Idée de Nature, . humanisme et négation de la pensée animale

Yves Bonnardel La Raison des plus forts

Le texte reproduit ici reprend, légèrement modifiée, la version écrite d’une intervention lors du colloque intitulé “De la négation de la pen- sée animale” qui s’est tenu à l’Université Parix V René Descartes en novembre 2009 à l’initiative des associations Droits des animaux et Tribune animale (Sciences-Po Paris). Il a été publié dans le recueil La Raison des plus forts (éd. IMHO, Paris, 2010).

Nous avons vu que les sens et Lorsque nous parlons de pren- les intuitions, les différentes émotions dre en compte les intérêts fonda- et facultés, comme l'amour, la mentaux des autres êtres sensi- mémoire, l'attention et la curiosité, bles, sentients1, nous nous heur- l'imitation, la raison, etc., dont tons systématiquement à l’idée l'homme se vante, peuvent être de Nature. Celle-ci est invoquée trouvés à l'état naissant, ou même pour nier que les animaux sont pleinement développés, chez les des individus conscients, voire animaux inférieurs. Les animaux dont nous avons 1. : «[…] le fait que certains fait des esclaves, que nous ne voulons êtres ont des perceptions, des émotions, pas considérer comme nos égaux. et par conséquent […] des désirs, des , Carnet B buts, une volonté qui leur sont pro- (1837-1838) [réf. en fin de livret] pres. » (Estiva Reus,. 2005). qu’ils éprouvent des sensations et née, ou du moins équilibrée, où des sentiments/émotions. Ils tous les éléments «naturels» seraient de simples spécimens auraient une place «naturelle», interchangeables de leur espèce, et contribueraient ainsi, en les rouages d’un ordre naturel, tenant leur rôle, à l’harmonie du programmés, soumis à des ins- Tout. Elle sert toujours plus ou tincts, ne réagissant qu’automati- moins de modèle, de norme. Il quement à des stimuli. Simples faut agir de telle ou telle manière organismes « animés », on leur pour que tout reste dans l’ordre ; dénie ainsi toute subjectivité, sinon surgit le reproche d’être toute intériorité, tous désirs pro- «contre-nature». Les objets natu- pres (Olivier & Reus, 2005a). Ils rels doivent rester tels qu’ils sont, n’existent pas pour eux-mêmes, sous peine d’être dénaturés, à la recherche de leurs propres dégénérés, et d’amener le chaos satisfactions, mais sont des ins- ou en tout cas une déperdition truments d’une fin qui les d’harmonie, de pureté, etc. dépasse, qu’il s’agisse de la Toute chose censée faire partie bonne marche des écosystèmes de la Nature (avec un grand «N» : ou de la survie de leur espèce. En il s’agit de la totalité) se voit attri- fin de compte, ils sont au service buer dès lors une nature (avec un du Tout, de la Nature, à laquelle petit «n»), qui définit ce qui est ils sont censés appartenir. Ils en essentiel en elle, ce qu’il faut res- pecter en elle. C’est sa nature qui sont des parties et on ne leur la fait être ce qu’elle est, qui lui reconnaît de valeur que relative, dicte son rôle, sa place, qui est en fonction du rôle qu’ils sont programme ou code2. censés y jouer. L’idée de Nature est tout autre que celle de réalité. La notion de Qu’est-ce que réalité désigne ce qui est ; c’est l’idéologie de la Nature ? une description de ce qui existe. La notion de Nature se donne Qu’est-ce donc que la Nature ? comme une description, mais Une notion qui désigne le représente en fait ce qui doit être : monde comme totalité ordon- 2. Hier c’était le sang, aujourd’hui ce a. Les références bibliographiques sont les gènes qui sont censés être le figurent à la fin du livret. support de la nature des êtres. 2 c’est une prescription plus ou relief ou le cycle de l’eau, tous moins voilée, qui vise à faire concourent à leur manière (qui l’économie d’une réflexion éthi- correspond à leur place naturelle que sur le monde en dans cet ordre) au « La notion de Nature lui substituant un rap- fonctionnement har- se donne comme une port de type religieux. monieux de l'ensem- description, mais c’est On quitte alors toute ble, et ne sont plus une prescription plus rationalité pour entrer perçus que dans ce ou moins voilée » dans le domaine de la cadre. Ainsi, ils n'ont mystique la plus commune, d'autre valeur à nos yeux que omniprésente de la Modernité relative à la fonction qu'ils rem- (Rosset, 1973). plissent. En voici une illustration Le naturalisme est la croyance (Hamburger, 1976) : en l’existence de la Nature, en l'existence d'un ordre naturel. La «… tout ce que la morale humaine Nature est censée être l’ensemble réprouve avec force, l'injustice, de ce qui existe – hormis les l'inégalité, la cruauté, n'a, chez humains censés dénoter. Elle est l'animal, aucun sens. Pour l'animal, la totalité, perçue comme une la finalité semble bien différente : puissance, une sorte de vaste c'est avant tout la survie, survie organisme, un ordre ou un équi- individuelle et plus encore survie libre fonctionnant harmonieuse- de l'espèce. Peut-être même l'ani- ment. En tant que totalité, mal est-il programmé en fonction l’«ordre» se voit investi d’une d'un plus vaste dessein, à savoir un valeur infiniment supérieure à équilibre sur la Terre entre toutes celle accordée à chacun des «élé- les espèces vivantes. »3 (p. 105) ments» qui le composent. Toute chose prétendue faire partie de 3. Hamburger enchaîne avec un cet «ordre naturel» n'est plus exemple de «régulation naturelle» considérée que par rapport à la par la prédation, qui, associé à des totalité. Du coup, ces «choses considérations de programmation et naturelles», quelles qu'elles de finalité, ne signifie rien d’autre que soient, toutes choses inégales par le fameux : «ils se mangent entre eux, ils sont faits pour cela.» L’auteur était ailleurs, sont mises sur un plan un scientifique bien connu et il est d’équivalence : les individus ani- intéressant de retrouver chez lui cette maux, les végétaux, l'humus, le fameuse croyance naturaliste que les 3 Ou bien encore : comme on le fait pour les «Les zones humides forment humains. Leur vie et leurs actes donc un milieu bien équilibré, où sont perçus uniquement dans chaque espèce tient son rôle. Si leur rapport à la supposée tota- certains foisonnent, ce n'est, en fin lité, comme ayant pour cause et de compte, que pour en alimenter pour but une participation à la d'autres, prédatrices. Ce cycle si totalité, à l’ordre. bien ordonné de