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LA PEAU DE CHAGRIN

Présentation, notes, annexes, chronologie et bibliographie mise à jour en 2013 par Nadine SATIAT

GF Flammarion © Flammarion, , 1996 ; édition augmentée et mise à jour en 2013. ISBN : 978-2-0813-0943-2 INTERVIEW

« Jean-Marc Parisis, pourquoi aimezvous La Peau de chagrin ?»

arce que la littérature d’aujourd’hui se nourrit de celle d’hier, la GF a interrogé des écrivains contem- P porains sur leur « classique » préféré. À travers l’évo- cation intime de leurs souvenirs et de leur expérience de lecture, ils nous font partager leur amour des lettres, et nous laissent entrevoir ce que la littérature leur a apporté. Ce qu’elle peut apporter à chacun de nous, au quotidien. Jean-Marc Parisis est écrivain et journaliste. Son œuvre roma- nesque se compose de sept ouvrages : La Mélancolie des fast- foods (1987), Le Lycée des artistes (1992), Depuis toute la vie (2000), parus chez Grasset, et Physique (2005), Avant, pendant, après (2007), Les Aimants (2009), La Recherche de la couleur (2012), parus chez Stock. Il a accepté de nous parler de La Peau de chagrin, et nous l’en remercions. 8 INTERVIEW

Quand avez-vous lu ce livre pour la première fois ? Racontez-nous les circonstances de cette lecture. J’ai lu La Peau de chagrin à quinze ans, dans la foulée des Chouans et de La Femme de trente ans, qui furent mes deux premiers Balzac. Comment suis-je venu à cet auteur, à ces titres ? Je l’ignore. Je n’ai pas le souvenir de les avoir étudiés au collège ou au lycée. À l’époque, je hantais les librairies… Ce fut sans doute une rencontre clandestine et choisie, comme toutes les rencontres essentielles.

Votre « coup de foudre » a-t-il eu lieu dès le début du livre ou après ? Difficile de parler de « coup de foudre » pour un livre. Le temps, l’espace, les stimuli de la lecture ne sont pas ceux de la vie, heureusement. Disons que je suis tombé sous le charme à mesure que je tournais les pages. Dès les premières en vérité, avec l’entrée de Raphaël de Valentin dans le tripot du Palais-Royal, un petit enfer où glissent des joueurs décavés, fantoma- tiques. Des spectres. Ça commence fort. Et cela n’en finit pas. Ce roman a énormément de charme, à com- mencer par celui de la Peau elle-même, de son pou- voir surnaturel.

Relisez-vous ce livre parfois ? À quelle occasion ? Je l’ai souvent rouvert. Je dis rouvert… Je relis très rarement un ouvrage dans son intégralité, c’est du temps pris sur la découverte d’un autre livre. J’appré- cie la relecture fragmentaire pour ce qu’elle permet de souplesse, d’improvisation. Revenir à un livre, l’ouvrir au hasard, en relire trois, dix, vingt pages. Pour le plai- sir de ranimer la flamme, s’inviter dans l’histoire par effraction, se jeter dans la langue. J’aime prendre un moment avec un livre déjà lu, sans façon, sur l’air amical ou désinvolte du J’ai vu de la lumière, je suis

Extrait de la publication JEAN-MARC PARISIS 9 rentré. Les livres luisent, brillent, surtout les poches avec leurs couvertures. On s’y sent bien, leurs préfaces, leurs appareils de notes mettent le couvert et pro- longent le plaisir. La Peau de chagrin ne m’a jamais quitté, toujours à portée d’yeux, de main. Cependant, je vous rassure après ce petit moment d’exaltation juvénile, j’ai relu entièrement ce livre pour répondre au questionnaire. Est-ce que cetteœuvre a marqué vos livres ou votre vie ? La Peau de chagrin compte parmi les œuvres qui m’ont convaincu que le roman avait tous les droits à condition de les utiliser, de produire du sens, d’exciter la réflexion. Son thème emprunte en partie à la littéra- ture fantastique, voire à la science-fiction, deux genres qui ne sont pas trop mon genre. Mais ce roman va beaucoup plus loin ; comme tous les grands romans, il n’exile pas la réalité, il l’amplifie. Cette peau d’âne sauvage capable d’exaucer les volontés de Raphaël, et qui rétrécit au gré de leur accomplissement au risque de le tuer, n’existe évidemment pas, c’est une matière qu’on ne saurait trouver nulle part. Nous sommes donc catapultés dans le surnaturel, la magie, mais cette magie est allégorique, elle rebondit dans l’espace de la vie en posant de vraies questions : Faut-il vouloir ou ne pas vouloir ? Est-on libre de désirer ou non ? Ces interrogations et celles qu’elles soulèvent agitent la philosophie depuis l’Antiquité et sont au cœur de notre vie quotidienne. Cette Peau de chagrin, c’est aussi la peau du Temps, figurant la consomption des jours qui passent, le compte à rebours inéluctable qui nous pousse tous vers la mort… Finalement, quoi de plus universel, de plus intime, de plus bouleversant ? Comme Le Portrait de Dorian Gray d’ ou L’Étrange Histoire de Benjamin Button de Francis Scott Fitzgerald, La Peau de chagrin nous confronte à notre plus vieil ennemi, à notre plus vieil ami : le

Extrait de la publication 10 INTERVIEW

Temps. Comme ces deux œuvres, elle a marqué mes livres, notamment l’un de mes romans, Physique, l’his- toire d’un homme qui rajeunit de plus en plus dange- reusement : derrière la comédie, le châtiment. Quelles sont vos scènes préférées ? La première, c’est le dîner chez Taillefer, auquel se rend Raphaël avec ses amis après leur rencontre sur le quai Voltaire. Ce « fameux tronçon de chiere lie », écrit Balzac pour annoncer le côté rabelaisien de l’affaire, est aussi un fameux tronçon narratif. Les convives sont tous masculins, recrutés chez les écrivains, les journa- listes, les savants, les notaires, les hommes de loi, etc. L’épaisse mousse parisienne des cyniques et des nantis. Dans la nombreuse assemblée, seulement « cinq avaient de l’avenir ». On parle politique, évidemment. On glose, médit, s’écharpe, s’esclaffe, se rudoie. Les mots s’en- volent ou s’écrasent, les esprits s’échauffent sous les effets de plus en plus désinhibants de la bonne chère et des vins mirifiques. Bientôt on ne sait plus qui parle à qui, « presque tous les convives se roulaient au sein de ces limbes délicieuses [sic] où les lumières de l’esprit s’éteignent, où le corps délivré de son tyran s’abandonne aux joies délirantes de la liberté ». L’ironie balzacienne excelle à ce genre d’ambiance, de théâtre. Cette Grande Bouffe version 1830 a quelque chose de corrompu qui va tourner à l’indigestion des sens. Les corps sont plus lourds que les mots, ils tombent plus bas. La porte du salon s’ouvre, un « groupe de femmes » apparaît, ce « sérail » promet « des voluptés pour tous les caprices ». Ça va finir en orgie. Saisissante peinture d’époque, celle de la monarchie de Juillet, où les bourgeoisies d’argent et d’esprit s’annulent dans l’hédonisme. Ma seconde scène de prédilection, c’est le duel entre Raphaël et le joueur de billard d’Aix-les-Bains. Malade, déjà pris dans les serres de la mort, Raphaël éprouve une « sécurité surnaturelle » qui effraie, tétanise, son

Extrait de la publication JEAN-MARC PARISIS 11 adversaire. Quelle intensité, quelle économie de moyens dans cette séquence véritablement plombée, brève comme un coup de feu, glaçante dans sa fatalité ! Y a-t-il selon vous des passages « ratés » ? On peut toujours invoquer les répétitions, les insis- tances balzaciennes. Mais pour moi elles relèvent d’un pacte, d’un deal, entre l’auteur et son lecteur. Si on les accepte, on s’y abandonne, et l’on éprouve alors une sorte de vertige. Lire Balzac, c’est comme marcher à un rythme soutenu et longtemps : à un moment, on décolle. Il vous prend la main, vous emmène haut et loin. Sa lecture est une drogue natu- relle, en vente libre, que je recommande. Pas de passages ratés, donc, mais un personnage raté au sens d’éludé, d’escamoté : Pauline Gaudin, en extase devant Raphaël. Cette « charmante créature » aux « grâces naïves et secrètes », cette « âme douce et vierge » est trop stylisée, trop archétypale. Elle porte peu l’histoire, dont elle est pourtant l’un des person- nages principaux. Quand Raphaël part prendre les eaux à Aix-les-Bains puis au Mont-Dore, elle dispa- raît du paysage, on ne sait plus ce qu’elle devient, Raphaël ne l’a pas avertie de son départ, alors qu’ils vivent ensemble ; en fait, il l’aime par raccroc. Dans l’épilogue, Balzac semble consentir à ce rôle de figu- rante placée en dehors des véritables enjeux du roman : « Et que devint Pauline ? » Cetteœuvre reste-t-elle pour vous, par certains aspects, obscure ou mystérieuse ? Obscure, non. L’histoire est méandreuse, mais claire et logique – « logique comme le mal », dirait Baude- laire dans ses Fusées. Concernant Raphaël, elle illustre l’adage du vieux marchand de curiosités, « Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ». L’œuvre ne laisse aucune zone d’ombre, elle ne déçoit ni l’intérêt ni la 12 INTERVIEW raison. Mais elle est mystérieuse, oui. Balzac a donné dans le genre fantastique avec La Recherche de l’absolu, ou Le Chef-d’œuvre inconnu, et les pouvoirs secrets, extensibles, des sens hantent à divers degrés la plupart de ses romans. Cette dimen- sion paranormale renvoit à un mystère plus grand, irrésolu, dont La Peau de chagrin n’est qu’un frag- ment. Ce mystère, c’est le mystère de Balzac lui-même, dont il dit dans la préface de 1831 qu’il échappe à la science. C’est « une sorte de seconde vue » qui permet aux poètes ou aux écrivains « réellement philosophes » de « deviner la vérité dans toutes les situations pos- sibles », une « puissance » énigmatique « qui les trans- porte là où ils doivent, où ils veulent être. Ils inventent le vrai, par analogie, ou voient l’objet à décrire, soit que l’objet vienne à eux, soit qu’ils aillent eux-mêmes vers l’objet ». La puissance romanesque de Balzac ne défie pas l’imagination, elle défie la raison. Elle défie aussi l’adage du marchand, car Balzac a voulu et a pu, et s’il s’est brûlé et détruit au travail, sa Comédie humaine résiste au Temps.

