Dr. Angel ANGELIDIS

LE NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL LES GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION

Doc. AA – 06 FR – 06 – 2014

Auteur : Dr. Angel ANGELIDIS Docteur Ingénieur Agronome (ETSIA - Université Polytechnique de Madrid), Docteur d’Etat ès Sciences Economiques (Université de Montpellier), Ex-Membre du Cabinet du Commissaire G. Contogeorgis, (Commission Thorn 1981-1984) Ex-Chef de Division et Conseiller auprès du Parlement Européen, Comendador de la Orden Civil de Mérito Agrícola de España Comendador de la Real Orden de Isabel la Católica de España, Ex-professeur invité à l’Ecole Diplomatique de Madrid et à l’Université Montesquieu Bordeaux IV, American Order of Excellence and Academician for lifetime, American Bibliographical Institute, USA, Vice-Président de l’Institut de Gestion des Crises Géopolitiques, Thessalonique, Grèce.

De gauche à droite: Βυζάντιοv, Αυτοκρατορικός Θυρεός κατά τήν περίοδον τών Παλαιολόγων (Blason de l’Empire Byzantin, Dynastie de Paléologues - Coat of Arms of the Byzantine Empire, Paleologos Dynasty - Escudo del Imperio Bizantino, Dinastía de Paleólogos); Emblème du Patriarcat Orthodoxe de Constantinople - Coat of arms of the Orthodox Patriarchate of Constantinople - Escudo del Patriarcado Ortodoxo de Constantinopla; Aigle bicéphale russe impériale et contemporaine - Russian double-headed eagle Imperial and contemporary - Águila bicéfala rusa imperial y contemporánea; Armoiries de l'Alcazar de Tolède, Espagne - Coat of arms of the Alcazar of Toledo, Spain - Escudo del Alcázar de Toledo, España.

Éditeur : Dr. Angel ANGELIDIS 97, Avenue Marcel Thiry B - 1200 Bruxelles BELGIQUE

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Imprimé à Bruxelles (2014).

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LE NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL LES GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION

SOMMAIRE

1. LA SECONDE GUERRE MONDIALE - LE FRONT DE L’EST

2. LA «GUERRE FROIDE» 2.1 Les crises de la guerre froide 2.1.1 Le blocus de Berlin (1948-1949) 2.2.2 La guerre de Corée (1950-1953) 2.2.3 La construction du Mur de Berlin (1961) 2.2.4 Le Débarquement de la baie des Cochons et la Crise des missiles de Cuba (1961-1962) 2.2 Un nouvel équilibre 2.2.1 La détente 2.2.2 La modification des sphères d'influence  L’agrandissement de la sphère d'influence soviétique  Le rétablissement des Etats Unis – La «Guerre fraîche» 2.3 L'écroulement du régime soviétique - Fin de la Guerre froide 2.3.1 Le prélude 2.3.2 Le désarmement 2.3.3 La crise économique et alimentaire 2.3.4 Les nationalismes 2.3.5 Le chaos politique et socio-économique 2.3.6 Pourquoi l'URSS s'est-elle écroulée au début des années 1990 ? 2.3.7 Trahison ?...

3. LES ÉTATS-UNIS SEULE SUPERPUISSANCE AU MONDE 3.1 Les Géostratégies de domination 3.1.1 La stratégie de l’Anaconda 3.1.2 La puissance Maritime («Sea Power») de Alfred Mahan 3.1.3 “Heartland” contre “World Island” de Halford John Mackinder 3.1.4 Le «Rimland» de Spykman 3.1.5 Le pan européanisme et les pan régions de Friedrich Ratzel et de Karl Haushofer 3.1.6 Le «Nomos de la Terre» de Carl Schmitt 3.1.7 La Stratégie d’endiguement («») de George Kennan 3.1.8 La Théorie du «Système mondial» d’Immanuel Wallerstein 3.1.9 La Théorie des «Régions géostratégiques» de Saul B. Cohen 3.1.10 «Le choc des civilisations» de Samuel Huntington 3.1.11 «Le Grand échiquier» de Zbigniew Brzezinski

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LE NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL LES GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION

1. LA SECONDE GUERRE MONDIALE - LE FRONT DE L’EST

On imagine trop souvent que le débarquement allié du 6 juin 1944 fut le tournant de la Seconde Guerre mondiale. Or le véritable revers dans cette guerre se déroula loin des plages de Normandie, dans une ville nommée Stalingrad. La place de l’URSS dans cette guerre fut trop souvent oubliée voire délibérément écartée. Pourtant, l’URSS joua un rôle crucial durant la Seconde Guerre mondiale, car c’est elle qui a gagné la guerre sur le front de l’Est, qui fut déterminant dans la chute du Troisième Reich. En effet le front de l’Est fut le plus grand et le plus sanglant théâtre d'opérations de la Seconde Guerre

mondiale et probablement de toute l'histoire militaire, mais il est peu connu; c’est

pourquoi nous avons décidé de rendre justice aux millions de soldats de toutes les républiques constituant l’URSS qui se sont battus et tués pour notre liberté en précédent

cet ouvrage d’un résumé sur l’importance et les conséquences du front de l’Est.

a Seconde Guerre mondiale constitue le conflit armé le plus vaste que l’humanité ait connu, mobilisant plus de 100 millions de combattants de 61 L nations, déployant les hostilités sur quelque 22 millions de km², et tuant environ 62 millions de personnes, dont une majorité de civils. N’opposant pas seulement des nations, la Seconde Guerre mondiale fut aussi la plus grande guerre idéologique de l’Histoire, ce qui explique que les forces de collaboration en Europe et en Asie occupées aient pu être solidaires de pays envahisseurs ou ennemis. Guerre totale, elle gomma presque totalement la séparation entre espaces civil et militaire et vit, dans les deux camps, la mobilisation poussée non seulement des ressources matérielles – économiques, humaines, techniques et scientifiques – mais aussi morales et politiques, dans un engagement des sociétés tout entières.

L’agression de l’Allemagne nazie en Europe revêt un caractère différent à l’est et à l’ouest. Les pays de l’Est européens, au peuplement slave sont considérés par les nazis comme un «espace vital» («Lebensraum») revenant à la «Race des Seigneurs». Dans cet espace immense, il s’agit à la fois d’implanter des colons allemands, de germaniser de force les populations qui peuvent l'être, de déplacer, stériliser ou faire mourir des millions de «sous- hommes»: slaves soviétiques, polonais, tziganes, etc. en utilisant les survivants comme esclaves, allant jusqu'à la solution finale pour les juifs. Les ressources des pays conquis sont soumises au pillage systématique au service du IIIe Reich en guerre, puis elles sont systématiquement détruites lorsque la Wehrmacht commence à reculer devant l’avance de l’Armée rouge. La mise au travail des prisonniers de guerre et les déplacements en Allemagne

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 4 de millions de travailleurs représentent une forme encore plus directe de l’exploitation des ressources. Par contre, l’Ouest n’est pas considéré comme un espace vital à vider pour que des Allemands puissent y prendre place et ses populations ne connaitront pas la terreur de l’occupation allemande des pays de l’Est.

Le front de l’Est (en allemand: die Ostfront), ou la campagne orientale (en allemand: der Ostfeldzug) ou la campagne de Russie (en allemand: der Rußlandfeldzug) a constitué de loin le plus grand théâtre d'opérations de la Seconde Guerre mondiale, qui a opposé l'Allemagne nazie à l'Union soviétique du 22 juin 1941 au 9 mai 1945. Il est considéré comme le conflit le plus sanglant de l'Histoire – faisant plus de 30 millions de morts – et se déroulant sur les territoires plus vastes que tous les autres théâtres d'opérations réunis. Durant les quatre années que dura le conflit germano-soviétique il y eut, en permanence, une moyenne de 9 millions d'hommes simultanément impliqués dans les opérations de ce front. Il est le lieu de la guerre totale la plus extrême, nourrie par des objectifs idéologiques, politiques, économiques et militaires et d’un antagonisme farouche entre les belligérants1.

Le cours de la guerre sur le front de l'Est fut déterminé par les personnalités et les idéologies des commandants suprêmes - Adolf Hitler et Joseph Staline, respectivement - bien plus que sur tout autre front de la Seconde Guerre mondiale. Les Allemands nazis ont adopté une ligne de conduite qui se résume à la lutte du fascisme contre le communisme et le combat entre la race aryenne et les races slaves. Par contre, pour les Soviétiques s’était la lutte pour le sauvetage de la «Mère patrie» (en russe: Родина-Мать, Rodina), par allusion à la «guerre patriotique» de 1812 contre Napoléon Ier2. La religion orthodoxe, autrefois persécutée, fut instrumentalisée pour souder la population autour du régime soviétique. Le conflit sur le front de l’Est est ainsi caractérisé par son extrême brutalité sans commune mesure avec le front de

1 Dans ce conflit, l'Allemagne bénéficie de l'aide de la Roumanie, de l'Italie, de la Hongrie, de la République slovaque et de la Finlande. L’Allemagne nazie est également assistée par des forces d'appoints: partisans anticommunistes dans les territoires occupés (OUN ukrainienne, Armée Vlassov), division espagnole (División Azul), unités de volontaires SS venant de différents pays conquis (France: Légion des volontaires français, dont les troupes rejoignirent ensuite la division SS Charlemagne; Belgique: division SS Wallonie, Norvège: division SS Viking, etc.). En outre, dès 1941, des volontaires plus ou moins forcés des territoires soviétiques occupés se joignent aux troupes allemandes formant des unités de qualité variable, les «Hiwis» (abréviation du mot allemand Hilfswillige, en français: auxiliaire volontaire), d'abord employés pour l'intendance et les services, puis intégrés dans le cadre d'unités anti-partisans à partir de 1942. Outre ces personnels, la Wehrmacht compte un certain nombre d'unités combattantes recrutées sur les territoires occupés d'URSS: Baltes, Caréliens, Ukrainiens, Cosaques, Tatares, Géorgiens…, versés à partir de 1943 dans les unités cantonnées en France ou dans les Balkans. Du côté des Alliés, l'Union soviétique est soutenue par des unités polonaises (les armées polonaises de l'Est), puis par des unités roumaines, bulgares et yougoslaves, lorsque ces pays changent de camp au fil de la conquête de l'Europe de l'Est par l'Armée Rouge. Bien qu'ils ne se soient jamais directement engagés dans des actions militaires sur le Front de l'Est, le Royaume-Uni et les États-Unis fournissent à l'Union soviétique un soutien économique au titre de la loi de prêts-bails, qui commence à parvenir à l'Armée rouge dès 1941, et dont l'impact commence à être sensible à partir de 1943 (soutien en rations de combat, don de camions et de blindés permettant de motoriser l'armée, etc. expédiés par les convois de l'Arctique entre août 1941 et mai 1945). L’URSSS bénéficie aussi du soutien non négligeable des partisans d'Europe de l'Est, notamment de Yougoslavie, Slovaquie, Pologne et des territoires soviétiques occupés par l'Allemagne. Quelques unités occidentales, de taille symbolique, participent également à la lutte sur le front de l’Est, comme le groupe de chasse français Normandie-Niemen ou quelques escadrons de chasse britanniques. 2 Initialement prévue pour mars 1941, mais retardée à cause de l’«opération Marita» ou «Bataille de Grèce» (06.04.1941-01.06.1941), l’«opération Barbarossa» fut lancée par Adolf Hitler le 22 juin 1941, le même jour que Napoléon envahissait la Russie en 1812.

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 5 l'Ouest, par une lutte pour la survie de chaque nation se caractérisant par un mépris des ressources engagées, aussi bien en vies humaines qu'en matériel, et une absence de distinction entre cibles militaires et civiles. Il s’agit d'une guerre féroce, occasionnant d'énormes destructions et des déportations de masse, ce qui entraîne de gigantesques pertes militaires et civiles par suite de la guerre elle-même, de massacres, de famine, de maladies et de conditions météorologiques extrêmes.

Les belligérants sur le front de l’Est sont deux grandes puissances industrielles qui se trouvent engagées l'une contre l'autre dans une guerre d'usure, dans laquelle la production industrielle joue un rôle très important. En déclenchant l'opération Barbarossa, l’Allemagne nazie consacre l’essentiel de ses ressources en hommes et en matériels au front de l'Est. Engagée dans une guerre totale contre l'Union soviétique, l’industrie de guerre allemande «tourne» au maximum de ses capacités et ne cesse de se développer jusqu’au début de 1945. Le IIIe Reich consacre ainsi 35 % de son PNB en 1940, puis 65 % en 1944, à ses dépenses militaires. Non seulement l’Allemagne, première puissance industrielle du continent européen, affecte la totalité de ses ressources économiques à sa production de guerre, mais à cette fin elle exploite également systématiquement les ressources industrielles, économiques, démographiques (deux millions de prisonniers français travailleront en Allemagne) de l’Europe occupée.

L’effort industriel soviétique n’est pas moins significatif. Le 3 septembre 1941, le pouvoir soviétique décrète la mobilisation de tous les hommes de plus de 18 ans. Un décret de février 1942 instaure la mobilisation totale des femmes âgées de 15 à 45 ans, femmes dont la part dans la main-d’œuvre industrielle passa de 37 à 60 % entre 1941 et 1945. La journée de travail monte à 12 heures par jour, voire davantage. Les décès par épuisement au travail ne sont pas rares dans les usines. Entre juillet 1941 et janvier 1942, en Russie d’Europe, 17 millions de personnes participent dans des conditions exténuantes au démontage et au transfert de plus de 1.500 grandes entreprises industrielles dans l’Oural, la Volga, l’Asie centrale et la Sibérie, transfert nécessitant la construction en quelques mois de plus de 10.000 km de voies ferrées. Plus de 2.600 usines auront été évacuées et reconverties dans l’industrie de guerre. Leur remise en route, en plein hiver, n’exigera pas un effort moins gigantesque. Au terme d’opérations titanesques d’une grande complexité logistique, plus de 10 millions d’ouvriers prennent le chemin de l’Oural et, dès le début de 1942, après cet effort pharaonique dont il n’existe aucun équivalent dans l’histoire industrielle de l’Europe, la production de guerre soviétique est remontée à 50% de son niveau de 1940, malgré l’occupation par les Allemands du cœur industriel de l'Union soviétique, le bassin de Donbass. Dès la fin de 1942, l'URSS dépasse l’Allemagne dans sa production d’armements, et ce en dépit du fait que la Wehrmacht occupe plus de la moitié de la partie européenne du territoire soviétique. En 1944, la production soviétique de blindés et d’avions est alors le double et celle de canons usinés est trois fois supérieure de la production allemande.

Les pertes civiles et militaires globales sur le front de l'Est sont estimées à plus de 30 millions de personnes, soit plus de la moitié des morts liés à la Seconde Guerre mondiale. Les pertes en vies humaines sont colossales pour les deux camps. Les historiens russes estiment les pertes soviétiques du conflit à 26,2 millions de tués (environ 16 % de la population de

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 6 l’Union soviétique de 1940), dont 11 millions de militaires (6,8 millions de tués directs, 3,8 millions de prisonniers de guerre décédés dans les camps de concentration allemands et 400.000 tués au cours des opérations de luttes anti-partisanes par la Wehrmacht ou la Waffen SS)3, et 15,6 millions de civils conséquence de la guerre d’anéantissement menée par l’Allemagne nazie en Union soviétique. À la fin du mois de mars 1945, la totalité des pertes de la Wehrmacht sur le front russe s’élèvent à 6,2 millions d’hommes (tués, blessés, disparus), soit près du double de ses effectifs initiaux au 22 juin 1941. Ce chiffre représente plus de 80 % des pertes subies par la Wehrmacht sur tous les fronts depuis le déclenchement de l’opération Barbarossa en juin 1941. En mai 1945, on dénombre plus de 3 millions de prisonniers allemands détenus en Union Soviétique dont très peu reviendront à l’Allemagne. Plus de trois millions de civils allemands périront aussi durant le conflit notamment lors de l’évacuation de la Prusse orientale en 1944-1945. Les tués de l’Armée rouge constituent 53 % du total des pertes militaires connues en Europe, ceux de la Wehrmacht 31 %, ceux du Royaume-Uni 1,8 %, ceux de la France 1,4 % et ceux de l’armée nord-américaine 1,3 %. Les pertes militaires de l’URSS représentent 88 % du total des pertes alliées en Europe (Royaume-Uni 3 %, France 2,3 % et États-Unis 2,2 %). Enfin, le deuxième front de l’Ouest – réclamé à maintes fois par Staline pour affaiblir la pression allemande sur le front de l’Est – qui fut finalement ouvert le 06.06.1944 avec le débarquement de Normandie, n’a eu militairement qu’environ 11 mois d’existence, contre 47 mois pour le front russe ouvert en juin 1941.

Trente-quatre millions de Soviétiques ont été mobilisés dans les rangs de l'Armée rouge de 1941 à 1945, dont environ 8 millions appartiennent à des ethnies ou des minorités non-slaves. L’ampleur de l’engagement allemand a aussi été gigantesque: quelque 20 millions d’Allemands ont été mobilisés sur le front russe, de sorte que c’est toute la société allemande qui fut impliquée dans l’expérience de la guerre sur le front de l'Est. Celle-ci a été voulue, dès sa phase de préparation, comme une lutte à mort, exigeant un engagement sans limite et une obéissance absolue, visant la destruction totale de l’ennemi. À ce titre, la guerre totale déclenchée contre l'URSS constitue non seulement le sommet du régime nazi, mais aussi l’élément essentiel de son image dans la mémoire collective des Allemands après la guerre. Il n’est donc pas étonnant que pour l’écrasante majorité des soldats allemands, l’expérience de la guerre est celle du front russe.

3 La Waffen-SS (littéralement «armée de l'escadron de protection») fut la branche militaire de la Schutzstaffel (SS), dont elle constitua l'une des composantes les plus importantes avec l'Allgemeine SS, le Sicherheitsdienst (SD) et les SS-Totenkopfverbände. Elle fut conçue à l'origine par Heinrich Himmler comme une armée politique, uniquement constituée de nationaux-socialistes convaincus, soumis à de sévères critères de sélection notamment basés sur les théories raciales nazies. Au fil du temps, elle intégra des troupes de toutes origines, des Volksdeutsche (personnes d'origine germanique, mais hors du Reich) et des malgré-nous Alsaciens et Mosellans dans une première phase, puis des personnes essentiellement issues des pays occupés (Belgique, Danemark, URSS-Ukraine, etc.), sans se soucier de leur éventuelle origine germanique. Ces unités non allemandes furent largement majoritaires à partir de 1944, avec près de 700.000 hommes sur un total de près d'un million de membres de la Waffen-SS pendant toute la durée du conflit. Avec des motivations diverses, allant de l'engagement nazi ou des convictions anticommunistes jusqu'aux conflits ethniques locaux (Ukraine), les unités étrangères de la Waffen-SS furent un appoint important aux opérations militaires allemandes. Présentes sur tous les fronts de 1939 à 1945, à l'exception de l'Afrique du Nord, les unités de la Waffen-SS se révélèrent de qualité variable. Nombre d'entre elles firent preuve d'une grande combativité, essentiellement sur le front de l'Est. Elles se singularisèrent par le nombre de leurs exactions et de leurs crimes de guerre.

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Le front de l’Est fut le théâtre de gigantesques batailles, telle que la bataille de Koursk (du 5 juillet au 23 août 1943), qui fut un tournant du second conflit mondial dans la mesure où la Wehrmacht perd définitivement l’initiative sur le théâtre d’opération russe et passe sur la défensive. Trois armées allemandes regroupant 900.000 hommes, soit 50 divisions (avec notamment la Panzergrenadier-Division «Grossdeutschland», les divisions SS «Leibstandarte Adolf Hitler», «Das Reich» et «Totenkopf»), dont 19 blindées et motorisées, plus 20 divisions de réserve, 10.000 canons et mortiers, plus de 2.000 avions et 2.700 chars (parmi lesquels 200 exemplaires du nouveau char Panther, 94 chars Tiger 1 et 90 chasseurs de chars Ferdinand) se lancent à l’assaut de trois fronts soviétiques, comprenant les 6e et 7e armées d’élite de la Garde qui avaient combattu si vaillamment à Stalingrad, regroupant 1.900.000 hommes, 3.300 chars, 19.300 canons et mortiers et 2.700 avions. Le IIIe Reich y engage les ¾ de ses blindés, l’URSS la moitié des siens. Le 12 juillet 1943 les divisions blindées allemandes et soviétiques se sont affrontées sur un territoire de vingt kilomètres carrés près du nœud ferroviaire de Prokhorovka. Plus de 1.500 chars dont une centaine de chars Pzkpfw VI Tiger (char de 56 t doté d'un redoutable canon de 88 mm et d'un blindage frontal de 10 cm) ont pris part à cette bataille qui est considérée comme la plus grande bataille de chars dans l’histoire militaire. Le choc est titanesque. Afin d’éliminer l’avantage des canons allemands à longue portée, le général Rotmistrov fonce avec ses 500 blindés de la 5e armée de chars de la Garde contre le IIe SS Panzerkorps. Il s’en suit une furieuse mêlée où, au milieu de noirs nuages de poussière et de fumée, les canonniers des T-34 soviétiques tiraient à bout portant sur les «Tigres» allemands. Une série d'attaques et contre-attaques rapides et puissantes ont donné un aspect confus à la bataille, les lignes de chars s'entrechoquaient et disloquaient les rangs. Les tirs s'effectuaient à courte distance avec une forte létalité. Du champ de bataille s'élevait un fracas assourdissant de moteurs qui rugissaient, de métal qui s'entrechoquait et de canons qui crachaient, tandis que cette scène dantesque se trouvait éclairée par les flammes qui dévoraient les chars. L'affrontement se poursuivit, impitoyable, tard dans la soirée, mais les Russes ont fait preuve d'un courage extraordinaire et l'ennemi n'a pas pu s'ouvrir la route de Koursk. Selon les sources soviétiques, dans la bataille de Koursk la Wehrmacht a perdu 30 divisions, dont 7 blindées, plus de 500.000 soldats et officiers, 1.500 chars et armes d'assaut, plus de 3.700 avions et 3.000 canons. Envenimée par la défaite, la propagande nazie proclamera que le front de l'Est est la défense par l'Allemagne de la civilisation occidentale contre les hordes bolchéviques qui se déversent sur l'Europe.

En conclusion, le théâtre d'opérations de l’Est constitue le plus déterminant dans la chute du Troisième Reich et le sort de la guerre s’y est joué. Non seulement la Wehrmacht y a engagé l’essentiel de son effort de guerre, mais elle y a subi approximativement 85% de ses pertes, faisant ainsi de la Russie «le tombeau de l’armée allemande»4. Il a comme conséquences la destruction de l'Allemagne comme puissance militaire, l'accession de l'Union soviétique au rang de la seconde puissance militaire au monde, la constitution du bloc soviétique en Europe de l’Est (derrière le «rideau de fer») et la division de l'Allemagne.

4 Cf. Philippe Masson, «Histoire de l’armée allemande 1939-1945», Paris, Perrin, 1994, p. 474; (cf. aussi «Le Feld-maréchal Erich von Manstein ou le virtuose de la stratégie au service du diable. Un allié ou une victime de l’entreprise hitlérienne d’agression et de destruction en Europe?», Benoît Lemay, Étudiant post-doctoral en histoire, Paris IV-Sorbonne, article publié par l’Association québécoise d'histoire politique, Bulletin d’histoire politique, volume 16, numéro 1).

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Cependant, l’Union Soviétique sort considérablement appauvrie de la guerre, qui lui a coûté plus de 26 millions de morts civils et militaires (16 % de sa population), ainsi que les pires destructions jamais subies par un belligérant dans l’histoire humaine. La situation des États-Unis est différente: le territoire américain n'a pas subi de dommages (à part ceux de l'attaque japonaise de Pearl Harbour aux îles Hawaï). L'agriculture, les réserves d'or et les infrastructures industrielles de ce pays ne sont pas affectées et sa situation économique est bonne grâce aux ventes du matériel militaire notamment à la France au début du conflit, dans le cadre du programme «cash and carry». Les destructions subies font que, technologiquement, l’Union soviétique accuse un retard sur l’Amérique, dont elle ne brise le monopole nucléaire qu’en 1949.

La fin du conflit à l'Est bouleverse les frontières de l'Europe de l'Est: absorption des Pays baltes dans l'URSS, déplacement de la Pologne d'environ 200 km vers l’ouest, disparition de la Prusse-Orientale, création d'une enclave russe autour de la ville de Königsberg - renommée Kaliningrad -, création de la république soviétique de Moldavie.

Malgré l'intensité, l'étendue et les répercussions du conflit sur le front de l'Est, son histoire reste encore largement méconnue en Europe occidentale. La «guerre froide» a sans doute joué un rôle important dans cet «oubli». La diabolisation de l'URSS durant cette période a en effet occulté son rôle décisif dans la destruction du Troisième Reich. La fermeture des archives a également joué un grand rôle. Jusqu'en 1991, les documents soviétiques sur cette période étaient en grande partie inaccessibles pour éviter de dévoiler des documents pouvant discréditer le régime. Cela fait que le travail des historiens reposait presque exclusivement sur les documents allemands avec tous les problèmes provoqués par une lecture à sens unique de la guerre5. L'ouverture des archives au moment de la chute du bloc de l'Est permit de comprendre le redressement spectaculaire de l'URSS et de l'Armée rouge en 1942, ainsi que de montrer le courage et les capacités du soldat soviétique.

La Conférence de Potsdam (du 17 juillet au 2 août 1945) consacre le triomphe de l’URSS. Elle détruit la grande Allemagne hitlérienne. Elle reconstitue une Autriche indépendante et neutre et reconnaît à la Pologne le droit d'administrer les provinces allemandes situées à l'est de la ligne Oder-Neisse, en attendant un plébiscite et un traité de paix. L'Allemagne perd la Prusse-Orientale au profit de la Pologne et de la Russie qui occupe désormais Königsberg (renommée Kaliningrad). La ville libre de Dantzig (Gdansk) est placée sous administration polonaise. Ceci représente une perte d'environ 25 % de son territoire dont la Haute-Silésie, deuxième centre industriel du pays.

5 De même, les mémoires de généraux allemands, en particulier de celles d'Erich von Manstein et de Heinz Guderian, avancèrent que les génocides et crimes de guerre avaient été commis par la SS et que la Wehrmacht avait mené une guerre honorable. Cette idée d'une Wehrmacht «propre» se répandit largement au début de la guerre froide où il était plus facile de considérer qu'Hitler était seul responsable des atrocités de la guerre et de la défaite allemande agissant contrairement aux avis de ses officiers expérimentés, alors que l’Allemagne de l’ouest fut autorisée recréer des unités militaires. Le rôle de la Wehrmacht dans les crimes de guerre ne fut pas sérieusement réexaminé avant les années 1980 et, en 2000 un comité d'historiens déclara que la Wehrmacht ne «s'était pas seulement empêtrée dans le génocide des juifs et dans les autres crimes de guerre mais qu’elle y avait participé, en jouant tantôt un rôle de premier plan, tantôt d’homme de main». (Source: Wikipedia).

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La Conférence de Potsdam entérine le partage du reste de l’Allemagne entre les trois armées soviétique, américaine et anglaise. Londres et s'entendent pour concéder une zone d'occupation à la France libre du général de Gaulle en prélevant celle-ci sur leur propre zone. Enclavé dans la zone d'occupation soviétique, le Grand-Berlin (2,8 millions d'habitants sur 883 km2) est lui-même partagé entre les quatre vainqueurs tout en conservant une administration municipale unique. Les accords de Potsdam entérinent aussi les gigantesques transferts de populations (Allemands et Polonais chassés de l'est, Allemands chassés de Silésie, les Sudètes et les hongrois chassés de Tchécoslovaquie, etc.). Au total sont déplacés onze millions d'Allemands entre 1945 et 1947. L'Italie perd ses colonies africaines: l'Érythrée (administrée par les Britanniques puis cédée à l'Éthiopie), la Somalie italienne (administrée par les Britanniques, puis de nouveau administrée par l'Italie sur mandat des Nations Unies de 1950 à 1960), la Libye italienne (occupée par le Royaume-Uni et la France, puis indépendante en 1951) et l'Éthiopie (qui retrouve son indépendance). L'Albanie, occupée peu avant la guerre retrouve son indépendance6. Les cantons français annexés durant la guerre sont rétrocédés à la France. Le document final de la conférence prévoit le désarmement et la dénazification de l'Allemagne dans le droit fil de la Conférence de Yalta (04-11.021945). C'est ainsi que s'ouvrira à Nuremberg le procès des responsables nazis, le 14.06.1945.

Image N° 1: La victoire

Défilé du 24 juin 1945 sur la Place Rouge. On peut voir les étendards à terre des 607 divisions nazies vaincues !

6 La guerre civile en Grèce (1945-1949) empêchera ce pays de récupérer après la fin de la Seconde Guerre mondiale l’Epire du nord, région habitée traditionnellement et majoritairement par des grecs mais rétrocédée à l’Albanie en 1913; cependant cette région fut libérée lors de la contre-offensive victorieuse de l’armée grecque durant l’hiver 1940 contre les forces d’invasion italiennes (28.10.1940). En fait, les rebelles communistes qui combattaient les forces du gouvernement Royal trouvaient refuge et se ravitaillaient dans l’Albanie communiste voisine. Ils furent finalement écrasés lors des batailles de Grammos-Vitsi (août 1949).

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Images N° 2 & 3 : La bataille de Koursk

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2. LA «GUERRE FROIDE»

a rupture de la grande alliance de guerre contre l'Allemagne marque le début de la «guerre froide»7. Deux blocs se forment alors, se groupant autour de Lvaleurs communes, partagées ou imposées et se dotent d'institutions collectives aussi bien politiques que militaires. La rivalité des deux grandes puissances, soviétique et américaine, est à l'origine de la création d'un monde bipolaire.

Dès 1946, Churchill fait apparaître le concept de "rideau de fer", i.e. la situation de partage de l'Europe. Forte de sa victoire militaire sur l’Allemagne nazi, l'URSS tente d'étendre son influence selon le principe du "glacis protecteur". Elle installe des gouvernements communistes dans tous les pays de l’Europe centrale et orientale libérés par l'Armée rouge. Certains pays choisissent le communisme, alors que d'autres y sont contraints. L'URSS a des visées hégémoniques aussi vers le Sud, et particulièrement vers la Grèce et la Turquie. Cette dernière contrôle les détroits du Bosphore et de l’Hellespont depuis la chute de l’empire byzantin en 1453 et la Grèce est en situation de guerre civile suite au soulèvement communiste de décembre 1945. Si les Etats-Unis se sentent impuissants pour empêcher la progression soviétique à l'ouest, ils s’opposent cependant résolument à l'expansionnisme soviétique vers le sud en vertu de la «doctrine Truman», selon laquelle les Etats Unis se réservent le droit d'intervenir ouvertement chaque fois qu'un pays risque de basculer sous le coup de l'URSS. Début 1947, cette doctrine est officialisée juste après que le Congrès ait accordé de plus gros moyens militaires pour la Grèce pour venir à bout de l’insurrection communiste. La doctrine Truman est aussi connue sous le nom de "Containment", càd l’endiguement du communisme. Elle est pourvue des moyens d'actions suivants: • sur le plan militaire: le Traité de l’Atlantique Nord (NATO/OTAN), en 1949 ; • sur la plan économique: le plan Marshall8, signé par le président Truman en 1948, qui consiste en dons et prêts aux pays d'Europe pour les aider à se reconstruire de la sorte que les Soviétiques ne récupèrent pas ces pays du fait de leur affaiblissement.

La réplique soviétique à la doctrine Truman est la «doctrine Jdanov»9. Jdanov propose une analyse manichéenne qui allait devenir caractéristique de la problématique de la

7 L'expression "Guerre Froide" provient du journaliste américain Herbert Bayard Swope suite à un discours qu'il a écrit en 1947. 8 Du nom du Secrétaire d'État des États-Unis, le général George Marshall, qui l’a élaboré. Officiellement appelé «Programme de rétablissement européen». L'administration Truman le préféra au plan Morgenthau qui prévoyait de faire payer les réparations par l'Allemagne. Le mécanisme retenu consistait pour les États-Unis à fournir un crédit à un État européen. Ce crédit servait à payer des importations en provenance des États-Unis. L'État européen bénéficiaire encaissait, en monnaie locale, le produit des ventes de ces importations sur son marché national, ainsi que les droits de douanes afférents. Parallèlement cet État devait octroyer à des agents économiques nationaux (entreprises ou administrations) des crédits destinés à des investissements d'un montant deux fois supérieur au crédit qu'il avait lui-même reçu. L'État bénéficiaire devait en outre faire la preuve qu'il autofinançait sa part, sans recourir à la création monétaire. Par ce montage, les États-Unis encourageaient un effort significatif d'équipement et d'épargne en Europe. La reconstruction européenne, relativement rapide, fut largement stimulée par l'aide américaine, tandis que l'économie américaine évita ainsi la récession à cause d'une surproduction massive qu'aurait pu entraîner la cessation des hostilités 9 La «doctrine Jdanov», du nom du 3e secrétaire du Parti communiste de l'Union soviétique, proclamée le 22 septembre 1947, au début de la Guerre froide, affirme la division du monde en deux camps : les « forces impérialistes », dirigées par les États-Unis, et les « pacifistes », menées par l'URSS.

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Guerre froide qui s'annonce alors. Contre la domination mondiale de l'impérialisme américain, il fallait mobiliser toutes les forces. C'est aux partis communistes qu'incombe le rôle historique de se mettre à la tête de la résistance au plan américain d'asservissement économique et politique de l'Europe. C'est la première officialisation de la bipolarité. Le COMECON10 est créé en 1949 en réponse à l’OECE11 et le pacte de Varsovie12 est conclu en 1955 en réponse à l’OTAN.

L'affrontement entre l'Est et l'Ouest affirma donc la position des deux grandes puissances dans de futurs conflits, dont la lutte pour l'Allemagne, la Guerre de Corée et la Crise des Missiles de Cuba.

2.1 Les crises de la guerre froide

2.1.1 Le blocus de Berlin (1948-1949)

L'enjeu majeur de la guerre froide, c'est le partage de l'Europe, notamment de l’Allemagne vaincue, et plus précisément de sa capitale Berlin. La première crise importante est celle du blocus de Berlin: c'est une crise qui a opposé les Américains et leurs alliés à l'URSS, de juin 1948 à mai 1949. Berlin concrétise la guerre froide.

Berlin, situé en plein dans la zone soviétique (de la division quadripartite de l'Allemagne), était également divisé en 4 zones. Les alliés occidentaux veulent réunifier leurs 3 zones, mais l'URSS réplique en bloquant l'accès des alliés aux zones de Berlin. La coupure de toutes les routes terrestres empêche l'approvisionnement de ces 3 zones. En conséquence les alliés régissent pacifiquement et instaurent un pont aérien de ravitaillement. La guerre froide est une partie à la fois de force de bluff, sous l’ombre de la menace nucléaire.

Cette situation dure jusqu'en mai 1949. Elle aboutit à un partage de l'Allemagne différent. Les 3 zones d'influence occidentales sont unifiées le 8 mai 1949 en République

10 Le Conseil d'assistance économique mutuelle ou Conseil d'aide économique mutuelle (CAEM, également désigné par l'acronyme anglais « Council for Mutual Economic Assistance» (en russe: Совет Экономической Взаимопомощи, - СЭВ) était une organisation d'entraide économique entre différents pays du bloc communiste. Créé par Staline en 1949 en réponse à l'OECE capitaliste, il s'est dissous avec la chute de l'empire soviétique en juin 1991, à la fin de la Guerre froide. 11 L’Organisation européenne de coopération économique (OECE) (en anglais «Organisation for European Economic Co-operation» - OEEC) est l'ancêtre de l'OCDE. Fondée le 16 avril 1948, elle eut la charge initiale de répartir les crédits accordés par le Plan Marshall entre les pays de l'Europe occidentale. Elle contribua également à la libéralisation des échanges (dans le cadre du GATT) et permit le renforcement de la coordination économique entre les pays membres. 12 Le pacte de Varsovie groupait les pays d'Europe centrale (appelée aussi Europe de l'Est) avec l'URSS dans un vaste ensemble économique, politique et militaire. L'alliance militaire fut conclue le 14 mai 1955 entre la plupart des États du bloc communiste par le traité d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle. Nikita Khrouchtchev, qui en fut l'artisan, l'avait conçu dans le cadre de la Guerre froide comme un contrepoids à l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) qui, avait vu le jour en 1951 à la suite du Traité de l'Atlantique Nord de 1949. Mais la principale raison ayant motivé la formation du pacte de Varsovie, selon l'exposé des motifs, fut l'adhésion de la République fédérale d'Allemagne «en voie de remilitarisation» au traité de l'Atlantique Nord le 9 mai 1955, (soit à peine 10 ans après la fin de la Seconde guerre mondiale), rendu possible après la ratification par les pays occidentaux des accords de Paris. Le traité créait un commandement unifié et un comité consultatif politique, où chaque État était représenté et qui se réunit deux fois par an. Le premier commandant en chef fut le maréchal Koniev. Les forces armées de la République démocratique allemande ne furent officiellement intégrées au pacte qu'en janvier 1956.

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Fédérale Allemande (RFA). Les Soviétiques répliquent en octobre 1949 en créant la République Démocratique allemande (RDA). La division de l'Allemagne et de Berlin devient officielle en octobre 1949.

Les deux Europes (Ouest et Est) s'organisent de façon différente: - L'Europe de l'Ouest s'organise de façon autonome et indépendante: création de l’Alliance Atlantique (1949), de la CECA (1952) et de la CEE (1958). - L’Europe de l'Est passe essentiellement sous la tutelle de l'URSS avec la création du COMECON en 1949 et du Pacte de Varsovie en 1955, qui est une réplique face à l'OTAN. Le bloc de l'Est a été constitué à l'avantage de l'URSS et toute tentative d'indépendance est fermement réprimée conformément à la «doctrine Brezhnev».13

2.2.2 La guerre de Corée (1950-1953)

La péninsule Coréenne était occupée par l'empire du Japon depuis 1910. Après la reddition du Japon en septembre 1945, États-Unis et Union soviétique se partagèrent l'occupation de la péninsule le long du 38e parallèle, avec au sud des forces américaines d'occupation et au nord des forces soviétiques. L'échec de tenue d'élections libres dans la péninsule en 1948 aggrava la division entre les deux côtés. Le Nord établit un gouvernement communiste, tandis que le Sud établit un gouvernement pro-américain. Le 38e parallèle devint une frontière politique entre les deux États coréens.

