Imprimerie et héliogravure des Dernières Nouvelles de Dépôt légal 3086-63 - N° d'éditeur 177 - 3e trimestre 1963 Nous avons des châteaux prestigieux dans nos montagnes. Nous en avons partout. Campés sur uri sommet auquel n'accède plus qu'un sen- tier, ou perdus dans la profondeur des forêts, ils sont à l'abri du monde et de ses bruits. Devant leurs tours, le temps arrête ses vagues: mugis- santes. Une grande paix plane dans leurs ruines. Il n'y règne plus que le souvenir ♦ N'est-ce pas un privilège que de pouvoir monter vers un de ces manoirs pour y reposer l'esprit en écoutant, sous le tilleul de la cour ou depuis la margelle du puits, le grand silence et les voix de mystère qui en émanent. Depuis un banc de pierre, taillé dans la niche d'une fenêtré ogivale, on laisse planer le regard sur les cimes des arbres centenaires qui s'inclinent en murmu- rant des mélodies dont les dentelles s'enroulent autour des murailles comme du lierre. Allez dans ces. châteaux, remontez le pont- levis derrière vous, et vous retrouverez dans ces murs où se recueillent les siècles, l'apaisement et la sérénité de l'âme. Robert Redslob

Le grand trouvère des n'est plus. Celui qui en connais- sait et célébrait les beautés a disparu après une vie bien remplie, laissant une œuvre difficile à remplacer et impossible à imiter. Cette œuvre est un mélange de vaste érudition et de connaissances populaires dosé avec une suprême habileté, une palette de nuances admirablement disposées, une explosion d'une imagination aussi féconde que contrôlée, un humour capable de s'allier aux considé- rations les plus élevées, le témoignage d'un grand esprit et d'un noble cœur, une parfaite unité dans la diversité. Si l'on ajoute 1'>qgrément du style, l'élégance de la pensée, l'intérêt du récit soutenu par un don d'évocation peu commun, on comprend le plaisir procuré par la lecture des livres du Doyen Redslob. Ce plaisir, il l'a certainement ressenti le premier, car on ne peut communiquer aux autres que les sentiments qu'on éprouve soi-même intensément, que si on a, pour sa petite patrie, un amour profond et sincère comme le sien. C'est ce plaisir que veut faire revivre pour nous la réédition du volume consacré aux Châteaux des Vosges. Le choix des « Dernières Nouvelles » est particulièrement heureux, car les ruines, qui jalonnent nos montagnes du nord au sud, sont les vestiges . d'un passé sinon idéal, du moins pittoresque et captivant et l'un des plus beaux trésors légués par nos aïeux. Joseph Dénoyez Président du Club Vosgien

A la page précédente: Le Doyen honoraire Robert Redslob, président du Club Vosgien. LexRpptenbachkopf Paysage typique des crêtes des Hautes-Vosges. Voici les Vosges (1) X-J1 est une œuvre d'art. Elle offre, en des modulations infinies, des beautés sans nombre, créations de la nature que sont venues enluminer les ouvrages des hommes. Le paysage présente, à la fois, des miniatures exquises et des fresques de grand style, des menuets et des symphonies pathétiques. Mais toujours ce paysage a-t-il été conçu avec un sens de la mesure qui le prédestinait à être une terre latine. Dieu, quand le septième jour il s'est dit que tout était bien, a dû, en faisant son tour d'horizon, jeter son dernier regard sur l'Alsace. De là son optimisme. Cette harmonie préétablie se reflète partout, elle se reflète aussi dans la montagne vosgienne.