Quelle est pour vous la phrase ou la formule « culte » de cetteœuvre ? Culte, dans ce contexte, ça fait dévot, gogo : le mot sied mal à mon rapport à la littérature, à l’art en général. Cela dit, un passage de la préface sonne un peu comme un Onzième Commandement à l’adresse d’une certaine critique et de certains lecteurs sur le mode Tu ne confondras pas l’auteur avec son livre et ses personnages. Le voici : « Il y a sans doute beaucoup d’auteurs dont le caractère personnel est vivement reproduit par la nature de leurs compositions, et chez lesquels l’œuvre et l’homme sont une seule et même chose ; mais il est d’autres écrivains dont l’âme et les mœurs contrastent puissamment avec la forme et le JEAN-MARC PARISIS 13 fond de leurs ouvrages ; en sorte qu’il n’existe aucune règle positive pour reconnaître les divers degrés d’affinité qui se trouvent entre les pensées favorites d’un artiste et les fantaisies de ses compositions. […] Y aurait-il donc une littérature possible, si le noble cœur de Schiller devait être soupçonné de quelque complicité avec François Moor, la plus exécrable conception, la plus profonde scélératesse que jamais dramatiste ait jetée sur la scène ?… » De quoi clouer le bec aux charognards qui voient de l’autofiction partout. Si vous deviez présenter ce livre à un adolescent dʼaujourdʼhui, que lui diriez-vous ? On a tous quelque chose de Raphaël ou de Fœdora. Éteins ton téléphone portable, éloigne-toi de l’écran de ton ordinateur. Donne-toi la chance de lire les mes- sages d’un génie nommé Balzac qui s’adresse à toi par- delà les siècles. Entre sans peur dans le formidable réseau social de La Comédie humaine. Tu t’y feras de vrais amis.

* Avez-vous un personnage « fétiche » dans cette œuvre ? Quʼest-ce qui vous frappe, séduit (ou déplaît) chez lui ? Fétiche, le mot s’accorde bien à la magie du texte. J’en ai deux. D’abord Fœdora, « La Femme sans cœur ». Pour Balzac, elle ressemble à la « Société » : équivoque, trompeuse, cruelle, suprêmement toxique. Balzac connaît aussi bien les femmes que la Société. Il les connaît si bien qu’il ne peut toutes les réduire à la Société. Fœdora ressemble aussi et d’abord à elle- même, c’est une femme seule et libre. Elle le balance au visage de Raphaël : « Je me trouve heureuse d’être seule, pourquoi changerais-je ma vie, égoïste si vous

Extrait de la publication 14 INTERVIEW voulez, contre les caprices d’un maître ? » Fœdora doit aussi s’affronter à la Société, en l’occurrence à l’« homme » Raphaël. Elle est double, et elle le sait. Cette duplicité positive, assumée, garantit sa liberté. Elle n’est pas « sans cœur », elle le garde pour elle. Elle ne manipule pas Raphaël, elle est autrement plus forte et intelligente que lui, c’est tout. À côté, Raphaël fait piètre figure. Il est double lui aussi, mais sur un mode aliéné, hystérique, tragique, « ivre de la vie, ou peut-être de la mort ». Ancien pauvre et nouveau riche, c’est une conscience modi- fiée, malheureuse. Au contraire de Fœdora, il ne se connaît pas. Et comme il ne se connaît pas, il ne se respecte pas, gaspillant ses talents dans la débauche, l’or, la facilité. C’était bien la peine de trimer dans une mansarde pendant des années sur une Théorie de la volonté pour finalement confier la sienne à la Peau de chagrin ! De Raphaël, vingt-six ans, on dirait aujour- d’hui qu’il n’est pas fini. C’est l’alter ego « viveur » et désenchanté du personnage de La Confession d’un enfant du siècle d’Alfred de Musset. C’est la même génération, inemployée, nostalgique de l’Histoire et des campagnes napoléoniennes, née trop tard dans un monde trop vieux, et encore déçue en 1830 par la monarchie de Juillet, qui verra la bourgeoisie torpiller la révolte populaire et triompher du « mouvement ». Raphaël est condamné, se condamne, à l’inaction, à « L’Agonie » – titre de la troisième partie. Ce personnage commet-il selon vous des erreurs au cours de sa vie de personnage ? Parlons de Raphaël, puisque Fœdora n’a pas droit à l’erreur sous peine de perdre sa liberté. La seule erreur de Raphaël est de sortir de la boutique de curio- sités avec la Peau ; après, tout s’enchaîne, tout l’enchaîne. Mais sans cette erreur, pas de roman. Donc pas d’erreur puisque Balzac l’a voulu ainsi. L’erreur de Raphaël, c’est la victoire de Balzac. JEAN-MARC PARISIS 15

Quel conseil lui donneriez-vous si vous le rencontriez ? Impossible de répondre à une telle question, mais elle me permet de compléter la précédente. Raphaël est introuvable ailleurs que dans les pages de Balzac. Ma seule position face à lui, c’est de le suivre dans ses aventures, ses errements, son destin de personnage. Je suis assez écrivain pour ne pas confondre la réalité et le roman, ne pas les mettre sur le même plan. Ce serait nier ce que l’on minore ou ce que l’on veut voir dispa- raître aujourd’hui : l’apport spécifique et irréductible de la langue, du style, de l’imagination dans la produc- tion de sens. Si vous deviez réécrire l' histoire de ce personnage aujourdʼhui, que lui arriverait-il ? Je ferais davantage se confier Raphaël à Pauline, il l’informerait des pouvoirs diaboliques de la Peau de chagrin. Je leur agrandirais le cœur à tous les deux à mesure que la Peau rétrécit. Et Pauline trouverait peut-être la solution pour tirer Raphaël de ce mauvais pas, du moins essaierait-elle – ne jamais négliger la constance féminine. Autrement dit, alors que Balzac a choisi le drame philosophique, mon remake tirerait vers le conte. L’amour plus fort que le chagrin, l’amour plus fort que la Peau de chagrin, l’amour plus fort que la mort. Cela dit, je devrais me forcer un peu. J’ai beaucoup écrit sur les fluides et les formules que s’échangent l’homme et la femme dans le rapport amoureux. Le sujet m’intéresse moins. Il y a un temps pour aimer une personne et un autre pour aimer la vie.

* Quelle question auriez-vous aimé que lʼon vous pose ? Celle à laquelle je vais répondre dans le mot de la fin…

Extrait de la publication 16 INTERVIEW

* Le mot de lafin ? En réponse à la question que vous ne m’avez pas posée : « Qui nous dit que vous nous proposez la bonne lecture de cette œuvre ? » Personne. Personne d’autre que moi, c’est ma lecture. Il y a autant d’inter- prétations que de lecteurs. D’autres y liront d’autres choses. Il n’y a pas de vérité romanesque, il n’y a qu’une œuvre qui miroite, se réfracte, parle à l’infini et à l’infinité. J’aurais pu faire un roman de ce ques- tionnaire. Le second mot de la fin reviendra de droit à Balzac dans un passage qui m’apparaît comme une métaphore de l’écriture et de la liberté qu’elle dispense à l’écrivain comme au lecteur. C’est le vieillard aux curiosités qui parle : « En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, non dans les sens qui s’émoussent, mais dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout. […] Que reste-t-il d’une possession matérielle ? une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d’un homme qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, transporte en son âme les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres. » PRÉSENTATION

Bien est donc vrai qu’aux hommes misérables Aveugles, imprudents, inquiets, variables, Pas n’appartient de faire des souhaits, Et que peu d’entre eux sont capables De bien user des dons que le ciel leur a faits. Perrault, Les Souhaits ridicules.

Petite chronique de l’automne 1830 En juillet 1830, Balzac n’est pas à Paris. L’auteur à succès de la Physiologie du mariage « par un jeune célibataire », publiée six mois plus tôt, est parti en Touraine se reposer de son intense activité journalis- tique. Désormais reçu dans les salons et réclamé par les journaux, il s’est lié d’une « amitié d’ambition » avec Émile de Girardin, et collabore activement aux publications que celui-ci vient de lancer, La Mode, revue élégante, Le Voleur, Le Feuilleton des journaux politiques 1 – ainsi qu’à La Silhouette de Charles Phili- pon, journal « artiste au service des artistes », né en décembre 1829. Balzac leur livre, au cours des pre- miers mois de l’année 1830, aussi bien des articles que des nouvelles : La Vendetta, Les Dangers de l’in- conduite 2, Gloire et Malheur 3, parus en volume dans les premières Scènes de la vie privée en avril – ou encore

1. Dont Balzac était aussi le cofondateur. 2. Futur Gobseck. 3. La Maison du Chat-qui-pelote. 18 LA PEAU DE CHAGRIN

El Verdugo et Les Deux Rêves 4, qui accompagneront en septembre 1831 la deuxième édition de La Peau de chagrin sous le titre Romans et contes philosophiques. Balzac s’est installé avec Mme de Berny à la Grena- dière, tout près de Tours, lieu enchanteur sur la rive droite de la Loire. Il se retrouve ainsi, en compagnie d’une maîtresse de vingt-deux ans son aînée et mère de plusieurs enfants, à deux pas de l’endroit où il avait passé sa première enfance, chez une nourrice de Saint- Cyr… Situation œdipienne en diable dont maintes réminiscences subtiles ne manqueront pas d’affleurer quelques mois plus tard dans La Peau de chagrin – le héros, après tout, ne meurt-il pas en mordant sa com- pagne au sein ? De Tours, le 5 juin 1830, les amants s’embarquent pour Nantes sur le bateau Ville-d’Angers, et Balzac, impressionné par « ce fleuve qui, près de la mer, devient immense 5 », se souviendra dans l’épilogue vaporeux de La Peau de chagrin 6 de cette croisière sur la Loire, « le plus poétique voyage qui soit possible en France ». Au Croisic, l’auteur du Dernier Chouan passe ses journées à courir sur les rochers et à nager, menant « une vie de Mohican ». Trois semaines plus tard, il paresse encore à la Grenadière d’où il écrit, toujours à Victor Ratier : « J’en suis arrivé à regarder la gloire, la Chambre, la politique, l’avenir, la littérature comme de véritables boulettes à tuer les chiens errants et sans domicile, et que je dis : la vertu, le bonheur, la vie, c’est six cents francs de rentes au bord de la Loire 7.»