la Nature… »4 Une telle vision du monde, On voit à travers ces exemples lorsqu’elle est transférée dans combien les individus animaux l’ordre social, porte un nom : sont réduits à n’être que de sim- totalitarisme. Lorsque seule la ples rouages de l’Ordre. Il sont Totalité (l’ordre social) est envi- au service du Tout, ils n’existent sagée, lorsqu’elle seule se voit que par et pour le Tout. Ainsi on attribuer une valeur, lorsque les ne considère pas que leur propre individus ne sont plus appréhen- vie leur importe et que cela est dés qu’en tant qu’utiles à la com- important, comme on le fait munauté (Arendt, 1972)… On voit ici que cette idéo- pour les humains. « Une telle vision du logie sociale totalitaire On ne considère pas monde porte un nom : trouve son exact leurs actions comme totalitarisme » résultant de leurs parallèle dans l’idée propres désirs et aversions, de Nature moderne. Toute vie subjective et choses qui existent répondent à un personnelle évacuée dessein, à un destin, vaste ou déri- soire, à un programme, et ont finale- ment un sens. Depuis quelques années seule- 4. «La vie agitée des eaux dormantes», ment, on n’ose plus guère invo- Ça m'intéresse n°16, juin 1982, p. 50. quer la notion d’instinct : les ani- En fait, la notion d’«équilibre écologi- maux jusqu’à récemment agis- que», l’un des plus omniprésents pon- saient par instinct, n’agissaient cifs de la vulgarisation écologique, est 5 très critiquée d’un point de vue scien- que par instinct . La notion ser- tifique, comme l’expose notamment Botkins (1990). [Comme déjà dit, les 5. La notion d’instinct n’est plus utilisée références des ouvrages sont données par les éthologues car trop imprécise en dernières pages.] et ne rendant pas compte de la réalité ; 4 vait à nier qu’ils puissent éprou- duelle qui serait à elle-même sa ver quoi que ce soit : leurs réac- propre fin : ces sensations sont tions étaient proprement machi- elles aussi tout au plus l’instru- nales et n’étaient pas du même ment du destin naturel qui leur ordre que les réactions humai- est assigné dans l’ordre du nes. Leurs désirs n’étaient pas de monde. vrais désirs, individuels comme les nôtres, mais servaient un but Les documentaires animaliers étranger à l’individu lui-même. insistent beaucoup sur la préda- L’instinct était le relais de l’es- tion et la fornication animales, pèce en l’individu, la courroie de «fonctions vitales» par excel- transmission de la Nature en l’in- lence, aisément reliées à la néces- dividu, ce qui lui permet de bien sité, à la survie de l’individu ou remplir sa fonction au sein du de l’espèce. S’ils peuvent diffici- Tout, de tenir son rôle naturel. lement faire l’impasse sur le fait que les tout jeunes mammifères Depuis que les progrès de sont extrêmement joueurs, le dis- l’éthologie cognitive nous ont cours affirme de façon insistante forcé de reconnaître tout de que cette propension à s’amuser même l’existence de sensations leur permet d’apprivoiser le animales et de désirs, on insiste monde et de se former à la dure volontiers sur l’adéquation des lutte pour la vie. Que jouer soit comportements des aussi utile aux ani- « La notion d’instinct non-humains et de ce maux est utilisé n’est plus utilisée... » qu’ils ressentent au comme une sorte de rôle qu’ils sont censés jouer dans négation de leur plaisir propre, la Nature. Si l’on veut bien par- personnel : leur comportement fois leur concéder quelques sen- devient «instrumental», «pro- sations, celles-ci ne leur donnent grammé», «requis par la survie», ainsi pas pour autant une impor- «nécessaire»… et la motivation tance en propre, une vie indivi- personnelle «jouissance» en est comme annulée. De même par exemple des comportements on oublie que dès les années 1950 et sexuels des bonobos : on insiste les définitions données par Lorenz et Tinbergen, on ne pouvait plus opposer lourdement sur leur «fonction instinct et intelligence comme néga- sociale d’apaisement des ten- tion l’un de l’autre. sions», qui met l’accent finale- 5 ment non plus sur les intérêts aime sa mère, ou qu'il craint la concrets et immédiats des indivi- mort, ou seulement qu'il voit dus sentients, mais sur une sup- l'homme. L'œil animal n'est pas un posée fonction au sein d’entités œil. L'œil esclave non plus n'est pas plus abstraites comme le groupe un œil, et le tyran n'aime pas le social ou l’espèce. voir.» Ce ne sont ainsi plus vraiment des arguments qui sont mobilisés contre la reconnaissance d’une La nature des animaux : subjectivité des animaux, mais prédateurs et proies plutôt des contournements : si l’on admet finalement du bout Dans le cadre de cette vision des lèvres qu’ils puissent ressentir du monde en terme de Nature, sensations, sentiments et émo- les choses ont une essence qui tions, éprouver aversions et fait qu’elles sont ce qu’elles sont désirs, manifester une volonté, et pas autre chose, qu’elles ont on met l’accent sur le fait que, telle ou telle propriété et pas au-delà des simples intérêts per- d’autres. Cette «nature» qui leur sonnels de l’individu, ses com- est propre organise leurs caracté- portements sont «utiles», «néces- ristiques, leur croissance, leur saires», «instrumentaux», «fonc- devenir et garantit qu’elles reste- tionnels» vis-à-vis d’exigences ront à la place qui leur est assi- supérieures. Bref, toujours, l’in- gnée dans «l’ordre du monde», dividu animal reste un simple qu’elles y assureront leur rôle. organisme naturel et n’existe fon- «Mère Nature» est ainsi censée damentalement pas «pour lui- donner à chaque élément dit même», mais pour «autre chose» naturel, sa nature. On associe qui le dépasse. une finalité à cette supposée «nature» des choses, les êtres Comme le disait le philosophe composant une catégorie «de Alain (1934) : même nature» sont faits pour quelque chose ou destinés à se «Il n'est point permis de suppo- comporter d’une certaine ser l'esprit dans les bêtes, car cette manière. Ce n’est qu’en accom- pensée n'a point d'issue. Tout l'or- plissant ce pour quoi ils sont faits dre serait aussitôt menacé si l'on qu’ils réalisent leur vraie nature. laissait croire que le petit veau Un chat est ainsi censé réaliser sa 6 nature de félin, ou de carnivore. qu’ils ont à tenir une place natu- S’il n’agit pas conformément à relle dans l'ordre naturel, dans cette nature, il sera perçu comme l’ordre