Philippe Nivet, « Maurice Grimaud et Mai 1968 », Histoire@Politique, n° 27, septembre-décembre 2015, www.histoire-politique.fr

Maurice Grimaud et Mai 1968

Philippe Nivet

En janvier 1967, Maurice Grimaud est nommé préfet de de , après avoir été plus de quatre ans directeur général de la Sûreté nationale, poste auquel il avait été nommé en décembre 1962 alors qu’il n’éprouvait « aucune attirance pour les affaires de police1 ». Il succède à , en poste depuis 1958. Cette nomination survient alors que devait se mettre en place la réforme de la police parisienne : la fusion de ses services de police judiciaire et de renseignements généraux avec ceux de la police nationale. Maurice Grimaud fait d’ailleurs l’hypothèse que, s’il a été choisi pour ce poste, alors qu’il aspirait à reprendre un poste territorial, c’est que le général de Gaulle avait pensé que nommer le directeur de la Sûreté nationale à la préfecture de Police était une bonne manière de faire passer dans les faits une réforme destinée à réduire les aspérités traditionnelles entre les deux maisons2. « Ce que je savais de façon certaine, écrit-il, c’est que j’apporterais dans ces fonctions une manière qui n’était pas celle de Maurice Papon3. » Cette résolution, il doit la mettre en œuvre dix-huit mois plus tard, quand, en mai 1968, il affronte la plus longue et la plus périlleuse période de troubles et de violences que Paris ait connue depuis bien longtemps, une des poussées de cette « fièvre hexagonale » étudiée jadis par Michel Winock, avec des moments de violence paroxystique : « l’embarquement » des expulsés de la Sorbonne le 3 mai, l’interdiction de séjour de Cohn-Bendit le 21, la noyade de Gilles Tautin le 10 juin. Maurice Grimaud a beaucoup écrit, réfléchi ensuite sur Mai 1968 ; ses archives, conservées au Centre d’histoire de Sciences Po, contiennent également de nombreux documents concernant cette période. À partir de ce matériau documentaire, recoupé par d’autres témoignages, nous verrons dans quelle mesure Maurice Grimaud empêcha les débordements de violence policière en mai 1968 ; nous étudierons quelles ont été ses relations avec le pouvoir avant de mettre en valeur l’analyse qu’il a pu faire de ces événements. Par ce biais, nous montrerons comment s’est construite l’image du préfet humaniste auquel de nombreux hommages ont été rendus.

Comment Maurice Grimaud empêcha les débordements de violence policière en mai 1968

Dès le prologue de la crise de mai, Maurice Grimaud fait le choix d’une certaine modération à l’égard des premières manifestations, afin d’éviter tout sentiment de

1 Fondation nationales des sciences politiques / Centre d’histoire de Sciences Po (FNSP/CHSP), Fonds Maurice Grimaud, GRI 15, Notice de Maurice Grimaud sur ses rapports avec le gaullisme rédigée à la sollicitation de Jean-Paul Brunet, 2005. 2 Ibid. 3 Maurice Grimaud, En mai, fais ce qu’il te plaît, Paris, Stock, 1977, p. 24.

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provocation. Il juge opportun d’éviter que la police intervienne dans les locaux universitaires, celle-ci n’ayant pas pour mission de veiller au respect de la discipline intérieure. Il défend cette position dans une lettre envoyée au ministre de l’Intérieur le 2 mai, expliquant que, si la police avait cédé aux provocations des meneurs, « un véritable transfert de responsabilité se serait opéré quant à l’appréciation des causes du désordre ; chacun serait tombé d’accord pour oublier la carence des autorités universitaires et dénoncer les menées répressives du Pouvoir ». Il défend également dans ce courrier la « souplesse » dont il a fait preuve à l’égard des premières manifestations au Quartier Latin : « une attitude plus rigoureuse, survenant prématurément, aurait sans doute été mal accueillie par une grande partie de l’opinion ». Refusant la mise en état de siège de la capitale pour contrer les actions et les attentats menés par des commandos, il met en place un dispositif mobile permettant d’interpeller des coupables dès que l’alerte est donnée par l’échelon de surveillance implanté aux endroits les plus menacés4. Quand les événements prennent de l’ampleur, que cortèges et barricades se développent dans Paris, Maurice Grimaud connaît le risque de réactions des policiers victimes d’attaques verbales et physiques et mécontents de la mise en liberté de manifestants convaincus d’avoir commis des violences et des brutalités contre le service d’ordre5. Il sait en effet que s’était développée à la préfecture de Police, au cours des années 1950 et 1960, une « certaine culture de violence », dans le contexte du harcèlement des communistes contre la IVe République (avec notamment la manifestation anti-Ridgway du 28 mai 1952), puis dans celui de la guerre d’Algérie : en témoignent les répressions des manifestations algériennes d’octobre 1961 et de la manifestation au métro Charonne le 8 février 19626. Il a conscience que « parmi les neuf années du commandement de Maurice Papon, la police parisienne avait été constamment incitée à réagir vite et fort aux menaces à l’ordre public7 ». Or, comme lui dit Roger Frey, certains hommes « n’ont pas compris qu’on reste l’arme au pied pendant que les barricades s’édifiaient et puis qu’après on leur fasse rentrer dans le chou des étudiants8 ». Alors qu’un discours « musclé » resurgit dans certaines franges de la police parisienne, Maurice Grimaud cherche donc à éviter la contagion de la violence au sein de l’institution. Pour ce faire, il s’efforce d’être proche des gardiens de la paix, leur rend visite la nuit, de bivouac en bivouac. « Je vais les voir le plus possible. Je vais encore sortir maintenant pour aller les voir un peu dans Paris parce que je les vois là où ils sont installés dans les différents barrages et autres alors comme ça, ça permet un peu de bavarder avec eux » dit-il à Georges Pompidou le 16 mai9. Il mène une action psychologique et de persuasion pour convaincre tous les fonctionnaires de police que la brutalité n’est pas seulement inadmissible, mais qu’elle fait un tort considérable aux policiers. Redoutant tout de même les débordements que pourraient commettre des policiers en colère contre les campagnes de presse développées contre

4 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 36, Lettre du 2 mai 1968. 5 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 39, Lettre à Jacques Fauvet, 29 mai 1968. 6 Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962, anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Histoire », 2006. 7 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 15, Communication de Maurice Grimaud à la journée d’études « Maintien de l’ordre et conflits sociaux », Département de Science politique de la Sorbonne, 27 septembre 1991, p. 8. 8 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 38, Transcription des conversations téléphoniques (p. 47). 9 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 38, Transcription des conversations téléphoniques (p. 43).