4. El Verdugo a été publié pour la première fois dans La Mode le 30 janvier 1830. Les Deux Rêves, publié pour la première fois dans La Mode le 8 mai 1830, prendra finalement place dans la IIIe partie de Catherine de Médicis expliquée en septembre 1844. 5. Lettre à Victor Ratier, 21 juillet 1830, Correspondance, Clas- siques Garnier, t. I, p. 461-462. 6. Et à nouveau dans Un drame au bord de la mer (1834), et dans Béatrix (1839). 7. Cf. note 5. De retour à Paris, Balzac changea rapidement d’avis. Pour ce qui concerne la politique, il prépara même, au printemps 1831, sa candidature aux élections législatives, ce qui retarda la rédaction de La Peau de chagrin, puis y renonça. PRÉSENTATION 19

Or, tandis que Balzac se prélasse, à Paris la crise politique intérieure, déclenchée par l’adresse des 221 en mars, s’aggrave brutalement. Malgré l’issue des scrutins du 23 juin et du 3 juillet 1830, dont l’opposi- tion sort renforcée, , se croyant fort du succès de l’expédition d’Alger, signe le 25 juillet les ordonnances de Saint-Cloud, qui suspendent les liber- tés de la presse, dissolvent l’Assemblée nouvellement élue, et modifient la loi électorale. Le 27 juillet, la police fait briser les presses des journaux parus sans autorisation, et l’on commence à s’attrouper. Au cours de la nuit suivante, les barricades se multiplient, des arbres sont abattus en travers des boulevards, on pille les armureries. Le 29 juillet, Paris est aux mains des révolutionnaires : l’émeute a fait dans leurs rangs près de huit cents tués et quatre mille blessés. Charles X doit quitter précipitamment Paris dans la nuit du 30. Les Républicains veulent proclamer la République et offrir la présidence au vieux général La Fayette. Mais l’opposition libérale s’empresse de soutenir la procla- mation de Thiers en faveur du duc d’Orléans, « prince dévoué à la cause de la révolution », « roi-citoyen ». Le 31, Louis-Philippe accepte les fonctions de lieute- nant général et se fait applaudir par la foule au balcon de l’Hôtel de Ville, aux côtés de La Fayette. Fin d’une révolution : la bourgeoisie d’affaires libérale a réussi un parfait escamotage. Le 7 août, Louis-Philippe Ier est élu « roi des Français ». Encore quelques semaines, et « la révolution de Juillet aura passé dans les para- vents, dans les estampes, et vous vous moucherez avec la prise de l’Hôtel de Ville », ironisera bientôt Balzac, « il n’y a rien comme un triomphe pour tuer un homme ou une idée 8 ». Peu empressé, il ne rentre à Paris que vers le 10 sep- tembre. Mais dès son retour il propose à Lautour- Mézeray, directeur du Voleur, de lui donner tous les

8. Lettres sur Paris, III, parue le 20 octobre 1830 dans Le Voleur. 20 LA PEAU DE CHAGRIN dix jours un article politique : paraissent ainsi entre le 30 septembre 1830 et le 31 mars 1831 dix-neuf Lettres sur Paris, « destinées à représenter moins une opinion qu’un tableau exact des mouvements politiques et des idées qui se combattent 9 » – répondra Balzac à ceux de ses amis qui auraient préféré que ses positions per- sonnelles fussent plus tranchées. L’exactitude, en septembre, oblige à rendre compte de la popularité dont jouit encore Louis-Philippe : n’est-il pas le fils de Philippe-Égalité, jacobin et conventionnel régicide, qui finit lui-même sous la guillotine ? N’était-il pas à Valmy et aux côtés de Dumouriez lors de la bataille de Jemmapes ? Ne s’était-il pas tenu à l’écart de la politique contre- révolutionnaire ? À son retour d’exil, la Restauration lui a rendu l’immense fortune de la branche d’Orléans, mais le nouveau roi a des habitudes si simples, une vie familiale si bourgeoise, un si rare bon sens… Dès septembre cependant, Balzac dénonce la « pusillani- mité » du nouveau gouvernement, « engourdi comme une marmotte, tiré d’un côté par des hommes qui veulent suivre le mouvement, et de l’autre par des écre- visses libérales, qui veulent se doreloter [sic] sur leurs chaises curules 10 ». Il voit bien qu’il ne s’agit déjà plus au fond que d’une « lutte mesquine d’intérêts bour- geois », que la « gérontocratie » barre encore et tou- jours la route à « la grande, la puissante et noble jeunesse qui, silencieuse, attend le pouvoir » –, et que « les trois journées ont vieilli de cent ans la vieille opposition de 1829… 11 ». Le « défaut de vues et d’unité 12 » du gouvernement orléaniste, conduit par des « gens sans portée et sans plans », est pitoyable. Et

9. Lettre à Zulma Carraud, novembre 1830, Corr., t. I, p. 472, no 268. 10. Lettres sur Paris, I, 30 septembre 1830. 11. Ibid., VII, 30 novembre 1830. 12. Ibid., I, 30 septembre 1830.

Extrait de la publication PRÉSENTATION 21

Balzac, narquois, n’épargne pas plus les « vieux pan- tins » de la Chambre que la multitude soudaine des « héros de juillet » : « Vous rencontrez des fashio- nables qui ont reçu des balles dans la veste de leurs domestiques, des gens qui ont suivi M. Dupin partout, beaucoup d’hommes d’État qui ont organisé la révolu- tion, et six cents héros qui sont entrés le premier dans le Louvre 13.» Et comme on se paye de mots dans la « meilleure des républiques », où surabondent les orateurs 14 ! Une caricature montre « un gros monsieur, peut-être est-ce le ministère, j’aime à le croire, [qui] s’amuse à souffler des bulles avec un chalumeau de paille. Il en prend la matière première dans une jatte sur laquelle est écrit : Mousse de Juillet. Puis voltigent des bulles… L’une intitulée : La Charte sera désormais une vérité ; l’autre Liberté de la presse ; ici, Plus de liste civile ; là, Bon système électoral ; enfin toutes les bévues politiques dues à l’incapacité, à l’indécision de nos ministres, courent dans l’air, prêtes à se heurter, et à faire éclater la meilleure des républiques 15 »… À ce jeu, les esprits s’exaspèrent et s’aiguisent. « Si les départements ne nous envoient pas un petit Pitt, un cardinal de Richelieu de la liberté, ou un quart de Napoléon, je ne sais pas ce que deviendra le ministère en face d’une masse aussi effroyablement intelligente que l’est la nôtre, hardie à critiquer, inhabile au frein, volontaire, capricieuse, et pauvre d’argent 16. » En cet automne 1830, c’est dans les journaux que les intelli- gences se dilapident : « Les Débats, Le National, Le Globe, La Gazette, La Revue de Paris […], tous nos journaux enfin sont un livre immense où les pensées,

13. Ibid., I, 30 septembre 1830. 14. Ibid. 15. Ibid., XV, 20 mars 1831. 16. Ibid., III, 20 octobre 1830. 22 LA PEAU DE CHAGRIN les œuvres, le style, sont livrés, avec une étonnante pro- fusion de talent, à l’insouciance de nos intérêts journa- liers… Il y a tel article politique digne de Bossuet, où de magnifiques paroles ont été dispersées en pure perte ; tel fragment possède la grâce d’un conte orien- tal ; telle plaisanterie est digne de Molière. La presse périodique est un gouffre qui dévore tout et ne rend rien ; c’est un monstre qui n’engendre rien 17. » Dès la fin octobre, les jeunes et brillants journalistes de La Peau de chagrin auront éprouvé la réversibilité de toutes les convictions, l’équivalence de tous les sys- tèmes, l’absurdité de toutes les alternatives, la désacra- lisation de toutes les valeurs, et basculé dans un scepticisme goguenard, résignés comme Balzac lui- même « à tous les gouvernements, même à celui du diable […] ». « Tous les pouvoirs ne sont-ils pas condamnés à employer les mêmes gobelets, à escamo- ter les mêmes muscades, à exécuter les mêmes lazzis sur les mêmes planches, qu’ils soient républicains ou monarchiques ? 18 ». C’est en concentrant en quelques pages d’une ébouriffante conversation entre journa- listes la verve éparse de ses chroniques, que Balzac débondera dans le roman, en même temps que le réservoir des illusions perdues, celui des jongleries ver- bales qui à la fois dénoncent, miment et parachèvent la déconfiture du sens. Les esprits se blasent : « Vous annonceriez le choléra-morbus dans un salon ; bien plus, il entrerait… à peine obtiendrait-il la faveur insigne d’être lorgné pendant deux minutes… » La nouvelle de la fin pro- chaine de Goethe, « le chef de l’école satanique auquel nous devons lord Byron, ainsi que toutes les composi- tions où le crime en gants blancs produit de vigoureux contrastes et jette de fortes émotions dans nos âmes blasées par tant de révolutions », ne met personne en