La situation conflictuelle entre les deux Corées se transforma en guerre ouverte lorsque des forces du Nord passent le 38° parallèle et attaquent le sud (25.06.1950). Les Coréens du Sud font alors appel à l'ONU pour leur demander d'intervenir en leur faveur. L'ONU a 5 membres permanents et chacun de ces membres possèdent un droite de veto, mais en ce moment l'URSS boycottait le conseil de sécurité, car l'ONU refusait de reconnaître la Chine populaire, mais seulement la Chine de Formose (Taiwan). En l'absence d'un veto de l'Union soviétique, les États-Unis et leurs alliés votèrent une résolution autorisant une intervention militaire en Corée. Les États-Unis fournirent 88 % des 341.000 soldats internationaux (ONU et pas américains) sous le commandement du général Mac Arthur qui aidèrent les forces du Sud. Alors qu'elle n'amena pas directement de troupes sur le terrain, l'Union soviétique fournit de l'aide matérielle aux armées nord-coréenne et chinoise.

La situation tourne rapidement à l'avantage de la Corée du sud, et les troupes du Sud passent le 38° parallèle et pénètrent au Nord. Si l'URSS n'intervient pas directement, la Chine populaire le fait et aide les Coréens du Nord. Environ 1,7 million de «volontaires chinois», commandés par Lin Biao, forcèrent les Sud-Coréens et les troupes de l'ONU à se replier derrière le 38e parallèle à la mi-octobre 1950. En janvier 1951, les Communistes reprirent

13La «doctrine Brejnev» est la doctrine soviétique de politique étrangère qui servit à justifier a posteriori l'intervention de 1968 à Prague. Elle fut formulée le 3 août 1968 à Bratislava, lors d'une réunion du Pacte de Varsovie. Elle prône une souveraineté limitée des États satellites de l'URSS en ce que le caractère conforme au communisme de leur politique est apprécié à l'échelon supranational de tous les États socialistes, de fait par l'URSS. Elle visait essentiellement à préserver l'attachement des pays satellites au bloc soviétique et à éviter toute évolution libérale ou anti-communiste. Plus généralement, Léonid Brejnev voulait défendre le monopole du pouvoir du parti communiste partout où il était menacé. Il considérait que la sauvegarde du socialisme ne serait possible que si l'URSS pouvait intervenir préventivement et militairement dans les États satellites.

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Séoul, reprise ensuite par les Américains en mars 1951. Le front alors se stabilise autour du 32° parallèle et la guerre s'enlise. Mac Arthur propose d’utiliser l'arme nucléaire, et veut continuer la guerre sur le territoire chinois, mais il est renvoyé.

Les pourparlers de paix sont entamés et ils conduisent à l'Armistice de Panmunjeom, le 27 juillet 1953, mais le Traité de paix n'est pas signé. L'accord restaurait la frontière entre les deux Corées près du 38e parallèle et créait la zone coréenne démilitarisée, une zone tampon fortifiée entre les deux nations coréennes. Les deux pays étant encore officiellement en guerre, des incidents mineurs continuent de se produire encore aujourd'hui. On estime que le conflit a fait plus de 800.000 tués parmi les militaires coréens, nordistes et sudistes, probablement autant parmi les militaires chinois et 57.000 parmi les militaires des forces de l'ONU. Le nombre de victimes civiles est estimé à 2 millions et à 3 millions de réfugiés. La péninsule coréenne a été dévastée par les combats et les bombardements, Séoul est ainsi détruite à plus de 70 %

Durant ce conflit, chacun des deux blocs a tenté de garder sa zone d'influence sans vouloir utiliser la bombe atomique. Cela montre l'étendue mondiale de la guerre froide, mais aussi le pouvoir dissuasif de l’arme nucléaire par la crainte d’une troisième guerre mondiale. Grâce à la dissuasion nucléaire, on entre dans l'équilibre de la terreur: Chaque partie développe quantitativement et qualitativement sa puissance nucléaire. On aboutit à une situation d'équilibre entre les deux superpuissances, il y a un statu quo dans toutes les zones d'influence. Cet équilibre est remis en cause par Moscou par deux fois: avec la construction du mur de Berlin en 1961, avec la crise des missiles de Cuba en 1962.

2.2.3 La construction du Mur de Berlin (1961)

Dans la nuit du 12 au 13 août 1961, les autorités de la République démocratique allemande (RDA) commencent à couler du béton et à tendre des barbelés sur la ligne qui sépare à Berlin la zone sous occupation soviétique de la zone sous occupation américaine, anglaise et française. En interdisant la libre circulation entre les deux parties de la ville, les Soviétiques veulent stopper l'émigration vers l’ouest des citoyens est-allemands et asphyxier économiquement Berlin-Ouest. Plus qu'un simple mur, il s'agissait d'un dispositif militaire complexe comportant deux murs de 3,6 mètres de haut avec chemin de ronde, 302 miradors et dispositifs d'alarme, 14.000 gardes, 600 chiens et des barbelés dressés vers le ciel. Un nombre indéterminé de personnes sont victimes des tentatives de franchissement du mur.

Le mur de Berlin (en allemand Berliner Mauer) – dénommé «mur de la honte» par les Allemands de l'ouest et «mur de protection antifasciste» par les Allemands de l’est - sépara physiquement la ville en Berlin-Est et Berlin-Ouest pendant plus de vingt-huit ans, et constitue le symbole le plus marquant d'une Europe divisée par le «Rideau de fer».

Deux semaines après la construction du mur de Berlin, le checkpoint Charlie est le théâtre d’une épreuve de force entre Américains et Soviétiques. Pendant plusieurs heures, blindés américains et soviétiques, distants de quelques dizaines de mètres, se font face au

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 15 niveau du point de passage entre Berlin-Est et Berlin-Ouest. Soucieuses de ne pas risquer un conflit armé pour de simples provocations, les deux armées reculeront.

John Fitzgerald Kennedy (JFK) est le premier président américain à fouler le sol de l'ancienne capitale du Reich, depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Pendant sa courte visite (moins de huit heures) du mercredi 26 juin 1963, il prononce une petite phrase improvisée en allemand: "Ich bin ein Berliner" ("Je suis un Berlinois")14. Elle entre immédiatement dans l'histoire. Prononcée à la frontière entre les blocs de l'Est et de l'Ouest, en pleine guerre froide, elle fait presque oublier le reste du discours virulent de JFK à l'égard des communistes. Kennedy sera assassiné moins de cinq mois plus tard, à Dallas ().

Le Mur de Berlin tombera le 9 novembre 1989, en ouvrant la voie à la réunification allemande et en annonçant la chute du communisme en Europe et l’effondrement de l’URSS.

2.2.4 Le Débarquement de la baie des Cochons et la Crise des missiles de Cuba (1961-1962)

Cuba a été longtemps sous le protectorat américain et son président Batista était à leur solde, bien que Cuba soit indépendant. Les États-Unis poursuivirent une ingérence marquée («amendement Platt», Politique de bon voisinage, présence américaine dans la baie de Guantánamo) et beaucoup pensaient que le protectorat n'était plus acceptable. Fidel Castro15

14 A 12h50 du 26.06.1963, John F. Kennedy arrive à la mairie de Schöneberg, un quartier du sud-ouest de Berlin. Sur la place Rudolph-Wilde, quelque 400.000 personnes attendent son discours. Mais Kennedy est en train d'y apporter quelques modifications. Le président américain n'est pas aussi germanophone que le général De Gaulle, et ne veut pas risquer de se ridiculiser. Il a renoncé, en préparant son voyage, à tenir tout un discours dans cette langue qu'il ignore. JKF demande alors à son traducteur comment dire "Je suis un Berlinois". Il note ensuite, en phonétique, "Ish bin ein Bearleener", ainsi que la citation en latin à laquelle il fait allusion (Civis romanus sum, "je suis un citoyen romain"). Cette petite phrase n'a pas seulement permis à JFK d'être longuement applaudi ce jour-là. Elle a aussi amusé les caricaturistes américains et longtemps été considérée comme une drôle de faute grammaticale. Des mauvaises langues assurent que "Ich bin ein Berliner" signifierait "je suis un beignet" et que JFK aurait dû dire "Ich bin Berliner". Les médias de l'époque s'en sont délectés, mais la grammaire allemande autorise la formulation employée par le président américain. D'autant plus que la version "Ich bin Berliner" aurait donné l'impression qu'il se présentait comme originaire de Berlin, effaçant l'effet de style recherché. D'autres hommes politiques, après JFK, ont rêvé de marquer l'histoire avec une déclaration aussi efficace. Nicolas Sarkozy, par exemple, en 2009, pour la célébration des 20 ans de la chute du mur de Berlin, s'est essayé à la langue allemande. Avec moins de succès. Voulant trouver sa propre formule, l'ancien président de la République française a maladroitement lancé: "Nous sommes du bouillon, nous sommes Berlin". Sa langue a fourché et il a confondu "Brüder" qui signifie "frères" avec "Brühe", que l'on peut traduire par "bouillon" ou "jus de chaussette". 15 Leader historique de la Révolution cubaine qui a marqué à jamais l’histoire de Cuba et de l’Amérique latine, faisant de son pays un symbole de résistance et de dignité. Issu d’une fratrie de sept enfants, Fidel Alejandro Castro Ruz est né le 13 août 1926 à Birán dans l’actuelle province d’Holguín, de l’union entre Angel Castro Argiz, un riche propriétaire terrien espagnol originaire de Galice, et Lina Ruz González, cubaine de naissance. À l’âge de sept ans, il part pour la ville de Santiago de Cuba et réside chez une institutrice chargée de son éducation. Celle-ci l’abandonne à son sort. Un an plus tard, il intègre le collège religieux des Frères de la Salle en janvier 1935 en tant qu’interne. Il quittera l’institution à l’âge de onze ans pour le collège Dolores, en janvier 1938, après s’être rebellé contre l’autoritarisme d’un enseignant. Il poursuit ensuite sa scolarité chez les jésuites au collège de Belén de La Havane de 1942 à 1945. En 1945, Fidel Castro entre à l’université de La Havane, où il entreprend une carrière de droit. Élu délégué de la faculté de droit, il participe activement aux manifestations contre la corruption du gouvernement du président Ramón Grau San Martín. Il n’hésite pas non plus à dénoncer publiquement les bandes armées du BAGA liées aux autorités politiques. En 1947, à l’âge de 22 ans, Fidel Castro participe avec Juan Bosch, futur président de la République dominicaine, à une tentative de débarquement de Cayo Confite pour renverser le dictateur Rafael Trujillo, alors soutenu par les États-Unis. Un an plus tard, en 1948, il participe au Bogotazo, soulèvement populaire déclenché par l’assassinat de Jorge Eliécer Gaitán, leader

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politique progressiste, candidat aux élections présidentielles en Colombie. En octobre 1948, Fidel Castro épouse Mirta Diaz Balart, la sœur de Rafael Diaz Balart qui sera membre du gouvernement du dictateur Fulgencio Batista. Le premier fils de Fidel Castro, Fidel Félix “Fidelito” Castro Díaz Balart, naît en septembre 1949. Mais les relations entre Fidel Castro et Mirta ne sont pas au beau fixe et le couple divorcera quelques années plus tard en 1955. Diplômé de droit en 1950, Fidel Castro exerce en tant qu’avocat jusqu’en 1952 et défend les petites gens, avant de se lancer en politique. Fidel Castro n’a jamais milité au sein du Parti socialiste populaire (PSP), parti communiste de la Cuba prérévolutionnaire. Il était membre du Parti du peuple cubain, également appelé Parti orthodoxe, fondé en 1947 par Eduardo Chibás. Le programme du Parti orthodoxe de Chibás est progressiste et se base sur plusieurs piliers : la souveraineté nationale, l’indépendance économique par la diversification de la production agricole, la suppression des latifundios, le développement de l’industrie, la nationalisation des services publics, la lutte contre la corruption et la justice sociale avec la défense des travailleurs. Fidel Castro revendique son appartenance à la pensée de José Martí, de Chibás et anti-impérialiste. Orateur de grand talent, il se présente aux élections parlementaires en tant que candidat du Parti du peuple cubain en 1952. Le 10 mars 1952, à trois mois des élections présidentielles, le général Fulgencio Batista brise l’ordre constitutionnel en renversant le gouvernement de Carlos Prío Socarrás. Il obtient le soutien immédiat des États-Unis, qui reconnaissent officiellement la nouvelle dictature militaire. L’avocat Fidel Castro dépose plainte contre Batista pour rupture de l’ordre constitutionnel. La Cour Suprême, inféodée au nouveau régime, juge la demande irrecevable. Le 26 juillet 1953, Fidel Castro prend la tête d’une expédition de 131 hommes et lance une attaque contre la caserne Moncada de Santiago de Cuba, seconde forteresse militaire du pays, et contre la Caserne Carlos Manuel de Céspedes de la ville de Bayamo. Le but était de prendre le contrôle de Santiago – berceau historique des révolutions – et de lancer un appel à la rébellion dans tout le pays afin de renverser le dictateur Batista. L’opération est un échec sanglant et de nombreux combattants – 55 au total – faits prisonniers sont assassinés après avoir été torturés par l’armée. Quelques-uns réussissent à s’échapper grâce au soutien de la population. Fidel Castro, capturé quelques jours plus tard, doit sa vie au sergent Pedro Sarría, qui refuse de suivre les ordres de ses supérieurs et de l’exécuter sur place. Durant sa plaidoirie historique intitulée «L’Histoire m’acquittera», Fidel Castro, qui assure sa propre défense, dénonce les crimes de Batista et la misère dans laquelle vit le peuple cubain et présente son programme pour une Cuba libre basé sur la souveraineté nationale, l’indépendance économique et la justice sociale. Condamné à 15 ans de prison, Fidel Castro est libéré deux ans plus tard (1955), suite à une amnistie générale accordée par le régime de Batista. Il fonde le Mouvement du 26-Juillet (M 26-7) et fait part de son projet de poursuivre la lutte contre la dictature militaire avant de s’exiler au Mexique. Fidel Castro reçoit un entrainement militaire de la part du colonel de l’armée républicaine espagnole Alberto Bayo (1892–1967) exilé au Mexique et y organise l’expédition du Granma, en compagnie d’un médecin argentin nommé Ernesto «Ché» Guevara. En octobre 1955, afin de récolter des fonds nécessaires à l’expédition, Fidel Castro réalise une tournée aux États-Unis et se réunit avec les exilés cubains y compris l’ex-président Carlos Prío Socarrás. Le 2 décembre 1956, Fidel Castro embarque dans le port de Tuxpán au Mexique à bord du bateau Granma d’une capacité de 25 personnes. Les révolutionnaires sont 82 au total et mettent le cap sur Cuba avec l’objectif de déclencher une guerre de guérilla dans les montagnes de la Sierra Maestra. La traversée se transforme en cauchemar en raison des conditions climatiques adverses et de la surcharge du bateau. Après une traversée de sept jours, le 2 décembre 1956, la troupe débarque dans un marécage. Elle est dispersée par les tirs de l’aviation et pourchassée par 2.000 soldats de Batista qui attendaient les révolutionnaires. Quelques jours plus tard, à Cinco Palmas, Fidel Castro retrouve son frère Raúl Castro et 10 autres expéditionnaires. La guerre de guérilla débute et durera 25 mois. En février 1957, l’interview de Fidel Castro réalisée par Herbert Matthews du New York Times permet à l’opinion publique mondiale de découvrir l’existence d’une guérilla à Cuba. Batista avouera plus tard dans ses mémoires que grâce à ce scoop médiatique «Castro commençait à devenir un personnage de légende». En dépit des déclarations officielles de neutralité dans le conflit cubain, les États-Unis ont apporté leur soutien politique, économique et militaire à Batista. Malgré l’appui des USA et une écrasante supériorité en hommes et équipement, Batista ne put vaincre une guérilla composée de quelques centaines de guérilleros lors de l’offensive finale durant l’été 1958 («operación Verano») qui mobilisa plus de 10.000 soldats gouvernementaux. Le 23 décembre 1958, à une semaine du triomphe de la Révolution, alors que l’armée de Fulgencio Batista est en déroute malgré sa supériorité en hommes et en armes, a lieu la 392ème rencontre du Conseil de sécurité nationale, en présence du Président Eisenhower. Allen Dulles, directeur de la CIA, exprime clairement la position des États-Unis: «Nous devons empêcher la victoire de Castro». Le 28.12.1958, Ernesto «Ché» Guevara livre la bataille décisive de Santa Clara où il réussit à dérailler et à capturer un train blindé plein d’armement et à vaincre les forces gouvernementales en dépit de leur supériorité numérique écrasante (cf. infra). Le 1er janvier 1959 - soit cinq ans, cinq mois et cinq jours après l’attaque de la caserne Moncada du 26 juillet 1953 - fut déclaré le triomphe de la Révolution cubaine. Lors de la formation du gouvernement révolutionnaire en janvier 1959, Fidel Castro est nommé ministre des Forces armées. Il n’occupe ni la Présidence, dévolue au juge Manuel Urrutia, ni le poste de Premier Ministre, occupé par l’avocat José Miró Cardona. Les accueillent Les dignitaires de l’ancien régime, emportant dans leur fuite 424 millions de dollars du Trésor public, trouvent

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 17 prend la tête d'une armée rebelle en 1956 et renverse le dictateur Fulgencio Batista16 le 1er janvier 1959. Les anticastristes se réfugient aux Etats Unis. Le crédit de Castro auprès de la population cubaine est énorme. Un premier gouvernement temporaire est mis en place, associant toutes les forces d'opposition à Batista et avec comme président Manuel Urrutia. Ce gouvernement est reconnu par les États-Unis le 7 janvier 1959 et Fidel Castro est nommé Premier ministre en février 1959. Ce gouvernement a pour mission de préparer des élections dans les 18 mois. Cuba devra cependant affronter l'opposition croissante des États-Unis aux refuge aux États-Unis qui reconnaissent le nouveau gouvernement de Manuel Urrutia le 7 janvier 1959. En février 1959, le Premier Ministre Cardona, opposé aux réformes économiques et sociales, qu’il juge trop radicales (projet de réforme agraire), présente sa démission. Manuel Urrutia fait alors appel à Fidel Castro pour occuper le poste. En juillet 1959, face à l’opposition du Président Urrutia qui refuse de nouvelles réformes, Fidel Castro démissionne de son poste de Premier Ministre. D’immenses manifestations populaires éclatent alors à Cuba, exigeant le départ d’Urrutia et le retour de Fidel Castro. Le nouveau Président de la République Osvaldo Dorticós le nomme de nouveau Premier Ministre. Dès le départ, Fidel Castro fait montre de sa volonté d’entretenir de bonnes relations avec Washington. Néanmoins, lors de sa première visite aux États-Unis en avril 1959, le Président Eisenhower refuse de le recevoir et préfère aller jouer au golf. John F. Kennedy exprimera ses regrets à ce sujet: «Fidel Castro fait partie de l’héritage de Bolivar. Nous aurions dû faire un accueil plus chaleureux au jeune et fougueux rebelle lors de son triomphe». Fidel Castro ne se rapproche de Moscou qu’en février 1960 et n’acquiert des armes soviétiques qu’après s’être heurté au refus des États-Unis à cet égard. En mars 1960, l’administration Eisenhower prend la décision formelle de renverser Fidel Castro. Au total, le leader de la Révolution cubaine réchappera à non moins de 637 tentatives d’assassinat. En mars 1960, le sabotage par la CIA du navire français «La Coubre» chargé d’armes dans le port de La Havane fait plus d’une centaine de morts. Dans son discours en hommage aux victimes, Fidel Castro lance le slogan «La Patrie ou la mort» (patria o muerte) inspiré de celui de la Révolution française en 1793 «Liberté, égalité, fraternité ou la mort». Le 16 avril 1961, suite aux bombardements des principaux aéroports du pays par la CIA, prélude de l’invasion de la Baie des Cochons, Fidel Castro déclare le caractère «socialiste» de la Révolution cubaine. 16 Rubén Fulgencio Batista y Zaldívar (16 janvier 1901 – 6 août 1973) est un militaire et homme d'Etat cubain, d'abord éminence grise de la junte militaire qui dirigea Cuba de 1933 à 1940, puis président de la république de 1940 à 1944. En 1944, il tente de renouveler son mandat, mais est battu par son vieil adversaire, Ramón Grau San Martín du Parti révolutionnaire cubain. En 1948, il est néanmoins élu sénateur au Sénat de Cuba. En 1952, il se présente de nouveau aux élections, mais les sondages lui sont nettement défavorables, le plaçant derrière Roberto Agramonte et Aurelio Hevia. Fortement hostile notamment à la nomination annoncée du colonel Ramón Barquín à la tête des forces armées de Cuba, Batista fomente un coup d'État qui a lieu le 10 mars 1952, soutenu par une frange nationaliste de l'armée. Pendant deux ans, il est le président par intérim. Si le nouveau gouvernement est rapidement reconnu par plusieurs pays, dont les États-Unis, il est cependant contesté à l'intérieur. Ainsi, le 26 juillet 1953, des rebelles menés par un avocat, Fidel Castro, tentent sans succès de prendre d'assaut la caserne de Moncada, à Santiago de Cuba. Trois partisans de Castro meurent au combat, 68 autres sont exécutés sommairement. Castro est lui-même arrêté, mais bénéficie d'une intervention de l'archevêque de Santiago qui lui évite l'exécution. Deux ans plus tard, il est amnistié par Batista et exilé au Mexique, où il prépare la révolution cubaine avec Ernesto «Ché» Guevara. En 1954, Batista se fait élire président de la république sans opposition après le retrait de l'ex-président Ramon Grau San Martin qui appelle au boycott, pour protester contre la corruption du régime. Castro revient à Cuba dès novembre 1956 sur le Granma, un petit yacht en mauvais état qui résiste mal au mauvais temps qui sévit durant le voyage, et reprend ses activités révolutionnaires pour déposer Batista, soutenu par une partie croissante de la population, notamment dans la province d’Oriente. En mai 1958, Batista lance 12.000 hommes contre la guérilla castriste lors de l’«offensive d’été» qui échoue trois mois plus tard. Castro mène alors une contre-offensive qui débouche sur une guerre civile le long de la Sierra Maestra dans l’est jusqu’au centre du pays. Le 29.12.1958, Ernesto «Ché» Guevara remporte une brillante victoire militaire lors de la bataille de Santa Clara où les forces rebelles déraillent et s’emparent d’un train blindé composé de 2 locomotives et de 18 wagons, avec à bord 408 officiers et soldats gouvernementaux et un puissant armement. La bataille de Santa Clara est une victoire décisive qui entraîne directement la chute de Batista. Apprenant que ses généraux négocient une paix séparée avec les dirigeants guérilleros, le dictateur prend la décision de fuir le 1er janvier 1959 en République dominicaine, accompagné de sa famille, de quelques fonctionnaires, avec parmi eux le président Andrés Rivero Agüero et son frère le maire de La Havane. Son départ est suivi par l'entrée triomphante à La Havane de quelques milliers de guérilleros de Fidel Castro. Un nouveau président, Manuel Urrutia, est nommé; Fidel Castro devient commandant en chef de l'armée, puis Premier ministre le 16 février 1959. Batista passa le reste de sa vie en exil, d'abord au Portugal, puis en Espagne à Guadalmina près de Marbella, où il mourut le 6 août 1973 d'une crise cardiaque.

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 18 réformes nationalistes que Castro veut amener. En effet, après la chute du régime de Batista, Castro sera rapidement confronté à un choix déterminant, soit renoncer aux réformes nationalistes désirées ou s'orienter vers la nationalisation complète de l'industrie, des banques et vers la réforme agraire. Le gouvernement de Castro s'orientera vers la seconde possibilité.

Mais une tension se développe alors qu'il commence à exproprier des industries américaines, telles que «United Fruit C°». En avril 1959, Castro rencontre le vice-président Richard Nixon à la Maison-Blanche. On raconte que le président Eisenhower évita Castro, prétextant une partie de golf, pour laisser Nixon discuter avec lui et déterminer s'il était communiste ou pas. La politique économique de Castro avait inquiété Washington, qui pensait qu'il avait fait allégeance à l'Union soviétique. À la suite de cette rencontre, Nixon expliqua que Castro était naïf, mais pas forcément communiste.

Le 17 mars 1960, le gouvernement Eisenhower a pris la décision formelle de renverser le gouvernement cubain. Cette nouvelle politique se base sur plusieurs piliers: l'annulation de la quote-part sucrière cubaine, la fin des livraisons de ressources énergétiques telles que le pétrole, la poursuite de l'embargo sur les armes imposé en mars 1958 et la mise en place d'une campagne de terrorisme et de sabotage, ainsi que l'organisation d'une force paramilitaire composée des exilés cubains anticastristes destinée à envahir l'île et destituer Fidel Castro. Face aux actions menées par les Américains, en avril 1960, Castro signe un accord avec l'URSS pour l'achat de pétrole à la suite du refus du gouvernement des États-Unis de livrer les raffineries américaines implantées à Cuba. Lors des premières livraisons de pétrole par l'URSS, le refus de ces compagnies de raffiner ce pétrole conformément aux directives de l'administration Eisenhower, entraîne leur nationalisation automatique. Les États-Unis suppriment alors l'importation du sucre cubain, lequel représentait 80 % des exportations de Cuba vers ce pays et employait près de 25 % de la population. À la grande inquiétude de l'administration Eisenhower, Cuba resserre progressivement les liens avec l'Union soviétique. Nombre de conventions sont signées entre Fidel Castro et Nikita Khrouchtchev concernant une aide substantielle soviétique en matière économique et militaire.

Cependant, les renseignements des services de sécurité cubains qui avaient infiltré des agents doubles au sein des exilés, avec la collaboration du KGB, permet aux autorités cubaines d'être informées longtemps à l'avance de la préparation de ce débarquement. Le matin du samedi 15 avril 1961, six bombardiers américains B26 peints aux couleurs cubaines, en violation des conventions internationales, décollent du Nicaragua et attaquent les bases aériennes de La Havane et de Santiago (sud). La plupart des appareils de l'armée cubaine, plus de nombreux avions civils, sont détruits au sol. Seuls neuf appareils cubains qui n'étaient pas au sol sont restés intacts et joueront un rôle décisif 48 heures après. Le débarquement de la «Brigade 2506», composée de 1.400 exilés cubains financés et entraînés par la CIA dans un camp au Guatemala, sous la direction des agents Grayston Lynch et William Robertson, a lieu le 17 avril vers 1 h 15, sur la côte sud de Cuba, en deux endroits, à Playa Larga et Playa Girón, c'est-à-dire au fond et à l’entrée orientale de la baie des Cochons, à 202 km au sud-est de La Havane.

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La flotte de débarquement, étiquetée «Force expéditionnaire cubaine», comprenait cinq cargos de 2.400t, loués par la CIA à la Garcia Line (compagnie notoirement anti- castriste) et suréquipés en canons anti-aériens. Ils voguaient sous pavillon libérien. Ils étaient accompagnés de deux barges de débarquement (datant de la guerre) achetés à la Zapata Corporation de Georges Bush père. Ils voguaient sous pavillon nicaraguayen. Au large, de nombreux bâtiments de guerre américains sont destinés à escorter la flottille de débarquement et consolider la tête de pont. La CIA pense que le débarquement va provoquer un soulèvement populaire contre Castro. Or, il n'en est rien, les exilés cubains ont débarqué dans une région agricole dont les habitants avaient bénéficié des réformes agraires mises en place par le gouvernement de Castro et ne reçoivent pas le soutien attendu de la part des populations locales. L'intervention de la milice et des troupes de Fidel Castro, appuyés par la dizaine d'avions militaires cubains encore en état, mettent l'envahisseur en déroute et les combattants anticastristes se rendent à l'armée cubaine le 19 avril 1961 qui en fait des prisonniers. Kennedy doit négocier leur libération. Elle sera obtenue après 20 mois de négociations au prix de 53 millions USD en nourriture et médicaments. Deux navires de la marine américaine, venus en support, sont coulés par l'aviation cubaine et neuf personnes sont exécutées à la suite de cet échec. Castro, qui dirige personnellement les opérations sur le champ de bataille, y gagne une popularité supplémentaire auprès des Cubains.

Planifiée sous l’administration de Dwight Eisenhower, l'opération était lancée au début du mandat de John F. Kennedy (entré en fonction le 20.01.1961). Mal informé et à la lumière de la tournure des évènements, le Président Kennedy retire au dernier moment son soutien à l'opération et refuse tout appui aérien. Kennedy, dans un discours, se déclare seul responsable du désastre, mais en privé, il déclare que la CIA lui a menti et l'a manipulé pour qu'il donne l'ordre de l'invasion totale de Cuba. Allen Welsh Dulles, directeur de la CIA, sera limogé et le reste du mandat de Kennedy sera marqué par une méfiance envers la CIA17.

17 Le 29 novembre 1963, soit sept jours après l’assassinat de John F. Kennedy (JFK), le nouveau président américain Lyndon Johnson (LBJ), vice-président de JFK, crée la Commission Warren, et la charge d'enquêter sur le crime. La commission nommée par le Président travaille et remet son rapport au Président, ce qui paraît bizarre que ce ne soit pas la justice saisie de l'affaire. Présidée par Earl Warren (1891-1974), alors président de la Cour suprême des États-Unis, cette commission est composée des 7 membres parmi lesquels Allen Welsh Dulles (1893-1969), ancien directeur de la CIA licencié par JFK après le désastre de la Baie des Cochons. Dulles est renvoyé par Kennedy notamment pour sa participation à la préparation de l'audacieux document «Opération Northwoods» dont le but était d'utiliser la CIA dans des attaques réelles ou simulées et d'en accuser Cuba, dans le but d'obtenir un support populaire pour une guerre avec ce pays. Malgré sa connaissance de plusieurs projets d'assassinats par la CIA, la mafia et les anticastristes envers Fidel Castro (Opération Mangouste), dans aucun document qu'il ne remit aux autorités d'enquête, Dulles ne mentionne aucun de ces faits durant la commission d'enquête qui se déroula de 1963 à 1964. Parmi les nombreuses théories sur l'assassinat de JFK, une prétend que Dulles s'est allié à LBJ et la mafia de Chicago (Giancana); le crime est parfait, puisque Lyndon Johnson est nommé président suite à la mort de JFK, et c'est lui qui nomme Dulles chef de l'enquête sur l'assassinat de JFK..., ainsi la vérité ne sera jamais faite sur le crime. En 1969, Dulles meurt d'une grippe, et d'une complication par pneumonie, à l'âge de 75 ans. Personnage hautement controversé et complexe, réputé de connaître et de garder très bien les secrets, Dulles fut nommé par Eisenhower directeur de la CIA pendant la guerre froide. Fidèle à la doctrine Truman, il a renversé des gouvernements démocratiquement élus dont il pensait qu'ils s'allieraient peu ou prou au bloc soviétique (URSS). Ainsi, à travers des opérations secrètes (black operations), il a fait emprisonner le premier ministre élu d'Iran Mohammad Mossadegh en 1953, puis le président du Guatemala Jacobo Arbenz en 1954, également élu démocratiquement. Dans le cas de Mossadegh, il s'agit de donner le pétrole iranien à British Petroleum; dans le cas d'Arbenz, il s'agit d'empêcher une taxe d'entrer en vigueur sur les bananes exportées par United Fruit C°. La CIA paraît ainsi davantage servir les intérêts financiers des grands

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L'opération d’invasion ratée a poussé le gouvernement cubain à s'allier ouvertement à l'URSS, et a constitué une humiliation internationale pour les États-Unis. Elle est aussi la cause directe de la crise des missiles de Cuba l'année suivante. La crise des missiles de Cuba est une suite d'événements survenus du 14 au 28 octobre 1962, qui ont opposé les États-Unis et l'Union soviétique au sujet des missiles nucléaires soviétiques pointés sur le territoire des États-Unis depuis l'île de Cuba, et qui ont mené les deux blocs au bord de la guerre nucléaire.

En novembre 1961, les États-Unis déploient 15 missiles Jupiter en Turquie et 30 autres en Italie, lesquels sont capables d'atteindre le territoire soviétique. Commence également, le 7 février 1962, l'embargo des États-Unis contre Cuba, encore en vigueur aujourd'hui. Des manœuvres militaires maritimes américaines étaient aussi en préparation pour l'automne 1962 destinées à renverser «un tyran nommé Ortsac» (anagramme transparent). Elles seront transformées après la découverte des missiles soviétiques en dispositif de blocus.

En mai 1962, Nikita Khrouchtchev déclenche l'Opération «Anadyr»: il envoie 50.000 soldats, trente-six missiles nucléaires SS-4 et deux SS-5, ainsi que quatre sous-marins nucléaires à Cuba pour empêcher les États-Unis d'envahir l'île. Cuba se trouve à moins de 200 km de la Floride, ce qui rend le territoire des États-Unis vulnérable à ses missiles, ceux-ci ne pouvant être détectés suffisamment à l'avance pour garantir la riposte immédiate exigée par la politique de dissuasion. En 12 minutes, toutes les villes de la côte est des Etats Unis pouvaient être détruites. Cette opération s'est faite dans le plus grand secret, mais les avions U2 d’espionnage américains ont rapidement tout découvert. On est entré à partir de là dans la guerre froide.

Le 2 octobre 1962 débute l'Opération «Kama»: quatre sous-marins d'attaque diesel- électrique de classe Foxtrot de la marine soviétique appareillent de la presqu'île de Kola, avec à leur bord des torpilles nucléaires (à noter que la nature nucléaire de ces torpilles ne fut révélée qu'en 2001). Leurs commandants avaient pour mission de rejoindre le convoi de cargos soviétiques qui faisait route vers Cuba, avec à leur bord les missiles nucléaires destinés à compléter le dispositif déjà en place sur l'île. Ils avaient pour mission de protéger le convoi, si besoin au prix du torpillage des navires qui tenteraient de s'interposer.

Kennedy lance un discours à la nation américaine et au reste du monde à propos de cette «agression» de la part de l'URSS le 22 octobre 1962. Kennedy veut montrer que c'est l'URSS qui aura la responsabilité de la guerre, s'il y en a. Le 24 octobre, à 10 h, le blocus américain est en place. Dès le 25 octobre Khrouchtchev entame des négociations secrètes avec Kennedy pour essayer de donner une sortie honorable pour l'URSS qui ne veut pas perdre la face. L'URSS demande que les Etats Unis reconnaissent le régime de Castro et qu’ils s'engagent à ne pas tenter de le renverser, en contrepartie les missiles seront retirés. De leur côté les Etats Unis s’engagent à démonter leurs 15 fusées PGM-19 Jupiter installées en Turquie (et donc pointées vers le bloc de l'Est). De cette manière l'URSS ressort comme voulant éviter la guerre. Le 26 octobre 1961, les fusées soviétiques sont enlevées.

groupes plutôt que la démocratie et la liberté principes prônées par les USA. En tant que directeur de la CIA, il est aussi impliqué dans un projet d'assassinat de Patrice Lumumba à Congo (1961).

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Moment paroxystique de la guerre froide, la crise de Cuba souligna les limites de la coexistence pacifique et se solda par un retrait de l'URSS en échange d'une concession publique et de deux promesses confidentielles accordées par l'administration Kennedy. En apparence mineure à l'époque, elles ont été considérées dans les décennies suivantes comme très contraignantes pour la politique extérieure des États-Unis. Le retrait des armements de Cuba fut présenté par les médias occidentaux comme un gros succès personnel de Kennedy. Son assassinat à Dallas le 22 novembre 1963 sera également l'un des points marquants et des plus dramatiques de la guerre froide. Par contre, au sein de l'URSS, la crise résulte à une perte de crédit de Khrouchtchev qui va accélérer son renvoi (1964). Un «téléphone rouge» reliant directement la Maison Blanche au Kremlin fut installé après la crise afin de pouvoir établir une communication directe entre les deux chefs d'état soviétique et américain et éviter qu'une nouvelle crise de ce style ne débouche sur une impasse diplomatique, voire sur une guerre nucléaire. La résolution de cette crise ouvrit la voie à une nouvelle période de la guerre froide, la «Détente».

2.2 Un nouvel équilibre

Il passe par une volonté des deux grandes puissances de limiter les armements nucléaires. Le 1er juin 1972, l'accord SALT118 est signé. Objectif: limiter la course aux armements, élimination des missiles stratégiques.

La Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe se réunit à Helsinki de 1973 à 1975. Elle rassemble les États-Unis, l'URSS, le Canada et les États européens de l'Est et de l'Ouest, à l'exception de l'Albanie. Les accords issus de cette conférence affirment l'inviolabilité des frontières nées de la Seconde Guerre mondiale. Ils encouragent la coopération entre les pays et affirment l'obligation de respecter les Droits de l'Homme et les libertés fondamentales. Ils constituent le point d'orgue de la Détente.

L'ère de l'affrontement direct est révolue. Les conflits restent des conflits locaux dans les marges d'influence (Vietnam et Moyen Orient). Un équilibre sur l'armement est entendu. Il y a avantage quantitatif du côté du pacte de Varsovie, mais il y a avantage qualitatif du côté de l'OTAN. Cet équilibre dure jusqu'aux années 80 jusque qu'à ce que l'URSS rattrape son retard en construisant des vecteurs à têtes multiples. L'équilibre est alors remis en question, et le déséquilibre est favorable aux soviétiques.

2.2.1 La détente

La Détente désigne la phase de la guerre froide qui s'étend entre la crise des missiles de Cuba (1962) et la «guerre fraîche», qui commence avec la 1ère guerre d' (1979) et l'arrivée de Ronald Reagan au pouvoir (début 1981). Pour d’autres, la Conférence d’Helsinki en 1975 marque la fin de la détente qui sera reprise en 1985 avec l’arrivée de

18 Les négociations sur la limitation des armes stratégiques, mieux connues par l'acronyme SALT, abréviation de l'anglais «Strategic Arms Limitation Talks», sont les noms donnés aux processus de négociations entamés en 1969 entre les États-Unis et l'URSS, qui aboutissent à la conclusion des traités de SALT I en 1972 et SALT II en 1979. Ces accords complètent celui du 20 juin 1963 (le «téléphone rouge») et vise à empêcher le déclenchement d'une guerre nucléaire «par malentendu ou accident»

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Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir. Elle fait suite au principe de la coexistence pacifique, et est marquée par une limitation de la course aux armements nucléaires (accords SALT 1 en 1972) et le refus de l'affrontement direct au profit de luttes de pouvoir et de guerres sur des terrains «périphériques» (cf. notamment la guerre de Vietnam, 1964-1975). La Détente ne sous-entend pas seulement une reconnaissance mutuelle entre les pays de l'OTAN et le bloc de l'Est, mais implique des négociations continues, des accords diplomatiques et des échanges commerciaux voire culturels entre les deux camps. Les relations entre les deux Allemagne s’améliorent. En 1971, les États-Unis reconnaissent la Chine communiste. En 1975, la conférence d’Helsinki confirme cette détente en confirmant les frontières issues de la guerre, ainsi que le respect des droits de l’Homme par les pays européens, dont l’URSS.