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eux et réclamant le versement de leurs frais de police, il prend des dispositions pour éviter les brutalités contre les manifestants interpellés. Dans les commissariats où sont transférés les jeunes après leur arrestation, il fait placer des équipes d’assistance médicale, afin de laisser une présence visible qui devait empêcher les passages à tabac. « Aucune mesure n’est efficace à 100 %, mais ces dispositions avaient, entre autres, pour but de montrer clairement à tous et du haut en bas de la hiérarchie que le patron était clairement opposé à certains comportements. Dans une maison qui a un fort sens de la hiérarchie, ce n’était pas inutile » analysera-t-il en mars 199910. Quand des brutalités lui sont signalées, il cherche à se renseigner, prépare un dossier et travaille avec l’Inspection générale des services11. Cette volonté d’éviter tout débordement est notamment manifeste dans la note qu’il adresse, le 28 mai 1968, au directeur général de la police municipale et au directeur de la police judiciaire, au sujet des contrôles d’individus suspects, notamment des jeunes qui, en vélo, en vélomoteur ou en voiture, jouent le rôle d’agents de liaison ou de transporteurs de projectiles pour les manifestations. Il insiste pour que « ces contrôles soient menés dans le style d’une police parfaitement maîtresse d’elle-même et consciente de ses responsabilités. J’ai eu de nombreux témoignages directs de la façon dont se passaient ces interpellations et je pense qu’elles sont souvent maladroites ou inutilement brutales. Même si le jeune interpellé a toutes les allures d’un voyou, il faut le traiter comme un adulte responsable. Il ne sert à rien de le bousculer, de tirer ses vêtements, de le rudoyer. On l’exaspère un peu plus et on le confirme dans les idées qu’il avait déjà à tort mais qu’il aura désormais avec quelques raisons sur certaines manières de police12 ». Le lendemain, il adresse une note complémentaire par laquelle il fait part de sa décision « que dorénavant un commissaire de la Police judiciaire serait présent dans chacun des commissariats pendant toute la durée des opérations de contrôle et également à Baujon. Son rôle sera de veiller à ce que l’identification des interpellés soit faite avec soin et que soient précisées par les gardiens ou gradés les raisons qui ont motivé leur arrestation13 ». Cette volonté culmine avec la lettre dictée le 28 mai14 et envoyée le 29 mai à chaque fonctionnaire de la préfecture sans avoir été auparavant communiquée au ministre de l’Intérieur. Maurice Grimaud tenait en effet à ce que ce courrier soit une affaire personnelle entre le préfet de police et les hommes qu’il commandait15. Il y rappelait que l’on devait respecter certaines règles dans la répression des désordres et qu’il n’admettrait pas certains comportements : « Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière. Il est encore plus grave de frapper des manifestants après arrestation et lorsqu’ils sont conduits dans des locaux de police pour y être interrogés […] Dites-vous bien et répétez autour de vous : toutes les fois qu’une violence illégitime est commise contre un manifestant, ce sont des dizaines de ses camarades qui souhaitent le venger. Cette escalade n’a pas de limite. »

10 « L’État républicain face à la violence, l’exemple de mai 68, rencontre avec Maurice Grimaud », Politique autrement, mars 1999, p. 14. 11 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 38, Conversation téléphonique avec J. Aubert, 14 mai, transcription des conversations téléphoniques (p. 28. 12 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 36. 13 Ibid. 14 Maurice Grimaud, Je ne suis pas né en mai 1968, Paris, Tallandier, 2007, p. 333. 15 Maurice Grimaud, En mai…, op. cit., p. 273.

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Il appelle le personnel de la préfecture à « faire une guerre impitoyable à tous ceux, heureusement très peu nombreux, qui, par leurs actes inconsidérés, accréditeraient précisément cette image déplaisante que l’on cherche à donner de nous ». Il termine en rappelant que sa démarche n’avait « d’autre but que de défendre la police dans son honneur et devant la Nation16 ». Maurice Grimaud soulignera en 1993 que « c’était certainement la première fois qu’un préfet rappelait, et en pleine bataille, que celle-ci comportait ses lois et qu’il entendait qu’elles soient respectées. L’usage […] était plutôt de couvrir les bavures17 ». Maurice Grimaud maintient également des liens avec les syndicalistes policiers, pour la plupart des militants de gauche, « particulièrement attentifs à dénoncer les complicités plus ou moins discrètes entre certains élus parisiens de droite et les sections les plus droitières de la police, prônant, les uns et les autres, une répression musclée et sans complexe18 ». Ces « sections les plus droitières » qu’ils visent étaient en particulier l’héritage des commandos du préfet Baylot et du commissaire Dides. Après l’envoi de sa lettre du 29 mai à tous les policiers, il écrit à Gérard Monate, secrétaire général de la Fédération syndicale des personnels de la préfecture de police, pour lui demander de soutenir ses efforts, soulignant : « Je sais […] que vous faites tout ce qui est en votre pouvoir pour faire comprendre à l’opinion ce qu’il y a d’excessif et d’injuste dans des accusations qui, sans discernement, visent l’ensemble de la police, alors que les faits rapportés, s’ils sont confirmés, ne sont que de pénibles accidents isolés […]19. » Afin de se concilier les syndicats policiers, il agit pour obtenir des augmentations pour les policiers parisiens. De nombreuses conversations téléphoniques qu’il a pendant les événements concernent ce point, mais « les Finances se faisaient tirer l’oreille » et il fallut l’intervention du général de Gaulle pour débloquer le dossier20. Pour éviter les débordements, Maurice Grimaud s’efforce également de conserver le lien avec les responsables du mouvement. Selon lui, « la totale absence de contacts crée deux camps radicalement ennemis et une conduite de même style, propice aux extrémismes ». Il estime donc nécessaire de maintenir, autant que faire se peut, la communication avec les plus raisonnables des adversaires21 et confie cette mission aux commissaires de la Ville de Paris, qui avaient « une remarquable connaissance de la capitale, de ses quartiers difficiles et de toutes les formes de troubles dont est capable une foule parisienne déchaînée22 ». C’est sous leurs ordres qu’étaient placées les unités de CRS ou de gendarmes mobiles venant de province et mises à la disposition de la préfecture par le ministre de l’Intérieur ou par le ministre des Armées, en complément des unités proprement parisiennes. Des contacts entre commissaires et manifestants ont ainsi lieu lors de la nuit des barricades23. Grimaud lui-même a un contact téléphonique direct avec des leaders du mouvement, par exemple un responsable du SNESUP, Bernard Herzberg, avec qui il s’entretient le 12 mai sur le trajet de la manifestation du lendemain et la question des porte-voix, ou

16 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 39. 17 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 15, Entretien avec Sandrine Treiner, novembre 1993. 18 « L’État républicain face à la violence… », art. cit., p. 14. 19 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 39. 20 Maurice Grimaud, En mai…, op. cit., p. 190. 21 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 15, Lettre à Alain Frerejean, 30 mars 2008, . 22 « L’État républicain face à la violence… », art. cit., p. 11. 23 Maurice Grimaud, En mai…, op. cit., p. 164.