17. Ibid., XI, 10 janvier 1831. 18. Ibid., XII, 20 janvier 1831. PRÉSENTATION 23

émoi, en ce temps « où les choses les plus graves n’obtiennent pas deux heures d’attention 19 ». Et « nous sommes singulièrement tristes depuis que nous sommes si singulièrement libres », note Balzac en octobre. « Les mœurs sont d’une atonie désespé- rante 20. » L’aristocratie a émigré dans ses terres et boude la capitale : « Plus de fêtes, si ce n’est les raouts d’or et d’argent de vos stupides banquiers, de vos ministres bourgeois, qui ne savent ni concevoir une fête, ni créer des salons où l’on s’amuse, parce que, fidèles à leur patronne, la Fortune, ils vendent ce qu’ils donnent ! … Ainsi a dit le noble faubourg 21. » Et la seule fête de La Peau de chagrin sera… un banquet donné par un banquier pour le lancement d’un journal. À Paris, écrit Balzac en novembre, « ni réunions, ni nouveautés, ni spectacles, tout est mort 22 ». Au théâtre, « mademoiselle Mars est aussi vieille que la Chambre, la Chambre aussi décrépite que Le Léga- taire universel. […] Tout est pâle sous un ministère- enfant qui s’amuse à écouter les dialogues des morts, improvisés par des momies 23 ». À l’Opéra, « l’Olympe entier, un magasin de dieux, de héros, de nations ; des mondes, des marines, des couleurs locales, des pyra- mides, des temples, des édifices, des forêts, des reli- gions, des régiments sont tous en attente et ne savent sur quel pied danser 24… » L’avenir des arts est triste « car ils exècrent les marchands, et ne veulent pas qu’on les pèse entre une boutique et un garde natio- nal 25 ». En littérature, « les hommes qui ont paru sur la scène avant les événements de juillet sont tous

19. Ibid., VIII, 10 décembre 1830. 20. Ibid., XI, 10 janvier 1831. 21. Ibid., III, 20 octobre 1830. 22. Ibid., VI, 20 novembre 1830. 23. Ibid., XI, 10 janvier 1831. 24. Ibid., VIII, 10 décembre 1830. 25. Ibid., XI, 10 janvier 1831. 24 LA PEAU DE CHAGRIN vieillis de dix ans [et] doivent aller chercher quelque nouveau baptême sous quelque nouveau tropique ; car l’Orient, l’Espagne, l’Italie, la mer, les Bourbons, tout est fourbu 26 ». En attendant que l’horizon politique ne s’éclaire et ne redonne un public à Vigny, Lamar- tine ou Hugo, qui garde Notre-Dame de Paris dans sa manche 27, l’heure est à « l’École du désenchante- ment », que dessine une « singulière coïncidence d’ouvrages ». La Confession de Jules Janin « achève le livre de M. de Lamennais 28 et proclame que la reli- gion et l’athéisme sont également morts, tués l’un par l’autre ». Et comme en une « déduction plaisante de L’Âne mort 29 » de Janin, Charles Nodier publie son Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux 30, « délicieuse plaisanterie littéraire, pleine de dédain, moqueuse […], satire d’un vieillard blasé, qui s’aper- çoit à la fin de ses jours, du vide affreux caché sous les sciences, sous les littératures. […] Nodier arrive, jette un regard sur notre ville, sur nos lois, sur nos sciences ; et, par l’organe de don Pic de Fanferlucchio et de Breloque, il nous dit, en poussant un rire écla- tant : “Science ? … Niaiserie ! À quoi bon ? qu’est- ce que cela me fait ?” » Cette année, commencée avec la Physiologie du mariage, dont « l’auteur anonyme 31 […] prend plaisir à nous ôter les illusions de bonheur

26. Ibid. (cf. fin de la préface de Balzac dans la section « Annexes » du présent volume). 27. Notre-Dame de Paris ne paraîtra que le 17 mars 1831, chez Gosselin, éditeur de La Peau de chagrin. 28. Essai sur l’indifférence en matière de religion (1817). 29. L’Âne mort et la femme guillotinée, de Jules Janin qui, écrit Maurice Bardèche, « fabriquait gravement du cauchemar pour se moquer de la cuisine frelatée des romantiques » (Balzac, 1980). 30. Voir notes 151 et 180 du roman – et l’article de P.-G. Castex, « Balzac et Charles Nodier » dans l’Année balzacienne, 1962. 31. Balzac lui-même : la Physiologie du mariage– ou Méditations de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal, publiées par un jeune célibataire, parut en décembre 1829 chez Leva- vasseur et Canel. PRÉSENTATION 25 conjugal, premier bien des sociétés », s’achève par Le Rouge et le Noir, « conception d’une sinistre et froide philosophie », dans laquelle M. de Stendhal « nous arrache le dernier lambeau d’humanité et de croyance qui nous restait : il essaie de nous prouver que la recon- naissance est un mot comme Amour, Dieu, Monarque». Il y a, conclut Balzac, « dans ces quatre conceptions lit- téraires le génie de l’époque, la senteur cadavéreuse d’une société qui s’éteint. […] La Physiologie, la Confes- sion, Le Roi de Bohême, Le Rouge et le Noir… sont les traductions de la pensée intime d’un vieux peuple qui attend une jeune organisation ; ce sont de poignantes moqueries ; et la dernière est un rire de démon, heureux de découvrir en chaque homme un abyme de personna- lité où vont se perdre tous les bienfaits. / Un homme viendra peut-être, qui, dans un seul ouvrage, résumera ces quatre idées, et alors le XIXe siècle aura quelque ter- rible Rabelais, qui pressera la liberté comme Stendhal vient de froisser le cœur humain 32 ». Coquetterie. Balzac sait bien, en ce début de janvier 1831, quel sera cet ouvrage : il va signer quelques jours plus tard, le 17 janvier, avec Charles Gosselin, l’un des plus grands éditeurs romantiques 33, le contrat pour la publication de La Peau de chagrin. Non seulement l’empreinte de Rabelais sera éclatante dans cette pre- mière version du roman 34, mais dans la préface qu’il

32. Lettres sur Paris, XI, 10 janvier 1831. 33. Associé à Urbain Canel, libraire et ami avec lequel Balzac s’était associé pour la publication des Œuvres de La Fontaine et de Molière en 1825, puis qui avait publié Wann-Chlore, et la Physiologie du mariage (cf. supra). La revue La Caricature avait publié dès le 16 décembre les premières pages du roman en préparation sous le titre Le Dernier Napoléon et la signature « Henri B… » (voir la section « Annexes » du présent volume). Balzac annoncera lui-même dans sa treizième Lettre sur Paris (31 janvier 1831) : « l’auteur de la Physiologie du mariage va publier un nouveau livre intitulé La Peau de chagrin». 34. Pierre Barbéris a donné au Livre de Poche une édition de cette version originale du roman (voir la bibliographie) ; on mesure en la lisant combien l’empreinte formelle (énumérations, etc.) de Rabelais a été gommée dans l’édition définitive, alors que les nom-

Extrait de la publication 26 LA PEAU DE CHAGRIN donnera en août 1831 à cette première édition, Balzac réaffirmera son ambition et sa fierté de remettre à l’honneur « la littérature franche de nos ancêtres », après avoir amorcé dans la Physiologie du mariage un joyeux retour « à la littérature fine, vive, railleuse et gaie du XVIIIe siècle 35 ». Mais attention, ce siècle-ci, dit le roman, rit « au milieu des ruines ». Ruines de la Révolution – et les allusions à la Terreur abondent dès les premières pages –, ruines de l’Empire : le désen- chantement des lendemains de Juillet 1830, c’est le mal du siècle dont souffrait déjà René, devenu amertume désespérée et chronique sous l’étouffoir de la Restau- ration. « Le monde nous demande de belles pein- tures ? où en seraient les types ? Vos habits mesquins, vos révolutions manquées, vos bourgeois discoureurs, votre religion morte, vos pouvoirs éteints, vos rois en demi-solde sont-ils si poétiques qu’il faille vous les transfigurer ? / Nous ne pouvons que nous moquer. La raillerie est toute la littérature des sociétés expi- rantes 36… » Raillerie amère et phosphorique, et Balzac s’excusera, dans la moralité qui clôt la première version du roman, d’avoir osé mener « par les joyeux chemins de Maître Alcofribas » le « corbillard sans saulce ni jambon ni paillardise 37 » de cette société moribonde, dont l’éclat et l’énergie sont tout factices, « comme celle que la pile de Volta communique au breuses allusions à Rabelais ont été conservées (voir notes 99, 113, 125, 178, 179, 271, 459, 468 du roman). 35. Voir la section « Annexes » du présent volume. 36. Ibid. 37. Le texte de cette moralité est donné dans la note 468 du roman. Balzac vient de signer du pseudonyme d’« Alcofribas » le conte fantastique Zéro (paru dans La Silhouette le 3 octobre 1830), qui formera avec La Danse des Pierres le conte L’Église, intégré en septembre 1831 dans les Romans et contes philosophiques, avant de fusionner avec Jésus-Christ en Flandre en 1845. Et il vient d’écrire en janvier 1831 le premier des Contes drolatiques, La Belle Impéria, publié en juin (voir note 42 du roman). PRÉSENTATION 27 corps mort 38 » – écrira Philarète Chasles, sous l’œil attentif de Balzac, dans son introduction à l’édition des Romans et contes philosophiques. Raillerie amère et toxique aussi : la Physiologie, œuvre « de critique railleuse 39 », n’était-elle pas déjà à la fois le symptôme et l’agent du « désenchantement », qu’elle aggravait ? Quelqu’un devait finalement saisir aux moelles ce « dix-neuvième siècle blasé, indifférent et peu amu- sable » en lui mettant sous les yeux « son réel néant, son mal intime », le spectacle de son propre marasme et de sa « criminalité secrète », et pour cela lui faire violence, l’affoler d’« abîmes, précipices, saillies, excroissances, hautes montagnes, précipices sans fond 40 », déployer contre lui toute « la verve hardie et poignante, que l’on réclame aujourd’hui, comme un palais blasé veut de l’orpiment et de l’alcool 41 », et d’un « cri éclatant, cri de désespoir d’une littérature expirante » faire, à l’instar du médecin chinonais, « une immense arabesque, fille du caprice accouplé avec l’observation 42 ». Déclaration d’intention réité- rée au seuil du roman, que Balzac ouvre sur une botte facétieuse, le fameux moulinet du caporal Trim 43.