Toutefois, des voix discordantes se font entendre au sein des blocs: À l’Ouest, la France du général De Gaulle sort de l’OTAN en 196619. À l’Est, l’armée Rouge réprime en Tchécoslovaquie, en 1968, le « Printemps de Prague ».

2.2.2 La modification des sphères d'influence

 L’agrandissement de la sphère d'influence soviétique

Après la guerre du Vietnam, la présidence de Carter (20 janvier 1977 – 20 janvier 1981) correspond à un certain effacement des Etats Unis.

L'URSS en profite en développant sa flotte de guerre et en tentant de s'implanter en Afrique par l'intermédiaire des Cubains. En effet les Cubains animent les guérillas en Afrique et sont à l'origine de nombreuses opérations militaires aux pays récemment décolonisés. C'est ainsi que l'Angola, l'Ethiopie et le Mozambique basculent dans le camp communiste. Mais le principal problème surgit au Nicaragua où s'installe un régime marxiste alors que l’Amérique centrale est normalement considérée une zone américaine. L'URSS intervient également en Afghanistan pour aider le régime de Kaboul en 1979. Dans les années 80, la sphère d'influence soviétique s'est considérablement accrue, mais en même temps les Soviétiques ont de plus en plus de difficultés à imposer leur volonté aux pays satellites (Europe de l'Est). La Hongrie libéralise peu à peu son économie, le syndicat indépendant "Solidarność"20 se développe en Pologne, la Roumanie ne boycotte pas les Jeux Olympiques de Los Angeles.

19 Bien qu’elle en soit un des membres fondateurs, la France quitte, sous la présidence de Charles de Gaulle, la structure militaire intégrée de l’OTAN en 1966 au nom de son indépendance nationale. S’ensuivent trois décennies de collaboration plus ou moins étroite pendant laquelle la France occupe une place à part au sein de l’Alliance atlantique. Un rapprochement s’opère en décembre 1995, sous la présidence de Jacques Chirac, la France décidant alors de rejoindre le conseil des ministres et le comité militaire de l’Alliance atlantique. Mais c’est après le vote le 17 mars 2009 de l’Assemblée nationale que la France réintègre totalement l’OTAN à travers son retour dans le commandement militaire intégré. Cette réintégration suscite alors nombre de critiques de l’opposition de gauche, mais également au sein de la droite au pouvoir. Depuis cette date, la France contribue aux réflexions visant à réformer l’alliance militaire. Elle participe également à ses actions militaires au Kosovo, en Afghanistan et en Libye, suscitant aussi des controverses au sein de la classe politique. 20 Surpris par l'élection du cardinal polonais Karol Józef Wojtyła comme pape Jean-Paul II le 16 octobre 1978, les dirigeants soviétiques croient à un complot américain orchestré par Zbigniew Brzeziński, le conseiller du président Carter. Ce sentiment est renforcé par le soutien apporté par le pape au syndicat polonais Solidarność à partir de l'été 1980 qui porte la subversion au cœur du dispositif géopolitique de l'Union soviétique en Europe. Walesa affiche des posters de Jean-Paul II sur les grilles des chantiers navals de Gdansk (ex-Danzig) qui le placent en position d'arbitre de la crise et aboutissent à la signature de l'Accord de Gdansk du 31 août 1980.

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 Le rétablissement des Etats Unis – La «Guerre fraîche»

Il est le fait du changement présidentiel en 1981 avec l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir (20 janvier 1981–20 janvier 1989)21. C'est d’abord un redressement psychologique car les Etats Unis ont envie de "remonter la pente", mais aussi un redressement tout court car ils ont alors une très grande volonté de rattraper leur retard face à l'URSS par l'armement. Décrivant publiquement l'Union soviétique comme un «empire du Mal», Reagan soutient les mouvements anti-communistes dans le monde entier et renonce à la politique de détente en augmentant massivement les dépenses militaires et en relançant une course aux armements avec l'URSS. Il relança le programme du Rockwell B-1 Lancer qui avait été annulé par l'administration Carter et lança la production du missile MX156. En réponse au déploiement par les soviétiques des missiles SS-20, Reagan supervisa le déploiement des missiles Pershing II et Cruise de l'OTAN en Allemagne de l'Ouest. Sous une politique qui fut appelée «doctrine Reagan», Reagan et son administration mirent en place une aide dissimulée voire officielle à des groupes de guérilla anti-communistes pour "refouler" les gouvernements soutenus par Moscou en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Reagan déploya la «Special Activities Division» de la CIA en Afghanistan et au . Ils jouèrent un rôle important dans l'entrainement, l'équipement et la direction des moudjahidines22 contre l'armée soviétique durant la 1e Guerre d’Afghanistan (1979-1989)23. Le programme d'opérations secrètes du

21 Ronald Reagan (né le 6 février 1911 à Tampico, Illinois et mort le 5 juin 2004 à Los Angeles, Californie) est l'homme le plus âgé à avoir été élu à la présidence (il avait 69 ans). Acteur de Hollywood (1937-1964), il commença sa carrière politique en tant que démocrate, mais rallie le Parti républicain en 1962. Il devient Gouverneur de Californie de 1967 à 1975 (deux mandats), puis il entre en compétition avec le président en fonction Gerald Ford pour obtenir la nomination du parti républicain en vue de l'élection présidentielle. Ford obtint la nomination avec 1.187 délégués contre 1.070 pour Reagan. Ford perdit néanmoins l'élection de 1976 face au démocrate Jimmy Carter. Lors de l’élection présidentielle de 1980, Reagan entre en compétition avec le président sortant Jimmy Carter. Il choisit George H.W. Bush, pour devenir son colistier. Reagan remporta l'élection de 1980 en rassemblant 44 états et 489 votes de grands électeurs, contre 49 seulement pour Carter. En novembre, Reagan remporta 49 des 50 états américains. L'adversaire démocrate de Reagan lors de l'élection présidentielle de 1984 était l'ancien vice-président Walter Mondale. Reagan arriva en tête que dans tous les états sauf à celui du Minnesota et à Washington D.C. Reagan gagna 525 votes au Collège électoral, plus que tout autre candidat dans l'histoire électorale américaine. 22 Combattants de la foi musulmane qui s'engagent dans le Djihâd (terme arabe signifiant «exercer une force», «s'efforcer» ou «tâcher». Le philosophe, théologien islamique et juriste musulman andalou du XIIe siècle, Averroès ou Ibn Rochd de Cordoue (1126-1198), classe le Djihâd dans quatre catégories: par le cœur, par la langue, par la main et par l'épée. Selon le philosophe et théologien traditionniste musulman Ibn Al-Qayyim (1292- 1350), le Djihâd se subdivise à quatre catégories: le Djihâd contre son égo; le Djihâd contre Satan; le Djihâd contre les infidèles; et le Djihâd contre les hypocrites. Il souligne que contre les infidèles prime la lutte avec les mains. Le Djihād de la main implique la lutte avec l'épée. Les conditions nécessaires pour que le Djihâd par l’épée (par les armes) devienne une obligation pour chaque musulman (fard ʿayn) sont : - Quand les non-musulmans envahissent une terre musulmane. - Quand les non-musulmans capturent et emprisonnent un groupe de musulmans. - Quand les lignes de bataille commencent à se rapprocher. - Quand l'imam appelle une personne ou un peuple pour se lancer au combat. Le Djihâd peut être mené contre les infidèles (kûffar) ou contre des factions de musulmans considérées comme opposantes et révoltées. 23 La première guerre d'Afghanistan de l'histoire contemporaine a opposé, du 27 décembre 1979 au 15 février 1989, l'armée de l'URSS, aux moudjahidines («guerriers saints»). L'invasion soviétique s’inscrit dans le contexte de la guerre froide. Face aux États-Unis qui soutiennent le Pakistan, l’URSS soutient l’Afghanistan qui avait, depuis 1919, des revendications territoriales sur les régions à majorité pachtoune du Pakistan dont l'acquisition aurait permis à l’Afghanistan de se désenclaver en possédant un accès à la mer d'Arabie. Le 27 avril 1978 en Afghanistan a commencé la révolution, avec pour résultat l'arrivée au pouvoir du Parti démocratique populaire d'Afghanistan (PDPA), d'obédience marxiste, qui a proclamé le pays «République démocratique d'Afghanistan»

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 24 président Reagan a été crédité pour avoir contribué à mettre fin à l'occupation soviétique de l'Afghanistan, même si les États-Unis n’ont pas réussi à récupérer les armements notamment les lance-missiles «Stinger»24, qu’ils avaient fournis aux moudjahidines et qui se révéleront une menace lors de la 2e Guerre d'Afghanistan dans les années 200025.

(DRA). Une série de réformes collectivistes et sociales (imposition d'un athéisme d'État, alphabétisation, droit des femmes, réformes agraires…) qui contrarient les coutumes conservatrices afghanes, ainsi qu'une politique répressive envers les élites et classes moyennes du pays sont mis en place. Le 14 septembre, le président afghan Nour Mohammad Taraki, très favorable à Moscou, est assassiné par son concurrent premier ministre Hafizullah Amin, qui lui succède et prend ses distances avec Moscou. De plus, l’Iran de Khomeiny, hostile au «grand Satan» américain, déteste tout autant l’Union soviétique et suscite l’inquiétude de Moscou de voir s’étendre la contestation religieuse en Asie centrale soviétique. En mars 1979, un mois seulement après la révolution iranienne, la ville d’Hérat s'était soulevée contre le régime communiste de Kaboul; les services soviétiques y avaient vu la main de Téhéran. Toutes ces raisons poussent Moscou à intervenir. Le 25 décembre 1979, l’Armée Rouge entre en Afghanistan. Deux jours plus tard, le président Hafizullah Amin, est exécuté et remplacé par son rival au sein du Parti communiste afghan, Babrak Karmal. Le 22 février 1980, Loi martiale et couvre-feu sont instaurés. Le 14 mars, un accord entre Afghans et Soviétiques officialise la présence militaire soviétique. Durant les trois premières années, les Soviétiques étendent leur contrôle sur le pays et augmentent leurs effectifs sur place, passant de 85.000 hommes en mars 1980 à 118.000 hommes y compris les détachements KGB. Les Soviétiques voulaient tenir les villes et axes de communications laissant l'éradication des rebelles à l'armée afghane. Mais ils font face à la désertion des deux tiers des effectifs de cette dernière (120.000 hommes). Une vive résistance nationale se met en place face à l’occupant soviétique qui ne s’attendait pas à une telle réaction. De plus cette agression soulève une grande émotion dans l’ensemble de la résistance afghane moudjahidine, soutenue et financée entre autres par la CIA et autres services secrets occidentaux. Des réseaux se mettent en place pour acheminer armes et volontaires venant du Maghreb, de la péninsule arabique, d'Égypte, du Levant voire d'Europe, le Pakistan devenant une base arrière. Bien que les forces russes aient de l'équipement moderne, les rebelles étaient aussi bien armés, ils avaient du support local et opéraient avec efficacité sur le terrain montagneux. En 1984-1985, les Soviétiques l'emportent sur les moudjahidines relégués dans leurs montagnes. En 1985, les moudjahidines commencent à recevoir des missiles sol-air FIM-92 Stinger, ce qui fait perdre aux Russes le contrôle du ciel, bouleversant l'équilibre des forces. Lorsque Mikhaïl Gorbatchev prend le pouvoir en 1985, il voit la guerre comme étant trop coûteuse, pas populaire et impossible de gagner. En 1986 Mohammed Nadjibullah remplace Babrak Karmal à la tête de l'État afghan et veut négocier avec les rebelles en suivant un processus de réconciliation nationale sur le principe d'une perestroïka afghane. En mai 1988, l'Afghanistan, le Pakistan, les États-Unis et l'URSS signèrent des accords mettant fin à l'intervention étrangère en Afghanistan. La retraite russe fut complète en février 1989. Au total, durant leurs 110 mois de présence militaire, plus de 900.000 Soviétiques servirent en Afghanistan, dont environ 14.500 ont été tués. Du point de vue équipement, 800 hélicoptères et avions, 1.500 blindés et plusieurs milliers de véhicules ont été détruits. Le coût financier pour l’URSS est estimé à plus de 20 milliards de dollars. Les pertes afghanes (tous bords confondus) sont estimées à 1.242.000 morts dont 80 % de civils. On estime que 30 % de la population (15 millions) avait quitté le pays ou s’était déplacée à l’intérieur des frontières Du fait de l'implication des États-Unis et de l'URSS, cette guerre est considérée comme une des dernières crises de la guerre froide. Durant les dix ans de la 1e guerre d'Afghanistan, les États-Unis, via entre autres l'opération «Cyclone» de la CIA, ont dépensé 3,3 milliards de dollars américains et l'Arabie saoudite presque autant, pour alimenter la résistance antisoviétique et anticommuniste incarnée par les moudjahidines de Hekmatyar et de Oussama ben Laden. Milton Bearden, le chef de l'antenne locale de la CIA au Pakistan de 1986 à 1989, évalue le flux des volontaires arabes à environ 25.000, dont la moitié de combattants. Après le départ de l’armée soviétique, la République démocratique d'Afghanistan a continué à recevoir une aide soviétique, qui a été supprimée en août 1991, après l’arrivée au pouvoir de Boris Eltsine, laissant les communistes afghans se défendre seuls contre les moudjahidines. Le gouvernement procommuniste tombe et Nadjibullah tente de fuir Kaboul le 17 avril 1992 sans succès. Il trouvera par la suite refuge dans un bâtiment des Nations unies jusqu'en 1996 avant d'être capturé et exécuté plus tard par les . Le 30 avril 1992, alors que les combats débutent entre les factions rivales de moudjahidines pour le contrôle de la capitale, la République démocratique d'Afghanistan est officiellement dissoute et l'État islamique d'Afghanistan est proclamé par l'Alliance du Nord (dirigée par Massoud). En 1996, les Talibans prendront le pouvoir sur l'Alliance du Nord et proclameront l'Émirat islamique d'Afghanistan, qui provoquera une intervention de l'OTAN cinq ans plus tard dans le cadre de la guerre contre le terrorisme lancée par le gouvernement américain de George W. Bush en réponse aux attentats du 11 septembre 2001. 24 Le FIM-92 Stinger est un lance-missile sol-air à courte portée américain (fabriqué par «Raytheon Electronic Systems» dans son usine de Tucson, Arizona), utilisé pour atteindre les hélicoptères ou les avions de combat à basse altitude. Il est du type «tire et oublie», terme signifiant qu'une fois tiré correctement, le missile atteint sa

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cible de manière autonome. Il s'en distingue par de plus grandes possibilités opérationnelles, une meilleure portée et une maniabilité plus grande. Il est doté d'un système d'identification de cible et est moins sensible aux contre-mesures ennemies. Le tireur repère sa cible visuellement, l'aligne avec le viseur du lanceur, et l'interroge à l'aide du système IFF (pour «Identification Friend or Foe» - système d'identification ami-ennemi) qu'il porte à la ceinture. Si l'appareil est hostile, l'IFF le signale et le tireur peut lancer le missile. Ce dernier atteint son objectif dans plus de 95 % des cas, sans aucune autre intervention humaine Cette arme est bien connue du grand public en raison de sa diffusion aux «moudjahidines» pour combattre les troupes soviétiques qui faisaient un grand usage des hélicoptères et de l'appui feu aérien au cours de la 1re guerre d'Afghanistan. Si l'opération fut un réel succès qui permit d'inverser le rapport de force de ce conflit, des «Stingers» se retrouvèrent bientôt disponibles chez les trafiquants d'armes et les terroristes ayant l'intention de les employer contre des appareils civils. 25 La seconde guerre d'Afghanistan de l'histoire contemporaine oppose, à partir d’octobre 2001, les États-Unis, avec la contribution militaire de l'Alliance du Nord (un groupe armé musulman afghan qui fut dirigée par le commandant Massoud jusqu'à son assassinat le 09.09.2001) et d'autres pays occidentaux (Royaume-Uni, Canada, France, etc.), au régime qui avait succédé le régime communiste après le départ des Soviétiques en 1989. Cette guerre s'inscrit dans la «guerre contre le terrorisme» déclarée par l'administration Bush à la suite des attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington. Le but de l'invasion selon les États-Unis et leurs alliés était de capturer Oussama Ben Laden, détruire l'organisation Al-Qaïda qui possédait des bases dans le pays avec la bénédiction des talibans, et renverser ces derniers. La campagne initiale chassa les talibans du pouvoir, permettant l'instauration d'un gouvernement provisoire dirigé par Hamid Karzai à la suite des accords de Bonn de décembre 2001. Les talibans engagèrent alors une guérilla contre la Force Internationale d'Assistance et de Sécurité (FIAS) qui regroupe les forces armées étrangères sous commandement de l'OTAN. Le gouvernement afghan de Karzaï, qui a été élu président en octobre 2004 et réélu en 2009, jouit d’une légitimité affaiblie suite à des fraudes électorales et fait l’objet de nombreuses critiques pour incompétence et corruption. La production afghane d'opium continue à représenter plus de 90% de la production mondiale. À la fin 2009, un rapport de l'UNODC annonce que le trafic des opiacés générait 3,4 milliards de dollars de revenus en Afghanistan. Les talibans tirent de ce trafic environ 125 millions de dollars, une faible en comparaison avec les 600-700 millions de dollars tirés par les paysans afghans, alors que le gros de ces revenus (plus de 2,5 milliards de dollars) est capté par les officiels du gouvernement, la police et les autorités locales et régionales contribuant ainsi à alimenter la très forte corruption du pays. En janvier 2009, le «Think tank International Council on Security and Development» a estimé dans un rapport que les talibans étaient actifs dans environ 72 % du territoire afghan. Les deux camps se livrent à de nombreuses violations du droit international. D'un côté, les talibans qui assassinent les fonctionnaires gouvernementaux, commettent des prises d'otages et attaquent le système éducatif visant à empêcher les filles d’être scolarisées. De l'autre côté, la Coalition, et les États-Unis en particulier, font l'objet de nombreux rapports de la part des organisations de défense des droits de l'Homme. L'utilisation excessive de la force, les arrestations arbitraires les centres de détention clandestins, les mauvais traitements voire la torture ou la mort en détention ont ainsi été largement relevés en Afghanistan. De plus, la Coalition est l'auteur de nombreuses frappes aériennes meurtrières pour les civils afghans. Entre 2001 et avril 2009, l’US Air Force a largué 12.742 tonnes de bombes sur l’Afghanistan. Il y a un manque de statistiques fiables sur les pertes des belligérants. De 2001 à 2014 les pertes de la Coalition seraient de 3.452 tués, dont 2.331 américains et de 32.900 blessés, dont 19.798 américains. Les pertes du gouvernement central en octobre 2009 seraient au moins 5.500 tués depuis le début des hostilités. En mai 2008, selon les estimations du gouvernement afghan et de la Coalition, environ 20.000 combattants talibans avaient été tués. En 2011, le nombre de civils tués depuis 2006 estimé par l'ONU serait de 9.759, dont 6.269 tués par les forces anti-gouvernementales, et 2.723 par la coalition ou les soldats de l’armée régulière, à quoi il conviendrait de rajouter entre 6.300 et 23.600 civils morts directement, ou indirectement, du fait de la guerre entre 2001 et 2003. Le site «National priorities» estime à plus de 720 milliards de dollars le coût de la guerre à ce jour. Le coût supporté par la France est estimé à 500 millions d'Euros par an sans compter les pertes humaines et les matériels détruits. Pour toutes ces raisons, certains alliés de l'OTAN doivent affronter une opinion publique très défavorable à la guerre. Lors du Sommet de l'OTAN qui s'est tenu à Lisbonne du 19 novembre au 20 novembre 2010, les États membres ont déclaré qu'ils entameraient le transfert de la sécurité aux forces afghanes à partir de 2011, l’objectif étant de parvenir à un retrait de la plupart des soldats de la force internationale d’ici la fin 2014. En 2012, il y avait 130.000 soldats étrangers en Afghanistan, dont 60.000 américains. Suite au désengagement progressif annoncé, au 15 janvier 2014, il reste 58.129 soldats de la FIAS dont 38.000 américains; ces chiffres n'incluent pas les nombreux employés des sociétés militaires privées. Ce conflit est le plus long engagement de l'armée américaine depuis la guerre du Viêt Nam (1959-1975). Légitimée par la chasse à Oussama Ben Laden, la campagne d'Afghanistan aura permis aux USA d'installer trois bases aériennes en Afghanistan, quatre autres dans le reste de l'Asie centrale, notamment en Ouzbékistan et un important dispositif terrestre dans le Caucase. Ainsi, l'équipée américaine en Afghanistan a reconfiguré la carte géopolitique dans l'Asie centrale. Des pays importants dans l'équilibre régional sont désormais à la portée des

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En mars 1983, Ronald Reagan balaie les stigmates de la guerre du Viêt-Nam. Il introduisit l'initiative de défense stratégique (IDS) prévoyant la mise en place de systèmes au sol et dans l'espace pour protéger les États-Unis d'une attaque de missiles balistiques intercontinentaux et il engage les États-Unis dans une course aux armements que l'on surnomme la «Guerre des étoiles» en référence à un film célèbre. Cette période marqua aussi un fort rapprochement entre l'administration Reagan et le pape Jean-Paul II, qui favorisa en Pologne une résistance intransigeante contre le communisme. Ils partageront des informations confidentielles sur la Pologne et les autres pays satellites de l’URSS. À partir de 1982, après la proclamation de l'état de siège en Pologne par le général Jaruzelski, Ronald Reagan conclut une sorte de sainte-alliance avec le pape Jean-Paul II pour aider le syndicat Solidarność réduit à la clandestinité. Lors de leur rencontre du 07.06.1982 au Vatican, les deux ont convenu de lancer un programme clandestin pour arracher l'Europe loin les soviétiques. La Pologne, pays d'origine du pape, serait la clé. Les prêtres catholiques, le principal regroupement syndical des États-Unis AFL-CIO (American Federation of Labour-Congress of Industrial Organisations), la «National Endowment for Democracy», la Banque du Vatican (IOR) et la CIA seraient tous déployés. Jean-Paul II est dès lors considéré comme le pape héros de la chute du communisme. Après sa mort (Vatican, 2 avril 2005), il sera béatifié le 1er mai 2011 et canonisé le 27 avril 2014, à la place Saint-Pierre au Vatican et ce, en dépit de l’opposition de différents dignitaires ecclésiastiques et théologiens à ces processus.

En 1985, Reagan visita un cimetière militaire allemand à Bitburg pour déposer une gerbe avec le chancelier ouest-allemand Helmut Kohl. Le cimetière accueillait cependant les tombes de 49 membres de la Waffen-SS. Reagan délivra un communiqué présentant les soldats nazis comme des "victimes", une désignation qui déclencha la controverse sur le fait que Reagan ait mis les hommes de la SS sur le même plan que les victimes de la Shoah.

En 1982, Kadhafi était considéré par la CIA comme appartenant avec le dirigeant cubain Fidel Castro et le dirigeant soviétique Léonid Brejnev à la "trinité impie" et fut qualifié de "notre ennemi public international numéro un" par Reagan. Mais il lui était impossible d'exécuter un plan d'attaque contre Cuba - que la presse américaine révéla en octobre 1981 - sans prendre le risque de déclencher une guerre nucléaire ou conventionnelle avec l'URSS de Brejnev, selon l'accord Kennedy-Khrouchtchev issu de la crise des missiles de 1962 et que La du 9 novembre 1981 rappela (pas d'armes soviétiques offensives à Cuba, pas d'intervention américaine dans l'île). Aussi renonça-t-il définitivement à ses projets de frappe à Cuba. Cela n’a pas empêché les tentatives de déstabilisation notamment par la création d'une radio José Marti en 1981, puis d'une télévision éponyme en 1988, basées à Miami. Elles ne parvinrent pas à dresser la population cubaine contre le régime. N’étant pas liés à l’URSS par aucun accord sur la Libye, dans la soirée du 15 avril 1986 les États-Unis lancèrent des frappes aériennes sur des cibles terrestres en Libye.

Réitérant le scénario cubain des années 1960, Ronald Reagan imposa le 1er mai 1985 un embargo commercial total envers le Nicaragua dès 1985. Cet embargo avait comme

forces américaines. L'Iran se voit ainsi chauffé sur le flanc est. La Chine est en vue via les provinces de l'Ouest. Les anciennes républiques soviétiques en Asie centrale servent désormais de pied à terre aux forces américaines.

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 27 objectif d’asphyxier économiquement le régime sandiniste, mais il n’est pas parvenu à le faire chuter. Outre les réticences du congrès à soutenir militairement les , l'aide de l'URSS joua beaucoup dans cet échec. En 1986, l'administration Reagan fut touchée par un scandale concernant la vente officieuse d'armes à l'Iran pour financer les Contras26 du Nicaragua; or ce financement avait été spécifiquement interdit par le Congrès. L'affaire Iran-Contra devint le plus grand scandale politique aux États-Unis dans les années 1980 («Irangate»). En 1986, la Cour internationale de justice établit que les États-Unis avaient violé les lois internationales au Nicaragua, car ils s'étaient engagés à ne pas intervenir dans les affaires d'autres États, et ils furent reconnus coupables de crimes de guerre contre le Nicaragua. La Cour internationale de justice a aussi reconnu que le Président des États-Unis a autorisé, à la fin de 1983 ou au début de 1984, le minage des ports nicaraguayens, ainsi que des eaux territoriales et intérieures, sans qu'aucune déclaration officielle ne l'annonce. Les États-Unis furent condamnés à verser plus de 17 milliards de dollars au Nicaragua au titre de dédommagement pour dégâts occasionnés par le financement de la Contra. Les États-Unis n'ont pas reconnu ce jugement.

Si dans le cas de Nicaragua, les Etats-Unis ont jugé préférable de laisser aux Contras la tâche de faire tomber le gouvernement sandiniste, ils sont par contre directement intervenus dans le cas de l'île de Grenade dans les petites Antilles où un coup d'état en mars 1979 avait amené au pouvoir un gouvernement marxiste-léniniste. Le 25.10.1983, faisant croire à la communauté internationale que l’île est devenue une base soviétique abritant plus de 200 avions de combat, Reagan ordonna l'invasion (opération «Urgent Fury»). Les États-Unis, avec environ 6.000 membres des différentes unités composant la force de déploiement rapide (Marines, Rangers, Navy SEALS, Delta Force...) fournissent le gros des forces d'invasion; ils sont soutenus par 350 soldats des différents États caribéens. Les forces adverses comptent 1.500 soldats Grenadiens, ainsi qu'environ 700 Cubains. Les sources officielles américaines affirment que les défenseurs de l'île notamment les Cubains opposèrent une résistance acharnée à l'envahisseur au point que l'armée américaine dut envoyer sur place deux bataillons supplémentaires. L’armée des Etats-Unis a volontairement exagéré l’ampleur de la résistance cubaine afin de justifier l’augmentation massive de leurs effectifs et de limiter au maximum les pertes. Le prétexte de la «dureté» des combats permettait aussi de maintenir les journalistes éloignés de l’île. Les affrontements entre les Cubains et les Américains représentent le premier combat direct entre les forces armées des deux pays. Au 6e jour, les dernières poches de résistance sont écrasées. On dénombre 19 morts et 116 blessés au sein des troupes américaines, tandis que les Cubains déplorent 24 morts et 57 blessés. Les pertes grenadiennes sont estimées à 45 morts et 358 blessés, ainsi qu'à 24 civils morts. Le coût de l'opération est estimé à 76 millions de dollars américains de l'époque. À la mi-décembre, les forces américaines se retirèrent après la nomination d'un nouveau gouvernement proaméricain

26 «Les Contras» (terme espagnol signifiant «contre-révolutionnaires»), étaient des groupes de lutte armée opposés au gouvernement sandiniste du Nicaragua, qui a succédé à la chute, après une guerre civile, du dictateur Somoza, au pouvoir depuis cinq ans. Initialement soutenus par la dictature argentine et notamment de la CIA, les Contras opéraient des raids de guérilla, notamment dans le nord du Nicaragua à partir de bases arrières situées au Honduras. Leurs effectifs oscillaient entre 13.800 et 22.400 combattants en 1990, selon les sources. En mai 1987, ces groupements prennent le nom de RN (Résistance nicaraguayenne). L'accord de cessez-le-feu du 23 mars 1988 prépara le désarmement et la réintégration progressive des Contras dans le jeu politique démocratique, conduisant à l'organisation d'élections en 1990. Le bilan direct de cette guerre civile est estimé à 30.000 morts.

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 28 et après avoir laissé sur place un contingent de 250 hommes pour le maintien de l’ordre. La majorité des pays occidentaux a critiqué cette intervention effectuée sans l'aval du Conseil de sécurité de l'ONU. Même le Royaume-Uni, dont la reine Élisabeth II est le chef d'État en titre de la Grenade, fut tenu au secret des préparatifs de l'intervention; le Premier ministre Margaret Thatcher n'est prévenu qu'après le déclenchement de l'invasion. L'opération est ensuite condamnée par un vote de l'Assemblée générale des Nations unies.

Image N° 4 : Fidel Castro dirigeant les opérations de la bataille de la Playa Girón

Image N° 5 : La crise des missiles

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Images N° 6 – 8 : Brezinski et Reagan pour la cause des Moudjahidines

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2.3 L'écroulement du régime soviétique - Fin de la Guerre froide

2.3.1 Le prélude

Au début des années 1980, l'URSS avait mis en place une armée et un arsenal militaire qui surpassait celui des États-Unis. Auparavant, les Américains comptaient sur la supériorité technologique de leurs armements pour inquiéter les Soviétiques mais le fossé se rétrécissait. Après le renforcement de l’arsenal des Etats-Unis par Reagan, l'URSS ne développa plus ses capacités militaires et le successeur de Brezhnev, Iouri Andropov, tentera vainement de limiter la course aux armements. En effet, les énormes dépenses militaires associées à l'inefficacité d’une économie et d’une agriculture planifiées étaient un fardeau très lourd pour l'économie soviétique. Le désordre économique devient évident : l’URSS possède un programme spatial impressionnant et un énorme arsenal de bombes atomiques, mais 300 millions de citoyens doivent malheureusement attendre des heures pour acheter du fromage ou une simple paire de souliers. Conscient de l'affaiblissement du système socialiste, Andropov diligente une enquête secrète pour évaluer le produit intérieur brut de l'Union soviétique en valeur, selon les critères occidentaux, et non en volume (nombre d'unités produites, sans recherche de valeur ajoutée). Cette enquête montre un déclin certain de l'économie soviétique, déjà dépassée par celle du Japon et dans quelques années par celle de l'Allemagne de l'Ouest. Elle prouve en outre le retard soviétique dans des domaines d'avenir et met l'accent sur le danger géopolitique que représente la montée en puissance de deux anciens ennemis de l'URSS.

Depuis une quinzaine d’années, l’URSS n’est plus dirigée que par des vieillards. En effet, alors que déjà Andropov, après avoir succédé à un Brejnev mort à 76 ans en novembre 1982, ne resta au pouvoir que 14 mois et 28 jours, mourant soudainement à 70 ans en février 1984, son successeur Tchernenko, quant à lui, disparaîtra un an plus tard, à 73 ans en mars 1985, après un règne à la tête du pays de seulement 12 mois et 26 jours, surtout caractérisé par son absence du pouvoir de plus en plus fréquente pour cause de maladie. Il en découlera un découragement évident du peuple face à cette valse, au sommet de l'État, des vieux caciques du régime, qui n'est que le prélude à la déliquescence future du tout puissant empire soviétique auquel le "jeune" Gorbatchev (51 ans) ouvrira la voie.

Arrivé au poste de Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique le 11 mars 1985, Mikhaïl Gorbatchev tente d’insuffler une nouvelle jeunesse à l’économie et à la politique de l’URSS. Ses réformes donnent des résultats plutôt mitigés. La perestroïka (réforme) n’a pas atteint les objectifs escomptés, aggravant les pénuries de biens de consommation et les inégalités sociales, ce qui entraîna un mécontentement populaire. Au même moment, l'administration Reagan persuada l'Arabie saoudite d'accroître sa production de pétrole ce qui entraîna un effondrement des prix du pétrole en 1985 qui tombèrent à un- tiers du niveau précédent; cela affecta l’équilibre budgétaire de l’URSS, le pétrole étant l'une de ses principales exportations. Ces facteurs entraînèrent une stagnation de l'économie soviétique durant le mandat de Gorbatchev. En même temps, la (transparence), une tentative de démocratisation du régime communiste, mal maîtrisée, déclenche des conflits inter-ethniques et la montée des nationalismes qui favorisent les mouvements de libéralisation

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 31 dans les démocraties populaires. Certaines réclament rapidement l’indépendance et la rupture avec l’URSS.

2.3.2 Le désarmement

Reagan remarqua le changement d'orientation de la direction soviétique avec l'arrivée de Mikhaïl Gorbatchev et chercha à l’encourager. Reagan croyait que s'il pouvait convaincre les Soviétiques d'autoriser plus de démocratie et une plus grande liberté de parole, cela mènerait à la réforme et à la fin du communisme27. Les initiatives de Reagan trouvèrent un écho positif chez Gorbatchev, ce qui marqua le début d’une nouvelle période de détente entre les deux grandes puissances (1985-1989). Gorbatchev et Reagan organisèrent quatre conférences sur le désarmement entre 1985 et 1988: la première à Genève, la deuxième à Reykjavik, la troisième à Washington D.C. et la quatrième à Moscou. Les deux hommes signèrent le traité INF (Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire; en anglais Intermediate-Range Nuclear Forces Treaty - INF) à la Maison-Blanche le 8 décembre 1987. Cet accord éliminait l'ensemble de la classe des missiles balistiques à portée intermédiaire qui avaient été la cause de la crise des euromissiles au début des années 1980. À la date butoir du 1er juin 1991, un total de 2.692 missiles avaient été détruits: 846 par les États-Unis et 1.846 par l'URSS. Selon le traité, chacune des parties pouvait inspecter les installations militaires de l'autre. Reagan et Gorbatchev posèrent les bases du traité START I28 qui fut signé au début des années 1990.

2.3.3 La crise économique et alimentaire

A la fin des années 1980, l’URSS est en plein crise économique. Baisse du prix du pétrole, choix politiques hasardeux, budgets militaires exorbitants et réactions à retardement aux problèmes successifs, mènent l’URSS à la faillite. Les problèmes d’approvisionnement se font plus pressants dans tous les domaines: carburant et denrées alimentaires de première

27 Lors d'un discours devant le mur de Berlin le 12 juin 1987, Reagan déclara: «Secrétaire général Gorbatchev, si vous cherchez la paix, si vous cherchez la prospérité pour l'Union soviétique et pour l'Europe de l'Est, si vous cherchez la libéralisation, venez devant cette porte! M. Gorbatchev, ouvrez cette porte! M. Gorbatchev, abattez ce mur!». 28 Traité de réduction des armes stratégiques (en anglais: Strategic Arms Reduction Treaty, abrégé en START), désigne deux traités américano-soviétiques visant à réduire la totalité des arsenaux nucléaires des deux superpuissances (aussi bien les missiles terrestres que sous-marins et aériens). START fait suite aux Strategic Arms Limitation Talks (SALT), signés par les deux mêmes pays en 1972 et 1979, qui fixaient aux armes stratégiques offensives des plafonds supérieurs aux niveaux que celles-ci avaient atteints : ils autorisaient donc leur développement, mais limité. START vise quant à lui à la réduction de ces armes. Le premier traité, START I, fut signé en juillet 1991 et entra en vigueur en décembre 1994. Il a expire le 5 décembre 2009 sans que les deux superpuissances aient conclu leurs négociations. Il a donc été reconduit temporairement. À la chute de l'Union soviétique, START II a été signé en 1993 entre la Fédération de Russie et les États-Unis. Il prévoit une réduction des arsenaux stratégiques des deux tiers, au terme de laquelle chaque partie ne devra pas disposer de plus de 3.500 têtes nucléaires stratégiques. START II n'a jamais été appliqué, la Russie voulant d'abord que les Américains maintiennent en vigueur le traité ABM (Anti-Balistic Missile Treaty). Le traité SORT (Strategic Offensive Reduction Treaty) entre la Fédération de Russie et les États-Unis signé le 24.05.2002 abaisse les plafonds de START II. Dans les faits, SORT est une évolution du traité START III de 1997, qui n'a pas eu le temps d'être ratifié. Le New START est finalement signé le 8 avril 2010 à Prague, toujours entre la Fédération de Russie et les États-Unis.

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 32 nécessité font défaut dans plusieurs régions du pays. Le mécontentement des populations gagne du terrain.

L’inefficacité du système socialiste de gestion de l’économie, aggravée par la chute du prix du pétrole et les erreurs stratégiques des dirigeants de l’URSS, devient lisible de l’étranger. Considérée jusqu’ici comme un "emprunteur fiable", l’URSS commence à susciter la méfiance des créanciers à partir de 1988. Les besoins soviétiques en crédits, pour couvrir les déficits, ne sont plus assurés. L’URSS, dont les devises sont au plus bas, a déjà un genou à terre. En 1989, les grandes sociétés occidentales qui commercent avec l’URSS constatent des retards de paiements et des difficultés croissantes pour honorer les contrats. En 1990, le déficit de l’URSS s’élève à plus de 17 milliards de dollars.

Le G7 demande au FMI, à la Banque mondiale, à l’OCDE et à la Banque Européenne de Développement et de Reconstruction d’analyser la situation économique de l’URSS et de faire des recommandations pour la mise en place d’une aide financière efficace. Les demandes de prêts des dirigeants soviétiques auprès des leaders occidentaux se font pressantes. Les réponses sont assez frileuses même si la situation de l’URSS inquiète.

Fin 1990, le Parlement européen adopte une résolution octroyant une aide alimentaire et médicale à l’URSS, ce qui montre que les dirigeants occidentaux sont conscients de la gravité de la situation. Début 1991, la Banque centrale russe perd le contrôle de la circulation monétaire: les pouvoirs financiers et monétaires des différentes républiques ignorent ses instructions.