Les Vosges, depuis les rives de la Lauter, s'étagent en gra- dins, doucement d'abord et ensuite en pas toujours plus puissants, pour culminer enfin dans un dernier promontoire qui fait face à la gloire des Alpes Suisses. Partons de Wissembourg, cette ville charmante qui est un clair regard de la . Sur cette ville s'appesantit la chro- nique des siècles. Un roi Dagobert la gratifia de sa munifi- cence. Une abbaye puissante, défendue par quatre châteaux (i Description générale par Robert REDSLOB forts, était sa célébrité depuis le haut Moyen Age. Le moine- poète Otfrit y a composé un Livre des Évangiles. « Or, pendant qu'ils séjournaient en ces lieux, Les temps étaient révolus où la mère Donnerait le jour à un enfant Que le monde attendait. » De Wissembourg partit une fille de roi pour monter sur le trône de France. Depuis les collines d'alentour le coq gaulois, bien souvent, a jeté son cri de guerre héroïque. Les noms de Wurmser, Hoche et Pichegru, Abel Douai passent là-haut dans des sons de clairon. Defuncti adhuc loquuntur, « les morts parlent encore », dit le monument qui, à Morsbronn, rappelle la charge lé- gendaire des cuirassiers. Comme pour faire contraste avec ces souvenirs de bataille, des villages gracieux, groupés autour d'un clocher et de son traban, un arbre séculaire, essaiment au pied de la montagne. On peut les contempler depuis un de ces bancs de pierre qui, sur le linteau qui joint leurs piliers, porte le millésime de la naissance du roi de Rome ou du prince Louis Napoléon. Les trônes se sont écroulés, ils ont enseveli de grands espoirs sous leurs ruines, mais les bancs sont toujours debout et portent témoignage de ces temps passés, de leurs gloires et de leurs coups de destin. Au loin un troupeau de brebis se serre autour de son berger qui, enveloppé d'un ample manteau, s'appuie sur sa houlette. Les terres de labour, soigneusement cultivées, descendent le long de la colline, en longues traînées égales, parallèles et qui s'infléchissent ensuite en une courbe élégante pour at- teindre les premières maisons du village. Les voici, là-bas, ces maisons paysannes avec leurs pignons élancés, leurs portails majestueux, fières comme des châteaux. Les cloches envoient leur appel familier, conviant les fidèles à une heure de recueil- lement après une semaine de labeur. Le tilleul frissonne, il étend ses branches, à l'instar d'un manteau plissé, sur les croix du cimetière. Il murmure une litanie, comme pour in- viter les aïeux à s'unir aux vivants par une même prière. Le chant de la cloche se fait plus profond, plus insistant. Alors, sur le sentier, derrière la haute phalange des épis, on voit s'avancer des êtres solennels, pleins de sérieux et de dignité. Les femmes arborent les nœuds de soie noire ou multicolores qui, caressés par le vent, voltigent doucement comme les ailes d'un oiseau. Des corselets et des tabliers aux riches bro- deries donnent au cortège un air de fête. Des hommes suivent avec des tricornes ou des bonnets de fourrures, avec des cols pointus qui s'enfoncent dans les joues et qu'encerclent les cravates à plusieurs tours, avec des redingotes ou habits qui leur tombent jusqu'aux chevilles, et surtout avec beaucoup de majesté. Ces villageois ont des traits profondément marqués, creusés par les intempéries, pleins de caractère et comme taillés à la hache. Parfois ils baissent les yeux et leur âme vibre avec fer- veur, à l'unisson de la cloche; ou bien leur regard plane, avec une fierté calme, sur la riche moisson qui baisse la tête sous le lourd fardeau et attend le faucheur; ou encore ils regardent vers le ciel où habitent les éléments mystérieux, sources de bénédictions, mais aussi de fatalités, et qui sont puissants comme des divinités. Et les paysans, les paysannes poursuivent leur marche. Les épis s'inclinent profondément, les tiges se séparent comme les longs plis flottants d'un rideau qui s'ouvre devant un spectacle auguste. Ces paysans, ces paysannes passent là comme le fleuve puissant de l'histoire. Ils s'avancent avec la sûreté de la