Le dernier jour d’un poète Et c’est ainsi qu’un matin d’octobre 1830 un jeune inconnu va risquer son dernier napoléon au jeu 44 :

38. Introduction de Philarète Chasles aux Romans et contes philo- sophiques, septembre 1831 : Chasles cite son propre article du Messager des Chambres, paru le 6 août 1831 (voir la section « Annexes » du présent volume). 39. Préface de Balzac pour l’édition originale de 1831. 40. Chasles, op. cit., note 38. 41. Ibid. 42. Ibid. 43. Voir note 1 du roman. 44. Voir dans la section « Annexes » du présent volume la première version de ce début. 28 LA PEAU DE CHAGRIN son regard atteste « des efforts trahis, mille espérances trompées », son front pâle, mat et maladif, « la morne impassibilité du suicide », et son sourire amer, « une résignation qui [fait] mal à voir », même aux yeux des vieillards blasés d’un cercle de jeu crasseux du Palais- Royal… Clin d’œil à Stendhal ? Dès les premières pages, c’est à la Rouge et à la Noire que le jeune inconnu confie le soin de décider de sa peau, en cette arène qui est aussi une place de Grève – manière de dire que la piètre révolution de 1830 immole là, bour- geoisement, sans se salir, l’une de ses victimes. L’inconnu mise sur la Rouge. La Noire l’emporte. Alors ce sera la mort, la Seine où se jeter. Pas tout de suite. Quand il fera nuit. Or, sans ce délai, point de roman. Non que le jeune homme renonce au suicide au cours des heures qui suivent : mais une autre manière de mourir va s’offrir à lui, ô combien plus fabuleuse et plus atroce… La Peau de chagrin, en ce sens, est comme l’illustration anticipée de ce mot cruel de Balzac dans Le Départ, petit texte publié fin décembre 1831 : « Il y aura cepen- dant un art dans lequel se feront de gros progrès, l’art du suicide 45. » Baudelaire ne s’y trompera pas, qui parlera dans son Salon de 1846 du « suicide étrange et merveilleux de Raphaël de Valentin 46 ». Le jeune inconnu déambule donc dans Paris, tra- verse le jardin des Tuileries, la Seine, longe les quais, dans une dissolution intérieure aggravée par la gri- saille du ciel. Puis pénètre chez un marchand de curio- sités du quai Voltaire. Entrée en matière familière : dans La Danse des pierres, petit texte publié le 9 décembre dans La Caricature 47 (une semaine avant

45. Le Départ, paru dans L’Émeraude. Morceaux choisis de littéra- ture moderne, chez Canel et Guyot. 46. Section XVIII : « De l’héroïsme de la vie moderne » (Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 494). 47. Signé : « Le comte Alex. de B… » ; ce texte prendra place (avec Zéro – cf. supra, note 37) dans L’Église en septembre 1831.

Extrait de la publication PRÉSENTATION 29 la publication de la première version du début du roman dans la même revue), le narrateur, « fatigué de vivre », l’âme « fluide et molle » comme le ciel plu- vieux de l’automne 1830, errait déjà en proie à des « idées funèbres », méditant son « avenir douteux », ses « espérances déchues », et entrait « machinale- ment » dans la cathédrale Saint-Gatien de Tours. Là il s’abîmait dans la contemplation des « arcades mer- veilleuses, arabesques, festons, spirales et fantaisies sarrasines qui s’entrelaçaient les unes dans les autres, bizarrement éclairées » ; et bientôt, « pris, comme sur la limite des illusions et de la réalité, dans les pièges de l’optique et presque étourdi par la multitude des aspects », il basculait dans une sorte d’hallucination, la cathédrale s’animant sous ses yeux en « un sabbat étrange » qui lui semblait « la chose du monde la plus naturelle » et dont il ne s’étonnait pas « après avoir vu Charles X à terre ». Le jeune inconnu de La Peau de chagrin est la proie du même phénomène, mais terriblement amplifié, dans le magasin de l’antiquaire. La profusion, le chaos, les rapprochements incongrus, grotesques, voire surréa- listes, d’objets de tous les pays et de toutes les époques, preuves éclatantes de la mortalité des civilisations, le mélange des instruments de mort et des instruments de vie, l’entrechoquement du divin et de l’humain, aggravent le vertige de son esprit en une fièvre qui lui déroule, d’objet en objet, toute l’histoire de l’huma- nité, le projette violemment d’une existence imaginaire dans une autre, et hors de lui-même et du réel. Extra- vagant « transport » mental que Balzac a expliqué d’avance d’un mot : cet inconnu est poète. Et dès lors cet inconnu n’en est plus tout à fait un… Il ressemble comme un frère au Balzac de vingt ans que déjà « un mot dans une phrase, la rubrique d’un journal, le titre d’un livre, les noms de Mysore, de l’Indoustan, les feuilles déroulées de [son] thé, les pein- tures chinoises de [sa] soucoupe, un rien embarquait

Extrait de la publication 30 LA PEAU DE CHAGRIN fatalement, à travers le dédale de ses contemplations, sur un vaisseau fantastique 48 ». Bientôt, dans la Notice biographique sur Louis Lambert, première et courte version de Louis Lambert écrite en juin 1832, Balzac montrera Louis Lambert, l’enfant prodige, plongé par ses lectures dans cet état semblable à l’extase des mystiques et au dédoublement des martyrs ou des êtres absorbés par une passion ou une idée tyrannique. Et dès 1828, il avait doté Victor Morillon, dans l’« Avertissement du Gars 49 », de cette même intelligence intuitive, de cette même imagination « bizarre et déréglée », « fantasmagorique » – décri- vant l’âme de cet être merveilleux comme « un lac tranquille et inconnu où viennent se réfléchir des mil- liers d’images », ou mieux encore, « selon la magni- fique expression de Leibnitz » – que l’on retrouvera sous la plume de Philarète Chasles, évidemment guidée par Balzac – « un miroir concentrique de l’univers 50 ». Dans la préface de 1831 à La Peau de chagrin, Balzac reviendra sur cette capacité d’aller « en esprit, à travers les espaces » qui selon lui caractérise l’homme de génie, et que le jeune inconnu de La Peau partage manifestement avec son créateur ; c’est seule- ment chez les « poètes » et les « écrivains réellement philosophes » que s’opère ce « phénomène moral,

48. VOYAGE DE PARIS À JAVA, suivant la méthode enseignée par M. Ch. Nodier en son « Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux », au chapitre où il est traité par lui des divers moyens de transport en usage chez quelques auteurs anciens et modernes, in Revue de Paris, 25 novembre 1832. 49. Texte écrit selon toute probabilité en 1828 (reproduit en docu- ment dans l’édition GF des Chouans). 50. Est « artiste » « l’homme habitué à faire de son âme un miroir où l’univers tout entier vient se réfléchir, où apparaissent à sa volonté les contrées et leurs mœurs, les hommes et leurs passions », écrit Balzac dans l’article « Des artistes », deuxième partie, publié le 11 mars 1830 dans La Silhouette. PRÉSENTATION 31 inexplicable, inouï, […] cette sorte de seconde vue 51 qui leur permet de deviner la vérité dans toutes les situations possibles ; ou, mieux encore, je ne sais quelle puissance qui les transporte là où ils doivent, où ils veulent être ». Quant à la nature de cette faculté merveilleuse… « Les hommes ont-ils le pouvoir de faire venir l’univers dans leur cerveau, ou leur cerveau est-il un talisman avec lequel ils abolissent les lois du temps et de l’espace ?… La science hésitera longtemps à choisir entre ces deux mystères également inex- plicables. » Mais notre inconnu, à la nuit tombante, loin d’être distrait de ses résolutions suicidaires par les chevau- chées fantastiques de son imagination de poète, loin d’être retenu à la vie par la profusion des merveilles qui, à la faveur de l’ombre, dansent sous ses yeux un « mystérieux sabbat » digne du Faust de Goethe, est au contraire implacablement ramené par ses pensées à son désir de mourir, accablé par un immense senti- ment de vanité. C’est que l’âme « compose de terribles poisons par la rapide concentration de ses jouissances, de ses forces ou de ses idées », écrit au passage Balzac : après avoir dilapidé son dernier napoléon au jeu, le jeune poète vient d’« éparpill[er] […] sa vie et ses senti- ments sur les simulacres de cette nature plastique et vide ». Manière d’introduire discrètement dans le roman les prémisses de la thèse philosophique dont toute l’œuvre va se révéler la démonstration, et dont Balzac avait commencé de poser les jalons dès la pre- mière version de la Physiologie du mariage 52 : « L’homme a une somme donnée d’énergie, écrivait-il