La crise céréalière de l’URSS (dont les stocks s’amenuisent de manière inquiétante) et le manque d’approvisionnement croissant dans tous les domaines s’ajoutent aux problèmes économiques du pays. Les files d’attentes s’allongent devant les commerces aux rayons clairsemés. Le mécontentement populaire grandit.

2.3.4 Les nationalismes

Avec un Etat central affaibli et de plus en plus contesté, les problèmes interethniques de l’URSS ressurgissent. De plus en plus fréquents, les conflits sanglants entre républiques socialistes soulignent la perte de contrôle politique du pays. En 1986, Alma-Ata (aujourd’hui Almaty au Kazakhstan) connait par exemple un mouvement étudiant d’ampleur contre la nomination d’un Russe comme secrétaire du Parti Communiste Kazakh. La répression du pouvoir central soviétique est sévère: 8.500 arrestations, 1.700 blessés. Mais, le pouvoir cède et un Kazakh est finalement nommé comme secrétaire du PCK.

L’armée rouge ne peut agir trop violemment: les dirigeants soviétiques ont besoin de l’Occident pour combler les déficits et ils savent que l’obtention de crédits n’est possible que s’ils n’utilisent pas la force et les chars face aux sécessionnistes.

En 1987, Gorbatchev annonce qu'il permet aux pays du bloc de l’Est de réaffirmer leur souveraineté. Cela permet aux forces d'opposition de commencer à s'exprimer comme en Pologne et en Hongrie, phénomène qui se concrétise en avril 1989 dans ces deux pays.

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L'accord entre Jaruzelski et Walesa (communiste et libéral) permet la transition de la Pologne vers le libéralisme. En Hongrie, Kadar est évincé et le multipartisme est reconnu. La contagion gagne progressivement toute l'Europe de l'Est. Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin est démantelé. Un jour plus tard, le 10 novembre 1989, le leader bulgare Todor Jivkov tombe. Le 16 novembre 1989, les marches de protestation débutent à Bratislava, dans la Tchécoslovaquie voisine. La mobilisation citoyenne massive et pacifiste permettra une transition politique en douceur bientôt appelée Révolution de Velours. L’intellectuel-opposant Vaclav Havel est élu président de Tchécoslovaquie le 29 décembre 1989. Les événements les plus sanglants interviennent en Roumanie. C’est dans la seconde moitié de décembre que les habitants de Timisoara (et plus tard de Bucarest) commencent à protester contre le régime de Nicolae Ceausescu. L’armée reste fidèle au pouvoir dans un premier temps, infligeant de lourdes pertes aux émeutiers. Mais le régime commence à s'effondrer après avoir ordonné aux militaires et à la Securitate (les services spéciaux) d'ouvrir le feu sur les manifestants anti- communistes dans la ville de Timişoara le 17 décembre 1989. Quatre jours plus tard, une manifestation pro-pouvoir, diffusée en direct à la télévision, se transforme en une démonstration massive de protestation contre le régime. Le 25 décembre, après un procès expéditif, Ceausescu est exécuté dans la base militaire de Targoviste. Les démocraties populaires ont été vite anéanties. Le mouvement de libéralisation gagne vite l'opinion publique des républiques soviétiques dont l'Ukraine et les nations baltiques qui commencent à pousser aussi pour leur indépendance. Au printemps 1990, Lituanie, Estonie et Lettonie proclament leur souveraineté, première étape vers le statut d’Etats indépendants, suivis par la Moldavie, l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie. Gorbatchev tente de persuader la Lituanie de rester au sein de l’URSS, sans résultat. Le Parlement lithuanien proclame unilatéralement l'indépendance de la Lituanie le 11 mars 1990. Un blocus sur le pétrole et les produits dérivés est même entamé, en avril 1990, par les dirigeants soviétiques à l’encontre de la Lituanie, mais qui ne fléchit pas les indépendantistes.

Cependant, la force principale du démantèlement de l’URSS n’était pas les mouvements nationalistes des républiques périphériques, mais le président de la République russe elle-même – Boris Eltsine. Le référendum de mars 1991 avait indiqué que l’écrasante majorité de la population de la Russie était favorable au maintien de l’Union sous forme renouvelée d’une confédération. Mais pour Eltsine, qui a pourtant signé l’entente d’union en avril 1991, le maintien d’un gouvernement fédéral central limitait son pouvoir en Russie. Pourquoi partager le pouvoir avec un gouvernement central et avec d’autres républiques quand la Russie était de loin la partie de l’URSS la plus riche en ressources naturelles et en industrie ? Le 29 mai, Boris Eltsine est élu président du Parlement de la Fédération de Russie et réclame «la souveraineté» de cette dernière. Le 12 juin 1990, le 1er Congrès du peuple de la RSFSR (République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie), autrement dit la Russie actuelle, adopte une Déclaration sur la souveraineté étatique de la république de Russie. C'est une deuxième atteinte (et de loin la plus grave) à l'intégrité de l'URSS après l'indépendance unilatérale de la Lituanie déclarée quatre mois plus tôt. En janvier 1991, des mouvements de troupes débutent, mais les actions de force rencontrent la résistance interne des autres parlements (de Russie, Biélorussie, Ukraine, Kazakhstan…) et celle de l’opinion publique des pays occidentaux.

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Contraint par la situation économique et financière de l’URSS, empêtré dans une grève des mineurs, Gorbatchev lâche prise. Il concède même à la réunification de l’Allemagne (31.08.1990), ce qu’il sera considéré par les survivants de la grande guerre patriotique comme une trahison vu les énormes sacrifices russes pour la gagner29. Un vaste mouvement d’opposition se structure: le Parti communiste en veut à Gorbatchev, l’armée reproche la faiblesse de l’URSS. Le 1er mai 1990, à l'occasion de la célébration de la fête du travail, Gorbatchev est hué sur la place Rouge à Moscou et choisit de quitter la tribune officielle. En juin 1991, le Pacte de Varsovie est dissout.

Le moment d’Eltsine est arrivé le 19 août 1991, à la veille même de la signature du nouveau traité de l’Union. Les membres du cabinet de Gorbatchev (le vice-président de l’URSS, le ministre de la Défense, le responsable du KGB et quelques autres hauts dirigeants), sans Gorbatchev lui-même qui était en vacances, tentent de reprendre les commandes du pouvoir central par la force et déclarent l’état d’urgence, suspendant toute activité politique. Les chars et véhicules blindés envahissent la capitale. Mais les putschistes, mus principalement par la crainte du démantèlement de l’URSS, n’ont pu, ou n’ont pas voulu, recourir à la répression violente, ce qui a permis à Eltsine, qui s’était barricadé entre les murs du Soviet suprême (Parlement) russe, d’émerger le 21 août avec l’aura d’un héros de la résistance démocratique contre le revanchisme bureaucratique. Le putsch avorte et le soir du 21 août les putschistes qui ne se sont pas suicidés sont envoyés en prison.

Le président russe voudrait tirer profit de l'aventure en plaçant ses hommes aux leviers de commande de l'État fédéral. Gorbatchev le sait et s'empresse de remplacer les putschistes. Le 23 août, le président soviétique affronte le Parlement russe. Devant les caméras de télévision, il tente de disculper ses ministres, mais Eltsine force le président de l'URSS à lire un document prouvant que tous ses ministres, sauf un, soutenaient le coup d'État. Tout le Cabinet soviétique est alors remplacé par les hommes d'Eltsine. À partir de là, Eltsine s’est mis systématiquement à s’approprier les pouvoirs de Gorbatchev, transformant le gouvernement central en coquille vide. Le 25 août 1991, Boris Eltsine suspend les activités du PCUS et confisque ses biens. La suspension sera transformée en dissolution le 6 novembre. Les Ukrainiens votent en faveur de l'indépendance au cours d'un référendum tenu le 1er décembre.

Boris Eltsine, ainsi que ses homologues d'Ukraine, Leonid Kravtchouk, et de Biélorussie, Stanislaw Chouchkievitch, se rencontrent à Minsk le 8 décembre 1991 et concluent les accords de Belaveja, selon lesquels l'Union soviétique serait dissoute. Ils décident de fonder une Communauté d'Etats indépendants [CEI] ouverte à tous les Etats de l'ancienne URSS. Gorbatchev tenta vainement de s'opposer à l'inéluctable. Le 17 décembre, Gorbatchev et Eltsine décident d'un commun accord que les structures de l'URSS cesseront d'exister avant la fin de l'année. Le 20 décembre, le gouvernement russe s'empare de la Banque centrale soviétique. Les présidents de 11 des 15 ex-républiques soviétiques (les trois

29 Cela explique le taux de popularité très bas de Gorbatchev dans la Fédération de la Russie (à peine 2% d’opinions favorables), alors que plus de ¾ des américains considèrent Reagan comme un grand président des Etats-Unis.

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 35 républiques baltes d'Estonie, de Lettonie et de Lituanie, ainsi que la Géorgie ayant boycotté la réunion), se rencontrent le 21 décembre à Alma-Ata, au Kazakhstan, et entérinent la décision prise à Minsk. Tous s'entendirent pour que le siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l'ONU que détenait l'Union soviétique revienne à la Russie. Les accords sur les armes nucléaires, incluent le rapatriement de l’essentiel de l’arsenal atomique vers la Russie.

La dissolution de l’URSS devint effective cinq jours plus tard, le 26 décembre 1991, le lendemain de la démission de Gorbatchev de la Présidence de l'Union soviétique (25 décembre). Enfin l'ultime étape de ce processus extraordinairement rapide, voit au Kremlin le drapeau rouge de l'Union soviétique céder sa place au drapeau tricolore de la Russie. C'est la fin de l'URSS et la création de la CEI (Communauté des Etats Indépendants); il n'y a désormais plus de citoyenneté soviétique. Dans la période de liquidation des structures du régime soviétique qui suivra, l'armement est mis sur le marché à bas prix, et des filières clandestines de ventes d'armes nucléaires se créent. Beaucoup de savants vont quitter l'URSS pour aller «aider», avec leurs connaissances, certains pays du Moyen Orient.

Seul, parmi ces cibles initiales américaines, le régime communiste de Fidel Castro à Cuba dans les Caraïbes lui a résisté et est encore là.

2.3.5 Le chaos politique et socio-économique

Lorsque la dissolution de l’URSS est prononcée, les frontières entre les nouveaux états - héritage de la configuration des anciennes républiques soviétiques avant et après la Seconde Guerre mondiale - sont confuses ou conflictuelles. Des populations russes auparavant maîtres de leurs régions se convertissent subitement en minorités ethniques dans des Etats indépendants qui suivent des orientations économiques et politiques parfois radicalement différents par rapport à celles de l’ère soviétique (pays Baltes, Géorgie, Ukraine…). Certains de ces nouveaux états n’ont pas existé dans le passé et peinent d’afficher une identité nationale propre (Biélorussie, Ukraine, Moldavie…). D’autres, prolongation d’états-nations historiques (Russie, Géorgie, Arménie) essaient de consolider ou de récupérer des territoires qu’ils considèrent leur appartenant. L'Arménie et l'Azerbaïdjan se sont affrontés autour du territoire séparatiste du Nagorny Karabakh. La Géorgie a combattu des séparatistes en Abkhazie et en Ossétie du Sud. La Russie a mené deux campagnes sanglantes dans sa petite république rebelle de Tchétchénie. Dans d’autres nouveaux états, des conflits religieux éclatent: le Tadjikistan a été le théâtre d'une guerre civile contre les islamistes et une rébellion désormais islamiste s'est répandue dans le Caucase russe.

La libéralisation brutale de l’économie qui s’ensuit a des conséquences graves sur l’outil productif, l’emploi et par conséquent sur le plan social. Les infrastructures furent dégradées. Ainsi, la chute du système soviétique a pris la forme d’une révolution par en haut, dirigée par une coalition de bureaucrates et d’un groupe socialement hétérogène d’affairistes et d’intellectuels pro-capitalistes, reléguant au rôle de bélier les mouvements populaires, ouvrier et citoyens (démocratiques), qui pourtant prenaient de l’ampleur avant la chute. Par la suite, la «thérapie de choc», agressivement promue par les États occidentaux et le FMI, a sévèrement miné la capacité d’auto-organisation et de lutte des classes populaires. Certains de

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 36 ces nouveaux états deviennent nettement moins riches que lorsqu’ils faisaient partie de l’URSS: c’est le cas de l’Ukraine. La Moldavie et le Tadjikistan, aux extrémités opposés de l'ex-empire soviétique, sont minés par la pauvreté avec des PIB par personne de 1.800 et 800 dollars respectivement, selon les données de la Banque mondiale.

Dans la Fédération de la Russie la tombée du communisme apporte peu de délivrance. Les réformes économiques introduites par Eltsine conduisent au chômage et au haut taux de pauvreté. Des oligarques et des mafias exploitent à leur profit les ressources du pays. Bien que les Russes soient plus libres qu'ils n'ont jamais été de leur histoire, un sondage récent indique que près des deux tiers des Russes ont la nostalgie pour l'aide sociale soviétique, l'ordre, la sécurité et la fierté d'être une superpuissance mondiale, tous perdus lors de la chute de l'empire soviétique.

A partir du 31 décembre 1999, Vladimir Vladimirovitch Poutine assure les fonctions de président de la Fédération de Russie par intérim à la suite de la démission de Boris Eltsine. Il devient président de plein exercice le 7 mai 2000, après avoir remporté l'élection présidentielle dès le premier tour. Confortablement réélu en 2004, puis en 2012, il mène une grande politique de réformes, un redressement de l'économie nationale et une nouvelle politique étrangère fondée sur une géostratégie russe digne de la grandeur et des visions mondiales de ce pays. Depuis son ascension au pouvoir, Vladimir Poutine, déterminé à restaurer ce qu'il appelle «la verticale du pouvoir», gouverne avec une fermeté notoire et une efficacité surprenante qui a mis fin aux politiques désastreuses de laissez-faire introduites par Gorbatchev et poursuivies sous Boris Eltsine. Ses réactions fulgurantes, bien réfléchies, mettront en échec les tentatives américaines en 2008 (Géorgie) et en 2014 (Ukraine) pour encercler et faire acculer davantage la Russie conformément aux objectifs du «Grand échiquier» de Zbigniew Brzezinski (cf. infra).

2.3.6 Pourquoi l'URSS s'est-elle écroulée au début des années 1990 ?

Chaque révolution est une surprise. Il reste que la dernière révolution russe est à classer parmi les surprises les plus grosses. À l’ouest ou à l’est, dans les années qui ont directement précédé 1991, aucun expert, universitaire, officiel, ou politique ou dissident ou presque n’avait entrevu l’écroulement imminent de l’Union soviétique et, accompagnant la chute de la dictature du parti unique, celle de l’économie étatisée et du contrôle par le Kremlin de ses empires en Europe de l’Est et en Asie.

Lorsque Mikhail Gorbatchev accède au poste de «Secrétaire général du comité central du Parti communiste de l'Union soviétique» en mars 1985, aucun de ses contemporains n’anticipe la crise révolutionnaire. En dépit de désaccords sur l’étendue et la profondeur des problèmes du système soviétique, personne ne les envisageait comme une menace vitale, en tout cas pas à brève échéance.

Richard Pipes, un des plus grands historiens américains de la Russie et conseiller du président Ronald Reagan, qualifia la révolution «d’inattendue». L’un des architectes de la stratégie des Etats-Unis au cours de la guerre froide, George Kennan, a aussi écrit qu’à

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 37 considérer l’intégralité de «l’histoire des relations internationales dans l’ère moderne», il lui était «difficile de citer un événement plus étrange, plus surprenant, et de prime abord plus inexplicable que la soudaine et totale désintégration et la disparition de la grande puissance connue sous le nom d’Union Soviétique». Enfin, le magazine conservateur «National Interest» publiait en 1993 dans un numéro spécial une série d’essais sur la chute de l’Union Soviétique sous le titre: «La curieuse mort du communisme soviétique».

Comment expliquer un manque de vue à long terme si étrangement généralisé? En réalité, ni des raisonnements économiques, non plus des arguments politiques ne laissaient préjuger un écroulement aussi rapide, suivi d’une désintégration totale de la deuxième surpuissance mondiale.

De fait, l'Union soviétique de 1985 possédait encore l’essentiel des ressources naturelles et humaines qu’elle détenait dix ans auparavant. De toute évidence, le niveau de vie y était bien plus bas que dans la majorité de l’Europe de l’Est, sans parler de l’Europe de l’Ouest. Les pénuries, le rationnement alimentaire, les longues queues dans les magasins et la pauvreté extrême y étaient endémiques. Mais l’Union Soviétique avait connu de bien plus grandes calamités et les avait affrontées sans sacrifier un iota de la mainmise de l’état sur la société et l’économie et encore moins l’abandonner.

Les indicateurs clé de performance économique d’avant 1985 ne suggéraient pas plus l’imminence du désastre. De 1981 à 1985, la croissance du PIB du pays, bien qu’en baisse par rapport aux années soixante et 70, s’établissait en moyenne à 1,9 % par an. Cette configuration, nonchalante mais loin d’être catastrophique, s’est prolongée jusqu’en 1989. Les déficits budgétaires, qui depuis la révolution française sont considérés comme principaux présages d’une crise révolutionnaire à venir, étaient équivalents à 2 % du PIB en 1985. Bien qu’en augmentation rapide, le déficit s’est maintenu jusqu’à 1989 inclus en deçà de 9 % - un chiffre que bien des économistes trouveraient très raisonnable.

La chute vertigineuse des cours du pétrole, de 66 dollars le baril en 1980 à 20 dollars en 1986 (en valeur 2000) a sans doute porté un coup sérieux aux finances de l’Union Soviétique. Mais, revalorisé pour tenir compte de l’inflation, le pétrole était plus cher sur les marchés mondiaux en 1985 qu’en 1972, et seulement un tiers moins cher que sur toutes les années 70. Parallèlement, les revenus en Union soviétique ont augmenté de 2 % en 1985 et les salaires, corrigés de l’inflation, ont continué d’augmenter sur les cinq années suivantes, jusqu’en 1990, à un rythme moyen supérieur de 7 %.

La stagnation, il est vrai, était évidente, et préoccupante. Mais comme l’a montré le professeur Peter Rutland de l’Université de Wesleyan: «après tout, les maladies chroniques ne sont pas nécessairement fatales au patient». Le grand spécialiste des causes économiques de la révolution, Anders Åslund lui-même, note que de 1985 à 1987, la situation n’était «absolument pas alarmante».

Du point de vue du régime, la situation politique est encore moins problématique. Après 20 ans de persécutions implacables contre toute opposition politique, les principaux

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 38 dissidents étaient tous ou presque en prison, en exil (comme Andrei Sakharov depuis 1980), contraints à l’émigration, ou morts en prison ou dans un camp.

Aucun autre signe de crise prérévolutionnaire non plus, et notamment de la cause traditionnelle de l’écroulement des états - la pression extérieure. Au contraire, la décennie précédente est à juste titre considérée comme ayant permis «la réalisation de tous les principaux objectifs militaires et diplomatiques des Soviétiques», comme l’écrit l’historien et diplomate américain Stephen Sestanovich. Bien sûr, l’Afghanistan s’installe de plus en plus dans ce qui ressemble à une guerre longue, mais pour une armée soviétique forte de cinq millions d’hommes, les pertes subies sont négligeables. La guerre en Afghanistan n'a pas coûté non plus si cher. Effectivement, en dépit du rôle capital que l’immense coût financier du maintien de l’empire allait jouer dans les débats postérieurs à 1987, le coût de la guerre en Afghanistan par lui-même est loin d’être astronomique: estimé entre quatre et cinq milliards de dollars en 1985, il ne représente qu’une part insignifiante du PIB soviétique.

Pas plus que l’Amérique n’en fut le catalyseur. La «Doctrine Reagan» de résistance et, si possible, de renversement des avancées de l’Union soviétique dans le Tiers-monde a effectivement mis une pression considérable sur le périmètre de l’empire, dans des endroits tels que l’Afghanistan, l’Angola, l’Éthiopie, le Nicaragua ou l'île de la Grenade. Néanmoins, les difficultés des Soviétiques, là encore, furent loin d’être fatales.

L’Initiative de Défense Stratégique proposée par Reagan, qui annonçait une course aux armements potentiellement très coûteuse, fut sans doute un facteur crucial - mais loin cependant d’être annonciatrice d’une défaite militaire, le Kremlin sachant pertinemment que le déploiement effectif dans l’espace de systèmes de défenses n’interviendrait pas avant des décennies.

De la même façon, quand bien même le soulèvement pacifique contre le régime communiste des travailleurs polonais en 1980 a pu constituer pour les leaders soviétiques un développement des plus préoccupants, car soulignant la fragilité de l’empire, en 1985 «Solidarność » paraissait à bout de forces et n'a subsisté uniquement que comme mouvement clandestin, soutenu par l'Église catholique romaine et la CIA. De toute façon, l’Union soviétique semblait s’être résolue à entreprendre tous les douze ans une «pacification» dans le sang en Europe de l’Est ­ la Hongrie en 1956, la Tchécoslovaquie en 1968, la Pologne en 1980 - sans trop se préoccuper de l’opinion mondiale.

Nous avions donc, en d’autres mots, une Union soviétique au faîte de sa puissance et de son influence dans le monde, que ce soit à ces propres yeux qu’à ceux du reste du monde. «On a tendance à oublier», devait écrire par la suite l'historien Adam Ulam, «qu’en 1985, aucun gouvernement d’un grand pays ne paraissait aussi fermement installé au pouvoir, ses politiques aussi clairement tracées, qu’en URSS».

Il y avait bien sûr de nombreuses raisons structurelles - économiques, politiques, sociales - qui expliquent pourquoi l’Union soviétique s’est écroulée. Mais elles n’expliquent pas tout à fait comment cela s’est produit lorsque cela s’est produit. À savoir, comment entre 1985 et 1989, en l’absence d’aggravation marquée des conditions économiques, politiques,

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 39 démographiques et autres conditions structurelles, l’état et son système économique sont-ils soudainement apparus si scandaleux, illégitimes et intolérables aux yeux de suffisamment d’hommes et de femmes pour être condamnés à disparaître ?

Pour Egon Bahr, politicien allemand du SPD de cette époque, l'URSS s'est effondrée parce qu'elle était "incapable de se réformer". C’est de la foutaise, car l'URSS n'a cessé de se réformer et, dans un sens moins extrême, il est vrai depuis la mort de Staline en 1953. Helmut Schmidt, autre politicien du SPD et chancelier allemand de 1974 à 1982, est nettement plus clairvoyant dans son diagnostic que son collègue Bahr. Pour lui la chute de l'URSS est la conséquence des "expérimentations précipitées de Gorbatchev".

2.3.7 Trahison ?...

Lorsque le dernier Président de l'Union soviétique Mikhail Gorbachev a annoncé ses campagnes de «perestroïka» et de «glasnost», il aidait en fait les Américains dans la destruction de son pays. Est-ce que Gorbatchev a été dupe, complice involontaire, un agent de la CIA dissimulé ou victime de manipulations de la part d’organisations obscures (Illuminati)30 ? L’histoire le prouvera. Quoi qu'il en soit, il a joué un rôle clé dans le démantèlement de l'Union soviétique.

L’effondrement extraordinairement rapide et difficilement explicable de l’Empire soviétique – sans même sans un coup de feu, alors que l’Armée rouge était la plus puissante au monde !!! – milite en faveur de l’hypothèse de la trahison, mais pas au sens où on l'entend habituellement. Au sommet de l'appareil communiste, il est peu probable que les traîtres aient

30 Le terme «Illuminati», signifiant littéralement «les Illuminés» (du latin illuminare: illuminer, connaître, savoir) désigne plusieurs groupes, historiques ou contemporains, réels, fictifs ou d'existence controversée. Les Illuminati, selon les théories du complot, sont une organisation conspiratrice supposée agir dans l'ombre du pouvoir, contrôlant prétendument les affaires du monde au travers des gouvernements et des grandes multinationales et visant à l'établissement d’un Nouvel ordre mondial. Les membres des Illuminati ne sont pas connus de manière certaine, même si certains noms circulent avec insistance. Il s'agit de grandes familles capitalistes ou issues de la noblesse, comme par exemple les Rothschild, les Harriman, les Russel, les Dupont, les Windsor, ou les Rockefeller (notamment l'incontournable David Rockefeller, également co-fondateur du Groupe de Bilderberg et du Council on Foreign Relations ou CFR). Les Illuminati se considèrent comme détenteurs d'une connaissance et d'une sagesse supérieure, héritées de la nuit des temps, et qui leur donne une légitimité pour gouverner l'humanité. Les Illuminati sont la forme moderne d'une société secrète très ancienne, la "Fraternité du Serpent" (ou "Confrérie du Serpent"), dont l'origine remonte aux racines de la civilisation occidentale, à Sumer et Babylone, il y a plus de 5000 ans. Les Illuminati existent sous leur forme actuelle depuis 1776, date de fondation de l'Ordre des Illuminati en Bavière par Adam Weishaupt, un ancien Jésuite. Leur projet était de changer radicalement le monde, en anéantissant le pouvoir des régimes monarchiques qui entravaient selon eux le progrès des idées (en réalité ils empêchaient la prise de pouvoir par des Illuminati). La Révolution Française, la Révolution américaine et la fondation des Etats-Unis, ainsi que la chute de l’Empire russe auraient été des résultats de leur stratégie. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la puissance des Illuminati serait exhibée bien en évidence sur le billet vert. Le roi dollar incarnerait ainsi l'avènement de leur empire. C’est après l’élection en 1933 du président américain Franklin D. Roosevelt - un franc-maçon - que le billet de 1 dollar adopte son aspect actuel. Dans la partie gauche du billet figure une bien étrange pyramide égyptienne, coupée en deux. A la base de cette pyramide est inscrit le nombre MDCCLXXVI, soit 1776. C'est l'année de la fondation des Etats-Unis. Mais aussi celle de l'ordre des Illuminati de Bavière…Au sommet, "l'œil irradiant dans toutes les directions" représente "l'œil qui espionne tout". Sous la pyramide, l'expression latine «Novus Ordo Seclorum» explique la nature de l'entreprise: la signification serait "un Nouvel ordre social" ou une "nouvelle donne", soit un "New Deal". «Annuit Coeptis» signifierait: "Notre entreprise [la conspiration] a été couronnée de succès". Et de nombreux autres codes seraient cachés dans le billet vert… (source: "Pawns in the Game" (Des Espions sur l'échiquier), William Guy Carr, 1958). Et de nombreux autres codes seraient cachés dans le billet vert.

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été achetés d’au moins ouvertement par l'Occident. Pour certains, comme Gorbatchev (dernier secrétaire général du PC) ou Chevardnadze (dernier ministre des Affaires étrangères), la récompense est venue après la trahison. Pour le premier, sous forme de "conférences" à 100.000 dollars l'unité et de livres "vendus" à des millions d'exemplaires. Pour l'autre, sous forme d'un fauteuil présidentiel en Géorgie et d'une propriété de onze millions d'Euros à Baden-Baden31.

Après la Perestroïka, la pizza ! En 1997, Gorbatchev a tourné un film publicitaire pour «Pizza Hut» (une chaîne de restauration rapide en franchise dont le siège social est situé dans la région de Dallas au Texas). Le spot le montre en train de servir à sa petite-fille un morceau de tarte au fromage, tandis que les autres clients russes discutent son héritage (la ruine économique ou la liberté?). A la fin, tous l’applaudissent pour avoir amené la pizza. Gorbatchev a dit qu'il a fait de la publicité pour gagner de l'argent pour sa fondation éponyme. Il a également noté que la pizza était le rapprochement des peuples. Quoi qu’il en soit, il fut durement critiqué d’avoir fait cette publicité, jugée indigne de la part d’un ex-président de la deuxième superpuissance du monde…

Une décennie plus tard, il a échangé la malbouffe pour des bagages de luxe, apparaissant dans une publicité imprimée pour Louis Vuitton, assis sur la banquette arrière d'une berline, un sac Vuitton à côté de lui et le mur de Berlin en arrière-plan… En 2008 Gorbatchev reçoit la Médaille américaine de la liberté décernée pour son rôle dans l′achèvement de la guerre froide. Il tente de tenir à bout de bras des partis politiques sans succès et multiplie les come-back (in the ex-USSR) avortés. Et, last but not least, il a tourné des films et a enregistré en 2009 un disque de vieilles ballades romantiques russes. Coïncidence ? Durant le putsch de Moscou d'août 1991 qui provoqua la chute de l'Union soviétique, le président de la Fédération de Russie Boris Eltsine commanda aussi des pizzas préparées par «Pizza Hut» pour tous les hommes barricadés dans la Maison Blanche russe.

Comme le montre le philosophe, sociologue, écrivain et... dissident russe Alexandre Zinoviev (1922-2006)32 dans son essai «Le facteur de trahison»33 :

31 Cf. «LA CHUTE DE L'URSS - Porte ouverte à tous nos ennuis actuels », http://wotraceafg.voila.net/chute.htm#trahison 32 Alexandre Zinoviev (en russe: Александр Александрович Зиновьев), né à Pakhtino le 29 octobre 1922 et mort à Moscou le 10 mai 20061, est un philosophe, logicien, écrivain et caricaturiste russe. En 1939, il finit l'école avec mention et entre à l'Institut de philosophie, littérature et histoire de Moscou (MIFLI). Ses activités clandestines de critique de la construction du socialisme conduisent à son expulsion du MIFLI, puis à son arrestation. Il s'évade et, après une année d'errance à travers le pays sous divers noms d'emprunts, il finit par s'enrôler volontairement dans l'Armée rouge en 1940 pour échapper aux recherches. Il prend part à la Seconde Guerre mondiale en tant que fantassin, tankiste puis aviateur. Il effectue 31 sorties de combat et est décoré de l'ordre de l'Étoile rouge. Démobilisé, Alexandre Zinoviev entre à la faculté de philosophie de l'Université d'État de Moscou en 1946. En 1951, il obtient son diplôme avec mention et commence une thèse. Il est l'un des fondateurs du cercle de logique de Moscou. En 1955, il devient collaborateur scientifique de l'Institut de philosophie de l'Académie des sciences d'URSS. En 1960, il soutint sa thèse d'habilitation et reçut le titre de professeur et de directeur de la chaire de logique de l’Université d'État de Moscou. Il écrivit de nombreux livres et articles scientifiques de renommée internationale. Zinoviev est démis de ses charges de professeur et de directeur de la chaire de logique pour avoir refusé de renvoyer deux enseignants. Il commence alors à produire des écrits autres que scientifiques qu'il fait passer à l'Ouest. Ses livres sont jugés «antisoviétiques» pour non- respect des normes idéologiques, et Zinoviev se voit retirer titres scientifiques et décorations militaires avant d'être renvoyé de son institut. Les organes de sécurité, lui proposent l'alternative entre la prison et l'exil. Il choisit

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[...] "Toute l'évolution de la trahison dont nous avons parlé s'est concentrée dans la trahison gorbatchevo-eltsinienne. L'élément nouveau qui s'y est greffé a été le fait que la trahison s'est accomplie comme l'aboutissement d'une opération de destruction interne du pays entreprise par l'Occident et destinée à terminer la 'guerre froide'. Gorbatchev, en tant que chef du parti et de l'Etat, a donné le signal de la trahison et, comme une avalanche, elle a submergé le pays....

Le devoir [du gouvernement] consistait dans le maintien et le renforcement de la structure sociale existante, la protection de l'unité territoriale du pays, la défense et le renforcement de la souveraineté du pays sous tous les aspects de son organisation sociale (le pouvoir, le droit, l'économie, l'idéologie, la culture), la sécurité personnelle des citoyens, la sauvegarde du système d'éducation et d'instruction publique, des droits sociaux et civiques, bref, de tout ce qui avait été acquis pendant les années soviétiques et qui était devenu le mode de vie habituel de la population. Le pouvoir savait cela. La population était persuadée que le pouvoir allait remplir ses obligations et elle faisait confiance au pouvoir...

La trahison est restée inaperçue et impunie, parce que ses initiateurs et ses chefs (les organisateurs) ont impliqué dans ce processus des millions de citoyens soviétiques 'en noyant' leur propre trahison dans la trahison de masse et en se lavant ainsi de leur propre responsabilité.

La population, ou bien est devenue la complice et l'instrument de la trahison, ou bien est restée passive (indifférente) à son égard. D'une manière générale, la majorité n'a pas compris ce qui était arrivé. Et quand elle a commencé à comprendre quelque chose, la trahison était déjà accomplie. Une circonstance qui a joué un rôle dans tout cela est le fait que le peuple soviétique pendant soixante-dix ans a supporté le poids très lourd d'une mission historique. Il était las de cette mission. Il perçut le renversement contre-révolutionnaire comme une libération de ce poids historique et il a soutenu le renversement ou, en tout cas, il n'y a pas fait obstacle, sans réfléchir et sans envisager les conséquences qui résulteraient de cette libération. Il ne venait alors à l'esprit de personne que le peuple soviétique, en rejetant le poids de sa mission historique, capitulait devant l'ennemi sans combattre, qu'il commettait une trahison envers lui-même.

Il va de soi que dans le comportement de la population, le régime social de notre pays a joué un rôle. Le système du pouvoir était organisé de telle sorte que les masses de la population étaient totalement privées d'initiative sociale et politique. Cette initiative était entièrement le monopole du pouvoir. Et dans le cadre du pouvoir lui-même, elle était concentrée au sommet et ne se répercutait que dans une faible mesure aux différents niveaux de la hiérarchie. On avait inculqué à la population une confiance absolue dans le pouvoir. Et l'exil. Il trouva refuge à Munich, où il accomplit diverses tâches scientifiques ou littéraires, sans obtenir de poste fixe. En 1999, il retourne en Russie, révolté par la participation de l'Europe occidentale aux opérations de l'OTAN contre la Serbie. En Russie, à travers son article «Quand a vécu Aristote ?», il adopte la théorie de la Nouvelle Chronologie d'Anatoli Fomenko dans le sens où il proclame que l'histoire, ces récits, ces écrits ont toujours été de tout temps détournés, effacés, falsifiés au profit d'un vainqueur. 33 Cf. «LE FACTEUR DE TRAHISON» - Alexandre Zinoviev, édité par le Comité Valmy, 24 avril 2014; http://www.comite-valmy.org/spip.php?article407

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à l'intérieur du pouvoir cette confiance s'était focalisée au sommet. Il ne venait pas à l'esprit des gens que le sommet du pouvoir pouvait s'engager sur la voie de la trahison. De sorte que lorsque le processus de la trahison a commencé, la population l'a interprété comme une simple initiative du pouvoir et que l'aspect de trahison est passé inaperçu.

L'idéologie a aussi apporté son tribut à la préparation de la trahison. Comme on sait, l'un des principes de l'idéologie soviétique est l'internationalisme. D'une part, ce principe s'est confondu avec le cosmopolitisme pour une certaine partie de la population, essentiellement pour la partie cultivée, aisée et non russe. Les tentatives de Staline de lutter contre le cosmopolitisme s'étaient soldées par un échec. D'autre part, l'internationalisme favorisait le fait que la plupart des citoyens d'origine russe se trouvaient en Union Soviétique dans la situation la plus misérable. La politique nationale du pouvoir s'est avérée antirusse, elle s'est faite dans une large mesure au détriment des Russes. Cela a conduit à l'effacement ou, tout au moins, à l'amenuisement de la conscience nationale des Russes, à la dénationalisation de la Russie. Et cela a entraîné à son tour l'indifférence du peuple russe envers la trahison des dissidents, des émigrants, des dirigeants politiques, des personnalités de la vie culturelle (non russes pour la plupart) et des autres catégories de citoyens qui avaient une orientation cosmopolite.

Est-ce que la trahison a joué un rôle décisif dans la faillite du système ? Si on entend par le mot 'décisif' que si la trahison n'avait pas eu lieu, le régime social de l'Union Soviétique et l'Union Soviétique elle-même auraient pu être sauvés et que le pays aurait évité la catastrophe, on peut probablement répondre par l'affirmative à la question posée. La probabilité d'une pareille issue de la guerre froide s'est renforcée par le fait que, dans la dernière étape de cette guerre, la stratégie occidentale a misé presque à cent pour cent sur cette trahison. La contre-révolution soviétique (russe) a pris justement la forme historique concrète de la trahison, une trahison imposée par les ennemis du dehors, organisée par l'élite idéologique dirigeante du pays, soutenue par la partie socialement active de la population et par la masse passive du reste de la population qui a capitulé sans combattre". [...]

Selon les aveux de Gorbatchev34: [...] "Le but de toute ma vie fut la destruction du communisme, insupportable dictature sur les hommes. Je fus entièrement soutenu par ma femme, qui en comprit la nécessité encore avant moi. C'est exactement dans ce but que j'ai utilisé ma position dans le Parti et dans le pays. C'est exactement dans ce but que ma femme m'a toujours poussé à occuper une position de plus en plus élevée dans le pays"...

La Russie ne peut pas être une grande puissance sans l'Ukraine, le Kazakhstan, les républiques du Caucase. Mais elles ont déjà pris leur propre chemin, et leur réunion mécanique n'aurait aucun sens, puisqu'elle déboucherait sur un chaos constitutionnel. Les Etats indépendants ne peuvent s'unir que sur la base d'une idée commune, de l'économie de marché, de la démocratie, des droits égaux pour tous les peuples…

34 Avancés par Mikhaïl Gorbatchev en 1999, à l'occasion d'un discours publié par le journal USVIT ("Aube"), n° 24, 1999, Slovakie. Cf. http://voix-du-proletariat.blogspot.be/2010/08/les-aveux-du-traitre-gorbatchev.html

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Lorsqu’Eltsine détruisit l'URSS, j'ai quitté le Kremlin, et certains journalistes ont fait la supposition que j'aurais alors pleuré. Mais je n'ai pas pleuré puisque j'en ai fini avec le communisme en Europe. Mais il faut finir avec lui aussi en Asie, puisqu'il est le principal obstacle sur la route de l'humanité vers la réalisation de la paix et de la concorde universelle.

La destruction de l'URSS n'apporte aucun profit aux USA. Etant donnée l'absence de partenaire égal pour les Etats-Unis, naturellement nait la tentation de s'attribuer le rôle de l'unique leader mondial, qui ne prends pas en compte l'intérêt des autres. Cette erreur est source de maints dangers pour les Etats-Unis eux-mêmes, comme pour le monde entier. Le chemin pour les peuples vers la liberté véritable est long et difficile, mais il sera forcément victorieux. Mais pour cela le monde entier doit se libérer du communisme". [...]