des choses, qui est leur «dégénéré» ou, si c’est en consé- place adéquate. C’est en restant quence d’une action humaine, à leur place qu’ils sont parfaits, «dénaturé»6… qu’ils jouent pleinement leur rôle, qu’ils réalisent leur essence, La croyance est ainsi omnipré- leur nature profonde. Cette sente en des «natures» des êtres. place, ce rôle correspond tou- Or, toutes les catégories d’êtres jours en fait à la fonction qui leur dominés ou stigmatisés, à un est imposée socialement par le moment ou un autre de notre système de domination ou de histoire occidentale, se sont vues stigmatisation qu’ils subissent. rangées dans la case «Nature». Ainsi, les êtres naturels (c’est-à- Cela ne concerne pas unique- dire, ici, les êtres vivants domi- ment les animaux. Les discours nés) sont programmés par la sont légion qui affirment comme «Nature» en général et par leur une évidence la «naturalité» des propre «nature» en particulier, à esclaves, des Noirs et des autres remplir leur rôle pour la plus peuples colonisés, des femmes, grande gloire de l'harmonie du des enfants, des animaux7, mais monde (Lindberg, 1976)8 : aussi du peuple, des fous, des marginaux, des homosexuels… «Jamais je n'ai empêché un ani- Leur caractère «naturel» signifie mal prédateur d'attraper un moi- neau, un rat ou un lapin, jamais je 6. Les essences sont essentielles ; on ne me suis indignée de voir un ser- ne doit pas y toucher. Ainsi ne faut-il pent manger un petit mammifère : pas mélanger des choses déclarées de nature différente. Le même réflexe la nature les a fait prédateurs, il fait haïr les métissages. tous deux nefaut font qu'exercerqu'ils lui naturel-obéis- 7. Les membres des groupes dominants lementsent.» (p leur. 192) fonction de prédateur.»9 ne se considèrent eux-mêmes comme «naturels» que lorsqu’il s’agit de jus- tifier la domination, ainsi elle-même doublement naturalisée ; ainsi des 8. Alika Lindberg était militante de la pulsions sexuelles irrépressibles des défense animale et du Front national. violeurs, du carnivorisme des 9. «Les animaux : que savent-ils d'eux- humains, de la maturité responsable mêmes ?», Ça m'intéresse n°16, juin 1982, des adultes, etc. p. 19. 7 Ou bien encore : (Bonnardel, 1996 et 1998), com- me l’illustre Lindberg (1976) : «Mais pourquoi en vouloir à Goupil de croquer un volatile, «S'il en est ainsi forcément dans alors que nous ne nous choquons des civilisations comme les nôtres pas de voir une hirondelle gober où aucune sélection naturelle n'éli- une mouche ? Nous blâmons le mine les faibles, les débiles men- premier et louons l'autre, pourtant taux, les contrefaits, qu'on garde tous deux ne font qu'exercer naturel- jalousement en vie, il existe dans la lement leur fonction de prédateur.»9 nature une “injustice”, une inéga- lité entre les êtres sans laquelle la On voit bien comment la vie serait impossible.» (p. 107) Nature, la fonction et l'utilité pour l'Ordre prétendent légiti- et : mer toute chose. Il semble bien «Je suis un partisan incondition- aussi que la principale «fonction» nel de la sélection naturelle, car la des animaux, par nature, soit Nature ne peut pas se tromper.» d’être des proies ou des préda- (p.167) teurs. Le «chacun sa place» trouve L'idéologie naturaliste est dan- tout naturellement sa gereuse. Pas seulement « Pratiquement tous solution chez les ani- pour les non-humains. les mouvements réac- maux puisque Nature Pratiquement tous les tionnaires font appel agit directement en mouvements réaction- à l’idée de Nature » eux. La sélection naires font appel à naturelle fait le reste. l’idée de Nature, pour légitimer Du fait de leur liberté, le «pro- le patriarcat ou pour justifier le blème» ne peut se résoudre chez racisme, la monarchie ou le réta- les humains que s'ils deviennent blissement des «hiérarchies natu- «sages», en apprenant à rester à relles», pour combattre la licence leur «juste» place dans la hiérar- des mœurs, l'homosexualité, la chie sociale, désormais perçue perte du masculin et du féminin aussi comme naturelle ou celle des valeurs éternelles… (Lindberg, 1976) : La référence à la prédation est centrale pour justifier nombre de «… il était un bon chef, un vrai dominations intra-humaines chef, comme un roi devrait tou- 8 jours être, comme ils le furent aux «Si rien ne nous autorise à tortu- âges où la nature nous dictait rer, il ne faut pas tomber non plus encore ses lois et où tout n'était qu' dans les excès de certains doux “ordre et beauté”, même tuer pour rêveurs. L'homme est un préda- vivre, même être malade, même teur. Nier cette vérité élémentaire mourir.» (p. 152) relève d'une philosophie hors de la vie ou de la sensiblerie des mémè- Ou bien : res à chien-chien, qui ont fait tant «La répartition de la population de mal à la cause des animaux, car d'un pays en différentes classes, il n'est pas difficile de réfuter les n'est pas un effet du hasard, ni de théories des végétariens, des boud- conventions sociales, elle a une dhistes indiens, des vieilles folles base biologique profonde… Il faut frustrées, etc.» (p. 191) que chacun occupe sa place natu- Et Elsen (1970) : relle… La présence de groupes étrangers indésirables du point de «Que l'homme tue des animaux vue biologique est un danger cer- pour s'en nourrir, c'est une des lois tain pour la population française.»10 de la nature qui l'a fait carnivore.» (p. 62) Ou encore : Enfin : «Il n'y a pas de survie possible si l'Occident ne retrouve pas les sour- «L'animal est nécessaire à la ces de l'ordre naturel…»11 recherche, au même titre que le lapin est nécessaire à la survie du L’invocation de la Nature renard. L'espèce humaine lutte en apparaît aussi de façon très systé- utilisant d'autres espèces.»12 matique dans les discours contre le végétarisme, ainsi encore Je cite ci-dessus volontaire- Lindberg (1976) : ment trois personnes qui affir- maient embrasser la cause des