51. Italiques du préfacier. 52. Écrite probablement en 1824, et peut-être même esquissée dès 1820 si l’on en croit Balzac, qui fit imprimer cette première version à ses frais en 1826. Déjà dans une œuvre de jeunesse, Clotilde de Lusignan (1822), le docteur Trousse exprimait cette idée que chaque homme possède une somme d’énergie qu’il ne peut dépenser qu’une fois. 32 LA PEAU DE CHAGRIN dans sa Dixième Méditation. […] La quantité d’énergie ou de volonté que chacun de nous possède se déploie comme le son : elle est tantôt faible, tantôt forte, elle se modifie selon les octaves qu’il lui est permis de par- courir. Cette force est unique, et, bien qu’elle se résolve en désirs, en passions, en labeurs d’intelligence ou en travaux corporels, elle accourt là où l’homme l’appelle. Un boxeur la dépense en coups de poing, le boulanger à pétrir son pain, le poète dans une exaltation qui en absorbe et en demande une énorme quantité […]. » Dans cette ultime dépense d’énergie mentale, le cerveau-talisman du jeune poète s’est « brisé », comme se brisera bientôt celui de Louis Lambert, jusqu’à la folie. Incapable de s’arrêter sur cette pente d’auto- destruction, ce « mourant », cet « homme presque mort » se complaît même étrangement dans les der- niers soubresauts fiévreux de son esprit, favorisant « par une sorte de complicité railleuse les bizarreries de ce galvanisme moral dont les prodiges s’accou- plaient aux dernières pensées qui lui donnaient encore le sentiment de l’existence ». Galvanisme : Philarète Chasles n’utilisera pas d’autre image pour évoquer la « splendeur funèbre » de la société contemporaine, la « vie galvanique » dont « ce cadavre s’émeut » encore par intervalles. C’est qu’un même mal affecte la société en son ensemble et chacun de ses individus, en cette époque « la plus analytique de l’ère moderne, toute fondée sur l’ana- lyse » qui « s’empare de tout pour tout flétrir » et finalement, « dernier développement de la pensée », tuer « les jouissances de la pensée. […] c’est le dernier résultat de cet axiome de Jean-Jacques Rousseau : L’homme qui pense est un animal dépravé 53. / Assuré- ment il n’est pas de donnée plus tragique ; car, à mesure que l’homme se civilise, il se suicide ; et cette

53. Jean-Jacques Rousseau a écrit : « l’homme qui médite » (in Dis- cours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.) PRÉSENTATION 33 agonie éclatante des sociétés offre un intérêt pro- fond ». L’étude du « désordre et [du] ravage portés par l’intelligence dans l’homme », la peinture de « la dés- organisation produite par la pensée », tel est, résume- t-il, « le fond et la pensée créatrice de La Peau de chagrin 54 ». Parvenu à l’extrême bord du gouffre intime en même temps qu’au dernier étage des magasins de l’antiquaire, où sont exposés les chefs-d’œuvre produits par le der- nier degré de la civilisation, le jeune homme voit surgir, comme par magie, un petit vieillard aux yeux verts, large front blême, lèvres minces et railleuses, lampe au poing, comme le vieux serviteur de L’Élixir de longue vie (texte fantastique que Balzac vient juste de publier le 24 octobre 1830 dans la Revue de Paris 55) – et comme la vieille femme au visage « blême et presque verdâtre », elle aussi vêtue d’une robe noire, qui sort le narrateur de La Danse des pierres de sa fantasmagorie, pour lui désigner « d’éternelles richesses » et le « rendre heureux à jamais ». Figure salvatrice ou tentateur méphisto- phélique ? À notre « ange sans rayons », le vieillard découvre un adorable portrait du Christ 56 par Raphaël, au visage « auréol[é] de rayons étincelants », et dont les lèvres vermeilles s’incurvent en un « suave et magni- fique sourire » qui « étouff[e] l’égoïsme » et dissipe un instant ses tortures. Mais ce monde-ci est celui de la marchandise et de l’or, l’antiquaire le rappelle froide- ment au jeune poète – d’une voix dont Balzac avait

54. Chasles, op. cit. 55. C’était d’ailleurs la première collaboration de Balzac à cette revue, que venait de lancer le docteur Véron. Le vieux serviteur de L’Élixir apparaît pour annoncer que Belvidéro se meurt, et cette annonce semble la réalisation magique du souhait sacrilège que vient juste d’exprimer implicitement son fils – effet que Balzac réu- tilisera dans La Peau de chagrin, avec bien d’autres éléments. 56. Dans La Danse des pierres, le narrateur, en pleine fantasmago- rie, avait l’impression que le « Christ colossal, fixé sur l’autel » lui souriait « avec une malicieuse bienveillance ». 34 LA PEAU DE CHAGRIN pris soin de nous dire qu’elle avait « quelque chose de métallique ». La rêverie du jeune homme est brutale- ment dissipée. Il fait tout à fait nuit, il n’y a décidé- ment plus qu’à mourir. Alors, comme au début du Faust de Goethe, tout est prêt pour le pacte. Invité à se retourner par le vieillard, voici le jeune homme devant cette fameuse « Peau de chagrin » qui donne son titre au roman.

La Peau C’est probablement au cours du second semestre de 1830 que Balzac nota dans son carnet d’idées 57 : « L’invention d’une peau qui représente la vie. Conte oriental. » Mais à quoi songeait-il alors ? Samuel- Henry Berthoud, qui, au début de 1831, collaborait à La Mode et se lia alors d’amitié avec Balzac, a raconté tardivement dans ses souvenirs 58 que Balzac avait d’abord projeté d’écrire une nouvelle, dont il fit le récit chez les Girardin, devant Eugène Sue, Léon Gozlan, Frédéric Soulié, Lamartine, qui montrèrent peu d’enthousiasme pour cet embryon. C’était l’histoire d’un jeune homme du nom de Raphaël qui « profes- sait un matérialisme absolu » et « finissait par se lais- ser mystifier par la grossière duperie d’un vieux juif, son créancier, que le Don Juan de 1830 traitait beau- coup en M. Dimanche ». La peau était un talisman imaginaire et Raphaël à la fin mourait de peur, tandis que le juif lui criait : « Cette peau n’a diminué dans ta poche que parce que c’était tout bonnement sa pro- priété d’agir ainsi. Meurs donc, honteux de ton igno- rance et de ta crédulité 59.»

57. Pensées, sujets, fragments, édition Crépet, 1910. 58. Petites Chroniques de la science, Paris, Garnier, 1868, t. VII, p. 50-52. 59. Nous empruntons ces informations et ces citations à l’article de Madeleine Fargeaud consacré à Samuel-Henry Berthoud dans l’Année balzacienne, 1962, p. 227. PRÉSENTATION 35

On n’a d’autant moins de raisons de douter du récit de Berthoud que maints détails coïncident avec d’autres écrits de Balzac à la même époque. Et la ques- tion de la crédulité du héros reste posée dans La Peau. Le jeune homme, « disciple d’Arago et de Gay- Lussac » et de surcroît « contempteur des tours de gobelets que font les hommes du pouvoir », ne se laisse-t-il pas impressionner par l’apparition du vieillard comme par un « conte de nourrices » ? Le « sourire de supériorité » du vieillard lui fait croire qu’il est « la dupe de quelque charlatanisme ». Mais, piqué lorsque le vieillard semble le supposer assez simple d’esprit pour croire au pouvoir du cachet de Salomon, il se demande tout de même : « Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère ? » Étrange objet que cette « Peau symbolique », qui défie par son éclat paradoxal le portrait du Christ qui lui fait face – et qui défiera à la fin du roman toutes les compétences scientifiques de l’époque : la matière en est une sorte de cuir noir très poli, d’abord aussi peu flexible que du métal, mais qui se révélera ductile et contractile dès le « contrat » accepté par le jeune inconnu. Alors, conformément à l’inscription qu’elle porte, elle accomplira ses désirs, mais rétrécira un peu plus à chaque souhait – en même temps que diminuera le nombre des jours qui restent à vivre à son possesseur. Le vieillard, pour dissuader le jeune homme de céder à la tentation à laquelle il vient de l’exposer, entreprend de lui révéler les véritables richesses de l’existence et le secret de son exceptionnelle longévité – en des termes que n’aurait sans doute pas désavoués le propre père de l’écrivain. Bernard-François Balzac venait en effet de mourir en juin 1829, à l’âge de quatre-vingt-trois ans : dans l’espoir têtu d’atteindre cent ans, il avait soigneusement réglé sa vie selon les principes de Luigi Cornaro, cet Italien qui, au XVIe siècle, après de multiples excès, s’astreignit à un 36 LA PEAU DE CHAGRIN régime d’une sobriété extrême, et mourut centenaire, après avoir dûment consigné son système d’hygiène dans son journal 60. Combien de fois Balzac dut-il entendre son original de père accuser les hommes de travailler eux-mêmes à l’abréviation de leur vie, et prê- cher une saine économie des forces vitales ! De cette obsession paternelle, Balzac hérita une conscience aiguë de sa propre usure, la conscience de transgresser, par ses extravagantes habitudes de travail, toutes les règles de la nature, de « manger sur son capital » comme il l’écrira à son ami Auguste Borget en 1834, ajoutant : « Ce sera curieux de voir mourir jeune l’auteur de La Peau de chagrin.» L’on ne s’étonne donc guère qu’un terrifiant cente- naire, à la mode du Melmoth de Maturin traduit en 1821 et que Balzac jugeait « pas moins puissant que le Faust de Goethe 61 », soit apparu dès 1822 dans une œuvre de jeunesse, Le Centenaire (publié sous le pseu- donyme d’Horace de Saint-Aubin) : le vieux Berin- gheld – qui y règne déjà, comme l’antiquaire de La Peau, sur de fabuleuses collections – doit à une science secrète, héritée des sages de l’Inde et du Tibet, le privi- lège de dépasser les limites normales de la vie humaine – à charge pour lui cependant, détail d’importance, de dérober à autrui, de temps en temps, le fluide vital nécessaire au renouvellement de sa vigueur… En avril 1830, Balzac venait de peindre en la première mouture du personnage de Gobseck 62 – qui va jusqu’à se taire au passage d’une voiture pour ne pas forcer sa voix – un cas extrême d’économie de soi. Et comme lui, l’antiquaire de La Peau de chagrin a choisi d’assister