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Bourret, vice-président des syndicats CFDT de la région parisienne. Il n’hésite pas à aller sur le terrain, comme le soir du 7 mai, place Denfert-Rochereau, ou celui du 8 au carrefour Saint-Michel-Saint-Germain, où il explique que la police n’interviendra que si elle est attaquée ou si les étudiants s’en prennent à des biens et provoquent des désordres24. Il défendra cette démarche de contacts, expliquant dans ses souvenirs : « C’est parce que j’ai constaté, dès les premiers jours, ce souci louable [de maintenir les manifestations dans des limites raisonnables] que j’ai toujours cherché à maintenir le contact avec ses responsables, et préféré des manifestations tolérées, avec entente préalable sur les itinéraires et le lieu de dispersion finale, plutôt que des interdictions qui comportent le risque d’une course épuisante à la poursuite de manifestants insaisissables à travers tout Paris25. » Il y reviendra encore en 1993 : « Si mes collaborateurs comme moi-même n’hésitions pas à prendre au téléphone les organisateurs des cortèges, c’est que nous estimions préférable de nous entendre sur un minimum de règles de bonne conduite plutôt que de laisser la rue à des irresponsables ou à des provocateurs. Mais il est sans doute vrai que, ce faisant, je n’ai pas répondu à l’idée que l’on se faisait d’un préfet de Police classique. Je peux dire à ma décharge que je n’avais pas sollicité le poste26. » Des débordements sont également évités par des contacts personnels qu’il a avec des leaders de la gauche. À la fin de la manifestation du 13 mai, quand un car de police secours fut pris à partie par un groupe de jeunes un peu excités et qu’une section armée voulait voler au secours des collègues en difficulté, le contact qu’il eut avec Pierre Cot lui permit de se convaincre que l’équipage ne risquait rien « et qu’il serait dangereux d’engager une opération de secours dans le contexte explosif de cette fin de manifestation. De justesse, on évita l’affrontement27 ». Le jour de Charléty, le professeur Monod, qui patronnait ce rassemblement, l’assure qu’il insisterait auprès de ses amis pour que soit respecté l’ordre de dislocation à la fin du meeting28. Enfin, la manière dont il met en œuvre le maintien de l’ordre vise à limiter les risques réciproques : emploi massif des forces plutôt que mise en place de commandos légers qui pourraient, dans une situation très fluide et continuellement mouvante, se trouver encerclés et n’avoir d’autre issue pour se dégager que l’emploi des armes ; choix de la marche lente vers le contact plutôt que des charges violentes qui risquent d’entraîner des reflux massifs de groupes très importants de manifestants pouvant occasionner l’étouffement de dizaines de spectateurs ou de manifestants, comme ce fut le cas à Charonne29.

24 Ibid., p. 139. 25 Ibid., p. 131. 26 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 15, Entretien avec Sandrine Treiner, novembre 1993. 27 « L’État républicain face à la violence… », art. cit., p. 9. 28 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 15, Notice de Maurice Grimaud sur ses rapports avec le gaullisme rédigée à la sollicitation de Jean-Paul Brunet, 2005. 29 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 39, Méthode explicitée dans une lettre à Adrien Dansette du 4 mai 1970.

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Les relations de Maurice Grimaud avec le pouvoir

La transcription des conversations téléphoniques de Maurice Grimaud, conservée dans ses archives, montre qu’il est en contact constant avec différents ministres et leurs cabinets, en particulier avec le ministre des PTT Yves Guéna et surtout avec le ministre de l’Intérieur, Christian Fouchet, et son directeur de cabinet, Jean-Pierre Dannaud. Maurice Grimaud se souviendra des « questions un peu nerveuses » que lui posait au téléphone son ministre, qui se plaignait de ne pas être informé toujours assez rapidement et avec assez de précision de ce qui se passait dans la rue30. Dans ses souvenirs, parus en 1971, Christian Fouchet relate les doutes qu’il avait parfois eus face à l’attitude de Maurice Grimaud, « par certains côtés plus tourné vers la spéculation intellectuelle que vers l’action policière31 », notamment lors de soirée du 7 mai, quand des manifestants gagnent la rive droite, ou lors de la nuit des barricades32, mais les deux hommes convergent souvent et l’ancien préfet de police lui rend hommage en 1977 : « Avec le recul du temps, je ne regrette pas de l’avoir eu comme ministre […] et je lui suis reconnaissant de m’avoir finalement fait confiance, même si, quelquefois, il marqua son irritation de décisions que j’avais prises… ou que je n’avais pas prises et qui, sur le moment, lui étaient désagréables33. » La volonté d’apaisement dont il fait alors preuve va parfois à contre-courant des souhaits du général de Gaulle. Quand, le 19 mai au matin, le général de Gaulle, de retour de Roumanie, tint conseil avec le Premier ministre, les ministres de l’Intérieur, Christian Fouchet, des Armées, Pierre Messmer, et de l’Information, Georges Gorse, et ordonna de reprendre l’Odéon le soir, puis la Sorbonne le lendemain, Maurice Grimaud répugna « fort à réveiller la guerre au Quartier Latin qui jouissait d’une paix fragile mais appréciable depuis déjà six jours34 ». Il préférait par ailleurs voir « les révolutionnaires changer le monde dans ces lieux clos que de les retrouver dans la rue » assaillant les policiers. Il était d’ailleurs convaincu que de Gaulle « savait fort bien que sa propre image n’aurait pas résisté au spectacle, diffusé dans le monde entier, de dix ou vingt cadavres de jeunes après des tirs plus ou moins contrôlés des forces de l’ordre35 ». Toutefois, de retour à la préfecture de Police, il étudie les plans pour permettre la réalisation des ordres du Général concernant l’Odéon, dont un prévoyait d’utiliser des souterrains qui avaient servi à la Résistance sous l’Occupation. La réalisation de ce projet semble rendue compliquée plus encore par des fuites sur le projet d’évacuation de l’Odéon, qu’il impute à Georges Gorse, et par l’entassement de matériaux à l’intérieur du théâtre. Dans la soirée, Michel Jobert, alors directeur de cabinet du Premier ministre, l’appelle36 pour qu’il prenne contact avec Bernard Tricot, secrétaire

