Utopies pirates...... ainsi que Les bateaux ivres de la liberté

et Between the devil and the deep blue sea

Boîte à Outils Editions 2012 - révisé 2013 Les textes Utopies pirates est la traduction d’une brochure de Do or Die, un collectif libertaire britannique qui publie la revue d’écologie radicale du même nom. La première traduction est du collectif FTP, parue sous le nom de Bastions pirates, revue et corrigée pour parution en plusieurs épisodes dans Archipel N° 186 à 190 (forumcivique.org). Les bateaux ivres de la liberté est un extrait de la préface que Julius Van Daal a rédigé pour Pirates de tous les pays, de Markus Rediker, l’un des ouvrages les plus fréquemment cités dans Utopies pirates. Between the Devil and the Deep Blue Sea est la préface de l’auteur, Markus Rediker, à l’édition française Les Forçats de la mer, marins, marchands et pirates dans le monde anglo-américain (Libertalia 2010). Professeur d’Histoire à l’Université de Pittsburgh, spécialiste du monde le la mer, Markus Rediker, né en 1952, est aussi l’auteur de L’Hydre aux mille têtes: L’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire (Ed. Amsterdam, 2008), The (Viking-Pinguin) et Pirates de tous les pays: l’âge d’or de la piraterie atlantique, 1716-1726 (Libertalia, 2008). Les illustrations P. 6, les Ranters, gravure d’époque. Toutes les autres illustrations sont tirées de A General History of the Robberies & Murders of the Most Notorious Pyrates, du Capi- ère taine Charles Johnson (1 édition, 1724). Utopies pirates ème ème Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 et le 18 siècle, des équipages composés des premiers rebelles prolé- tariens, des exclus de la civilisation, pillèrent les voies maritimes entre l’Europe et l’Amérique. Ils opéraient depuis des enclaves terrestres, des ports libres, des «utopies pirates» situées sur des îles ou le long des côtes, hors de portée de toute civilisation.

Depuis ces mini-anarchies – «Les conditions pour les marins des «Zones d’Autonomie Tempo- ordinaires étaient à la fois dures raire» – ils lançaient des raids si et dangereuses – et la paye était fructueux qu’ils déclenchèrent une faible. Les punitions infligées par crise impériale, en s’attaquant aux les officiers incluaient les fers, la échanges britanniques avec les co- flagellation, le passage sous la lonies, paralysant ainsi le système quille – la victime étant tirée au d’exploitation globale, d’esclavage moyen d’une corde d’un côté à 1 et de colonialisme naissant . Nous l’autre du bateau. Le passage sous pouvons aisément imaginer l’at- la coque était un châtiment qui 3 traction qu’exerçait cette vie d’écu- s’avérait souvent fatal.» Comme meur des mers n’ayant de compte l’a très bien fait remarquer le Dr à rendre à personne. La société Johnson: «Aucun homme ne sera ème ème euro-américaine des 17 et 18 marin s’il peut se débrouiller pour siècles était celle du capitalisme en aller plutôt en prison; car être plein essor, de la guerre, de l’escla- marin c’est être en prison avec le vage, de l’expulsion des paysans 2 hors des communaux ; la famine 1. Par exemple, la Compagnie des Indes et la misère côtoyaient une richesse faillit être mise en déroute par les pirates inimaginable. L’Eglise dominait dans les années 1690. Robert C. Ritchie - Captain Kidd and the War against the tous les aspects de l’existence et les Pirates, pp. 128-34. femmes avaient peu de choix hor- 2. L’enclosure act a permis l’appropriation privée des prés communaux et plus mis l’esclavage marital. Vous pou- généralement des terres communales qui viez être enrôlés de force dans la étaient auparavant mises en commun par marine et y endurer des conditions les paysans et habitants. (ndlt) 3. Larry Law - Misson and Libertalia bien pires que celles qui avaient (London, A Distribution / Dark Star Press, cours à bord d’un bateau pirate: 1991), p. 6.

3 risque d’être noyé... En prison, un verte du Nouveau Monde et de homme a plus d’espace, une l’énorme empire conquis par les meilleure nourriture, et commu- Espagnols dans les Amériques. De nément, une meilleure compa- nouvelles technologies permirent 4 gnie.» aux voyages en mer d’avoir plus En opposition à cela, les pira- de régularité et de précision, et les tes créèrent un monde qui leur était nouveaux empires émergents propre, où ils avaient leur libre-ar- n’étaient pas tant basés sur le con- bitre – un monde de solidarité et trôle des terres que sur celui des de fraternité, où ils partageaient les mers. Les Espagnols constituaient risques et les gains de la vie en mer, la superpuissance mondiale du ème prenaient collectivement les déci- 16 siècle, mais ils ne restèrent pas sions et reprenaient leur vie en très longtemps sans concurrence: main, refusant aux marchands leur Français, Hollandais, et Anglais ten- utilisation comme outil d’accumu- tèrent de les devancer dans la lation de richesses. D’ailleurs, Lord course à l’empire. Dans cette quête, Vaughan, Gouverneur de la Jamaï- ils ne se gênaient pas pour recourir que écrivait: «Ces Indes sont si vas- à la piraterie et attaquer les Espa- tes et riches, et ce genre de rapine gnols tant haïs, remplissant ainsi si doux, que c’est l’une des choses leurs coffres avec les richesses dont les plus dures au monde que d’en les Espagnols avaient dépouillé les sortir ceux qui en ont fait usage Amérindiens. En temps de guerre, 5 pendant si longtemps.» les raids étaient légitimés comme actes corsaires, mais le reste du Emergence de la piraterie temps il s’agissait purement et sim- L’ère de la piraterie euro-amé- plement de piraterie d’Etat (ou du ricaine est inaugurée par la décou- moins d’une piraterie tolérée, voire même encouragée). Au cours du ème 17 siècle, ces empires embryon- naires finirent par devancer les Es- pagnols et à s’établir. Grâce aux nouvelles technologies, la naviga- tion n’était plus uniquement utili- sée pour les produits de luxe, mais devint la base d’un réseau com- mercial international essentiel dans l’émergence et le développement du capitalisme. L’expansion mas- sive du commerce maritime du- amis et qu’ils étaient de plus en plus rant cette période créa également, considérés comme des «brutes, et et de fait, une population de ma- des prédateurs». Au fur et à me- rins – une nouvelle classe de sala- sure que la société dominante reje- riés qui n’existait pas auparavant. tait les pirates, ceux-ci devinrent Pour nombre d’entre eux, la pira- aussi de plus en plus radicaux dans terie paraissait être une alternative leur rejet de celle-ci. A partir de là, attractive aux dures réalités de la les vrais pirates étaient ceux qui re- marine marchande ou de guerre. jetaient explicitement l’Etat et ses Mais en même temps que les lois et se déclaraient en guerre nouveaux empires – et plus parti- ouverte contre celui-ci. culièrement l’empire Britannique – Les pirates étaient chassés loin se développaient, l’attitude envers des centres de pouvoir tandis que la piraterie évolua: «Le boucanier les colonies américaines, à l’origine festoyeur ne convient pas aux hors du contrôle de l’Etat et relati- marchands à la tête froide ni aux vement autonomes, étaient con- bureaucrates impériaux, dont le traintes de rentrer dans le rang de monde de bilans et de rapports qui la gouvernance et du commerce sent le renfermé entre en conflit impériaux. C’est alors que se dé- violent avec celui des pirates.» La veloppa une spirale infernale de classe dirigeante prit conscience du violence sans cesse croissante, alors fait qu’un commerce stable, disci- que les attaques de l’Etat entraî- pliné et réglementaire servait bien naient la vengeance des pirates, ce mieux les intérêts d’un pouvoir im- qui mena à une terreur d’Etat plus 6 périal mature que la piraterie. Ainsi grand encore . la piraterie fut forcée d’évoluer en- ème tre la fin du 17 et le début du Un tas de fumier ème 18 siècles. Les pirates n’étaient Durant la seconde moitié du ème plus des gentlemen-aventuriers sub- 17 siècle, les Iles Caraïbes étaient ventionnés par l’Etat, tels que Sir un melting-pot d’immigrants re- Francis Drake, mais des esclaves 4. Marcus B. Rediker - Beetween the Devil du salariat en fuite, des mutins, un and the Deep Blue Sea: Merchant Seamen, mélange pluriethnique de prolétai- Pirates and the Anglo-American World 1700-1750, p. 258. res rebelles. Alors que la frontière 5. Rediker, Op. Cit., p. 255; Ritchie, Op. entre activité commerciale légitime Cit., p. 29, 142. et piraterie était auparavant plutôt 6. Rediker, Op. Cit., p. 272 n52, 274 - «plus il y avait de pirates capturés et pendus, plus floue, les pirates réalisèrent vite qu’il la cruauté des survivants était grande»; leur restait très peu de leurs anciens Ritchie, Op. Cit., p. 2.

5 belles et paupérisés venant du Ceci n’est guère étonnant dans la monde entier. Il y avait des milliers mesure où les territoires du Nou- de déportés irlandais, de men- veau Monde étaient utilisés par la diants de Liverpool, de prisonniers Grande-Bretagne comme colonies royalistes écossais, de pirates pris pénitentiaires pour ses pauvres en haute mer anglaise, de bandits mécontents et rebelles. En 1655, la de grands chemins pris aux fron- Barbade était décrite comme «un tières écossaises, de Huguenots et tas de fumier sur lequel l’Angle- de Français en exil, de religieux dis- terre jette ses ordures». Parmi ces sidents, et de prisonniers capturés indésirables on trouvait forcément lors de divers soulèvements et de nombreux radicaux – ceux qui complots contre le Roi. avaient allumé la mèche de la ré- Les mouvements révolutionnai- volution de 1640. «Perrot, le res proto-anarchistes de la Guerre Ranter barbu qui refusait d’ôter Civile de 1640 avaient été éradi- son chapeau devant le Tout-Puis- qués et vaincus avant l’aube de la sant, se retrouva à la Barbade», grande époque de la piraterie vers comme beaucoup d’autres, tel l’in- ème la fin du 17 siècle, mais il est tellectuel ranter, Joseph Salmon. prouvé que des Diggers, des Que les Caraïbes soient devenues Ranters, des Muggletoniens, des un havre pour les radicaux ne passa Hommes de la Cinquième Monar- pas inaperçu: en 1665, Samuel Hi- 7 chie , etc. avaient fuit vers les ghland suggéra au Parlement de ne Amériques et les Caraïbes où ils pas condamner l’hérétique Quaker inspirèrent ou rejoignirent ces équi- James Nayler à la déportation de pages pirates insurgés. En fait, un peur qu’il n’infecte les autres im- groupe de pirates s’établit à Ma- migrants. Il est clair qu’à cette épo- dagascar à un endroit qu’ils nom- que, les nouvelles colonies britan- 8 mèrent Ranter Bay . Après la dé- niques à l’Ouest étaient considérées faite des Levellers en 1649, John comme un havre de relative liberté Lilburne proposa de mener ses fi- religieuse et politique, d’autant plus dèles vers les Antilles, si le gouver- éloignées qu’elles étaient de la main- 9 nement acceptait de payer la note. mise de la loi et de l’autorité. Il semble également que les Avant que les marchands euro- Ranters et les Diggers durèrent péens ne découvrent le commerce plus longtemps aux Amériques d’esclaves africains et les possibili- qu’en Grande-Bretagne – on note tés commerciales du transport la présence de Ranters à Long Is- d’Africains vers les Caraïbes, des land jusqu’en 1690. milliers d’Européens pauvres et is-