60. Discorso della vita sobria (1558). 61. Les deux références sont également prégnantes dans le roman : voir les notes 62, 65, 71, 79, 83, 362. 62. La première version de la nouvelle, intitulée Les Dangers de l’inconduite, parut en avril 1830 dans le premier tome des Scènes de la vie privée. (Pierre Citron analyse les similitudes entre cette nouvelle et La Peau de chagrin dans son introduction de l’édition Pléiade, p. 31-34.) PRÉSENTATION 37 en spectateur à la vie et à la comédie des passions humaines. Mais plus précisément encore, au cours de l’automne 1830, deux personnages de vieillard préfi- gurent l’antiquaire, dans des textes qui par maints aspects – allusions à l’Orient, emprunts au roman noir, intrusion du fantastique en ces années marquées par la découverte d’Hoffmann – annoncent le roman. Bartholoméo Belvidéro 63, père de Don Juan dans L’Élixir de longue vie, a comme le père de Balzac passé « la majeure partie de sa vie dans les combinaisons du commerce » et, « ayant traversé souvent les talisma- niques contrées de l’orient 64 », y a acquis « d’immenses richesses et des connaissances plus précieuses, disait-il, que l’or et les diamants ». Comme le père de Balzac encore, frugal, sobre et soigneusement retranché der- rière ses livres, à l’écart des soucis familiaux, Bartholo- méo, « rêveur, indécis, préoccupé comme un homme en guerre avec une idée ou avec un souvenir », vit en « volontaire anachorète » dans l’aile la plus incom- mode de son palais et se contente chaque jour de sept onces de pain et d’eau claire. Comme bientôt l’anti- quaire de La Peau, il a pesé l’existence en termes de Savoir et de Pouvoir, mais contrairement à l’anti- quaire, a préféré au Savoir la promesse d’une nouvelle jeunesse : du précieux élixir qui donne son titre au conte, et dont doit être frotté son cadavre, il attend une deuxième vie. C’était sans compter avec l’« effroyable égoïsme » de son fils, le jeune Don Juan, qui préférera évidemment se réserver l’usage du miraculeux liquide… et qui, une fois en possession de l’élixir et persuadé d’être immortel, dévorera tout sur son pas- sage, « semblable à la Mort », poussant l’esprit d’ana- lyse jusqu’à l’ironie et au doute universels, pour

63. Dont le nom évoque celui de la courtisane Belvidera dans la Venise sauvée d’Otway (voir note 169 du roman). 64. Italiques du préfacier.

Extrait de la publication 38 LA PEAU DE CHAGRIN atteindre en sa vieillesse le « dernier degré de la raille- rie ». Mais la précieuse fiole sera brisée, et l’élixir s’évaporera irrémédiablement – comme disparaîtra finalement la Peau. Dans Sarrasine 65, en novembre 1830, Balzac invente un autre inquiétant centenaire, qui « sans être précisément un vampire, une goule, un homme artifi- ciel, une espèce de Faust ou de Robin des Bois, partici- pait, aux dires des amis du fantastique, de toutes ces natures anthropomorphes ». Sorte de « génie fami- lier » de l’hôtel de Lanty, qui suscite par ses appari- tions inattendues et son extrême vieillesse la curiosité, la médisance et une inquiétude réfrigérante, il n’est autre que le castrat Zambinella, dont le sculpteur Sar- rasine s’était épris dans sa jeunesse, le prenant pour une femme… Le malheureux chanteur ne doit-il pas, au moins en partie, sa longévité à son inéluctable chas- teté – comme l’antiquaire de La Peau, dont les « plai- sirs ont toujours été des jouissances intellectuelles », qui n’a jamais « lassé ses organes », disposant en esprit d’un « sérail imaginaire où [il] possède toutes les femmes [qu’il n’a] pas eues », et qui se gausse des « fébriles […] admirations » des hommes « pour quelques chairs plus ou moins colorées, pour des formes plus ou moins rondes » ? C’est que l’homme, explique l’antiquaire au jeune inconnu, « s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence […] : VOULOIR et POUVOIR ». Et l’antiquaire d’évoquer avec emphase sa vie toute de savoir et de jouissance intuitive des choses, de « voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres » grâce à « la faculté sublime de faire comparaître en soi l’univers ». Et de dési- gner la Peau comme le symbole des passions et des

65. Publié pour la première fois dans la Revue de Paris, les 21 et 28 novembre 1830, et repris dans le tome II des Romans et contes philosophiques. PRÉSENTATION 39 concupiscences de la civilisation, qui tuent en faisant trop vivre. Mais au lieu de dissuader le jeune homme, le prêche philosophique de l’antiquaire le précipite dans le pacte fatal avec la Peau, qu’il empoigne « d’une main convul- sive », en souhaitant une ultime et formidable débauche. La société tout entière, à vrai dire, ne désire rien d’autre, lasse d’attendre en cette fin du mois d’octobre 1830 : « nous sommes dans la plus détestable des situations, écrit Balzac dans Le Voleur : nous atten- dons des événements, nous attendons de bonnes lois, nous attendons une vengeance, nous attendons des plai- sirs, nous attendons une Chambre, une cour, un gouver- nement, une littérature, une législation, un crédit et des grands hommes 66 »…

D’une orgie l’autre Peau en poche, le jeune inconnu sort dans la rue, et se trouve littéralement cueilli sur le quai par ses camarades journalistes, dont la verve railleuse nous ramène à cette fin du mois d’octobre 1830, avec ses désillusions et son scepticisme amer. Le jeune inconnu acquiert enfin une identité, un prénom : Raphaël – il est donc l’autre Raphaël, pas le grand Raphaël… Et son désir de bac- chanale s’accomplit sur-le-champ. Le voilà dans un somptueux hôtel particulier, entouré d’artistes, d’écri- vains, d’hommes de loi et de science parmi lesquels les jeunes talents les plus prometteurs du moment – mais aussi une écrasante majorité de médiocres, dont Balzac stigmatise la malhonnêteté intellectuelle et la vénalité en des formules chiasmatiques qui signalent l’entrée dans un univers romanesque où règne (et chez les per- sonnages eux-mêmes) une conscience exaspérée des jeux du langage : un univers structuré et stylisé par

66. Lettres sur Paris, III, 20 octobre 1830. 40 LA PEAU DE CHAGRIN l’emploi constant de quelques figures de rhétorique pri- vilégiées, antithèses et inversions, chiasmes et oxymores qui, en rapprochant constamment des pôles de charge opposée, survoltent le texte. Le crescendo rossinien du banquet, la cacophonie furieuse et burlesque de la discussion entre les convives, où s’entrechoquent tous les systèmes de pensée, où l’on ébranle à plaisir, entre deux plats, « toutes les lois entre lesquelles flottent les civilisa- tions », fait écho au chaos visuel des magasins de l’antiquaire : le vin aidant, elle dégénère en un « sabbat des intelligences » qui renouvelle le « mystérieux sabbat » des objets au dernier étage du quai Voltaire. Aux voisinages incongrus des objets succèdent coq-à- l’âne, calembours et à-peu-près, débauche de para- doxes et de virtuosité verbale, artifices d’une pensée qui jouit complaisamment de sa déroute, un œil au miroir flatteur des grandes civilisations écroulées. Et jusqu’au dessert, la veine orientale continue de courir dans la description échevelée de cette nouvelle Babel, image d’un siècle semblable à « un vieux sultan perdu de débauche » : des pyramides de fruits exotiques dignes « d’un conte oriental » sont livrées au pillage des convives qui, au dernier degré de l’ivresse, braillent et poussent des rires atroces, tandis qu’attendent au salon, ultime friandise, un « sérail » de femmes sem- blables à une « troupe d’esclaves orientales » – nou- velle mouture des sept courtisanes qui, « vêtues de satin, étincelantes d’or et chargées de pierreries », pimentent le festin de Ferrare sur lequel s’ouvre L’Élixir de longue vie. Là, comme avait surgi l’antiquaire, une colossale et très baudelairienne courtisane aborde Raphaël : la belle Aquilina aux cheveux noirs, bouche entrouverte et robe rouges – hommage à un amant décapité –, corps puissant et souple comme celui d’une panthère. Sa foudroyante beauté promet toutes les sauvageries de l’amour, elle irait jusqu’à « se détruire elle-même,

Extrait de la publication PRÉSENTATION 41 comme un peuple insurgé », ajoute Balzac – et comment ne pas songer avec Émile Deschamps 67 à La Liberté guidant le peuple 68, que Delacroix peignit au cours de cet hiver 1830-1831 et exposa au Salon de 1831 tandis que paraissait La Peau de chagrin? « Naïade ingénue » dont le visage candide cache la dépravation la plus profonde et la corruption la plus froide (et qui rappelle la septième courtisane de L’Élixir, « innocente jeune fille accoutumée à jouer avec toutes les choses sacrées »), la frêle Euphrasie sert de repoussoir à Aquilina, et forme avec elle une double et antithétique allégorie du vice. Toutes deux par- tagent une même philosophie de la vie – strictement inverse à celle de l’antiquaire – et qu’exprimait déjà la quatrième courtisane de L’Élixir en s’écriant : « Vive la gaieté ! je prends une existence nouvelle à chaque aurore ! Oublieuse du passé, ivre encore des assauts de la veille, tous les soirs j’épuise une vie de bonheur, une vie d’amour ! » Foin de la longévité et de l’économie de soi : « Nous vivons plus en un jour », déclare Aqui- lina, « qu’une bonne bourgeoise en dix ans, et alors tout est jugé ». L’orgie atteint bientôt les mêmes proportions surna- turelles et infernales que le chaos sabbatique des objets dans les magasins de l’antiquaire. Même impression de grotesque et de cauchemar, même confusion inex- tricable entre le réel et le bizarre, entre la vie et la mort, l’animé et l’inanimé : les convives ivres morts jonchent les tapis du salon comme sur la scène d’une pièce élizabéthaine 69, les couples enlacés se