10. Alexis Carrel, février 1943, cité par 12. Jean-Claude Nouët, président de Richard Cœurde dans «Voyage en la Ligue Française pour les Droits de Lepénie : extrême-droite et écologie», l’Animal, cité par Lea di Cecco, Silence n°158, octobre 1992. «Expérimentation : peut-on se passer 11. Jean-Marie Le Pen, Les Français des animaux ?», Science et Avenir n°511, d’abord, éd. Carère/Lafont, 1984, cité sept. 1989, p. 35. À propos de cette par R. Cœurde, ibid. Ligue, lire Bonnardel (1992 et 1994a). 9 animaux. Ces personnes lut- perçus d'un même monde, la taient pour une amélioration des Nature, un ordre de la fatalité et conditions d'exploitation des ani- du destin, et en même temps de maux, mais finalement contre la l'harmonie, qu'il serait dange- suppression de cette exploitation reux de subvertir en s'en mêlant. et du statut inférieur qui lui est Intervenir serait en outre s'im- lié. Il est très difficile de savoir si miscer dans cet autre ordre, qui elles utilisaient la notion de n'est pas le nôtre, qui nous est Nature et la référence à l'exis- étranger, et serait aussi illégitime tence de la prédation que s’immiscer dans les « Intervenir serait pour justifier leur point affaires intérieures d'une s’immiscer dans de vue spéciste, ou si au autre Nation. Une telle cet ordre qui nous contraire elles étaient conception du monde, est étranger » incapables de se dépar- lorsqu’elle n’est pas cri- tir de leur spécisme parce qu'el- tiquée, fonde le réflexe de sépa- les restaient engluées dans leur ration qu’on retrouve volontiers divinisation de la Nature, paraly- chez des militants animalistes : le sées par l'idée que les animaux mieux à faire pour les animaux, font partie de la Nature et relè- de la part des humains, serait de vent donc de ses «lois» (dont la ne plus entretenir aucun com- prédation est l'emblème). merce avec eux, d’instaurer en De façon plus générale, consi- quelque sorte un apartheid des dérant que les animaux appar- espèces. tiennent à la Nature, les humains ont l'impression que ce sont des Les dominants, êtres qui n'interviennent pas la liberté et la propriété dans (ou contre) le cours des cho- ses comme le fait l'humanité, La sociologue féministe mais qu'ils sont et restent immer- Colette Guillaumin a montré, gés en son sein ; qu’ils en sont dans une analyse magistrale de prisonniers de fait, le subissant l’idée de Nature qui portait totalement mais sans le subir essentiellement sur le racisme et vraiment, puisqu'ils sont censés y sur le sexisme, que dans nos être par nature adaptés. sociétés les rapports sociaux L’animal et ses malheurs, d’appropriation d’une classe l’animal et ses tribulations sont d’êtres par une autre, tels que 10 l’esclavage, produisent normale- argumente que la forme mentale ment une idéologie de la que prennent les rapports Nature13. sociaux d’appropriation (ou : Selon elle, certains rapports l’idéologie qui les accompagne) d'exploitation et de domination est toujours sensiblement la sont spécifiques tout en étant même : comparables : ce sont les rap- «… le fait d'être traitée matériel- ports par lesquels toute une caté- lement comme une chose fait que gorie (classe) d'êtres se trouve vous êtes aussi dans le domaine appropriée par une autre. Les mental considérée comme une exemples qu'elle cite sont les rap- chose. De plus, une vue très utilita- ports d'esclavage, ceux de ser- riste (une vue qui considère en vous vage et ceux qu'elle appelle de l'outil) est associée à l'appropriation sexage. Ce sont des rapports par : un objet est toujours à sa lesquels des individus « Ils leur appar- place et ce à quoi il sert, il (de la catégorie domi- tiennent corps y servira toujours. C'est sa née) sont propriété et âmes, sont “nature”. […] d'autres individus : ils leurs objets » leur appartiennent Corollairement, les socia- corps et âmes, sont leurs objets, lement dominants se considèrent doivent en toutes choses agir comme dominant la Nature elle- d'après la volonté de leur pro- même, ce qui n'est évidemment priétaire, etc. Guillaumin argu- pas à leurs yeux le cas des dominés mente que jusqu'à récemment qui, justement, ne sont que les élé- les femmes se trouvaient ainsi ments pré-programmés de cette appropriées par les hommes, col- Nature.» (p. 49) lectivement au niveau des rap- ports sociaux généraux, et indivi- A ces rapports d'appropriation duellement, au sein des rapports correspond donc une représen- familiaux14. Or, Guillaumin tation des dominés comme «objets naturels», comme êtres 13. Ces analyses ont été présentées initialement dans les n° 2 & 3 des Questions Féministes (février et mai 14. C'est ce rapport d’appropriation 1978). Elles ont été republiées depuis, qui s’exerce à l’encontre des femmes avec d’autres articles de la même qu'elle nomme « sexage ». Pour de auteure, dans Guillaumin (1992). plus amples développements sur ce C’est à cette édition que je me réfère. sujet, je renvoie à son livre. 11 «immergés dans leur nature», approprié, qu'il a un statut de faisant «partie de la Nature». Les chose, fonctionnelle comme le dominés sont perçus comme des sont des outils, qu'il va (socio- «corps», de la «matière», et leurs psycho-)logiquement être perçu faits et gestes comme des émana- comme non individualisé, tions immédiates de leur comme interchangeable, et «nature» (fonction), d'une Nature comme dénué de subjectivité (de plus ou moins personnalisée conscience, d'intérêts, de volonté dont ils ne sont plus que des propres), puisqu'il est soumis à la modes spécifiques d'incarnation15. volonté et aux intérêts du pro- Les Noirs esclaves (ou plus tard priétaire. Tout cela s'exprime colonisés) sont ainsi des corps donc idéologiquement par un vigoureux, mais dénués de sub- discours naturaliste ; la nature jectivité, de raison : animaux, d'une chose est sa fonction. Or grands enfants, irresponsables les appropriés sont des choses, ne qu'il faut protéger d'eux-mêmes, sont pas leur propre fin, qui etc. On observe un discours réside dans leur propriétaire. Ils similaire à propos des enfants (les sont donc fonctionnels, ont donc «mineurs»). Les femmes, elles, une nature. Ils ne sont pas des sont «le sexe» faible, intuitives et individus, mais des incarnations non rationnelles, illogiques et particulières d'une essence capricieuses, écervelées et ins- (nature) commune : leur espèce, tinctives, régies par leur utérus l'éternel féminin, leur race… (hystériques) ou leurs ovaires (le cycle naturel des règles), etc. C'est parce qu'un être est La liberté comme essence (pour les uns), et la déter- mination naturelle (pour 15. Les Noirs sont ainsi des spécimens les autres) du Noir, les femmes, des incarnations de la Femme, etc., lorsque les hommes sont par contre des représentants Si les appropriés sont dominés, individués de l’Humanité (Guillaumin, c'est