charrue qui creuse les sillons. Des généra- tions peuvent se succéder, ces êtres sont toujours les mêmes. Ils incarnent l'Alsace d'airain, cette valeur d'éternité qui s'en va, immuable, à travers les siècles, en dépit de tous les cata- clysmes. Elle est soutenue, cette Alsace, par une puissance d'une grandeur auguste : le génie du sol natal. Celui qui s'est imprégné de ce tableau a compris l'Alsace et les arcanes de son être. Il a saisi le style du pays. Il aura beau percevoir par-ci par-là des variations nuancées, toujours en- tendra-t-il planer au-dessus de lui, ce Cantus Firmus, inalté- rable et souverain. Et maintenant quittons le monde des vivants et prenons le sentier des forêts. Les montagnes sont mignonnes d'abord, ce sont les Vosges gracieuses. De petites marquises, en attendant les amazones. Il y a là des vallons idylliques. Des rivières de saphir courent à travers les fleurs, en sautillant sur les pierres, et en scandant des strophes langoureuses qui alternent avec des éclats de rire. Au fond d'une de ces vallées, entre les bras de puissants tilleuls qui le caressent de leurs bruissements, se cache un vieux moulin. Sa roue tourne, méditative et sentencieuse, avec un rythme inexorable, comme pour dire que dans la fuite des temps et la folie des hommes, les lois du Destin restent toujours les mêmes. Il y a, dans ce pays, sous la garde de sapins, immuables comme des menhirs, des pièces d'eau silencieuses, graves et sur lesquelles passent des souvenirs comme des rides sur un front de vieillard. Ce serait une image de paix sereine si là-bas, sur les monts, ne retentissait un cri de guerre : Aux rochers de grès rouge qui s'élancent flamboyants des forêts, s'accrochent des ruines de châteaux forts; leurs tours, pointant leurs ai- guilles vers le ciel avec une hardiesse dolomitique, se lèvent comme des hallebardes ou des épées tronquées. Voici l'étang de Hanau. La ruine de Waldeck s'y mire. On dirait qu'elle médite sur elle-même, sur ses gloires et son déclin. Au loin s'élance le Falkenstein. De là-haut, de ce rocher qui surplombe une mer de forêts, s'ouvre une vue merveilleuse et hautement romantique. Pour peu qu'on ait l'œil des faucons qui hantaient ces tours, on découvre tous ces légendaires et fantastiques châteaux du Moyen Age qui se tiennent en cercle imposant sur les rochers d'alentour. C'est un cortège de sei- gneurs en manteaux de pourpre qui s'apprêtent à partir vers des horizons lointains, aux sons d'un olifant qui les appelle à une geste, une aventure ou une croisade. Il y a le Fleckenstein, qui est un fantôme, taillé, tordu dans la pierre. Voici les deux Windstein, leur nom semble dire que leurs formes fantastiques sont comme des nuées que forme et défait la tempête dans le jeu de son imagination forcenée, Tout là-bas se tient le Wasigenstein, enluminé par la poésie et où se sont heurtés les glaives d'un Goth et d'un Franc, combat dont une belle enfant de Burgonde et des trésors d'Attila étaient le prix. L'épopée nous décrit le paysage : « Waltari chevauchait. Il avait quitté le Rhin et s'enfonçait dans les terres. Il parvint dans une forêt où régnait l'ombre et la nuit. C'était l'antique forêt vosgienne, joie du chasseur, où le cor mêle sa voix gaie à l'aboiement de la meute. Là-bas, tout proches, deux monts se dressent dans les airs. Entre eux un défilé cherche d'un mouvement gracieux son issue. Des rochers escarpés forment une coupole; des ramures, des her- bages et des buissons verdoyants les enserrent. C'est un vrai nid de brigands. » Mais la légende germanique n'est pas seule à hanter ces montagnes. La tradition celtique y a jeté ses racines. Nous en apercevons un témoin dans ce menhir qui se dresse près de Meisenthal. Quenouille gigantesque autour de laquelle ve- naient danser les fées. Elles ont cessé leur ronde à la naissance de notre Seigneur. Plus tard le menhir a été christianisé. Les douze Apôtres furent sculptés dans la pierre, et Melanchton prêcha devant elle. Il faut traverser les forêts et les montagnes d'Alsace à la main de Clio, la muse