Images N° 9 & 10: Publicités de Gorbatchev pour «Pizza Hut» et «Luis Vuitton»

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3. LES ETATS - UNIS SEULE SUPERPUISSANCE AU MONDE

3.1 Les Géostratégies de domination

3.1.1 La stratégie de l’Anaconda

Pour le géopoliticien allemand Karl Haushofer les Anglo-saxons pratiquent la politique de l’Anaconda, consistant à enserrer progressivement sa proie et à l’étouffer lentement.

Le penseur, juriste et philosophe allemand Carl Schmitt, dans son ouvrage «Terre et Mer»35, rappelle que les cabalistes du Moyen-Age interprétaient l’histoire du monde comme un combat entre un animal marin, une puissante baleine, le Léviathan, et un animal terrien, éléphant ou taureau, le Behemoth36. Ce dernier essaie de déchirer le Léviathan avec ses défenses ou ses cornes, tandis que la baleine s’efforce de boucher avec ses nageoires la gueule du terrien pour l’affamer ou l’étouffer. Pour Schmitt, derrière cette allégorie mythologique se cache le blocus d’une puissance terrestre par une puissance maritime. Il ajoute: «l’histoire mondiale est l’histoire de la lutte des puissances maritimes contre les puissances continentales et des puissances continentales contre les puissances maritimes», axiome que reprendront les géopoliticiens anglo-saxons.

3.1.2 La puissance Maritime («Sea Power») de Alfred Mahan

Premier d’entre eux, l’amiral Alfred Mahan37, estime que la puissance maritime («Sea Power») s’est révélée déterminante pour la prospérité des nations. Pour lui, la Mer peut agir contre la Terre – alors que l’inverse n’est pas vrai – et finit toujours par l’emporter. Profondément persuadé que la maîtrise des mers assure la domination des terres, il énonce : «L’Empire de la mer est sans nul doute l’Empire du monde»38. Dans «The problem of Asia» (1900), il applique à l’Eurasie son paradigme géopolitique, insistant sur la nécessité d’une coalition des puissances maritimes pour contenir la progression vers la haute mer de la grande

35 Poursuivant dans ce livre une réflexion entamée pendant le second conflit mondial, Carl Schmitt se propose de mettre en lumière un domaine entièrement neuf de la stratégie: le monde vu de la mer ou, plus exactement, pris à partir de l’angle marin. Cf. «Terre et Mer, un point de vue sur l'histoire du monde», Paris, Le Labyrinthe, 1985. 36 Les noms de Léviathan et de Behemoth sont empruntés aux chapitres 40 et 41 du Livre de Job. 37 Alfred Thayer Mahan, plus connu sous le nom d'Alfred Mahan ou celui d'Alfred T. Mahan, (27 septembre 1840 - 1er décembre 1914), était un historien et stratège naval américain. Mahan est surtout reconnu pour son influence sur la doctrine maritime des États-Unis. Son ouvrage «The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783 »(1890) a été le plus influent de son époque en matière de stratégie militaire et de politique étrangère. Mahan insistait sur la nécessité pour les États-Unis de développer une marine de guerre puissante. L’importance de Mahan vient surtout de l’influence qu’il a exercée sur des hommes bien placés (Benjamin Tracy, Henry Cabot Lodge, Theodore Roosevelt) pour définir la politique étrangère américaine. En 1890, le Naval Policy Board affirma la nécessité pour les États-Unis d’avoir une flotte puissante non seulement pour ses défenses côtières, mais aussi capable de contrôler les océans autour des États-Unis. En 1898, lors de la guerre hispano-américaine, l’US Navy comptait 5 cuirassés. En 1900, elle devenait la troisième du monde et en 1908, elle sera la deuxième. Dans les Caraïbes, il était médiocrement intéressé par Cuba, Haïti ou Porto Rico, îles fortement peuplées. Il préférait la possession des îles Hawaii, clé de l’océan Pacifique. 38 A.T. Mahan, “The problem of Asia and its effect upon international policies”, Sampson Low-Marston, London, 1900, p.63.

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 45 puissance terrestre de l’époque, la Russie. En effet, sa position centrale confère un grand avantage stratégique à l’Empire russe, car il peut s’étendre dans tous les sens et ses lignes intérieures ne peuvent être coupées. Par contre - et là réside sa faiblesse - ses accès à la mer sont limités, Mahan ne voyant que trois axes d’expansion possibles: en Europe (pour contourner le verrou des détroits du Bosphore et de l’Hellespont détenus par les turcs), vers le Golfe persique et sur la Mer de Chine. C’est pourquoi il préconise un endiguement de la «tellurocratie russe» passant par la création d’un vaste front des puissances maritimes, des thalassocraties, qui engloberait les USA, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et le Japon.

3.1.3 “Heartland” contre “World Island” de Halford John Mackinder

L’universitaire britannique Halford John Mackinder39 (1861-1947) s’inspirera de Mahan. Une idée fondamentale traverse toute son œuvre: la confrontation permanente entre la Terre du Milieu ou «Heartland», c’est-à-dire la steppe centre-asiatique, et l’Île du Monde ou «World Island», la masse continentale Asie-Afrique-Europe.

C’est dans sa célèbre communication de 1904, «Le pivot géographique de l’histoire» («The geographical pivot of history»), qu’il formule sa théorie, que l’on peut résumer ainsi: 1°) la Russie occupe la zone pivot inaccessible à la puissance maritime, à partir de laquelle elle peut entreprendre de conquérir et contrôler la masse continentale eurasienne; 2°) en face, la puissance maritime, à partir de ses bastions (Grande-Bretagne, Etats-Unis, Afrique du Sud, Australie et Japon) inaccessibles à la puissance terrestre, encercle cette dernière et lui interdit d’accéder librement à la haute mer.

Mackinder pense, à la manière de Friedrich Ratzel (cf. infra), que le monde doit être perçu à partir d'une cartographie polaire (et non une projection mercatorienne). D'après sa théorie du «Heartland», on observerait ainsi la planète comme une totalité sur laquelle se distinguerait d'une «Terre du Milieu», («Heartland»), (pour 2/12e de la Terre, composée des continents eurasiatique et africain), des «îles périphériques», («Outlyings Islands»), (pour 1/12e, l'Amérique, l'Australie), au sein d'un «océan mondial» (pour 9/12e). Pour lui, la steppe asiatique quasi déserte, le «Heartland», entourée de deux croissants fortement peuplés: le «Croissant intérieur» («inner crescent»), regroupant l’Inde, la Chine, le Japon et l’Europe, qui jouxte le «Heartland», et le «Croissant extérieur» («outer crescent»), constitué d’îles diverses. Le croissant intérieur est soumis régulièrement à la poussée des nomades cavaliers venus des

39 Sir Halford John Mackinder (15 février 1861 - 6 mars 1947) est un géographe et géopoliticien britannique. Mackinder est considéré comme l'un des pères fondateurs de la géographie moderne britannique, mais aussi de la géopolitique et de la géostratégie. Mackinder introduit en 1887 l’enseignement de la géographie à l’Université d'Oxford et y fonde l'École de Géographie en 1899. Il occupe la direction de la London School of Economics de 1903 à 1908. Il renonce toutefois à l’identité de «géopolitologue», considérant que ce terme est plus approprié pour désigner les tenants de la Geopolitik allemande, et en tout premier lieu le général Karl Haushofer, proche du régime national socialiste. En accord avec les idées de son temps, il est persuadé de la supériorité raciale anglo-saxonne et de la mission civilisatrice de son pays vis-à-vis des autres peuples. Deux événements historiques contribuent à la formation de sa réflexion: la guerre des Boers (1899-1902) et les événements de Mandchourie en 1904. Il est opposé à l'indépendance irlandaise et partisan de la préférence impériale contre le libre commerce. Sa théorie de «Heartland» a été reprise avec enthousiasme par l'école de Geopolitik allemande, en particulier par son promoteur principal Karl Haushofer. Élu membre de la Chambre des communes en 1910, il y siège sur les bancs conservateurs jusqu'en 1922. En 1919, il publie «Democratic Ideals and Reality».

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 46 steppes du «Heartland». Il illustre sa thèse en évoquant les grandes vagues d'invasions mongoles qu'a connues l'Europe au cours des XIIIe et XIVe siècles notamment sous l'égide de Gengis Khan et de Tamerlan40. La plaine ukrainienne représentait alors, selon Mackinder, l'espace de mobilité par excellence permettant des invasions rapides au moyen de la cavalerie. L’ère «colombienne» voit l’affrontement de deux mobilités, celle de l’Angleterre qui amorce la conquête des mers, et celle de la Russie qui avance progressivement en Sibérie. Avec le chemin de fer, la puissance terrestre est désormais capable de déployer ses forces aussi vite que la puissance océanique. Obnubilé par cette révolution des transports, qui permettra à la Russie de développer un espace industrialisé autonome et fermé au commerce des thalassocraties, Mackinder conclut à la supériorité de la puissance tellurique, résumant sa pensée dans un aphorisme saisissant: «Qui tient l’Europe continentale contrôle le Heartland. Qui tient le Heartland contrôle la World Island». Il reprend en fait la devise du grand navigateur anglais Sir Walter Raleigh (né en 15521 - décapité le 29 octobre 1618) qui, fut le premier, pour s’exprimer ainsi: «Qui tient la mer tient le commerce du monde; qui tient le commerce tient la richesse; qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même». Effectivement, toute autonomisation économique de l’espace centre-asiatique conduit automatiquement à une réorganisation du flux des échanges, le «croissant intérieur» ayant alors intérêt à développer ses relations commerciales avec le «Heartland», au détriment des thalassocraties anglo-saxonnes.

Dans son ouvrage «Democratic Ideals and Reality» (1919), Mackinder rappelle l’importance de la masse continentale russe, que les thalassocraties ne peuvent ni contrôler depuis la mer ni envahir complètement. Concrètement, il faut selon lui impérativement séparer l’Allemagne de la Russie par un «cordon sanitaire», afin d’empêcher l’unité du continent eurasiatique. Politique prophylactique suivie par Lord Curzon, qui nomme Mackinder en tant que Haut-commissaire britannique en «Russie du Sud», où une mission militaire assiste les Blancs de Dénikine41 contre les Rouges de Lénine et obtient qu’ils reconnaissent de facto l’autoproclamée république d’Ukraine de Simon Petlioura…

40 En 1402, Tamerlan, à la tête de l'Empire timuride, envahit l'Anatolie et défit le sultan ottoman Bayezid Ier à la bataille d'Ankara (20 juillet 1402). Les forces étaient à peu près égales (220.000 pour les Turcs contre 180.000 Timourides). Toutefois, les troupes timourides étaient presque exclusivement montées, alors que la majorité des forces turques étaient composées d'infanterie. De plus, par une habile stratégie de détournement et d'empoisonnement des sources d'eau, Tamerlan était parvenu à assoiffer les forces turques, qui étaient considérablement affaiblies au moment de l'engagement. La bataille s'acheva sur la victoire éclatante de Tamerlan, avec la capture de Bayezid Ier. La légende raconte que Bayezid fut gardé enchainé en et mourut au bout de 8 mois en se suicidant. Sa femme et ses filles furent transférées dans le harem de Tamerlan. Les Turcs Ottomans furent tous dispersés. En abattant les forces turques qui projetaient alors la prise de Constantinople, Tamerlan sauva pour une cinquantaine d'années l'Empire byzantin moribond. 41 Les noms d'Armées blanches, Armée blanche (russe : Бѣлая Армiя/Белая Армия, Belaïa Armia), Mouvement blanc (Бѣлое движенiе/Белое движение, Beloïe dvizhenie) ou, tout simplement Blancs (Бѣлые/Белые, Belye), désigne les armées russes, formées après la révolution d'Octobre 1917, luttant sous le commandement de divers généraux (Wrangel, Dénikine, Koltchak, Alekseiev, Kornilov, Ioudenitch, Bermondt-Avalov, Miller, etc.), contre le nouveau pouvoir soviétique. Pendant la guerre civile russe elles combattirent l'Armée rouge, de 1917 à 1922. Les armées blanches ont reçu l’aide occasionnelle de forces de 14 nations (Japon, États-Unis, Canada, Royaume-Uni, Australie, Allemagne, France, Grèce, Tchécoslovaquie...). Dans les dernières semaines de 1918, Clemenceau décide d'une importante intervention en mer Noire pour soutenir les armées blanches dans le sud qui se solde par un échec cuisant. En mars 1920, les Alliés se retirent de Russie à l'exception de l'Empire du Japon qui continua de soutenir les Russes blancs jusqu'en octobre 1922, date du retrait de l'Armée impériale japonaise.

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Pour rendre impossible l’unification de l’Eurasie, Mackinder préconise la balkanisation de l’Europe orientale, l’amputation de la Russie de son glacis baltique et ukrainien, l’endiguement («containment») des forces russes en Asie.

3.1.4 Le «Rimland» de Spykman

L’idée fondamentale posée par Mahan et Mackinder - càd interdire à la Russie l’accès à la haute mer - sera reformulée par Nicholas John Spykman42, qui insiste sur l’impérieuse nécessité de contrôler l’anneau maritime ou «Rimland», cette zone littorale bordant la Terre du Milieu et qui court de la Norvège à la Corée. Pour lui, «qui maîtrise l’anneau maritime tient l’Eurasie, qui tient l’Eurasie maîtrise la destinée du monde». Pour Spykman, la balance du pouvoir et l’équilibre du monde se joue sur ce bandeau de terre entourant le cœur du continent eurasiatique et ne doit en aucun être dominé par une seule et unique puissance.

Le «Rimland» de Spykman correspond au «Croissant intérieur» de Mackinder. Cette région est découpée en trois sections: les côtes européennes, le Moyen-Orient, l'Inde et l'Extrême-Orient. Selon Spykman, cette région joue un rôle déterminant, par sa localisation entre le «Heartland» et les mers marginales du «Croissant extérieur»: parce qu'il est considéré comme une zone tampon entourant le «Heartland», la maîtrise du «Rimland» permettrait de contrôler le «Heartland» et donc le monde. L'intérêt de contrôler le «Rimland» réside également dans son potentiel industriel et démographique, que Spykman considère plus important que celui du «Heartland», en plus du potentiel de pouvoir qu'offre la localisation à la fois terrestre et maritime de la région. Le "Rimland" est donc plus important que le "Heartland" dès lors qu’il est sous contrôle. L'idée maîtresse de Spykman était que si les États-Unis, le Royaume-Uni et la Chine Nationaliste garantissaient le contrôle du «Rimland», ces trois États pourraient alors faire face à l’avancée des puissances allemande et japonaise dans l'encerclement du «Heartland» tenue par l'URSS. Cependant, dès 1942, Spykman était convaincu que la confrontation à terme entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique (alors alliée des États-Unis) serait inévitable car les deux pays avaient des ambitions grandioses sur l’arène géopolitique.

Alors que chez Mackinder le «Croissant intérieur» est un espace de civilisation élevé mais fragile, car toujours menacé de tomber sous la coupe des «barbares dynamiques» du «Heartland», chez Spykman le «Rimland» constitue un atout géopolitique majeur, non plus à

42 Nicholas J. Spykman (1893-1943) est un universitaire journaliste américain, qui est considéré comme l'un des pères de la géopolitique aux États-Unis. La publication des travaux de Nicholas Spykman se produit dans un contexte particulier: celui de l’intérêt récent d’universitaires américains pour la géopolitique, suite à l’attaque de Pearl Harbor. Il a écrit deux livres de politique étrangère. Le premier de ces livres, «American Strategy in World Politics», a été publié en 1942 après que les États-Unis n'entrent dans la deuxième guerre mondiale. L'auteur analyse dans ce livre les différentes politiques d'un point de vue géopolitique et met en garde les États-Unis contre la conquête allemande de l'Europe et l’expansion Japonaise. Le second livre de Nicholas Spykman, «The Geography of the Peace» a été publié en 1944, soit une année après sa mort. Il illustre dans cet ouvrage sa vision géostratégique en axant son analyse sur la sécurité américaine, qui selon lui passe par un certain équilibre du pouvoir sur le continent eurasiatique. Nicholas Spykman ne croit pas à une paix durable à l’échelle du monde. En effet, la multitude de codes de valeurs selon les différents pays rend l'idée de stabilité illusoire, et empêchant de réduire cette stabilité autour d’un code commun pour tous. C’est pourquoi il affirme que la paix ne peut s’obtenir qu’à travers l’application par un pays d'une politique étrangère suffisamment efficace d’un point de vue sécuritaire pour minimiser les risques d'agression par d'autres pays.

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 48 la périphérie, mais au centre de gravité géostratégique. Pour lui, la position des territoires du Rimland «par rapport à l’Équateur, aux océans et aux masses terrestres détermine leur proximité du centre de puissance et des zones de conflit; c’est sur leur territoire que se stabilisent les voies de communication; leur position par rapport à leurs voisins immédiats définit les conditions relatives aux potentialités de l’ennemi, déterminant de ce fait le problème de base de la sécurité nationale» 43. Après 1945, la politique extérieure américaine va suivre exactement la géopolitique de Spykman en cherchant à occuper tout le «Rimland» et à encercler ainsi le cœur de l’Eurasie représenté désormais par l’URSS et ses satellites. Dès le déclenchement de la Guerre froide, les Etats-Unis tenteront, par une politique de «containment» (endiguement) de l’URSS, de contrôler le «Rimland» au moyen d’une longue chaîne de pactes régionaux: OTAN, Pacte de Bagdad, puis Organisation du traité central du Moyen-Orient, OTASE et ANZUS.

Toutefois, dès 1963, le géopoliticien Saül B. Cohen (cf. infra) proposera une politique plus ciblée visant à garder uniquement le contrôle des zones stratégiques vitales et à remplacer le réseau de pactes et de traités allant de la Turquie au Japon par une «Maritime Asian Treaty Organization» (MATO)44.

3.1.5 Le pan européanisme et les pan régions de Friedrich Ratzel et de Karl Haushofer

En 1897, le naturaliste allemand Friedrich Ratzel45 développe sa «théorie organique». Cette théorie soutient que l'État est comme un organisme attaché à la terre qui est en concurrence avec d'autres États pour prospérer. Comme tous les organismes vivants, l'État a besoin d’un espace de vie («Lebensraum»). En 1901 il a écrit l’ouvrage «Au sujet des lois de l’expansion spatiale des États» par lequel il intègre le facteur que constitue l’expansion géographique pour porter un projet politique. Il critique alors l’étroitesse des frontières européennes, et appelle à un pan européanisme, porté par un leadership allemand. Ratzel accorde à l’espace géographique un rôle primordial: la notion de peuple est pour lui un ensemble de groupes et d’individus qui n’ont besoin d’être liés ni par la langue ni par la race, mais par un sol commun. L’Europe peut avoir l’ambition d’une suprématie mondiale, et pour cela, une alliance avec l’Asie, et en particulier l’Extrême-Orient est nécessaire.

43 N. Spykman, The geography of the peace, Harcourt-Brace, New-York, 1944, p.5. 44 Saül B. Cohen, “Geography and politics in a World divided”, Methuen, Londres, 1963, 2e édition 1973, p.307. 45 Friedrich Ratzel, (30 août 1844, Karlsruhe - 9 août 1904, Ammerland) est un pharmacien, zoologiste et géographe allemand. Ratzel, dans son œuvre majeure publiée de 1882 à 1891, «Anthropogéographie», lie la terre et l’homme dans une vision systématique qui a totalement renouvelé la science géographique. Ratzel est aussi un des pionniers les plus importants de la géopolitique. Très influencé par Darwin et sa théorie de l’évolution, il utilise ces concepts à une échelle plus générale, celle des États, en les comparant à des organismes biologiques qui connaissent croissance ou déclin sur une échelle temporelle. Dans la théorie de Ratzel, les bases de l'extension des hommes sur la terre déterminent l'extension de leurs États. Les peuples primitifs («Naturvölker») de l'Afrique, Océanie, etc. s'opposent par leurs traits aux peuples évolués («Kulturvölker») de l'Ancien et Nouveau Monde, lesquels ont tout naturellement, à ce titre, le droit d’occuper les territoires des premiers pour les civiliser. Cette vision légitime, certes, l'impérialisme allemand, mais Ratzel défend l’idée d’une «Mittelafrika», plutôt que d'une «Grossdeutschland», stratégie reprise dès 1914 par l’état-major allemand contre les colonies alliées en Afrique. Elle est toutefois inverse de celle mise en œuvre par le Troisième Reich après 1933, celui-ci défendant l'idée d'une expansion en Europe au détriment des Slaves.

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Ratzel définit les 7 lois universelles d’expansion spatiale des États: - une croissance spatiale parallèle au développement de leur culture ; - une expansion parallèle au renforcement de leur puissance économique, commerciale ou idéologique ; - une extension par absorption ou assimilation d’entités plus petites ; - la frontière est un organe vivant, matérialisant un état de fait à un moment donné, et elle est donc un facteur modifiable ; - la logique géographique prévaut pour absorber des régions et conforter la viabilité du territoire, par l’acquisition de plaines, de bassins fluviaux, de marges littorales ; - l’extension est favorisée par la présence en périphérie d’une civilisation inférieure ; - la tendance à l’expansion est un mouvement autoalimenté.

Ratzel a été accusé de favoriser l’argumentation scientifique du recours à la guerre, et de légitimer celui-ci. Ses idées ont servi de fondement aux volontés expansionnistes du IIIe Reich. Or, il faut souligner que s’il prônait un leadership allemand, son idée maîtresse était la naissance d’un vaste espace européen unifié.

Reprenant les idées de Ratzel et de Mackinder, Karl Haushofer46 accentua la nécessité de prendre en compte les dangers de la géopolitique pour l’Allemagne, par la création d’un vaste espace vital. Selon Haushofer, le monde doit s’organiser autour de 4 grandes pan régions : - une région paneuropéenne, incluant l’Afrique, et dont l’Allemagne aurait le leadership ; - une région panaméricaine, dominée par les États-Unis ; - une région panrusse, incluant l’Asie centrale et le sous-continent indien ; - une région pan asiatique, dominée par le Japon.

Hauschofer a enseigné à Munich pendant la première guerre mondiale, et c'est là que Rudolf Hess a entendu ses conférences et plus tard l’a présenté à Hitler, qui s'inspire de sa théorie de l'«espace vital» — «der Lebensraum» — et qu'il intègre dans son «Mein Kampf». Associé au nazisme, Haushofer prône l’alliance de l’Allemagne, puissance terrestre, et du Japon, puissance maritime, afin de contrer les velléités de conquête de l’Empire britannique et

46 Karl Haushofer, (27 août 1869, Munich - 10 mars 1946, Pähl, Haute-Bavière), est l'un des plus importants théoriciens de la géopolitique allemande, qui sera récupéré par le nazisme, bien qu'il n'ait jamais été membre du parti nazi. Il participe à la Première Guerre mondiale et termine le conflit avec le grade de Generalmajor. Retraité de l'armée en 1919, il se lance dans une carrière universitaire. La même année, il est nommé professeur de géographie à l'Université de Munich. Influencé par les travaux de Friedrich Ratzel, Rudolf Kjellén et Halford John Mackinder, Haushofer développe ses théories géopolitiques et fonde en 1924 la revue «Zeitschrift für Geopolitik» (La Revue de Géopolitique). Celle-ci obtient rapidement une audience internationale, s'attirant même la collaboration de scientifiques de l'étranger. S'adressant à un large public, la revue ne présente cependant que la position de la géopolitique allemande. Hitler rencontre Haushofer à plusieurs reprises et s'inspire de sa théorie de «l'espace vital» — der Lebensraum — qu'il intègre dans son ouvrage «Mein Kampf». Parmi les étudiants de Haushofer, se trouve notamment le jeune officier Rudolf Hess, futur dignitaire du régime nazi, avec qui il se lie d'amitié. Après le départ de Hess pour l'Angleterre, le 10 mai 41, lui-même et sa famille deviennent suspects. Après la tentative d’assassinat d’Hitler du 20 juillet 1944, la Gestapo fait interner Karl Haushofer à Dachau. Après l'effondrement du Troisième Reich, Haushofer est considéré comme l'un des inspirateurs du nazisme, mais n'ayant pas été directement impliqué dans les crimes du régime, il n'est finalement pas mis en accusation au procès de Nuremberg; en revanche, il est contraint de témoigner au procès de Rudolf Hess. Déchu de son titre de professeur honoraire, Karl Haushofer se serait suicidé le 10 mars 1946.

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 50 des États-Unis. Pour l’école allemande de Ratzel-Haushofer, le contrôle de l’Eurasie peut seul donner la suprématie mondiale.

3.1.6 Le «Nomos de la Terre» de Carl Schmitt

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les théories du juriste allemand Carl Schmitt47 sont de plus en plus souvent citées en référence aux événements qui se déroulent sous nos yeux. Certains sont même allés jusqu'à faire de l'auteur de «La notion politique»48 l'inspirateur secret de la politique de la Maison-Blanche. Cette thèse est bien sûr invraisemblable compte tenu du passé de Carl Schmitt, engagé dans le parti nazi, antisémite inflexible et juriste officiel du IIIe Reich. Ce qui est en revanche certain, c'est que toutes les grandes thématiques de Carl Schmitt sont directement impliquées dans l'évolution récente de la politique internationale. La guerre menée en Irak par les Etats-Unis marque un retour à la «guerre juste» moralo-humanitaire, où l'ennemi devient une figure du Mal, dont Carl Schmitt avait dénoncé les effets dévastateurs. L'avènement d'un terrorise «global» renvoie directement aux thèses exposées par Schmitt dans sa «Théorie du partisan». L'instauration dans les pays occidentaux d'un état d'exception qui tend de plus en plus à devenir permanent ne peut se comprendre qu'en référence à ce qu'il a pu écrire sur le «cas d'exception». Enfin, l'effondrement en 1991 du duopole américano-soviétique de l'après-guerre, annonce de toute évidence la naissance d'un nouveau monde, ainsi que Schmitt l'avait prévu dès 1950 dans ses écrits sur les grands espaces, la dualité Terre-Mer et l'instauration d'un nouveau «Nomos de la Terre».

Dans «Le Nomos de la Terre» (1950), Carl Schmitt définit, à partir d’une redécouverte du concept grec de “nomos”, trois ordres, trois équilibres de la Terre dans l’histoire de l’humanité. Le “nomos”, au sens traditionnel du terme, est la loi, la norme, la règle. Le terme est l’équivalent du jus romain. Nomos signifie dès lors en première instance, la “prise”; le mot allemand “nehmen” (prendre) dérive de la même étymologie. Ensuite, ce terme signifie, le

47 Carl Schmitt (11 juillet 1888 - 7 avril 1985) était un juriste, penseur, philosophe et intellectuel catholique allemand. Il s'engage dans le parti nazi dès le 1er mai 1933 et se veut le juriste officiel du IIIᵉ Reich. Les interventions de Schmitt en faveur du régime NS furent absolument sans condition. Auteur d'une réflexion sur la nature de l'État et des constitutions, il fait du rapport «ami-ennemi» la clef de voûte de la théorie politique. Cela conduit au développement d'une philosophie de la décision d'urgence, de la guerre et du combat, d'où les notions de mal et d'Antéchrist ne sont pas absentes. L'autonomie étatique, selon Schmitt, repose sur la possibilité de l'État de s'autoconserver, en dehors même de la norme juridique, par une action qui prouvera cette souveraineté. En situation d'urgence économique et sociale, c'est l'état exceptionnel de la dictature présidentielle qui gouverne par décrets-lois, qui doit s'élever au-dessus de toute alternative fondamentale. Au début de la seconde guerre mondiale Schmitt cherche à fonder la politique expansionniste d'Adolf Hitler sur le droit international et il développe le concept géopolitique de völkerrechtlichen Großraumordnung (aménagement du macro-espace du droit international), qu'il comprenait comme une «doctrine Monroe» allemande. Ainsi Schmitt prend part à ce qu'on nomme l'Aktion Ritterbusch où de nombreuses personnalités accompagnent au titre de conseillers, la politique national-socialiste en matière de peuplement ou de territoire. Les controverses liées à la pensée de Schmitt sont étroitement liées à sa vision absolutiste de la puissance étatique et son antilibéralisme, qui sont contrebalancés par la posture de l'auteur dans ses engagements vers le «conservatisme libéral» ou le «libéralisme conservateur». Ses principales œuvres sont: «Théologie politique» (1922), «Théorie de la Constitution» (1928), «La notion du politique» (1933), «Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes» (1938), «Le Nomos de la Terre» (1950), «Théorie du partisan» (1963), «Terre et Mer, un point de vue sur l'histoire du monde» (1985). 48 Carl Schmitt «La notion du politique - Théorie du partisan», Paris, Calmann-Lévy, 1972 [en édition de poche, Paris, Flammarion, 1992]

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 51 partage et la répartition de la “prise”. Troisièmement, il signifie l'exploitation et l'utilisation de ce que l'on a reçu à la suite du partage, c'est-à-dire la production et la consommation. Prendre, partager, paître sont les actes primaires et fondamentaux de l'histoire humaine, ce sont les trois actes de la «tragédie des origines» (Maschke, p. 518).

Pour Carl Schmitt, le “nomos” ne se résume pas à la loi mais est tridimensionnel: il est d’abord la prise (l’appropriation d’un territoire), puis son partage et enfin son exploitation. Tout système juridique, avant d’être un ordre normatif qui permet ensuite un partage puis une exploitation, résulte d’abord d’une appropriation d’un espace par l’homme. Tout système juridique résulte d’un ordre spatial. Partant de cette définition, Carl Schmitt distingue trois ordres géopolitiques, trois équilibres du monde tout au long de l’histoire de l’humanité, qu’il appelle des “nomos de la Terre”.

Durant le premier “nomos de la Terre”, qui s’étend de l’Antiquité au Moyen-Age, l’Europe connait des phases d’unification successives. L’Empire Romain, premièrement, impose sa loi et accorde progressivement sa citoyenneté à tous les hommes libres de l’Empire. Après la chute de sa partie occidentale en 476, c’est la papauté qui entend à son tour unifier l’Europe par la chrétienté. Léon III sacre Charlemagne empereur à Aix-la-Chapelle en l’an 800, par qui l’Empire Romain ressuscite. L’Empire devient chrétien et l’Empereur le défenseur de la Cité de Dieu. Malgré une histoire mouvementée (déplacement de son centre de gravité à l’Est dès 962, Querelle des Investitures etc.), l’Empire restera la principale puissance politique européenne jusqu’au 15ème siècle, époque à partir de laquelle l’Empire décroît.

Pour Carl Schmitt, l’unification par le droit de cet espace qu’est l’Europe médiévale se fait en raison de l’existence d’un dehors, d’un espace libre qui échappe au droit: la Mer. Il n’y a possibilité de légiférer un dedans que parce qu’il existe un dehors qui échappe au droit. Ainsi l’unification du continent européen, qui se pensait seul sur Terre, s’est réalisée grâce à une étendue floue et liquide qui dessinait nettement les contours de l’Europe. A l’appropriation du territoire européen, à son unification par la loi, a succédé un partage de ses terres, puis leur exploitation. Prendre, partager, paître, tels sont les trois mouvements du “nomos”. Cependant, le premier “nomos” fut local et ne concerne que le continent européen.

Dès 1492 et les grandes découvertes, s’annonce le deuxième “nomos de la Terre” qui devient global puisqu'il doit s'étendre à la totalité du monde. A une phase d’unification succède une phase de division, de guerres. Les différentes nations européennes vont alors se concurrencer pour étendre leur suprématie sur les territoires du Nouveau Monde. C’est la lutte des nations, entérinée par le traité de Westphalie (1648), qui annonce la souveraineté nationale en reconnaissant l’Etat comme le seul maître de son territoire. L’Empire Autrichien est démantelé en 350 minuscules Etats qui sont désormais seuls habilités à légiférer sur leur territoire. 150 ans plus tard, cet ordre est remis en cause par la Révolution française et les guerres napoléoniennes, mais le Congrès de Vienne (1815) redessine l’Europe pour 100 ans. Quant au destin du reste du monde, il est le fruit de la conférence de Berlin (1889), durant laquelle les principaux empires coloniaux délimitent arbitrairement ses frontières. Prendre, partager, paître. Ce partage du monde au gré des guerres européennes se prolonge jusqu’au

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 52 milieu du 20ème siècle et la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui signifie le déclin du monde européen et voit l’avènement d’un nouvel ordre.

Au sortir de la seconde guerre mondiale, un troixième “nomos de la Terre” se fait jour. Il est nouveau car la fin de l’ordre européen voit l’avènement d’un monde bipolaire, séparé par un rideau de fer entre deux grandes puissances: les Etats-Unis et l’URSS. Le monde devient «un seul lit pour deux rêves» et voit l’affrontement entre deux idéologies, le libéralisme et le communisme. Au conflit direct sur un champ de bataille se substitue la «guerre froide», plus insidieuse. Nouveau “nomos” également car la notion de “nomos” change. L’humanité s’approprie de nouveaux territoires. Non seulement la Terre, mais la Mer, le Ciel et l’Espace deviennent objets du droit. On passe littéralement d’un “nomos de la Terre” à un “nomos du Cosmos”. Le droit international légifère sur les eaux territoriales et un droit cosmopolitique apparaît: le lancement de Spoutnik en 1957 provoque la création l’année suivante à l’ONU d’un comité chargé de soulever les questions juridiques sur les conquêtes de l’espace. Ainsi en 1967, l’ «Outerspace Treaty» définit les règles de droit international pour l’exploration et l’exploitation de L’Espace. Prendre, partager, paître. Cet ordre du monde s’écroule avec la chute du Mur de Berlin en 1989 et la dissolution de l’URSS le 26.12.1991.

Aujourd’hui, nous assistons sans doute à la naissance d’un quatrième “nomos de la Terre”. Les Etats-Unis sont certes la seule grande nation qui dispose de tous les attributs de la puissance (militaire, technologique, culturelle, médiatique, économique et financière), mais le monde s’agence progressivement en blocs, en continents, en civilisations. Les Etats-Unis retardent le passage d’un monde qui se défait de leur emprise à un monde qui se morcelle inéluctablement en aires d’influence diverses, comme en témoigne l’émergence de la Chine et de l’Inde. Le “nomos” change encore de nature. Après la Terre, la Mer, le Ciel et l’Espace, c’est désormais l’immatériel qui devient objet de l’appropriation de l’homme. La globalisation donne naissance à un “nomos de l’économie” où, de façon progressive, la logique du marché s’impose à tous les domaines de la vie. La culture, l’éducation, le sport sont progressivement happés par la raison marchande qui est régie par la loi du profit. L’homme semble bien ne plus savoir quels territoires conquérir ni quoi se partager, et le “nomos” paraît se réduire à sa dimension d’exploitation.

Pour le nouveau “nomos” qui n'a pas encore été forgé, la théorie de Schmitt voit trois possibilités principales: a) Une des puissances dominantes soumet toutes les autres, b) Le “nomos” dans lequel les états souverains s'acceptent comme adversaire est à nouveau construit, c) l'espace devient un pluriversum (contre l’universum) de grandes puissances d'une nouvelle sorte. Schmitt tient la réalisation de la deuxième variante comme invraisemblable. Il exclut radicalement la première ("Le droit par la paix est sensé et convenable; la paix par le droit est domination impérialiste"). Il a surtout en vue qu'une puissance égoïste (les États- Unis), disposerait du monde selon les intérêts de leur puissance. Pour Schmitt, le Ius Belli ne doit pas devenir le droit préalable d'une unique puissance, sinon le droit international cesse d'être paritaire et universel. Il ne reste plus que la troisième variante d’un pluriversum d'un petit nombre de grands espaces. La condition préalable à cette fin serait en fait d'après Schmitt une guerre globale, car seule une explication sous forme de guerre est apte à fonder un nouveau “nomos de la Terre”.

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 Dissolution de l’ordre international - Grand espace, pirates et partisans

Carl Schmitt diagnostique la fin de la Nation. La disparition de l’ordre des États souverain est la conséquence de plusieurs facteurs: en premier lieu, les États eux-mêmes se dissolvent, ce qui correspond à une nouvelle sorte de sujet du droit international ; en second lieu, la guerre est devenue ambiguë - c’est-à-dire générale et totale - et a par conséquent perdu son caractère conventionnel et délimité.

Sur le point concernant les États, Schmitt en rapport avec la «doctrine Monroe»49, introduit une nouvelle sorte de Grand Espace avec interdiction d’intervention pour les puissances qui n’y appartiennent pas. Il s’en suit un découpage de la Terre en différents Grands-Espaces satisfaisant à une certaine histoire, une certaine économie et une certaine culture. En 1941, Schmitt infléchira de façon national-socialiste, ce concept de Grand Espace développé depuis 1938 pour créditer les idées politiques du IIIe Reich.

Selon l'analyse de Schmitt les États ont en même temps perdu le monopole de la conduite des guerres. Les conflits attirent désormais de nouveaux combattants indépendants des états et qui s'instaurent comme des partis capables de diriger les affrontements. Schmitt voit au centre de cette nouvelle manière de conduire les guerres des hommes qui s'identifient totalement avec le but de leur groupe et par conséquent ne connaissent aucune limite à la réalisation de ces buts. Ils sont désintéressés et prêts au sacrifice. On rentre par-là dans la sphère de la totalité et donc on pénètre sur les terres de l'inimitié absolue.

On a donc désormais à faire au partisan que Schmitt décrit en quatre points. L'irrégularité, un fort engagement politique, la mobilité et le caractère tellurique (un lien avec le lieu). Le partisan n'est plus reconnaissable en tant que combattant régulier, il ne porte pas d'uniforme, il élude consciemment la différence entre les combattants et les civils qui est constitutive du droit de la guerre. De par son fort engagement politique, le partisan se distingue du pirate. Le partisan combat tout d'abord pour des raisons politiques avec lesquelles il s'identifie constamment. Du fait de son irrégularité, le partisan est particulièrement mobile à la différence d'une armée régulière. Il peut intervenir rapidement et de façon inattendue et se retirer tout aussi vite. Il n'agit pas de façon hiérarchique et centralisée, mais de façon décentralisée en réseau. Son caractère tellurique apparaît selon Schmitt dans son sentiment d'être relié de façon concrète à un lieu qu'il défend. Ce partisan localisé ou encore relié à un lieu conduit tout d'abord des guerres de défense. Mais ce dernier point constitue également sa perte. Le partisan (ou comme on le nomme aujourd'hui: le terroriste) devient «l'outil de la politique mondiale de domination d'un centre de direction qui l'utilise dans un conflit soit ouvert soit invisible, et le laisse tomber en fonction des circonstances».

49 La «doctrine Monroe» a caractérisé la politique étrangère des États-Unis durant le XIXe et le début du XXe siècle. Tirée du nom d'un président républicain des États-Unis, James Monroe, elle condamne toute intervention européenne dans les affaires «des Amériques» (tout le continent), comme celle des États-Unis dans les affaires européennes.