imputable à leur nature ; de 2002). L’Humanité se caractérise – se même, les groupes dominants le distingue – justement idéologique- sont par nature. Colette ment par l’individualisation de ses «membres». Les animaux, eux, appa- Guillaumin est très claire sur la raissent comme des spécimens indiffé- question tant qu'il s'agit des rap- renciés de leur espèce… ports de domination au sein de 12 l'espèce humaine, rel, de la philosophie ou du politi- que, du “faire” médité, de la «le naturalisme ne vise pas indif- “praxis”… Peu importent les ter- féremment tous les groupes impli- mes, mais justement du distancié qués dans les rapports sociaux ou, par une conscience ou un artifice.» plus exactement, s'il les concerne (pp. 70-71) tous, il ne les vise pas de la même façon ni au même niveau. Cette différence de discours L'imputation d'une nature spécifi- concernant les dominés et les que joue à plein contre les dominés dominants s'explique bien sûr et particulièrement contre les par la différence des rapports appropriés. Ces derniers sont cen- qu'ils entretiennent. Les rapports sés relever totalement et uniquement entre dominants sont supposés d'explications par la Nature, par être élaborés par les protagonis- leur nature ; “totalement”, car rien tes eux-mêmes, librement qui en eux n'est hors du naturel, rien plus est16 : en tout cas, être agis, n'y échappe ; et “uniquement”, car créés. Les rapports d'appropria- aucune autre explication possible tion, eux, sont imposés aux de leur place n'est même envisagée. appropriés, qui subissent leur Du point de vue idéologique, ils situation. Ceux qui s'y refusent sont immergés absolument dans le apprennent ce qu'il leur en “naturel”. coûte. Ce n'est qu'au sein du rôle Par contre, les groupes domi- qui leur est assigné et qui reste nants, en un premier temps, ne celui de dominés, qu'ils peuvent s'attribuent pas à eux-même de parfois (rarement) avoir quelque nature : ils peuvent, au terme de autonomie. Il n'y a pas d'ambi- détours considérables et d'arguties guïté : quoi qu'on en puisse pen- politiques, se reconnaître, comme ser, les propriétaires contractants nous le verrons, quelque lien avec peuvent bien avoir l'impression la Nature. Quelques liens, mais pas plus, certainement pas une immer- 16. On sait ce qu’il peut en être en sion. Leur groupe, ou plutôt leur réalité, qu’il s’agisse du fameux monde car ils ne se conçoivent contrat social ou de la liberté de se guère en termes limitatifs, est salarier, par exemple. Mais ce n’est pas le lieu de discuter ici du discours appréhendé, lui, comme résistance que produisent les propriétaires eux- à la Nature, conquête sur (ou de) la mêmes sur leur propre situation Nature, le lieu du sacré et du cultu- (Bonnardel, 1994b). 13 qu'ils nouent librement, indivi- l'intérieur, sur lesquels le milieu et duellement et de façon auto- l'histoire sont pratiquement sans nome leurs propres relations. influence. Une telle conception Qu'ils se créent ou s'aménagent s'affirme d'autant plus fortement eux-mêmes leur place dans leur que la domination exercée est plus société et dans le monde. Mais ils proche de l'appropriation physique savent bien, en tout cas, qu'il nue. Un approprié sera considéré n'en va pas ainsi pour leurs comme ayant à voir avec la Nature appropriés, dont la place est par alors que les dominants n'y vien- contre toute définie. Les domi- nent qu'en second mouvement. nants se posent comme sujets de Mais plus encore les protagonistes leurs rapports, ils ne peuvent que occupent par rapport à la Nature poser les appropriés comme une place différente : les dominés objets de leurs rapports ; et ce sont dans la Nature et la subissent, sont eux qui, disposant égale- alors que les dominants surgissent ment des moyens d'expression, de la Nature et l'organisent.» (p. 78) élaborent le discours qui rendra Et Colette Guillaumin de compte des rapports d'appro- conclure ainsi son analyse : priation. Il y a donc double dis- cours, discours asymétrique : la «Plus la domination tend à nature des uns est déter- l'appropriation totale, mination naturelle, l'es- « L’idéologie rend sans limites, plus l'idée sence des autres est compte, sous une de “nature” de l'appro- liberté. L'idéologie ne forme mystificatrice, prié sera appuyée et fait que rendre compte, de la réalité des “évidente”» (pp. 81-82) avec exactitude mais rapports sociaux » sous une forme mystificatrice, de la réalité des rapports sociaux. Et les « animaux » ? Appropriés et naturels ! «L'imputation d'être des groupes naturels qui est faite aux groupes Il n’aura bien évidemment dominés est donc bien particulière. échappé à personne que les cita- Ces groupes dominés sont énoncés, tions des analyses de Guillaumin dans la vie quotidienne comme sont directement applicables à dans la production scientifique, l'appropriation des non-humains. comme immergés dans la Nature Cette constatation corrobore et comme des êtres programmés de d’ailleurs fortement la justesse de 14 ses thèses, puisqu'elle ne les a celui-ci arrive à s'emparer d'eux, précisément pas élaborées en par force ou par ruse. La loi dési- pensant les appliquer aux «ani- gne d'ailleurs un animal sauvage maux». comme res nullius («chose de per- C'est que ceux-ci sont bel et sonne»). Quant à la descendance bien considérés comme des d'un non-humain, tout comme objets (c'est explicite tant dans le ses autres productions, elle Code civil que dans le Code appartient ipso facto à son pro- pénal), ils sont vendus et achetés priétaire. en tant que marchandises, ils ont De fait, pour tout le monde, des propriétaires qui ont prati- «les animaux appartiennent à la quement tout pouvoir sur eux17, Nature». Et ils sont bien perçus bref, ils sont bel et bien appro- également comme ayant «une priés. Et ils sont appropriés col- nature» qui les détermine entiè- lectivement en tant que classe rement, perçus comme des êtres (catégorie générale correspon- programmés, des spécimens dant à celle des êtres non- indifférenciés de leur espèce, humains) par une autre classe (la immergés dans la Nature et sou- catégorie des êtres humains) : mis à elle via leurs instincts, ou, tout humain, par exemple, peut comme le dit Guillaumin à pro- pêcher ou chasser un animal, ce pos des femmes, «des êtres clos, qui ne signifie rien d'autre que finis, qui poursuivent une tenace les