de l'Histoire. Elle nous désigne partout les vestiges du passé, ressuscitant ainsi l'âme du pays. Mon- trant le château de La Petite-Pierre qui surgit des forêts sur sa colonne de rochers, elle murmure le nom de Louis le Dé- bonnaire. C'est lui qui jeta les assises de ce manoir. La ligne mélodieuse des Vosges s'arrête sur un accord sou- tenu : c'est le Haut-Barr. Campé sur un bloc de rocher, au- dessus de Saverne et balayant l'Alsace de son regard, il invite à la contemplation. Un phare qui domine les flots de la vie des peuples. C'est de Tres Tabernae, l'antique Saverne, que s'élança Julien l'Apostat pour rejeter les Alamans, qui avaient franchi le Rhin, et pour sauver l'Alsace une dernière fois de leur griffe. C'est de ce château que les évêques s'en allaient en guerre contre la Ville de Strasbourg. De ces hauteurs descendit Louis XIV, laissant aller son regard sur le Beau Jardin. C'est à Saverne que les fastueux princes-cardinaux de Rohan te- naient leur cour royale. C'est de Saverne que le général Le- clerc fonça sur Strasbourg : immortelle Reconquista. Plus loin, émergeant d'une mer de sapins, se dresse un rocher cyclopéen. Il porte un sanctuaire. On dirait l'Arche de Noé descendue sur le mont Ararat. C'est Dagsbourg, le nom est dérivé d'un roi Dagobert. Quand le soleil à son déclin embrase le rocher de grès rouge, on dirait un château en flammes. Un Walhall qui brûle dans le Crépuscule des dieux. Ces immenses solitudes de forêts, où sur des lieues on ne rencontre pas trace d'habitation humaine, sont un monde de fantasmagorie, peuplé d'êtres mythiques. Il y a dans ces pay- sages, comme en d'autres régions de nos Vosges, une Roche des Fées. Il ne faudrait avoir l'audace d'aller y troubler le Sabbat des sorcières, qui se tient le samedi à minuit, sous l'égide de Satan lui-même. Il y a aussi le Rocher du Calice qui fait penser à des sacri- fices cruels, à du sang versé pour apaiser les dieux. Fuyons ces cercles ténébreux de maléfices. Du seuil d'une forêt, dont les arbres ont une magnificence royale, le regard s'ouvre sur une idylle pastorale d'un charme infini. Au milieu d'une guirlande de sapins qui semblent contempler avec émer- veillement ce tableau de paix, s'égrènent les maisons blanches de Wangenbourg sur des prairies amènes. C'est un havre de joliesse et de grâce. Le château n'est plus habité de seigneurs et de dames, mais il est peuplé d'arbres séculaires, à travers lesquels, dans le bruissement de la tempête, passent des chansons de geste. Le Moyen Age étend partout sa trame : sur le passage acci- denté, abrupt, « Ober-Steigen », qui conduit d'Alsace en pays de Lorraine, l'abbesse Hedwige d'Andlau a fondé une église et a fait ainsi rayonner dans ces bois sauvages l'éclat de son noble monastère. Nideck. Le manoir a cherché sa défense, moins dans ses murailles que dans le secret de son site. Il s'est dissimulé pour que l'ennemi ne le trouve pas. Le château est en ruines, mais la cascade qui se précipite de ces rochers est éternelle : quand on écoute sa voix, on perçoit des strophes cadencées, aux rythmes solennels, qui racontent de vieilles histoires de che- valiers et de titans. Mais nous rentrons dans le royaume des Celtes. Un monu- ment druidique imposant se dresse dans ces montagnes, un double portail de pierre qui semble mener à un palais de géants. D'aucuns y voient les premières arches d'un pont aérien que des sorcières voulurent jeter d'une crête à l'autre, pour fran- chir la vallée de la Bruche. Là-bas, dans les nuages qui défendent son mystère sacré, se lève une cime hiératique. C'est le Donon. Les vieux Gaulois le gravissaient de tous les pays voisins pour y adorer leurs dieux, enveloppés de tonnerre. Montagne de Velléda, des Druides, du gui sacré, des Bardes qui chantaient les épopées. Montagne de Mercure aux talons ailés, de Jupiter lançant la foudre. Grâce à l'enthousiasme et à la générosité d'une archéologue - mécène, les temples gallo-romains de la cime ont revu le jour, et le dieu Vogesus, vieille énigme, est réapparu là-haut sous la forme