise, la Castillane, la Sévillane, la Catalane. Du xive siècle à Picasso, chaque époque trouve sa place, avant et après le Siècle d'Or, liée. aux deux dynasties successivement évoquées à Castres, les Habsbourgs et les Bourbons. Depuis notamment le Prado, Le Louvre, Carnavalet, Le Musée des Arts Décoratifs, celui de Versailles, celui des Arts et Traditions Populaires, celui du Nouveau Monde à La Rochelle et grâce au Département des cartes et des plans de la Bibliothèque Natio- nale, grâce au cabinet des estampes et bien d'autres Musées, ont été réunis à Castres d innombrables et précieux témoignages. Il y a cinq cents ans deux moitiés de l'humanité se rencontraient. Certes, cette découverte porte la marque des mœurs du temps et souvent de l'avidité des hommes, mais quel prodige de voir sur une terre que l'on savait ronde depuis peu d'années, réuni l'ensemble du genre humain. Et puis il n'y eut pas que l'or et que l'échange fatal des maladies infectieuses propres à chacun. Voici qu'apparurent en Europe la dinde, la pintade, la pomme de terre, les haricots, la tomate, les piments, l'arachide, le chocolat, le tabac, de nouvelles pharma- copées, et enfin une céréale universelle : le maïs, l'égal du blé de l'ancien continent. L'ambivalence des hommes les conduisit alors comme toujours au meilleur comme au pire. < Voici un temps qui ruissela à la fois de sang et de merveilles. Colomb et Prcry Juan de Marchena dans le jardin du couvent de la Rabida La très belle exposition « La France et la Conquête de l'Amérique » avait alors illustré Lithographie par Adolph Anssel. notre propos au sein du concert des célébrations prestigieuses : que fut pour notre pays 1892 de la vieille Europe, ce nouvel horizon américain? Mirage fabuleux pour beaucoup, @ photo Musée de la Marine. source de profits, de plantes, d'animaux étranges, réduction en esclavage, on ne saurait en clore la liste heureuse ou malheureuse. En fait le vieux monde chercha longtemps à rattacher ce continent inconnu aux sources de la Bible et de l'Antiquité classique sans vouloir accroire un univers vierge et si longtemps parallèle au sien. La cartographie, la première, fit la confusion entre ce que l'on croyait être Cathay (La Chine) avec l'Amé- rique du Nord et l'on sait que Colomb mourut pénétré de cette idée. Très longtemps encore, navigateurs et marchands cherchèrent en vain le détroit entre les Amériques qui permettait de rejoindre l'Océan Pacifique : permanence des mythes et des erreurs qui ne peuvent être corrigés dans la pensée des hommes que par les découvertes successives et l'observation attentive. Toutefois, très tôt, nous sommes surpris par l'acuité des jugements portés par des esprits pénétrants sur le Nouveau Monde et ses habitants. Bien entendu Michel de Montaigne et Bartolomé de Las Casas viennent agrémenter de leur haute figure notre sentiment, l'un dans sa critique lucide et sans illusion du sort que l'on réserve aux nouveaux venus, l'autre par sa défense généreuse de ses « frères Indiens ». La Vieille Europe en pleine Renaissance, sut malgré tout comprendre que ces hommes différents ne l'étaient que par les exigences de la géographie du monde et la controverse de Valladolid ne pose-t-elle pas en fait le problème de leurs droits ? Toutes ces questions et leur problématique nous ont paru suffisamment importantes pour que se tiennent aussi à Castres en juin 1992 des journées d'études sur le thème de « L'image du Nouveau Monde en France ». Des spécialistes en Histoire de l'Art, des Historiens, des gens de Lettres, français et étrangers, ont bien voulu répondre à l'appel du Musée Goya pour approfondir, chacun dans son domaine, les connaissances. C'est donc le fruit de leurs travaux, mais aussi de leurs interrogations, que nous vous livrons ici avec la certitude à la fois de leur excellence et de leur originalité. Rassembler les bonnes volontés dans les domaines différents ne peut que porter plus loin le savoir et ses nuances. Diffuser ce savoir est la règle que s'est fixé le tout jeune Centre d'Études Hispaniques Francisco Goya créé à Castres en 1993, cinq cent un ans après le premier voyage de Colomb. Souhaitons-lui la meilleure des chances et autant d'horizons où «montent les étoiles nouvelles ».

