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Les Pirates des Lumières Ou La véritabLe histOire de LibertaLia DAVID GRAEBER Les Pirates des Lumières ou La véritabLe histOire de LibertaLia Traduit de l’anglais par Philippe Mortimer LibertaLia sur Les Pirates aux éditiOns LibertaLia MARCUS REDIKER, Pirates de tous les pays MARCUS REDIKER, Les Forçats de la mer DANIEL DEFOE, Libertalia, une utopie pirate DANIEL DEFOE, Femmes pirates C. DUGRAND & B. BARTKOWIAK, Jojo le pirate partage le butin W. BLANC & T. GUITARD, Les Pirates expliqués aux enfants Actualité & catalogue complet : editionslibertalia.com Les éditions Libertalia remercient Frédéric Siméon, ami libraire à la Flibuste (Fontenay-Sous-Bois) sans qui ce livre n'aurait probablement pas vu le jour. © David Graeber & Éditions Libertalia, 2019 Préface de L’auteur Ce texte a été écrit, à l’origine, pour figurer dans une série d’essais sur la royauté de droit divin, en collabora- tion avec l’anthropologue américain Marshall Sahlins. Pendant mes recherches de terrain à Madagascar, entre 1989 et 1991, j’ai découvert non seulement que de nombreux pirates des Caraïbes s’y étaient installés, mais aussi que leurs descendants y constituaient encore un groupe doté d’une identité spécifique (ce que j’ai appris au cours d’une brève liaison sentimentale avec une femme dont les ancêtres européens s’étaient éta- blis dans l’île malgache de Sainte-Marie – Nosy Boraha, de son nom malgache). Ensuite, j’ai découvert aussi, à mon grand étonnement, qu’aucun historien ou anthro- pologue n’avait effectué de recherche de terrain sys- tématique parmi cette population. J’ai même eu pour projet, à un moment, de réaliser moi-même une telle étude – mais malheureusement, les circonstances de la vie en ont voulu autrement, et ce projet ne s’est jamais concrétisé. Je m’y mettrai peut-être un jour… À l’époque, je m’étais procuré à la British Library une photocopie du manuscrit de Mayeur, qui resta long- temps dans une pile de livres, près d’une fenêtre pano- ramique, dans la chambre où j’ai grandi à New York. Il était composé de très grandes feuilles de papier couvertes d’une écriture à peine lisible, comme nombre de textes manuscrits du xviiie siècle. Pendant plusieurs années, il m’arrivait d’avoir l’impression qu’il me regardait d’un air désapprobateur et tentait d’attirer mon attention alors que je travaillais sur d’autres sujets. Ensuite, quand 7 j’ai perdu mon logement – à la suite d’une machination policière en 2014* –, j’ai fait numériser ce manuscrit en même temps que des photos de famille et d’autres docu- ments, trop volumineux pour que je les emporte dans mon exil londonien. Quelque temps plus tard, j’ai fait transcrire le texte pour le rendre plus facilement lisible. J’ai toujours trouvé très surprenant que ce texte n’ait jamais été publié. D’autant plus qu’une petite note, jointe à l’original (rédigé à l’île Maurice et conservé par la British Library), expliquait qu’une version dactylo- graphiée pouvait être consultée à l’Académie malgache d’Antananarivo, en s’adressant à un certain M. Valette. Il était paru plusieurs essais écrits par des auteurs français qui l’avaient, à l’évidence, consulté puis résumé, citant des passages du tapuscrit, mais le manuscrit original – un gros volume, certes, et copieusement farci de notes de bas de page – n’avait jamais été publié dans son intégralité. Finalement, je me suis rendu compte que j’avais accumulé suffisamment de données sur les pirates de Madagascar pour en faire un essai intéressant. Le titre original de ce texte – destiné à l’origine à faire partie du recueil de brefs essais sur la royauté – était Les Pirates des Lumières – les faux rois de Madagascar. Le sous-titre était une référence à un petit livre de Daniel Defoe sur Henry Avery, The King of Pirates: being an Account of the Famous Enterprises of Captain Avery, the Mock King of Madagascar with His Rambles and Piracies**. À mesure * En guise de punition pour son rôle dans le mouvement Occupy Wall Street et à la suite de pressions administratives, David Graeber a été expulsé en 2014 du logement new-yorkais que sa famille louait depuis un demi-siècle [NdT]. ** « Le Roi des pirates : étant un récit des célèbres entreprises du capi- taine Avery, le faux roi de Madagascar ». Paru en français sous le titre Le Roi des pirates, José Corti, 1993 [NdT]. 