d'une statue admirable qui, ressuscitant après deux millénaires de son sépulcre de grès rouge, témoigne de la religion sylvestre de nos aïeux. Derrière le Donon s'étendent des forêts infinies, profondes comme l'Hercynienne, des forêts tellement perdues, si dis- tantes du monde des vivants qu'on ne peut les parcourir sans effroi. On n'y rencontre même pas un ermite dans une cabane. Le lac Lamaix donne l'angoisse par sa légende terrible. Il sommeille sous des ramures qui caressent le miroir de ses eaux et les plongent dans une nuit profonde que ne perce jamais un rayon de soleil. Mais du fond de ces flots s'élèvent, au coup de minuit, des plaintes et des sanglots. Naguère il y avait là, racontent les vieilles, courbées sur leur rouet, un pré fleuri. Les villageois d'alentour aimaient y venir danser. Ils y montèrent un soir. C'était la veille d'une grande fête de l'Église, et le curé leur avait bien recommandé de ne pas prolonger leurs plaisirs profanes au delà de minuit. Mais quand approcha l'heure fatidique, un musicien étrange, que personne ne con- naissait, apparut sur un rocher. Il jouait d'un violon magique et, par le sortilège d'un air inconnu, exotique et d'une infer- nale volupté, il entraîna la jeunesse dans des rondes si sau- vages qu'elle s'oublia. Soudain le destin s'accomplit. Minuit sonna sur le clocher du village. Personne ne l'entendit, et la sarabande continua, toujours plus furieuse. Alors retentit un épouvantable coup de tonnerre. Satan dis- parut avec un ricanement sinistre, et la terre s'ouvrit pour en- gloutir toute la farandole débandée. A la place de la gaie prairie, une eau morte, depuis cette heure, s'étend sur ces lieux. On frissonne dans ces forêts. Elles sont hantées. On est heu- reux de découvrir enfin le château de Salm. Certes, il n'a plus d'habitants, il est en ruines; mais au moins peut-on imaginer la vie qui régnait autrefois dans ses murs. De l'autre côté de la Bruche, le paysage prend un aspect nouveau. Les sommets s'élancent plus altiers. Les forêts de sapins, aux élans majestueux, n'atteignent plus les crêtes. De vastes pâturages s'étendent sur les hauteurs. Les cloches des troupeaux résonnent et mêlent leurs sonneries à la mélo- pée que phrasent les chutes de la Serva en s'élançant d'un rocher à l'autre. Depuis le Champ du Feu des sentiers descendent vers le Hohwald. L'un traverse des forêts profondes et aboutit à la cascade. L'autre, suivant les crêtes, va de la Charbonnière au Kreuzweg et domine le Val de Villé. On le voit s'ouvrir tout en bas, comme un éventail, avec ses villages, ses prairies et ses bouquets de bois, paysage gracieux que Virgile aurait aimé. Le contempler de là-haut, c'est comme si l'on regardait, par une fenêtre du ciel, le monde des humains. Le Hohwald a une âme. C'est une églogue et un cantique en même temps; concert où se mêlent un chalumeau de pâtre et des grandes orgues. Sur les prairies, où tintent les sonnailles des troupeaux, la rivière s'en va sur un rythme de pastorale et en folâtrant avec les truites. Il y a là des coins de vallon avec une chaumière où l'on voudrait finir ses jours. L'antique voie romaine qui suit les crêtes depuis le Champ du Feu et sur laquelle, dans le silence de la nuit, on entend quelquefois le pas de fer des légions, conduit au sanctuaire de l'Alsace qui, du haut d'un promontoire altier, domine la plaine du Rhin. Il est consacré à sainte Odile, la patronne de notre pays. Il faut y monter par une nuit d'été, avec le pèlerinage so- lennel. Il faut suivre la procession avec ses lumières scintil- lantes qui s'en vont en méandres par les hautes forêts obscures comme une rivière qui étincelle sous les rayons de la lune. Cette procession perpétue celle des anciens Gaulois, qui s'en allaient avec des torches de résine vers le temple du dieu Soleil, Bélen, qui couronnait alors la cime. Mieux encore, on montera seul, en anachorète, par une matinée d'automne quand le brouillard, épais et lugubre, assombrit la plaine. Les hauts sapins se dressent comme des fantômes, leurs sommets se perdent