30 Maurice Grimaud, En mai…, op. cit., p. 190. 31 Christian Fouchet, Au service du général de Gaulle, Paris, Plon, 1971, p. 226. 32 Alain Peyrefitte rapporte que, ce soir-là, Dannaud lui aurait confié que « Fouchet vient de pousser contre Grimaud la plus grande colère que j’aie entendue de sa bouche » (C’était de Gaulle, tome 3, Paris, de Fallois/Fayard, 2000, p. 474). 33 Maurice Grimaud, En mai…, op. cit., p. 297. 34 « L’État républicain face à la violence… », art. cit., p. 5. 35 Ibid., p. 17. 36 Transcription des conversations téléphoniques, p. 80.

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général de l’Élysée, afin de convaincre le Président de reporter l’intervention pour des raisons techniques. Matignon avait échoué à obtenir du Président que celui-ci revienne sur sa décision, comme le rapporte Michel Jobert : « Dites-lui quand même que c’est important d’insister, moi j’ai insisté beaucoup auprès de lui ce soir, il est retourné voir le Général qui a confirmé qu’il ne changerait rien, mais enfin il faut maintenant lui dire que, au moins, il laisse le choix du moment, on n’est pas à trois jours près dans cette affaire-là. » Après l’appel du préfet de police, de Gaulle aurait répondu : que Grimaud apprécie37. Le projet d’évacuation de l’Odéon est donc différé, même si Maurice Grimaud continue d’en étudier les modalités possibles, par exemple par le biais de la commission de sécurité. Le préfet de police réussit de nouveau à imposer ses vues pour laisser se dérouler, le 27 mai, le cortège prévu par l’UNEF du carrefour des Gobelins au stade de Charléty, où devait se tenir un meeting. « Je prenais quelques risques dans cette affaire et Christian Fouchet ne m’avait pas caché qu’on m’en laissait toute la responsabilité. Je dois dire que je trouvais cela normal et que c’était même ce qui me plaisait dans le poste, à ce moment-là » rapporte-t-il dans ses souvenirs38. Dans ces journées troublées, il apparaît que certains ministres – tels Raymond Marcellin, Robert Galley ou Yves Guéna – sont des partisans déclarés de la manière forte, ne serait-ce que pour assurer la reprise des services publics. Le président du Conseil de Paris, Michel Caldaguès, semble quant à lui voir avec une certaine sympathie les manifestations d’Occident, que le préfet de police considère pour sa part comme « toujours très désagréables, mordantes, agressives » et qu’il assimile donc à des « imbécilités39 ». En dépit des sollicitations qu’il reçoit de ces représentants éminents de la majorité, qui pensent peut-être, à l’instar de Pierre Juillet, que le préfet de police penche « vers une gauche intellectuelle et pacifiste40 », Maurice Grimaud défend son approche souple et modérée des événements, à laquelle finit par se rallier, peut-être plus par choix politique que par goût personnel41, Georges Pompidou, parfois hésitant comme le rapporte Alain Peyrefitte : « Pompidou, tantôt suit sa pente qui est celle de Grimaud, tantôt fait une concession au Général qui va dans le sens inverse. Le résultat est un peu cahoteux42. » Dès le mois de février 1968, après les manifestations du 21 pour clôturer les journées anti-impéralistes, Georges Pompidou avait confié à Alain Peyrefitte apprécier les qualités de Maurice Grimaud : « Il est fort quand même, ce Grimaud. Il administre la preuve qu’il est préférable de négocier avec des manifestants pour obtenir d’eux l’engagement qu’ils soient corrects, plutôt que d’interdire les manifestations et se retrouver avec des coups tordus que personne n’avait prévus. C’est ce qu’il faut faire : dédramatiser, temporiser, traiter les

37 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 15, Note pour Sandrine Treiner, 9 novembre 1983. 38 Maurice Grimaud, En mai…, op. cit., p. 266. 39 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 38, Conversation téléphonique avec Christian Fouchet, 22 mai (p. 75) et avec Bourret, 22 mai (p. 77), transcriptions des archives téléphoniques. 40 Note de Pierre Juillet des années 1980 publiée dans Bernard Lachaise et Sabrina Tricaud (dir.), Georges Pompidou et mai 1968, Bruxelles, Peter Lang, 2009, p. 170. 41 Maurice Grimaud, En mai…, op. cit., p. 92. 42 Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, op. cit., p. 533.

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manifestants en douceur, au lieu de déchaîner des colères de bébé. Voilà un préfet de police comme je les aime43. » Face au ministre de l’Éducation, Pompidou avait soutenu le 1er mai la position de Grimaud de ne pas procéder à l’arrestation de Daniel Cohn-Bendit44 et, le 14 mai, dans sa déclaration à l’Assemblée nationale, il souligne « la fermeté et l’humanité avec laquelle le préfet de police n’a cessé, conformément aux instructions du ministre de l’Intérieur, de diriger l’action de ses hommes et la discipline avec laquelle ceux-ci ont obéi ». C’est sous le regard attentif du Premier ministre et de ses collaborateurs, en raison de l’effacement du ministre de l’Intérieur, que Maurice Grimaud agit. Il a alors conscience d’une redistribution des cartes entre les deux têtes de l’exécutif, le Premier ministre assumant progressivement la quasi-totalité des pouvoirs jusqu’à ce que, à la toute fin du mois, le chef de l’État reconquiert le terrain perdu. Dans une conversation téléphonique, Georges Pompidou lui confirme l’objectif principal : « Il faut éviter à tout prix d’avoir des victimes45. » Les deux hommes se voient chaque matin, à partir du 17 mai, lors d’une réunion de travail à laquelle participent quelques ministres, dont Christian Fouchet, Pierre Messmer et Georges Gorse, et d’autres responsables du maintien de l’ordre (le directeur général de la police nationale, le directeur de la gendarmerie…) pour arrêter les mesures du jour46. Le contact est entretenu par l’intermédiaire de Pierre Somveille, membre du cabinet du Premier ministre après avoir été directeur de cabinet du préfet de police, d’abord sous Maurice Papon, puis sous Maurice Grimaud47. C’est sur Georges Pompidou que Maurice Grimaud compte le 16 mai pour apaiser les inquiétudes des Français : « Il faut que le Premier ministre parle, il faut qu’on le voit sur les écrans de la radio [sic], les gens sont totalement affolés, vous comprenez, ils ont l’impression qu’il n’y a plus de pouvoir, qu’il n’y a plus de gouvernement et que c’est la rue qui décide, que c’est Cohn Bendit qui mène tout et si le Premier ministre ne parle pas, les gens auront l’impression d’être totalement abandonnés48 » dit-il à Pierre Somveille. Quand Georges Pompidou est remplacé à l’Hôtel Matignon par Maurice Couve de Murville, Maurice Grimaud lui adresse, le 16 juillet, un courrier chaleureux : « J'ai ressenti un si vif regret de vous voir quitter vos hautes fonctions que j'ai souhaité vous le dire en vous priant de me pardonner cette indiscrétion. Chacun en et pas seulement dans les sphères officielles a éprouvé un unanime sentiment d’admiration à votre égard dans ces heures et ces journées où tout était en balance. Le