animaux, pris en tant qu'en- et logique entreprise de répéti- semble, appartiennent de droit tion, d'enfermement, d'immobi- aux humains (à l'humanité dans lité, de maintien en l'état du son ensemble), et que pour qu'ils (dés)ordre du monde.» (p. 76) deviennent la propriété réelle et concrète d'un individu humain particulier, il suffit seulement que L’humanisme est un naturalisme 17. Encore que cela puisse dépendre de la fonction sociale qui est assignée Dans son célèbre livre sur Les à l’espèce à laquelle appartiennent enfants sauvages, Lucien Malson «naturellement» les individus, ainsi des (1964) nous donne un clair «animaux de compagnie» qui, ayant aperçu du discours humaniste une autre fonction, sont généralement mieux traités que les «animaux de (c'est-à-dire, spéciste) type, tel boucherie», etc. qu'on le rencontre en perma- 15 nence puisqu'il correspond à contre l’idée d’égalité animale, l'idéologie actuelle, héritée du Le Nouvel Ordre écologique (1992), XVIIIe siècle et des Lumières, qui illustre parfaitement les ana- quoique puisant ses racines dans lyses de Guillaumin. Il est obligé la plus profonde Antiquité : pour sauver le suprématisme humain de recourir à de fort «C'est une idée désormais vieilles lunes. La thèse fonda- conquise que l'homme n'a point de mentale que Ferry mobilise est nature mais qu'il a – ou plutôt qu'il l’argumentation traditionnelle est – une histoire.» suivante, dont il fait remonter la «A la vie close, dominée et paternité à Rousseau et à Kant : réglée par une nature donnée, se substitue ici l'existence ouverte, «… l’homme évolue par l’édu- créatrice et ordonnatrice d'une cation en tant qu’individu, par la nature acquise.» politique en tant qu’espèce. L’acte «… aujourd'hui, se trouve au humain par excellence, c’est le monde un être qui n'est pas, mouvement. C’est précisément ce comme la totalité des autres êtres, qui nous différencie des êtres de un “système de montages” mais nature qui sont, eux, toujours rivés qui doit tout recevoir et tout à un code : l’instinct pour les ani- apprendre…». (pp. 7, 8, 9)18 maux, le programme pour les Le journaliste Luc Ferry est le végétaux. […] Ils sont rivés à leur plus connu des opposants à une nature. Les animaux, eux, n’ont prise en compte des intérêts des pas d’histoire. Seul l’homme en a non-humains. Il a écrit un opus une, parce qu’il est le seul capable de se dégager des déterminismes 18. Comme le dit Malson, cette non- biologiques pour conquérir sa naturalité humaine est effectivement liberté. Le droit est antinaturel, le «une idée désormais conquise», histo- savoir scientifique est antinaturel. rique : ça a été la tâche de l’humanisme L’homme est un être d’anti-nature. que d’étendre tendanciellement, au 19 niveau concret, matériel, la reconnais- C’est la base de l’humanisme.» sance progressive pour tous les humains de leur propriété d’eux-mêmes et, au rapport social qui se fonde sur la pos- niveau idéologique qui lui correspond, sibilité aussi étendue que possible de d’étendre la notion de liberté à quasi- commercer (échanges marchands), ment tous (les enfants et divers fous nécessitait de ce fait la capacité de ou malades, notamment, en restent posséder et donc préalablement de se exclus). L’avènement du capitalisme, posséder soi-même (Guillaumin, 1992). 16 C’est parce qu’il est libre, Je ne vais pas m’appesantir ici contrairement aux autres ani- sur la réfutation logique des thè- maux, que «l’Homme» doit se ses humanistes. Je renvoie pour voir accorder une dignité parti- cela à un petit livre, Luc Ferry culière, qui légitime que lui et lui ou le rétablissement de l’ordre. seul possède des droits. C’est la L’humanisme est-il anti-égalitaire ? révérence qu’on doit porter à la (2001) Notons simplement ici liberté (et non simplement à l’in- que l’on retrouve à la base de telligence ou la raison), ou à l’hu- l’argumentation de Ferry la manité en tant qu’elle est syno- croyance naturaliste en une nyme de liberté, qui donne à détermination étroite des ani- «l’être» humain sa valeur singu- maux «par leurs gènes». Ils n’ont lière dans un monde par ailleurs ni individualité, ni véritable dénué de toute subjectivité liberté ou volonté. Leur intelli- (Ferry & Vincent, 2000) : gence est en fait un instinct. La preuve ? Ils sont déjà en naissant «Le critère, pour Rousseau, est ce qu’ils seront plus tard ! ailleurs : dans la liberté ou, com- me il dit, dans la “perfectibilité”, Il n’existe plus aujourd’hui c’est-à-dire dans la faculté de se d’éthologues et autres spécialis- perfectionner tout au long de sa vie tes des comportements des ani- là où l’animal, guidé dès l’origine maux qui oseraient dire, en et de façon sûre par la nature, est reprenant les termes de pour ainsi dire parfait “d’un seul Rousseau ou de Kant, c’est-à- coup”, dès sa naissance. La preuve ? dire des termes d’il y a plus de Si on l’observe objectivement [souli- deux siècles, que les animaux gné par nous], on constate que la sont «rivés à leur nature», «sou- bête est conduite par un instinct mis entièrement à leur instinct», infaillible, commun à son espèce, «programmés» pour agir de telle comme par une norme intangible, ou telle sorte (Burgat, 1997), etc. une sorte de logiciel dont elle ne De fait, ces termes disparaissent peut jamais vraiment s’écarter. La des discours scientifiques nature lui tient lieu tout entière de contemporains, et les revues de culture…» sciences naturelles ou de sciences 19. L’Express du 24 sept. 1992, p. 108. humaines insistent désormais Article paru à l’occasion de la sortie du couramment sur les cultures ou Nouvel Ordre écologique. subcultures animales, sur l’inno- 17 vation, l’apprentissage, l’éduca- nations arbitraires comme le tion ou même les phénomènes sont celles fondées sur les critères de modes dans des sociétés d’oi- d’espèce ou d’intelligence seaux, de mammifères marins, (liberté, raison…) des individus, de rats, et, bien évidemment, de les analyses que j’ai esquissées ci- singes. dessus impliquent quelques con- séquences que je ne vais qu’énu- Retenons surtout ceci : l’idéo- mérer comme autant de pistes à logie humaniste se donne com- creuser : me un anti-naturalisme ; pour- tant, on vient de le voir illustré – Démanteler le système d’appro- ici, elle nécessite l’idée de Nature priation d’êtres sentients : les ani- qui est utilisée comme repoussoir