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Tandis que l'ennemi conventionnel au sens de la guerre limitée conteste un aspect bien déterminé au sein d'un cadre accepté par toutes les parties prenantes, l'ennemi irrégulier conteste ce cadre lui-même. Le partisan lorsqu'il n'est plus relié à un sol concrétise l'inimitié absolue et par là marque le passage à la guerre totale. Pour Schmitt ce passage du partisan autochtone au partisan agressant le monde entier commence historiquement avec Lénine. Dans ces guerres nouvelles qui sont imprégnées par l'inimitié absolue du partisan, il ne s'agit plus de conquérir un nouveau territoire, mais d'anéantir une forme d'existence pour cause de son absence apparente de valeur. De cette inimitié définie de façon contingente s'affirme une inimitié ontologique ou intrinsèque. Avec un tel ennemi, il n'est plus possible de mener une guerre limitée et plus aucun traité de paix n'est possible. Schmitt nomme cela la "guerre discriminante" à la différence de la "guerre à parité". Ce concept de guerre discriminante rompt avec la réciprocité et juge l'ennemi d'après les catégories de la justice et de l'injustice. Si le concept d'ennemi devient total en ce sens, on quitte alors la sphère du politique pour entrer dans celle du théologique, c'est-à-dire la sphère d'une différence ultime et non négociable. D'après Schmitt, il y a tout simplement absence de disposition éthique des buts de guerre, parce que les postulats éthiques, fondamentalement non négociables, appartiennent à la sphère théologique.

3.1.7 La Stratégie d’endiguement («containment») de George Kennan

George Kennan50 est crédité d'avoir formulé la stratégie géopolitique américaine d'endiguement («containment») en réponse aux actions de l'Union soviétique après la fin de la

50 George Frost Kennan, (16 février 1904 - 17 mars 2005), est un diplomate, politologue et historien américain dont les idées eurent une forte influence sur la politique des États-Unis envers l'Union soviétique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. De mai 1944 à avril 1946, il est chef de mission à Moscou. À la fin de son mandat, il envoie au secrétaire d'État James F. Byrnes un télégramme de 8.000 mots, qui fait état de ce qui constitue selon lui l'idéologie du communisme et son désir d'expansionnisme, proposant en même temps une nouvelle stratégie pour les relations diplomatiques entre les deux pays. En mars 1947, Truman utilise le télégramme de Kennan pour engager le Congrès dans une série de mesures formant ce qu'on appelle désormais la «doctrine Truman». En juin 1947, sous le pseudonyme de «X», il écrit dans la revue «Foreign Affairs» l’article «Les sources de la conduite soviétique» («The Sources of Soviet Conduct»), dans lequel il reprend et approfondit les idées émises dans son télégramme et conclue sur la nécessité à ce que les États-Unis répliquent par une politique d'endiguement destinée à contenir l'expansionnisme soviétique. Entre avril 1947 et décembre 1948, en tant qu'architecte intellectuel du plan Marshall, il participe à la mise en place de l'endiguement politique et économique de l'Union soviétique. En 1948, il présenta le Mémo PPS23 du Conseil des relations extérieures: «Nous possédons 50% des richesses mondiales, mais nous ne constituons que 6,3 % de la population du globe. Cette disparité est particulièrement importante entre nous-mêmes et les peuples d’Asie. Pour cette raison, nous ne pouvons qu’être l’objet d’envie et de haine. Ce que nous devons faire dans la période qui vient, c’est de concevoir un mode de relation qui nous permettra de perpétuer cette position de disparité sans mettre en péril notre sécurité nationale. Si nous voulons atteindre ce but il nous faut nous débarrasser de toute sentimentalité et ‘rêve éveillé’; et quel que soit le lieu nous devrons concentrer notre attention sur nos objectifs nationaux immédiats. Ne nous mentons pas à nous-mêmes en pensant que nous pouvons nous offrir le luxe aujourd’hui d’être des altruistes et des bienfaiteurs du monde… »; [Mémo PPS23, John Kennan, 1948]. Entre 1949 et 1950, au moment où Dean Acheson est secrétaire d'État, Kennan perd de son influence. Le temps n'est plus à un endiguement politique, mais à une démonstration de force avec armes traditionnelles et nucléaires. C'est l'époque du blocus de Berlin et de la guerre de Corée. Nommé ambassadeur à Moscou pour dénouer une crise politique, il y reste de décembre 1951 à septembre 1952, date à laquelle il est déclaré personna non grata par les autorités soviétiques pour une grave faute diplomatique. De retour à Washington, il participe à l'administration Eisenhower malgré les différends entre Truman et Eisenhower sur la politique d'endiguement. Pendant l'administration Kennedy, de 1961 à 1963, Kennan est ambassadeur en Yougoslavie. En 1963, il quitte l'administration. En 1989, George Bush lui décerne la médaille présidentielle de la liberté. En 2003, à l'âge de 98

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Seconde Guerre mondiale, et comme une initiative majeure visant à empêcher que l’influence soviétique prenne racine dans les pays en développement et parmi les pays non alignés. Kennan a soutenu que l’endiguement ne visait pas à inhiber la capacité de l'URSS pour la croissance et le développement, mais plutôt à empêcher ce pays d'imposer sa propre idéologie sur ses voisins ou à d'autres pays souhaitant demander l'aide au développement américaine: «Mes idées au sujet de l’endiguement ont été déformées par les gens qui les ont comprises et exécutées uniquement comme un concept militaire; et je pense que c’est cela qui nous a conduits aux 40 années du processus inutile, horriblement coûteux, que fut la guerre froide».

Deibel et Gaddis51 croient que l’article «X» de Kennan transmettait sa conviction qu’il était peu probable que les politiques soviétiques soient le reflet d’un véritable souhait de paix et stabilité dans le monde et que l’endiguement visait donc à faire affronter les Soviétiques à un contre coup puissant à chaque point du globe où ils allaient montrer des signes d'empiéter sur les intérêts d'un monde pacifique et stable.

Un autre acteur géopolitique qui a soutenu la thèse de George Kennan fut Paul Nitze, un des auteurs du US National Security Document 68 (NSC-68), qui a énoncé les principes de l’endiguement. Nitze, selon Deibel et Gaddis (1986), a affirmé que les Soviétiques essayaient ne pas atteindre la parité entre les deux superpuissances, mais plutôt la prouesse stratégique via la course aux armements et autres activités. En conséquence, d’après Nitze, il était nécessaire d’empêcher les Soviétiques d’acquerir une puissance d’armement supérieure nucléaire supérieure, même au prix d'une course aux armements.

Deibel et Gaddis (1986) affirment que l’endiguement est resté l’approche dominante dans la politique étrangère américaine de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à l'effondrement de l'Union soviétique. Tous les conseillers au Président des États-Unis, dont Henry Kissinger et Zbignew Brzezinski, étaient déterminés à maintenir cette politique. Par ailleurs, le Président Nixon n’a jamais considéré que la détente puisse représenter une dérogation ou un abandon de la vision américaine pour l'endiguement de l'Union soviétique.

Brzezinski, le principal conseiller aux affaires étrangères de Jimmy Carter, a qualifié la stratégie mondiale soviétique d’impérialisme organique unique dérivant d'une crainte d’insécurité territoriale. Il a donc fait appel pour l'entretien des trois piliers de l’endiguement: une présence permanente diplomatique et militaire américaines sur les continents eurasiens avec une alliance de l'OTAN, une forte Europe renaissante et une Chine indépendante.

L’analyse de Deibel et Gaddis (1986) donne à penser que la politique d'endiguement a évolué au fil du temps au fur et à mesure que les États-Unis s'éloignaient d’une confrontation militaire directe avec l'expansionnisme communiste en Corée du Sud et au Vietnam vers une réponse moins militariste qui emploie davantage l'aide économique comme un moyen pour attirer les pays non alignés dans la sphère d'influence occidentale. Cette tendance d’apparence non-belliciste a été cependant contrebalancée par la volonté constante des États-Unis de ans, il s'élève contre la guerre en Irak dont il dénonce les conséquences potentielles. Le 17 mars 2005, à l'âge de 101 ans, Kennan meurt à son domicile de Princeton. 51 Terry L. Deibel and “Containment - Concept and Policy” - Volumes 1 & 2, Edité par National Defense University Press, 1986.

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 56 pousser à la course aux armements qui a duré pendant toute l'administration Reagan et qui constituait en réalité la réponse militaire américaine à la menace soviétique. En définitif, l’endiguement émerge comme une stratégie qui vise à contrecarrer les ambitions hégémoniques soviétiques en ce qui concerne le «Heartland» eurasien et les pays de la périphérie ou le «Rimland». C'est un excellent exemple de politique de puissance qui se joue dans un monde bipolaire dans lequel deux superpuissances déterminées sont prêtes à concourir pour la domination quasiment indéfiniment.

3.1.8 La Théorie du «Système mondial» d’Immanuel Wallerstein

Les décideurs politiques durant la Guerre froide ont utilisé la théorie «Rimland» comme justification pour la politique d'endiguement visant à arrêter la propagation du communisme. En Amérique, la géopolitique a été simplifiée et déformée pour servir des fins politiques. Les Géopoliticiens provenaient des domaines des relations internationales et de l'histoire ou de l'armée, mais pas du domaine de la géographie. Pour ces géopoliticiens géographie signifiait distance, taille, forme et caractéristiques physiques, principes qui étaient tous statiques. L'idée de la géographie comme configuration spatiale et lieu des relations qui reflètent des processus physiques et humaines dynamiques était absente. Le monde était vu comme étant composé de deux blocs avec aucune zone superposée.

Immanuel Wallerstein52 qui écrit dans les années 1970, a développé sa théorie du Système mondial. Un système mondial est un système social, qui a des limites, des structures, des groupes membres, des règles de légitimation et de cohérence. Selon Wallerstein, il y a deux variétés du système-monde: les empires du monde, dans lesquelles il y a un système politique unique dans la majeure partie de leur espace; et ces systèmes où un système politique unique n'existe pas sur l'ensemble du territoire. Le terme utilisé pour décrire ce type de système mondial est celui d’«Économie-monde». Wallerstein estime que le développement de l'Économie-monde en Europe au XVIe siècle a été rendue possible par une division du travail qui n'était pas simplement fonctionnelle, mais aussi géographique. Au sein de ce système-monde, il distingue trois régions géographiques: 1) Les États noyaux (Core States) qui constituent des régions principales de l'Économie- monde. Ils ont des solides structures d'état et une culture nationale, et leurs peuples sont intégrés. Les États noyaux sont des puissances économiques reliées par le commerce et la technologie, et ils sont des exploitants de la périphérie.

52 Immanuel Maurice Wallerstein (né le 28 septembre 1930) est un sociologue américain. Nommé professeur de sociologie à l'Université McGill à Montréal en 1971, à partir de 1976 il travailla comme professeur de sociologie à l’Université de Binghamton (SUNY) et ce, jusqu’à sa retraite en 1999. Il travailla en outre comme directeur du centre Fernand Braudel pour l’Étude de l’Économie, des Systèmes historiques et des Civilisations. Wallerstein occupa plusieurs postes de professeur honoraire d’université dans plusieurs pays, reçut de nombreuses récompenses et occupa par intermittence le poste de Directeur d'études associé à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Il fut également le président de l’Association internationale de sociologie entre 1994 et 1998. L’un des aspects de ses travaux pour lequel Wallerstein est reconnu est d’avoir anticipé l’aggravation du conflit Nord-Sud en pleine période de Guerre froide. Wallerstein rejetait complètement la notion de «Tiers-Monde» et affirmait qu’il n’existait qu’un seul monde connecté par un réseau complexe de relations d’échanges économiques. Pour lui, il s'agit d'une «économie-monde», ou «système-monde» (qui historiquement comprenait les nations-États, mais ne s'y limitait pas), dans laquelle la dichotomie du capital et du travail et l’accumulation du capital par des agents en concurrence se traduisent par des contradictions.

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2) Les régions périphériques sont des États faibles; il s’agit des États colonies ou des États avec un faible degré d'autonomie. 3) La troisième région comprend des zones semi périphériques, celles qui agissent comme un tampon entre le noyau et la périphérie. Le système mondial de Wallerstein reflète également le déterminisme car il croyait que puisque le système-monde avait été entièrement développé par les années 1950, aucun pays ne serait plus en mesure d'entrer dans le système et pouvoir affronter avec succès la concurrence et que les pays de la périphérie ne seraient probablement jamais en mesure de rattraper économiquement leur retard par rapport aux États noyaux.

3.1.9 La Théorie des «Régions géostratégiques» de Saul B. Cohen

Aujourd'hui les géographes visionnent le monde en termes de profils spatiaux qui ne sont pas maîtrisables à l'intérieur des frontières nationales. Ils voient le monde comme un système interdépendant et l'État-nation comme une partie d'un monde qui est une zone partagée. Un partisan de cette théorie est Saul B. Cohen53, qui a écrit la géographie et la politique dans un monde divisé54. Saul Cohen a concentré son analyse géopolitique sur les forces qui ont été déclenchées par l'effondrement de l'URSS et la disparition du monde bipolaire. Cohen divise le monde en «régions géostratégiques». Les deux régions principales sont le Domaine Maritime (Maritime Realm), qui est dépendante du commerce et le Domaine Continental Eurasien (Eurasian Continental Realm), soit intérieur en direction. Dans chaque domaine se trouvent tout d'abord les Etats de premier ordre (ceux qui sont les plus puissants au sein de la région). Cohen croit que ces régions géostratégiques sont importantes puisqu'elles sont des centres d'activité économique qui sont reliés entre eux et sont donc capables de créer une carte mondiale d'équilibre dynamique. Cohen, à la différence de Wallerstein, estime que le pouvoir est dans beaucoup d'endroits différents et est en constante évolution dans un système intégré.

Cohen utilise également les notions connexes de «Gateways» (passerelles) et de «Shatterbelts» (zones de conflit en géopolitique). Au sens de Knox et Marston (2001), «Shatterbelt» est une région du monde coincée entre forces extérieures politiques et culturelles qui s’affrontent, où le conflit est endémique, où une énorme volatilité politique existe et où les puissances mondiales dominantes sont souvent vues comme des entités menaçantes et qui doivent être combattues. Cohen affirme que le Moyen-Orient est un excellent exemple d'une région «Shatterbelt» contemporaine dans laquelle les tensions courent élevées et la possibilité d'un conflit qui pourrait s'étendre à l'extérieur de la région est également présente.

Comme «Gateways» (passerelles) sont considérés par Cohen les points d'entrée dans les «Heartlands» autonomes ou semi-autonomes. L’Europe de l'est, la Transcaucasie et l'Asie

53 Saul B. Cohen est un spécialiste de géographie politique et professeur émérite au Hunter College de l’Université de New York, Président honoraire du Queens College de la ville de New York, ancien directeur de la Graduate School of Geography à l'Université Clark et ancien président de l'Association des géographes américains. 54 Saul B. Cohen “Geopolitics of the world system”, Rowmann & LittleField, Lanham, Maryland, 2003, 435 pp.

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 58 centrale sont des passerelles qui ont parfois aussi été des «Shatterbelts». La différence entre un «Shatterbelt» et un «Gateway» dépend du degré de stabilité interne que la région a atteint ou dont elle est capable de maintenir face à des forces économiques et idéologiques internes et externes.

Cohen est catégorique dans son affirmation que les forces économiques et idéologiques qui ont été jadis étouffées par la concurrence durant la guerre froide sont désormais libres et deviennent responsables de nouveaux conflits dans le monde. C'est ce genre de tension qu'il voit comme créatrice d'un monde qui est polarisé le long des lignes économiques, ainsi que les lignes idéologiques. Alors que Samuel Huntington avait prévu un choc des civilisations en raison de la fin de la guerre froide (Knox & Marston 2001), Cohen (2003) suggère que la mondialisation et la diffusion de la technologie favoriserades arrangements même au sein de régions de conflit de type «Shatterbelt» très volatiles.

L’analyse de Cohen identifie une nouvelle hiérarchie des unités géopolitiques. Ces unités varient de sous-nationales aux géostratégiques et globales. En insistant sur l'interaction entre ces unités, Cohen a essentiellement anticipé qu'un nouvel ordre mondial est susceptible de se développer en raison de nouvelles activités économiques.

Cohen ne limite pas son analyse uniquement à l'échelon géostratégique mondial, mais enrichit sa perspective avec une dimension régionaliste. Comme dans les années 1960, également aujourd'hui, le caractère unique de l’approche géopolitique de Cohen réside dans son approche régionaliste. L’équilibre global n'est pas seulement un produit de l'équilibre au niveau géostratégique, mais aussi de celui au niveau régional, puisque les régions géopolitiques sont des composants structuraux des espaces géostratégiques — la seule exception étant l’Asie du Sud (Inde, Pakistan, Bangladesh, Myanmar), qui constitue une région géopolitique indépendante secouée par une tourmente continue. Cette dernière, ainsi que la région «Shatterbelt» de Moyen-Orient (qui comprend également la Libye, l’Egypte et le Soudan), forment ce qu'il appelle un ''Arc d’instabilité géostratégique''. Curieusement, cet arc reproduit presque exactement le «croissant intérieur» de Mackinder, le «Rimland» de Spykman ou, plus récemment, l’"Arc de crise" de Brzezinski.

3.1.10 Le choc des civilisations de Samuel Huntington

Dans son ouvrage sur le choc des civilisations, Samuel Huntington55 estime qu’après la guerre froide, période (1947-1990) pendant laquelle on a raisonné en termes

55 Samuel Phillips Huntington, (18 avril 1927, New York - 24 décembre 2008, Massachusetts), est un professeur américain de science politique auteur d'un livre intitulé «Le Choc des civilisations». Diplômé de l'université Yale à dix-huit ans, il commença sa carrière d'enseignant à vingt-trois ans à l'université Harvard, université où il travailla pendant cinquante-huit ans. De tendance conservatrice, il a aussi été membre du Conseil de sécurité nationale au sein de l’administration Carter. Il est l'auteur, coauteur ou éditeur de dix-sept ouvrages et de quatre-vingt-dix articles scientifiques traitant de sujets politiques divers: la politique américaine, la démocratisation, la politique militaire, la stratégie ou encore la politique de développement. Son ouvrage le plus connu «Le Choc des civilisations» est issu d'un article, «The », publié à l'été 1993 par la revue Foreign Affairs et inspiré de l'ouvrage de l'historien français Fernand Braudel «Grammaire des civilisations» (1987). Cet article a permis à Samuel Huntington d'accéder à la notoriété. Il l'a ensuite développé

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 59 d’affrontements idéologiques entre le bloc communiste et le «monde libre», les rapports de force pertinents sont dorénavant ceux entre les civilisations. En effet, à l’ordre binaire de la guerre froide, Huntington oppose un ordre multipolaire basé sur les civilisations. Les civilisations, nous dit-il, sont durables parce qu’elles sont évolutives, c’est pourquoi elles sous-tendent toujours plus ou moins les organisations politiques, qui sont moins durables, et ne peuvent évoluer sans ruptures. La civilisation chez Huntington n’est pas un concept catégorisant, servant à décrire un plan défini de l’espace modélisé. C’est un outil de la pensée stratégique, visant à situer la réflexion dans des paradigmes (paradigme du chaos, opposition pays riches/pays pauvres, etc.), qui doivent, selon lui, structurer l’action prioritairement.

En substance, Huntington prétend que depuis la fin de la guerre froide, ce sont les identités et la culture qui engendrent les conflits et les alliances entre les États, et non les idéologies politiques ou l’opposition Nord-Sud. Pour Huntington, la civilisation représente l’entité culturelle la plus large. Elle «est le mode le plus élevé de regroupement et le niveau le plus haut d’identité culturelle dont les humains ont besoin pour se distinguer des autres espèces. Elle se définit à la fois par des éléments objectifs, comme la langue, l’histoire, la religion, les coutumes, les institutions, et par des éléments subjectifs d’auto-identification». Le monde a ainsi tendance à se diviser en civilisations qui englobent plusieurs sous- civilisations et plusieurs États.

Huntington souligne le retour des nations. Les identités, mises entre parenthèses pendant la phase du choc des idéologies (XX° siècle), resurgiront. Cependant, dans l’esprit de Huntington, le retour des nations n’est pas forcément celui des Etats-nations: seuls les Etats- nations cohérents sous l’angle civilisationnel seront cohérents sous l’angle national. Il n’y a donc pas de coïncidence entre État et civilisation. Pour Huntington, c’est la Nation völkisch au sens allemand, pas la Nation étatique au sens français qui va structurer le XXI° siècle.

Une des conséquences majeures de cette évolution, estime l’auteur, est que les anciens Etats-nations, jadis dépouillés de leur souveraineté par le haut, risquent de l’être désormais par le bas. Si un musulman socialiste est plus proche des musulmans que des socialistes, alors même si son pays est socialiste, il sera moins fidèle à ce pays socialiste qu’à la «communauté civilisationnelle» musulmane, c'est-à-dire à un ensemble diasporique transfrontalier. Autre caractéristique de l’époque qui s’ouvre: ces identités nationales engendrent des phénomènes de solidarité internationale, mais cette solidarité n’est plus organisée autour des blocs idéologiques. C’est désormais l’identité culturelle en elle-même qui crée les solidarités préférentielles. Une personne culturellement issue de l’aire musulmane, et socialiste par ses options politiques, va se penser comme musulman culturel avant de se penser comme socialiste politique, et sera plus solidaire d’un musulman capitaliste que d’un socialiste chrétien. Voilà la thèse de départ.

Selon Huntington, sept à huit civilisations se partagent le monde, quoiqu’il n’en nomme que cinq, la chinoise, la japonaise, l’hindoue, la musulmane et l’occidentale. Il ne voit pas l’Afrique comme une civilisation en soi (au contraire de Fernand Braudel), préférant pour en faire un livre, traduit en France en 1997 aux éditions Odile Jacob. Les attentats du 11 septembre 2001 ont projeté sa vision géopolitique sur le devant de la scène et déclenché une controverse.

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 60 rattacher le continent aux autres civilisations. À l’égard de l’Amérique latine, il adopte une position ambivalente. Tantôt il la considère comme une sous-civilisation de l’Occident, tantôt il y voit une civilisation distincte, menaçante pour les États-Unis.

Ces civilisations, nous dit-il, vont se partager un monde désoccidentalisé. Le recul de l’Occident sera en effet l’évènement majeur du début du XXI° siècle. Certes, le recul de l’Occident sera probablement lent. Il sera caractérisé par des phases d’arrêt, voire de retour en arrière. Mais il paraît inéluctable. Le recul des capacités productives occidentales, dont la puissance militaire et politique dépend, en constitue la principale raison. Depuis 1970, le taux de croissance économique de l’Asie avoisine 10 % par an, celui de l’Occident 2 % par an. Autre facteur de recul: la revanche de Dieu. La religion, qu’on avait trop vite enterrée, reste un facteur puissant de structuration des identités. Et Huntington souligne qu’à ses yeux, l’Islam, en particulier est incompatible avec le système de valeurs occidental. Il se comme une proposition alternative apportée à la modernité – une «solution» qui éloigne le monde arabo- musulman de l’Occident, si bien que plus ce monde se modernise, plus il se désoccidentalise. De ce fait, le grand facteur de déstabilisation sera la montée en puissance des blocs civilisationnels non-occidentaux, et, affirme Huntington de manière péremptoire, le conflit principal du nouveau siècle n’opposera pas des classes sociales entre elles, mais bien des civilisations concurrentes. La force militaire, conséquence du niveau d’acquisition technologique et du potentiel économique, ne parlera pas forcément en faveur de l’Occident pendant ce siècle.

Le monde international de l’après-guerre froide est devenu multi-civilisationnel selon Huntington (en réalité il n’a jamais cessé de l’être), parce que l’Occident a cessé de dominer le système international. Les États des autres civilisations se sont à leur tour inscrits dans ce système pour interagir les uns avec les autres. Si grands qu’aient été la puissance de l’Occident et l’attrait de sa culture sur les autres civilisations, la diffusion des idées occidentales n’a pas suscité une civilisation universelle. Les civilisations exposées aux idées de l’Occident lui ont emprunté ses savoir-faire sans pour autant en épouser toutes les valeurs, comme l’individualisme, l’État de droit et la séparation entre le spirituel et le temporel. Ainsi, la modernisation des États non-occidentaux n’a pas entraîné leur occidentalisation, mais plutôt renforcé l’attachement à leur civilisation propre. Exemple: la Chine se modernise sans s’occidentaliser. Il en est de même de la démocratisation de plusieurs pays non-occidentaux, où la démocratie a mis au pouvoir des partis hostiles aux valeurs occidentales. Huntington bat aussi en brèche l’idée que la prolifération des médias et l’adoption de l’anglais comme lingua franca unifieraient les cultures, comme il met en doute l’idée que la libéralisation du commerce préviendrait les conflits entre elles.

Ainsi est en train de s’établir selon Huntington un nouveau rapport de forces entre civilisations. Alors que l’Occident voit son influence et son importance relatives décliner, les civilisations asiatiques gagnent en puissance économique, militaire et politique et réaffirment leurs valeurs propres. Connaissant une croissance démographique rapide, l’Islam est en proie à des rivalités intestines et déstabilise ses voisins. La poussée démographique de l’Islam s’accompagne d’une résurgence de la religion islamiste qui, dans plusieurs pays, s’est illustrée par la montée du fondamentalisme, en particulier chez les jeunes.

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Huntington décrit ensuite l’émergence d’un ordre mondial organisé sur la base de civilisations. Il constate l’apparition d’organisations et de forums regroupant des États appartenant à la même civilisation. Les États coopèrent d’autant mieux les uns avec les autres qu’ils ont en commun des affinités culturelles, tandis que les efforts faits pour attirer une société dans le cercle d’une autre civilisation échouent. Au sein d’une même civilisation, les États s’unissent autour d’un «État phare». La Chine, l’Inde et le Japon dominent chacun leur propre sphère civilisationnelle. L’Occident connaît deux puissances dominantes, les États- Unis et l’axe franco-allemand, la Grande-Bretagne occupant une position médiane entre les deux. Par contre, profondément divisé et dispersé, l’Islam n’a pas d’État phare, pas plus que l’Afrique et l’Amérique latine. Certains pays, comme la Russie, le Mexique ou la Turquie, ont tenté de s’occidentaliser, au prix toutefois de déchirements qui ont souvent mis en échec ce processus. Société occidentale, l’Australie a tenté en vain de se définir comme société asiatique et devrait plutôt chercher à se rapprocher des États-Unis en adhérant, avec la Nouvelle-Zélande, à l'ALENA.56

Un monde multi-civilisationnel voit se conclure des nouvelles alliances entre civilisations et éclater des conflits qui s’éternisent, impliquent un grand nombre de participants et sombrent dans la violence extrême. Pour cet auteur, ce sont bien dans les zones où les civilisations sont en contact que les conflits se multiplient et ils sont de plus virulents: Méditerranée, Caucase, Sud du Sahara. Alors que Huntington voit les conflits de l’Occident avec l’Inde, l’Afrique et la Russie s’amenuiser, il craint que l’Occident ne s’oppose davantage à la Chine et à l’Islam. Celui-ci, se rapprochant de la Chine, aura des relations plus antagonistes avec l’Inde et la Russie. Les guerres frontalières qui se multiplient entre musulmans et non-musulmans susciteront des alliances nouvelles et inciteront les États dominants à intervenir pour calmer le jeu.

Les zones de conflit les plus dures, nous dit-il, seront celles où des pays divisés entre influences d’Etats phares relevant de civilisations différentes se trouveront aussi: - sur une ligne de recul rapide de l’Occident, - là où des mouvements migratoires importants feront coexister des identités civilisationnelles rivales et n’ayant pas eu le temps de s’apprivoiser mutuellement, - là où l’islam, à la fois très faible (pas d’Etat phare) et très fort (démographie) sera en contact avec une autre civilisation, parce que son mélange de force et de faiblesse constitue un cocktail détonnant. Huntington souligne que des phénomènes paradoxaux vont s’enclencher, et que ces chocs identitaires peuvent déboucher sur des confrontations à plusieurs niveaux, interagissant les uns avec les autres.

Dans un monde multi-civilisationnel, la prévention de la guerre repose sur deux principes:

56 L'Accord de libre-échange nord-américain - ALENA (en anglais, North American Free Trade Agreement - NAFTA, en espagnol Tratado de Libre Comercio de América del Norte - TLCAN) est un traité, entré en vigueur le 1er janvier 1994, qui a créé une zone de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique.

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1) L’abstention, les États phares devront d’abstenir «d’intervenir dans les conflits survenant dans des civilisations autres que la leur»; 2) la médiation, les États phares devront s’entendre pour «contenir ou stopper des conflits frontaliers entre des États ou des groupes, relevant de leur propre sphère de civilisation». L’Occident devra également renoncer à l’universalité de sa culture, croyance par ailleurs fausse, immorale et dangereuse, accepter la diversité et rechercher les points communs avec les autres civilisations.

Comment gérer ce monde chaotique ? Comment anticiper sur ces phénomènes paradoxaux, où le métalocal et le mondial vont constamment interagir ? «Les civilisations forment les tribus humaines les plus vastes» répond Huntington, «et le choc des civilisations est un conflit tribal à l’échelle globale». Tant que ce conflit tribal à l’échelle globale ne se manifeste que par la multiplication des conflits métalocaux, il reste gérable. Huntington décrit en substance deux modes de régulation: la «guerre froide sociétale», consistant à laisser les groupes civilisationnels rivaux se faire concurrence au sein des Etats tout en empêchant autant que possible l’affrontement armé, et l’encadrement des guerres locales par un équilibre des puissances tutélaires. En revanche, dit-il, si les Etats phares sont directement impliqués, la situation peut échapper à tout contrôle.

C’est pourquoi Huntington préconise une politique d’équilibre de la puissance, visant à faire anticiper par chaque Etat phare sur les évolutions des autres Etats phares, de manière à gérer le recul de l’Occident de manière progressive. Il est impossible, dit-il en substance, d’empêcher les «guerres froides sociétales» et il sera très difficile d’interdire les conflits métalocaux. Mais il est crucial que les Etats phares ne soient pas directement impliqués dans le choc des civilisations. Pour dire les choses brutalement, la conclusion principale de Samuel Huntington est que les USA ne doivent surtout pas faire la guerre à la Chine, et doivent donc éviter de s’engager directement dans tout conflit sur une zone de fracture civilisationnelle, car tout engagement direct de leur part, y compris dans un monde musulman potentiellement allié de la Chine, les expose au risque d’escalade – et Huntington s’inquiète précisément de la difficulté, pour les USA, de trouver des «rivaux primaires» à la Chine, qui leur permettront de ne pas être en conflit frontal avec l’Empire du Milieu.

Le Japon, dit-il, pourrait être un «rival primaire» économisant aux USA la confrontation directe avec la Chine, mais : - la tradition diplomatique américaine manque de subtilité, elle n’est pas tournée vers la définition d’un rôle changeant, ambigu et cynique (Huntington le regrette), - le Japon a une forte tendance au suivisme, il n’aime pas, lui, être un rival primaire, et si la Chine devient la puissance dominante en Asie, il se placera en périphérie de son orbite (et cela aussi, Huntington le regrette).

De nouvelles alliances vont émerger. Une «filière islamo-confucéenne» est prévisible, parce que l’Occident va être confronté à la fois à des multiples «guerres froides sociétales» avec l’Islam et à un affrontement de puissance à puissance avec la Chine en expansion. Un axe «Téhéran-Islamabad-Pékin» est en gestation, tandis qu’avec l’existence d’une zone tampon au Kazakhstan, la Russie peut soit décider de coopérer avec la Chine, soit s’opposer à

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 63 elle. Sur ce point, un jeu de dominos peut s’enclencher: si le Japon reste en conflit avec la Russie pour les Kouriles et adopte un comportement suiveur par rapport à la Chine, alors la Chine pourrait avoir à choisir entre un axe islamo-confucéen-japonais et un axe islamo- confucéen-russe.

Sur ce point, si l’Occident est habile, il peut prendre un engagement par rapport à la Russie: ne pas s’avancer jusqu’à l’Ukraine (sauf si elle éclate), pour attirer Moscou vers l’Ouest, et ainsi priver la Chine d’un allié très puissant. Visiblement, dans le rêve de Samuel Huntington, Washington passe un accord de zone d’influence avec Moscou, soutient le Japon subtilement pour en faire un rival primaire de la Chine en Asie, et ainsi empêche Pékin d’élargir l’axe islamo-confucéen vers le Japon ou vers la Russie. Facteur additionnel: «prendre conscience des problèmes de sécurité de la Russie avec les peuples musulmans de sa frontière sud». C’est la conclusion auxiliaire de Samuel Huntington: il faut une politique américaine pro-russe.

Sous-entendu derrière le discours du «Choc des civilisations», et si on enlève l’emballage jésuitique, on s’aperçoit d’une confrontation entre les peuples blancs unis (Occident, Russie), contre une Asie où la Chine domine, mais qui doit gérer une alliance complexe avec un monde musulman instable, et une rivalité avec le Japon. Reste le cas particulier de l’Inde, qui est en conflit avec l’Islam et avec la Chine; elle cherchera l’alliance russe (complémentarités très fortes). Pour Huntington, c’est un argument de plus pour une politique américaine pro-russe. En résumé, attirer la Russie dans le camp occidental, c’est : - l’empêcher de s’allier à la Chine, - arrimer l’Inde au bloc occidental, - et donc, dans le monde du XXI° siècle, créer un axe Washington-Moscou-New Dehli- Tokyo, qui permet d’empêcher la mainmise chinoise sur l’Asie (objectif stratégique essentiel).

Quant à l’Amérique Latine, Huntington considère que c’est un acteur périphérique, qui doit être arrimé à l’Occident par une politique d’influence sur les populations, via en particulier l’occidentalisation des modes de vie et (il ne le dit pas explicitement, mais c’est sous-entendu) la «protestantisation» de ce continent historiquement catholique. Quant à l'Afrique, à ses yeux, c'est un acteur quasi-inexistant.

A partir de ce rapide résumé, on peut dire que les Américains regroupés derrière les administrations Reagan, Clinton, Bush et Obama ont fait exactement le contraire de ce que préconisait Huntington: - Ils ont engagé l’armée américaine directement dans des conflits frontaux, sur le territoire de civilisations étrangères (ex-Yougoslavie, Irak, Afghanistan), ce qui contredit la conclusion principale du «Choc des civilisations» (pas d’engagement direct !) ; - Ils ont littéralement poussé Vladimir Poutine dans les bras des dirigeants chinois, avec de stupides opérations contre-productives (Ukraine, Géorgie), ce qui contredit la conclusion auxiliaire d’Huntington (politique pro-russe !) ; - Accessoirement, ils n’ont rien fait de sérieux pour endiguer les mouvements migratoires vers l’Occident, ce qui contredit une conclusion latente de Samuel Huntington (l’immigration risque de rendre le choc des civilisations ingérable !).

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Comment expliquer que les Américains aient suivi, depuis plusieurs années, cette stratégie qui, si l’on en croit Samuel Huntington, était la pire possible pour les intérêts occidentaux ?

Enfin, Huntington lance à l’Occident un appel au ressaisissement. Il estime que la survie de l’Occident dépendra de la capacité et de la volonté des Américains de réaffirmer leur identité occidentale fondée sur l’héritage européen. La persistance du crime, de la drogue et de la violence, le déclin de la famille, le déclin du capital social, la faiblesse générale de l’éthique et la désaffection pour le savoir et l’activité intellectuelle, notamment aux États- Unis, sont autant de signes indiquant le déclin moral de l’Occident. Le livre de Huntington est à la fois une théorie des relations internationales et une critique du multiculturalisme comme politique intérieure. Huntington reproche aux multiculturalistes américains de vouloir créer «un pays aux civilisations multiples, c’est-à-dire un pays n’appartenant pas à aucune civilisation et dépourvu d’unité culturelle». Il croit que l’affrontement entre les partisans du multiculturalisme et les défenseurs de la civilisation occidentale constitue le «véritable conflit» aux États-Unis. Si ces derniers devaient se désoccidentaliser, l’Ouest se réduirait alors à l’Europe, elle-même aux prises avec l’irruption de l’Islam. Pour enrayer le déclin de l’Occident, l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord devraient envisager une intégration politique et économique, de même qu'aligner les pays d'Amérique latine sur l'Occident, empêcher le Japon de s'écarter de l'Ouest, freiner la puissance militaire de l'Islam et de la Chine en maintenant la supériorité technologique et militaire de l'Occident sur les autres civilisations.

Huntington affirme, de manière péremptoire, le conflit principal du siècle à venir n’opposera pas des classes sociales entre elles, mais bien des civilisations concurrentes. Huntington suggère que le conflit civilisationnel préempte les tensions, pour rendre secondaires les oppositions de classe. Cette stratégie de préemption du conflit, dit-il en substance, est plus réaliste que l’hypothèse d’une mondialisation intégrale et immédiate du pouvoir dans toutes ses acceptions. Elle permet d’utiliser le «paradigme du chaos», qui, dit-il, rend bien compte de la réalité du monde à venir, même si d’autres paradigmes (Etats-nations, gouvernement mondial unifié, opposition pays riches/pays pauvres) doivent aussi être pris en compte. Pour piloter ce «paradigme du chaos», Huntington propose de s’appuyer sur la notion qui selon lui englobe toutes les autres, et n’est englobée par aucune d’elles: les civilisations. Il entend par là un concept opératoire, c'est-à-dire une méthode de pensée débouchant sur une action et sur un mode de gestion des rétroactions. La civilisation chez Huntington n’est pas un concept catégorisant, servant à décrire un plan défini de l’espace modélisé. C’est un outil de la pensée stratégique, visant à situer la réflexion dans le paradigme qui doit, selon lui, structurer l’action prioritairement.

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3.1.11 «Le Grand échiquier» de Zbigniew Brzezinski

L’Anschluss de l’Autriche était dans le «Mein Kampf» d’Adolf Hitler, le contrôle de

l’Ukraine est dans le «Grand Echiquier» de Zbigniew Brzezinski…

Beaucoup plus influent que Samuel Huntington, Zbigniew Kazimierz Brzeziński57 a repris une partie de ses thèses, en les reformulant à partir de fondements de référence acceptables par les diverses tendances des élites USA. Brillant, cynique et puissant, incarne la ligne alternative au néo-conservatisme au sein de l’impérialisme américain. Aujourd’hui conseiller hors organigramme du Président Obama, il impulse une orientation stratégique nouvelle à la politique étrangère des Etats-Unis: plus calculateur, plus prudent que les «neocons»58, il partage leur impérialisme, mais pas leur unilatéralisme. Sa pensée ne constitue pas une alternative à l’idéologie du «choc des civilisations», mais une formulation alternative de cette idéologie.