Jacques LIMOUZY Ancien Ministre Député du Tarn Le concept d'Amérique et la réhabilitation de Christophe Colomb en France

ous savons tous, et Albert Ronsin, auteur d'un livre remarquable que j'ai découvert bien trop tard' l'a rappelé, avec quelles difficultés, quelle lenteur, après quels balbutiements, le concept du «Nouveau Monde» s'est imposé en Europe sur les ruines de l'hypothèse «asiatique» à N laquelle Christophe Colomb semble être resté fidèle jusqu'à la mort. Mais, a s'en tenir à l'Europe occidentale, c'est sans doute en France qu'il a eu le plus grand mal à triompher: le , l'Espagne, l'Italie, l'Angleterre et même le L'Amérique Lithographie par J.B. Bertrand monde germanique (grâce aux gens de Nuremberg surtout) ont eu une conscience vers 1860 plus précoce de la nouvelle géographie. D'ailleurs, Henri Lemonnier, dans le tome IV Musée du Nouveau Monde de La Rochelle. de l Histoire de France dirigée par Ernest La visse, édition de 1903, l'admettait sans discussion : « Mais il ne parvenait en Europe et en France qu'un écho très affaibli de ces grands faits. Les deux peuples qui y avaient la part principale cherchaient à ne pas divulguer des entreprises dont ils se réservaient jalousement tous les bénéfices...» Il ajoute, il est vrai: «dès le règne de Louis XII, il est question de voyages faits par les Dieppois et les Bretons. » Mais, on le voit, la formulation est vague, exclut toute initiative royale, toute réponse du monde savant et ne se réfère à aucune conscience collective. Il ne semble pas qu'il y ait lieu aujourd'hui de modifier le jugement d'Henri Lemonnier. Constatons en effet que l'édition parisienne de la lettre dite à Luis de Santangel, publiée en 1494 chez Guy Marchand (Epistola de insulis de novo repertis), en latin, comme on le voit, ne semble pas avoir fait sensation en France. D'autre part, si c'est bien à Paris que Mathias Ringman a trouvé la lettre de Vespucci, dite Mundus Novus, imprimée en latin par Félix Baligot à l'initiative du libraire Jehan Lambert, en 1503 ou 1504, c'est bien au groupe du gymnase vosgien de Saint-Dié que revient le mérite de 1 avoir interprétée correctement : et Saint-Dié est au duché de Lorraine et non au royaume de France, Ringman et Waldseemüller sont de culture germanique. Ajoutons que la version italienne de la lettre de Vespucci paraît à Vicence ou Milan dès 1507, la version allemande à Nuremberg dès 1508, alors qu'il faut attendre les années 1515-16 pour qu'en soit donnée à Paris une traduction française. De même, la première édition réalisée en territoire français de la Cosmographiae Introductio a dû attendre les années 1515- 18, à Lyon, et elle a fait l'objet d'une imposture puisque le cartographe français Louis Boulanger, dont les compétences techniques ne sont pas en cause, n'a pas hésité à se présenter comme l'auteur du texte rédigé par le groupe de Saint-Dié, tout en remplaçant la dédicace à l'empereur Maximilien par une autre adressée à l'évêque d'Albi, Jacques 1. Ronsin (A.): Découverte et baptême de l'Amérique, Robertet. Tout cela a été fort bien élucidé par Albert Ronsin. Montréal, Ed. Georges Le Pape, 1979. Christophe Colomb sur le pont de son navire Il faudra donc longtemps pour que se produise un frémissement du monde savant Estampe de Théodore de Bry français à propos du « Nouveau Monde ». D'ailleurs, la production livresque concernant (0 photo Musée de la Marine. les « mondes nouveaux» est restée longtemps très inférieure à celle des Portugais, des Espagnols et des Italiens. Si on excepte le cas de Jean Fernel, premier adepte explicite en France du «globe terraqué» avec sa Cosmotheoria (Paris,1527 ou 1528), le premier livre français d'une