6 de marginaux et de fuyards, imi- tant souvent les indigènes qui les avaient précédés. Ces hommes – marins et soldats, esclaves et ap- prentis domestiques – formèrent le terreau de la piraterie des Caraï- ème bes qui émergea au 17 siècle, conservant même en mer leur structure tribale égalitaire. Leur nombre grandissant et de plus en plus d’hommes se ralliant au dra- sus de la classe ouvrière furent ex- peau rouge, leurs attaques contre pédiés vers les nouvelles colonies les Espagnols devinrent plus auda- comme apprentis domestiques – en fait une autre forme de com- 7. Des groupes de protestants radicaux: les merce d’esclaves. La seule diffé- Diggers (bêcheurs) tentèrent de réformer rence entre le commerce d’appren- l’ordre social existant par un style de vie strictement agraire (refusant l’enclosure act), tis domestiques et celui d’esclaves autonome et égalitaire. Les Ranters africains était qu’en théorie, l’escla- (divagateurs) préconisaient un vage de ces immigrants n’était pas renversement des valeurs courantes, l’abolition de la propriété privée ainsi que considéré comme éternel et héré- du mariage. Les Muggletoniens professaient ditaire. Cependant, beaucoup d’en- un idéal égalitaire et étaient constitués tre eux furent escroqués, et leurs d’une proportion élevée de femmes. Quant aux partisans de la Cinquième contrats prolongés indéfiniment de Monarchies, ils voulaient un sorte qu’ils n’obtinrent jamais leur gouvernement exclusivement composé de Saints, ce qui signifiait le renversement de liberté. Les esclaves, qui étaient des la royauté et de la noblesse qui les avaient investissements à vie, étaient sou- jusque-là opprimés. (ndlt). vent mieux traités que les appren- 8. Rediker - Libertalia: The Pirate’s Utopia 10 in David Cordingly (ed.) - Pirates, p. 123. tis domestiques. 9. Christopher Hill - Radical Pirates? in Néanmoins, les maîtres avaient Collected Essays, Vol. 3, pp. 162, 166– 9; Peter Lamborn Wilson - Le Masque de beaucoup de difficultés à tenir leurs Caliban: L’Anarchie Spirituelle et le domestiques qui avaient tendance Sauvage dans l’Amérique Coloniale in à adopter le mode de vie indigène Sakolsky and Koehnline (eds.) - Gone to Croatan: The Origins of North American et à fuir vers la liberté des myria- Dropout Culture (New York / Edinburgh, des d’îles des Antilles, ou vers des Autonomedia / AK Press, 1993) p. 107; parcelles isolées de côtes ou de jun- Ritchie, Op. Cit., p. 14-15. 10. Jenifer G. Marx - in gle. Là, ils formaient souvent des Cordingly (ed.) - Pirates, pp. 47, 49, 50; petites bandes ou tribus autogérées Ritchie, Op. Cit., pp. 65, 211, 226.

7 cieuses. Après un raid, ils rejoi- portés ou exilés volontaires sont gnaient des villes telles que Port probablement arrivés et à partir Royal en Jamaïque, pour y dépen- duquel la grande époque de la pi- ser tout leur argent dans une raterie euro-américaine prit forme énorme fête où ils «couraient la avec l’émergence des boucaniers gueuse», jouaient et buvaient avant dans les Caraïbes vers le milieu du ème 12 de retourner à leur vie de chas- 17 siècle. seurs-cueilleurs dans des îles iso- 11 lées. Arrgh, Jim Lad! Il y avait aussi bien sûr jusqu’à L’écrasante majorité des pira- 80.000 esclaves noirs qui tra- tes était constituée de marins qui vaillaient dans les plantations, en- choisissaient de rejoindre les pira- clins à de fréquentes et sanglantes tes lorsque leur bateau était cap- révoltes, tout comme les quelques turé. Néanmoins, un petit nombre Indiens indigènes qui vivaient en- d’entre eux étaient des mutins qui core sur les îles. En 1649, une ré- avaient collectivement pris le con- volte d’esclaves à la Barbade coïn- trôle du leur. «Selon le cida avec le soulèvement de do- de Patrick Pringle, le recrute- mestiques blancs. En 1665, suivant ment des pirates se faisait surtout un modèle semblable, les Irlandais chez les chômeurs, les esclaves en se joignirent aux Noirs dans la ré- fuite, et les criminels déportés. La volte. Il y eut des rébellions simi- haute mer contribuait à une sta- laires aux Bermudes, à St Christo- bilisation instantanée des inégali- phe et Montserrat, alors qu’en Ja- tés sociales.» maïque les rebelles Monmouthites De nombreux pirates manifes- déportés s’unirent aux Indiens en taient un sens aigu de la conscience révolte. Ce salmigondis de dépos- de classe; par exemple, un pirate sédés fut décrit en 1665 comme du nom de Capitaine Bellamy tint «du gibier de potence ou des indi- ce discours au capitaine d’un na- vidus séditieux, pourris avant vire marchand qu’il venait juste de l’heure, et au mieux paresseux et capturer. Le capitaine du navire seulement bons pour les mines». venait de décliner son invitation à Ce à quoi une dame colon d’Anti- rejoindre l’équipage pirate: «Je suis gua ajouta «ce sont tous des sodo- navré qu’ils ne vous laissent ré- mites». Voilà dans quel bouillon- cupérer votre sloop, car je ne nement de troubles sociaux m’abaisserais pas à faire du tort à multiraciaux et de tensions nos quiconque, lorsque cela n’est pas Ranters, Diggers et Levellers dé- à mon avantage; maudit soit le

8 sloop, nous devons le couler, dit ma conscience mais que l’on d’autant qu’il pourrait vous être ne peut discuter avec des morveux utile. Vous aussi, soyez maudit, pleurnichards qui permettent à des vous n’êtes qu’un sournois gode- supérieurs de leur botter le train lureau, de même que tous ceux qui à volonté d’un bout à l’autre du 13 s’abaissent à être gouvernés par les pont.» lois que les riches ont créées pour La piraterie était une stratégie leur propre sécurité, car ces dans un des premiers cycles de la couards n’ont aucun courage si- lutte des classes dans l’Atlantique. non celui de défendre ce qu’ils ont Les marins recouraient aussi à la obtenu par leur filouterie; mais mutinerie et à la désertion et à soyez maudit aussi: que soit mau- d’autres tactiques pour survivre et dite cette bande de vauriens rusés, résister à leur sort. Les pirates étaient et vous aussi, qui les servez, n’êtes probablement la section la plus in- qu’un ramassis de stupides poules ternationale et militante du proto- mouillées. Ils nous calomnient, les prolétariat constituée par les marins ème ème fripouilles, alors qu’en fait ils ne du 17 et du 18 siècle. Il y avait diffèrent de nous que parce qu’ils par exemple, de sérieux fauteurs de volent le pauvre sous couvert de troubles tels qu’Ed-ward la loi, en vérité, et que nous pillons Buckmaster, un marin qui rejoignit le riche sous la protection de no- l’équipage de Kidd en 1696, qui tre seul courage; ne feriez-vous pas avait été arrêté et emprisonné à de mieux de devenir l’un des nôtres, nombreuses reprises pour agitation plutôt que de lécher le cul de ces et sédition, ou Robert Culliford, qui scélérats pour avoir un travail?» mena nombre de mutineries, cap- Lorsque le capitaine répondit turant le navire sur lequel il servait 14 que sa conscience ne lui permettait et le transformant en bateau pirate . pas de violer les lois de Dieu et des En temps de guerre, avec les de- hommes, le pirate Bellamy poursui- mandes de la marine, il y avait une vit: «Vous êtes la conscience du 11. Richard Platt et Tina Chambers mal, vaurien, soyez maudit, moi (photographe) - Pirate (London, Dorling je suis un prince libre, et j’ai Kindersley, 1995), pp. 20, 26-7; Ritchie, Op. autant d’autorité pour faire la Cit., p. 22-23. 12. Hill, Op. Cit, pp. 169-170. guerre au monde entier que celui 13. Rediker, Op. Cit., p. 258; Hakim Bey - qui a une flotte de cent navires sur TAZ: Zone Autonome Temporaire (Paris, L’Eclat, 1997), voir aussi L’Art du Chaos mer, et une armée de 100.000 (Paris, Nautilus, 2001). hommes sur terre; voici ce que me 14. Ritchie, Op. Cit., pp. 65, 117-8.

9 grande pénurie de main-d’oeuvre au chômage ne faisaient que s’ajou- qualifiée, et les marins pouvaient es- ter à l’énorme surplus de main- pérer des salaires relativement élevés. d’oeuvre. La Guerre de la Succes- La fin des guerres, et plus particu- sion d’Espagne avait duré 11 ans lièrement celle de la Succession et, en 1713, nombre de marins d’Espagne, qui s’acheva en 1713, n’avaient sans doute rien connu mit un grand nombre de marins au d’autre que la guerre et le pillage de chômage et provoqua une forte bateaux. On constatait fréquem- baisse des salaires. 40.000 hommes ment qu’à la fin des guerres, les cor- se retrouvèrent sans travail à la fin saires devenaient pirates. La con- de la guerre – écumant les rues de jonction de milliers d’hommes en- ports tels que Bristol, Portsmouth traînés et expérimentés dans la cap- et New York. En temps de guerre, ture et le pillage des navires se re- les corsaires bénéficiaient de l’op- trouvant subitement sans travail et portunité d’une liberté relative et sommés d’accomplir des tâches de d’une chance de s’enrichir. plus en plus dures et de moins en La fin de la guerre signifiait aussi moins payées rendit la situation ex- la fin des courses et les ex-corsaires plosive – pour beaucoup la pirate-

Captain et sa flotille rie fut sans doute une des seules al- droit de parole que le capitaine et 15 ternatives à la famine. portait ses propres armes sur lui.» Ceci était extrêmement menaçant Liberté, Egalité, Fraternité pour l’ordre de la société euro- Ayant échappé à la discipline ty- péenne où les armes à feu étaient rannique à bord des navires mar- réservées aux classes supérieures, et chands, la chose la plus frappante apportait un contraste saisissant avec dans les équipages pirates était leur les navires marchands où tout ce qui nature anti-autoritaire. pouvait servir d’armes était mis Chaque équipage fonctionnait sous clé, et avec la marine de guerre selon les termes d’une charte écrite, dont le but principal de ses soldats la «chasse-partie», adoptée par l’in- était de maintenir les matelots à leur 17 tégralité de l’équipage et signée par place . chacun de ses membres. La charte Les vaisseaux pirates opéraient de l’équipage de Bartho-lomew sur le principe de «Pas de Prise, Pas Roberts commence ainsi: «Tout de Paie», mais lorsqu’un vaisseau homme a une voix dans les affai- était arraisonné, le butin était réparti res en cours; a un titre égal aux selon un système de partage, un sys- provisions fraîches, ou aux liqueurs tème répandu dans la navigation fortes, saisies à tout moment, et médiévale, mais qui s’était progres- peut les utiliser selon son bon plai- sivement éteint lorsque la navigation sir, à moins qu’une disette ne était devenue une entreprise capita- rende nécessaire pour le bien de liste et les marins des salariés. Il exis- 16 tous, le vote de réductions.» tait encore chez les corsaires et les Les équipages de pirates euro- chasseurs de baleines, mais les pira- américains formaient une véritable tes le développèrent sous sa forme communauté, dotée de coutumes la plus égalitaire: il n’y avait pas de communes, partagées sur tous les parts pour les propriétaires, ni les navires. Les concepts de Liberté, investisseurs, ni les marchands, il n’y d’Egalité, et de Fraternité floris- avait pas de hiérarchie élaborée saient en mer plus de cent ans avant pour différencier les salaires, cha- la Révolution française. Les autori- cun recevait une part équitable du tés étaient souvent choquées par les tendances libertaires des équipages 15. Ibid. pp. 42, 234. pirates; le gouverneur hollandais de 16. Captain Charles Johnson, Histoire l’Ile Maurice commenta ainsi sa ren- Générale des Plus Fameux Pyrates (Paris, Phébus, 1990). contre avec un équipage pirate: 17. Robert C. Ritchie, Captain Kidd and the «Chaque homme avait le même War against the Pirates, p. 124.