dans les ténèbres qu'épandent ces voiles de nuages. Le monde est enseveli. Silence de tombeau. Or, soudain, à travers les branches, filtre une lueur bleutée. On dirait que le brouillard commence à respirer, qu'il prend vie et qu'il s'élève lentement vers une vision de rêve qui le fascine. Tout à coup le soleil envoie par la nuit de longs rayons éblouissants. Et voici que le ciel s'ouvre dans toute sa splendeur. Les brumes se sont englouties. Elles s'amassent dans les profondeurs. Elles s'élancent encore comme une marée montante à l'assaut de la vallée, mais devant des rochers irradiés de soleil, elles re- tombent dans le néant. Or tout là-haut, dominant les couronnes des sapins, s'élancent les murs et les tours du monastère, inondés d'une lumière céleste. Une vision surnaturelle. Un château du Saint-Graal. Depuis le Mont Sainte-Odile, qui s'avance dans la plaine comme une proue de navire, on découvre une vue célèbre. Au loin le Rhin qui charrie de si lourdes destinées, tisse son ruban d'argent. Ruban fatidique. Ne fait-il pas songer aux Nornes qui filent le sort des mortels? Le Mont Sainte-Odile ne porte pas seulement un monas- tère. Il est couronné d'une muraille cyclopéenne dont les blocs de rocher géants, dans leur formidable entassement, donnaient refuge aux vieux peuples celtiques quand les Ger- mains traversaient le fleuve et inondaient le pays. Les Gaulois veillaient là-haut sur le temple du dieu soleil, dont 1'« Ellsberg », la montagne d'« Ell» perpétue le nom. Ils veillaient sur l'Al- sace, les yeux rivés sur le fleuve tragique. Une puissante tour de guet qui flanque le « Mur Païen » en est témoin. Le Wacht- stein. Il en est d'autres; on y allumait des feux en cas de péril, pour dresser le peuple de la plaine contre l'envahisseur et lui montrer le chemin de cet ultime refuge des monts. Nous sommes de nouveau dans le royaume des Celtes. Un roc excavé en forme de bassin évoque des sacrifices. Voici une grotte où se retiraient les druides pour méditer sur les choses divines et humaines et scruter les destins. Plus bas, à Truttenhausen, « la Maison des Druides », ils tenaient con- seil pour garder la montagne et régir son culte. C'est tout là-haut que sur des pierres, rangées en cercle, des cromlechs s'assemblaient, les « déesses mères » des Gaulois. Elles tenaient sur leurs genoux des corbeilles de fleurs et des cornes d'abondance. Tutélaires, elles protégaient la vie, la famille, la cité, le peuple. La déesse Epona traversait la forêt sur son cheval. Sur un rocher qui émerge des forêts, se tient, la tête dans les nuages, « le dieu au maillet ». Frappant le ciel, il fait rouler le tonnerre. Mais, écartant les nuées de son marteau, il appelle le « dieu à la roue », le dieu du soleil; il fait jaillir ainsi la lu- mière qui réjouit les hommes, et la chaleur sous laquelle mû- rissent les moissons. Et là-bas, sur un dolmen, au bord d'un précipice est accroupi le « dieu cornu », entouré des bêtes de la forêt. Un collier s'enroule à son cou. C'est le maître de la nuit et de la mort. Il darde ses regards dans le gouffre pour évoquer les puissances infernales. Un rocher s'avance au-dessus de la plaine, comme une flèche, lancée dans les airs. Il domine un cortège de villes et une phalange de châteaux. Il contemple les chaînes des Vosges qui s'étirent, l'une derrière l'autre, comme les vagues d'une mer houleuse, et qui se nuancent, en une gamme, du vert clair jusqu'au bleu pâle diaphane de l'horizon. C'est le Maennelstein. Il y a quelques siècles il portait en- core des anneaux à qui s'amarraient, dit-on, les embarca- tions de la préhistoire, alors que le Rhin, n'ayant pas encore trouvé son issue à Bingen, amoncelait ses eaux pour former un lac immense, bordé par les crêtes de la Forêt-Noire et des Vosges. Tout en bas, dans une vallée, où une rivière chante des hymnes sacrés, vivait le barde de l'Alsace et du monde cel- tique, Édouard Schuré. Il a ressuscité la légende, « rêve trans- lucide » de nos lointains aïeux, et avec elle l'âme de la Gaule. La montagne est aussi