43 Cité par Ibid., p. 431. 44 Ibid., p. 462. 45 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 38, Transcription des conversations téléphoniques, p. 42. 46 Maurice Grimaud, En mai…, op. cit., p. 198. 47 À ce sujet, Maurice Grimaud, dans différents documents conservés dans ses archives, conteste la thèse, avancée par Jean Lacouture (De Gaulle, t. III, Paris, Seuil, 1986, p. 677) et par Michel Jobert (Ni Dieu, ni diable, Paris, Albin Michel, 1993, p. 130) selon laquelle Georges Pompidou l’aurait dessaisi au profit de Pierre Somveille qui, à partir d’un camion de commandement installé dans la cour de Matignon, aurait dirigé tout le dispositif de police et de gendarmerie. Cette interprétation est due selon lui à un quiproquo : il y avait en effet une voiture-radio dans la cour de Matignon, que Maurice Grimaud avait mise à disposition pour faciliter l’information et éviter à Pierre Somveille d’avoir à appeler constamment dans le feu de l’action. Un fil tiré jusqu’à son bureau lui permettait de suivre en direct les opérations sur les fréquences de la préfecture de Police, mais non d’intervenir dans le dispositif de commandement. 48 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 38, Transcription des conversations téléphoniques.

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préfet de Police sait peut-être plus qu’aucun autre à quoi tenaient, en tels moments, la survie du régime et de la paix publique. Pour ma part, je sais bien que je n’aurais pu maintenir ou rétablir l’ordre à Paris si votre autorité et votre résolution n'avaient, à tout moment, rappelé à chacun son devoir. Les regrets unanimes que suscite votre départ et dans tous les milieux vous permettent de mesurer à quel point les Français comprenaient et admiraient votre action à la tête du gouvernement49. » Analysant ensuite ce qui s’était passé en mai 1968, Grimaud fait l’hypothèse que la modération de Georges Pompidou peut s’expliquer par son passé d’ancien élève de l’École normale supérieure et par le nombre de normaliens au gouvernement (Louis Joxe, Alain Peyrefitte, Georges Gorse) : « Les hommes de pouvoir et de responsabilité d’un côté, les accoucheurs socratiques d’une société nouvelle de l’autre, ne pouvaient oublier leur formation commune et cette marque indélébile d’humanisme et de tolérance imprimée par le creuset ulmien. Entre les uns et les autres, si les contacts furent discrets, ils ne furent jamais totalement rompus50. » Il l’explique également par leur commun souvenir du 6 février 1934 : « J’avais connu le 6 février 34, ses quatorze morts et son atmosphère de haine et de guerre civile. Georges Pompidou militait aux Jeunesses socialistes. Nous avions là une référence commune et il semble bien que nous en ayons tiré la même leçon. Il ne fallait surtout pas retrouver ce climat, ni risquer les tirs incontrôlés d’un service d’ordre affolé et mal encadré51. »

Son analyse de Mai 1968

Maurice Grimaud ne perçoit pas dans Mai 1968 « une entreprise structurée de subversion, c’est-à-dire une tentative de renversement du Pouvoir par la violence ». Cette conviction est fondée sur l’analyse qu’il fait de l’absence d’une culture de violence dans le milieu étudiant parisien. « L’air du temps est à Katmandou, à Joan Baez et à la contre-culture52. » Selon lui, seuls de petits cercles, maoïstes ou trotskistes pour la plupart, croyaient qu’il fallait des actes forts et violents pour éveiller la « conscience de classe » et enclencher un processus révolutionnaire. C’est pourquoi, dans une conversation téléphonique avec Michel Caldaguès, président du Conseil de Paris, le 13 mai, il estime nécessaire de séparer « les étudiants même très revendicatifs, vous savez même un peu désagréables et autres mais qui sont quand même sur leur plan à eux, de ces éléments-là qui veulent profiter de ça pour créer un climat insurrectionnel et révolutionnaire dans Paris ». Maurice Grimaud est convaincu du caractère marginal de cette dernière position, les leaders de Mai ayant un fond commun de culture humaniste. Pour lui, les plus réfléchis des leaders ne croyaient pas à la possibilité d’engager un processus révolutionnaire. « Il eût fallu, pour le moins, l’indéfectible union des étudiants et des ouvriers, dont beaucoup révèrent alors mais qui se brisa sur le solide et efficace barrage du PCF et de la CGT. Alors, contribuer à renverser le Gouvernement pour

49 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 15. 50 « L’État républicain face à la violence… », art. cit., p. 16. 51 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 15, Entretien avec Sandrine Treiner, novembre 1993. 52 « L’État républicain face à la violence… », art. cit., p. 5.