certaine valeur scientifique pour ce qui concerne l'Amérique est la Cosmographia d'Alphonse de Saintonge ou Jean Alphonse. Elle est tardive: 1544 ou 1545. Encore, pour certains, Saintonge était il un Portugais établi en France. Et on ne saurait affirmer que pour cet auteur la vraie nature de l'Amérique soit reconnue clairement. Qu'on en juge : après avoir exposé ses connaissances sur le Cathay (la Chine), «là où l'on veult dire qu'est le Paradis terrestre» et avoir affirmé que «icy est la fontaine dont sortent les quatre rivières en croix» (Gange, Nil, Euphrate, Tigre), il ajoute : « Et toutes ces terres s'appellent le Cattay, et pense que ce soit la fin de la terre d'Orient. Toutesfoiz je dictz que la terre de la Neuve Espaigne et du Pérou se viennent rendre à elle. Toutesfoiz il n'a pas esté navigué si avant pour sçavoir s'il y a mer entre deux ou si elle tient l'une à l'aultre. Et quant est de ce qu'il me semble, je dictz que la terre de Canade est le bout de l'Azie et qu'il n'y a point de mer entre deux, si ce n'est quelque petit bras de mer. »2 Comme on le voit, la représentation du monde selon Alphonse de Saintonge, reste très loin de la réalité. Si on peut lui faire crédit d'une sorte d'anticipation du détroit de Behring, on constate qu'il n'a tiré aucun enseignement décisif du tour du monde de Magellan et d'El Cano puisqu'il prétend qu' on n'a pas assez navigué pour savoir si le Cattay touche le Pérou et le Mexique (la Nouvelle Espagne). Vingt ans après ce premier 2. Randles (W.G.L.) : De la terre plate au globe terrestre. Une mutation épistémologique rapide, 1480-1520, Ed. A. tour du monde il n'a pas conçu qu'entre l'Extrême-Orient et l'Amérique s'étendait le Colin, Paris, 1980, pp. 82-83. Pacifique. Inquiétant retard de la science universitaire ! Mais qu'en était-il des souverains et de leurs conseillers ? A la fin du XVe siècle, il n'émane de France aucune démarche comparable à celle du roi d'Angleterre, Henry VII Tudor, auprès de l'ambassadeur espagnol Pedro de Ayala en 1498 pour se plaindre des exclusives du traité de Tordesillas. Et rien qui ressemble aux fréquentes entreprises des armateurs de Bristol au début du xvie siècle. On sait que Charles VIII avait, selon Philippe de Commynes, la tête pleine des «fumées et gloires d'Italie» et qu'il ne s'intéressait à rien d'autre. D'ailleurs, le chroniqueur français ne dit pas un mot des « Indes » ni des entreprises maritimes. Pendant le règne de Louis XII aucune initiative ne procède de la Cour de France en direction des mondes lointains. Il faut attendre Francois Ier et les années 1520 pour qu'ait lieu une première entreprise sous le patronage royal, celle de Jean de Verrazano : encore s'agit-il d'un navigateur à demi italien, quoique né sans doute à Lyon vers 1480, mais de père florentin. Et il fallu qu'il fasse au roi des propositions d'exploration et qu'il obtienne le soutien logistique du riche armateur de Dieppe, Jean Ango. Mais ne nous y trompons pas ! Malgré la conquête du Mexique par Cortès et les résul- tats du premier tour du monde, achevé en 1522, les deux premiers voyages de Verrazano, qui part de Dieppe en 1523, la pre- miere fois, puis de Madère en 1524, ne sont pas des voyages à objectif « américain » : il s'agit de trouver une route directe vers la Chine pour le compte de la France : Verrazano utilise son expérience «portu- gaise », les récits qu'il a recueillis à Lis- bonne où il a rencontré Magellan en 1517. Le fait qu'au cours de son deuxième voyage il ait longé les côtes de l'actuelle Amérique du Nord depuis la Floride et les Carolines jus- qu'aux parages connus de Terre Neuve après avoir cru trou- ver