11 butin et le capitaine généralement portionnelle.» Et celui de l’équipage seulement une part ou deux, maxi- de George Lowther: «Celui qui mum. L’épave du Whydah, le vais- aura le malheur de perdre un seau pirate de Sam Bellamy, décou- membre au combat recevra la verte en 1984, le montre bien: parmi somme de cent cinquante livres les objets retrouvés, il y avait des sterling, et restera avec la compa- bijoux rares en or provenant d’Afri- gnie aussi longtemps qu’il lui con- 19 que occidentale qui «avaient été dé- viendra.» coupés et dont les entailles au cou- Les capitaines pirates étaient élus teau très visibles laissaient penser et pouvaient être destitués à tout qu’on avait tenté de les diviser moment pour abus d’autorité. Ils 18 équitablement». ne jouissaient d’aucun privilège par- La rudesse de la vie en mer fai- ticulier: lui «ou tout autre officier sait de l’entraide une simple tacti- n’a pas droit à plus [de nourriture] que de survie. La solidarité naturelle que les autres hommes, et même, des matelots entre eux se perpétua le capitaine ne peut garder sa ca- dans l’organisation pirate. Les pira- bine pour lui seul.» Les capitaines tes se «concubinaient» souvent en- pouvaient être destitués pour lâ- tre eux, de sorte que si l’un mour- cheté, cruauté et, ce qui est révéla- rait, l’autre récupérait ses biens. Les teur, pour avoir refusé «de captu- règlements pirates incluaient aussi rer et de piller des vaisseaux an- généralement une forme d’entraide glais»: les pirates avaient tourné le pour que les marins blessés incapa- dos à l’Etat anglais et à ses lois, et il bles de participer au combat reçoi- n’était pas question de tolérer le vent leur part sous forme de pen- moindre relent de sentiment patrio- sion. Les pirates prenaient très au tique. Le capitaine avait juste le droit sérieux ce genre de solidarité – un de commander durant la bataille, équipage pirate au moins est connu sinon toutes les décisions étaient pour avoir offert une compensa- prises par l’équipage tout entier. tion à ses blessés puis s’être aperçu Cette démocratie radicale n’était pas qu’il ne restait plus rien. Selon la forcément très efficace: souvent les charte de l’équipage de Batholomew bateaux pirates erraient sans but jus- Roberts: «Si (...) un homme per- qu’à ce que l’équipage prenne une 20 dait une jambe, ou devenait in- décision. firme durant son service, il devrait Les premiers boucaniers s’étaient recevoir 800 dollars, provenant surnommés eux-mêmes les «frères des fonds communs, et pour des de la côte» – un terme approprié blessures plus légères, une aide pro- puisque les pirates s’échangeaient les

12 navires, se retrouvaient à des points pre dialecte, me demanda, si je de rendez-vous, se regroupaient en- voulais signer leur règlement». Il tre équipages pour des attaques existe une anecdote hilarante sur un combinées et se retrouvaient entre captif des pirates qui «sauva sa vie vieux potes. Même s’il semble sur- (à force de) jurer et de blasphémer» prenant qu’au travers de la vaste – suggérant ainsi que l’une des par- étendue des océans, les pirates aient ticularités de ce langage pirate était gardé le contact et se soient rencon- l’utilisation généreuse de jurons et trés, en fait ils retournaient réguliè- de blasphèmes. Grâce aux sépara- rement vers les divers «ports libres» tions et aux regroupements – les où ils étaient accueillis par les trafi- hommes changeant fréquemment quants du marché noir qui achetaient de bateaux – il existait une grande leurs marchandises. Les équipages continuité parmi les divers équipa- pirates se reconnaissaient entre eux, ges pirates qui partageaient les mê- ne s’attaquaient pas mutuellement et mes cultures et les mêmes coutu- travaillaient souvent ensemble pour mes et qui, au fil du temps, déve- former de véritables flottes. En loppèrent une «conscience pirate» 1695, par exemple, les équipages spécifique. La perspective que cette des capitaines Avery, Faro, Want, communauté pirate puisse prendre Maze, Tew et Wake s’unirent pour une forme plus permanente cons- effectuer un raid sur la flotte du tituait une menace pour les autorités pèlerinage annuel vers la Mecque, qui craignaient qu’elle ne développe avec leurs six navires comptant au un «Commonwealth» dans les ré- moins 500 hommes. gions inhabitées, où «aucun pouvoir Ils se retrouvaient aussi pour fes- dans les parties du monde ne serait 21 toyer; comme lors des «saturnales» parvenu à le leur contester». en 1718, où les équipages de Barbe Noire et Charles Vane se rejoigni- 18. Lawrence Osborne - A Pirate’s rent dans l’Ile d’Ocracoke en Ca- Progress: How the Maritime Rogue Became roline du Nord. Il est même prouvé a Multiracial Hero Lingua Franca, Mars qu’il y avait un langage pirate uni- 1998. 19. Ritchie, Op. Cit., p. 59, 258, n38; Markus que, ce qui montre bien que les pi- B. Rediker – Libertalia the pirate’s utopia, in rates étaient en train de développer David Cordingly (ed), p. 264; Captain Johnson, Op. Cit., pp. 212, 308, 343. leur propre culture. Philip Ashton 20. Rediker, Op. Cit., p. 262. qui passa seize mois chez les pirates 21. Ritchie, Op. Cit., pp. 87-88, 117; entre 1722 et 1723, rapporta que Douglas Botting and the Editors of Time- Life Books - The Pirates (Amsterdam, Time l’un de ses ravisseurs «selon la cou- Life, 1979), p. 142; Rediker, Op. Cit., p. 278; tume des pirates, et dans leur pro- Captain Johnson, Op. Cit., p.7.

13 Vengeance tant de ces redresseurs de torts des Un aspect particulièrement im- mers était sans doute Philip Lyne, portant de ce que nous pourrions qui lors de son arrestation en 1726, appeler la «conscience pirate» était confessa qu’il «avait tué 37 maî- 22 la vengeance envers les capitaines tres de vaisseaux». et les maîtres qui les avaient exploi- L’historien radical Marcus tés auparavant. Le pirate Howell Rediker a découvert d’intéressants Davis déclara: «leurs raisons pour indices sur l’intérêt porté par les devenir pirate étaient qu’ils vou- pirates pour la revanche dans les laient se venger des vils mar- noms donnés à leurs bateaux – le chands et des cruels commandants groupe de noms le plus répandu 23 de vaisseaux». En capturant un contenait le mot revenge , marchand, les pirates lui adminis- comme par exemple le Queen traient généralement la «Distribu- Anne’s Revenge de Barbe Noire, tion de Justice», «en s’informant où celui de John Cole, le New auprès de leurs hommes sur la York Revenge’s Revenge. Le Ca- manière dont le commandant se pitaine marchand Thomas comportait et ceux de qui on se Checkley avait raison en décrivant plaignait» étaient «fouettés et pas- les pirates qui avaient capturé son sés à la saumure». Il est intéres- navire comme se prétendant des sant de noter que la torture favo- «hommes de Robin des Bois». Il y rite infligée aux capitaines capturés a d’autres indices à ce sujet dans le était la «Corvée» – en souvenir nom d’un autre bateau, le Little 24 d’autres corvées – lors de laquelle John qui appartenait au pirate le coupable devait courir en cercle John Ward. Pour Peter Lamborn autour du mat d’artimon entre les Wilson, ceci «nous donne une in- ponts, tandis que les pirates l’en- dication précieuse sur ses idées et courageaient à accélérer en lui pi- sur l’image qu’il avait de lui- quant les fesses à l’aide de «pointes même: il se considérait à l’évi- de sabres, de couteaux, de com- dence comme une sorte de Robin pas, de fourches, etc.», ceci au son des Mers. Certains indices nous d’une gigue endiablée. Il semble suggèrent d’ailleurs qu’il donnait que les pirates étaient déterminés à aux pauvres et qu’il était nette- donner au maître le goût de sa pro- ment déterminé à prendre aux 25 pre médecine – en créant un cer- riches». cle littéralement vicieux ou un ma- La réponse de l’Etat à ces nège de discipline qui évoquait la joyeux marins des sept mers fut vie pénible du marin. Le plus mili- brutale – le crime de piraterie était

14 puni de mort. Les premières an- ème nées du 18 siècle virent les «offi- ciers royaux et les pirates [piégés] dans un système de terreur réci- proque» avec l’antagonisme des pirates contre la société s’accen- tuant et les autorités étant plus que jamais déterminées à les traquer. Des rumeurs voulurent que les pi- rates qui avaient tiré profit du par- don royal de 1698 se virent refu- ser ses avantages en se rendant, ce qui ne fit qu’accroître la méfiance et l’antagonisme; les pirates réso- lurent alors de «ne plus tenir compte des offres de pardon, mais gouverneur, lui indiquant qu’«ils en cas d’attaque, de se défendre viendraient et brûleraient la ville contre leurs compatriotes dé- (Sandy Point) autour de lui pour loyaux qui tomberaient entre y avoir pendu les pirates». Ro- leurs mains». En 1722, le Capi- berts se fit même faire un drapeau taine Luke Knott se vit accorder le montrant debout sur deux crâ- 230 livres pour la perte de son nes avec les inscriptions ABH et emploi: après avoir livré 8 pirates, AMH - A Barbadian’s Head et A 26 «il fut obligé de quitter le service Martican’s Head . Plus tard au marchand, les pirates le menaçant cours de cette même année, il de le torturer à mort si jamais il donna corps à sa vendetta contre tombait entre leurs main». Il ne s’agissait aucunement d’une me- 22. Cordingly - Life Among the Pirates, p. 271; Ritchie, Op. Cit., p. 234; Botting - The nace en l’air – en 1720, les pirates Pirates, p. 61; Rediker, Op. Cit., pp. 269-272. de l’équipage de Bartho-lomew 23. Vengeance (ndlt). Roberts «brûlèrent et détruisi- 24. Un des plus célèbres compagnons de Robin. Il doit son nom français, Petit Jean, rent, ouvertement et en plein alors qu’il est toujours présenté comme jour (...) des vaisseaux sur la route quelqu’un de grand et fort, au fait que little, en anglais, veut aussi dire jeune. (ndlt) de Basseterre (St. Kitts) et eurent 25. Rediker, Op. Cit., p. 269; Peter l’audace d’insulter H. M. Fort», Lamborn Wilson - Utopies Pirates: pour se venger de l’exécution de Corsaires Maures et Renegados (Paris, Dagorno, 1998). «leurs camarades à Nevis». Ro- 26. Une Tête de la Barbade et Une Tête berts envoya ensuite un courrier au de la (ndlt).