maux ne peuvent être propriété d’une part, comme toile « Sans le support de d’autrui parce qu’ils de fond d’autre part, l’idée de Nature, sont sentients, qu’ils sur laquelle la liberté l’idée d’Humanité ont leurs propres humaine et la dignité peut-elle toujours intérêts, leur propre censée en découler faire barrière à conscience. Autant peuvent faire relief et celle d’égalité ? » la critique de l’idée contraste. de nature peut aider Sans l’idée de Nature, à combattre le système d’appro- que reste-t-il du statut spécifique priation spéciste des animaux, et exclusif lié à l’Humanité ? autant en retour, abolir leur Sans le support de l’idée de appropriation favorisera la Nature, l’idée d’Humanité peut- reconnaissance du fait qu’ils elle toujours faire barrière à celle vivent une vie propre, une vie d’égalité ? subjective riche qui vaut pour elle-même, de la même façon La libération animale que nous vivons pour nous- mêmes et que notre vie subjec- Si l’on pense, comme moi, que tive a – est – une valeur en soi. l’éthique impose de revoir fonda- mentalement notre façon de trai- – Reconnaître finalement que le ter les autres animaux, et que subjectif est objectif : ce que nous l’idée d’égalité par définition ne sentons et ressentons non seule- saurait se satisfaire de discrimi- ment est réel, mais est même la 18 seule réalité qui compte réelle- pertinente, mais bien plutôt celle ment (Olivier, 2003). entre une matière sensible et une matière inanimée, entre ces cho- – Critiquer l’idéologie de la Nature : ses réelles qui éprouvent des sen- l’idée de Nature en tant qu’ordre sations, qui dès lors ressentent ou équilibre harmonieux, en des désirs et de ce fait agissent en tant que totalité et fonctionnalité fonction de fins qui leur sont pro- n’est pas justifiée scientifique- pres, et ces autres choses qui ment et perdure pour des raisons n’éprouvent rien, n’ont pas d’in- idéologiques20. De même de l’idée térêts, auxquelles rien n’importe, d’essence, de nature des choses et qui ne donnent aucune valeur des êtres. La critique s’impose aux événements et aucun but à parce que l’idée de Nature sert à leur existence. Entre les êtres justifier la domination, l’ordre sensibles et les choses insensibles, établi : les humains seraient par entre les animaux, pour faire nature carnivores (ou : omnivores), vite, et les cailloux ou les plantes. et devraient donc le rester. – Opérer une révolution éthique : – Remplacer la distinction jusqu’à présent, l’exigence Humanité/Nature par celle entre morale n’a guère osé s’affirmer choses inanimées et êtres sentients : en tant que telle, mais a toujours s’il y a des différences radicales à dû s’habiller des oripeaux de la établir dans le réel, elles ne rési- religion, de la mystique (le natu- dent pas dans les oppositions ralisme, tout particulièrement) entre naturel et humain, naturel de l’appartenance identitaire et social, naturel et artificiel, inné (valorisation de la race ou de et acquis, etc. D’un point de vue l’humanité…) et de l’égoïsme scientifique, philosophique tout qui l’accompagne (qu’il s’agisse autant qu’éthique, ce n’est pas de l’individualisme libéral huma- cette distinction entre supposés niste ou du salut individuel chré- «êtres de liberté» et «êtres de tien)… L’éthique désormais nature» qui semble désormais semble pouvoir rompre avec l’adoration des «valeurs supé- rieures», l’Humanité, la Liberté, 20. On trouvera une esquisse d’une telle critique globale dans Bonnardel la Civilisation, etc., pour se cour- (2007). ber vers la tourbe : nous. Nous, 19 êtres sensibles, êtres de plaisirs et appartenance à un groupe biolo- de douleurs, êtres de malheur et gique : l’espèce. Il remet en cause de bonheur. Contempler le ciel l’évidence de la plus inaperçue – des idées a toujours permis de parce que perçue comme natu- piétiner aux pieds les intérêts relle – de nos identités : l’huma- concrets des uns et des autres. Il nité. Dans les sociétés contempo- s’agit ni plus ni moins que de raines, l’humanisme s’est imposé prendre en compte, enfin, la réa- sans partage ; il proclame l’hu- lité… manité comme valeur suprême, qu’il s’agisse du groupe corres- – Critiquer les morales et systè- pondant à l’ensemble des mem- mes hiérarchiques : la critique du bres de l’espèce humaine, ou spécisme rompt avec l'essentia- bien des valeurs dénommées lisme hérité du Christianisme en humaines, censées exprimer refusant de considérer une quel- notre commune humanité. conque échelle d'essence qui L’idée d’une espèce supérieure donnerait respectabilité ou supé- (élue) fait tout autant obstacle à riorité, qui fonderait une hiérar- l’idée d’égalité que celle d’une chie (sous-êtres, sur-hommes…). race supérieure (élue)… Le mouvement égalitariste ne veut considérer que les intérêts – Revendiquer un environnemen- (au sens de désirs, par exemple) talisme non spéciste : il ne s’agit des individus et non pas les éva- plus de préserver la Nature, mais luer sur une échelle de «dignité». de mettre en avant tout autant Ce qui importe moralement, les intérêts des autres êtres sensi- c'est ce qui importe à l'individu bles que ceux des humains à sensible lui-même ; ce qui fait bénéficier d’un environnement l'intérêt de sa vie, c'est ce qui lui faste, quel qu’il soit… (Bonnardel, fait l'intérêt de sa vie. 2001)

– Refuser l’identité humaine : On le voit, si la question ani- le mouvement vers l’égalité male reste encore marginale, elle nécessite de repenser ce qui déborde pourtant de toute part constitue le rapport inaugural de le cadre étroit qui lui est alloué, nos sociétés, ce piédestal sur prête à entr’ouvrir sous nos pas lequel nous avons hissé notre de nouveaux abîmes d’interroga- 20 tions, portant à nos regards de très nouveaux (et souvent très anciens) horizons. Il semble vrai- semblable qu’elle génère une onde de fond qui emporte sur son passage une grande part du monde que nous connaissons. Il s’agit d’une question pas- sionnante, fascinante. Mais elle concerne aujourd’hui avant tout les non-humains ; pour eux, qui vivent généralement des vies atroces et connaissent des morts épouvantables, la question est absolument vitale. De la façon dont nos sociétés l’affrontent dépend le sort de plus d’êtres chaque année qu’il n’a jamais existé d’humains à la surface de la terre… Cet enjeu-là est premier. En soi, il est colossal.