entourée d'une couronne de châ- teaux en ruines qui depuis le Moyen Age font bonne garde autour du couvent et le protègent comme des guerriers en armure. C'est ainsi que s'allient la foi chrétienne, le sortilège des temps préhistoriques et la magie du romantisme pour donner au Mont Sainte-Odile le sacre de la poésie. Je cite parmi ces châteaux satellites le Dreistein, triade de manoirs, perdus dans une vallée sauvage que surplombe une des arêtes les plus audacieuses et les plus grandioses du Mur Païen. Je cite le château d'Andlau sous les ailes protectrices duquel s'abritait la célèbre abbaye, fondée par l'épouse d'un Empereur carolingien. Richarde devait, ainsi que le lui ordonnait une vision, bâtir son cloître dans la région la plus sauvage qu'elle trouverait dans le royaume des Francs. Sur le seuil du Mont Sainte-Odile médite le château de Landsberg. Il devait donner au monastère de Sainte-Odile une abbesse d'élite, Herrade. Je la vois, jeune, rayonnante, franchir le pont-levis, traverser les forêts sombres, prier dans leur crépuscule, et s'acheminer jusque dans le vallon de Niedermunster où une abbaye en miniature présentait un reflet de l'altier couvent des sommets. Contemplant les tours qui, là-haut, montaient dans le ciel, Herrade se laissait-elle aller au rêve qu'elle-même un jour régnerait dans cette auguste cité de Dieu et qu'elle y composerait un chef-d'œuvre décrivant et illustrant la vie du Moyen Age : le Hortus Deliciarum ? Le Spesbourg, lui, fait bande à part dans la vallée de l'An- dlau. Il darde son regard farouche sur l'étroit défilé. Il est prêt à bondir sur le convoi qui passera, à lui barrer la route et à lui demander rançon. Pour s'imprégner de la poésie des Vosges, il faut passer quelques heures dans les ruines d'un château fort de la mon- tagne. Le sentier du manoir s'en va, en pente douce, à travers la forêt. On est dans l'attente. Bientôt la pénombre des ramures s'ouvrira sur un décor du Moyen Age. Nous serons transportés dans une autre époque, prestigieuse, nimbée de poésie. Quel- ques rayons de soleil se glissent à travers les branches et grif- fonnent sur le sentier des hiéroglyphes pleins de mystère. De temps à autre, planant sur les sommets des arbres séculaires, apparaît un créneau de donjon, pour se cacher au prochain détour du chemin. Soudain la forêt s'efface devant une puissante muraille qui s'appuie sur un rocher abrupt et le continue dans les nuées. Longeant les débris d'une barbacane, on accède à une rampe qui rejoint une courtine. On devine l'endroit du pont- levis sur un fossé, à demi comblé, envahi par les ronces. Appuyé à une tour d'angle à demi effondrée, un portail qui court sous une longue voûte et qui marque encore les vestiges des gonds et de la herse, conduit dans la cour du château. Une fontaine jaillit au pied du donjon. Elle a des soubresauts, des intermittences. On dirait une voix qui parle du temps jadis et qui s'arrête parfois, suffoquée sous le poids du souvenir. Cette fontaine, et le tilleul qui balaie le chemin de ronde et les PROVENANCE DES PHOTOGRAPHIES REPRODUITES DANS LE PRÉSENT OUVRAGE :

Armand BECK : 120, 160, 164, 171. Cabinet des Estampes : 168, 196. CARABIN : 94, 100, 124, 127, 157, 158, 160, 168. LA CIGOGNE : 162-1. E. H. CORDIER : 68-2. Ernest CLASSER : 92-2, 121. Georges HEINTZ : 63, 92-2. HERBEY : 62, 64-1, 71-3. IMBS Î : 96-2, 165, 166, 198-1. Éditions LAPIE : 194-1. Éditions LECHNER : 65-1, 204-1. LAEUFFER : 201. PHOTOMAAG : 208-1 PRÉVÔT : 64-2, 87, 167-2, 194-2, 206. Ernest SCHMITT : 125. Jean-Pierre STELTZER : 71-2. Dr Henri ULRICH: 66-?, 76-1, 86-2, 126. Encartage couleur. Ernest WIEDENHOFF : 65-2, 66-1, 67, 68-1-3, 86-1, 99. Les autres photographies : Archives D.N.

TABLE DES MATIÈRES Mot d'introduction de Robert REDSLOB 5 « Voici les Vosges» de Robert REDSLOB 13 La vie et le sommeil de nos ruines du Dr Henri ULRICH 33 Description des châteaux : Alternances de textes de Robert REDSLOB, de dessins de J. SCHMITT et de photographies ...... 54

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