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voir arriver les vieilles équipes de l’ancienne SFIO et du parti radical ? Dérisoire53 ! » Il estime d’autre part que Daniel Cohn-Bendit n’avait pas pourfendu les « crapules staliniennes » pour servir de marchepied à une nouvelle structure autoritaire : « subtilement, avec ce mélange de discours véhément et de drôlerie irrésistible qui lui valait popularité et autorité, il contrôla plus d’une fois les risques de graves dérapages. Il est de ceux à qui l’on doit que mai n’ait pas fini dans un bain de sang54 ». De surcroît, Maurice Grimaud est convaincu que les communistes ne souhaitaient pas violer la légalité pour arriver au pouvoir. Il a compris l’alliance objective entre les communistes et les gaullistes contre l’extrême gauche. C’est très net dans un entretien téléphonique avec Christian Fouchet le 22 mai où il évoque « les types du F.E.R. qui sont aussi leurs ennemis comme les nôtres ». C’est pourquoi quand, après la déclaration de François Mitterrand du 28 mai annonçant sa candidature à un gouvernement provisoire, le PC et la CGT organisent le 29 mai un défilé de la Bastille à Saint-Lazare pour montrer qu’ils devaient être un partenaire incontournable du jeu politique, Grimaud s’oppose à la demande de Jean-Pierre Dannaud, directeur de cabinet de Christian Fouchet, que la préfecture de Police fasse appel à l’armée ou ait au moins des unités militaires de parachutistes en réserve55. Dans son livre de souvenirs, il prend ses distances avec l’analyse qu’a faite du rôle du Parti communiste le général de Gaulle lors d’un entretien télévisé avec Michel Droit le 7 juin et explique que la préfecture de police n’était pas inquiète des manifestations encadrées par le Parti communiste et la CGT56. Lui-même garda de bout en bout la conviction que le PC ne préparait pas en secret la prise de pouvoir par un coup de force à la faveur des événements de mai 1968 et évita de disperser ses forces pour contrer ce supposé projet. Ces analyses qu’il fait du mouvement permettent de comprendre pourquoi il ne souhaite pas s’engager dans une action répressive. Pour lui, la crise est davantage due à des situations ressenties comme des violences par les citoyens : difficultés faites aux moins fortunés d’accéder aux universités et aux grandes écoles qui sont les antichambres des brillantes carrières, spectacle des richesses ostentatoires, attitude trop arrogante de ceux qui disposent du pouvoir, indifférence de l’administration à l’aspect humain des problèmes qui lui sont présentés, raideur hiérarchique des relations au sein des entreprises57…, bref une sorte de violence d’État provoquée par ce que le sociologue Michel Crozier appela alors « la société bloquée » : « Les jeunes en révolte n’étaient pas seulement des lanceurs de pavés qu’il fallait empêcher de tout casser, c’était les enfants de cette société qui de quelque façon appelaient au secours58. » Le 21 juin 1968, revoyant le général de Gaulle, pour la première fois depuis le 19 mai, il lui confie qu’il est persuadé que derrière les excès, la violence, la rage de détruire existe un profond appel à une mutation fondamentale de la société59. Dans ses souvenirs publiés en 1977, il peut donc dire, non sans ironie, qu’il a

53 Communication de Maurice Grimaud à la journée d’études « Maintien de l’ordre et conflits sociaux », Département de Science politique de la Sorbonne, 27 septembre 1991, p. 6 (FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 15). 54 Ibid., p. 7. 55 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 15, Lettre à Alain Frerejean, 30 mars 2008, . 56 Maurice Grimaud, En mai…, op. cit., p. 113-114. 57 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 15, Intervention de Maurice Grimaud au centre Lacordaire sur « la violence », 26 janvier 1978, (p. 6). 58 Ibid. (p. 13). 59 Maurice Grimaud, En mai…, op. cit., p. 353.

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davantage tenté de guérir Paris de sa mauvaise circulation « que de ses gauchistes qui, après tout, n’étaient pas si loin de mes idées quand ils commencèrent à brûler les voitures60 ». Maurice Grimaud regrettait en effet que le pays fût dirigé par « des gestionnaires trop complaisants envers ses nouveaux occupants, les maîtres de l’argent » et regrettait « la déférence dont les pouvoirs publics entouraient les détenteurs de la fortune et cette course éperdue et médiocre à l’enrichissement61 ».

Au cours des événements de mai 1968, Maurice Grimaud, redoutant de part et d’autre le développement de la violence, choisit une attitude modérée, « plus temporisatrice que fracassante », et préfère « le dialogue, lorsqu’il était possible avec des interlocuteurs raisonnables, plutôt que l’affrontement aveugle62 ». Dans ce choix, inspiré aussi par l’analyse qu’il fait de Mai 1968, il pense être en phase avec les vues du Premier ministre. Grâce à son action auprès des policiers, la préfecture de Police n’a sombré « ni dans le fascisme, ni dans le vertige de la violence63 ». Il rendra par la suite constamment hommage à l’attitude des policiers parisiens : « Si ces six semaines de troubles dégénérant plusieurs fois en émeutes n’ont pas fini dans des bains de sang, c’est avant tout parce qu’un encadrement particulièrement averti, prudent et courageux à la fois, commandait des formations venues d’un peu toute la France et qu’il savait adapter chaque jour, et presque à chaque heure, sa tactique à ce qu’il percevait des réactions des manifestations qu’il devait affronter64. » C’est en juin, au moment des évacuations des universités et des entreprises, que le bilan va être le plus lourd. Comme le souligne Laurent Joffrin, « ce qu’on a jusqu’au bout évité en mai arrive en juin, alors que le pouvoir n’est plus en jeu. Trois morts en deux jours. Les batailles en retraite sont souvent les plus meurtrières. Cela porte à cinq le bilan total des morts de 68. Deux étudiants, deux ouvriers, un commissaire de police. Cinq morts de trop dans une fausse guerre civile, cinq vrais martyrs pour un simulacre de révolution. Mais aussi cinq morts seulement, quand, dans tant de pays, un bras de fer pour le pouvoir aurait produit le massacre65. » Son attitude est appréciée de la part de députés gaullistes, comme Robert-André Vivien, qui l’appelle le 13 mai « au nom de la presque totalité de [ses] collègues » pour le féliciter de son mélange d’humanité et de fermeté, mais aussi dans des milieux proches des manifestants. Quand il lui adresse, le 7 mai 1968, une question écrite à paraître au Bulletin municipal officiel, qu’il a cosignée avec son collègue David Weill, au sujet de la police parisienne lors des événements du 3 mai, le conseiller de Paris (PSU) Claude Bourdet lui dit avoir « été sensible au ton modéré de [son] intervention à la radio et à [son] désir de ne rien envenimer », tout en regrettant « les erreurs commises par d’autres autorités et les habitudes policières

60 Ibid., p. 47. 61 Ibid., p. 88-89. 62 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 15, Lettre à Michel Jobert du 25 janvier 1994, Archives Maurice Grimaud. 63 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 38, « Ce que je retiens de mai 68, le bon, le mauvais ». Dans son livre de souvenirs (En mai…, op. cit., p. 319), le terme de « panique » est employé à la place de celui de « fascisme ». 64 Maurice Grimaud, En mai…, op. cit., p. 99. 65 Laurent Joffrin, Mai 68, histoire des événements, Seuil, 1988, p. 304.