15 ces deux îles en pendant le gou- grand nombre de pirates étaient verneur de la Martinique en bout d’anciens esclaves; il y avait bien de vergue. Comme des primes plus de Noirs sur les bateaux pira- étaient offertes pour la capture des tes que sur les navires de guerre ou pirates, ceux-ci y répondirent en de commerce, et les observateurs offrant des récompenses pour la qui ont mentionné leur présence ne capture de certains personnages les qualifiaient que rarement d’es- officiels. Et lorsque les pirates claves. La plupart de ces pirates étaient capturés ou exécutés, noirs étaient des esclaves en fuite, d’autres équipages pirates ven- qui rejoignaient les pirates au cours geaient généralement leurs frères en de leur voyage depuis l’Afrique, attaquant la ville qui les avait con- après avoir déserté les plantations, damnés, ou les bateaux qui se trou- ou encore qui étaient envoyés vaient dans son port. Cette forme comme esclaves pour travailler à de solidarité montre qu’une véri- bord des navires. table communauté pirate s’était Il y avait sans doute quelques développée, et que ceux qui navi- hommes libres, comme les «Nè- guaient sous «la bannière du Roi gres libres», des marins de de la Mort» ne se considéraient Deptford qui en 1721 menèrent plus comme Anglais, Hollandais «une mutinerie parce que nous ou Français, mais comme des pi- avions trop d’officiers, et que le 27 rates . travail était trop dur, et ainsi de suite». La vie en mer en général Piraterie et Esclavage offrait plus d’autonomie aux Noirs L’Age d’Or de la piraterie est que la vie dans les plantations, mais aussi celui du commerce d’escla- la piraterie, plus particulièrement, ves dans l’Atlantique. La relation pouvait – bien que cela soit très entre la piraterie et le commerce risqué – offrir l’une des rares chan- d’esclaves est complexe et ambi- ces d’être libre pour un Africain, ème guë. dans l’Atlantique du 18 siècle. Certains pirates participèrent au Par exemple, un quart des deux commerce d’esclaves et eurent la cents hommes d’équipage du vais- même attitude que leurs compa- seau du Capitaine Bellamy, le triotes envers les Africains dont ils Whydah, étaient noirs, et des té- se servaient comme monnaie moignages sur le naufrage de ce d’échange. Cependant, tous les pi- navire pirate en 1717 à Wellfleet, rates ne participèrent pas au com- Massachusetts, rapportent que merce des esclaves. En fait, un nombre des corps rejetés sur le ri-

16 ème vage étaient ceux de Noirs. Au 17 siècle, les Noirs trou- L’historien de la piraterie Kenneth vés sur un bateau pirate n’étaient Kinkor affirme que même si le pas jugés avec les autres pirates Whydah était à l’origine un négrier, parce que l’on pensait qu’ils étaient ème les Noirs qui se trouvaient à bord des esclaves, mais au 18 , ils lors du naufrage étaient bien des étaient exécutés aux côtés de leurs membres de l’équipage et non des «frères» blancs. Néanmoins, le sort esclaves. En partie parce que les le plus probable pour un pirate pirates, comme d’autres matelots, noir capturé était d’être vendu «n’avaient que mépris pour les comme esclave, qu’il soit affranchi terriens», un homme noir qui sa- ou non. Lorsque Barbe Noire fut vait manier les cordages et les capturé par la Royal Navy en 1718, noeuds était plus à même de ga- cinq de ses dix-huit hommes gner le respect qu’un homme vi- d’équipages étaient noirs, et selon vant à terre et n’y connaissant rien. le Conseil du Gouverneur de Vir- Selon Kinkor: «Les pirates ju- ginie, les cinq Noirs étaient «autant geaient les Africains sur leur fa- impliqués que le reste de l’équi- çon de parler et leurs aptitudes page dans les mêmes actes de pi- maritimes – en d’autres termes, raterie». Un «coquin déterminé, sur leurs connaissances – plutôt un Nègre» nommé César fut pris 28 que sur leur race.» alors qu’il allait faire sauter le na- Les pirates noirs menaient sou- vire plutôt que d’être capturé et vent l’abordage pour capturer un d’être probablement de nouveau 30 navire. Le vaisseau pirate le réduit en esclavage. Morning Star «avait un cuisinier En 1715, le Conseil de la Co- noir doublement armé» lors des lonie de Virginie s’inquiétait des abordages et plus de la moitié des hommes d’abordage d’Edward 27. Rediker, Op. Cit., pp. 255, 274, 277; Ritchie, Op. Cit., p. 234; Botting - The Condent sur le Dragon Volant Pirates, pp. 48, 166; Platt and Chambers - étaient noirs. Certains pirates noirs Pirate, p. 35. devinrent quartier-maître ou capi- 28. Rediker, Op. Cit., pp. 133-4; W. Jeffrey Bolster, Black Jacks: African American taine. Par exemple, en 1699, lors- Seamen in the Age of Sail, Harvard que le Capitaine Kidd jeta l’ancre à University Press, 1997, pp. 12-13; Captain Charles Johnson, Histoire Générale des Plus New York, deux sloops l’atten- Fameux Pyrates, Paris, Phébus, 1990. daient, dont l’un était «celui d’un 29. Rediker, Op. Cit., p. 133; Bolster, Op. petit homme noir... qui avait été Cit., p. 15. 30. Rediker, Op. Cit., pp. 133-4, 249 n37; auparavant le quartier-maître du 29 Bolster, Op. Cit., p. 14; Captain Johnson, Capitaine Kidd». Op. Cit.

17 liens entre le «ravage des pirates» liance n’est pas si inhabituelle lors- et «une insurrection de Nègres». que l’on considère que sur les 157 Il avait bien raison de s’inquiéter. hommes qui ne purent s’échapper En 1716, les esclaves d’Antigua du bateau de Roberts, et furent étaient devenus «très impudents et capturés ou tués à bord, 45 étaient insultants» et il fut signalé que bon noirs – probablement ni des pira- nombre «rejoignirent ces pirates tes ni des esclaves, mais des «ma- qui ne semblent pas faire grand rins noirs, plus communément cas des différences raciales». Ces appelés grémetes» – des marins liens étaient transatlantiques; s’éten- africains indépendants venant prin- dant depuis le cœur de l’Empire, à cipalement de la Sierra Leone, et Londres, jusqu’aux colonies d’es- qui auraient rejoint les pirates «con- 31 claves des Amériques et la «Côte tre un modeste salaire». de l’Esclavage» en Afrique. Au dé- On peut voir comment ces liens but des années 1720, un groupe de s’étaient étendus et comment l’hé- pirates s’établit en Afrique occiden- ritage des pirates s’est disséminé tale, rejoignant et se mélangeant aux même après la défaite en obser- Kru – un peuple d’Afrique occi- vant le destin d’une partie de ceux dentale originaires de ce qui est ac- qui avaient été capturés à bord du tuellement la Sierra Leone et le Li- bateau pirate de Roberts. Par la beria, renommé pour sa technique suite, les «Nègres» de son équipage de navigation dans de longues pi- se mutinèrent à cause des mauvai- rogues et pour avoir mené les ré- ses conditions et des «repas ré- voltes d’esclaves lorsqu’il fut sou- duits» que leur proposait la Navy. mis. Ces pirates faisaient probable- «Beaucoup d’entre eux avaient ment partie de l’équipage de longtemps vécu comme des pira- Bartholomew Roberts qui avait dû tes», ce qui signifiait bien évidem- s’enfuir dans les bois lors de l’atta- ment pour eux plus de liberté et 32 que de la Navy en 1722. Cette al- une meilleure nourriture.

Devenir indigène Lionel Wafer était un chirurgien français qui avait rallié un équipage de boucaniers aux Caraïbes en 1677. Au retour d’un voyage aux Indes orientales, victime d’un acci- dent, il dut se rétablir dans un vil- lage indien et finit par adopter les coutumes locales. Voici sa descrip- cherons de la Baie de Campeche tion du retour de marins anglais (aujourd’hui Honduras et Belize), dans ce village: un «équipage d’ivrognes insolents» «J’étais assis, les jambes croi- considérés par la plupart des ob- sées parmi les Indiens. Selon leurs servateurs comme interchangeable coutumes, j’étais peint comme avec des pirates. Ils choisirent cons- eux, avec pour seul vêtement un ciemment un mode de vie non- pagne, et mon anneau de nez pen- cumulatif dans des villages com- dant au-dessus de ma bouche. Il a munautaires indépendants à la pé- 35 fallu presque une heure avant riphérie du monde. qu’un membre de l’équipage, en Les relations des pirates avec les me regardant de plus près, ne indigènes qu’ils rencontraient s’écrie, ‘Voici notre docteur’, et étaient variables. Certains pirates en immédiatement tous saluèrent faisaient des esclaves, les forçant à 33 mon arrivée parmi eux.» travailler pour eux, violant les fem- Ce genre d’abandon de la «civili- mes et volant ce qui les intéressait. sation» pour le mode de vie indi- En revanche, d’autres pirates s’ins- gène n’était pas toujours acciden- tallaient et se mariaient – intégrant tel. Les boucaniers des Caraïbes la société indigène. C’est plus par- tirent leur nom du boucan, une ticulièrement à , où les technique de fumage de la viande pirates se mêlèrent à la population, qu’ils tenaient des Indiens Arawak. que se développa «une race de A l’origine, les boucaniers squat- mulâtres à la peau sombre». Les taient des terres sur la vaste île contacts et les échanges culturels d’Hispaniola qui appartenait à l’Es- entre pirates, marins et Africains pagne (désormais Haïti et la Ré- ont entraîné des similarités incon- publique dominicaine) – et se tour- testables entre chansons de marins nèrent vers la piraterie lorsque les Espagnols tentèrent de les expul- 31. Rediker, Op. Cit., pp. 134, 249 n42, 250 ser. Sur Hispaniola, ils vivaient de n44; Bolster, Op. Cit., pp. 50-1 la même façon que les indigènes 32. Rediker, Op. Cit., p. 134; Captain Johnson, Op. Cit. qui les y avaient précédés. Ce mode 33. Lionel Wafer, Voyage de Mr. Wafer, où 34 de vie maroon était clairement l’on trouve la description de l’Isthme de l’Amérique, 1723 identifié à la piraterie. Hormis les . boucaniers d’Hispaniola et de 34. Aux Antilles et en Guyane: esclave , le principal groupe évadé ou «Nègre libre». 35. Platt and Chambers, Pirate pp. 26-7; d’Européens marginaux dans le Rediker, Op. Cit., p. 146; Cordingly, Life Nouveau Monde était celui des bû- Among the Pirates, p.7

19 et chants africains. En 1743, des navire pirate John & Rebecca, dont marins furent traduits devant une il devint finalement quartier-maî- cour martiale pour avoir chanté un tre. En 1696, les pirates s’emparè- «chant nègre». Ce genre de rap- rent d’un important butin et déci- prochement se fit dans les deux dèrent de se retirer et de s’établir à sens et n’était pas aussi rare que l’on Madagascar. Samuel se retrouva pourrait croire. Un pirate du nom dans l’ancienne colonie française de de , échoué sur l’île de Fort Dauphin où la princesse lo- Johanna à Madagascar, fut fort cale l’identifia comme étant l’enfant surpris lorsqu’un des «nègres» qu’elle avait eu d’un Français du- s’adressa à lui en parlant anglais rant l’occupation de la colonie. Sa- couramment. Il apprit que muel se retrouva soudainement l’homme avait été enlevé de son héritier du trône vacant de ce île par un navire anglais et qu’il avait royaume. Les négriers et les mar- vécu un moment à Bethnal Green, chands venaient en masse pour à Londres, avant de revenir chez commercer avec le «Roi Samuel» lui. Son nouvel ami lui évita d’être mais il garda ses sympathies pour capturé par les Anglais et d’être ses camarades pirates, les autori- ensuite amené à Bombay pour y sant, et les assistant même dans le 36 être pendu. pillage des navires marchands qui Que les pirates se considèrent venaient pour commercer avec lui. comme des rois libres, comme des Il y eut un certain nombre de per- empereurs individuels autonomes sonnages similaires, peut-être était une des caractéristiques de ce moins flamboyants, dans les ports que l’on pourrait nommer «l’idéo- et les rades de Madagascar – des logie pirate». Ceci était en partie liée pirates ou des négriers qui étaient au rêve de richesse – Henry Avery devenus des chefs locaux à la tête était idolâtré pour l’énorme for- d’armées privées d’au moins 500 37 tune qu’il avait pillée; certains pen- hommes. saient qu’il avait même bâti son propre royaume pirate. Mais il y Sexe, drogues & rock n’roll eut un pirate qui connut une his- Les pirates semblent s’être toire encore plus édifiante, puisqu’il beaucoup plus amusés que leurs avait débuté comme esclave en pauvres camarades des navires de Martinique: Abraham Samuel, guerre ou de commerce. «Tolinor Rex», le Roi de Fort Dau- Ils organisaient de sacrées fêtes phin. Samuel était un esclave en – en 1669, près des côtes d’Hispa- fuite qui avait rallié l’équipage du niola, des boucaniers d’Henry