La réplique de la Santa Maria en 1893 voguant pour l'Amérique (exposition Colomb de Chicago) @ photo Musée de la Marine. un « passage » vers l'ouest à l'embouchure de l'Hudson (ainsi la première appellation du futur site de New York fut-elle « Nouvelle Angoulême ») ne lui a pas suggéré de réflexions nouvelles sur la masse continentale de l'Amérique et son retour à Dieppe en juillet 1524 est considéré comme un échec. Quant au troisième voyage que parvient à organiser Verrazano avec trois vaisseaux et une mobilisation d'importants capitaux: quelque 20 000 livres, dont 4 000 fournies par l'amiral Chabot, 2 000 par Jean Ango et le reste grâce à l'engagement du général des finances de Normandie, quelques armateurs et négociants de Rouen et de Lyon, il ne laisse aucune place au doute : il s'agit de « faire voiage d'espiceries aux Indes ». Verrazano pique vers le sud et non vers l'ouest, puis, sans doubler le cap de Bonne Espèrance (menace portugaise ?) revient par le Brésil d'où il ramène des bois de teinture. Lors du quatrième et dernier voyage qui va lui être fatal puisqu'il finit mangé par les Caribes du Brésil, la recherche du passage vers la Chine était toujours l'objectif majeur de l'expédition. 3 Il faut attendre les années 1530 et la fastueuse réception offerte par Jean Ango à François Ier, lorsque celui-ci, accompagné d'une partie de sa Cour, vint le visiter à Dieppe en 1532, pour que la monarchie française remette la main aux entreprises de découverte. François Ier encourage et finance le voyage d'un Malouin, , qui avait servi sous Verrazano, à bord du vaisseau La Dauphine, avec 50 malouins, et qui avait ramené en 1528 à Saint-Malo une jeune indienne dont sa femme fut la marraine. L'objectif de Jacques Cartier fut cette fois défini d'une manière beaucoup plus floue : Portrait de Christophe Colomb Cartier, en effet, part «pour découvrir certaines ysles et pays où l'on dit qu'il se doibt Reproduction de l'original au Museo Naval trouver grant quantité d'or et autres riches choses. » Cette formulation peut laisser à Madrid supposer que le Malouin envisage, avec l'accord royal, de prendre pied sur des terres e cliché Bibliothèque Nationale de France, Paris. que l'Espagne considérait placées sous sa souveraineté ; cela supposerait alors que la différenciation commence à se faire en France entre Extrême-Orient et Amérique. De fait, Charles-Quint fit adresser des protestations officielles à propos des voyages de Cartier, arguant tout à la fois des bulles d'Alexandre VI et du traité de Tordesillas. Cependant, les trois premiers voyages de Jacques Cartier, de 1534 à 1537, s'ils ont semé les germes d'un futur Canada français, au point que la « colonie » recevra un gouverneur en la personne de Jean-François de la Roque, seigneur de Roberval, et donnera lieu à une première tentative d'établissement permanent dans les années 1541-43, avec participation de Cartier, n'ont pas totalement clarifié la situation. Ainsi est il évident qu'au cours du premier voyage Jacques Cartier a cherché avec persévérance un passage vers le Cathay. Et le pays de l'or dont il a entendu parler lui a fait croire que ce pays était dans l'intérieur des terres. D'ailleurs, en 1541, il charge de grandes quantités d'un métal jaune, dix tonneaux environ, qu'il croit précieux et qui, à l'examen, se révélera pyrites ou mica ! De plus, quand Cartier revint de ce premier voyage, après avoir fait le tour de Terre Neuve, il était convaincu d'avoir touché l'Asie. Et, sensiblement plus tard, quand il revint