Brzezinski présente un profil idéal pour constituer une passerelle entre les milieux néoconservateurs et les conservateurs réalistes: issu au départ du Parti Démocrate, d’origine judéo-polonaise [origine juive incertaine], animé par une aversion notoire à l’égard de la Russie, il peut se permettre de critiquer les milieux juifs et la gauche américaine plus aisément qu’un WASP59 ouvertement marqué à droite, comme Huntington – ce qui n’est pas sans importance dans le contexte actuel aux Etats-Unis. Ami de David Rockefeller, avec qui il cofonde la «Commission Trilatérale»60 en 1973, il a l’appui presque inconditionnel du «big

57 Zbigniew Kazimierz Brzeziński (né le 28 mars 1928 à Varsovie) est un politologue et stratège américain d'origine polonaise. Il a été conseiller à la sécurité nationale du Président des États-Unis Jimmy Carter, de 1977 à 1981. En tant que tel, il a été un artisan majeur de la politique étrangère de Washington, soutenant alors à la fois une politique plus agressive vis-à-vis de l'URSS, en rupture avec la Détente antérieure, qui mettrait l'accent à la fois sur le réarmement des États-Unis et l'utilisation des droits de l'homme contre Moscou. Il fut également le mentor de Barak Obama, à l’Université de Colombia. 58 Abréviation pour «néoconservateurs». Le néo-conservatisme ou néoconservatisme est un courant de pensée politique d'origine américaine apparu à la fin du XXe siècle. Il s'agit d'une conception qui a émergé aux États- Unis par opposition au relativisme culturel et à la contre-culture de la Nouvelle gauche («New Left») des années 1960. Cette philosophie a influencé les politiques menées par Ronald Reagan et George W. Bush, signifiant un réalignement de la politique américaine et le passage de quelques libéraux sociaux à la droite du spectre politique, d'où le terme qui fait référence aux «nouveaux» conservateurs («neocons»). 59 WASP est un acronyme qui fait référence à «White Anglo-Saxon Protestant» et qui désigne les blancs américains d'origine anglaise et protestante dont la pensée et le mode de vie furent structurels pour les États- Unis. Par rétroacronymie, WASP peut avoir aussi le sens caché de White race, Anti-Semite, Puritan («race blanche, antisémite, puritain»), mouvement lié au Ku Klux Klan. Il convient de rappeler que Wasp est un mot qui en anglais signifie «guêpe». 60 La Commission Trilatérale (en anglais: Trilateral Commission - TC),) a été fondée le 1er juillet 1973 à Tokyo au moment où les membres du «Council on Foreign Relations» - CFR (à ne pas confondre avec le «Committee on Foreign Relations» et du Groupe Bilderberg (alliés ou ralliés) décidèrent de créer une organisation très discrète entre les 3 régions démocratiques et industrialisées à économie de marché qui sont l’Europe, l’Amérique du Nord, et le Japon. La TC a été créée par David Rockefeller (qui était le Chairman du CFR), les membres choisis par David Rockefeller, le but défini par David Rockefeller et son financement fourni par David Rockefeller. Le but de la TC est de faire avancer l’agenda du nouvel ordre mondial plus rapidement. Elle se rassemble en session plénière chaque année (dernière réunion le 17 mars 2013 à Berlin). Chaque sujet fait l’objet de rapports annuels (The Trialogue) et de travaux thématiques (Triangle Papers). La TC est formée de la crème du CFR, du Group Bilderberg et de la Franc-maçonnerie anglaise qui est mère de toutes les loges franc-

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 66 business», dont il a toujours défendu les intérêts (il est l’inventeur, entre autres choses, de la théorie du «tittytainment», selon laquelle la société future assurera la domination des très riches en enfermant 80 % de la population dans l’abêtissement généralisé) 61. Théoricien de l’inégalité positive, il fait en réalité partie de ces hommes d’extrême droite qui ont compris qu’un discours pseudo-progressiste constituait, désormais, le masque nécessaire de l’impérialisme. Son «coup d’éclat» remonte à la fin des années 70 quand, en sa qualité de conseiller des Présidents Carter et Reagan, il déstabilisa l’URSS en soutenant et en armant les moudjahidines dans leur lutte contre les soviétiques engagés en Afghanistan, les obligeant à se retirer (les américains tomberont dans le même guêpier quelques années plus tard). Il est hors de doute que son niveau de réflexion est très supérieur à la moyenne des néoconservateurs du «Project for a New American Century».

En 1997, Brzezinski écrivit «L'Amérique et le reste du monde - Le Grand Echiquier»62. L’ouvrage décrit la partie d'échecs que doivent jouer les USA sur ce qu'il nomme "l’échiquier eurasien", échiquier à quatre grosses cases inégales, si l'Amérique veut conserver la maîtrise du jeu et conserver son hégémonie mondiale. Suite aux attentats du 11 septembre 2001, après lesquels il était devenu difficile de prôner trop ouvertement le soutien aux islamistes en vue de les instrumentaliser comme arme de déstabilisation (comme cela fut le cas lors de la 1ère guerre d’Afghanistan en 1979-1989), il proposa une théorie actualisée

maçonniques dans le monde. Au départ, la TC était composée de 17 membres, Zbigniew Brzezinski ayant été désigné comme président lors de sa fondation. Actuellement la TC compte 325 membres (dont 150 européens, 100 américains et canadiens et 85 japonais) tous interviewés et choisis par David Rockefeller. Parmi les personnages connus des Français, on pourrait citer Jimmy Carter, Bill Clinton, Raymond Barre, Roland Dumas, Jacques Delors, Alain Poher, Jacques Chirac, Elisabeth Guigou et beaucoup d’autres. Rares sont ceux qui savent que cette mystérieuse organisation existe et qu’elle exerce un contrôle rigoureux sur les Etats-Unis et l’économie internationale par l’intermédiaire des affiliés (affiliates) qu’elle compte dans la finance, la politique, la diplomatie, l’administration et les médias. Il convient de signaler que, quelques semaines avant les premiers rassemblements sur la place de l’Indépendance de Kiev, Arseni Iatseniouk («Yats» pour la secrétaire d’Etat adjointe des USA Victoria Nuland) participa le 27 Octobre 2013 à Cracovie (Pologne) à une réunion de la Commission Trilatérale présidée par Jean-Claude Trichet (ancien président de la BCE, membre du Groupe Bilderberg) dont le sujet portait sur "l’Ukraine et l’Union Européenne"… 61 Le mot «tittytainment» a été utilisé en 1995 par Zbigniew Brzezinski, membre de la commission trilatérale et ex-conseiller du Président des États-Unis Jimmy Carter, pendant la conclusion du premier State Of The World Forum, dans l'Hôtel Fairmont de la ville de San Francisco aux USA. L'objectif de la rencontre était de déterminer l'état du monde, de suggérer des objectifs désirables, de proposer des principes d'activité pour les atteindre, et d'établir des politiques globales pour obtenir leur mise en œuvre. Les dirigeants réunis à (Mikhaïl Gorbatchev, George Bush, Margaret Thatcher, Václav Havel, Bill Gates, Ted Turner, etc.) sont arrivés à la conclusion que «dans le siècle à venir, 20% de la population active suffiraient à maintenir l'activité de l'économie mondiale». Le problème se poserait alors sur la manière de gouverner les 80 % de la population restante, superflue dans la logique libérale, ne disposant pas de travail ni d'occasions d'aucun type, ce qui nourrirait une frustration croissante. C'est ici qu'est entré en jeu le concept de «tittytainment» proposé par Brzezinski, qui consisterait d’un mélange d'aliment physique et psychologique qui endormirait les masses et contrôlerait leurs frustrations et leurs protestations prévisibles. Le même Brzezinski explique l'origine du terme «tittytainment», comme une combinaison des mots anglais «entertainment» et «tits» (terme qui désigne les seins). Brzezinski ne pense pas au sexe, ici, mais plutôt au lait qui coule de la poitrine d'une mère qui allaite. Pour lui, et ses compères qui approuvent, il faudra trouver une façon pour concocter un cocktail de divertissement abrutissant et d'alimentation suffisante qui permettrait de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète...(Cf.: «Le piège de la mondialisation - L'agression contre la démocratie et la prospérité», Hans-Peter Martin Harald Schumann (Auteurs), Olivier Mannoni (Traduction), Editions Solin (Actes Sud, 1997). 62 Zbigniew Brzezinski “The Grand Chessboard: American Primacy and Its Geostrategic Imperatives”, New York, Basic Books, 1997 (ISBN 0-465-02726-1)

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 67 avec son ouvrage «Le Vrai Choix: domination mondiale ou leadership mondial»63. Fondamentalement, ce second livre ne modifie cependant pas les thèses avancées dans «Le Grand Echiquier».

Dans son inspiration, on retrouve un idéalisme très américain: les USA ont pour mission d'assurer la paix mondiale. Cet objectif n'est pas entièrement désintéressé et l'idéalisme se teint très vite d'un réalisme qui n'évite le cynisme que par la franchise avec laquelle il est avoué: la suprématie américaine ne peut pas durer éternellement et il s'agit de mettre en place les piliers d'un ordre mondial dans lequel les USA conserveraient une place centrale, malgré le fait que d'autres pays les rejoindraient comme grandes puissances. Puisque la puissance sans précédent des Etats-Unis est vouée à décliner au fil des ans, la priorité géostratégique est donc de gérer l'émergence de nouvelles puissances mondiales de façon à ce qu'elles ne mettent pas en péril la suprématie américaine.

Toutes ces puissances émergentes se trouvent, selon l'auteur, sur le «continent eurasien», espace géographique qui comprend tous les territoires compris entre Lisbonne et Tokyo, en passant par Berlin, Moscou, Tachkent, Pékin, New Dehli. C'est là que se jouent l'avenir du monde et la primauté des USA64. Ce continent est découpé pour l'analyse en quatre zones: l'Europe de l'ouest, la Russie, les Balkans asiatiques (les pays du Caucase, les républiques musulmanes détachées de l'ex-URSS, l'Ukraine) et l'Asie (Chine, Japon, Inde). Les relations et intérêts des USA sont donc passés en revue dans chacune de ces zones. C'est extrêmement éclairant, car Brzezinski décrit très directement les intérêts américains, sans les déguiser – même s'il passe sous silence les moyens employés à leur service. Le programme américain est donc le suivant : - En premier lieu identifier les Etats possédant une réelle dynamique géostratégique et capables de susciter un bouleversement important dans la distribution internationale du pouvoir et aussi identifier les Etats les plus sensibles du point de vue géopolitique, ceux qui, par leur situation géographique ou du simple fait de leur existence, peuvent avoir des effets catalyseurs sur des acteurs géostratégiques plus importants ou sur les conditions régionales. - En second lieu, formuler des politiques spécifiques pour contrebalancer les effets néfastes des politiques initiées par ces Etats; définir les moyens de les associer ou de les contrôler, de façon à préserver et à promouvoir les intérêts vitaux des Etats-Unis; élaborer une réflexion stratégique globale qui intègre et harmonise, à l'échelle planétaire, les diverses politiques régionales des Etats-Unis conçues pour les intérêts des Etats-Unis et non pas pour ceux de l’Humanité. L’ONU, est peine mentionnée au détour d'une phrase.

63 Zbigniew Brzezinski, «Le vrai choix ; l’Amérique et le reste du monde», Odile Jacob, 2004 (titre anglais: Global Domination or Global Leadership) 64 Citation du «Grand Echiquier» de Zbigniew Brzezinski: [...] «Le jeu se déroule sur cet échiquier déformé et immense qui s'étend de Lisbonne à Vladivostok. Si l'espace central peut être attiré dans l'orbite de l'Ouest (où les Etats-Unis jouent un rôle prépondérant), si le Sud n'est pas soumis à la domination exclusive d'un joueur et si l'Est ne réalise pas son unité de sorte que l'Amérique se trouve expulsée de ses bases insulaires, cette dernière conservera une position prépondérante. Mais si l'espace central rompt avec l'Ouest et constitue une entité dynamique capable d’initiatives propres, si dès lors, il assure son contrôle sur le Sud ou forme une alliance avec le principal acteur oriental, alors la position américaine en Eurasie sera terriblement affaiblie. A l'Est, l'union des deux principaux acteurs aurait des conséquences similaires. Enfin, sur la périphérie occidentale, l'éviction des Etats-Unis par ses partenaires signerait la fin de la participation américaine au jeu d'échecs eurasien ».

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On notera au passage, la différence de qualité de pensée stratégique entre les politiciens européens et les têtes américaines. Ce qui pèche chez les Américains, c'est la réalisation, mais la pensée stratégique est là et bien là! 65

Dès l’introduction, le lecteur est averti sur la portée de l’ouvrage; il ne s’agit pas d’un travail de géopolitique habituel, mais bien d’une vision de géostratégie s’inscrivant dans une eschatologie terrifiante. Le but est clair: asseoir et renforcer le rôle dominant des Etats-Unis comme première puissance mondiale; pour cela, nous dit Brzezinski, il faut à tout prix empêcher l’émergence d’une puissance sur le continent eurasien capable de rivaliser avec les Etats-Unis. En effet, nous dit-il, celui qui tiendrait ce continent serait le maître du monde ; Hitler et Staline, qui l’avaient compris, s’y sont d’ailleurs essayés dans le passé mais sans succès. Les Etats-Unis doivent veiller au respect légitime de la primauté américaine sur cette Eurasie, car ses objectifs sont «généreux». Ainsi, dans cette logique implacable, défier l’Amérique serait agir contre «les intérêts fondamentaux de l’humanité». Tout est dit.

Dans le premier chapitre, nous est brossé le tableau de l’évolution de la puissance américaine depuis 1898 (guerre des Etats-Unis contre l’Espagne) jusqu’à son état actuel de première puissance mondiale. Nous y voyons cette attitude anti-européenne constitutive de la création des Etats-Unis: cette Europe aux «privilèges archaïques et aux hiérarchies sociales rigides». La première irruption des Etats-Unis dans la géopolitique européenne n’est pas abordée du point de vue de ses portées réelles meurtrières (les quatorze points de Woodrow Wilson portant en germe les conflits européens à venir)66, mais sous l’angle du formidable

65 Herman Van Rompuy, Président du Conseil Européen, a déclaré lors de la 50e Conférence sur la Sécurité de Munich le 1er février 2014: [...] «parce que pour les Européens et les Américains, les économies sont basées sur des règles, les sociétés sont basées sur des valeurs – c’est ce que nous sommes, c’est ce que nous représentons pour beaucoup de gens, et c’est – ensemble – ce pour quoi nous devons lutter dans le monde». Des mots vides, comme si leurs règles ou leurs valeurs avaient réussi à libérer des nations de la décadence socio-économique, politique ou intellectuelle ou à restaurer leurs identités, leurs principes moraux ou leur esprit; (cf. http://www.realpolitik.tv/2014/04/le-coup-detat-euro-americain-en-ukraine-3/). 66 Le début de l'année 1917 marque un tournant et plusieurs facteurs vont entraîner les Etats-Unis à changer de position et à entrer dans la guerre. Le président Wilson a été réélu à la fin de l'année 1916 et la volonté de maintenir les Etats-Unis à l'écart du conflit ne constitue donc plus un enjeu électoral dans un pays où l'opinion reste profondément attachée au neutralisme. Les Allemands sont revenus sur la promesse faite au président américain en relançant à partir du 1er février une guerre sous-marine qui provoque rapidement d'importants ravages parmi les navires neutres et menace les liens commerciaux américains avec l'Entente. Enfin, les Allemands ont commis une véritable provocation aux yeux des Américains en proposant une alliance militaire avec le Mexique, avec la possibilité pour les Mexicains de recouvrer certains Etats (Texas, Nouveau-Mexique, Arizona) pris par les Américains suite à la Guerre américano-mexicaine (1846-1848). Cette affaire sera quelque peu instrumentalisée par les Anglais (qui transmettent la correspondance entre le ministre allemand des Affaires étrangères Zimmermann et son ambassadeur à Mexico) afin de convaincre les Américains de la "perfidie allemande". Enfin, la révolution russe (février 1917) et la mise en place d'un gouvernement libéral à Petrograd permet désormais à Wilson de présenter à l'opinion le conflit comme celui de la démocratie contre l'autocratie incarnée par les Empires centraux. Toutes ces conditions nouvelles permettent donc de rompre avec la politique neutraliste menée depuis 1914 et le 5 avril 1917 les États-Unis déclarent la guerre à l'Allemagne. L'Autriche- Hongrie ne recevra l'ultimatum que le 7 décembre 1917 et les Etats-Unis ne déclareront pas la guerre à tous les pays de l'alliance, conservant notamment des rapports normaux avec la Bulgarie et l'Empire ottoman. Cette politique témoignait de la volonté américaine de conserver une certaine indépendance face à ses alliés anglais et français. À partir de juillet 1918, les troupes américaines sous le commandement du général Pershing (celui qui avait mené l’«expédition punitive» contre l’invasion du territoire américain par les guérilleros mexicains de Pancho Villa en 1916) joueront un rôle décisif. Mais les États-Unis n'adhèrent pas à la convention du 5 septembre 1914 entre les Alliés et ils définissent au début de 1918 leurs propres buts de guerre. Wilson énonce

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 69 idéalisme américain allié à une puissance militaire, économique sans précédent qui font que ses principes soient pris en compte dans la recherche de solutions aux problèmes européens.

La fin de la seconde guerre mondiale fait émerger un monde bipolaire et le temps de la guerre froide voit se mettre en place des enjeux géopolitiques clairement définis: les Etats- Unis contre l’Eurasie (URSS), avec le monde comme enjeu. Avec l’effondrement et l’éclatement de l’Union Soviétique en 1991, les Etats-Unis deviennent, nous dit Brzezinski, «la première puissance globale de l’histoire». L’auteur établit ensuite la liste des empires ayant eu une aspiration à la domination mondiale; il y en a eu trois: l’empire romain, la Chine impériale et l’empire mongol. Parmi ces trois, d’après Brzezinski, seul l’empire mongol approche la définition moderne de puissance mondiale. Admirateur de l’empire mongol et du déferlement des hordes sauvages mongols en Eurasie, Brzezinski considère que seul lui peut être comparé aux Etats-Unis d’aujourd’hui ! Mais, après deux siècles d’existence (du XIIIème au XVème siècle), cet empire disparaissait sans laisser de traces; ce qui devrait faire réfléchir d’avantage l’auteur du «Grand échiquier», l’histoire des Etats-Unis en tant que nation n’ayant pas encore atteint une durée de trois siècles…

L’Europe devient ensuite le foyer de la puissance globale et le lieu où se déroulent les luttes pour l’acquérir, sans toutefois être dominé par un Etat en particulier. Brzezinski note que la France en premier lieu (jusqu’en 1815), puis la Grande-Bretagne (jusqu’en 1914) ont eu leur période de prééminence. Mais, aucun de ces empires n’a vraiment été global. Le fait que les Etats-Unis se soient élevés au rang de puissance globale est, lit-on, unique dans l’histoire. Ce pays a un appareil militaire qui est le seul à avoir un rayon d’action global. Cette prééminence fait de l’ombre à la Russie et à la Chine. Néanmoins, le retard technologique de ces deux pays fait qu’ils n’ont pas de politique significative sur le plan mondial. Dans les quatre domaines clés (militaire, économique, technologique et culturel) les Etats-Unis sont dominants, et ceci leur confère la position de seule superpuissance globale.

Brzezinski développe ensuite ce «système global» propre aux Etats-Unis. La puissance globale des Etats-Unis viendrait d’une part du pluralisme de sa société et d’autre part de son système politique. Incidemment, nous apprenons que par le passé les Européens, dans leurs visées impériales, n’ont été que des «aventuriers». Autre élément de ce système: les idéaux démocratiques sont aujourd’hui identifiés dans le monde comme issus de la tradition politique américaine; les Etats-Unis sont devenus «le modèle incontournable». La doctrine américaine, mélange actif d’idéalisme et d’égoïsme, est la seule qui prévaut.

les 14 points, qu'il précise ensuite dans plusieurs déclarations ultérieures. Au moment de la conclusion de l'armistice, il offre ainsi des garanties à l'Allemagne, qu'il pense convertie à la démocratie et qui doit devenir un rempart contre le bolchevisme, en même temps qu'un partenaire commercial prospère: maintien de l'unité du Reich et montant des réparations fondé sur sa «capacité de payer». Il ne tient pas compte de sa défaite électorale (les républicains remportent les élections au Congrès le 5 novembre 1918), et veut appliquer rigoureusement son programme au cours des négociations de paix, au cours desquelles il se pose parfois en arbitre pour le présent et pour le futur (voir par exemple les articles 339, 357 ou 374 du traité de Versailles). Ce souci de ménager l'Allemagne provoquera des tensions avec la Belgique, l'Italie et surtout la France, dont il écarte les revendications territoriales et les exigences de garanties militaires. Avec le soutien de Lloyd George, il propose, en échange, à Clemenceau (lettre du 6 mai 1919), un pacte tripartite contre une éventuelle agression allemande, que le Sénat des États-Unis n'examinera même pas, et il impose un illusoire système de garantie collective fondé sur le pacte de la Société des Nations, que le même Sénat repoussera. Il obtient le prix Nobel de la paix en 1919.

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Mais cette suprématie américaine repose également, apprend t-on, sur un système élaboré d’alliances couvrant la planète. L’OTAN, le FMI, l’OMC, l’APEC67, etc. (dans lesquelles les Etats-Unis ont un rôle prépondérant, sinon directif) constituent un réseau mondial actif et incontournable dans la constitution et la conservation de la puissance globale américaine. Les Etats-Unis se doivent de conserver cette position d’hégémonie globale sans précédent. Cela doit être considéré, selon Brzezinski, comme une «mission» confiée à ce pays. Il lui faut impérativement prévenir toute émergence de rivaux, maintenir le statu quo; ceci au nom du bien-être de l’Humanité, bien entendu…

Dans le second chapitre, et avec la même logique, on apprend que le maintien de la prééminence des Etats-Unis dans le monde va de pair avec la paix dans le monde. Pour Brzezinski, c’est l’Eurasie qui est «l’échiquier», c’est là que se déroule le jeu pour la domination mondiale. Il fait alors apparaître la phobie des Etats-Unis, une éventuelle unité politique de l’Eurasie, et il établit l’inventaire des différents cas de figure qui feraient que les Etats-Unis seraient en position d’affaiblissement. Nous apprenons ainsi que l’hégémonie américaine est superficielle et qu’elle ne passe pas par un contrôle direct sur le monde. De plus, toujours dans les faiblesses du «géant», il y a le fait que le système de la démocratie «exclue toute mobilisation impériale»; mais on peut en douter justement par ces moyens d’alliances et de coalitions très «incitatifs» mis en place. Il est également surprenant que, dans la vision que Brzezinski prête aux Américains face à leur statut de superpuissance mondiale sans rivale, il ne considère pas que ce statut leur confère des avantages particuliers. Les faits prouveraient plutôt autre chose.

En abordant les thèmes de la géostratégie et de la géopolitique, Brzezinski reste dans la ligne tracée par Halford J. Mackinder au début du siècle à savoir que «qui gouverne l’Europe de l’Est domine le heartland, qui gouverne le heartland domine l’île-monde, et qui gouverne l’île-monde domine le monde», (cf. supra). L’Amérique doit donc suivre cette voie pour parvenir au maintien de son rang. Il en suit une analyse des principaux acteurs et une reconnaissance appropriée du terrain. Les Etats eurasiens possèdent une réelle dynamique géostratégique et gênent les Etats-Unis. Il faut donc agir et formuler des politiques spécifiques pour contrebalancer cet état de fait. Ceci peut se faire par trois grands impératifs: «éviter les collusions entre vassaux et les maintenir dans l’état de dépendance que justifie leur sécurité; cultiver la docilité des sujets protégés; empêcher les barbares de former des alliances offensives». Tout le programme géostratégique des Etats-Unis est là.68

67Abréviation de la Coopération économique pour l'Asie-Pacifique (en anglais: Asia-Pacific Economic Cooperation ou APEC), qui est un forum économique intergouvernemental créé en 1989 et visant à faciliter la croissance économique, la coopération, les échanges et l'investissement de la région Asie - Pacifique. L'APEC est composée de 21 membres, qui représentent plus du tiers de la population (2,6 milliards de personnes), 60 % du PIB et 47 % du commerce au niveau mondial. Elle représente également la zone économique la plus dynamique dans le monde, ayant participé à presque 70 % de la croissance économique globale entre 1994 et 2004. À la différence de l’Union européenne ou d'autres organisations économiques multilatérales, l'APEC n'a aucun traité engageant ses membres. Les décisions prises par l'APEC sont obtenues par le consensus et les engagements sont entrepris sur une base volontaire. 68 Remarque: pendant ce temps, en France, le Conseil d'analyse stratégique, ex-Commissariat au Plan, s'est fixé comme objectif «d'appliquer la stratégie de Lisbonne» ! Voilà ce qui définit la stratégie géopolitique française… Il est grand temps pour la France de définir une politique internationale digne et dégager du carcan par trop proaméricain «OTAN/Union européenne», comme aux temps du président Clémenceau et du général De Gaulle.

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Pour la poursuite de son analyse, Brzezinski distingue les «acteurs géostratégiques» (France, Allemagne, Russie, Chine et Inde) des «pivots géopolitiques» (Ukraine, Azerbaïdjan, Corée, Turquie et Iran). Les premiers sont en mesure de modifier les relations internationales, «au risque d’affecter les intérêts de l’Amérique»; les seconds ont une position géographique leur donnant «un rôle clé pour accéder à certaines régions ou leur permet de couper un acteur de premier plan des ressources qui lui sont nécessaires».

Brzezinski reconnait que la France et l’Allemagne sont deux acteurs géostratégiques clés qui, par «leur vision de l’Europe unie», (…) «projet ambitieux», (…) «s’efforcent de modifier le statu quo». Ces acteurs sont l’objet «d’une attention toute particulière des Etats- Unis». Cependant, on peut se poser la question de la «réelle volonté d’indépendance européenne» instiguée par ces deux pays (cf. infra). La Russie, joueur de premier plan malgré son affaiblissement, n’a pas tranché quant à son attitude vis à vis des Etats-Unis: partenaire ou adversaire ? La Chine, puissance régionale importante, a des ambitions élevées: la Grande Chine. Le Japon est puissance internationale de premier ordre, mais qui ne souhaite pas s’impliquer dans la politique continentale en Asie. Maintenir les relations avec le Japon est un impératif pour les Etats-Unis, ne serait-ce que pour maintenir la stabilité régionale. L’Inde, qui se définit comme un rival de la Chine, est le seul pôle de pouvoir régional en Asie du Sud; cependant ce pays n’est pas gênant pour l’Amérique, car il ne contrarie pas les intérêts américains en Eurasie. Brzezinski pointe du doigt l’Ukraine69 et l’Azerbaïdjan70: le sort de ces deux pays dictera ce que sera ou ne sera pas la Russie à l’avenir.

69 Citations du «Grand Echiquier» de Zbigniew Brzezinski: [...] "L'indépendance de l'Ukraine modifie la nature même de l'État russe. De ce seul fait, cette nouvelle case importante sur l'échiquier eurasien devient un pivot géopolitique. Sans l'Ukraine, la Russie cesse d'être un empire en Eurasie. Et quand bien même elle s'efforcerait de recouvrer un tel statut, le centre de gravité en serait alors déplacé, et cet empire pour l'essentiel asiatique serait voué à la faiblesse, entraîné dans des conflits permanents avec ses vassaux agités d'Asie centrale". [...] C’est la perte de l’Ukraine qui a soulevé les questions les plus épineuses. L’apparition d’un Etat ukrainien indépendant constitue une régression géopolitique radicale qui a contraint les Russes à s'interroger sur les fondements de leur identité politique et ethnique. En tirant leur révérence de manière abrupte, les Ukrainiens ont mis un terme à plus de trois cents ans d’histoire impériale. Ils ont dépossédé leurs voisins d'une économie à fort potentiel, riche de son industrie, de son agriculture et d’une population de cinquante-deux millions d’habitants, dont les origines, la civilisation et la tradition religieuse étaient si proches de celles des Russes, que les liens impériaux ont toujours, pour ces derniers, relevé de l’évidence. Par ailleurs, l’indépendance ukrainienne a privé la Russie de sa position dominante sur la mer Noire, alors qu’Odessa servait traditionnellement de point de passage pour tous les échanges commerciaux russes avec le monde méditerranéen et au-delà». [...] «La perte du pivot géopolitique ukrainien réduit les choix géostratégiques de la Russie. Amputée de la Pologne et des Etats baltes, mais contrôlant l’Ukraine, elle pourrait encore tenir un empire eurasien dynamique, s’étendant, vers le sud et le sud-est, sur les domaines non slaves de l’ex-Union soviétique. Sans l’Ukraine et ses cinquante-deux millions de «frères slaves», toute tentative de restauration impériale commandée par Moscou est vouée à rencontrer la résistance prolongée de populations devenues très sourcilleuses sur la question de leur identité nationale et religieuse». [...] «Quant à l'émancipation de l'Ukraine, elle a privé la Russie de sa mission la plus symbolique, d'une vocation confinant au droit divin: son rôle de champion de l’identité panslave». [...] «L’indépendance de l’Ukraine modifie la nature même de l’État russe. De ce seul fait, cette nouvelle case importante sur l’échiquier eurasien devient un pivot géopolitique. Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie. Et quand bien même elle s’efforcerait de recouvrer un tel statut, le centre de gravité en serait alors déplacé, et cet empire pour l’essentiel asiatique serait voué à la faiblesse, entraîné dans des conflits permanents avec ses vassaux agités d’Asie centrale».

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La Turquie, que Brzezinski considère comme facteur de stabilité dans la Mer Noire, sert de contrepoids à la Russie dans le Caucase, d’antidote au fondamentalisme islamique, et de point d’ancrage au Sud pour l’OTAN. Brzezinski nous fait là un chantage à l’islamisme pour que la Turquie intègre l’Union Européenne: «l’Amérique va profiter de son influence en Europe pour soutenir l’admission éventuelle de la Turquie dans l’UE, et mettre un point d’honneur à la traiter comme un état européen» afin qu’Ankara ne glisse vers les intégristes islamiques. Mais les motifs américains sont aussi plus prosaïques: les Etats-Unis soutiendront «avec force l’ambition qu’ont les Turcs de mettre en place un pipeline reliant Bakou à Ceyhan qui servirait de débouché à la majeure partie des ressources en énergie du bassin de la mer Caspienne».

L’Iran est, curieusement, considéré comme un élément stabilisateur dans la redistribution du pouvoir en Asie Centrale; il empêche la Russie de menacer les intérêts américains dans la région du golfe persique. «Il n’est pas dans l’intérêt des Etats-Unis de continuer à avoir des relations hostiles avec l’Iran», et ceci «malgré son sentiment religieux, à condition que celui-ci ne se traduise pas par un sentiment anti-occidental». Mais les véritables raisons pointent quelques lignes plus bas, avec «la participation des Etats-Unis au financement de projets de pipelines entre l’Iran, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan».

Vis à vis de l’Europe, les USA sont, dans les principes tout au moins, pour la construction européenne; cependant, leur souhait est une Europe vassale. L’OTAN est non seulement le support essentiel de l’influence américaine, mais aussi le cadre de sa présence militaire en Europe de l’Ouest. Pour autant, c’est un réel partenariat que souhaite l’Amérique; on peut se demander toutefois, à l’aune de ces points de vues contradictoires (une Europe à la fois vassale et partenaire), quelle est la marge de manœuvre laissée à l’Europe par les Etats- Unis, et dans quels domaines elle pourrait s’exercer.

La problématique géostratégique européenne sera, lit-on, directement influencée par l’attitude de la Russie et de sa propre problématique. Et pour faire face à toute éventualité, les Etats-Unis doivent empêcher la Russie de «recouvrer un jour le statut de deuxième puissance mondiale»; à terme, ce pays posera un problème pour les USA lors de son rétablissement

[...] «Pour Moscou, en revanche, rétablir le contrôle sur l’Ukraine - un pays de cinquante-deux millions d’habitants doté de res­sources nombreuses et d’un accès à la mer Noire-, c’est s’assurer les moyens de redevenir un Etat impérial puissant, s’étendant sur l’Europe et l’Asie. La fin de l'indépendance ukrainienne aurait des conséquences immédiates pour l'Europe centrale. La Pologne deviendrait alors le pivot géopolitique sur la bordure orientale de l’Europe unie». [...] «La Russie ne peut pas être en Europe si l’Ukraine n’y est pas, alors que l’Ukraine peut y être sans la Russie. On ne doit jamais perdre de vue ce constat simple et crucial. Dans le cas où la Russie miserait son avenir sur l’Europe, l’intégration de l’Ukraine servirait ses intérêts. De ce point de vue, les relations entre l’Ukraine et l’Europe peuvent constituer la pierre de touche du destin de la Russie. Cela signifie que Moscou jouit encore d’un court répit avant l’heure des choix…». 70[...] «Les États qui méritent tout le soutien possible de la part des États-Unis sont l'Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan et l’Ukraine, car ce sont tous les trois des pivots géopolitiques. En effet, le rôle de Kiev dans la région vient confirmer l’idée que l’Ukraine représente une menace pour l’évolution future de la Russie». [...] «Le sort de l'Azerbaïdjan et de l’Asie centrale, à l’égal de celui de l'Ukraine, dictera ce que sera ou ne sera pas la Russie à l’avenir».

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 73 comme «empire». L’Asie centrale, zone inflammable, pourrait devenir le champ de violents affrontements entre Etats-nations.

Le Golfe persique est une chasse gardée des Etats-Unis; «la sécurité dans cette zone est du ressort de l’Amérique». On comprend ainsi mieux les enjeux de la guerre menée par George W. Bush (poussé par les néoconservateurs) contre l’Irak, à laquelle cependant Brzezinski s’est fortement opposé. Le défi du fondamentalisme islamique quant à lui «n’est guère stratégique», ce qui expliquerait l’attitude ambiguë des USA à l’égard de celui-ci.

La Chine pour sa part évolue, mais l’incertitude demeure quant à sa démocratisation. Brzezinski note que dans le cas de l’émergence d’une «grande Chine», le Japon resterait passif; cette neutralité cause quelques craintes aux Etats-Unis. De plus, les Etats-Unis doivent se prémunir contre l’éventualité d’un développement de l’axe sino-japonais. L’Amérique doit faire des concessions à la Chine si elle veut traiter avec elle et «il faut en payer le prix». Toujours dans cette zone, la mesure impérative de la stratégie US est «le maintien de la présence américaine en Corée du Sud»; elle est d’«une importance capitale». Une autre crainte américaine serait la naissance d’une grande coalition entre la Chine, la Russie et peut- être l’Iran ; une coalition anti-hégémonique, «unie par des rancunes complémentaires». Enfin, pour maintenir la primauté américaine, la solution adoptée et recommandée est «l’intégration de tous ces Etats dans des ensembles multilatéraux, reliés entre eux, et sous l’égide des Etats-Unis», bien sûr...

Le chapitre suivant aborde l’Europe, «tête de pont de la démocratie», (où il faut entendre en fait «tête de pont des Etats-Unis»). L’Union européenne, union supranationale, dans le cas où elle réussirait, deviendrait une puissance globale, apprend t-on, (ce qui veut dire qu’elle ne l’est pas aujourd’hui). La réussite de ce projet, permettrait à ces pays européens «de bénéficier d’un niveau de vie comparable à celui des Etats-Unis», mais est-ce vraiment la panacée, et a-t-on besoin de cette Europe-là pour y parvenir ? Par ailleurs, ce niveau de vie n’est-il pas déjà atteint voire dépassé dans certains pays européens ? Dans l’appréciation de cette idée de projet européen, on note toujours un «oui, mais»; en effet, cette Europe est placée incidemment «sous l’égide américaine». Nous pouvons à juste titre nous demander où est le réel «partenariat», «la réelle équité» tant vantée par l’auteur ?

Brzezinski nous fait un tableau sans concession de l’Union européenne: les Etats européens dépendent des Etats-Unis pour leur sécurité; une «Europe vraiment européenne n’existe pas»; et poursuit-il, «sans détour, l’Europe de l’Ouest reste un protectorat américain et ses Etats rappellent ce qu'étaient jadis les vassaux et les tributaires des anciens empires» ! Tout ceci est un soufflet à ceux qui pensent que l’Europe, grâce à l’Union européenne, est la structure permettant une indépendance vis à vis des Etats-Unis. Comme la situation de l’Union européenne est floue, indécise, «les Etats-Unis ne doivent pas hésiter à prendre des initiatives décisives».

A la question «quel type d'unité européenne a les faveurs de l'Amérique et comment l'encourager ?», la réponse vient très vite: «Le problème central pour l’Amérique est de bâtir une Europe fondée sur les relations franco-allemandes, viable, liée aux Etats-Unis et qui

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élargisse le système international de coopération démocratique dont dépend l’exercice de l’hégémonie globale de l’Amérique». [...] «Si l'Europe s'élargissait, cela accroîtrait automatiquement l'influence directe des Etats-Unis». [...] «L’Europe deviendrait, à terme, un des piliers vitaux d'une grande structure de sécurité et de coopération, placée sous l'égide américaine et s'étendant à toute l'Eurasie». Ainsi, comme partout ailleurs, les USA se moquent71 de leurs «alliés» du moment; seuls comptent les intérêts finaux américains.

Observant la politique européenne et son évolution récente, Brzezinski nous dit que la lutte contre la montée «de l’extrémisme politique et du nationalisme étriqué» doit se faire par la constitution «d’une Europe plus vaste que la somme de ses parties – c’est à dire capable de s’assigner un rôle mondial dans la promotion de la démocratie et dans la défense des droits de l’homme». Le procédé est toujours le même; pour asseoir ses fins, il faut «diluer» les entités dans des ensembles plus vastes. De plus, dans le processus de construction «européenne», l’UEO apparaît de fait comme l’antichambre de l’OTAN. Il est trop tôt, nous dit Brzezinski, pour fixer catégoriquement les limites orientales de l’Europe. Cependant, pour ce qui est du connu, «l’objectif géostratégique central de l’Amérique en Europe est de consolider sa tête de pont sur le continent eurasien». «A l'ouest [de l’Eurasie], l'Amérique exerce directement son pouvoir». Ceci pour constituer un tremplin dans le but «d’instaurer en Eurasie un ordre international fondé sur la démocratie et la coopération», en fait sur la domination américaine. On ne saurait être plus clair.