20 Morgan firent sauter leur propre que sous les tropiques l’eau avait navire lors d’une fête particulière- tendance à accueillir des créatures 38 ment tapageuse qui, comme toute qu’il fallait filtrer entre les dents. fête pirate qui se respecte, compor- Une fête pirate n’était pas di- tait son lot de fusillades éméchées gne de ce nom sans musique. Les avec les armes du navire. Ils pirates étaient renommés pour leur s’étaient débrouillés pour mettre le amour de la musique et ils enga- feu aux poudres dans la soute du geaient souvent des musiciens pour navire, ce qui provoqua sa destruc- la durée du voyage. Durant le ju- tion complète. Lors de certains gement de l’équipage de Black voyages, l’alcool «coulait à flots» Bart Bartholomew Roberts en et pour nombre de matelots, la 1722, deux hommes furent acquit- promesse de grog à volonté avait tés parce qu’ils étaient de simples été l’une des principales raisons musiciens. Les pirates semblent pour quitter la marine marchande avoir utilisé la musique lors des afin de devenir pirate. Mais ceci se batailles: il fut dit d’un des deux retournait parfois contre eux – un hommes, James White, que «son groupe de pirates mit trois jours à capturer un navire parce qu’il n’y 36. Captain Johnson, Op. Cit., Ritchie, Op. avait jamais assez d’hommes à jeun Cit., pp.86-7, 104, 118. disponibles. Les marins en général 37. Ritchie, Op. Cit., pp. 84-5 38. Robert C. Ritchie - Captain Kidd and détestaient les voyages sans alcool the War against the Pirates pp. 59, 69, 72-3; – l’une des principales raisons étant Cordingly - Life Among the Pirates, p.64.

21 travail consistait à faire de la tant en commun ce qu’ils possé- musique à la poupe au moment daient, le survivant héritant alors de 39 de l’action». la part de son compagnon. Même Pour certains, la liberté que la après que les femmes eurent rejoint piraterie offrait, à l’opposé du les boucaniers, le matelotage con- monde de contraintes qu’ils ve- tinua, un matelot partageant alors naient de quitter, s’étendait à la sa femme avec son partenaire. sexualité. La société européenne du Louis Le Golif, dans ses Mémoi- ème ème 17 et du 18 siècles était sau- res d’un Boucanier, se plaignait de vagement anti-homosexuelle. La l’homosexualité à Tortuga, où il Royal Navy menait régulièrement dut combattre dans deux duels afin des campagnes anti-sodomie sur les de tenir à distance deux préten- navires à bord desquels les hom- dants pleins d’ardeur. mes étaient confinés ensemble pour Finalement, le Gouverneur des années. français de Tortuga fit venir des cen- Sur les navires de guerre et de taines de prostituées, dans l’espoir commerce, on considérait la de détourner les boucaniers de sexualité incompatible avec le tra- leurs pratiques. Le capitaine pirate vail et la discipline à bord, comme Robert Culliford, avait un «grand le précisa le pasteur John Flavel en consort», John Swann avec lequel écrivant au commerçant John il vivait. Certains pirates achetaient Lovering au sujet des marins: «la de «beaux garçons» pour en faire mort de leur désir est le meilleur leurs compagnons. Sur un navire moyen pour donner vie à votre pirate, un jeune homme qui recon- commerce.» Dans Sodomy and nut avoir eu une relation homo- the Pirate’s Tradition, B. R. Burg sexuelle fut mis aux fers et maltraité, suggère que la grande majorité des mais il semble qu’il s’agit là d’une pirates étaient homosexuels, et exception. Il est également signifi- même s’il n’existe pas suffisam- catif que dans aucune charte pirate ment de preuves pour soutenir on ne trouve d’articles contre l’ho- 40 cette théorie, il n’en est pas moins mosexualité. sûr que pour ce genre de pratiques, une colonie pirate était l’endroit le Femmes pirates plus sûr. Au début, certains des La vie de liberté sous le dra- boucaniers d’Hispaniola et de peau noir, le Jolly Roger, s’éten- Tortuga vivaient dans une sorte dait à un autre groupe qui pourrait d’union homosexuelle connue surprendre de voleurs des mers: les sous le nom de matelotage, met- femmes pirates. Il n’était pas si rare

22 de voir naviguer des femmes aux gence des rôles liés aux genres. Par ème ème 17 et 18 siècles. Il existait une exemple, Charlotte du Berry, née tradition assez bien établie de fem- en Angleterre en 1636, suivit son mes s’étant travesties pour faire for- mari dans la marine de guerre en tune, ou bien suivre leur mari ou s’habillant en homme. Après avoir leur amant en mer. Bien sûr, on ne été violée sur un vaisseau à desti- connaît que celles qui ont été pri- nation de l’Afrique, elle mena une ses et reconnues comme telles. mutinerie contre le capitaine qui Leurs soeurs plus chanceuses ont l’avait violentée, et lui trancha la tête navigué dans l’anonymat. avec un poignard. Elle devint alors Même dans ce cas, il semble- capitaine pirate, son navire croisant rait que les femmes à bord des la côte africaine pour capturer des bateaux pirates étaient peu nom- bateaux chargés d’or. Il y eut éga- breuses, ce qui, par ironie, a peut- lement d’autres femmes pirates être contribué à leur chute – il était moins chanceuses; en 1726 les relativement facile pour l’Etat autorités de Virginie jugèrent Mary d’écraser la communauté pirate, Harley (ou Harvey) et trois hom- parce que celle-ci était largement mes pour piraterie. Les trois hom- dispersée et fondamentalement mes furent condamnés à la pen- fragile; les pirates avaient du mal à daison mais Harley fut libérée. avoir une descendance ou à se dé- Thomas, le mari de Mary égale- velopper. En comparaison, les pi- ment pirate, semble avoir échappé rates des mers de la Chine du Sud, qui eurent plus de chance et durè- rent plus longtemps, étaient orga- 39. Cordingly - Life Among the Pirates, p.115. nisés en groupes familiaux rassem- 40. Ibid. pp. 122-5; Marcus B. Rediker - blant les hommes, les femmes et Liberty beneath the Jolly Roger: The Lives of les enfants sur les navires – de sorte and Mary Read, Pirates in M. Creighton and L. Norling (eds.) - Iron qu’il y avait toujours une nouvelle Men, Wooden Women: Gender and génération de pirates parée à Atlantic Seafaring, 1700-1920 (Baltimore, 41 l’abordage. John Hopkins University Press, 1995), p. 9; Ritchie, Op. Cit., pp. 123-4; Marx - Brethren De même que les pirates en of the Coast, p. 39. général se définissaient en opposi- 41. Rediker - Liberty beneath the Jolly tion avec les relations sociales du Roger, pp. 8-11, 233 n26; Captain Johnson, ème Op. Cit., p. 212; Platt and Chambers - Pirate capitalisme naissant des 17 et pp. 32-3, 62; Rediker, Op. Cit., p. 285; ème 18 siècles, certaines femmes Klausmann Ulrike, Marion Meinzerin & Gabriel Khun (trad. Nicholas Levi) - trouvèrent dans la piraterie une fa- Women Pirates and the Politics of the Jolly çon de se rebeller contre l’émer- Roger, pp. 36-7.

23 à la capture. Mary et son mari sa famille. Elle dut s’endurcir pour avaient été déportés vers les colo- faire face à une vie difficile et ado- nies une année auparavant. Trois lescente, elle était déjà «audacieuse ans plus tard, en 1729, une autre et forte». Mary semble avoir ap- déportée était jugée pour piraterie précié son identité masculine et elle dans la colonie de Virginie. Les six s’engagea comme marin sur un membres d’un gang pirate, dont navire de guerre, puis comme sol- Mary Crickett (ou Crichett), et dat anglais lors de la guerre des Edmund Williams, chef de ce Flandres. gang, furent déportés en Virginie A la fin de la guerre, elle em- 42 en 1728 comme criminels. barqua sur un navire hollandais à Cependant, les femmes pirates destination des Caraïbes. Lorsque au sujet desquelles nous en savons son navire fut capturé par l’équi- le plus sont Anne Bonny et Mary page pirate de Read. Mary Read était une enfant Rackam, dont faisait partie Anne illégitime, et fut élevée comme un Bonny, elle décida de tenter sa garçon par sa mère afin de la faire chance avec les pirates. Il semble passer pour son fils légitime parmi qu’elle se soit adaptée à cette vie, et elle tomba bientôt amoureuse Anne Bonny, ou l’inspiration pour Delacroix? d’un des membres de l’équipage. Son amant s’étant disputé avec un autre pirate, ce qui impliquait, se- lon leur tradition, de régler l’affaire «à l’épée et au pistolet», Mary le sauva en cherchant la bagarre avec son adversaire: elle le provoqua en duel deux heures avant le combat prévu et le transperça de son sa- 43 bre d’abordage. Anne Bonny était l’enfant illé- gitime d’une servante en Irlande et grandit déguisée en garçon, son père prétendant qu’elle était l’en- fant d’un parent dont ont lui avait confié la garde. Il l’emmena par la suite à Charleston, en Caroline du Sud, où il n’était plus nécessaire de dissimuler son identité. Annie de- vint une femme «robuste» avec un portaient des vêtements d’hommes, «tempérament féroce et coura- leur prisonnière ne s’y trompa pas; geux». En effet, «un jour où un pour elle «la raison pour laquelle jeune homme tentait de coucher elle sut qu’il s’agissait de femmes avec elle contre sa volonté, elle était la grosseur de leurs seins». le frappa si durement qu’il en Les autres prisonniers capturés resta longtemps alité». Elle s’en- par les pirates racontèrent que fuit vers les Caraïbes où elle tomba Bonny et Read «étaient toutes deux amoureuse d’un capitaine pirate très dévergondées, ne cessant de nommé Calico Jack Rackam (on sacrer et de jurer, et toujours prê- l’appelait ainsi à cause de ses vête- tes et désireuses de faire ce qu’il y ments bizarres et pittoresques). avait à faire à bord». Les deux Anne et Calico Jack, «découvrant femmes semblent avoir bénéficié qu’ils ne pouvaient jouir libre- d’un certain ascendant; par exem- ment de la compagnie l’un de ple, elles faisaient partie du groupe l’autre par des moyens honnêtes, désigné pour monter à l’abordage décidèrent de s’enfuir ensemble, – un rôle confié aux membres les et d’en jouir malgré le monde plus courageux et les plus respec- entier». Ils dérobèrent un navire tés de l’équipage. Lorsque les pira- dans le port et durant les deux an- tes «apercevaient un navire, le nées qui suivirent, Bonny seconda traquaient ou l’attaquaient», les Rackam tout en étant son amante, deux femmes «portaient des vê- à la tête d’un équipage (dont fera tements d’hommes», et en toutes bientôt partie Mary Read déguisée autres occasions, «elles portaient 45 en homme qui les rejoindra suite à des vêtements de femmes». la capture de son navire) qui pillait Rackam, Bonny et Read furent les navires dans les Caraïbes et les capturés ensemble par un sloop 44 eaux côtières de l’Amérique. britannique qui quittait la Jamaïque L’une des témoins à leur pro- cès, une femme du nom de 42. Platt and Chambers - Pirate p. 33; Dorothy Thomas qui avait été faite Rediker - Liberty beneath the Jolly Roger, pp. 10, 232-233 n24 n25. prisonnière par les pirates, affirma 43. Rediker - Liberty beneath the Jolly que les femmes «portaient des ves- Roger, pp. 3-5, 8, 13; Platt and Chambers - Pirate, pp. 32-3. tes d’hommes, des pantalons longs, 44. Rediker - Liberty beneath the Jolly et des foulards noués autour de la Roger, pp. 5-7, 13-16, 234 n41; Platt and tête, et que chacune d’entre elles Chambers - Pirate pp. 32-3; Cpt Johnson, Op. Cit., pp. 623-6. avait une machette et un pistolet 45. Rediker - Liberty beneath the Jolly en main». Bien que Read et Bonny Roger, pp. 7-8.