21 Bibliographie : 20 rue Cavenne, 69007 Lyon, contre 2,30 euros port compris)

Il est temps de l’avouer : ce texte Y. Bonnardel, «La prédation, emprunte plusieurs paragraphes symbole de la Nature», Cahiers à divers articles de Yves antispécistes n°14, déc. 1996 Bonnardel publiés dans les , «Qui va à la Cahiers antispécistes (tous les textes chasse garde sa place», Cahiers des Cahiers sont disponibles sur antispécistes n°15-16, avril 1998 Internet), dont tout particulière- ment “De l’appropriation... à Yves Bonnardel, «Contre l’idée de Nature” ; il emprunte l'apartheid des espèces», dans également plusieurs passages Yves Bonnardel, David Olivier, importants à la Préface qu'a et Estiva Reus, écrite Estiva Reus à La Nature de Espèces et éthique. Darwin : une John Stuart Mill. (r)évolution à venir, Lyon, tahin party, 2001

Alain, Les Dieux, Liv. II, chap. Yves Bonnardel (d’après un IV., Paris, Gallimard, 1934, p. texte de Estiva Reus), Pour en 180. finir avec l’idée de Nature et renouer avec l’éthique et la politique, Lyon, Hannah Arendt, Le Système tahin party, 2007 (http://tahin- totalitaire. Les origines du totalita- party.org) risme, Paris, Essais, Points, Seuil, 1972 Daniel B. Botkins, Discordant Harmonies. A New for the Yves Bonnardel, «Droits de Twenty-first Century, New York, l'animal, “version française”», Oxford, Oxford University Cahiers antispécistes n°2, 1992 Press, 1990 (http://cahiers-antispecistes.org) Florence Burgat, Animal, mon Yves Bonnardel, «Pour un prochain, Paris, Odile Jacob, monde sans respect», Cahiers 1997, p. 88 antispécistes n°10, 1994a Charles Darwin, in Barrett, P. Yves Bonnardel, Une liberté qui H., Gautrey, P. J., Herbert, S., subjugue, Lyon, 1994b (non Kohn, D., Smith, S. eds., 1987, publié, disponible à l’adresse Charles Darwin's notebooks, 22 1836-1844: Geology, transmutation L’humanisme est-il anti-égalitaire ?, of species, metaphysical enquiries. Lyon, tahin party, 2002 British Museum (Natural Alika Lindberg, Lorsque les sin- History); Cambridge:Cambridge ges hurleurs se tairont, Paris, University Press: Notebook B, Presses de la cité, 1976 Transmutation of species (1837- 1838), p. 231 (Le Corail de la vie, Lucien Malson, Les enfants Carnet B (1837-1838), Traduit sauvages, Paris, coll. 10/18, de l'anglais par Maxime Rovere, UGE, 1964 Coll. Rivages Poche / Petite Bibliothèque, éd. Rivages , 2008, David Olivier, «Le subjectif p. 179). est objectif. Prendre la sensibilité au sérieux», Cahiers antispécistes Claude Elsen, J'ai choisi les ani- n°23, déc. 2003 maux, Paris, Stock, 1970 David Olivier, Estiva Reus, Luc Ferry, Le Nouvel ordre éco- «La science et la négation de la logique, Paris, Grasset, 1992 conscience animale. De l’impor- tance du problème matière- Luc Ferry et Jean-Didier esprit pour la cause animale», Vincent, Qu’est-ce que l’homme ?, Cahiers antispécistes n°26, nov. Paris, Odile Jacob, 2000 2005 Colette Guillaumin, Sexe, Race Estiva Reus, «Sentience !», et Pratique du pouvoir : l'idée de Cahiers antispécistes n°26, nov. Nature, Paris, côté-femmes, 1992 2005 Colette Guillaumin, L’idéologie Estiva Reus, Préface à La Nature raciste. Genèse et langage actuel, de John Stuart Mill, éd. ADEP, Paris, Folio essais, Gallimard, Paris, 1998 2002 Clément Rosset, L’Anti-Nature, Jean Hamburger, L'Homme et Paris, Quadrige, Presses univer- les hommes, Paris, Flammarion, sitaires de France, 1973 1976

Élisabeth Hardouin-Fugier, David Olivier, Estiva Reus, Luc Ferry ou le rétablissement de l’ordre.

23 "... bien qu'il y ait plusieurs animaux qui témoi- gnent plus d'industrie que nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n'en témoignent point du tout en beaucoup d'autres ; de façon que s'ils font mieux que nous ne prouve pas qu'ils ont de l'esprit, car à ce compte ils en auraient plus qu'aucun de nous et feraient mieux en toute autre chose ; mais plutôt ils n'en ont point, et c'est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes ; ainsi qu'on voit qu'une horloge, qui n'est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence."

René Descartes, Discours de la méthode, 1637, Ve partie, Classiques Larousse 1934, pp. 52-53

octobre 2013

Brochure éditée par "un réseau contre le spécisme" 20 rue Cavenne, 69007 Lyon Contact : [email protected] ou tél. 04 75 21 44 91