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parisiennes qui sont, hélas, un long héritage66 ». Un « blanc » des renseignements généraux, daté du 10 mai 1968, rapporte qu’Alain Geismar, secrétaire général du SNESUP, a déclaré, dans un entretien privé avec quelques journalistes, que « le préfet de police faisait preuve de grandes qualités de psychologue et qu’il comprenait très bien les problèmes étudiants dont il avait une connaissance approfondie, au contraire du ministre de l’Éducation nationale qui se trouvait complètement en dehors du coup. Enfin, toujours selon Geismar, le préfet de police sait doser son appareil répressif de façon à éviter au maximum les heurts entre forces de police et étudiants67 ». Maurice Grimaud a ensuite transcrit, pour les conserver dans ses papiers, certaines lettres qu’il a reçues pour le remercier de son attitude, comme celle de Gilbert Perol, secrétaire général d’Air France, du 13 mai 1968 – « Je n’entends autour de moi, soyez en sûr, que des compliments à votre égard. Vous avez été, pendant bien des jours, la seule voix qui faisait face à tant de démagogie et de haine et tout le monde, quelles que soient les opinions, le souligne » – ou celle du directeur de l’École normale supérieure Robert Flacelière qui, à l’occasion des échanges de vœux pour l’année 1969, lui dit avoir « grandement apprécié, comme tant d’autres Parisiens, votre action pleine d’humanité au cours des journées et des nuits chaudes de Mai et de Juin. J’ai vécu au milieu des étudiants ces heures dramatiques qui auraient pu si facilement devenir tragiques : c’est principalement grâce à vous, j’en suis convaincu, que le pire a été évité ». Après sa lettre du 29 mai aux policiers, diversement appréciée dans certains milieux politiques, il semble qu’ait été envisagé son remplacement par un « préfet à poigne68 », Max Moulins, préfet du Rhône et ancien directeur des renseignements généraux, hypothèse qui ne fut pas retenue au final. Maurice Grimaud reste en place après la formation du quatrième gouvernement Pompidou, le 31 mai 1968, mais il doit collaborer avec le nouveau ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, qui avait jugé trop faible la répression du mouvement : « Comment se fait-il que le gouvernement fasse montre d’une telle faiblesse ? Mais qui donc, dans l’appareil de l’État, a une conception réfléchie du maintien de l’ordre ? Jamais d’initiatives pour reprendre les choses en main, pour mettre l’adversaire hors d’état de nuire ! On réplique au coup par coup, et toujours en reculant ! » s’était-il plaint à Alain Peyrefitte, le 23 mai69. Les relations avec son nouveau ministre sont compliquées, comme Maurice Grimaud en témoignera en 1993 : « [Marcellin] venait avec l’idée, qui n’était pas tombée du ciel, que derrière le mouvement et même les petit Krivine, il y avait une organisation internationale. Nos réunions consistaient à chercher des indices et à tirer les fils du grand complot. Georges Pompidou a joué la politique traditionnelle des politiciens. Il a mis deux fers aux feux. Je me suis senti remis en cause. Dans les mois qui ont suivi, j’avais de plus en plus à rendre de comptes. Tous les directeurs de Beauvau nous jugeaient. Marcellin, qui voyait familièrement Pompidou, prônait une reprise en mains

66 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 39. Lors de la séance du 8 juillet 1968 du Conseil de Paris, Claude Bourdet et David Weill poseront une question orale au préfet de police « sur les méthodes, l’emploi et la structure de la police parisienne à la suite des événements de mai et de juin » et Claude Bourdet mettra en cause « une police héritière de Charonne et des ratonnades de 1961 [qui] sera toujours une menace pour les citoyens » (Bulletin municipal officiel, Débats du Conseil de Paris, 1968, p. 435-457). 67 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 39. 68 « L’État républicain face à la violence… », art. cit., p. 15. 69 Alain Peyrefitte, op. cit., p. 532.

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énergique. Cela dit, je n’ai pas demandé à partir contre Marcellin. Nous avions des relations cordiales. Simplement, j’aurais aimé partir à la suite du mois de mai. Je suppose qu’on n’a pas apprécié que ce soit le préfet de police qui bénéficie de la considération populaire. Alors, on m’a laissé là, sans me proposer d’autre poste70. » Dans un livre de souvenirs postérieur, Je ne suis pas né en mai 1968, publié en 2007, il analyse son maintien en fonctions comme un jeu d’équilibre du pouvoir : « L’opinion restait très divisée sur ces problèmes d’ordre public. La présence, place Beauvau, d’un ministre réputé à poigne satisfaisait ceux qu’avaient tant inquiétés les troubles de Mai et qui l’avaient fait savoir sans ambiguïté en envoyant au Parlement la Chambre introuvable du 30 juin, tandis que mon maintien boulevard du Palais rassurait l’aile plus libérale de l’opinion, qui redoutait la tentation d’un durcissement du régime71. » Maintenu en fonctions, il procède à l’évacuation du théâtre de l’Odéon, le 14 juin, sans faire « le plus de prisonniers possible » comme le demandait le ministre de l’Intérieur72, puis, le 16 juin, de la Sorbonne. Il sollicite le renforcement des moyens de la préfecture, en personnels, locaux et matériels, estimant que, si le mouvement reprenait, il ne fallait pas « que la sécurité de Paris dépende d’effectifs fatigués et harcelés depuis quinze ou seize heures consécutives », comme cela fut le cas en mai73. En mars 1969, le général de Gaulle lui remet les insignes de commandeur de la Légion d’honneur dans la cour des Invalides. Celui qui est encore pour quelques semaines chef de l’État confie alors à l’épouse de Maurice Grimaud : « Je n’oublierai pas ce que votre mari a fait en un moment difficile74. » Lorsqu’il quitte la préfecture de Police, en 1971, son action en 1968 est de nouveau saluée. Le sénateur socialiste Pierre Giraud lui écrit pour lui dire combien il « continue à apprécier celui qui, préfet de police en mai 68, a pu éviter la perte d’une seule vie humaine », tandis que La Croix le qualifie d’humaniste et d’humain et que, sur RTL, Jean Ferniot témoigne « du sang-froid, de l’intelligence et du cœur de l’homme sur qui reposait la charge écrasante de maintenir l’ordre dans Paris ». Dans l’Histoire de la République gaullienne, parue cette année-là, Pierre Viansson-Ponté note, à propos de la nuit des barricades, qu’on « est heureusement resté loin, à Paris, du style de répression des