25 en 1720. L’équipage était complè- Bonny et Read échappèrent toutes tement ivre (un fait banal) et se ca- deux à l’exécution car elle «plaidè- cha dans la cale – un seul d’entre rent que leur ventre portait en- fant, et implorèrent que l’exécu- eux hormis Read et Bonny eut le 46 courage de combattre. Ecoeurée, tion soit reportée». Mary Read fit feu avec son pisto- let en direction de la cale «tuant Misson et Libertalia un homme d’équipage et en bles- La plus célèbre utopie pirate sant plusieurs autres». fut celle du Capitaine Misson et de Dix-huit hommes d’équipage son équipage, qui établirent leur avaient déjà été jugés et condam- communauté intentionnelle, leur utopie sans loi, Libertalia, au nord nés à la pendaison lorsque les fem- ème 47 mes arrivèrent au tribunal. Trois de Madagascar au 18 siècle. d’entre eux, dont Rackam, furent Misson était français, il naquit plus tard pendus à des emplace- en Provence, et c’est à Rome alors ments de choix afin de servir d’ins- qu’il était en permission de son truction morale et d’«exemple pu- poste sur le vaisseau de guerre blic» aux marins qui passeraient à français La Victoire, qu’il perdit sa côté de leurs corps en décompo- foi, dégoûté par la décadence de sition. la cour papale. A Rome, il rencon- Cependant, Mary Read insista tra Caraccioli – un «prêtre liber- sur le fait que les «hommes de cou- tin» qui décida d’embarquer avec rage» – comme elle – ne craignent lui sur la Victoire. Au cours des pas la mort. Le courage était une longs voyages sans grande occu- des principales vertus parmi les pi- pation si ce n’est la discussion, Ca- rates – car seul le courage leur per- raccioli convertit progressivement mettait de survivre. Calico Jack Misson et une grande partie de Rackam était passé du rang de l’équipage à une sorte de commu- quartier-maître à celui de capitaine nisme athée: lorsque le capitaine en charge, «Il s’attaqua à la question politi- Charles Vane, avait été destitué par que, et montra à ses auditeurs que son équipage pour lâcheté. C’est tout homme était né libre et avait pourquoi ce fut une fin ignomi- autant droit aux ressources néces- nieuse pour Rackam, de s’enten- saires à sa vie, qu’à l’air qu’il res- dre dire par Anne Bonny, avant pirait. (...) Que l’immense diffé- d’être pendu, que «s’il s’était battu rence qui existait entre l’homme comme un homme, il n’aurait pas qui se vautrait dans le luxe et ce- été pendu comme un chien». lui qui se voyait plongé dans la

26 misère la plus noire résultait seu- dans un territoire au sol fertile, à lement de l’avarice et de l’ambi- l’eau claire et dont les habitants tion d’une part, d’une sujétion étaient amicaux. C’est là que les craintive de l’autre.» pirates établirent Libertalia, renon- S’embarquant pour une carrière çant à leurs titres d’Anglais, de dans la piraterie, l’équipage de La Français, de Hollandais ou d’Afri- Victoire, fort de 200 hommes, fit cains pour se rebaptiser Liberi. Ils appel à Misson pour qu’il devienne créèrent leur propre langue, un le capitaine. Les hommes collecti- mélange polyglotte de langues afri- visèrent les biens du vaisseau, dé- caines, combinées au français, à cidant que «tout devrait être mis l’anglais, au hollandais, au portu- en commun». Les décisions se- gais et à la langue des indigènes de raient soumises au «vote de toute Madagascar. Peu après avoir com- la compagnie». Et c’est ainsi qu’ils mencé à travailler à l’implantation se mirent en route pour une nou- de la colonie, La Victoire croisa le velle «vie de liberté». Au large des pirate , qui décida de côtes de l’Afrique de l’ouest, ils cap- les accompagner jusque Libertalia. turèrent un vaisseau négrier hollan- Ce genre de colonie n’était pas dais. une idée nouvelle pour Tew; il avait Les esclaves furent libérés et perdu son quartier-maître et 23 emmenés à bord de La Victoire, membres d’équipage qui s’étaient Misson déclarant que «le com- établis un peu plus loin sur la côte merce de gens de notre propre es- malgache. Les Liberi – «les enne- pèce ne saurait jamais trouver grâce aux yeux de la justice di- 46. Ibid. pp. 2-3, 5-7, 13-14; Platt and vine: qu’aucun homme n’a le Chambers - Pirate pp. 32, 35; Captain pouvoir de liberté sur un autre» Johnson, Op. Cit., pp. 158-9. et qu’«il n’avait pas libéré son cou 47. A ce jour, aucune preuve historique n’atteste que Libertalia ait jamais existé du joug de l’esclavage et affirmé mais des années durant, les historiens et le sa propre liberté pour asservir les grand public y ont cru très fort, tant cette autres». A chacun de leurs com- histoire mériterait d’être vraie! (ndlt). Elle est tirée de l’ouvrage du Captain Charles bats, l’équipage se renforçait de Johnson, General History of the Robberies nouvelles recrues françaises, anglai- and Murders of the most notorious Pyrates, publié à Londres en 1728, (Captain ses et hollandaises, ainsi que d’es- Johnson, Op. Cit. 1, pp. 383-439), voir aussi claves africains libérés. Libertalia, une utopie pirate (Esprit Alors qu’il naviguait au large des Frappeur), Histoire générale des plus fameux pirates (Phébus) du Captain Johnson, ainsi côtes de Madagascar, Misson dé- que Utopies Pirates (Dagorno) de Peter couvrit une crique parfaite située Lamborn Wilson.

27 mis de l’esclavage», prévoyaient ques secrètes et des îles qui ne fi- d’accroître leur nombre en captu- guraient sur aucune carte; des en- rant un autre navire négrier. Le long droits où les pirates pouvaient des côtes de l’Angola, Tew et son trouver de l’eau et des provisions, équipage capturèrent un négrier se reposer et attendre. La localisa- anglais avec dans ses cales 240 tion était parfaite; située sur la route hommes, femmes et enfants. Les empruntée par des flottes de navi- membres africains de l’équipage res lourdement chargés de trésors pirate découvrirent parmi les es- retournant vers l’Espagne ou le claves de nombreux amis et pa- Portugal et venant d’Amérique du rents, qu’ils délivrèrent de leurs en- Sud, la mer des Caraïbes était réel- traves, les régalant d’histoires sur lement impossible à contrôler pour la gloire de leur nouvelle vie de li- les marines de guerre et la plupart berté. des îles étaient inhabitées ou n’ap- Les pirates s’établirent là pour partenaient à personne. Un vérita- devenir fermiers, gérant la terre en ble paradis pour la flibuste. commun – «aucune haie ne déli- En 1700, une nouvelle loi fut mitant la propriété de quicon- introduite, autorisant le jugement que». Le butin et l’argent pris en et l’exécution rapide des pirates, mer étaient «mis dans le trésor quel que soit l’endroit où ils étaient commun, l’argent étant inutile là pris. Auparavant, ils devaient être où tout est mis en commun». ramenés à Londres pour y être ju- 48 gés et exécutés à la laisse de basse L’Empire contre-attaque mer à Wapping. La «loi pour une L’Age d’Or de la piraterie euro- suppression plus efficace de la pi- américaine dura approximative- raterie» mettait également en vi- ment de 1650 à 1725, avec son gueur l’usage de la peine de mort apogée aux alentours de 1720, ceci et récompensait toute résistance étant lié à des conditions et des cir- aux attaques pirates mais le plus constances particulières. La période important, c’est qu’elle remplaçait débute avec l’émergence des bou- le jugement par jury populaire par caniers sur les îles caraïbes d’His- un tribunal spécial constitué d’of- paniola et de Tortuga. Durant la ficiers de la marine de guerre. majeure partie de cette période, la Le célèbre Capitaine Kidd fut piraterie était centrée autour des l’une des premières victimes de Caraïbes, et ce pour d’excellentes cette nouvelle loi – celle-ci fut raisons. Les îles Caraïbes offraient d’ailleurs partiellement adoptée en d’innombrables cachettes, des cri- urgence afin de pouvoir lui être

28 pendaient aux gibets près des lais- ses de basse mer, mais parfois de vingt ou trente d’un coup. En 1722, lors d’une affaire particulièrement significative, l’Amirauté britannique jugea 169 pirates de l’équipage de Bartho-lomew Roberts et exécuta 52 d’entre eux à Cape Coast Castle sur la côte de Guinée. Les 72 Afri- cains qui se trouvaient à bord, qu’ils aient été libres ou non, furent ven- dus en esclavage, dont certains avaient échappé pour une courte 51 période . C’est la disparition de ces con- ditions favorables uniques de l’Age d’Or de la piraterie qui mit un terme au règne des pirates. Avec le ème appliquée. Il fut pendu à développement du capital au 17 l’Execution Dock de Wapping, et siècle vint l’émergence de l’Etat, son corps exposé au gibet à Til- favorisée par les guerres impéria- 49 bury Point , recouvert de goudron les qui ruinèrent le globe à partir pour mieux le conserver, et ainsi de 1688. Ces vastes campagnes de inspirer la «terreur à tous ceux qui guerres nécessitaient un dévelop- le verraient». Son cadavre noirci pement énorme du pouvoir de et en décomposition devait servir l’Etat. d’avertissement clair concernant les Lorsqu’en 1713, le Traité risques que les marins encouraient d’Utrecht mit fin à la guerre entre en résistant à la discipline du tra- 50 vail. 48. Limite extrême atteinte par l’eau à Le cas de Kidd s’avère plutôt in- marée basse. Le niveau de la Tamise à Londres peut varier de six mètres selon la habituel puisqu’il fut exécuté à Lon- marée. (ndlt). dres. Après 1700, grâce à cette 49. Avant-port de Londres, dans l’Essex. (ndlt). nouvelle loi, la guerre contre les 50. Robert C. Ritchie - Captain Kidd and pirates allait se développer de ma- the War against the Pirates, pp.153-4, 228, nière croissante aux périphéries de 235; Cordingly - Life Among the Pirates, p.237. l’Empire britannique, et il ne s’agis- 51. Ritchie, Op. Cit., p. 235; Bolting - The sait plus d’un ou deux cadavres qui Pirates, pp.174-5