8 que je l’écrivais, l’article prenait de l’ampleur et devenait un livre à part entière. J’ai commencé à me demander sérieusement si mon texte n’était pas trop long et, sur- tout, si je ne m’étais pas trop éloigné du thème de départ, celui des rois imposteurs. (Je me demandais aussi si tous les rois n’étaient pas, en quelque sorte, des imposteurs – la différence ne tenant qu’à l’ampleur de l’imposture…) Bref, je me pris à douter qu’un pareil texte eût vraiment sa place dans le recueil tel qu’il était prévu à l’origine. À la fin, je pris une décision. Personne n’aime lire un essai trop long, tout le monde aime les livres courts. Pourquoi ne pas transformer cette étude en un ouvrage affranchi de toute contrainte et ne reposant que sur ses propres mérites ? Et c’est ce que j’ai entrepris de faire. * * * La possibilité de faire paraître ce livre chez un édi- teur nommé Libertalia était trop tentante pour que j’y résiste. Le mythe de Libertalia, utopie pirate en actes, est resté une source inépuisable d’inspiration parmi la gauche libertaire*. On y a toujours eu le sentiment que, même si elle n’avait jamais existé, elle aurait dû exister. Ou plutôt que, même si elle n’a pas existé au sens littéral du terme, même s’il n’y a jamais eu de colonie pirate * Si l’auteur parle de « gauche libertaire », ce n’est pas un pléonasme, c’est que le même mot (libertarian) désigne en anglais les libertaires, proches des principes de l’anarchisme et de la libération des mœurs, et les « libertariens », qui sont quant à eux des ultralibéraux férocement réactionnaires, inspirés par Ayn Rand ou d’autres théoriciens de l’indi- vidualisme absolu, et qui forment donc la « droite libertaire » [NdT]. 9 portant ce beau nom, l’existence même des pirates et des communautés pirates constituait en elle-même une sorte d’expérience utopique. Et qu’une sorte de pro- messe rédemptrice, le rêve d’une véritable alternative, se trouvait aux racines les plus profondes de ce qu’on allait nommer les Lumières – même si nombre de révolution- naires voient aujourd’hui en lesdites Lumières une pro- messe fallacieuse de libération, dont l’accomplissement a surtout infligé au monde d’indicibles cruautés. Ce petit livre s’inscrit dans un plus vaste projet intel- lectuel, que j’ai commencé à définir dans un essai inti- tulé There Never was a West*, et que je poursuis à présent, en collaboration avec l’archéologue britannique David Wengrow. Dans le langage en vogue actuellement, on pourrait le désigner comme un projet de « décoloni- sation des Lumières ». Il est indéniable que les idées que nous considérons de nos jours comme issues des Lumières européennes au xviiie siècle ont abondam- ment été utilisées pour justifier l’extraordinaire férocité, les destructions et l’exploitation que subirent non seu- lement les classes laborieuses en Europe, mais aussi les habitants d’autres continents. Mais une condamnation générale de la pensée des Lumières est en soi plutôt étrange, car il n’en reste pas moins que ce fut le premier mouvement intellectuel de l’histoire connue largement organisé par des femmes (dans les salons littéraires), qu’il se développa principa- lement en dehors des institutions, notamment universi- taires, et avec le but affiché de saper toutes les structures sociales existantes. En outre, quand on étudie leurs * « Il n’y a jamais eu d’Occident », paru en français sous le titre La Démocratie aux marges, d’abord, en 2005, dans le n° 26 de la Revue du MAUSS, puis sous forme de livre chez Le Bord de l’eau (2014) [NdT]. 10 écrits, on constate que les penseurs des Lumières conve- naient souvent de manière explicite que leurs idées trou- vaient leurs sources en dehors de ce que nous nommons aujourd’hui la « tradition occidentale ». Je ne citerai qu’un exemple – que je développerai dans un prochain livre. Dans la dernière décennie du xviie siècle – à l’époque où des pirates s’établissaient à Madagascar –, il se tenait à Montréal une sorte de salon littéraire avant la lettre, au domicile du comte de Frontenac, alors gouverneur du Canada. Le gouverneur et le célèbre explorateur Lahontan débattaient de ques- tions importantes (la chrétienté, l’économie, les mœurs sexuelles…) avec un chef huron d’une grande sagesse du nom de Kondiaronk, qui adoptait, dans ces échanges de vues, la position d’un rationaliste égalitariste et scep- tique. Il affirmait que les méthodes punitives des lois et des religions européennes ne s’avéraient nécessaires qu’à cause d’un système économique dont le fonction- nement même produisait inévitablement les comporte- ments que l’appareil judiciaire était destiné à réprimer. Lahontan publia en 1704 les notes qu’il avait prises pour transcrire ces débats, et son livre se vendit comme des petits pains dans toute l’Europe. Presque toutes les grandes figures des Lumières en ont écrit une imitation, une variation ou une transposi- tion. Et pourtant, des personnages comme Kondiaronk ont été occultés et minorés par l’histoire. Personne ne conteste la véracité de ces débats, mais on présume invariablement que Lahontan n’avait rien compris à ce que Kondiaronk lui avait vraiment raconté, et que l’explorateur y avait substitué une fiction idyllique du « noble sauvage » de son propre cru, entièrement tirée de la tradition intellectuelle européenne.