67. Article paru dans La France nouvelle, le 10 octobre 1831, et qui voit en La Peau une littérature « émeutière », insurrection « de l’atroce et du faux contre le beau et le vrai ». 68. L’œuvre fut acquise par Louis-Philippe pour le musée Royal, alors au palais du Luxembourg, mais ne fut exposée que quelques mois, par crainte que le public n’y trouve des encouragements à l’émeute. 69. Émile comparait déjà Aquilina à une « tragédie de Shake- speare, espèce d’arabesque admirable » (je souligne). 42 LA PEAU DE CHAGRIN confondent avec les groupes de marbre blanc – qui ornaient déjà le palais de Ferrare dans L’Élixir. Au comble de cette confusion, Raphaël éclate d’un rire « burlesquement intempestif » – le contraste entre ses expériences des dernières heures est par trop violent : après le spectacle des « ruines les plus poé- tiques du monde matériel » se résumant « par une tra- duction symbolique de la sagesse humaine », celui des « débris de tous les trésors intellectuels […] saccagés » à la table de Taillefer et aboutissant « à ces deux femmes, images vives et colorées de la folie ». N’y a-t-il donc pas d’autre voie hors ces « deux systèmes d’existence dia- métralement opposés » ? Émile, avec sa manie habi- tuelle (qui exaspère Raphaël) de « jeter un livre dans un mot » et de dilapider les ressources de sa cervelle, croit pouvoir résumer l’alternative « en un mot » : « tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir jeune en accep- tant le martyre des passions ». Pour Raphaël, ces der- nières heures ont évidemment une tout autre épaisseur. Il révèle à Émile qu’il avait résolu de se suicider, mais celui-ci le raille en lui demandant s’il en était réduit à « manger son chien tout cru, sans sel, dans sa man- sarde » – comme l’avait raillé l’antiquaire en lui deman- dant s’il était « depuis trois ans surnuméraire au trésor, sans y avoir touché de gratification ». Raphaël, dévelop- pant la réponse succincte qu’il avait faite à l’antiquaire, va entreprendre dès lors de raconter sa vie. Et ce récit sera, comme en abyme au milieu de l’orgie, une « orgie de paroles » pour ce jeune homme dont la vie n’a été jusque-là qu’« un trop long silence ». Balzac qui, selon les termes du contrat du 17 janvier, s’était engagé à livrer son texte « feuille à feuille d’ici au 15 février prochain au plus tard », achève ainsi, avec un mois de retard, la première partie de son roman. Non sans peine. Fin février ou début mars 70, il s’ouvrait à

70. Billet (daté du 1er mars par Bernard Guyon) publié dans l’Année balzacienne, 1974, p. 305.

Extrait de la publication PRÉSENTATION 43

Gosselin, qui sans doute s’impatientait, des difficultés qu’il rencontrait dans la rédaction et lui avouait « avoir travaillé toute la nuit en pure perte, à faire des phrases inutiles ». Le 7 mars, de Saint-Cyr où il s’est « exilé » chez ses amis Carraud pour travailler au calme, il assure cette fois son éditeur qu’il travaille « sans relâche et sans distraction » : « Je termine ce soir la première partie, celle qui me donne le plus de soucis, et d’où dépend tout le livre. […] j’espère vous aller voir jeudi, portant en triomphe de la copie 71.» « Rude tâche. » C’est après tout la première fois que Balzac se collette en temps réel avec son époque, et qu’il entreprend une œuvre philosophique à la hauteur de l’ambition qui le travaille depuis sa jeunesse. La première partie achevée, et soigneusement jalonnée d’annonces et de questions restées en suspens, la thèse philosophique incarnée et formulée, Balzac peut d’un cœur plus léger affirmer que « le reste viendra tout seul 72 ». Il sait qu’il va tout d’abord, comme son héros, pouvoir enfin parler un peu… de lui-même.

Portrait du héros en jeune homme pauvre « Mon cher Ratier, Je suis assez en train sur cette terrible Peau de chagrin, que je voudrais, au rebours de mon héros, voir diminuer. » Nemours, vers le 15 mai 1831. « Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ? » La Fontaine, « La mort et le bûcheron ». Balzac entretisse en effet d’éléments personnels l’histoire de son héros. Le père de Raphaël est d’ori- gine auvergnate comme le sien, et l’écrivain réalise de

71. Corr., t. I, p. 501, no 284. La composition de la fin de la pre- mière partie s’effectuera du 31 mars au 13 avril (dates portées sur la seule épreuve conservée, la dernière, revêtue des bons à tirer). 72. Ibid.

Extrait de la publication 44 LA PEAU DE CHAGRIN manière posthume le fantasme nobiliaire de Bernard- François Balssa en faisant du père de Raphaël le des- cendant d’une maison historique plus ou moins oubliée. De même, Balzac dramatise la décevante condition de retraité de son père, tombé dans une cer- taine gêne après les années d’aisance tourangelle, en imputant à une décision de Villèle l’ultime revers de fortune du père de Raphaël, qui, ruiné par la Restau- ration, a élevé son fils dans une rigueur d’un autre âge. Sevré de tendresse après la mort de sa mère lorsqu’il avait dix ans – manière pour Balzac de transposer le manque d’amour maternel dont il souffrit cruelle- ment –, le jeune garçon a passé toute sa jeunesse courbé sous le despotisme paternel, comme « une jeune fille [mariée] à un squelette ». Et trop longtemps laissé dans « la naïveté primitive du jeune homme » – comme Sarrasine, « maintenu dans l’ignorance pro- fonde des choses de la vie » –, l’angélique et blond Raphaël garde encore à vingt-six ans une délicatesse un peu féminine, qui contraste tout particulièrement avec la masculinité d’une Aquilina, ses « formes d’une mâle élégance 73 ». Cette féminité l’apparente à d’autres personnages créés à la même époque, par exemple à Étienne d’Hérouville, lui aussi privé d’affec- tion paternelle dans L’Enfant maudit 74 : comme celles d’Étienne, blanches « comme celles d’une coquette », les mains de Raphaël sont « jolies comme des mains de femme ». Et si Étienne est amoureux des fleurs qui l’attirent par une similitude de nature, Raphaël se range parmi les cœurs « tendres » et « délicats, comme des fleurs ». Cette sensibilité, ces « délicatesses presque

73. Pierre Danger rapproche très justement Aquilina du person- nage de Malaga dans La Fausse Maîtresse (1841) et de Catherine dans Les Paysans (1844). 74. Publié pour la première fois début avril 1831 dans la Revue des Deux Mondes. Voir aussi, par exemple, le personnage de Godefroid dans , paru pour la première fois dans la Revue de Paris le 1er mai 1831. PRÉSENTATION 45 féminines » sont « instinctives chez les grands hommes », écrira Balzac dans Louis Lambert, mais ne plaisent guère aux femmes, avec lesquelles Raphaël se montre « tour à tour, dans la même heure, homme et enfant, futile et penseur, sans préjugés et plein de superstitions, souvent femme comme elles ». Sa « lan- gueur féminine » et son « excessive mobilité d’imagi- nation » ne sont à leurs yeux qu’inconstance dans les idées et manque d’énergie, et l’« amant efféminé de la paresse orientale, amoureux de [ses] rêves sensuels », est condamné à la solitude et aux « tourments d’une énergie impuissante qui se dévorait elle-même ». Privé d’argent par son père pendant toute sa jeu- nesse, il rate aussi complètement l’épreuve du jeu comme rite de transgression de la loi paternelle : après avoir joué en cachette l’argent de son père (et gagné, et fait pour la première fois, par la même occasion, l’expérience de son don de « double vue »), le jeune homme vit dans la culpabilité d’avoir usurpé la confiance que son père lui a finalement accordée, en lui déclarant : « Maintenant, tu es un homme, mon enfant. » Prisonnier de ce mensonge et de cette fausse virilité, Raphaël se laissera asservir à la défense des intérêts de son père, s’interdira tout plaisir et toute dépense, et finira par sacrifier ses biens propres pour payer les créanciers de son père – lequel mourra incon- solable d’avoir ruiné son fils. Dès lors, la vie de Raphaël, « zéro social », ne sera plus qu’une « perpé- tuelle antithèse », en effet, entre le réel et le désir. Même apprentissage raté pour le langage : l’orphe- lin hypersensible, timide, mal habillé, replié sur lui- même, gauche, n’ose ni parler ni se taire à propos. « Je ne savais point parler en me taisant et me taire en parlant » : infirmité cruciale dans une société factice où seuls réussissent les virtuoses de la parole, Raphaël l’apprendra à l’école de l’ami Rastignac, respecté et craint pour sa langue aiguisée par une « étude assez BIBLIOGRAPHIE 449

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Extrait de la publication TABLE

Interview : « Jean-Marc Parisis, pourquoi aimez-vous La Peau de chagrin?» ...... 7 Présentation...... 17

LA PEAU DE CHAGRIN

Le talisman ...... 67 La femme sans cœur ...... 167 L’agonie ...... 291 Épilogue...... 403

Annexes...... 407 Chronologie ...... 431 Bibliographie...... 442

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No d’édition : L.01EHPN000604.N001 Dépôt légal : septembre 2013

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