29 les nations européennes, la capa- courante dans les colonies bien cité de l’Etat à contrôler la pirate- longtemps après que ceci ne soit rie s’était massivement développée. devenu intolérable en Angleterre; La fin de la guerre permit égale- elle fut annihilée par une extension ment aux navires de combat de se du pouvoir de l’Etat de la mère concentrer sur la chasse aux pira- patrie qui devait renforcer la disci- tes et offrit aux Britanniques des pline dans les colonies. intérêts commerciaux accrus dans Le début de la fin fut marqué les Caraïbes, ce qui fournit une par le retour à la Jamaïque de l’an- motivation supplémentaire pour cien boucanier Sir accomplir cet effort. Tandis que le comme gouverneur avec l’ordre nouvel Etat encore plus puissant précis de détruire les pirates. Les consolidait son monopole sur la patrouilles navales les firent sortir violence, les colonies durent s’ali- de leurs repaires et les pendaisons gner. massives éliminèrent les chefs. Au La pratique consistant à traiter bout du compte, la guerre des pi- avec les pirates et à investir dans rates contre le commerce était de- leurs voyages était encore monnaie venue trop efficace pour être to- lérée; l’Etat combattait pour per- Captain , destitué de son poste mettre au commerce de s’effectuer sans contraintes et au capital de s’accumuler, apportant la richesse aux marchands et des rentes pour 52 l’Etat . Si nous voulons rechercher les héritiers de la piraterie libertaire de cet Age d’Or, il ne faut pas regar- der du côté des pirates modernes, mais plutôt voir de quelle façon la piraterie fut introduite dans la lutte des classes atlantique. Tout comme ème l’élan initial de la piraterie des 17 ème et 18 siècles provenait de mou- vements radicaux axés sur la terre, tels que celui des Levellers, le cou- rant d’idées et de pratiques circula dans le monde atlantique, pour émerger dans des endroits parfois surprenants. En 1748, il y eut une nant lorsque l’on considère que les mutinerie à bord du HMS Ches- périodes de guerre et de trouble terfield, près de Cape Coast Castle, ont souvent favorisé l’éclosion le long de la côte d’Afrique. L’un d’expériences révolutionnaires, des meneurs – John Place – était d’enclaves, de communes et déjà passé par là; il faisait partie de d’anarchies. ème ème ceux qui avaient été capturés avec Des pirates des 17 et 18 Bartholomew Roberts, en 1722. siècles, jusqu’à la République de Ce furent les «vieux loups de Fiume, d’inspiration pirate et con- mer» tels que John Place qui su- crétisée par D’Annunzio durant la rent faire vivre la tradition pirate première guerre mondiale, en pas- et assurèrent la continuité des idées sant par la Commune de Paris qui et des pratiques. Les mutins espé- fit suite à la guerre franco-prus- raient «installer une colonie» se- sienne, les communes des Diggers lon la tradition pirate. Le terme pendant la Guerre Civile Anglaise anglais to strike (faire grève) vient et les paysans makhnovistes en des mutineries, et plus particuliè- Ukraine pendant la Révolution rement des «Grandes Mutineries» russe, on constate que c’est souvent de Spithead et de Nore en 1797, lors d’étapes transitoires que les ex- lorsque les marins abaissèrent les périences de la liberté peuvent voiles pour interrompre le flot in- trouver l’espace pour s’épanouir. cessant du commerce ainsi que la Do or Die machine de guerre étatique. Ces 52. Ritchie, Op. Cit., pp. 7, 128, 138, 147-51. marins anglais, irlandais et africains 53. Rediker - Liberty beneath the Jolly Roger, établirent leur propre «conseil» et pp. 137-8. une «démocratie de bord» et cer- tains parlèrent même d’établir une «Nouvelle Colonie», en Amérique 53 ou à Madagascar . Les pirates ont prospéré grâce à un vide dans le pouvoir, pendant une période de bouleversement et de guerre qui leur conféra la liberté de vivre véritablement en dehors des lois. Le retour de la paix en- traîna une extension du contrôle et la fin des possibilités de l’autono- mie pirate. Ceci n’est guère surpre-

31 Les bateaux ivres de la liberté Pour celles et ceux qui veulent en savoir plus, voici de larges extraits de la préface que Julius Van Daal* a rédigé pour Pirates de tous les pays, de Markus Rediker, l’un des ouvrages les plus fréquemment cités dans l’article de Do or Die. Quels hommes – quelles fem- (…) Le grand mérite de ce texte mes parfois – étaient vraiment les lumineux, c’est d’attribuer à la pi- protagonistes de l’épopée de la fli- raterie sa juste place dans l’histoire buste? De quelles classes sociales de la lutte des classes. Car la pira- provenaient-ils et quelle était la na- terie de cette période atteignait au ture exacte des rapports humains plus haut point la pratique d’un à bord d’un sloop battant pavillon mouvement de révolte des forçats noir? Pourquoi et comment deve- de la mer contre la discipline nait-on pirate? En quoi les activi- odieuse qui régnait à bord des na- tés de ces hors-la-loi s’inscrivaient- vires. Les travailleurs de la flotte elles dans les bouleversements so- marchande se voyaient piétinés par ciaux et économiques de leur épo- l’esprit de lucre des armateurs et la que avant de fasciner leurs contem- dureté pleine de morgue des offi- porains, puis des générations d’en- ciers. Le développement des voies thousiastes? Il n’est guère de do- maritimes, l’accroissement du com- maine où le mythe – la légende merce mondial, les améliorations noire de ces aventuriers mais plus techniques dans la construction encore leur gloire – ait autant oc- navale étaient en passe de faire du culté la réalité. Il y a pourtant bien vaisseau marchand une sorte de des leçons à tirer de l’étude de la bagne flottant, préfigurant la fabri- libre piraterie, flotte disparate d’es- que des premiers pas de la révolu- quifs frêles et redoutés, dispersée tion industrielle. aux quatre vents des mers du Sud. Les conditions d’exploitation y L’érudit Marcus Rediker nous étaient généralement effroyables, la livre le résultat de ses longues re- nourriture exécrable et chiche, la cherches sur ce sujet, passionnant paye trop vite bue, les dangers cer- entre tous. En se fondant scrupu- tains, les chances de survie très aléa- leusement sur la documentation toires. Aussi l’amour du grand large disponible, il se concentre sur la n’entrait-il que pour très peu dans ème deuxième décennie du 17 siècle. la vocation du matelot de France

32 ou d’Angleterre, de Hollande ou d’Espagne. Il était souvent enrôlé de force, comme on en usait avec la piétaille des armées ou avec les gueux qu’on envoyait défricher des terres lointaines et inhospitalières. Et le malheureux qui devenait ma- telot de son «plein gré» était en réa- lité réduit à cette extrémité par la misère la plus sordide. Avec par- fois comme arrière-pensée le dé- sir de se faire pirate à la première occasion… Sur un navire, comme dans une prison ou une caserne, l’émeute – l’émotion populaire – se nomme Un simulacre de procès pour ridiculiser la loi mutinerie; et par la mutinerie, le matelot rompait toute attache avec le vieux monde, pétri d’entraves et ger que par des actes de briganda- de contraintes, qui l’avait jeté sur ges répétés. En s’emparant des les flots hasardeux pour faire cir- «moyens de production» nautiques, culer et croître de la valeur. C’était les matelots indociles n’avaient donc de la mutinerie, geste collec- d’autre choix que de les retourner tif précurseur de la grève sauvage, contre l’ennemi – ainsi que les ca- que procédait l’entrée en piraterie. nons dont tous les navires étaient La mutinerie était d’abord une alors équipés. Et de poursuivre la audacieuse réaction de défense face lutte jusqu’à la mort. Ils savaient que à l’iniquité des conditions de vie à leur mise au ban du monde mar- bord, permettant d’éviter la famine chand leur interdirait d’employer et l’humiliation à des pauvres qui leurs vaisseaux pirates et leurs pri- n’avaient depuis longtemps plus ses à quelque négoce licite. La pro- rien à perdre. fanation initiale qu’ils avaient com- Hormis la très hasardeuse fon- mise à l’encontre d’une propriété dation de colonies à l’écart de la privée, en se rendant maîtres de civilisation, comme il arriva leur outil de travail, était vouée à d’ailleurs sans doute en certaines îles se perpétuer par une guérilla per- des océans Indien et Pacifique, manente contre toute propriété cette révolte ne pouvait se prolon- privée.

33 Rediker y insiste à juste titre: la fantile, excessivement vindicative – piraterie était, avant de se connaî- comme il arrive souvent aux es- tre comme utopie praticable, le claves qui viennent de rompre des résultat d’un conflit de classe nourri chaînes ancestrales. Mais enfin, ils des visions d’une vie meilleure – en usaient. Ayant pris en main leur c’est-à-dire une existence moins destinée et châtié à leur aise ceux chétive mais surtout libre et fon- des fauteurs de pénurie qu’ils te- dée sur des rapports égalitaires. Le naient à leur merci, leur but princi- capitaine typique d’un vaisseau pi- pal était de vivre à foison. Beau- rate, appelé à exercer une fonction coup de liqueurs fortes, bien sûr, indispensable sur un navire de et une abondance de bonne chère, haute mer, était élu par l’équipage. une succession presque incessante Choisi pour son aptitude ou de réjouissances. Et suffisamment son bagout, il était révocable à tout de numéraire pour rétribuer instant et ne tirait de son statut et comme des princes les faveurs des de ses attributions guère plus putains d’escale. L’exigence, en d’avantages matériels que les hom- somme, d’une profusion d’instants mes d’équipage: «[Les pirates] lui véritablement vécus, dans le com- permettaient d’être capitaine à la bat et la ripaille, dans les débats et condition qu’ils fussent capitaines les pagailles. Du moins, autant et au-dessus de lui», comme le note plus que les inconforts et désagré- un témoin de leurs aventures. Sin- ments d’une cavale perpétuelle le gulier dans une époque où les pri- permettaient… vilèges féodaux sclérosaient encore C’était une république frater- amplement les sociétés européen- nelle, sans autre territoire que l’im- nes, cet engouement pour l’égalité mensité océanique, sans autre cons- transcendait les barrières de langue titution que d’antiques et collectifs et de nationalité. Mieux, les pirates rêves de cocagne. Et où le vouloir avaient pour coutume de libérer les de chaque pirate n’était limité que captifs africains – marchandises par les «articles» qu’ils adoptaient humaines d’entre les marchandises de concert: ces règles simples – et humaines – que transportaient leurs peu contraignantes dans de telles prises; et ils en faisaient volontiers circonstances – suffisaient au bon des frères d’armes et de bombance. fonctionnement de ces petites Quant à la liberté, si brusque- communautés partageuses et éphé- ment acquise, ils en usaient parfois mères. C’est ainsi qu’à l’instar des avec maladresse et pouvaient ver- ouvriers luddites un siècle plus ser dans une sorte de cruauté in- tard, des flibustiers pouvaient se

34 présenter en toute bonne foi voyance délibérée naissaient une vo- comme étant «les hommes de Ro- lonté commune, une cohésion re- bin des bois», paradigme increva- belle. Et ce goût du renversement ble des aspirations égalitaires. se révélait propice à l’accomplisse- Rediker confirme en historien ment des plus beaux exploits au dé- rigoureux ce dont les chantres fri- triment des ennemis de la liberté. voles de l’imaginaire flibustier étaient Cette quête d’une vraie vie sur les convaincus de longue date: la libre eaux tumultueuses du négatif cons- piraterie, ce n’était pas seulement la tituait une mise à nu tragique du sys- mise en pratique balbutiante d’une tème marchand, une réponse organisation sociale plus juste et plus railleuse à son extension planétaire, humaine par le triomphe éphémère une sagesse en mouvement. Dans de quelques redresseurs de torts; le secteur hautement stratégique de c’était aussi une belle tentative de né- l’offensive capitaliste qu’était alors gation de la notion même d’éco- le transport maritime, les pirates nomie. Nul parfum de «nihilisme» critiquaient en actes les aberrations avant la lettre dans les dilapidations du principe de rentabilité – et les effrénées et l’intrépidité vertigineuse âmes d’épiciers, les esprits policiers qu’ont décrites des chroniqueurs of- s’en trouvèrent à jamais désolés. fusqués par cette fast life, ce vivre- Dès lors, magistrats et négo- vite jugé absurde, voire démonia- ciants, animés par l’effroi et la haine, que. Bien au contraire: de cette ful- mirent tout en œuvre pour rétablir gurance anarchique, de cette impré- l’ordre sur les mers.