Les navires de Colomb in La Marine d'autrefois par G. Contesse, 1897 Lithographie de F. Meaulle @ photo Musée de la Marine. Colomb arrivant en Amérique Gravure de Barbault d'après Solimena e photo Musée de la Marine. de son hivernage dramatique, il était toujours convaincu que le Canada était «le bout de l'Asie ». Autrement dit, le savant, Alphonse de Saintonge, et le navigateur, Jacques Cartier, parlent à la même époque le même langage. Cela ne signifie-t-il pas qu'en France l'informa- tion à propos du «Nouveau Monde» ne bénéficie guère des informations espagnoles, lusitaniennes ou italiennes? On a le sentiment d'une carence grave de communication. Restent les motivations des entreprises individuelles, des tentatives spontanées, qui n ont pas recherché de patronage officiel. Il ne faut entretenir à cet égard aucune illusion. On a fait justice des soi-disant découvertes de Jean Cousin au Brésil en 1488 et qui ne sont qu'affabulations. Le voyage extraordinaire de Paulmier de Gonneville en 1503 ne doit rien à une éventuelle conscience du «Nouveau Monde ». Ce capitaine normand, parti de Honfleur, le 24 juin 1503, sur le vaisseau L'Espoir, qui jaugeait 120 tonneaux et comptait 60 hommes d'équipage avait été ébloui par le spectacle des cargaisons d'épices revenues de Calicut dans le port de Lisbonne : il était parvenu à engager secrètement des marins portugais et son projet était de parvenir aux Indes clandestinement en déjouant la surveillance portugaise. Mais la tempête le jeta sur les côtes du Brésil où il aborda en janvier 1504. Là, il noua des relations amicales avec les indigènes, ce qui explique la venue en France, avec lui, du fils d'un roitelet local et la fabuleuse aventure de ce garçon, Essoméricq, devenu l'héritier du nom des Gonneville, marié à l'une des parentes du navigateur et dont l'arrière-petit-fils sera l'abbé Binot 3. Jacquart (J.): François Ier, Ed. Fayard, Paris, 1981, Paulmier de Gonneville, chanoine de Lisieux au milieu du XVIIe siècle !4 pp. 260-62. Voir aussi Histoire de Normandie, Ed. Privat, Toulouse, p. 296. La plupart des voyages français au futur « Nouveau Monde » sont ainsi le résultat de 4. Avezac (M. d') : Relation authentique du voyage du capi- hasards ou des tentatives secrètes pour tirer quelque avantage des régions contrôlées par taine de Gonneville et nouvelles terres des Indes, 1868.

Espagnols et Portugais : ainsi en fut-il des incursions des capitaines normands Jean Denys < et Thomas Aubert en 1506 et 1508 sur les côtes de l'actuel Canada, qui permirent une Colomb enchainé sur son navire meilleure connaissance de précieux parages de pêche. Il est vrai qu'Aubert ramena avec lui in les navires célèbres par W. de Fonvielle, et présenta à Dieppe, puis à Rouen, sept « Indiens » ou plutôt écrivait-on, « sept sauvages 1890 originaires de cette île qu'on appelle le Nouveau Monde... avec leur barque, leurs vête- C photo Musée de la Marine. ments et leurs armes »5. Il est intéressant de voir utiliser sans doute pour la première fois en France l'expression « Nouveau Monde» mais on voit qu'on conçoit cette nouveauté comme une île et il ne faut donc pas en tirer de conclusions excessives. Quant à , de Honfleur, c'était à vrai dire un corsaire qui pilla quelques vaisseaux espagnols de retour du Mexique au lendemain de la conquête de Cortès (1522), puis se livra à des actes de piraterie qui finirent par lui coûter la vie en 1527, sur intervention personnelle de Charles-Quint. On ne saurait le considérer comme un «découvreur». Les Bretons de Saint-Pol-de-Leon, victimes des Portugais au Brésil en 1528, n'étaient coupables, eux, que de trafic de bois de teinture au Brésil. On constate que la moitié au moins et sans doute davantage des entreprises françaises vers les «nouveaux mondes» sont le fait des Normands et surtout des Dieppois. Il est évident que Jean Ango «le Grand» fut en quelque sorte le « manager » de la plupart de ces entreprises. La plus importante de toutes, celle de 1529, commanditée par Ango, forte de deux navires de bonne taille, La Pensée (200 tonneaux) et Le Sacre (120 tonneaux), commandés par les frères Jean et Raoul Parmentier, assistés de deux «astro- logues », Pierre Crignon et Pierre Mauclerc, se détourne de « l'Amérique » pour la voie portugaise avec la Chine comme cible, « oultre les fins de l'Asie » est-il précisé. Elle atteindra Sumatra, ce qui était déjà un résultat notable mais ne concerne pas l'Amérique. 6 On a l'impression très nette que la représentation de l'Amérique en France à la fin des années 1540 est assez loin d'atteindre la qualité de celle dont témoigne la mappemonde de Sébastien Cabot, réalisée en 1544 qui cumule les expériences anglaise, espagnole et même portugaise. En fait, les Français se représentent l'Amérique à la manière d'un archipel : ils connaissent évidemment Terre Neuve et l'estuaire du Saint Laurent, parages de pêche essentiels que Jean Denys baptisait en 1506 du nom de Baccalhaos, qui connote à la fois la course à la morue et le rôle des Portugais, et qui reçoit des visites régulières de pêcheurs français (mais aussi anglais et portugais, voire espagnols) jusqu'à ce que le baron de Léry tente en 1518 d'y fixer un premier établissement; la deuxième région fréquentée par les Français depuis Gonneville est le Brésil : il est certain que les Bretons et surtout les Normands y ont conduit de nombreuses expéditions à la recher- che du bois brésil ou autres produits tinctoriaux. Il n'est pas surprenant que les premiers produits « américains » sur les marchés de l'ouest français aient été la morue et les bois de teinture. Pas plus étonnant que les premières tentatives d'établissements coloniaux français aient eu pour cadre le Canada avec Jacques Cartier, puis la baie de Rio avec Villegaignon au tournant du siècle. On connaît aussi les parages des Antilles mais

Inauguration de la statue de Christophe Colomb à Valparaiso le 23 septembre 1877 L'Illustration, 2e semestre 1877 Lithographie de Baude @ photo Musée de la Marine.

5. Gaffarel (P.) : Histoire de la découverte de l'Amérique depuis les origines jusqu'à la mort du Ch. Colomb, Paris, 1892, p. 315. 6. Schefer (Ch.) : Discours de la navigation de Jean et Raoul Parmentier de Dieppe, 1883. comme zone de course, aux dépens des flottes espagnoles et sans ancrage territorial. Connaissance de l'Amérique fort tardive et fragmentaire, on le voit. Il ne faut donc pas s'étonner outre mesure que le personnage de Christophe Colomb soit à peu près méconnu en France. D'ailleurs, nous avons eu l'occasion de rappeler qu'il avait été ignoré par Thomas More qui, dans l'UtoPie, fait de Vespucci le grand homme de la découverte. Il est cependant surprenant que Philippe de Commynes, contemporain de Colomb qui suit les affaires d'Espagne et s'intéresse, par exemple, à la conquête de Grenade, ne dise pas un mot de Colomb. Nous avons aussi signalé que le Journal d'un bourgeois de Paris sous François Ier, qui couvre la période 1515-32 et se montre fort attentif aux événements du monde (Luther, les Turcs, l'Angleterre) ignore non seulement Colomb mais le «Nouveau Monde» et les découvertes: ni le Mexique, ni le tour du monde, n'ont suscité de réaction. Il faudra en fait attendre le Siècle des Lumières pour que la France réhabilite Colomb et même l'exalte, car on passe d'un extrême à l'autre et les éloges décernés au grand navigateur génois le sont à proportion des sarcasmes et des insultes adressés à l'Espa- gne : ce sont la Colombiade, de Madame du Bocage (1757), l'interminable poème de Translation