Le rôle de l’Allemagne est celui du bon vassal, «bon citoyen de l’Europe, partisan déterminé des Etats-Unis», elle n’a jamais remis en cause «le rôle central des Etats-Unis dans la sécurité du continent». C’est l’effondrement du bloc soviétique qui a fait que «pour l’Allemagne, la subordination à la France n’offrait aucun bénéfice particulier». Elle a aujourd’hui un rôle entraînant; «en entretenant des relations étroites avec la puissante Allemagne, ses voisins bénéficient de la protection rapprochée des Etats-Unis». Avec le rapprochement germano-polonais, «l’Allemagne peut exercer son influence jusque dans les pays baltes, l’Ukraine, la Biélorussie». La sphère d’influence allemande s’est déplacée vers l’Est, et «la réussite de ces initiatives confirme la position dominante de l’Allemagne en Europe centrale». Sans l’élargissement de l’OTAN aux pays de l’Est, «l’Amérique essuierait une défaite d’une ampleur mondiale», note Brzezinski. Ainsi, la collaboration américano- germanique est-elle «nécessaire pour élargir l’Europe vers l’Est» et ce, afin de replacer l'orbite européenne sous influence américaine grâce à ce chef d'œuvre américain qu'a été l'élargissement.72 Par ailleurs, nous apprenons que «l’Europe ne se réalisera pas sous l’égide

71 Le mépris de Brzezinski vis-à-vis de la souveraineté européenne est reflété dans les récents propos de la vice- secrétaire d'Etat des Etats-Unis Victoria Nuland «Qu'ils aillent se faire foutre !» - (Nuland: «...And, you know… fuck the EU !, and Pyatt responded: "Oh, exactly ...".») - tenus lors d’une conversation téléphonique entre Mme Nuland et l’ambassadeur des USA à Kiev, Geoffrey Pyatt, délicatement enregistrée le 28 janvier, 2014 à leur insu par – présume-t-on – les services secrets russes et diffusée le 06.02.2014 sur le YouTube avec le titre «Les marionnettes de Maïdan». L'expression gagne en clarté ce qu'elle perd en élégance…Par ailleurs, la familiarité avec laquelle la vice-secrétaire d'Etat des USA évoque, lors de la même conversation, les dirigeants de l'opposition ukrainienne («Yats» pour Arseni Iatseniouk, «Klitsch» pour Vitali Klitschko) et les postes qu'elle leur attribue dans un gouvernement provisoire traduit une étonnante maladresse, voire arrogance, dans la méthode d’installer des équipes au pouvoir proaméricains dans des pays étrangers depuis plusieurs années. 72 En effet, l’élargissement de 2004 (dit «Bing Bang») concerne dix pays dont 3 ex-républiques soviétiques (Estonie, Lettonie, Lituanie), 4 pays de l’ex-Pacte de Varsovie (Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie) et un

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 75 de Berlin»; cela veut dire que, pour l’auteur, cela s’envisage bien plutôt «sous l‘égide de Washington».

L'auteur du «Grand échiquier» reconnaît que la France a (avait !) un projet européen différent, qui visait à rendre l'Europe indépendante de l'Amérique. Il considère cependant que la France «puissance moyenne post-impériale» ne dispose ni de la force, non plus des moyens nécessaires de ses prétentions par des notations telles que celle-ci: «La France n'est assez forte ni pour faire obstacle aux objectifs géostratégiques fondamentaux de l'Amérique en Europe, ni pour construire une Europe à ses vues. De ce fait, ses particularismes et même ses emportements peuvent être tolérés»73. Pour autant, la France est tout de même «un partenaire indispensable pour arrimer définitivement l’Allemagne à l’Europe». Cependant Brzezinski se méfie de la France qui pourrait avoir des velléités pour traiter directement avec la Russie, et ainsi s’affranchir relativement des Etats-Unis et il fait, par contre, confiance à l'Allemagne (et à ce chef d'œuvre américain qu'a été l'élargissement intervenu depuis), pour replacer l'orbite européenne sous influence américaine: «pour favoriser la construction européenne, l'Allemagne, en gage de bonne volonté, a laissé s'exprimer la fierté française, mais, soucieuse de la sécurité européenne, elle s'est refusée à suivre les yeux fermés ses orientations. Elle a continué à défendre ses convictions propres et, donc, le rôle central des Etats-Unis dans la sécurité du continent».

Quant au couple franco-allemand, il est primordial pour les intérêts américains; une remise en cause de cette alliance «marquerait un retour en arrière de l’Europe», et serait «une catastrophe pour la position américaine sur le continent». Il est clair également que les Etats-Unis se servent de l’Allemagne (dominant économiquement en Europe) pour canaliser et «tenir sous contrôle» la France. Brzezinski souligne l’alliance germano-américaine pour les aspects politiques du projet européen par une antiphrase qui définit le mieux: «C'est le point de vue que partagent les Etats-Unis et l'Allemagne: le projet européen est soutenu par une dynamique historique et politique et ne comporte aucune arrière-pensée à l'égard de la Russie, ni animosité, ni peur, ni désir de l'isoler». Quinze années plus tard, la politique actuelle de la Chancelière Merkel confirme la validité de cette analyse.

Comme en plusieurs endroits, les bonnes intentions ne valent qu'à terme, et ne sont que vaguement définies. A court terme, les intérêts américains sont explicitement et précisément déclarés, et ne vont pas dans le sens d'un partage du pouvoir. Ce qui compte est

pays issu de la dislocation de l’ex-Yougoslavie (Slovénie). L’élargissement de 2007 concerne deux pays supplémentaires de l’ex-Pacte de Varsovie (Roumanie, Bulgarie), et celui de 2013 un pays supplémentaire issu de la dislocation de l’ex-Yougoslavie (Croatie). La CEE de six en 1957 est donc devenue l’UE de 28 en 2013. En 2014, cinq candidats officiels à l'élargissement étaient reconnus (Turquie, Serbie, Monténégro, FYROM- Vardarska, Islande). D’autres pays des Balkans occidentaux (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kossovo (non reconnu internationalement)), et certaines anciennes républiques soviétiques d'Europe de l'Est (Ukraine, Biélorussie, Moldavie) et de Transcaucasie (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) sont considérés comme des candidats éventuels à l'élargissement de l'Union européenne, et si ce projet se réalise, l’UE devrait alors changer de nom en UA pour «Union eurasienne». 73 Le cynisme des propos de Brzezinski reflet le constat où ont mené la France soixante années de soi-disant construction européenne: les Français sont admis à exprimer un rôle folklorique et gentillet pendant que l'Europe se vit à l'heure américaine ! Une véritable gifle pour toute la classe politique française après le général De Gaulle.

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 76 d'avoir une Europe vaste, faible et inféodée: «l'élargissement de l'Europe et de l'OTAN serviront les objectifs aussi bien à court terme qu'à plus long terme de la politique américaine. Une Europe plus vaste permettrait d'accroître la portée de l'influence américaine – et, avec l'admission de nouveaux membres venus d'Europe centrale, multiplierait le nombre d'Etats pro-américains au sein des conseils européens – sans pour autant créer une Europe assez intégrée politiquement pour pouvoir concurrencer les Etats-Unis dans les régions importantes pour eux, comme le Moyen-Orient». L'actualité fournit un exemple criant de cet état de fait: les USA mettent le feu au Moyen-Orient et les européens sont censés fournir les sparadraps ensuite.

En conclusion, qu'est-ce que l'Europe à l'heure américaine ? L'objectif est double: - Il faut d'abord neutraliser les querelles des pays de la région dont aucun n'est assez fort pour s'imposer aux autres et qui, sans la tutelle américaine risqueraient de tomber dans des conflits incessants; - l'Europe de l'ouest ainsi stabilisée et neutralisée aurait pour rôle, via l'Union européenne pour les aspects politico-économiques et via l'OTAN pour les aspects militaires, de bloquer la Russie dans ses frontières et de restreindre au maximum son influence, jusqu'en Ukraine et dans les pays proches. Les USA sont si certains de leur influence au sein de l'Union européenne que Brzezinski peut écrire que «tout état en position d'entreprendre des discussions avec l'Union européenne et invité à les poursuivre devrait être regardé comme bénéficiant d'une protection de facto de l'OTAN». De fait, de nombreuses pages sont consacrées à décrire le calendrier d'entrée de différents pays européens dans l'UE, puis dans l'OTAN, depuis les pays baltes (c'est fait depuis), jusqu'à l'Ukraine (en train de se faire…).74

Pour la Turquie, ce n'est pas par rapport à la Russie que l'intégration à l'UE est jugée nécessaire, c'est parce que la Turquie doit servir de rempart à l'Iran islamiste et parce que cette intégration permettra d'obtenir l'accord de la Turquie nécessaire à l'extension de l'OTAN aux pays de l'Europe de l'est. Ainsi, «l'Amérique devrait-elle user de son influence en Europe pour soutenir l'admission éventuelle de la Turquie au sein de l'UE, et mettre un point d'honneur à la traiter comme un Etat européen»75. C’est une proposition d’au moins étonnante de la part

74 Citations du «Grand Echiquier» de Zbigniew Brzezinski: [...] «L'Europe est la tête de pont géostratégique fondamentale de l'Amérique. Pour l'Amérique, les enjeux géostratégiques sur le continent eurasien sont énormes. Plus précieuse encore que la relation avec l'archipel japonais, l'Alliance atlantique lui permet d'exercer une influence politique et d'avoir un poids militaire directement sur le continent. Au point où nous en sommes des relations américano-européennes, les nations européennes alliées dépendent des Etats-Unis pour leur sécurité. Si l'Europe s'élargissait, cela accroîtrait automatiquement l'influence directe des Etats-Unis. A l'inverse, si les liens transatlantiques se distendaient, c'en serait finit de la primauté de l'Amérique en Eurasie». [...] «Indépendamment l’une de l’autre, la France et l’Allemagne ne sont assez fortes ni pour construire l’Europe selon leurs vues propres, ni pour lever les ambiguïtés inhérentes à la définition des limites de l’Europe, cause de tensions avec la Russie. Cela exige une implication énergique et déterminée de l’Amérique pour aider à la définition de ces limites, en parti¬culier avec les Allemands, et pour régler des problèmes sensibles, surtout pour la Russie, tels que le statut souhaitable dans le système européen des républiques baltes et de l’Ukraine». [...] «Dans le meilleur des cas, les candidats de l'Europe centrale ne devraient pas intégrer l’Union européenne avant l’année 2002. Néanmoins, dès que l’adhésion à l’Union européenne des trois nouveaux membres de l’OTAN sera effective, il sera temps pour les deux organisations de se pencher sur le cas des nouveaux aspirants: républiques baltes, Slovénie, Roumanie, Bulgarie, Slovaquie et peut-être aussi Ukraine». 75 La Turquie, pendant toute la période de la guerre froide a profité de son ancrage à l’Occident en se transformant en un gigantesque porte-avions visant le ventre mou de l’URSS. Membre de l’OTAN, elle a joué un

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 77 d’un expert en géopolitique averti du choc des civilisations…Voilà donc pourquoi les contours de l'Union européenne sont tracés ailleurs, et ce depuis longtemps.

Le chapitre suivant, intitulé «Le trou noir» (Blackhole), traite de la Russie à l’issue des changements survenus depuis la fin de l’Union Soviétique et la naissance de la Communauté des Etats Indépendants. Brzezinski part du postulat que «il est indispensable que l’Amérique contre toute tentative de restauration impériale au centre de l’Eurasie» qui ferait obstacle à ses objectifs géostratégiques. Après l’effondrement de l’Empire, qui a vu un vide politique (le «trou noir») s’instaurer au cœur même de l’Eurasie et qui a ramené la Russie «au niveau d’une puissance régionale du tiers monde», Brzezinski constate que cet état a très peu d’espaces «géopolitiquement sûrs». En effet, après 1991 les frontières actuelles de la Russie ont reculé de plus de mille kilomètres vers le Nord, et les états qui l’entourent actuellement constituent une ceinture, un obstacle à son épanouissement, à son développement; ceci tant vers l’Est que vers la Mer Noire et le Sud-Est de l’ancien Empire. L’auteur fournit une réponse américaine aux questions russes: l’Amérique se préoccupe de savoir «ce qu’est la Russie, et ce que doivent être ses missions ainsi que son territoire légitime». Mais la raison essentielle qui fait le regard systématique américain vis à vis de la Russie est qu’elle a «une identité eurasienne», une «personnalité eurasienne», ce que les Etats-Unis n’ont pas par nature. Et si les Etats-Unis soutiennent inconditionnellement l’Ukraine c’est que, sans elle, aucune restauration impériale n’est possible pour la Russie. Il faut donc absolument appliquer la technique du «roll back», celle du refoulement de la Russie vers l’Asie.

Pour la Russie, le projet américain prévoit une partition en trois Etats: «une Russie européenne, une république de Sibérie et une république extrême-orientale». On voit bien l'idée: la Russie européenne adhèrerait à l'Union européenne et serait ainsi neutralisée, tandis que la Sibérie et la république extrême orientale pourraient soit tomber sous in fluence américaine ou servir de monnaie d'échange dans des discussions avec la Chine ou l'Iran. Quelle légèreté! Imagine-t-on un auteur européen écrire que pour résoudre le problème hispanique aux USA il conviendrait d'unir au Mexique, la Californie, le Texas et l'Arizona, dans une confédération des Etats de l'Amérique nord-hispanique ? La différence est que rôle stratégique primordial. Cet ancrage, qu’elle a brillamment marchandé, a été aussi son meilleur bouclier pour ne pas se transformer en démocratie réelle. On lui a toujours pardonné ses coups d’Etat parfois sanglants, la pendaison de plusieurs de ses hommes politiques, la répression des années 1970, l’existence d’une extrême droite ultranationaliste et mafieuse, la négation du génocide arménien et pontique, l’invasion et la partition de Chypre, les violations répétées de l’espace aérien et maritime grec, ses guerres sales anatoliennes ou urbaines, son refus de reconnaître la minorité kurde, etc. La fin de l’Union soviétique étant très présente en Asie centrale, aurait pu sonner le glas de cette attitude tolérante. La première guerre en , les guerres en Yougoslavie, son rapprochement spectaculaire avec Israël, sans oublier le développement touristique qu’elle a mis en place sur sa façade méditerranéenne reprise aux grecs en 1922, bref, la reconduction de sa position stratégique, ont perpétué le laxisme occidental vis-à-vis de ce pays. La déliquescence de sa classe politique, l’avènement d’un mouvement politique confessionnel aujourd’hui au pouvoir qui la remplaça, la «criminalisation du politique» et même l’apparition de mouvements islamistes ultras, ne changèrent pas la donne. Les nouveaux périls ne remplacent pas les anciens. Ils se superposent, tandis que les vieilles crispations nationalistes (question kurde et arménienne) restent toujours intactes. Le processus d’intégration de la Turquie est de plus ancien. Or, force est de constater que l’Union douanière et les négociations durant les années 1970-1995 n’ont pas changé grand-chose sur la situation interne turque et cela n’a pas changé depuis. Les résultats d’un Sondage Ifop, réalisé du 7 au 14 janvier 2014, indiquent que l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne est rejetée par la majorité des opinions publiques européennes: 83 % des Français y sont hostiles tout comme 72 % des Allemands, 68 % des Belges et 64 % des Britanniques. Les Espagnols (curieusement) font l’exception (pour 56 % contre 44%).

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 78 l'auteur européen serait bien en peine d'avoir une quelconque influence en ce sens, alors que les USA s'attellent tous les jours à appliquer ce programme.

Plus loin, Brzezinski note que les Etats de l’ex-URSS, pour échapper aux nouvelles visées «impériales» russes, «ont cherché à tisser leurs propres réseaux de relations internationales, avec l’Ouest pour l’essentiel, mais aussi avec la Chine ou les pays musulmans au Sud». La seule solution honorable pour la Russie, nous dit l’auteur, est «une direction partagée avec l’Amérique»; ce pays «devrait se résoudre à jouer un rôle de tampon entre l’expansionnisme chinois et l’Ouest», à choisir l’Europe, alliée des Etats-Unis, pour faire face à d’éventuelles visées expansionnistes chinoises. Reste donc pour Moscou le «choix européen, seule perspective géostratégique réaliste»; et, par choix «européen» on peut entendre, en fait, choix «occident-américain». Pour les Etats-Unis, «la Russie paraît vouée à devenir un problème», et d’autant plus si d’aventure une alliance avec la Chine et l’Iran se concrétisait. C’est la raison pour laquelle les Etats-Unis doivent «éviter de détourner la Russie de son meilleur choix géopolitique» à savoir, l’Europe atlantiste. La Russie doit s’intégrer à l’Europe, en suivant un processus graduel, commençant par sa «participation au Conseil de l’Europe», à l’instar de la Turquie Kémaliste qui «s’est engagée sur la voie de la modernisation, de l’européanisation et de la démocratisation». La deuxième étape de cet arrimage européen de la Russie serait la proposition d’une charte avec l’OTAN par l’Europe et l’Amérique. Enfin, ultime étape dans ce processus, l’intégration de la Russie dans l’Union Européenne, par contre, l'entrée de la Russie dans l'OTAN est explicitement rejetée car cela lui permettrait de regagner de l'influence par rapport à ses voisins, dont il importe au contraire de la couper. Cependant, précise l’auteur, le choix de l’Europe pour la Russie se fera plus facilement une fois l’Ukraine intégrée elle-même à l’Union Européenne et à l’OTAN.76

Un très bon chapitre est consacré aux «Balkans eurasiens», et permet de mieux comprendre les relations entre les pays peu connus que sont l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Kazakhstan, l'Arménie, la Géorgie, le Kirghizistan, le Turkménistan, l'Azerbaïdjan, l'Afghanistan – tous sauf le dernier, anciennes républiques de l'URSS. Brezinski excelle à expliquer les intérêts turcs, iraniens, russes et américains dans la région – et dans une mesure moindre, ceux de la Chine. Les facteurs d’instabilité de ces «Balkans eurasiens» sont nombreux: de graves difficultés nationales, des frontières contestées des voisins ou des minorités ethniques, peu d’homogénéité nationale, des luttes territoriales, ethniques ou

76 Citation du «Grand Echiquier» de Zbigniew Brzezinski: [...] «Au cours de la période suivante (soit de 2005 à 2010), l’Ukraine pourrait à son tour être en situation d'entamer des négociations en vue de rejoindre l’UE et I’Otan. Cela exige des progrès dans les réformes et, à l’extérieur, une meilleure perception de son identité centro-européenne». [...] «L’Ukraine constitue cependant l’enjeu essentiel. Le processus d’expansion de l’Union européenne et de l’Otan est en cours. À terme, l’Ukraine devra déterminer si elle souhaite rejoindre l’une ou l’autre de ces organisations. Pour renforcer son indépendance, il est vraisemblable qu’elle choisira d’adhérer aux deux institutions, dès qu’elles s’étendront jusqu’à ses frontières et à la condition que son évolution intérieure lui permette de répondre aux critères de candidature. Bien que l’échéance soit encore lointaine, l’Ouest pourrait dès à présent annoncer que la décennie 2005-2015 devrait permettre d’impulser ce processus. Ainsi, les Ukrainiens auraient la certitude que l’extension de l’Europe ne s’arrêtera pas à la frontière ukraino-polonaise. Dès à présent, l’Ouest peut renforcer ses liens de coopération et de sécurité avec Kiev».

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 79 religieuses. Toutes les options peuvent donc être envisagées quant à l’avenir de cette région, selon Brzezinski.

Les voisins intéressés nourrissant des visées politiques sur la région sont la Russie, la Turquie, l’Iran et la Chine. La Russie qui veut retrouver sa zone d’influence, renouer avec ses républiques d’hier, et dont les visées géopolitiques vont vers le Sud, en direction de l’Azerbaïdjan et du Kazakhstan; la Turquie qui se considère comme le leader potentiel d’une communauté turcophone aux frontières très floues; l’Iran, dont le principal souci est le renouveau de l’islam en Asie centrale; enfin la Chine que les ressources énergétiques de la région attirent et qui veut y avoir un accès direct hors contrôle de Moscou. En effet, «la région renferme une énorme concentration de réserve de gaz naturel, d’importantes ressources pétrolières, auxquelles viennent s’ajouter des gisements de minerais, notamment des mines d’or».

D’autres pays ont leurs regards tournés vers cette région: le Pakistan qui veut exercer une influence politique en Afghanistan et profiter à terme de la construction de pipelines reliant l’Asie centrale à la Mer d’Oman. L’Inde qui, pour faire face aux projets du Pakistan et à la montée de l’influence chinoise, est favorable au développement de l’influence iranienne en Afghanistan, ainsi qu’à une présence russe plus importante dans ses anciennes républiques. Les Etats-Unis enfin, qui «agissent en coulisse», cherchent à ménager le pluralisme géopolitique, et tentent «d’empêcher la Russie d’avoir la suprématie». La dynamique russe et les «ambitions anachroniques» de Moscou dans cette région sont «nuisibles à la stabilité de celle-ci». Et nous apprenons que «les objectifs géostratégiques américains recouvrent en fait les intérêts économiques de l’Europe et de l’Extrême-Orient»; nous sommes donc toujours dans cette logique «philanthropique» américaine. L’engagement des Etats-Unis dans cette région, nous dit Brzezinski, est considérée par les pays concernés comme «nécessaire à leur survie». Les motifs généraux américains sont les pipelines et leurs tracés actuels, le but des Etats-Unis étant de ne plus passer par des pipelines courant sur le territoire russe, donc pas par le Nord, mais par le Sud et la médiane de cette région des Balkans eurasiens: «Si un pipeline traversait la Mer Caspienne pour atteindre l’Azerbaïdjan et, de là, rejoignait la Méditerranée en passant par la Turquie, tandis qu’un autre débouchait sur la Mer d’Oman en passant par l’Iran, aucune puissance unique ne détiendrait le monopole de l’accès à la région». Vu ce qui précède, on comprend aisément les actions et les soutiens américains à tel ou tel pays; on peut saisir ainsi la bienveillance des Etats-Unis pour les Pachtouns de Kaboul «étudiants en théologie», au détriment des Tadjiks d’Ahmed Shah Massoud simples guerriers concentrés dans les régions du Nord de l’Afghanistan. Dans l’avenir, Brzezinski voit dans ses Balkans eurasiens une montée de l’islamisme, des conflits ethniques, un morcellement politique, et une guerre ouverte le long de la frontière méridionale de la Russie. Cependant, il oublie d’avouer qu’il fut parmi les protagonistes de la résurrection de ces troubles par l’appui et l’armement fournis aux moudjahidines durant l’administration Reagan durant les années 1980 pour attirer les Soviétiques dans le guêpier d’Afghanistan.

Pour ce qui est de la partie est de l'Eurasie, un descriptif très complet est encore donné des relations extraordinairement complexes entre la Chine, le Japon, l'Inde, la Corée et d'autres Etats de la région. Quelle doit être la politique américaine en extrême orient ? Pour

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être efficace, elle doit avoir un point d’ancrage dans cette région, nous dit Brzezinski. Il est essentiel, poursuit-il, que les Etats-Unis aient d’étroites relations avec le Japon et qu’ils établissent une coopération avec la Chine. Si l’extrême orient connaît aujourd’hui un dynamisme économique extraordinaire, il va néanmoins de pair avec une incertitude politique croissante. C’est «un volcan politique en sommeil»; il ne possède pas de «structures de coopération multilatérale» comme l’Union européenne et l’OTAN, et ce malgré l’ASEAN77. Cette région est devenue, selon l’Institut International d’Etudes Stratégiques, «le plus gros importateur d’armes, dépassant l’Europe et le Moyen-Orient».

Il existe dans cette partie du monde de nombreux points de frictions: les relations entre la Chine et Taiwan; les îles Paracels et Spratly, objets de multiples convoitises; les îles de l’archipel Senkaku ou (îles Diaoyutai) qui sont disputées par la Chine et le Japon; la division de la Corée et l’instabilité inhérente à la Corée du Nord; les îles Kouriles, sujets à des controverses entre la Russie et le Japon; enfin, des conflits territoriaux et/ou ethniques divers, le long de la frontière chinoise, également entre le Japon et la Corée, enfin entre la Chine et l’Indonésie à propos des limites océaniques. La Chine est «la puissance militaire dominante de la région». Dans l’absence d’équilibre entre les puissances, l’Australie et l’Indonésie se se sont lancées dans une plus grande coopération militaire; Singapour a également développé, avec ces deux pays, une coopération en matière de sécurité. La probabilité de voir se réaliser des conflits dans cette région dépendra «de la présence et du comportement américains».

Brzezinski vante la Chine du passé, «pays qui [au XVIIème siècle] dominait le monde en termes de productivité agricole, d’innovation industrielle et par son niveau de vie». Puis, il compatit avec les «cent cinquante années d’humiliation qu’elle a subies»; la Chine doit être «lavée de l’outrage causé à chaque chinois», et «les auteurs doivent être châtiés». Brzezinski rappelle que parmi les auteurs, la Grande-Bretagne a été dépossédée de son Empire, la Russie a perdu son prestige et une partie de son territoire; restent les Etats-Unis et le Japon qui sont le principal souci de la Chine aujourd’hui. Selon Brzezinski, la Chine refuserait «une véritable alliance sino-russe à long terme, car elle aurait pour conséquence de renforcer l’alliance nippo-américaine» car «cette alliance empêcherait la Chine d’accéder à des technologies modernes et à des capitaux, indispensables à son développement».

Ensuite Brzezinski esquisse les différents cas de figure possibles. Il fait état des prévisions prometteuses relatives à la Chine; cependant, il doute de ses capacités à «maintenir pendant vingt ans ses taux de croissance spectaculaire». Actuellement, nous dit-il, la croissance rapide de la Chine accentue la fracture sociale liée à la répartition des richesses; ces inégalités ont un impact sur la stabilité du pays. Mais le rayonnement de la Chine

77 L’Association des Nations de l'Asie du Sud-Est (ANASE), (en anglais: Association of Southeast Asian Nations, ASEAN), est une organisation politique, économique et culturelle regroupant dix pays d'Asie du Sud- Est. Elle a été fondée en 1967 à Bangkok (Thaïlande) par cinq pays (Indonésie, Malaisie, les , Singapour et Thaïlande) dans le contexte de la guerre froide pour faire barrage aux mouvements communistes, développer la croissance et le développement et assurer la stabilité dans la région. Aujourd'hui, l'association a pour but de renforcer la coopération et l'assistance mutuelle entre ses membres, d'offrir un espace pour régler les problèmes régionaux et peser en commun dans les négociations internationales. Un sommet est organisé chaque année au mois de novembre. Son secrétariat général est installé à Jakarta (Indonésie).

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«pourrait bien amener les riches chinois d’outre-mer à se reconnaître dans les aspirations de la Chine». Autre cas de figure évoqué, l’éventualité d’un repli sur soi de la Chine.

Dans son espace régional, la Chine joue le Pakistan et la Birmanie contre l’Inde son «rival géopolitique». L’objectif de Pékin serait «une plus grande influence stratégique sur l’Asie du Sud-Est», contrôler le détroit de Malacca et le goulet de Singapour. La Chine élabore «une sphère d’influence régionale» ceci en particulier vers ses voisins de l’Ouest qui cherchent un contrepoids à l’influence russe. Brzezinski traite des relations américano- chinoise, mais sans comprendre l’attitude de Pékin, et en jouant les naïfs: «(…) en raison de ce qu’ils sont et de leur simple présence, les Etats-Unis deviennent involontairement l’adversaire de la Chine au lieu d’être leur allié naturel». Mais il admet que les Chinois savent que «leur influence dans la région se trouverait automatiquement renforcée par la moindre attaque qui viendrait miner le prestige américain». L’objectif central de la politique chinoise serait d’affaiblir l’Amérique pour que cette dernière ait besoin d’une Chine «dominant la région» et «mondialement puissante pour partenaire».

Autre point d’extrême orient analysé par l’auteur: le Japon, dont les relations avec l’Amérique, nous dit-il, feraient dépendre l’avenir géopolitique de la Chine. Le paradoxe du Japon est qu’il «a beau être riche, dynamique et économiquement puissant, il n’en est pas moins un Etat isolé dans sa région et politiquement limité dans la mesure où il est tributaire d’un allié puissant qui s’avère être non seulement le garant de l’ordre mondial mais aussi son principal rival économique» (les Etats-Unis). Mais, «la seule véritable question politique pour le Japon consiste à savoir comment utiliser la protection des Etats-Unis afin de servir ses propres intérêts». Le Japon est, apprend-t-on, un pays «qui ne se satisfait pas du statu quo mondial». Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, note Brzezinski, on observe une redéfinition de la politique étrangère de ce pays. Cette redéfinition porte le Japon à «ménager la Chine plutôt que de laisser le soin aux Etats-Unis de la contenir directement». Cependant «très peu [de japonais] se prononcent en faveur d’une grande entente entre le Japon et la Chine» car cela déstabiliserait la région, et provoquerait le désengagement des USA, subordonnant la Corée et Taiwan à la Chine, mettant «le Japon à la merci de cette dernière».

Les Etats-Unis veilleront à ce que le Japon «mette en place une coopération véritablement internationale, mieux institutionnalisée» à l’instar du Canada, «Etat respecté pour l’utilisation constructive de ses richesses et de son pouvoir, et qui ne suscite ni craintes ni ressentiments». Les objectifs globaux des USA sont de faire du Japon «le partenaire essentiel et privilégié de la construction d’un système» de coopération mondiale.

Cependant la partie n’est pas gagnée d’avance en extrême orient pour les Etats-Unis, concède Brzezinski, car «la création d’une tête de pont démocratique est loin d’être imminente (…) contrairement à ce qui s’est passé en Europe». On note la prudence des Etats- Unis vis à vis de la Chine: «il est préférable de la traiter comme un acteur crucial sur l’échiquier mondial», et la faire participer au G7, lui accordant ainsi du crédit et satisfaisant son orgueil. Les USA doivent également «se montrer conciliant sur certaines questions, tout en restant ferme sur d’autres», poursuit Brzezinski. Et revenant sur le problème de Taiwan, nous apprenons que «les Etats-Unis interviendraient pour défendre non pas l’indépendance

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 82 de Taiwan, mais leurs propres intérêts géopolitiques dans la région Asie-Pacifique»; voilà qui est clair. Pour ce qui concerne la Corée et le Japon, l’Amérique peut «jouer un rôle décisif en soutenant la réconciliation»; la stabilité apportée faciliterait «le maintien de la présence des Etats-Unis en extrême orient», et cette réconciliation «pourrait servir de base à une éventuelle réunification» de la Corée.

Toutefois, nous dit Brzezinski, les Etats-Unis ne sont pas seulement la première superpuissance globale, mais seront très probablement la dernière, ceci à cause de la diffusion de plus en plus généralisée du savoir et de la dispersion du pouvoir économique. Si les Etats- Unis ont pu exercer une prépondérance économique mondiale, ils le doivent à «la nature cosmopolite de [leur] société (…) qui [leur] a permis (…) d’asseoir plus facilement leur hégémonie (…) sans pour autant laisser transparaître [leur] caractère strictement national». Il est peu probable qu’un autre pays puisse faire de même; «pour simplifier, n’importe qui peut devenir Américain, mais seul un Chinois peut être Chinois». Il transparaît dans ces propos une négation radicale de l’altérité. Les Etats-Unis ne veulent pas «l’autre», ils ne le conçoivent même pas; ils ne connaissent que l’autre en tant que «même», un clone en quelque sorte; piètre intelligence du monde, de la richesse, de la diversité de l’homme que ce rapport à l’autre, spécifiquement américain.

Comme la puissance Américaine ne saurait durer sans fin (nous ne sommes pas arrivé avec le triomphe de l’Amérique et de ses «idéaux» à la fin de l’Histoire), Brzezinski nous trace «l’après domination états-unienne». Le legs de l’Amérique au monde, à l’histoire, doit être une démocratie planétairement triomphante, nous dit-il, et surtout, la création d’une «structure de coopération mondiale (les Nations Unies sont «archaïques») (…) qui assumerait le pouvoir de «régent» mondial». Voilà donc un testament établi pour la poursuite mondiale – et jusqu’à la fin des temps – du «rêve américain». Mais chacun sait que les temps comme les rêves ont toujours une fin.

Si la recension des objectifs géostratégiques américains est clairement établie, la formulation et la structure interne de l’ouvrage sont assez confuses puisque l’on retrouve souvent des éléments concernant un sujet deux ou trois chapitres plus loin. Plus généralement, si la logique de ce discours puisse être comprise de la part d’un américain, dès lors que l’on n’est pas américain, on ne peut pas décemment souscrire aux thèses énoncées dans ce livre; ce serait sinon, pour prendre l’exemple d’un animal, comprendre les motivations de son prédateur, et accepter de se laisser dévorer par lui. Si certains constats de l’auteur sont justes car relevant d’une analyse géopolitique tenant compte des faits historiques et de leurs conséquences, il n’en demeure pas moins qu’il faut combattre ces objectifs impériaux/impérialistes américains, malgré cette apathie qui caractérise malheureusement les Européens en général et les Français en particulier.

«Le Grand échiquier» est d’une manière générale un livre intéressant parce que Brzezinski, avec un cynisme assez remarquable, y avoue crûment les manipulations (et les erreurs) que les Américains en général, et les néoconservateurs en particulier, ont accomplies en les dissimulant derrière un rideau de fumée américaniste supposé libéralisateur. La lecture du «Grand échiquier» confirme en fait qu’il y a depuis plus d’une décennie concurrence, au

AA-06 FR-06-2014 «NOUVEL ORDRE GÉOPOLITIQUE MONDIAL - GÉOSTRATÉGIES DE DOMINATION» 83 sein des élites américaines, entre une ligne impulsée par le «lobby pro-Israël» et une autre ligne, défendue par Brzezinski, lequel se soucie davantage des intérêts américains en Eurasie que du devenir de l’Etat juif. Pour Brzezinski, le principal objectif de la grande stratégie USA au début du XXI° siècle doit être de lutter contre l’alliance Chine/Russie, si possible en l’empêchant de se constituer, à défaut en en limitant la portée et la puissance. Dans cette optique, Brzezinski (un polonais motivé par sa notoire russophobie) considère que la principale menace vient de la Russie, dans la mesure où, bien que moins puissante économiquement que la Chine, elle a davantage les ressources et moyens de sa pleine souveraineté. Il préconise l’encerclement de la Russie par l’implantation progressive de bases militaires, ou à défaut de régimes amis, dans les anciennes républiques soviétiques (notamment en Ukraine), ainsi que l’affaiblissement de Moscou par le pillage de son économie (rappelons que le livre a été écrit en 1997, alors que les oligarques se partageaient les entreprises russes privatisées, une année avant le krach de 1998).

Enrichi des enseignements de Kissinger et fort de son expérience en tant que conseiller des présidents Carter et Reagan, Brzezinski tire la conclusion - cruciale pour qui veut comprendre sa formule de pensée - que l’Amérique doit privilégier les stratégies d’influence, afin d’être autocratique sans que cela soit vu par la population américaine elle-même. Cela est nécessaire pour comprendre que les prises de positions ultérieures de Brzezinski, à partir de 2004 opposé à la «guerre contre le terrorisme», ne traduisent pas de sa part une réfutation de la réalité de cette guerre – il sait parfaitement qu’elle n’a jamais été autre chose qu’un prétexte, il a d’ailleurs lui-même prôné l’utilisation de ce prétexte. Elles traduisent plutôt son inquiétude sur la manière dont les néoconservateurs («neocons») utilisent cette «guerre prétexte» (c'est-à-dire avec une manifeste absence de subtilité). Sa stratégie repose sur une priorité accordée à l’influence, la guerre ouverte ne venant qu’en dernier recours. Il préconise en particulier l’infiltration des élites eurasiennes, la détection des membres influençables de ces élites, afin de les favoriser (par l’outil médiatique en particulier) pour qu’elles deviennent prédominantes au sein de leur oligarchie spécifique. Là où les «neocons» bombardent et occupent militairement, Brzezinski propose de corrompre, diviser, manipuler, pour imposer des gouvernements au solde des USA. Brzezinski, c’est la ligne «big business» à l’état pur, sans les compromis de Huntington avec l’identité américaine et des «neocons» avec le lobby pro-Israël. Son fils Ian fut Conseiller volontaire (Volunteer advisor) du gouvernement ukrainien en 1993-94… Sachant que Brzezinski est aujourd’hui le principal conseiller d’Obama, en lisant «Le Grand échiquier», on mesure à quel point la présentation médiatique dominante de l’actuel président US (un homme de paix) est erronée, pour ne pas dire ridicule.

Cependant, dans le même temps où les USA poursuivaient leurs stratégies et politiques dans la voie si remarquablement définie par Brzezinski, deux acteurs majeurs se sont renforcés: la Chine dont la croissance ne s'est pas essoufflée d'une part, comme le suppose Brzezinski en 1997, et d'autre part la Russie, forte de la hausse du prix des matières premières et de la fermeté de Vladimir Poutine, recouvre les moyens de ses ambitions.

Cela devrait les inciter de réfléchir et de revenir à des stratégies coopératrices avant que le décalage entre une politique impériale et une puissance déclinante sur le long terme – selon les termes même de Brzezinski – ne devienne intenable.

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Sources:

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Images N° 11 & 12 : La crise de l‘Ukraine

Avertissement: Projet de texte terminé en juin 2014, basé sur du contenu et des images recueillis du web et de diverses autres sources écrites considérées du domaine public. Tout cela a été élaboré, terminé, adapté et placé de bonne foi, après contrôle de la fiabilité et de l’impartialité de l'information citée et dans le respect du droit d'auteur, sans aucune intention de violer la propriété intellectuelle d’aucune des sources consultées.

Warning: Draft text completed in June 2014, based on the content and images collected from the web and various other written sources considered in the public domain. All this was elaborated, finished, adapted and placed in good faith, after control of the reliability and impartiality of cited information and in the respect of copyright, with no intention of infringing the intellectual property of any of the sources consulted.

Aviso: Proyecto completado en junio de 2014, basado en el contenido de texto e imágenes recogidos de la web y varias otras fuentes escritas consideradas en el dominio público. Todo esto fue elaborado, terminado, adaptado y colocado de buena fe, después de control de la fiabilidad y la imparcialidad de la información citada y en el respeto del derecho de autor, sin intención de violar la propiedad intelectual de cualquiera de las fuentes consultadas.

Copyright: Dr. Angel ANGELIDIS, Brussels, June 2014

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