35 La répression implacable qui éra- contemporains qui voyaient poin- diqua la piraterie eut pour effet de dre le règne de l’ennui obligatoire priver pour longtemps le proléta- et s’en affligeaient. Aux yeux des riat maritime de la moindre pers- poètes et des rebelles, la flibuste pective de dépassement de sa mi- dans son ensemble avait tenté de sérable condition. Prospérant sur combattre l’emprise du temps – le la résignation des équipages et sous temps uniforme et quantifié des la protection accrue des forces na- tâches productives, bientôt ryth- vales étatiques, les armateurs pu- mées par la cloche de la fabrique rent se livrer plus tranquillement à puis par la pointeuse de l’usine, le leurs trafics. A commencer par la temps aride qu’égrène le grand mé- traite des esclaves noirs, que les pi- canisme dont l’homme n’est qu’un rates avaient osé saboter les armes rouage. à la main – un siècle avant que des En effet, les pirates aimaient fu- philanthropes n’aient l’idée de s’en rieusement festoyer, ils se consu- émouvoir dans de beaux discours maient en de copieuses libations au un peu tardifs. La disparition de la son du violon et chantaient en flibuste laissait le champ libre à une chœur des hymnes païens. Certains entreprise de prédation autrement excellaient aussi à conter, en aèdes efficace et massive que les rapines plébéiens, de petites odyssées tru- des forbans: la mainmise du capi- culentes et picaresques qui fourni- tal européen sur le commerce in- rent la matière de bien des légen- ternational, la conquête et l’asser- des, d’innombrables romans et des vissement de territoires immenses rêves d’une multitude d’enfants. aux quatre coins de la planète. S’étant ainsi repus, les pirates qui Après l’élimination des derniers étaient pris par l’ennemi montaient écumeurs des mers du Sud naquit à l’échafaud en blasphémant et en le mythe du forban maléfique et maudissant leurs tristes juges. Ils magnifique. Ce fut le dénigrement allaient à la mort, conscients et fiers même du mode de vie des pirates d’avoir connu la vraie richesse, qui par les moralistes et autres écono- n’est ni d’or ni de titres mais d’art mistes qui les rendit si populaires. de jouir ensemble et sans mesure. Leurs vices tant décriés, leurs trans- (…) gressions impies, leurs excursions Julius Van Daal périlleuses aux portes de l’enfer, * Auteur de Beau comme une prison qui brûle, leurs tempéraments farouches et éd. l’Insomniaque, mai 2010, et de Le rêve en armes: anarchisme, révolution et contre- presque sauvages parurent autant révolution en Espagne (1936-1937), éd. Nautilus, de titres de gloire à ceux de leurs Coll. Utopies en action, 2002.

36 Between the Devil and the Deep Blue Sea Et pour finir, la préface de Rediker à l’édition française de Between the devil and the deep blue sea (Les Forçats de la mer, marins, marchands et pirates dans le monde anglo- américain (1700-1750)), parue fin 2010 en France, édition originale 1987. Beaucoup de choses ont changé les histoires de la classe ouvrière telle dans la recherche historique, et pour qu’elle était alors définie. le mieux, depuis que Between the De telles réponses m’ont toujours Devil and the Deep Blue Sea a été hérissé. Je répondais que les marins publié en 1987. n’étaient pas des personnages ro- Lorsque j’ai commencé à étudier mantiques. Ils étaient de simples pro- la vie des marins et des pirates il y a létaires partant en mer, issus du pre- plus de trente ans, les réactions que mier groupe important de tra- je rencontrais étaient pratiquement vailleurs ayant vendu leur force de toujours les mêmes, déprimantes: travail aux capitalistes marchands, «Ce doit être très intéressant d’étu- eux mêmes au service de l’écono- dier ces marginaux.» La réponse mie mondialisée. J’ajoutais que les habituelle mêlait à la fois roman- marins pouvaient être considérés tisme et condescendance. Roman- comme «marginaux» dans l’histoire tisme parce que les marins étaient de certaines nations, mais que si on considérés comme une version dé- les envisageait au regard des origi- suète, fascinante, exotique et excen- nes et du développement du capi- trique de «l’Autre». Condescendance talisme globalisé, ils étaient l’exact parce qu’ils étaient observés comme opposé puisqu’ils ont été au cœur des acteurs historiques sans impor- du processus historique qui a radi- tance. calement transformé le monde. Les historiens du monde ouvrier Leur travail a littéralement quadrillé faisaient des commentaires similai- le globe en structures de produc- res: parce que les marins ne tra- tion, d’échange et de communica- vaillaient pas dans les usines et ne tion. produisaient pas de biens, ils ne Les marins étaient, en plus de trouvaient qu’une petite place dans cela, au centre des conflits de classe

37 qui ont émergé entre le capital et le écrit avec Peter Linebaugh, intitulé ème travail à partir du 18 siècle. The Many Headed Hydra: Sailors, Comme les lecteurs l’apprendront Slaves, Commoners, and The Hid- [en lisant le livre], ils ont inventé la den History of the Revolutionary grève, l’une des armes les plus im- Atlantic (2000), traduit par Hélène portantes du prolétariat mondial. Quiniou et Christophe Faquet et Les marins ont également relié di- publié en France sous le nom de verses catégories de producteurs: L’Hydre aux mille têtes: L’histoire esclaves, domestiques, artisans et cachée de l’Atlantique révolution- autres travailleurs et leurs luttes à naire (Paris, éditions Amsterdam, travers l’espace et le temps 2008). J’ai le plaisir d’affirmer que Même le drapeau rouge du so- depuis que Between the Devil and cialisme et du communisme était au the Deep Blue Sea a été publié, les départ un symbole maritime, utilisé marins ne sont plus considérés par les pirates et les flottes pendant comme désuets et marginaux. les batailles pour signifier qu’aucun De nouvelles recherches, créati- quartier ne serait fait ou accepté au ves, n’ont cessé de prouver à quel cours de l’assaut, que ce serait un point ils ont été importants à des combat à mort. Ces connexions moments cruciaux de l’histoire sont étudiées dans un livre que j’ai mondiale. Julius Scott a montré comment les marins noirs, blancs et métis ont largement diffusé Captain Avery autour de l’Atlantique des informa- tions subversives concernant la ré- volution haïtienne. Niklas Frykman montre maintenant comment des marins des années 1790 ont initié de puissantes mutineries au sein des marines française, anglaise, néerlan- daise, danoise, suédoise et améri- caine, engendrant une vaste crise au cœur des nations maritimes et don- nant des significations transnationales et prolétariennes aux luttes pour «les droits de l’homme». L’histoire a accordé une atten- tion nouvelle aux marins, et en réa- lité à tous les navigateurs en tant que personnages stratégiques dans la di- (2004), traduit par Fred Alpi et pu- vision globale du travail. Et parce blié en décembre 2008 par les édi- que les mouvements sociaux multi- tions Libertalia sous le titre Pirates formes de la nouvelle gauche nous de tous les pays: l’âge d’or de la ont permis d’écrire «l’histoire par piraterie atlantique (1716-1726), en bas» (L’expression a apparem- j’ajouterai que les pirates ont com- ment été utilisée la première fois par mencé à jouer un rôle nouveau dans Georges Lefebvre, le grand histo- la politique contemporaine. Roger rien de la Révolution française), nous Leisner, de Radio Free Maine, m’a pouvons constater les pouvoirs de envoyé les photos de manifestations création de l’histoire par les marins récentes contre la guerre, manifes- et les autres travailleurs au delà de tations qui ont rassemblé des «pira- l’État nation. tes pour la paix» des personnes qui Il y a encore beaucoup d’histoire s’habillent en pirates pour exprimer à créer «par en bas». En réalité, c’est leurs revendications politiques! la seule façon dont les changements Et Tariq Ali, dans son excellent vers le progrès se font lorsque les ouvrage Pirates of the Caribbean: mouvements populaires parvien- Axis of Hope (qui parle du tour- nent à proposer de nouvelles solu- nant progressiste des politiques en tions pour régler de vieux problè- Amérique latine), exprime le désir mes. À mon avis, la lutte pour un selon lequel «nous sommes tous des autre futur est toujours une lutte pirates» devienne un chant de ral- pour des idées et des pratiques nou- liement lors des manifestations velles, réellement démocratiques et pour la justice sociale. égalitaires. Le passé peut nous être Les mouvements anti-guerres et très utile dans cette recherche. Si anticapitalistes actuels peuvent ap- nous savons comment les peuples prendre beaucoup de ces tra- ont, par le passé, essayé d’échapper vailleurs remuants et multiethniques à l’exploitation et à l’oppression en dont les travaux n’ont pas seulement organisant leurs vies différemment, construit le monde, mais dont l’auto comme les marins et les pirates ont organisation radicale a fait trembler, ème tenté de le faire au cours du 18 dans les époques et les luttes pas- siècle, cela peut à la fois nous inspi- sées, ses fondations les plus profon- rer et nous donner de nouvelles des. idées pour l’époque actuelle. Marcus Rediker Parce que ce livre est le complé- Pittsburgh, Pennsylvanie, USA ment de Villains of All Nations: Atlantic Pirates in the Golden Age

39 BoiteAoutilsEditions

«Boîte à outils», parce que le capitalisme et le patriarcat ne s’effondreront pas tous seuls et que pour les y aider, il nous semble nécessaire de se doter d’outils d’analyse pour comprendre les mécanismes de leur domination. Pour cela, nous recherchons et publions des textes, analyses historiques, sur des thèmes parfois vus sous des angles différents, qui peuvent nous aider dans une réflexion autonome. Et parce que nous plaçons l’autonomie en tête des valeurs que nous chéris- sons, comme mode de lutte et comme mode de vie, nous publions égale- ment des «guides pratiques» pour contribuer à cette autonomisation. Toutes nos brochures sont à prix libre, c’est-à-dire que vous êtes invité-e-s, à hauteur de vos moyens, à participer aux frais d’édition et de reprographie. Contact: Parce que la subversion se propage aussi par l’écrit, parce que l’écrit se propage aussi par Internet, il existe infokiosques. net

Aussi dans la Boîte à Outils Manuel pour un peu plus d’autonomie face aux premiers secours (Joviale, Benton); Biname, et hop! (Paroles de chansons); Le progrès, c’est mal! (Bertrand Louart, Pierre Thuillier, Simon Fairlie, Teodor Shanin, Theodore Kaczynski); Cuisine de survie (Joviale); Dôme géodésique, sur le «modèle du No Border (!)» (Joviale); 1968 et les portes ouvertes sur de nouveaux mon- des (John Holloway); La Crise, quelle crise? (Krisis, Anselm Jappe, Johannes Vogele); Muscle Power (Simon Fairlie); La Princesse de Clèves aujourd’hui (Anselm Jappe); Antisémitisme et National-Socialisme (Moishe Postone); Le temps des bûchers (Starhawk); - Les radicaux urbains et paysans dans la révolution anglaise (extrait de la nouvelle édition de L’Incendie Millénariste.)