en Espagne des restes de Colomb L'Illustration, 1er semestre 1889 Nicolas-Louis Bourgeois, Christophe Colomb ou l'Amérique découverte (1773), puis Le (Ç) photo Musée de la Marine. Nouveau Monde, de Robert Le Suire (1781), le poème épique en six livres, l'Amérique découverte, par Pierre Laureau (1783). Mais ces oeuvres de qualité discutable ne sont pas l'essentiel. En revanche, les philosophes et les hommes « éclairés » de ce temps sont à peu près unanimes dans l'admiration qu'ils vouent à Colomb : le président de Brosses, Voltaire, Helvétius, Rousseau, Mme de Genlis, Condorcet... Christophe Colomb, moderne Jason, devient l'incarnation de la raison face à l'ignorance et au confort stérile de la tradition. Au cours des quinze ou vingt années qui précédèrent la Révolution française, de nombreuses académies choisirent comme thème de concours la découverte de l'Amérique et ses effets et ce fut une nouvelle occasion d'opposer les mérites éminents de Colomb et l'ingratitude ou les crimes des Espagnols. Je renvoie aux pages que nous avons écrites à cet égard dans 1492. Un monde nouveau?, pp. 50-55. Lors du 4e centenaire, le prestige de Colomb en France était à son zénith. Une maison d'édition italienne, la Casa Dottore Francesco Vallardi (Rome et Milan) eut l'idée en 1892 de publier un florilège des jugements émis à propos de Colomb dans divers pays du monde et notamment en France. On découvre avec surprise que les félibres provençaux et parisiens participèrent avec enthousiasme à l'exercice. Pour la Provence, Frédéric Mis- tral, Roumanille, Brunet, Pau Arena, Foco de Baroncelli et bien d'autres exaltèrent la latinité prophétique et géniale de Colomb : Ainsi Felix Gras : « Christophe Colomb, nom prédestiné, tu portas la greffe du sang latin au monde égaré au milieu des mers et oublié de Dieu depuis le commencement des siècles. » Et F. Mistral : «pour étendre la terre et la mettre en équilibre, il fallait que naquit un saint, un héros, un génie : en toi, pour cette lourde tache, Christophe Colomb, s'est incarné le génie d'un rivage ligurien » (Maillane, 24 mars 1892). Quant à Sextius Michel, président des félibres parisiens, il produisit une ode de ton épique, Les Trois Jours de Colomb composée de dix longues strophes dont je tiens le texte à votre disposition. Camille Flammarion, dans un autre style, retrouva le ton des Lumières : il salua « avec enthousiasme et respect l'immortel navigateur qui sut marcher en avant malgré tous les préjugés de l'ignorance et qui donna à l'humanité la première révélation de sa patrie planétaire ». Jules Simon, après avoir évoqué Galilée, Dante, Michel-Ange, s'exclama: «Christophe Colomb est le plus grand de tous: il a donné au monde un nouveau monde et ce nouveau monde est en train de refaire le monde ». Et, selon Jules Simon, la seule véritable révolution de l'humanité était celle de Christophe Colomb. Le rédacteur en chef du Figaro, Magnard, terminait son article par cette phrase : « Compa- rez le legs laissé par Colomb à l'humanité, à l'héritage des plus fameux conquérants et dites ensuite s'il n'est pas plus grand qu'Alexandre, César ou Napoléon. » Les poètes donnaient dans l'enflure, tel Clovis Hugues dont le sonnet commençait par ce quatrain :

« Colomb, à tout jamais, triomphe, homme et symbole, On le livre au mépris comme un cadavre aux vers Parce qu'il est d'accord avec le vent qui vole Pour ajouter un monde à l'ancien univers ».

De l'ignorance ou de l'indifférence on était loin. Sans aucun souci de rigueur historique, de référence aux événements, aux écrits de Colomb lui-même, on travaillait à l'élaboration du mythe. Bartolomé BENNASSAR Université de Toulouse II - Mirail