70 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 15, Note du 9 novembre 1983 (Sandrine Treiner). Dans Je ne suis pas né en mai 68, Maurice Grimaud rapporte (p. 116) comment il a mal vécu le témoignage de Jean Rochet, alors directeur de la DST qui, dans son livre Cinq ans à la tête de la DST (Paris, Plon, 1985) l’accusait d’avoir trahi sa charge, son ministre et le général de Gaulle, au profit de Cohn-Bendit et des gauchistes, stipendiés par la Tricontinentale. Il obtint du droit de réponse de Paris Match qui avait publié des extraits de l’ouvrage de Rochet. Il est vrai que celui-ci est particulièrement sévère à l’égard du préfet de police, qu’il accuse d’avoir fait purement et simplement libérer Daniel Cohn-Bendit fin avril (p. 62) de dresser « avec quelque complaisance sa propre statue » au détriment du général de Gaulle (p. 66), de n’avoir pas voulu se conformer aux consignes données par le président de la République, qu’il trouvait trop fermes (p. 67), d’avoir tergiversé et même, à plusieurs reprises, d’avoir abandonné la position qu’il devait défendre (p. 68), d’avoir désobéi aux ordres du ministre de l’Intérieur lors de la nuit des barricades (p. 75)… Pour Jean Rochet, Maurice Grimaud a eu « une attitude de mollesse constante face aux gauchistes » (p. 76) et éprouvait une sympathie à peine dissimulée pour Daniel Cohn-Bendit (p. 85). 71 Maurice Grimaud, Je ne suis pas né…, op. cit., p. 121. 72 Maurice Grimaud, En mai…, op. cit., p. 313. 73 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 36, Lettre du 17 juin 1968 au ministre de l’Intérieur au sujet du maintien de l’ordre. 74 FNSP/CHSP, Fonds Maurice Grimaud, GRI 5, Notice de Maurice Grimaud sur ses rapports avec le gaullisme rédigée à la sollicitation de Jean-Paul Brunet, 2005.

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polices japonaise, américaine, mexicaine, qui n’ont pas hésité dans certains cas à ouvrir le feu, et même sur les campus, face à une horde aux mains nues, et aussi des polices scandinave ou helvétique, pour ne pas parler de celles de l’Europe de l’Est75 ». En 1974, à l’occasion de la publication de son livre Questions à la police, Gérard Monate lui écrit : « Je tiens aussi à vous dire que vous ne devez pas minimiser l’action personnelle que vous avez menée à la préfecture de police. Je sais combien vous avez été combattu, souvent à votre insu, par ceux dont le rôle était pourtant de vous épauler sans réserve dans cette période délicate et dangereuse que nous avons traversée. Votre lettre admirable aux personnels restera une des pages les plus humaines qu’un chef ait pu adresser à ses subordonnés. Sachez qu’elle a éclairé bon nombre des nôtres, au moment où l’incertitude, la rancœur, la haine les envahissent peu à peu76. » Préfet gaulliste apprécié à gauche par sa modération en mai 1968, Maurice Grimaud, qui, selon le témoignage de sa famille, a voté pour François Mitterrand aux élections présidentielles de 1974 et de 1981, sera ainsi choisi par le socialiste Gaston Defferre, nommé ministre de l’Intérieur, pour diriger son cabinet en 1981. À son décès, en 2009, c’est toutefois à l’ancien préfet de police de Mai 1968 qu’est consacré l’essentiel des articles dans la presse. Ainsi, dans Le Nouvel Observateur, la journaliste Agathe Logeart surtitre son article, « En Mai-68, il fut celui qui a évité le pire » et rappelle que, pendant dix ans, il a joint ses efforts à ceux des amis de Daniel Cohn-Bendit pour obtenir la levée d’interdiction de séjour en France du leader de mai 1968, tandis qu’Alain Krivine note : « Rétrospectivement, non, les CRS n’étaient pas des SS et Grimaud n’était pas un fasciste. Le chef des flics, bien sûr. Au service de l’appareil d’État. Donc, notre adversaire. Mais un type bien77. »

L’auteur Philippe Nivet est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Picardie, dont il est actuellement vice-président et où il dirige le Centre d’histoire des sociétés, des sciences et des conflits. Ses recherches portent à la fois sur les civils français pendant la Première Guerre mondiale et sur l’histoire politique de la France contemporaine. Résumé Maurice Grimaud a été le préfet de police de Paris lors des événements de Mai 1968. À partir de ses archives déposées à la Fondation nationale des sciences politiques, recoupées par plusieurs témoignages, cet article montre que Maurice Grimaud chercha à éviter les débordements de violence policière lors des manifestations de Mai 1968. Il étudie ses relations avec le pouvoir gaulliste. Il s’intéresse enfin à l’analyse qu’a pu faire jusqu’à sa mort Maurice Grimaud, qui a beaucoup écrit sur son expérience. Mots clés : police ; Mai 1968 ; manifestations ; de Gaulle ; Georges Pompidou.

75 Pierre Viansson-Ponté, Histoire de la République gaullienne, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1984, p. 592. 76 Maurice Grimaud, En mai…, op. cit., p. 276. 77 Le Nouvel Observateur, 30 juillet-5 août 2009, p. 33.

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Abstract “Maurice Grimaud and May 1968” Maurice Grimaud was Paris’ prefect of police during the events of May 1968. Drawing upon his archives held at the Fondation nationale des sciences politiques as well as several corroborating accounts, this article shows that he sought to prevent police violence from getting out of hand during the May 1968 protests. It examines Grimaud’s relations with the Gaullist government as well as his own understanding of the experience, a subject about which he extensively wrote before his death. Key words : Police; May 1968; Demonstrations; De Gaulle; Georges Pompidou. Pour citer cet article : Philippe Nivet, « Maurice Grimaud et Mai 1968 », Histoire@Politique, n° 27, septembre-décembre 2015, www.histoire-politique.fr

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